Socialisme ou Barbarie - NO. 2 (MAI-JUIN 1949)

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Table des matières

[ÉDITORIAL:] Les rapports de production en Russie 2: 1-66 = FR1949F*
LÉGER, Jean: Babeuf et la naissance du communisme ouvrier 2:67-82
DOCUMENTS:
ROMANO, Paul: L’ouvrier américain (II) 2:83-94 = The American Worker
La vie de notre Groupe 2:95-99 = FR1949G
Le parti révolutionnaire (résolution) 2:99-107 = FR1949H
Résolution statutaire 2:107-108 = FR1949I
NOTES:
La situation internationale 2:109-112 = FR1949J
BERTIN, Roger: Défaitisme révolutionnaire et défaitisme stalinien 2:112-116
SEUREL, Jean: Le procès Kravchenko 2:116-121
LES LIVRES:
FOUCAULT, Marc: La fortune américaine et son destin de Jean Piel 2:122-126
CORRESPONDANCE 2:127
ANNONCE: Réunion publique 2:[128]
À PARAÎTRE AUX PROCHAINS NUMÉROS


SOCIALISME ou BARBARIE
Paraît tous les deux mois
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU M. FOUCAULT
Ph. GUILLAUME - - C. MONTAL - ). SEUREL (Fabri)
Gérant : G. ROUSSEAU
Ecrire à :
« SOCIALISME OU BARBARIE »
18, rue d'Enghien
PARIS (10)
Règlements par mandat :
G. ROUSSEAU - C.C.P. 722.603
ABONNEMENT UN AN (six numéros)..... 500 francs
LE NUMERO
100 francs
SOCIALISME OU BARBARIE
LES RAPPORTS DE PRODUCTION
EN RUSSIE *
La question de la nature de classe des rapports économiques
et par tant sociaux en Russie a une importance politique qu'on
ne saurait exagérer. La grande mystification qui règne autour
du caractère soi-disant « socialiste » de l'économie russe est un
des obstacles principaux à l'émancipation idéologique du pro-
létariat, émancipation qui est la condition fondamentale de la
lutte pour son émancipation sociale. Les militants qui commen-
cent à prendre conscience du caractère contre-révolutionnaire de
la politique des partis communistes dans les pays bourgeois sont
freinés dans leur évolution politique par leurs illusions sur la
Russie; la politique des partis communistes leur paraît orientée
vers la défense de la Russie - ce qui est incontestablement
vrai - donc comme devant être jugée et en définitive acceptée
en fonction des nécessités de cette défense. Pour les plus cons-
cients parmi eux, le procès du stalinisme se ramène constamment
à celui de la Russie; et dans leur appréciation de celle-ci, même
s'ils acceptent une foule de critiques particulières, ils restent,
dans leur grande majorité, obnubilés par l'idée que l'économie
* Extraits d'un ouvrage sur l'Economie du Capitalisme Bureaucratique.
1
1
russe est quelque chose d'essentiellement différent d'une écono-
mie d'exploitation, que même si elle ne représente pas le socia-
lisme, elle est progressive par rapport au capitalisme.
Il est en même temps utile de constater que tout, dans la
société actuelle, semble conspirer pour maintenir le proletariat
dans cette grande illusion. Il est instructif de voir les représen-:;'
tants du stalinisme et ceux du capitalisme « occidental », en
désaccord sur toutes les questions, capables même d'être en dés-
accord sur le deux et deux font quatre, se rencontrer avec une
'unanimité étonnante pour dire que la Russie a réalisé le « socia-
lisme ». Evidemment, dans le mécanisme de mystification des
uns et des autres, cet axiome joue un rôle différent : pour les
staliniens, l'identification de la Russie et du socialisme sert à
prouver l'excellence du régime russe, tandis que pour les capita-
listes elle démontre le caractère exécrable du socialisme. Pour les
staliniens, l'étiquette « socialiste » sert à camoufler et à justifier .
l'exploitation abominable du prolétariat russe par la bureaucra-
tie, exploitation que les idéologues bourgeois, mûs par une phi-
lanthropie soudaine, mettent en avant pour discréditer l'idée du
socialisme et de la révolution. Mais sans cette identification, la
tâche des uns et des autres serait beaucoup plus difficile. Cepen-
dant dans cette tâche de mystification, staliniens aussi bien que
bourgeois ont été objectivement aidés par les courants et les
idéologues marxistes ou soi-disant tels, qui ont défendu et contri-
bué à diffuser la mythologie des « basses socialistes de l'éco-
nomie russe » (1). Ceci s'est fait pendant vingt ans à l'aide
d'arguments d'apparence scientifique qui se ramènent essentiel-
lement à deux idées :
a) Ce qui n'est pas « socialiste » dans l'économie russe,
serait en tout ou en partie la répartition des revenus. En
revanche, la production, qui est le fondement de l'économie et
de la société, est socialiste. Que la répartition ne soit pas socia-
liste, est après tout normal, puisque dans la « phase inférieure
du communisme » le droit bourgeois continue à prévaloir.
b) Le caractère socialiste ou de toute façon, «transi-
sails
(1) Dans cet ordre d'idées, c'est L. Trotsky qui à le plus contribué
commune mesure avec personne d'autre, à cause de l'immense autorité dont
il jouissait auprès des milieux révolutionnaires anti-staliniens à maintenir
cette confusion auprés de l'avant-garde ouvrière. Son analyse erronée de la
société russe continue à exercer une influence qui est devenue nettement
néfaste, danr la mesure où elle est toujours maintenue avec infiniment moins
de sérieux et d'apparence scientifique par ses épigones. Notons encore l’in-
fluence que certains francs-tireurs dū stalinisme, comme M. Bettelheim,
habituellement considéré comme « marxiste », pour la plus grande hilarité.
des générations futures exercent par le fait qu'ils habillent leur apologie.
de la bureaucratie d'un jargon « socialiste »,
d
toire », comme girait Trotsky - de la production. (et partant
le caractère socialiste de l'économie et le caractère prolétarien
de l'Etat dans son ensemble), s'exprimerait dans la propriété
étatique des moyens de production, la planification et le mono-
pole du commerce extérieur.
On ne peut que s'étonner en constatant que tout le bavar-
dage des défenseurs du régime russe se ramène en définitive à
des idées aussi superficielles et aussi étrangères au marxisme,
au socialisme et à l'analyse scientifique tout court. Séparer radi-
calement le domaine de la production de la richesse et celui de
sa répartition, vouloir critiquer et modifier celle-ci en mainte-
nant intacte celle-là, voilà une imbécilité digne de Proudhon et
du sieur Eugène Dühring (2). De même identifier tacitement
propriété et production, 'confondre volontairement la propriété
étatique en tant que telle avec le caractère « socialiste » des
rapports de production n'est qu'une forme élaborée de créti-
nisme sociologique (3). Ce phénomène hautement étrange ne
s'explique que par la pression sociale énorme exercée par la
bureaucratie stalinienne pendant toute cette période et jusqu'à
aujourd'hui. La force de ces arguments ne consiste pas dans
leur valeur scientifique, qui est nulle, mais dans le fait que
derrière eux se trouve le puissant courant social de la bureau-
cratie 'stalinienne mondiale. A vrai dire, ces idées méritent à
peine une réfutation à part. C'est l'analyse d'ensemble de l'éco-
nomie bureaucratique qui doit montrer leur caractère profondé-
ment faux et leur signification mystificatrice. Si, néanmoins, nous
les examinons en elles-mêmes, en guise d'introduction, c'est,
d'une part, parce qu'elles ont actuellement pris la force de pré-
jugés qu'il faut déraciner avant de pouvoir utilement aborder
le véritable problème, d'autre part, parce que nous avons voulu
(2) En définitive pour les réformistes du. régime bureaucratique, il s'agit
tout bonnement d'en conserver le « bon côté » (les rapports de production
« à base socialiste ») et d'en éliminer « le mauvais » (la répartition inégale,
le « parasitisme - bureaucratique). (cf. K. MARX, Misère de la Philosophie,
Paris, 1935, p. 127 et suivantes.) Voilà cominent Engels jugeait des tentatives
aanlogues de feu Dühring : • richesse de production, bon côté; ... richesse
de répartition, 'mauvais côté, à la porte ! Appliqué aux circonstances
actuelles, cela veut dire : le mode capitaliste de production est fort bon et
peut subsister, mais le mode capitaliste de répartition ne vaut rien et doit
êtr aboli. C'est à ces absurdités qu'on est conduit quand on écrit sur l'éco-
nomie sans avoir seulement compris le rapport nécessaire entre production
et répartition. » (F. ENGELS, J. E. Dühring bouleverse la Science, Paris, 1946,
t. II, p. 78.)
(3) «A la demande, quels étaient ces rapports, on ne pouvait répondre
que par une analyse critique de l'économie politique, embrassant l'ensemble
de ces rapports de propriété, non pas dans leur expression juridique de
rapports de volonté, mais dans leur forme réelle de rapports de la production
matérielle... Proudhon subordonne l'ensemble de ces rapports économiques à
la notion juridique de la propriété... » (K. MARX, Miséré de la Philosophie,
p. 224; souligné par nous.)
3
en profiter pour approfondir certaines notions importantes,
comme celles de la répartition, de la propriété et de la signifi-
cation exacte des rapports de production.
1.
PRODUCTION - REPARTITION
ET PROPRIETE
A. - PRODUCTION ET RÉPARTITION.
Aussi bien sous leur forme vulgaire (« il y a en Russie des
abus et des privilèges, mais dans l'ensemble c'est le socialisme »)
que sous leur forme « scientifique » (4) les arguments tendant
à séparer et à opposer les rapports de production et les rapports
de répartition ne font que revenir en deçà même de l'économie
bourgeoise classique.
Le processus économique forme une unité, dont on ne peut
séparer artificiellement les phases, ni dans la réalité, ni dans la
théorie. Production, répartition, échange et consommation sont
des parties intégrantes et inséparables d'un processus unique,
des moments qui s'impliquent mutuellement, de 'la production
et de la reproduction du capital. Ainsi, si la production, au sens
strict du terme, est le centre du processus économique, il ne faut
pas oublier que, dans la production capitaliste, l'échange est.
partie intégrante du rapport productif — d'une part, parce que .
ce rapport est tout d'abord achat et vente de la force de tra-
vail, et parce qu'il implique l'achat par le capitaliste des moyens.
de production nécessaires, d'autre part, parce que les lois de la
production capitaliste s'affirment comme lois coercitives à tra-
vers le marché, la concurrence, la circulation - en un mot
l'échange (5). Ainsi la consommation elle-même est soit partie
intégrante de la production (consommation productive), soit
dans le cas de la consommation dite improductive, condition
préalable de toute production, l'inverse étant également vrai (6).
un
(4) TROTSKY, Lil Révolution trahie, p. 276.
(5.) « En premier lieu il est clair que l'échange d'activités et de capacités
qui s'effectue dans la production même lui appartient directement et la
constitue essentiellement. Cela est vrai, en secont lieu, de l'échange des
produits dans la mesure où il est l'instrument qui sert à fournir le produit
achevé, destiné à la consommation immédiate. Dans ces limites, l'échange
lui-même est acte compris dans la production. En troisième lieu,
l'échange entre producteurs échangistes cst, d'après son organisation, aussi
bien déterminé entièrement par la production qu'il est lui-même une activité
productive... L'échange apparait ainsi dans tous ses monients, comme direc-.
tement coinpris dans la production ou déterminé par elle. » (K. MARX, Intro-
duction à une critique de l'Economie politique, publié avec la Contribution à
la critique de l'Economie politique, Paris, 1928, p. 231.)
(6) K. MARX, Introduction à une critique de l'Economie politique, pp. 316-
323.
4
Ainsi, enfin, la répartition n'est que le revers du processus 'pro-
ductif, un de ses côtés subjectifs et de toute façon résultante
directe de celui-ci.
Ici une explication plus longue est indispensable. « Réparti-
tion », ou « distribution », a deux significations. Dans le sens
courant, la répartition est la répartition du produit social. C'est
de celle-ci que Marx dit que ses formes sont des moments rie la
production elle-même. «Si le travail n'était pas déterminé
comme travail salarié, le mode suivant lequel il participe à la
distribution n'apparaîtrait pas comme salaire, ainsi que c'est le
cas pour l'esclavage.... C'est pourquoi les rapports et modes de
distribution apparaissent seulement comme le revers des agents
de production. Un individu qui participe à la production sous
la forme du travail salarié, participe; sous la forme de salaire,
aux produits, aux résultats de la production. La distribution
est elle-même un produit de la production, non seulement en
ce qui concerne l'objet, puisque seuls les résultats de la pro-
duction peuvent être distribués, mais en ce qui concerne la
forme particulière de la distribution, la forme suivant laquelle
on participe à la distribution... Les économistes, comme Ricardo,
auxquels tous les premiers on reproche de n'avoir en vue que
la production, concevaient instinctivement les formes de distri-
bution comme l'expression la plus catégorique où s'affirment les
agents de production dans une société donnée. » (7)
La répartition a encore un autre sens; c'est la distribution
des conditions de la production : « Conçue de la manière la plus
superficielle, la distribution apparaît comme la distribution des
produits et ainsi comme plus éloignée de la production et quasi
indépendante vis-à-vis d'elle. Mais avant d'être la distribution
des produits, la distribution est : 1° la distribution des instru-
ments de production; 2° - ce qui est une nouvelle détermina-
tion du même rapport la distribution des membres de la
société entre les différents genres de production (subsomption
des individus sous des rapports de production déterminés). La
distribution des produits est manifestement un résultat de cette
distribution qui est incluse dans le procès de production lui-
même et détermine l'organisation de la production. Considérer
la production en laissant de côté cette distribution qu'elle ren-
ferme est évidemment de l'abstraction vide, tandis que, au con-
traire, la distribution de produits découle de soi de cette dis-
tribution qui, à l'origine, constituait un moment de la produc-
(7) K. MARX, Introduction à une critique de l'Economie politique, pp. 324-
325. (cf. aussi, Le Capital, t. XIV, pp. 209, 210, 215-217.)
5,
+
tion. C'est précisément parce que Ricardo s'attachait à conce-
voir la production moderne dans son organisation sociale déter-
minée et parce qu'il est l'économiste de la production par excel-
lence, qu'il déclare la distribution et non la production, le
thème propre de l'économie moderne. Ici, apparaît à nouveau
l'absurdité des économistes qui traitent la production comme
une vérité éternelle alors qu'ils enferment l'histoire dans le
domaine de la distribution. La question de savoir quel
est le rapport de cette distribution à la production qu'elle
détermine est manifestement du domaine de la production
même. Dirait-on qu'alors du moins - puisque la produc-
tion dépend d'une certaine distribution des instruments de
production - la distribution dans cette signification précède
la production, est présupposée par elle, il y aurait à répondre
que la production en fait a ses conditions et ses présuppositions
qui en constituent les moments. Celles-ci peuvent paraître, dans
'les commencements, avoir une origine spontanée. Par le procès
de production même elles deviennent, de facteurs spontanés, des
facteurs historiques et si, pour une période, elles apparaissent
comme présupposition naturelle de la production, elles ont été
pour une autre un résultat historique. A l'intérieur de la pro-
duction même, elles sont constamment transformées. L'applica-
tion du machinisme, par exemple, modifie la distribution aussi
bien des instruments de production que des produits, et la
grande propriété foncière moderne elle-même, est le résultat
aussi bien du commerce moderne et de l'industrie moderne que
de l'application de la dernière à l'agriculture. » (8)
Cependant, ces deux significations de la répartition sont inti-
mement liées l'une à l'autre et évidemment aussi au mode de
production. La répartition capitaliste du produit social, décou-.
lant du mode de production, ne fait qu'affermir, amplifier et
développer le mode capitaliste de répartition des conditions de
la production. C'est la répartition du produit net en salaire et
plus-value qui forme la base de l'accumulation capitaliste, qui
reproduit constamment à une échelle supérieure et plus ample
l'a distribution capitaliste des conditions de la production et ce
mode de production lui-même. On ne saurait, à la fois, résumer
et généraliser cette liaison mieux que Marx : « Le résultat au-
quel nous arrivons n'est pas que la production, la distribution,
l'échange, la consommation sont identiques, mais qu'ils sont
tous des membres d'une totalité, des différences dans une unité.
(8) K. MARX, Introduction à une critique de l'Economie politique, pp. 326-
328.
6
La production se dépasse aussi þien elle-même, dans la détermi-
nation' antithétique de la production, qu'elle dépasse les autres
moments. C'est par elle que le procès recommence toujours de
nouveau. Que l'échange et la consommation ne puisse être l'élé-
ment prédominant cela s'entend de soi. Il en va de même de la
distribution comme distribution des produits. Mais comme dis-
tribution des agents de la production, elle est elle-même un mo-
ment de la production. Une forme déterminée de la production
détermine donc des formes déterminées de 'la consommation, de
la distribution, de l'échange, ainsi que des rapports réciproques
déterminés de ces différents facteurs. Sans doute la production
dans sa forme unilatérale est, elle aussi, déterminée par d'au-
tres moments; par exemple, quand le marché, c'est-à-dire la
sphère des échanges, s'étend, la production gagne en extension
et se divise plus profondément. Avec un changement dans la
distribution la production change, par exemple avec la concen-
tration du capital, une distribution différente de la population
entre la ville et la campagne, etc... Enfin, le besoin de la consom-
mation détermine la production. Une action réciproque a lieu
entre les différents moments. C'est le cas pour chaque tout
organique. » (9)
Lorsque, par conséquent, Trotsky
pour ne rien dire de
ses épigones - parle du caractère «bourgeois » de la réparti-
tion du produit social, en Russie, en l'opposant au caractère
« socialiste » des rapports productifs ou de la propriété étati-
que (!), il n'y a là qu'une douce plaisaliterie : le mode de répar-
tition du produit social est inséparable du mode de production.
Comme le dit Marx, il n'en est que le revers : « L'organisation
de la distribution est entièrement déterminée par l'organisation
de la production. » S'il est vrai « qu'un individu, qui participe
à la production sous la forme du travail salarié, participe sous
la forme du salaire aux produits, aux résultats de la produc-
tion », il ne peut qu'être vrai aussi inversement qu'un individu
qui participe sous la forme de salaire aux produits, participe à
la production sous la forme du travail salarié. Et le travail
salarié implique le capital (10). Imaginer qu'un mode de répar-
tition bourgeois peut se greffer sur des rapports de production
socialistes n'est pas moins absurde que d'imaginer un mode de
répartition féodal se greffant sur des rapports de production
bourgeois (non pas à côté, mais sur ces rapports et résulter de
(9) K. Marx, Introduction à une critique de l'Economie politique, pp. 331-
332.
(10) Ķ. MARX, Le Capital, t. V, p. 55; t. VII, p. 223; t. XIV, p. 120 et sui-
vantes. F. ENGELS, M. E. Dühring bouleverse lå Science, t. II, p. 70.
7
ces rapports). Comme cet exemple le montre, il ne s'agit même
pas ici d'une « erreur » : il s'agit d'une notion absurde, aussi
dénuée de sens scientifique qu' « avion hippomobile », par
exemple, ou « théorème mammifère ».
Ni la répartition des conditions de la production, ni le mode
de production ne peut être en contradiction avec la répartition
du produit social. Si cette dernière a un caractère opposé aux
premières, qui en sont les conditions, elle éclatera immédiate-
ment de même qu'éclaterait immédiatement et infaillible-
ment toute tentative d'instaurer une répartition « socialiste >>
sur la base des rapports de production capitalistes.
Si donc, les rapports de répartition en Russie ne sont pas
socialistes, les rapports de production ne peuvent pas l’être non
plus. Ceci précisément parce que la répartition n'est pas auto-
nome, mais subordonnée à la production. Les épigones de
Trotsky, dans leurs efforts désespérés pour masquer l'absurdité
de leur position, ont souvent déformé cette idée de la manière
suivante : vouloir tirer des conclusions sur le régime russe d'après
les rapports de répartition, signifie remplacer l'analyse du mode
de production par l'analyse du mode de répartition. Ce lamen-
table sophisme vaut autant que cet autre : regarder sa montre
pour voir s'il est midi, signifie croire que ce sont les aiguilles de
la montre qui font monter le soleil au zénith. Il est facile de
comprendre que, précisément, parce que les rapports de répar-
tition sont déterminés sans ambiguïté par les rapports de pro-
duction, l'on peut définir sans erreur les rapports de produc-
tion d'une société si l'on connaît la répartition qui y prédomine.
De même que l'on peut sans erreur suivre la marche d'un
navire même si l'on n'aperçoit que les mâts, de même l'on peut
déduire la structure fondamentale (supposée inconnue) d'un
régime d'après le mode de répartition du produit social.
Mais ici l'on entend parler très souvent du « droit bour-
geois qui doit subsister dans la phase inférieure du commu-
nisme » en ce qui concerne la répartition. Cette question sera
traitée plus loin dans l'extension nécessaire. Disons cependant
tout de suite que personne avant Trotsky n'avait imaginé que
l'expression « droit bourgeois », employée par Marx métapho-
riquement, pouvait signifier la répartition du produit social
selon les lois économiques dụ capitalisme. Par la « survivance du
droit bourgeois », Marx et les marxistes ont toujours entendu
la survivance transitoire d'une inégalité, non point le main-
tien et l'approfondissement de l'exploitation du travail.
A ces sophismes sur la répartition se lie une autre idée de
8
Trotsky (u) selon laquelle la bureaucratie russe n'a pas sa
racine dans les rapports de production, mais uniquement dans
la répartition. Quoique cette idée sera discutée à fond plus tard,
lorsque nous traiterons de la nature de classe de la bureaucratie,
il est nécessaire d'en dire quelques mots dès maintenant, à
cause de son lien avec la discussion précédente. Cette idée pour-
rait ne pas être absurde dans la mesure où l'on attribuerait à
la bureaucratie russe la même signification (ou plutôt la même
insignifiance) économique qu'à la bureaucratie des Etats bour-
geois de l'époque libérale, au milieu du xixe siècle. On avait là,
alors, un corps qui jouait un rôle restreint dans la vie écono-
mique, qu'on pouvait qualifier de « parasitaire » au même titre
que les prostituées et le clergé; corps dont les revenus étaient
constitués par des prélèvements sur les revenus des classes ayant
des racines dans la production - bourgeoisie, propriétaires fon-
ciers ou prolétariat; corps qui n'avait rien à voir avec la pro-
duction. Mais il est évident qu'une telle conception n'est même
plus juste en ce qui concerne la bureaucratie capitaliste actuelle,
l'Etat étant devenu depuis des décades un instrument vital de
l'économie de classe et jouant un rôle indispensable dans la coor-
dination de la production. La bureaucratie actuelle du ministère
de l'Economie Nationale en France, si elle est parasitaire, l'est
au même titre et dans le même sens que celle de la Banque de
France, de la S.N.C.F. ou de la direction d'un trust : c'est-à-dire
qu'elle est indispensable dans le cadre des rapports économiques
du capitalisme actuel. Il est évident que la tentative d'assimiler
la bureaucratie russe, qui dirige la production russe de A à Z,
aux très honorables fonctionnaires de l'ère victorienne, de tout
point de vue mais surtout du point de vue du rôle économique,
ne peut que provoquer le rire. Trotsky réfute lui-même ce qu'il
dit par ailleurs, lorsqu'il écrit que « la bureaucratie est devenue
une force incontrôlée dominant les masses » (12), qu'elle est
« maîtresse de la société » (13), que « le fait même qu'elle s'est
approprié le pouvoir dans un pays où les moyens de production
les plus importants appartiennent à l'Etat, crée entre elle et les
richesses de la nation des rapports entièrement nouveaux. Les
moyens de production appartiennent à l'Etat. L'Etat appartient,
en quelque sorte, à la bureaucratie... » (14)
Comment d'ailleurs, un groupe pourrait-il jouer un rôle domi-
nant dans la répartition du produit social, décider en maître
absolu de la répartition du produit net en partie accumulable
(11) L. TROTSKY, In defense of Marxism, p. 7.
(12) La Révolution trahie; p. 66..
(13) 1b., p. 133.
(14) Ib.,
3
.
p. 281.
9
et partie consommable, régler la division de celle-ci en salaire
ouvrier et revenu bureaucratique, s'il ne domine pas dans toute
son étendue la production elle-même ? Répartir le produit entre
une fraction accumulable et une fraction consommable signifie
avant tout orienter telle partie de la production vers la produc-
tion de moyens de production et telle autre la production d'objets
d'objets de consommation; diviser le revenu consommable en
salaire ouvrier et revenu bureaucratique signifie orienter une par-
tie de la production d'objets de consommation vers la production
d'objets de large consommation et une autre partie vers la pro-
duction d'objets de qualité et de luxe. L'idée que l'on puisse
dominer la répartition sans dominer la production est de l'en-
fantillage. Et comment dominerait-on la production si on ne
dominait pas les conditions de la production, tant matérielles
que personnelles, si on ne disposait pas du capital et du travail,
des biens de production et du fonds de consommation de la
société ?
1
B.
PRODUCTION ET PROPRIÉTÉ.
Dans la littérature « marxiste », concernant la Russie, on
rencontre une double confusion : sur le plan général, les formes
de la propriété sont identifiées aux rapports de production; sur
le plan particulier, la propriété étatique ou « nationalisée » est
considérée comme conférant automatiquement un caractère
« socialiste » à la production. Il est nécessaire d'analyser briève-
ment ces deux aspects de la question.
a) Déjà chez Marx, la distinction évidente entre les « formes
de la propriété » et les rapports de production est clairement
établie. Voilà comment celui-ci s'exprimait à ce sujet dans sa
préface célébre à la « Critique de l'Economie Politique » :
« Dans la production sociale de leur vie, les hommes entrent en
des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur vo-
lonté.... L'ensemble de ces rapports constitue la structure écono-
mique de la société, la base réelle sur laquelle s'élève une super-
structure juridique et politique... A un certain degré de leur
développement, les forces productives matérielles de la société
entrent en contradiction avec les rapports de production exis-
tants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les
rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mûes jus-
qu'alors... Il faut toujours distinguer entre le bouleversement
matériel des conditions économiques de la production... et les
........
10
formes juridiques, politiques... bref, les formes idéologi-
ques... » (15)
La leçon de ce texte est claire. Les rapports de production sont
des rapports sociaux concrets, des rapports d'homme à homine et
de classe à classe, tels qu'ils se réalisent dans la production et la
reproduction constante, quotidienne de la vie matérielle. Tel est
le rapport entre maître et esclave, entre seigneur et serf.
Tel est aussi le rapport entre patron et ouvrier, tel qu'il se
façonne au cours de la production capitaliste, dont la forme
empirique immédiate est l'échange de la force de travail de l'ou-
vrier contre le salaire donné par le capitaliste, basé sur la pré-
supposition de la possession du capital (aussi bien sous la forme
matérielle que sous la forme argent) par le patron et celle de
la force de travail par l'ouvrier. A ce rapport de production, le
droit donne dans une société « civilisée », une expression abs-
traite, une forme juridique. Dans notre exemple concernant la
société capitalisté, cette forme juridique est d'une part, pour les
présuppositions du rapport productif, la propriété des moyens
de production et de l'argent accordée au capitaliste et la libre
disposition de sa force de travail accordée à l'ouvrier (c'est-
à-dire l'abolition de l'esclavage et du servage), d'autre part pour.
le rapport en question lui-même le contrat de location de tra-
vail. Propriété du capital, libre disposition de sa propre force
de travail par l'ouvrier et contrat de location de travail sont la
forme juridique des rapports économiques du capitalisme.
Cette expression juridique couvre non seulement les rapports
de production au sens strict de ce terme mais l'ensemble de
l'activité économique. Production, répartition, échange, disposi-
tion des conditions de la production, appropriation du produit et
même consommation se trouvent placés sous la forme de la pro-
priété privée et du droit contractuel bourgeois. Nous avons donc,
d'une part, la réalité économique, les rapports de production,
la répartition, l'échange, etc..., et d'autre part la forme juridique
qui exprime abstraitement cette réalité. La production est à la
propriété comme l'économie est au droit, comme la base réelle
à la superstructure, comme la réalité est à l'idéologie. Les formes
de la propriété appartiennent à la superstructure juridique,
comme le dit Marx dans le texte cité plus haut, aux idéologiques ».
6) Mais quelle est exactement la fonction de cette expression
juridique ? Peut-on supposer que nous avons là un miroir fidèle
(15) K. MARX, Contribution à la critique de l'Economie politique, Paris,
1928, pp. 4-6. (Souligné par nous.)
11
des réalités économiques ? Seul un vulgaire libéral, comme dirait
Léinine et comme il l'a dit réellement dans un cas fort ana-
logue (16) ou un mécaniste sans espoir pourrait admettre
cette identité. Il nous est impossible d'entrer ici dans l'analyse
des rapports entre la base économique et la superstructure juri-
dique, politique, idéologique en général d'une société. Mais en
ce qui concerne le droit lui-même, quelques explications sont
indispensables. Marx et Engels avaient pleinement conscience de
la distortion que subit la réalité économique par son expression
juridique. Dans son appréciation de. Proudhon, Marx insistait
sur le fait que la réponse à la question : « Qu'est-ce que la pro-
priété ? » est impossible sans une analyse de l'ensemble des rap-
ports économiques réels de la société bourgeoise (17). Voilà, d'au-
tre part, comment Engels s'exprimait, à ce sujet : « Dans un
Etat moderne, il faut non seulement que le droit corresponde à
la situation économique générale et soit son expression, mais
encore qu'il en soit l'expression systématique qui ne s'inflige pas
un démenti propre par ses contradictions internes. 'Et, pour y
réussir, il reflète de moins en moins fidèlement les réalités éco-
nomiques. » (18)
Mais la raison que donne Engels pour exprimer le désac-
cord de plus en plus criant entre la réalité économique et les
formes juridiques, pour valable qu'elle soit, n'est ni la seule, ni
la plus importante. Le fond de la question est à chercher dans
ce que l'on peut appeler la double fonction du droit et de toute
superstructure. Le droit comme toute forme idéologique dans une
société d'exploitation, joue à la fois le rôle de forme adéquate de
la réalité et de forme mystifiée de celle-ci. Forme adéquate de
la réalité pour la classe dominante, dont il exprime les intérêts
historiques et sociaux, il n'est qu'un instrument de mystification
pour le reste de la société. Il est important de remarquer que
l'épanouissement de ces deux fonctions du droit est le fruit de
tout un développement historique. On peut dire que, primitive-
ment, la fonction essentielle du droit est d'exprimer la réalité
économique, ce qui se fait dans les premières sociétés civilisées
avec une franchise brutale, Les Romains ne se gênent pas pour
déclarer par la bouche de leurs juristes que leurs esclaves sont
pour eux des « choses » et non pas des personnes. Mais plus le
développement de l'économie et de la civilisation fait entrer
l'ensemble de la société dans la vie sociale active, plus la fonc-
tion essentielle du droit devient non pas de refléter, mais préci-
(16) V. La Révolution prolétarienne et le rénégat Kautsky.
(17) V. Misère de la Philosophie, p. 224.
(18) ENGELS, Lettre à C. Schmidt, du 27 oct. 1890. (Souligné par nous.)
sément de masquer la réalité économique et sociale. Rappelons-
nous l'hypocrisie des constitutions bourgeoises, comparée à la
sincérité de Louis XIV proclamant : «L'Etat, c'est moi. » Rap-
pelons-nous également la forme ouverte qu'a le surtravail dans
l'économie féodale, où le temps de travail que le serf consacre
à lui-même et celle qu'il donne au seigneur sont matériellement
distinctes, et la forme voilée du surtravail dans la production
capitaliste. L'histoire contemporaine offre tous les jours des
exemples non seulement de la réalité, mais de l'efficacité de ce
camouflage : mais ce sont surtout le stalinisme et le nazisme qui
sont passés maîtres dans l'art de la mystification des masses
aussi bien par les slogans propagandistes que par les formules
juridiques (19).
Le cas où l'on peut le plus facilement déceler cette double
fonction du droit est le domaine du droit politique, spéciale-
ment du droit constitutionnel. On sait que toutes les constitu-
tions bourgeoises modernes sont basées sur la « souveraineté du
peuple », l' « égalité civique », etc... Marx aussi bien que Lénine
ont trop souvent et trop complètement montré ce que cela signifie
pour que l'on ait à y revenir içi (20).
Cependant, un point que les « marxistes » actuels oublient
trop facilement c'est que l'analyse de l'économie capitaliste par
Marx se base sur un développement analogue du caractère mys-
tificateur du droit civil bourgeois. Marx n'aurait jamais pu
atteindre la matière économique du capitalisme s'il n'avait pas
percé les formes du code bourgeois. Ni le « capital », ni le « pro-
létaire » n'ont de signification ou d'existence pour le juriste
bourgeois; il n'y a pas un seul individu dans la société capita-
liste dont on puisse juridiquement dire qu'il ne possède que sa
force de travail, et Marx ne fait pas simplement de l'ironie
lorsqu'il remarque qu'en donnant à l'ouvrier simplement sa
force de travail et en s'appropriant l'ensemble du produit du
rail ,dont la valeur excède de loin la valeur de la force de
travail elle-même, le capitaliste donne à l'ouvrier ce qui lui est
dû et ne le vole pas d'un centime (21). Il est certain que pour
celui qui se bornerait à considérer les formes de la propriété
bourgeoise, l'exploitation dans la société capitaliste resterait
inconnue.
(19) Déjà Trotsky remarquait que le régime hitlérien n'avait rien changé
formellement à la constitution de Weimar et que « juridiquement » Hitler
pouvait être renversé à tout moment sur un vote du Řeichstag. V. La Révo-
Tution trahie, p. 303.
(20) V. L'Etat et la Révolution, La Révolution prolétarienne et le rénégat
Kautsky, etc...
(21) Le Capital, t. II, pp. 25, 28.
13
c) On peut ramener toutes ces constatations à l'idée énoncée
déjà plus haut, selon laquelle le droit est, l'expression abstraite
de la réalité sociale. Il en est l'expression - ce qui signifie que
même sous les formes les plus mystificatrices, il garde un lien
avec la réalité, au moins dans le sens qu'il doit rendre possible
le fonctionnement social dans les intérêts de la classe doninante.
Mais, en tant qu'expression abstraite il est inéluctablement une
expression fausse, car sur le plan social toute abstraction qui
n'est pas connue en tant qu'abstraction est une mystification (22).
Le marxisme a été, à juste titre, considéré comme le démo-
lisseur des abstractions dans le domaine des sciences sociales.
Dans ce sens sa critique des mystifications juridiques et écono-
miques a toujours été particulièrement violente. Il n'en devient:
que plus étonnant que la tendance représentée par Trotsky ait
défendu, de longues années durant, une forme particulièrement
poussée de juridisme abstrait dans l'analyse de l'économie russe..
Ce recul des modèles d'analyse économique concrète offerte par
Marx vers un formalisme fasciné par la « propriété étatique ».
a objectivement aidé le travail mystificateur de la bureaucratie
stalinienne et ne fait qu'exprimer sur le plan théorique la crise
réelle dont le mouvement révolutionnaire n'est pas encore sorti..
d) Il nous faut maintenant concrétiser ces pensées dans le
cas de l'étatisation totale de la production.
Marx disait déjà que de même qu'on ne juge pas un homme
d'après ce qu'il pense de lui-même, de même on ne juge pas
une société d'après ce qu'elle dit d'elle-même dans sa constitu-
tion et ses lois. Mais on peut pousser cette comparaison encore
plus loin. De même que, une fois que l'on connaît un homme,
l'idée qu'il a de lui-même est un élément essentiel de sa psycho-
logie qu'il faut analyser et lier au reste pour avancer dans la:
connaissance que l'on a de lui, de même, une fois que l'on a
analysé l'état réel d'une société, l'image que cette société se:
donne d'elle-même dans son droit, etc..., devient un élément im-
portant pour une connaissance plus poussée. Dans un langage
plus précis, si nous avons dit que le droit est à la fois une forme
adéquate et une forme mystifiée de la réalité économique, il nous .
faudra l'examiner dans le cas russe dans ces deux fonctions, et
voir comment la propriété étatique universelle sert à la fois de
masque des rapports de production réels et de cadre commode
pour le fonctionnement de ces rapports. Cette analyse sera re-
prise plusieurs fois plus loin, et à vrai dire ce n'est que l'ensemble
(22) Cf. K. MARS, Critique du programme de Gotha, Paris, 1947, pp. 23-24..
14
de cet ouvrage qui donne une réponse à cette question. Mais
quelques jalons essentiels doivent être posés dès maintenant.
Jusqu'à 1930, personne, dans le mouvement marxiste, n'avait
jamais considéré que la propriété étatique formait en tant que
telle une base pour des rapports de production socialistes ou
même tendant à devenir tels. Personne n'avait jamais pensé que
la « nationalisation » des moyens de production était équivalente
à l'abolition de l'exploitation. Au contraire, l'accent avait été
toujours mis sur le fait « qu'en devenant propriété de l'Etat,
les moyens de production ne perdent pas leur caractère de capi-
tal... L'Etat est le capitaliste collectif idéal » (23). On peut
compter par douzaines les textes où Lénine explique que le capi-
talisme des monopoles s'est déjà transformé pendant la guerre
de 1914-1918 en capitalisme d'Etat.(24). Si l'on peut reprocher
quelque chose à ces formulations de Lénine, ce serait plutôt leur
surestimation de la rapidité du processus de concentration des
moyens de production entre les mains de l'Etat. Pour Trotsky,
en 1936, le capitalisme d'Etat était une tendance idéale qui ne
pouvait jamais se réaliser dans la société capitaliste (25). Pour
Lénine, en 1916, c'était déjà la réalité capitaliste de son
époque (26). Lénine se trompait certainement en ce qui con-
cerne son époque, mais ces citations suffisent à mettre fin aux
stupides racontars des épigones de Trotsky selon lesquels la pos-
sibilité d'une étatisation de la production en dehors du socia-
lisme est une hérésie du point de vue marxiste. De toute façon,
cette hérésie fut canonisée par le Premier Congrès de l'Interna-
tionale Communiste, qui proclamait dans son Manifeste :
« L'étatisation de la vie économique... est un fait accompli. Re-
venir, non point à la libre concurrence, mais seulement à la
domination des trusts, syndicats et autres pieuvres capitalistes
est désormais impossible. La question est uniquement de savoir
quel sera désormais celui qui prendra la production étatisée :
l'Etat impérialiste ou l'Etat du prolétariat victorieux » (27).
Mais ce qui jette une lumière définitive sur la question ce
sont les comparaisons qu'établissait Lénine, de 1917 à 1921, entre
l'Allemagne, pays du capitalisme d'Etat selon lui, et la Russie
soviétique, qui avait étatisé les principaux moyens de production:
Voilà une citation caractéristique :
« Pour élucider la question encore plus, prenons l'exemple
(23) F. ENGELS, M. E. Dühring bouleverse la Science, t. III, pp. 42-41,
(24) Lenin, Coll. Works, vol. XXI-2, p. 302.
(25) La Révolution trahie, p. 278.
(26) Lenin, ib., p. 88. V. aussi vol. XX-2, p. 207.
(27) Thèses, Manifestes et Résolutions adoptées par les jer, ile, Illë et
Vo Congrés de l'Internationale Communiste, Paris, 1934, p. 31.
15
.
le plus concret de capitalisme d'Etat. Tout le monde sait quel
est cet exemple. C'est l'Allemagne. Nous avons ici « le dernier
mot » de la technique moderne à grande échelle et d'organisation
planifiée capitaliste subordonnées à l'impérialisme junker bour-
geois. Enlevez les mots soulignés et à la place de l'Etat milita-
riste, de l'Etat junker bourgeois impérialiste mettez un Etat
d'un type social différent : un Etat soviétique, c'est-à-dire prolé-
tarien, et vous aurez la somme totale des conditions nécessaires.
pour le socialisme...
« En même temps le socialisme est inconcevable si le prolé-
tariat ne dirige pas l'Etat. Ceci aussi est de l'A B C. Et l'his-
toire a eu un tel développement original qu'elle a produit en
1918 les deux moitiés du socialisme existant côte à côte comme
deux poussins futurs dans l'unique coquille de l'impérialisme
international. En 1918 l'Allemagne et la Russie étaient l'incar-
nation de la réalisation matérielle la plus frappante des condi-
tions économiques, productives, sociales, économiques; pour le
socialisme, d'une part, et des conditions politiques d'autre
part. » (Lénine, Selected Works, vol. VII, p. 365.) Cette même
comparaison le lecteur français peut la trouver dans La Cata-
strophe imminente et les inoyens de la conjurer (édition de « La
Vérité », 1945, p. 2 et suiv.).
Il devient évident à la lecture de ces textes, sur lesquels la
tendance trotskyste garde un curieux silence, que pour Lénine :
1° Non seulement la « forme de la propriété étatique », mais
l'étatisation au sens le plus profond de ce terme, c'est-à-dire
l'unification complète de l'économie et sa gestion par un cadre
unique (« planification ») ne résolvaient nullement la question
du contenu de classe de cette économie, ni par conséquent de
l'abolition de l'exploitation. Pour Lénine non seulement l'étati-
sation en tant que telle n'est pas forcément « socialiste » mais
l'étatisation no12-socialiste représente la forme la plus lourde et
la plus achevée de l'exploitation dans l'intérêt de la classe domi-
nante.
2° Ce qui confère un contenu socialiste à la propriété étatique
(ou nationalisée), d'après Lénine, c'est le caractère du pouvoir
politique. L'étatisation plus le pouvoir des Soviets, pour Lénine,
donnait la base du socialisme. L'étatisation sans ce pouvoir était
la forme la plus achevée de la domination capitaliste.
Une explication sur ce dernier point est nécessaire. La concep-
tion de Lénine faisant dépendre le caractère de la propriété éta-
tisée du caractère du pouvoir politique est vraie mais doit aujour-
d'hui, après l'expérience de la révolution russe, être considérée
comme partielle et-insuffisante. Le caractère du pouvoir politique
16
est un indice infaillible du véritable contenu de la propriété
« nationalisée », mais il n'en est pas le vrai fondement. Ce qui
confère un caractère socialiste ou non à la propriété « nationa-
lisée » est la structure des rapports de production. C'est de ceux-
ci que découle, après la révolution, le caractère du pouvoir poli-
tique lui-même, qui n'est pas le seul, ni même le dernier facteur
déterminant. Ce n'est que si la révolution amène une transforma-
tion radicale des rapports de production dans l'usine (c'est-à-dire
si elle peut réaliser la gestion ouvrière) qu'elle pourra à la fois
conférer un contenu socialiste à la propriété nationalisée et créer
une base économique objective et subjective pour un pouvoir
prolétarien. Le pouvoir soviétique en tant que pouvoir de la
classe ouvrière, ne se nourrit pas de lui-même; de lui-même il
tend plutôt à dégénérer, comme tout pouvoir étatique. Il ne peut
se nourrir et se consolider dans un sens socialiste qu'à partir
de la modification fondamentale des rapports de production,
c'est-à-dire de l'accession de la masse des producteurs à la direc-
tion de l'économie. C'est précisément ce qui n'a pas eu lieu en
Russie (28). Le pouvoir des Soviets fut progressivement atrophié,
parce que sa racine, la gestion ouvrière de la production n'exis-
tait pas. L'Etat soviétique a ainsi rapidement perdu son carac-
tère prolétarien. L'économie et l'Etat tombant ainsi sous la domi-
nation absolue de la bureaucratie, la propriété étatique devenait
simplement la forme la plus commode du pouvoir universel de
celle-ci.
Cela dit, retenons simplement le fait que jusqu'à 1930, les
marxistes étaient unanimes à considérer que la nationalisation
de la production ne signifiait rien par elle-même, et qu'elle rece-
vait son véritable contenu du caractère du pouvoir politique. A.
cette époque, seuls les staliniens avaient une position différente.
C'était Trotsky qui se chargeait de leur répondre, en écrivant :
« ...Le caractère socialiste de l'industrie est déterminé et assuré
dans une mesure décisive par le rôle du parti, la cohésion interne
volontaire de l'avant-garde prolétarienne, et la discipline cons-
ciente des administrateurs, fonctionnaires syndicaux, membres
des cellules d'usine, etc. Si nous admettons que ce tissu est en
train de s'affaiblir, de se désintégrer et de se déchirer, alors il
devient absolument évident que dans une brève période il ne
restera plus rien du caractère socialiste de l'industrie étatique,
des transports, etc... » (29)
Ceci fut écrit en juillet 1928. Quelques mois plus tard, Trotsky
pp. 34-37.
(28) V. l'article « Socialisme ou. Barbarie », dans le n° 1 de cette Revue,
(29) L. TROTSKY, The Third International after Lenin, p. 360.
17-
écrivait encore : « Le noyau prolétarien du parti, aidé par la
classe ouvrière, est-il capable de triompher de l'autocratie de
l'appareil du parti qui est en train de fusionner avec l'appareil
de l'Etat ? Celui qui répond d'avance qu'il en est incapable,
parle non seulement de nécessité d'un nouveau parti sur des nou-
vaux fondements, mais aussi de la nécessité d'une deuxième et
nouvelle révolution priétarienne. » (30) Comme on sait, à cette
époque Trotsky excluait non seulement l'idée d'une révolution en
Russie croyant qu'une simple « réforme » du régime suffirait
pour écarter la bureaucratie du pouvoir mais était résolu-
iment contre l'idée d'un nouveau parti, et se fixait comme objectif
le redressement du P.C. russe (31).
