convenait plus aux intellectuels qu'aux ouvriers (d'où la présence des
trotskistes dans la salle). Le goût de prendre la température des
masses, de jauger et, par la suite, de vouloir mesurer, quantifier, ossi-
fier, est typiquement un travers de l'intellectuel dans le régime
d'exploitation. Un souffle de vie ouvrière est entré dans la réunion
lorsque Bourt a raconté ce qui s'était passé, l'après-midi même, dans
son atelier. Par delà les revendications et la lutte quotidienne impo-
sée par la bourgeoisie, par delà les marchandages de tous ordres,
l'incident de placardage d'affiche qu'il rapportait traduisait la dignité
ouvrière et les ambitions infinies de la classe. Les ouvriers sont des
hommes et veulent travailler comme des hommes, non comme des
robots. Pour eux, il ne s'agit pas de grimper dans la hiérarchie, de
rechercher une médiocre stabilisation. Ce qui compte, c'est la recherche
sérieuse d'une amélioration fondamentale, qui permette à chacun de
donner sa mesure d'homme. C'est ainsi que la lutte collective, comme
épreuve de force à court terme, n'est pour eux qu'un moyen, pas une
fin, et c'est ce qui les différencie des prétendues directions ouvrières.
Ce sont les directions qui, à dessein, appuient sur l'aspect bagarre.
Foncièrement, ce que veut l'ouvrier c'est une autre humanité et non
pas tel ou tel parti qui se bat plus ou moins bien et remporte telle
ou telle victoire.
... Les intellectuels, eux, même quand ils sont des ennemis consé-
quents de Mendès, soupèsent et mesurent: le rafistolage que celui-ci
opère ; en ceci ils sont en arrière des ouvriers qui affrontent les
problèmes fondamentaux que pose l'abolition de l'exploitation.
Il y a un infini entre le comportement d'un ouvrier et celui d'un
trotskiste. Le trotskiste « a appris des choses dans les livres, », et
il les répète. L'ouvrier vit l'exploitation chaque jour, dans sa com-
plexité et son progrès, là où elle est le plus intense dans la pro-
duction, il expérimente les possibilités de transformation qui lui sont
offertes. Il ne retrouve pas sa vie dans la phraséologie trotskiste.
Il voudrait voir clair, rassembler d'une manière cohérente et ordon-
née les éléments de son expérience ; c'est à cette tâche qu'il voudrait
qu'on l'aide. D'une certaine manière, il sait tout, mais il ne sait pas
encore comment le dire, comme l'écrit en substance un camarade du
journal américain Correspondence.
Quand il veut la retraite à 55 ans, peut-être est-il aussi sceptique
que le camarade qui le réfute en lui expliquant qu'une telle mesure
est impraticable dans le système capitaliste ou que, si même il
l'obtenait, il n'en demeurerait pas moins un exploité, écrasé au
moment de sa retraite, et qui n'aurait gagné qu'un privilège au détri-
ment de ceux qui travaillent. Mais ce qu'il pense, sur la foi de son
expérience de la production moderne, c'est que le progrès technique
permettrait d'accorder cette retraite, qu'il ne faut pas lui en conter
sur l'éternelle misère et la nécessité des sacrifices.
Il connaît la production, parce que c'est lui le producteur. Non
seulement il sait trouver la parade individuelle chaque fois qu'on
cherche à lui extorquer plus de travail, mais il sait assimiler, inté-
grer toutes les nouvelles méthodes de production ; il a conscience
de l'accroissement de la capacité productive, il voit qu'il actionne
avec ses camarades des ensembles mécaniques de plus en plus com-
plexes et puissants. Certes, il sait que des techniciens ont été néces-
81
"saires pour les construire. Mais, qui donne vie à ces ensembles, par-