Socialisme ou Barbarie - NO. 1 (MARS/AVRIL 1949)

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Table des matières

[Présentation] 1:1-6 = FR1949A*
[ÉDITORIAL:] Socialisme ou Barbarie 1:7-46 = FR1949B*
FOUCAULT, Marc: 1948 1:47-61
CARRIER, Alex: Le cartel d'unité d'action Syndicale 1:62-77
DOCUMENTS:
GUILLAUME, Ph.: L'ouvrier américain par Paul Romano 1:78
ROMANO, Paul: L'ouvrier américain (I) (traduit de l'américain) 1:78-89 = The American Worker
Lettre ouverte aux militants du P.C.I. et de la "IVe Internationale" 1:90-101 = FR1949C
NOTES:
CHAULIEU, MARC, SEUREL, J., VALOIS: Rectification 1:102-104 = FR1949D
CHAULIEU, Pierre: Les bouches inutiles 1:104-111 = FR1949E
SOMMAIRE
À PARAÎTRE AUX PROCHAINS NUMÉROS


SOCIALISME
OU
BARBARIE
Le groupe dont cette revie est l'organe s'est constitué en
1946 au sein de la section française de la « IV Internatio-
Hale». Son développement politique et idéologique l'a éloigné
de plus en plus de celle-ci, et l'a en définitive amené à rompre
non seulement avec les positions actuelles des épigones de
Trotsky; mais avec ce qui a constitué la véritable essence
du trotskisme depuis 1923, c'est-à-dire l'attitude réformiste
(au sens profond du terme) face à la bureaucratie stalinienne,
drangement combinée avec l'essai de maintenir intact, au
sein d'une réalité en constante évolution, le fond de la poli-
tique bolchevique de la période héroïque.
Ce n'est pas un hasard si notre groupe s'est formé au sein
de l'organisation trotskiste; en effet une prise de conscience.
sommaire du caractère contre-révolutionnaire du stalinisme
mène le plus souvent au trotskisme. Mais ce n'est pas un
basard 1101 plus si nous nous en sommes détachés; car préci-
sément la question de la nature du stalinisme est le point ou
la superficialité des conceptions trotskistes apparait le plus
claire nient.
En effet, 120s positions se sont constituées à partir de ce pro-
blème que tous les militants révolutionnaires sentent comme
étaui le problème fondamental de notre époque; la nature
de la bureaucratie « ouvrière » et surtout de la bureaucratie
sialinienne. Nous avons commencé, de mênie que tous les
6triers qui ont simplement dépassé le stalinisme; à nous
demander : qu'est-ce que la Russie actuelle, que sont les par.
tis « communistes » ? Que signifient la politique et l'idéologie
du stalinisme ? Quelles en sont les bases sociales ? . Enfin,
Quelles en sont les racines économiques ? Cette bureaucratie,
1
qui vingt-cinq années durant domine la société russe, qui
depuis la fin de la guerre s'est annexé la moitié orientale de
l'Europe et qui est maintenant en train d'achever la con-
quête de la Chine, en même temps qu'elle garde sous son
influence exclusive des fractions décisives du proletariat des
pays bourgeois, cette bureaucratie est-elle une simple excrois-
sance temporaire greffée sur le mouvement ouvrier, un simple
accident historique, ou correspond-elle à des traits profonds
de l'évolution sociale et économique contemporaine ? Si c'est
cette dernière réponse qui est vraie, si parler d' « accident
historique » à propos d'un phénomène aussi vaste et aussi
durable est tout simplement ridicule, alors se pose la question :
comment se fait-il que cette évolution économique et sociale
qui d'après le marxisme devait amener la victoire de la révo-
lution, a aniené la victoire, même passagère, de la bureau-
cratie ? Et que devient dans ce cas la perspective de la révo-
lution prolétarienne ?
Ce.furent donc les nécessités les plus pratiques et les plus
immédiates de lutte de classes qui nous ont amenés à poser
sérieusement le problème de la bureaucratie et celui-ci nous
a, à son tour, obligés à poser de nouveau le problème de l'évo-
lution de l'économie moderne, de la signification d'un siècle
de luttes prolétariennes et en définitive de la perspective révo-
lutionnaire elle-même. L'élaboration théorique prenant son
départ des préoccupations pratiques devenait une fois de
plus la condition préalable à toute activité cohérente et
organisée.
En nous présentant aujourd'hui, par le moyen de cette
revue, devant l'avant-garde des ouvriers manuels et intellec-
tuels, nous savons être les seuls à répondre d'une manière
systématique aux problèmes fondamentaux du mouvement
révolutionnaire conteniporain : nous pensons être les seuls à
reprendre et à continuer l'analyse marxiste de l'économie
moderne, à poser sur une base scientifique le problème du
développement historique du mouvement ouvrier et de sa
signification, à définir le stalinisme et en général la bureau-
cratie « ouvrière », à caractériser la Troisième Guerre Mon-
diale, à poser enfin de nouveau, en tenant compte des élé-
ments originaux créés par notre époque, la perspective révo-
lutionnaire. Dans des questions de telle envergure, il ne peut
s'agir ni d'orgueil ni de modestie. Les marxistes ont toujours
considéré que, représentant les intérêts historiques du prolé-
tariat, seule classe positive de la société actuelle, ils pouvaient
2
avoir sur la réalité une vue infiniment supérieure à celle
de tous les autres, qu'il s'agisse des capitalistes ou de toutes
les variétés de bâtards intermédiaires. Nous pensons que nous
représentons la continuation vivante du marxisme dans le
cadre de la société contemporaine. Dans ce sens nous n'avons
nullement peur d'être confondus avec tous les éditeurs de
revues « marxistes », « clarificateurs », « hommes de bonne
volonté », discutailleurs et bavards de tout acabit. Si nous
posons des problèmes, c'est que nous pensons pouvoir les
résoudre.
Le fameux adage : « sans théorie révolutionnaire, pas d'ac-
tion révolutionnaire », doit en effet être compris dans toute
son ampleur et dans sa véritable signification. Le mouvement
prolétarien se distingue de tous les mouvements politiques
précédents, aussi importants que ceux-ci aient pu être, par
ce qu'il est le premier à être conscient de ses objectifs et de
ses moyens. Dans ce sens, non seulement l'élaboration théo-
rique est pour lui un des aspects de l'activité révolutionnaire,
mais elle est inséparable de cette activité. L'élaboration théo-
rique ne précède ni ne suit l'activité révolutionnaire pratique :
elle est simultanée à celle-ci et les deux se conditionnent l'une
l'autre. Séparée de la pratique, de ses préoccupations et de
son contrôle, l'élaboration théorique ne peut qu'être vaine,
stérile et de plus en plus dépourvue de signification. Inver-
sement, une activité pratique qui ne s'appuie pas sur une
recherche constante ne peut qu'aboutir à un empirisme cré-
tinisé. Les rebouteux « révolutionnaires » ne sont pas moins
dangereux que les autres.
Mais cette théorie révolutionnaire sur laquelle doit cons-
tamment s'appuyer l'action, quelle est-elle ? Est-elle un dogme,
sorti armé de pied en cap de la tête de Marx ou d'un autre
prophète moderne, et dont nous autres nous n'aurions comme
mission que de maintenir sans tache la splendeur originelle ?
Poser la question c'est y répondre. Dire « sans théorie révo-
lutionnaire, pas d'action révolutionnaire », en entendant par
« théorie » la simple connaissance du mårxisme et tout au
plus une exégèse scolastique des textes classiques, est une triste
plaisanterie qui ne traduit que l'impuissance. La théorie révou
lutionnaire ne peut être valable que si elle se développe cons-
tamment, si elle s'enrichit de toutes les conquêtes de la
pensée scientifique et de la pensée humaine 'en général, de.
l'expérience du mouvement révolutionnaire plus particuliè-
rement, si elle subit, chaque fois qu'il est nécessaire, toutes
les modifications et les révolutions intérieures que la réalité
3
lui impose. L'adage classique n'a donc de seres que s'il est
compris conime disant : « sans développement de la théorie
révolutionnaire, pas de développement de l'action révolution-
naire. »
Nous avons déjà dit par là, que si nous 11045 coilsidérone
conime riarxistes, 12015 ne pensoris nullerilent qu'être inarxiste
signifie faire par rapport à Marx ce que les théologiens catho-
liqules font par rapport aux Ecritures. Etre marxiste signific
pour nous 'se situer sur le terrain d'une trodition, poser les
problèmies à partir dit point où les posaient Marx et ses conti-
ruateurs, maintenir et défendre les positions marxistes tradi-
tionnelles aussi longtemps qu'il11 nouvel exameıl 18 nous aurs
persuadés qu'il faut les abandonner, les amender ou les rem-
placer par d'autres correspondant mieux à l'expérience ulté-
rieure et aux besoins du mouvement révolutionnaire,
Tout cela ne signifie pas seulement que déjà le dévelop-
pement et la propagation de la théorie révolutionnaire sont
des activités pratiques extrêmement importantes --- ce qui est
juste, mais insulfisant, cela signifie surtout que sans un
renouveau des conceptions fondamentales il 123' aura pas de
7e nouveau pratique. La reconstitution du nichvement révola-
tioinaire devra nécessairement passer par 21710 période pen-
ciant laquelle les 10uvelles conceptions devront devenir la
possessica de la majorité de la classe. Ceci se fera par deux
processus qui 11€ sont indépendants qu'en apparence : disne
part, la masse derra s'élever elle-même, souls la pression des
conditions objectives et des nécessités de sa lutte à une con-
science claire, 112ên:le si elle est simple et fruste, des problèmes
actuels; d'autre part, les noyaux de l'organisation révolution-
naire, tel notre groupe, devront, à partir d'une base théorique
forme, diffuser la nouvelle conception des problèmes et la
concrétiser toujours davantage. Le point de rencontre de ces
deux processus, l: 11707?ent où la majorité de la classe seve
à une compréhension claire de la situation historique et ca la
conception théorique générale du nouvement peut être tra-
diuite intégralement en directives d'action pratique, c'est le
7?1011?e?it de la Révolution.
Il est évident que la situation actuelle est encore éloignée
de ce point. Le proletariat, aussi bien en France que dans
les autres pays, se trouve dans sa majorité aliéné et 11.3'stifié
par sa bureaucratie. Il est in ystifié idéologiquement, lorsqu'il
adopte, soit comme son propre intérêt, soit comme un
« moindre mal », la politique de la bureaucratie: « réfor-
4.
ces nio vells de lutte, est une vérité élémentaire qui va de
miste » ou stalinienne; il est aliéné dans son action même
puisque les luttes qu'il entreprend pour défendre ses intérêts
immédiats sont le plus souvent et dès qu'elles ont une cer-
taine envergure, annexées par la bureaucratie stalinienne
comme instrument de sa politique nationalé et internationale.
Enfin les éléments d'avant-garde qui prennent conscience de
cette mystification et de cette aliénation11'en tirent pour le
moment et faute de perspectives générales qu'une conclusion
négative, dirigée contre les organisations bureaucratiques,
conclusion fondée mais évidemnient insuffisante. Dans ces
conditions il est évident qu'une conception générale juste ne
peut pas dans la période actuelle se traduire à tout moment
par des niots d'ordre d'action immédiate menant à la révo-
lution. Dire que nous soutenons sans conditions toute lutte
prolétarienne, que nous sommes du côté des ouvriers à chaque
moment où ils luttent pour défendre leurs intérêts, même si
nous sonimes en désaccord sur la définition des objectifs ou
soi. Mais vouloir à propos de toute lutte partielle se livrer à
une agitation superficielle et stérile pour la grève générale
ou la révolution, en dépit de toute réalité et de toute évi-
dence, c'est là une tâch? dont ilous n'avons que faire.
Ces constatations cependant, aussi justes scient-clles, n'épui-
sent ni ne résolvent le problème de la liaison nécessaire entre
une conception générale des problèmes de la révolution d'une
fart et les luttes actuelles d'autre part. Ces luttes ne sont pas
seulement un matériel d'analyse et de vérification extrêmement
important; plus encore et surtout, elles sont le milieu dans
lequel peut se fornier et s'éduquer une avant-garde prolé-
tarienne réelle, aussi : restreinte soit-elle numériquement.
D'autre part une conception générale n'a de valeur que dans
la miesire où elle se montre capable de toucher une fraction
de l'arant-garde ouvrière, et où elle offre le cadre, même
général, de solutions pratiques, autrement dit des critères
valables pour l'action. C'est en fonction de tous ces facteurs
que nous pouvons définir l'objectif immédiat de cette revue
comme étant la popularisation dans la plus grande mesure
possible de nos conceptions théoriques et politiques, la dis-
cussion et la clarification des problèmes pratiques que pose
constamment la lutte des classes, même sous les formes éstro-
piées qu'elle a actuellement.
Nous chercherons donc constainment toutes les occasions
poilr traiter des questions pratiques actuelles, même lorsque
celles-ci 2: toucheraient qu'u:12 secteur de la classe; nous évi-
5
terons toujours de traiter les questions théoriques pour elles-
mêmes. Notre but sera de fournir des outils de travail aux
ouvriers avancés, à une époque où la complexité des pro-
blèmes, la confusion qui règne partout et l'effort constant
des capitalistes et surtout des staliniens pour la mystification
de tous à propos de tout nécessitent un effort sans précédent
dans cette direction. En traitant les problèntes nous essaierons
toujours non seulement de les exposer dans le langage le plus
clair possible, mais surtout d'en montrer l'importance pra-
fique et les conclusions concrètes qui s'en dégagent.
Cette - revue n'est nullement un organe de confrontation
d'opinions entre gens qui « se posent des problèmes », mais
l'instrument d'expression d'une conception d'ensemble que
nous croyons systématique et cohérente. Les grandes lignes
de cette conception sont exprimées dans l'article « Socialisme
ou Barbarie » contenu dans ce premier numéro. Néanmoins,
#1 sur le plan organisationnel, ni sur le plan théorique nous
ne sommes partisans du monolithisme. Nous pensons que le
développement de la théorie révolutionnaire ne peut se faire
que par la confrontation des opinions et des positions
divergentes, nous pensons aussi que cette discussion doit être
faite devant l'ensemble de la classe; nous pensons très pré-
cisément que la conception selon laquelle un parti possède à
hui tout seul la vérité et toute la vérité et l'apporte à la
classe, en cachant à celle-ci ses divergences internes, est, sur
le plan idéologique, une des racines et des expressions les
plus importantes du bureaucratisme dans le mouvement
euvrier. C'est pourquoi les divergences qui pourront appa-
raître sur des points particuliers entre des camarades de notre
groupe pourront être exprimées dans la revue, qui signalera
les articles qui expriment la position de leur auteur et non
pas du groupe en tant que tel. La discussion sera donc libre
dans le cadre de nos conceptions générales, avec le souci
constant d'éviter que cette discussion ne devienne un dialogue
sans fin entre quelques individus.
Nous sommes certains que les ouvriers et les intellectuels
qui, en France, ont déjà pris conscience de l'importance des
problèmes que nous posons, qui comprennent combien il est
Urgent de leur donner une réponse adéquate et conforme aux
intérêts des masses, nous soutiendront dans le long et difficile
effort que représentera la préparation et la diffusion de notre
Xevue.
SOCIALISME OU BARBARIE
Un siècle après le « Manifeste Communiste », trente an-
nées après la Révolution russe, après avoir connu des vic-
toires éclatantes et des profondes défaites, le mouvement
révolutionnaire semble avoir disparu, tel un cours d'eau qui
en s'approchant de la mer se répandi en marécages et fina-
tement s'évanouit dans le sable. Jamais il n'a été davantage
question de « marxisme », de « socialisme », de la classe
ouvrière et d'une nouvelle période historique; et jamais le
véritable marxisme n'a été davantage bafoué, le socialisme
vilipendé et la classe ouvrièré vendue et trahie par ceux qui
se réclament d'elle. Sous les formes les plus différentes en
apparence, mais au fond identiques, la bourgeoisie « recon*
naît » le marxisme, essaie de l'émasculer en se l'appropriant,
en en acceptant une part, en le réduisant au rang d'une con-
ception parmi tant d'autres. La transformation des « grands
révolutionnaires en icônes inoffensives », dont Lénine parlait
il y a quarante ans, s'effectue à un rythme accéléré, et Lénine
lui-même n'échappe pas au sort commun. Le « socialisme >
semble être réalisé dans des pays qui englobent quatre cents
millions d'habitants, et ce « socialisme »-là apparaît comme
inséparable des camps de concentration, de l'exploitation
sociale la plus intense, de la dictature la plus atroce, du
crétinisme le plus étendu. Dans le reste du monde, la classe
ouvrière se trouve devant une détérioration lourde et cons-
tante de son niveau de vie depuis bientôt vingt ans; ses
libertés et ses droits élémentaires, arrachés au prix de longues
luttes à l'Etat capitaliste, sont abolis ou gravement menacés.
On comprend de plus en plus clairement qu'on n'est sorti de
la guerre qui vient de finir que pour en commencer une
nouvelle, qui sera de l'avis commun la plus catastrophique
et la plus terrible qu'on ait jamais vu. La classe ouvrière
est organisée, dans la plupart des pays, dans des syndicats
et des partis gigantesques, groupant des dizaines de millions
d'adhérents; mais ces syndicats et ces partis jouent, toujours
plus ouvertement et toujours plus cyniquement le rôle
d'agents directs du patronat et de l'Etat capitaliste, ou du
capitalisme bureaucratique qui règne en Russie.
Seules semblent surnager dans ce naufrage universel des
faibles organisations telles que la « IVe Internationale », les
Fédérations Anarchistes et les quelques groupements dits
« ultra-gauches » (bordiguistes, spartakistes, communistes des
conseils). Organisations faibles non pas à cause de leur mai-
greur numérique qui en soi ne signifie rien et n'est pas
un critère, mais avant tout par leur manque de contenu
politique et idéologique. Relents du passé beaucoup plus qu'an-
ticipations de l'avenir, ces organisations se sont prouvées
absolument incapables déjà de comprendre le développement
social du xxe siècle, et encore moins de s'orienter positivement
face à celui-ci. La pseudofidélité à la lettre du marxisme que
proſesse la « IVe Internationale » lui permet, croit-elle, d'évi-
ter de répondre à tout a qui est important aujourd'hui. Si
dans ses rangs on rencontre quelques-uns des ouvriers
d'avant-garde qui existent actuellement, ces ouvriers y sont
constamment déformés et démoralisés, épuisés par un acti-
visme sans base et sans contenu politique et rejettés après
consommation. En mettant en avant des mots d'ordre de col-
laboration de classe, comme la « défense de l'U.R.S.S. » et le
gouvernement stalinoréformiste, plus généralement, en mas-
quant par ses conceptions vides et surannées la réalité actuelle,
la « IVe Internationale » joue, dans la mesure de ses faibles
forces, elle aussi son petit rôle comique dans la grande tra-
gédie de mystification du prolétariat. Les Fédérations Anar
chistes continuent à réunir des ouvriers d'un sain instinct
de classe, mais parmi les plus arriérés politiquement et dont
elles cultivent à plaisir la confusion. Le refus constant des
anarchistes à dépasser leur soi-disant « apolitisme » et leur
athéorisme contribue à répandre un peu plus de confusion
dans les milieux qu'ils touchent et en fait une voie de garage
supplémentaire pour les ouvriers qui s'y perdent. Enfin, les
groupements « ultra-gauches » soit cultivent avec passion
leurs déformations de chapelle, comme les bordiguistes, allant
parfois jusqu'à rendre le prolétariat responsable de leur
propre piétinement et de leur incapacité, soit, comme les
« communistes des conseils », se contentent de tirer de l'expé-
rience du passé des recettes pour la cuisine « socialiste » de
l'avenir.
Malgré leurs prétentions délirantes, aussi bien la « IVIn-
ternationale » que les anarchistes et les « ultra-gauches » ne
sont en vérité que des souvenirs historiques, des croûtes minus-
cules sur les plaies de la classe, vouées au dépérissement
sous la poussée de la peau neuve qui se prépare dans la
profondeur des tissus.
Il y a un siècle le mouvement ouvrier révolutionnaire se
constituait pour la première fois en recevant de la plume
géniale de Marx et de Engels sa première charte : le « Mani-
feste Communiste ». Rien qui indique mieux la solidité et
la profondeur de ce mouvement, rien qui puisse davantage
nous rcplir de confiance quant à son avenir que le carac-
tère fondamental et définitif des idées sur lesquelles il s'est
constitué. Comprendre que toute l'histoire de l'humanité,
jusqu'alors présentée comme une succession de hasards, le
résultat de l'action des « grands hommes » ou le produit de
l'évolution des idées, n'est que l'histoire de la lutte de classes;
que cette lutte, lutte entre exploiteurs et exploités, se dérou-
lait à chaque époque dans le cadre donné par le degré de
développement technique et des rapports économiques créés
par la société; que la période actuelle est la période de la
lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat, celle-là, classe
oisive, exploiteuse et opprimante. celui-ci, classe productive,
exploitée et opprimée; que la bourgeoisie développe de plus
en plus les forces productives et la richesse de la société,
vnifie l'économie, les conditions de vie et la civilisation de
tous les peuples, en même temps qu'elle fait croître pour ses
esclaves la misère et l'oppression; comprendre qu'ainsi, en
développant non seulement les forces productives et la
richesse sociale, mais aussi une classe toujours plus nombreuse,
plus cohérente et plus concentrée de prolétaires, qu'elle
éduque et pousse elle-même à la révolution, l'ère bourgeoise
a permis pour la première fois de poser le problème de l'abo-
lition de l'exploitation et de la construction d'un nouveau
type de société non plus à partir de désirs subjectifs de
réformateurs sociaux, mais des possibilités réelles créées par
la société elle-même; comprendre que pour cette révolution
sociale la force motrice essentielle ne pourra être que ce
prolétariat, poussé par ses conditions de vie et son long
apprentissage au sein de la production et de l'exploitation
capitalistes à renverser le régime dominant et a reconstruire
la société sur des bases communistes comprendre et mon-
trer tout cela dans une clarté aveuglante, voilà le mérite
imprescriptible du « Manifeste Communiste » et du marxisme
dans son ensemble, voilà en même temps la base de granite
sur laquelle seule on peut bâtir solidement et que l'on ne
peut pas remettre en question.
Mais si dès le premier moment le marxisme a pu tracer
le cadre et l'orientation de toute pensée et de toute action
révolutionnaire dans la société moderne, s'il a pu même pré-
voir et prédire la longueur et les difficultés de la route que
le prolétariat aurait à parcourir avant d'arriver à son éman-
cipation, aussi bien l'évolution du capitalisme que 'le dévelop-
pement du mouvement ouvrier lui-même ont fait surgir des
nouveaux problèmes, des facteurs imprévus et imprévisibles,
des tâches insoupçonnées auparavant, sous le poids desquels
Le mouvement organisé a plié, pour en arriver à sa disparition
actuelle. Prendre conscience de ces tâches, répondre à ces pro-
blèmes, voilà le premier objectif dans la voie de la recons-
truction du mouvement prolétarien révolutionnaire.
En gros on peut dire que la différence profonde entre la
situation actuelle et celle de 1848 est donnée par l'apparition
de la bureaucratie en tant que couche sociale tendant à assu-
rer la relève de la bourgeoisie traditionnelle dans la période
de déclin du capitalisme. Dans le cadre du système mondial
d'exploitation, et tout en maintenant les traits les plus pro-
fonds du capitalisme, des nouvelles formes de l'économie et
de l'exploitation sont apparues, rompant formellement avec
la traditionnelle propriété privée capitaliste des moyens de
production et s'apparentant extérieurement à quelques-uns des
ohjectifs que jusqu'alors le mouvement ouvrier s'était fixés :
zinsi l'étatisation ou nationalisation des moyens de produc-
tion et d'échange, la planification de l'économie, la coordina-
tion internationale de la production. En même temps et liée
à ces nouvelles formes d'exploitation apparaissait la bureau-
cratie, formation sociale dont les germes existaient déjà aupa-
ravant mais qui maintenant pour la première fois se cristal-
lisait et s'affirmait comme classe dominante dans une série
de pays, précisément en tant qu'expression sociale de ces nou-
velles formes économiques. Parallèlement à l'éviction des
formes traditionnelles de la propriété et de la bourgeoisie
classique par la propriété étatique et par la bureaucratie,
l'opposition dominante dans les sociétés cesse graduellement
d'être celle entre les possédants et les sans propriété pour être
remplacée par celle qui existe entre les dirigeants et les exécu-
tants dans le processus de production; en effet, la bureaucra-
tie se justifie elle-même et trouve son explication objective
dans la mesure où elle joue le rôle considéré comme indispen-
sable de ·« dirigeant » des activités productives de la société,
et par là-même de toutes les autres.
Cette relève de la bourgeoisie traditionnelle par une nou-
velle bureaucratie dans une série de pays est d'autant plus
importante que la racine de cette bureaucratie semble dans
la plupart des cas être le mouvement ouvrier lui-même. Ce
sont en effet les couches dirigeantes des syndicats et des
partis «ouvriers » qui, prenant le pouvoir dans ces pays
après la première et la deuxième guerre impérialiste ont été
le noyau autour duquel se sont cristallisées les nouvelles
couches dominantes de techniciens, d'administrateurs, de
militaires etc. De plus, ce sont des objectifs du mouvement
ouvrier lui-même, telle la nationalisation, la planification, etc,'
qui semblent être réalisés par cette bureaucratie et en même
temps former la meilleure base pour sa domination. Ainsi, le
résultat le plus clair d'un siècle de développement de l'éco-
nomie et du mouvement ouvrier paraît être le suivant :
d'une part, les organisations- syndicats et partis politiques
- que la classe ouvrière créait constamment pour son éman-
cipation, se transformaient régulièrement en instruments de
mystification et secrétaient inéluctablement des couches qui
s'élevaient sur le dos du prolétariat pour résoudre la ques-
tion de leur propre émancipation, soit en s'intégrant au
régime capitaliste, soit en préparant et en réalisant leur propre
accession au pouvoir. D'autre part, une série de mesures et
d'articles de programme, considérés auparavant soit comme
progressifs, soit comme radicalement révolutionnaires la
réforme agraire, la nationalisation de l'industrie, la planifi-
cation de la production, le monopole du commerce extérieur,
la coordination économique internationale — se sont trouvés
réalisés, le plus souvent par l'action de la bureaucratie
ouvrière, parfois même par le capitalisme au cours de son
développement sans qu'il en résulte pour les masses labo-
rieuses autre chose qu'une exploitation plus intense mieux
coordonnée et pour tout dire rationalisée.
C'est dire qu'en plus du résultat objectif de cette évolu-
-
11
tion, qui a été une organisation plus systématique et plus
efficace de l'exploitation et de l'asservissement du prolétariat,
il en est sorti une confusion sans précédant, concernant aussi
bien les problèmes de l'organisation du prolétariat pour sa
lutte que de la structure du pouvoir ouvrier et du programme
lui-même de la révolution socialiste. Aujourd'hui c'est sur-
tout cette confusion concernant les problèmes les plus essen-
tiels de la lutte de classe qui constitue l'obstacle principal
à la reconstruction du mouvement révolutionnaire. Pour la
dissiper, il est indispensable de revoir les grandes lignes de
l'évolution de l'économie capitaliste et du mouvement ouvrier
pendant le siècle qui vient de s'écouler.
BOURGEOISIE ET BUREAUCRATIE
Le capitalisme, c'est-à-dire le système de production basé
sur un développement extrême du machinisme et sur l'exploi-
tation du prolétariat et orienté vers le profit, s'est présenté
tout d'abord, depuis le début du XIXe siècle jusqu'aux envi-
rons de 1880, comme un capitalisme national, s'appuyant sur
une bourgeoisie nationale, vivant et se développant dans le
cadre de la libre concurrence. C'est la concurrence entre les
capitalistes individuels qui est pendant cette période le moteur
essentiel de développement des forces prouinctives et de la
société en général. La règlementation de la production se fait
spontanément et aveuglement par le marché; mais l'équilibre
entre la production et la consommation auquel on peut arri-
ver par les adaptations spontanées du marché est nécessai-
rement un équilibre temporaire, précédé et suivi par des
périodes de déséquilibre profond, c'est-à-clire de crise écono-
mique. Cette période est donc dominée par l'anarchie de la
Production capitaliste entraînant périodiquement et réguliè-
rement des crises pendant lesquelles une partie des richesses
de la société est détruite, des masses des travailleurs restent
sans travail et les capitalistes les moins forts font faillite.
Sous la poussée du développement technique. rendant néces-
saires des investissements de plus en plus grands, et à travers
l'élimination par les crises et la concurrence des petits et des
moyens patrons, le capital se concentre de plus en plus; des
sommes de plus en plus grandes de capital, des armées de
plus en plus importantes de travailleurs sont dirigées par un
nombre décroissant de patrons ou de sociétés capitalistes. Ce
12
processus de concentration des forces productives – du capi-
tal et du travail - atteint un premier palier avec la domi-
nation complète de chacune des branches importantes de la
Production par un monopole capitaliste, et avec la fusion du
zapital industriel et du capital bancaire dans le capital
Linancier.
En disparaissant pour céder la place au capitalisme de
monopole, le capitalisme concurrenciel du xixe sièclel laissait
derrière lui un monde complètement transformé. La produc-
tion industrielle, auparavant. négligeable, devenait la princi-
pale activité et la source de richesse des sociétés civilisées;
elle suscitait l'apparition par centaines de grandes cités, dans
lesquelles s'entassaient de plus en plus des travailleurs indus-
triels, concentrés dans des usines toujouțs plus importantes
et chez lesquels l'identité des conditions de vie et de travail
créait rapidement la conscience de l'unité de leur classe. La
production et le commerce international se trouvaient décu-
plés dans quelques décades. Ayant solidement conquis et orga-
nisé les grandes nations civilisées — l'Angleterre, la France,
les Etats-Unis, l'Allemagne – le capitalisme allait partir à
Wat conquête du monde.
Mais cette conquête, ce n'était plus le capitalisme concur-
senciel qui allait la réaliser. Celui-ci s'était déjà, par le jeu
de ses propres tendances internes, transformé, vers la fin du
$IX* siècle, en capitalisme de monopole. Cette transformation
entraîna une série de conséquences d'une importance énorme.
Sur le plan strictement économique, d'abord, la concentration
su capital et l'apparition d'entreprises d'une taille toujours
croissante amena une rationalisation et une organisation per-
Isctionnée de la production, qui, parallèlement à l'intensifi-
sation du rythme et de l'exploitation du travail, entraîna une
réduction considérable du prix de revient des produits. Sur
le plan social, la concentration du capital en faisant dispa-
saitre de plus en plus le patron-directeur, le pionnier de la
période héroïque du capitalisme, en centralisant la propriété
d'entreprises immenses et nombreuses entre les mains d'un
petit nombre de possédants amenait la séparation graduelle
des fonctions de propriété et de direction de la production et
donnait une importance croissante aux couches de directeurs,
des administrateurs et des techniciens. En même temps, le
capital perdait sa liaison exclusive avec la bourgeoisie natio-
nake et devenait, par le canal des trusts et des cartels s'éten-
dant sur plusieurs pays, un capital international. Enfin, l'appa-
ce
rition des monopoles supprimait la concurrence à l'intérieur
de chaque branche monopolisée mais aussi accentuait la lutte
entre les différents monopoles et les groupements monopo-
listiques nationaux ou internationaux. Le résultat a été la
transformation des méthodes de lutte entre les différents grou-
pements capitalistes. A la place de l'expansion de la produc-
tion et de la baisse des prix de vente, en un mot de la
concurrence « pacifique », sont de plus en plus des
méthodes « extra-économiques » qui sont employées, comme
les barrières douanières, le dumping, la création de chasses
gardées aux colonies, les pressions politiques et militaires et,
en définitive, la guerre elle-même, qui éclate en 1914 comme
dernière instance capable de résoudre les conflits économiques.
L'expression dominante des antagonismes entre les mono-
poles et les nations impérialistes était la lutte pour les colo-
nies. Pendant la période passée, depuis les découvertes du
xwe siècle jusqu'à la deuxième moitié du XXe siècle, les pays
arriérés d'outre-mer, qu'ils aient eu ou non le statut de colo-
nie, servaient aux pays capitalistes avancés surtout comme
lieux de prélèvement direct et brutal de valeurs et comme
lieux de vente de marchandises. L'invasion du capitalisme
dans ces pays pendant la première moitié du xixe siècle, se
manifeste essentiellement comme invasion de marchandises à
bas prix. Mais la transformation du capitalisme concurrenciel
en capitalisme de monopole donne un caractère différent à
la liaison économique entre les colonies et les pays capitalistes.
Les monopoles reposent sur un marché bien défini, où les
débouchés et l'approvisionnement en matières premières
doivent être relativement stables. Les colonies sont donc doré-
navant intégrées dans cette « rationalisation » des marchés
que les monopoles tentent de réaliser, aussi bien en tant que
débouchés qu'en tant que sources de matières premières. Mais
surtout elles deviennent désormais un champ d'investissements
pour le capital trop abondant dans les métropoles et qui
commence à être exporté vers les colonies et les pays arriérés
en général, où le taux d'intérêt élevé, lié au très bas prix de
la main-d'æuvre, lui permet une exploitation beaucoup plus
rentable
C'est ainsi que déjà avant 1914 l'ensemble du monde se
trouve partagé entre 6 ou 7 grandes nations impérialistes. La
tendance des monopoles à étendre leur puissance et à aug-
menter leurs profits ne peut maintenant s'exprimer que par
la remise en question du partage du monde existant et par
une lutte pour un nouveau partage plus avantageux pour
14
Mais la crisa
chacun d'eux. C'est là la signification de la première guerre
mondiale.
Le résultat de cette guerre fut que les vainqueurs dépouil-
lèrent les vaincus et 'les confinèrent dans les limites de leurs
frontières nationales. Mais l'euphorie qui en résulta pour les
impérialismes vainqueurs fut extrêmement passagère. L'ex-
portation continue de capital vers les pays arriérés et l'arrêt
des exportations européennes à cause de la guerre avaient
amené l'industrialisation d'une série de pays d'outre-mer.
D'autre part, les Etats-Unis apparaissaient pour la première
fois sur le marché mondial comme un pays exportateur de
produits industriels. De plus, par la suite de la révolution de
1917, la Russie s'était soustraite du marché capitaliste. L'ex-
pansion de la production dans les pays capitalistes allait se
heurter à un marché de plus en plus restreint. On
image claire lorsqu'on voit que depuis 1913, cependant que
la production de produits manufacturés ne cesse d'augmenter,
les exportations et importations de ces mêmes produits restent
stationnaires lorsqu'elles ne reculent pas. Une nouvelle crise
de surproduction devenait dès lors inévitable.
Elle explosa en 1929 avec une violence sans précédent dans
la 'longue histoire des crises capitalistes, et l'on peut la
définir comme étant à la fois la dernière des crises cycliques
classiques et l'entrée dans la période de crise permanente du
régime capitaliste qui, depuis, n'a plus su retrouver un équi-
libre, même limité et temporaire.
lération dans l'évolution de l'impérialisme. Les crises précé-
dentes du capitalisme en poussant à la faillite les entreprises
les moins résistantes, avaient chaque fois accéléré le mou-
vement de concentration du capital, jusqu'à la monopolisa-
tion complète de chaque branche importante de la production
et la suppression de la concurrence à l'intérieur de ces
branches. Après 1929, nous assistons au même processus, mais
cette fois sur le plan international. Les pays impérialistes
européens, les plus mûrs et les plus pourvus en colonies, se
sont révélés définitivement incapables d'affronter la concur-
rence sur le marché mondial. Une nouvelle période du pro-
cessus de la concentration mondiale des forces productives
s'ouvrait. Jusqu'alors le monde était partagé entre plusieurs
pays ou groupes de pays impérialistes rivaux qui vivaient
dans une succession de stades passagers d'équilibre et de
déséquilibre économique, politique et militaire. On s'orientait
15
a
maintenant vers la domination universelle d'un seul pays
impérialiste, le plus fort économiquement et militairement.
Mais cette évolution, quoique affectant en premier lieu les
rapports internationaux, devait influencer profondément l'éco-
nomie capitaliste de chaque pays. Les pays européens, inca
pables de lutter dorénavant sur le marché mondial, réagirent
nécessairement à la crise en se repliant sur eux-mêmes et en
s'orientant vers l'autarcie économique. Cette politique autar-
cique n'était d'ailleurs que l'expression du très haut degré
auquel avait abouti la concentration monopolistique dans ces
pays et du contrôle total de l'économie nationale par les
monopoles, en même temps qu'elle allait déterminer l'entrée
dans une nouvelle phase de cette concentration : la concentra-
tion autour de l'Etat,
En effet, la lente et graduelle convergence du capital et de
l'Etat, qui s'était manifestée depuis le début de l'ère indus-
trielle et surtout depuis le règne des monopoles, s'en trouvait
considérablement accélérée. L'économie impérialiste « nation
nale » devenant un tout qui devrait se suffire à lui-même,
l'Etat capitaliste, sans perdre son aspect d'instrument de
coercition politique, en prenait un autre qui devint chaque
jour plus important : il se transformait en organe central de
coordination et de direction de l'économie. Les importations
et les exportations, la production et la consommation devaient
être réglées par une instance centrale qui exprimât l'intérêt
général des couches monopolistiques. Ainsi l'évolution écono-
mique de 1930 à 1939 est caractérisée par l'importance crois-
sante du rôle économique de l'Etat, en tant qu'organe suprême
de coordination et de direction de l'économie capitaliste natio
nále et par les débuts de la fusion organique entre le capital
monopoleur et l'Etat. Et ce n'est pas un hasard si en Europe
les expressions les plus complètes de cette tendance ont été
réalisées dans les pays qui, par le manque de colonies, se
trouvaient dans la position la plus défavorable en comparar-
son aux autres impérialismes repus, c'est-à-dire en Allemagne
nazie et en Italie fasciste. Toutefois la politique de Rooseveli
aux U.S.A. traduisait la même tendance dans le cadre d'un
capitalisme beaucoup plus solide.
Mais cette courte période de repli sur les économies natia
nales n'est en réalité qu'une transition passagère. Elle ne
signifie nullement que l'interdépendance des productions capr
talistes nationales soit en régression : au contraire, elle n'ex-
prime qu'une première réaction des monopoles et des Etata
capitalistes face aux résultats catastrophiques pour les plus
16
faibles qu'amène l'approfondissement de cette interdépen-
dance. Cette réaction et l'autarcie qu'elle se proposait comme
remède étaient complètement utopiques.