Enfin, encore en 1931, Trotsky donnait les traits politiques
du pouvoir comme déterminant le caractère ouvrier de l'État
russe : « La reconnaissance de l'Etat soviétique actuel comme
un Etat ouvrier ne signifie pas seulement que la bourgeoisie ne
peut pas prendre le pouvoir autrement que par la voie d'une
insurrection armée, mais aussi que le proletariat de l’U.R.S.S.
n'a pas perdu la possibilité de se soumettre la bureaucratie, de
régénérer le parti et de modifier le régime de la dictature
sans une nouvelle révolution, par les méthodes et la voie de la
réforme. » (32)
Nous avons multiplié ces citations au risque d'ennuyer le
lecteur, parce qu'elles révèlent une chose soigneusement cachée
par les épigones de Trotsky : pour celui-ci, jusqu'à 1931, le
caractère de l'économie russe devait être défini d'après le carac-
tère de l'Etat; l'a question russe se ramenait à la question du
caractère du pouvoir politique (33). Pour Trotsky, à cette époque,
c'était le caractère prolétarien du pouvoir politique qui donnait
un caractère socialiste à l'industrie étatisée; ce caractère proléta-
rien du pouvoir politique, malgré la dégénérescence bureaucra-
tique, était pour lui garanti par le fait que le prolétariat pou-
vait encore ressaisir le pouvoir et expulser la bureaucratie par
une simple réforme, sans révolution violente. Ce critère, nous
l'avons dit, est insuffisant - ou plutôt dérivé et secondaire.
Cependant, il faut retenir le fait que Trotsky ne lie nullement à
(30) L. TROTSKY, Lettre à Borodai, publiée dans New International, 1943,
(31) V. la lettre citée de Trotsky et tous ses textes de cette époque.
(32) The probleins of the developpinent of the U.S.S.R., p. 36.
(33) Ce fut Max Schachtman qui montra le premier que Trotsky n'avança
sa théorie sur le caractère «socialiste » de la propriété nationalisée qu'après
1932. (V. New International, 1.. c.). Il faut remarquer que Schachtman qua-
lifie à tort la conception que jusqu'alors Trotsky avait défendu de « première
théorie de Trotsky » : cette conception n'était que la conception universelle
dans le mouvement marxiste, comme nous l'avons montré, et nullement une
théorie de Trotsky. Mais ceci Schachtman ne peut pas le dire, car il lui
faudrait dans ce cas s'expliquer sur les questions du capitalisme d'Etat: :
p. 124.
18
A
cette époque la question du caractère du régime à la « propriété
étatique » (34).
Ce ne fut que trois années plus tard (35) que Trotsky opéra
une brusque-volte-face, proclamant à la fois : 1° que toute ré-
forme en Russie est désormais impossible, que seule une nou--
velle révolution pourra chasser la bureaucratie et instaurer le
pouvoir des masses et qu'il faut construire un nouveau parti
révolutionnaire, mais aussi 2° que le régime russe continue à
garder son caractère prolétarien, garanti par la propriété natio-
nalisée des moyens de production. Ce fut cette position, qui,
consignée à travers d'innombrables contradictions dans la Révo-
lution Trahie, fut désormais le dogme intangible de la tendance
trotskiste.
L'absurdité sans espoir de cette position éclate lorsqu'on:
réfléchit un moment sur le terme même de « nationalisation »..
« Nationalisation » et « propriété nationalisée » sont des expres-..
sions antimarxistes et antiscientifiques. Nationaliser signifie don--
ner à la nation. Mais qu'est-ce que la «nation » ? La «nation »
est une abstraction; en réalité la nation est déchirée par les
antagonismes de classes. Donner à la nation, signifie, en réalité,
donner à la classe dominante de cette nation. Expliquer par.
conséquent que la propriété en Russie a un caractère « socia---
liste » ou prolétarien, parce qu'elle est nationalisée, est tout sim-
plement un cercle vicieux, une pétition de principe : la pro-
priété nationalisée ne peut avoir un contenu socialiste que si la
classe dominante est le prolétariat. Les trotskistes répondent à
cela qu'il est a priori certain que le prolétariat est classe domi-
nante en Russie, puisque la propriété est nationalisée. C'est
lamentable, mais c'est ainsi. Ils répondent aussi que le proléta-
riat est fatalement classe dominante en Russie, puisque les capi-
talistes privés ne le sont pas, et puisque ils ne peut pas y avoir
d'autre classe, sauf le prolétariat et les capitalistes, dans l'époque
actuelle. Marx, semble-t-il, a dit quelque chose dans ce goût.
Il est mort en 1883 et repose au cimetière de Highgate, à
Londres.
Nous avons vu que la forme de propriété étatique ne déter--
mine pas les rapports de production, mais est déterminée par
ceux-ci, et qu'elle peut très bien exprimer des rapports d'exploi-
tation. Il nous resterait maintenant à voir pourquoi cette forme
apparaît dans tel moment précis de l'histoire et dans telles
:
(34) Rappelons que la plus grande part de l'industrie russe était natio...
nalisée depuis 1918, de même que le sol, le sous-sol, les transports, les
banques, etc...
(35) Le début de ce tournant est formulé dans Thermidor, Etat ouvrier-
et Bonapartisme.
19
conditions concrètes. Autrement dit;'après avoir vu en quoi la
forme de la propriété étatique est une forme mystifiée de la
réalité économique, il nous faut examiner pourquoi elle en est
aussi une forme adéquate. Nous traiterons ce problème à la fin
de cet ouvrage, lorsque nous tâcherons de définir les rapports
de l'économie russe avec le développement du capitalisme mon-
dial. Il nous suffit pour le moment de dire que cette forme de
propriété, aussi bien que la « planification » de classe qu'elle
rend possible ne sont que les expressions suprêmes et ultimes
du processus fondamental du capitalisme moderne, qui est la
concentration des forces productives, processus qu'elles réalisent
sous deux aspects : concentration de la propriété formelle, con-
centration de la gestion effective de la production.
e) On a vu que l'étatisation n'est nullement incompatible
avec une domination de classe sur le prolétariat et avec une
exploitation, qu'elle en est même la forme la plus achevée. On
peut comprendre également -- on le verra dans le détail par la
suite – que la « planification » russe a également la même fonc-
tion : elle exprime sous une forme coordonnée les intérêts de la
bureaucratie. Ceci se manifeste aussi bien sur le plan de l'accu-
mulation que sur celui de la consommation, qui sont d'ailleurs
en dépendance réciproque absolue. Le développement concret de
l'économie russe sous la domination bureaucratique ne diffère
en rien, quant à son orientation générale, de celui d'un pays
capitaliste : au lieu que ce soit le mécanisme aveugle de la
valeur, c'est le mécanisme du plan bureaucratique qui assigne
telle partie des forces productives à la production des moyens
de production et telle autre à la production des biens de consom-
mation. Ce qui conduit l'action de la bureaucratie dans ce do-
maine n'est évidemment pas « l'intérêt général » de l'économie
notion qui n'a aucun contenu concret et précis
mais ses
propres intérêts; ceci se traduit par le fait que l'industrie lourde.
est orientée essentiellement en fonction des besoins militaires --
et ceci dans les conditions actuelles et surtout pour un pays
relativement arriéré, signifie la nécessité de développer l'ensemble
de secteurs productifs; que les industries de moyens de consom-
mation sont orientés d'après les besoins de la consommation
des bureaucrates; et que dans l'accomplissement de ces objectifs,
les travailleurs doivent rendre le maximum et coûter le mini-
mum. On voit donc qu'étatisation et planification en Russie ne
font que servir les intérêts de classe de la bureaucratie et l'exploi-
tation du prolétariat, et que les objectifs essentiels et le moyen
fondamental (l'exploitation des travailleurs) sont identiques avec
20
ceux des économies capitalistes. En quoi donc cette économie
peut-elle être qualifiée de « progressive » ?
Pour Trotsky, la réponse essentielle consiste à invoquer
l'accroissement de la production russe. La production russe a
quadruplé et quintuplé dans quelques années, et cette augmen-
tation, dit Trotsky, aurait été impossible si le capitalisme privé
était maintenu dans le pays. Mais si le caractère progressif de
Ja bureaucratie découle du fait que celle-ci développe les forces
productives, alors se pose le dilemme suivant :
-- ou bien, le développement des forces productives impulsé
par la bureaucratie est en fin de compte un phénomène de courte
durée et d'étendue limitée, danc sans portée historique;
- ou bien, la bureaucratie est capable, en Russie (et dans
ce cas aussi partout) d'assurer une nouvelle phase historique de
développement des forces productives.
Pour Trotsky le deuxième terme de cette alternative est à
rejeter catégoriquement. Non seulement il considère comme cer-
tain que la bureaucratie n'a aucun avenir historique, mais il
affirme que dans le cas où un échec prolongé de la révolution
permettrait à la bureaucratie de s'installer durablement au pou-
voir à l'échelle mondiale, ce « serait là un régime de déclin,
signifiant une éclipse de la civilisation » (36).
Quant à nous, nous partageons complètement le contenu
essentiel de cette conception. Il reste donc le premier terme de
l'alternative : le développement des forces productives en Russie
sous l'impulsion de la bureaucratie est un phénomène de courte
durée, d'étendue limitée et en définitive sans portée historique.
C'est d'ailleurs la position claire de Trotský, qui ne se borne pas
à cela, mais indique d'une manière sommaire, il est vrai, quel-
ques-uns des facteurs qui font déjà de la bureaucratie « le pire
frein au développement des forces productives » (37).
Mais dans ce cas il est évident que toute tentative de qua-
lifier comme « progressive » l'économie russe perd automatique-
ment sa base. Que la bureaucratie ait augmenté entre 1928 et
1940 la production russe de quatre ou cinq fois, cependant que
l'impérialisme japonais ' ne faisait que la doubler pendant la
même période, ou que les U.S.A. la doublaient entre 1939 et
1944; qu'elle ait accompli en vingt ans ce que la bourgeoisie
d'autres pays a accompli dans quarante ou soixante, devient à
partir de ce moment un phénomène extrêmement important,
certes, méritant une analyse et une explication particulières, mais
en fin de compte ne différant pas qualitativement du dévelop-
(36) In défense of Marxisin, p. 9.
(37) 1b., p. 6. (V. La Révolution trahie, passim.)
21
placer les réserves sociales et les intruments usés ou de les multi-
plier. Par là même, on peut dire non seulement que toute pro-
duction ultérieure est déterminée par la répartition précédente,
mais que la répartition à venir est le facteur déterminant l'orga--
nisation de la production courante.
Enfin, production en tant qu'organisation aussi bien que
production en tant que répartition reposent l'une et l'autre sur
l'appropriation des conditions de la production, c'est-à-dire sur
l'appropriation de la nature, de la nature extérieure autant que
du propre corps de l'homme. Cette appropriation apparaît d'une
manière dynamique dans le pouvoir de disposer de ces condi-
tions de la production, que cette disposition ait comme sujet la
communauté indistinctement dans son ensemble ou qu'elle soit
l'objet d'un monopole exercé par un groupe, une catégorie, une
classe sociale.
Par conséquent, organisation (gestion) de la production elle-
même, répartition du produit, toutes les deux fondées sur la
disposition des conditions de la production, voilà le contenu géné-
ral des rapports de production. Les rapports de production d'une
époque donnée se manifestent dans l'organisation (gestion) de la
coopération des individus en vue du résultat productif et dans
la répartition de ce produit, à partir d'un mode donné de dispo-
sition des conditions de la production (38).
Mais dans les rapports de production ce qui est important
n'est pas la notion générale, qui découle de la simple analyse du
concept de la vie sociale, et qui, dans ce sens, est une tautologie,
mais l'évolution concrète des modes de production dans l'his-
toire de l'humanité.
Ainsi dans les sociétés primitives, où la division en classes.
fait le plus souvent défaut, où les méthodes et l'objectif de la.
production aussi bien que les règles de répartition ne sont sou-
mis qu'à une évolution extrêmement lente, où les hommes subis-
sent beaucoup plus les lois des choses qu'ils ne les transforment,
l'organisation de la production et la répartition semblent résulter
aveuglément de la tradition et reflètent passivement l'héritage du
passé social, l'influence décisive du milieu naturel, les particu-
larités des moyens de production déjà acquis. L'organisation de la
production est encore, dans la réalité, indistincte de l'actė pro-
ductif matériel lui-même; la coopération se règle beaucoup plus
par la spontanéité immédiate et les habitudes que par des lois
économiques objectives ou par l'action consciente des membres
de la société. La disposition des conditions de la production,
(38) V. K. MARX, Le Capital, t. XIV, pp. 117, 126, 213.
24
*
l'appropriation par l'homme de son propre corps et de la nature
immédiatement environnante semblent aller de soi; on n'en
prend conscience qu'à l'occasion des conflits extérieurs opposant
la tribu à d'autres tribus.
Le premier moment du processus économique, qui semble
surgir comme une entité autonome et dont la société primitive
prend une conscience distinctę, est le moment de la répartition
du produit, qui fait, en général, l'objet d'une réglementation
coutumière spécifique.
Avec la division de la société en classes, un renversement
fondamental se produit. Dans la société esclavagiste, la disposi-
tion des conditions de la production, de la terre, des instruments
et des hommes devient le monopole d'une classe sociale, de la
classe dominante des propriétaires d'esclaves. Cette disposition
devient l'objet d'une réglementation sociale explicite et reçoit
rapidement la garantie de la contrainte sociale organisée dans
l'Etat des propriétaires d'esclaves. Simultanément, l'organisation
de la production, la gestion des forces productives, devient une
fonction sociale exercée par la classe dominante d'une manière
naturelle sur la base de sa disposition de ces forces productives.
Si la société esclavagiste fait apparaître la disposition des condi-
tions de la production et la gestion de la production comme des
moments à part de la vie économique, en faisant de la première
un phénomène directement social, en montrant que même la
disposition qu'exerce l'homme sur son propre corps en tant que
force productive ne va nullement de soi mais est un produit
d'une forme donnée de la vie historique, et en érigeant l'organi-
sation et la gestion de la production en fonction sociale d'une
classe spécifique, en revanche elle abolit la répartition comme
moment spécifique, puisque dans l'économie esclavagiste la répar-
tion en tant que répartition du produit entre la classe dominante
et la classe dominée, est enfouie dans la production elle-même.
La répartition du produit est cachée complètement dans le rap-
port productif immédiat et possessif du maître et de l'esclave :
réserver une partie de la récolte pour les semences et une autre
pour les esclaves n'est pas une répartition de la production, mais
relève immédiatement de l'organisation de la production elle-
même. La conservation de l'esclave pour le maître n'a pas un
sens économique différent de la conservation du bétail. Quant
à la répartition du produit entre les membres de la classe domi-
nante eux-mêmes, elle résulte, pour la plus grande part, de la
répartition initiale des conditions de la production, lentement
transformée par le mécanisme des échanges et l'apparition em-
bryonnaire d'une loi de la valeur.
25
Dans la société féodale, qui marque, en Europe occidentale
tout au moins, une régression historique par rapport à la société
esclavagiste gréco-romaine, le caractère autonome de la disposi-
tion des conditions de la production est maintenu. Mais ici la
fonction de l'organisation de la production marque un recul. Le
seigneur n'exerce une activité gestionnaire que dans un sens extrê-
mement vague et général : une fois la division du travail dans
le domaine et entre les serfs fixée, il se borne à imposer son
respect. De même la répartition du produit entre les seigneurs et
les serfs se fait, pourrait-on dire, une fois pour toutes : le serf
devra telle partie du produit, ou tant de journées de travail
au seigneur. Ce caractère statique aussi bien de l'organisation
de la production que de la répartition n'est que la conséquence
de l'aspect stationnaire des forces productives elles-mêmes dans
la période féodale:
Dans la société capitaliste, les différents moments du pro-
cessus économique s'épanouissent complètement et arrivent à
une existence matérielle indépendante. Ici disposition des condi-
tions de la production, gestion et répartition, accompagnées de
l'échange et de la consommation surgissent comme des entités
qui peuvent être autonomes, deviennent chacune objet spéci-
fique, matière propre à réflexion, force sociale. Mais ce qui fait
des capitalistes, la classe dominante de la société morderne, c'est
que, disposant des conditions de la production, ils organisent et
gèrent la production et apparaissent comme les agents person-
nels et conscients de la répartition du produit social.
On peut donc dire, en général, que :
1° Les rapports de production, en général, sont définis :
a) Par le mode de gestion de la production (organisation et
coopération des conditions matérielles et personnelles de la pro-
duction, définition des buts et des méthodes de la production);
b) Par le mode de répartition du produit social (intimement
liée avec la gestion sous de multiples aspects; particulièrement
de la répartition résulte la monopolisation des capacités de direc-
tion et l'orientation de l'accumulation, qui est 'en dépendance
réciproque avec la répartition) et qu'ils reposent sur la réparti-
tion initiale des conditions de la production, celle-ci se manifes-
tant par la disposition exclusive des moyens de production et
des objets de consommation. Cette disposition se manifeste sou--
vent dans les formes juridiques de la propriété, ſais il serait
absurde de dire qu'elle coïncide à tout moment avec celles-ci ou
qu'elle y est exprimée d'une manière adéquate et univoque (voir
· 26
plus haut). Il ne faut jamais perdre de vue que cette réparti-
tion «initiale » des conditions de la production est constamment
reproduite, étendue et développée par les rapports de produc-
tion jusqu'au moment où une révolution s'opère dans ces derniers.
2° Que le contenu de classe des rapports de production fondé
sur la répartition initiale des conditions de la production (mono-
polisation des moyens de production par une classe sociale, re-
production constante de cette monopolisation) se manifeste :
a) Dans la gestion de la production par la classe dominante;
b) Dans la répartition du produit social en faveur de la
classe dominante. L'existence de la plus-value ou l'existence de
sur-produit ne, définit ni le caractère de la classe dominante dans
l'économie, ni même le fait que l'économie est basée sur l'exploi-
tation. Mais l'appropriation de cette plus-value par une classe
sociale, en vertu de son monopole sur les conditions matérielles
de la production, suffit pour définir une économie comme une
économie de classe basée sur l'exploitation; la destination de
cette plus-value, sa répartition entre l'accumulation et la con-
sommation improductive de la classe dominante, l'orientation
de cette accumulation elle-même et le mode concret d'appropria-
tion de la plus-value et de sa répartition entre les membres de
la classe dominante déterminent le caractère spécifique de l'éco-
nomie de classe et différencient historiquement les classes domi-
nantes entre elles.
3° Que du point de vue de la classe exploitée, le caractère
de classe de l'économie se manifeste :
a) Dans la production au sens étroit, par sa réduction au
rôle strict d'exécutant et plus généralement par son aliénation
humaine, par sa subordination totale aux besoins de la classe
dominante;
b) Dans la répartition, par l'appropriation de la différence
entre le coût de sa force de travail et le produit de son travail
par la classe dominante.
II.
PROLETARIAT ET PRODUCTION
Avant d'aborder le problème des rapports de production, en
Russie, il nous faudra commencer par une analyse sommaire des
rapports de production dans l'économie capitaliste et dans l'éco-
nomie socialiste.
Nous commençons par l'analyse de la production dans l'éco-
27
nomie capitaliste tout d'abord pour faciliter la compréhension.
En effet, dans cette analyse, partir du capitalisme signifie, d'une
part, partir du connu, d'autre part, pouvoir profiter directement
de l'analyse de l'économie capitaliste offerte par Marx analyse
qui a approché le plus possible l'idéal de l'analyse dialectique
d'un phénomène historique. Mais à ces raisons de méthode
s'ajoute une raison de fond, qui est de beaucoup la plus impor-
tante : comme on le verra, le capitalisme , bureaucratique ne
signifie que le développement extrême des lois les plus profondes
du capitalisme aboutissant à la négation interne de ces mémes
lois. Il est donc impossible de saisir l'essence du capitalisme
bureaucratique russe, sans lier l'examen de celui-ci à celui des
lois qui régissent le capitalisme traditionnel.
Il nous faudra, également, avant d'aborder notre sujet,
esquisser brièvement la structure des rapports de production
dans une société capitaliste. Ceci n'est pas seulement nécessaire
pour dissiper les effets de la mystification stalinienne sur ce
sujet, et pour rappeler que par socialisme l'on a toujours entendu
dans le mouvement ouvrier quelque chose qui n'a aucun rap-
port ni avec la réalité russe, ni avec l'idée du socialisme telle
qu'elle est propagée par les staliniens. Il est surtout indispen-
sable par ce que l'identité apparente de certaines formes écono-
miques - l'absence de propriété privée, le plan, etc... -- dans
le socialisme et le capitalisme bureaucratique, rend la comparai-
son des deux régimes extrêmement instructive.
A. LA PRODUCTION CAPITALISTE.
Nous avons vu que les rapports de production s'expriment
dans la gestion de la production et la répartition du produit et
que leur contenu de classe découle du fait que la disposition des
conditions matérielles de la production est monopolisée par une
categorie sociale. Il nous faut maintenant concrétiser cette idée
dans le cas de la production capitaliste.
1. Le rapport de production fondamental, dans la société
capitaliste, est le rapport entre patron et ouvrier. En quoi ce
rapport est-il un rapport de classe ? En ceci, que la position
économique et sociale des deux catégories de personnes qui y
participent est absolument différente. Cette différence est fonc-
tion de leur relation différente avec les moyens de production.
Le capitaliste possède (directement ou indirectement) les moyens
de production, l'ouvrier ne possède que sa force de travail. Sans
le concours des moyens de production et de la force de travail
(cad. du travail mort et du travail vivant) il n'y a pas de pro-
28
1
duction possible, et ni le capitaliste ne peut se passer de l'ou-
vrier, ni l'ouvrier du capitaliste aussi longtemps' que ce dernier
dispose des moyens de production. Le concours, la coopération
du travail mort et du travail vivant (39) prend la forme écono-
mique, du point de vue de l'échange entre «.unités économiques,
indépendantes » (40) de la vente de la force de travail par l'ou-
vrier au capitaliste. Pour l'ouvrier il est indifférent que l'ache-
teur de sa force de travail soit un patron individuel, une société
anonyme ou l'Etat. Ce qui l'intéresse c'est la position dominante
que cet acheteur a face à lui, par le fait qu'il dispose du capital
social ou d'une parcelle de celui-ci, c'est-à-dire non seulement des
moyens de production dans le sens étroit, mais même du fonds
de consommation de la société et aussi, en définitive, du pouvoir
coercitif, c'est-à-dire de l'Etat. C'est la possession du capital
social et du pouvoir étatique qui fait des capitalistes la classe
dominante de la société bourgeoise.
Voyons par quoi se traduit cette domination du capital sur
le travail dans l'organisation de la production et dans la répar-
tition du produit.
2. Nous savons que tout rapport de production est, en pre-
mier lieu et immédiatement, organisation des forces productives
en vue du résultat productif. Dans la société moderne, le rap-
port de production se présente donc comme organisation de la
coopération des forces productives, du capital et du travail (du
travail mort cu passé et du travail vivant ou actuel), des condi-
tions du travail et du travail lui-même, ou, comme dit Marx,
des conditions matérielles et des conditions personnelles de la
production. Le travail vivant est immédiatement représenté sous
une forme humaine dans le prolétaire. Le travail mort n'est
représenté sous une forme humaine, dans la classe des capita-
listes, qu'en vertu de son appropriation par cette classe (41). Ce
qui, sur le plan technique, apparaît comme coopération du tra-
vail actuel et de la matière valorisée par un travail passé, prend
sur le plan économique la forme du rapport entre la force de
travail et le capital, et sur le plan social la forme du rapport
entre prolétariat et classe. capitaliste. L'organisation des forces.
productives en vue du résultat productif, aussi bien sous l'aspect
(39) Il faut ici prendre l'expression « travail mort » dans toute son
ampleur, concernant non seulement les machines et matières premières, mais
aussi en y incluant les moyens de consommation qui doivent, pendant la
période de production, être mis à la disposition des ouvriers, c'est-à-dire
finalement toutes les conditions de la production autres que le travail actuel,
le Capital sans phrase.
(40) Ouvrier et capitaliste sont du point de vue formel de telles « únités..
indépendantes ».
(11) K. Marx, Le Capital, t. XIV, p. 113.
29.
de l'ordre imposé au travail vivant et au travail mort dans leurs
rapports constants que sous l'aspect de la coordination de l'effort
d'une multitude de prolétaires engagés dans la production (rap-
ports entre les producteurs eux-mêmes et rapports entre les pro-
ducteurs et les instruments de production), cette organisation,
pour autant qu'elle ne relève pas aveuglément des conditions
physiques ou techniques de la production, est assurée non pas par
les producteurs eux-mêmes, mais par les individus qui personni-
fient socialement le capital, par les capitalistes (42). Dans cette
organisation il est, du point de vue que nous adoptons ici,
indifférent qu'une série de tâches soient accomplies, aux éche-
lons inférieurs, par un personnel spécifique, n'appartenant pas
(formellement ou réellement) à la classe capitaliste; il nous est
de même pour le moment indifférent que ces tâches soient de
plus en plus déléguées à ce personnel spécifique, et que ce soit là
une tendance profonde de la production capitaliste. Il nous suffit
de constater qu'à l'échelon final, ce sont les capitalistes ou leurs
délégués directs qui prennent les décisions fondamentales, orien-
tent cette organisation des forces productives, et lui fixent aussi
bien son but concret (nature et quantité du produit) que les
moyens généraux pour l'atteindre (rapport du capital constant
et variable, rythme de l'accumulation). Il est évident que ces
décisions finales ne sont pas prises « librement » (et ceci dans
plusieurs sens : les lois objectives de la technique, de l'économie
et de la vie sociale s'imposent à la volonté du capitaliste, dont:
le choix se meut entre des limites étroites et même dans celles-ci,
est en définitive déterminé par le mobile du profit). Mais pour
autant que l'action humaine en général joue un rôle dans l'his-
toire, ces décisions finales sont le plan sur lequel se manifeste
l'action économique de la classe capitaliste, dont on peut définir
le rôle comme étant d'exprimer d'une manière relativement
consciente la tendance du capital à s'aggrandir sans limites.
Le fait que ces rapports de production sont des rapports de
classe s'exprime donc concrètement et immédiatement par le fait
qu'un groupe -- ou une classe sociale - monopolise l'organisa-
tion et la gestion de l'activité productive, les autres étant des
simples exécutants, à des échelons divers, de ses décisions. Ceci
signifie que la gestion de la production sera faite par les capi-
talistes ou leurs représentants d'après leurs intérêts. Du point
de vue du rapport productif proprement dit, c'est-à-dire du rap-
ort entre travail vivant et travail mort en vue du résultat
productif, ce rapport est réglé par les lois immanentes de la pro-
(42) K. MARX, Le Capilal, t. XIV, p. 126.
30
duction capitaliste, que le capitaliste individuel et ses « direc-
teurs » ne font qu'exprimer sur le plan conscient. Ces lois imma-
nentes expriment la domination absolue du travail mort sur le
travail vivant, du capital sur l'ouvrier. Elles se manifestent en
tant que tendance de traiter le travail vivant lui-même comme
du travail mort, de faire de l'ouvrier un appendice uniquement
matériel de l'outillage, d'ériger le point de vue du travail mort
en unique point de vue dominant la production. A l'échelle indi-
viduelle, ceci se manifeste par la subordination complète de
l'ouvrier à la machine aussi bien du point de vue des' mouve-
ments que du point de vue du rythme de travail. De même la
coopération de plusieurs ouvriers se fait à partir des « besoins »
du complexe mécanique qu'ils servent. Enfin, à l'échelle sociale,
la principale manifestation de cette subordination est la régle-
mentation du recrutement, de l'embauche (et du chômage) des:
ouvriers d'après les besoins de l'univers mécanique.
3. Mais les rapports de production présentent un deuxième
aspect, tout aussi important : ils sont d'une manière médiatisée
des rapports d'échange et partant de distribution.
En effet, de la séparation des producteurs et des instruments
de production -- fait fondamental de l'ère capitaliste -- il résulte
que pour les producteurs la participation à la production et
partant à la distribution du résultat de cette production - n'est
possible que sur la base de la vente de la seule force productive
qu'ils possèdent, de la force de travail (celle-ci étant, rien que
par les conséquences du développement technique, complètement
subordonnée au travail mort), donc de l'échange entre leur force
de travail et une partie du résultat de la production. Le mono-
pole exercé par les acheteurs de la force de travail aussi bien
sur les moyens de la production que sur le fonds de consomma-
tion de la société fait que les conditions de cet échange tendent
à être dictées par les capitalistes, aussi bien en ce qui concerne
le prix de la marchandise force de travail (salaires) que les
déterminations de cette marchandise (durée et intensité de la
journée de travail, etc...) (43).
La domination capitaliste s'exerce donc également dans le
domaine de la répartition. Il nous faut cependant voir que
signifie exactement cette domination, et comment les lois écono-
miques de la société capitaliste s'expriment à travers les rap--
ports des deux classss fondamentales de cette société.
Les lois économiques du capitalisme imposent la vente de
la force de travail « à sa valeur ». La force de travail étant, en:
(13. 6. MARX, Le Capital, t. XIV, p. 117.
31
effet, dans la société capitaliste une marchandise, elle doit être
vendue à son coût. Mais quel est le coût de la force de tra-
vail ? C'est visiblement la valeur des produits que l'ouvrier
.consomme pour vivre et se reproduire. Mais la valeur de ces
produits est tout aussi évidemment la résultante de deux. fac-
teurs : de la valeur de chaque produit pris à part, et de la quan-
tité totale de produits que consomme l'ouvrier. La valeur de
la force de travail dépensée pendant une journée peut être de
Too francs, si l'ouvrier se nourrit uniquement avec i kilo de
pain, et le kilo de pain coûte 100 francs; elle peut être égale-
ment de 100 francs, si l'ouvrier se nourrit avec deux kilos de
pain, mais chaque kilo coûte 50 francs; elle peut être de 200
francs, si l'ouvrier consamme deux kilos. de pain, le kilo coûtant
100 francs. L'analyse économique du capitalisme nous permet,
sous la forme de la loi de la valeur, de connaître la valeur de
chaque unité de produit entrant dans la sonsommation ouvrière
et l'évolution de cette valeur. Mais la loi de la valeur en elle-
même, sous sa forme immédiate, ne nous dit rien, et ne peut
rien nous dire, sur les facteurs qui déterminent la quantité plus
ou moins grande de produits que consomme la classe ouvrière,
ce qu'on appelle d'habitude le « standard de vie » de la classe
ouvrière. Il est pourtant clair que sans une définition exacte de
ces facteurs, l'application de la loi de la valeur à la vente de la
force de travail devient complètement problématique.
La question ne pouvait pas échapper à Marx; il lui a donné
trois réponses, qui, pour être différentes, ne sont nullement con-
tradictoires. Le niveau de vie de la classe ouvrière, dit-il, dans
le premier volume du Capital, est déterminée par des facteurs
historiques, moraux et sociaux (44). Il est déterminé, dit-il dans
Salaires, prix et profits, par le rapport des forces entre le prolé-
tariat et la bourgeoisie (45); il est, dit-il enfin dans le troisième
volume du Capital, déterminé par les besoins internes de l'accu-
mulation capitaliste et par la tendance inexorable de l'économie
capitaliste vers la réduction de la partie, payée de la journée
du travail au strict minimum, sous la pression de la baisse
du taux de profit et de la crise croissante du système capitaliste.
Entre ces trois facteurs il existe, d'une part, une liaison
logique, d'autre part, un ordre historique. Tous les trois sont
des facteurs qui agissent constamment et à la fois pendant toute
la période capitaliste et qui ne sont nullement extérieurs les uns
aux autres. Ainsi l'on peut ramener les « facteurs historiques,
moraux, ect... » aux résultats combinés de la lutte des classes
(44) Le Capital, t. I, p. 196.
(45) V. aussi Misère de la Philosophie, p. 208 et suiv.
-32
dans le passé et de l'action de la tendance intrinsèque du capi-
talisme vers une exploitation toujours plus grande du prolé-
tariat. L'acuité de la lutte des classes elle-même est déterminée,
entre autre, par le degré de développement capitaliste de la
société et ainsi de suite.
Mais il est vrai aussi que l'importance relative de ces fac-
teurs varie avec le développement historique; l'on peut dire en
gros que le premier facteur représente en deulque sorte l'héri-
tage du passé, qui tend, dans un schéma idéal du développement
capitaliste, à être égalisé partout sous les effets combinés de
l'expansion de la lutte de classes et de la concentration univer-
selle du capital. La lutte de classes elle-même n'agit pas de la
même manière au début et à la fin de la période capitaliste;
dans la « période ascendante » du capitalisme, c'est-à-dire aussi
longtemps que les effets de la baisse du taux de profit ne se font
pas encore sentir d'une manière pressante et que le capitalisme
n'est pas encore entré dans la phase de sa crise organique, le
rapport de forces entre le prolétariat et la bourgeoisie peut
influencer d'une manière considérable la répartition du produit
social; c'est la période pendant laquelle le succès des luttes
« minimum » peut avoir une importance relativement considé-
rable et durable. Par contre, dans la période de l'agonie du capi-
talisme non seulement toute «concession » nouvelle au proléta-
riat devient impossible pour la classe dominante, mais celle-ci
est obligée par la crise organique de son économie à reprendre
à la classe ouvrière tout ce qu'elle s'est laissé arracher pendant
la période précédente. Les « réformes » de toutes sortes devien-
nent objectivement impossibles, la société se trouve directement
devant le dilemme révolution ou contre-révolution, dont la tra-
duction économique, du point de vue qui nous intéresse ici, est :
domination de la production par les producteurs ou détermina-
tion absolue de leur niveau de vie selon le besoin d'un maximum
de profit pour le capital. C'est le fascisme et le stalinisme
qui se chargent (dans des cadres différents, comme on le verra
par la suite) de réaliser cette besogne dans la période d'agonie
de la société d'exploitation. La lutte de classes, dans cette période,
agit beaucoup moins sur 'la répartition du produit social entre
ouvriers et patrons; sa signification fondamentale se trouve doré-
navant dans la possibilité de renversement du système d'exploi-
tation de fond en comble. Son issue minimum se trouve par la
force des choses coïncider avec son issue maximum, la lutte pour
les conditions élémentaires de vie devient directement lutte pour
la révolution et le pouvoir. Mais aussi longtemps que cette
révolution n'intervient pas, c'est la soif croissante du capital
33
2
pour la plus-value, qui détermine de plus en plus le niveau de
vie de la classe ouvrière et partant la valeur de la force de
travail.
Cependant, l'ensemble de ces facteurs et les variations dans
la valeur de la force de travail, qui en résultent, sont impor-
tants essentiellement pour déterminer les tendances historiques,
les lignes de force du développement dans une perspective rela-
tivement longue. Dans une période et pour un pays donné, on
peut, comme dit Marx, considérer le niveau de vie de la classe
ouvrière et partant la valeur de la force de travail, comme fixes.
Cette valeur, considérée en gros comme stable, ne se réalise
dans l'économie capitaliste, comme toute autre valeur, que par
la médiation nécessaire du marché, et d'un marché relativement
« libre », impliquant une offre et une demande de la marchan-
dise force de travail. Ce marché n'est pas seulement la condition
nécessaire pour l'adaptation du prix de la force de travail à sa
valeur; c'est surtout la condition nécessaire pour que la notion
du « niveau de vie de la classe ouvrière » ait une signification
quelconque; autrement les capitalistes auraient la possibilité
illimitée de déterminer ce niveau de vie uniquement d'après le
besoin interne de l'appareil productif en plus-value. Cette limi-
tation par ailleurs ne se fonde pas tellement sur la concurrence
individuelle entre vendeurs et acheteurs de la force de travail,
que sur la possibilité pour les ouvriers de limiter globalement
et en masse l'offre de force de travail en un moment donné par
la grève. Autrement dit, c'est le fait que la classe ouvrière n'est
pas complètement. réduite à l'esclavage qui, donnant une consis-
tance objective à la notion du « niveau de vie de la classe
ouvrière », et partant à la valeur de la force de travail, permet
l'application de la loi de la valeur à la marchandise fondamen-
tale de la société capitaliste, la force de travail. De même que la
concentration et la monopolisation universelle des forces pro-
ductives rendraient la loi de la valeur vide de signification, de
même la réduction complète de la classe ouvrière à l'esclavage
viderait de tout contenu la notion de « valeur de la force de:
travail ».
4. En conclusion : l'exploitation inhérente au système capi-
taliste se base sur le fait que les producteurs ne disposent des
moyens de production ni individuellement (artisanat) ni collec-
tivement (socialisme); que le travail vivant, au lieu de dominer
le travail mort, est dominé par celui-ci, par l'intermédiaire de
individus qui le personnifient (les capitalistes). Les rapports de
production sont des rapports d'exploitation sous leurs deux
aspects, aussi bien en tant qu'organisation de la production pro-
34
prement dite, qu'en tant qu'organisation de la répartition. Le
travail vivant est exploité par le travail mort dans la produc-
tion proprement dite, puisque son point de vue est subordonné
à celui du travail mort et complètement dominé par celui-ci.
Dans l'organisation de la production, le prolétaire est entière-
nient dominé par le capital et n'existe que pour ce dernier. Il
est aussi exploité dans la distribution, puisque sa participation
au produit social est réglée par des lois économiques (que le
patron exprime sur le plan conscient) qui définissent cette parti-
cipation non pas sur la base de la valeur créée par la force de
travail mais d'après la valeur de cette force de travail. Ces lois
exprimant la tendance profonde de l'accumulation capitaliste,
ramènent de plus en plus le coût de la production de la force de
travail vers un « minimum physique » (46). Déjà l'augmenta-
tion de la productivité du travail, en Saissant le prix des mar-
chandises nécessaires à la subsistance de l'ouvrier, tend à réduire
la part du prolétariat dans la répartition du produit social.
Mais l'expression « minimum physique » ne doit pas être prise
dans un sens littéral; un « minimum physique » est, à propre-
ment parler, indéfinissable (47). Ce qu'il faut entendre par là,
c'est la tendance vers la réduction du salaire réel relatif de la
classe ouvrière.
B. - LA PRODUCTION SOCIALISTE.
Il est maintenant indispensable de voir rapidement comment
se façonne le rapport productif fondamental dans une société
socialiste.
1. Les rapports de production, dans la société socialiste, ne
sont pas des rapports de classe, car chaque individu se trouve
en relation avec l'ensemble de la société - dont il est lui-
même un agent actif et non pas avec une catégorie spéci-
fique d'individus ou de groupements sociaux pourvus de pou-
voirs économiques propres ou dsiposant, en tout ou en partie, des
moyens de production. La différenciation des individus, par
l'effet de la division du travail qui persiste, n'entraîne pas une
différenciation de classe, car elle n'entraîne pas des rapports
différents avec l'appareil productif. Si, en tant qu'individu, le
travailleur continue à être obligé de travailler pour vivre, en
tant que membre de la commune il participe à la détermination
des conditions de travail, de l'orientation de la production et
(46) K. Marx, Le Capital, t. XIV, p. 171.
Hii V. plus loin, III-2.
35
de la rétribution du travail. Il va sans dire que ceci n'est pos-
sible que par la réalisation complète de la gestion ouvrière de
la production, c'est-à-dire par l'abolition de la distinction fixe
et stable entre dirigeants et exécutants dans le processus de pro-
duction.
2. La répartition du produit social consommable continue à
avoir la forme de l'échange entre la force de travail et une
partie du produit du travail. Mais cette forme a maintenant un
contenu complètement renversé, et par là même la « loi de la
valeur change complètement quant à sa forme et à son fond»,
comme dit Marx (48). Nous dirions plutôt que cette loi est
maintenant complètement abolie.
Çomme Marx l'a depuis longtemps rendu clair, la rémunéra-,
tion du travail dans une société socialiste ne peut qu'être égale
à la quantité de travail offert par le travailleur à la société, .
moins une fraction destinée à couvrir les « frais généraux » de
la société et une autre fraction destinée à l'accumulation. Mais
ceci fait déjà que nous ne pouvons plus parler dans ce cas de
« loi de la valeur » appliquée à la force de travail : car cette
loi voudrait que soit donné en échange de la force de travail
le coût de cette force de travail, et non point la valeur ajoutée
au produit par le travail vivant. Le fait que le rapport entre le
travail offert à la société et le travail récupéré par le travail-
leur, sous forme de produits consommables, n'est ni arbitraire,
ni déterminé spontanément par l'étendue des besoins individuels
(comme dans la phase supérieure du communisme), mais un
rapport réglementé ne signifie nullement qu'il s'agit là d'une
« autre loi de la valeur ». D'abord, quant à la forme, il ne
s'agit plus d'une loi sociale, nécessairement et aveuglément effi-
cace, et qui ne peut pas être transgressée par la force même des
choses; il s'agit d'une « loi consciente », c'est-à-dire d'une norme
réglant la répartition des produits que les producteurs s'impo-
sent à eux-mêmes et imposent aux récalcitrants, norme dont il
faut surveiller l'application et punir la transgression toujours
possible. La loi de la valeur, dans la société capitaliste, exprime
un ordre économique objectif; dans la société socialiste, il s'agit
d'une norme juridique, d'un règle de droit. Quant au fond, en-
suite : si le travailleur n'est pas payé de la valeur de sa force
de travail », mais proportionnellement à la valeur qu'il a ajoutée
au produit, c'est-à-dire si « le même quantum de travail qu'il
a fourni à la société sous une forme, il le reçoit d'elle sous une
autre forme » (49), nous avons là le renversement complet, la
(48) K. MARX, Critique du programme de Gotha, pp. 22-23.
(49) Ib., p. 22.
36
négation absolue de la loi de la valeur-travail. Car dans ce
cas, ce qui est pris comme critère de l'échange, ce n'est plus le :
coût objectif du produit échangé mesuré en temps de travail,
ce n'est plus du tout la « valeur de la force de travail » qui est
payée au travailleur, mais la valeur produite par sa force de
travail. Au lieu d'être déterminée par sa cause. si l'on peut dire
(le coût de production de la force de travail), la rétribution de
la force de travail est déterminée par l'effet de celle-ci. Au lieu
d'être sans rapport immédiat avec la valeur qu'elle produit, la
force de travail est rétribuée sur la base de cette valeur. Après
coup, la rétribution de la force de travail peut apparaître comme
l'équivalent exact de la « valeur de la force de travail », puisque
si celle-ci est déterminée par le « niveau, de vie » du travailleur
dans la société socialiste, le « niveau de vie » est déterminé par
le « salaire ». Le travailleur ne pouvant pas consommer plus
qu'il ne reçoit de la société, on pourra établir après coup une
équivalence entre ce qu'il reçoit de la société et le « coût de
production » de sa force de travail. Mais il est évident que nous
nous trouvons dans ce cas dans un cercle vicieux; « l'applica-
tion de la loi de la valeur », dans ce cas, se réduit à une simple
tautologie, consistant à expliquer le niveau de vie par le
«salaire » et le « salaire » par le niveau de vie. Si l'on se
débarrasse de cette absurdité, il devient clair que c'est la valeur
produite par le travail qui détermine le « salaire » et partant le
niveau de vie lui-même. Autrement dit, la force de travail ne
prend plus la forme d'une valeur d'échange indépendante, mais
uniquement la forme de valeur d'usage. Son échange ne se règle
plus sur la base de son coût, mais de son utilité, exprimée par
sa productivité.
3. Une dernière explication est nécessaire, concernant la
célèbre question du « droit bourgeois dans la société
socialiste ».
Le principe celon lequel chaque individu, dans la société
socialiste,' reçoit de celle-ci « sous une autre forme... le même
quantum de travail qu'il a fourni à la société sous une forme »,
ce « droit égal» a été qualifié par Marx de « droit inégal...
donc de droit bourgeois ». Au tour de cette phrase, un système
de mýstifications a été échafaudé par les trotskistes, aussi bien
que par les avocats de la bureaucratie stalinienne, pour prouver
que la société, socialiste est fondé sur l'inégalité, donc que
« l'inégalité » existant en Russie ne démolit pas le caractère
« socialiste > des rapports de production dans ce pays. Nous
avons déjà dit plus haut qu'« inégalité » ne signifie nullement
exploitation, et qu'en Russie ce n'est pas de « l'inégalité » dans
37
la rétribution du travail, mais de l'appropriation du travail des
prolétaires par la bureaucratie, donc de l'exploitation qu'il s'agit.
Cette simple remarque clôt la discussion sur le fond de la ques-
tion. Néanmoins, un examen plus poussée du problème ne sau-
rait être inutile.
