Socialisme ou Barbarie - NO. 4 (OCTOBRE-NOVEMBRE 1949)

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Table des matières

INFORMATION ÉDITORIALE
ANNONCE: Réunion publique 4:[2]
PEREGRINUS: Le kolkohz pendant la guerre (traduit de l'allemand par P. Chaulieu) 4:3-18
CHAULIEU, Pierre: L’exploitation de la paysannerie sous le capitalisme bureaucratique 4:19-44 = FR1949N*
ROMANO, Paul: L’ouvrier américain (IV) 4:45-57 = The American Worker
La vie de notre Groupe 4:59-65 = FR1949O
Plan de travail et élaboration du programme 4:65-69
NOTES:
La situation internationale = FR1949P
Vue d’ensemble sur les événements 4:71-74
Les répercussions de l’explosion atomique russe 4:75-79
Dévaluation et vassalisation 4:79-83
Les luttes revendicatives 4:83-85
MONTAL, C. Le trotskisme au service du titisme 4:87-92
CORRESPONDANCE: Groupe trotskyste de Cuba 4:93
Nous invitons les lecteurs… 4:[95]
SOMMAIRE
À PARAÎTRE AUX PROCHAINS NUMÉROS


TOUS LES LECTEURS DE LA REVUE
sont fraternellement invités par notre Groupe
à la
REUNION PUBLIQUE
organisée le
Vendredi 4 Novembre, à 20 h. 30
au Palais de la Mutualité
(Métro : Maubert-Mutualité)
*
L'ordre du jour de la réunion comporte la
discussion des numéros 3 et 4 de la Revue, les
critiques exprimées par les lecteurs et leurs sug-
gestions pour les numéros suivants.
La salle de la réunion sera affichée au tableau.
La première réunion du cycle de conférences
sur l'oeuvre de Lénine, et auxquelles tous les lec-
teurs sont invités aura lieu le
11 NOVEMBRE 1949, à 20 h. 30
au Palais de la Mutualité
mon
mmmm
SOCIALISME OU BARBARIE
LES KOLKHOZ PENDANT LA GUERRE
Cet article, écrit par un camarade de langue allemande de la IVe Interna-
tionale, avait été envoyé au Secrélariat International de celle-ci il y a un an.
Comme il n'a pas été publié à ce jour dans la presse trotskiste et
étant donné son contenu, il ne semble pas qu'il le sera — et comme il pré-'
sente un intérêt non négligeable, nous croyons de notre devoir de le faire
connaitre.
L'intérêt de l'article ne se trouve pas seulement dans sa documentation
abondante, mais surtout dans la capacité de son auteur de déceler l'aspect fon-
damental de l'économie kolkhozienne bureaucratique, c'est-à-dire le caractère
capitaliste d'état de ces exploitations, et la prédominance du pouvoir étatique
central sur les tendances « individualistes » des paysans. En revanche, l'auteur
reste sur quelques points prisonnier de la conception trots kiste traditionnelle.
Ceci est vrai en particulier, d'une part, pour ce qui concerne l'analyse des
« tendances individualistes des paysans » et la « tendance de la bureaucratie
yers l'appropriation privée », d'autre part, pour l'idée vague qu'il se fait de
la bureaucratie en tant que formation sociale et pour l'utilisation du concept
dépourvu de sens de propriété collective ». La position de notre groupe sur
ces points est exprimée dans l'article de P. Chaulieu publié dans le présent
numéro.
L'agriculture de l'Union Soviétique a souffert, comme il est
bien connu, très sévèrement des suites de la guerre totale,
beaucoup plus sévèrement que celle des pays voisins de l'Eu-
rope centrale. Ce n'est pas seulement que sur le territoire
soviétique, les opérations militaires proprement dites ont duré
beaucoup plus longtemps et que les dévastations faites par
l'Armée allemande furent beaucoup plus étendues et systé-
matiques, mais aussi sa structure plus compliquée rendait
l'agriculture soviétique moderne plus vulnérable que celle,
techniquement arriérée et pour une très grande partie repo-
sant sur la petite exploitation paysanne, des pays voisins.
Il suffit seulement de rappeler la mécanisation si forte de
l'agriculture soviétique et ce qui s'en suivait -- sa dépen-
dance de l'industrie des tracteurs, etc... La destruction étendue
de sa base technique ne pouvait que la toucher très durement
et conduire à un recul très important de la productivité du
travail agricole; par là même et simultanément, les tendances
centrifuges dans le village soviétique ont été puissamment
3
favorisées. Car qu'est-ce que pouvaient faire d'autre les
paysans de ces kolkhoz dans le domaine desquels la plus
grande partie des tracteurs agricoles, des autos, etc... avaient
été détruits ou enlevés et où même, le plus souvent, les che-
vaux de trait ont été perdus, que pouvaient-ils faire, sinon
de retourner vers les vieilles méthodes primitives de travail
et consacrer leur force de travail avant tout à leurs petites
« parcelles individuelles » (priusadebnuyje, utschastki) et à
la culture privée de pommes de terre, de produits de jardi.
nage, etc... ?
Ceci est en tout cas pleinement valable seulement pour ces
territoires de l'Union Soviétique en réalité extrêmement
étendus qui durant la guerre étaient devenus le théâtre
immédiat des opérations militaires et qui aussi avaient été
temporairement occupés par les Allemands. Le système éco-
nomique collectiviste dans la Russie non occupée a tenu bon
malgré tout; il s'est démontré extrêmement solide et contri-
bua d'une manière décisive à la victoire de l'Union Sovié.
tique. Néanmoins, sous la pression de la guerre, ioi aussi des
fêlures considérables et des « formes rétrogrades >> spécifiques
se firent jour, L'industrie mécanique dirigée avant tout vers
la production d'engins de guerre ne pouvait naturellement
ni remplacer les tracteurs, autos, faucheuses, etc... hors
d'usage, ni fournir les pièces de rechange nécessaires (1); tout
autant l'industrie chimique n'était pas à même d'offrir au
village des quantités suffisantes d'engrais, cependant que les
moyens de transport, utilisés au delà de toute limite, ne pou-
assurer normalement l'approvisionnement des
kolkhoz en essence, etc... A toutes ces causes vint s'ajouter
le fait que le village était dans la plupart des cas dépouillé
des forces de travail masculines et que précisément les forces
de travail qualifié les plus importantes (conducteurs de trac-
teurs, etc.) étaient mobilisées pour l'armée. Cependant l'Etat
devait simultanément, pour pourvoir aux besoins en matériel
humain d'une armée gigantesque et d'une industrie étendue,
demander au village malgré la chute importante des ren.
dements — non pas moins, mais beaucoup plus de céréales,
Mais plus l'Etat prenait, moins il en restait pour les paysans
eux-mêmes et moindre devenait naturellement le salaire en
nature pour les journées de travail qu'ils avaient fourni au
vaient pas
1
(1) Au contraire : comme on apprend par un article publié dans la Revue
Bolchevik (n° 4 de 1946, p. 29), « pendant la guerre on a dû prendre à
l'agriculture, pour les besoins de l'Armée Rouge, une partie importante des
tracteurs et des véhicules lourds ». Ainsi «le nombre des tracteurs dans les
kolkhoz des territoires non occupés a baissé de 32 %, celui des autos
de 80 %),
4
kolkhoz. Tous ces facteurs poussèrent les familles de paysans
kolkhoziens à se consacrer encore plus que par le passé à la
culture de leurs parcelles individuelles pour compenser ainsi
la chute de leurs revenus de kolkhoz. A ceci s'ajoute encore
que la montée constante des prix de tous les produits agri.
coles sur le marché noir a fait apparaître cette petite pro-
duction privée des paysans - les produits de jardinage, l'éle-
vage du petit bétail et de la volaille comme de plus en
plus rémunératrice.
Mais il y avait plus. Les tendances centrifuges au village
ont été aussi encouragées par la politique des autorités locales
du Parti et de l'Etat, qui se sont adjugé durant la guerre des
étendues considérables de la terre appartenant aux kolkhoz
pour établir là-dessus des exploitations « de secours » propres,
cultivées naturellement par le travail forcé des paysans
kolkhoziens, qui devaient servir à l'entretien supplémentaire
de la technocratie et de la bureaucratie locales et étaient
évidemment par là soustraites à l'impôt en nature normal de
l'Etat. Et finalement les autorités kolkhoziennes proprement
dites ont aussi contribué par leurs méthodes à ébranler la
discipline du travail dans les kolkhoz et à laisser apparaître
l'appartenance au kolkhoz de plus en plus comme un joug
pesant. Rien d'étonnant si la productivité du travail kolkho-
zien s'abaissa constamment, cependant que la culture des
petites parcelles individuelles des paysans prenait une impor-
tance de plus en plus grande,
Il est clair que, aussi longtemps que la guerre durait, le
Gouvernement Soviétique ne pouvait pas s'opposer sérieuse-
ment à ce processus spontané d'extension du secteur « privé >>
dans le village kolkhozien. Dans ces circonstances il ne lui
restait pas d'autre issue que
de
encore la vis, par
l'élévation du minimum de travail légalement déterminé en
1939, de la prestation de travail des paysans sur le territoire
du kolkhoz dans la mesure de possible et ainsi de se garantir
le quantum nécessaire de prestations en nature de la part des
kolkhoz. Mais depuis la fin de la guerre le problème se pose
de la manière suivante : Tout dépend de la rapidité avec
laquelle l'Etat Soviétique peut de nouveau équiper son parc
de machines agricoles et renouveler son bétait agricole. «Il
accomplira cette tâche rapidement », écrivait (d'une manière
trop optimiste) l'Economist de Londres en 1944, « s'il importe
les tracteurs, les autos et le bétail de l'étranger - par contre,
il l'accomplira lentement si pendant la reconstruction de la
colonne vertébrale du système économique collectiviste il ne
veut s'appuyer que sur les forces russes. S'il se décidait pour
serrer
>
5
la deuxième voie, alors l'agriculture russe rencontrera presque
certainement dans les années d'après-guerre des difficultés
considérables... », cependant que « la stagnation sera vraisen-
blablement accompagnée d'un réveil partiel des tendances
ndividualistes dans le village.