La preuve en fut donnée par la deuxième guerre mondiale.
Directement provoquée par l'étouffement des productions
allemande, italienne et japonaise dans les limites trop étroites
de leurs marchés respectifs, cette guerre ne fut que la
première expression directe de la tendance vers une concen-
tration complète de la production à l'échelle internationale,
vers le regroupement du capital mondial autour d'un seul
pôle dominateur. Ce fut le capital allemand qui essaya de
jouer ce rôle unificateur, en se subordonnant et en groupant
autour de lui le capital européen. Il ne s'agissait plus, comme
pendant la première guerre mondiale, d'un nouveau « par-
tage » du monde. Les objectifs de la guerre, d'un côté comme
de l'autre, étaient beaucoup plus vastes : il s'agissait de l'an-
nexion, au profit de l'impérialisme vainqueur, non plus seu-
lement des pays arriérés, de marchés etc..., mais du capital
lui-même des autres pays impérialistes, dans la tentative d'or-
ganiser l'ensemble de l'économie et de la vie du monde en
vue des intérêts d'un groupe impérialiste dominateur. La
défaite de la coalition de l'Axe laissa le champ ouvert aux
« Alliés » pour la domination mondiale.
Mais si la première guerre mondiale n'avait donné qu'une
solution passagère aux problèmes qui l'avaient provoquée, la
fin de la deuxième guerre mondiale n'a fait que poser à
nouveau et d'une manière beaucoup plus profonde, intense,
urgente et impérative les problèmes qui étaient à son origine.
Tout d'abord, la faillite de tous les impérialismes secondaires
et des structures « autarciques » en Europe est devenue dix
fois plus évidente et plus aiguë qu'auparavant. Les impéria-
lismes européens se sont démontrés définitivement incapables
aussi bien de concurrencer la production américaine sur le
marché mondial que de vivre sur leurs propres ressources.
Il n'était même plus nécessaire pour l'impérialisme yankee
d'essayer de se les soumettre; ils se sont soumis d'eux-mêmes.
Ils ont reconnu que dorénavant ils ne peuvent vivre qu'aux
crochets de l'Oncle Sam et sous sa tutelle. Mais surtout, la
guerre a mis à nu la dernière grande opposition entre Etats
exploiteurs qui déchire le système mondial d'exploitation :
l'antagonisme et la lutte entre l'Amérique et la Russie pour
la domination universelle,
Cet antagonisme qui domine la période contemporaine pré-
1T
2
sente un caractère profondément nouveau non seulenient
parce qu'il est l'ultime forme d'antagonisme entre Etats en
lutte dans la société moderne, mais aussi parce que les deux
systèmes qui s'opposent présentent une structure différente,
car ils représentent chacun une étape différente de la concen-
tration des forces productives.
Dans la période actuelle, cette concentration dépasse la
phase monopolistique et prend un aspect nouveau : à l'inté-
rieur de chaque pays, l'Etat devient le pivot de la vie éco-
nomique, soit parce que l'ensemble de la production et de la
vie sociale est étatisé (comme en Russie et dans ses satel-
lites), soit parce que les groupements capitalistes dirigeants
sont fatalement amenés à l'utiliser comme le meilleur instru-
ment de contrôle et de direction de l'économie nationale, ce
qui se passe dans le reste du monde. D'autre part, sur le
plan international, non seulement les pays qui étaient tou-
jours subordonnés
aux « Grandes' Puissances », mais
ces ex-« Grandes Puissances » elles-mêmes ne peuvent plus
ni économiquement, ni militairement, ni politiquement, main-
tenir leur indépendance et tombent sous la domination
ouverte ou camouflée des deux seuls Etats que leur puissance
niaintient dans l'autonomie, de la Russie ou des Etats-Unis,
ces super-Etats de l'ère contemporaine, véritables molochs
dévorateurs devant qui tout doit s'effacer ou les servir aveu-
glement. C'est ainsi qu'aussi bien l'Europe que le reste de
la planète se trouvent scindés en deux zones : l'une de domi-
nation russe, l'aụtre de domination américaine
Mais la profonde symétrie qui existe entre les deux zones
nie doit pas faire oublier les différences essentielles qui 'les
séparent. Les Etats-Unis sont arrivés à l'étape actuelle de
concentration de leur économie et de domination transconti-
nentale par le développement organique de leur capitalisme.
A travers les monopoles, l'économie américaine est arrivée à
son étape actuelle où une dizaine de super-groupements d'une
puissance formidable et unis entre eux possèdent tout ce qui
est essentiel dans la production et la contrôlent dans son
ensemble, depuis ses plus petits rouages jusqu'à cet instru-
ment central de coercition et de coordination qu'est l'Etat
fédéral américain. Mais le grand capital n'est pas encore
complètement identifié à l'Etat; formellement, possession et
gestion de l'économie d'une part, possession et gestion de
l'Etat d'autre part, restent distinctes et seule l'identification
su personnel dirigeant assure la coordination complète. D'autre
part, la planification de l'économie reste confinée à l'intérieur
18
de chaque branche de la production : ce ne fut que pendant
la deuxième guerre mondiale que l'économie fut soumise à
une coordination d'ensemble, coordination qui depuis, a mar-
qué de nouveau un recul.
Dans la zone russe, par contre, et avant tout en Russie
elle-même, la concentration des forces productives est com-
plète. L'ensemble de l'économie appartient à l'Etat-patron et
est géré par celui-ci. Le bénéficiaire de l'exploitation du pro-
létariat est une immense et monstrueuse bureaucratie (bureau-
crates politiques et économiques, techniciens et intellectuels,
dirigeants du parti « communiste » et des syndicats, mili-
taires et grands policiers). La « planification » de l'économie
dans les intérêts de 'la bureaucratie est absolument générale.
De même sur le plan de la vassalisation des Etats secon-
daires, les Etats satellites de la Russie ont été complètement
assimiliés à celle-ci quant à leur régime économique et social
et leur production est directement orientée selon les intérêts
économiques et militaires de la bureaucratie russe. Par contre,
comparé au « plan Molotov », le plan Marshall dans la zone
américaine n'est qu'un début du processus de vassalisation
qui a encore une série d'étapes à parcourir et qui ne pourra
s'accomplir complètement qu'à travers la troisième guerre
mondiale.
Enfin, du point de vue de la situation du proletariat, si
dans les deux systèmes la même tendance fondamentale du
capitalisme moderne vers l'exploitation de plus en plus com-
plète de la force de travail se fait jour, le degré de réalisation
de cette tendance est différent. Dans la zone russe, aucune
entrave, ni juridique ni économique, n'est posée à la volonté
de la bureaucratie d'exploiter au maximum le prolétariat,
d'augmenter autant que possible la production pour satisfaire
sa consommation parasitaire et accroître son potentiel mili-
taire. Dans ces conditions, le prolétariat est réduit complè-
tement à l'état de matière brute de la production. Ses condi-
tions de vie, le rythme de production, la durée de la journée
de travail lui sont imposés par la bureaucratie sans discus-
sion possible. Par contre, dans la zone américaine ce pro-
cessus n'est réalisé à un degré analogue que dans les pays
coloniaux et arriérés; en Europe et aux Etats-Unis il n'en
est qu'à ses débuts.
Mais ces différences, pour profondes qu'elles soient, ne
doivent pas faire oublier que leur développement conduit
les deux systèmes à l'identification. Il est évident que la
-
dynamique de l'évolution a comme premier résultat la rapide
accentuation des traits de concentration au sein de l'impéria-
lisme américain. Le contrôle, économique et politique à la.
fois, des autres pays par le capital des U.S.A. et le rôle crois-
sant de l'Etat américain dans ce contrôle; la mainmise directe
des monopoles yankees sur le capital allemand et japonais,
résultat de la deuxième guerre mondiale et qui apparaît main-
tenant comme devant se maintenir définitivement; l'accélé-
ration de la concentration verticale et horizontale imposée par
le besoin d'un contrôle et d'une règlementation de vius en
plus complets des sources de matières premières et des mar-
chés, aussi bien intérieurs qu'extérieurs; l'extension de l'ap-
pareil militaire, l'échéance de la guerre totale et la transfor-
mation graduelle de l'économie en économie de guerre per-
manente; le besoin d'une exploitation complète de la classe
ouvrière, imposée par la chute du profit et le besoin d'inves-
tissements de plus en plus grands, tous ces facteurs poussent
les Etats-Unis vers le monopole universel s'identifiant à
l'Etat, en même temps qu'elle les conduisent vers un régime
politique totalitaire. Une nouvelle crise de surproduction, mais
surtout la guerre, signifieront une accélération extraordinaire
de ce processus.
En effet, le processus de concentration des forces produc-
tives ne pourrait s'achever que par l'unification du capital
et de la classe dominante à l'échelle mondiale, c'est-à-dire
par l'identification des deux systèmes qui s'opposent aujour-
d'hui. Cette unification ne pourrait se faire que par la guerre,
qui est désormais ineluctable. Elle est inéluctable parce que
l'économie mondiale ne peut pas se maintenir scindée en deux
zones hermétiquement séparées et parce que aussi bien la
bureaucratie russe que l'impérialisme américain ne peuvent
que chercher à résoudre leurs contradictions par l'expansion
à l'extérieur.
La tendance inexorable des couches dominantes, dans l'un
ou dans l'autre système, à augmenter leurs bénéfices et leurs
puissance les oblige toujours à rechercher un terrain plus
étendu pour y exercer leur pillage. D'autre part, l'augmen-
:tation de ces bénéfices et même déjà leur simple conservation,
à partir du moment où elles se trouvent en face di'un adver-
saire ayant exactement les mêmes convoitises, les oblige à
continuer à développer les forces productives. Mais ce dévelop-
..pement devient de plus en plus impossible dans les limites
strictes définies pour chacun d'eux par la division du monde
en deux zones. La concentration du capital et le dévelop-
20
pement technique rendent nécessaires des investissements de
plus en plus grands, auxquels on ne peut faire face que par
une exploitation accrue du prolétariat; mais cette exploitation
accrue se heurte rapidement à un obstacle infranchissable,
qui est la baisse de la productivité du travail surexploité.
Dès lors, l'expansion vers l'extérieur, par l'annexion du capi-
tal, du prolétariat et des sources de matières premières de
l'adversaire, devient la seule solution pour les exploiteurs,
bureaucrates ou bourgeois. Il n'y a là que l'expression 'suprême
de la tendance du capital concentré à s'approprier les profits
non plus en fonction uniquement de sa grandeur, mais en
fonction de sa suprématie dans le rapport de forces et, au
niveau actuel de la concentration, à s'annexer non seulement
une plus grande part des profits, mais tous les profits. Mais on
ne peut annexer tous les profits qu'en annexant toutes les
conditions et les sources du profit, c'est-à-dire en définitive
l'ensemble de l'économie mondiale. Ainsi, la guerre pour la
domination mondiale devient la forme ultime et suprême de
la concurrence entre les productions concentrées. Au stade de
la concentration totale, la concurrence se transforme inéluc-
tablement et diretement en lutte militaire, et la guerre totale
remplace la compétition économique en tant qu'expression
aussi bien de l'opposition des intérêts des couches dominantes
que de la tendance vers une concentration universelle des
forces productives imposée par le développement économique.
Inversement, dès que l'opposition irréductible de la bureau-
cratie russe et de l'impérialisme américain a posé la guerre
comme une perspective inéluctable, cette guerre devient le
milieu vital de la société mondiale, et son échéance future
détermine dès à présent les manifestations de la vie sociale
:: dans tous les domaines, qu'il s'agisse de l'économie ou de la
politique, de la technique ou de la religion. Cette détermi-
nation de toutes les activités sociales essentielles par la
guerre, à venir ne fait qu'aggraver à un point inouï les
contradictions déjà existantes et confirme et approfondit en
retour le processus menant au conflit ouvert.
Ainsi, non seulement la guerre est inévitable, mais aussi, si
le prolétariat révolutionnaire n'intervient pas pour supprimer
cette opposition et ses bases, l'identification des deux sys-
tèmes et l'unification du système mondial d'exploitation sur
le dos des masses laborieuses. A défaut de révolution, la guerre
se résoudra par la destruction de l'un des antagonistes au
profit de l'autre, par la domination mondiale au profit du
$
vainqueur, la mainmise totale sur le capital et le proletariat
de la terre et le regroupement autour du vainqueur de la
majeure partie des couches exploiteuses dans les différents
pays, après écrasement des sommets dirigeants du groupe
des vaincus. Il est clair qu'une victoire de la Russie sur
l'Amérique signifierait la mainmise complète de la Russie
sur l'appareil de production américain et mondial, prenant la
forme d'une « nationalisation » complète du grand capital
américain et de l'extermination des capitalistes yankees et
de leurs principaux agents politiques, syndicaux et militaires
et accompagnée de l'intégration dans le nouveau système de
presque l'ensemble des techniciens et d'une grande partie de
la bureaucratie étatique, économique et ouvrière américaine.
Inversement il est tout aussi évident qu'une victoire améri-
caine sur la Russie signifierait l'extermination des sommets
de l'appareil bureaucratique russe, la mainmise directe du
capital américain sur l'appareil de production et le proletariat
russe, maintenant la forme de la propriété « nationalisée »
comme la plus concentrée et la plus commode pour l'exploi-
tation, et accompagnée de l'intégration dans le système amé-
ricain de la grande majorité des bureaucrates économiques,
administratifs et syndicaux comme aussi des techniciens russes.
L'assimilation complète du capital et du prolétariat russe
par l'impérialisme yankee ne sera d'ailleurs possible qu'au
Prix d'adaptations internes de la structure économique des
U.S.A., qui la mettront définitivement sur la voie de l'étati-
sation complète.
La guerre sera donc de toute façon et quel qu'en soit le
vainqueur un tournant définitif dans l'évolution de la société
moderne. Elle accélèrera l'évolution de cette société vers la
barbarie, sauf si l'intervention des masses exploitées et massa-
crées du monde entier l'empêche d'aboutir, sauf si la révo-
lution prolétarienne mondiale envahit la scène historique
pour exterminer les exploiteurs et leurs agents et pour recons-
truire la vie sociale de l'humanité, en utilisant pour libérer
l'homme et lui permettre de créer lui-même son propre des-
tin., les richesses et les forces productives que la société
actuelle, après les avoir développées à un point inconnu aupa-
ravant, n'est capable d'emplover que comme instruments d'ex-
ploitation, d'oppression, de destruction et de misère. Le sort
de l'humanité et de la civilisation dépend directement de la
révolution.
22
II.
BUREAUCRATIE ET PROLETARIAT
Depuis le début de son histoire le capitalisme tend à faire
du prolétariat une simple matière brute de l'économie, un
rouage de ses machines. L'ouvrier est dans l'économie capi-
taliste un objet, une marchandise, et le capitaliste le traite
comme tel. Comme pour toute marchandise, le capitaliste
essaie d'acheter la force de travail le meilleur marché pos-
sible, car pour lui l'ouvrier n'est pas un homme devant vivre
sa" propre vie, mais une force de travail pouvant devenir
source de profit: Il tend par conséquent à féduire au minimum
. salaire de l'ouvrier, à lui faire les conditions de vie les
plus misérables. Comme pour toute marchandise, le capitaliste
essaie aussi d'extraire de l'ouvrier le maximum d'utilité, et
pour cela il lui impose la plus grande durée possible de la
journée de travail, le rythme le plus intense de production,
Mais le système capitaliste ne peut pas donner un cours
libre et illimité à sa tendance fondamentale vers l'exploi-
tation totale. D'abord, cette tendance est en contradiction
déjà avec l'objectif de la production. En effet, la réalisation
complète de l'objectif capitaliste, qui est l'exploitation illi-
mitée de la force de travail s'oppose à un autre objectif capł-
taliste également essentiel qui est l'augmentation de la pro-
ductivité. Si l'ouvrier est, même du point de vue économique,
plus qu'une machine, c'est parce qu'il produit pour le capi-
taliste plus qu'il ne coûte à celui-ci, et surtout parce qu'il
manifeste au cours de son travail la créativité, la capacité
de produire toujours plus et toujours mieux, que les autres
classes productives des périodes historiques antérieures ne
possédaient pas. Lorsque le capitaliste traite le proletariat
comme du bétail, il apprend rapidement et à ses dépens que
le bétail ne peut pas remplir la fonction de l'ouvrier, car
la productivité des ouvriers surexploités baisse rapidement.
C'est là la racine profonde des contradictions du système
anoderne d'exploitation et la raison historique de son échec,
de son incapacité à se stabiliser.
Mais aussi - et c'est encore plus important le système
capitaliste se heurte au prolétariat en tant que classe con-
sciente de ses intérêts. Ce fait, que dans l'économie capita
liste il' doit produire toujours plus et coûter toujours moins,
l'ouvrier en prend rapidement conscience; et dans la mesure
où il comprend également que le but de sa vie n'est pas d'être
purement et simplement une source de profit pour le capi-
taliste, de simple exploité il devient conscient de l'exploi-
tation et réagit contre celle-ci. Le régime capitaliste produisant
et reproduisant sur une échelle de plus en plus grande l'exploi-
tation, la lutte des ouvriers tend toujours à devenir lutte pour
l'abolition complète de l'exploitation et de ses conditions, qui
sont l'accaparement des moyens de production, du pouvoir
étatique et de la culture par une classe d'exploiteurs.
Cette lutte pour l'abolition de l'exploitation n'est pas spé-
cifique à la classe ouvrière; elle a existé depuis qu'il y a des
classes exploitées. Ce qui est propre à la lutte de la classe
ouvrière contre l'exploitation, c'est que d'une part elle se
déroule dans un cadre qui lui permet la réalisation de son
cbjectif, car le développement extrême de la richesse sociale
et des forces productives, résultat de la civilisation indus-
trielle, permet maintenant positivement la construction d'une
société d'où soient absents les antagonismes économiques ;
d'autre part, que la classe ouvrière se trouve dans des condi-
tions qui lui permettent d'entreprendre et de mener avec suc-
cès cette lutte. Avec le prolétariat apparaît pour la première ·
fois une classe exploitée disposant d'une immense force sociale
et pouvant prendre conscience de sa situation et de ses intér
rêts historiques.
Vivant et produisant collectivement, les ouvriers passent
rapidement de la réaction individuelle à la réaction et à
l'action collectives contre l'exploitation capitaliste. Concentrés
par le développement du machinisme et la centralisation des
forces productives dans des usines, des villes et des agglo-
mérations industrielles de plus en plus importantes, vivant
et .produisant ensemble, ils arrivent très tôt à la conscience
de l'unité de leur classe opposée à l'unité de la classe des
exploiteurs. Sachant qu'ils sont les seuls véritables produc-
teurs, comprenant le rôle parasitaire des patrons, ils arrivent
à se donner comme but non seulement la limitation de l'ex-
ploitation, mais sa suppression totale et la reconstruction de
la société sur des bases communistes, d'une société qui sera
dirigée par les producteurs eux-mêmes et dans laquelle tous les
revenus proviendront du travail productif.
C'est ainsi que dès le début de son histoire, la classe
ouvrière tente des essais grandioses de suppression de la
société d'exploitation et de la constitution d'une société prolé-
tarienne, essais dont l'exemple le plus poussé a été pendant
lo xixe siècle la Commune de Paris. Ces essais aboutissent à
un échec, car les conditions de l'époque ne sont pas encore
mûres, car l'économie est insuffisamment développée, car le
prolétariat lui-même est encore numériquement faible et qu'il
n'a qu'une conscience vague des moyens qu'il doit employer
pour arriver à ses buts.
Cependant, après l'échec de ces premières tentatives, la
classe ouvrière s'organise pour parvenir à ses fins, dans des
organisations économiques (les syndicats) et politiques (les
partis cie la II: Internationale) orientés, tout au moins au
début, vers le même objectif, la suppression de la société de
classe et la construction d'une société prolétarienne.
Ces syndicats et ces partis, dans la période qui fut la
période de leur grand essor historique -- jusqu'à 1914 ont
accompli un immense travail positif. Ils ont fourni le cadre
dans lequel des millions d'ouvriers, devenus conscients de
leur classe et de leurs intérêts historiques ont pu s'organiser
et lutter. Ces luttes ont abouti à une amélioration conside-
rable des conditions de vie et de travail du prolétariat, à
l'éducation sociale et politique de grandes couches ouvrières,
à une conscience de la force décisive que représente le prolé-
tariat dans les sociétés modernes.
Mais en même temps, les syndicats et les partis de la
Ile Internationale, entraînés par le succès des réformes que
les luttes ouvrières arrachaient au patronat pendant cette
période d'essor juvénile de l'impérialisme, se laissaient aller
à une idéologie qui devenait de plus en plus une idéologie
réformiste. Les dirigeants voulaient faire croire à la classe
ouvrière qu'il était possible sans révolution violente et sans
grands frais, par une série infiniment prolongée de réformés,
d'arriver à la suppression de l'exploitation et à la transfor-
mation de la société. Ils cachaient ainsi le fait que le capi-
talisme s'approchait constamment de sa crise organique, qui
non seulement lui interdirait toute nouvelle concession, mais
l'obligerait à revenir sur celles qu'il avait déjà accordées.
L'idée d'une révolution prolétarienne comme moyen indis-
pensable pour mettre une fin à l'exploitation capitaliste sem-
blait devenir une utopie gratuite ou une vision de mystiques
sanguinaires.
Cette dégénérescence de la Ile Internationale ne fut évidem-
mnent pas le produit du hasard. Profitant de la surexploitation
cles colonies, l'impérialisme non seulement avait pu .concéder
des réformes, qui donnaient une apparence de justification
objective à la mystification réformiste, mais il avait pu cor-
rompre toute une aristocratie ouvrière, qui s'en trouvait
25
embourgeoisée. Mais surtout, pour la première fois, apparais-
sait une bureaucratie ouvrière, qui se détachait de la classe
exploitée et essayait de satisfaire ses aspirations propres. L'or-
ganisation de la classe ouvrière dans d'immenses organisations,
comptant des millions d'adhérents, payant des cotisations,
entretenant des appareils étendus et puissants, ayant besoin
de permanents pour être dirigés, créant des journaux, des
députés, des bureaux, aboutit à l'apparition d'une couche
étendue de bureaucrates politiques et syndicaux qui sortent
de l'aristocratie ouvrière et de l'intelligentsia petite bourgeoise
et qui commencent à trouver le compte de leurs intérêts non
plus dans la lutte pour la révolution prolétarienne, mais dans
la fonction de bergers des troupeaux ouvriers dans les prai-
ries de la « démocratie » capitaliste. Se transformant en inter-
médiaires entre le prolétariat en lutte et les patrons, les diri-
geants politiques et syndicaux commencent à se nourrir à
la mangeoire capitaliste. C'est ainsi que l'appareil créé par
la classe ouvrière pour son émancipation, auquel elle avait
délégué les fonctions dirigeantes, la responsabilité et l'ini-
tiative dans la défense de ses intérêts, devenait un instru-
ment des patrons au sein de la classe ouvrière pour la mys-
tifier et l'endormir.
Le réveil a été dur. Lorsque le capitalisme, poussé par son
évolution fatale, sauta les pieds joints dans le carnage uni-
versel de 1914, les ouvriers ne trouvèrent auprès de leurs
« dirigeants » que des députés de la bourgeoisie et des
ministres de l'Union Sacrée, qui leur enseignèrent qu'il fal-
lait se laisser massacrer pour la défense et l'a gloire de la
patrie capitaliste. La réaction ouvrière fut lente, mais d'autant
plus radicale. En 1917, les ouvriers et les paysans de la Rus-
sie, six mois après avoir renversé le régime tsariste, balayaient
à son tour le gouvernement social-patriote de Kerensky et
instauraient, sous l'égide du parti bolchevik, une démocratie
soviétique, la première république des exploités dans l'his-
toire de l'humanité. En 1918, les ouvriers, les soldats et les
marins de l'Allemagne renversaient le Kaiser et couvraient
le pays de milliers de Soviets. Quelques mois après, une répu-
blique soviétique naissait en Hongrie. En Finlande, le prolé-
tariat entrait en lutte pour son émancipation contre les
junkers et les capitalistes. En 1920, le prolétariat italien occu-
pait les usines. A Moscou, à Vienne, à Munich, à Berlin,
à Budapest, à Milan les bataillons prolétariens entraient au
combat décidés à la victoire. La révolution européenne parais-
26
sait près d'aboutir. Dans les autres pays, l'émotion fut im-
mense, et la solidarité militante des ouvriers français et
anglais fut le facteur principal qui empêcha Clemenceau et
Churchill d'écraser par l'intervention armée la République
Soviétique russe. L'avant-garde se détachait massivement des
partis réformistes et en 1919 était proclamée à Moscou la
fondation de la IIle Internationale, l'Internationale. Commu-
niste, qui appelait à la constitution de nouveaux partis révo-
lutionnaires, rompant résolument avec l'opportunisme et le
réformisme de la social-démocratie et devant conduire le
prolétariat à la révolution victorieuse.
Mais l'heure de la libération de l'humanité n'avait pas
encore sonné. Le régime capitaliste et son Etat étaient encore
suffisamment solides pour résister à l'assaut des masses. En
particulier, les partis de la lle Internationale ont pů jouer
avec succès leur rôle de gardiens de l'ordre capitaliste. L'em-
prise du réformisme sur la classe ouvrière, le poids des
couches intermédiaires et le rôle amortisseur de l'aristocratie
ouvrière ont été plus importants qu'on ne l'aurait cru.
Défaite en Europe, la révolution ne put se maintenir qu'en
Russie, pays immense mais extrêmement arriéré, où le prolé-
tariat ne formait qu'une petite minorité de la population.
Cette défaite de la révolution européenne entre 1918 et
1923, malgré l'importance pratique qu'ils lui accordèrent, les
révolutionnaires de l'époque la considérèrent en fin de compte
comme dépourvue de signification historique, convaincus
qu'elle était essentiellement dûe au manque de « directions
révolutionnaires » adéquates dans les pays européens, manque
qui allait être maintenant dépassé par la construction des
partis révolutionnaires de la llle Internationale. Ces partis,
appuyés par le pouvoir révolutionnaire .qui s'était maintenu .
en Russie, allaient pouvoir gagner la prochaine manche.
Cependant, le développement fut complètement différent:
Dans le pays de la révolution victorieuse, le pouvoir bol-
chevik a subi une rapide dégénérescence. On peut la
caractériser sommairement, en disant qu'elle amena l'ins-
tallation durable au pouvoir politique et économique
d'une bureaucratie toute puissante, formée des cadres du
parti bolchevik; des dirigeants de l'Etat et de l'économie,
des techniciens, des intellectuels et des militaires. Au fur et
à mesure de son accession au pouvoir cette bureaucratie trans-
formait les germes socialistes engendrés par la révolution
d'octobre 1917 en instruments du système d'exploitation et
27
d'oppression des masses le plus perfectionné qu'on avait
jamais connu. C'est ainsi qu'on en est arrivé à un régime
se qualifiant cyniquement de « socialiste », où, à côté de la
misère atroce des masses laborieuses, s'étale avec impudeur
la vie luxueuse des 10 ou 15 % de la population qui forment
lä bureaucratie exploiteuse, où des millions d'individus son
enfermés dans des camps de concentration et de travail forcé,
où la police d'Etat - dont la Gestapo ne fut qu'une pâle
imitation exerce une terreur intégrale, où les « élections >>
et les autres manifestations « démocratiques » ne seraient que
des sinistres farces si elles n'étaient des expressions tra-
giques de la terreur, de l'abrutissement et de la dégradation
de l'homme sous la dictature la plus écrasante du monde
artuel. En même temps, on a vu les partis « communistes »
dans le reste du monde, à travers une série de zig-zags appa-
rents de leur politique, devenir les instruments dociles de la
politique étrangère de la bureaucratie russe, tâchant - par
tous les moyens et au détriment des intérêts des travailleurs
qui les suivent de l'aider dans sa lutte contre ses adver-
saires impérialistes et, lorsque l'occasion se présente, s'em-
parer du pouvoir dans leur pays pour y instaurer un régime
analogue au régime russe au profit de leur propre bureau-
cratic, comme ce fut le cas en Europe Centrale ei Sud-Orien-
tale et actuellement en Chine.
Comment en est-on arrivé là ? Comment le pouvoir sorti
de la première révolution prolétarienne victorieuse s'est-il
transformé en l'instrument le plus efficace de l'exploitation et
de l'oppression des masses ? Et comment se fait-il que les
partis de la 11Internationale, fondés pour, abolir l'exploi-
tation et instaurer sur la terre le pouvoir des ouvriers et des
paysans sont devenus les instruments d'une nouvelle forma-
tion sociale dont les intérêts sont tout aussi radicalement
hostiles au prolétariat que peuvent l'être ceux de la bour-
geoisie traditionnelle ? Voilà les questions que se posent avec
anxiété tous les ouvriers avancés, une fois qu'ils ont compris
que voir quoi que ce soit de « socialiste » dans la Russie
actuelle ne signifie que calomnier le socialisme.
La Révolution d'Octobre a succombé à la contre-révolution
lureaucratique sous la pression combinée de facteurs inté--
rieurs et extérieurs, de conditions objectives et subjectives, qui
se ramènent tous à cette idée fondamentale : entre la deu-
xième et la troisième décade de ce siècle, ni l'économie ni la
classe ouvrière n'étaient encore mûres pour l'abolition de l'ex-
28
lution, même victorieuse, isolée dans un seul pays, ne pouvait
qu'être. renversée; si ce n'était de l'extérieur, par l'interven-
tion armée des autres pays capitalistes ou par la guerre
civile, ce devait être de l'intérieur, par la transformation du
caractère niême du pouvoir issu d'elle.
La révolution prolétarienne ne peut aboutir à l'instauration
du, socialisme que si elle est mondiale. Ceci ne signifie pas
qu'elle doit être simultanée dans tous les pays du monde,
mais simplement que, commençant dans un ou plusieurs pays,
elle doit s'étendre constamment jusqu'à arriver à l'extermi-
nation du capitalisme sur l'ensemble du globe. Cette idée,
commune à Marx et à Lénine, à Trotsky et à Rosa Luxem-
bourg, n'est ni une hallucination de théoriciens, ni le résultat
de la manie du système. Le pouvoir ouvrier et le pouvoir
capitaliste sont incompatibles, aussi bien à l'intérieur d'un
pays que sur le plan international; s le premier ne l'emporte
pas sur le second internationalement, ce sera l'inverse qui se
produira, soit par le renversement ouvert de ce pouvoir et
son remplacement par un gouvernement capitaliste, soit par
le pourrissement intérieur et son évolution vers un régime
de classe reproduisant les traits fondamentaux de l'exploita-
tion capitaliste. Ce pourrissement fatal d'une révolution isolée
est déterminé avant tout par des facteurs économiques.
Le socialisme n'est pas un régime idéal imaginé par des
rêveurs bénévoles cu des réformateurs chimériques, mais une
perspective historique positivè dont la possibilité de réali-
sation se base sur le développement de la richesse dans la
société capitaliste. C'est parce que la société est arrivée à un
tel point de dévelcppement des forces productives qu'il est
pessible d'atténuer profondément d'abord, de supprimer rapi-
dement par la suite la lutte de tous contre tous pour la satis-
faction des besoins matériels, c'est à cause de ces possibilités
objectives que le socialisme n'est pas absurde. Mais ces pos-
sibilités n'existent que lorsque l'on envisage l'économie mon-
diale prise dans son ensemble. Un seul pays, aussi riche soit-
,il, ne saurait jamais procurer cette abondance à ses habitants,
même si localement le pouvoir capitaliste est aboli. La victoire
de la révolution dans un pays ne supprime pas ses ranports
avec l'économie mondiale et sa dépendance face à celle-ci.
Non seulement ce pays sera obligé à maintenir et à renforcer
sa défense militaire une des sources principales de cas-
pillage improductif dans le monde actuel - mais il sera
placé devant une impasse économique se traduisant ainsi : ou
29
1
bien, pour progresser économiquement, maintenir et appro-
fondir la spécialisation de sa production, ce qui signifie le
maintenir tributaire de l'économie capitaliste mondiale sous
tous les rapports et le soumettre indirectement mais tout aussi -
efficacement à ses lois et à son anarchie; ou bien s'orienter
vers l'autarcie en produisant même les produits qui sont pour ·
lui beaucoup plus coûteux que s'ils se les procurait par
l'échange, ce qui signifie un recul économique considérable.
Dans les deux cas, cette révolution isolée ne mènera ni vers
l'abondance nievers une atténuation des antagonismes écono-
miques entre les individus et les couches sociales, mais vers
une régression, vers la pauvreté sociale et l'accentuation de
la lutte de tous contre tous pour la satisfaction des besoins.
C'est ce qui est arrivé en Russie.
Cette lutte de tous contre tous pour la satisfaction des
besoins dans un régime de pauvreté et de rareté des biens a
pour premier résultat ineluctable que ceux qui se trouvent,
même temporairement, aux postes dirigeants, supérieurs ou
inférieurs, seront fatalement amenés à utiliser leurs préro-
gatives pour la satisfaction de leurs besoins avant et contre
celle de tous les autres. Cette évolution est indépendante de
la qualité ou de l' « honnêteté » de ces cadres dirigeants;
bons ou; mauvais, consciencieux ou malhonnêtes, ils agiront
en définitive de la même manière, poussés par la détermi-
nation économique. Pour résoudre leurs propres problèmes,
ils se stabiliseront au pouvoir, ils transformeront celui-ci en.
dictature de leur couche, ils aboliront toute trace de démo-
cratie dans la vie sociale, toute possibilité de critique contre
eux-mêmes ou leurs semblables. Une fois installés au pouvoir,
ils entreront dans la voie de toute classe dominante; ils
seront amenés à exploiter au maximum le prolétariat, à le
faire produire toujours davantage et coûter toujours moins,
sous la double poussée de la satisfaction de leurs besoins et
de la consolidation de leur Etat face à l'étranger. L'exploita-
tion toujours accrue du prolétariat entraîne nécessairement
son corollaire dans le renforcement de la dictature et de la
terreur, et ainsi de suite. Ceci encore une fois n'est qu'une
description en termes généraux de ce que fut le processus
réel de la clégénérescence de la révolution en Russie.
Mais cette constatation, selon laquelle le socialisme est
impossible en-dessous d'un certain degré de développement
des richesses, pour fondamentale qu'elle soit, est néanmoins
partielle et peut conduire à des conclusions totalement erro-
nées, dont la première serait qu'il est par définition impos-
30
sible d'instaurer' jamais un régime collectiviste. En effet, il
est certain d'avance que jamais la société capitaliste ne
développera 'les forces productives au point nécessaire pour
passer immédiatement et directement d'une économie de pénu-
rie à une économie d'abondance. Comme Marx l'avait déjà
vu, entre la société capitaliste et la société communiste se
situe une période de transition, pendant laquelle la forme du
régime ne peut être autre que la dictature du proletariat.
Cette période de transition peut conduire au communisme si
elle provoque un développement rapide des forces produc-
tives, permettant d'une part un relèvement constant du niveau
de vie matériel des masses, d'autre part une réduction pro-
gressive des heures de travail et par là un relèvement de
leur niveau culturel. La révolution mondiale peut accomplir
ces objectifs par la suppression du parasitisme des classes
exploiteuses et de leurs instruments étatiques bureaucratiques,
par la suppression des dépenses militaires, par le dévelop-
pement de l'économie débarrassée des obstacles de la pro-
priété privée et du cloisonnement national, par la rationali-
sation et la planification de la production à l'échelle mon-
diale, par le développement des pays retardataires, et surtout
par l'épanouissement de la productivité du travail, humain
libéré de l'exploitation, de l'aliénation et de l'abrutissement
capitaliste ou bureaucratique.
Il est donc clair que pendant cette période de transition
qui se situe entre le renversement des classes dominantes et
la réalisation d'une économie communiste, deux évolutions
sont possibles : ou bien la société ira de l'avant en affer-
missant graduellement les tendances communistes de l'éco-
nomie et aboutissant à une société d'abondance, ou bien la
lutte de tous contre tous amènera le développement inverse,
l'accroissement des couches parasitaires d'abord, d'une classe
exploiteuse ensuite, et l'instauration d'une économie d'exploi-
tation reproduisant sous une autre forme l'essentiel de l'alié-
nation capitaliste. Les deux possibilités existent, également
fondées sur l'état de l'économie et de la société telles que
les laisse le capitalisme. Mais la réalisation de l'une de ces
possibilités et la suppression de l'autre ne dépend ni du
hasard, ni de facteurs inconnus et mystérieux ; elle dépend
de l'activité et de l'initiative autonome des masses travail-
leuses. Si, pendant cette période, le prolétariat, à la tête de
toutes les classes exploitées de l'a société, est capable d'assu-
mer collectivement la direction de l'économie et de l'Etat,
sans la déléguer à des « spécialistes », des techniciens, des
3)
« révolutionnaires professionnels » et autres sauveurs inté-
ressés de l'humanité; s'il se montre apte à gérer la production
et les affaires publiques, à contrôler activement toutes les
branches de l'activité sociale, il est certain que la société
pourra marcher vers le communisme sans obstacles. Dans le
cas contraire, la rechute vers une société d'exploitation est
inéluctable.
La question qui se trouve donc posée le lendemain d'une
révolution victorieuse est celle-ci : qui sera le maître de la
société débarrassée des capitalistes et de leurs instruments ?
La structure du pouvoir, la forme du régime politique, les
rapports du prolétariat avec sa propre direction, la gestion
cie la production et le régime dans les usines ne sont que les
aspects particuliers de ce problème.
.
Or, en Russie, ce problème a été résolu très rapidement
par l'accession au pouvoir d'une nouvelle couche exploiteuse :
la bureaucratie. Entre mars et octobre 1917. les masses en
lutte avaient créé les organismes qui exprimaient leurs aspi-
rations et qui devraient exprimer leur pouvoir : les Soviets.
Ces organismes entrèrent immédiatement en conflit avec le
gouvernement provisoire, instrument des capitalistes. Le parti
bolchevik, seul partisan du renversement du gouvernement et
de la paix immédiate, conquérait au bout de six mois la
majorité des Soviets et les conduisait à l'insurrection victo-
rieuse. Mais le résultat de cette insurrection fut l'installation
durable au pouvoir de ce parti, et, à travers celui-ci et au
fur et à mesure qu'il dégénérait, de la bureaucratie.