En quoi le mode de rétribution du travail dans la société
socialiste est-il, selon Marx, « bourgeois » ? Il est évident qu'il
ne l'est que d'une manière métaphorique; le serait-il littérale-
ment, la société socialiste ne serait alors, ni plus ni moins, qu'une
société d'exploitation : si la société ne payait les travailleurs que
de la « valeur de leur force de travail », et si une catégorie
sociale spécifique s'appropriait la différence entre cette valeur
et la valeur du produit du travail - c'est en cela, comme on
l'a vu, que consiste la répartition bourgeoise nous nous trou-
verions devant une reproduction du système capitaliste. Combien
Marx était loin d'une pareille absurdité, le prouve la phrase par
laquelle il clot son développement sur le « droit bourgeois » :
« (Dans la société capitaliste) les éléments de la production sont
distribués de telle sorte que la répartition actuelle des objets
de consommation s'ensuit d'elle-même. Que les conditions maté-
rielles de la production soient la propriété collective des travail-
leurs eux-mêmes, une répartition des objets de consommation
différente de celle d'aujourd'hui s'ensuivra pareillement. Le
socialisme vulgaire (et par lui, à son tour, une fraction de la
démocratie) a hérité des économistes bourgeois l'habitude de
considérer et de traiter la répartition comme chose indépendante
du mode de production, et en conséquence de représenter le
socialisme comme tournant essentiellement autour de la répar-
tition. » (50)
Mais cette expression métaphorique a une signification pro-
fonde. Ce droit est un « droit bourgeois » parce que c'est un
droit « inégal ». Il est inégal, parce que la rétribution des tra-
vailleurs est inégale; en effet, celle-ci est proportionnelle à la
contribution de chacun à la production. Cette contribution est
inégale, parce que les individus sont inégaux, c'est-à-dire diffé-
rents; s'ils n'étaient pas inégaux, ils ne seraient pas des indi-
vidus distincts. Ils sont inégaux aussi bien du point de vue des
capacités que du point de vue des besoins. En rendant par consé-
séquent à chacun « le même quantum de travail qu'elle a reçu
de lui », la société n'exploite personne; mais elle n'en laisse pas
moins subsister l'inégalité « naturelle » des individus, résultant
de l'inégalité des capacités et des besoins de chacun. Si aux nom-
(50) Ib., p. 25.
38
bres inégaux 4, 6, 8, j'ajoute des sommes égales je maintiens
l'inégalité. Je la maintiens encore davantage si j'ajoute à ces
mêmes nombres des sommes inégales proportionnelles à leur
grandeur. Je ne peux arriver à l'égalité qu'en leur ajoutant des
sommes inégales telles, que le résultat de l'addition soit partout
le même. Mais pour cela, sur le plan social, je ne peux plus
prendre comme base la valeur produite par le travail. Sur cette
base je ne pourrait jamais égaliser les individus. Il n'y a qu'une
seule base sur laquelle « l'égalisation » des individus soit pos-
sible : c'est la satisfaction complète des besoins de chacun. Le
seul point sur lequel deux individus humains peuvent devenir
égaux, c'est qu'ils soient tous les deux saturés. C'est alors que
l'on peut dire que « le résultat de l'addition est partout le
même », puisque nous sommes arrivés partout au même résultat :
la satisfaction complète des besoins. Cette satisfaction des besoins,
seyle la phase supérieure de la société communiste pourra la
procurer à ses membres. Jusque-là, l'inégalité des individus se
maintiendra, tout en s'estompant progressivement.
Marx exprime cette idée aussi d'une autre manière, égale-
ment caractéristique : ce droit est bourgeois, parce que « dans
sa teneur, il est fondé sur l'inégalité comme tout droit ». Le
droit, par sa nature, ne peut consister que dans l'emploi d'une
même unité, qui ne peut être appliquée aux individus inégaux
que par une abstraction, qui fait violence à ce qui est l'essence
particulière de chaque individu, c'est-à-dire à ces caractéristi-
.ques spécifiques et uniques.
L'on voit donc facilement que « l'inégalité », dont parlait
. Marx, n'avait rien à voir avec la grossière apologie de la bureau-
cratie que l'on essaya de faire en partant de ces idées. Entre
cette « inégalité » et l'exploitation bureaucratique il y a le même
rapport qu'entre le socialisme et les camps de concentration.
#
JI. -- PROLETARIAT ET BUREAUCRATIE
1. CARACTÈRES GÉNÉRAUX.
Examinons maintenant le rapport fondamental de produc-
tion dans l'économie russe. Ce rapport se présente, du point de
vue juridique et formel, comme un rapport entre l'ouvrier et
ľ «Etat ». Mais l' « Etat » juridique est pour la sociologie une
abstraction. Dans sa réalité sociale, l' « Etat » est tout d'abord
39
l'ensemble des personnes qui constituent l'appareil étatique, dans
toutes ses ramifications politiques, administratives, militaires,
techniques, économiques, etc... L' « Etat » est donc, avant tout,
une bureaucratie, et les rapports de l'ouvrier avec l' « Etat »
sont en réalité des rapports avec cette bureaucratie. Nous nous
bornons ici à constater un fait : le caractère stable et inamovible
de cette bureaucratie dans son ensemble
non pas du point
de vue intérieur, c'est-à-dire des possibilités et de la réalité
des « épurations », etc., mais du: point de vue de son opposition
à l'ensemble de la société, c'est-à-dire du fait qu'il y a une divi-
sion de la société russe tout d'abord en deux catégories : ceux
qui sont bureaucrates et ceux qui ne le sont pas et ne le devien-
dront jamais - allant de pair avec structure totalitaire de
l'Etat, enlèvent à la masse des travailleurs toute possibilité
d'exercer la moindre influence sur la direction de l'économie et
de la société en général. Le résultat en est que la bureaucratie
dans son ensemble dispose complètement des moyens de produc-
tion. Sur la signification sociologique de ce pouvoir et sur la
caractérisation de la bureaucratie en tant que classe nous aurons
à revenir par la suite.
Par le simple fait cependant qu'une partie de la population,
la bureaucratie, dispose des moyens de production, une struc-
ture de classe est immédiatement conférée aux rapports de pro-
duction. Dans cet ordre d'idées, le fait de l'absence de la « pro-
priété privée » capitaliste ne joue aucun rôle; la bureaucratie
disposant collectivement des moyens de production, ayant sur
ceux-ci le droit d'user, de jouir et d'abuser (pouvant créer des
usines, les démolir, les concéder à des capitalistes étrangers,
disposant de leur produit et définissant leur production) joue
vis-à-vis du capital social de la Russie le même rôle que les
gros actionnaires d'une société anonyme vis-à-vis du capital
de celle-ci.
Deux catégories sociales se trouvent donc en présence : le
prolétariat et la bureaucratie. Ces deux catégories entrent, en
vue de la production, en des rapports économiques déterminés.
Ces rapports sont des rapports de classe, en tant que la relation
de ces deux catégories, avec les moyens de production, est tota-
lement différente : la bureaucratie dispose des moyens de pro-
duction, les ouvriers ne disposent de rien. La bureaucratie dis-
pose non seulement des machines et des matières premières, mais
aussi du fonds de consommation de la société. L'ouvrier est par
conséquent obligé de « vendre » sa force de travail à l' « Etat »,
c'est-à-dire à la bureaucratie; mais cette vente revêt ici des
40
caractéristiques spéciales, sur lesquelles nous reviendrons sous
peu. En tout cas, par cette « vente » se réalise le concours indis
pensable du travail vivant des ouvriers et du travail mort acca-
paré par la bureaucratie.
Examinons maintenant de plus près cette « vente » de la
force de travail. Il est immédiatement évident que la possession
'en même temps des moyens de production et des moyens de
coercition, des usines et de l'Etat, confère à la bureaucratie, dans
cet « échange », une position dominante. Tout comme la classe
capitaliste, la bureaucratie dicte ses conditions dans le « contrat
de travail ». Mais les capitalistes dominent économiquement
dans les cadres très précis que définissent, d'une part, les lois
économiques régissant le marché, d'autre part, la lutte de classe.
En est-il de même pour la bureaucratie ?
Il est visible que non. Aucune entrave objective ne limite
les possibilités d'exploitation du prolétariat russe par la bureau-
cratie. Dans la société capitaliste, dit. Marx, l'ouvrier est libre
au sens juridique, et ajoute-t-il non sans ironie, dans tous les
sens du terme. Cette liberté est tout d'abord la liberté de
l'homme qui n'est pas entravé par une fortune, et en tant que
telle équivaut du point de vue social à l'esclavage, car l'ouvrier
est obligé de travailler pour ne pas crever de faim, de travailler
là où on lui donne du travail et sous les conditions qu'on lui
impose. Pourtant, sa «liberté » juridique, tout en étant un
leurre dans l'ensemble, n'est pas dépourvue de signification, ni
socialement, ni économiquement. C'est elle qui fait de la force
de travail une marchandise que l'on peut, en principe, vendre ou
refuser. (grève), ici ou ailleurs (possibilité de changer d'entre-
prise, de ville, de pays, etc...). Cette « liberté » et sa conséquence,
l'intervention des lois de l'offre et de la demande, fait que la
vente de la force de travail ne se réalise pas dans des conditions
dictées uniquement par le capitaliste ou sa classe, mais dans
des conditions. determinées aussi dans une mesure importante,
d'une part, par les lois et la situation du marché, d'autre part,
par le rapport de force entre les classes. Nous avons vu plus
haut, que dans la période de décadence du capitalisme et de sa
crise organique cet état de choses change et que particulièrement
la victoire du fascisme permet au capital de dicter imperative-
ment leurs conditions de travail aux travailleurs; nous réser-
vant de revenir plus loin sur cette question, qu'il nous suffise,
ici de remarquer qu'une victoire durable du fascisme, à une
large échelle, amènerait certainement non seulement la transfor-
mation du prolétariat en une classe de modernes esclaves indus-
41
trieds, mais des profondes transformations structurelles de l'éco-
nomie dans son ensemble.
De toute façon, on peut constater que l'économie russe se
trouve infiniment plus près de ce dernier modèle que de celui
de l'économie capitaliste concurrencielle, en ce qui concerne les
conditions de la « vente » de la force de travail. Ces conditions
sont exclusivement dictées par la bureaucratie, autrement dit
elles sont déterminées uniquement par le besoin interne crois-
sant en plus-value de l'appareil productif. L'expression « vente »
de la force de travail n'a ici aucun contenu réel : sans parler
du travail forcé proprement dit en Russie, nous pouvons dire
que dans le cas du travailleur « normal », « libre » russe, celui-
ci ne dispose pas de sa propre force de travail, dans le sens où
il en dispose dans l'économie capitaliste classique. L'ouvrier
ne peut, dans l'immense majorité des cas, quitter ni l'entreprise
où il travaille, ni la ville, ni le pays. Quant à la grève, on sait
que sa conséquence la moins grave est la déportation dans un
camp de travail forcé. Les passeports intérieurs, les livrets de
travail et le M.D.V. rendent tout déplacement et tout change-
ment de travail impossibles sans l'assentiment de la bureau-
cratie. L'ouvrier devient partie intégrante, fragment de l'outil-
lage de l'usine dans laquell il travaille. Il est lié à l'entreprise
pire que ne l'est le serf à la terre; il l'est comme l'est l'écrou
à la machine. Le niveau de vie de la classe ouvrière peut désor-
mais être déterminé -- et la valeur de la force de travail en
même temps - uniquement en fonction de l'accumulation et
de la consommation improductive de la classe dominante.
Par conséquent, dans la « vente » de la force de travail, la
bureaucratie impose unilatéralement et sans discussion possible
ses conditions. L'ouvrier ne peut même formellement refuser de
travailler; il doit travailler sous les conditions que l'on lui im-
pose. A part ça, il est parfois « libre » de crever de faim et
toujours « libre » de choisir un mode de suicide plus intéressant.
Il y a donc rapport de classe dans la production, il y a
exploitation aussi, et exploitation qui ne connaît pas de limite:
objectives; c'est peut-être ce qu'entend Trostky, lorsqu'il dit qui
« le parasitisme bureaucratique n'est pas de l'exploitation ai
sens scientifique du terme ». Nous pensions savoir, quant à nous
que l'exploitation au sens scientifique du terme consiste en
qu'un groupe social, en raison de sa relation avec l'appare
productif, est en mesure de gérer l'activité productive socia
et d'accaparer une partie du produit social sans participer dire
tement au travail productif ou au delà de la mesure de cet
participation. Telle fut l'exploitation esclavagiste et féodale, telle
est l'exploitation capitaliste. Telle est aussi l'exploitation bureau-
cratique. Non seulement elle est une exploitation au sens scien-
tifique du terme, elle est encore une exploitation scientifique tout
court, l'exploitation la plus scientifique et la mieux organisée
dans l'histoire.
Constater l'existence de « plus-value », en général, ne suffit
certes pas ni pour prouver l'exploitation, ni pour comprendre
le fonctionnement d'un système économique. On a, depuis long-
temps, fait remarquer que, dans la mesure où il y aura accumu-
lation dans la société socialiste, il y aura aussi « plus-value »,
en tout cas décalage entre le produit du travail et le revenu du
travailleur. Ce qui est caractéristique d'un système d'exploita-
tion, c'est l'emploi de cette plus-value et les lois qui le régis-
sent. La répartition de cette plus-value en fonds d'accumulation
et fonds de consommation improductive de la classe dominante,
comme aussi le caractère et l'orientation de cette accumulation
et ses lois internes, voilà le problème de base de l'étude de
l'économie russe comme de toute économie de classe. Mais avant
d'aborder ce problème, nous devons examiner les limites de
l'exploitation, le taux réel de la plus-value et l'évolution de
cette exploitation en Russie, en même temps que nous devrons
commencer l'examen des lois régissant le taux de la plus-value
et son évolution, étant entendu que l'analyse définitive de ces
lois ne peut être faite qu'en fonction des lois de l'accumulation.
2. LES LIMITES DE L'EXPLOITATION.
Formellement, on peut dire que la fixation du taux de la
« plus-value », en Russie, repose sur l'arbitraire, ou mieux, sur
le pouvoir discrétionnaire de la bureaucratie. Dans le régime
capitaliste classique, la vente de la force de travail est formelle-
ment un contrat, soit individuel, soit convention collective; der-
rière cet aspect formel se trouve le fait que ni capitaliste ni
ouvrier ne sont libres de discuter et de fixer à leur guise les
conditions du contrat de travail; en fait, à travers cette forme
juridique, ouvrier et capitaliste ne font que traduire les néces-
sités économiques et exprimer concrètement la loi de la valeur.
Dans l'économie bureaucratique, cette forme contractuelle
« libre » disparaît : le salaire est fixé unilatéralement par
l' « Etat », c'est-à-dire par la bureaucratie. Nous verrons plus
loin que la volonté de la bureaucratie n'est évidemment pas
« libre » dans ce cas, comme nulle part ailleurs. Cependant, le
fait même que la fixation du salaire et des conditions de travail
43
dépend d'un acte unilatéral de la bureaucratie fait d'une part
que cet acte peut traduire infiniment mieux les intérêts de la
classe dominante, d'autre part, que les lois objectives régissant
la fixation du taux de la « plus-value » s'en trouvent fondamen-
talement altérées.
Cette étendue du pouvoir discrétionnaire de la bureaucratie,
en ce qui concerne la définition du salaire et des conditions du
travail en général, soulève tout de suite une question impor-
tante : dans quelle mesure la bureaucratie, si l'on suppose qu'elle
tend à poursuivre le maximum d'exploitation, rencontre des en-
traves à son activité visant à extorquer la plus-value, dans
quelle mesure il existe des limites à son activité exploiteuse.
Il devient clair que des limites résultant d'une application
quelconque de la « loi de la valeur », telle que celle-ci existe et
fonctionne dans l'économie capitaliste concurrencielle, ne peu-
vent pas exister, comme nous l'avons exposé plus haut, dans le
cas de l'économie bureaucratique. La «.valeur de la force de
travail », c'est-à-dire, en définitive, le niveau de vie de l'ouvrier
russe, devient, dans ce cadre économique (en l'absence d'un mar-
ché du travail et de toute possibilité de résistance de la part du
prolétariat) une notion infiniment élastique et façonnable pres-
qu'à souhait par la bureaucratie. Ceci fut démontré d'une ma-
nière éclatante dès le début de la période des « plans quinquen-
naux », c'est-à-dire de la bureaucratisation intégrale de l'écono-
mie. En dépit de l'énorme augmentation du revenu national,
survenue à la suite de l'industrialisation, une chute monstrueuse
du; niveau de vie des masses se fit jour, allant évidemment de
pair avec un accroissement, d'une part, de l'accumulation, d'au-
tre part, des revenus bureaucratiques (51).
On pourrait penser qu'une limitation « naturelle» inéluc-
table s'impose à l'exploitation bureaucratique, celle qui serait
dictée par le « minimum physiologique » du niveau de vie d'un
travailleur, c'est-à-dire par la limite imposée par les besoins
élémentaires de l'organisme humain. Effectivement, malgré sa
bonne volonté illimitée en matière d'exploitation, la bureau-
cratie est contrainte de laisser à l'ouvrier russe deux mètres
carrés d'espace habitable, quelques kilos de pain noir par mois
et les haillons imposés par le climat russe. Mais cette restric-
tion ne signifie pas grand chose : d'abord cette limite physio-
logique elle-même est dépassée, assez souvent, comme le démon-
tre la prostitution des ouvrières, le vol systématique dans les
(51) L'étude de l'évolution de l'exploitation à travers les plans quin-
quennaux sera faite dans un chapitre spécial.
44
usines et un peu partout, etc... D'autre part, disposant d'une
vingtaine de millions de travailleurs dans les camps de concen-
tration, pour lesquels elle ne dépense pratiquement rien, la
bureaucratie manie gratuitement une masse considérable de .
main-d'oeuvre. Enfin, ce qui est le plus important, comme l'a
démontré la récente guerre, même à ceux qui pourraient en
douter, rien de plus élastique que la « limite physiologique » de
l'organisme humain; l'expérience, aussi bien des camps de concen-
tration que des pays plus particulièrement éprouvés par l'occu-
pation, ont montré combien l'homme a la peau dure. Par ail-
leurs, la haute productivité du travail humain ne rend pas tou-
jours nécessaire le recours à un abaissement physiologiquement
critique du niveau de vie.
Une autre limitation apparente à l'activité exploiteuse de la
bureaucratie semble résulter de la « rareté relative » de cer-
taines catégories de travail spécialisé, dont elle serait obligée de
tenir compte. Elle devrait, par conséquent, régler les salaires
de ces branches d'après la pénurie relative de ces catégories de
travail qualifié. Mais ce problème, n'intéressant en définitive
que certaines catégories, sera examiné plus loin, car il concerne
directement la création de couches semi-privilégiées ou privi-
légiées et en tant que tel touche beaucoup plus à la question
des revenus bureaucratiques qu'à celle des revenus ouvriers.
3. LA LUTTE POUR LA PLUS-VALUE.
Nous avons dit plus haut que la lutte de classe ne peut pas
intervenir directement dans la fixation du salaire en Russie,
étant donné le ligotement du prolétariat en tant que classe,
l'impossibilité totale de la grève, etc... Ceci, cependant, ne
signifie nullement, ni que la lutte de classe n'existe pas dans la
société bureaucratique, ni surtout qu'elle reste sans effet sur la
production. Mais ses effets sont ici complètement différents des
effets qu'elle peut avoir dans la société capitaliste classique.
Nous nous bornerons ici à deux de ses manifestations qui se
tient, plus ou moins indirectement, à la répartition du produit
social. La première c'est le vol — vol d'objets attenant directe-
ment à l'activité productrice, d'objets finis ou semi-finis, de
matières premières ou de pièces de machine - dans la mesure
où ce vol prend des proportions de masse et où une partie rela-
tivement importante de la classe ouvrière supplée à l'insuffi-
sance terrible de son salaire par le produit de la vente des
objets volés. Malheureusement, l'insuffisance des renseignements
45
ne permet pas de s'exprimer actuellement sur l'étendue de ce
phénomène et par conséquent sur son caractère social. Mais il
est évident que, dans la mesure où le phénomène prend une
extension tant soit peu importante, il traduit une réaction de
classe subjectivement justifiée, mais objectivement sans issue
- tendant à modifier dans une certaine mesure la répartition du
produit social. Ce fut, semble-t-il, le cas surtout pendant la
période entre 1930 et 1937 (52).
La deuxième manifestation que nous pouvons mentionner ici,
c'est « l'indifférence active », quant au résultat, de la produc-
tion, indifférence qui se manifeste aussi bien sur le plan de la
quantité que sur celui de la qualité. Le ralentissement de la
production, même lorsqu'il ne prend pas une forme collective,
consciente et organisée (« grève perlée »), mais garde un carac-
tère individuel, semi-conscient, sporadique et chronique est déjà
dans la production capitaliste une manifestation de la réaction
ouvrière contre la surexploitation capitaliste, manifestation qui
devient d'autant plus importante, que le capitalisme ne peut
réagir à sa crise résultant de la baisse du taux de profit qu'en
augmentant la plus-value relative, c'est-à-dire en intensifiant de
plus en plus le rythme de la production. Pour des causes en
partie analogues et en partie différentes, que nous examinerons
plus tard, la bureaucratie est obligée de pousser au maximum
cette tendance du capital dans la production. On conçoit dès
lors que la réaction spontanée du prolétaire surexploité soit,
dans la mesure ou la. coercition policière et économique (paię-
ment aux pièces) le lui permet, de ralentir le rythme de la pro-
duction. De même en ce qui concerne la qualité de la production.
L'étendue ahurissante des malfaçons, dans la production russe
et surtout son caractère chronique, ne peuvent s'expliquer
uniquement ni par le « caractère arriéré » du pays (qui a pu
jouer un rôle sous ce rapport au début, mais qui déjà avant la
guerre ne pouvait plus être sérieusement pris en considération) ni
par la gabegie bureaucratique, malgré l'étendue et le caractère
croissant de cette dernière. La malfaçon consciente ou incons-
ciente - le dol incident, si l'on peut dire, quant au résultat
de la production – ne fait que matérialiser l'attitude de l'ou-
vrier face à une production et à un régime économique qu'il
considère comme complètement étrangers, davantage même, fon-
cièrement hostiles à ses intérêts les plus concrets.
Il est cependant impossible de terminer ce paragraphe sans
(52) Sur le voi 7???(191t critte période, voir les ouvrages de Ciliga, V:
Serge, etc...
ra
46
dire quelques mots concernant la signification plus générale de
ces manifestations du point de vue historique et révolutionnaire.
Si l'on a là des réactions de classe subjectivement saines et cer-
tainement impossibles à critiquer, on doit néanmoins, en voir
l'aspect objectivement rétrograde, au même titre, par exe. nple,
que dans le bris des machines par les ouvriers désespérés dans
la première période du capitalisme. A. la longue, si une autre
issue n'est pas offerte à la lutte de classe du prolétariat sovié-,
tique, ces réactions ne peuvent qu'entraîner sa déchéance et sa
décomposition politique et sociale. Mais cette autre issue ne
peut évidemment pas, dans les conditions du régime totalitaire
russe, être constituée par des combats partiels quant à leur
sujet et à leur objet, comme les grèves revendicatives, que cēs
conditions rendent par définition impossibles, mais uniquement
par la lutte révolutionnaire. Cette coïncidence objective des buts
minima et des buts maxima, devenue également une caracté-
ristique fondamentale de la lutte prolétarienne dans les pays
capitalistes, nous retiendra longuement par la suite.
Ce sont ces réactions qui nous mènent à soulever un autre
problème, fondamental pour l'économie bureaucratique : celui
de la contradiction existant dans les termes mêmes de l'exploi-
tation intégrale. La tendance vers la réduction du prolétariat à
un simple rouage de l'appareil productif, dictée par la baisse
du taux du profit, ne peut qu'entraîner parallèlement une crise
terrible de la productivité du travail humain, dont le résultat
ne peut être que la réduction du volume et l'abaissement de la
qualité de la production, elle-même, c'est-à-dire l'accentuation
jusqu'au paroxysme des facteurs de crise de l'économie d'exploi-
tation. Nous nous contentons ici d'indiquer ce problème, qui
:sera longuement examiné plus loin.
4. LA RÉPARTITION DU REVENU NATIONAL CONSOMMABLE.
Il est manifestement impossible de procéder à une analyse
rigoureuse du taux d'exploitation et du taux de la plus-value
dans l'économie russe actuelle. Les statistiques concernant la
structure des revenus et le niveau de vie des différentes caté-
gories sociales, ou dont on pourrait indirectement déduire ces
valeurs, ont cessé d'être publiées pour la plupart immédiatement
après le début de la période des plans, et toutes les données
Telatives sont systématiquement cachées par la bureaucratie
aussi bien au prolétariat russe qu'à l'opinion mondiale. On peut
moralement déduire déjà de ce fait que cette exploitation est
47
au moins aussi lourde que dans les pays capitalistes. Mais on
peut arriver à un calcul plus exact de ces valeurs, basé sur des
données générales qui nous sont connues et que la bureaucratie
ne peut pas cacher.
On peut, en effet, arriver à des résultats certains, en se basant
sur les données suivantes : d'une part le pourcentage de la
population que constitue la bureaucratie, d'autre part le rap-
port de la moyenne des revenus bureaucratiques à la moyenne
des revenus de la population travailleuse. Il est évident qu'un
tel calcul ne peut être qu'approximatif, mais en tant que tel
il est incontestable. Par ailleurs, les contestations ou protesta-
tions de la part des staliniens ou des cryptostaliniens sont irre-
cevables : qu'ils demandent d'abord la publication de statis-
tiques vérifiées sur ce sujet à la bureaucratie russe. On pourra
ensuite discuter avec eux.
En ce qui concerne d'abord le pourcentage de la population,
formé par la bureaucratie, nous nous référons au calcul de
Trotsky dans « La Révolution Trahie » (53). Trotsky donne des
chiffres allant de 12 à 15 % jusqu'à 20 % de l'ensemble de la
population pour la bureaucratie (appareil étatique et adminis-
tratif supérieur, couches dirigeantes des entreprises, techniciens
et spécialistes, personnel dirigeant des kolkhoz, personnel du
parti, stakhanoviens, activistes sans parti, etc...). Les chiffres
de Trotsky n'ont jamais été contestés jusqu'ici; comme Trotsky
le fait remarquer, ils ont été calculés à l'avantage de la bureau-
cratie (c'est-à-dire en réduisant les proportions de cette dernière)
pour éviter des discussions sur des points secondaires. Nous
retiendrons le résultat moyen de ces calculs, en admettant que
la bureaucratie constitue approximativement 15 % de la popu-
lation totale.
Quelle est la moyenne des revenus de la population travail-
leuse ? D'après les satistiques officielles russes, le « salaire moyen
annuel », « constaté, comme l'observe Trotsky (54), en réunis-
sant les salaires du directeur du trust et de la balayeuse, était,
en 1935, de 2.300 roubles et devait atteindre, en 1936, environ
2.500 roubles... Ce chiffre, des plus modestes, s'amenuise encore
si l'on tient compte du fait que l'augmentation des salaires, en
1936, n'est qu'une compensation partielle pour la suppression
des prix de faveur et de la gratuité de divers services. Le prin-
cipal, en tout ceci, c'est encore que le chiffre de 2.500 roubles
par an, soit 208 roubles par mois, n'est qu'une moyenne, c'est-
(53) P. 157-165.
(54) Ib., p. 145.
:
48
à-dire une fiction arithmétique destinée à masquer la réalité
d'une cruelle inégalité dans la rétribution du travail » Passons
sur cette infecte hypocrisie, consistant à publier des statistiques
« du salaire moyen » (comme si, dans un pays capitaliste, on
publiait des statistiques concernant uniquement le revenu indi-
viduel moyen et on voulait ensuite juger la situation sociale de
ce pays d'après ce revenue moyen !) et retenons ce chiffre de
200 roubles par mois. En réalité, le salaire minimum (55) n'est
que de 110 à 115 roubles par mois.
Qui maintenant en ce qui concerne les revenus bureaucra-
tiques ? Selon Bettelheim (56) « beaucoup de techniciens, d'in-
génieurs, de directeurs d'usines, touchent de 2.000 à 3.000 roubles
par mois, soit de 20 à 30 fois plus que les ouvriers les moins
payés... > Parlant ensuite des « rémunérations plus élevées >>
encore, mais « plus rares », il cite des revenus allant de 7.000 à
16.000 roubles par mois (160 fois le salaire de base !) que peu-
vent gagner facilement des régisseurs de cinéma ou des écri-
vains en vogue. Sans aller jusqu'aux sommets de la bureaucratie
politique (président et vice-présidents du Conseil de l'Union et
du Conseil des Nationalités, qui touchent 25.000 roublent par
mois, 250 fois le salaire de base : ceci équivaudrait, en France,
si le minimum de salaire est de 15.000 francs par mois, à 45 mil-
lions par an pour le Président de la République ou de la
Chambre et, aux Etats-Unis, si le salaire minimum est de 150
dollars par mois, à 450.000 dollars par an pour le Président
de la République. Celui-ci, ne recevant que 75.000 dollars par
an, doit envier son collègue russe, qui a un revenu comparati-
vement six fois supérieur au sien : quant à M. Vincent Auriol,
qui ne reçoit que 6 millions de francs par an, c'est-à-dire 13 %
de ce qui lui reviendrait si l'économie française était « collec-
tivisée », « planifiée » et « rationalisée », en un mot vraiment
progressive, il fait dans l'histoire figure de parent pauvre), nous
n'en retiendrons que la rémunération des députés « qui touchent
1.000 roubles par mois, plus 150 roubles par jour pendant la
durée des sessions » (57). Si l'on suppose dix jours de session
par mois, ces chiffres' donnent une somme de 2.500 roubles par
mois, c'est-à-dire de 25 fois 'le salaire le plus bas et de 12 fois
le « salaire moyen théorique ». D'après Trotsky, les stakhano-
vistes moyens gagnent au moins 1.000 roubles par mois (c'est
précisément pourquoi on les appelle « les mille ») et il y en a
(55) Bettelheim, « La Planification soviétique », p. 62.
(56) Bettelheim, ib., p. 62.
(57) Bettelheim, ib., p. 62.
49
même qui gagnent plus de 2.000 roubles par mois (58), c'est-à-dire
de 10. à plus de 20 fois le salaire minimum. L'ensemble de ces
éléments est plus que confirmé par les données qu'on peut trou-
ver chez Kravchenko; des informations de celui-ci, il résuite
que les chiffres donnés plus haut sont extrêmement modestes, et
qu'il faudrait les doubler ou les tripler pour arriver à la vérité
en ce qui concerne le salaire en argent. Soulignons, d'autre part,
que nous ne tenons pas compte des avantages en nature où
indirects, concédés aux bureaucrates en tant que tels (habita-
tion, voiture, services, maisons de santé, coopératives d'achat
bien fournies et meilleur marché) qui forment une part du
revenu bureaucratique au moins aussi importante que le revenu
en argent.
On peut donc prendre comme base de calcul une différence
de revenus moyens ouvriers et bureaucratiques de 1 à 10: Ce
faisant, nous agirons en réalité en avocats de la bureaucratie,
car nous prendrons le « salaire moyen » donné par les sta-
tistiques russes de 200 roubles, dans lequel entre, pour une
proportion importante, le revenu bureaucratique, comme indice
du salaire ourrier, en 1936, et le chiffre de 2.000 roubles
par mois (le chiffre le moins élevé cité par Bettelheim) comme
moyenne des revenus bureaucratiques. En fait, nous aurions le
droit de prendre comme salaire moyen ouvrier celui de 150
roubles par mois (c'est-à-dire la moyenne arithmétique entre le
salaire minimum de 100 roubles et le « salaire moyen » conte-
nant aussi les salaires bureaucratiques) et comme salaire moyen
bureaucratique celui au moins de 4.500 roubles par mois, auquel
on arrive si l'on ajoute au salaire « normal » des ingénieurs,
directeurs d'usines et de techniciens, indiqué par Bettelheim (de
-2.000 à 3.000 roubles par mois) )autant de services dont le
bureaucrate profite en tant que tel, mais qui ne sont pas contenus
dans le salaire en argent. Ceci nous donnerait une différence
de 1 à 30 entre le salaire ouvrier moyen et le salaire bureaucra--
tique moyen. Il est pratiquement certain que la différence est
encore plus grande. Cependant, nous établirons notre calcul
successivement sur ces deux bases, pour n'en retenir, en défi-
nitive pour le reste de notre ouvrage, que les chiffres les moins
accablants pour la bureaucratie, c'est-à-dire ceux résultant de
la base 1 à 10.
Si nous supposons donc que 15 % de la population ont un
revenu 10 fois plus élevé en moyenne que les autres 85 %, le
rapport entre les revenus totaux de ces deux couches de la
(58) .« La Révolution Trahie », p. 146.
50
population sera comme 15 X 10 : 85 X I, ou 150 : 85. Le produit
social consommable est donc réparti dans ce cas de la manière
suivante : 63 % pour la bureaucratie, 37 % pour les travail-
leurs. Ce qui signifie que si la valeur des produits consommables
est annuellement de 100 milliards de roubles, 63 milliards en
sont consommés par la bureaucratie (formant 15 % de la popu-
lation) et il reste 37 milliards de produits pour les autres 85 %.
Si maintenant nous voulons prendre une base de calcul plus
réelle, celle de la proportion de à 30 entre le revenu moyen
ouvrier et le revenu moyen bureaucratique, nous en arrivons à
des chiffres effarants. Le rapport entre les revenus totaux des
deux couches de la population sera dans ce cas comme 15.x.30 :
85 X 1, ou 450 : 85. Le produit social consommable sera donc
réparti, dans ce cas, dans les proportions de 84 % pour la bureau-
cratie et de 16 % pour les travailleurs. Sur une valeur de pro-
duction annuelle de 100 milliards de roubles, 84 milliards seront
consommés par la bureaucratie et 16 milliards par les travail-
leurs, 15% de la population consommeront les 85 % du produit
consommable, et 85% de la population disposeront des autres.
15 % de ce produit. On conçoit donc que Trotsky lui-même arrive
à écrire (59) : « Par l'inégalité dans la rétribution du travail,
l'U.R.S.S. a rejoint et largement dépassé les pays capitalistes ! »
Encore faut-il dire qu'il ne s'agit pas là de « rétribution du tra-
vail »
mais sur ceci nous reviendrons plus loin.
5. TRAVAIL SIMPLE ET TRAVAIL QUALIFIÉ.
Pour la totalité des apologistes du stalinisme, et même pour
ceux qui, comme Trotsky, insistent à voir dans la structure de
l'économie bureaucratique une solution, peut-être erronée, mais.
imposée par la conjoncture historique, des problèmes de « l'éco-.
nomie de transition », la distinction entre la valeur du travail
simple et celle du travail qualifié comme aussi la « rareté » de
ce dernier, servent comme base commode d'explication et (dans.
le cas des staliniens avoués) de justification de l'exploitation
bureaucratique. C'est aussi le cas de cet avocat discret de la
bureaucratie, qu'est M. Bettelheim, dont nous aurons fréquem-
ment l'occasion de contrôler les raisonnements au cours de ce
chapitre.
Dès le début de son livre, « Les problèmes théoriques et pra-
tiques de la planification », au long duquel cet honorable écono-
miste oscille constamment et consciemment entre l'expo-
sition des problèmes d'une « économie planifiée pure »" et ceux de
(59) Ib., p. 147.
51
l'économie russe, M. Bettelheim nous dit quelle fut son hypo-
thèse méthodique en ce qui concerne la rémunération du travail :
« Pour la simplification de l'exposé, nous avons pris comme
hypothèse l'existence d'un « marché libre » du travail avec une
différenciation des salaires destinée à orienter les travailleurs
vers les différentes branches et qualifications conformément aux
exigences du plan. Mais rien », ajoute-t-il, « n'empêche d'envi-
sager qu'à un certain stade du développement de la planifica-
tion on puisse tendre vers l'égalité des salaires et substituer
l'orientation professionnelle et des stimulants non-pécuniaires
(plus ou moins grande durée de la journée de travail) à l'action
de la différenciation des salaires » (60).
Ainsi, en l'absence d'une autre explication, le lecteur verra
dans ce but « purement » économique : l'orientation des travail-
leurs vers les différentes branches de la production conformé-
ment aux exigences du plan, la cause essentielle de la monstrueuse
différenciation des revenus en Russie. A remarquer la grossière
subtilité du procédé : M. Bettelheim ne nous dit pas : voilà la
cause de la différenciation; il préfère ne rien dire sur les causes
concrètes et le caractère de la différenciation actuelle des revenus
en Russie. Ce «marxiste » se complaît à bavarder au long de
334 pages sur tous les aspects de la « planification soviétique >>
hormis son aspect social de classe. Mais comme d'autre part il
dit bien que dans sa planification « pure » on doit présupposer
« une différenciation des salaires destinée à orienter les travail-
leurs », différenciation que, par ailleurs, « rien n'empêcherait à
un certain stade du développement de la planification » de rem-
placer par l'orientation professionnelle, la moindre durée de
la journée de travail, etc... - le fondement « scientifique » est.
immédiatement fourni aussi bien à la paresse du lecteur qu'à la
malice du propagandiste. Malice que M. Bettelheim lui-même a
déployée devant nous en écrivant ses articles dans la Revue
Internationale où il nous expliquait les « privilèges » de la bu-
reaucratie en Russie comme résultant du caractère arriéré du
pays et plus généralement de lois économiques incoercibles
régissant l'économie de transition.
Nous aussi, qui, en matérialistes sordides, avons cette terrible
déformation de ne point parvenir à nous intéresser aux pro-
blèmes éthérés de la « planification pure » et de « l'économie de
transition überhaupt », mais voulons connaître la réalité sociale
concrète en Russie, nous sommes tentés de déduire des principes
transcendentaux de M. Bettelheim une explication concrète de la
(60) « Les Problèmes théoriques etc..., p. 3, note.
52
différenciation des revenus en Russie. Ce que nous pouvons en
conclure, c'est que la différenciation des salaires fut nécessaire
pour orienter les travailleurs vers les branches de la production
vis-à-vis desquelles ceux-ci se montraient spécialement récalci-
trants ou vers des qualifications qu'ils se montraient peu disposés
à acquérir, que ces manifestations sont fréquentes et naturelles
dans une « économie de transition héritant d'un bas niveau des
forces productives », et qu'elles peuvent être par la suite sur-
montées, la politique de différenciation des salaires y aidant.
A première vue, cependant, ce tableau nous paraît peu per-
suasif et nous commençons à soupçonner aussi dans ce cas l'in-
fluence déterminente de « raisons historiques particulières »
(analogues peut-être à celles qui ont conduit la planification
russe, de l'aveu de M. Bettelheim, à se fixer comme but non pas
« l'obtention d'un maximum de satisfaction économique », mais
« dans une certaine mesure (?) la réalisation du potentiel mili-
taire maximum »). Raisons historiques particulières, sans aucun
doute, et le diable sait si l'âme slave n'y prend pas une part
importante. Car, après tout, ce que l'on observe en Russie, c'est
que sont rémunérés beaucoup plus fortement les travaux pour
lesquels personne, en principe, dans le reste du monde, n'éprou-
verait une répulsion particulière : directeur d'usine, par exemple,
ou président de kolkhoz, colonel ou général, ingénieur ou direc-
teur de ministère, ministre ou sous-chef génial des peuples, etc.
Il ne nous reste donc qu'à supposer que les Russes, avec leur
masochine bien connu et leur complexe d'autopunition dostoyev-
skienne répugnent aux « travaux » agréables, confortables,
voyants (et bien payés), étant attirés irrésistiblement par la
tourbe, le ramassage des ordures et la chaleur des hauts four-
neaux, et que pour arriver, à grand' peine, à en persuader quel-
ques-uns d’être directeurs d'usines, par exemple, il a fallu leur
promettre des salaires exorbitants. Pourquoi pas, après tout ?
Tolstoï n'était-il pas un grand-russien pur sang, lui qui s'enfuit
de son château comtal pour aller mourir comme un crève-la-
faim dans un monastère ?
Mais si les plaisanteries ne sont pas de notre goût, nous
serons obligés de constater au moins :
1° Que la différenciation des revenus en Russie n'a rien à
voir avec le caractère agréable ou non du travail (auquel
fait visiblement allusion M. Bettelheim lorsqu'il parle de « plus
ou moins grande durée de la journée de travail ») mais que les
travaux sont rémunérés en raison inverse de leur désagrément et
de leur pénibilité;
1
53
1
2° Qu'en ce qui concerne la « pénurie du travail qualifié »,
nous n'acceptons pas, vingt ans après le début de planification,
d'être renvoyés au « bas niveau des forces productives hérité
du passé » et que nous demandons au moins de voir comment
ont évolué cette pénurie elle-même et la différenciation des reve-
nus qui soi-disant en résulte;
3° Que nous devons aussi examiner quelle peut être l'action
de la différenciation des salaires sur cette pénurie en général.
En un mot, nous refusons d'être ramenés de Marx à Jean-Bap-
tiste Say, Bastiat et les autres « harmonistes » et de croire que:
l'existence même d'un revenu prouve sa justification naturelle
et nécessaire par le jeu de l'offre et de la demande.
Non seulement dans une économie planifiée, mais dans toute
économie supposant une division sociale étendue du travail
(c'est-à-dire ayant dépassé le stade de l'économie naturelle), se
pose le problème, d'une part, de la base objective de la diffé-
renciation des revenus dus au travail d'après le caractère spéci-
fique du travail en question (c'est-à-dire des variations du prix
et de la valeur de la force de travail concrétisée dans une pro-
duction spécifique), d'autre part, du « recrutement » stable et
permanent des différentes branches de la production en force
de travail. Nous aborderon's ces deux problèmes sous un angle
général, en commençant par leur solution dans l'économie capi-
taliste, pour les examiner ensuite dans le cadre d'une économie
socialiste et de son antipode, l'économie bureaucratique russe.
I. a) La loi de la valeur s'applique, selon Marx et comme
il est bien connu, à la marchandise « force de travail » elle-même.
Toutes conditions égales par ailleurs (dans un pays, une époque,
un niveau de vie, etc..., donnés) la différence entre la valeur de
deux forces de travail spécifiques concrètes revient à la diffé-
rence des « coûts de production » de chaque force de travail
spécifique. Grosso modo, ce « coût de production » comprend,
d'une part, les frais d'apprentissage proprement dits, qui en sont
la partie la moins importante, et, d'autre part, le temps d'appren-
tissage, ou, plus exactement, le temps non-productif de la vie
du travailleur spécifique en question, temps écoulé avant son
entrée dans la production. Ce temps doit être « amorti » pen-
dant la période productive de la vie du travailleur : ce qui se
fait dans la société capitaliste; non pas sous la forme de « rem-
boursement » des frais d'éducation et d'apprentissage par le tra-
vailleur à ses parents mais sous la forme de la reproduction
de la même (ou une autre analogue) spécification de la force
de travail, c'est-à-dire par le fait que le travailleur élève ses
54
1
venfants, et, dans l'hypothèse d'une reproduction simple, au
même nombre et au même niveau de qualification.
Si donc on suppose que le prix de la force de travail.coïn-
.cide avec sa valeur, on constate facilement que les différences
de salaire dans la société capitaliste se meuvent dans des limites
assez étroites. En effet, prenons les deux cas extrêmes, c'est-à-dire
celui d'un maneuvre dont l'occupation ne requiert le moindre
apprentissage et qui commence à travailler au début de sa
treizième année, qui par conséquent doit amortir pendant le
reste de sa vie douze années de vie improductive, et celui d'un
médecin, qui finit ses études à l'âge de 30 ans, et qui doit amortir
durant le reste de sa vie trente années de vie improductive.
Supposons que les deux travailleurs en question doivent s'arrêter
de travailler tous les deux à l'âge de 60 ans, et laissons de côté
le problème de leur entretien pendant les dernières années de
leur vie. Şi nous admettons de plus arbitrairement que le coût
d'entretien d'un individu pendant l'enfance et l'âge mûr est le
même, et en prenant comme unité le coût de production de la
force de travail dépensée pendant une année à l'âge mûr, la
valeur d'une année de force de travail pour le maneuvre sera
1+12/48, tandis que pour le médecin elle ira jusqu'à 1+30/30.
Donc, si la loi de la valeur doit fonctionner en plein ici, la
différence de salaire du maneuvre n'ayant aucune qualification
et celle du travailleur ayant la qualification la plus haute pos-
sible sera de 60/48 à 60/30, moins que du simple au double
(1,25 à 2). En réalité elle devrait être moindre, car la suppo-
sition arbitraire que nous avons faite en posant le « coût de
production » d'une année de vie de l'enfant comme égal à celui
d'une année de l'âge mûr favorise le travail qualifié; si: l'on
prend comme base un coût moindre pour les années d'enfance,
nous arrivons, comme on peut le voir facilement, à un éventail
moins écarté encore
Mais nous laissons de côté ce facteur, pour compenser le
fait que nous ne tenons pas compte des frais d'apprentissage
proprement dits (frais de scolarité, livres ou instruments indi-
viduels, etc...). Comme nous l'avons déjà dit, l'importance de ces
frais est minime, car même dans le cas de la formation la plus
coûteuse (formation universitaire) ils ne dépassent jamais 20%
des dépenses totales de l'individu (61).
(61) Nous ne parlons pas ici des occupations ayant un caractère de
« monopole absolu » : artistes, inventeurs, génies en tous genres, etc...