LA LOI SUR LES KOLKHOZ DU 19 SEPTEMBRE 1946
Combien ce pronostic était juste, fut démontré déjà deux
ans plus tard, lorsque le Gouvernement soviétique sous la
pression de difficultés économiques et politiques considé-
rables (la récolte catastrophique de 1946, la croissance des
tensions politiques intérieures et extérieures) s'est vu obligé,
par la décision du Conseil des Ministres du 19 septembre 1946,
de déclancher à nouveau la lutte contre les tendances écono-
miques privées dans le village soviétique, qui s'étaient ren-
forcées. Voilà en bref le contenu de cette loi hautement signi-
ficative :
Le Conseil des Ministres de l'Union Soviétique et le Comité
Central du Parti Communiste constatent, dans l'exposé des
motifs de la loi, l'existence de défauts sérieux « qui sont
extrêmement nuisibles à la cause des kolkhoz et apparaissent
comme extrêmement dangereux pour l'ensemble de la cons-
truction socialiste de notre pays ». Ces crimes consistent :
1° dans le calcul et la dépense incorrecte des « journées de
travail » (trudodni) dans les kolkhoz; 2° dans l'usurpation
des terres communes des kolkhoz; 3° dans l'appropriation
arbitraire du patrimoine des kolkhoz; et 4° dans la non prise
en considération des « fondements démocratiques » de l'ad-
ministration des kolkhoz.
On développe ainsi les points particuliers :
1. On mentionne avant tout le gonflement anormal et dis-
proportionnel du personnel administratif et la dépense trop
grande de journées de travail et d'argent pour des buts admi-
nistratifs. Il s'ensuit que dans plusieurs kolkhoz il manque
des travailleurs de campagne, cependant que l'on trouve dans
l'administration beaucoup de gens qui n'ont rien à faire qui
reçoivent malgré cela un traitement supérieur à celui des
ouvriers productifs. Même les travaux spécifiques, faits par
des paysans kolkhoziens pour les différentes administrations
locales (ainsi par exemple des réparations de bâtiments et de
maisons d'habitation, la coupe de bois destiné au chauffage,
des travaux de transport, etc.) sont comptés comme journées
6
de travail et imputés au kolkhoz lui-même. Et finalement
même les coiffeurs, tailleurs, cordonniers et autres artisans
sont, à proportion de leurs journées de travail, à charge du
fonds commun du kolkhoz, tandis qu'ils devraient être payés
individuellement par leurs clients pour le travail qu'ils font.
Tout ceci conduit « à la dépréciation de la journée de travail,
à la diminution des ressources qui doivent être réparties selon
le nombre de journées de travail et, conséquemment, à la
diminution de l'intérêt que portent les paysans au travail
kolkhozien »
2. Malgré la loi du 27 mai 1939 (2), l'appropriation arbi-
traire des terres d'exploitation communes du kolkhoz est
devenue de nouveau un phénomène répandu à une large
échelle. Les parcelles d'exploitation individuelle sont petit à
petit « arrondies », avec ou sans le consentement des autorités
kolkhoziennes, -- mais aussi, d'un autre côté, les terres kol.
khoziennes sont laissées aux différentes administrations et
organisations pour l'établissement d'exploitations dites « de
secours » (3). Les deux phénomènes mènent à la diminution
du fonds de terres des kolkhoz, minent l'exploitation com-
mụne du sol et par là nuisent aux intérêts de l'économie et
de l'Etat.
3. Tout autant nuisibles s'avèrent différents abus de la
part des fonctionnaires de l'Etat et du Parti en tant qu'indi-
vidus, qui se font livrer par les kolkhoz sans payer ou contre
un paiement nominal des bêtes, des céréales, de la viande, des
fruits, du lait, du miel, etc... et qui, en général, ont l'habitude
de puiser « sans aucune honte dans la propriété des kolkhoz
comme dans leur propre poche ».
4. Dans plusieurs kolkhoz les paysans sont en fait exclus
de toute participation à l'administration du kolkhoz, et parti.
culièrement par le fait que depuis longtemps on ne convoque
plus du tout des assemblées générales des membres du kol-
khoz et que les dirigeants et fonctionnaires des kolkoz ne
sont pas élus par les paysans eux-mêmes, mais sont tout sim-
plement nommés et destitués par les instances de l'Etat et du
Parti. Les paysans kolkhoziens n'ont ainsi aucune influence
sur la gestion des affaires du kolkhoz et sur la répartition des
revenus des collectives, ce qui conduit tout naturellement à
(2) En ce qui concerne cette loi, voir plus loin.
(3) A propos de ces « exploitations de secours », on lit dans un article des
Izvestia du 7 septembre 1946 :. « Les statistiques les plus exactes du territoire
(il s'agit du territoire de Tchéliabinsk) rapportent que les autorités soviétiques
et les organisations sociales qui mènent ici les exploitations de secours »
pourront récolter cette année plus de 500.000 pouds de céréales. Mais com-
bien ces exploitations en livreront elles à l'Etat ? 2 à 3 % de la récolte brute
escomptée.
(C
»
7
des abu's de la part des fonctionnaires des kolkhoz, qui se
croient indépendants des membres et perdent tout sentiment
de responsabilité vis-à-vis de ceux-ci.
Pour surmonter tous ces abus, le Conseil des Ministres et
le Comité Central décident une série de mesures, dont les
plus importantes sont :
Les dirigeants des organisations du Parti et des adminis-
trations étatiques sont obligés, dans l'espace de deux mois
suivant la publication de la loi, de réduire aux dimensions.
appropriées l'appareil administratif démesurément gonflé des
kolkhoz, comme aussi les « dépenses administratives » de
ceux-ci. Ils doivent de plus, jusqu'au 15 novembre 1946, entre-
prendre dans tous les kolkhoz, sur la base du registre foncier,
une revision de la possession des terres et faire de manière
que toutes les terres soustraites aux kolkhoz reviennent à la
possession de ceux-ci. De même, tous les biens acquis d'une
manière injustifiable au détriment du patrimoine des kolkhoz
doivent leur être restitués; dans l'avenir des pareilles incur:
sions dans le patrimoine kolkhozien de la part des organes de
l'Etat ou du Parti sont strictement interdites. Les fondements
démocratiques de l'administration kolkhozienne doivent être
rétablis; en général, toutes les déviations de la politique du
Parti dans les affaires kolkhoziennes doivent être considérées
comme des actes dirigés contre les kolkhoz et l'Etat et les
coupables doivent être traduits en justice en tant que crimi-
nels. Enfin, il est créé auprès du Gouvernement de l'Union
Soviétique un Conseil (Soviet) spécial pour les affaires kol-
khoziennes, auquel appartient le contrôle de l'observation du
statut kolkhozien et la décision sur toutes les questions con-
cernant la construction des kolkhoz, Conseil dont les repré-
sentants auprès des républiques, territoires et provinces de
l'Union Soviétique doivent être indépendants des autorités
locales (vis-à-vis desquelles on est visiblement méfiant sous
ce rapport).
LE VERITABLE ARRIERE-FONDS
Voilà pour ce qui concerne la loi du 19 septembre 1946.
Comme nous voyons, il s'agit ici de mesures extrêmement
rigoureuses, pénétrant profondément l'ensemble de la vie des
paysans kolkhoziens. Aucun doute que le Gouvernement,
.
8
pour empêcher une régression encore plus grande des pres-
tations en nature à l'Etat a dû s'opposer avec toute la
fermeté nécessaire aux tendances économiques individualistes
des paysans et aux tendances spécifiques de la bureaucratie
étatique locale, et qu'il est parvenu pour le moment à mai.
triser cette situation dangereuse. Mais et ici encore une
fois apparaît la question fatale - dans quelle mesure les déci-
sions étatiques s'avéreront-elles complètement réalisables et
surtout économiquement efficaces ? Les tracteurs, camions,
batteuses, etc... ne peuvent pas être produits en un tour de
main (4) et aussi longtemps que ces machines agricoles n'exis-
tent pas dans une mesure suffisante, les tendances écono-
miques individualistes se reproduiront de nouveau, rien que
par cette raison. Cependant il n'y a là qu'un seul côté de la
question (aussi important que ce côté puisse être). Les racines
réelles du mal se trouvent beaucoup plus profondément. Très
instructive souls ce rapport est la loi déjà mentionnée du
27 mai 1939, dans laquelle le Gouvernement, dans une situa-
tion totalement différente (dans une période de montée rela-
tive de l'économie kolkhozienne et d'existence d'un parc de
machines agricoles intact) a dû s'opposer avec toute la rigueur
possible à ces mêmes tendances économiques individualistes, et
surtout aux augmentations illicites des parcelles individuelles
des paysans et à la « répulsion au travail » manifestée par
ceux-ci. Il reconnaissait ainsi lui-même que même la « collec-
tivisation énergique » et la « liquidation des coulaks en tant
que classe » de la politique stalinienne ne pouvaient offrir
aucune réelle solution du conflit entre le pouvoir étatique et
la classe paysanne et que ce conflit s'enflammait maintenant
à nouveau sur un plan différent. A cette situation la politique
des concessions aux paysans inaugurée plus tard (la période
dite « Nep des kolkhoz » des années 1935-1938) n'a rien pu
changer d'essentiel. Ceci pour la simple raison que le village
russe était encore trop pauvre pour pouvoir subir le coût
énorme de l'industrialisation en même temps que les dépenses
de la bureaucratie étatique parasitaire (5). C'est pourquoi dès.
(4) Il est caractéristique que précisément dans le domaine de la produc-
tion des machines agricoles le plan de production pour l'année 1946 n'a pu
être exécuté que dans la proportion de 78 %. (Voir le rapport publié par le
Gosplan de l'Union Soviétique, le 21 janvier 1947, sur les (résultats. de
réalisation du plan », dans lequel le Ministère pour la construction des
machines agricoles est placé au dernier rang.)
(5) « Précisément dans l'économie agraire, dans laquelle la consommation
ost si immédiatement liée à la production, la collectivisation a ouvert des
possibilités grandioses pour le parasitisme de la bureaucratie et par là pour
un laison avec les sommets des kolkhoz eux-mêmes. » (L. Trotski, La Révo-
Intion Trahie, p. 153.)