En effet, une fois l'insurrection achevée, le parti bolchevik
montra qu'il concevait le gouvernement ouvrier comme son
propre gouvernement, et le mot d'ordre * tout le pouvoir aux
Soviets » s'est trouvé signifier « tout le pouvoir au parti
bolchevik». Rapidement, les Soviets furent réduits au rôle
d'organes d'administration locale; on ne leur laissait une
autonomie relative qu'en fonction des nécessités de la guerre
civile - car la forme dispersée que la guerre civile a prise
en Russie rendait souvent l'action du gouvernement central
inadéquate ou tout simplement impossible. Mais cette auto-
nomie toute relative était absolument provisoire. Une fois la
situation normale rétablie, les Soviets devaient retomber à
leur fonction d'exécutants locaux, obligés de réaliser doci-
lement les directives du pouvoir central et du parti qui y
était installé. Les organes soviétiques subirent ainsi une atro-
phie progressive, et l'opposition grandissante entre les masses
32
et le nouveau gouvernement ne trouva pas un canal organisé
pour s'exprimer. Ainsi, même dans les cas où cette opposition
a pris une forme violente, allant parfois jusqu'au conflit
armé (grèves de Pétrograd en 1920-21, insurrection de Kron-
stadt, mouvement de Maknno) la masse s'opposa au parti
en tant que masse inorganisée et très peu sous la forme
soviétique.
Pourquoi cette opposition d'abord, pourquoi l'atrophie, des
organes soviétiques ensuite ? Les deux questions sont étroi-
tement liées, et la réponse est la même.
Déjà longtemps avant qu'il ne prenne le pouvoir, le parti
bolchevik contenait en son sein les germes d'une évolution
qui pouvait le conduire à une opposition complète avec la
masse des ouvriers. Partant de la conception exprimée par
Lénine dans le « Que Faire », selon laquelle c'est le parti seul
qui possède une conscience révolutionnaire qu'il inculque aux
masses ouvrières, il était construit sur l'idée que ces inasses
par elles-mêmes ne pouvaient jamais arriver qu'à des positions
trade-unionistes. Nécessairement formé sous la clandestiné
stariste comme un rigide appareil de cadres, sélection-
nant l'avant-garde des ouvriers et des intellectuels, le parti
avait éduqué ses militants aussi bien dans l'idée d'une disci-
pline stricte, que dans le sentiment d'avoir raison envers et
contre tous. Une fois installé au pouvoir il s'est complè-
tement identifié avec la Révolution. Ses opposants, à quelque
tendance qu'ils appartiennent, de quelque idéologie qu'ils se
réclament; ne peuvent être dès lors pour lui que des « agents
de la contre-révolution ». D'où très rapidement l'exclusion
des autres partis des Soviets et leur mise en illégalité. Que.
ces mesures aient été le plus souvent inéluctables, personne
ne le contestera; il n'en reste pas moins que la « vie poli-
tique » dans les Soviets se réduisait désormais à un mond-
logue ou à une série de monologues des représentants bol-
cheviks, et que les autres ouvriers, même s'ils étaient portés
å s'opposer à la politique du parti, ne pouvaient ni s'orga-
niser pour le faire ni le faire efficacement sans organisation.
Ainsi le parti exerça très rapidement tout le pouvoir, même
aux échelons les plus secondaires. Dans tout le pays, ce
ce n'était qu'à travers le parti que l'on accédait aux postes
de commande. Le résultat rapide en fut que d'une part, les
gens du parti, se sachant incontrôlés et incontrôlables, com-
mencèrent à à « réaliser le socialisme » pour eux-mêmes,
c'est-à-dire à résoudre leurs propres problèmes en se créant
des privilèges, et d'autre part que tous ceux qui dans le pays
33
et dans le cadre de la nouvelle organisation sociale avaient
des privilèges, entrèrent en masse dans le parti pour les
défendre. Ainsi le parti se transforma rapidement d'instru-
ment des classes laborieuses en instrument d'une nouvelle
couche privilégiée qu'il secrétait lui-même par tous ses pores.
Face à cette évolution, la réaction ouvrière fut très lente.
Elle fut surtout mince et fragmentée. Et c'est ici que l'on
touche au owur du problème. Si la nouvelle dualité entre les
Soviets et le parti a été rapidement résolue en faveur du
parti, si même la classe ouvrière aida activement à cette évo-
lution, si ses militants les meilleurs, ses enfants les plus
dévoués et les plus conscients ont senti le besoin de soutenir
à fond et sans restriction le parti bolchevik, même lorsque
celui-ci se trouva s'opposer aux manifestations de la volonté
de la classe, c'est parce que la classé dans son ensemble, et
de toute façon son avant-garde, concevait encore le problème
de sa direction historique d'une manière qui pour avoir été
nécessaire à ce stade n'en était pas moins fausse. Oubliant
qu'« il n'est pas de sauveur suprême ni Dieu ni César ni
tribun », la classe ouvrière voyait dans ses propres tribuns,
dans son propre parti la solution du problème de sa direc-
tion. Elle croyait qu'ayant aboli le pouvoir des capitalistes
elle n'avait plus qu'à confier la direction à ce parti, auquel
elle avait donné le meilleur d'elle-même, et que ce parti
ri'agirait que dans ses intérêts. C'est ce qu'il fit en effet et
plus longtemps que l'on ne pouvait raisonnablement s'y
attendre. Non seulement il se trouva le seul constamment aux
côtés des ouvriers et des paysans de février en octobre 1917,
non seulement il se trouva le seul au moment critique à
exprimer leurs intérêts, mais il fut aussi l'organe indispen-
sable pour l'écrasement définitif des capitalistes, celui à qui
on est redevable de l'issue victorieuse de la guerre civile.
Mais déjà en jouant ce rôle, il se détachait petit à petit de
la masse, et il devenait une fin en soi, pour arriver en défi-
nitive à être l'instrument et le cadre de tous les privilégiés du
nouveau régime.
Mais dans la naissance de cette nouvelle couche de privi-
légiés il faut distinguer l'aspect politique qui n'en fut .que
l'expression et les racines économiques infiniment plus impor-
tantes. En effet, diriger une société moderne, dans laquelle
la plus grande part de la production et surtout la part quali-
tativement décisive est celle qui procède des usines, signifie
avant tout diriger effectivement les usines. C'est de celles-ci
34
que dépendent l'orientation et le volume de la production,
le niveau des salaires, le rythme de travail, en un mot toutes
les questions dont la solution détermine d'avance l'évolution
de la structure sociale. Ces questions ne seront résolues dans
le sens des intérêts des travailleurs que si ce sont les travail-
leurs eux-mêmes qui les résolvent. Mais pour cela il est néces-
saire que le prolétariat en tant que classe soit avant toute
autre chose le maître de l'économie, aussi bien à l'échelon de
la direction générale qu'à l'échelon particulier de chaque usine
deux aspects de la même chose. Ce facteur de la direction
de la production est d'autant plus important que l'évolution
de l'économie tend de plus en plus à substituer la division et
l'opposition des dirigeants et des exécutants dans la produc-
tion à la distinction traditionnelle des propriétaires et des
dépossédés. C'est dire que si le prolétariat n'abolit pas immé-
diatement, et en même temps que la propriété privée des
moyens de production, la direction de la production en tant
que fonction spécifique exercée d'une manière permanente par
une couche sociale, il ne fera que nettoyer le terrain pour
l'avènement d'une nouvelle couche exploiteuse, surgissant des
in directeurs » de la production, de la bureaucratie économique
et politique en général. Or c'est exactement ce qui s'est pro-
duit en Russie. Après avoir renversé le gouvernement bour-
geois, après avoir exproprié souvent malgré et contre la
volonté du gouvernement bolchevik -- les capitalistes, après
avoir occupé les usines, les ouvriers ont cru qu'il était tout
naturel d'en laisser la gestion au gouvernement, au parti bol-
chevik et aux dirigeants syndicaux. De cette manière le pro-
létariat abandonnait lui-même son rôle principal dans la nou-
velle société qu'il voulait créer. Ce rôle devait fatalement être
joué par d'autres. Ce fut le parti bolchevik au pouvoir qui
a servi de noyau de cristalisation et de couverture protectrice
aux nouveaux « patrons » qui surgissaient petit à petit dans
'les usines sous forme de dirigeants, de spécialistes et de těch-
niciens. Ceci d'autant plus naturellement que le programme
du parti bolchevik laissait ouverte, pour ne pas dire encoura-
geait la possibilité d'une telle évolution.
Les mesures que proposait le parti bolchevik sur le plan
économique et qui par la suite ont formé un des points
essentiels du programme de la IIle Internationale consis-
taient d'une part à des mesures d'expropriation des grands
trusts capitalistes et de cartellisation obligatoire des autres
entreprises et d'autre part, sur le point essentiel, les rapports
des ouvriers -avec l'appareil de production, au mot d'ordre
35
du « contrôle ouvrier ». Ce mot d'ordre s'appuyait sur la
soi-disante incapacité des ouvriers à passer directement à la
gestion de la production déjà au niveau des entreprises et
surtout à l'échelon de la direction centrale de l'économie. Ce
« contrôle » devait de plus remplir une fonction éducative,
permettant pendant cette période transitoire aux ouvriers d'ap
prendre à gérer auprès des ex-patrons, des techniciens et des
« spécialistes » de la production.
Cependant, le « contrôle », fut-il « ouvrier », de la produc-
tion, ne résout pas le problème de la direction réelle de cette
production; au contraire il implique précisément que pen-
dant toute cette période, le problème de la gestion effective
de la production doit être résolu d'une autre manière. Dire
que les ouvriers « contrôlent » la production suppose que ce
ne sont pas eux qui la gèrent, et on fait précisément appel au
contrôle des ouvriers parce qu'on n'a pas pleine confiance
vis-à-vis de ceux qui effectivement gèrent. Il y a donc une
opposition d'intérêts fondamentale, quoiqu'au début latente,
entre les ouvriers qui « contrôlent » et les gens qui effecti-
vement gèrent la production. Cette opposition crée l'équiva-
lent d'une dualité de pouvoir économique au niveau même
de la production, et comme toute dualité de ce genre, elle
doit être rapidement résolue; ou bien les ouvriers passeront
à bref délai à la gestion totale de la production, en résor-
bant les « spécialistes », techniciens, administrateurs qui
étaient apparus, ou bien ces derniers rejetteront en définitive
un « contrôle » gênant qui deviendra de plus en plus une
pure forme, et s'installeront en maîtres absolus dans la direc-
tion de la production. Moins encore que l'Etat, l'économie
n’admet une double commande. Le plus fort des partenaires
éliminera rapidement l'autre. C'est pour cela que le contrôle
cuvrier qui a une signification positive pendant la période
qui précède l'expropriation des capitalistes, en tant que mot
d'ordre qui implique l'irruption des ouvriers dans les locaux
de commande de l'économie ne peut que céder rapidement la
place dès le lendemain de l'expropriation des capitalistes, à
la gestion complète de l'économie par les travailleurs, sous
peine de devenir un simple paravent protégeant les premiers
pas d'une bureaucratie naissante.
Nous savons maintenant qu'en Russie le contrôle ouvrier
n'a eu en définitive que ce dernier résiltat et que le conflit
entre les masses des travailleurs et la bursaucratie grandis-
sante s'est résolu au profit de celle-ci Les techniciens et « spé-
cialistes » de l'Ancien Régime, maintenus pour remplir les
30
tâches « techniques », se sont fondus avec la nouvelle couche
des administrateurs sortis des rangs des syndicats et du Parti
et ont revendiqué pour eux-mêmes le pouvoir sans contrôle; la
fonction « pédagogique » du contrôle ouvrier a joué en plein
pour eux, et pas du tout pour la classe ouvrière. C'est ainsi
que les fondements économiques de la nouvelle bureaucratie
ont été posés.
La suite du développement de la bureaucratie offre peu de
mystère. Ayant d'abord définitivement enchaîné le proléta-
riat, la bureaucratie a pu facilement se tourner contre les
éléments privilégiés de la ville et de la campagne (Koulaks,
nepman) dont les' privilèges se basaient sur une exploitation
du type bourgeois traditionnel. L'extermination de ces restes
des anciennes couches privilégiées fut pour la bureaucratie
russe d'autant plus facile, que celle-ci disposait dans cette
lutte d'autant et de plus d'avantages qu'un trust dans sa lutte
contre des petits entrepreneurs isolés. Porteur du mouvement
naturel de l'économie moderne vers la concentration des
forces productives, la bureaucratie est rapidement venue à
bout de la résistance du petit patron et du gros paysan, qui
déjà dans les régimes capitalistes sont irrémédiablement con-
damnés à la disparition. De même que l'économie elle-même
interdit un retour vers la féodalité après une révolution bour-
geoise, de même un retour vers les formes traditionnelles,
fragmentées et anarchiques du capitalisme était exclu en Rus-:
sie. La rechute vers un régime d'exploitation, résultat de la"
dégénérescence de la révolution ne pouvait s'exprimer que
d'une manière nouvelle, par l'installation au pouvoir d'une"
couche exprimant les nouvelles structures économiques, impo-
sées par le mouvement naturel de la concentration.
C'est ainsi que la bureaucratie passa à l'étatisation com-
plète de la production et à la « planification », c'est-à-dire à
l'organisation systématique de l'exploitation de l'économie et
du prolétariat. Elle a ainsi pu développer considérablement
la production russe, développement qui lui était imposé aussi
bien par le besoin d'accroître sa propre consommation impro-
ductive que surtout par les nécessités d'expansion de son
potentiel militaire.
La signification de cette « planification » pour le proléta=*
riat russe apparaît en clair lorsqu'on voit que le salaire réel
de l'ouvrier russe, qui en 1928. était encore de 10 % supérieur"
à 1913 (résultat de la Révolution d'octobre) s'est par la suite
trouvé réduit. jusqu'à la moitié de son niveau d'avant la
37
Révolution et se situe actuellement encore plus bas. Ce déve-
loppement de la production lui-même est d'ailleurs, de plus
en plus freiné par les contradictions du régime bureaucratique,
et en premier lieu par la baisse de la productivité du travail,
résultat direct de la surexploitation bureaucratique.
Parallèlement à la consolidation du pouvoir de la bureau-
cratie en Russie, les partis de la llle Internationale dans le
Teste du monde, suivant une évolution symétrique, se déta-
chaient complètement de la classe ouvrière et perdaient tout
caractère révolutionnaire. Subissant simultanément la double
pression de la société capitaliste décadente et de l'appareil
central de la Ille Internationale de plus en plus domestiqué
par la bureaucratie russe, ils se transformaient graduellement
en instruments à la fois de la politique étrangère de la bureau-
cratie russe et des intérêts de couches étendues de la bureau-
cratie syndicale et politique «ouvrière » de leurs pays res-
pectifs, que la crise et la décadence du régime capitaliste déta-
chait de celui-ci et de ses représentants réformistes tradition-
nels. Ces couches, de même qu'une partie de plus en plus
importante des techniciens des pays bourgeois, étaient petit à
petit amenés à voir dans le régime du capitalisme bureaucra-
tique réalisé en Russie l'expression la plus parfaite de leurs
intérêts et de leurs aspirations. Le point culminant de cette
évolution fut atteint vers la fin de la deuxième guerre mon-
diate, moment où ces partis, profitant de l'écroulement de pans
entiers du régime bourgeois en Europe, des conditions de la
guerre et de l'appui de la bureaucratie russe purent s'installer
solidement au pouvoir dans une série de pays européens et y
réaliser un régime taillé sur le modèle russe.
Ainsi le stalinisme mondial, tel qu'il groupe aujourd'hui les
couches dominantes de la Russie et de ses pays satellites et
les cadres des partis « communistes » dans les autres pays, est
le point de rencontre de l'évolution de l'économie capitaliste,
de la désagrégation de la société traditionnelle et du déve-
loppement politique du mouvement ouvrier. Du point de vue
de l'économie, le bureaucratisme stalinien exprime le fait
que la continuation de la production dans le cadre périmé de
fa propriété bourgeoise devient de plus en plus impossible, et
que l'exploitation du proletariat peut s'organiser infiniment
mieux dans le cadre d'une économie « nationalisée » et « pla-
nifiée ». Du point de vue social, le stalinisme traduit les inté-
têts de couches nées à la fois de la concentration du capital
et du travail et de la désagrégation des formes sociales tradi-
tionnelles. Dans la production il tend à grouper d'une part le
techniciens et les bureaucrates' économiques et administratifs,
d'autre part les organisateurs.gérants de la force du travail
c'est-à-dire les cadres syndicaux et politiques « ouvriers ».
Hors de la production, il exerce une attraction irrésistible sur
les petits bourgeois lumpénisés et déclassés et sur les intellec-
tuels « radicalisés », qui ne peuvent se reclasser socialement
qu'à la faveur à la fois du renversement de l'ancien régime qui
ne leur offre pas de perspective collective et de l'installation
d'un nouveau régime de privilèges. Enfin, du point de vue du
mouvement ouvrier, les partis staliniens, dans tous les pays,
avant qu'ils ne prennent le pouvoir, expriment cette phase du
développement pendant laquelle le prolétariat, comprenant
parfaitement la nécessité de renverser le régime capitaliste
d'exploitation, confie sans contrôle cette tâche à un parti qu'il
considère comme « sien », aussi bien pour la direction de la
lutte contre le capitalisme que pour la gestion de la nouvelle
société.
Mais le mouvement ouvrier ne s'arrête pas là.
Cette nature de la bureaucratie stalinienne en tant que cou-
che exploiteuse est perçue de plus en plus. instinctivement
d'abord, consciemment par la suite, par un nombre croissant
d'ouvriers d'avant-garde. Malgré l'absence compréhensible
d'informations précises, il est évident que le silence saisissant
des masses qui vient de l'Est et que les mille voix de la déma-
gogie stálinienne n'arrivent pas à couvrir ne fait que trar.
duire, dans les conditions d'une terreur monstrueuse, la haine
inexpiable que les travailleurs des pays dominés par la bureau-
cratie vouent à leurs bourreaux. On peut difficilement suppo-
ser que les prolétaires russes gardent des illusions sur le régime
qui les exploite, ou sur tout autre régime qui ne serait pas
l'expression de leur propre pouvoir. De même, les travailleurs
qui ont longtemps suivi les partis staliniens dans les pays
capitalistes commencent à comprendre que la politique de ces
partis sert à la fois les intérêts de la bureaucratie russe et
ceux de la bureaucratie stalinienne locale, mais jamais les
leurs. En France et en Italie particulièrement, la désaffection
croissante des ouvriers envers les partis « communistes », tra-
duit précisément cette conscience confuse.
Mais il est aussi visible que malgré la misère croissante,
malgré la crise du capitalisme qui va en s'amplifiant, malgré
la menace maintenant certaine d'une autre guerre plus des-
tructive que jamais, les ouvriers ne sont pas prompts à se
réorganiser ni à suivre un nouveau parti quel qu'il soit et
quel que soit son programme. On n'a pas là seulement une
expression compréhensible de méfiance, résultant de la con-
clusion négativa de toutes les expériences antérieures. On a
aussi la manifestation d'une maturité incontestable, indiquant
que la classe se trouve devant un tournant décisif de son évo-
lution politique et idéologique, qu'elle commence à se poser,
beaucoup plus profondément que par le passé et à la lumière
des leçons de celui-ci, les problèmes cruciaux de son organisa-
tion et de son programme, les problèmes de l'organisation et
du pouvoir proiétarien.
Ill.
PROLETARIAT ET REVOLUTION
Aussi bien sous sa forme bourgeoise que sous sa forme
bureaucratique, le capitalisme a créé à l'échelle du monde
les prémisses objectives pour la révolution prolétarienne. En
accumulant les richesses, en développant les forces produc-
tives, en rationalisant et en organisant la production jusqu'aux
limites qui lui sont imposées par sa nature même de régime
d'exploitation, en créant et en développant le proletariat,
auquel il a appris le maniement des moyens de production
et des armes en même temps qu'il développait chez lui la
haine de la misère et de l'esclavage, le capitalisme moderne
a épuisé son rôle historique. Il ne peut pas aller plus loin. Il
a créé les cadres, l'internationalisation de l'économie, la ratio-
nalisation et la planification, qui rendent possible la direction
consciente de l'économie et le libre épanouissement de la vie
sociale. Mais cette direction consciente il est incapable de la
réaliser lui-même, car il est basé sur l'exploitation, l'oppres-
sion, l'aliénation de l'immense majorité de l'humanité. La
relève de la bourgeoisie traditionnelle par la bureaucratie
< ouvrière » totalitaire ne résout en rien les contradictions du
monde moderne. La base de l'existence et de la puissance
aussi bien de la vieille bourgeoisie que de la bureaucratie
nouvelle, ce sont la dégradation et l'abrutissement de l'homme.
Bureaucrates et bourgeois ne peuvent développer les forces
productives, accroître ou même maintenir leurs profits et
leur puissance qu'en exploitant toujours davantage les masses
productives. L'accumulation des richesses et la rationalisation
de l'économie signifie pour les travailleurs simplement l'accu-
mulation de la misère et la rationalisation de leur exploita-
1..40
tion. Les capitalistes et les bureaucrates essaient de trans-
former l'homme. producteur en simple rouage de leurs
machines, mais ainsi ils tuent chez lui la chose essentielle, la
productivité et la capacité créatrice. L'exploitation accrue et
rationalisée entraîne par contre coup une baisse terrible dans
la productivité du travail
, comme on le voit particulièrement
en Russie, et le gaspillage résultant de la concurrence main-
tenant abolie entre entreprises est reporté à une échelle infi-
niment plus ample par les gaspillages résultant de la lutte
internationale, et complété par des destructions périodiques
massives des forces productives qui prennent des proportions
inouïes. Si l'unification du système mondial d'exploitation
s'accomplissait à travers et après la troisième guerre mon-
diale, un effondrement complet menacera la civilisation et la
vie sociale de l'humanité. La domination totalitaire illimitée
d'un groupe d'exploiteurs monopolistes yankees ou bureau-
crates russes pillant l'ensemble de la terre, la baisse de la
productivité du travail sous une exploitation toujours accrue,
la transformation complète de la couche dominante en une
caste parasitaire n'ayant plus aucun besoin de développer les
forces productives, amèneraient une régression énorme des
richesses sociales et un recul prolongé dans le développement
de la conscience humaine.
Mais face à la barbarie capitaliste et bureaucratique peut
se dresser le prolétariat, un prolétariat qui pendant un siècle
de développement capitaliste non seulement à vu son poids
spécifique dans la société s'accroître constamment, mais devant
qui maintenant les problèmes sont posés objectivement dans
toute la clarté possible; clarté qui concerne non seulement
l'horreur et l'abjection du régime d'exploitation, qu'il ait la
forme bourgeoise ou la forme bureaucratique, mais surtout
les propres tâches de la révolution prolétarienne, les moyens
de sa lutte et les objectifs de son pouvoir; clarté qui deviendra
complète et définitive au cours même de la terrible guerre
qui approche.
Si le résultat apparent d'un siècle de luttes prolétariennes
semble pouvoir se résumer ainsi : le prolétariat a lutté pour
installer au pouvoir une . bureaucratie qui l'exploite autant
et plus que la bourgeoisie, le résultat profond de ces luttes
se trouve dans la clarification qui en est la conséquence. Il
apparaît maintenant objectivement, d'une manière matérielle
et palpable pour tous les travailleurs, que l'objectif de la révo-
lution socialiste ne peut être simplement l'abolition de la pro-
41
:
priété privée, abolition que les monopoles et surtout la bureau-
cratie réalisent eux-mêmes graduellement sans qu'il en résulte
autre chose qu'une amélioration des méthodes d'exploitation,
mais essentiellement l'abolition de la distinction fixe et stable
entre dirigeants et exécutants dans la production et dans la
vie sociale en général. De même que sur le plan politique,
l'objectif de la révolution prolétarienne ne peut être que la
destruction de l'Etat capitaliste ou bureaucratique et son
remplacement par le pouvoir des masses armées qui n'est
déjà plus un Etat dans le sens habituel du terme, l'Etat en
tant que contrainte organisée commençant immédiatement à
dépérir, de même sur le plan économique l'objectif de la
révolution ne peut être d'enlever la direction de la produce
tion aux capitalistes pour la confier à des bureaucrates, mais
d'organiser cette direction sur une base collective, comme une
affaire qui concerne l'ensemble de la classe. Dans ce sens la
distinction entre le personnel dirigeant et le personnel exé-
cutant dans la production doit commencer à dépérir dès le
lendemain de la révolution.
Les objectifs de la révolution prolétarienne, il n'y a que le
prolétariat lui-même et dans son ensemble qui puisse les
réaliser. Leur réalisation ne peut être accomplie par personne
d'autre. La classe ouvrière ne peut ni ne doit faire confiance
pour leur réalisation à personne, ni même et surtout pas à
ses propres « cadres ». Elle ne peut se décharger de l'initiative
et des responsabilités concernant l'instauration et la gestion
d'une nouvelle société sur qui que ce soit. Si ce n'est pas le
prolétariat lui-même, dans son ensemble, qui, à tout moment
a l'initiative et la direction des activités sociales, aussi bien
pendant que surtout après la révolution, on n'aura fait que
changer de maîtres, et le régime d'exploitation réapparaîtra,
sous d'autres formes peut-être, mais identique quant au fond.
Cette idée générale se concrétise par une série de précisions ou
de modifications qui sont dorénavant à apporter aussi bien
au programme du pouvoir révolutionnaire (c'est-à-dire au
ségime économique et politique de la dictature du prolétariat)
qu'aux problèmes d'organisation et de lutte de la classe
ouvrière sous le régime capitaliste.
.
Le programme de la révolution prolétarienne ne peut pas
rester ce qu'il était avant l'expérience de la révolution russe
et des transformations qui ont eu lieu après la deuxième
guerre mondiale dans tous les pays de la zone d'influence
russe. On ne peut plus continuer à croire que l'expropriation
42
des capitalistes privés équivaut au socialisme et qu'il suffit
d'étatiser (ou de « nationaliser ») l'économie pour rendre
impossible l'exploitation. On a constaté qu'après l'expropria-
tion des capitalistes l'apparition d'une nouvelle couche exploi-
teuse était possible, qu'elle était même nécessaire si cette
expropriation des capitalistes n'était pas accompagnée de la
prise en mains directe de la gestion de l'économie par les
ouvriers eux-mêmes. On a également constaté que les étatisa-
tions et les nationalisations, qu'elles soient le fait de la
bureaucratie stalinienne (comme en Russie et dans la zone
d'influence russe), de la bureaucratie travaillistė (comme en
Angleterre) ou des capitalistes eux-mêmes (comme en France),
loin d'empêcher ou de limiter l'exploitation du proletariat ne
font que l'unifier, la coordonner, la rationaliser et' l'intensifier.
On a encore constaté que la « planification » de l'économie
est un simple moyen, qui n'a en soi rien de progressif par
rapport au prolétariat, et qui, réalisée lorsque le proletariat
est dépossédé du pouvoir, n'est autre que la planification de
l'exploitation. On a enfin vu que ni le partage de la terre ni
la « collectivisation » de l'agriculture ne sont incompatibles
avec une exploitation moderne, rationalisée et scientifiqué de
la paysannerie.
Il faut donc comprendre que l'expropriation des capitalistes
privés (exprimée dans l'étatisation ou la nationalisation) n'est
que la moitié négative de la révolution prolétarienne. Ces
mesures ne peuvent pas avoir une signification progressive si
elles sont séparées de la moitié positive, qui est la gestion
propre de l'économie par les travailleurs. Ceci signifie que la
direction de l'économie, aussi bien à l'échelon central qu'à
l'échelon des entreprises ne peut pas être confiée à une couche
de spécialistes, techniciens, « gens capables » compétants et
bureaucrates de quelque sorte que ce soit, mais qu'elle doit
être et qu'elle sera réalisée par les travailleurs eux-mêmes. La
dictature du prolétariat ne peut pas être simplement la dicta-
ture politique; elle doit être avant tout la dictature écono-
mique du prolétariat, autrement elle ne sera qu'un prêtė-nom
de la dictature de la bureaucratie.
Les marxistes, et Trotsky en particulier, avaient déjà mon-
tré qu'à la différence de la révolution bourgeoise, la révolu-
tion prolétarienne ne peut pas se borner à éliminer les
obstacles subsistant de l'ancien mode de production. Pour le
succès de la révolution bourgeoise, il faut et il suffit que les
entraves subsistant du régime féodal (corporations et mono-
poles féodaux, propriété féodale du sol etc...) solent aboliés.
A partir de là, le capitalisme se construit et se développe tout
seul, par l'automatisme de l'expansion industrielle. Par contre
l'abolition de la propriété bourgeoise est la condition néces-
saire, mais non pas suffisante pour la construction et le
développement d'une économie socialiste. A partir de cette
abolition le socialisme ne peut se réaliser que consciemment,
c'est-à-dire par une action consciente et constante des masses,
capable de surmonter la tendance naturelle de l'économie telle
que la laisse le capitalisme, tendance à revenir vers un
régime d'exploitation. Mais il y a lieu de dresser une deu-
xième distinction, encore plus importante, entre la révolu-
tion prolétarienne et toutes les révolutions précédentes. C'est
que pour la première fois la classe qui prend le pouvoir ne
peut pas l'exercer par « délégation », qu'elle ne peut pas le
confier d'une manière stable et durable à ses représentants,
à son « Etat » ou à son « parti ». L'économie socialiste s'édi-
fie par une continuelle action consciente, mais la question se
pose de savoir qui est cette conscience ? Aussi bien l'expé-
rience historique que l'analyse des conditions d'existence de
la classe ouvrière et du régime post-révolutionnaire répondent
que cette conscience ne peut être que la classe dans son
ensemble. « Seules les masses, disait à peu près Lénine,
peuvent vraiment planifier, car seules elles sont partout à la
fois. » La révolution prolétarienne ne peut donc, sous peine
de faillite, se limiter à nationaliser l'économie et à en confier
la direction à des gens compétents ou à un « parti révolu-
tionnaire », même avec un contrôle ouvrier plus ou moins
vague. Elle doit confier la gestion des usines ei la coordina-
tion générale de la production aux ouvriers eux-mêmes, à
des ouvriers constamment contrôlés, responsables et révo-
cables.
De même sur le plan politique, la dictature du proletariat
ne peut pas signifier la dictature d'un parti, aussi prolétarien
et aussi révolutionnaire que celui-là puisse être. La dictature
du proletariat doit être une démocratie pour le prolétariat,
et par conséquent tous les droits doivent être concédés aux
ouvriers et avant tout le droit de former des organisations
politiques ayant leurs conceptions propres. Que les militants
de la fraction majoritaire dans les organisations de masse
soient appelés plus fréquemment que les autres à des postes
responsables apparaît comme quelque chose d'inévitable; mais
l'essentiel est que l'ensemble de la population travailleuse
puisse garder sur eux un contrôle constant, les révoquer, reti-
14
rer sa confiance à la fraction jusque-là majoritaire et la
reporter sur une autre. Par ailleurs il est évident que la dis-
tinction et l'opposition entre les organisations politiques pro-
prement dites (partis) et les organisations de la masse en
tant que telle (Soviets, Comités d'usine) perdra rapidement
son importance et sa raison d'être, car sa perpétuation serait
le signe annonciateur d'une dégénérescence de la révolution.
Il est évident qu'on ne peut actuellement que tracer les
grandes lignes de l'orientation que l'expérience passée de la
classe imposera à toute révolution future. Les formes con-
crètes que prendra l'organisation de la classe, par exemple la
forme de centralisation de l'économie combinée à la décentra-
kisation nécessaire, ne pourront être définies que par la masse
elle-même, lorsqu'elle s'attaquera à la solution définitive de
ces problèmes dans la lutte.
C'est dans le même sens que doivent être envisagés les
problèmes de l'organisation et de la lutte du proletariat dans
le cadre du régime capitaliste.
Ni le fait que c'est la classe dans son ensemble qui fait
l'expérience objective qui la mènera à la conscience et à la
révolution, ni la constatation que les organisations ouvrières
ont servi jusqu'ici de terrain fertile pour la bureaucratie ne
peuvent amener à la conclusion que l'organisation politique
de l'avant-garde avant la révolution est inutile et nuisible.
L'organisation politique de l'avant-garde est historiquement
indispensable car elle repose sur le besoin de maintenir et
de propager parmi la classe une conscience claire du dévelop-
pement de la société et des objectifs de la lutte prolétarienne
à travers et malgré les fluctuations temporelles et les diver-
sités corporatives, locales et nationales de la conscience des
ouvriers. L'avant-garde organisée considèrera évidemment
comme sa première tâche la défense de la condition et des
intérêts des ouvriers, mais elle tâchera toujours d'élever le
niveau des luttes et représentera finalement à travers chaque
étape les intérêts du mouvement dans son ensemble. D'autre
part, la constitution objective de la bureaucratie en couche
exploiteuse rend évident que l'avant-garde ne saurait s'orga---
Riser que sur la base d'une idéologie anti-bureaucratique, d'un
programme dirigé essentiellement contre la bureaucratie et
ses racines, et en luttant constamment contre toute forme de
mystification et d'exploitation.
Mais de ce point de vue, l'essentiel est que l'organisation
A partir de là, le capitalisme se construit et se développe tout
seul, par l'automatisme de l'expansion industrielle. Par contre
l'abolition de la propriété bourgeoise est la condition néces-
saire, mais non pas suffisante pour la construction et le
développement d'une économie socialiste. A partir de cette
abolition le socialisme ne peut se réaliser que consciemment,
c'est-à-dire par une action consciente et constante des masses,
capable de surmonter la tendance naturelle de l'économie telle
que la laisse le capitalisme, tendance à revenir vers un
régime d'exploitation. Mais il y a lieu de dresser une deu-
xième distinction, encore plus importante, entre la révolu-
tion prolétarienne et toutes les révolutions précédentes. C'est
que pour la première fois la classe qui prend le pouvoir ne
peut pas l'exercer par « délégation », qu'elle ne peut pas le
confier d'une manière stable et durable à ses représentants,
à son « Etat » ou à son « parti ».. L'économie socialistė s'édi-
fie par une continuelle action consciente, mais la question se
pose de savoir qui est cette conscience ? Aussi bien l'expé-
rience historique que l'analyse des conditions d'existence de
la classe ouvrière et du régime post-révolutionnaire répondent
que cette conscience ne peut être que la classe dans son
ensemble. « Seules les masses, disait à peu près Lénine,
peuvent vraiment planifier, car seules elles sont partout à la
fois. » La révolution prolétarienne ne peut donc, sous peine
de faillite, se limiter à nationaliser l'économie et à en confier
la direction à des gens compétents ou à un « parti révolu-
tionnaire », même avec un contrôle ouvrier plus ou moins
vague. Elle doit confier la gestion des usines ei la coordina-
tion générale de la production aux ouvriers eux-mêmes, à
des ouvriers constamment contrôlés, responsables et révo-
cables.
De même sur le plan politique, la dictature du prolétariat
ne peut pas signifier la dictature d'un parti, aussi prolétarien
et aussi révolutionnaire que celui-là puisse être. La dictature
du proletariat doit être une démocratie pour le prolétariat,
et par conséquent tous les droits doivent être concédés aux
ouvriers et avant tout le droit de former des organisations
politiques ayant leurs conceptions propres. Que les militants
de la fraction majoritaire dans les organisations de masse
soient appelés plus fréquemment que les autres à des postes
responsables apparaît comme quelque chose d'inévitable; mais
l'essentiel est que l'ensemble de la population travailleuse
puisse garder sur eux un contrôle constant, les révoquer, reti-
ser sa confiance à la fraction jusque-là majoritaire et la
reporter sur une autre. Par ailleurs il est évident que la dis-
tinction et l'opposition entre les organisations politiques pro-
prement dites (partis) et les organisations de la masse en
tant que telle (Soviets, Comités d'usine) perdra rapidement
son importance et sa raison d'être, car sa perpétuation serait
le signe annonciateur d'une dégénérescence de la révolution.
Il est évident qu'on ne peut actuellement que tracer les
grandes lignes de l'orientation que l'expérience passée de la
classe imposera à toute révolution future. Les formes con-
crètes que prendra l'organisation de la classe, par exemple la
forme de centralisation de l'économie combinée à la décentra-
lisation nécessaire, ne pourront être définies que par la masse
elle-même, lorsqu'elle s'attaquera à la solution définitive de
ces problèmes dans la lutte.
C'est dans le même sens que doivent être envisagés les
problèmes de l'organisation et de la lutte du prolétariat dans
le cadre du régime capitaliste.
Ni le fait que c'est la classe dans son ensemble qui fait
l'expérience objective qui la mènera à la conscience et à la
révolution, ni la constatation que les organisations ouvrières
ont servi jusqu'ici de terrain fertile pour la bureaucratie ne
peuvent amener à la conclusion que l'organisation politique
de l'avant-garde avant la révolution est inutile et nuisible.
L'organisation politique de l'avant-garde est historiquement
indispensable car elle repose sur le besoin de maintenir et
de propager parmi la classe une conscience claire du dévelop-
pement de la société et des objectifs de la lutte prolétarienne
à travers et malgré les fluctuations temporelles et les diver-
sités corporatives, locales et nationales de la conscience des
ouvriers. L'avant-garde organisée considèrera évidemment
comme sa première tâche la défense de la condition et des
intérêts des ouvriers, mais elle tâchera toujours d'élever le
niveau des luttes et représentera finalement à travers chaque
étape les intérêts du mouvement dans son ensemble. D'autre
part, la constitution objective de la bureaucratie en couche
exploiteuse rend évident que l'avant-garde ne saurait s'orga-.
Aiser que sur la base d'une idéologie anti-bureaucratique, d'un
programme dirige essentiellement contre la bureaucratie et
ses racines, et en luttant constamment contre toute forme de
mystification et d'exploitation.
Mais de ce 'point de vue, l'essentiel est que l'organisation
politique de l'avant-garde ayant pris conscience de la néces-
sité d'abolir la distinction entre dirigeants et exécutants tende
dès le début vers cette abolition en son propre sein. Ceci n'est
pas simplement affaire d'améliorations statutaires, mais sur-
tout affaire de développement de la conscience et des capa-
cités de ses militants, par leur éducation théorique et pratique
permanente dans cette orientation.