Nous considérons comme positivement établi que dans la société actuelle
sans parler d'une société socialiste il y a suffisamment d'individus pou
vant accomplir avec succès tous les travaux spécifiques existants. •
55
En fait, dans la situation concrète de la société capitaliste,
- les choses se passent d'une manière assez différente; de multiples
facteurs y interviennent, tous liés d'ailleurs à la structure de
classe de cette société, qui ici, comme partout ailleurs, surdéter-
mine l'économie « pure ». Parmi ces facteurs les plus importants
sont :
1° Le niveau de vie différent des diverses catégories, « his-
toriquement donné »;
2° L'orientation consciente des couches dirigeantes vers une
structure pyramidale des revenus venant du travail, pour des.
raisons que nous analyserons plus bas;
ziº Par dessus tout, le monopole exercé sur l'éducation par
les « classes aisées », monopole s'exprimant par une grande mul-
tiplicité de manières, mais déjà sous son aspect le plus grossier
et le plus vrai par la difficulté insurmontable de la « mise de
fonds » initiale pour l'éducation ou l'apprentissage de l'enfant
dans une famille ouvrière.
Néanmoins, même dans ce cadre de classe, les tendances du
développement économique ont pris à la longue le dessus, et les
différences de salaire entre le prolétariat manuel et le prolétariat
intellectuel, par exemple, se sont considérablement réduites, dans
certains cas même sont retombées en deça de la différenciation
imposée par la loi de la valeur (cf instituteurs et employés en
général en France). La tendance générale dans les pays dits
« civilisés » s'exprime par la pléthore relative de travailleurs
intellectuels.
b) En ce qui concerne le deuxième point, c'est-à-dire le
recrutement stable des différentes branches de la production
en travailleurs spécifiques, point n'est besoin de se rapporter à
un principe économique à part pour l'expliquer : on peut dire,
qu'en général, la loi des grands nombres explique en même
temps qu'elle garantit la stabilité de ce recrutement. Un phi-
listin pourrait s'étonner de ce qu'il y a toujours suffisamment
de gens qui « acceptent » d'être des boueux, malgré le caractère
dégoûtant du métier et sa rémunération au-dessous de la
moyenne; la convergence d'une infinité de processus individuels
d'exploitation et d'aliénation dans la société capitaliste suffit
pour assurer normalement ce résultat, autrement miraculeux.
Supposons cependant qu'une « irrégularité » survienne de ce
point de vue, le mécanisme des prix interviendra en principe
pour rétablir l'état « normal » des choses : une modique aug-
mentation du salaire des branches sous-peuplées y ramènera la
force de travail nécessaire, que chassera de la branche ou des
56
branches relativement saturées une baisse analogue de la rému-
nération. Ces variations n'affecteront que le prix de la force de
travail, et nullement sa valeur, parce qu'elles ne modifieront en
rien par elles-mêmes le coût de production de celle-ci. Ceci même
explique le caractère limité, quant au montant et à la durée,
de telles variations du prix de la force de travail. Là par contre
où la « pénurie » en force de travail spécifique concerne une
force de travail exigeant une qualification poussée, c'est-à-dire,
en définitive, exigeant une nouvelle « production » partielle de
force de travail, production qui rencontre d'autres obstacles, et
essentiellement celui de la mise de fonds préalable par des gens
qui ne disposent ni de capitaux ni de la possibilité d'emprunter,
des mécanismes beaucoup plus complexes entrent en jeu.
D'abord, une élévation plus importante du prix de ces forces
de travail se chargera d'éliminer une partie de la demande de
cette catégorie de travail et d'assurer l'équilibre de la demande
subsistante avec l'offre. Ensuite, la société capitaliste sera obligée,
vu l'impossibilité pour la classe ouvrière de disposer elle-même
dų capital initial nécessaire pour arriver à la production supplé-
mentaire d'une force de travail qualifiée, de consacrer une partie
(évidemment minime) de la plus-value à la production de cette
force de travail supplémentaire (écoles d'apprentissage, bourses
d'études, etc...). La modicité extrême des sommes dépensées par
la bourgeoisie dans ce but est la preuve du caractère restreint
et de l'importance très limitée de ces cas dans une société capi-
taliste relativement développée.
II. - a) Voilà en ce qui concerne le cas de la production
capitaliste. Voici maintenant le problème dans le cadre d'une
économie socialiste. Supposons comme 'le veut M. Bettelheim
que cette société applique consciemment la loi de la valeur, -
et, de plus, avec sa forme et son contenu capitaliste (supposition
qui, en ce qui concerne la comparaison avec 'le cas russe, est à
l'avantage de la bureaucratie), c'est-à-dire donne aux travail-
leurs non pas, comme le disait Marx dans la «Critique du pro-
gramme de Gotha », l'équivalent sous une autre forme du tra-
vail que ceux-ci ont fourni à la société moins les défalcations
nécessaires (c'est-à-dire essentiellement les valeurs destinées à
l'accumulation) mais l'équivalent de la valeur de leur force de
travail, c'est-à-dire les paie comme une entreprise capitaliste
« pure ». (Nous verrons plus tard les contradictions internes de
cette solution qui est cependant, d'une manière inavouée, la pré-
misse théorique de M. Bettelheim.) Dans ce cas, comme on l'a
vu plus haut, le maximum de différences qui seraient « écono
57
miquement nécessaires » entre les salaires serait au plus de 1 à 2
(en réalité, comme nous l'avons vu, de moins). Aucun des facteurs
altérant le fonctionnement de cette loi dans la société capita-
liste n'entrerait alors en jeu : le monopole sur l'éducation serait
aboli, la société n'aurait aucune raison pour pousser à la diffé-
renciation des revenus, mais toutes les raisons pour amoindrir
cette différenciation, enfin le « niveau de vie spécifique hérité
du passé » des différentes branches ne serait pas pris en consi-
dération (comme on le verra par la suite, il n'a en fait joué
aucun rôle dans le cas, russe, où on a procédé à la création de
nouveau d'un niveau de vie surélevé pour les couches privi-
légiées).
b) Quid maintenant en ce qui concerne la « pénurie » éven-
tuelle de certaines branches de la production en force de tra-
vail ? Comme nous l'avons déjà indiqué, ce n'est pas la différen-
ciation des rémunérations qui garantit dans une société capi-
taliste le recrutement stable des différentes branches en force de
travail dans la proportion qui leur est nécessaire. Nous allons
passer en revue les trois cas principaux d'une telle « pénurie ».
qui peuvent se présenter.
Le premier cas est celui des travaux particulièrement péni-
bles, désagréables ou malsains. Il ne nous semble pas que ce cas.
posera un problème particulièrement difficile à résoudre pour
l'économie socialiste. D'une part, son étendue est limitée, d'autre
part, l'économie socialiste héritera de la situation de la produc-
tion capitaliste, dans laquelle le problème est déjà en règle
générale résolu. De toute façon, la société devra offrir aux tra-
vailleurs de ces branches une compensation, essentiellement sous
la forme d'une durée moindre de la journée de travail, et subsi-
diairement sous la forme d'une rémunération supérieure à la
moyenne. Déjà actuellement, en tout cas en France et aux
U.S.A., le salaire des mineurs s'élève au-dessus de la moyenne
du salaire des branches réquérant une qualification analogue,
mais cet excédant ne dépasse pas 50 % du salaire moyen.
Le deuxième cas est celui d'une pénurie temporaire dont peu-.
vent éventuellement souffrir certaines branches, pénurie en force
de travail non-qualifiée ou, en général, pénurie qui peut être
comblée par un simple déplacement de travailleurs, sans exiger-
une nouvelle spécification de la force de travail existante. Ici,
un « stimulant » pécuniaire serait indispensable pour une cer--
taine période afin de rétablir l'équilibre; une réduction de la
durée du travail serait contradictoire dans ce cas avec le but
à atteindre. Mais cette augmentation resterait dans des limites:
58
assez étroites, des variations de 10 à 20 % suffisant amplement,
comme le montre l'exemple de l'économic capitaliste, pour
amener le résultat désiré.
Reste le troisième cas, qui est d'un ordre relativement diffé-
rent, d'une portée beaucoup plus générale et d'un intérêt parti-
culier après l'expérience russe. C'est le cas des travaux exigeant
une, qualification plus ou moins importante. Problème d'ordre
différent, puisqu'il ne concerne plus la répartition de la force
de travail existante entre les diverses branches de la produc-
tion, mais la production même de cette force de travail. Pro-
blème d'une portée beaucoup plus générale, parce qu'étroitement
lié aux problèmes politiques, culturels et humains de la société
de transition. Problème enfin d'un intérêt particulier pour la dis-
cussion du cas russe lui-même, puisque le plus clair des justi-
fications de la bureaucratie stalinienne que nous offrent ses
apologistes repose sur la fameuse « pénurie de cadres » en Russie
et dans la société de transition en général.
Tout d'abord, il est plus qu'improbable qu'une société post-
révolutionnaire puisse se trouver durablement devant une pénurie
de travailleurs qualifiés touchant l'ensemble de la production
ou une partie importante de celle-ci : le moins que l'on puisse
en dire, c'est qu'il s'agit là d'un objectif de production à attein-
dre (la production de force de travail concrètement spécifiée)
analogue aux autres objectifs (production de moyens de produc-
tion ou de consommation, amélioration du sol, etc...). Nous
avons là un facteur de production dérivé et non pas originaire,
un facteur dont la production se ramène à une dépense de tra-
Vail simple et fongible. Nous repoussons catégoriquement l'en-
semble des « arguments » bourgeois et fascistes (repris aujour-
d'hui volontiers par les staliniens) sur la rareté originaire et
irréductible des formes supérieures du travail, qui justifierait
soi-disant une rémunération spéciale. Nous sommes en plein
accord avec Marx et Lénine pour dire qu'il y a dans la société
actuelle en profusion la matière première pour la production
de toutes les formes supérieures de travail, sous forme d'une
pléthore d'individus pourvus de l'inclinaison et des capacités
nécessaires. En partant de cette base, la société socialiste envi-
·Sagera la spécification de cette matière première commë un objec-
tif productif à atteindre dans le cadre de son plan général, exi-
geant évidemment des dépenses productives à la charge de la
société. A cet objectif une société socialiste devra accorder une
attention particulière et si l'on peut dire une primauté absolue,
59
étant données les implications générales, sociales, politiques et
culturelles du problème.
En ce qui concerne le recrutement de ces branches. le fait que
les travaux en question sont d'une valeur plus élevée, par consé-
quent assurent une rémunération pouvant aller jusqu'au double
du salaire de base, et que, d'autre part, ils sont beaucoup plus
attirants par leur nature même sans parler de la capacité
présumée de la révolution de détecter dans le prolétariat une
foule d'individus capables étouffés précédemment par l'exploi-
tation capitaliste suffit amplement pour le garantir. Mais si
l'on suppose, malgré tout, une pénurie persistante dans cer-
taines de ces branches professionnelles ou dans toutes il
serait complètement absurde de supposer qu'une société socia-
liste puisse et veuille résoudre ce problème en surélevant les
salaires de ces branches. Une telle surélévation n'amènerait au-
cun résultat dans l'immédiat : car, à l'opposé de ce qui se passe
lorsqu'un pareil problème se présente entre des branches de la
production exigeant toutes de la force de travail fongible et
dont on peut amener le déplacement par des variations dans
le prix du travail, une force de travail simple ne se transforme
pas en force de travail qualifiée du jour au lendemain, ni même
dans une ou deux années par le seul fait qu'on lui propose une
rémunération supérieure (qui d'ailleurs l'était déjà de toute
façon). Nous pourrons discuter ultérieurement si « l'ajuste-
ment de l'offre et de la demande », que pourrait amener une telle
surélévation, est réel et surtout rationnel du point de vue d'une
économie socialiste.
Mais est-ce que cette surélévation pourrait amener le résultat
désirable dans une perspective plus longue ? Est-ce qu'elle
n'amènerait pas une foule d'individus à acquérir les qualifica-
tions requises, poussés par la perspective d'un revenu supérieur ?
Il est visible que non. Nous avons d'abord indiqué que les
mobiles pouvant pousser les individus à acquérir les qualifica-
tions en question existent indépendamment d'une élévation de
la rémunération au-dessus du normal. Il est plus clair que ce
procédé procédé foncièrement bourgeois
ne peut aboutir
qu'à une sélection à rebours, du point de vue qualitatif : ce ne
seront pas les plus aptes qui seront dirigés vers les spécialités
en question, mais ceux qui pourront subir la dépense initiale.
Et ceci nous mène au coeur du problème : l'absurdité du pro-
cédé, en ce qui concerne la production de force de travail qualis
fiée, consiste en ce qu'en augmentant la rémunération de cette
force de travail on ne change rien aux facteurs fondamentaux
-
60
du problème qui reste toujours posé dans les mêmes termes. Car
pour le fils du manæuvre qui pourrait et voudrait devenir ingé-
nieur, mais n'en a pas les moyens, le problème ne change nulle-
ment du fait qu'on lui dit : une fois ingénieur, tu auras un
salaire magnifique. Devant le réservoir infini des possibilités
humaines se trouve toujours la digue du manque des moyens
économiques, digue infranchissable pour les neuf dixièmes des
individus.
Il est évident, par conséquent, que de même qu'elle ne se fie
pas à la « spontanéité du marché » pour pourvoir à ses autres
besoins, la société socialiste ne pourra pas non plus s'y fier pour
pourvoir à la production de la force de travail qualifiée. Elle
y appliquera un plan rationnel, basé sur l'orientation profes-
sionnelle et sur une politique systématique de sélection et de
développement des individus les plus aptes, et pour une telle
politique elle aura besoin de fonds substantiellement inférieurs
à la dépense sociale qu'exigerait la surélévation du salaire des
travailleurs qualifiés, comme on peut facilement le constater.
III. Voyons maintenant comment le problème se présente
dans le cadre de la société bureaucratique russe. Disons tout de
suite qu'en dressant ce parallèle antithétique, notre intention
n'est point d'opposer la réalité russe au mirage d'une société
« pure » aussi socialiste soit-elle, ni de donner des recettes pour
la cuisine socialiste de l'avenir, mais de dresser un barrage
contre la tromperie éhontée de ceux qui, positivement ou par
un complexe subtil d'affirmations et d'omissions, de bavardages
et de silences, veulent cyniquement ou pudiquement justifier
l'exploitation bureaucratique par des arguments économiques
« marxistes »
D'abord, quels sont les faits ? D'après les chiffres que cite
M. Bettelheim lui-même, chiffres qui sont, par ailleurs, univer-
sellement connus et que l'on peut confirmer par une foule d'in-
formations des sources les plus diverses, « l'éventail des salaires >>
en Russie va de 110 roubles par mois à la base, pour le simple
manoeuvre, à 25.000 roubles pour les sommets de la bureaucratie
étatique. Ceci en 1936. Cette dernière somme n'est d'ailleurs
absolument pas une exception ou quelque chose dans rapport
avec le reste des revenus, puisque, selon M. Bettelheim, «beau-
coup de techniciens, d'ingénieurs, de directeurs d'usines touchent
de 2.000 à 3.000 roubles par mois, soit de 20 à 30 fois plus que
les ouvriers les moins bien payés » (62); on y voit aussi que
.
(62) « La Planification soviétique », p. 62.
61
d'autres catégories occupent les échelons intermédiaires, avec des
revenus de 7, 10 ou 15.000 roubles par mois.
Nous nous trouvons donc devant une pyramide de revenus
allant de 1 à 250, si l'on ne tient compte que du salaire moné-
taire; si l'on tient compte du salaire dit social, qui, « loin de
les compenser (ces inégalités), les accroît car il profite essentiel-
lement à ceux qui reçoivent les rétributions les plus élevées » (63),
on arriverait facilement à doubler l'écart entre la base et le
sommet de cette pyramide de revenus. Faisons cependant cadeau
à la bureaucratie de son « salaire social » et retenons le chiffre
officiel de 1 à 250, amplement suffisant pour ce que nous vou-
lons prouver.
Quels sont les arguments « objectifs » tendant à « justifier »
ou à « expliquer » cette énorme différenciation ?
1° La valeur de la force de travail serait différente selon le
degré de spécialisation. Nous n'insisterons pas sur ce point : nous.
avons montré tout à l'heure qu'une différenciation reposant sur
la différence de valeur de la force de travail ne peut se mouvoir
que dans des cadres allant tout au plus du simple au double.
C'est-à-dire que du point de vue de la loi de la valeur, telle que
Marx la concevait, les couches supérieures de la société russe
profitent de revenus de 10, 15 et jusqu'à 125 fois plus élevés
que ceux que rendrait nécessaires la valeur de leur force de
travail.
2° Il était nécessaire d'élever au-dessus de leur valeur les
revenus des « travailleurs qualifiés » (il faudra, en effet, entourer
dorénavant de guillemets cette expression toute théorique) pour
attirer dans ces professions les travailleurs qui y faisaient défaut.
Mais pourquoi diable ces travailleurs manquaient-ils ? A
cause du caractère pénible, malsain ou désagréable des travaux
en question ? Pas du tout. On n'a jamais entendu, dire qu'en
Russie on manquait de mains pour ce genre de travaux; en
manquerait-on, d'ailleurs, que les « camps de travail et de réédu-
cation » (lisez : les camps de concentration) seraient (et sont
effectivement) là pour y remédier. D'ailleurs, les « travaux » les,
plus rémunérés sont visiblement les moins pénibles, les plus
agréables, et (si l'on excepte l'éventualité de la purge) les moins-
malsains qu'on pourrait trouver. Non, l'ensemble de ces tra-
vaux sont des travaux « de cadres », et le problème est ramené
(63) lb.,
p. 63.
62
volontiers par la bureaucratie et ses avocats à la « pénurie des
cadres ». Mais nous avons montré déjà que face à une pareille
pénurie éventuelle, l'augmentation du revenu des catégories
« rares » est d'un secours nul, car elle ne modifie en rien les
données du problème. Comment, d'ailleurs; s'expliquer autre-
ment le fait qu'après 25 années de pouvoir bureaucratique cette
< pénurie de cadres » persiste et s'accentue, si l'on en juge par
l'élargissement constant de l'éventail des revenus et l'accentua-
tion permanente des privilèges ? Voilà une illustration ample-
ment suffisante de ce que nous avons dit sur l'absurdité de ce
procédé soi-disant destiné à pallier le manque le cadres. Com-
ment expliquer surtout le rétablissement du caractère onéreux.
de l'enseignement secondaire depuis 1940 ? Car il est évident que,
même en adoptant, on se sait trop pourquoi (on le sait assez,
d'ailleurs), cette politique de différenciation exorbitante des re-
venus pour « résoudre le problème du manque de cadres », on
n'est nullement empêché, ou plutôt on n'est nullement dispensé
de chercher à accroître par des moyens centraux la production
de la force de travail qualifiée en question. Au lieu de cela, la
bureaucratie, consommant à elle seule et au bas mot 60% du
revenu national consommable russe, sous prétexte de « pallier
le manque de travail qualifié », interdit à ceux qui sont le seul
espoir concret de dépassement de ce manque, c'est-à-dire à tous.
ceux qui ne sont pas fils de bureaucrates; l'acquisition des qua-
lifications de la rareté desquelles elle se plaint tous les jours:
amèrement ! Mais le dixième du revenu engouffré par les para-
sites bureaucratiques suffirait dans cinq ans, s'il était destiné à
l'éducation du peuple, à amener une pléthore de cadres sans:
précédent dans l'histoire.
Loin de remédier au manque de cadres, comme nous l'avons
dit, cette différenciation des revenus ne fait, en réalité, que
l'accroître. Nous nous trouvons ici en présence du même sophisme
que dans la question de l'accumulation : la justification histo-
rique de la bureaucratie se trouverait dans le bas niveau de
l'accumulation en Russie, tandis qu'en fait la consommation
improductive de la bureaucratie et son existence elle-même sont
le frein principal de cette accumulation. De même, l'existence
de la bureaucratie et ses privilèges seraient justifiés par le
« manque de cadres », lorsque cette bureaucratie agit consciem-
ment pour maintenir ce manque ! Ainsi les bourgeois vont par-
fois racontant que le régime capitaliste est nécessaire parce que
les ouvriers sont incapables de gérer la société, sans cependant
ajouter qu'il n'y a aucune autre cause pour cette soi-disante
63:
ti
« incapacité » sinon les conditions auxquelles ce régime lui-même
condamne les travailleurs (64).
Pendant les premières années post-révolutionnaires, lorsqu'on
offrait à des « spécialistes » et des techniciens des rémunérations
élevées, il s'agissait tout d'abord de retenir un grand nombre
de cadres qui seraient tentés de s'enfuir pour des raisons essen-
tiellement politiques, ensuite une mesure purement transitoire
destinée à permettre aux travailleurs d'apprendre auprès
d'eux (65) et à attendre que l'éducation de nouveaux cadres ait
donné des résultats. Mais il y a de cela trente ans. Ce que l'on
a vu depuis, ce fut « l'autocréation » de privilèges par et pour
la bureaucratie, leur accentuation, la cristallisation de celle-ci,
et la « castification » de ses couches, c'est-à-dire la protection de
leur situation sociale dominante par le monopole de fait sur
l'éducation, monopole allant de pair avec la concentration inté-
grale du pouvoir économique et politique entre ses mains et lié
à une politique consciente dirigée vers la sélection d'une couche
de privilégiés dans tous les domaines, couche dépendant écono-
miquement, politiquement et socialement de la bureaucratie pro-
prement dite (phénomène dont la création ex nihilo d'une mons-
trueuse bureaucratie kolkhozienne après la « collectivisation de
l'agriculture » est l'exemple le plus étonnant); cette politique fut
complétée par une orientation vers la stratification intense dans
tous les domaines, sous le masque idéologique de la « lutte
contre le crétinisme égalitariste >>
En somme, nous nous trouvons devant une différenciation
des revenus absolument sans rapport ni avec la valeur de la
force de travail fournie ni avec une politique « destinée à orien-
ter les travailleurs vers les différentes branches de la production,
conformément aux exigences du plan ». Dès lors, comment peut-
on qualifier ceux qui cherchent des arguments économiques pour
justifier cet état de choses ? Disons simplement qu'ils jouent,
par rapport à l'exploitation bureaucratique, le même rôle de
plats apologistes que Bastiat pouvait jouer face à l'exploitation
capitaliste.
(64) Il faudrait toute la riche violence du vocabulaire d'un Lénine répon-
dant à Kautsky pour caractériser avec un minimum de justice des entreprises
comme celle de M. Bettelheim, se perdant volontiers dans tous les détails
techniques de la « planification » russe et citant en abondance des schémas
et des chiffres pour oublier lui-même et faire oublier aux autres, ce qui est
du point de vue du marxisme révolutionnaire le noud de la question :
quelle est la signification de classe de cette planification, quelle est par
exemple la signification de classe de la différenciation monstrueuse des
revenus en Russie ? Mais nous avons décidé une fois pour toutes d'oublier
la personne même de M. Bettelheim c'est, croyons-nous, ce qui peut lui
arriver de mieux pour nous en tenir à la chose elle-même.
(65) Jenin, « Selected Works », vol. VII, pp. 372-76.
64
Ce qui, dira-t-on peut-être, est leur droit. Le plus incontes--
table, répondrons-nous. Mais ce qui n'est pas leur droit, c'est de
se présenter ce faisant comme « mạrxistes ». Car, après tout, on
ne peut pas oublier que les arguments justifiant les revenus des
couches exploiteuses par la « rareté » de facteur de production
dont ces couches disposent (l'intérêt par la « rareté » du capital,
la rente foncière par la « rareté » de la terre, etc... les reve-
nus bureaucratiques par la « rareté » du travail qualifié) ont
toujours constitué le fond de l'argumentation des économistes
bourgeois visant à justifier l'exploitation. Mais, pour un marxiste
révolutionnaire, ces raisonnements ne justifient rien; ils n'expli-
quent même rien, car leurs prémisses demandent elles-mêmes à
être expliquées. En admettant, par exemple, que la « rareté »
(ou l'offre et la demande) du sol cultivable « explique » la rente
foncière et ses oscillations, on se demande : 1° quelles sont les
bases générales sur lesquelles repose le système dans lequel
s'effectue cette régulation par l'offre et la demande, quelles en
sont les présuppositions sociales et historiques; 2° et surtout,
pourquoi cette rente, qui joue soi-disant ce rôle objectif, doit-
elle se transformer, se « subjectiver » en revenu d'une classe
sociale, des propriétaires fonciers ? Marx et Lénine ont déjà
fait observer que la « nationalisation de la terre », c'est-à-dire
la suppression sinon de la rente foncière, mais de sa transfor-
mation en revenu d'une catégorie sociale, est la revendication
capitaliste idéale; il est, en effet, évident que la bourgeoisie,
même si elle admet le principe de la rente foncière comme moyen
« d'équilibrer l'offre et la demande des services de la nature »
et d'éliminer du marché les « besoins non-solvables », ne com-
prend pas pourquoi ce prix de la terre devrait profiter exclusi-
vement aux propriétaires fonciers étant donné que pour elle
aucun monopole n'est justifié sauf celui qu'elle-même exerce sur
le capital. Evidemment, cette revendication bourgeoise idéale
n'aboutit jamais, pour des raisons politiques générales d'abord,
et surtout à cause de la fusion rapide des classes des capitalistes
et des propriétaires fonciers. N'empêche que cet exemple théori-
que prouve que même si l'on admet le principe de la « rareté >>
en tant que principe régulateur de l'économie ce qui n'est en
réalité qu'une mystification réactionnaire - on n'en peut nulle-
ment déduire l'adjudication des revenus résultant de cette
« rareté » à certaines catégories sociales. Même l'école « néo-
socialiste » l'a compris, qui veut maintenir à la fois le caractère
régulateur de la « rareté » des biens et des services et l'affectation
à la société des revenus qui en résultent.
65
Dans le cas qui nous occupe, toutes les « explications sur
la « rareté du travail qualifié en Russie » ne justifient ni n'expli-
quent l'appropriation des revenus, qui soi-disant en résultent,
par la bureaucratie, sauf si l'on se réfère au caractère de classe
de l'économie russe, c'est-à-dire au monopole exercé par la
bureaucratie sur les conditions de la production en général, et
de la production du travail qualifié en particulier. Lorsque l'on
a compris la structure de classe de la société russe, tout s'expli-
que et même tout se « justifie » du même coup. Mais cette jus-
tification --- analogue à celle que l'on peut donner historique-
ment du régime capitaliste et en définitive même du fascisme
ne va pas très loin. Elle s'arrête là où commence la possibilité
de la classe exploitée à renverser le régime d'exploitation
qu'il s'intitule « République Française » ou « Union des Répu-
bliques Socialistes Soviétiques » - possibilité dont le seul test
est l'action révolutionnaire elle-même.
.
66
BABEUF ET LA NAISSANCE
DU COMMUNISME OUVRIER
Babeuf est le premier exemple du militant formulant une
doctrine socialiste cohérente, et luttant pour une révolution
« plébéienne », condition indispensable à ses yeux pour réorga-
niser l'économie et la sociuté. Ces ébauches du premier parti
et de la première doctrine communistes ont pour nous une
grande importance : elles nous permettent de saisir de quelle
façon s'est élaborée la pensée révolutionnaire. Elles sont d'au-
tre part, l'occasion d'une analyse concrète de. la liaison entre
le militant révolutionnaire et la classe ouvrière, , dans une
périodique historique donnée (1).
Avant d'envisager ces problèmes historiques, il est néces-
saire de préciser notre conception de base. Il est bien évident,
que l'on ne peut pas considérer l'idéologie d'une classe comme
un simple reflet de ses conditions matérielles d'existence. On
ne peut pas davantage, considérer le rapport entre l'existence
matérielle et l'idéologie comme une série d'actions et de réac-
tions entre ces deux pôles. Nous pensons que la lutte de classe
est une unité, c'est-à-dire, qu'il existe une identité profonde
entre l'idéologie des classes et leur vie matérielle. L'idéologie ex-
prime sur un plan différent et avec ses moyens propres ce qu'est
ja réalité de la classe dans les rapports économiques. C'est pour
ces raisons, que nous avons voulu décrire, tous ces traits de la
physionomie ouvrière à la fin du xville siècle. La nécessité d'exa-
miner en détail la doctrine des Egaux nous a conduit à séparer
l'analyse de l'idéologie, mais la présence d'un premier chapitre
assez développé, les constantes allusions qui y sont faites dans
la deuxième partie tendent à recomposer le tableau complet des
classes exploitées à l'aurore du capitalisme.
I. Les classes exploitées de 1879 à 1796.
L'accession de la bourgeoisie au pouvoir a aggravé encore
les souffrances et l'exploitation des paysans pauvres et des
artisans, sans changer sensiblement la situation des ouvriers
des premières usines modernes. Și nous examinons ces couches
(1) Ce travail a fait très largement appel aux ouvrages remarquables de
Daniel Guérin : La Lutte de Classe sous la Première République, et de
Maurice Dommanget.
67
sociales assez disparates, c'est qu'elles ont toutes fourni leur
contingent à l'armée du prolétariat révolutionnaire et que leurs:
diverses conceptions ont joué un grand rôle dans l'élaboration
des premières doctrines communistes.
Les paysans pauvres formaient de loin la plus impor-
tante de ces catégories. Il y a au village, un grand nombre de
journaliers ou de « ménagers ». Ils ne possèdent qu'une misé-
rable chaumière, un jardin et parfois un petit champ, ils doi-
vent louer quelques parcelles, mais ils ne peuvent vivre que
grâce à l'exploitation des communaux, aux aumônes ou aux
communautés d'habitants, groupements de solidarité et d'en-
traide. Ils s'opposent vigoureusement aux seigneurs, mais aussijo
à la bourgeoisie. S'il est difficile de connaître exactement leur
situation, on entrevoit, cependant, à travers les règlements des
intendants de la période précédente, leur lutte contre les
« laboureurs » (les paysans les plus aisés qui possèdent seuls
un attelage) qui leur font payer trop cher le travail de leur's
chevaux et qui monopolisent les fermes. On aperçoit, d'autre
part, dans les cahiers de paroisses, les protestations contre
l'immixtion des bourgeois des villes dans la communauté rurale
(bourgeois qui essayent d'acheter les communaux, qui spécu-
lent sur les grains, qui concentrent les fermes). Ces pro-
testations seront surtout exprimées par les curés de campa-
gne, ceux que Maurice Dommanget (2) appelle 'les « curés
rouges ». L'un d'eux, exprime très nettement les solutions pro-
posées par les paysans pauvres : « Les biens vont être com-
muns, il n'y aura qu'une cave, qu'un grenier où chacun pren-
dra tout ce qui lui sera nécessaire » (3).
Mais les aspirations de ces paysans pauvres doivent pour
prendre une forme plus achevée, recouper les désirs des exploi-
tés des villes. Les seules doctrines qui aient joué un rôle poli-
tique, celle des Enragés, comme plus tard celle des Egaux, se
sont développées dans un milieu urbain; il faut donc examiner
avec plus de soin la situation des compagnons et des ouvriers.
En 1789, les couches sociales liées à la production indus-
trielle sont bouleversées par l'introduction des techniques nou-
velles. A côté des artisans, plus ou moins encadrés dans les
corporations, à côté de l'industrie manufacturière, peu diffé-
rente d'un groupement d'artisans sous une direction unique,
deux nouveaux types d'établissements se développent : la fabri-
que dispersée et l'usine moderne. La fabrique dispersée qui
existait depuis longtemps pour la laine et la soie se développe
grâce aux machines à filer élémentaires. On voit de nombreux
métiers émigrer vers la campagne (4). Toute différente, l'usine
moderne se développe dans l'industrie cotonnière, métallurgique
et minière. Dans le coton, les entreprises les plus puissantes
(2) Maurice Dommanget : Jacques Roux, le Curé rouge, Ed. Spartacus.
(3) Maxime Leroy : Le socialisme en Europe des origines à nos jours.
(4) Charles Ballot : L'introduction du machinisme en France (1929):
68
regardent l'impression sur toile. Parmi ces manufactures (une
centaine), quelques-unes dépassent largement le millier d'ou-
vriers : 2.300 pour l'une d'elle en Alsace (5). La filature est
moins concentrée : une quarantaine d'usines moyennes em-
ployant de 20 à 800 ouvriers. La métallurgie rassemble une
série de petites forges autour de quelques usines modernes, le
type le plus net est présenté par l'usine du Creusot avec 1.400
salariés. Enfin, les mines présentent quelques types isolés mais
puissants d'entreprises capitalistes classiques : par exemple, la
compagnie d'Anzin groupe 4.000 ouvriers et 12 machines à
vapeur (6).
Nous avons donc des types très variés d'ouvriers : à côté des
« maîtres » hostiles aux règlen' nts et assez proches dans cer-
tains cas de la bourgeoisie, les compagnons groupés en sociétés
secrètes (29 métiers comportent des sociétés compagnoniques,
sortes de sociétés d'entraide tendant à jouer un rôle de répar-
titeur de main-d'æuvre [7]'), les ouvriers des manufactures
plus ou moins privilégiés dans le domaine économique, mais
étroitement surveillés par la police, les ouvriers ruraux qui
effectuent une liaison très importante entre les paysans pauvres
et les ouvriers d'usine, ces derniers étant de beaucoup les plus
exploités et les plus malheureux (songez que Oberkampf, dis-
tribuait en 1790 218.792 livres de salaire, mais qu'il empochait
673.657 livres de bénéfices [8]).
Ces diverses couches sociales sont très cloisonnées à la veille
de la Révolution. Le manque d'instruction, l'isolement politique
et géographique, les superstitions, les traditions, etc... font que
la conscience ouvrière dépend très étroitement des conditions
de production. On constate généralement que les ouvriers
d'usine sont écrasés par leur situation; encore peu habitués à
la machine, travaillant 16 à 18 heures par jour, férocement
exploités, ils n'ont guère d'idées personnelles et sont consi-
dérés comme des personnes à la charge de la société (9).
Les compagnons, au contraire, sont bien organisés, leur
technique d'un niveau parfois très élevé leur façonne un esprit
beaucoup plus hardi, ils savent s'opposer nettement aux bour-
geois : par exemple à Paris, une pétition signée par 150.000 ou-
vriers conclut : « nos députés ne seront pas nos députés » (10);
à Reims, les ouvriers en laine se réunissent isolément dans les
« Etats du IV° ordre » et discutent des problèmes politiques dès
1788 (11).
(5) Ib.
(6) G. Lefranc : La Révolution et les Ouvriers dans la Révolution Fran-
çaise. Institut Supérieur Ouvrier, Paris, 1939.
(7) Jean Jacques : Vie et Mort des Corporations. Ed. Spartacus, p. 93.
(8) Ch. Ballot, ib.
(9) Loriquet : Cahier de_Doléances du Pas-de-Calais. Arras, 1889. Voir
notamment les Cahiers des Paroisses Minières de Fiennes et d'Hardinghem.
(10) G. Lefranc, article cité.
(11) G. Laurent. Un Conventionnel ouvrier : J.B. Armonville. Dans
Annales historiques de la Révolution Française (1924).
69
Mais sur le plan économique, compagnons et ouvriers se
rejoignent dans les mêmes réactions élémentaires : exaspérés
par la misère, le chômage impitoyable, ils protestent contre
l'introduction des machines, s'opposent à leur utilisation et
parfois les brisent : à Falaise en 1788, à Rouen à trois reprises
durant l'été 1789, puis à Roanne, Saint-Etienne et Lille en 1790;
à Troyes et à Paris en 1791 (12).
Ces réactions élémentaires vont s'atténuer dans les années
suivantes, alors qu'une forme plus élevée de lutte de classe se
propage : la grève. En effet, la révolution va unifier également
la classe ouvrière, mais elle l'unifie d'abord dans la misère.
Les chefs d'industrie einigrent, les industries de luxe s'arrêtent,
mais c'est surtout la guerre qui aura des conséquences capi-
tales. Elle conduit, en effet, à l'inflation avec pour corollaire,
la rareté et la cherté des vivres, elle amène le brassage des tra-
vailleurs : formation des corps de volontaires, transfert de la
main-d'oeuvre des industries de luxe ou de consommation
moyenne, dans les industries de guerre ou les industries ali-
mentaires. La grande cuvr? du Comité de Salut Public sera de
développer l'industrie métallurgique : le nombre des laminoirs
augmente, des aciéries nouvelles se créent, des usines sont ins-
tallées pour fabriquer des outils et des armes (en tout une quin-
zaine d'usines en province et une multitude d'ateliers à Paris
ainsi que trois foreries à vapeur). D'autre part de grandes mino-
teries à vapeur sont installées, l'industrie chimique moderne
se constitue, l'industrie cotonnière se maintient tandis que les
productions artisanales reculent. Après les constituants qui se
sont préocupés de libérer l'industrie (lois de 1791 supprimant
les corporations, les règlements de fabrication, les privilèges
des brevets, l'organisation des compagnons), le Comité de Salut
Public s'efforce de développer le machinisme et d'encourager
l'industrie (concessions gratuites de locaux, remises de pri-
sonniers anglais expérimentés, formation d'une commission des
arts et manufactures, création d'établissements pilotes). Cette
politique est menée en favorisant les grands industriels bour-
geois, elle accélère la concentration industrielle, aussi les
cuvriers prennent-ils nettement conscience de leur opposition
au pouvoir étatique et de leur solidarité : des grèves nombreuses
éclatent dans la fin de l'année 1793 et le printemps 1794 (13).
Mais cette main d'ouvre, encore instahle peu habituée à sa vie
en usine, frappée essentiellement par la disette des produits
alimentaires va surtout se grouper sur le plan du quartier et
la lutte va se dérouler beaucoup plus entre affamés et accapa-
reurs qu'entre ouvriers et patrons. L'organisation qui mène cette
lutte, c'est l'assemblée de section : tous les soirs les citoyens du
quartier se réunissent et discutent de la situation générale.
(12) Ch. Ballot, ouvrage cité.
(13) Daniel Guérin. Tome 2, chap. 12.
70
Quand les assemblées n'eurent plus le droit de se réunir en
semaine, les citoyens les plus actifs formèrent des sociétés
populaires de section coordonnées par un Comité central des
sociétés populaires. Mais cette forme était encore. confuse :
ouvriers, compagnons, artisans y sont mêlés étroitement et les
intérêts de ces diverses couches sociales ne sont pas distingués.
C'est ce qui explique que les maîtres artisans purent faire
avorter la lutte au printemps de 1795.
Mais déjà les idéologies nées au milieu des paysans pauvres
se précisent. C'est là, le grand apport des Enragés en particu-
lier. Si la lutte quotidienne pour la réglementation et la pro-
tection des consommateurs fait que les accapareurs et les poli-
ticiens complices sont le plus souvent visés des lueurs singu-
lières n'en apparaissent pas moins dans les écrits de Jacques
Roux et notamment le manifeste des Enragés (14). Il y montre le
vide des grandes formules, l'opposition des classes (il fait appel
à « la classe la plus laborieuse de la société », « les lois ont été
cruelles à l'égard du pauvre, parce qu'elles n'ont été faites que
par les riches et pour les riches », « les riches seuls ont profité
depuis quatre ans des avantages de la révolution »). Il laisse
pressentir la nécessité d'une seconde révolution, mais ne sait
opposer à Robespierre que la Constitution de 1793 et à la bour-
geoisie la création de magasins nationaux où tous les produits
devraient être déposés et où les prix seraient fixés au concours,
ou encore la confiscation au profit des volontaires et des veuves
des trésors acquis depuis la révolution par les banquiers et les
accapareurs.
En même temps que les Enragés, quelques Lyonnais propo- .
saient des plans beaucoup plus complets pour réorganiser la
société. Lange, notamment, préconise la création de sortes de
coopératives aussi bien pour la consommation que pour la pro-
duction; malgré son opposition aux mouvements populaires, il
est vraisemblable qu'il a eu une influence sur les sans-culottes
lyonnais.
Cependant, ces divers réformateurs n'étaient dans le meil-
leur des cas que des agitateurs isolés s'ignorant mutuellement
ou même se jalousant. Aucune organisation véritable ne coor-
donnait leur action ni' ne permettait une élaboration théorique
approfondie. L'idéologie révolutionnaire ne dépasse pas la com-
munauté des biens. La réaction de la fin de l'année 93 et surtout
la politique thermidorienne vont amener un recul ou tout au
moins une stagnation dans la pensée communiste. C'est seule-
ment après l'échec des émeutes de la fin du printemps 95 et
le grand brassage des leaders révolutionnaires dans les prisons
que va se manifester une doctrine communiste cohérente : la
doctrine des Egaux.
(14) Maurice Dommanget : Jacques Roux, le Curé rouge.
71
au
II. - La doctrine et l'organisation révolutionnaire des Egaux.
La doctrine semble avoir pris une forme définitive dans les
prisons où se sont rencontrés Babeuf, Germain, Buonarotti,
Bodson, Fiquet, Massart et Debon entre autres. Babeuf connais-
sait d'autre part Darthé et Sylvain Maréchal (15). C'est au sein
de ce groupe, grâce à une active correspondance, à des discus-
sions nombreuses que les idées communistes se sont précisées.
Quelle est la part de chacun de ces membres ? Il est difficile
de le préciser car les études de détail manquent sur la plu-
part de ces révolutionnaires. On sait, cependant, que Debon
avait déjà écrit un livre sur la propriété et qu'il discutait fré-
quemment de ce sujet avec Babeuf; mais les trois théoriciens les
plus importants sont : Sylvain Maréchal, Buonarotti et Babeuf.
Sylvain Maréchal, poète anticlerical, était devenu journaliste
et notamment dès 1791, un des principaux rédacteurs des « Révo-
lutions de Paris ». Il est en relation directe avec Babeuf au plus
tard en mars 93. Ayant toujours vécu misérablement, en contact
étroit avec les ouvriers parisiens, il développera une théorie
assez nette de la lutte de classe, de la grève générale, de la
nécessité d'une autre révolution et de l'égalité réelle (16). Buo-
narotti, originaire d'une famille noble de Toscane a reçu une
solide instruction. Adhérent enthousiaste Inouvement
révolutionnaire, il a fait son expérience dans l'administration
républicaine en Corse et en Italie occupée. Maurice Dommanget
semble admettre qu'il fut avec Babeuf, le grand théoricien et
le véritable législateur des Egaux » (17), mais je suis incapable
de distinguer son apport véritable.
Babeuf, enfin, a subi au cours de son existence, les influences
les plus diverses, mais toutes venaient des diverses couches
d'exploités ou des théoriciens cherchant à réformer la société
dans un sens égalitaire. Dès le début de son existence, c'est
l'influence de son père qui lui fait jurer de ressembler à Caſus
Gracchus, de Rousseau dont il cite les phrases suivantes : «le
premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire : ceci est à
moi et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai
fondateur de la société civile. Gardez-vous de croire cet impos-
teur. Vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits de la terre
sont à tous et que la terre n'est à personne ». Mais surtout, son
expérience personnelle lui fut d'une importance essentielle. Il
est impossible de le noter plus nettement que Maurice Dom-
manget qui écrit : « c'est en arpentant les sillons et en obser-
vant les conditions d'existence des paysans picards, c'est en
fouillant dans les vieux grimoires les origines de la propriété
seigneuriale de son pays, c'est en gémissant sur la misérable
situation des ouvriers de Roye au milieu desquels il vivait, que
(15) Maurice Dommanget : Pages choisies de Babeuf. Librairie A. Colin,
Paris, 1935.
(16) Maurice Dommanget : Sylvain Maréchal et Babeuf dans la Revue
Internationale n° 8.
72
Babeuf s'est forgé une conscience de classe, s'est élevée à l'idéal
d'une société communiste » (18). Par la suite et jusqu'en jan-
vier 1793, Babeuf devient un agitateur paysan remarquable. Il
publie des brochures nombreuses (notamment le cadastre per-
pétuel qui est en partie un exposé de revendications transitoires
vers le partage des terres), il orchestre magistralement des cam-
pagnes de pétitions, édite un journal de combat et crée un
bureau de consultation pour renseigner les pauvres gens et
réunir des dossiers concernant les exactions commises à leur
détriment. Il participe même aux séditions et quand il devient
membre de l'administration révolutionnaire, il se sert de ses
fonctions pour dénoncer hardiment les exploiteurs, pour deman-
der des réformes profondes (il sera chassé une première fois
en 1791 pour avoir demandé le partage des terres dont les titres
de propriété sont peu sûres). Il n'hésite pas à faire un faux par
haine du riche et pour rendre service à des sans-culottes. De
înars 93 à octobre 95, Babeuf complète son expérience en parti-
cipant aux luttes des révolutionnaires parisiens, en discutant
en prison avec les plus audacieux propagandistes et les militants
les plus dévoués des « bras nus » parisien. Il inspire les péti-
tions des citoyens de son quartier (la section du Museum), il
écrit à l'administration communale de Paris (lettres à Chaumette
notamment) pour la pousser à agir selon les intérêts du peuple.
Mais bientôt, il comprend que seuls ceux qui partagent ses idées
peuvent transformer la société. Il va donc former la secte des
Egaux.
Nous entrevoyons donc les diverses étapes traversées par la
pensée de Babeuf. Sur le plan philosophique, il se dégage peu
à peu de son déisme, pour devenir nettement athée en 1793.
Parallèlement, les éléments de matérialisme se développent peu
à peu; dès 1787, il a écrit : « il n'y a que la pratique qui peut
perfectionner la théorie » (19) et, au même moment : « cette
soi-disant découverte, comme beaucoup d'autres du ressort de
la politique n'a dû naître qu'à la vue des faits » (20), mais il
n'arrive pas nettement à indiquer le rôle des idéologies, par
exemple il note : « ce sont les préjugés, enfants de l'ignorance,
qui ont fait en tous temps le malheur des races humaines. Sans
elix, tous les individus eussent senti leur dignité >> (21).