...
cette époque le cours conciliateur a dû être remplacé par la
politique de représailles contre les paysans. Notamment il
s'est démontré clairement dès lors que la majorité écrasante
de la paysannerie malgré sa défaite catastrophique pen-
dant la « bataille de la collectivisation » des années 1930-
1932 – n'était pas du tout disposée à abandonner durable-
ment la part du lion dans le produit de son travail à l'Etat (6)
et que, après s'être relativement relevée, elle s'orienta vers
l'utilisation de la concession arrachée à Staline et apparem-
ment « inessentielle » des petites parcelles d'exploitation
individuelle, pour la réduction la plus grande possible du
travail à effectuer pour le kolkhoz, et tourna son intérêt prin-
cipal vers la culture jardinière des petites parcelles, le bétail
et la volaille privée (7). Point n'est nécessaire d'en chercher
la raison dans « le penchant inné des paysans vers l'indivi-
dualisme » ou dans leur « préférence inextinguible pour la
propriété privée » : la chose s'éclaire beaucoup plus simple-
ment par le fait amer que le système kolkhozien — malgré les
progrès techniques indubitables non seulement n'a pas pu
assurer à la masse des paysans une élévation de leur standard
de vie, mais a par contre abaissé celui-ci, et de plusieurs
manières. L'exploitation mécanique extensive dans les kolkhoz
pouvait en fait augmenter les surfaces cultivées et les rende-
ments -- mais n'était pas à même, sous les exigences toujours
croissantes de l'Etat, de rendre à tel point que puissent être
satisfaits aussi bien l'Etat que la paysannerie. Ceci d'autant
plus, que le Gouvernement Soviétique, pour augmenter la
productivité du travail a impulsé de toutes les manières la
naissance dans le cadre du village d'une couche supérieure
techno-bureaucratique, par quoi naturellement la partie du
produit restant à la disposition de la masse des kolkhoziens
est devenue encore plus petite. Il se produisit ainsi ce phé.
nomène, au premier abord incompréhensible, que les
paysans
kolkhoziens, pour arriver à vivre d'une manière ou d'une autre
ont dû consacrer infiniment de peine et de soins précisément
à l'exploitation de leurs petites parcelles individuelles et que
la plupart d'entre eux y ont cherché leurs moyens principaux
(6) Selon les données statistiques offertes par la presse soviétique elle-
même, la participation de la paysannerie kolkhozienne au produit agricole
ne peut pas être estimée à plus de 30 à 35 % du produit brut.
(7) D'autant plus que les prix du lait, du beurre, de la viande, des
légumes, du tabac, etc., ne se trouvaient pas disproportionnés de manière
aussi criante par rapport aux prix des articles de l'industrie citadine que
ceux des céréales, de telle manière que l'élevage du bétail et le jardinage
devaient paraître aux paysans beaucoup plus rémunérateurs.
10
d'existence (8). Il s'ensuivit non seulement que l'intérêt des
paysans vis-à-vis du travail kolkhozien diminua constamment,
mais aussi que la population excédentaire des campagnes
- terrifiée par le standard de vie extrêmement bas du prolé-
tariat urbain - ne montrait, malgré la surpopulation énorme
du village russe, aucune tendance à passer à l'industrie, mais
resta sur la terre, où elle se consacrait soit à la petite agri-
culture, soit aux métiers artisanaux paysans, ressuscités de
nouveau, Evolution dont l'Etat, qui poursuivait précisément
avec intensité sa politique d'industrialisation et d'armements
et, par conséquent, avait besoin de toujours davantage de
céréales, de matières premières agricoles et de nouvelles forces
de travail puisées dans le village, ne pouvait nullement être
satisfait, et à laquelle il tâcha dès le début de mettre fin. Il
s'agissait, d'une part d'augmenter constamment la production
kolkhozienne et, d'autre part, de transférer à l'industrie la
population villageoise excédentaire. Ces deux objectifs ne pou-
vaient sous les conditions existantes être atteints que si l'on
enlevait aux paysans la possibilité d'extension de leurs exploi-
tations individuelles et si, en même temps, on introduisait
aux kolkhoz un minimum de travail obligatoire, par lequel
une partie des kolk hoziens serait enchaînée plus solidement
au kolkhoz et une autre serait « rendue libre » pour l'indus.
trie. C'était là le sens véritable de la loi du 27 mai 1939. Mais,
en entreprenant la lutte contre les exploitations individuelles
des paysans kolkhoziens, le Gouvernement Soviétique prou-
vait que le mot d'ordre qu'il avait si bruyamment proclamé
sur l'« harmonie entre les intérêts individuels et sociaux des
paysans » réalisée dans le kolkhoz n'était qu'une phrase vide,
et qu'en réalité l'intérêt individuel des paysans devait être
sacrifié à leur « intérêt social » (lisez : à l'intérêt de l'Etat).
Et, puisqu'il obligeait par des mesures coercitives les paysans
à travailler sur les terres kolkhoziennes, il démontrait que les
kolkhoz n'étaient nullement des unions libres de producteurs
terriens, mais plutôt des grandes exploitations capitalistes-
étatique servant à leur exploitation. Ainsi le fait de la basse
productivité du travail et de la pauvreté économique du pays
a rendu caduque la solution communautaire du problème
agraire russe vers laquelle on s'était orienté au début et a
(8) « Beaucoup de paysans kolkhoziens... tirent de leurs parcelles indivi.
duelles des revenus beaucoup plus importants que des kolkhoz », écrivait en
1939 le journal Soc. Semledelije. « Dans le kolkhoz Novyj Mir », lisons-nous
dans les Isvestia du 31 octobre 1940, « le paysan kolkhozien Jasakin a fourni
250 journées de travail et sa femme 180. Mais leur parcelle individuelle leur
a rapporté neuf fois ce qu'ils avaient gagné par leur travail au kolkhoz. »
11
conduit le pouvoir étatique, contre sa volonté, sur la voie dan-
gereuse de la «féodalisation >> totalitaire graduelle de l'agri-
culture.
UN PARALLELISME HISTORIQUE
Précisément la loi du 27 mai 1939 constitue un tournant
important sur cette voie, en tant qu'elle fixe à tous les mem-
bres des kolkhoz masculins et féminins capables de travailler
un minimum de travail de 60, 80 ou 100 journées de travail
(selon la confrée) par an et qu'elle les enchaîne
u'elle les enchaîne --- sous peine
de perte de leurs exploitations individuelles ou même de
déportation aux kolkhoz comme travailleurs agricoles
forcés (9). En 1942 ce minimum de travail a été élevé, par la
loi du 17 juillet, respectivement à 100, 120 et 150 journées de
travail par an, et les autorités régionales furent autorisées
d'augmenter en cas de besoin ce minimum de 20 %; de plus,
on ordonnait le travail obligatoire dans les champs des jeunes
entre 12 et 16 ans, dans les limites de 50 journées de travail
par an au minimum (10). Enfin, par un décret de l'été 1944
l'ensemble de la population apte pour le travail des villages
kolkhoziens qui avait dépassé l'âge de 14 ans, a été obligée à
travailler pour tout le temps de la récolte sur les champs
kolkhoziens, indépendamment des journées de travail qui
avaient été auparavant fournies. Pour la justification des deux
dernières lois mentionnons cependant qu'elles ont été pro-
mulguées durant la guerre et ne devaient rester en vigueur
que pendant cette guerre. Mais en réalité elles ont été main-
tenues et la loi du 17 juillet 1942 fut ratifiée de nouveau
expressément en février 1947. Ainsi, par exemple, une famille
paysanne de quatre membres en Ukraine, dont les deux enfants
avaient atteint la douzième année, doit dans l'ensemble four-
nir au moins 340 journées de travail par an sur les champs du
(9) Voir le texte de la loi dans la Pravda (réimprimé dans le Bolchévik,
1947, nº 17/18). Très caractéristique est l'exposé des motifs de la loi : L'intro-
duction du minimum de travail obligatoire, y dit-on, serait devenue néces-
saire, «car dans les kolkhoz il y a non seulement des travailleurs honnêtes,
qui fournissent de 200 à 600 journées de travail par an, et qui constituent la
majorité écrasante des membres des kolkhoz comme aussi la force principale
du mouvement kolkhozien, mais aussi des paysans kolkhoziens parfaitement
aptes au travail, qui n'offrent pas plus de 20 à 30 journées de travail par
an, mais cependant son considérés comme membres des kolkhoz et les
menacent d'étouffement ».
(10) Voir la Pravda du 17 avril 1942.
12
kolkhoz (11) un chiffre qui aurait plongé tout seigneur
féodal du temps du servage dans une joie lumineuse. Car
quelle était la situation alors? En Autriche, par exemple,
déjà l'impératrice Marie-Thérèse, en 1775, avait interdit aux
seigneurs terriens de demander à un village de paysans (et
non pas à chaque personne y appartenant) plus de trois jour-
nées de corvée par semaine - par conséquent, pour les
paysans corvéables autrichiens, un maximum de 156 journées
par an (12). Cette même impératrice avait publié des dispo-
sitions beaucoup plus détaillées sur les conditions de travail
dans le village corvéable. « Une journée entière de labour et
de travaux manuels », lit-on dans sa patente du 13 août 1775,
« doit consister, lorsque la journée est courte - c'est-à-dire
du 10" octobre jusqu'à la fin mars, - en huit heures, et, lors
des journées plus longues - c'est-à-dire du 1er avril jusqu'à
la fin septembre, de douze heures : cependant on doit
décompter des huit heures des journées courtes, une heure
de repos et de repas, et des douze heures des journées plus
longues, le double, avec deux heures de repos et de repas, et
aussi bien des journées courtes que des longues, déduire le
temps qui est nécessaire au sujet pour qu'il aille de chez lui
à l'endroit à lui désigné pour travailler et pour qu'il en
revienne chez lui... Mais de ces heures des journées plus
longues doit être soustrait le temps pendant lequel, lorsque le
besoin le rend nécessaire, aussi bien le travail de labour que
le travail manuel doivent être allongés pour une ou au plus
pour deux heures » (13). Comme nous voyons, l'Impératrice,
» 133
»
>>
:
>>
>>
(11) · En réalité une telle famille de paysans doit fournir beaucoup plus
de travail ! Ainsi « la prestation de travail incombant à un paysan kolkhozien
apte au travail (moyenne pour l'ensemble de l'U.R.S.S.) est montée de 262
journées de travail en 1940 à 346 journées en 1943, augmentation équivalant
à 32 % » (F. Laptev, « Puissance et vitalité du système kolkhozien » dans
Le Bolchévik 1946, no 4, 4-8-33). De même, dans la République d'Azerbaidjan,
le quantum des journées de travail incombant en moyenne à un membre de
kolkhoz s'éleva :
Pour un homme : de 232 journées de travail en 1940 à 285 en 1944;
Pour une femme :
172
Pour un jeune
60
100
(Soc. Selskoje Chosiastvo, juin 1946, p. 57. Je cite d'après Schwarz dans le
Soc. Vestnik, 1946, p. 215.)
(12) On pourrait nous objecter ici que les journées de corvée de l'époque
féodale n'étaient pas rémunérées, tandis que les paysans kolkhoziens ont une
rémunération pour leur travail. Mais d'une part, les journées de corvée du
serf de l'époque féodale n'étaient nullement « non rémunérées » dans leur
ensemble, puisqu'il recevait de la part du seigneur une espèce de « salaire
en nature » sous forme de la parcelle qui lui était attribuée et servait à son
entretien; d'autre part le paysan kolkhozien n'obtient, comme nous l'avons.
déjà exposé, que 30 % tout au plus du produit brut de son travail. Du reste la
comparaison ne peut nullement conduire à l'assimilation de ces deux sys-
tèmes économiques si fondamentalement différents, mais simplement servir
à illustrer la tendance existante vers l'exploitation illimitée de la force du
travail des paysans kolkhoziens.