Une telle organisation ne peut se développer qu'en prépa-
rant sa rencontre avec le processus de création d'organismes
autonomes des masses. Dans ce sens, si l'on peut toujours
dire qu'elle représente la direction idéologique et politique de
la classe dans les conditions du régime d'exploitation, il faut
aussi et surtout dire que c'est une direction qui prépare sa
propre suppression, par sa fusion avec les organismes auto-
nomes de la classe, dès que l'entrée de la classe dans son
ensemble dans la lutte révolutionnaire fait apparaître sur la
scène historique-la véritable direction de l'humanité, qui est
cet ensemble de la classe prolétarienne elle-même.
Face à la décadence continue et à la barbarie croissante
des régimes d'exploitation, une seule force peut se dresser
dans le monde actuel, celle de la classe productive, du pro-
létariat socialiste. S'accroissant constamment par l'industria-
lisation de l'économie mondiale, toujours plus concentré dans
la production, dressé par la misère et l'oppression toujours
plus lourdes à la révolte contre les classes dominantes, ayant
maintenant la possibilité de faire l'expérience de ses propres
« directions », le prolétariat mûrit pour la révolution à travers
une série de difficultés et d'obstacles croissants. Mais ces
obstacles ne sont pas insurmontables. Toute l'histoire du der-
nier siècle est là pour prouver que le prolétariat représente,
pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, une classe
qui non seulement se révolte contre l'exploitation, mais qui
est positivement capable de vaincre les exploiteurs et d'orga-
niser une société libre et humaine. Sa victoire, et le sort de
l'humanité, ne dépendent que de lui-même.
1948
Le but de cet article est de dégager sommairement le sens
des événements de l'année écoulée, de situer ces événements
dans l'évolution de la situation issue de la deuxième guerre
mondiale, de tracer le cadre où se situe l'activité révolution-
paire à notre époque. Logiquement une telle étude devrait
presupposer une description du monde contemporain et sur-
tout une analyse approfondie du fonctionnement du système
mondial d'exploitation : seuls de tels fondements théoriques
· peuvent nous permettre de comprendre pourquoi ce sys-
tème se dirige infailliblement vers la troisième guerre mon-
djale, pourquoi son mécanisme même ne peut être compris
que dans cette « perspective».
Les prochains numéros de cette revue fourniront des ana-
lyses théoriques sur la question. Nous partirons ici des évi-
dences les plus concrètes pour qui ouvre les yeux sur le
monde moderne et veut le comprendre du point de vue de
la classe exploitée : la division presque « parfaite » du monde
entre deux classes exploiteuses, la lutte à mort de chaque
système pour l'hégémonie mondiale, pour la destruction de
l'autre et l'annexion de son prolétariat et de ses moyens de
production. Dès le « jour V»; le nouveau monde s'avérait
inviable sinon comme une immense machine à préparer la
guerre; mais à la différence de la période 1918-1939, le
conflit pe germe pas dans une nouvelle évolution économique
pacifique dont il serait la conséquence : par-dessus la cour
pure radicale du monde en deux, par-dessus tous les
« rideaux de fer », l'antagonisme guerrier entre l'U.R.S.S.
et les U.S.A. est. la façon dont se manifeste l'unité de l'éco-
nomie mondiale.
La troisième guerre mondiale qui déjà se concrétise en die
nombreux conflits partiels ou larvés, est, l'élément où se
meut le système mondial d'exploitation, la dernière « justi-
fication » de l'esclavage imposé au proletariat, la princi-
pale cause de l'augmentation des forces productives dans le
capitalisme décadent.
Il nous faut d'abord situer l'année écoulée dans le rythime
47
d'évolution du monde vers la guerre ouverte. 1948 est une
division artificielle du temps historique; en réalité, on doit
distinguer deux périodes depuis 1945, le tournant, d'ailleurs
relatif, s'opérant dans la première moitié de 1947.
La période qui suivit immédiatement la guerre fut carac-
térisée par un équilibre instable de la situation mondiale,
par un statu-quo relatif entre les deux blocs. Sur les points
où des hostilités ayaient cominencé, en Chine et en Grèce,
les adversaires s'efforçaient de ne pas étendre le conflit,
agissant à demi clandestinement, par personnes interposées.
C'est que la situation issue de la guerre imposait un cer-
tain répit aux forces en présence, un ininimum de réorga-
nisation économique et de réorientation politique. L'U.R.S.S.
devait reconstruire, au moins sommairement, son économie,
absorber le plus rapidement possible l'important morceau
des pays de l'Europe orientale. De leur côté, les U.S.A
devaient faire face à leurs nouvelles « responsabilités » de
maîtres du monde occidental, trouver au moins un palliatif
temporaire à la dislocation de l'économie, abandonner rapi-
dement des restes de l'utopie rooseveltienne ou de l'idéologie
isolationniste en matière de politique étrangère. De plus,
il existait entre les deux l'apparence d'un no-man's-land; en
Europe occidentale comme dans le Moyen-Orient, on pou-
vait croire à la possibilité d'une pénétration pacifique ne met-
tant pas en danger le statu-quo mondial.
Les agents principaux qui maintinrent ce statu-quo furent
les différents partis staliniens. Leur collaboration avec la.
bourgeoisie répondait à des objectifs multiples; d'une part,
éviter tout heurt prématuré avec l'Amérique pendant la
pénible digestion de l'Europe orientale par la Russie d'autre
part comprimer tout sursaut révolutionnaire de la part du
prolétariat. Mais il faut surtout souligner que cette politique
ne consistait nullement à faire le travail de la bourgeoisie ou
à capituler devant elle : aussi bien par le dynamisme propre
de la lutte entre la bureaucratie et la bourgeoisie que de
façon délibérée, les partis staliniens poursuivaient inétho-
diquement pendant cette période leur pénétration dans l'ap-
pareil politico-économique des pays d'Europe occidentale. La
politique du « produire d'abord » les différentes concessions
apparentes à la bourgeoisie, l'idéologie en partic petite-
bourgeoise des partis communistes pendant cette période
ne sont qu'un aspect d'une politique dont la ligne générale
était de pousser le plus loin possible la colonisation de l'éco-
nomie et l'infiltration dans les secteurs dominants de l'appa-
reil d'état.
Si l'on cherche maintenant les raisons du revirement poli-
tique des partis communistes au cours de l'année 1947, il
devient clair que la réaction du prolétariat, coincé entre la
politique des staliniens et la situation économique de plus
en plus intolérable créée par la bourgeoisie, a simplement
accéléré le processus sans en altérer le sens. Ce n'est qu'ap-
paremment que l'Europe occidentale pouvait être prise pour
un no-man's-land; la politique de type « tchécoslovaque >
devait fatalement s'y heurter à une opposition vigoureuse de
la bourgeoisie, et à l'intervention directe des U.S.A. De toute
48
siir
façon, il devait devenir de plus en plus intolérable pour
l'Amérique de voir les staliniens au gouvernement dans des
pays d'importance stratégique aussi grande. En France la
réaction de de Gaulle refusant aux staliniens l'un des trois
« ministères-clés », avait été prophétique pour l'attitude pos-
térieure de la bourgeoisie. Dès le premier trimestre 1947, il
devient incontestable pour les deux adversaires qu'aucun
compromis n'est viable à l'échelle mondiale. Entre los deux
blocs en lutte, il n'est pas question de partage du monde
en zones d'influence : en Chine comme en France, au Moyen-
Orient, en Allemagne ou en Grèce, l'année 1948 montrera
combien est minime la marge de discussion possible. Dans
cette guerre froide on assiste à des défaites ou à des aban-
dons partiels, commandés par la stratégie d'ensemble; un
nouveau cloisonnement des luttes et l'extinction de foyers
locaux d'incendie sont même probables, mais un arrangement
pour des décades, un nouveau « Versailles », est irrémédia-
blement exclu.
En 1947, la rupture du monde en deux apparaît définiti-
vement en clair : en mars, c'est le « discours Truman
la nouvelle politique extérieure américaine; en avril 1947,
à Moscou, la conférence des Quatre Ministres des Affaires
étrangères échoue sur le problème allemand, révélant pour
la première fois au monde le caractère absolument insoluble
de ce conflit; en juin les zones d'occupation anglaise et amé-
ricaine sont fondues dans la bizone et le Conseil économique
allemand embryon de gouvernement de la zone occidentale
est créé : les anglo-américains entérinent ainsi la division
définitive de l'Allemagne. Puis c'est le discours Marshall et
ses propositions d'aide économique à l’Europe, le refus iné-
vitable de l'U.R.S.S, de se soumettre à un droit de regard
sur son économie et à une intégration même très incomplète
dans le monde et le marché capitaliste. Ce même refus est
dicté aux pays satellites dangereusement tentés d'accepter
l'offre américaine : cette attitude radicale envers les pays
du bloc russe accentucra les conflits politiques et écono-
miques dans leur zone, et rendra nécessaire en contrecoup
une accélération dans le rythme de l'assimilation et de la
vassalisation complète de ces pays à l’U.R.S.S. Enfin en
octobre, c'est la création du Kominform, déclaration ouverte
de la guerre froide contre « l'impérialisme américain ». La
« doctrine Truman » signifiait l'intervention américaine par-
tout où il y avait danger que le stalinisme prît pice par ses
armées ou par le moyen des partis communistes. Lc Komin-
form à son tour proclamait l'opposition de deux politiques
dans le monde « à une extrémité la politique de l'U.R.S.S. et
des pays démocratiques qui cherche à briser l'impérialisme
et à consolider la démocratie, à l'autre extrémité la politique
des V.S.A. et de la Grande-Bretagne qui cherche à renforcer
l'impérialisme et à étrangler la démocratie »; il appelait à
l'union de toutes les forces « anti-impérialistes », à la lutte
contre l'intervention américaine et le Plan Marshall : la mys-
tification « démocratique » couvrait ainsi les appétits dy
capitalisme occidental et de la bureaucratie, et leur: lutte a
mort pour l'exploitation du monde.
13
:
Pendant la même période s'accomplissait, avec un peu
plus plus d'hésitations et de heurts, le tournant dans la
politique des partis communistes. Il est maintenant clair que
ce raidissement des staliniens à travers le monde a signifié
un simple alignement sur les nouveaux rapports entre les
deux blocs. Il serait complètement faux d'assimiler cette nou-
velle politique à certaines périodes à jamais révolues où le
stalinisme a pu prendre une attitude sectaire et « gauchiste ».
Entre la « troisième période » de la politique. stalinienne
(de 1928 à 1934) et la ligne actuelle, il n'y a guère en com-
mun que l'aspect «radical » et violent; le radicalisme de
la troisième période, et son sectarisme, était la politique
intérieure d'une nouvelle bureaucratie naissante, cherchant
à se frayer sa voie en exterminant par tous les moyens la
vieille bureaucratie réformiste, au risque de se faire écra-
ser ''elle-même par le capitalisine; le nouveau radicalisme
stalinien est avant tout une attitude de guerre étrangère, où
les différents P.C. et les différentes bureaucraties nationales
sont des unités qu'on est prêt à sacrifier si l'enjeu en vaut
la peine. Mais il faut noter aussi que l'aspect violent de cette
nouvelle politique, travestie par une phraséologie révolu-
tionnariste, a perinis de ralentir dans une certaine mesure
la désaffection du proletariat envers les P.C., amorcée pen-
dant la période précédente. Dans les cadres de leur straté-
gie d'ensemble toutes les possibilités sont utilisées par les
staliniens pour ne pas perdre sans profit leur emprise sur
la classe ouvrière.
Sur tous les points de conflit, l'année 1948 a vérifié la
perspective tracée par Truman et par le Kominform, con-
firme l'impossibilité de cohabitation pacifique des deux
impérialismes. Le premier événement politique d'importance
fut la mise au pas définitive de la Tchécoslovaquie en février
1948. En l'espace de moins d'une semaine les derniers élé-
ments organisée de la bourgoisie étaient liquidés, le pouvoir
de la bureaucratie sur l'économie définitivement installé, la
dictature imposée à la classe ouvrière đevenait ouverte et
sans limites. Du point de vue du conflit mondial, la Tchécos-
lovaquie occupait une position stratégique limite entre les
deux blocs. Sans avoir été occupée par l'Armée rouge, elle
avait évolué progressivement vers l'orbite soviétique depuis
la guerre : la politique de la Tchécoslovaquie et partielle-
ment ses échanges commerciaux avaient changé d'orienta-
tion. D'autre part, la politique pseudo-réformiste des stali-
niens avait porté ses fruits : les postes-clés de l'économie se
trouvaient entre leurs inains, l'appareil répressif d'état,
armée et police, était fortement noyauté. Sous les 'appa-
rences d'un régime bourgeois le capitalisme bureaucratique
avait déjà des assises solides, impossibles à ébranler par les
seules forces d'une classe bourgeoise très affaiblie par la
guerre et dépossédée de la plus gratide partie de son pouvoir
économique par les nationalisations.
La nouvelle politique américaine, l'offensive Truman-
Marshall pouvait donner à la bourgeoisie tchécoslovaque
une illusion sur sa force réelle et la possibilité d'un tardif
revirement vers l'occident; mais en fait l' « öffensive » bour-
!:
50
geoise qui déclencha la crise, fut seulement le dernier sou-
bresaut d'une classe liquidée dans la réalité sociale; les par-
tis bourgeois ne constituaient plus qu'une survivance par
rapport à l'état de l'économie, ce qui explique leur balayage
rapide et sans retour. Du point de vue des U.S.A., la partie
était perdue et abandonnée depuis longtemps : la politique
Truman ne pouvait compter stopper une situation incom-
parablement plus avancée que celle de l'Europe occidentale.
La bataille était perdue d'avance, et le «repli stratégique >>
était malgré tout possible.
La conférence du Danube en août est un autre exemple de
bataille perdue d'avance par les U.S.A., et où la défense
diplomatique fut engagée sans espoir, pour le seul but pro-
pagandiste de démontrer l'intraitabilité de l'ennemi. Par
contre les hostilités politiques et militaires qui se sont pour-
suivies en Extrême-Orient affectent un caractère stratégique
de première importance. Dans l'ensemble ces opérations en
1948 furent marquées par une série de victoires soviétiques.
En Corée soviétique, trois années d'occupation russe ont suffi
pour transformer ce pays en «démocratie populaire » du
type le plus brillant. Solidement appuyés sur la bureaucratie
locale qu'ils y ont créée, les russes ont pu passer à l'effensive
idéologique, annonçant en septembre le retrait de leurs
troupes d'occupation. Les américains dans leur zone sont
désormais devant le dilemme de retirer également leurs
troupes, livrant vraisemblablement la Corée du Sud au régime
stalinien fortement organisé, ou d'endosser ouvertement la
position de puissance impérialiste et colonialiste, d'obstacle
à l'unité et à l'indépendance de la Corée : la supériorité poli-
tique du capitalisme bureaucratique réside surtout dans ses
Jarges possibilités de se lier et de susciter des couches
autochtones auxquelles il confie l'exploitation et la surveil-
lance policière des prolétariats locaux.
Le capitalisme américain n'a pas encore de telles passi-
bilités : son lourd déboire avec la Chine nationaliste le
prouye. Dès. août 1947, les hostilités en Chine prenaient un
nouveau .tour. Les communistes ajoutaient aux guérillas eles
armées fortement organisées; équipées par le butin japopais
que leur abandonpaient les russes et par les armes améri-
caines prises aux nationalistes, elles prenaient des villes
importantes en Mandchourie, .et passaient à l'attaque en
Chine du Nord. Au fur et à mesure de leur avance eles réali-
saient la « réforme agraire » dont un des buts principaux
est de s'attacher les populations paysannes tout en créant les
embryons d'une classe dirigeante-organisatrice à la. cam-
pagne. Au cours de 1948, c'était l'investissement méthodique
des positions de Tchang-Kai-Tehek, aboutissant en novembre
à la prise de Siou-Tchéou et à la débâcle de fin d'année, cmi-
sante défaite pour l'impérialisme américain. En décembre,
l'envoi de matériel industriel à la Chine était suspendu, et
les: USA. se refusant à l'immense effort nécessaire pour des
chances minimes de redresser la situation, considéraient la
partie comme perdue.
Les raisons de cette défaite en face du dynamisme mili-
taine et social du camp communiste sont à chercher d'abord
51
dans l'inconsistance du régime de Tchang-Kai-Tchek, dans
son manque d'une assise sociale solide. Devant une robuste
bureaucratie naissante, le capitalisme américain ne pouvait
résister qu'en prenant l'affaire en mains personneilement. Si
considérable qu'ait été l'effort d'équipement et d'organisation
militaire américain en Chine, il ne devint systématique que
tardivement. Aussi bien pour des raisons diplomatiques que
de politique intérieure, le State Departement se refusa à l'in-
tervention totale qui était nécessaire à la fin, gaspillant ainsi
toute l' « aide » déjà accordée. L'abandon de l'immense poten-
tiel humain et naturel chinois au bloc russe est une lourde
défaite pour la bourgeoisie américaine, car le potentiel de
guerre russę risque d'être formidablement accru par une
industrialisation, inême partielle, de la Chine sous la direc-
tion de la bureaucratie chinoise.
Un important bastion stratégique américain, en Extrême-
Orient est le Japon, et la défaite chinoise est rendue plus
supportable dans la mesure où l'année 1948 a signifié des
progrès considérables dans l'organisation de ce point
d'appui. Dès mars 1948, à la suite de rapports d'envoyés
spéciaux du Gouvernement américain, la politique de désar-
mement économique du Japon, déjà partiellement adoucie,
était complètement abandonnée. Il fallait au contraire rendre
le Japon économiquement viable; au lieu d'exiger le paye-
ment des réparations, Hoffmann préconisait une aide finan-
cière à l'industrie nippone. Il s'agissait de remédier à la
désorganisatioa de la production, tombée à 40 26 de son
niveau des années 1930-1934, et aussi de lutter autant que
possible contre les succès grandissants de la propagande sta-
Jinienne en « améliorant » quelque peu le niveau de « vie »
du proletariat japonais. Hoffmann ct Mac Arthur ne furent
pas suivis par le Congrès américain en ce qui concerne un
Plan Marshall asiatique; du moins les investissements et les
prêts privés furent-ils encouragés. Au cours de l'année, Mac
Arthur poursuivait sa politique relativement autonomo
d'avant-garde : s'il faisait condamner dans un but de propa-
gande quelques « criminels de guerre »; il s'alliait d'autre
part ouvertement avec la famille capitaliste la plus importante,
les Zaibatsu, et freinait le plan de décartellisation qui fut
enfin abandonné officiellement le 9 décembre. Sur le plan mili-
tairc, comme on témoignent les nombreux entretiens entre
l'état-major américain et les milieux militaires japonais, une
rehise sur pied des forces armées japonaises s'aniorçait.
Mentionnons avant de quitter ce théâtre d'opérations la
poursuite ou l'éclatement des guerres nationales en Indo-
chine, Indonésie, Birmanie et Malaisie, où les partis stali-
niens jouent un rôle important et par endroits dominant;
l'évolution de la situation en Chine peut contribuer à ren-
forcer beaucoup ces mouvements, de façon très dangereuse
pour les positions américaines.
Au total, en Extrême-Orient, l'organisation américaine,
pour intense qu'elle soit, s'opère sur une ligne de repli, tracée
par les victoires considérables du stalinisme; le centre es-
sentiel du conflit pour les Américains reste l'Europe, où leur
liberté de manæuvre et d'abandon est infiniment moins
52
grande. Il est probable qu'en 1949, le poids de la diplomatie
américaine se transportera encore davantage en Occident,
et que son jeu y sera encore plus serré.
C'est sur le terrain de l'Allemagne que la situation appa-
raissait le plus désespérément bloquée. L'échec de la confé-
rence de Londres en décembre 1947, montrait qu'il ne pou-
vait y avoir accord sur aucun point. Le problème de l'unité
devenait un simple slogan de propagande tandis que les
deux adversaires organisaient leur zone comme si la division
devait être définitive jusqu'à la guerre. Pour la zone occi-
dentale, la conférence de Londres en inars-avril, puis les
conversations de Londres en mai, mettaient sur picd le plan
de statut politique valable pour les trois zones occidentales.
Sur le plan économique la réforme monétaire qui tentait
d'assainir la situation inflationniste prenait l'isolement de
la zone orientale comine postulat de base. En octobre com-
mençait l'intégration économique de la zone française à la
bizone.
Le problème de l'industrie allemande soulevait quelques
difficultés supplémentaires : les U.S.A. ont la vue claire qu'il
n'y a plus pour eux de danger militariste allemand, puisqu'ils
ont la base économique de l'impérialisme allemand solide-
ment en mains. Au contraire, l'industrie allemande est une
pièce essentielle de leurs plans économiques pour l'Europe;
s'ils veulent obtenir pour le Plan Marshall le minimum de
résultats, il leur faut intégrer l'Allemagne dans le Comité
de coopération économique, mettre fin au non-sens des
démantèlements, limiter le plus possible la détrustifica-
tion, mettre sur pieds une organisation centralisée forte de
l'économie, un gouvernemant central prépondérant ct entre
leurs mains. Devant ces exigences réelles d'une politique
d'hégénionie mondiale, les récriminations des différents
partis français sur le «danger allemand », reflets des inté-
rêts particuliers de la bourgeoisie française ou exploitation
démagogique de l'idéologie nationale par le P.C. n'avaient
aucune chance d'être sérieusement prises en considération
par les U.S.A. L'ordonnance 75 du Gouvernement militaire
américain plaça le Gouvernement français devant un fait
accompli, et fut modifié seulement de façon minime par les
conversations des « Six » en décembre. L'important dans
cette ordonnance est surtout la remise de la gestion des
usines allemandes entre les mains d'un Comité de gestion
choisi par le Gouvernement militaire, ce qui permet de repla-
cer officiellement à la tête de l'industrie les « compétences »
qui ont fait leurs preuves sous le nazisme. Ce Comité a carte
blanche pour accomplir une mission d'apparence contradic-
toire : liquider les combinats » du fer, de l'acier et du
charbon et planifier l'économie pour la rendre efficiente;
il est visible que la première clause est une concession ver-
bale à l'idéologie antinazie; concrètement elle aura pour
résultat de permettre un démembrement facilitant la trusti-
fication plus rationnelle prévue d'autre part. Quant au pro-
blème de la propriété, il a été réglé provisoirement pour per-
mettre à nouveau les investissements de capitaux américains.
Si l'économie de la zone occidentale apparaît comme
53
A
une annexe de l'économie américaine, en zone soviétique,
l'évolution symétrique est depuis longtemps achevée. Mais
tandis que la main-mise américaine est liée au Plan Mars-
hall et aux soucis stratégiques et politiques qui y président,
l'emprise soviétique sur l'économie allemande a pour résul-
tat une exploitation directe et un pillage, forcené. , Les
besoins en « capitaux » de l'économie soviétique sont tels
que la Russie tend désespérément vers l'annexion de la zone
Occidentale. Dès 1947, al contraire, les « occidentaux » con-
sidéraient que l'annexion de la zone russe n'augmenterait pas
le pouvoir économique total de l'Allemagne, après plus de
ceux : années d'exploitation soviétique. On conçoit que les
deux points de vue sur l'unité soient dans les faits radica-
lement opposés : pour les Américains l'unité signifie de toutes
façons peu de profit économique, et de fortes chances de
voir l'Allemagne rapidement « stalinisée ». Pour la Russie,
elle entraînerait très probablement un fort appoint à son
économie altérée de «capitaux ». La lutte stalinienne pour
l'unité allemande, sous son aspect démagogique, recouvre la
nécessité économique qui pousse l’U.R.S.S. au conflit dans
tous les domaines. Cette lutte fut menée en 1948 sur deux
plans : sur le plan intérieur, par des campagnes de propa-
gande, des pétitions pour l'unité ou les staliniens se faisaient
valoir comme les seuls champions de l'Allemagne. Ces cam-
pagnes aboutissaient à la réunion d'un « Congrès du peuple »
et d'un « presidium », sorte de gouvernement fantoche, prêt à.
assurer la direction de la future Allemagne unifiée. En même
temps, les staliniens organisaient une police extrêmement
puissante, destinée à tenir le pays, tout en permettant une
offensive politique de grande envergure : la proposition du
l'etrait de toures les troupes d'occupation. Sur le plan des
rapports internationaux, la question berlinoise, comme les
Russes. l'on dit eux-mêmes, est (une manæuvre) inséparable
de l'ensemble du problème allemand. Le blocus de Berlin
fut la riposte aux mesures prises unilatéralement dans la
zone: occidentale, une mesure de pression destinée à empê-
cher que le problème de « l'unité > fût définitivement enterré.
Même prise isolément, la question du blocus est devenue
insoluble : la levée du blocus suppose l'introduction de la
monnaie soviétique dans l'ensemble de la ville, et celle-ci
un contrôle quadri-parti et partant un droit de regard occi-
: dental sur l'économie de la zone soviétique que la Russie
ne peut tolérer; le torpillage par Sokolovski de l'accord éta-
bli en août sur cette base en est la preuve. A plus forte
raison toutes les conversations sur l'ensemble du problème
allemand devaient échouer. Au point où en est la situation,
étant donné le prestige qui s'attache désormais pour les
U.S.A. à tenir Berlin, la porte n'est plus ouverte qu'à une
désastreuse capitulation américaine sur le problème précis
de la capitale, vu à la rigueur à un maintien indéfini dū pont
aérien : de toutes façons le traité de paix avec (ou plutôt
sur) l'Allemagne ne risque pas d'être signé.
Aucune partie de l'Europe n'est plus épargnée par le
conflit des deux impérialismes : les élections italiennes ont
été un événement de caractère international où les idéologies
:
54
de "Est et de l'Ouest se sont affrontées sans fard : le choix.
offert au peuple italien était : ou le Plan Marshall ou le rat-
lachement aux démocraties populaires. En Grèce le « Plan
Marshall > fut moins heureux qu'en Italie; l'armée stali-
rienne, sans cesse sur le point d'être écrasée, renait, toujours
plus nombreuse, sur un autre point du territoire. Mais il n'y
# pas de perspective que les U.S.A. se découragent et aban-
donnent sans lutte aux staliniens cette importante position
de leur système stratégique.
Toutes ces luttes territoriales, toutes ces guerres : locali-
sées revêtent un caractère aussi acharné parce qu'elles sont
des préparations du conflit généralisé qui est en vue. Il est
question pour chacun à la fois de s'assurer des bases straté-
giques, et d'annexer la plus grande partie possible des res-
sources en matières premières et de l'appareil de produc-
lion mondial à son propre système économique. D'autre part:
à l'intérieur de chaque bloc, la préparation au conflit se
poursuit sur tous les plans :
Aux Etats-Unis, la «reconversion » partielle de l'industrie
ra nullement entraîné un retour.pur et simple à l'état rela:
livement anarchique d'avant la guerre; l'immense effort de
planification nécessité par le dernier conflit n'a pas été sans
lendemain. A l'heure actuelle l'état capitaliste américain:
opère un contrôle très serré de toutes les ressources intéresa :
sant la défense nationale, c'est-à-dire, pratiquement de tout
Fappareil de production : le « national security ressources
board » est un véritable comité de planification de guerre,
qui tient un hilan strict des ressources industrielles, prépare
une nouvelle reconversion rapide en cas de guerre; en 1948,
on a assisté sous : sa direction à des « grandes maneuvres »
économiques, sur le « thème » de cette reconversion, ainsi
qu'à la constitution de stocks considérables des différentes
matières premières insuffisamment abondantes sur le terri-
toire américain : le capitalisme américain, déjà très avancé
dans la voie de la planification étatique est capable de pren-
dre; pour ses intérêts historiques, des mesures aussi absurdes::
pour le capitalisme classique qu'une telle immobilisation
improductive de capitaux.
Sur le terrain international, le Plan Marshall est une appa-
rente « absurdité » du même genre; cette « générosité » est
un simple sacrifice du capitalisme, à ses intérêts bien conr-
pris. Son but «théorique » assurer la restauration du capi-:.
talisme européen, serait une pure utopie : une telle stabilisa-
tion, le renversement de la balance des échanges de l'Europe,
prévu » pour 1952 par le Comité européen de coopération
économique, ne seraient possibles que sur la base de pres-
tations de plusieurs dizaines de milliards de dollars que
l'impérialisme américain ne peut ni ne veut faire à l'Europe.
Son but réel est double : d'une part le Plan Marshall com-
mence l'intégration politique et économique de l'Europe au
capital et à l'état américain. Mais une telle réduction des
économies européennes au rang d'économies dépendantes
des U.S.A. se heurte aux résistances certaines des pays les
moins affaiblis : l'Angleterre par sa politique autarcique ou
par sa politique impériale (ainsi son action en Palestine), la
55
France en Allemagne, la Hollande en Indonésie. n'ont pas
encore abandonné toute velléité d'indépendance; leur inté-
gration totale demanderait sans doute une période plus lon-
gue que celle qui est allouée par la perspective de la guerre;
il est certain que seule la prochaine giierre pourrait para-
chever cette tache, tandis que l'objectif essentiel du Plan
Marshall est un objectif politico-stratégique plus immédiat :
permettre aux bourgeoisies curopéennes de résister victo-
rieusement à la poussée de la Russie et à l'action des partis
stalinieiis, en leur insufflant périodiquement une certainė
quantité d'oxygène : l'action de l'aide Marshall sur les élec-
tions italiennes en est le type le plus caractéristique.
Il faut reconnaître que le Plan Marshall, avec ses perspec-
tives réelles Jimitées, n'est qu'un des atouts de la politique
américaine : la préparation militaire directe dépasse en en-
vergure cette tentative de « limiter les dégâts » en Europe :
les crédits militaires américains pour 1949 dépassent à eux
sculs l'ensemble des crédits Marshall pour les cinq années.
Aux U.S.A. les effectifs étaient augmentés et Marshall pro-
posait l'établissement de la conscription, en Angleterre la
demobilisation était ralentie. L'année 1948 marquait un pas
décisif vers l'unité de la politique guerrière du bloc occi-
dental : en mars, tandis que le continent américain à Bogota
s'unissait plus étroitement contre le « communisme », c'était
à Bruxelles la conférence des 5 et l'alliance occidentale; en
mai, un Comité militaire permanent était créé, les diffé-
rentes tâches militaires réparties entre les alliés. Une coordi-
nation dans la fabrication des armements s'amorçait, les
types d'armement tendaient vers l'unité. A la fin de l'année,
les conversations pour l'unification explicite avec la ma-
chine de guerre américaine étaient engagées. Du reste on
n'avait pas attendu le vote du « pacte atlantique » et du nou-
veau « prêt-bail » pour envoyer des armements aux troupes
occidentales. Un accord d'importance, l'unification des file-
tages entre les industries américaine et anglaise, est une me-
sure de guerre qui ne passe pas par les Parlements mais va
plus loin que les pactos formels d'assistance mutuelle.
Du côté russe, la préparation de la gucrre se poursuivait
aussi activement. Des pactes d'alliance étaient conclus cntre
les différents pays; encore davantage que pour le bloc occi-
dental, ces traités ne faisaient que traduire l'effort d'unifi-
cation réelle en vue de la guerre. Cependant cette unifica-
tion se heurtait à de grandes difficultés : dans ce bloc de
pays pauvres, l'effort économique rapide et outrancier pour
l'accroissement du potentiel militaire, contredit le rythme de
l'accumulation nécessaire à l'industrialisation des pays 'satel-
lites; la bureaucratie locale de ces pays se trouve devant la
nécessité de créer et de consolider rapidement sa base éco-
nomique par une puissante industrie : le plan polonais prévoit
un taux d'accumúlation de 20.4% par an; le plan yougoslave,
le plus ambitieux, prévoyait plus d'un milliard de dollars
d'investissements par an, et un taux de 27 % pour la cin-
quième année. Pour des pays manquant de capital domies-
tique, coupés pour des raisons politiques et par la pression
russe de tout investissement américain, ces prévisions sont
56
absolument chimériques; la seule issue possible aurait été
dans une aide russe, mais la Russie partiellement dévastée
par la guerre est incapable de fournir cet effort; au contraire
toutes ses relations économiques avec les pays satellites cons-
tituent une ponction continuelle de capitaux : pillage ouvert,
rattachement direct de secteurs industriels entiers à l'indus-
trie russe, trocs de produits à des taux fictifs désastreux, etc.
C'est dans cette contradiction fondamentale qu'il faut cher-
cher les raisons des différentes crises qui ont éclaté dans les
pays satellites, et en particulier de l'affaire yougoslave. Pour
comprendre la révolte de Tito, il faut d'abord mettre de
côté le fatras ile scolastique pseudo-marxiste que constituent
les accusations du Kominform comme les réponses yougo-
slaves; il n'y a là qu'un écran de fumée destiné à cacher les
véritables problèmes à l'opinion mondiale. C'est encore se
laisser prendre à cette mystification que d'attribuer la
« déviation titiste » soit à la pression des éléments bourgeois,
en réalité complètement éliminé en Yougoslavie, soit à une
« pression de la base », du prolétariat ou des paysans pau-
vres. Il y a aussi peu de sens à parler de « droite » ou de
« gauche » à propos du conflit russo-yougoslave qu'à propos
d'une lutte entre différentes bourgoisies nationales, par
exemple du différent franco-américain à propos de la Ruhr :
la lutte se passe entre deux classes dominantes de même
type; il est caractéristique que le conflit ait éclaté avec le
pays où la bureaucratie nationale était le plus solidement
enracinée et la plus forte. La bureaucratie yougoslave a
proliféré pendant la guerre contre l'Allemagne, se créant une
solide base sociale dans l'armée des partisans; après la
guerre son objectif était de s'implanter également dans l'éco-
nomie en poussant à fond vers « collectivisation » à la
campagne et vers l'industrialisation. Bien que les informa-
tions précises manquent totalement pour reconstituer les
différents chaînons du conflit, il est clair qu'il se réduit à
une lutte pour partager le produit de l'exploitation intensive
des travailleurs yougoslaves.
Il ne saurait être question de minimiser les différents
conflits secondaires à l'intérieur de chaque bloc; la prépara-
tion à la guerre ne se poursuit pas de façon absolument
rectiligne; de plus chaque adversaire tente de profiter des
fissures apparaissant dans l'autre bloc pour saboter l'effort
de l'ennemi ou s'imiscer dans ses positions. L'Amérique, sans
grande illusion d'ailleurs, s'efforce d'exploiter l'affaire Tito.
La Russie senible relativement plus heureuse dans ses inter-
ventions; la bureaucratic russe ou les partis staliniens
travaillent à s'introduire dans les conflits entre pays capi-
talistes, que ce soit en Indonésie, en Allemagne ou en Pales-
tine. En Europe occidentale la politique des partis staliniens
a fait sa ligne générale de la « lutte pour l'indépendance
nationale », c'est-à-dire contre le Plan Marshall et l'intégra-
tion à la politique de guerre des U.S.A. : il est caractéristique
que la seule condition mise par le P.C.F. à la conclusion
d'alliances électorales soit le refus du Plan Marshall; de
même, dans la mesure de leur emprise sur la classe ouvrière,
les staliniens utilisent la lutte de classe dans le seul but du
:
57
sabotage de l'économie de l'ennemi. Par ces deux exemples
s'éclaire ce que nous disions plus haut du « radicalisme »
actuel des Partis communistes. Enfin les négociations de paix
elles-mêmes, sont utilisées à la préparation idéologique du
conflit, dans l'intention de diviser l'opinion publique de
l'adversaire : révélations théâtrales de conversations diplo-
matiques, proposition de Staline à Truman de négocier...
sur les bases de Wallace, conférence internationale sur l'in-
formation où chacun dénonce les tares de l'autre, proposi-
tions démagogiques à l'O.N.U. sur le contrôle atomique ou
le désarmement.
Quelles sont aujourd'hui les forces susceptibles d'arrêter
la marche du monde vers la guerre ?
Il est visible que les différents conflits secondaires seront
emportés par le flot de la grande rivalité mondiale, et abou-
tiront à des capitulations de part et d'autre ou à l'extermi-
nation des récalcitrants. Quant à la contradiction fondamen-
tale de chaque système, due à son caractère de régime
d'exploitation, c'est une illusion de croire qu'elle peut par-
venir à bloquer la machine de guerre; ainsi le danger de
crise de surproduction aux U.S.A. a pour résultat'une plani-.
fication plus poussée, un nouveau New Deal dont les «grands
travaux » s'orienteront vers l'accroissement du potentiel de
guerre du bloc américain.
Les contradictions du système d'exploitation ne sont un
facteur de progrès historique que dans la mesure où elles
sont mises à profit par la classe dominée pour renverser l'ex-
ploitation. Pour terminer, il faut donc faire le point de l'état
du prolétariat à la fin de l'année écoulée.
Aux Etats-Unis, cette année n'a pas marqué d'étape nou-
velle dans l'évolution de la lutte de classes. L'existence de la
loi Taft-Hartley contre les syndicats n'a pas enrayé la com-
bativité de la classe ouvrière qui s'est affirmée par d'impor-
tants mouvements de grève; au moment où la grève des mi-
neurs français mettait en danger l'efficacité des plans amé-
ricains pour le soutien du capitalisme européen, les dockers
américains de leur côté poursuivaient une longue grève.cui
avait. des conséquences analogues. Un tel exemple montre
la valeur des discours sur l'adhésion du prolétariat améri-
cain au fiorissant système capitaliste qui l'exploite. Le
poids de la lutte de classes s'exprimait encore, bien que
de façon extrêmement déformée, dans les élections prési-
dentielles : l'élection de Truman, due en grande partie à
l'appoint des suffrages ouvriers, traduisait la volonté du pro-
létariat de faire abolir la législation anti-ouvrière, ainsi que
son hostilité à une politique de guerre plus franchement
exprimée par les républicains. Evidemment la classe ouvrière
n'a pas abandonné toute confiance dans la « démocratie »
capitaliste, et se laisse abuser par l'espoir de réformes pos-
sibles dans ce système. Sans considérer les origines histo-
riques d'une telle « conscience réformiste », on peut voir
que les deux facteurs qui freinent l'évolution du proletariat
américain vers une attitude révolutionnaire sont d'une part
la situation privilégiée du capitalisme américain dans l'éco-
nomie mondiale, qui a jusqu'à maintenant empêché une atta-,
que à fond contre le niveau de vie de la classe : ouvrière,
d'autre part le poids immense de la bureaucratie syndicale;
ce deuxième facteur est de loin le plus important : l'appa-
reil syndical américain n'a qu'une analogie superficielle avec
ane bureaucratie réformiste de type classique; sa fonction
essentielle est l'organisation de la force de travail, son ein-
brigadement et son intégration à l'appareil de production
capitaliste; cette fonction est profondément identique à celle
des syndicats dans l'économie capitaliste d'état russe, mais:
le syndicalisme américain, comme l'économie américaine
elle-même, ont encore une importante évolution à parcourir
pour que cette identité apparaisse en clair. La future crise
de surproduction et la concentration économique étatique
accrne qu'elle provoquera, enfin la troisième guerre mon-
diale achèveront la transformation des syndicats aniéricains.
en rouages de la machine d'exploitation capitaliste; à travers
ces conditions objectives, le prolétariat américain pourra
faire l'expérience du rôle de sa bureaucratie, et, sans pas-
ser par une étape stalinienne, parvenir à une conscience
claire de sa mission révolutionnaire; mais cette évolution,
si elle peut s'effectuer rapidement, est à peine amorcée
aujourd'hui, et se poursuivra parallèlement à l'évolution :
objective vers la guerre à laquelle elle est indissolublement
liée.