Ainsi la dignité égale des individus paraît être la raison essen-
tielle de la lutte pour l'égalité des biens. Par la suite et en par-
ticulier dans le «Manifeste des plébéiens » écrit pendant l'hiver
de 1795, il ne fondera plus sa société que sur l'étude de l'histoire,
mais il dit encore que si l'inégalité s'est introduite, c'est à la
suite « d'absurdes conventions » (22).
(17-18) Maurice Dommanget : Pages choisies de Babeuf, pp. 3 et 14.
(19) Maurice Dommanget, ouvrage cité, p. 66.
(20) Maurice Dommanget, ouvrage cité, p. 68.
(21) Maurice Dommanget, ouvrage cité, p. 79.
(22) Maurice Dommanget, ouvrage cité, p. 225.
73
Si on ne peut donc voir dans les écrits de Babeuf, une philo-
sophie cohérente, il n'y en a pas moins des éléinents remar-
quables et sa méthode de pensée, bien que toujours hésitante
marque un grand progrés par rapport à celle des révolution-
Daires de l'époque. Elle le conduit, notamment, à bien souligner
la division de la société en classes. Dès 1789, il indique dans le
« Cadastre perpétuel », que certaines professions paritaires per-
mettent de dominer la société et il conclut': « Ceux qui les ont
exercées n'en sont pas moins parvenus à se mettre en possession
de tout : tandis que les hommes réellement essentiels par leurs
travaux indispensablement nécessaires, en ont vu les salaires
réduits presque à rien » (23). Il va hésiter quelques années entre
le critère des fortunes et celui du rôle dans la production pour
biéterminer les classes. Voyez par exemple la «très humble
adresse des membres de l'ordre des patards (sous) aux respec-
Tables citoyens de l'ordre du marc » (24) où il oppose les misé-
rables aux gens fortunés. C'est évidemment un article de cir-
constance lié aux problèmes du cens électoral, mais en général,
l'opposition entre pauvres et riches reste insuffisamment appro-
fondie et il n'en est que plus remarquable de voir Babeuf se
dégager progressivement des conceptions généralement admises
par les plébéiens et arriver à une conception absolument nette
quand il écrit à Germain : « Si j'observe ensuite la faible mino-.
rité qui ne manque de rien, en dehors de propriétaires terriens,
je la vois composée de tous ceux qui se contentent... de raviver
et rajeunir le complot à l'aide duquel on parvient à faire
renuer une multitude de bras sans que ceux qui les remuent
en retirent le fruit » (25). La liaison entre cette division de la
société et le but à atteindre apparaît assez nettement, bien que
Babeuf n'ait jamais put terminer le grand livre théorique qu'il
projetait sur les problèmes de l'égalité. Dès la rédaction du
« Cadastre perpétuel » ses idées sont précises : « Tous concou-
rent donc suivant leurs moyens naturels respectifs, à procurer
différents avantages à la société; tous devraient donc, ce semble,
jouir d'une égale aisance dans cette société » (26). Le but ne
variera pas, le « Manifeste des plébéiens » le formule en des ter-
mes plus nets, mais sans rien y ajouter : « assurer à chacun et à
sa postérité telle nombreuse quelle soit, la suffisance, mais rien
que la suffisance » (27).
Le moyen pour arriver à ce but, c'est la révolution. Babeuf
ne se fait aucune illusion sur les solutions partielles. Dès 1787,
il prévoyait la révolution et après l'expérience de Thermidor, il
comprend la nécessité d'une seconde révolution qui établira une
république plébéienne : « Je distingue deux partis diametrale-
ment opposés, je crois assez que tous deux veulent la république,
(23) Maurice Dommanget, ouvrage cité, p. 77.
(24) Maurice Dommanget, ouvrage cité, p. 98.
25-26) Maurice Dommanget, ouvrage cité, pp. 208 et 79.
(27) Maurice Domnanget, ouvrage cité, p. 261.
74
}
l'un la désire bourgeoise et aristocratique, l'autre toute popu-
laire et démocratique > écrit-il dans un numéro du Tribun du
Peuple.
Cette république « populaire et démocratique
et démocratique » "établira
l'égalité de l'instruction et l'égalité des subsistances. Ces deux
réformes ont pour lui une égale importance et cela traduit net-
tement les besoins les plus urgents du peuple de l'époque en
même temps, d'ailleurs que cela exprime les conditions perma-
nentes d'une marche vers le socialisme. Pour parvenir à l'éga-
lité des subsistances. Babeuf a saisi, avec un sens très développé
des interdépendances économiques, la nécessité d'agir aussi
bien sur la production que sur la distribution. Ces préoccupa-
tions très modernes, ces problèmes que se posent toujours les
militants révolutionnaires, ne pouvaient être évidemment expri-
mées avec le netteté que nous atteignons aujourd'hui, mais ils
apparaissent constamment dans ses écrits, ils forment le fond
de sa pensée; on le voit, dès 1787, préconiser l'augmentation de
la production agricole, se passionner pour la communauté des
biens, établir un système pour recenser les fortunes et après
les contacts répétés avec le peuple de Paris, mettre en avant
l'idée singulièrement neuve et hardie de l'organisation de la
production. Le 30 novembre 1794, le Tribun du Peuple compor-
tait ce paragraphe : « le seul moyen est d'établir l'administra-
tion commune, de supprimer la propriété particulière, d'atta-
cher chaque homme au talent, à l'industrie qu'il connaît, de
l'obliger à en déposer le fruit en nature au magasin commun
et d'établir une simple administration de la distribution ». Si
les moyens ne sont pas décrits, si même on devine l'influence
de la réglementation du Comité de Salut Public sur l'expérience
de Babeuf, il n'en est pas moins remarquable de voir comment
il dépasse ces premières ébauches d'organisation bourgeoise
et avec quelle fermeté il trace les grandes lignes d'une organi-
sation socialiste de la production.
Ces idées et celles de Sylvain Maréchal formèrent le fond
plus solide de l'idéologie des Egaux. Peut-être, les Lyonnais
membres de la conspiration l'ont-ils enrichie de l'expérience
des canuts et de leurs porte-paroles. De toute façon, nous cons-
tatons, en examinant le manifesté des Egaux et les décrets
concernant l'organisation de la société après la victoire (28)
que les idées de Babeuf et de ses camarades se sont nettement
clarifiées. Si l'égalité est encore le «premier veu de la Nature »
une nouvelle révolution est annoncée avec une vigueur jusque-
là inégalée « la révolution française n'est que l'avant-courrière
d'une autre révolution bien plus grande, bien plus solennelle
et qui sera la dernière ». Les écrits précédents de Sylvain Maré-
chal qui a rédigé ce manifeste, nous autorisent à dire que par
(28) Paul Louis : Cent cinquante ans de pensée socialiste, pp. 31 et sui-
vantes.
75
grandeur, il entendait l'extension à l'échelle mondiale et par
solennité l'approfondissement jusqu'au plan économique et
social. Il dit, en effet, plus loin que cette révolution abolira la
propriété et même l'Etat : « plus de propriété individuelle des
terres ! La terre n'est à personne. Nous réclamons, nous vou-
lons la jouissance commune des fruits de la terre : les fruits
sont à tout le monde », « Disparaissez enfin, révoltantes dis-
tinctions de riches et de pauvres, de grands et de petits, de
maîtres et de valets, de gouvernants et de gouvernés ! ». Ce
n'est pas seulement une « rêverie », mais un programme d'ac-
tion qui se délimite avec vigueur des programmes et des réali-
sations de la bourgeoisie : «Les chartes aristocratiques de
1791 et de 1795 rivaient tes fers au lieu de les briser. Celle de
1793, était un grand pas de fait vers l'égalité réelle : on n'en
avait pas encore approché de si près, mais elle ne touchait pas
encore le but et n'abordait pas le bonheur commun ».
Les décrets présentent un caractère encore plus frappant :
« 1. Les individus qui ne font rien pour la patrie, ne peu-
vent exercer aucun droit politique.
2. Ne font rien pour la patrie ceux qui ne la servent pas
par un travail utile.
Décret économique :
1. Il sera établit une grande communauté nationale.
2. Elle a la propriété des biens nationaux non vendus, de
ceux des ennemis de la révolution, des édifices publics, des
biens des communes, des hospices, des biens négligés par les
propriétaires ou usurpé par ceux qui se sont enrichis dans les.
fonctions.
3. Le droit de succession est aboli. Tous les biens revien-
dront à la communauté.
Travaux communs :
1. Tout membre doit le travail.
8. L'administration appliquera l'usage des machines et des
procédés propres à diminuer la peine.
10. Le déplacement des travailleurs est ordonné par l'admi-
nistration d'après la connaissance des besoins. »
Nous voyons donc, que les Egaux ont en vue, la création
d'une véritable organisation socialiste, administrant et déve-
loppant la production, utilisant systématiquement les décou-
vertes et les techniques les plus avancées, prévoyant même
une sorte de planification. Cette société serait instaurée à la
suite d'une révolution grandiose des exploités et de l'applica-
tion de réformes transitoires rapidement dépassées. Cette doc-
trine dépasse de beaucoup celle des révolutionnaires les plus
avancés de 1793. Le « babouvisme » va d'autre part bien plus
loin que les socialistes utopiques, il ne sera dépassé que par le
76
marxisme. Les mesures prévues ne seront appliquées que par
les Bolchevicks. Il est frappant de voir que 122 ans avant la
révolution d'Octobre, un proletariat encore embryonnaire pou-
vait néanmoins hisser son avant-garde jusqu'au niveau d'une
conception toujours actuelle. Seules les grandes lignes sont
formulées avec netteté, mais elles ont si peu changé que nous
devons employer. les termes des discussions présentes pour en
rendre compte; évidemment ces termes précisent des idées qui
souvent se dégagent à peine d'un fatras d'expression confuses,
mais parfois, tranchent avec la netteté d'une arme au milieu
de rêveries humanitaires. Ce qui est particulièrement émouvant,
c'est que cette doctrine ne fait qu'un avec la lutte des exploités :
elle s'en dégage à tous moments pour éclairer les perspectives
et y revient constamment pour impulser l'action.
L'organisation des Egaux est liée étroitement à cette doctrine
et à la réalisation des buts qu'elle définit. Elle présente les
mêmes caractères modernes que leur idéologie, mais n'a pu
vivre sous sa forme la plus parfaite que quelques semaines.
Après leur participation aux sociétés populaires, après la mise
au point de noyaux clandestins dans les prisons, Babeuf tenta
d'agir en accord avec les démocrates de gauche (Club du Pan-
théon, Lycée politique secret chez Amar), mais Babeuf mar-
quait bientôt les différences : « Il ne faut pas que les plébéiens
se divisent, mais, quant aux simples républicains, ils ne sont
pas de la famille : c'est une race bâtarde » (Tribun du Peuple,
n• 35). Les Egaux se forment alors en parti révolutionnaire dis-
tinct (mars 96). Un Comité insurrectionnel se crée avec Babeuf,
Maréchal, Lepelletier et Antonelle; quelque temps après, il s'ad-
joint Darthé, Buonarroti et Debon. Ce Comité a des agents dans
tous les arrondissements de Paris; ils doivent répandre la
presse (le Tribun du Peuple et un nouveau journal crée spécia-
lement pour pénétrer les milieux populaires, beaucoup moins
cher que le premier : l'Eclaireur du Peuple), faire lire les bro-
chures, créer des « clubs familiaux » où quelques citoyens se
réuniraient chez l'un d'eux, collecter des fonds, recenser des
cachettes, dresser des listes de sympathisants, grouper des
citoyens pour 'coller des placards et des affiches. Ils ne sont
pas seulement des liens entre le Comité et le peuple, ils sont
aussi les oreilles et les yeux de ce Comité : ils dolvent, en effet,
lui faire parvenir des notes sur l'état d'esprit des : « bras nus »,
la situation dans les ateliers et par la suite de véritables sta-
tistiques sur les dépôts d'armes, les citoyens prêts à se battre,
le détachements de police... n bref, tous les renseignements
militaires nécessaires à une insurrection. La liaison était effec-
tuée entre les agents et le Comité par Didier qui rencontrait
uniquement Darthé. Pour la province, un membre du Comité
directeur est chargé spécialement des liaisons; des émissaires
sont envoyés dans les diverses régions avec des brochures, pour
diffuser les idées et regrouper les partisans, mais les listes
77
furent détruites et on ne connaît que l'action d'Armonville dans
l'est et le nord du Bassin parisien (29).
Par la suite, un appareil militaire fut créé, divers agitateurs
se spécialisèrent dans les détachements de la région parisienne,
leur travail était coordonné par un Comité militaire insurrec-
tionnel formé surtout d'anciens hébertistes; la liaison entre ce
Comité et l'organisme politique était effectuée par Germain.
On croit voir les précautions, les calculs des militants tra--
qués par la police; ces contre-mesures, ce cloisonnement des
organismes, cette spécialisation du travail contrastent singu-
lièrement avec l'inorganisation des groupes politiques de l'épo-
que et témoignent d'une maturité exceptionnelle. L'énumération.
des tâches des agitateurs de quartier montre que les Egaux com-
prenaient l'importance d'une connaissance complète de la
société, décelaient le grand rôle des travailleurs et savaient
eoinment faire pénétrer dans la masse l'idéologie qu'ils éla-
boraient à partir de la vie même des classes exploitées.
La vigueur de ces conceptions, peut satisfaire pleinement un
militant révolutionnaire; l'ampleur des responsabilités assu-
mées peut l'émouvoir, et sans doute, la découverte, dans ces:
clubs familiaux de l'origne lointaine de la cellule locale le
réconfortera. Une si belle ébauche doctrinale et organisation-
nelle, naissant en même temps que le prolétariat, montre, en
effet, l'identité profonde des exploités et de leur tâche révo-
lutionnaire. Elle témoigne irrefutablement de la capacité fonc-
tionnelle du prolétariat à réaliser la société socialiste.
Mais, il faut bien noter que cette organisation n'était qu'une
ébauche, qu'elle n'a vécu que deux mois, que ses créateurs la
considéraient uniquement comme instrument provisoire
pour la prise du pouvoir et qu'enfin, ses membres n'avaient pas
la cohésion idéologique indispensable pour que cette ébauche:
vive, se perfectionne et se développe. A côté de Babeuf et de
Maréchal, authentiquement communistes, siégeaient Lepelletier
et Antonelle, deux anciens nobles très riches, qui étaient beau-
coup plus des hommes généreux que des militants révolution-
naires. Il n'est donc pas étonnant que le programme prévoie
deux étapes nettement séparées (la Constitution de 1793, puis les
réformes élagitaires) et non plus des mesures qui s'enchaînent
très rapidement et mènent dans un délai très bref à la commu-.
nauté des biens. En conséquence, la dénonciation des insuf-
fisances de la Constitution de 93 est abandonnées et Babeuf, qui
depuis quelque temps hésitait sur l'appréciation de Robes-
pierre, en vient à le justifier. La lettre à Bodson du 28 février
93 (30) contient ces phrases inquiétantes : « je n'entre pas
dans l'examen si Hébert et Chaumette étaient innocents. Quand
cela serait, je justifie encore Robespierre. Ce dernier pouvait
iin
(29) G. Laurent, article cité.
(30) Maurice Dommanget, ouvrage cité, p. 283.
78
avoir à bon droit l’orgeuil d'être le seul capable de conduire à
son vrai but le char de la révolution », « Un régénérateur doit
voir en grand. Il doit faucher tout ce qui le gêne, tout ce qui
obstrue son passage, tout ce qui peut nuire à sa prompte arri-
vée au terme qu'il s'est prescrit. »
Il par ît évident que l'influence des démocrates réussit à
faire reculer une doctrine seulement ébauchée. Aussi la propa-
"gande met-elle en avant des thèmes moins hardis que ceux du
manifeste des Egaux, inachevé et inconnu du public. Les idées
furent surfout répandues par affiches; la mieux diffusée fut
rédigée par Buonarroti et s'intitulait : « analyse de la doctrine
de Babeuf ; si elle réclamait l'égalité de jouissance et d'ins-
truction, proclamait le devoir de travailler, elle se contentait:
d'exiger la Constitution de 93 et la restitution du superflu
détourné par les riches. Ce programme va beaucoup moins loin
que l'ébauche mise au point en petit comité, l'attaque vise beau-
coup plus la disproportion des fortunes que l'inégalité réelle.
Le terrain était donc préparé pour un compromis avec les
derniers montagnards; il s'élabora, à la demande des militaires,
au mois d'avril 1796. Etait-ce pour préparer une action immé-
diate avec plus de chances de succès ? C'est possible, car les
babouvistes constataient une importante agitation populaire.
Mais ils hésitaient, jugeant que la situation n'était pas mûre (31).
L'insurrection de la légion de police, profondément influencée
- par eux, les incite à agir. Une réunion conimune du Comité
militaire et du Directoire secret de Salut Public eut lieu fin
avril; le 8 mai les membres du Directoire rencontrèrent chez
Drouet ceux d'un Comité clandestin formé d'anciens jacobins;
le 9, le Comité militaire arrêta les dernières mesures, mais le 10,
47 des conjurés, avec notamment, la plupart des dirigeants
furent appréhendés. Quelques jours plus tard, une machination
policière permit d'en capturer 52 autres. Il n'y eut aucune
réaction en leur faveur.
Comment expliquer un tel échec ? La trahison d'un des
militaires, les mesures de défense du Directoire n'ont qu'une
influence secondaire. Le fait déterminant, c'est que la aison
avec les masses fut incomplète. Pour le voir, nous disposons
de trois genres de renseignements :
la couche sociale où se recrutaient les militants babou-
vistes;
la pénétration de la doctrine parmi les « bras nus »;
l'attitude des. babouvistes en face des mouvements auto-
nomes des ouvriers parisiens.
Les militants babouvistes sont recrutés dans des milieux
très divers : ce sont des intellectuels qui ont partagé constam-
ment les souffrances et les luttes des divers couches exploitées :
(31) Maurice Dommanget : Babeuf et la Conjuration des Egaux. Lib. de
- L'Humanité », Paris, 1922.
79
1
Babeuf et Sylvain Maréchal, des hommes riches, mais généreux
et sincèrement démocrates (Lepelletier et Antonelle ou Ber-
trand : riche manufacturier lyonnais), d'ex-fonctionnaires révo-
lutionnaires de la grande époque : Darthé, Buonarroti, Javo-
gues, etc... Les ouvriers ne se trouvent que dans les cadres infé-
rieurs; Didier, l'homme de confiance, ancien teinturier puis
serrurier depuis Termidor, Armonville, l'agitateur rémois, ou-
vrier cardeur, qui durant son mandat à la Convention dut vivre
du travail de sa femme, Ménessier ancien jardinier, Moroy,
Guillem, tous trois agents actifs dans les arrondissenients pari-
siens. Et même parmi ces cadres inférieurs, les ouvriers ne
sont qu'une minorité. On voit donc, que l'élaboration de la doc-
trine est surtout l'ouvre de membres des classes moyennes.
Ils connaissent certes les aspirations des exploités; ils ont de
plus, une solide instruction et une expérience précieuse qui
leur permettent de s'élever au-dessus des préoccupations immé-
diates, 'ils sont, enfin, en contact avec les dirigeants des pré-
cédents mouvements plébéiens, avec des militants ouvriers,
actifs et conscients. Moroy, dans ses lettres à Babeuf, déclare ::
« la classe ouvrière est la plus précieuse de la société » (32).
Mais, ces contacts sont insuffisants, et en définitive, la liaison.
entre les dirigeants révolutionnaires et les couches exploitées.
est encore imparfaite. A cette époque, où ces couches sont
encore mal délimitées, c'est un phénomène tout à fait naturel
et déjà, le simple fait qu'un lien profond ait existé prend une
valeur essentielle : c'est la matérialisation des aspirations de
la classe ouvrière vers sa libération totale.
Cet aspect de la liaison entre les babouvistes et les bras nus.
ne rend compte que d'une partie de la réalité. Les lettres en-
thousiastes reçues des départements (Mont-Blanc, Manche, Pas-
Cle-Calais, etc...), l'argent expédié de diverses régions (33), les
rapports de police d'avril 1796, signalant les rassemblements
autour des placards babouvistes, montrent que l'influence des
Egaux a largement dépassé Paris et qu'ils ont su exprimer
égaleinent les revendications de paysans, et d'artisans des
petites villes. Si l'on voit, ainsi, que le lien a plus de fibres que
l'on ne supposait, des renseignements plus précis sur l'attitude
babouviste ne le supposait, des renseignements plus précis sur
l'attitude babouviste à Paris même, font ressortir l'insuffisance
de sa qualité. En avril 96, les sans-culottes parisiens étaient tout
à fait sceptiques à l'égard des politiciens. Les rapports de police
indiquent : « le peuple n’est occupé que de ses moyens de sub-
sistance » (34). Comme conclut Daniel Guérin : « la fermenta-
tion populaire était entièrement apolitique; elle prit la forme
d'une lutte purement économique ». Les grèves sont en effet
nombreuses, or c'est le monient où les Egaux masquent leur
(32) M. Dommanget : Babeuf et la Conjuration des Egaux, Paris, 1922.
433) G. Walter : Babeuf et la Conspiration des Egaüx, Paris, 1937.
(34) Daniel Guérin, ouvrage cité, t. 2, p. 261.
80
revendications sociales les plus hardies pour mettre au premier"
plan de leur agitation la Constitution de 93. Maurice Dommangek
les juge donc très exactement quand il écrit (35) : « les babou--
vistes ne discernent pas le sens de l'activité spontanée des pro-
létaires.. Ils négligent les incidents, les conflits qui mettent aux
prises les ouvriers et les patrons. Ils n'en voit pas l'immense
portée théorique et pratique et passent à côté sans en tirer
profit ». Cette insuffisance, ce désir de donner aux masses des.
mots d'ordre au lieu de systématiser les leurs et de donner à
la lutte une perspective plus vaste, montrent mieux que toute
autre chose, la faiblesse de la méthode d'analyse babouviste qui.
échoue devant un problème pratique d'importance capitale. Il
est vrai, que c'est l'un des plus délicats à résoudre et que les
Egaux discernèrent un des éléments des aspirations ouvrières :
la taxation des denrées de 1793, il leur manqua seulement d'ap-
précier son poids réel (36). C'est pourquoi, ils ne surent pas
utiliser fermement leur front unique avec les démocrates de
gauche : non seulement ils abandonnèrent leur programme maxi-
mum et se contentèrent de la Constitution de 1793 comme pro-
gramme minimum, mais encore, ils ne montrèrent pas la dif-
férence entre cette Constitution (promesse démagogique jamais
tenue) et le gouvernement de 1793. Ces critiques vigoureuse-.
ment exprimées par Daniel Guérin (37) ne peuvent cependant,
revêtir la même importance que pour un parti contemporain.
Le groupe des démocrates de gauche était bien difficile à
définir, et même actuellement nous l'analysons d'une façon
tout à fait in uffisante; d'autre part, ce groupe était infiniment.
plus progressiste que de nombreux partis de gauche actuels;
enfin, la tactique du front unique est une des plus difficiles à
appliquer correctement. Il n'a donc rien d'étonnant que pour
la première fois, alors que leur organisation était faible et mal
délimitée, les Egaux aient trébuché.
L'échec avait eu lieu avant même l'arrestation. En effet,
selon Walter, Babeuf n'assista pas à la dernière réunion des
conjurés. Il® n'était déjà plus d'accord, il pensait que cette
« réunion de dér ates était sans force et sans moyen » : il
rédigeait un appel pour inviter le peuple à ne pas se soulever
prématurément. Il semble donc que les difficultés aient amené
une désagrégation du groupe des Egaux. L'arrestation n'a fait.
qu'augmenter le désarroi. C'est en fonction de ce décourage-
ment qu'il faut comprendre la lettre de Babeuf au Directoire
deux jours après son incarcération (38). Il propose au Direc-
toire son appui pour lutter contre les royalistes, mais aussi
essaye de faire pression sur lui : « Vous avez vu, citoyens.
(35) Maurice Domnanget, ouvrage cité, p. 66.
(36) Daniel Guérin montre nettement dans le § 18 de son 23e chapitre,
t. 2, p. 349, la nature des sentiments robespierristes du peuple.
(37) Daniel Guérin, ouvrage cité, pp. 357 et suivantes.
(38) Maurice Dommanget : Pages choisies de Babeuf, p. 298.
81
directeurs, que vous ne tenez rien quand je suis sous votre
main... Vous avez à redouter toutes les autres parties (de la cons-
piration)... vous les frapperiez tout en me frappant et vous les
irriteriez ». C'est une sorte de chantage : relâchez les Egaux
et gouvernez « populairement » ou vous serez chassés soit par
les patriotes, soit plutôt par les royalistes. Les directeurs ayant
refusé d'entendre cet appel, il fallait essayer de sauver le
maxinium de conjurés. Des babouvistes décidèrent donc de
cacher l'aboutissement communiste de leur programme (ils le
purent, car Sylvain Maréchal était inconnu de la police et
n'avait pas été arrêté, d'autre part, les écrits les plus nettement
communistes n'avaient pas été saisis). Ils nièrent, également,
toute idée de conspiration et de prise du pouvoir. Mais la jus-
tice bourgeoise sut frapper ses ennemis de classe; Babeuf et
Darthé furent condamnés à mort, Buonarroti, Germain et trois
des plus actifs agents d'arrondissement à la déportation.
La tactique de Babeuf avait doublement échoué : il succom-
bait et il ne laissait aucun message explicite. Le seul témoi-
gnage utilisé au XIXsiècle fut le livre de Buonarroti : « Cons-
piration pour l'égalité, dite de Babeuf » (Bruxelles 1808). Or,
Buonarroti, de par son expérience précédente était le moins
apte à développer les perspectives communistes de la doctrine.
« L'analyse de la doctrine de Babeuf », rédigée par lui en 1796,
montre déjà qu'il était bien plus près des démocrates de gauche
que de Babeuf et de Maréchal. Aussi l'apport le plus original
cies Egaux a-t-il été perdu pour les socialistes qui précédèrent
Marx; mais pour nous, il revêt tout son sens. Nous voyons dans
ce socialisme, qui tend déjà vers le socialisme scientifique,
la convergence des aspirations des paysans et des ouvriers;
nous y trouvons la preuve que proletariat et communisme
sont indissociables. Dès leur constitution en classes, les tra-
vailleurs entrevoyaient le terme naturel de leur marche. La
mort de Babeuf, les insuffisances de son message, les tenta-
tives de déformer sa pensée n'ont pu empêcher le communisme
de se relever avec plus de vigueur en 1848. C'est là, une des
plus importantes leçons que nous puissions tirer de cette étude :
la pensée révolutionnaire prolétarienne ne suit pas une courbe
régulièrement ascendante; au contraire, les périodes de recul
ont été fréquentes et parfois très longues, mais chaque fois, le
communisme s'enrichissait de l'expérience précédente et attei-
gnait un niveau plus élevé.
Jean LÉGER.
82
-
DOCUMENTS.
L'OUVRIER AMERICAIN
(suite)
par Paul ROMANO
(traduit de l'américain)
Nous publ ons la suite du témoignage remarquable de l'ouvrier américain
Romano, dont nous avons déjà donné, dans le numéro 1 de notre Revue,
les deux premiers chapitres qui décrivaient les conditions générales d'exis-
tence des prolétaires américains, chez eux et au travail.
CHAPITRE III
LA VIE A L'USINE DEPUIS LA FIN DE LA GUERRE
L'intensification du travail.
Au moment de la grève des téléphones, au printemps 1947, nous
avons obtenu une augmentation de 11 cents 1/2 (1). Aussitôt la
cadence des machines a été encore accélérée pour annuler cette aug-
mentation. Lorsque nous l'avons obtenue, la plupart des ouvriers.
disaient que la Compagnie nous la ferait recracher.
Avant, il arrivait que l'ouvrier ait la possibilité de fumer un
peu plus souvent, Maintenant il doit passer sa journée à surveiller
la machine, changer et nettoyer les outils. Les pauses sont plus
courtes. Si bien que c'est un ouvrier encore plus épuisé physi.
quement et moralement qu'il ne l'était auparavant qui quitte l'usine
chaque soir. Les instants de détente sont de plus en plus rares.
D'un autre côté, cependant, plus la machine va vite plus l'ouvrier
cherche à la quitter, bien que cela augmente les risques de bousil..
lage du matériel,
Dans de nombreux départements les ouvriers doivent maintenant
conduire trois ou quatre machines là où, auparavant, un ouvrier
n'en conduisait qu'une seule. Aussi il leur faut continuellement.
sauter de l'une à l'autre. Il ne se passe pas de jour sans que quel-
qu'un ne se plaigne d'être complètement épuisé.
Un ouvrier qui travaille sur une machine automatique à grande
vitesse disait : « Je suis forcé en mettre un drôle de coup pour
conduire une machine rapide. Tout le temps occupé à ranger les
.
(1) 38 francs environ au taux de change officiel.
83
pièces, alimenter la machine et monter de nouveaux outils. Si or
me mettait sur une machine plus lente je ne pourrais me faire al
changement de cadence et pourtant ce serait des vacances pou
moi en comparaison de la machine rapide que je conduis. »
J'ai coulé mes temps (2).
L'usine a un système de rémunération au rendement. Il se révèl
que la Compagnie vole à tout propos sur le boni des ouvriers. Beau
coup demandent : « Mais pourquoi donc font-ils cela ? » Le calcı
des bonis devient très compliqué, spécialement lorsque l'on donn
aux ouvriers des cartons dressés par le Bureau des Temps Elémer
taires, On accuse couramment la Direction de déchirer les carton
distribués aux ouvriers.
Voici un ouvrier qui se lance dans une discussion longue et pas
sionnée sur le salaire au rendement. Il raconte commenc il fau
s'épuiser pour atteindre ou dépasser les normes imposées. Una
journée normale de travail permettrait de relâcher un peu la tensior
à laquelle on est soumise et, de toute manière, on ne devrait pas
en demander plus aux ouvriers, 11. s'écrie avec véhémence qu'il
aimerait bien étrangler l'inventeur du boni ou du salaire au ren.
dement,
Lorsqu'à la fin de la journée les conducteurs ne sont pas arrivés
à faire leur boni, il leur échappe ce cri du coeur : « Je suis tombé
mort » (3). Cela veut dire que l'ouvrier s'est épuisé pour n'arriver
à rien.
Produire ou ne pas produire.
La vitesse des machines est accélérée d'environ 40%. Les
ouvriers sont enfermés dans la contradiction suivante : continuer
à ce rythme risque de leur faire rapidement perdre leur travail.
Les ouvriers sont divisés sur cette question. Certains pensent que
cela ne change rien; lorsque la grande dépression arrivera, disent-
ils, de toutes manières nous ne serons pas épargnés. D'autres se
mettent sans plus se troubler à réduire peu à peu leur production
journalière. De plus, d'autres ouvriers sont poussés à diminuer leur
quota au fur et à mesure que l'intensification du travail fait sentir
ses effets. Produire ou ne pas produire, dans ces conditions, est la
question qui se pose. Le coût de la vie monte en flèche, forçant
l'ouvrier à produire pour augmenter un peu sa paye avec son boni,
grâce auquel il pourra faire face à ses besoins quotidiens.
Lorsque les chronos surgissent, l'ouvrier trouve une foule de
prétextes pour arrêter sa machine. Il sent en lui un profond ressen-
timent lorsqu'il voit arriver l'homme des bureaux avec sa montre
à la main. C'est alors qu'il utilise toutes les ficelles du métier pour
ralentir sa machine et aussi pour réduire sa propre activité. Le
chrono est un indésirable à l'usine. Où qu'il aille se sont des yeux
(2) I dropped dead, littéralement : « Je suis tombé mort ».
(3) En français il n'existe pas d'expression correspondante; on se contente
de dire « j'ai coulé mes temps », ce qui n'exprime pas ce sentiment d'impuis-
sance que traduit l'expression ainéricaine.
84
pleins de ressentiments qui le suivent. Il en a conscience et très
souvent c'est tout juste s'il ne s'excuse pas; parfois, par contre, il
est agressif.
La Compagnie vérifie ses comptes.
Les relations entre le pointeau et l'ouvrier ont toujours été
tendues. L'ouvrier cherche toujours à faire de la gratte et le poin-
teau est toujours persuadé que l'ouvrier essaye de le rouler. Évi.
demment, la personnalité du pointeau finit par s'identifier aux yeux
des ouvriers avec la nature de son emploi et ils le considèrent plus
ou moins comme un « salaud » (4). Il épluche leurs feuilles de travail
pour voir s'ils ne le roulent pas et les ouvriers lui en veulent.
Néanmoins, ils trichent chaque fois qu'ils en ont l'occasion, soit en
volant des pièces qui ont été déjà ramassées et comptabilisées, soit
en trompant délibérément le pointeau sur le chiffre de celles qu'ils
ont faites. Voler un panier de pièces à la Compagnie est un art que
nombreux pratiquent. Dans la matinée, un ouvrier volera un panier
de pièces; mais si ce même ouvrier, dans l'après-midi, se voit acci-
dentellement frustré de quelques pièces par le pointeau, il deviendra
furieux et exigera qu'elles lui soient comptées, bien qu'elles ne signi-
fient que peu de chose. Sur certaines machines des compteurs ont
été placés pour vérifier si l'ouvrier n'a pas volé des pièces. Ces
compteurs déterminent le nombre de cycles opératoires qu'à fait
la machine. Un cycle opératoire équivaut à une pièce de travail
terminée. On voit que tous les moyens possibles sont mis en oeuvre
pour tirer le maximum de ce que l'on peut obtenir des ouvriers.
La Compagnie contrôle maintenant l'usage de la force électrique
durant les quinze minutes qui précèdent l'arrêt du travail. De nom.
breux ouvriers, ayant déjà atteint leur quota à cette heure, 'arrêtent
leurs machines. Il semble donc que la Compagnie désire évaluer la
quantité de travail dont elle est frustrée.
L'ouvrier les vérifie deux fois.
L'ouvrier devient un comptable et calcule avec soin le taux de
son pourcentage quotidien, afin de contrôler les reçus de la Compa-
gnie pour voir s'il n'a pas été roulé. Il fait de même avec son bul-
letin de paie chaque semaine. Il est littéralement furieux si la Com-
pagnie ne lui a pas donné son dû.
Cette semaine on a fait l'inventaire à l'usine. De nombreux
ouvriers, maneuvres, mécaniciens, chauffeurs, rectifieurs, etc..., y
participaient. Durant tous ces derniers mois les ouvriers ont volé
des paniers de pièces afin de pouvoir satisfaire leurs bons de com-
mande. De toute évidence il y aura un manque s'éleva'nt à des
dizaines de milliers de pièces à l'inventaire. Les ouvriers apprécient
beaucoup l'humour de la situation,
Notre département est un département productif. La norme que
nous devons atteindre est de 100 %. Pour y arriver cela demande
mot assez fort, équivalent presque
(4) Bastard : littéralement « bâtard »
« pourri ».
85
la journée entière. Généralement ce n'est que durant les trois der-
niers quarts d'heure que nous faisons du boni. Aussi arrive-t-il la:
chose suivante : le pointeau commence à passer parmi les ouvriers
justement à cette heure pour boucler les comptes. Nombreux sont:
ceux qui perdent ainsi leur boni parce que le pointeau arrive trop tôt.
Cela a souvent provoqué de violents éclats. Un jour un ouvrier
circula dans les travées pour dire aux autres de ne pas arrêter le
travail avant la sonnerie de fin de journée. De toutes manières les
ouvriers se trouvent en présence d'une contradiction : on leur dit
de fermer leur machines tôt, mais la perte de leur boni est une
catastrophe pour eux. Voici comment ils tournent la difficulté : une
fois que le pointeau est passé, ils remettent en marche leur ma.
chine pour le compte de l'ouvrier de l'équipe suivante de telle sorte
que lorsque celui-ci arrive, il trouve dans le panier le travail tout
fait qu'il aurait normalement perdu lorsque seraient arrivées les der.'
nières minutes de la journée. A son tour, ce dernier lui rend le
même service Ainsi certains ouvriers passent leur dernière demi..
heure à travailler pour l'ouvrier qui leur succède. Cependant, beau-
coup d'autres ne le font pas. Coincés entre les exigences contra.
dictoires qui découlent, d'une part, de l'inefficacité de la compagnie
dans t'organisation du travail et des taux de rendement élevés du
travail aux pièces, ainsi que de leur désir de faire du boni, d'autre
part, ils se sentent trop épuisés à la fin de la journée pour changer
les outils ou faire du travail supplémentaire pour le compte du
camarade qui va prendre leur place, Fermer la machine aussitôt.
que possible et ne plus la voir est un désir que 'ne ies quitte jamais.
Violation des règlements.
Dans notre usine il existe un ensemble de règlements d'atelier. Si
l'on erfreint l'une quelconque des règles prescrités on est passible
d'un blâme. Trois blâmes donnent à la compagnie le droit de vous
renvoyer. Il est facile à la compagnie d'user de ce droit quand elle:
le veut, si elle cherche à renvoyer quelqu'un. Un ouvrier me disait!
un jour : « Ils peuvent te renvoyer quand ils veulent. Tout ce qu'ils
ont à faire c'est de dire que tu as raté tes pièces à trois reprises,
à moins qu'il ne leur suffise de te surprendre en train de fumer ou
que tu soies arrivé en retard. » (Tout cela cependant dépend de la
force du syndicat.)
A intervalles réguliers, un superintendant fait une descente dans.
la salle des lavabos pour surprendre les ouvriers en train de fumer
ou venus s'asseoir un instant. Les numéros matricules sont relevés
et un blâme est porté à votre dossier, Les ouvriers sont très sen.
sibles à ces manoeuvres sournoises.
Depuis peu les ouvriers sont forcés de rester à leurs machines
jusqu'à ce que sonne la fin du travail. Auparavant, ils pouvaient
quitter cinq minutes plus tôt, à midi, pour aller manger ou le soir
pour se rendre aux vestiaires. Désormais, il sera aussi interdit de
casser la croûte dans les ateliers. Cependant, les hommes trans..
gressent déjà ces règles. Aussi la compagnie fait-elle pleuvoir les
blâmes. Le superintendant de l'usine se plaint d'être tombé 'sur un
ouvrier en train de manger un sandwich alors que l'on venait tout
juste de faire savoir que c'était interdit. Il ajoute que l'ouvrier a:

se u le toupet de lui demander s'il en voulait un bout. Un autre ou.
vrier que l'on réprimande et que l'on menace d'un blâme répond :
< Autant me donner tout de suite trois blânies et essayer de me faire
irenvoyer, parce que je vais manger trois sandwiches. »
Un ouvrier que je connaissais avait déjà deux blâmes. Voir traiter
les ouvriers de ceite manière le remplit d'amertume. Ce n'est pas
une manière de traiter ses semblables disait-il. Je lui demandais
pourquoi il avait accepté de signer ses blâmes alors qu'il aurait pu
s'adresser au syndicat pour essayer de les contester. Il me dit que
pendant qu'il était au bureau il bouillait intérieurement mais qu'il
n'en transparaissait rien, S'il a signé, c'est pour montrer à la com.
pagnie qu'il n'avait pas peur d'eux.
La compagnie ne se risque pas à se mesurer avec les ouvriers qui
sont des faiseurs d'histoires. Il semblerait qu'ils estiment que lors-
que ces sortes d'ouvriers en veulent à la compagnie, ils ne manque-
ront pas de lui causer des désagréments beaucoup plus graves. Aussi
essayent-ils autant que possible de se les concilier.
La compagnie, a le droit de renvoyer les ouvriers qui ont été
passibles de blâmes. C'est-à-dire, qui ont volé des pièces, qui ont
fait des ratages, qui ont été pris en train de fumer, etc... Bien que
le renvoi, en l'occurence, soit la sanction de ce qui est, pour ainsi
dire, une loi, elle n'en fait que rarement état. D'ailleurs, dans la pra.
tique, il leur serait impossible de l'appliquer à la lettre. Ils se con-
tentent d'énerver les ouvriers en s'obstinant à leur faire respecter
les règles prescrites,
Un ouvrier fut pris un jour en train de voler un panier de pièces
afin de pouvoir satisfaire aux normes exigées pour se faire un boni.
Au moment d'être appelé au bureau il demande qu'on lui donne son
compte et déclare que si on n'est pas satisfait de son travail, il est
prêt à aller ailleurs. La compagnie refusa, mais, pour le pénaliser
quand même, lui infligea quelques jours de mise à pied.
La direction de l'usine a tenté, à plusieurs reprises, d'empêcher
les hommes d'utiliser la demi-heure d'arrêt du repas pour aller
roupiller dans les vestiaires en s'étendant sur des bancs qu'ils dis-
posent à cet effet. C'était une habitude que j'avais prise dans les
autres usines. La combine consiste à manger subrepticement son
repas avant la sonnerie et ensuite à s'échapper pour aller dormir
une demi-heure. Cependant, cela n'en est que pire au moment où il
faut se réveiller.
Les ouvriers disent souvent : « S'il fallait qu'ils nous renvoient
pour toutes les infractions que l'on commet, il n'y aurait plus per.
sonné à l'usine. »
Inutile de donner à la Compagnie quelque chose pour rien.
L'ouvrier ne donne pas volontiers libre cours à toutes ses capa-
cités. Lorsqu'il le considère nécessaire il réduira sa production. S'il
n'arrive pas à s'en sortir dans un travail, il s'arrangera pour être
très en dessous de ses temps durant toute la semaine. «Inutile de
donner quelque chose à la compagnie pour rien, d'autant plus que
c'est justement ce qu'ils cherchent, dit-il, et il ajoute : tu es là
pour travailler pour toi, pas pour a compagnie. »
Il y a des jours où l'ouvrier est particulièrement monté contre
la compagnie. Il donne cours à sa colère en produisant moins que
87
de coutume. Si la compagnie accélère le rythme des machines et:
rabaisse les temps, une partic des ouvriers s'entendront tacitement.
pour ralentir la cadence. C'est ce qui se produit en ce moment dans
mon département. Afin de contraindre la compagnie à réduire les
normes, ils ont engagé une action qui consiste à réduire, peu à peu,
leur rendement journalier. Etant donné que la compagnie a refusé
de discuter de la réduction du taux des normes, les ouvriers font
confiance en leur propre action pour la lui imposer,
Les ouvriers ont le sentiment que faire grève, pour des ques.
tion's de salaires seulement, ne les avance à rien, Il y a une oppo.
sition manifeste, caractérisée et s'exprimant souvent ouvertement.
de la part des ouvriers face à l'éventualité d'une nouvelle grève.
Cependant, chaque jour passé dérontre clairement qu'avec l'accé.
lération du rythme des machines et l'accroissement de l'exploita-
tion, qui ne cessent ni l'un ni l'autre, il ne sera nullement besoin
du prétexte d'une augmentation de salaire pour justitier une grève,
lorsque les ouvriers auront atteint le point de saturation,
CAPITRE IV
L'INEFFICACITE DE LA COMPAGNIE
L'usine où je travaille iait partie d'un trusi géant. Son réseaux
s'étend sur l'ensemble du pays. II matérialise une forme extrêmement:
développée d'organisation capitaliste de l'industrie. Cependant, le
contrôle bureaucratique du travail, venant d'en haut, se traduit par
une inefficacité s'étendant sur une échelle effrayante si l'on consi..
dère l'ampleur des moyens mis en oeuvre. On pourrait croire, à pre-
mière vue, que la compagnie sacrifie tout à la production. Ce n'est
pas vrai, Avec des méthodes différentes on pourrait obtenir une
production supérieure. L'objectif recherché est bien plus la subor-
dination et le contrôle des ouvriers.
La dilapidation du matériel productif.
Le rythme des machines est accéléré au plus haut point. Aussi
il y a-t-il des pannes continuelles et il faut tenir sur pied une im.
portante équipe d'entretien. Le gaspillage en machines se manifeste
partout,
On montera une came sur une machine pour réduire le temps de
coupe. A la suite de quoi les outils qui attaquent trop brutalement
le métal se cassent ou brûlent. Certaines machines sont continuelle
ment en réparation. On exige des machines de tourner à une telle
vitesse que les ouvriers disent : « Un de ces jours, ces sacrées
bécanes vont lâcher leur socle et s'envoler, »
Les machines sont mises au point pour travailler certaines caté.
gories de métaux. Souvent, l'acier dont on se sert est d'une qualité
plus dure qu'il n'aurait fallu. Résultat : encore des outils brûlés
ou cassés.
88
Durant des semaines d'affilée, les réparations indispensables ne
sont pas effectuées. Il faut percer un trou pour poser un nouveau
boulon sur uir dispositif de blocage qui risque de flancher. Un em-
brayage qui a du jeu* ou un frein . qui ne fonctionne pas bien cons.
titue une menace constante pour la machine, pour ne pas parler
de son conducteur. Pourtant, rien n'est fait.
Peu importe à la compagnie le nombre d'outils brûlés si les
ouvriers doivent les changer constamment. Ce qui les intéresse,
avant tout, c'est de faire tourner les machine's à leur vitesse maxi-
mum, pour le reste que les conducteurs se débrouillent.
:« Si j'avais l'argent dépensé à ce machin-là... ».