(13) Voir Sammlung aller K.k. Verordnungen und Gesetze vom J. 1740-1780,
Wien 1786-1787, vol. VII, pp. 282-283.
13
malgré toutes les limitations, ne réduit pas ses seigneurs à la
dernière extrémité, puisqu'elle leur octroie durant l'été un
temps de travail allant de dix à douze heures. Mais comment
ça se passe du point de vue du temps de travail dans le droit
kolkhozien en vigueur ? « Dans les kolkhoz on doit », lisons-
nous dans le décret du 31 juillet 1940, « assurer l'emploi
complet de tous les membres du kolkhoz et de leur temps de
travail, et mettre une fin à la pratique illicite actuelle qui fait
qu les paysans kolkhoziens, au lieu de commencer le travail
à 5 ou 6 heures du matin, apparaissent aux travaux de la
récolte et des champs vers 8 ou 9 heures, et arrêtent le travail
des champs avant le coucher du soleil. Les kolkhoz doivent
prendre soin de l'installation de tentes et de cuisines aux
champs comme aussi de l'organisation de la culture, pour
que les paysans kolkhoziens n'aient pas besoin de rentrer au
village pour le repas de midi et pour la nuit et gaspiller ainsi
le précieux temps de travail » (14). Mais on n'interdit pas aux
paysans kolkhoziens de travailler éventuellement plus long-
temps encore : ainsi la majorité des kolkhoz du rayon de
Novosibirsk a décidé « spontanément », en 1941, que « le
travail dans le kolkhoz doit commencer à 6 heures du matin
et se terminer à 10 heures du soir » (15). Un temps de travail
par conséquent, qui ne signifie sûrement aucun progrès social
face au temps de l'absolutisme éclairé ! Et finalement — pour
finir notre comparaison --- la même Marie-Thérèse avait inter-
dit inconditionnellement tout « travail à la tâche » dans le
village corvéable — travail que l'on nommait alors aussi tra-
vail mesuré ou travail à la mesure, - avec la seule exception
du coupage de bois. « Il n'est pas permis », lit-on dans sa
patente déjà mentionnée, « d'imposer au sujet contre sa
volonté, un travail déterminé et mesuré comme, par exemple,
de labourer tant d'étendue, de moissonner tant de blé, ou de
lier, etc... Car le sujet n'a à fournir son service que pour un
bon et soigné travail de tant d'heures » (16). Et dans le
village kolkhozien ? Comme il est connu, il n'y a là, selon le
statut « stalinien » des kolkhoz, en général que du travail à
la tâche; la journée de travail d'un membre de kolkhoz n'est
considérée, par conséquent, comme complète que seulement
lorsque la « norme de travail » prescrite est atteinte, et, selon
le décret du 21 décembre 1931, « les normes de travail doivent
être établies sur la base de l'expérience de travail des meil-
(14) Voir Sobranije postanowlenij... pravitelstva Sojusa S.S.R., 16 août
1940, n° 20, p. 683.
(15) Isvéstia du 4 octobre 1941 (cité d'après S. Schwarz, Soc. Vestnik,
1941, 19 3, p. 30).
(16) V. Handbuch aller unter der Regierung des Kaisers Joseph II für die
k.k. Erbländer ergangenen Verordnungen und Gesetze, vol. VII, p. 288.
14
Veurs kolkhoz et travailleurs kolkhoziens » (17). Oui, les des-
potes éclairés avaient trop peu compris les effets catastro-
phiques de l' « égalitarisme », de 1' « urawnilowka » dans
l'estimation du travail !
LA LOI SUR LES KOLKHOZ ET LA REALITE
D'APRES-GUERRE
La loi déjà mentionnée du 27 mai 1939 n'a pas pu agir:
complètement, dans la mesure où deux années plus tard la
guerre explosait et le Gouvernement, pendant les années
difficiles du péril national, n'avait ni le temps ni la possibilité
de continuer sa campagne contre les tendances individualistes
des paysans.
Il a dû, pendant la guerre se limiter à créer
dans les kolkhoz une telle discipline et un tel empressement
au travail que ceux-ci fussent bien oui mal en mesure
d'approvisionner finalement l'Armée Rouge et la population
ouvrière des villes en vivres. Tout le reste passa au second
plan. Nous avons déjà mentionné le fait qu'à la suite de la
guerre des perturbations sérieuses ne pouvaient que se pro-
duire dans le domaine de l'agriculture et qu'en plus la guerre
ne pouvait qu'encourager puissamment les tendances centri-
fuges au village. Ce n'est donc pas un hasard si la récolte de
céréales de l'Union Soviétique (dans ses nouvelles frontières)
en 1945 et 1946, peut être évaluée environ à la moitié de celle
de 1940 et que plusieurs régions de l'Union Soviétique, en
1946, étaient menacées de disette. Ceci ne pouvait qu'agir
aussi sur le montant des prestations naturelles à l'Etat, si
rigoureusement que ces dernières aient dû être recouvrées par
le Gouvernement. Mais de cette manière l'entretien des villes
et la réalisation du plan de reconstruction du Gouvernement,
malgré le maintien du système des cartes de rationnement,
ont été mis en question et finalement on n'a pu penser à la
réforme de la monnaie soviétique, sérieusement ébranlée,
avant l'élévation préalable de la production agricole. La situa-
tion elle-même demandait ainsi impérieusement une nouvelle
réglementation des rapports de production agricoles, et
comme seule voie praticable apparaissait la réadoption du
cours que le gouvernement avait ouvert déjà en 1939. Ainsi
(17) Décision du 21 décembre 1931. Voir La législation du travail de la
République soc, féd. soviétique russe. Coilection codifiée..., 1934 (en russe),
p. 28.
15
on arriva à la loi du 19 septembre 1946. Mais la situation
actuelle est totalement différente de celle d'avant-guerre. Non
seulement le parc des machines agricoles n'existe plus par-
tiellement, et pour le reste est composé de machines vieilles
depuis longtemps, non seulement il manque des millions de
travailleurs et l'ensemble de l'économie des campagnes a
terriblement souffert des dévastations dues à la guerre, mais
aujourd'hui il manque aussi les sources d'énergie intellectuelle.
qui étaient encore. en action pendant la décade 1930-1940 :
l'enthousiasme au travail et l'esprit de sacrifice de ces couches
populaires (le prolétariat russe) qui voyaient alors encore
dans les plans quinquennaux leur propre affaire. D'un autre
côté les inégalités et les oppositions sociales dans l'Union
Soviétique ont grandi énormément durant la dernière décade
et la couche bureaucratique dominante est devenue beaucoup
plus confiante en elle-même. Ainsi la voie que prend la poli-
tique agraire du Gouvernement apparaît comme tracée
d'avance par les conditions elles-mêmes : elle doit d'une part
exercer une pression extrêmement rigide pour l'accomplisse-
ment inconditionné des prestations en nature (18) et exiger
des paysans l'observation la plus stricte de leurs obligations
de travail, mais aussi, d'autre part, par le moyen d'un système
de primes et par une rémunération plus élevée des dirigeants
et des préparateurs-organisateurs du travail (19), elle vise à
renforcer la couche des « satisfaits » dans le kolkhoz, et par
là même d'ouvrir un abîme toujours plus grand entre ceux-ci
et la masse des paysans kolkhoziens. Ainsi le plenum de
février 1947 du Comité Central du Parti Communiste non
seulement a ordonné le recouvrement le plus strict des livrai.
sons de céréales et ratifié expressément la loi sur le minimum
de travail de 1942, mais il a encore une fois condamné sévèa
rement l'« égalitarisme » dans la rétribution du travail et
l'application insuffisante du travail à la tâche dans les kol.
khoz; les normes de rendement appliquées sont blâmées
comme « trop basses et surannées » et l'on prescrit une nou-
:
(18) Voir les documents, extrêmement riches en chiffres, publiés à ce
sujet dans la Pravda et l'Isvestia de l'année 1947. La quantité des céréales
qui doit être livrée est d'ailleurs calculée sur la base non pas de la terre
réellement cultivée, mais de la terre possédée par le kolkhöz. Cette dispo-:
sition est un stimulant pour l'extension des surfaces cultivées.
(19) Il y a une multitude d'exemples à ce sujet. Mentionnons simplement
ici que, selon la décision du 21 avril 1940 on doit compter à l'actif des diri-
geants du kolkhoz selon l'étendue des surfaces cultivées, de 45 à 90 journées
de travail par mois, c'est-à-dire 540 à 1.080 journées de travail par an. De
plus, ces dirigeants ont droit à un salaire mensuel de 25 à 400 roubles. De
même, selon les décisions du Plenum de février 1947, on garantit aux « trac-.
toristes », « brigadiers du travail », chefs comptables, etc... des primes extra-
ordinaires comme aussi un minimum de salaire en nature de 3 kilogs de
céréales par journée de travail. Tout ceci doit être déduit des revenus du;
kolkhoz, avant le calcul des parts sur le restant pour les paysans.
16
.
au
velle revision de ces normes, qui «garantisse une rémunéra-
tion plus élevée des travaux les plus importants et la réduction
de la rétribution des travaux de deuxième ordre ». « On doit »,
dit-on plus loin, « appliquer, au lieu de l'estimation injuste
selon les rendements moyens, une estimation différenciée, qui
offre la possibilité de discriminer les meilleurs de ceux qui
traînent et entraîner ces derniers niveau des" meil-
leurs » (20). Ce que ceci signifie dans la pratique, les ouvriers
et paysans de l'Union Soviétique ne l'ont éprouvé que trop
souvent; pour les paysans kolkhoziens ceci en tout cas signifie:
toujours davantage de travail forcé, même lorsque la rému-
nération pour la journée de travail devient toujours moindre
et lorsque les sommets des kolkhoz et du Parti « puisent dans
la propriété des kolkhoz comme dans leurs propres poches >>
d'une manière de plus en plus cynique. Que sous ces condi-
tions la tentation pour les paysans les plus pauvres d'empiéter
sur la propriété kolkhozienne soit devenue trop forte, il n'y
a là rien d'étonnant. En tout cas, le Gouvernement Soviétique
s'est vu obligé (tout à fait comme pendant l'année de disette
1932) (21) de nouveau de promulguer une loi draconienne,
par laquelle il punit tout acte de vol, même le plus petit,
sur le patrimoine du kolkhoz, par-un envoi de 5 à 8 ans en
camp de concentration (22). (Loi du 4 juin 1947.) Toutes ces
mesures s'inscrivent très bien dans le cadre de la nouvelle
évolution en Russie, qui poursuit à pas gigantesques la trans-
formation définitive des kolkhoz en exploitations totalitaires
étatiques d'économie forcée.