En Europe occidentale, le proletariat se trouve depitis la
« libération » exploité comme il ne l'avait pas été de long-
temps; la décrépitude absolue du capitalisme et surtout sa
faiblesse disproportionnée en face de l'économie américaine
a été la cause de la baisse constante du niveau de vie de
la classe ouvrière, qui ne nourrit plus guère d'illusions sur
les possibilités d'améliorer son sort en régime capitaliste;.
mais en Europe comme dans le monde entier, le problème
préliminaire à une lutte révolutionnaire est l'émancipation
au moins partielle par rapport à la bureaucratie ouvrière;
ici, c'est le rapport à la bureaucratie de type stalinien qui
est le facteur déterminant. Dans le pays le plus caractéris-
tique, en France on peut évaluer assez exactement le stade
où se trouve actuellement la conscience prolétarienne. La
période qui s'étend depuis la « libération'» jusqu'en avril :
1947 avait débuté par une 'emprise profonde du stalinisme
sur la classe, par la confiance que celle-ci accordait à la
* tactique géniale » des chefs staliniens; mais cette tactique,
l'infiltration méthodique dans l'état et l'économie était celle
où la bureaucratie devait le plus clairement apparaître avec
son vrai visage, comme candidat à la succession de la bour-
geoisie en tant que classe exploiteuse, et déjà comme son
remplaçant partiel; de là le mouvement grandissant de désaf-
fection vis-à-vis du P.C. et de la C.G.T. à la fin de cette
période, de là les mouvements de grève qui, d'avril à juillet,
s'effectuèrent contre la politique ouverte ou au moins l'oppo-
sition larvée des directions staliniennes. Cependant, durant
la période qui va d'avril aux grèves de novembre-décembre
1947, le P.C. s'adaptait au tournant général dont nous avons
analysé les raisons internationales, et sa nouvelle attitude
59
d'apparence radicale devait compliquer considérablenient la
prise de conscience de la classe depuis la fin de 1947, sans
cependant l'arrêter : du double caractère de la politique sta-
linienne, politique d'exploitation du proletariat par sa
burcaucratie, et politique étroitement liée aux intérêts inter-
nationaux de la classe bureaucratique, c'est la deuxième face
qui est claire maintenant pour un nombre croissant d'ou-
yriers.
Depuis les grèves de novembre-décembre 1947, le mouve-
ment ouvrier français semble être entré dans une période
de morcellement et de profond découragement; la scission
syndicale, issue de ces grèves ne faisait que consacrer l'em-
prise du conflit mondial à l'intérieur même de la classe ou:
vrière. Une partie importante des ouvriers restaient stali-
niens convaincus et le P.C.F. utilisait son emprise sur cer-
tains secteurs pour mener son sabotage de l'économie
capitaliste au profit lu bloc russe : tel fut un des aspects
essentiels de la grève des mineurs. Mais dans la majorité du
prolétariat existe maintenant la conscience diffuse que la
violence (le la politique stalinienne'n'a rien à voir avec les ·
intérêts de la classe et une politique révolutionnaire, cette
conscience liée à l'expérience de l'inutilité d'une politique
purement revendicative pour améliorer durablement leur
sort, enfin l'inexistence d'expériences concrètes où la lutte
de la classe ait pu se dégager du poids bureaucratique, sont
les causes du profond désarroi de la classe à l'heure actuelle.
Un grand nombre d'ouvriers suit encore les centrales syn-
dicales mais sans confiance; le recul des ouvriers devant tout
ce qui est organisé, syndicats, partis et devant la « poli-
tique », est un signe caractéristique de la période actuelle;
pour négatif que soit ce facteur, il indique un commence-
inent de conscience instinctive de l'exploitation du prolé-
tariat par sa bureaucratie. Une série d'éléments avancés sont
poussés à la réflexion par les événements actuels, et par la :
politique des partis ouvriers traditionnels; cette très faible
avant-garde acquiert la conscience claire que l'U.R.S.S. n'est
en définitive qu'un autre système d'exploitation et, que la
lutte contre la bureaucratie « ouvrière » est aussi inportante.
que la lutte contre la bourgeoisie. Mais dans sa grande majo.
rité la classe ouvrière reste aujourd'hui fascinée par les
aspects négatifs de sa situation; elle se rend compte que 110*1.
seulement elle ne peut pas entrer en lutte contre ses direc-
tions syndicales et politiques, mais même qu'elle ne peut pas
lutter indépendamment de ces directions et sans faire appel
à elles, où en tout cas sans être « coiffé » par elles. Le pro-
létariat n'a encore pas fait un pas dans la voie de son orga-
nisation révolutionnaire autonome.
De son côté, la Tchécoslovaquie a fourni en 1948 un
exemple différent de l'évolution politique du prolétariat. A
la veille des événenients de février, la classe ouvrière suivait
passivement sa direction stalinienne; pendant le coup d'état,
solidement encadrée dans le P.C. et les syndicats, elle jouait
docilement le rôle de masse de manæuvre dans l'élimination
finalo de la bourgeoisie par la bureaucratie. Dès le lende-
inain du putsch, il r'était plus question que de rendement
accru, de rattraper les heures perdues en « révolution », de
discipline « prolétarienne », de travail supplémentaire
< volontaire » etc.; l'exploitation du prolétariat par sa
bureaucratie, encore masquée avant février par l'alibi de la
présence de la bourgeoisie, se dévoilait brusquement; les
quelques informations dont on dispose permettent de suppo-
ser que la classe ouvrière n'a plus guère d'illusions sur les
bienfaits du soi-disant « socialisme » construit avec sa sueur
et son sang pour le seul profit des bureaucrates.
Mais en Tchécoslovaquie comme dans tout le bloc russe,
la situation du prolétariat est extrêmement contradictoire :
l'établissement du capitalisme d'état par la bureaucratie
« ouvrière » ne laisse plus place à une confiance de la classe
envers ceux qui les exploitent ouvertement, ni envers toute
nouvelle forme de bureaucratie qui prétendrait accomplir la
tâche révolutionnaire du prolétariat à sa place; inais d'aulie
part le poids économique, politique, policier du système est
si lourd qu'aucune expression organisée de cette révolte
sourde n'apparaît.
Ainsi l'ensemble du prolétariat mondial ne saurait ren-
verser par la révolution le cours du monde vers la guerre.
Une partie n'est encore qu'au début de son évolution vers
une nette conscience du problème bureaucratique; l'autre,
renfermant un potentiel révolutionnaire considérable, ne
peut actuellement espérer briser l'étreinte du régime établi
par la bureaucratic. Mais la marche du monde vers le conflit,
en accusant les traits les plus réactionnaires des deux socié-
tés, permet objectivement aux masses d'en prendre cons-
cience; c'est dans ce cours vers la guerre, c'est dans la
guerre elle-même que se dessinera clairement dans les faits
objectifs la seule alternative pour le prolétariat : non pas
le choix entre l'exploitation par les capitalistes améri-
cains ou par les bureaucrates russes, car ces deux exploita-
tions apparaitront comme historiquement et immédiatement
équivalentes, mais l'alternative entre l'exploitation avec les
formes ouvertement barbares qu'elle prendra, et le propre
pouvoir de la classe opprimée.
MARC FOUCAULT:
61
LE CARTEL D'UNITE D'ACTION
SYNDICALE
Du 21 novembre 1948 date une plate-forme politique expri-
mant une base petite mais réelle de salariés (300.000, a-t-on
dit). C'est la plus progressive depuis la « Libération ».
Une conférence appelée à Paris par le Comité de Coor-
dination des Syndicats Autonomes avait pour but essentiel
de tenter un regroupement des éléments dégoûtés du syndi-
calisme à la Jouhaux et à la Frachon : Syndicats Autono-
mes, C.N.T., Minorités de la C.G.T., de la C.G.T.-F.O. et de
la F.E.N.
Allait-on créer une nouvelle centrale ? La question a été
posée. De la conférence sont sortis une « Fédération des Syn-
dicats Autonomes » et un « Cartel de Liaison ». L'élaboration
de la plate-forme d'accord n'a pas été sans une extrême, con-
fusion. Il était difficile de formuler en deux jours plus de
principes déjà violés dans le même temps.
I. - DES PRINCIPES A LA REALITE
Des 8 articles de la Résolution, cing (5) font mention
d'apolitisme ou de neutralité à l'égard des Partis. Mais
8 sur 8 prennent parti politiquement. Tout le monde sait que
la politique c'est tout ce qui concerne la direction des affaires
de l'Etat, tant extérieures qu'intérieures. Pour le Cartel,
l'Organisation Syndicale « doit manifester son indépendance
absolue vis-à-vis des Partis, des gouvernements et de l'Etat
et viser à la disparition de celui-ci... ». C'est une position
politique. Elle ne permet la neutralité devant aucun pro-
blème où l'Etat est engagé. Elle détermine une attitude vis-
62
à-vis de tout ce qui peut être qualifié de politique. D'ailleurs
la résolution n'en reste pas aux généralités : « La place des
travaifleurs n'est ni derrière l'Impérialisme américain, ni
derrière l'Impérialisme français... ». Qu'est donc l'Impéria-
lisme américain sinon la politique de la bourgeoisie améri-
caine ? Comment le définir sans prononcer le mot-tahou ?
Mais il y a plus. Qu'on s'organise pour s'emparer de l'Etat
ou pour le détruire, on fait de la Politique. L'article VII
l'avoue sous prétexte de le nier. « L'organisation syndicale
ne s'oppose à aucun Parti, aucune secte, aucune église puis-
qu'elle ne les concurrence pas.. Mais elle doit combattre tou-
tes les tentatives faites en vue de paralyser l'action reven-
dicative et gestionnaire des travailleurs d'où qu'elle vienne ».
Du reste les problèmes que pose la résolution sont aussi bien,
sont même essentiellement des problèmes politiques :
Pour « une Internationale qui appelle avec plus de
force qu'il y a cent ans les prolétaires de tous les pays
à s'unir »;
- «Interdiction pour les responsables d'engager l'orga-
nisation par des accords ou des décisions d'action sans
avoir reçu régulièrement et précisément le mandat par
des organismes statutairement qualifiés »;
- « Représentation proportionnelle des minorités dans
les organes délibératifs;
Pour un travail politique de masses : « Le programme
et l'expression de l'organisation syndicale doivent évo-
luer avec la conjoncture mais être toujours au niveau
moyen de la compréhension que les travailleurs ont
des nécessités de leur action collective »;
Contre le parlementarisme;
Pour le Front-Unique : « Le mouvement se réserve le
droit de répondre favorablement ou négativement aux
appels qui lui seraient adressés par d'autres gronpe-
ments en vue d'une action nettement déterminée ».
1
D'ailleurs avant que la résolution ne fut entièrement rédi-
gée, la pratique avait décidé contre les principes. Les gaul-
listes étaient heureusement démasqués et vidés mal-
gré l'Article II : « ... Elle doit être ouverte à tous les syndi-
calistes quelles que soient leurs opinions politiques, reli-
gieuses ou philosophiques et sans qu'un grief quelconque
puisse leur être fait de ces opinions. »
Les organisations constituant le Cartel avaient-elles des
affinités politiques quelconques, malgré le défense qui en
63
était faite ? Certainement oui, si l'on entend par là que la
C.N.T., l'linité Syndicale, la Minorité F.O., ont des lignes
politiques plus définies que celle du Cartel. La décision même
était votée par des gens qui souvent n'étaient pas mandatés
selon l'article 1II. Il aurait fallu un Congrès National préa-
lable pour toutes les organisations participantes. Enfin, la
majorité des travailleurs se révèle, malgré l'article V, tantôt
fort en deçà, tantôt fort au-delà de l'expression adoptée.
Ces incohérences mettent à nu le clésarroi des « syndica-
jistes de bonne foi ». Leurs statuts seraient bons à paver
l'enfer, s'ils n'étaient prétexte à une analyse, faite malgré
eux, de la réalité syndicale, Les « Défense de ... » sont un
mauvais remède mais un bon diagnostic.
Voici donc en clair cette analyse en employant les mêmes
mots mais en remplaçant les souhaits ou interdictions de la
Résolution par des constatations :
Les modes d'intervention des organismes syndicaux
mettent seulement en mouvement leurs responsables
qui se conduisent comme les représentants souverains
des salariés (d'après l'article. III);
- Les fonctions syndicales responsables sont cumulées
avec des fonctions politiques rétribuées de même
qu'avec des fonctions dans les organismes gestion-
naires d'Etat (d'après l'article VI);
Les syndicats manifestent leur dépendance absolue
vis-à-vis des Partis, des gouvernements, de l'Etat et
visent au renforcement de celui-ci en devenant les
Organismes d'encadrement des travailleurs. Ils s'ada-
tent à toutes les formes d'exploitation des travailleurs,
Leur action favorise dans les faits soit l'Impérialisme
soit l'Etatisme et tend à l'avènement au pouvoir de
la Bureaucratie (d'après l'article I);
Le chauvinisme déferle jusque dans la F.S.M. Les tra-
vailleurs sont rangés derrière l'Impérialisme aniéri.
cain, derrière l'Impérialisme russe ou inêine derrière
l'Impérialisme français moribond.
Cette analyse est cohérente. Dans la classe se différencie
me couche de bureaucrates, les responsables. Pourquoi ? La
structure syndicale est une première cause. L'organisation
classique partage les salariés en responsables et cotisants. Le
militant de base hors des périodes d'enthousiasme est en fait
une exception. Les modes d'intervention accentuent cette
division. Dans leur pratique la plus générale ils sont réfor-
..
mistes. Les responsables négocient avec l'entreprise ou l'Etat.
C'est la porte ouverte à toutes les pressions.
Celle de l'Etat est dans le texte la mieux explicitée car
C'est la plus apparente et la mieux ressentie par les ouvriers.
Dès avant la guerre Trotsky l'expliquait :
* Il y a un aspect commun dans le développement ou, plus
exactement dans la dégénérescence des organisations syndi-
cales modernes dans le monde entier : c'est leur rapproche-
ment et leur fusion avec le pouvoir d'Etat. »
« Ce processus est également caractéristique. pour les
Syndicats neutres, sociaux-démocrates, communistes et anar-
chistes. Ce fait seul indique que la tendance à fusionner avec
l'Etat n'est pas inhérente à telle ou telle doctrine, mais
résulte des conditions sociales communes à tous les Syndi-
cats. » (L. Trotsky : Les Syndicats à l'époque de la décadence
impérialiste.)
Le « cumul des fonctions syndicales et des fonctions poli-
tiques rétribuées » exprime cette tendance à la fusion des
appareils de l'Etat et du syndicat. Ce cumul est social autant
qu'individuel. C'est la couche des « responsables » tout en-
tière qui fusionne avec la bureaucratie politique : les res-
ponsables des Partis, les élus du suffrage universel, les fonc-
tionnaires nommés par relations.
Il faut pourtant apporter quelques précisions : le Syndi-
cat n'est pas nécessairement dans l'Etat, mais il est toujours
au niveau de l'Etat; aussi bien peut-il s'intégrer au stali-
nisme, appareil bureaucratique mondial s'appuyant sur l'Etat
l'ilsse.
D'autre part si ce rapprochement peut s'effectuer de plu-
sieurs manières, ce sont essentiellement les partis, le P.S. et
le P.C., qui ont assumé le rôle d'intermédiaire, qui ont effec-
tué pour le compte de l'Etat la conquête des Syndicats.
Cela justitie en apparence les précautions prises contre le
noyautage, contre les mots d'ordre « partisans ». Mais les
Partis ne sont que des intermédiaires, ce sont les conditions-
économiques et sociales qui sont déterminantes. Toute nou-
velle centrale syndicale si elle pouvait se développer suffi-
samment, créerait un nouvel appareil qui se détacherait de la
base et se rapprocherait de l'Etat par quelque processus que
ce soit.
Mais il faut parler du deuxième « cumul», le « cumul
avec des fonctions dans les organismes gestionnaires de
l'Etat ». Il est bien étrange de n'interdire ce cumul que pour
l'entreprise nationalisée. Il n'y a pas en France de différence
65
3
S.
essentielle entre l'entreprise nationalisée et l'entreprise pri-
vée. C'est, dans l'un comme dans l'autre cas, de la couche de
techniciens que se rapproche la bureaucratie syndicale:
Quand on a à faire il une industrie d'un niveau technique
élevé on constate une extrême amplification de la couche des
techniciens. Les causes en sont vieilles comme le capitalisme
(tendance à la planification, séparation entre propriété et
direction), mais elles trouvent leur plein épanouissement au-
jourd'hui. A la tête des grandes unités industrielles s'est
développé tout un appareil à organes multiples (plannings,
bureaux des temps, plans comptables, etc...).
Cet appareil ne correspond pas seulement aux tendances
modernes de l'économie à la concentration mais aussi à l'éyo-
lution de la technique à notre époque. Plus l'outillage se
perfectionne plus l'automatisme se développe. Les temps
mécaniques de la machine diminuent relativement aux temps
manuels nécessaires pour l'alimenter et la régler. La lutte
pour le rendement nécessite donc impérativement la mise au
point d'une technique essentiellement humaine ayant pour
objet la lutte contre le « gaspillage ouvrier ». Sous sa forme
la plus grossière c'est le travail aux pièces, sous sa forme
.achevée c'est tout l'appareil moderne de contrôle des moin-
dres gestes de l'ouvrier au travail et de leur « rationalisa-
tion »..
Ces méthodes ne vont presque jamais sans une réaction
des ouvriers qui se défendent par la baisse de la productivité.
Le contrôle ne peut donc aller qu'en s'aggravant. Il en résulte
une hypertrophie des organes techniques, un gaspillage
bureaucratique. La couche des techniciens est donc de pus
en plus liée à une nécessité d'exploitation en même temps
qu'elle prend un caractère parasitaire, c'est-à-dire qu'elle se
développe en suscitant ce contre quoi elle lutte. Elle tend
donc à acquérir la même position sociale de parasitisme dans
une société d'exploitation que la bureaucratie politique,
Mais dernier caractère cette « technique humaine »
est à elle seule impuissante, car il n'est pas possible d'assurer
par des sanctions et des primes l'amélioration du rendement.
Il y a aussi la conscience des ouvriers. Le meilleur moyen,
le seul, est de s'adresser à leurs organisations pour canaliser
la lutte de classes. C'est la signification du réformisme clas-
sique. Mais il y a plus : l'action syndicale classique recoupe
les préoccupations directoriales dans la lutte pour le rende-
ment.
Une relation entre les « temps » de l'ouvrier et ses condi-
tions de vie se fait jour dans la production inoderne. Ties
nécessités de la production amènent à s'occuper de Touvrier
concret, de son alimentation rapide, de la régularité de son
travail. Tout cela suffit à expliquer l'effort de la direction
pour l'amélioration des conditions de travail, l'hygiène, la
cantine, la sécurité, l'assistance sociale. Le Syndicat apparaît
ainsi comme une excellente force auxiliaire de la « rationa-
lisation » du travail.
Il y a là une extension apparente des tâches du syndica-
lisme classique qui concernaient essentiellement les salaires
globaux et la durée de la journée de travail. Le syndicat
devient de plus en plus un rotage de la production. Le syndi-
(at peut accepter ce rôle par une pression directe, céder au
paternalisme. Il peut aussi recevoir cette pression par le
parti qui le contrôle. Socialement le résultat est le même.
Les deux couches ont la même fonction dans la production, la
même position par rapport à la lutte de classes. Le cumul
est là encore une réalité et un symbole. Politiciens, bonzes,
techniciens expriment une même entité sociale, la Bureau-
cratie.
Cette nouvelle couché sociale, issue de diverses classes,
tend vers une homogénéité de plus en plus grande. Elle dis-
pose à la fois de l'encadrement de la force de travail, de la
direction des secteurs clés de l'économie, des organes de
l'Etat, des appareils de propagande. Son importance écono-
mique et numérique augmente. Ces couches parasitaires sont
des formations sociales montantes, littéralement portées au
premier plan par les tendances profondes de l'économie et
cela détermine leur tendance, 'leur mentalité, leur idéologie.
Les bureaucrates peuvent, il est vrai, être réformistes,
chrétiens, apolitiques, gaullistes, mais c'est le stalinisme qui
satisfait le mieux leurs aspirations. C'est la meilleure expres-
sion de la bureaucratie en même temps que le meilleur agent
de son développement.
II.
LE PROGRAMME ÉT L'ACTION DIRECTE
La deuxième partie de la résolution est un programime
d'action immédiate. On y trouve 4 thèmes : Revendications,
Extension des tâches syndicales, Lutte anti-impérialiste à
l'état embryonnaire, Action directe.
Nous venons de voir dans l'extension des tâches relatives
à la production la fonction économique même de la bureau-
67
(ratie. Lorsqk (htte extension est le fait de syndicats non-
bureaucratiques elle renferme une ambiguïté : elle est une
forme d'éducation (les militants mais elle contribue à la
dégénérescence tlu syndicat. Dans un << programme immé
diat » que des minorités proposent aux syndicats réels, il n'y
a pas de cloute, c'est 19 fois sur 20 à la bureaucratie qu'on
demande de l'appliquer. C'est pour elle qu'on revendique le
Contrôle des prix. C'est à elle qu'on demande de former des
coopératives. (on porte de l'eau à son moulin car le contrôle
est une de ses levendications propres. Les coopératives de
(02sommation seraient un magnifique champ de son activité.
La gestion est son but essentiel.
Mais dissions le brouillard autonr de ce mot, sorrent
employé lors de la conférence.
Premier SCHÅ. Les ouvriers gèrent les très rares ('00-
pératives existantes. Ce n'est rien de plus qu'un artisanat
collectif. Ce n'est pas du tout un moyen de réussir là où le
capitalisme échone. Surtout si on prend parti contre « toute
capitalisation ouvrière ». Les camaradies vont-ils produire
sans capital ?
Deuxièine $(11.6. Les ouvriers ont tenté de girer un cer-
tain nombre d'entreprises nationalisées à la « Libération ».
Mais l'expérienc:p a été sabotée. Disons plus clairement que
« gestion » a pris son sens bureaucratique, la contribution
des responsables syndicaux à la bonne marche de l'entre-
prise et à l'exploitation rationnelle des ouvriers.
Enfin, dcrnica SCHS. Les ouvriers croient « gérer » quel-
ques rares usines privées du type de la Télémécanique de
Nanterre. Il suffit de remarquer que malgré l'absence indé-
niable de l'influence de l'Etat dans cette expérience et le fait
que l'on ne puisse y déceler aucune pression politique quel-
conque la condition préalablé absolue de cette expérience
est l'acceptation indiscutée de la nécessité du capitalisme.
l'our résuiner on peut dire qu'en dehors de quelques expé-
riences fort limitées qui peuvent être tentées par les îlots
syndicalistes au risque de leur existence, même en tant que
noyaux révolutionnaires, aucune extension des tâches syn-
clicales n'a de signification progressive. La transmission du
pouvoir de la bourgeoisie à la bureaucratie ne nous avance
pas, n'apporte ni amélioration pour la grande masse, ni expé-
rience positive.
Il n'y a de gestion véritable possible que sur la base d'une
révolution profonde de tous les rapports de production exis.
68
j
tant, révolution à la fois violente et idéologique qui fera des
ouvriers productifs, « manuels et intellectuels » un bloc uni
et unique, sans différenciations sociales et sans controle
« technique » de l'un sur l'autre, et politiquement soudé dans
la lutte systématique et consciente contre la bureaucratie
dans l'ensemble de la société. Le moins qu'on puisse dire:
c'est que les formes syndicales d'organisations sont entière-
ment inadaptées à une telle action révolutionnaire.
Il est encore plus difficile de détourner de sa véritable
signification l'action levendicative que la gestion.
Voici les quinze points du programme revendicatif :
1° La suppression du blocage des salaires.
2° La suppression de l'impôt sur le revenu provenant des
salaires.
3° Pour une échelle mobile après revalorisation des salai-
res selon les indices de 1938.
4° Pour le retour effectif aux 40 heures sans diminution
de salaire.
5° Pour qu'en cas de chômage partiel des entreprises, il
y ait paiement intégral du salaire sur la base de
40 heures de travail.
4° Pour la suppression des zones de salaires, des primes
de rendement, du salaire à la tâché sans normes préa-
lables.
7° Pour la compression de l'éventail des salaires.
8° Pour des conventions collectives nationales par brän-
che de l'industrie.
9° Pour l'application de ces conventions à chacune des
usines avec matérialisation des avantages acquis au
cours d'une action particulière.
10° Pour la suppression de l'intervention de l'Etat dans
l'élaboration de ces conventions et contre l'arbitrage
obligatoire, particulièrement pour la suppression de
la loi du 23 décembre 1946.
11° Pour l'organisation des Comités de chômeurs sous con-
trôle syndical.
12° Pour la garantie du salaire minimum vital aux vieux
travailleurs.
13° Pour l'organisation de l'apprentissage.
14° Pour la fixation du minimum vital des fonctionnaires
dans les conditions prévues statutairement.
15° Pour le financement total du reclassement des fonc.
tionnaires à compter du 1er janvier 1949.
69
-
Faut-il y voir un programie minimum selon la pratique
réforiniste, c'est-à-dire l'enterrement pur et simple de tous
les principes que l'on vient de poser contre une bouchée de
pain ? Regardons de plus près. Ce sont des revendications
classiques. Elles sont présentées en un enseurble cohérent,
c'est-à-dire assez explicite pour ne pouvoir être facilement
défiguré, assez général pour ne pas trop prêter à la division
des catégories.
.:: L'objectif recherché est manifeste : atteindre et conser-
ver le niveau de vie d'il y a dix ans. Le bilan de dix années
de lutte des salariés est négatif. La cause immédiate est la
guerre, non pas comme accident mais comme aboutissement
de l'économie capitaliste; non pas comme catastrophe pas-
sägère, mais par tous les résultats irréversibles qu'elle a
apporté. Pourtant il faut aller plus loin et voir dans cette
baisse du niveau de vie, l'orientation définitive du capitalisme
européen.
De 1913 à 1938 une amélioration du sort de la classe
ouvrière avait peut-être eu lieu. Les calculs font ressortir
un pouvoir d'achat un peu augmenté (en moyenne 10 à 20 %).
La durée du travail était aprés les luttes de 1936 réduite de
48 à 40 heures, ce qui compensait surtout une fatigue accrue.
Mais cette amélioration pour minime qu'elle fut ne traduisait
pas pour le capitalisme français un accroissement des forces
productives. Les indices de production après avoir plafonné
depuis 1929 redescendirent en 1938 au-dessous de ceux de
1913. Aujourd'hui la bourgeoisie française entraîne la classe
ouvrière dans sa décadence. Le niveau de vie actuellement
est la moitié de celui de 1938, inférieur même à celui de 1913
et le sera probablement encore à la veille de la prochaine
guerre mondiale.
Le capitalisme est arrivé au point où il ne peut plus rien
donner, où il ne peut plus que reprendre. Non seulement
doute réforine est impossible, mais le niveau même de misère
ne peut être maintenu. Dès lors la signification du pro-
gramme immédiat change. Tel qu'il a été formulé, avec
l'échelle inobile sur la base de 1938, ce n'est pas un pro-
gramme minimumn, c'est en fait un programme révolution- .
naire car le réaliser implique le renversement des rapports
sociaux. La lutte pour les besoins immédiats se confond avec
da lutte pour les objectifs historiques.
Qui la mènera ? « Le syndicalisme doit toujours aller de
f'avant et pousser plus ses avantages. Militairemerrt une posi-
fion de repli peut s'admettre. Syndicalement qui n'avance
70
7
pas: recule et c'est une défaite pour la classe ouvrière ».
(Racine, Bulletin du Syndicat Autonome de la Métallur
gie, L'Action, mai 1948). C'est parfaitement juste. Mais com
ment pourra-t-on construire l'organisation syndicale par des
« avances » dans cette lutte, au moment où la bourgeoisie
qui a de moins en moins le choix, répond à la grève par la
répression ? La période revendicative où les syndicalisme
pourrait se développer sur des bases économiques est close.
Pour cette lutte du tout ou rien il faut une conscience Comu.
plète, c'est-à-dire à la fois économique, politique, historique
Il faut une organisation et un programme libérés des limi-
tations traditionnelles.
. Il y a pourtant dans la tradition du syndicalisme révolte
tionnaire un embryon de prograname politique : essentielle-
ment celui de la lutte pour l'Internationalisme. Le Cartel l'a
fort édulcoré, en ne laissant subsister que « la liberté des
peuples à disposer d'eux-mêmes », et la suppression des cré-
dits militaires. Ces articles sont enrobés fort comiquemeñit
dans trois ou quatre déclarations d'apolitisme. Ils n'en n'ont
pas moins me signification fondamentale. Là encore il s'agit
đ'une lutte du tout ou rien. Les impérialistes ne peuvent plus
sacrifier quelques canons aux pacifistes, faire quelques con
cessions dans leurs colonies. Le programme minimum est
aussi bien celui de leur destruction totale à la faveur du
conflit où ils s'engagent. La Conférence n'a pas totalement
ignoré cet aspect du problème. Mais elle l'a saisi par le petit
bout de la lorgnette. Les deux géants qui préparent la catas.
trophe deviennent de méchants termites « destructeurs des
organisations syndicales ».
Cette condamnation platonique ne nous montre nullement
par euels moyens il faut futter, non seulement sur le plan
mondial, mais aussi sur le plan national; elle apporte au
mouvement ouvrier des idées fausses. On ne eut pas com
parer pour le plaisir d'une symétrie décorative le stalinisme
et le ganllisme car dans un cas il s'agit d'un mouvement
étranger à la classe ouvrière qui vient y recruter des éle-
ments, dans l'autre, il s'agit d'un corps engendré par le cours
même du mouvement ouvrier et correspondant à un stade de
son évolution. C'est dire que les ouvriers qui adhérent au
gaullisme le font en abandonnant l'idée de la mission de la
classe ouvrière en tant que telle, tandis que les ouvriers. Que
adhérent aur stalinisme (même si certains parmi eux adog
tent "déologie bureaucratique au point d'abandonner la
perspective du pouvoir ouvrier), pour un grand nombre, con
72
tinuent à affirmer. au travers de la perspective de l'avène-
ment stalinien cette idée du pouvoir ouvrier, alors même
qu'ils la déforment et qu'ils l'ajournent.
En conclusion, le programme politique, dont la nécessité
a été confusément aperçue par la Conférence malgré les
formes, n'a pas été assez précisé pour former une base d'ac-
tion valable.
De plus, et c'est plus grave, en escamotant l'analyse sur
Jaquelle il derait reposer, on se condamine à une action sans
principes qui peut servir en fait n'importe quelle force réac-
tionnaire.
C'est en raison de l'absence (l'analyse politique sérieuse
que les tendances les plus saines vers l'action directe ne peut-
vent aboutir à une attitude efficace. Si on se délimite soi-
gneusement des formes d'insertion clans l'économie capita-
Jiste dont nous croyons avoir fait justice, il reste deux modes
de lutte auquel le Cartel accorde une confiance absolue :
Grève générale et Grève gestionnaire.
Or, la réalisation de la Grève générale est encore sous la
dépendance de la bureaucratie. Elle ne l'emploiera pas hors
de ses fins propres. Et le Cartel ne nous apprend rien sur
la manière de préparer une grève générale qui puisse se
libérer de l'emprise bureaucratique.
La réalisation de la grève gestionnaire est, au contraire,
sous la dépendance de la bourgeoisie. Non pas qu'elle se
ramène aux formes de gestion que nous avons passées en
revue. La gestion est ici un moyen de pression pour faire
aboutir des revendications et non une fin en soi. Mais ce
moyen puissant est très difficile à mettre en @uvre car il
pose avec une accuité accrue la question de savoir quel est ·
le plus fort de la bourgeoisie ou du proletariat. O'est-à-dire
qu'il concentre contre les ouvriers d'une entreprise isolée
la pression de toute l'économie capitaliste (clients, fournis-
seurs, concurrents) et celle de l'Etat, de sa légalité et de sa
police. Au total*aucune forme de lutte ne peut être proposée
mécaniquement et sans discrimination. Le problème de
l'action réside toujours dans l'évaluation préalable du rap-
port de forces.
Les éléments d'une solution se trouvent dans deux consi-
dérations qui peuvent s'énoncer comine suit : 1° Les ou-
vriers ne peuvent plus modifier de façon décisive la réparti-
tion de la plus-value par mne pression de type classique. Si.
on veut quelque chose de certain, il faut le prendre. 2° Dans
ja lutte des deux impérialismes, le capitaliste et le bureaucra-
72
tique, la tactique des staliniens vise à saborder une économie
qu'ils ont perdu l'espoir de contrôler. C'est une opération
militaire de sabotage de la production. Les ouvriers, qui
n'ont pas à être les soldats de Staline, continueront la lutte
contre la bourgeoisie sans pour cela participer aux opéra-
tions militaires staliniennes.
Pour surmonter l'opposition existant entre ces deux consi-
dérations il est nécessaire de s'en tenir à une attitude reven-
dicative correcte qui ne néglige aucune action servant à
défendre réellement le niveau de vie des inasses et pré-
pare demain l'action autonome de la classe ouvrière, sans se
prêter aux aventures staliniennes sans áucun rapport avec
cette défense.
III.
LES TENDANCES DANS LE CARTEL
L'avant-garde de la classe ouvrière peut être partagée en
deux groupes : ceux qui totalement dégoûtés ont renoncé à
toute forme d'organisation syndicale, ceux qui par l'inter-
inédiaire des minorités ou des syndicats autonomes se retrou-
vent dans le Cartel. Il est très difficile de parler de tendances
pour les premiers. Quant aux tendances du Cartel elles se rat-
tachent en fait à deux courants : la conception « Leniniste »
exprimé par l'« Unité Syndicale » et les conceptions pare-
ment syndicalistes exprimées par les autres organismes.
« L'Unité Syndicale » était la première tentative de
regroupement par-dessus la tête des directions. En fait elle
exprime surtout la minorité confédérale de la C.G.T., ayant
pour militants actifs (les camarades qui veulent combattre le
stalinisme là où il est. Mais son mot d'ordre central s'épar-
ville en interprétations. Sous sa forme courante, il signifie :
Imposer aux deux grandes centrales la fusion considérée
comme possible, malgré elles et sous la pression de la base.
Cette conception est étrangère à toute réalité. C'est aperce-
voir les effets de la bureaucratie sans voir son existence
sociale, c'est oublier que la scission n'est que le reflet de la
lutte des impérialismes.
Sous une forme à peine déforinée on a énoncé et défendu
le mot d'ordre « Unité dans la C.G.T. démocratique ». C'est
un simple camouflage du mot d'ordre stalinien. C'est la prise
de parti pure et simple pour la bureaucratie qui, dès l'instant,
où elle est maîtresse, ne risque rien à faire un tournant vers
73
ane démocratie formelle. Enfin sous une troisième forme, on
explique que la fusion des bureaucraties est impossible et
plus encore indésirable mais on invite à reconstituer une
organisation comprenant la grande masse des travailleurs,
affranchie de leur contrôle. Cette conception est effective-
ment révolutionnaire. Si la rande masse des travailleurs
pouvait se débarrasser de sa bureaucratie, la Révolution ne
serait plus qu'une question d'organisation. Mais on uimilique
ni comment l'éliminer ni comment s'organiser:
U «Unité Syndicale >> apparaît clairement comme une
Couverture gauche de la C.G.T. Elle lui sert d'opposition de
Sa Majesté. Elle lui ramène les brebis égarées au noin de
tette lutte chimérique dont le résultat le plus brillant a été
le droit de haranguer Frachon et les siens à leur congrès.
A l'opposé de l'« Unité Syndicale » il est une tendance
ayant la première posé le problème d'une nouvelle centrale
bien avant l'éclatenent de la C.G.T., c'est la C.N.T. Elle en
a donné une solution de sommet, avant la constitution de syn-
dicats de base. Les syndicats appartenant à la C.N.T. ne
recrutent qu'individuellement et surtout grâce à l'appui du
mouvement anarchiste. C'est créer à nouveau la dualité entre
l'organisation des ouvriers et l'organisation des révolution-
naires. En fait la solution de la C.N.T. est fausse aussi bien
du point de vue traditionnel que du point de vue de la bureaui-
cratisation des syndicats. Rien ne nous garantit la pureté
de la C.N.T., au cas où elle viendrait à se développer, que la
bonne volonté des dirigeants. D'autre part, il est exclu qu'un
del développement puisse s'effectuer (ar la place d'une orga-
nisation bureaucratique est déjà prise.
A l'opposé de la tendance anarcho-syndicaliste, la minorité
F.O. pour échapper à une moitié de la bureaucratie s'est
acerochée à l'autre moitié. Elle n'a plus le prétexte de la
grande masse mais elle a trouvé celui de la liberté d'expres-
sion. Soutenons la création d'un syndicat jaune, instrument
de la S.F.I.O., de ses ministres et de ses flics, parce que nous
avons le droit d'y bavarder à loisir sur la démocratie. En
fait ce qui « justifie » tout c'est l'affolement complet devant le
stalinisme. Il s'agit simplement d'une couverture « de gau-
che » pour la collaboration de classe.
En opposition avec l'Etat policier nous trouvons le « ré-
fornisme » proprement dit dans le mouvement des autóno-
mes. Très hétérogène, il se distingue des autres tendances par
son caractère traditionnel, fruit d'une longue évolution. Il
représente le désarroi des syndiqués qui devant la faillite de
.
toutes les conceptions classiques reposent les problèmes du
siécle dernier à leur départ. La conclusion qu'on leur offre
est à peu près la même avec un vocabulaire rajeuni. Les
ouvriers seraient incapables d'occuper le pouvoir, ils ne pour
raient ene le remettre à une techno-bureaucratie. Ils doivent
donc s'éduquer au travers d'une double lutte : éliminer tes
politiciens de leurs rangs, obtenir de la bourgeoisie' l'initia-
tion aux techniques industrielles. « Le proletariat doit faire
sa propre expérience, au début par un pilotage à double
commandes avant de pouvoir prendre en mains toutes ses
destinées ».