La compagnie ne cesse de faire tous ses efforts pour comprimer
les dépenses des départements non-rentables, c'est-à-dire des dépar.
tements non-productifs, Evid smment, les départements productifs en
pâtissent et se plaigneni constamment d'avoir à faire des va-et-vient
pour s'occuper de questions mineures,
L'atelier d'affutage possède des profils types d'outils qu'ils sui-
vent pour mettre les outils en forme ou leur donner leurs angles de
coupe. L'ouvrier, au cours de son expérience quotidienne, s'aperçoit
que les profils imposés ne valent rien et il demande à l'affuteur de
"faire les outils selon ses propres directives. L'affuteur dit : «0.K
et pour un temps il coopère avec le conducteur. Mais cela vient aux
oreilles de la direction. Une grande controverse s'ensuit. On dit
à l'affuteur qu'il ne doit prendre ses ordres que de la direction et
qu'il doit s'en tenir aux dessins qu'on lui donne. Il répond alors :
« Bon. C'est vous le patron » et il s'incline. Ce qu'il s'ensuit serait
plutôt drole si cela n'ajoutait pas encore aux tracas de l'ouvrier à
l'atelier. L'ouvrier est maintenant forcé d'aller d'abord au magasin
chercher l'outil voulu, d'attendre qu'on le serve, puis de trouver le
contremaître, lui dire que la coupe ou la forme de l'outil demande à
être modifiée, obtenir du contremaître un bon de commande, aller
ensuite à l'atelier d'affutage et interrompre l'affuteur dans le travail
qu'il est en train d'effectuer pour qu'il affute l'outil qui lui est néces.
saire. Il convient de se souvenir que lorsque l'ouvrier va au maga-
sin pour chercher l'outil, celui-ci a déjà été affuté une fois.
Un immense pont-transporteur circulaire a récemment été ins-
tallé à travers l'usine. Il va de département en département. Il se
compose de centaines de poutrelles d'acier et de paniers d'acier. Le.
coût de ce pont s'est élevé à des milliers de dollars. Pour ce qui
est du point de vue des ouvriers, cette innovation s'est révélée jus-
qu'ici comme étant un échec. Ils passent leur temps à se cogner
áprès et à se faire mal. II passe en plein milieu des machines et
constitue un danger permanent. Les ouvriers en sont de plus en
plus exaspérés.
Alors qu'autrefois le conducteur empilait ses pièces dans un
panier, qu'il plaçait par terre à l'intention d'un inanoeuvre qui vien-
drajt les enlever, maintenant les hommes doivent mettre leurs
pièces dans les paniers du pont-transporteur. Les maneuvres sont
maintenant éliminés de cette catégorie d'emploi, La compagnie avait
déjà tenté, une fois, d'éliminer ainsi les manoeuvres, mais elle avait
finalement échoué. De nombreux ouvriers s'élevèrent contre cette
89
pratique, arguant que ce travail n'entrait pas dans les attributions:
de leur emploi, etc... Pendant plusieurs jours, il y eut une grande
agitation. Bien qu'en fin de compte le nouveau système se soit.
révélé plus satisfaisant à certains égards, le fait que les hommes.
n'aient pas été consultés et que la compagnie l'eut appliqué arbitrai..
rement fut à l'origine de la rébellion.
A la même époque, on procéda à des licenciements s'élevant à
plusieurs centaines. Les ouvriers mettent en parallèle le coût du pont.
circulaire, le gaspillage d'argent et de place qu'il a entraîné et les
licenciements auxquels on procède : les sommes dépensées, disent-
ils, auraient amplement permis de conserver à ces ouvriers leur
emploi. De nombreux ouvriers s'exclament : « Si on me donnait tout
l'argent dépensé à ce machin, je pourrais me retirer jusqu'à la fin
de ma vie. » Les licenciements ont entraîné un accroissement de tra-
vail pour ceux qui restaient. Tous les ouvriers comprennent fort
bien et répètent, à qui veut les entendre, que la compagnie essaye
de comprimer les frais généraux et les dépenses improductives. Les
licenciements on affecté des services 'non-productifs, tels que ma.
noeuvres, contrôleurs, affutage, entretien, etc...
Cela a provoqué un jour un incident à l'usine. A la suite de licen.
ciements, il y avait pénurie de manoeuvres. Aussi, lorsque ce fut
l'heure pour le pointeau de faire sa tournée il demanda aux conduc-
teurs de charger eux-mêmès les pièces dans les paniers du pont-
transporteur. Les ouvriers protestèrent en s'exclamant : « C'est tou.
jours pareil, on leur donne un cent et ils en veulent un mille. » À la
suite de quoi, un certain nombre de conducteurs se refusèrent d'effec-
tuer le chargement. Les maneuvres furent réintégrés dans leur em.
ploi. Il est clair que la compagnie charche à faire faire aux conduc-
teurs, en plus de leur travail, celui des tireurs de copeaux et des
manæuvres,
Un ouvrier fit parvenir une suggestion demandant que le pont
nouvellement installé serve aussi au transport des outils jusqu'aux:
machines. La compagnie refusa'. Les ouvriers trouvèrent que l'idée
n'était pas mauvaise mais qu'elle ne pouvait pratiquement aboutir,
parce que, de toute manière, il n'y avait jamais assez d'outils et
que la plupart auraient disparu avant que la moitié des machines:
aient été desservies.
Les récriminations de la Direction.
La direction se plaint continuellement de ce que les ouvriers
manquent d'esprit de coopération. Ils ne nettoient pas les machines
et ne balaient pas par terre. Dans un seul département on compte
70 accidents par mois.
Chaque mois, durant une demi-heure, se tient une conférence de
sécurité, après le repas. A ces réunions la direction s'efforce de:
faire du bureau du Comité de sécurité, qui y est nommé, une répli.
que de l'appareil syndical et de la lui superposer. Les ouvriers sont
invités à faire connaître au Comité de sécurité toutes leurs récla-
mations. Pour pousser les ouvriers à y participer, ils nomment trois
ouvriers d'ateliers comme secrétaires du bureau. Le reste du comité
est composé d'ingénieurs et de membres du personnel.
Les débats des conférences de sécurité se déroulent sous l'égide
00
«de la direction. La parole est habituellement donnée à un contre.
maître dont l'intervention occupe la plus grande partie des trente
minutes allouées. Les quelques minutes restantes sont attribuées
aux interventions de l'ouvrier de base. Si un ouvrier ou deux sou.
lèvent une question futile, on les écoute religieusement. Mais s'il
arrive que les hommes soient d'humeur batailleuse et qu'ils se met-
tent à s'arracher la parole pour se plaindre d'une chose, d'une autre,
puis d'une troisième et que la réunion échappe à tout contrôle, elle
est immédiatement suspendue et les représentants de la direction
se mettent à dire : « Aux machines, messieurs (5), nous avons du
travail à faire. »
Voici quelques réactions d'ouvriers prises sur le vif, lors de ces
conférences :
1. « Oh ! mon pote, encore une demi-heure de repos. »
2. « En voilà des conférences de sécurité ! Tout ce qu'ils ont su
faire c'est de gueuler après les portiers. »
3. Certains piquent un roupillon durant la séance.
4. Tout ce que les contremaîtres et superintendants savent dire :
-« Les hommes sont négligeants et ne coopèrent pas avec le comité
de sécurité. »
5. On vous dit de dormir suffisamment, de ne pas boire et de
manger le genre de nourriture qui convient.
6. Les hommes ricanent parfois.
7. La compagnie maintient qu'elle fait tout ce qui est en son pou-
voir pour aider les ouvriers.
Lors d'une réunion, la compagnie fit la déclaration suivante :
« Nous avons maintenant embauché suffisamment de manoeuvres
'pour que l'usine soit propre, à vous de faire votre part de sacri-
-fices. » Peu de temps après, la moitié des manauvres étaient-licen-
sciés. Les ouvriers ont l'impression que la compagnie ne s'y recon-
naît pas dans ses propres décisions d'une semaine à l'autre.
Pourquoi une telle inefficacité ?
Durant plus d'un an, un sujet de mécontentement revenait régu-
lièrement sur le tapis. De lourdes fumées, provenant des fours de
traitements à chaud, envahissaient périodiquement l'atmosphère de
l'usine, Presqu'à chaque réunion du comité de sécurité la question
était soulevée. Pourtant cela continue toujours. Un ouvrier me dit :
« Un de ces jours, c'est nous qui allons nous occuper de cette nis-
toire-là. »
On envoie, un jour, un ouvrier au bureau parce qu'il avait raté
toute une série de pièces. Ils veulent savoir pourquoi. Sa réponse
fut la suivante : « L'éclairage est mauvais, les ampoules placées sur
les machines finissent par se recouvrir d'une pellicule de graisse et
je n'y vois rien, À force de tout le temps me pencher sur la machine
mal éclairée, mes yeux se sont fatigués et il m'a été impossible de
voir ce que je faisais, » L'inefficacité et la paperasserie, dont est
responsazie la compagnie, pousseraient presque les ouvriers à en
pleurer de rage impuissante. Un manque d'outils juste au momen:
(5) Dans le texte « Aux machines, hommes... », ce qui est une expression
moins hypocritement familière que les « gars », mais plus méprisante que
-«' messieurs ».
91
critique, un outil mal affuté, une machine défectueuse qui n'a pas
été réparee et qui expose l'ouvrier à des accidents, les stocks néces
saires à l'alimentation d'une machine qui, au lieu de se trouver à
ses pieds, sont déposés dix machines plus loin, là où ils ne servent
à rien; enfin le refilage des responsabilités au copain d'à côté lors
que quelque chose cloche, tout cela contribue à rendre la situation
intenable.
Les ouvriers disent souvent : « Pourquoi donc une telle ineffi
cacité ? » Ou : « La compagnie perd un jour de travail faute de
s'être procuré un bout de chaîne qui coûte environ 75 cents. » (6)
Ou : « Pourquoi ne peut-on trouver des rondelles ? Est-ce que la
compagnie ne peut pas ce payer ce luxe ? » ou encore : Ça on
arrive au point où la supervision se fout intégralement de tout »
De nombreux ouvriers se mettent en colère parce que les sugges
tions qu'ils font ne sont pas prises en considération. Ces sugges
tions élèveraient le degré d'efficacité et accroitraient la production,
en même temps qu'elles permettraient de faire des économies.
11 existe une tendance générale dans toutes les couches de la
classe ouvrière à travailler le plus efficacement possible. Aussi les
ouvriers ont-ils un sentiment de fierté lorsque leur usine fonctionne
efficacement. Plus l'usine possède une organisation complexe et effi-
cace, plus l'ouvrier trouve des occasions d'éprouver cette fierté. Les
ouvriers les plus conservateurs, c'est-à-dire ceux qui sont les mieux
payés et qui ont les meilleures places, ceux qui ont l'espoir d'ac
quérir une certaine indépendance, ou ceux qui pensent qu'ils ont la
possibilité d'obtenir de l'avancement, cherchent par tous les moyens
à élever l'efficacité du travail. Par contre, la majorité des ouvriers
sont pris dans une contradiction décourageante. Ils ressentent forte
ment leur statut d'opprimé et, consciemment et inconsciemment, ils -
Tuttent contre ce statut qui est le leur. Ils se rendent compte que
plus d'efficacité ne signifient pour eux qu'exploitation et oppression
accrues. Aussi est-ce une lutte de tous les instants que d'essayer de
concilier les exigences d'un travail bien fait et efficace et celles de
leurs intérêts de classe,
La compagnie, pour accroître la production, met en oeuvre tous
les mioyens mécaniques possibles. La direction parle beaucoup du
rôle du facteur. humain dans la production, mais elle ne peut s'élever
à la compréhension que c'est dans la capacité collective des tra
vailleurs eu-mêmes que réside le facteur humain.
La violente réaction de l'ouvrier.
Les conditions de vie qui prévalent à l'usine poussent souvent les
ouvriers à sortir de leurs gonds. Si les fenêtres qui doivent assurer
l'aération indispensable sont fermées, ils s'empareront comme un
rien d'un bout de ferraille et casseront les vitres avec. J'ai bien
souvent assisté à un tel spectacle, Aux toilettes, les robinets sont
laissés ouverts à pleine force alors qu'il n'y a personne dans les
lavabos. Les objets fixes sont descellés et les portes brisées. J'ai
vu des ouvriers mettre systématiquements en pièces des parties
entières de machines qui se trouvaient là pour les jeter: ensuite
un peu partout,
(6) Environ 248 francs.
92
Le pont-transporteur circulant se compose de paniers d'acier qui
pendent à la rampe de guidage. Périodiquement, une douzaine de
ces paniers doivent être envoyés à la réparation. Apparentment les:
buvriers les font virer en marche, les balancent en avant et en
arrière et d'une manière générale les démolissent.
J'ai entendu des ouvriers dire qu'ils voudraient bien que leurs
machines aient des pépins mécaniques pour ne pas avoir à les
conduire.
Parfois, c'est une rage destructive qui s'exprime chez un ouvrier,
qui jette une pisce contre sa machine lorsqu'elle fonctionne de tra-
vers, II maudit intensément sa « saleté de machine ».
Un autre ouvrier glisse avec sa clé anglaise à la main et se coupe.
En colère, il jette violemment la clé par terre, Le même jour, ce
même ouvrier ëut des ennuis mécaniques avec sa machine. Sa colère
fut à son comblé. Il se mit à maudire la machine, la compagnie, le:
contremaître et n'arrêtait pas de crier qu'il allait prendre son compte..
Ayant terminé son équipe, un ouvrier crache à sa machine et
maudit la compagnie ainsi que tous ceux qui sont autour de lui.
« Un marchand de coups de marteau » est un ouvrier qui règle
sa machine à coup de masse. Au lieu de desserrer les écrous, il se
sert de la masse afin de gagner du temps. Au bout d'un certain
temps, la machine est déglinguée. Nombreux sont les ouvriers qui:
répugnent à ces destructions et chacun défend son point de vue.
Un jour, que j'avais des ennuis avec ma machine, je dis à mon
voisin : « Si cette machine m'appartenait je la casserais. » J'étais
hors de moi. Il répondit : « Pourquoi briser une machine qui t'appar.-
tiendrait, brise plutôt celle-ci, elle appartient à la compagnie. »
Le dilemme du contremaître.
La position du contremaître est très délicate. Il est pris entre-
deux feux. Il est forcé de pousser l'ouvrier à produire, étant donné-
que sa propre situation dépend de la production. La pression qu'il
subit de la part de ses supérieurs .est considérable. Une importante
bévue suffit à le faire casser. Ceux qui sont au-dessus de lui évitent,
délibéremment, et autant qu'ils le peuvent, tout contact quotidien
avec les ouvriers. Ils se déchargent de cette tâche sur le dos des:
contremaîtres et du premier échelon de la supervision. Le contre-
maître est rendu responsable de tous les accrochages qu'il peut avoir-
avec les ouvriers. Parallèlement à cela, il y a l'immense accumu.
lation de paperasserie et le refilage systématique des responsabi..
lités à l'échelon inférieur, si bien que si quelque chose n'a pas été
fait, c'est toujours sur le dos de l'ouvrier que cela retombe. L'opi.
nion des ouvriers, c'est que «avant que quelque chose së fasse ici
on a le temps de mourir cent fois ».
Tout cela se répercute sur le contremaître, qui devient un homme
perpétuellement tendu et fatigué. Il est hyper-sensible; c'est unë.
épave mentale qui cherche continuellement à reportër l'instabilité
de sa situation sur le dos des ouvriers.
J'ai des renseignements de première main concernant un contre-
maître qui avait été forcé de prendre plusieurs semaines de repos:
parce qu'il était au bord de la dépression nerveuse.
De nombreux contremaîtres se protègent de la pression à laquelle-
ils sont soumis, en se cuirassant d'indifférence. Ils se jurent bien
de ne jamais donner le meilleur d'eux-mêmes, quoi qu'il arrive.
Aussi, quand les difficultés surviennent, on voit le contremaître
hausser les épaules, déclarer qu'il n'y a rien à faire, et partir en
laissant à ceux qui sont dans la mélasse le soin de trouver com-
ment s'en sortir.
De telles situations donnent lieu parfois à ce que l'on appelle le
truc de la « pomme de terre chaude » et qui consiste à la passer
au plus vite à son voisin pour ne pas se brûler. Ainsi, du sommet ·
de la direction jusqu'en bas on se refile les responsabilités. Ces prar
tiques finissent par engendrer une situation si confuse que les divers
échelons de la direction eux-mêmes se montent les uns contre les
autres et se contredisent. Personne ne veut prendre la responsa-
bilité de trancher la question.
A différentes reprises, j'ai passé plusieurs mois comme contre-
maître de quelques ouvriers. J'y ai appris, ce que mon expérience
d'ouvrier dans la production m'avait déjà montré, que la super-
vision sert quand même à quelque chose : les contremaîtres finis-
sent pas s'exaspérer de voir que les ouvriers freinent délibérément
au travail. Les hommes ne produisent pas autant qu'ils le pourraient.
Aussi les contremaîtres répètent-ils : « Les hommes ne veulent pas
travailler, ils sont paresseux. » Cette appréciation influe sur la
conduite des contremaîtres et les pousse à pousser les ouvriers au
travail,
A un autre point de vue, cependant, les contremaîtres sont très
près des ouvriers. Les hommes se rendent compte que les contre-
maîtres ne sont pas dans une situation enviable et qu'ils sont soumis,
aussi bien que les ouvriers, à une discipline et risquent d'être
renvoyés.
J'ai appris, d'un ouvrier de Détroit, que durant la grève de la
maîtrise, les ouvriers éprouvaient un mélange de sentiment de culpa-
bilité en allant travailler et en ne soutenant pas les contremaîtres,
et de satisfaction, à cause de l'occasion qui leur a été offerte de
montrer qu'ils pouvaient fort bien se passer d'eux.
94
.
1
LA VIE DE NOTRE
GROUPE
1. Depuis un an, le groupe se réunit deux fois par mois en réunion plé
nière. Ces réunions sont consacrées essentiellement à la discussion de pro.
blèmes politiques généraux aussi bien qu'actuels. Des rapports ont été
ainsi faits, qui ont servi de base à la discussion de problèmes comme le
syndicalisme actuel, l'impérialisme de la Russie bureaucratique, la grève
des inineurs, l'évolution actuelle de la situation économique et politique, etc.
D'autre part, un groupe d'éducation fonctionne, se réunissant également
deux fois par mois; deux séries d'exposés y ont été faites sur la formation
et les acpects généraux du marxisme et sur l'économie capitaliste.
2. Le dimanche 10 avril, le groupe a consacré la totalité de sa réunion.
plénière, matin et après-midi, à la discussion de la question du parti
révolutionnaire et de l'orientation de son travail vers la construction du
parti. Après un rapport du camarade Chaulieu, dont le contenu esseritiel
est reproduit dans la résolution sur le parti révolutionnaire que nous
publions plus loin, la plupart des camarades ont pris la parole assez
longuement et tous se sont exprimés sur la question débattue.
Trois camarades se sont opposés à l'orientation fondamentale du rap-
port avec des positions sensiblement différentes. L'essentiel de la discussion
a tourné autour des points soulevés par eux; cependant plusieurs pro-
blèmes ont été également abordés qui pour n'être pas directement liés au
problème central ne manquent pas d'intérêt et feront le ème de discus.
sions ultérieures (notamment le problème de l'organisation socialiste de
l'économie et de l'abolition des rapports dirigeants-exécutants en ce stade).
3. Le camarade Carrier s'oppose à l'idée de considérer dès maintenant
le groupe comme lié par une discipline collective et la construction du parti
révolutionnaire comme absolument nécessaire. S'il faut, dit-il en substance,
admettre une différenciation dans le prolétariat, ce n'est pas celle du parti
et de la classe. Encore moins que le parti, le groupe à l'étape actuelle
n'est-il justifié comme corps organisé. La seule distinction à faire est celle
de l'organisation des travailleurs et de l'organisation des révolutionnaires.
Une organisation des révolutionnaires est nécessaire, mais elle ne peut se
construire que sur la base des milieux de travail, non à partir de la ren-
contre idéologique d'individus. De toute manière cette organisation des
révolutionnaires doit être tout à fait subordonnée à l'organisation des tra-
vailleurs et n'être liée par aucune discipline qui impliquerait une solidarité
de ses éléments dans l'action. Les éléments révolutionnaires se rencontrent
et discutent en commun les problèmes de la révolution, ils se séparent
ensuite pour agir chacun comme ils l'entendent dans le sein de l'organi-
.95
sation des travailleurs, seule représentative de la classe. Carrier voit dans
les Comités de lutte, qui se sont formés en 1947 et dans les formes de .
regroupement analogues qui peuvent de produire, des exemples d'organi-
sation des travailleurs. Dans de tels comités, les camarades du groupe se
comportent comme les autres éléments et se gardent de chercher à
imposer les idées du groupe. Enfin, si l'on imagine que le groupe tout
entier s'intègre à une organisation de travailleurs, il dávrait aussitz. dis-
paraître en tant que groupe. Carrier caractérise donc essentiellement l'orga-
nisation des révolutionnaires comme un groupe momentané dont la tenuunce
est de dépérir. Il conclut en disant que l'organisation des révolutionnaires
doit, de toute manière, disparaître le jour même où les Soviets s'emparent
du pouvoir.
4. A cette estimation de l'organisation des révolutionnaires et de ses
rapports avec l'organisation des travailleurs, le camarade Denise s'oppose
en faisant ressortir que l'organisation des révolutionnaires est indispen-
sable, d'une manière permanente, pour préparer la révolution, qu'elle doit
continuer à se distinguer de toutes les autres formes d'organisation de la
classe jusqu'à la révolution, quelles que soient les conditions objectives.
Mais elle pose deux problèmes : 1° Quelle doit être la relation de l'orga-
nisation révolutionnaire avec la classe ? 20
doit être la structure de
cette organisation ? Au premier elle répond en affirmant que l'organisa-
tion des révolutionnaires ne peut se proposer comme fin de diriger la classe.
Il ne s'agit pas, par exemple, pour un militant du groupe de chercher à
diriger un Comité de lutte, en outre, il ne doit pas en prendre la direc-
tion, mais seulement y manifester ses idées. En ce qui concerne la siruc-
ture de l'organisation révolutionnaire, il ne faut pas poser que la lutte
contre la bureaucratisation relève seulement du programme et non de la
structure organisationnelle. Le principe du centralisme démocratique doit
être étudié à la lumière de l'expérience passée, et mis en question; le cen-
tralisme démocratique reposant sur la dualité exécutants-dirigeants qui
régnait dans les partis de la III Internationale révolutionnaire était déjà,
en fait, un centralisme bureaucratique.
5. Le camarade Ségur, comme le camarade Denise, affirme la nécessité
permanente d'une direction politique, qu'il ne se refuse pas d'appeler parti.
Mais il estime que la conception du parti que se fait le Rapport et qui est
une conception classique, au fond très proche de la conception leniniste du
« Que Faire ? », passe complètement à côté du véritable problème qui est
celui d'empêcher la dégénérescence bureaucratique du parti. Or, cette
dégénérescence est fatale si le parti se voit attribuer les tâches de direc-
tion politique de la classe. Le problème est de restreindre son activité
au domaine idéologique et de lui interdire d'intervenir dans le domaine
pratique. Le parti doit être la direction idéologique et non la direction pra.
tique de la classe. S'il se propose des tâches pratiques, le parti se substitue
à la classe, il devient une direction bureaucratique, qui, en agissant au
nom des intérêts de la classe agit en fait à la place de celle-ci. Le cama.
rade Ségur, en ce sens, dit qu'il faut étudier de très près la période de
préparation immédiate de la révolution. Le moment de l'insurrection est le
moment où le parti - s'il ne se limite pas à son rôle idéologique prépare
lui-même la prise du pouvoir et où il constitue en dehors des organes
autonomes de la classe les cadres du pouvoir. La logique du parti est
alors d'agir de plus en plus à la place des Soviets et de se transformer
en bureaucratie.
6. Les autres camarades se sont élevés contre ces positions; nous
ramassons leurs interventions pour dégager plus clairement les idées qui
ont été mises en avant.
a) Il ressort des interventions des camarades qui s'opposent au Rapport,
que ceux-ci conviennent à des degrés divers de la nécessité d'une organi-
sation des révolutionnaires. Nier cette organisation serait nous nier nous
mêmes en tant que groupe existant à partir d'une plate-forme politique
commune. Mais si l'on part de ce fait, il faut en tirer toutes les conséquences,
ou bien alors on ne pense pas jusqu'au bout l'idée d'une organisation des
révolutionnaires. Supposons même qu'il n'y ait pas de groupe formé autour
96
***
.
d'un programme politique mais seulement des organes de la classe tels
que des Comités de lutte ou des syndicats dénommés « autonomes », on ne
peut empêcher que dans de tels groupes un certain nombre d'éléments se
trouvent d'accord entre eux, qu'ils tentent d'élaborer ensemble un pro-
gramme politique qui pose les problèmes non pas à l'échelle locale et
corporative mais à l'échelle nationale et internationale et d'une manière
universelle. On ne peut empêcher que ces éléments qui ont en commun ces
idées politiques, se réunissent à part pour discuter entre eux des pro-
blèmes qui découlent de leurs conceptions communes; ou bien ces élé-
ments n'ont aucun sérieux ou bien leur volonté est de faire triompher leurs
idées, qu'ils croient justes; on ne peut donc les empêcher, s'ils décident
d'agir ensemble dans un même milieu de travail, soit chacun dans son
milieu, dans un sens identique, qu'ils décident dans leur activité publique
de mettre l'accent sur les accord et d'y subordonner leurs désaccords. La
logique de leur situation les amène ainsi nécessairement à se constituer
en groupe, organisation ou parti (selon que leur programme est ou non
suffisamment élaboré).
Dire qu'un élément de ce groupe constitué doit s'interdire, par exemple,
de jouer un rôle prépondérant dans un organe de la classe sous prétexte
qu'il altère alors la spontanéité et l'autonomie de celui-ci, c'est en fait
l'empêcher d'exprimer ses idées et d'essayer de convaincre les autres; car
'n'est-il pas nécessaire s'il les convainct qu'il soit chargé de tâches respon-
sables et qu'il acquière une position prépondérante dans cet organe.
b) Animés par le désir de chercher des garanties contre la bureaucratie,
les camarades ne voient pas qu'au lieu de donner une réponse au pro
blème qu'ils posent, ils le suppriment purement et simplement. Car pour
éviter le danger bureaucratique, ils refusent toute action organisée et
concertée. Ce ne sont pas seulement les exigences propres à la lutte révo-
"lutionnaire, la nécessité d'élaborer un programme politique et économique
complet, c'est-à-dire historique, la nécessité de penser et d'agir sur un
plan national et international, mais les impératifs de toute action collective,
en vue d'une fin commune qui exigent une organisation dans le travail
et un commandement dans l'action.
c) Le problème ne peut consister à limiter l'activité du parti à une
sphère d'élaboration théorique ou à un rôle d'orientation politique. Toutes
les analyses du groupe sont fondées précisément sur l'idée que les tâches
théoriques politiques et pratiques non seulement sont étroitement liées
comme les marxistes l'ont montré dans le passé, mais qu'elles sont deve-
nues; à proprement parler, identiques, c'est-à-dire les différentes formes d'une
même réalité. Prendre politiquement position sur tel problème qui intéresse
la classe ouvrière c'est en même temps : indiquer une attitude pratique
à adopter dans · telle situation: De même qu'on ne peut se limiter à des
problèmes pratiques et que les tâches de la révolution impliquent le dépas..
sement du problème pratique et une solution aux problèmes les plus
théoriques qui soient, de même les positions politiques élaborées jusqu'au
bout sont des positions pratiques. Opérer une division artificielle, entre les
deux domaines c'est faire un retour en arrière. Le problème consiste à notre
époque, où les tâches politiques et pratiques s'identifient, à poser le
problème de la lutte antibureaucratique, mais non à nier le caractère de
cette époque. L'identité du pratique, du politique et de l'idéologique est en
un sens éminemment progressive et signifie un mûrissement de la cons-
cience du prolétariat.
d) La liaison du parti avec les organes autonomes de la classe qui
peuvent naître d'ici la révolution tels que les comités de lutte
avec les Soviets doit être comprise justement. Notre groupe pense que la
constitution du parti révolutionnaire est la condition nécessaire, mais non
point suffisante de la révolution; il a affirmé, dès son origine, que le sens
de notre époque était la tendance du mouvement ouvrier vers l'autonomie.'
Il a vu dans les comités de lutte, qui se sont formés en 1947, notamment
dans le Comité de lutte de l'Usine Unic, une manifestation capitale de la
tendance de l'avant-garde à se rassembler avant la révolution sur le plan
des usines dans des organes où les problèmes pratiques sont précisément
ou
97
!
posés en liaison avec le problème politique essentiel de la lutte contre la
bureaucratie. Nous pensons que même si de tels comités ne peuvent vivre
d'une manière permanente jusqu'à la révolution, les exigences de la lutte:
antibureaucratique à notre époque posent d'une manière permanente les
conditions de leur formation. Nous pensons aussi que la prise de conscience
antibureaucratique, manifestée par de tels comités, est la condition même
de la révolution, autrement dit que la révolution ne saurait avoir lieu si.
ne se manifestait dans le prolétariat, d'une manière sensible et objective,
la tendance à la lutte, non contre les staliniens en tant qu'« artisans d'une
mauvaise politique », mais contre la bureaucratie en tant que telle, sous
toutes ses formes.
Si pendant toute une phase de son histoire la dualité parti-syndicat fut la
déterminante du mouvement ouvrier, c'est vers une dualité du type parti-
comité de lutte, que celui-ci s'achemine; et cette évolution implique un
mûrissement dų proletariat, une politisation accrue dans tous les domaines.
de lutte et d'organisation, un lien beaucoup plus étroit entre le parti et:
les organisations de la classe; une telle évolution implique, en outre, que:
la formation des Soviets ne pourrait se situer qu'à un niveau plus élevé
qu'en 1917-1923, les organismes ouvriers autonomes préfigurant les Soviets
et posant les problèmes du pouvoir ouvrier d'une manière embryonnaire
au sein même de la société bourgeoise. On ne peut donc poser le rôle du
parti révolutionnaire sans mettre en regard les organes autonomes de la
classe. Mais on ne peut faire l'inverse et supprimer le parti ou le limiter
dans ses tâches. D'une part, comme on l'a déjà dit, le parti a un carac-
tère permanent, alors que ces organes peuvent naître et disparaître, d'autre
part, ces organes, par eux-mêmes, n'ont pas un programme politique com-
plet et une conception historique des problèmes. Ils expriment d'une manière
extrêmement profonde la tendance du prolétariat à l'autonomie, mais on
ne peut dire qu'ils ont déjà conquis une véritable autonomie dans la
mesure où ils ne possèdent pas le programme de la révolution, dans la
mesure, au contraire, où ils restent le terrain de lutte d'idéologies hostiles
au prolétariat. C'est dans la manière dont le parti traite les organes auto-
nomes de la classe que se révèlera sa véritable nature et sa capacité de
résoudre le problème bureaucratique. Dans la mesure où les organes auto-
nomes font partie de sa perspective, il est clair que le parti ne peut
s'opposer à eux et tenter de les réduire à son profit en se niant lui-même.
Le parti cherche à susciter de tels organes, il voit en oux des embryons
de Soviets; son but est de faire tout pour qu'ils s'étendent, prennent cons-
cience de leur rôle et se transforment en comités d'usine. Il y a donc aucun
sens à ce qu'il veuille les annexer artificiellement ou les incorporer.
Pour le parti, défendre son programme dans de tels comités et leur faire
développer leur autonomie est une seule et même chose et non deux
mouvements qui se contredisent. Sur cet exemple se dévoile le fait que
la lutte antibureaucratique est essentiellement programmatique. C'est en
concrétisant le programme dans les formes d'action qu'on peut lutter contre
la bureaucratie, non en cherchant des statuts miraculeux qui donneront
une garantie contre la dégénérescence.
Il est certain qu'on ne lutte pas contre la bureaucratie comme on lutte
contre la bourgeoisie, sous prétexte que ces deux formes sociales ont une
existence objective réalisée dans l'économie. La bureaucratie est, dans une
certaine mesure, la force d'encadrement du travail, elle est beaucoup plus
liée au prolétariat; elle s'est détachée de lui au cours même de son évolu-
tion; c'est-à-dire que la lutte contre elle implique pour le prolétariat un
approfondissement de son programme et un progrès dans ses formes d'orga-
nisation et de lutte. Mais c'est du programme que doivent découler les
conséquences valables pour la lutte et l'organisation. Ce n'est pas des
solutions statutaires tels que le rejet du centralisme démocratique, qui
peuvent donner une solution au problème.
A la suite de la discussion, l'ensemble des camarades ont accepté la
résolution d'orientation sur le problème du Parti qui leur était proposée
à l'exception des trois camarades qui avaient défendu le point de vue
opposé. Nous publions plus bas cette résolution sous la forme définitive
98
qui lui a été donnée par le comité responsable du groupe. Nous publions
également la résolution statutaire qui fut adoptée par la suite.
Différents camarades ont enfin souligné l'importance de la discussion qui
avait eu lieu et de l'adoption de la nouvelle orientation, remarquant qu'au-
cun travail systématique ne pouvait être accompli, tant que le groupe
n'avait pas pris clairement position sur la nécessité de prés rer la cons.
truction d'un parti révolutionnaire, et qu'il s'agissait maintenant de traduire
concrètement cette position dans l'activité du groupe.
LE PARTI REVOLUTIONNAIRE
(RESOLUTION)
1. La crise actuelle du groupe n'est que l'expression plus aiguë de la
crise permanente qu'il traverse depuis qu'il s'est constituté, et qui a pris
une forme plus violente chaque fois que des problèmes concernant ses
rapports avec l'extérieur se sont posés (sortie du P.C.I., première discussion
sur le caractère de la revue en automne 1948, contenu de la revue lors de
la rédaction du n° 1). A chaque fois, on a pu retrouver à la racine des
divergences le manque de clarification sur les questions du parti révolution.
inaire et de notre orientation stratégique et tactique.
2. La solution de ces problèmes aussi bien du point de vue théorique
général que du point de vue de notre orientation est devenue une question
vitale pour le groupe. L'attitude consistant à repousser la discussion et la
prise de position sur ces problèmes, sous prétexte que la situation histo-
rique ou nos forces subjectives ne nous permettent pas d'y répondre main-
tenant, si elle' l'emportait encore une fois, équivaudrait à la dislocation du
groupe. Il est apparu qu'il nous est dès maintenant impossible de fonc-
tionner collectivement sans savoir exactement quel genre d'activité est le
nôtre, dans quel cadre historique d'une part, immédiat d'autre part, s'ins.
crit cette activité, quelle est notre liaison avec la classe ouvrière, et la lutte
que, même, sous les formes les plus estropiées, celle-ci mène, constamment,
quel est enfin notre statut organisationnel et les principes sur lesquels il
se base. La parution de la revue, en nous faisant prendre des responsabi-
lités publiques, nous impose de répondre à ces questions concrètement et
immédiatement.
3. Il est indéniable que le groupe se trouve actuellement devant un
tournant de son existence, et qu'il doit répondre au dilemme radical devant
lequel il est placé.
Ce dilemme est défini par l'ambiguïté objective aussi bien du groupe
dans son état actuel que du premier numéro de la revue. Le groupe peut
former le point de départ aussi bien pour la formation d'une organisation
prolétarienne révolutionnaire, que d'un amas d'individus servant de Comité
de rédaction à une revue plus ou moins académique.
Ceci signifie que le groupe n'a pas réussi à donner à son travail un
caractère politique incontestable. Pour le faire, il aurait fallu d'abord et
avant tout qu'il se considère lui-même comme une organisation politique.
Ceci impliquerait des conclusions théoriques, programmatiques et organi.
sationnelles qui n'ont pus été tirées ou appliquées jusqu'ici. Or, actueile.
ment ce caractère politique du groupe est objectivement contesté, par la
mise en question de l'idée de la discipline dans l'action, de la nécessité
d'une direction effective du groupe, de la liaison entre le programme de la
révolution et ses formes d'organisation. Ces conceptions, si elles étaient
adoptées, enlèveraient définitivement au groupe toute possibilité de devenir
un noyau d'une organisation politique révolutionnaire.
4. Si ces conceptions, 'équivalant objectivement à la dénégation du carac-
99
*** ...
tère politique du groupe, prévalaient, le groupe "sera conduit inévitable:
ment à sa désintégration. Ceci parce que ces positions sont en contradic-
tion avec elles-mêmes et qu'elles ne peuvent servir de base et de critère
à aucune activité autre que la « confrontation ». Il est évident que les
camarades qui appartiennent au groupe (y compris les camarades qui ont
formulé les conceptions critiquées ici) y sont venus pour exercer une activité
politique, et que le groupe ne pourra jamais recruter que sur des bases et
pour des buts politiques. La seule solution de la crise est la politisation du
groupe et de son travail.
5. Politique est l'activité cohérente et organisée visant à s'emparer du
pouvoir étatique, pour appliquer un programme déterminé. N'est politique
ni la rédaction de livres, ni la publication de revues, ni la propagande, ni
l'agitation, ni la lutte sur les barricades, qui sont uniquement des moyens
qui peuvent jouer un rôle politique énorme, mais qui ne deviennent des
moyens politiques que dans la mesure où ils sont consciemment et expli.
citement liés au but final qui est la disposition du pouvoir étatique en vue
de l'application d'un programme déterminé. La forme aussi bien que le
contenu de l'activité politique varient évidemment selon l'époque historique
dans laquelle celle-ci se place et la classe sociale dont elle exprime les
intérêts. Ainsi la politique prolétarienne est l'activité qui coordonne et dirige
les efforts de la classe ouvrière pour détruire l'Etat capitaliste, installer à
sa place le pouvoir des masses armées et réaliser la transformation socia-
liste de la société. Cette politique est l'antithèse exacte de toutes celles qui
l'ont précédée, sur tous les points sauf un: elle a comme objectif central,
comme point autour duquel elle tourne précisément pour l'abolir l'Etat
et le pouvoir.
6. Dans la mesure où l'on admet que l'activité politique révolutionnaire
est dans la période actuelle la forme suprême de la lutte de l'humanité
pour son émancipation on reconnaît par là-même que la première tâche qui
s'impose à tous ceux qui ont pris conscience de la nécessité de la révolu-
tion socialiste, est de se grouper pour préparer collectivement cette révo-
lution. De là découlent inévitablement les traits fondamentaux de toute
action politique collective permanente, à savoir : la base de la cohérence
de toute action collective, c'est-à-dire un programme historique et immédiat,
un statut de fonctionnement, une action constante vers l'extérieur.
C'est à partir de ces traits que l'on peut définir le parti révolutionnaire.
Le parti révolutionnaire est l'organisme collectif, fonctionnant selon un statut
déterminé et sur la base d'un programme historique et immédiat qui tend
à coordonner et diriger les efforts de la classe ouvrière, pour détruire
l'Etat capitaliste, installer à sa place le pouvoir des 'masses armées et
réaliser la transformation socialiste de la société.
7. La nécessité du parti révolutionnaire découle simplement du fait qu'il
n'existe pas d'autre organisme de la classe capable d'accomplir ces tâches
de coordination et de direction d'une manière permanente avant la révolu-
tion, et qu'il est impossible qu'il en 'existe. Les tâches de coordination et
de direction de la lutte révolutionnaire sur tous les plans sont des tâches
permanentes, universelles et immédiates. Des organismes capables de rem
plir ces tâches, embrassant la majorité de la classe ou reconnus par celle-ci
et créés sur la base des usines n'apparaissent qu'au moment de la révolu-
tion. Encore ces organismes (organes de type soviétique) ne s'élèvent à la
hauteur des tâches historiques qu'en fonction de l'action constante du parti
pendant la période révolutionnaire. D'autres organismes, créés sur la base
des usines et ne groupant que des éléments d'avant-garde (Comités de
lutte), dans la mesure où ils envisageront la réalisation de ces tâches d'une
manière permanente à l'échelle nationale et internationale, seront des
organismes du type du parti. Mais nous avons déjà expliqué que les
Comités de lutte, par le fait qu'ils n'ont pas des frontières strictes et un
programme clairement défini, sont des embryons d'organismes soviétiques
et non pas des embryons d'organismes du type parti.
8. La valeur énorme des Comités de lutte, dans la période à venir,' ne
vient pas du fait qu'ils remplaceraient le parti révolutionnaire ce qu'ils
ne peuvent ni ne doivent faire mais qu'ils représentent la forme perma-
---
100
nente de regroupement des ouvriers qui prennent conscience du caractère
et du rôle de la bureaucratie. Forme permanente, non pas dans le sens
qu'un Comité de lutte, une fois créé, persistera jusqu'à la révolution, mais
que chaque fois que des ouvriers voudront se grouper sur des positions
antibureaucratiques, ils ne pourront le faire que sous la forme du Comité
de lutte. En effet, les problèines permanents, que pose, la lutte des classes
sous ses formes les plus immédiates et les plus quotidiennes rendent indis-
pensable une organisation des ouvriers, de la nécessité de laquelle ceux-ci
ont une cruelle.conscience. Le fait, d'autre part, que l'organisation classique
des masses créée pour répondre à ces problèmes; le syndicat, est devenu
et ne peut qu'être de plus en plus l'instrument de la bureaucratie et du
capitalisme étatique obligera les ouvriers à s'organiser indépendamment
de la bureaucratie et de la forme syndicale elle-même. Les Comités de lutte
ont tracé la forme de cette organisation de l'avant-garde.
Si les Comités de lutte ne résolvent pas la question de la direction révo:
tionnaire, du parti, ils sont cependant le matériel de base pour la construction
du parti dans la période actuelle. En effet, non simplement ils peuvent être
pour le parti un milieu vital pour son développement, aussi bien du point
de vue des possibilités de recrutement que de l'audience qu'ils offrent à
son idéologie; non seulement les expériences de leur combat sont un
matériel indispensable pour l'élaboration et la concrétisation du programme
révolutionnaire; mais ils seront les manifestations essentielles de la pré-
sence historique de la classe même dans une période où toute perspective
immédiate positive fait défaut, comme la période actuelle. A travers eux la
classe lancera des assauts partiels, mais extrêmement importants contre la
dalle bureaucratique et capitaliste, assauts qui seront indispensables pour
qu'elle garde la conscience de ses possibilités d'action.
Inversement, l'existence et l'activité du parti est une condition indispen-
sable de la propagation, de la généralisation et de l'achèvement de l'expé
rience des Comités de lutte, car seul le parti peut élaborer et propager les
conclusions de leur action.
9. Le fait que la classe ne peut pas créer avant la révolution, pour
l'accomplissement de ses tâches historiques, un autre organisme que le
parti, non seulement n'est pas le produit du hasard, mais répond à des
traits profonds de la situation sociale et historique du capitalisme décadent.
La classe, sous le régime de l'exploitation, est déterminée dans sa cons-
cience concrète par une série de facteurs puissants (les fluctuations tem-
porelles, les diversités corporatives, locales et nationales, la stratification
économique) qui font que dans son existence réelle son unité sociale et his
torique est voilée par un ensemble de déterminations particulières. D'autre
part, l'aliénation qu'elle subit dans le régime capitaliste lui rend impossible
de s'attaquer immédiatement à la réalisation des tâches infinies que rend
nécessairés la préparation de la révolution. Ce n'est qu'au moment de la
révolution que la classe dépasse son aliénation et affirme concrètement
son unité historique et sociale. Avant la révolution il n'y a qu'un orga
nisme strictement sélectif et bâti sur une idéologie et un programme claire.
ment définis; qui puisse défendre le programme de la révolution dans son
ensemble et envisager collectivement la préparation de la révolution.
10. La nécessité du Parti Révolutionnaire ne cesse pas avec l'apparition
d'organismes autonomes des masses (organismes soviétiques). Aussi bien
l'expérience du passé que l'analyse des conditions actuelles montrent que
ces organismes n'ont été et ne seront, au départ, que formellement autonomes
et en fait dominés ou influencés par des idéologies et des courants politi-
ques historiquement hostiles au pouvoir prolétarien. Ces organismes ne
deviennent effectivement autonomes qu'a partir du moment où leur majorité
adopte et assimile le programme révolutionnaire, que jusque là le parti
est seul à défendre sans compromission. Mais cette adoption ne s'est jamais
faite et ne se fera jamais automatiquement; la lutte constante de l'avant-
garde de la classe, contre les courants hostiles, en est une condition indis-
pensable. Cette lutte exige une coordination et une organisation d'autant
plus poussées que la situation sociale est plus critique, et le parti est le
seul cadre possible de cette coordination et organisation.
101
11. La nécessité du parti révolutionnaire ne s'abolit qu'avec la victoire
mondiale de la révolution. Ce n'est que lorsque le programme révolutior.
naire et le socialisme ont conquis la majorité du prolétariat mondial qu'u:
organisme de défense de ce programme, autre que l'organisation de cett
majorité de la classe mondiale elle-même, devient superflu, et que le par
peut réaliser sa propre suppression.