Et les résultats ? Il n'y a aucun doute qu'un Gouvernement
disposant d'une pareille puissance économique et politique
puisse appliquer ces lois, dans la mesure où elles sont en
général applicables. Le Gouvernement soviétique doit pouvoir
réussir à endiguer les tendances individualistes au sein de la
paysannerie kolkhozienne (23), d'autant plus, qu'il s'agit ici
?
(20) Pravda du 27 février 1947.
(21) En même temps le Gouvernement Soviétique, pour enrayer l'activité
des nombreux « coiffeurs du grain » (c'est-à-dire des paysans qui fauchent
le blé en cachette avant le temps de la moisson) promulgua une loi analogue,
qui par ailleurs a été limité l'année suivante aux cas de « détournements
importants, malicieux et organisés ».
(22) Appelés dans la langue soviétique officielle pudiquement « camps de
travail et de correction ».
(23) Mais en même temps le Gouvernement Soviétique est obligé de .
prendre des mesures qui ont le résultat opposé. Ainsi dernièrement les tra-
vailleurs des Soukhoz furent aussi pourvus de petites parcelles d'exploitation
individuelle, comme les paysans kôlkhoziens, et le secteur économique privé
fut aussi introduit dans les Sovkhoz. De plus, on souligne de nouveau dans
les décisions du Plenum de février 1947 que les brigades de travail et leurs
aubdivisions doivent se voir accorder « durablement » les mêmes parcelles
17
de grandes exploitations dirigées centralement, qui peuvent
être facilement surveillées et qui, malgré le gaspillage et l'in-
curie, procurent à l'Etat une grande suprématie économique.
(De même la réforme financière récente du 14 décembre 1947,
qui expropria avant tout l'épargne paysanne acquise par le
marché noir durant la guerre a agi dans le même sens.) Par
conséquent, la récolte de céréales beaucoup plus favorable de
l'année 1947 ne peut pas être expliquée simplement par les
meilleures conditions climatiques, - elle est aussi un résultat
des mesures du Gouvernement soviétique. Mais les contra-
dictions nombreuses qui se trouvent impliquées dans le sys-
tème kolkhozien ne peuvent être abolies ni par des décrets,
ni par la pression administrative; et avant tout, la contra-
diction fondamentale qui s'exprime dans le manque d'intérêt
des paysans pour le travail kolkhozien. Ici se montre une des
limites infranchissables du régime russe actuel, qui ne peut
exister que dans la mesure où il emploie les formes collectives
de propriété pour appuyer la domination brutale de la
bureaucratie; limite, par conséquent, qui ne peut être sur-
montée que dans une société réellement socialiste.
PEREGRINUS.
(Traduit de l'allemand par P. Chaulieu.)
du canton pour la culture et qu'on doit mettre à leur dispo tion chaque fois
le même inventaire d'instruments et de bétail, mesure qui peut se démontrer
comme étant un pas vers la rupture du système kolkhozien.) Mais, avant
tout, ce sont les nombreuses mesures favorables aux sommets des kolkhoz,
mesures déjà mentionnées, qui agissent dans cette direction, en suscitant chez
ceux-ci des appétits invincibles d'appropriation privée.
18
L’EXPLOITATION DE LA PAYSANNERIE
SOUS LE CAPITALISME BUREAUCRATIQUE
SITUATION ACTUELLE DU PROBLÈME AGRAIRE.
Il est à peine nécessaire de rappeler l'énorme importance
du problème agraire pour la révolution prolétarienne et le
besoin pour le prolétariat de grouper derrière lui la majorité
des couches exploitées de la paysannerie sur un programme
socialiste. Qu'on nous permette seulement de mentionner les
faits qui mettent en lumière cette importance.
Aujourd'hui, deux siècles après la révolution industrielle,
la grande majorité de la population de la planète vit toujours
de l'exploitation du sol et dans des conditions qui, la plupart
du temps, ne sont pas des conditions directement capitalistes.
On peut dire, approximativement, que les deux tiers de la
population mondiale vivent de l'agriculture et que la moitie
le fait dans des conditions qui, tout en ayant comme contenu
’l'exploitation des paysans par le capital, n'en gardent pas
moins la forme de la petite propriété individuelle ou même
des types de propriété pré-capitalistes (1). On sait que ce fait
fut amplement utilisé dans toutes les « réfutations » bourgeoi-
ses du marxisme et spécialement dans les critiques de la
théorie de la concentration. Pendant des longues années, les
professeurs bourgeois prouvèrent par a + b que la concentra-
tion du capital dans le sens analysé par Marx était tout
simplement impossible et qu'elle ne se réaliserait jamais:
Lorsque cependant cette concentration commença à apparaître,
même aux yeux des aveugles, lorsque l'ensemble de l'industrie
mondiale commença à être dominé par un nombre infime de
groupements capitalistes, ces messieurs prirent la route des
champs et se réfugièrent dans l'agriculture qui, elle, « igno-
rait » la concentration et continuait à travailler dans son
cadre patriarcal.
* Extrait d'un ouvrage sur l'Economie du capitalisme bureaucratique,
dont un premier fragment a déjà été publié dans cette Revue (No 2,
p. 1-66).
(1) C'est le cas de la plus grande partie des populations de l'Asie, de
l'Afrique et de l'Amérique Latine.
19
Nous n'avons pas l'intention de faire ici une analyse de la
question de la concentration dans l'agriculture. Mais voici
quels sont les aspects fondamentaux de ce problème :
a) Aujourd'hui, l'existence du processus vers la concentra-
tion dans le domaine agricole est indéniable. Que ce processus
soit plus lent, qu'il se présente sous des modalités différentes
de la concentration de l'industrie, c'est un fait qui découle
aussi bien des caractères spécifiques de l'agriculture que de
l'évolution générale de l'économie et de la prédominance même
de la concentration industrielle, comme on le verra par la
suite. Mais ces différences constituent plutôt une confirmation
de la loi de la concentration et nullement un démenti. En
laissant de côté les aspects moléculaires de la concentration
agricole, tels qu'ils existent dans tous les pays du monde, sans
exception, rappelons simplement que dans les deux puissances
économiques principales du monde contemporain, l'Amérique
et la Russie, l'évolution de l'agriculture depuis 1918 n'est
compréhensible que si on l'examine du point de vue de la
concentration.
b) La concentration n'est pas un processus mécanique et
automatique. La prédominance de la tendance vers la concen-
tration sur ce qu'on peut appeler la tendance vers la diffusion
du capital résulte essentiellement du développement de la
technique. C'est l'apparition continuelle de méthodes techni-
ques nouvelles, plus rentables, exigeant un capital important
et l'emploi d'une force de travail relativement moindre qui
rend sans espoir la lutte de la petite entreprise (industrielle
ou agricole) contre la grande. Or, pour plusieurs raisons dont
quelques-unes sont conjoncturelles et quelques-unes ne le sont
point (2) la mise en application de la technique moderne a été
beaụcoup plus lente dans le cas de l'agriculture que dans le cas
de l'industrie. Ce n'est que depuis trente ans que l'on peut dire
que les méthodes modernes de culture commencent à prédo-
miner sur les méthodes traditionnelles. Mais d'autant plus
peut-on dire que, maintenant que l'industrialisation de l'agri-
culture est en marche, plus rien ne pourra l'arrêter (3).
(2) Parmi celles-ci une des plus importantes est la séparation du capital
et de la propriété foncière.
(3) En France, de 1945 à 1949, la production et l'importation de tracteurs
sont de plusieurs fois supérieures à celles d'avant-guerre. Le parc des
machines agricoles des pays d'Europe occidentale (pays participant au
Plan Marshall) aura augmenté de trois fois et demie entre 1948 et 1952.
Sur les nouvelles découvertes révolutionnaires de la technique agricole et
leurs applications aux U.S.A., voir l'article de G. H. Fabius « Technolo-
gical Progress in Agriculture » (New International, 1946, pp. 116-117).
20
D'autre part, le développement du capitalisme dans l'indus-
trie se répercute nécessairement sur le mouvement de la
population agricole : après avoir', dans une première période
(celle que Marx a appelé l'« accumulation primitive ») exproprié
brutalement des masses énormes de paysans pour se créer une.
main-d'æuvre abondante et bon marché, le capital industriel
ne trouve toujours, pendant ses phases d'expansion, d'autre
source de main-d'ouvre que la population agricole ; l'exode
des paysans vers les villes à l'échelle mondiale continue et la
dépopulation des campagnes forme un stimulant puissant pour
l'extension des applications de la technique moderne dans
l'agriculture (4).
c) Mais l'intégration de l'agriculture dans le processus de
la concentration s'est faite depuis un demi-siècle d'une manière
beaucoup plus profonde à travers la domination graduelle du
marché par les monopoles. Le maintien de la forme juridique
de la propriété parcellaire individuelle et même le maintien
dans une certaine mesure de l'exploitation parcellaire comme
unité productrice technique n'ont qu'une importance relative-
ment secondaire à partir du moment où les monopoles dominent
complètement le marché et la production industrielle. Il ne
s'agit pas simplement du fait que, techniquement aussi bien
qu'économiquement l'agriculture est dominée par l'industrie
et que son progrès est déterminé par le progrès de la technique
et de la production industrielles. Ce qui est plus important
encore c'est que la monopolisation des secteurs-clés de l'éco-
nomie et cette monopolisation commence dans les secteurs
industriels transforme du tout au tout la signification écono-
mique de la petite entreprise. Non seulement la petite entre-
prise est dorénavant dominée par les monopoles -- qui lui
imposent par exemple le prix de vente et d'achat des objets
qu'elle produit ou de ses matières premières, instruments de
travail, etc.—non seulement le propriétaire de la petite
entreprise est exploité en tant que consommateur, obligé qu'il
est de contribuer à la formation du surprofit monopolistique,
mais le maintien de la petite entreprise dans certains secteurs
de l'économie - et principalement dans l'agriculture - corres-
pond, du point de vue des monopoles, à une nécessité économi-
(4) Le pourcentage de la population agricole sur la population totale
aux U.S.A. passe de 73 % en 1820 à 19 % en 1940: (C. Clark. les conditions
du progrès économique, dans « Etudes et Conjoncture », 1947, no 13,
p. 49, et J. Fourastié, le grand espoir du xxe siècle, p. 77). De 1913 à 1939,
la population agricole en Russie passe de 65 % à 47% du total (F. Forest,
An analysis of Russian Economy, « New International », 1943, p. 57).