Ce réformisme diffère sur quelques points de l'ancien. Sa
position est très contradictoire puisqu'il lutte pour des
réformes impossibles et contre une bureaucratie que ses ten-
dances internes le pousseraient à rejoindre s'il disposait d'un
délai assez long.
Pourtant il conserve à son passif l'illusion essentielle de
l'ancien réformisme : « Nous pensons que la transformation
sociale ne s'effectuera que par la modification de la structure
mutations spontanées. Je crois que la transformation sociale
est le long acheminement d'un état de principes et de faits ».
(Racine, Rapport à la Conférence.)
Sur le plan de la lutte contre la bourgeoisie toutes les
affirmations des autonomes et aussi d'ailleurs des autres ten-
dances « syndicalistes pures » ont été réfutées par Lénine
dans « Que Faire ». La critique qu'il en fit garde toute sa
valeur. Mais la conception qu'il lui oppose est complètement
dépassée par notre énoque. Lénine n'avait pas vu (du moins
en 1901) le danger de bureaucratisation pour le mouvement
ouvrier : « L'ouvrage des époux Webb sur les Trade-Unions
Anglaises renferme un curieux chapitre sur la démocratie
primitive. Les auteurs y racontent que les ouvriers anglais
dans la première période d'existence de leurs Unions, consi
déraient comme une condition nécessaire de la démocratie l'a.
participation de tous les membres à tous les détails de ladrni-
nistration. Non seulement toutes les questions étaient région
lues par le vote de tous les membres, mais les fonctions
mêmes étaient exercées par tous les membres à tour de mote
Il a fallu une longue expérience historique pour que les
ouvriers comprissent l'absurdité d'une telle conception de la
dénrocratie et la nécessité d'institutions représentatives fúne
part et de fonctionnaires syndicaux de l'autre.' y**(Lênine :
Que Faire ?, Ed. Sociales, p. 142.)
Il est impossible de développer une attitude conséquente
en face de la bureaucratie en pensant que l'existence du
fonctionnaire syndical résulte tout simplement du bon-sens.
On ne peut sortir du dilemme dans lequel reste enfermé le
Cartel syndical qu'en débordant largement les ohjectifs « éco-
nomiques » limités du syndicat, d'une part, et en rompant
avec la distinction fonctionnelle rigide entre « dirigeants »
et dirigés, l'autre part.
Au total le Cartel est le lieu de toutes les contradictions
dans sa (octrine comme dans son activité. Il s'attache à la
resurrection (l'un syndicalisme dont il prouve par ses prin-
cipes et son programme qu'il est périmé, et tendrait à recons-
titúer (si son développement le permettait) la bureaucratie
contre laquelle il lutte. Ces contradictions sont une condam-
pation à l'impuissance, mais ont aussi une signification posi-
tive. Elles laissent voir presqu'à nu l'instinct prolétarien en
révolte contre la bureaucratie. En refusant de revenir une
nouvelle centrale syndicale le Cartel a pris une position net-
tement significative. Il a démontré, malgré tout ce qu'on
avait dit, que la construction d'une ? Organisation syndi-
cale » est incompatible avec une prise de conscience, même
Irtielle, mais basée sur un courant ouvrier authentique, des
problèmes posés par la bureaucratisation du mouvement
ouvrier à notre époque.
C'est parce que nous avons cette aplieciation du mouve-
ment qui a abouti à la constitution de ce Cartel que nous y
participerons à travers la minorité syndicale ou le syndicat
autonome auquel nous appartenons.
En effet notre position sur le caractère historiquement
révolu du syndicalisme comme arme prolétarienne contre le
régime d'exploitation ne nous amène pas au refus de parti-
ciper à toute vie syndicale. Nous allons o sont les ouvriers,
non seulement parce qu'ils y sont, pour ansi dire physique-
raent, mais parce que là ils luttent, avec plus ou moins d'effi-
cacité, contre toutes les formes d'exploitation.
Il est clair aussi que nous allons là on niveau de cons-
cience des ouvriers est le plus élevé. Vous n'essayerons pas
d'y apporter nos idées mises en catéchisme. Nous essayerons
d'expliquer la véritable signification et la portée réelle --- qui
ne peut-être qu'une portée historique universelle -- des idées
qui naissent spontanément au sein de cette avant-garde. C'est
pourquoi nous lutterons contre toutes les 1ositions particula-
ristes ou vieillies, inadaptées au monde moderne.
Mais une telle participation n'est pas à nos yeux pure-
76
ment « acadéinique ». Nous ne - nous désintéressons pas des
questions revendicatives. Nous sommes convaincus qu'il
existe en toutes circonstances des niots d'ordre revendicatifs
corrects qui, sans résoudre le problème de l'expoitation, assu-
rent la défense des intérêts matériels élémentaires de la
classe, défense qu'il faut organiser quotidienneynent face aux
attaques quotidiennes du capitalisme.
Ce qui nous distingue en fait des autres participants du
Cartel c'est :
1° Que nous subordonnons toujours nos mots d'ordres
particuliers aux exigences de la lutte universelle du prolé-
tariat;
2° Que la première (le ces exigences est la lutte contre la
bureaucratisation du mouvement ouvrier;
3° Que nous soinmes toujours prêts à abandonner les for-
mes d'organisation existantes même si notre place y est
prépondérante pour des formes d'organisation assurant
une autonomie plus grande des ouvriers même si notre
place et notre rôle doivent y être réduits;
4° Que nous faisons une propagande ouverte pour la cons-
titution de tels organismes autonomes,
ALEX CARRIER.
77
DOCUMENTS.
L'OUVRIER AMERICAIN
par Paul ROMANO
(traduit de l'américain)
Nous présentons ici un document inédit de grande valeur, sur la vie
des ouvriers américains. Cette appréciation ne découle pas seulement du
fait qu'il règle son compte définitivement à la fois à l'uffirmation absurde
suivant laquelle les ouvriers américains n'ont pas de conscience de classe
et à la fois au mythe du confort et du luxe des prolétaires américains.
Ce serait déjà une raison amplement suffisante pour se faire un devoir.
de publier le document de l'ouvrier et inilitant révolutionnaire Romano.
Il est indispensable qu'une voix digne de foi 's'élève pour détruire la
propagande éhonté des firmes holywoodiennes qui nous montre des ou-
vriers à salles de bains ou celle des « Reader's Digest » qui dépeint à
l'envi les bienfaits de la collaboration de classe.
Les mérites de cette petite brochure sont beaucoup plus profonds. Tout
ouvrier, quel que soit « sa patrie » d'exploitation y trouvera l'image
de sa propre existence de prolétaire. yu, en effet, des caractères
profonds et immuables dans l'aliénation prolétarienne qui ne connais-
sent ni. fpontières, ni régimes. Mais aussi lout ouvrier, et ceci justement
parce que c'est le reflet de l'exploitation «.sans phrase » qui nous est
itonné, sera rempli à cette lecture d'une confiance sans bornes dans les
destinées historiques de sa classe, parce qu'il y verri, comme l'auteur,
qu'effectivement au moment même out louvrier est au plus profond
du désespoir, ou sa situation lui semble sans issu il ses réactions et
ses propos quotidiens prouvent qu'il reste une voix ouverte à des chan-
gements rudicaux ».
Le traducteur de celle petite brochure a, lui-même, travaillé plusieurs
années en usine. A chaque ligne, il a été frappé par la justesse des obser-
vations ci surtout par leur portée profonde. Il est impossible pour un
ouvrier de rester indifférent à cette lecture. Il l'est encore plus de tra-
duire un tel texte avec indifférence ou même avec routine. A plusieurs
l'eprises, illi frillil s'éloigner (1ssez considérablement de la lettre du
tečte anglais pour justement en donner une traduction véritablement
fidèle. Certaines expressions populaires américaines ont leur correspon-
dunt exact en français, mais empruntent des images différentes. Même
dans son style descriptif, Romano adopte une optique prolétarienne. Il
a fallu en trouver le style correspondant en français, même s'il fallait
s'écarter du texte. Certes, cette traduction n'est pas élégante, mais elle
est la plus fidèle que nous avons pu donner.
Plus encore à la traduction qu'à la lecture en: est frappé pour l'uni-
versalité concrète de la condition prolétarienne et nous espérons en
avoir respecté l'expression.
A nos yeux, ce n'est pas un lasard si un tel échantillon de littérature
documentaire prolétarienne nous vient d'Amérique, ce n'est pas aussi
un hasard s'il est réellement, sous certains de ses aspects les plus pro-
fonds, le premier du genre. On peut être sûr que le noin de Romano
restera dans l'histoire de la littérature prolétarienne et y aura même la
signification d'un tournant de cette histoire. Le pays le plus industrialisé
dü monde, possédant le prolétariat le plus concentré, devait provoquer
des talents originaux et neufs. C'est là un signe de la vigueur et de la
profondeur du mouvement ouvrier américain.
Ph. GUILLAUME.
78
INTRODUCTION
.
Je suis un jeune ouvrier qui approche de la trentaine, J'ai passé.
toutes ces dernières années au sein de l'appareil productif. du
pays le plus hautement industrialisé du monde. La plus grande
partie de mes années de travail s'est passée dans des industries
où régnait la production de masse, au milieu de centaines et de
milliers d'autres ouvriers. Leurs sentiments, leurs soucis, leurs
joies, i leur lassitude, leurs fatigues, leurs colères, je les ai tous
partagés d'une manière ou d'une autre: Lorsque je parle de « feära
sentiments » j'entends ceux qui sont en relation directe avec les
réactions provoquées par le système modorne de production à
grandes vitesses. Je suis encore aujourd'hui dans une usine
l'une des compagnies géantes du pays.
Cette brochure est écrite à l'intention de la base ouvrière et son
objet est d'exprimer ses pensées les plus intimes dont les ouvriers
ne parlent que très rarement même à leurs camarades de travail.
En tenant pour ainsi dire un journal de la vie quotidienne à
l'usine j'espère révéler les causes du profond mécontentement des
ouvriers qui ces dernières années a atteint son point culminant
et qui s'est exprimé dans les grèves et débrayages spontanés de
ces temps derniers.
L'ébauche de cette brochure a été distribuée à des ouvriers dis..
persés sur tous les points du territoire. Leur réaction a été urta-
nime; Ils étaient à la fois surpris et heureux de voit imprimées en
toutes lettres les impressions et les pensées qu'eux-mêmes
n'avaient que rarement exprimé avec des mots, Les ouvriers sont
trop épuisés lorsqu'ils rentrent de l'usine pour avoir le courage
de lire autre chose que leurs « comics » (1) quotidiens. Pourtant,
la majorité des ouvriers qui lurent cette brochure veillèrent tard
dans la nuit pour aller jusqu'à la fin une fois qu'ils l'eurent com-
mencée.
Par contre la réaction d'intellectuels sans contacts avec la classe
ouvrière, à la lecture de cette brochure, offre un contraste frap.
pant : pour eux ce n'était là que la réédition d'une histoire sou
vent écrite. Ils étaient déçus. Il y avait trop de saleté et de bruit
là-dedans. Ils ne pouvaient pas saisir ce que les mots exprimaient
l'ils ne trouvaient rien d'autre à dire que : « Et alors: ? » Il fallait
s'y attendre.. Comment des gens aussi étrangers à l'existence
quotidienne des masses laborieuses de ce pays auraient-ils pu.com-
prendre :la vie des ouvriers que seuls les ouvriers sont à même
de comprendre.
(1), Petits journaux illustrés humoristiques assez enfantins, presque
exclusiveinent composés d'images.
79
Je n'écris pas pour amener ces intellectuels à approuver les
actions ouvrières ou à sympathiser avec elles. Mon intention est
bien plutôt de montrer concrètement aux ouvriers eux-mêmes que
souvent à l'instant même où ils pensent que leur condition est
sans issue, leurs réactions et leurs propos quotidiens prouvent
qu'il existe une voie ouverte à des changements radicaux.
CHAPITRE PREMIER
LES EFFETS DE LA PRODUCTION
Il faut bien vivre,
L'ouvrier est forcé de travailler. Il n'a d'autre alternative que
de produire afin de se procurer le minimum le plus indispensable
à l'existence. La plus grande part de ses heures de veille il les
passe à l'usine. C'est là qu'en tant qu'ouvrier il doit penser et
agir. Quelles que soient les conditions de travail à l'usine, il lui
faut travailler pour vivre. C'est là le "facteur décisif qui déter.
mine l'attitude de l'ouvrier dans le système moderne de produce
tion. Peut-être ne lui vient-il seulement jamais à l'esprit qu'il
puisse devenir quelque chose d'autre qu'un ouvrier, mais cela
n'empêche pas que les mille et une pressions de la vie proléta.
rienne à l'usine le marquent profondément.
L'ouvrier est forcé d'accomplir une tâche qui ne peut que le
rebuter : la monotonie, le lever chaque matin, la peine quoti.
dienne qui exige son tribut. Il travaille dans des conditions qui
lui sont imposées. Mais ce n'est pas tout, en fait, il se contraint
lui-même à accepter ces conditions. Le foyer, la famille, les néces.
sités économiques font de lui un esclave de cette routine du tra.
vail. Théoriquement, il est un salarié libre, Pratiquement, il ne
peut à la fois disposer librement de sa force de travail et vivre.
En d'autres termes, il pensie qu'il a le droit de refuser les condi.
tions qui lui sont faites, mais il se rend compte clairement qu'il
doit les accepter. Ces deux pressions contradictoires engendrent.
au plus profond de lui-mêmë un sentiment d'aliénation.
La vie d'usine est physiquement dure.
Les ouvriers d'usine vivent et respirent dans la saleté et l'huile.
Au fur et à mesure que la vitesse des machines est accélérée, le
bruit s'accroît, la fatigue augmente, le travail exigé devient plus
grand, même si le procès de travail s'en trouve simplifié, La
plupart des machines agissant par coupure du métal ou par meu.
lage ont besoin d'un abondant arrosage lubrifiant pour faciliter
le façonnage des pièces. Mettre une paire de bleus propres le
mazin et se trouver, à midi, littéralement trempé d'eau lubrifiée
est chose courante.
La majorité des ouvriers de mon département ont les bras et
les jambes couverts de boutons d'huile, d'éruptions et de plaques,
80
ont un éclairage de teinte jaune. Pour en décrire les effets, le
les souliers sont trempés et cela provoque des cas constants.
d'«athlete's feet » (1), Le6 pores de la peau sont bouchés par
des points noirs. C'est là une circonstance très aggravante. Nous
aspirons souvent à prendre un tub bouillant et à y tremper pour
nous décrasser et nous libérer de ces points noirs infectieux.
Dans la plupart des usines, les ouvriers gèlent en hiver, étouf.
fent en été et manquent souvent d'eau chaude pour nettoyer la
crasse d'une journée de travail. Combien de milliers d'ouvriers.
ne prennent-ils pas l'autobus avec la sueur et la crasse de la
journee leur collant toujours à la peau. Même s'ils disposent des
iristallations sanitaires indispensables, l'envie de quitter l'usine et
de rentrer chez eux au plus vite est si puissante que bien sou-
vent ils: ne prennent même pas la peine de quitter leurs bleus.
Certains, par contre, se récurent systématiquement et prennent
une douche avant de quitter l'usine. Ils s'efforcent de faire disa
paraître les moindres traces d'une journée de travail avant de
franchir la porte de l'usine, Vêtus de propre, ils rentrent chez eux.
un peu détendus aprés leur dur boulot.
X... est maneuvre. Il débarrasse les machines des copeaux qui
les encombrent, alimente les bacs d'arrosage et aide à l'approvis-
sionnement. Comme un certain nombre de maneuvres ont été
congédiés, il doit fournir un travail plus intense. Il doit servir un
plus grand nombre de machines. Le résultat c'est que, comme ses
camaades, il se met à transpirer à profusion. L'inconvénient de
cet état de chose est le suivant : non seulement il doit remplir
les chariots avec les copeaux, mais il doit les vider hors de
l'usine, Les changements continuels de température, auxquels ces
manœuvres sont soumis alors qu'ils sont en sueur; provoquent
chez eux des affections pulmonaires et des troubles rhumatis-
niaux (arthritisme, etc...). Ils ont cependant fini par découvrir
que s'ils portaient d'épaisses chemises de flanelle, la transpira-
tion était absorbée. Evideriment, ils sont continuellement mal à
leur ajse,
Tous les systèmes d'éclairages électriques que j'ai pu experi-
'menter à l'usine sont loin d'approcher la lumière solaire dans leurs
tentative d'épargner les yeux. Le. plus souvent, les usines utili.
est de rapporter ce que les ouvriers disent à ce sujet.
Un ouvrier, qui faisait équipe, quitte l'usine et en sortant au
soleil cligne des yeux et dit : « J'ai l'impression de sortir d'un
puits de mine »,
Parfois des ouvriers qui ne se connaissent même pas se saluent
au passage. Un jour; un ouvrier que je ne connaissais pas s'appro-
cha de moi et, pointant du doigt vers le sol, apprécia briève-
meng : « Alors, de retour à la mine de sel. »
C'est l'heure du repas; dans le hall du restaurant express, un
ouvrier, ancien soldat, déclare : « Ces sacrées usines sont des
prisons. On y est emmuré sans même avoir la possibilité de
prendre un bol d'air frais.
L'usine est habituellement remplie de lourdes émanations pro-
venant des départements utilisant des moteurs à combustion et
de ceux employant des traitements à chaud. Elles remplissent le
nez et la gorge. Quelqu'un á écrit sur le tableau d'affichage du
vestiaire : « Pourquoi donc .personne ne s'occupe-t-il de faire
(1) Sorte d'infection entre les doigts de pied.
81.
quelque chose pour nous débarrasser de cette fumée infernale ? »
La question resta posée sans réponse pendant quelques jours,
puis quelqu'un d'autre écrivit : « Le syndicat ne vaut rien. Nous
sommes toujours aussi enfumés. »
Dans les diverses usines où j'ai travaillé, je remarquais habi.
tuellement que les vieux ouvriers chiquaient. Et bien, il y a une
raison très précise à cela, qui est la suivante :
90 c'est une manière de compenser l'interdiction de fumer au
travail;
2° ll paraîtrait que cela absorbe les émanations, les poussières
et les limailles qui envahissent l'atmosphère.
J'ai repéré plusieurs jeunes ouvriers qui suivent maintenant cet
exemple. Je demandais à l'un d'entre eux pour quelle raison il
chiquait. Il me dit que c'était parce que chaque nuit en rentrant
chez lui il avait ia gorge et le nez littéralement tapissés de la
poussière de l'atelier. Il me dit aussi que cela protégeait les pou-
mons. De nombreux ouvriers qui cniquent ont maintenant les
dents décolorées. D'autres prennent du tabac à priser.
J'ai aussi fait les observations suivantes concernant d'autres
métiers :
Les ouvriers fondeurs ont la plante des pieds cuite. C'est un
travail étouffant qui se fait dans une saleté repoussante et dans
une atmosphère enfumée avec les pieds qui vous brûlent. De plus,
il y a toujours. le risque d'être brûlé par le métal fondui
Les conducteurs de grues respirent les émanations, la pous-
sièrey, les gaz, les bouffées de chaleur qui montent du moteur
dans leur cabine. Dans une usine les conducteurs de grues se .
plaignaient amèrement d'être forcés d'uriner dans un seau parce
qu'ils n'ont pas le droit de quitter leur cabine.
La, soudure, à l'arc est aussi un sale travail. On a le masque
sur la tête de longues heures durant. C'est un travail étouffant.
1.'éclair de l'arc peut rendre aveugle. De tels accidents se sont
souvent produits pendant la guerre.
La routine de l'usine est souvent cause de désagréments physio-
logiques et d'énervements d'un caractère très intime. Le matin
7. réveil, l'ouvrier se trouve en préser.ce du dilemme suivant ::
doit-il soulager ses intestins avant de quitter la maison, ce qui
le forcera à courir pour arriver au travail à temps ? Ou doit-il
rester mal à son aise, jusqu'à ce qu'il ait la possibilité de se satis.
faire à l'usine ? D'un autre côté, à l'usine, l'obligation où il se
trouve de satisfaire à ses bons de commande risque de lui inter-
dire. de quitter son travail au moment ou il aura envie d'aller aux
water. Il arrive que, dans de telles situations, il arrête sa ma-
chine avec colère en disant : « Au diable ce boulot. Quand it
faut y aller, il faut y aller. » La solution qu'il adoptera, en défi-
nitive, importe peu, l'essentiel c'est que ce qui ne devrait être
qu'une question de pure routine personnelle devient matière à
conflit, à énervëment et à malaise.
Bien que la direction ne cesse de rappeler qu'il y a une infir-
merie à la disposition des ouvriers et que la plus petite coupure
ou. contusion doit être signalée, il est rare que les ouvriers aillent
à la:.visite ou aux soins. Ils craignent en effet qu'un blâme étant
porté à leur dossier, ils soient classés à l'avenir dans la catégo-
rie.des ouvriers imprévoyants, appréciation valable non seulement
pour son usine, mais pour toutes les usines où il voudra travailler.
Un matin, où les ouvriers gelaient de froid dans un atelier, ils
82
constituent une délégation qui monte à Ma direction. Leur point de
vue est le suivant : « Ou on nous chauffe ou nous rentrons chez
nous. »
Je me souviens aussi d'un morne et glacial lundi d'hiver : les
ouvriers sont en train de mettre leurs bleus au vestiaire. Un ou-
vrier rentre et, avec un bref juron, il exprime les sentiments et
l'opinion de tous : « Saloperie » (1). Tous comprennent et cha-
cun se dit : « Tu peux répéter la même chose pour moi, vieux
frères »
Elle est encore plus dure moralement.
Parfois, il arrive qu'un ouvrier, qui a servi une machine de
longues heures d'affilées durant des semaines et des mois, est.
victime d'une dépression nerveuse. Pour en arriver à ce point il
faut évidemment qu'il ait fourni un travail soutenu durant une
longue période. Dans une usine, où j'étais délégué, j'eus un jour
à examiner une machine. Son conducteur était assis, ik tenait sa.
tête entre ses mains, II sautait aux yeux que quelque chose we
tournait pas rond. Je m'enquerrais et il me dit que s'il ne sortait
pas immédiatement, il s'effondrerait. Je le dirigeait vivement sup.
les vestiaires et it sortit de l'usine. Quelques jours plus tard, if
m'avouait qu'i n'avait jamais été aussi près de Reffondrement
nerveux. Dans le même département, je connaissais un ouvrier
qui avait été victime d'une dépression nerveuse à la suite d'un
accident mécanique au cours duquel des écFats de sa machine,
qui s'était brisée en pleine marche, lui étaient retombés dessus
comme si ça pleuvait. Souvent, sous la double pression des ennuis
familiaux et des enmuis professionnels, certains sujets devier-
nemt terriblement nerveux. Au travail, à force de manipuler con..
tinuellement des copeaux, les ouvriers ont lies ongles des mainsi
cisaillés. C'est parfois douloureux et c'est toujours irritant et
pénible. De nombreux accidents sont provoqués par un simple
moment d'inattention, Le plus fréquent consiste à se couper en
attrapant un copeau qui s'échappe de la machine. De nombreuses:
machines imposent à l'ouvrier Pexécution d'une série monotone de:
gestes identiques. Avec le pied il appuie sur un levier pendant
que ses mains sont occupées à fixer la pièce et à manier d'autres:
leviers. La répétition de mêmes mouvements durant des semaines
et des semaines, engendre parfais un état d'hébétude et une sorte:
de vertige. Le résultat c'est qu'un jour l'ouvrier mettra ses mains.
dans la machine au lieu d'y mettre la pièce. Après ce genre d'acci-
dent le conducteur se demande lui-même : « Pourquoi donc, aije
fait cela ? »
L'activité militante de l'ouvrier américain a un caractère inter-
mittant. Elle peut être acharnée, insidieuse ou ralentie. Mi se peut
que, durant des mois, il n'y ait pas d'expression ouvriêre violente:
de mécontentement. Même durant des années. Cela ne contredit
pas le fait qu'au fond de lui-même Pouvrier est continuellenzent:
poussé à se révolter. De telles révoltes choisissent un beau jour
le premier prétexte venu pour éclater.
C'est ainsi qu'un matin, un ouvrier vient vers moi et s'assiedi
dans la travée où se trouve mon armoire de vestiaire C'est un
(1) «Horseshit.» : littéralement :
« merde de cheval. ».
« Je
ancien combattant, il a été blessé outre-mer. Il déclare brusque-
ment d'une voix forte : « Faisons la grève. » Je le regarde étonné
et lui demande : « Qu'est-ce qu'il te prend ? » li répond :
peux plus le supporter, » Je demande : « Supporter quoi ? »
Ce sacré bang-bang-bang de la machine me rend timbré. Je
deviens fou. En avant, an arrière, en avant et en arrière.
La machine qu'il conduit est une emboutisseuse à iroid.
Elle emboutit des rondelles d'acier de 12 mm. 7 d'épaisseur et
de 38 mm. de diamètre. Cela nécessite une pression énorme ct
comme l'emboutissage se fait à froid, la machine fait un bruit de
pillonage régulier qu'accompagne le va-et-vient du bras d'alimen.
tation. J'ai moi-même travaillé plusieurs semaines de suite à côté
de machines de ce type. Après avoir quitté le travail on garde
longtemps encore dans la tête le bruit de ce martèlement continu.
Demandant à un ouvrier son âge, il me répondit: « Trente ans ».
Comme je lui disais qu'on n'avait jamais que l'âge que l'on se sen-
tait avoir, aussi bien de corps que d'esprit, il me répondit : « Si
c'est vrai, tel que tu me vois, je slfis un vieil homme. »
Un jeune ouvrier de.ma connaissance racontait qu'il était tou.
jours dans un état de tension continuelle parce que son patron
passait son temps derrière son dos à lui crier après. Aussi, chaque
fois qu'il voyait arriver le patron, il se cachait. Et pourtant, si
une altercation ouverte éclatait avec le patron, il se mettait subi.
tement en colère et menaçait de prendre son compte.
On rencontre aussi ce type d'ouvrier qui, chaque matin en arri-
vant au vestiaire, déclare : « Ce n'est pas à nous de chercher à
comprendre, nous, on n'a qu'à travailler et à crever. »
La réaction de l'ouvrier est la suivante : « La seule chose qui
intéresse la direction c'est produire et produire encore. » C'est là
sa manière à lui de protester contre le mépris intégral de l'indi.
vidu. C'est aussi ce qu'exprime des déclarations de genre : « Pour
quoi donc nous prennent-ils, pour des bouts de ferraille ? ».
CHAPITRE II
L'EXISTENCE ENTIERE
TRANSFORMEE EN UNE VIE DE LA BEUR
Je travaille toute la semaine pour le vendredi soir.
L'existence de l'ouvrier est transformée en une vie de labeur. Il
ne sait même pas jouer. Après le travail quand il parle en compa-
gnie d'autres ouvriers la conversation retombe invariablement sur
le sujet de l'usine. C'est comme une drogue dont il ne peut se
débarrasser. L'ouvrier pense continuellement au jour de paye et à
la fin de la semaine. Ses heures de loisir sont toujours détermi-
nées par l'éternelle préoccupation « Je ne peux pas me coucher
tard parce que je dois aller travailler demain. » Lorsqu'arrive le
dimanche soir, il est abattu à l'idée de reprendre le travail le
lundi matin. Ce procès incessant se répète sans répit, 11 attend
ardemment le week-end et lorsqu'il arrive il disparait si vite qu'il
84.
n'a pas le temps d'en profiter. Il dit : « Je travaille toute la se-
maine pour le vendredi soir, »
Il arrive parfois qu'un ouvrier ait plusieurs jours de congé à la
file. Dès qu'il en est informé l'état de tension psychologique, dans
lequel il vit habituellement, commence aussitôt à se dissiper. Au
bout de quelques jours il commence à jouir du repos et de la quié-
tude d'esprit. Son travail lui-même lui apparaît sous un jour meil.
leur. Il a l'occasion de sortir de sa sphère limitée. La pression
qu'exerce sur lui le travail quotidien se relâche temporairement.
Assez bizarrement cependant durant de brets instants, il se sent
envahi par un inexplicable sentiment de culpabilité parce qu'it.
n'est pas au travail. Le retour à l'usine est pénible. Pendant les
premières heures d'atelier, l'ouvrier a l'esprit encore plein de ses
vacances. Puis, vient la fin de la journée. Rien ne distingue plus
l'ouvrier, dans son apparence et dans ses sentiments, de ce qu'il
était avant que cette coupure ne se produise.
Les effets de la production sont d'un caractère très insidieux.
Leur accumulation finit par constituer une force extraordinaire.
Il est des jours où certains ouvriers rentrent chez eux plus côt
ou même ne viennent pas du tout travailler.
L'ouvrier est souvent amené à se jouer lui-même la comédie
pour se forcer à travailler toute la semaine. Mardi, il se promet de
se payer des vacances le lendemain. Lorsqu'arrive mercredi, il se
dit : « Je vais travailler aujourd'hui et je prendrai mon jeudi à la
place, » li continue ce manège jusqu'au vendredi. Alors, il se dit :
« Autant finir la semainë, Huit jours de plus ne vont pas, me tuer. »
Un ouvrier avait gagné 50 dollars (1) sur un pari. Lorsqu'il
apprit la bonne nouvelle il travailla, encore quatre heures puis il
s'en alla,
De temps en temps, il y a des exercices d'incendie. Les ouvriers
sortent de l'usine pour cinq minutes. Chacun en profite pour fumer.
On peut alors entendre des réflexions de ce genre : « Ce que j'ai.
merais pouvoir rentrer chez moi maintenant ou « Si seulement
on pouvait rester dehors jusqu'à ce soir, »
Une dizaine d'ouvriers de mon département sont assis autour
d'une table à déjeuner. Comme la demi-heure d'arrêt prend fin,
l'un d'entre eux propose imperturbablement : «. Restons donc ici
(au Restaurant express) au lieu d'aller travailler. Nous travail.
lons dur. Que peuvent-ils nous faire si nous restons ici
Il y a une vieille expression populaire que l'on répète toujours
le jour de paie : « Un autre jour, un autre dollar. »
Lorsqu'arrive le jour de paie, le vestiaire est plein de bruits et
de mouvement.
C'est le seul jour de la semaine où l'on siffle, où l'on bavarde et
où il y a de l'animation. Ce pour quoi les ouvriers ont lutté toute
la semaine arrive enfin, aussi est-il normal qu'ils cherchent une
justification de leurs souffrances dans la « bonne vieille paie ».
Par contre, il y a certains momunts où l'ouvrier est psychologi-
quement poussé à rester à l'usine. Ainsi que nous le savons, un
ouvrier passe la plupart de, sa vie active à l'usine ou à son travail.
Son existence entière, en conséquence, tourne autour de son tra-
vail. Son subconcient est littéralement submergé par les faits et
les pensées se rapportant aux machines, aux ouvriers, aux patrons,
à la régularité des heures de travail, à leur répétition continuelle.
»
(1) 20.000 francs au taux libre.
85
Lorsqu'il est hors de l'usine, il respire un peu plus comme UN
homme normal. Son foyer semble mieux exprimer l'essence de
son existence, Lorsque survient la coupure du week-end, il se sent
libéré pour un moment de la pression de l'usine. Puis, crac!
lundi arrive et il lui faut se remettre au travail quotidien. Bieg .
souvent cette simple réadaptation provoque une. extraordinaire
tension de l'esprit, C'était encore bien pire pendant la guerre où
très souvent la journée de travail était de douze heures, ceci six
à sept jours par semaine. Les ouvriers étaient tellement habitués
à l'usine qu'il leur arrivait de préférer rester que de s'en atter
Plus les heures de travail sont longues, pius il est facile de se
jaisser complètement plonger dans le travail. Mais il y a un revers
à cela. Au fur et à mesure que la journée de travail diminue: et
que la semaine raccourcit, les ouvriers se mettent à réclamer
une semaine de travait toujours plus courte.
Un jour que nous revenions à la semaine de 40 heures, les com-,
mentaires sur cet événement allaient bon train. La plupart témoi
gnaient de ce que les ouvriers en étaient très satisfaits, Certes,
ils sont mécontents de perdre les heures supplémentaires dont ils
ont gravement besoin, mais étant donné que l'initiative ne vient
pas d'eux, ils se consolent en pensant qu'ils ne sont pas les respon-
sables de leur manque à gagner, C'est ce qu'exprime cette phrase
que j'ai entendue : « Je ne demande pas à faire des heures sup-
plémentaires. Si la compagnie m'en donne à faire je travaillerais
mais j'espère qu'on nous en donne pas à faire. »
Sur ce sujet des heures supplémentaires, on constate parfois
que les ouvriers sont mécontents si d'autres ouvriers refusent d'en
faire parce qu'ils craignent de voir supprimer leurs propres heures
supplémentaires. Ils n'aiment pas en faire, mais ils sont obligés
de les accepter sous l'empire des nécessités économiques.
J'ai aussi assisté à des discussions à bâtons rompus sur ce sujet
Un ouvrier disait : « Si nous travailions six heures par jour,
cinq jours par semaine, » Un autre répondait : « Pendant que tu y
es, pourquoi pas deux heures par jour, quatre jours par semaine. >>
Il doit y avoir une meilleure façon de gagner sa vie.
On constate, aujourd'hui, chez les ouvriers, une attitude qu'on
n'observait pas avant-guerre. C'est celle que les ouvriers expri-
ment de la manière suivante : « Il doit exister une meilleure ma-
nière de gagner sa vie. » Cela représente un changement notable
On lance successivement plusieurs idées : ouvrir un bistrot, un
comptoir de marchand de glaces, une petite blanchisserie. Aucun
des ouvriers n'était capable de réunir à lui seul les fonds néces
saires, aussi il fut beaucoup question d'associations à plusieurs
Finalement, tous renoncèrent à leurs projets, ils avaient cons-
cience, que leurs ressources financières leur permettaient tout
juste de vivre,
J'ai remarqué que les ouvriers avaient de plus en plus tendance
à parler en termes de sécurité. Comment peut-on se la procurer,
etc., etc... Le sentiment prévaut fortement que les ouvriers sont :
trop déplacés de droite et de gauche. Ils në pensent plus à leur
métier actuel que dans des termes d'une année ou deux : « Lors.
que la production sera vraiment lancée, les entrepôts de stockage
86
ne : tarderont pas à être pleins.. » En bref, ils s'attendent au
krach. Chaque fois que la semaine de quatre jours est appliquée,
les ouvriers. parlent comme si la crise était déjà là. Par contre,
lorsque l'on est assuré de travailler toute la semaine, certains
ouvriers prendront un jour de sortie.
L'ouvrier, qui a une femme et des enfants, considère que le
célibataire, qui n'a personne à sa charge, ai toujours tous les torts
de son côté. Voici comment il arrive à cette conclusion : La vie
à l'usine est abrutissante. Quiconque n'est pas forcé de la sup-
porter par nécessité économique risque à tout moment de cout
laisser tomber ou de faire preuve d'irresponsabilité dans le tra-
vail. Il est courant d'entendre un ouvrier dire à un autre : « Pour.
quoi restes-tu à l'usine ? Si j'étais célibataire il y a longtemps que
j'en serais sorti, »
Un des contrôleurs me déclare un jour qu'il va se mettre dans
les affaires. Jour après jour, il se lève à la même heure, exécute
le même travail et rentre chez lui. Il dit qu'il refuse de supporter.
plus longtemps cette existence. Cette monotonie' l'use. 11. ne veut
pas gaspiller sa vie de cette manière. Autant changer, dit-il,
avant qu'il ne soit trop vieux. Cela lui est égal de perdre ainsi tou.
tes ses écondmies, au moins, il sa libre pendant quelque temps.
11 était dans les fusillers-marins pendant la guerre, et il a parti.
ripé aux piquets durant la grève. Je lui dit qu'il était condamné à
rester à l'usine quoi qu'il fasse et il en fut très affecté. Il prit
quand même un mois de congé, échoua dans sa tentative et finit
par revenir,
Les ouvriers changent souvent d'usine dans l'espoir de trouver
des conditions meilleures dans un autre emploi. Souvent, ils
accepteront même d'être moins payés. si leur nouvelle place
semble devoir leur assurer la tranquillité d'esprit. De nos jours,
is est. cependant devenu clair que les conditions de travail sont
partout les mêmes. Un changemeñt de travail peut avoir l'attrait
de la nouveauté, mais cela ne dure pas plus d'une semaine environ,
La femme et les enfants.
L'ouvrier n'arrive pas à expliquer lui même la véritable signi.
fication de ses souffrançes. Quand il arrive chez lui, il constate
que sa femme après une dure journée de labeur ménager ne
prend bien souvent aucun 'intérêt à ses problèmes. Il s'en rend
compte et Il souffre de ne pouvoir même pas se soulager auprès
de sa femme. Pourtant, il parle souvent de son travail à ses
enfants. Ce n'est pas que ceux-ci puissent le comprendre, mais
cela le délivre d'un poids.
En d'autres occasions, pourtant, sa femme est la seule per-
sonne à qui il puisse se confier. Beaucoup de femmes d'ouvriers
en connaissent aussi long sur l'usine de leur mari que ses pro-
pres camarades d'atelier.
Autour de la table familiale, le soir au dîner, les tracas et les
accrocs de la journée sont passés en revue. C'est une alterca-
tion avec le contremaître, une pièce ratée, ou des incidents mé-
caniques. Si au cours de la journée, l'ouvrier a fait preuve d'ini.
tiative personnelle dans son travail ou qu'il s'est montré capable
de résoudre un problème mécanique: délicat qui le préoccupait,
il le racontera à sa femme en termes enthousiastes.
87
Souvent l'ouvrier se réveille un jour de repos en croyant que
c'est un jour de travail, Samedi ou dimanche par exemple. 11 se
réveille en sursaut, s'aperçoit qu'il n'a pas mis le réveil et réa-
lise avec affolement qu'il est en retard. L'usine ne quitte jamais
son subconscient, La plupart des ouvriers ont mis au point une
technique du réveil pour se lever le matin. Le réveil remonté est.
placé à deux ou trois mètres du lit. Pour l'arrêter, on est forcé
de se lever et d'atteindre le réveil en marchant, en trébuchant
ou par n'importe quel autre moyen. Ce procédé permet à l'ouvrier
de se réveiller suffisamment pour prendre conscience qu'il est
temps de se lever. Lorsque le réveil est placé à côté du lit il est
courant de l'attraper d'un geste, d'arrêter la sonnerie, de se
reposer quelques minutes de plus et d'être en retard pour le
travail. Il faut alors se dépêcher, on s'énerve et toute la famille
est sens dessus dessous.