12. La critique que nous faisons de la conception de Lénine sur « l'intr
duction du dehors de la conscience politique dans le prolétariat par
Parti », n'entraîne nullement pour nous l'abandon de l'idée du parti. C
abandon est également étranger à la position de Rosa Luxembourg qu
l'on invoque pourtant si souvent. Voilà comment Rosa s'exprimait sur
question : « ... La tâche de la social-démocratie ne consiste pas seuleme
dans la préparation technique et dans la conduite de ces grèves mais
surtout dans la direction politique du mouvement entier. La social-dém
cratie est l'avant-garde du proletariat la plus éclairée, celle qui possèc
le plus la conscience de classe. Elle ne doit ni ne peut attendre avec fat
Jisme et les mains croisées, l'apparition de la « situation révolutionnaire
attendre jusqu'à ce que le mouvement spontané du peuple puisse descendi
du ciel. Au contraire, dans ce cas comme dans les autres, elle doit reste
à la tête du développement des choses et tâcher d'accélérer ce déveloj
pement. » En fait, la conception de la spontanéité qui sous-tend fréquer
ment, aujourd'hui, les critiques de l'idée de parti est beaucoup plus !
conception anarcho-syndicaliste que la conception de Rosa.
13. L'analyse historique montre que dans le développement de la class
les courants politiques organisés ont toujours joué un rôle prépondérar
et indispensable. Dans tous les moments décisifs de l'histoire du mouve
ment ouvrier la progression s'est exprimée par le fait que la classe, sou
la pression de conditions objectives, est arrivée au niveau de l'idéologi
et du programme de la fraction politique la plus avancée, et soit s'er
fondue avec celle ci comme dans la Commune soit s'est rangée de:
rière elle comme pendant la révolution russe. Ce ne sont sûrement pa
ces fractions organisées qui ont fait « pénétrer v du dehors dans la class
le degré de conscience le plus élevé de l'époque et ceci suffit pou
réfuter la conception de Lénine; la classe y est arrivée par l'action de
facteurs objectifs et par sa propre expérience. Mais sans l'action de ce
fractions l'action n'aurait jamais été poussée aussi loin, elle n'aurait pa
pris la forme qu'elle a prise.
Ce sont ces fractions politiques organisées qui ont permis à la fois le
distinction d'étapes dans le mouvement ouvrier, la constitution du mouve
nent à chaque stade sur la base d'un programme exprimant clairemen
et universellement les besoins de l'époque, et l'objectivation de l'expérience
prolétarienne (même lorsque celle-ci fut négative) au point qu'elle puisse
former la base de départ pour le développement ultérieur.
On peut dire, sans hésiter, que toutes les fois où le mouvement n'a été
que de la spontanéité pure, sans prépondérance d'une fraction politique
organisée qu'il s'agisse de juin 1848, de la Commune de Paris, de 1919
en Allemagne, de la Commune des Asturies en 1934 il arriva chaque
fois au même point: la démonstration de la révolte des ouvriers contre
l'exploitation, de leur tendance vers une organisation communiste et de
leur défaite sur cette base, défaite qui exprimait le manque d'une conscience
claire et cohérente des buts et des moyens.
L'opposition entre les conceptions également fausses de la « spontanéité
pure » et de la « conscience inculquée du dehors » ne peut être résolue
que si l'on comprend correctement, d'une part, les rapports entre la partie
et le tout, la fraction de la classe et la classe dans son ensemble, d'autre
part, entre le présent et l'avenir, l'avant-garde qui se groupe dès mainte-
nant sur un programme révolutionnaire et commence immédiatement à pré.
parer la révolution, et la masse qui n'entre en scène qu'au moment décisif.
14. Les conceptions qui, prenant prétexte de la possibilité de bureau-
cratisation nient la nécessité d'une organisation politique préalable à la
révolution et accomplissant les fonctions de direction de la classe, font
102
preuve d'une méconnaissance complète des traits et des lois les plus pro-
fonds de la structure et du développement de la société moderne.
Lc rationalisation de la vie sociale, la transformation de tous les phéna
mènes historiques en phènomènes mondiaux, la concentration des forces
productives et du pouvoir politique sont non seulement les traits dominants,
mais les traits positifs de la société moderne. Non seulement la révolution
prolétarienne serait impossible sans l'approfondissement constant de ces
traits, mais le rôle de la révolution sera de pousser la réalisation de ces
tendances au maximum.
L'accomplissement de cette tâche, la victoire de la révolution mais
déjà la simple lutte contre des adversaires archi-rationalisés, ultra-concen-
très et exerçant un pouvoir mondial imposent au prolétariat et à son
avant-garde des tâches de rationalisation, de connaissance de la société
actuelle dans toute son étendue, de comptabilisation et d'inventorisation, de
concentration et d'organisation sans précédent. Le prolétariat ne pourra ni
vaincre, ni même lutter sérieusement contre ses adversaires adversaires
qui disposent d'une organisation formidable, d'une connaissance complète
de la réalité économique et sociale, de cadres éduqués, de toutes les
richesses de la société, de la culture et la plupart du temps du prolétariat
lui-même que si lui dispose d'une connaissance, d'une organisation
de contenu prolétaron, supérieures à celles de ses adversaires les mieux
équipés sous ce rapport. De même que sur le plan économique, notre lutte
contre la concentration capitaliste ne signifie pas le retour vers une multi-
tude de « producteurs indépendants », comme le voulait Proudhon, mais le
dernier pas dans la voie de cette concentration en même temps que la trans-
formation radicale de son contenu de même sur le plan politique notre
lutte contre la concentration capitaliste ou bureaucratique ne signifie nulle-
ment un retour vers des formes plus fragmentées ou plus « spontanées »
d'action politique, mais le pas ultime vers un pouvoir mondial, en même
temps que la transformation totale du contenu de ce pouvoir.
Il ressort de l'évidence la plus élémentaire que la réalisation de pareilles
tâches ne s'improvise pas. Une longue et minutieuse préparation est absolu-
ment indispensable. On ne peut pas imaginer que la solution de ces ques-
tions sera inventée à partir du néant par des organismes fragmentaires,
souvent sans. liaison entre eux et de toute façon extrêmement mobiles et
variables aussi bien quant à leur contenu humain que quant à leur
contenu politique 'et idéologique. Or, la question de la capacité du prolé.
tariat à renverser la domination des exploiteurs et à instaurer son pouvoir,
mais déjà de lutter pour celui-ci n'est pas seulement la question de sa
capacité physique, ni même de sa capacité politique, au sens général et
abstrait, mais aussi de sa capacité sur le plan des moyens, de sa capacité
organisationnelle, rationalisatrice et technique. Il est complètement absurde
de penser que ces capacités lui sont automatiquement conférées par le
régime capitaliste et qu'elles apparaîtront d'un coup de baguette le jour
« J». Le développement de ces capacités dépend dans une une mesure
décisive de la lutte permanente que les fractions les plus conscientes de la
classe exploitée mènent déjà au sein du régime d'exploitation pour s'élever
au niveau des tâches universelles de la révolution. Il n'y ai ni ici, ni nulle
part ailleurs, d'automatisme dans l'histoire.
15. Mais l'acquisition de ces capacités universelles non seulement néces-
site une longue préparation, mais elle ne concerne pas, elle ne peut pas
étant donné les conditions sociales du régime de classe et le poids de
l'aliénation, concerner la totalité indistincte de la classe, surtout elle ne
peut pas concerner uniquement le prolétariat manuel. Il faut avoir claire.
ment conscience et propager cette conscience du rôle énorme que
les travailleurs intellectuels seront fatalement amenés à jouer dans la révo-
lution socialiste et sa préparation. Si nous nous sommes strictement déli-
mités de la conception du « Que Faire », selon laquelle il n'y a que les
intellectuels qui peuvent et qui doivent faire pénétrer du dehors une cons-
cience socialiste dans le prolétariat, il nous faut avec autant de force nous
dresser contre ceux qui, aujourd'hui, veulent ériger une cloison
réalité économique a abolie depuis longtemps entre les travailleurs
que la
103
с
intellectuels et manuels, séparer en fait les uns des autres, propager ui
fétichisme du travail manuel et des organismes « des usines ». Si Lénine
disait que séparer les ouvriers et les intellectuels signifie livrer les premier
au trade-unionisme et les seconds à la bourgeoisie, nous pouvons ave
beaucoup plus de vérité et de force dire aujourd'hui que séparer ainsi le
intellectuels et les manuels signifie livrer les premiers à la bureaucrati
et les seconds à la révoite dépourvue de l'universalité, vouer les premier
à la prostitution, les seconds à la défaite héroïque.
Lénine commettait l'erreur d'assigner une limite objective le tradı
unionisme à la prise de conscience autonome de la classe ouvrière.
commettait également l'erreur essentiellement dans la pratique
concevoir la direction de la classe comme un corps organiquement sépai
de celle-ci et cristallisé sur la base d'une conscience que la classe ne poi
vait que recevoir du dehors. Nous nous dressons contre cette conceptio.
car l'expérience historique montre qu'il n'y a pas de telle limite dans l
prise de conscience de la classe exploitée et que le contenu essentiel d
la révolution prolétarienne est l'abolition de la distinction entre dirigeant
et exécutants. Mais nous refusons, ce faisant, de dresser une cloison entr
les travailleurs manuels et les intellectuels.
Ceci repose avant tout sur une base économique. L'erreur de Lénin
était d'autant plus grave, que de son temps l'intellectuel était essentielle
ment le littérateur au sens général du terme, le théoricien, l'écrivain « arti
sanal », travaillant isolément et sans lien avec la production sociale, inte]
lectuelle et matérielle. Une transformation énorme s'est accomplie auss
dans ce domaine. En effet, d'une part, les méthodes de production intel
lectuelle deviennent de plus en plus collectives et industrialisées, d'autre
part, cette production intellectuelle est de plus en plus directement liée à lc
production matérielle d'abord, à la vie sociale en général ensuite (nor
seulement dans le domaine de la technique et des sciences exactes, mais
aussi des sciences économiques, pédagogiques, sociales en général, même
l'activité intellectuelle « pure » étant de plus en plus socialisée).
16. Mais la tentative de séparer manuels et intellectuels et ses appli-
cations à notre groupe n'est pas simplement à rebrousse-poil de l'évolu-
tion économique; elle est aussi contraire à notre orientation programma-
tique fondamentale. La suppression de l'opposition entre direction et exécu-
tion revient pour l'essentiel à la suppression de l'opposition entre le tra-
vail manuel et intellectuel. Cette suppression ne peut se faire ni en igno-
rant le problème, ni en séparant encore plus radicalement ces deux sec-
teurs de l'activité humaine et leurs représentants. La fusion dụ travail
intellectuel et manuel et de leurs représentants tend à s'accomplir, d'une
part, au sein de la production elle-même par le mouvement de l'économie,
mais, d'autre part, elle doit constituer dès maintenant un objectif essen-
tiel de l'avant-garde consciente, objectif que celle-ci doit commencer à
réaliser en son sein par la fusion des deux catégories et l'universalisation
des tâches.
Il faut, par conséquent, écarter résolument comme archaïque et rétro-
grade, toute conception générale dressant une séparation objective entre
manuels et intellectuels, et toute application de cette conception à notre
groupe qui voudrait tirer de notre composition sociale des arguments sur
notre activité, notre caractère historique ou politique. Il faut comprendre
qu'une des fonctions les plus essentielles du parti consiste en ce qu'il est
le seul organisme pré-révolutionnaire dans lequel la fusion des manuels
et des intellectuels soit historiquement possible.
17. Les termes « d'action autonome » et « d'organisme autonome » de la
classe, souvent utilisés dans notre vocabulaire, doivent être clarifiés sous
peine de devenir une source d'erreurs et même un instrument d'auto-mysti.
fication. Le simple fait que des ouvriers plus ou moins spontanément et
pour répondre à des problèmes que pose la lutte des classes, se consti-
tuent en organismes ou entreprennent des actions déterminées, aussi énorme
que soit son importance, ne suffit pas pour définir ces organismes ou ces
actions comme « autonomes » sens complet de ce terme. Pour s'en
persuader, il suffit de prendre le cas le plus important qui se présente avec
au
104
l'apparition, à une large échelle, d'organismes de double pouvoir (Soviets'
.
Comités d'Usines, Milices, etc...). Non seulement l'expérience du passe, mais
l'analyse de tout avenir possible montrent qu'au moment de leur coristi-
tution et pendant toute une période ces organismes sont directement ou
indirectement dominés ou décisivement influencés par des organisations
politiques historiquement hostiles au pouvoir prolétarien. Si au sein de ces
organismes ne se manifeste l'action constante de fractions à la longue
d'une fraction fatalement au début minoritaires, luttant par tous les
moyens politiques révolutionnaires pour amener ces organismes à adopter
l'idéologie et le programme qui, dans les circonstances données, expriment
les intérêts historiques de la classe, il est d'avance certain que ces orga
nismes des masses seront conduits soit à l'échec total, soit à la dégéné-
rescence bureaucratique.
Par conséquent, la question de l'autonomie des organismes et de
l'action de la classe est identique à la question du contenu idéologique et
politique, de la base programmatique de ces organismes et de cette action.
Si un degré relatif d'autonomie s'exprime dans toute forme d'organisation
prólétarienne, si les Comités de luite, en traduisant la prise de conscience
antibureaucratique, représentent un degré plus développé de cette auto-
nomie, si les Soviets englobent dans une conscience qui tend à devenir
complèie la grande inajorité de la classe, il ne faut cependant jamais
oublier que seuls sont autonomes, au sens véritable et plein de ce terme,
les organismes et les actions qui expriment concrètement et pariaitement les
intérêts historiques de la classe, à partir d'un mode d'organisation proléta-
rien. Seuls de tels organismes peuvent être valablement la direction incon.
testée de la classe.
18. Ce n'est qu'à partir de ceite notion de l'autonomie que l'on peut
aborder le problème créé par la pluralité des conceptions politiques qui
s'affrontent au sein de la classe. Le fait qu'il n'y a chaque fois qu'un seul
programme, une seule politique qui exprime les intérêts historiques du proi
létariat n'empêche pas que dans la réalité plusieurs conceptions contradic-
toires s'opposent les unes aux autres et qu'il n'y a pas de critère formel a
priori, de signe matériel distinctif qui permette de reconnaître l'organisa-
tion qui défend l'orientation révolutionnaire.
Le dilemme qui se pose entre, d'une part, le fait qu'il n'y a pas d'orga-
nisme et d'action autonomes, il n'y a de victoire de la révolution que sur
la base d'un seul programme, exprimant les intérêts historiques de la
classe, et, d'autre part, le fait que le porteur concret de ce programme
n'est jamais connu d'avance (tout au moins n'est jamais reconnu immédia-
tement par la majorité de la classe) et que plusieurs organisations se pré
tendent l'expression de ces intérêts ce dilemme fondamental de toute
politique révolutionnaire ne peut pas être résolu à partir d'une construc-
tion a priori. La solution, la synthèse concrète de ces deux termes, ne
peut que s'élaborer à partir de l'expérience et se modifier à la lumière de
celle-ci.
19. Deux courants se présentent aujourd'hui devant l'histoire avec la
prétention d'apporter une solution a priori à ce problème : le bureaucra
tisme et l'anarchisme. La solution de la bureaucratie stalinienne ou de la
microbureaucratie trotskyste est que le représentant historique de la vérité
et des intérêts du prolétariat est connu et désigné d'avance : ce sont leurs
organisations respectives. Il n'y a pas de problème de synthèse entre le
programme unique de la révolution, la vérité unique et la multitude d'opi-
nions différente au sein du prolétariat, puisque leur parti est lui-
même
cette vérité incarnée.
Pour la conception anarchiste la plus conséquente, par contre, il y a peut-
être une vérité, mais on ne sait jamais où elle est. Plusieurs conceptions
opposées et contradictoires se placent donc sur le mêm terrain, ont prati:
quement la même valeur. Ici non plus il n'y a pas de problème : l'histoire
et la spontanéité des masses décideront. Cette attitude est non seulement la
symétrie nullement décorative de la première, elle en est encore la
complice pratique indispensable. Elle signifie pratiquement livrer les orga-
nismes de masse à la bureaucratie, ou tout au moins, sous prétexte de se
105
fier aux masses, ne rien faire contre celle-ci. En définitve, la démission
politique et le a sacrifice de la conscience » ont exactement la même
valeur, qu'ils aient lieu devant un C.C. ou devant la « spontanéité des
masses ».
20. Notre attitude sur cette question fondamentale peut être résumée
de la manière suivante :
af Nous repoussons catégoriquement le confusionnisme et l'éclectisme
qui sont de mode actuellement dans les milieux anarchisants. Pour nous,
it n'y a chaque fois qu'un seul programme, une seule idéologie qui exprime
les intérêts de la classe; nous ne reconnaissons comme autonomes que
jos organismes qui se placent sur ce programme, et seuls ceux-ci peuvent
être reconnus comme la direction en droit de la classe. Nous considerons
comme notre tâche fondamentale de lutter pour que ce programme et cette
idéologie soient acceptés par la majorité de la classe. Nous sommes cer:
tains que si cela ne se produit pas, tout organisme, aussi « autonome »
soit-il formellement, deviendra inéluctablement un instrument de la contre-
révolution.
b! Mais ceci ne règle pas le problème des rapports entre l'organisa.
tion qui représente le prograinme et l'idéologie de la révolution et les autres
organisations se réclamant de la classe ouvrière, ni le problème des rap-
ports entre cette organisation et les organismes soviétiques de la classe.
La lutte pour la prépondérance du programme révolutionnaire au sein des
organismes de masse ne peut se faire que par des moyens qui découlent
directement du but à atteindre, qui est l'exercice du pouvoir par la classe
ouvrière; ces moyens par conséquent sont dirigés essentiellement vers le
développement de la conscience et des capacités de la classe, à chaque
moment et à l'occasion de chaque acte concret que le parti entreprend
devant celle-ci. De là découle non seulement la démocratie prolétarienne,
comme moyen indispensable pour la construction du socialisme, mais aussi
le fait que le parti ne peut jamais exercer le pouvoir en tant que tel, et
que le pouvoir est toujours exercé par les organismes soviétiques des
masses.
c) Compte tenu de ces facteurs, il nous est complètement superflu il
serait même ridicule pour nous de vouloir nous délimiter spécifiquement
de la bureaucratie. Autant vouloir se délimiter de Truman ou de Mussolini.
Le contenu entier de notre programme n'est autre chose que la lutte sur
tous les plans contre la bureaucratie et ses manifestations. Il est évident
que ce contenu, non seulement ne peut pas être séparé des méthodes par
lesquelles il se fera valoir, mais il est identique à celles-ci. Penser que l'on
peut lutter contre la bureaucratie par des moyens bureaucratiques est une
absurdité qui révèle que l'on a compris peu de choses aussi bien à la
bureaucratie qu'à la lutte contre celle-ci. La lutte et la victoire contre la
burechucratie ne seront possibles que si la grande majorité du proletariat
se mobilise elle-même, sur la base d'un programme antibureaucratique
jusqu'à ses plus infimes détails. L'universalité de notre époque - et de
notre programme, dont c'est là l'aspect le plus profond c'est qu'objec-
tifs de la révolution et modes d'organisation prolétariens sont devenus non
pas « profondément liés. » mais identiques. Notre « programme économique »
par exemple, se réduit en fait à une forme d'organisation : la gestion
ouvrière. Nous n'avons pas besoin d'un programme spécifique contre la
bureaucratie, car tout notre programme n'est que cela.
Ce qui est paradoxal dans cette affaire c'est que certaines cońceptions,
sous prétexte de rechercher des garanties illusoires contre la bureaucrati-
sation, ont comme résultat objectif de freiner la seule lutte contre celle-ci,
qui est l'effort maximum, le plus systématisé et le plus coordonné pour la
propagation de nos conce tions au sein de la classe, l'éducation de mili-
tants ouvriers, la réalisation de la fusion des manuels et des intellectuels au
sein d'un parti révolutionnaire.
21. La définition que nous donnons de notre groupe comme le noyau
de l'organisation révolutionnaire repose sur l'estimation que nous faisons
de notre plate-forme idéologique. Nous considérons que celle-ci :
106
a) Représenie la synthèse de ce que le mouvement ouvrier a produit
jusqu'ici de valable.
b) Est la base à partir de laquelle seule pourra se faire adéquatement
la synthèse et l'intégration de ce que produira dorénavant l'expérience
prolétarienne ou celle d'autres groupes politiques.
c) Doit par conséquent devenir l'idéologie prépondérante au sein du
prolétariat, si la révolution doit vaincre.
d) Acquerra cette prépondérance non pas miraculeusement, ni par le
simple fait de la « spontanéité des masses », mais par un long et double
processus, d'une part, l'élévation de la classe sous la pression des condi-
tions objectives à l'essentiel de cette idéologie, d'autre part, notre propre
travail permanent de propagation dans la classe et de démonstration de
cette plate-forme et d'éducation révolutionnaire de l'élite prolétarienne.
De cette caractérisation de notre plate-forme découle immédiatement
comme notre tâche centrale, la tâche de la construction du parti révo-
lutionnaire.
+
RESOLUTION STATUTAIRE
1. Peuvent devenir membre du groupe les camarades qui:
a) Acceptent ses positions programmatiques formulées dans le texte
« Socialisme ou Barbarie »;
b) Paient égulièrement leurs cotisations;
c) Travaillent politiquement sous le contrôle et la discipline collective du
groupe, en consacrant à ce travail le meilleur de leurs forces et en orien.
tant leur vie en fonction de leur activité politique.
2. Un camarade est admis comme membre du groupe par cooptation
et après avoir suivi les cours d'éducation du groupe. Cette dernière condi-
tion peut souffrir des exceptions dans des cas spécifiques, après décision
du groupe.
3. Les camarades du groupe déterminent en réunion plénière, par la
discussion et le vote, l'orientation politique et pratique de son activité.
4. Les membres du groupe sont tenus à exécuter les tâches que celui-ci
leur confie. Le groupe ne confie des tâches à ses membres que lorsque les
conditions matérielles de leur réalisation sont données. La non-exécution des
tâches et des obligations de la part d'un membre est justiciable de sanc-
tions allant de l'avertissement jusqu'à l'exclusion. Le retard injustifié de
deux mois dans le paiement des cotisations, ou l'absence injustifée à deux
réunions consécutives ou à trois réunions en trois mois posent, en principe,
la question de l'exclusion du camarade défaillant.
5. Le travail du groupe sur tous les plans est coordonné et dirigé par
le Comité Responsable élu par le groupe, qui tranche toutes les questioris
qui se présentent entre deux réunions plénières. Tous les camarades du
groupe ont le droit de participer aux réunions du C.R. et de s'y exprimer,
mais seuls les membres du C.R. y votent. Chaque camarade du groupe
est tenu d'assiter, une fois tous les deux mois, à une réunion du C.R.
6. Les réunions plénières du groupe décident de l'orientation générale
de chaque numéro de la Revue, mais le C.R. a la responsabilité, politique
de la rédaction. Si des divergences apparaissent au sujet du contenu des
articles de la Revue, le C.R. décide majoritairement. Néanmoins, si deux
membres du C.R. le demandent, la décision peut être confiée à la réunion
plénière du groupe. Il est entendu dans ce dernier cas que toutes les
mesures doivent être prises pour que la parution de la Revue puisse être
assurée dans les délais normaux.
7. Les camarades ayant des positions divergentes peuvent les exprimer
en tant que telles à travers la Revue, sauf si la totalité du C.R. s'y oppose.
Cette opposition ne peut se prévaloir de motifs politiques mais seulement
107
de raisons concernant la tenue de la Revue. Ils peuvent les exprimer aussi
dans leur activité propagandiste, à condition d'accorder dans celle-ci la place
principale à l'exposition des positions programmatiques du groupe et de
montrer la subordination de leurs positions particulières à leur accord avec
les positions communes du groupe. Le groupe peut donner la possibilité de
s'exprimer dans la Revue à des camarades qui lui sont extérieurs.
8. Dans tous les domaines de l'activité pratique, est appliqué par tous
les camarades le principe de la discipline dans l'action, par rapport aux
décisions des réunions plénières ou du C.R. qui remplacent celles-ci ou les
concrétisent. Provisoirement, néanmoins, jusqu'à ce que le programme d'ac-
tion du groupe soit défini et sa consolidation organisationnelle soit avancee,
le groupe n'impose pas, sur des problèmes d'activité extérieure s'adressant
à des fractions de la classe, une discipline à des camarades qui persis-
tent dans des positions pratiques divergentes, si ces positions s'appuient
sur une expérience des conditions concrètes que ces camarades sont seuls
à posséder.
9. Cette résolution a un caractère provisoire. Elle restera en vigueur
jusqu'à ce qu'une réunion commune des camarades de Paris et de la Pro-
vince vote une résolution plus détaillée sur le fonctionnement du groupe.
108
NOTES.
LA SITUATION INTERNATIONALE
La caractéristique essentielle de l'évolution de la situation inter-
nationale pendant les quatre premiers mois de. 1949 fut de rendre
manifestes les changements qui s'étaient préparés pendant 1948. Sur
le plan économique, le capitālisme entrait dans une phase de conso-
lidation provisoire, en même temps que les signes précurseurs de la
surproduction faisaient leur première apparition. Dans la zone sovie-
tique, l'année 1948 avait déjà vu le rétablissement de l'économie
bureaucratique russe dans ses conditions «normales » (la production
dépassant déjà de. 18: % le niveau de 1940) et dans les pays nouvelle-
ment conquis de l'Est européen la Tiquidation définitive de la bour-
geoisie en tant que classe et de ses représentants politiques : dès
le début de 1949, le stalinisme y passait au stade de la bureaucratisa-
tion complète de leurs économies, par l'application d'une « planifica-
tion » bui Paucratique et par les premières mesures préparant le pas-
sage ultérieur à la « collectivisation » de l'agriculture (dont la mise au
pas définitive de l'église catholique en Hongrie par l'affaire Midszenty
était une condition indispensable). En Asie, le stalinismė passait à
une attaque de grand style contre la Chine de Tchang-Kai-Chek, réali-
sait à une cadence étonnante ses objectifs et achevait virtuellement la
conquête de cet immense réservoir de matières premières, de force de
travail ne coûtant pratiquement rien .et de masses inépuisables d'in-
fanterie. L'impérialisme occidental en revanche arrivàit à la première
étape de sa préparation pour la guerre par le commencement d'un
réarmement et la signature du pacte Atlantique.
De ces événements résulte à la fois une modification du rapport
des forces entre le bloc américain et lè bloc russe, et un allongement
de la perspective de la guerre. Mais avant d'examiner ces deux ques-
tions dans le détail, il faut dire quelques mots sur le rapport de
force fondamental qui existe entre les deux adversaires.
Le rapport de la production industrielle russe à celle des Etats-
Unis a retrouvé, aujourd'hui son niveau des dernières années d'avant
guerre : la production russe représente environ les deux tiers de la
production américaine, et moins d'un quart de la production mon-
diale. Sur le plan du rapport des économies proprement dit, le bloc
occidental jouit donc d'une suprématie écrasanté, à laquelle ne pour-
ront changer quelque chose d'essentiel ni le développement de la
production dans les pays stalinisés de l'Europe Orientale, ni l'indus-
trialisation de la Chine, qui n'est pas pour demain. Le développement
de la production russe elle-même n'apporterait que peu de modifi-
cations à ce rapport, car la production mondiale ne cesse de se déve-
lopper, quoique dans des rythmes plus lents que les rythmes russes.
Mais déjà sur le plan de l'organisation économique, un correctif est
å apporter à cette évaluation. La bureaucratie stalinienne dispose
directement de la totalité de la production qui a lieu dans « ses »
pays, l'oriente immédiatement vers les objectifs qui lui conviennent,
109
en consucre déjà une part très importante à la préparation militaire.
L'impérialisme occidental est un bloc beaucoup moins organisé que
le bloc russe; si les Etats-Unis en sont le souverain suprême, cela ne
signifie pas que des conflits secondaires ne subsistent pas, qui s'effa-
cent immédiatement dès que l'opposition commune à la bureaucratie
stalinienne se fait jour, mais qui en attendant retardent, gaspillent,
ajournent la coordination des économies, et ceci surtout sur le plan
militaire. En définitive, il ne faut pas oublier que la lutte est une
lutte entre les U.S.A. et la Rus et beaucoup moins entre la Russie
et le reste du monde ». Ce « reste du monde » sera pour l'Amérique
surtout une source de réserves matérielles et humaines, et un ensemble
de bases, mais en même temps un poids par la nécessité de sa
défense. En dernière analyse, les impérialistes gankees ne comptenť
que sur eux-mêmes, et ils ont bien raison.
Mais dans la guerre moderne, la puissance économique ne constitue
qu'un des facteurs essentiels. Le véritable rapport des forces inclut
nécessairement des facteurs politiques et sociaux qui jouent un rôle
considérable. Jamais ceux-ci ne se sont manifestés avec autant de
force que dans le cas actuel : le potentiel militaire de la Russie aug-.
mente énormément si l'on tient compte des possibilités qu'a la bureau-
cratie stalinienne d'utiliser pour sa guerre des fractions importantes
parfois décisives du prolétariat des pays bourgeois et même de
profiter, directement ou indirectement, de toute crise sociale chez ses
adversaires,
D'autre part, le rapport de force décisif n'est pas le rapport de
force tel qu'il est maintenant, pendant la « paix », mais tel qu'il sera
pendant la guerre; et le déclenchement de la guerre en lui-même peut
en amener une modification essentielle. C'est aussi le cas dans la
période actuelle; les impérialistes américains ne comptent pas avec
la force russe telle qu'elle est aujourd'hui, mais telle qu'elle sera
après les premières semaines de la guerre, lorsque les Russes auront
vraisemblablement occupé l'Europe continentale, des régions impor-
tantes du Proche et du Moyen-Orient, et commencé l'invasion du
Sud-Est asiatique.
La suprématie économique du bloc américain, concrétisée sur le
plan technique par une avance considérable dans le domaine des
moyens atomiques et de l'aviation, semble donc contre-balancée par
les moyens politiques que la bureaucratie stalinienne pourra mettre
en quyre et par les avantages que confère à cette dernière sa proxi-
mité des thédtres des premières opérations et la faiblesse militaire
et politique des pays qui seraient le premier en jeu de la lutte.
Il y a évidemment dans tout cela un gros élément d'indétermina-
tion. Mais les forces et les faiblesses de chacun des adversaires ont,
aux yeux de tous les deur, un rapport relativement équilibré dans son
indétermination même. La preuve, c'est que jusqu'ici aucun des deux
n'a poussé une attaque décisive contre un point considéré par l'autre
comme critique. Si l'un des adversaires se considérait comme jouis--
sant d'une supériorité incontestable, il aurait exercé sur l'autre une
pression teile, que celui-ci aurait été obligé soit de reculer, soit de se
défendre militairement.
Mais sur la base de cet équilibre de fond, des modifications et des
variations partielles ont eu lieu depuis la fin de la guerre. Plus
exactement, de 1945 à 1948, un avantage relatif se trouvait du côté
de la bureaucratie russe.
Cet avantage se basait sur la supériorité manifeste que conférait
au stalinisme en Europe, la crise économique, politique et sociale des
pays capitalistes du continent, la force du P.C. en France et en Italie
et leur possibilité d'utiliser les luttes ouvrières pour leur politique.
Depuis 1948, cependant, deur éléments nouveaur sont venus modifier
la situation. D'une part la position de la bureaucratie stalinienne en
Europe s'est affaiblie. D'autre part, le stalinisme est en train d'ache-
ver la conquête de la Chine. Nous ne pouvons entrer ici dans l'examen:
110
de ce dernier point, auquel nous consacrerons prochainement un article
spécial. Quelques mots sur l'évolution de la situation en Europe et
surtout sur l'affaire allemande sont, en revanche, nécessaires.
L'affaiblissement des positions staliniennes en Europe découle
d'une série de facteurs. D'abord, l'économie capitaliste des « pays
Marshall » a marqué une amélioration considérable. La production
industrielle de ces pays a, au cours de 1948, retrouvé et dépassé son
niveau d'avant guerre. La chute du niveau de vie ouvrier s'est consi-
dérablement ralentie; ce dernier facteur joint à la prise de conscience
du rôle des P.C. par une fraction importante de la classe ouvrière, a
réduit les P.C. à un isolement social que leur campagne « pacifiste »
n'arrive pas à rompre. En Grèce, l'échec des partisans staliniens est
presque certain. Au sein même de son bloc, le stalinisme n'a pas pu
réduire la «révolte » de Tito, vieille déjà d'une année. En Allemagne
enfin, la futilité du blocus de Berlin, dont l'inefficacité a été prouvée
pendant onze mois, s'aggrave du fait des difficultés économiques de
l'Allemagne orientale, coupée par le contre-blocus américain de l'éco-
nomie de l'Allemagne occidentale dont elle était tributaire; à ceci
s'ajoute l'effet détestable qu'a eu auprès de la population allemande
la politique russe.
Il était nécessaire pour la politique du Kremlin d'essayer de redres-
ser la situation. Voilà la signification des « ouvertures »
vue de pourparlers quadripartis sur l'Allemagne.
russes en
Il ne faut pas se méprendre sur le sens de cette initiative, qui est
très limité. Le blocus de Berlin a été un « four » pour la politique
russe. Ce blocus coûtait aux Américains 10 ou 20 millions de dollars
par mois; aux Russes le dépérissement économique de leur zone en
Allemagne, la haine de la population allemande et une figure de
maitres-chanteurs et ce qui est pire, de maitres-chanteurs ratés. Il
fallait en sortir, mais en sauvant la face. On ne pouvait pas, en levant
puremer et simplement le blocus, avouer un échec complet. On pré-
sentą donc l'affaire comme une «concession », en échange de laquelle
on demandait d'autres « concessions ». Nous levons le blocus, vous
levez le contre-blocus, et vous « acceptez » des pourparlers à quatre
sur l'ensemble de la question allemande.
Les Américains ne perdaient rien en acceptant. Les Russes se
tiraient d'un faux-pas. Mais quelle peut être la suite ?
La suite ne sera pas grand'chose. Il suffit d'y réfléchir : les
Russes « insistent » pour qu'il y ait des pour parlers à quatre. Ils
présentent l'accord sur ces pourparlers comme une victoire substan-
tielle. Cela signifiant, semble-t-il, qu'ils attendent quelque chose de
ces pourparlers. Quoi exactement ? Quel est le règlement de la question
allemande qu'ils veulent obtenir ?
Il n'y a pas de tel règlement, et les dirigeants staliniens le savent
très bien. Car le ul « règlement » l'unification de l'Allemagne
est pour eux impossible. Ils peuvent accepter le retrait des troupes
d'occupation, car ce ne sont pas les divisions russes, mais le parti
Communiste Socialiste qui est la garantie de la domination bureau-
cratique en Allemagne orientale. Mais ils ne peuvent pas accepter
l'inclusion de leur zone dans un Etat ou une Fédération Allemande
avec un gouvernement central, dont la première tâche serait ľ« épu-
ration » dans la zone orientale.
Les «discussions à quatre » sur l'Allemagne aboutiront vraisem-
blablement à un accord sur d'autres discussions et ainsi de suite,
jusqu'au jour où une modification partielle dans le rapport de forces
provoquera la rupture des discussions, et peut-être aussi d'autre
chose.
Dans la cristallisation du bloc, américain, le Pacte Atlantique,
malgré son titre ronflant et les chichis' des sénateurs yankees, est
Beaucoup plus une manifestation spectaculaire qu'un élément nou-
veau dans la situation. Que les U.S.A. entreraient en guerre si un des
111
pays de l'Europe occidentale était attaqué, on le savait depuis long-
temps. Comme le faisait remarquer un éditorial du Monde, les discus--
sions sur l'automatisme du Pacte manquaient leur but. L'important,
ce n'est pas de savoir si les U.S.A. entreraient en guerre, « c'est la.
forme de leur intervention militaire; un traité ne peut préciser si elle
se fera exclusivement ou principalement par l'aviation, quelle impor-
tance et sur quels points se déploierait cette action aérienne, si elle
serait complétée par l'envoi de divisions en Europe, quels effectifs
pourraient être envoyés, où .et à quel moment...; ces détails relèvent
de la préparation militaire et de la stratégie, non de la diplomatie.
C'est-à-dire que l'efficacité du Pacte Atlantique dépendra de la
façon dont il sera mis en ouvre, plus encore que de sa signature.».
Sur ce plan qui est l'essentiel et qui n'est pas celui du, Pacte, il ne
faut pas oublier que le Pacte n'a rien d'un contrat entre parties égales,
et que la stratégie « commune » échappe entièrement au contrôle des
participants. Cette « collaboration » est déjà sous la direction exclu-
sive de l'état-major américain, et il ne saurait en être autrement..
La guerre sera donc, dirigée essentiellement en fonction des nécessités
et des objectifs de l'impérialisme yankee. Un Dunkerque gigantesque
en sera peut-être le prix.
DEFAITISME REVOLUTIONNAIRE
ET DEFAITISME STALINIEN
Ce début d'année 1949 a été marqué entre autre par une recru-
descence formidable de la propagande en faveur de la « Paix ».
Le
point de départ en sont les déclarations de Thorez et de Togliatti,
immédiatement suivis par les autres partis staliniens. Ces déclarations
ne se sont d'ailleurs pas bornées à réclamer la « Paix » mais ont
d'ores et déjà formulé la forme concrète du « défaitisme » stalinien:
pendant le prochain conflit. Mais les staliniens ne se sont pas bornés.
à ces déclarations qui auraient pu être considérées comme banales
mais ont immédiatement ajouté à leur. prise de position catégorique,
une propagande considérable à l'échelle mondiale.
Nous reviendrons tout à l'heure sur la signification de ce défai-
tisme stalinien. Pour le moment nous allons essayer de comprendre
quelles sont les raisons qui ont poussé les différents partis stāliniens
à prendre cet engagement public catégorique sur leur attitude pendant
la prochaine guerre.
Une première question se pose immédiatement à l'esprit. Ne serait-
ce pas une réaction contre la peur d'être accusés de Titisme qui est
à la base de la prise de position successive de tous les partis stali-
niens ? Ce facteur a sûrement joué un rôle assez important. Mais ce
n'est pas le facteur déterminant.
Cette prise de position comportait certains risques. assez grands
du point de vue de la répression bourgeoise contre les partis stali..
niens pour faire hésiter Thorez à prendre une position qui n'aurait
comme but, dans cette hypothèse-là, que de faire preuve d'un excès de
zèle vis-à-vis de Morcou. Il serait d'ailleurs très difficile de comprendre
cette attitude, au moment où cette prise de position contrecarrerait,
du moins à première vue, l'évolution actuelle de la politique interna-
tionale de l'U.R.S.S. En effet on comprend difficilement qu'au moment
où l’U.R.S.S. semble ne pas exclure la possibilité de discussions inter-
nationales, Thorez prenne une position qui ait pour résultat d'aggraver"
112
le conflit entre les partis staliniens et les bourgeoisies respectives..
Ceci n'est d'ailleurs qu'un aspect secondaire du problème. Car, malgré
l'attitude de l'U.R.S.S. sur le plan international, nous avons pu voir
que la prise de position des partis staliniens a été immédiatement
approuvée et soutenue par (U.R.S.S. elle-même; nous assistons ici
à une contradiction apparente qui n'est en fait qu'une double attitude
du stalinisme en tant que force sociale mondiale.
On peut considérer que la politique des différents partis staliniens
depuis la «Libération » a parcouru deils étapes. De la « Libération »
jusqu'à la mi-47 l'attitude des différents P.C. a été une politique qui
consistait à s'emparer des rouages des différents appareils d'Etat bour-
geois. Depuis la mi-47 et après une période de réadaptation de leur
politique, les partis staliniens se sont engagés dans une politique de
sabotage des différentes économies bourgeoises et du plan Marshall.
Utilisant pour cela la nécessité pour le proletariat de défendre
son niveau de vie en rentrant en lutte contre la bourgeoisie, les partis
staliniens entraînèrent derrière eux une partie considérable de la
classe ouvrière. Leur emprise sur la classe ouvrière leur permit de se
servir de celle-ci comme d'une vaste armée de maneuvre. Mais la
nécessité de leur but de sabotage des économies bourgeoises les amena
à faire entrer en lutte les différentes catégories du proletariat suivant
une tactique ne pouvant aboutir à aucun résultat revendicatif pour
le prolétariat. D'autre part le caractère même de la période du capi-
talisme décadent et l'état de décrépitude des différentes bourgeoisies
Occidentales, interdisait à ces dernières toutes concessions relative-
ment substantielles au prolétariat. Il faut noter également, en fonction
des deux facteurs cités plus haut l'impossibilité pour les staliniens,
malgré les plus grands efforts, de politiser les luttes dans lesquelles
ils engageaient le prolétariat, sans qu'apparaissent aux yeux de celui--
ci les intérêts spécifiques de la bureaucratie.
Ces trois facteurs étroitement liés amenèrent le proletariat à faire
l'expérience concrète du stalinisme et à se décoller de celui-ci. Paral-
lèlement même à ce décollement on pouvait assister à une nouvelle
politique stalinienne.
Contrairement à la période précédente où la politique des partis:
staliniens était entièrement axée en fonction de l'utilisation de la
classe ouvrière, on peut voir cette politique, d'abord passer du plan
revendicatif au thème de la « Paix » et ensuite s'adresser à toutes les
couches de la population. Il est un fait que ceci correspond malgré tout
à une nécessité objective qui est celle de répondre à un problème qui
se pose avec une extrême acuité on peut dire à la totalité de la popula-
tion du globe. Ce n'est pas du tout faire de la sentimentalité que de
dire que ce problème est le problème capital de la période actuelle
et que sans une réponse très précise à ce problème en particulier et
à tous ceux qui en découlent, il ne peut exister de plate-forme révo-
lutionnaire. Si ce problème est capital du point de vue révolutionnaire
il l'est avec autant de force du point de vue de l'impérialisme yankee
et du bureaucratisme stalinien. Nous reviendrons d'ailleurs tout à
l'heure sur ce problème. Mais pour le moment, il nous suffit de com-
prendre qu'il était d'une nécessité impérieuse pour les staliniens de
répondre à ce problème d'abord du point de vue immédiat vis à vis
de l'opinion mondiale, et ensuite du point de vue historique, si l'on
peut dire, en donnant des réponses qui leur permettent pendant la
prochaine guerre d'utiliser au maximum les forces sociales opposées
à l'impérialisme yankee. En ce sens les déclarations des leaders, sta-
liniens auraient une signification très profonde qui consisterait en
une sorte d'engagement public sur leur position au cours du prochain
conflit. Engagement public qui ne doit pas être pris comme une sorte
d'amende honorable à l'U.R.S.S., mais qui tend d'ores et déjà vers la
mobilisation la plus rapide possible de la plus grande partie possible
de toutes les couches de la population à l'échelle mondiale derrière
113
le stalinisme, mobilisation non sur la base d'un pacifisme bêlant,
mais d'une attitude active dès à présent bien déterminée. Cet engage-
ment public n'est pas appelé à avoir immédiatement une concrétisa-
tion de la lutte contre le méchant impérialisme des V.S.A., mais à
créer la base de ce qui sera pendant la prochaine guerre une de leurs
armes les plus efficaces, la lutte de l'intérieur contre les adversaires
de l’U.R.S.S. Cet engagement public servira également de plate-forme
visant à une sorte de resserrement idéologique de la masse des partis
.staliniens. Au moment de la « Libération » et après celle-ci on a pu
assister à un accroissement faramineux des effectifs des partis sta,
liniens. Ces énormes partis de masses ont été d'une grande efficacité
pour la politique de la bureaucratie stalinienne visant à encadrer
et à manæuvrer le prolétariat. Mais il ne s'agit plus à présent de faire
jouer un rôle considérable aux partis staliniens en tant que poids
énorme dans la société aussi bien du point de vue numérique que
du point de vue de la position de la masse dans la production capi-
taliste. Il s'agit au contraire de transformer ces partis de manière à
pouvoir les rendre d'abord utilisables et ensuite efficaces au cours du
prochain conflit. Ici, on nous objectera que nous nous trouvons
devant une contradiction. Nous allons voir dans quelle mesure cette
contradiction est réelle.
La politique stalinienne était basée sur la perspective du déclen-
chement du conflit mondial sous une durée relativement courte
résultant de l'estimation que faisait la bureaucratie d'une crise écono-
mique aux U.S.A. à brève échéance. On a pu voir leur perspective
économique changer au fur et à mesure de l'évolution de la situation
économique et politique internationale. Tenant compte de cela et
considérant, comme nous le considérons nous-mêmes, que les luttes
sociales jouent dans la conjoncture actuelle comme facteur d'accélé-
ration de la guerre, on comprendra facilement le changement de la
politique stalinienne. Nons ne déduisons pas de cela que le stali-
nisme ait tourné entièrement le dos à toute agitation sociale. Il conti-
nuera à utiliser les mouvements revendicatifs partiels qui auront lieu.
On peut donc conclure que nous assistons à des faits nouveaux :
l’U.R.S.S. ne rejette plus la possibilité de discussions internationales,
ceci s'inscrivant dans l'allongement de la période précédant le déclen-
chement du prochain conflit. Parallèlement à cela, changement dans
la politique stalinienne.
Celle-ci passe d'abord du plan revendicatif au thème de la « Paix »
et ensuite ne vise plus à l'utilisation du prolétariat seulement, mais
de toutes les couches sociales à l'échelle mondiale.
Préparation des différents partis staliniens de manière à pouvoir
jouer un rôle efficace au cours du prochain conflit.