21
1
que profonde : dans les secteurs où la production n'est pas
encore complètement rationnalisée, là où des risques provenant
de facteurs extra-économiques continuent a avoir une grande
importance et c'est par excellence le cas de l'agriculture
le monopol préfère aussi longtemps que c'est possible s'intégrer
l'agriculture d'une manière qui lui assure le maximum de
profits et le minimum de pertes. Le maintien de l'exploitation
parcellaire dans l'agriculture signifie concrètement que les
monopoles profitent de la production agricole toutes les fois
que les choses vont bien, tandis que ce sont les exploitants
parcellaires qui supportent presqu'exclusivement les dégâts
qu'il s'agisse de mauvaises récoltes ou de la surproduction.
d) Il y a cependant un facteur qui, formellement s'oppose
au processus de la concentration dans l'agriculture - quoiqu'en
réalité il n'en est qu'une manifestation et qu'on aurait tort
de méconnaître : c'est l'intervention consciente du capitalisme
à travers l'Etat, pour orienter dans un sens donné l'évolution
des rapports économiques et sociaux dans la campagne. Dans
plusieurs pays qui avaient accompli leur révolution bourgeoise
démocratique dans le sens traditionnel du terme, où, par consé-
quent, le partage de la terre et la constitution d'une classe
extrêmement nombreuse de paysans petits propriétaires avaient
eu lieu à une époque où cette transformation ne mettait pas en
cause des éléments importants de la stabilité sociale, la bour-
geoisie a yu, à partir d'un certain moment, à juste titre, dans
le maintien de cette classe, une des bases essentielles de sa
domination. Rien d'étonnant dès lors si sa politique agraire a
été constamment orientée vers le maintien d'une structure
économique et sociale «stable » dans le domaine de l'agricul-
ture. C'est d'ailleurs un des points sur lesquels l'opposition
relative qui existe entre l'Etat capitaliste, expression univer-
selle et abstraite des intérêts du Capital, et les intérêts quoti-
diens de couches particulières de capitalistes, s'est parfois
exprimée avec le plus de force. Cette politique de l'Etat capita-
liste a eu comme principaux objectifs, d'une part, l'« organisa-
tion » de la paysannerie dans des unions corporatives, qui sont
en définitive une forme de cartellisation dans laquelle le rôle
dominant est joué par les éléments les plus riches de la cam-
pagne, d'autre part, la « protection » de la production agricole
par la protection des prix agricoles, qui n'est que l'application
dans un domaine particulier du principe monopolistique de
formation des prix.
Il est bien évident que, du point de vue historique, cette
politique de l'Etat capitaliste est utopique et qu'en définitive
22
elle contredit aussi bien les intérêts du capital que les tendances
invincibles que met en avant le développement de la concentra-
tion dans l'ensemble de l'économie. En tant que telle, elle est
historiquement condamnée et ce n'est certainement pas dans le
« corporatisme agricole » que le capitalisme d'Etat pourra trou-
ver sa structure complémentaire dans le domaine de l'agricul-
ture. Mais, depuis le début du XXe siècle jusqu'à maintenant,
cette politique a été un facteur important de l'évolution sociale
qui, à plusieurs reprises, influença l'issue de la lutte de classes
en Europe.
C'est à la lumière de l'analyse de l'exploitation de la paysan-
nerie dans le cadre du capitalisme bureaucratique qu'on peut
trouver la réponse au problème des formes modernes d'exploi-
tation de la paysannerie par le capital. C'est en effet le capita-
lisme bureaucratique russe qui fournit à la fois une préfigu-
ration du développement des formes d'exploitation de la
paysannerie dans le cadre de la concentration totale et
l'indication des limites de ce développement.
L'EXPLOITATION DE LA PAYSANNERIE EN RUSSIE.
L'élément central de l'exploitation de la paysannerie en
Russie sont les prestations obligatoires en nature que les pay-
sans doivent fournir à l'Etat. Aussi bien la quantité que les
prix d'achat par l'Etat des produits livrés par les kolkhoz sont
essentiellement variables; en règle générale, cependant, l'Etat
prélève 40 % du produit brut, et en plus 20 % sont obligatoire-
ment livrés aux Stations de machines et de tracteurs. Ainsi la
paysannerie ne dispose que des 40 % au maximum du produit
brut et encore s'agit-il là d'un pourcentage théorique (5). Il
ne faut pas oublier non plus que c'est sur ce produit brut que
doivent être prélevées de toute façon les semailles, et peut-être
aussi la nourriture du bétail.
L'exploitation se réalise ici par le fait que l'Etat pous-
sant à la limite absolue la pratique des monopoles - fixe unila-
téralement d'une manière absolue le prix auquel il achète les
produits agricoles. Voici, par exemple, les prix d'un quintal de
seigle en 1933 (6):
(5) Selon Peregrinus (v. son article publié plus haut) ce pourcentage
de participation de la paysannerie au produit brut s'élève à 30-35 %,
d'après la presse soviétique" elle-même.
(6) Bagkov dans Economic Journal, de Londres, décembre 1941, cité
d'après F. Forest, l. C. p. 20.
23
Roubles
Prix d'achat par l'Etat
6.03
Prix du produit rationné (farine de seigle)
25
Prix commercial (farine de seigle)
45
Prix au marché kolkhozien libre (région de Moscou) 58
Ainsi l'Etat achète ce produit aux kolkhoz à un prix extrê-
mement inférieur à sa valeur. Nous essaierons de préciser plus
loin l'ordre de grandeur du vol effectué ainsi.
C'est là le premier aspect - et l'aspect fondamental de
l'exploitation des paysans par l'Etat bureaucratique et qui appa-
rente en effet cette exploitation à l'exploitation féodale : pay-
sans « attachés à la glèbe », prélèvement par la classe exploi-
teuse d'au moins la moitié du produit, tout ceci aggravé par
l'instabilité constante des conditions et par la possibilité perma-
nente pour l'Etat d'augmenter la durée du travail obligatoire et
la quantité du produit qu'il prélève.
Le deuxième aspect est l'exploitation des paysans en tant
que consommateurs, lors de l'achat par ces paysans des produits
industriels qui leur sont nécessaires pour leur consommation
personnelle. C'est là un phénomène connu déjà sous le régime
des monopoles mais qui prend ici une ampleur sans précédent,
à cause du monopole absolu de l'Etat sur l'ensemble de la pro-
duction industrielle et l'autorité complète avec laquelle celui-ci
peut fixer les prix de vente de « ses » produits. Le prix du
seigle en 1933, cité tout à l'heure comme exemple, peut servir
ici aussi comme base pour déterminer un ordre de grandeur,
L'Etat achetait le quintal de seigle à 6 roubles, et vendait la
farine de seigle rationnée (c'est-à-dire celle dont le prix est
supposé « protéger » ou « avantager » le consommateur) à 25
roubles le quintal. En admettant que la transformation du
seigle en farine de seigle lui coûte 4 roubles par quintal (66 %
du prix de la matière première; en fait le coût de cette trans-
formation, y compris la perte de poids, doit être beaucoup plus'
petit), il « gagnait > 15 roubles par quintal (taux de profit :
150:%), c'est-à-dire il reprenait aux ouvriers urbains consom-
mateurs de ce seigle 60 % de leur salaire : dans les 25 roubles
que le consommateur payait pour ce quintal de farine de seigle,
10 roubles au maximum représentaient le « coût » réel pour
l'Etat du produit, et les autres 15 le profit pur et simple de ce
dernier.
Ce raisonnement est d'ailleurs purement théorique, car
jamais l'ouvrier n'aurait (pendant les différentes périodes de
24.
rationnement) la possibilité de satisfaire complètement par les
rations officielles ses besoins; il est obligé de recourir soit aux
magasins libres de l'Etat, soit au marché kolkhoziens libre.
Dans le premier cas, en payant 45 roubles le quintal de la
farine de seigle, il sera exploité par l'Etat pour 80 % de la
valeur des achats, l'Etat faisant un gain net de 35 roubles par
quintal vendu. Dans le deuxième cas, il paierait 58 roubles le
quintal, et ce serait le kolkhozien qui en « profiterait»; mais
c'est encore l'Etat qui gagne, quoique indirectement, parce que
le prix des produits agricoles sur le marché libre doit couvrir
de toute façon une certaine « rentabilité globale.» de l'entre-
prise agricole : la classe paysanne doit arriver avec l'ensemble
de ses revenus (aussi bien ceux provenant de la livraison à
l'Etat que de la vente au marché libre) à couvrir l'ensemble de
ses besoins élémentaires : le prix exorbitant du produit sur le
marché libre ne fait que compenser le prix spoliateur imposé
par l'Etat pour ses achats; plus ce dernier sera bas, plus les
prix sur le marché libre monteront.
Ce raisonnement nous permet de calculer, avec une gros-
sière approximation, l'ordre de grandeur de l'exploitation résul-
tant de la livraison obligatoire du produit à des prix spolia-
teurs à l'Etat. Soit & le prix de production d'un quintal de
seigle; le coût de 100 quintaux sera alors 100 x, et ce prix
devra équilibrer l'ensemble des revenus que le kolkhoz tirera
de ces 100 quintaux. Ces revenus se décomposent, selon les
chiffres cités précédemment (7) en : 60 quintaux livrés à l'Etat
et aux stations de machines et de tracteurs, au prix de 6 rou-
bles le quintal; 15 à 20 quintaux vendus au marché libre à
5 roubles le quintal; et 20 à 25 quintaux consommés en nature
et que nous pouvons comptabiliser sur la base de leur prix
de production. On peut alors écrire :
100 XC
60.6 + 20.58 + 20 x
ce qui donne 3 19.
Si donc le prix de production du quintal de seigle est de
19 roubles, l'Etat en prélevant 60 % de la production à un
prix de 6 roubles, vole aux paysans la différence entre le coût
de 60 quintaux et ce qu'il leur paie; cette différence est de
(60.19) (60.6) 1.140 360 = 780. Sur la valeur totale de
100 quintaux qui est de 19.100 = 1.900 roubles, cette spoliation
dépasse 40 %.
>
(7) Les chiffres sont évidemment valables pour une année et une région;
nous ne voulons pas ici déterminer avec précision le taux de l'exploitation,
mais d'en découvrir l'ordre de grandeur.
25
Cette spoliation n'est qu'un des éléments de l'exploitation
des paysans par la bureaucratie. Le deuxième est celui que
nous avons mentionné plus haut, résultant de la vente par
l'Etat aux paysans en tant que consommateurs, des produits
industriels à des prix surélevés. Nous avons vu tout à l'heure
que la vente des produits agricoles aux ouvriers des villes
représentait, dans le cas de la farine du seigle, une frustra-
tion de ceux-ci d'une partie de leur salaire de l'ordre de 60 %.