Souvent la femme doit assurer le premier lever à 5 ou 6 heures
du matin. Cela s'ajoute aux fatigues de sa journée puisqu'elle doit
se réveiller à nouveau un peu plus tard pour les enfants. Les
occasions de troubles dans la vie familiale ne manquent pas. Le
résultat, c'est des querelles et des discussions dès le matin et au
bout de tout cela, le mari part au travail sans sa gamelle pré-
parée.
Le travail par équipe est aussi occasion à conflits dans la vie
familiale. La troisième équipe de minuit à sept heures du matin.
est la pire. Certains l'appellent l'équipe cauchemar. La famille
peut rarement se réunir et attend avec impatience la fin de la
semaine. L'ouvrier rentre à la maison au commencement de la
journée et essaye de dormir alors que les enfants courent et
jouent autour de lui. Il s'énerve contre les gosses et hurie après.
sa femme parce qu'elle ne les fait pas rester tranquilles. Il
travail dur toute la nuit et voilà ce qui l'attend à la maison.
Aussi bien la seconde que la troisième équipe interdisent à
mari et femme de partager les intimités du mariage d'une manière
rationnelle et humaine. Beaucoup de jeunes ouvriers considèrent
la venue d'un bébé dans la famille comme une charge supplé-
mentaire et se demandent s'ils pourront gagner assez pour l'éle-
ver. Si jamais un accident se produit quand même ils se voient
encore plus étroitement enchaînés. Aussi de nombreux ouvriers
en viennent à faire avorter leurs femmes. J'ai ainsi connu un cas
de ce genre à l'entreprise où une femme fut très malade à la
suite d'un avortement et en supporte aujourd'hui encore les
conséquences. Elle avait déjà deux enfants à la maison. C'est une
famille qui aime les enfants. Il est clair que seules des raisons
économiques ont motivé cet avortement.
Le soir, après le dîner, dans la pièce commune à peine est-ort
assis depuis quelques minutes que l'on tombe profondément en.
dormi dans le fauteuil de la maison. Voici comment les ouvriers
présentent la chose :
« Je mets la radio. J'entends le speaker annoncer : « Voict
l'émission du soir des produits Lux, » et puis c'est tout. Je me
réveille quelques heures plus tard. Torticolis, mal derrière la tête
et hop au lit. »
Voici encore quelques aspects de la vie familiale : de nombreux
ouvriers disent : « J'ai toujours de la bière au frais, Je bois habi-
tuellement une demi-douzaine de bouteilles avant d'aller
me
88
coucher. » Ou bien : « Se détendre avec une bonne bouteille de
bière. »
Bien souvent l'ouvrier faisant une promenade un jour de congé
évitera systématiquement les rues qui conduisent au travail. Il
finit par ne pus pouvoir voir ces maisons et ces sites qui jalon.
ment-le chemin de l'usine. Ou alors il refera délibérément le trajet
qui mène à l'usine et passera devant sans s'arrêter justement
parce qu'il est libre de le faire ce jour-là. Par contre des ouvriers
se font souvent une obligation d'amener toute la famille le diman-
che sur les lieux de l'usine. Arrivés là, ils expliquent aux leurs
dans quelle partie de l'usine ils travaillent.
L'ouvrier s'efforce d'introduire à l'usine un peu de sa vie fami-
liale, aussi montre-t-il souvent à ses camarades de travail les
photos de ses enfants qu'il garde dans son portefeuille. Parfois,
c'est la photo de sa maison. Il est fréquent de voir les couvercles
des boîtes à outils tapissés à l'intérieur de toutes sortes de photos.
Un gars y avait une photo d'un poste d'essence dont il avait autres
fois été le propriétaire, un autre y montrait celle de son. auto.
Bien que les ouvriers se mettent continuellement en grève,
pendant les périodes intermédiaires, l'attitude qui prévaut chez
les ouvriers semble devoir exclure toute perspective de nouvelles
grèves. Les ouvriers rappellent continuellement qu'ils ont une
femme et des enfants et que cela leur donne des responsabilités.
Ils disent à qui veut les entendre :
« Je ne peux pas me permettre de quitter le travail ou de me
miettre en grève. Si tu étais marié, tu comprendrais et tu saurais
ce que cela veut dire. »
Il y a des périodes où il est très difficile d'arriver à tirer quoi
que ce soit des ouvriers. Le contact est rompu. On peut décrire.
fidèlement un tel état d'esprit en disant que les ouvriers se sont
repliés sur eux-mêmes et qu'ils réfléchissent sur leur situation et
cherchent à s'y retrouver. Les événements, au fur et à mesure
qu'ils surgissent, sont le véritable levain. qui transforme ces pen.
sées en actions. La moyenne des ouvriers a trop de responsa-
bilités pour que des mots suffisent à les convaincre,
(A suivre.)
89
LETTRE OUVERTE
AUX MILITANTS DU P.C.I.
ET DE LA « IV INTERNATIONALE »
sa
NOTE. Notre groupe s'est constitué en août 1946 en tant que ten-
dance au sein du P.C.I., qui préparait alors son ille Congrès. Il a pro-
gressivement développé les positions qui se trouvent aujourd'hui expo-
sées sous une forme systématique, quoique succincte, dans ce premier
numéro de « Socialisme ou Barbarie », à travers le IIIè Congrès du P.C.L
(septembre 1946), sa Conférence nationale sur la question russe de Juil-
let* 1947, le IV Congrès du P.C.I. (novembre 1947), la Conférence prépa-
ratoire pour le Congrès Mondial de l'Internationale (mars 1948), le
deuxième Congrès mondial de la I Ve Internationale (avril 1948) et le
Ve Congrès du P.C.I. (juillet 1948).
Ce développement idéologique, l'éloignant de plus en plus des posi-
tions du trotskysme officiel, l'a mené à poser le problème de la rupture
a.vec celui-ci. Ce fut l'expérience du Ve Congrès du P.C.I. qui nous amena
à prendre une décision définitive dans cette direction. Ce Congrés démon-
tra en effet d'une manière irrévocable d'une part la décomposition com-
plète de l'organisation trotskyste, son incapacité totale d'être autre chose
qu'une porte de passage pour des militants qui constamment entrent et
sortent et surtout sa dégénérescence politique sans appel. Non seulement
ce Congrès entérinait d'un bout à l'autre les décisions opportunistes da
Congrès de l'Internationale qui venait d'avoir lieu et les méthodes bureau-
cratiques qui y avaient présidé, non seulement il ne prolestait pas contre
le nouveau cours de réforme du stalinisme entamé par le Secrétariat
Inte:national avec « Lettre au P.C. Yougoslave », mais il s'avérait
incapable l'analyser l'expérience de l'organisation française, qui venait
de subir une crise réduisant ses effectifs de la moitié par la scission de
la tendance droitière qui est entrée au R.D.R. dès la constitution de
celui-ci. Le Congrés démontrait même que, à part quelques très rares
exceptions, les militants du P.C.I. étaient profondément démoralisés et
incapables dans les conditions actuelles de progresser politiquement.
Dans ces conditions, nous ne pouvions nous orienter que vers une rup-
ture définitive avec une organisation dont 110:1 seulement le programme
et l'idéologie nous étaient devenus complètement étrangers, mais qui ne
pouvait même pas nous offrir un terrain de progression politique et
organisationnelle.
Cette rupture, nous devions cependant la préparer, en posant Tes
bases d'une existence autonome de notre groupe. Au Comité central
du P.C.I. d'octobre 1948, nous avons déjà déclaré que nous refusions
clorénavant tout poste responsable et nors militerions désormais
uniquement à la base de l'organisation. Mais 'inême ceci n'a pu être fait,
à cause aussi bien des exigences de la préparation de notre travail auto-
nome que de la décomposition du P.C.I. lui-même. Nous avons fait con-
naitre notre décision de sortir du P.C.I. à la session du Comité Central
(le janvier 1949, auguel nous avons demandé de pouvoir nous expliquer
devant une Assemblée de la région parisienne du parti et de publier une
déclaration politique dans le Bulletin Intérieur du Parti. Le coinité cen-
tral nous a répondu quelques jours après qu'il nous donnait trois pages
dans le B.I. pour cette déclaration. Sur la question de l'Assemblée Régio-
nale nous n'avons pas jusqu'ici reçu de réponse.
Dans ces conditions, et malgré notre désir d'éviter la publication de
textes qui peuvent ne pas intéresser une partie des lecteurs, nous som
ines obligés de publier ici même cette déclaration,
cue
Camarades,
Hy a quatre mois, à la dernière réunion da C.C., après avoir exposé
Aotre conception sur la situation et les tâches d'une organisation
tévolutionnaire, nous avons présenté une déclaration concernant latti-
tude de nos camarades dans le parti. Dans cette déclaration, nous
constations l'incompatibilité croissante entre le point de vue de notre
tendance et celui de la majorité du C.C., comme aussi l'impossibilité
Mt'associer les uns et les autres dans un travail commun de direction":
En fait, dès le lendemain du Ve Congrès, dont le caractère nous a
définitivement éclairés, notre tendance a décidé unanimement dhe rom-
pre avec l'organisation du P.C.I. Nous nous étions cependant fixés un
délai afin de consolider nos propres liens organisationnels et de pré-
parer un exposé approfondi et documenté de l'ensemble de nos posi-
tions, avant de consommer cette rupture. En ce sens, nous avions
engagé nos camarades à continuer à militer dans le P.C.1. jusqu'au
moment opportun. Mais l'extrême décrépitude dans laquelle est tombée
Horganisati et qui fait de la présence dans le Parti une perte sèche
de temps et un pénible devoir, les exigences de notre propre travail
de groupe autonome, enfin le sentiment bien compréhensible chez
nos camarades qu'il y a une absurdité à participer aux préoccupa-
tions et à la vie des cellules lorsque celles-ci nous sont de plus en
plus étrangères, ces divers facteurs ont fait que la presque totalité
des camarades de notre tendance ont cessé d'eux-mêmes à militer
dans le P.C.I. iet ont précipité ainsi notre sortie de fait de l'organi-
sation.
Aujourd'hui, nous venons donner une forme publique à cette rup-
ture définitive. Dans quelques jours, le premier numéro de Socia-
hisme ou Bar rie, qui sera l'organe de notre groupe, va paraître.
Il est donc temps de mettre les choses au point et de dissiper les
équivoques.
La décision que nous vous faisons connaitre aujourd'hui ne vous
surprendra que très peu sans doute; les désaccords auxquels nous
étions parvenus et qui concernent pratiquement toutes les questions
sur lesquelles il peut y avoir désaccord, impliquaient une rupture
organisationnelle. Ces désaccords, s'ils se sont approfondis, re sont
cependant pas nouveaux; mais, outre le temps qu'il nous a fallu pour !
darifier le caractère principal de nos divergences, il nous a surtout
tally une expérience ngue pour constater l'effondrement défimitif
se l'organisation française et l'état sans espoir de l'organisation inter-
nationale qui ne permettent, ni l'un ni l'autre, pas même un travail
de fraction fructueux. Nous avons en plus compris qu'il devenait
périlleux de participer plus longtemps à l'organisation. Dans cette
petite 'mạchine qui tourne lentement à vide nous pouvions craindre
que nombre de nos camarades ne soient eux-mêmes ensevelis sous la
poussière qui s'en dégage. Dans notre revue, les camarades qui vou-
dront, pourront trouver, numéro après numéro, l'exposition de nos
comiceptions. Mais n'ayant nullement l'envie de commencer une polé-
mique publique avec vous, il y a une tâche que nous ne pouvons
remplir que dans cadre de cette lettre : faire la critique, pour
nous définitive, de votre politique, et dresser i le bilan de la faillite
du: P.C.I. sur les plans idéologique, 'politique et organisationnel,
plans que, nous concevons comme étroitement liés et n'exprimant,
en eléfinitive, qu'une seule et même chose.
91
On a beaucoup parlé de la crise du P.C.I. et des thèses et contre-
thèses ont été éditées à ce sujet par les multiples fractions qui se
sont succédées au sein du Parti. Pour certains, la crise venait du
caractère sectaire du Parti, de son incapacité d'aller aux masses, de
se mêler à tous les événements existants, de parler le langage que
parlent les masses (stalinien ou réformiste); pour d'autres, la crise
venait de la mauvaise organisation du Parti, du manque de travail
des militants, qui ne savaient pa: se comporter selon les normes du
« Programme Transitoire », et ainsi un mea culpa leur était périodique-
pient proposé (Privas); ou bien encore, la crise venait de la présence
chronique des éléments opportunistes droitiers au sein de l'organi-
sation qui empêchaient le Parti de consacrer ses efforts au travail
vers l'extérieur.
Ces bavaradages sur la crise du P.C.I., qui ont constitué, pendant
des périodes entières, la principale activité de l'organisation se passent
de commentaires. Pour nous, qui considérons objectivement l'ensem-
ble de l'activité de l'organisation trotskiste française depuis bientôt
vingt ans, nous sommes forces de voir que la «crise » n'est pas
acciden
lle, mais qu'elle constitue un trait déterminant de sa nature.
Il y a une crise chronique, une crise permanente dont les scis-
sions ne représentent que des moments particulièrement caracté-
ristiques ou, plus exactement, il n'y a pas de crise du tout, car
parler de «crise » serait supposer l'existence d'un organisme qui
fonctionne entre les crises, tandis que la caractéristique essentielle
du trotskisme a été l'incapacité d'atteindre le niveau d'une organi-
sation constituée, l'incapacité radicale de parvenir à l'existence. On
ne peut pas se boucher les yeux au point de ne pas voir que le pro-
blème fondamental pour le P.C..., depuis sa fondation formelle, est
celui de sa constitution Force est de reconnaître que ce problème,
posé depuis quinze années, n'a jamais été résolu.
Cette incapacité ne se comprend qu'à partir d'une autre incapa-
cité plus profonde, celle de trouver une base d'existence idéologique
autonome. C'est parce que l'organisation trotskiste a été incapable
ole se séparer radicalement et organiquement du stalinisme, parce
qu'elle n'est restée, au mieux, qu'une opposition à celui-ci, ou comme
on l'a dit, un appendice du stalinisme, qu'elle n'a jamais pu se
construire. La «IV Internationale » n'a pas conquis son autonomie,
parcie que celle-ci exigeait une critique radicale et une analyse défi-
nitive de l'évolution et de la dégénérescence de l'organisme dont elle
procédait, de la llle Internationale. Ce n'est qu'à partir de cette
analyse et de la destruction radicale de l'idéologie stalinienne qu'elle
aurait pu poser les fondements de sa propre existence. C'est ainsi
que la llle Internationale s'était imposée, à partir de la caractérisa-
tion économique et sociale exhaustive de la 11º Internationale et de
son réformisme.
En quel sens le stalinisme correspond à un nouveau stade de l'éco-
nomic mondiale ? Quelles sont les couches dont il représente les
intérêts ? Quels liens unissent-ils les partis staliniens avec la société
bureaucratique russe ? Quel est le rôle de la politique stalinienne,
engagée dans la lutte à la fois contre la bourgeoisie possédante et
contre le prolétariat ? Le trotskisme n'a pas abordé ces questions,
il n'a cessé de considérer le stalinisme comme un « parti ouvrier
collaborant avec la bourgeoisie », s'agrippant à cette définition cha-
que jour démentie par les faits et s'interdisant de faire comprendre
quoique ce soit à l'avant-garde ouvrière; il est apparu et il fut
effectivement un parent ahoyeur du stalinisme employant une phra-
92
séologic révolutionnaire, mais restant dans le fond son partenaire
(comme le montrent ses mots d'ordre fondamentaux de « défense
inconditionnelle de l'U.R.S.S. » et de « Gouvernement P.C.-P.S.-
C.G.T.»).
Il suffit ici de rappeler les propositions que; dans La Vérité, Pierre:
Frank adressait à Staline (!) en vue d'un accord pour la meilleure
défense de l'U.R.S.S.; il suffit aussi de rappeler la politique suivie
avec persévérance par la direction du P.C.I. sur la question gouver-
nementale, par le mot d'ordre « Gouvernement P.C.-P.S.-C.G.T.»,
forme suprême et en même temps la plus criminelle du front unique
avec le stalinisme. Voici comment s'exprimait à ce sujet le représen-
tint le plus qualifié de cette direction, Privas (B.I. n° 37, décem-
.bre 1940) : « La question de notre soutien politique au gouverner
ment P.C.-P.S.-C.G.T. se pose. Il est (ce soutien) conditionné par
la loyauté de ce gouvernement envers le programme anticapitaliste
el envers les masses. S'il applique réellement un tel programme, s'il
fait réellement appel à l'action et à l'organisation des masses, nous
lui accorderons notre confiance; quant à notre participation, elle ne
pourrait se poser qu'après qu'il aurait prouvé qu'il mérite notre con-
fiance et qu'il poursuivrait son action de destruction de l'appareil
d'Etat bourgeois. Il serait tout à fait faux aujourd'hui, avant d'avoir
vu les dirigeants des partis traditionnels à l'ouvre, de nous engager.
De toutes façons, notre participation à la lutte des masses contre
la bourgeoisie et ses forces de répression est acquise à l'avance sans.
conditions. »
Si on laisse de côté la sauce « révolutionnaire », le contenu de ce,
texte est clair : en décembre 1946, la direction trotskiste «n'a pas
vu les dirigeants » staliniens et réformistes à l'ouvre ! Elle
ignore ce qui va se passer lorsque les staliniens seront au pouvoir.!
Ce pouvoir, par ailleurs, elle l'appelle par son agitation quotidienne :
« Gouvernement P.C.-P.S.-C.G.T.», inscrit sur les murs, titré dan's
La Vérité. Mais attention : elle l'appelle, elle dit aux masses qu'il
faut l'instaurer, mais elle ne le soutient pas : elle ne le soutient que
s'il «applique réellement un programme anticapitaliste ». Que ré-
pondelle aux ouvriers qui, étonnés, lui demandent : Comment, vous
ciemandez un tel gouvernement et vous ne le soutenez pas ? Mystère,
Elle répond peut-être : Nous le soutiendrons s'il applique tel ou tel
programme. Vous ne savez donc pas quel programme le P.C. aų
pouvoir est capable de réaliser ? Peut-on concevoir que le P.C. au
pouvoir applique un programme « faisant appel à l'action et à
l'organisation des masses » ? Et s'il le peut, en principe, alors pour-
quoi. constituer les nouveaux partis et ne pas essayer de persuader
le P.C. à appliquer ce « programme révolutionnaire » ? Et à quoi
rime cette distinction entre les conditions du soutien et les condi-
tions de participation à un tel gouvernement, qui dans le texte de
Privas reviennent exactement au même ?
On ne peut pas vider par la cuiller de la critique l'océan d'une telle
imbécillité. Il nous suffit de constater qu'à travers leurs mots d'ordre
les plus courants, les dirigeants trotskistes montrent non seulement
qu'ils n'ont rien compris à la réalité actuelle, mais qu'au fond:
· d'elle-même cette « direction révolutionnaire de l'humanité >> ne s'est
jamais prise au sérieux et qu'elle considère que les tâches révolu-
tionnaires pourraient très bien être accomplies par le stalinisme.
Nous verrons plus loin que ce point a beaucoup plus d'importance
encore qu'il n'en parait avoir à première vue.
c!core
93
Ce collage éperdu au stalinisme se traduit encore non seulement
par le fait que toute l'agitation et la propagande du P.C. est à cha-
que coup définie en fonction du stalinisme (le P.C. dit ceci ? Alors
il faut répondre cela; le P.C. fait-il tel « tournant » ? Alors il faut
le mettre au pied du. mur, etc...) mais essentiellement pas 'la' poli-
tique du Front Unique avec le stalinisme.
La lutte que la tendance « trotskiste orthodoxe » (majorité actuelle
cu P.C.I. et de la IV° Internationale) a menée contre la conception
que la «droite » défendait sur le Front Unique, n'a été que la cou-
verture idéologique d'une rivalité de clan et un moyen de faire passer
en définitive des conceptions non moins opportunistes. Laissant même
de côté les questions de la « défense de l’U.R.S.S. » et du gouverne-
ment stalino-réformiste, nous ne pouvons que constater que dans
l'essentiel, la politique que la «droite » avait menée lorsqu'elle avait
la direction du P.CI. (1946-1947) et la politique que la direction
actuelle a menée par la suite sont identiques. L'incapacité radicale de
se distinguer des staliniens, l'essai de présenter les staliniens comme
des réformistes, le ridicule même d'un « Front Unique », dans lequel,
s'il venait à se réaliser, le P.C. serait tout' et le P.C.I. rien, ont été
les caractéristiques de toutes les campagnes de La Vérité sur cette
question.
« Ressouder le front prolétarien », comme le répète constamment
la direction, refuser de le laisser se diviser en deux blocs, le bloc
stalinien qui suit Moscou et le bloc réformiste qui suit Washington,
voilà ce qui nous est présenté aujourd'hui comme l'héritage essen-
tiel de la tactique léniniste. C'est tout simplement cacher au proléta-
riat que le P.C. et le P.S. ne sont pas des partis ouvriers, que leur
politique n'est pas « fondamentalement fausse », comme le dit stupi-
dement la thèse majoritaire pour le Ve Congrès, mais qu'elle repré-
sente des intérêts sociaux hostiles à ceux du proletariat. Quand la
majorité actuelle dit que la tactique du Front Unique est une
« arme de délimitation politique » (même thèse), nous retrouvons là
le même argument, et avec les mêmes mots, que la « droite » mettait
en avant lorsqu'elle avait la direction et que les majoritaires n'ont
jamais combattu que verbalement, comme le prouve cette déclaration
typiquement opportuniste de Bleibtreu, alors secrétaire général du
Parti (rapport politique au Comité Central du 31 mars. 1946) : « En
développant notre programme de lutte de classes nous mettons en
lumière la trahison stalinienne et réformiste. Une délimitation par-
ticulière est superflue et ne peut prendre que la forme de l'antista-
linisne, qui 110us fait perdre l'oreille des rass.es (!) » (Souligné par
nous )
Mais le collage au stalinisme et la parenté profonde avec celui-ci
se inanifestent aussi sur d'autres points, encore plus importants. Le
pius essentiel. parmi ceux-ci, c'est peut-être l'incapacité d'impulser un
regroupement ouvrier autonome, et même l'hostilité.mal cachée vers
de telles formes de regroupement que la direction du P.C.1. a mani-
festée vis-à-vis des rares Comités de Lutte qui sont apparus en 1947.
Le P.C.I. a simplement tenté de faire de cès Comités de Lutte des
annexes trotskistes, les empêchant de jouer leur rôle de regroupement
des ouvriers d'avant-garde en dehors des partis. L'orientation obsti-
née vers les syndicats traditionnels (alors qu'il s'est avéré impossible
de construire une tendance révolutionnaire dans les syndicats bureau-
cratisés) ne fait que traduire la volonté de maintenir les ouvriers
dans les organisations traditionnelles, où ils peuvent être contrôlés.
94
Le but du P.C.I. n'est pas d'impulser la création d'organies auto-
nomes de la classe, mais de prendre dans les syndicats' la relève du
P.C. C'est dans ce sens qu'il faut interpréter certains passages essen-
tiels de la thèse majoritaire du Ve Congrès : «Le rapport des forces
internes à la classe ouvrière implique que si même le parti ai une
juste ligne politique, c'est seulement dans des secteurs limités qu'il
peut disputer le contrôle de la direction aux staliniens. » Et encore ::
«L'avant-garde' stalinienne est sensibilisée à notre programme révo-
lutionnaire, ce qui ne signifie nullement qu'elle est prête à passer
Sous le contrôle de notre parti. » (Souligné par nous.)
Egalement significative est l'obstination de la direction du P.C.I.
à. voir l'avant-garde réelle de la classe ouvrière dans l'avant-garde
stalinienne : « Dans son ensemble, la classe ouvrière ou plutôt les
éléments déterminants de celle-ci, ne voient pas d'autre direction
politique que celle du P.C.F.» (même thèse): La direction du. P.C.I.
ne veut pas simplement dire par là que les ouvriers staliniens, par le
seul fait qu'ils se battent, constituent l'avant-garde i ce qui déjà
serait faux elle veut surtout dire que l'avant-garde stalinienne,
parce qu'elle lutte derrière un parti aussi bien organisé que le P.C.
est infiniment plus intéressante que les éléments anarchisants ou
gauchisants mais sans parti qui s'insurgent actuellement contre toute
forme de bureaucratisation et ne sont nullement « prêts à passer
sous le contrôle du P.C.I.».
Mais il faut également révéler l'opportunisme et l'abandon du
marxisme révolutionnaire dans les conceptions «théoriques » de la
direction trotskiste. Disons tout de suite que le mot «théorique »
est fort exagéré à ce propos, car depuis la mort de Trotsky ses
épigones n'ont fait que vulgariser, rabaisser et vider de tout contenu
l'héritage de celui-ci et le marxisme en général. Il est étonnant de
constater que, pendant dix ans, ces « dirigeants » ont été incapables
de produire autre chose que des articles illisibles, rébarbatifs et
remplis de plates banalités pour les « Bulletins Intérieurs », et qu'ils
enseignent aux ouvriers qui adhèrent à la « IV Internationale » une
bouillie boukharinienne : présentée comme du « marxisme». Force
est, cependant, d'essayer d'extraire de toutes ces platitudes un sem-
blant de conception d'ensemble, pour apprécier à sa juste valeur
l'idéologie trotskiste officielle entre 1940 et 1948.
I, - En ce qui concerne la situation historique du capitalisme, la
direction du P.C.I. et de la « IVe Internationale » en est restée à
l'analyse que Lénine faisait de l'impérialisme en 1915, et souvent
même en deçà de celle-ci. Pour Lénine, l'impérialisme était né de la
concentration continue des forces productives (du capital et du tra-
vail) et cette concentration amenait la suppression graduelle de la
concurrence. Mais cette concentration ne s'est pas arrêtée en 1915,
comme toutes les conceptions de la majorité du P.C.I. le supposent;
elle a continué en s'amplifiant et en prenant des nouvelles formes,
dont la fusion des différents, monopoles eux-mêmes, la fusion pro-
gressive du capital et de l'Etat, les nationalisations en France et
surtout en Angleterre; l'étatisation complète de l'économie sous
l'égide d'une bureaucratie exploiteuse (comme dans toute la zone
russe), la vassalisation de l'Europe et de l'ensemble des pays bour-
geois par l'impérialisme yankee ne sont que des aspects particuliers.
Tous ces phéonmènes, qui sont précisément les traits caractéristi-
ques de l'époque concrète dans laquelle nous vivons et qui da dis-
95
tinguent des époques précédentes, sont ignorés par la majorité ou con-
sidérés comme dénués d'importance. A la suite de quoi ses « analyses >
de la situation actuelle se ravalent fatalement au niveau d'un jour.
nalisme provincial. Ainsi, par exemple, lorsqu'il s'agissait de la carac-
térisation de la crise du capitalisme à l'issue de la deuxième guerre
mondiale, la majorité n'a pu faire autre chose que de citer les
niveaux de la production, voulant «prouver » cette crise par le fait
que la production des pays capitalistes n'avait pas rattrapé ses
chiffres d'avant-guerre (cf. thèse de la majorité pour les 111e et IV•.
Congrès du P.C.I.). Ce qui est encore plus ridicule, les raisons
qu'elle donnait pour la baisse de la production étaient des raisons
au fond conjoncturelles. Lorsque nous avons montré (dans un texte
de mai 1947 et plus amplement dans notre thèse pour le IV° Congrès
du P.C.I.) que les chiffres de la production mondiale avaient déjà
dépassé ceux d'avant-guerre, et que le moteur de la crise du capi-
talisme était à chercher ailleurs (dans la disproportion du developpe-
ment économique entre l'Europe et l'Amérique, dans la dislocation
du marché mondial), lorsque la production européenne elle-même
dépassa ses chiffres d'avant-guerre, alors les leaders majoritaires ont
écrit (thèse de la majorité pour le Ve Congrès) : «La crise objecti-
vement révolutionnaire née de la guerre n'est pas terminée. Elle ne le
serait que lorsque la bourgeoisie aurait réussi à rétablir une nouvelle
division du travail, un nouveau marché mondial... >> en montrant
par là qu'ils n'avaient rien compris à l'affaire, car ce qui est précisé-
ment le fond de la situation actuelle est qu'une telle restauration
d'un marché > mondial capitaliste est impossible, et que la seule
possibilité « d'équilibre » pour les classes exploiteuses se trouve doré-
navant dans la domination d'un seul impérialisme sur l'économie
mondiale.
Si Lénine constatait que le monopole supprime la concurrence, ce
n'était pas pour des prunes, ni par amour du détail pittoresque.
Suppression de la concurrence signifie suppression du marché capi-
taliste mondial au sens établi de ce terme: parler de « rétablisse-
ment d'un nouveau marché mondial » signifie vouloir renverser la
tendance dominante de l'évolution capitaliste.
Un autre exemple significatif, c'est l'attitude de la Majorité devant
le « Plan Marshall ». Face à celui-ci, tout ce que son marxisme lui
inspira, fut de dire qu'en tout cas il ne porterait ses effets qu'à
partir de 19.19 » ! Quels seraient ces effets ? Le capitalisme nourrait-
il atteindre une « stabilisation relative » par le plan Marshall ? A
défaut de celle-ci, des nouveaux rapports économiques entre l'Europe
et l'Amérique étaient-ils établis, les impérialismes européens pour-
raient-ils maintenir dans ce cadre leur indépendance ? Sur toutes ces
questions d'une importance théorique et pratique extrême, le silence
le plus complet continue à régner dans les textes de la majorité.
Nous touchons ici un point théorique important. Pour Lénine.
l'essence de l'impérialisme consistait en ce que plusieurs ou au moins
deux blocs iinpérialistes rivaux étaient constamment en lutte (« paci.
fique » ou violente) pour un nouveau partage du monde. Que se
passe-t-il aujourd'hui ? Pour la majorité, la Russie n'est pas un Etat
impérialiste, mais un « Etat ouvrier dégénéré » qu'il faut défendre.
Dans le reste du monde, on voit difficilement les Français ou les
Anglais, même dans l'avenir le plus lointain. partir en guerre contre
les V.S.A. Nous avons donc un seul bloc impérialiste dorénavant !
Comment ceci est-il conciliable avec l'analyse leniniste de l'impéria-
lisme ?
9
96
sans
Mais pour la direction trotskiste actuelle, ce sont là des subtilités
indignes d'attention. Tout ce qu'elle demande, c'est qu'on ne trouble
pas son sommeil idéologique.
11.
Nous ne voulons pas non plus nous étendre sur nos diver-
gences avec la majorité sur la question russe, divergences qui sont
assez connues dans le P.C.I. Mais il est nécessaire d'exposer claire-
ment la signification de l'attitude de la majorité du point de vue
du marxisme et de la lutte de classes.
Pour la majorité, la Russie est un Etat ouvrier dégénéré » qu'il
faut défendre «inconditionnellement ». Qu'est-ce que cela signifie ?
Cela signifie tout d'abord que la majorité identifie la monopolisation
totale des forces productives par une classe sociale (la bureaucratie
russe), sous le couvert de l'étatisation, avec la collectivisation socia-
liste.
Mais pour la majorité, la bureaucratie n'est pas une « classe »,
mais une « caste parasitaire ». Et ceci parce que la bureaucratie ne
fait que participer à la répartition du produit économique russe,
avoir une place propre dans les rapports de production.
Qu'est-ce que cela signifie ? Tout simplement, une rupture avec le
fondement de l'économie politique marxiste, pour laquelle «produc-
tion » et « répartition » ne sont que deux aspects inséparables d'un
seul processus. Il n'y a du revenu, selon Marx, que dans la mesure
où il y a rapport de production. D'ailleurs déjà, Adam Smith savait
ce que Germain, Frank, etc..., ignorent : que salaire, profit et rente,
eri tant que « revenus », sont indissolublement liés au travail, au
capital et à la terre en tant que « facteurs de production ».
Cela signifie aussi la répudiation la plus complète de la conception
cie Marx et de Lénine sur l'Etat : en effet, selon cette conception,
la monstrueuse croissance totalitaire de l'Etat bureaucratique russe
ne peut que traduire une division de la société en classes et une oppo-
sition de ces classes qui va en s'aggravant,
Mais la bureaucratie ne peut pas être classe dans un seul pays, se
plaint la majorité. En effet, elle ne le peut pas. La preuve, c'est
qu'après cette guerre-ci, la bureaucratie est arrivée au pouvoir dans
la plupart des pays de l'Europe centrale et balkanique, et qu'elle est
en train de s'installer au pouvoir en Chine. Les réactions de la
majorité face à l'évolution dans les pays de la zone russe sont fran-
chement du domaine de l'arlequinade. Elles se résument dans cette
constatation étourdissante*: dans les pays du «Glacis », la bourgeoisie
traditionnelle reste classe dominante ! Que cette bourgoisie n'existe
plus, qu'elle ait été enterrée depuis longtemps, qu'on soit en train de
liquider ses derniers survivants (Mindszenty, etc...) ceci ne change
rien à l'affaire pour la majorité. Préservons nos schémas et que le
monde périsse, voilà sa devise.
Mais, même en laissant de côté l'importance théorique énorme de
tous ces points, il est impossible de passer sous silence la significa-
tion politique de cette attitude.
L'essentiel, en effet, n'est pas seulement que tout ceci signifie une
capitulation politique et idéologique devant le stalinisme. L'essen:
tiel est que par ces positions, le P.C.I. et la « IV Internationale » de-
viennent des instruments supplémentaires de la mystification des
masses. Avoir cette attitude signifie en fait : justifier par des sophis-
mes l'exploitation et l'oppression; enseigner aux masses sous pré-
texte d'arguments «objectifs » (le caractère « progressif » de l'étati-
sation et de la planification) d'accepter d'être exploitées, pourvu que
ce soit sous des formes « socialistes »; préparer pour demain une
97
nouvelle dégénérescence de la Révolution, en masquant ce qui a été
l'essentiel dans la dégénérescence de la Révolution russe; et, plus
concrètement, récupérer une partie de l'avant-garde déçue par le
stalinisme et à l'empêcher de saisir la véritable signification de
celui-ci.
Cette fonction objective de la «l Ve Internationale » comme instru-
ment supplémentaire de la mystification des masses est apparue avec
toute la clarté possible lorsqu'a éclaté l'affaire Tito. Là, dans la
fameuse « lettre ouverte du Secrétariat de la I Ve Internationale au
Parti Communiste Yougoslave», s'est exprimée pleinement la véri-
table ligne politique du trotskisme actuel, orienté vers le redresse-
lilent et non pas vers la destruction révolutionnaire des partis stali-
niens et du stalinisme en général. Çette ligne voulait se justifier par
une série de mensonges, plus cyniques les uns que les autres et par
l'idéalisation honteuse du régime d'exploitation que Tito et sa clique
bureaucratique imposent aux ouvriers et aux paysans yougoslaves.
Ainsi, la seule chose à peu près que l'on trouvait critiquable
ans le régime de Tito, c'étaient... les décorations qu'il distribue à
ses généraux ! A part cela, Tito récoltait une série de louanges
(comme ayant « résolu la question nationale », etc...) et on laissait
entendre qu'il suffirait d'une décision du Comité Central du P.Ç.
yougoslave pour que celui-ci se transforme en parti révolutionnaire
ei pour que le pouvoir de Tito devienne un Etat ouvrier (non
dégénéré, sans doute, celui-là). Cependant, jusqu'à la veille, le trots-
kisme officiel avait constamment expliqué que la Yougoslavie restait
un Etat «fondamentalement capitaliste ». Que s'était-il passé ? La
révélation publique d'une lutte entre deux cliques bureaucratiques,
celle de Moscou et celle de Belgrade, lutte qui, dans les coulisses,
sé poursuivait depuis longtemps, suffisait donc pour transformer dans
l'espace d'une nuit la Yougoslavie et la bureaucratie, titiste ? Elle
suffisait de toute façon pour que la direction trotskiste piétine ses
propres « analyses » antérieures et qu'elle adopte cette position para-
doxale, que le pouvoir et le parti dirigeant en Yougoslavie, « Etat
capitaliste », menaient une lutte « progressive » contre le pouvoir et
le parti dirigeant en Russie, qui, cependant, comme tout le monde
sait, est un «Etat ouvriei ». Elle suffisait aussi pour que la direction
trotskiste foule aux pieds la constatation fondamentale, mille fois
faite par Trotsky et sur laquelle se base l'existence de la « IV• Inter-
nationale », à savoir que le stalinisme dans son ensemble et chaque
parti stalinien pris séparément sont irredressables, d'où la nécessité
de nouveaux partis révolutionnaires dans tous les pays. "Elle suffisait
enfin pour que la direction trotskiste viole complètement le principe
de toute politique révolutionnaire. qui est d'enseigner toujours la
vérité à la classe et à son avant-garde.
Un des points les plus instructifs de l'ensemble de l'affaire fut de
voir la plus grande partie de la majorité du P.C.I. français, qui se
désolidarisait en paroles de l'attitude du Secrétariat International,
non seulement s'abstenir de toute lutte politique véritable contre
cette orientation ultra-opportuniste, mais contribuer positivement, au
cours du Comité Exécutif International d'octobre, à enterrer l'affaire.
Cette triste comédie prouve encore une fois l'insincérité politique
et la complicité de clan qui règnent dans les directions trotskistes
actuelles.
L'affaire Tito a prouvé, pour nous, la dégénérescence irrémédiable
du trotskisme actuel et le rôle positivement nocif qu'il joue dans la
lutte pour la démystification du prolétariat.