Il faut comprendre que les déclarations des leaders staliniens ont
une signification très précise vis-à-vis de l'opinion mondiale : défai-
tisme face aux U.S.A. A ceci tout mouvement révolutionnaire ne peut
répondre qu'affirmativement. Mais ceci ne suffit pas. Défaitisme face
aux U.S.A., d'accord, mais quelle doit être notre position face à
l’U.R.S.S. ? Tout le problème se trouve là. Il est un fait que nous
ne pouvons répondre ici, par allusions, à ce problème, car le pro-
blème essentiel est celui de l'analyse de l’U.R.S.S.
Il faut tout d'abord apporter une petite précision. Lorsque nous
parlons du problème de la paix il faul bien comprendre ce que nous
entendons par là. Nous n'entendons pas du tout ce que pourrait
entendre par exemple Garry Davis, mais nous entendons tous les
problèmes posés par la guerre dans notre lutte pour le socialisme.
C'est dans ce sens que nous disions plus haut que le problème de
la paix se posait avec une extrême acuité à toute la population du
globe et que nous ajoutions plus loin, que si ce problème est capital
du point de vue révolutionnaire, il l'est avec autant de force du
point de vue de l'imperialisme yankee et du bureaucratisme stalinien.
114
russe.
En effet, de cette guerre, il ne peut résulter que trois termes : soit
une victoire des V.$..., soit une victoire de la bureaucratie stalinienne
c'est-à-dire la domination mondiale par l'un ou par l'autre, ce qui
signifierait dans les deux cas une accélération du processus vers la
barbarie, soit alors un renversement du rapport entre les forces
sociales, la victoire du prolétariat et la route ouverte vers le com-
munisme (pas stalinien, mais le vrai), Des possibilités objectives:
existent-elles pour cette victoire du proletariat ? Quant à nous, nous:
pensons que oui, et que le prochain conflit porte en lui-même ces
possibilités. C'est pour cela que notre attitude pendant la prochaine
guerre est un problème capital.
Est-il nécessaire pour le proletariat de faire l'expérience directe
du régime bureaucratique pour qu'il puisse prendre une position pen--
dant la guerre pouvant le mener à la victoire ? Non, les ouvriers, 'eur,
n'ont pas besoin d'une analyse scientifique de l'U.R.S.S. pour déter--'
miner leur attitude face au stalinisme. Leur défaitisme n'attend pas le
déclenchement officiel du conflit pour se manifester., Il se mani..
feste d'ores et déjà face à la bureaucratie stalinienne. L'appré-
ciation du régime de l’U.R.S.S., les ouvriers la font à tra-
vers l'expérience concrète de la bureaucratie stalinienne. L'achè..
vement de cette expérience se fera dans le cours de la guerre
par l'occupation de l'armée
Cette forme de défaitisme
est
embryonnaire - mais la plus profonde peut-
être quant à la prise de conscience qu'elle exprimé, du défai-.
tisme révolutionnaire. Le prolétariat commence à prendre con-
science qu'il a à faire face à deux systèmes d'exploitation. Il sait
que pour pouvoir vaincre il faudra qu'il les abatte tous les deux.
Il commence à comprendre que, quoique leur origine soit différente,
leur nature est la même, basée sur l'exploitation et la division de la
société en classes et que l'évolution historique, si elle n'est pas inter-
rompue par la Révolution Prolétarienne Mondiale, tend vers l'unifi-
cation des deux systèmes, unification dont la guerre est un puissant
actélérateur. C'est dans ce dernier sens, la guerre représentant aux yeux
même des ouvriers la phase ultime avant soit la victoire du socia-
lisme, soit le naufrage de la société dans la barbarie, que le problème
de la Paix devient le problème crucial de notre période.
Les formes de défaitisme ne se bornent plus à ce qu'elles étaient
traditionnellement du type de « l'ennemi est dans notre propre pays »..
En effet, ce mot d'ordre n'a plus aujourd'hui aucune signification.
La notion de pays se trouve de plus en plus dépassée, même au point
de vue bourgeois. Le prochain conflit ne se déroulera pas entre
bourgeoisies nationales, mais entre deux forces qui se sont d'ores et
déjà partagé le monde, chacune voulant maintenant l'élimination de
l'autre. Ce mot d'ordre perd. également toute sa valeur si l'on consi-
dère, les conditions de la guerre moderne elle-même prise sous l'angle:
militaire.
Le prolétariat doit trouver des formes de lutte qui lui permettent
de se libérer de l'engrenage dans lequel il est entrainé. Son défaitisme
face à l'un ne doit pas avoir comme résultat le renforcement de
l'autre et inversement. Le premier but du prolétariat est de conqué-
rir son autonomie. Il ne pourra la conquérir qu'en unifiant sa lutte
contre les deux systèmes d'exploitation. La lutte contre la bourgeoisie
et la lutte contre le stalinisme ne sont qu'une seule et même lutte.
Mais cette lutte 'soulève des problèmes extrêmement complexes. Les
ouvriers se posent déjà tous ces problèmes et la question de la possi-
bilité de les résoudre.
Și l'Europe occidentale est occupée par l'U.R.S.S. quelle seront les
formes de défaitisme ? Prendre le maquis ? En aura-t-on la possie:
bilité ?
Si au contraire l'Europe occidentale est occupée par les U.S.A.,.
quelles seront encore les formes du défaitisme révolutionnaire ?
115
Prendre le maquis avec les staliniens ? Former des maquis à
part ? Sera-ce possible ?
Dans les deux cas, ne serait-il pas préférable de mener la lutte
à l'usine même, au sein même de la production ? Quelles devront
étre les formes de cette lutte ? Sabotage individuel ? collectif ? Com-
ment devra s'organiser la classe ouvrière pour mener cette lutte ?
Comment pourra-t-elle réaliser le but qui sera le sien d'écrasement
des systèmes d'exploitation et d'instauration du socialisme à l'échelle
mondiale ? On ne peut dire cela en quelques lignes, ni jouer au pro-
phète en en créant un cadre strict. Le défaitisme révolutionnaire
pendant le prochain conflit prendra des formes entièrement nou-
velles. C'est le problème que nous posons et auquel nous tâcherons
de répondre le plus clairement et le plus complètement possible.
Roger BERTIN.
LE PROCES KRAVCHENKO
Pendant deux mois le procès Kravchenko-Lettres Françaises a pas-
şionné l'opinion publique. Il est une source de larges profits pour
la presse et l'édition qui se disputent les mémoires des témoins. Aux
uns il apporte une célébrité subite (Mme Buber-Neuman), aux autres
il coûte une inaison (le général Rudenko aurait, parait-il, perdu la
sienne). A la longue tout ceci apparait comme une immense parade
publicitaire et chacun est prêt à retourner chez lui, c'est-à-dire à ses
idées, ou en revient un peu plus écæuré car il. șent monter de partout
l'odeur fétide des marais. Ce dégoût a une valeur positive. Et pour-
tant il vaut la peine de s'arrêter sur ce procès car il est à bien des
points de vue un fait très significatif et plein d'enseignements.
IT est intéressant en ce qu'il est un aspect nullement négligeable
de l'antagonisme U.R.S.S.U.S.A. Il est significatif de l'importance de
l'idéologie dans la lutte des deux blocs et il doit nous permettre de
montrer à nu tous les aspects réactionnaires des deux sociétés d'exploi-
tation qui s'affrontent dans les locaux exigüs de la XVII° chambre
correctionnelle du Tribunal de la Seine. Mais sa grande valeur est de
nous donner l'occasion de dégager quelques traits essentiels du sys-
tème bureaucratique et de connaitre son mécanisme interne aussi bien
que sa stratégie, ce qui est une tâche indispensable à la construction
de la plate-forme anti-bureaucratique du mouvement prolétarien. Il
est en effet insuffisant de caractériser une société comme société de
classe pour élaborer un programme de lutte, de même qu'il ne suffit
pas qùe la classe ouvrière se sache exploitée pour qu'elle trouve la
voie de sa libération. A ce titre, il n'est pas possible de faire la part:
égale entre les parties, non pas que le capitalisme sorte grandi du
combat, mais parce que ce procès étant celui du stalinisme, c'est
surtout à lui que nous devons nous arrêter. Ceci d'autant plus qu'à
travers lui nous pouvons apercevoir plus nettement les tendances
irrésistibles qui poussent son adversaire capitaliste dans le même
sens, à la fois par son développement interne et du fait de ses rap-
ports avec le bloc bureaucratique.
Il est évident que cette entreprise demande une grande méfiance
à l'égard de tous les témoignages apportés au procés car, comme
chacun le déclare et le démontre avec force à l'encontre de l'autre, la
liberté et l'objectivité la plus matérielle sont très limitées dans un
monde soumis à des degrés différents mais toujours croissants au con-
trôle universel des appareils d'Etat. Que penser de ce que disent des
témoins soviétiques sévèrement contrôlés par le N.K.V.D. ou des
116
témoins kravchenkistes en résidence forcée dans des camps d'Alle-
magne occidentale, menacés d'être livrés à l'U.R.S.S. ou plus simple-
ment corrompus. Ce n'est pas un des moindres traits de barbarie
des sociétés d'exploitation étatiques" modernes qu'elles ont détruit
même cette relative « objectivité » dont faisaient preuve les bourgeois
entre eux et qui, née sur le marché des échanges, était nécessaire au
libre jeu de la concurrence et a disparu avec elle. A la limite, on
pourrait dire qu'il n'y a pas d'autre possibilité d'arriver à une
connaissance valable de ces régimes autrement que par une expé-
rience directe, et que le stalinisme ne peut être éprouve que par ceux
qui lui sont soumis. Il existe cependant des failles dans le système
bureaucratique le plus parfait qui tiennent à plusieurs faits et que
nous retrouverons dans les différentes dépositions.
La première est que l'homme ne pouvant être réduit à unë simple
machine, d'abord par son essence, en outre parce que c'est une cer-
taine nécessité pour chacune des sociétés d'exploitation d'accroitre sa
productivité donc de lui laisser une certaine initiative, la société
d'exploitation doit lui fournir une certaine idéologie où elle se trahit.
La seconde est que du fait de la division du monde en deux blocs
et de la nécessité pour chacun de pénétrer dans le camp adverse
par tous les moyens et partout où c'est possible, comme c'est le cas
surtout en Europe, il y a obligatoirement une certaine objectivité
à observer à laquelle le Guépéou absent ne peut suppléer. A Moscou,
on peut dire, comme cette espèce de « Lettres Françaises » soviétiques
Literatournai Gazeta que le procès a établi dès la première séance
que J'ai choisi la liberté a été confectionné par les services d'espior,
nage américain; mais il est plus difficile de le dire à Paris et il faut
bien essayer de s'expliquer plus en détail, ce qui expose à certaines
mésaventures. Il faut faire appel à des témoins ayant une certaine
indépendance, que ce soit un député travailliste comme Zilliacus ou
un ingénieur français ayant travạillé en U.R.S.S., et s'exposer par
là-même à entendre affirmer l'existence de camps de concentration
ou de jugements politiques sommaires. Enfin il y a une troisième
faille, c'est que malgré ses efforts pour se mystifier elle-même une
société d'exploitation ne peut manquer d'exprimer ses tendances
profondes. Sa logique n'est pas non plus une logique mécanique et
morte. Aussi inhumaine et abstraite que le soit celle de la société
bureaucratique, aussi totale que soit son aliénation, elle est constituée
par des hommes et par là est sensible à d'autres hommes non pals
une fatalité objective mais comme expression de certains
intérêts humains. Le bureaucrate a beau expliquer à l'ouvrier que
la nisère présente est nécessaire à la défense de son avenir socia-
liste, celui-ci se voit sacrifié au confort présent de ce même bureau-
crate. On a beau lui expliquer que la discipline qu'on lui impose
est voulue par la nécessité de se défendre contre des éventuels agents
du capitalisme, il voit celle-ci transgressée chaque jour par les riva-
lités de ses supérieúrs.
comme
Ce n'est pas le lieu ici de s'étendre sur le caractère réactionnaire
des mobiles qui ont poussé les Etats-Unis et la France à faciliter ce
procès. Kravchenko les a résumées dans une phrase lapidaire lors-
qu'on lui demandait pourquoi il n'avait pas poursuivi en diffamation
ses calomniateurs américains : Le P.C.F. vaut la peine qu'on s'occupe
de lui. On peut noter cependant que cette agressivité idéologique est
un fait nouveau dans l'histoire contemporaine des rapports de
l'U.R.S.S. et des U.S.A. de la part du capitalisme américain. C'est la
fin de l' « utopie rooseveltienne. » et c'est aussi la compréhension par
les Américains que leur force en Europe peut être ramenée à rien
si la société se désagrège politiquement de l'intérieur, et que la
conquête des masses est aussi importante que celle des États.
Ce n'est pas davantage le lieu de faire un parallèle incessant entre
les crimes dont on accuse l’U.R.S.S. et ceux dont sont coupables les
capitalistes. Nous avons assez souvent l'occasion de faire de tels
117
procès du capitalisme et chaque ouvrier fait suffisamment chaque
jour l'expérience de ses méthocles pour ne pas avoir besoin d'y reve-
nir ici.
Si nous nous refusons à un tel parallèle, c'est parce qu'il nous
parait particulièrement ignoble d'excuser les crimes des uns par ceux
des autres comme les staliniens le font lorsqu'ils sont à court d'argu-
ments. Une telle attitude relève du pessimisme et du fatalisme tradi-
tionnels des classesi exploiteuses qui se consolent de leur saloperie
par l'idée que d'autres en feraient autant et que tout compte fait, elles
ne font preuve que de virilité dans un monde voué à la puissance. Ce
qui ne les empêche pas, d'ailleurs, avec une logique de classe imper-
turbable, de pousser des cris d'orfraie lorsque les exploités en se
révoltant obéissent à cette loi de la violence qu'on leur a apprise.
Il faut avouer qu'en général les staliniens ne connaissent pas de
tels problèmes dans leur pays et possèdent l'invulnérabilité de ceux
qui sont à l'abri derrière une police bien faite; là où cette
manque, là où elle est contre eux les choses sont différentes. On ne
Balice
peut pas expliquer l'étonnement et le désarroi subit du général
Rudenko lorsqu'il trouva devant lui des inférieurs qui pouvaient;
l'injurier librement, autrement que par un manque d'habitude à
s'entendre discuté. Vous devons savoir en profiter.
Avant d'en venir au fond du problème, c'est-à-dire à ce que le
procès nous a révélé sur l'U.R.S.$. et sur le système bureaucratique,
il faut encore dire un mot sur la personne de Kravchenko qui était
formellement l'objet du procès. Cela non pas pour juger de son intelli-
gence, de ses capacités à écrire un livre ni pour affirmer qu'il est
sans doute un haut fonctionnaire, mais pour le situer socialement et
politiquement. A ce sujet nous adopterons un point de vue radicale-
inent opposé à celui des staliniens et loin d'expliquer sa « trahison »
et son anti-stalinisme par są psychologie, nous expliquerons ses réac-
tions politiques et ses tares personnelles par la société bureaucra-
tique dans laquelle il a grandi et prospéré. M. Wurmser exultait lors-
qu'un témoin kravchenkiste racontait dans quelles conditions il avait
été un mouchard, il oubliait de parler de ceux à qui il avait mou-
chardé. Il est vrai que ceux qui parlent des bons patrons et de Jeanné
d'Arc peuvent bien dire que ce sont les flics qui sont responsables de
l'exploitation capitaliste.
Il est certain que Kravchenko est un bureaucrate stalinien. Non
seulement sa carrière, mais la nature de są critique de l'U.R.S.S. en
témoignent (1). Jamais il
, ne se place à un point de vue révolution-
naire. Il objecte que les méthodes bureaucratiques sont nuisibles à
l'accroissement de la productivité, il se plaint de l'insécurité de la
condition bureaucratique, mais de même que son attitude personnelle
consiste à fuir la Russie, son attitude politique consiste à servir la
cause du capitalisme américain. Il est certain que sa liberté n'est
que la fallacieuse « liberté » capitaliste qui disparait au fur et à me-
sure que l'économie s'intègre à l'Etat. Il est certain que, de ce fait, ses
critiques laissent de côté les aspects essentiels du problème et que,
malgré sa description exacte de la barbarie du régime russe, ses
attaques perdent beaucoup de leur valeur. Ceci dit, réduire son per-
sonnage à un cas particulier, expliquer qu'une telle réaction n'est
possible que si l'on est un montre psychologique qui dès son enfance
était un ambitieux avide et corrompu n'a aucun sens et l'on pourrait
demander aux staliniens pourquoi ils ne répondent pas plutôt aux
critiques point par point. La réponse est simple. Les faits sont vrais.
Que le livre soit retouché, qu'il soit remanié, qu'il offre un tableau
trop complet de toute la vie en Russie pour être le fait d'un seul
homme, qu'il soit en partie un montage, c'est possible. Et après ?
Ce qu'il fallait montrer, c'était le caractère calomnieux de l'écrit et
non la corruption de l'auteur. Pour avoir été dans l'incapacité de le
"1) Cr. LEFOHT, Kravchenko et le Problème de l'U.R.S.S. (Temps:
Modernes, nº 29).
118
faire les staliniens ont perdu leur procés devant l'histoire. Que ce
soit un procès fait par des bourgeois à des fins réactionnaires, quel
ce procès soit utilisé par le capitalisme américain dans sa lutte contre
l’U.R.S.S. n'y change rien. A Madagascar, la bourgeoisie doit tricher
pour pouvoir juger, ici il n'en a pas été besoin.
La mauvaise foi et l'ahurissante faiblesse d'argumentation des
staliniens est remarquable et si elle apparait dans les comptes rendus
de la presse bourgeoise, elle éclate bien plus encore dans le délire
grotesque des notes d'audience de Marcenac dans les Lettres Fran-
rçaises. On y découvre un certain nombre de traits qui méritent d'être
signalés car ils dessinnent un type particulièrement écæurant de?
faussaires intellectuels. Mensonges cyniques et douces mines, airs bon-
hommes et menaces de flics, demagogie ouvriériste et honorabilité la
plus conventionnelle se mêlent dans une scolastique digne d'un valet
de quatrième ordre de M. Jdanov. Une telle imbécillité n'a de possi-
bilité d'existence que dans un monde barbare où elle devient une
qualité précieuse. Ce n'est pas une exception malheureuse mais c'est
bién le génie de la! bureaucratie que de donner naissance à de tels
ânes car Marcenac a réussi le tour de force de trouver un illustrateur
de ses notes qui lui va comme un gant. Kravchenko et sa suite. y
font figure de démons et les témoins soviétiques, de nouveaux anges.
C'est un caractère essentel du régime bureaucratique que de donner
naissance à des serviteurs qui s'identifient aussi complètement à leurs
maitres; de même que c'est un trait des bureaucrates que leur plus
grand plaisir est, à l'encontre des rois, d'être prix au sérieux par
9 Il est inutile de prouver que le mensonge est une des armes spéci-
fiques des classes exploiteuses, et qu'à ce titre ceux des staliņiens ne
sont pas comme ils le laissent entendre parfois, de bonne guerre
anticapitaliste mais traduisent concrétement l'antagonisme profond
qu'il y a entre les intérêts de la bureaucratie russe et ceux du prolė-
tariat mondial. Mais par contre il faut insister sur la théorie bureau-
cratique de la révolution qui n'est d'ailleurs rien d'autre que la théorie
de la révolution bureaucratique comme la théorie menchévik de la
révolution par les méthodes de la démocratie bourgeoise n'était que
la théorie de la révolution - bourgeoise.
Le stalinisme a poussé à ses limites le rôle de l'idéologie. A tra-
vers une série de plans d'interprétation destinés à des couches sociales
différentes, elle ešprime les intérêts de la totalité Parti-Etat Russe, et
Staline, parce qu'il est le sommet de la pyramide sociale de la bureau-
cratie, doit en être le prophète infaillible.
L'idéologie a une très grande importance dans la vie politique
moderne et cela est dû à la fois à l'éveil de la conscience politique
des masses, ce qui oblige les classes dirigeantes à les maintenir les
leur place d'exploitées par une mystification permanente, et au fait
qe les masses représentent la grande force motrice de la société
moderne et que dans leurs luttes les deux blocs doivent utiliser leur
militantisme. Le patron capitaliste dans une certaine mesure ne s'oc-
cupait pas de l'ouvrier, mais ce contentait d'acheter sa force de travail.
Il en est tout autrement dans une économie bureaucratique ou même
dans une économie dirigée. Pour la Russie stalinienne ce rôle de
l'idéologie est d'autant plus important qu'il ne s'agit pas seulement
d'exercer sa domination de classe dans sa sphère bureaucratique mais
d'essayer d'arriver par l'action propagandiste à mobiliser sous ses
drapeaux des hommes que les gendarmes russes ne peuvent pas con-
traindre mais qui, bien au contraire, doivent braver la répression
bourgeoise.
Une raison supplémentaire qui oblige la bureaucratie dans sa lutte
contre le capitalisme à donner un poids spécial aux armes idéologiques
et à utiliser les couches les plus deshéritées de la population, c'est le
grand retard économique du bloc russe. Il ne peut être question pour
YU.R.S.S. de rivaliser avec les U.S.A. sur un marché, ni même et
.
119
encore moins sur la question de la mise en valeur des pays arriérés
et des exportations de capital. Les quelques tonnes de blé que l'U.R.S.S..
enyoya en France pour contrebalancer les livraisons américaines pour
vaient servir le temps d'une campagne électorale mais n'ont trompe
personne sur le secours que l'économie européenne peut attendre de
la Russie.
II. est cependant possible dès maintenant au prolétariat de prendre
conscience de la dualité (il faudrait d'ailleurs plutôt dire duplicité).
de la politique bureaucratique et ce procès nous a permis d'y parvenir.
Un grand nombre de témoignages des deux parties ont permis:
d'établir publiquement un certain nombre de faits. L'extermination
violente des « Koulaks », l'existence des camps de concentration (ou
de travail selon un merveilleux euphémisme), d'une justice politique
autonome, le contrôle policier permanent de chaque individu et l'ins-
tauration du mouchardage en règle de gouvernement, les malversations
et les rivalités comme pain quotidien des bureaucrates n'ont pu être
niés par les staliniens puisque certains de leurs témoins les confir-
mèrent. La déposition de Mme Neuman a, sur ces différents sujets.
une importance particulière car par sa personnalité, la précision de
ses affirmations et l'ignominie de l'attitude des staliniens à son égard
elle a saisi l'auditoire et ses adversaires, qui n'ont su quoi lui répon-
dre, même après une nuit de réflexion, mais ce sont, enferrés dans
des justifications qui aggravaient leur cas. Ils allèrent jusqu'à lui
reprocher de ne pas être reconnaissante envers l'armée rouge qui
l'avait libérée alors qu'elle avait été livrée à Hitler par Staline, ou
à lui demander si son salaire dans le camp de travail qui lui permet-
tait d'acheter un ou deux kilogs de pain par mois n'était pas en
supplément de la soupe journalière !
Que de tels faits aient été publiquement affirmés et que les stali-
niens n'aient rien trouvé à en dire est d'une grande importance. Si
cela ne suffit pas à convaincre des théoriciens de l'histoire qui
s'accommodent d'autant plus facilement de telles situations que leur
place dans la société leur permet d'échapper au mal, il en est autre-
ment des ouvriers qui, parce qu'ils en sont les Wictimes, en prennent
moins facilement leur parti. Les staliniens le comprennent bien eux-
mêmes qui s'efforcent, ne pouvant nier la cruelle vérité de ce sinistre
tableau de l’U.R.S.S., tout d'abord d'en estomper les traits, ensuite
de plaider les circonstances atténuantes.
Nous ne retiendrons de leurs arguments pour atténuer les critiques
que l'on a faites sur l'existence des camps de concentrations que celni
qui consiste à dire que même s'il existe trois millions (chiffre sûre-
ment bien inférieur à la réalité) de prisonniers cela ne fait que 1 à
2 % de la population. Dans un pays capitaliste, comme la France, il
existe en moyenne environ un maximum de 100.000 détenus soit pour
40 millions d'habitants un pourcentage de 0,25 %. La comparaison de
deux chiffres est déjà significative, mais insuffisante si l'on tient
compte du fait que plus le pourcentage de prisonniers est élevé, plus
le régime policier est menaçant et, par conséquent, plus la population
tend à éviter de se mettre en fraude. Il y a entre ces deux pourcen-
tages baucoup plus qu'une différence de quantité, il y a là une véri-
table différence de qualité. Sous l'occupation ce n'est aussi qu'une
partie de la population qui était menacée et cependant la terreur
régnait. En outre, et c'est là l'argument le plus décisif, la menace qui
pèse sur chaque individu ne tient pas seulement à une législation
draconnienne mais connue et contre laquelle on peut relativement se
prémunir, elle tient surtout à l'arbitraire de l'exécutif. Dans les pays
coloniaux, il n'existe pas tellement de détenus, mais à chaque instant
la moindre plainte d'un blanc suffit à faire peser la pire menace sur
n'importe quel indigène. A ce point de vue, l'existence d'une justice
politique, autonome en U.R.S.S. donne à la répression un caractère
redoutable.
La seconde ligne de défense des staliniens consiste à plaider les
circonstances atténuantes en expliquant la situation en U.R.S.S. par
120
la nécessité de la lutte anticapitaliste. C'est une question qui dépasse
le cadre du procès et de cette note et qui pose tout le problème de
PU.R.S.S. et de son idéologie. Celle-ci, loin d'être l'expression d'une
action révolutionnaire cohérente, exprime très concrètement les inté-
rêts spécifiques de la bureaucratie. La théorie et la pratique de la
collectivisation agraire, la théorie et la pratique de la différenciation
des salaires, le stakhanovisme, les épurations sont des aspects de la
logique bureaucratique au même titre que la politique « chauvine >
des P.C. ou leur politique de conquête de l'Etat bourgeois. Le point
de confusion par où passe la mystification stalinienne c'est l'identi-
fication de la nationalisation des moyens de production et de l'expro-
triation des capitalistes avec la dictature du prolétariat. C'est parce
que nous ne pouvons pas nos contenter de ce schéma abstrait, c'est
parce que le fait que l'U.R.S.S. est l'ennemi du capitalisme américain
nè permet pas de voir dans le régime stalinien, l'avenir même déformé
du, socialisme que cette argumentation ne peut rien signifier. C'est
parce qu'au contraire elle tend à justifier l'expropriation politique
et économique du prolétariat que nous pouvons a priori la rejeter.
Un dernier point qui mérite attention est l'attitude de la justice
française, tant pendant le procès que dans son jugement. Elle ešprime
dans un raccourci très complet la situation politique concrète dans
laquelle se trouve la France. Elle est du côté américain parce qu'elle
donne, contrairement à sa loi, le maximum de publicité à ce procès
du stalinisme, parce qu'elle condamne les Lettres Françaises même
sur un point comme celui de la trahison de Kravchenko où elle nie
par là même sa propre idéologie nationaliste. Elle tient compte de
la force du stalinisme et de celle de l'U.R.S.S. en ménageant Wurmser
et 'Claude Morgan pour leurs titres de résistance, en se refusant à
prendre ouvertement position sur la véridicité des affirmations anti-
soviétiques de Kravchenko et de ses témoins. Enfin elle traduit ses
intérêts propres en maintenant bien haut le principe du patriotisme,
et le mythe de la résistance.
Les conditions démocratiques dans lesquelles s'est déroulé le procès
ont été largement vantées par la presse bourgeoise française. Elle y
a vu la fidélité profonde de la France aux idéaux démocratiques.
Il est certain qu'il est peu de pays au monde où un tel débat aurait
pu se dérouler dans de telles conditions, mais cela n'est pas le fait.
du hasard. La France n'est pas l’U.R.S.S. ni les U.S.A. Elle n'est pas
davantage l’Espagne ou la Grèce. Cela ne veut pas dire qu'il en sera
toujours ainsi, mais, bien au contraire, qu'il y a là une situation
d'exception qui est beaucoup plus une survivance très menacée qu'une
nouveauté pleine de promesse. Loin d'être une troisième solution néo-
démocratique bourgeoise, c'est bien plus un résidu du vieux capita-
lisme occidental dont le très digne Durkheim est l'incarnation sym-
bolique.
La marche vers la guerre et la guerre elle-même l'élimineront
lorsque selon le mot célèbre de Marx les armes de la critique feront
Lace à la critique des armes.
Jean SEUREL.
'1
121
Les Livres.
- en
La fortune américaine et son destin
Ce livre clair, hardi. facile à lire, a pour but de fournir un tableau.
de l'économie américaine, de son poids dans l'économie mondiale, de
mettre en relief « ce qu'il peut y avoir d'essentiellement nouveau dans,
les faits contemporains ». Mais, bien que l'auteur prétende ne pas se
soucier «d'intégrer ces faits dans un cadre théorique », on s'aperçoit
vite qu'il ne se prive pas de donner des interprétations et de tracer des.
perspectives très « théoriques » pour ne pas dire fantaisistes. C'est sur
ce deuxième aspect que nous insisterons surtout car un résumé des faits
si simplement exposés par Jean Piel ne saurait dispenser de la lecture
de «La fortune américaine et son destin ».
Une première partie du livre décrit rapidement l'évolution des
Etats-Unis jusqu'à la crise de 1929 et de la deuxième guerre mondiale.
L'analyse de l'entre-deux-guerres a le mérite de faire apparaître l'origi-
nalité de la crise de 1929, sa liaison avec la nouvelle structure qui tendait
déjà à se dessiner dans l'économie mondiale, et par là son caractère pro-
phétique pour la période actuelle.
Le chapitre central décrit l'immense poussée des forces productives
en Amérique pendant la deuxième guerre mondiale, et fournit un recen--
sement à la fois clair et détaillé des ressources en matières premières,
de la production industrielle et agricole, de l'accroissement de la main
d'auvre. Au total la production des Etats-Unis a doublé de 1940 à 1944,
propulsée par l'unique moteur de la guerre. Un tel accroissement peut
donner l'idée des possibilités de développement de l'économie moderne.
Mais le fait essentiel est ici que ce développement n'a pu avoir lieu que
dans la guerre et par la guerre, le conflit mondial venant fournir le sti-
mulant indispensable à une économie que ne s'était pas relevée de la
crise structurelle de 1929. Jean Piel montre ensuite à quel point la guerre-
a définitivement consacré le déséquilibre du monde capitaliste : déséqui-
libre dans la production, les Etats-Unis produisant environ un tiers du
revenu mondial total (U.R.S.S. comprise), déséquilibre dans la producti--
vité du travail, déséquilibre dans les échanges commerciaux; sur tous ces
points, « La fortune américaine » fournit une documentation élémentaire:
mais parfaitement suffisante.
(1) Jean Piel,
Minuit.
« La Fortune amréicaine et
son Destin ».
Editions de
122
I
L'auteur arrive ensuite au point critique de son exposé et de l'écono-
mie capitaliste contemporaine : la masse du capital américain, le poids
de la production américaine, l'impossibilité pour les autres pays capita.
listes de concurrencer cette production aussi bien quantitivement que
sur le plan de la rentabilité du capital, sous tous ces aspects l'évolution
de l'économie mondiale, accélérée par le conflit mondial, aboutit. à une
impasse, à l'impossibilité de restaurer une harmonie des échanges, entre
"une Amérique que produit «trop », dans tous les domaines, et un monde
-capitaliste qui produit trop peu ou trop cher, et qui a déjà aliéné au
profit des U.S.A. tous les moyens de paiement dont il disposait. A ce
moment l'auteur en vient à isoler l'économie américaine, comme système
menacé chroniquement d'une prise de surproduction, et pose avec divers
économistes américains, le problème de la « maturité économique » du
capitalisme américain, et la menace de stagnation de cette économie. La
plupart des économistes américains arrivent aujourd'hui à cette conclu-
sion : « qu'il y a des fortes présomptions pour que l'évolution prévisible
de l'économie intérieure américaine fournisse des occasions décrois-
santes d'investissements ». Crise des investissements, crise chronique de
surproduction, problème du plein emploi ou du chômage chronique,
stagnation économique sont différents aspects d'un seul problème dont
le rôle des économistes bourgeois est de masquer la racine : l'exploi-
tation du prolétariat et l'extraction de la plus-value dans le procès de
production capitaliste. Mais l'auteur demeure ici sur le même plan que
ses sources, le plan de l'économie politique vulgaire, dont le but est
de masquer le caractère social du système économique.
Que signifient pour nous cette floraison de théories économiques en
Amérique, et la lucidité avec laquelle les économistes bourgeois posent
la question d'une limite absolue du développement capitaliste à quoi
correspondent-elles ?
Essentiellement à ces traits qui s'accentuent actuellement dans l'éco-
nomie capitaliste : la concentration de plus en plus grande du capital
financier, sa fusion de plus en plus intime avec l'état, les progrès de
"l'intervention étatique. Tandis que la contradiction fondamentale du capi-
talisme, née de l'exploitation du travail salarié, ne se traduit en crise
de surproduction, dans le schéma classique, que d'une façon, différé par
'le mécanisme aveugle d'une économie concurrencielle, dans une écono-
mie d'exploitation planifiée, le problème de la surproduction et de la
stagnation se pose de façon constante et chronique.
L'économie américaine n'est pas encore arrivée à ce stade; mais entre
"la prévision et la coordination réalisées pendant la guerre et partielle-
"ment maintenues depuis, et d'autre part la «planification » qu'entraînera
la prochaine crise, les économistes américains et toute une aile « progres-
siste » du capital américain représentent la « conscience historique » des
classes exploiteuses et l'anticipation du processus. Pour nous, le plus
intéressant est que cette évolution inéluctable vers le capitalisme d'état,
loin d'être une solution à la contradiction sociale et économique fonda-
mentale, la révèle au contraire de façon brutale. La planification, partielle
ou 'complète, de l'économie, est donnée comme une panacée universelle
aux contradictions et aux crises du capitalisme; mais les « progressistes »
.
123
7
de tout genre camouflent le caractère de classe de cette planification,
taisent le fait que le moteur de la production est extérieur à la pla-
nification proprement dite, directement lié aux intérêts de la classe qui
planifie.
Ainsi dans le cas des Etats-Unis, Jean Piel met parfaitement ce fait
en lumière, que la surproduction américaine et la menace de stagnation
ne sont pas liés à l'anarchie du système capitaliste : il insiste sur le
rôle croissant de l'état dans l'économie, sur son intervention dans la
répartition des revenus et surtout des investissements. Mais, sans que
l'auteur- ose l'exprimer, cet état est toujours l'état de la classe exploi-
teuse, et toutes les solutions lui sont bonnes pour éviter la stagnation
et maintenir ses profits...
Que les capitalistes ne veuillent pas abandonnėr leurs profits, c'est
bien sûr le postulat de l'économie capitaliste. Mais c'est ici que le sol
manque soudain sous les pieds : ces profits qui sont le moteur de l'éco-
nomie capitaliste, celle-ci ne peut plus les réaliser à l'intérieur des U.S.A.
A l'extérieur l'exploitation des capitaux n'est plus rentable. Bien plus,
Jean Piel montre que le calcul à long terme, qui consisterait à remettre
sur pied l'économie européenne pour pouvoir, plus tard, rétablir des
échanges équilibrés et rentables, ce but théorique du Plan Marshall
dont se berce peut-être la partie la moins « éclairée » de la bourgeoisie
américaine, est complètement illusoire; ce que toute l'évolution de l'éco-
nomie mondiale a lentement créé, la suprématie du capital américain, il
est inconcevable que le capitalisme américain la détruise lui-même pour
le plaisir de recommencer une seconde fois le même jeu. Mais si Piel
voit bien ceci, s'il montre combien sur ce plan l'état américain et les
couches monopolistes qui sont davantage identifiées à l'état, sont plus
clairvoyants que certains milieux d'affaires, il aboutit à ce résultat
stupéfiant que le capitalisme américain qui ne veut pas renoncer à ses
profits, est amené à « faire don » de ces profits au monde, qu'il a besoin
d'être soulagé de son sur-produit comme «la vache a besoin d'être
traite ». On ose à peine poser la question naïve : pourquoi le capita-
lisme ne pratique-t-il pas d'abord cette économie du don chez lui, en
augmentant la consommation ou en réduisant les heures de travail sans
réduction de salaire ? L'état américain représenterait si bien les intérêts
économiques de la classe dominante qu'il serait amené à supprimer
ces intérêts pour permettre à cette classe, ou plutôt à « l'économie >,
de se survivre. A ceci correspond l'image de la vache » : l'idée d'une
dynamique propre et autonome de « l'économie » moderne, abstraction
faite de tout contenu de classe. Quant à ceux qui représentent les intérêts
(désintéressés) de cette économie, ils sont prêts à ne pas réaliser leurs
profits pour empêcher l'économie de stagner. Mais encore une fois,
pourquoi n'en font-ils pas d'abord profiter les prolétaires américains ?
Dans ce cas, le fantôme de la stagnation s'évanouirait. sans retour.
Si l'auteur a bien vu que le Plan Marshall est le type d'une forme
d'échange radicalement nouvelle (et ceci par exemple contre les théo-
niciens staliniens qui ont tout intérêt à ne pas voir où conduit l'évo-
lution contemporaine du capitalisme), il a abandonné un peu vite la
recherche de l'intérêt concret qui préside à cet échange, pour se conten
124
1
ter de motifs puisés dans le caractère national américain, (le «dyna-
misme », la «jeunesse », l'« esprit d'entreprise ») et de l'intérêt de
i« l'économie > abstraite à ne pas stagner. Jean Piel place en tête de
son chapitre sur le développement des U.S.A. pendant la guerre, une
étude du prêt bail qui en montre la nouveauté : « la nature juridique
de ce contrat de prestations, ne comportant en contre-partie 'aucune
obligation économique directe, constitue un précédent ». Mais ceci dit,
il oublie par la suite ce précédent qui, lui, n'avait rien d'un don
désintéressé ni même d'un soulagement d'une économie menacée de
surproduction, puisque le prêt bail fut l'origine d'un accroissement
gigantesque de la production.
L'abstraction est facile à déceler, et se traduit dans le plan de cette
partie du livre : l'auteur part des Etats-Unis, considérés comme isolés,
les relie ensuite au reste de l'économie occidentale, : mais ne considère
jamais l'économie mondiale comme un tout. C'est cependant à partir
l'antagonisme mondial entre les deux blocs que peut se comprendre-
le plan Marshall. Celui-ci se comprend dans cette perspective comme le
renflouement d'une entreprise non « rentable » sur le strict plan écono-
mique, mais absolument nécessaire dans le conflit avec l’U.R.S.S. Le
profit capitaliste ne se trouve pas abandonné, mais différé à longue
échéance, jusqu'à la troisième guerre mondiale. Ce : que l'auteur voit
comme une déviation des buts originaux et profonds du plan Marshall, sa
signification dans le conflit inter-blocs, est la seule façon de la comprendre
pour un marxiste. Le Plan Marshall ou le Plan Mondial de Truman
sont les gigantesques « grands travaux » de l'économie américaine mais
des grands travaux à portée essentiellement guerrière. On explique par-
fois que dans la planification capitaliste on produit des armements dont
la vente à l'Etat augmente démesurément les profits capitaliste, puis que
le réarmement aboutit à la guerre car il y a une tentation à se servir
des armes accumulées. C'est fausser tout le processus. En réalité les
armements sont produits directement pour la guerre et le « profit >
qui en résultera (destruction d'un concurrent, de nos jours annexion ou
destruction pure et simple de l'autre); le plan Marshall de même
deviendra rentable avec la guerre contre l’U.R.S.S., et c'est le conflit
international qui détermine l'accroissement de la production ou simple-
ment son maintien au niveau actuel.
Les Etats-Unis éviteront le socialisme, nous dit Jean Piel, entendant
par socialisme le régime russe. Mais il nous montre un capitalisme
qui pour continuer chez lui le petit jeu de la libre entreprise « régime
auquel il semble encore attaché », nie puremnt et simplement dans
ses rapports internationaux son propre moteur : le profit. On peut se
demander alors ce qui différencie du bloc russe le bloc américain pris
comme un tout : il est clair que le développement économique à l'in-
térieur de chaque bloc n'a plus pour moteur le profit; même si dans le
bloc américain l'économie est loin d'être planifiée, elle fonctionne déjà
globalement, du point de vue des rapports internationaux, comme une
totalité dans laquelle les parties sont consciemment ordonnées. L'aile-
progressiste étatique du capitalisme américain, anticipant sur le déve-
loppement et la planification réelle de l'économie américaine, joue le
125
même rôle de conscience de l'économie que la bureaucratie soviétique
et subordonne l'économie à son seul but, la guerre avec l'autre.
Ce qu'apporte ce livre ? des faits utiles. Des vues lucides qui démo-
lissent bien des préjugés sur le stade de développement de concentration
et de planification de l'économie américaine, sur le problème de la sur-
production et de la stagnation, et son indépendance par rapport aux
méfaits de « l'anarchie » capitaliste, sur la nouveauté du plan Marshall,
sur l'impossibilté d'une stabilisation de l'économie capitaliste sur ses
bases classiques. Son défaut irrémédiable : l'abstraction de l'économie
de sa base sociale et humaine et de l'exploitation de classe; l'abstraction
de l'économie américaine de sa détermination dans la concurrence et le
conflit des deux blocs. Cette double abstraction fournit à cet ouvrage des
bases théoriques et des conclusions radicalement viciées. C'est seulement
à partir des rapports de production existant dans l'économie mondiale
moderne, à partir de son caractère d'exploitation, qu'on peut étudier
les problèmes absolument nouveaux de l'époque, ceux du fontionnement
de l'économie bureaucratique d'état, et de son moteur, dans les deux
cas qui se présentent : le conflit total de deux blocs; l'unification du
monde sous un seul système bureaucratique. C'est dans ce dernier cas
que les théories de la « maturité » auraient de beaux jours devant elles,
comme justification de la stagnation et de la régression des forces pro-
ductives.
Marc FOUCAULT.
!
126
Correspondance.
Voici quelques extraits de lettres que nous ont adressées soit d'anciensi
.
camarades, soit des lecteurs jusqu'ici inconnus qui se sont intéressés aux
articlės précédemment parus. Nous faisons part de leurs appréciations et:
de leurs critiques, dans le but de montrer que la lecture d'une Revue,
comme celle que nous désirons avoir, loin d'être passive devrait amener
peu à peu, non pas la simple publication de « lettres », mais la possibilité
de s'exprimer et de discuter largement.
Lettre d'un camarade de Toulouse :
« Socialisme ou Barbarie »... Vraiment cela m'a fait du bien de lire une
étude si sérieuse, profonde et claire, construite avec équilibre et logique,-
avec précision, toutes choses qu'on ne peut trouver habituellement. On puoise
tant de choses vagues, confuses, pleines de lacunes et de contradictions,
d'obscurité, de désordre... Le style, évidemment, gagnerait à être fortement
lagué, simplifié; il gagnerait en clarté, en robustesse et même en valeur-
littéraire, mais c'est chose faisable.
D'autre part, le camarade Chaulieu a reçu d'un ancien camarade du
P.C.i. la lettre suivante :
J'ai lu avec intérêt la Revue « Socialisme ou Barbarie is, mais j'ai été
surpris par le ton de ton article. Il ne m'appartient pas de prendre la
défense de Pierre Franck, ni celle de la « Vérité », ayant quitté la J.C.I., il
y a plus d'un an, mais je veux m'élever contre de ton de polémique stérile
qui est le tien dans cet article... As-tu pensé à l'effet que pouvait produire,..
sur des militonts honnêtes et sincères, une telle attitude ? Ne penses-tu
pas que cela risque de rebuter et de dégouter de l'action des gens dont
pourtant le mouvement ouvrier a besoin. Ceci étant dit, je vous félicite
pour l'effort que représente la sortie de votre Revue et te prie de croire, .
camarade, à mon amité socialiste et internationaliste.
Le camarade Henri Féraud, de Montpellier, nous écrit :
J'ai dien reçu le premier numéro de « Socialisme ou Barbarie ».... Je
suis pleinement d'accord avec vous. J'ai en particulier tout à fait aimé.
l'article « Socialisme ou Barbarie » que je trouve tout à fait remarquable
et dont certaines formules expriment totalement ma pensée.
Dans cet article tu dis : « On ne peut plus continuer à croire que
l'expropriation des capitalistes privés équivaut au socialisme et qu'il suffit
d'étatiser (ou de nationaliser) l'économie pour rendre impossible l'exploita- .
tion. » Tu accordes qu'on l'a cru et qu'on le croit... Les staliniens le croient,
Jr, je dis qu'un tel point de vue et sa critique posent les problèmes théori-
ques les plus fondamentaux et en particulier celui de matérialisme... Dans ·
ia conception du parti autoritaire, dans celle du révolutionnaire protes-
sionnel, dans un centralisme qui est en définitive non seulement discipline
d'action mais aussi main-mise sur l'élaboration de la stratégie, tactique et
mots d'ordre du parti on discerne (non chez Lénine peut-être) mais chez les
épigones un mépris des masses qui repose sur un mépris de leur esprit....
Les masses deviennent les « choses » du parti. C'est là une erreur capitale.
De là l’importance d'un problène théorique, non immédiatement lié à la'
pratique mais d'une importance essentielle comme postulat de la pratique
et de son interprétation...
Plusieurs locteurs nous ayant demandé l'adresse du Cartel des Syndi-
cats Autonomes, nous les informons que le local de ce Cartel se trouve de
Paris, 129, boulevard Saint-Germain (5e).
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T