Nous n'avons pas des éléments qui nous permettent de juger
de l'ordre de grandeur de la frustration correspondante pour
les paysans. Il n'y a cependant aucune raison de croire qu'elle
serait moindre.
Le troisième élément de l'exploitation est la différenciation
des revenus au sein de la paysannerie, soit entre les différents
kolkhoz, soit à l'intérieur d'un même kolkhoz. Quoique l'effet
et la fonction sociale de cette différenciation sont les niêmes,
ses bases concrètes sont diverses selon les cas.
Le fait de l'existence de kolkhoziens « millionnaires » non
seulement n'est pas caché, mais triomphalement et cynique-
ment proclamé par la bureaucratie. Il nous faut voir quelles sont
ses bases économiques.
Tout d'abord, les kolkhoz sont inégaux aussi bien quant à
l'étendue par rapport au nombre des producteurs, que quant à
la fertilité du sol et à la valeur du produit (8). Il y a des
kolkhoz petits, moyens et grands relativement au nombre des
membres. Il y a des kolkhoz dont le sol est extrêmement fertile,
et d'autres dont le sol est moyen ou pauvre. Il y a des kolkhoz
qui s'adonnent à la culture de produits qui sont achetés plus
cher par l'Etat que d'autres (ainsi par exemple toutes les cul-
tures industrielles). Il y a des kolkhoz qui sont plus ou moins
bien servis par les stations des machines et des tracteurs, qui
ont un plus ou moins grand nombre de tracteurs à leur dispo-
sition, qui, sur la base du produit des récoltes précédentes,
peuvent payer plus ou moins bien les conducteurs de tracteurs
et les autres techniciens. Ainsi, le 15 novembre 1939, 5.000
stations de tracteurs devaient 205 millions de roubles à leurs
conducteurs (9), qui ont naturellement abandonné les kolkhoz
desservis par ces stations. En revanche, il y avait en 1939
0,3 % de tous les kolkhoz qui étaient des kolkhoz million-
(8) V. Bettelheim : Les problèmes théoriques et pratiques de la plani-
fication, p. 101.
(9) Selon la Pravda du 15 novembre 1939, citée par F. Forest, l. c. p. 21.
26
1
naires (10), cependant que 6% de tous les kolkhoz étaient des
kolkhoz pauvres, avec un revenu annuel de 1.000 à 5.000 roubles.
75 % des kolkhoz sont d'une étendue moyenne et ont
un revenu annuel de 60.000 roubles, soit 172 roubles par mem-
bre et par an ! Ce revenu est terriblement inférieur au revenu
nominal de l'ouvrier moyen.
Les effets de la fertilité différente sont évidemment énor-
mes du point de vue de la différenciation des revenus. En 1937,
8 % des kolkhoz ont donné moins de 1 kilo et demi de grain
par journée de travail à chaque kolkhozien, 50 % des kolkhoz
ont donné jusqu'à 3 kilos, 10 % ont donné de 7 à 15 kilos et
0,3 % plus de 15 kilos. Les différences de rémunération excè-
dent ainsi l'écart du simple au décuple.
D'autre part, au sein d'un même kolkhoz, des différences
extrêmes prévalent quant à la rémunération des différentes
catégories et qualifications de travail : ainsi, la journée de
travail d'un manœuvre agricole est comptée pour la moitié
d'une « journée de travail » standard, et celle d'un conducteur
de tracteur est comptée pour cinq journées de travail. Est-il
permis de combiner ces chiffres avec ceux donnés précédam-
ment sur la différence de la rémunération de la journée de
travail normale selon les kolkhoz ? On arriverait à cette con-
clusion monstrueuse, que le conducteur d'un tracteur dans un
kolkhoz riche, qui paie 15 kilos de grain pour la journée de
travail, gagnerait 5 x 15 = 75 kilos par journée de travail,
tandis qu'un manœuvre d'un kolkhoz pauvre, qui paie 1 kilo
et demi pour la journée de travail, gagnerait 1/2 x 11/2 = 3/4
du kilo par journée de travail ! Malgré tout ce qu'on sait sur
l'inégalité des revenus en régime russe, on hésite dans un cas
qui semble devoir être habituel à admettre une différenciation
allant de 1 à 100. Cependant les chiffres sont là, têtus, et on
ne saurait les interpréter d'une autre manière.
La principale base économique des différenciations entre
kolkhoz ést évidemment le fait que l'abolition de la propriété
privée du sol sur le plan juridique n'a pas supprimé sa mani-
festation économique, qui est la rente foncière. Il est évident
qu'en plus des avantages résultant de la plus grande étendue
pour certains kolkhoz, en plus de la différenciation des reve-
nus selon les différentes catégories de travail (qui n'est que la
réplique dans la campagne du procédé d'exploitation fonda-
mental du régime bureaucratique dans les usines), on se trouve
ici devant un mode de diff nciation qui est spécifique à
+
+
(10) Selon les sources officielles russes citées par F. Forest, l. c. p. 21.
27
l'agriculture et qui résulte des rentes différentielles dont profi-:
tent les entreprises agricoles. qui disposent du sol le plus fer-
tile, qui sont mieux placées par rapport aux centres écono-
miques etc. (11). L'Etat bureaucratique aurait pu, dans l'abs-
trait, égaliser les différences qui en résultent, et faire peser le
poids de son exploitation d'une manière uniforme sur toute la
paysannerie. Il ne le fait pas en vertu d'une politique sociale
consciente et conséquente de stratification des couches paysan-
nes et de création d'une couche privilégiée de paysans, qui ne
peuvent être que les alliées de la bureaucratie dans la cam-
pagne, puisque la base de leur situation aisée est précisément
le système kolkhozien tel qu'il existe.
On conçoit dans ces conditions qu'étant exploitée plus lour-
dement que sous l'ancien régime, cette paysannerie se désin-
téresse de plus en plus de la production kolkhozienne. De là
la tendance des paysans à se consacrer toujours davantage à
l'exploitation de leur petite parcelle individuelle et à fou'rnir
le minimum de travail possible au kolkhoz. D'où en retour la
nécessité absolue pour l'Etat bureaucratique d'instaurer le tra-
vail forcé dans les productions kolkhoziennes, qui sont son
unique source d'approvisionnement en produits agricoles. Nous
ne reviendrons pas ici sur les modalités concrètes de ce tra-
vail forcé (12). Tirons simplement des informations officielles
dont nous disposons un indice sur le temps que le paysan russe
passe au travail, pour le compte du kolkhoz ou pour le sien
propre.
On sait qu'avant la guerre les paysans kolkhoziens pas-
saient 30 à 45 % de leur temps à la culture de leurs parcelles
individuelles (13). On sait également que la prestation de tra-
vail moyenne des paysans pour les kolkhoz était en 1940 de
262 journées de travail par an (14). Ceci signifie que l'année du
kolkhozien comptait entre 374 et 478 journées de travail à
cette époque. En 1943, la « prestation moyenne » étant passée
à 340 journées de travail par kolkhozien et par an, les paysans
ont dû vraisemblablement fournir entre 500 et 600 journées de
travail par an. Evidemment ces chiffres n'ont qu'une significa-
(11) « La question de l'existence de la propriété privée sur la terre
n'a absolument rien à voir avec la formation de la rente différentielle,
laquelle est inévitable dans l'agriculture capitaliste même sur les terres
communales, étatiques ou libres. » « Ce n'est pas la propriété privée sur
la terre qui crée la rente différentielle... » (Lénine, Selected Works, vol. XII,
pp. 65-69.)
(12) Voir sur ce point l'article de Peregrinus.
(13) Economie Planifiée, de décembre 1938 (en russe), cité selon F. Fo-
rest, l. c. p. 21.
(14) Selon la citation du Bolchévik, donnée par Peregrinus dans
Note 11.
sa
28
tion très limitée, puisque nous ignorons à quoi correspond
exactement une << journée de travail » (15). En supposant
qu'elle représente 8 heures de travail, une année de 500 jour-
nées théoriques équivaudrait alors à 4.000 heures, soit 52 se-
maines de 77 heures de travail !
On voit que le poids de cette exploitation, aussi bien du
point de vue du temps de travail que de la spoliation du produit,
est énorme; il en résulte que l'intérêt des paysans pour la
production ne peut être que nul, ou même négatif. Cependant
la production doit continuer, elle doit même augmenter de
plus en plus. Ce qui doit surtout augmenter, c'est la produc-
tion kolkhozienne, base indispensable de l'industrie étatique.
Et puisque les paysans kolkhoziens ne veulent pas coopérer à
la production, il faut les y obliger. Voilà la base économique
propre d'une bureaucratie kolkhozienne monstrueuse ; le con-
trôle et la coercition de plus en plus étendus à exercer sur la
masse paysanne, pour l'obliger à cultiver le kolkhoz, c'est-
à-dire à produire pour l'Etat.
D'après des estimations assez modestes, 1.000.000 de bureau-
crates appartiennent à cette bureaucratie kolkhozienne (prési-
dents de kolkhoz, responsables de toutes sortes, remplaçants,
comptables, etc. -- sans compter les responsables du parti pro-
prement dits ni ceux des autorités locales qui vivent sur le dos
des paysans) ; on arrive à ce chiffre en comptant 4 bureau-
crates par kolkhoz en moyenne (il y a environ 250.000 kolkhoz
dans toute la Russie) (16). Voilà ce qu'en dit la presse russe
officielle :
« Lorsqu'on vérifie les bilans annuels des kolkhoz, on est
frappé par le gonflement visible des frais d'administration et
de direction; parmi les « unités » inscrites sur les états du
personnel, on trouve des « propagandistes de la culture géné-
des « directeurs des isbas rouges » (maisons de propa-
gande), des « économes ». Ils ont mangé une part considérable
des revenus kolkhoziens... En 1940, dans le kolkhoz : « Pouvoir
aux soviets », le personnel administratif a totalisé 12.287 jour-
nées-travail et 37 travailleurs d'élevage 9.872. Dans le kolkhoz
« Aube » il n'y a que deux brigades de kolkhoziens, mais le
nombre des chefs est aussi grand que dans un trust solide...
Dans un kolkhoz de la région de Kouibychev, sur 235 membres
48 occupent des postes administratifs. Il y a près du kolkhoz
un gué; on adjoint au passeur un « chargé de gué >>; outre
le »,
(15) On a vu dans l'article de Peregrinus qu'au moment de la recolte
erle peut consister en 16 heures de travail !
(16) L. Trotsky, La Révolution Trahie, p. 160.