98
III. La question que tous les ouvriers avancés posent avec an-
goisse actuellement, c'est la question de la nature des partis «com-
munistes » staliniens et de leur politique. Après avoir longtemps
hésité, les épigones de Trotsky sont enfin, en 1947, arrivés à donner
une réponse théorique » à cette question : le stalinisme est un
« réformisme d'un type nouveau ». A moins que «type nouveau »
dans cette phrase et des « théoriciens » n'ont jamais expliqué ce
qu'ils entendaient par là ne signifie «type non réformiste », la
stupidité de cette affirmation saute aux yeux. Ces intrépides « mar-
xistes » ont perdu toutes les occasions, jour après jour, de nous
expliquer comment un nouveau réformisme sans réformes peut naître
à l'époque de la crise mortelle de la démocratie capitaliste, comment
et pourquoi de « réformisme » est arrivé à exproprier la bourgeoisie.
dans tous les pays de la zone russe, comment et pourquoi il arrive
aujourd'hui à bouleverser la structure sociale de la Chine, mais,
chose encore plus gravie, ils ont aussi perdu l'occasion de jamais
montrer aux masses que le stalinisme et sa lutte contre la bour-
geoisie obnubilent, pourquoi la destruction effective de la bour-
geoisie dans les pays où les Partis « communistes » prennent le
pouvoir de signifie nullement une libération sociale, mais l'installa-
tion d'un régime d'exploitation et d'oppression au moins aussi lourd
que celui de la bourgeoisie.
La raison profonde de ces lamentables contradictions est celle-ci :
lè trotskisme actuel nie qu'il y ait un problème de la bureaucratie;
il nie que la bureaucratie représente une formation sociale indépen-
dante, qu'elle exploite pour son propre compte le prolétariat dans
les pays où elle prend le pouvoir, qu'elle tend à prendre le pouvoir
dans tous les pays. Sous cette forme, le problème de la vraie lutte
contre la bureaucratie n'existe pas pour lui. L'objectif du proléta-
riat pour le trotskisme actuel est resté ce qu'il était il y a un
siècle : exproprier la bourgeoisie. Mais cet objectif commence à être
réalisé non pas par le prolétariat, mais par la, bureaucratie. Ceci,
le trotskisme ne peut pas le reconnaître car le reconnaître signifie-
rait pour lui reconnaître qu'il s'est_trompé sur toutes les questions
qu'il considère comme essentielles. Davantage mêmle, ceci signifierait
que l'existence d'une « IV® Internationale», ayant comme programme
essentiel l'expropriation de la bourgeoisie, deviendrait sans objet,
puisque ce programmé est, en fait, celui que le stalinisme a et réalise
constamment. Ne pouvant reconnaître ce fait fondamental, la « IV
Internationale » non seulement est obligée de mentir constamment
sur la véritable activité du stalinisme, mais aussi d'affubler celui-ci
de caractéristiques imaginaires. Ceci explique pourquoi les concep-
tions comme « stalinisme = réformisme», « pays de la zone russe =
pays bourgeois », «Russie = Etat ouvrier qu'il faut défendre », etc...
Ceci explique aussi pourquoi la « IV Internationale », sur la base de
son programme et de son idéologie, est incapable de mener la tâche
fondamentale d'une organisation révolutionnaire à la période actuelle,
qui est d'expliquer et de clarifier aux masses que l'objectif de la
révolution prolétarienne ne peut être simplement l'expropriation die
la bourgeoisie et la « planification », mais l'abolition aussi bien de la
bourgeoisie que de la bureaucratie, la suppression de la distinction
entre dirigeants et exécutants dans l'économie et dans la société, la
gestion propre de l'économie par les travailleurs.
IV. La mêmle attitude de bavardages vides s'exprime dans la
« position » de la direction trotskiste sur la question de la perspec-
tive de la guerre. Depuis le mois de mars 1948, où notre tendance a
99
expliqué devant le Parti pourquoi la perspective d'une troisième
guerre mondiale est inscrite objectivement dans la réalité avec une
nécessité absolue, comme un moment crucial exprimant la tendance
vers la concentration mondiale des forces productives entre les mains
d'un seul impérialisme, nous avons vu, avec étonnement et dégoût,
les « théoriciens » majoritaires s'en prendre à l'idée de la guerre à
venir, indépendamment de tout contexte théorique et se livrer à une
basse démagogie contre nous en déclarant que la guerre n'était pas
« fatale », que nous étions défaitistes par rapport à la révolution,
etc., etc. Le passage consacré à cette question, dans la thèse de la
majorité pour le Ve Congrès du P.C.I. est assez éloquent par lui-
même : «Il est évident qu'en l'absence de révolution prolétarienne
victorieuse, la guerre, en fin de compte, est-inéluctable, mais il reste
à fixer les délais et les rythmes... la guerre mondiale est l'aboutisse-
ment de tout un processus économique et social dont les chaînons
les plus importants sont la disparition du danger révolutionnaire
immédiat (défaites ou acceptation de la guerre) et l'impasse écono-
mique, conditions qui, aujourd'hui, ne sont pas encore réalisées. De
plu's, la bureaucratie du Kremlin conserve sa politique de cohabi..
tation pacifique et préfère un compromis à une politique de force.
Les derniers événements diplomatiques le montrent. Sans exagérer la
portée de ceux-ci ni cacher la difficulté d'un tel compromis, nous
ne nous trouvons pas face à une guerre imminente. » Sans insister sur
le plan où se situe la discussion, juste au niveau d'un mauvais jour-
nalisme, il faut noter le caractère artificiel et gratuit de ces affirma-
tions volontairement ambiguës et brouillées. Quels sont les délais
e: les rythmes >> qu'il s'agit de fixer ? Depuis quand l'analyse marxiste
des tendances fondamentales de l'évolution est-elle remplacée par
des prévisions météréologiques sur le temps des jours à venir ? En
quoi l'impasse économique n'est-elle pas réalisée ? Et comment cette
idée se concilie-t-elle avec la conception qui est à la base de toutes
les thèses majoritaires, selon lesquelles « le capitalisme n'a pas réussi
à dépasser sa crise issue de la deuxième guerre mondiale » ? Pour-
quoi la guerre n'est-elle possible qu'après la défaite du prolétariat ?
Quelle fut, par exemple, cette défaite en 1914 ? Où, dans quel pays,
y a-t-il un «danger révolutionnaire immédiat » ? Pourquoi la bureau-
cratie stalinienne préfère (le mot est admirable) un compromis ?
Est-ce que la guerre est affaire de « préférences des cliques domi-
nantes ?
Nous n'avons jamais rien trouvé d'autre dans les « analyses » des
épigones de Trostky que ces descriptions journalistiques, ces affir-
mations gratuites, ces préoccupations artificielles, car coupées de tout
contenu réel, de tout point de vue de classe : 'montée ou recul,
offensive de la bourgeoisie ou du proletariat, guerre ou pas guerre.
Il est facile de voir qu'un sérieux journaliste bourgeois est beaucoup
plus profond dans ses analyses que ces « marxistes ». Il n'y a rien
c'étonnant là-dedans : la bourgeoisie se place à un point de vue qui
est réel, car il exprime les intérêts d'une classe qui représente une
réalité sociale. De ce point de vue, les «théoriciens » trotskistes ne
représentent rien; ayant depuis longtemps abandonné le marxisme,
qui pouvait, à défaut d'un contact avec la masse ouvrière, leur
donner un point de vue objectif sur la réalité, ils ne sont en défi-
nitive qu'un minuscule appendice de la bureaucratie stalinienne, dont
ils aident le travail de mystification des masses.
V. – En ce qui concerne la construction d'une organisation révo-
lutionnaire, la direction du P.C.I., après avoir lourdement ironisé
100
sur « l'itellectualisme » de ceux qui, comme nous, voulaient '
mettre
l'éducation des militants au premier plan des tâches, découvre main-
tenant l'importance de ce secteur, en oubliant toutefois que pour
'éduquer les autres, il faut d'abord être éduqué soi-même. D'autre
part, fixer à l'organisation des objectifs sans aucun rapport ni avec
ses possibilités, ni surtout avec les nécessités de l'heure, telle cette
agitation large, superficielle et permanente que mène la direction
trotskiste depuis des années, signifie que l'on se soucie beaucoup plus
de maintenir la fiction, mieux : le bluff d'un « Parti » (qui en fait
n'est qu'un groupe extrêmement restreint et politiquement plus que
faible) que de faire du travail révolutionnaire efficace dans le cadre
des possibilités existantes.
Pour nous résumer, il est clair que nous divergeons avec le
trotskisme actuel à peu près sur tous les points sur lesquels uns diver-
gence est possible, à savoir sur l'évolution historique depuis 1914,
sur le programme de la révolution prolétarienitė, sur la situation
actuelle et sur les tâches immédiates,
Donc, si nous quittons aujourd'hui le trotskisme ce n'est pas sur
la simple base de « désaccards » si importants et si nombreux soient-
ils; c'est sur la base plus profonde d'une prise de conscience du rôle
de celui-ci dans le mouvement ouvrier et de son incompatibilité avec
l'avant-garde révolutionnaire. Depuis dix ans le trotskisme tire un
immense chèque sans provision sur la mémoire de Trotsky et le
prestige du bolchevisme. Par sa phraséologie, il attire à lui les
ouvriers d'avant-garde mais ne leur fournit aucun élément qui
leur permette de comprendre le sens de leur époque et de lutter
contre la bureaucratie; tout au contraire, sa politique à l'égard de
l’U.R.S.S .et du stalinisme jette ces ouvriers dans le désarroi et les
conduit à la démoralisation. L'immense roulement qui s'opère dans
les rangs du parti depuis des années, est en lui-même significatif.
Comme nous l'écrivions dans notre texte de mars 1948, « la IV est
un rouage dans la machine de mystification du proletariat. Tout se
passe comme si son rôle consistait à récupérer l'avant-garde qui
échappe aux partis traîtres et à lui masquer le problème de son éman-
cipation des bureaucraties en lui présentant le mythe de l'âge d'or
bolchevick. Ce rôle apparaît matériellement sur le terrain organisa-
tionnel où l'on voit se réaliser une tragique consommation des ou-
vriers d'avant-garde qui, après avoir été attirés par la phraséologie
révolutionnaire des partis trotskistes, sont épuisés par le travail
pratique, réduits au rôle d'exécutants des couches intellectuelles et
finalement rejetés après épuisement hors de l'Organisation, perdus le
plus souvent pour tout travail politique. »
Quant à nous, nous avons tiré les leçons qu'il convenait de tirer
de notre expérience au sein du P.C.I. Nous avons le sentiment que
pour la première fois se détache du trotskisme un groupe qui prenne
conscience de la mystification de celui-ci sur un plan total et qui se
cristallise non pas sur une analyse de détail mais sur une conception
d'ensemble de la société actuelle et de la dynamique historique.
Nous ne partons pas pour nous rallier à quelque mouvement cen-
triste du type R.D.R. ou pour rentrer chez nous, mais pour jeter les
fondements d'une future organisation révolutionnaire prolétarienne.
Ceux qui encore au sein du P.C.I. découvriront plus tard que nous
sommes dans la voie juste sauront nous rejoindre.
Saluts communistes.
Paris, le 28 Février 1949.
101
NOTES.
Dans le No 34 (Décembre-Janvier 1944) des « Temps Modernes » notre
camarade Lefort avait publié un article intitulé « La Contradiction de
Trotsky et le problème révolutionnaire » « La Vérité ». sauta sur l'ouvrier
et dans son No 228 elle publient une prose douteuse, sous le titre « Les
Mains Sales » faite essentiellenrent de calomnies personnelles contre
Lefort. Nous avons immédiatement envoyé à « La Vérité » la « Rectifi-
cation » qu'on peut lire plus bas. L'article ne P. Chaulieu contient d'an-
tre part une réponse sur le point de l'attaque de «La Vérité ».
Nous n'avons nullement l'intention de consacrer à l'avenir ne serait-ce
qu'une page de cette revue à des polémiques personnelles. Nous l'avons
fait cette
fois parce
que l'attaque venait d'une organisation que
nous avons à peine quittée, et parce qu'elle était révélatrice de l'évolu-
tion de la direction du P.C.I. Mais que ces Messieurs ne comptent pas
comme partenaires à leurs querelles de clique :
nous leur
répondrons autant qu'il le faudra sur le plan politique, nous ignorerons
tout simplement leurs saletés personnelles.
sur
nous
RECTIFICATION
En accord avec l'ensemble des camarades de notre groupe, les
soussignés, membres du Comité Central du P.C.I. avant de quit-
ter l'organisation, demandons que La Vérité publie à son prochain
numéro, la rectification suivante concernant l'article calomniateur
« Les mains sales » paru dans le numéro 228, selon le droit que
nous confère aussi bien la loi bourgeoise que la loyauté qui est de
coutume dans le mouvement révolutionnaire et que La Vérité pré-
tend défendre.
1. L'article en question est un tissu de mensonges d'un bout à
l'autre et l'intention calomniatrice de son auteur est évidente. En
tant que tel il relève des plus pures méthodes staliniennes. Nous
n'avons pas la place pour réfuter un par un les mensonges con-
tenus dans cette petite saleté, et nous n'en éprouvons d'ailleurs pas
le désir; nous nous bornons à quelques points :
a) L'auteur de l'article ment en disant « qu'à peine sorti de
ses classes de philosophie, Lefort se trouva au-dessus de ses tâches
élémentaires de militant ». Pendant les presque cinq années de sa
présence dans le P.C.I., Lefort a accompli toutes les tâches élé-
mentaires du militant, et plus que celles-ci. Il a participé à toutes
les réunions, vendu le journal, distribué des tracts, collé des affi-
ches, etc... Il a fait plus, d'ailleurs, et l'on se demande pourquoi,
s'il n'en était pas ainsi, le P.C.I. lui aurait constamment confié —
comme il l'a fait des tâches que Lefort a toujours accomplies
comme : diriger des groupes d'éducation, faire des conférences
publiques à la Maison des Lettres (1944-1945), aux Sociétés
Savantes (1945-1946), au Cercle Lénine (1946-1947), parler
102
en
comme représentant du Parti aux réunions publiques des trois
campagnes électorales; on se demande, aussi comment le P.C.I.
aurait, dans le cas contraire, accepté qu'il soit élu deux fois de
suite membre du Comité Central (en 1946 et en 1947);
b) L'auteur ment également en laissant supposer que Lefort,
dès qu'il entra au Parti, « présenta de nouvelles analyses ». Les
camarades du P.C.I. savent très bien que Lefort a milité dans le
P.C.I. (et qu'il a soutenu la tendance actuellement dirigeante pen-
dant les luttes intérieures) trois ans durant avant de présenter,
avec Chaulieu, une position politique propre;
c) Lefort n'a pas découvert le « pourrissement », et dans les
textes de notre tendance on trouverait difficilement le mot
tout cas on n'en trouverait pas l'idée. Celui qui a découvert le
pourrissement c'est Trotsky lui-même, puisque le Programme
Transitoire de la IVe Internationale (écrit de sa main) commence
par la phrase : «Les prémisses de la Révolution socialiste ne
sont pas seulement mûres, elles ont commencé à pourrir. » Nous
sommes la seule tendance dans le mouvement ouvrier à soutenir
au contraire que les premisses de la révolution prolétarienne sont
en train de s'approfondir et de s'amplifier;
d) Lefort ne s'est pas promu « chef de tendance ); ce sont
les camarades du Parti qui ont voté pour nos positions (30, au
III° Congrès, 50, au IVe) qui lui ont confié une position diri-
geante, que nous pensons chaque jour davantage que ses aptitudes,
son honnêteté, ses idées et son dévouement sans réserves à la cause
révolutionnaire du proletariat méritent amplement. Parmi ces ca-
marades, il y a des ouvriers vieux militants du mouvement révolu-
tionnaire comme Marchesin et Paget (tous les deux des premiers
membres de l'Opposition de Gauche en France), Teve, du P.C.I.
déjà avant la guerre, Lafièvre, dirigeant syndical, et des jeunes
ouvriers comme Fabre et Marfaing;
e) Lefort demanda effectivement un congé pour des raisons de
santé, après accord de notre tendance, parce que la grave opéra-
tion qu'il a subie le lui imposait, A la fin de son congé Lefort
ne retourna pas à sa cellule, après décision de notre tendance,
pour s'occuper exclusivement de nos propres tâches;
f) Quant à la lâcheté de Lefort, on ne peut que retourner le
mot au Comité Rédacteur de La Vérité et à l'auteur de l'article
qui ne signe pas de son nom une attaque personnelle. Lefort n'a
pas « fui la lutte révolutionnaire », il travaille toujours au sein de
notre groupe et participe activement à l'effort pour la parution de
notre revue Socialisme ou Barbarie, dont le premier numéro pa-
raîtra dans quelques jours.
103
>
2° Si nous disons que l'article incriminé relève des plus pures
méthodes staliniennes, ce n'est pas seulement à cause des menson-
ges
dont il est tissé, c'est aussi parce qu'il suit cette autre méthode
du P.C.F., selon laquelle, dès qu'un militant quitte l'organisation
à cause de désaccords politiques on soutient qu'il n'a jamais
appartenu à l'organisation, qu'il y a passé à peine quinze jours,
qu'il n'a jamais occupé de poste responsable, etc... C'est aussi et
surtout parce que, selon la pure tradition stalinienne, il se tait soi-
gneusement sur le fond politique de la question : en effet, l'ar-
ticle de Lefort (avec lequel nous sommes d'accord d'un bout
jusqu'à l'autre et dont notre groupe partage la responsabilité poli-
tique) contenait des appréciations politiques fondées, entre autres,
sur des textes et des déclarations de Trotsky lui-même, que le
P.Ç.I. cache soigneusement à ses militants et qui montrent entre
1923 et 1927, une attitude réelle de Trotsky sur toutes les ques-
tions essentielles de l'époque bien différente de celle qu'on ensei-
gne dans les « groupes d'éducation » du P.C.I. (déclaration cou-
vrant l'escamotage du testament de Lénine, déclarations répétées
de solidarité avec la direction du Parti russe sur toutes les ques-
tions essentielles, approbation de l'entrée du P.C. chinois dans
le Kuomingtang, expressions laudatives à l'égard du Comité an-
glo-russe des syndicats, etc...).
Mais P. F... ne dit pas un mot là-dessus et se borne à attaquer
personnellement Lefort. C'est ainsi que l'éducation politique des
ouvriers devient un cirque d'attaques personnellles. Au bout de
cette évolution il y a le gangstérisme stalinien. Et de même que
celui-ci prouve la vulnérabilité idéologique du stalinisme, de même
le silence gêné de P. F... sur le fond de l'article de Lefort prouve
son incapacité de répondre politiquement à des questions de la
plus haute importance pour le mouvement révolutionnaire.
Dont acte.
Paris, le 26 février 1949.
CHAULIEU, MARC, SEUREL, VALQIS.
LES BOUCHES INUTILES
Il s'agit d'un certain P. F. qui, dans le dernier numéro (n° 228)
de La Vérité, organe du parti trotskiste, et sous le titre « Les
mains sales », lance une attaque calomnieuse, on ne peut plus jaune,
contre notre camarade Lefort, un des dirigeants de notre groupe,
à propos d'un article de ce dernier intitulé : «La contradiction
104
de Trotsky et le problème révolutionnaire », et publié dans le
n° 39 (décembre-janvier 1949) des Temps Modernes. Les chefs
de l'accusation sont des plus graves, mais malheureusement aucun
parmi eux ne concerne l'article en question : ils concernent tous la
personnalité de Lefort, qui est accusé « d'avoir présenté des nou-
velles analyses » (cependant que P. F. et ses copains présentent
invariablement la même depuis vingt ans), d'avoir « complété le
marxisme » (que les « dirigeants » trotskistes actuels ont cons-
tamment tâché d'amputer pour le ravaler au rang de leurs capa-
cités intellectuelles) et autres crimes également terribles dans le
microscome dirigeant du P.C.I.
Il est aussi accusé de lâcheté, parce qu'il a « fui la lutte révo-
lutionnaire ». Si quitter ce laboratoire de la stérilisation qu'est le
P.C.I. c'est fuir la lutte révolutionnaire, en effet, Lefort est cou-
Fable et nous le sommes tous au même titre. Mais nous ne sommes
pas tout à fait d'accord sur la prémisse cachée du « raisonne-
ment » de P. F. et nous dirons tout à l'heure deux mots sur le
P.C.I. et sa (lutte révolutionnaire ».
Pour le moment, et puisqu'il est question de « lâcheté », rele-
vons tout de suite cette suprême lâcheté qui consiste à ne pas
signer une attaque personnelle. Il nous est, en effet, fort, désa-
gréable d'avoir à nous livrer à plusieurs conjectures sur l'identité
de ce M. P. F. (Péteux Folichon ?). Accuser un autre de la-
cheté etc., n'est admissible que lorsqu'on se présente soi-même, en
clamant : Moi, qui, de notoriété publique, ne suis pas un lâche,
moi qui n'ai jamais présenté de nouvelle analyse, moi qui n'ai
jamais complété le marxisme, j'accuse M. X... d'avoir fait tout
cela. Autrement, Harpagon pourrait venir nous accuser d'avarice
ou Pierre Frank d'imbecillité. Mais, à l'inverse de P. F. (Pietre
Fanfaron ?), la personnalité de l'auteur ne nous intéressee que
d'une manière tout à fait secondaire. Ce qui va nous occuper un
peu c'est le « contenu » même de l'article en question et sa signi-
fication concernant l'attitude et l'évolution du P.C.I.
Ce ( contenu » se ramène aux assertions suivantes :
a) « Il n'est pas question de discuter une dissertation verbale
(? – L'article de Lefort est imprimé; le non-prétentieux P. F.
confond visiblement « verbal » et «erbeux ». On comprend
après cela son manque justifié de prétentions).., verbale, médiocre et
prétentieuse, il faut simplement signaler qui a fait ce papier. »
b) Or, celui qui a fait l'article est Lefort. Qui est Lefort ?
Eh bien, Lefort (le fort) est un... pas très fort ! Donc, son article
n'est pas très fort non plus. C.Q.F.D.
c) Si cela ne vous suffit pas, sachez que Lefort « juge avec
105
-
assurance le bolchevisme, l'activité politique de Trotsky, la ma-
turité de la révolution et les capacités de la classe ouvrière ». Pire
encore, « il laisse même entendre qu'à l'avenir la révolution aurait
des traits nouveaux ». Terrible, n'est-ce pas ? Faut-il, après cela,
ajouter encore que cet affreux Lefort « présenta des nouvelles
analyses, compléta le marxisme, etc. » ? Non, le portrait politi-
que de Lefort est complet : c'est un de ces « intellectuels, plus ou
moins fraîchement émoulus des Universités bourgeoises, qui, après
un court passage dans une organisation révolutionnaire s'en vont
chercher une bonne petite place dans le monde bourgeois ».
C'est tout cela (et le contenu verbal d'un article imprimé) qui
empêche P. F. (Prétentieuse Fistule ?) de discuter le fond de la
question.
Si le ridicule de cette « réfutation » 'ne se suffit pas à lui-
même, ajoutons quelques mots. Il est facile de décréter qu'un
article de 23 pages, venant après un autre consacré à une ques-
tion analogue (1) et à la suite d'une série de textes, thèses, articles,
résolutions que notre groupe a présenté lorsqu'il était encore dans
le P.C.I. et la IV Internationale, est une « dissertation verbale »).
Ainsi, on se débarrasse de l'obligation de discuter et de réfuter
quoi que ce soit : ce qui vous gêne, est déclaré « verbal, médiocre
et prétentieux ». En suite de quoi, il n'existe plus. De même les
enfants battent les mauvaises chaises contre lesquelles ils se cognent
et les fous transforment les infirmiers en théières. Mais pourquoi
donc, alors, P. F. (Petite Fripouille ?) remplit-il une demi-colonne
de La Vérité qui n'en a pas tellement
pour dire qui est
l'auteur de ces (médiocrités verbales » ?
Lefort « juge avec assurance le bolchevisme », etc... Juger est
donc un tort pour ce Pitre Funambulesque ? Mais tout le monde
juge en tout moment à propos de tout. P. F. voudrait-il l'en em-
pêcher ? On le suppose volontiers, mais pour le moment, il n'en
a pas le pouvoir. En attendant qu'il « prenne le pouvoir », il lui
faudra donc prendre patience et admettre que les gens « jugent
avec assurance » et qu'ils aient des opinions contraires aux siennes.
D'ailleurs, de qui se moque-t-on ? P. F. (Polisson Frivole ?)
juge lui aussi avec assurance la politique bolchevique, Trostky,
la classe ouvrière et tout et tout. Mais son « jugement » le con-
duit à des « conclusions » différentes des nôtres, voilà tout. Ses
conclusions sont visiblement que le bolchevisme est le modèle éter-
nel de toute politique révolutionnaire, que Trotsky a été un saint
infailliblie, qu'à l'avenir la révolution n'aura pas de traits nou-
veaux, etc... Et il faut en effet une certaine dose d'assurance pour
(1) « Kravchenko et le problème de l’U.R.S.$. », Les Temps Moder-
nes, no 29.
106
avancer des idées aussi paradoxales et aussi contraires à la lettre
qu'à l'esprit du marxisme (l'idée selon laquelle chaque révolution
prolétarienne présente des traits nouveaux est déjà dans le « 18 Bru-
maire » de Marx; que dans le mouvement révolutionnaire il n'y
a ni saints ni infaillibles, c'est dit dans le chant de «L'Interna-
tionale »); et c'est Trotsky lui-même qui a écrit dans la Révolution
Trahie que « le vieux parti bolchevik est mort, aucune force au
monde ne peut le ressusciter ». On suppose que ce parti n'est pas
mort par hasard, ni à cause des méchantes intrigues de Staline).
Ce donc que P. F. (Perroquet Fatidique ?) veut et n'ose pas dire
c'est que Lefort est un lâche, non pas parce qu'il juge avec assu-
rance, mais parce qu'en jugeant il arrive à des conclusions diffé-
rentes de celles de P. F. lui-même. S'il arrivait aux mêmes con-
clusions, même sans assurance et même sans juger du tout, il serait
pour P. P. (Punaise Fallacieuse ?) le modèle du militant révo-
lutionnaire ! Rarement le crétinisme, le gâtisme et la lâcheté idéo-
logique se sont exprimées de manière plus dégoûtante.
« La section française de la IVe Internationale », nous dit en-
core P. F. (Pilule Fade ?). « n'a pas échappé à cette maladie »,
en entendant par là les « intellectuels plus ou moins fraîchement
émoulus », etc... Nous voudrions bien savoir quelle est la ma-
ladie à laquelle cette pauvre section française a échappé. Car tous
ceux qui l'ont connue savent qu'elle est un exemple qui, à lui tout
seul, pourrait illustrer un manuel de pathologie des organisations
ouvrières. Tout ce qui a jamais existé comme « déviation »
comme déformation dans les petites organisations d'avant-garde,
elle l'a expérimenté à fond : l'opportunisme, le sectarisme, la poli-
tique petite bourgeoise, l'ouvriérisme, le tradeunionisme, le bureau-
cratisme ont tous fleuri, et simultanément, dans cette malheureuse
organisation. Notre «Lettre ouverte », publiée dans ce numéro,
le démontre suffisamment.
Par ailleurs, il est en effet dommage que P. F. ne «dresse
pas le tableau de ces leaders ». On s'apercevrait alors qu'à bien
peu d'exceptions près tous les individus qui ont été dans le temps
dirigeants de la section française de la IVe Internationale et du
Secrétariat International ont abandonné et le trotskisme et le mou-
vement révolutionnaire. Faut-il rappeler où est aujourd'hui Rous,
que fait Rousset, qui est Naville ? Ou que Molinier dirige un
cirque en Amérique du Sud, parmi les curiosités duquel son ami
Pierre Frank prendra bientôt, espérons-le, la place qui lui revient
de droit ?
Mais cette défection constante ne se limite pas aux leaders in-
tellectuels. Elle concerne autant et plus les ouvriers qui ont tra-
versé l'organisation trotskiste. Là, évidemment, les causes sont
ou
107
différentes. Les leaders intellectuels sont plus ou moins découragés
de ne pas parvenir rapidement à la place bureaucratique à laquelle
ils estimaient avoir droit, et ils quittent cette organisation non ren-
table. En ceci ils font, évidemment de leur point de vus preuve
de réalisme (qui s'emparera d'ailleurs, un jour ou l'autre, soyons-
en certains, des plus frais « dirigeants » actuels du P.Ç.I.). Mais
les ouvriers qui cherchaient une organisation ouvrière révolution-
naire, ont cru la trouver dans le P.C.I. et peu après s'en allèrent
dégoûtés, l'un après l'autre (c'est là un processus quotidien qui
continue et qui dans le P.C.I. s'exprime par la phrase classique :
« Le parti est une passoire ») nous intéressent beaucoup plus.
Nous serions enchantés que P. F. ou un autre (moins bête, si ce
n'est pas trop demander à la direction du P.C.I.) nous explique
pourquoi actuellement le P.C.I. ne compte comme membres que
le dixième des éléments qui l'ont traversé depuis 1944. Cette
incapacité de se maintenir, malgré un afflux limité mais constant
d'adhérents et malgré les conditions objectives favorables, ne
prouve-t-elle donc rien pour ces « léninistes » ?
Mais P. F. «n'a pas le temps » de s'occuper de ces messieurs
les, leaders intellectuels. Par contre, il considère comme néces-
saire de s'occuper de Lefort. Pourquoi ? La réponse saute aux
yeux. Tous ces gens en quittant le trotskisme abandonnèrent effec-
tivement la lutte révolutionnaire. Partis sans raisons politiques,
pour la plupart, tout au plus en reprochant au trotskisme sa fai-
blesse numérique, ils sont rentrés au bercail
. A chaque coup,
P. F. et ses copains pouvaient triompher triste triomphe, il
est vrai, mais qui leur suffisait : « Vous voyez bien ? Ceux qui
sont pas d'accord avec nous finissent par abandonner la lutte. »
Et l'histoire se terminait sans épilogue. Mais, avec Lefort (et avec
nous tous), la chose est un peu différente. La direction du P.C.I.
sait très bien que nous n'avons pas quitté le P.C.I. pour nous
reposer, cu pour « rentrer chez nous », mais pour commencer
publiquement ce que nous considérons comme la vraie et la seule
lutte révolutionnaire, une lutte qui ne consiste pas à défendre
l’U.R.S.S. ni à demander un gouvernement stalinien, comme le
fait le P.C.I., mais à dévoiler et à dénoncer toutes les formes
d'exploitation et de mystification du prolétariat. On comprend, dès
lors, que ces pauvres gens soient embêtés de ne pouvoir nous appli-
quer aussi leur argument passe-partout. Qu'à cela ne tienne, ils
mentiront, puisqu'il le faut, puisqu'ils ne peuvent pas répondre poli-
tiquement, et ils diront de Lefort qu'il «fuit la lutte révolution-
naire ».
Ils diront même plus : ils insinueront que Lefort n'a fait qu'un
court passage dans le P.C.I., qu'il s'empressa de sortir ses fa-
108
meuses « nouvelles analyses » et qu'ayant vu que les ouvriers du
parti ne mordaient pas à son hameçon, il quitta tout aussi préci-
pitamment l'organisation sous un prétexte plus ou moins fallacieux.
La rectification que nous publions plus haut fait justice de ces
misérables petits mensonges. Mais, ici, il nous faut dégager la
signification de cette attitude.
Pour le faire, il est indispensable d'indiquer brièvement le con-
tenu de l'article de Lefort. Cet article est en quelque sorte une
critique de la biographie de Staline écrite par Trotsky et publiée
récemment en France. Nous disons : « en quelque sorte » car la
première constatation de Lefort, dans son article, c'est que le con-
tenu positif du livre de Trotsky mérite à peine une critique. En
effet, tous ceux qui, même lorsqu'ils sont en désaccord avec les
conclusions de Trotsky, ont toujours admiré la solidité et la con
sistence de sa pensée, ont été étonnés en constatant que son dernier
ouvrage, duquel on pouvait beaucoup attendre, ne contenait qu'une
exposition « quasi anecdotique » des faits connus qui prouvent
que Staline, avant de parvenir au pouvoir, n'était qu'un obscur
fonctionnaire du Parti Bolchevik. Pourquoi donc ce livre, se de-
mande-t-on ? Lefort répond avec raison que le livre n'est expli-
cable que comme un « substitut » :
< substitut » : « Cette œuvre qu'on aurait
voulue capitale, écrit Lefort, se borne à démolir une légende à
laquelle les gens sérieux ne croient pas. Elle prend donc pour
nous l'aspect d'un acte manqué. Trotsky bavarde sans nécessité
sur Staline, parce qu'il voudrait et ne peut pas définir le stali-
nisme. » C'est à l'explication de cette incapacité de Trotsky qu'est
consacrée la plus grande partie de l'article, explication qui se
trouve dans la contradiction qui déchira le bolchevisme à partir de
1919 et qui domina Trotsky jusqu'à la fin de sa vie.
C'est ainsi que Lefort démontre d'abord, en s'appuyant sur des
textes, que la légende de Trotsky, constamment «lucide » de
1923 à 1927 période de cristallisation et de triomphe de la
bureaucratie stalinienne - et adversaire implacable de celle-ci est
un mythe. Il montre que l'attitude réelle de Trotsky pendant cette
période fut hésitante et contradictoire sur toutes les questions poli-
tiques importantes et surtout sur celle de la lutte contre la bureau-
cratie montante. 11 montre les concessions et les compromis poli-
tiques que Trotsky passa constamment avec la bureaucratie pen-
dant cette période. Il évoque certains mensonges publics que
Trotsky commit, entraîné par sa ligne générale « de conciliation
et d'apaisement » (les müts sont de Trotsky lui-même) avec la
bureaucratie.
Cette « déroute idéologique » est, dit très justement Lefort,
l'expression de l'échec du parti bolcheevik lui-même dès 1923,
109
::
n'a pas
1.59
ou
Cet échec se ramène d'une part, aux germes bureaucratiques que le
parti bolchevik couvait dans son sein avant même qu'il ne prenne
le pouvoir, d'autre part, et surtout, à cette contradiction fonda-
mentale qui détermine le bolchevisme à partir du moment où la
défaite de la révolution européenne est évidente : une politique
orientée vers la révolution mondiale, et la dégénérescence bureau-
cratique fatale du pouvoir révolutionnaire isolé dans un pays
arriéré.
C'est cette contradiction qui sera résolue par l'avènement de
Staline, par la suppression de la politique révolutionnaire et l'affir-
mation du pouvoir de la bureaucratie. Et c'est cette contradiction
que représentera dorénavant Trotsky, non seulement entre 1923
et 1927, mais toute sa vie durant, par le caractère contradictoire
de ses analyses de l'U.R.S.S. et de son attitude face au stalinisme.
Si nous avons insisté sur le contenu de l'article de Lefort, c'est
qu'indépendamment de ses autres qualités, il est d'une haute et
rare tenue idéologique et politique. C'est que Lefort, à l'opposé
des traditionnels critiques (ultra-gauches » du bolchevisme
et à l'autre extrême de P. F. et de ses corréligionnaires
une attitude subjective passionnelle sur la question. Ce qui l'inté-
resse n'est pas de voir si Trotsky et le bolchevisme furent « bons »
(( mauvais » le stupide terrain des appréciations morales
sur lequel se rencontrent d'habitude « ultra-gauches » et épigones
de Trotsky; le bolchevisme, dit Lefort, fut l'expression du mou-
vement révolutionnaire à une époque historique et dans des condi-
tions données. Il ne s'agit pas de savoir si les acteurs du drame
auraient pu agir autrement; ce qui intéresse, c'est de savoir pour-
quoi ils ont agi comme ils l'ont fait et ce que leur action expri-
mait. On comprend que ce soient là des raisins trop verts pour les
dents gâtées de P. F. Et on comprend la raison qui détermine son
attitude face à l'article de Lefort : c'est que P. F. n'est pas
capable de répondre sur le fond, non seulement parce qu'il est un
crétin fini (rien que ses calembours stupides le prouvent), mais
parce qu'il ne peut ni parler des textes de Trotsky que cite Lefort,
en admettant leur existence (car ces textes démolissent la légende
de Trotsky enseignée dans le P.C.I.) ni nier purement et simple-
ment cette existence, car il s'agit de textes authentiques, publiés
dans l'Imprekorr et ailleurs et dont tout le monde peut contrôler
l'authenticité. Dans ces conditions, mieux vaut, a pensé le Pauvre
Fada, fermer sa gueule et déplacer un peu la question. D'où l'em-
ploi du mensonge. Mais ce mensonge 'mène quelque part.
P. F. ment, en sachant qu'il ment et en sachant que tout le
P.C.I. sait qu'il ment. Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut
dire qu'il manque très peu de choses à la direction du P.C.I. pour
110
devenir une direction du type stalinien. Très peu de choses, enten-
dons-nous. Il leur manque tout simplement le pouvoir étatique et
l'adhésion des masses. Mais, subjectivement, la différence est né-
gligeable et va en s'amincissant. P. F. se sent la possibilité de
mentir, aujourd'hui, en disant que Lefort « cherche une bonne
petite place dans le monde bourgeois », qu'il a fait « un court
passage dans le Parti », qu'il a « découvert le pourrissement »,
qu'il « fuit la lutte révolutionnaire ». Pourquoi, demain, ne dira-
t-il pas que Lefort était tout simplement un... agent de la Gestapo ?
Une fois qu'on a décidé qu'on ne discute pas politique, mais qu'on
répond aux adversaires en les calomniant sur le plan personnel,
autant adopter la calomnie la plus efficace, c'est-à-dire la plus
grave et la moins compliquée. Avec l'article de P. F. (Pierrot-le-
Fou ?), la carrière du gangstérisme politique est grande ouverte
à ces messieurs de la « direction » du P.C.I. Mais, hélas 1 même
pour cette carrière, il faut un peu plus de capacités et de sérieux
qu'ils n'en possèdent. Il y a des gens qui naissent ratés, comme il
y en a qui naissent aveugles.
Mais c'est amplement suffisant, et la nausée nous prend nous
aussi. Si nous nous sommes occupés de ce P. F. ce n'est pas que
l'ordure nous inspire particulièrement. C'est parce qu'il y a dans
le P.C.I. des camarades qui ont connu Lefort depuis 1944 jus-
qu'à 1948, qui savent que son « court passage » dans le P.C.I.
est fait de cinq années de militantisme, qu'il ne s'est jamais dérobé
aux tâches matérielles et que P. F. est un misérable petit calom-
niateur. Peut-être a-t-on raconté à ces camarades des salades >>
sur l'article de Lefort. Maintenant, ils doivent être fixés. Que font
ces camarades lorsqu'une saloperie pareille est publiée dans La
Vérité ?
C'est aussi parce que les plaies, aussi petites soient-elles, il faut
les cautériser. Agir autrement, c'est encourager la grangrène.
28 février 1949.
Pierre CHAULIEU.
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