29
un forgeron, il y a un « chargé de forge »; à l'apiculteur du ·
kolkhoz on adjoint un « chargé des ruches »; au président du
kolkhoz on adjoint un remplaçant, trois comptables, trois cal-
culateurs, deux chefs de dépôt, etc... L'entretien de nombreux
organes administratifs revient trop cher aux kolkhoz. Parfois,
les sommes payées aux « administrateurs » correspondent pres-
que au quart du total annuel des journées-travail. Forcément,
cette politique fait baisser les gains des paysans kolkhoziens.
Des fonctionnaires inutiles vivent de leur travail... Les kol-
khoziens dépensent à l'entretien de ces fainéants des milliers
et des milliers de journées-travail; le travail des kolkhoziens
honnêtes se trouve déprécié. » (17)
C'est cependant la décision de l'Etat du 21 avril 1940 qui a
décrété que l'on doit compter à l'actif des dirigeants du kolkhoz,
selon l'étendue des surfaces cultivées, de 45 à 90 journées de
travail par mois, c'est-à-dire de 540 à 1.080 journées de travail
par an, en plus d'un salaire mensuel de 25 à 400 roubles !
Ceci nous donne, en moyenne et grossièrement, 800 journées
de travail et 2.400 roubles par an pour les bureaucrates ko:-
khoziens, cependant qu'à cette époque la « prestation moyenne >>
d'un paysan kolkhozien était de 262 journées de travail par an
et environ 200 roubles en espèces venaient s'ajouter à cette
somme. La différence entre le revenu moyen d'un paysan kol-
khozien et d'un petit bureaucrate agraire est donc de l'ordre
de grandeur de 1 à 5, à quoi il faut ajouter :
a) Que la « moyenne » paysanne dont on tient compte ici
contient vraisemblablement aussi les revenus bureaucratiques,
donc la vraie moyenne est moindre;
b) Que ce rapport concerne uniquement les revenus tirés
du travail kolkhozien en tant que tel, ne tenant pas compte
des revenus provenant des parcelles individuelles; on tendrait
cependant à supposer que dans ce domaine aussi les bureau-
crates se servent mieux que les autres (en parcelles meilleures
et plus grandes, etc.);
c) Que de toute façon, les revenus du paysan représentent
des revenus de travail, cependant que les revenus des bureau-
crates « rémunèrent » le mouchardage et le maniement du
knout.
Si l'on laisse le domaine de la répartition pour pénétrer plus
profondément, l'on constate facilement que cette bureaucratie
(17) La Pravda du 20 mars et 7 avril 1941, citée d'après G. Alexinsky,
LarRussie révolutionnaire, p. 192-193.
30
exerce, ici comme partout ailleurs une dictature absolue. Voilà
ce qu'en dit la presse russe :
... Un grand nombre de conseils administratifs des kol-
koz, ou même leurs présidents seuls, transgressent le statut
kolkhozien, et, sans compter avec l'opinion des membres du
kolkhoz, dépensent de l'argent à droite et à gauche. Les auto-
rités soviétiques et les organisations du parti se sont habituées
à ces infractions au statut kolkhozien. Elles ne voient pas que
la majorité des paysans est évincée de la gestion des kol-
khoz. » (18)
Actuellement les soviets villageois sont souvent écartés
des questions essentielles des affaires kolkhoziennes et ne
s'occupent pas des problèmes les plus importants de la vie
économique et culturelle du village... Actuellement, il est rare
que les villageois soient convoqués aux réunions (des soviets).
Les questions de la vie villageoise ne sont qu'exceptionnelle-
ment examinées par les paysans. Les soviets des rayons, pre-
nant des centaines et des centaines de décisions, oublient
souvent même de les porter à la connaissance des villageois
qui devront les exécuter... » (19)
Ces lignes méritent à peine une analyse. On y reconnaît
atsément la monstrueuse nudité de la bureaucratie, à peine
voilée par les euphémismes pudiques de ses propres chroni-
queurs (les « souvent » et les « rarement », là où il faudrait lire
toujours et jamais). Les traits de cette bureaucratie agricole
sont point par point identiques à ceux de sa sour aînée, la
bureaucratie des usines et de l'Etat. La même incompétence,
la même avidité, la même imbécillité (ces centaines de déci-
sions qu'on ne porte pas à la connaissance de ceux qui doivent
les exécuter ce qui met cette nouvelle « élite de l'humanité »
du point de vue de l'efficacité bureaucratique au-dessous du
niveau de l'adjudant moyen d'une armée bourgeoise) en défi-
nitive, le même besoin d'une exploitation illimitée du travail-
leur et son corollaire indispensable, l'asservissement complet
du travailleur sur tous les plans.
LA RÉACTION DE LA PAYSANNERIE.
Dans l'exploitation illimitée, dans la dictature et la terreur
imposées aux travailleurs de la campagne, les nouvelles cou-
(18) La Pravda du 26 mars 1941, citée d'après Alexinsky, 1. C. p. 192.
(19) Les Isvestia, du 5 juillet 1941.
31
ches privilégiées du village trouvent évidemment leur compte.
Mais l'énorme majorité de la paysannerie ne peut que haïr ce
régime monstrueux et lutte contre lui avec tous les moyens
dont elle dispose. L'étude de ses réactions face au nouveau
mode d'exploitation présente un intérêt extrême pour la théorie
et la politique révolutionnaire.
La réaction de l'exploité face à l'exploitation, sous tous les
régimes et à toutes les époques, commence par se manifester
de la même manière : hostilité vis-à-vis de la production elle-
même, indifférence quant au résultat de celle-ci. Ceci d'autant
plus que le mode d'exploitation sépare le résultat de la pro-
duction de la rémunération du travailleur, comme dans l'es-
clavage antique et en général dans le salariat moderne. Le
salaire au rendement, sous toutes ses formes, a été le moyen
par lequel la classe exploiteuse a essayé de combattre cette
réaction de « ses » prolétaires, réaction qui met en cause l'exis-
tence même de la société d'exploitation.
La répartition du produit de l'agriculture kolkhozienne entre
l'Etat (qui prend aussi bien la forme impersonnelle de l'Etat-
collecteur du produit que la forme incarnée de la bureaucratie
kolkhozienne) et le paysan-producteur constitue précisément,
dans le cas présent, une sorte de « salaire au rendement »,
puisque la rémunération du kolkhozien est proportionnelle à
la récolte et celle-ci est fonction, théoriquement et tout au moins
en partie, de la quantité et de la qualité du travail fourni.
Mais rien n'indique peut-être autant le poids de l'exploitation
bureaucratique sur la paysannerie que le fait que celle-ci, malgré
cette liaison de son revenu avec le résultat de la production
kolkhozienne, refuse constamment et obstinément de travailler
le champ kolkhozien, refus dont témoigne l'introduction du
travail forcé au village, auquel la bureaucratie fut obligée à
recourir. Dans son effort d'échapper le plus possible à l'exploi-
tation bureaucratique, la paysannerie trouva - et continuera
longtemps à trouver un exutoire dans les petites parcelles
d'exploitation individuelle que la bureaucratie fut obligée de
lui laisser après son écrasante victoire dans la bataille de la
« collectivisation ».
On sait qu'incapable de vivre avec le misérable revenu que
lui procure sa participation à la production kolkhozienne, la
paysannerie s'est tournée dès avant la guerre vers la culture
de plus en plus intense de ces parcelles individuelles. Ce phé-
nomène a ainsi une racine économique immédiate - qui ne se
trouve nullement dans le « bas niveau des forces productives »,
comme on a voulu le faire croire, mais dans l'exploitation
32
effrénée menée par la bureaucratie puisqu'il est le résultat
direct de l'insuffisance des revenus provenant de l'exploitation
kolkhozienne; mais il a en plus une signification sociale qu'il
nous faut analyser, parce que des erreurs considérables ont
été commises sur ce point dans le mouvement marxiste.
Le besoin pour les paysans de consacrer une grande partie de
leur temps et de leurs moyens à la culture des parcelles indi-
viduelles résulte de l'exploitation sans précédent que l'Etat
bureaucratique fait peser sur les kolkhoz. Non seulement ce
phénomène n'a rien à voir avec les « penchants individualistes »
soi-disant éternels de la paysannerie, mais il n'est pas déter-
miné non plus par le « bas niveau des forces productives » de
l'économie agraire russe. Même dans le cadre des forces pro-
ductives existantes en Russie qui se sont avérées parfaite-
ment capables d'équiper en machines et d'approvisionner en
engrais les exploitations kolkhoziennes, de toute façon jusqu'au
point nécessaire pour leur existence rationnelle; - les paysans
sont parfaitement capables de comprendre et ont sans doute
compris les énormes avantages de la grande culture mécanisée
face à la traditionnelle exploitation parcellaire. Mais ces avan-
tages n'existent que du point de vue de la productivité en ma-
tière et sont par conséquent purement et simplement théori-
ques, du point de vue du paysan producteur. Le plus arriéré,
le plus réactionnaire, le plus abruti des paysans, est obligé de
comprendre, après une ou deux années d'expérience, que la
terre, cultivée mécaniquement, en utilisant des engrais chi-
miques et des grains sélectionnés, a des rendements considé-
rablement supérieurs avec une dépense de travail incompara-
blement moindre. Mais à quoi servent les rendements, si la
production est accaparée par les exploiteurs ? Supposons qu'en
travaillant 100 journées par an la terre du kolkhoz, en utilisant
les moyens modernes, 10 paysans récoltent 1.000 quintaux de
blé et qu'en consacrant autant de journées à leur parcelle ils
n'en récoltent chacun que 30. Mais qu'importent aux paysans
ces rendements vraiment abstraits, que leur importe le fait
qu'en travaillant au kolkhoz ils ont chacun produit 180 quin-
taux cependant que le travail sur la parcelle individuelle n'en
a rendu que 30, lorsqu'ils savent qu'une fois déduites la collecte
de l'Etat, la vente obligatoire aux S.M.T., la « rémunération >>
légale des bureaucrates locaux, il ne leur reviendra de cette
récolte miraculeuse que 20 ou 25 quintaux ? Dans ces conditions,
C'est encore le travail de la parcelle individuelle qui s'avère
le plus rentable. Le paysan pensera : « Ces méthodes sont trop
bonnes pour moi. » En jetant un regard mélancolique vers les
33
tracteurs, il se dira : « On pourrait vraiment faire du bon
travail avec ces machins, s'il nous foutaient la paix... » Dt
il s'en ira retourner son petit lopin. C'est-à-dire il ne s'en ira
pas du tout, parce qu'il n'est pas libre de s'en aller et parce
qu'il est obligé de travailler sur le kolkhoz s'il ne veut pas
être déporté. Mais il y travaillera en y mettant le minimum.
C'est donc, sur la base des forces productives données, l'ex-
ploitation bureaucratique qui pousse les paysans vers la cul-
ture individuelle. Mais quelle est la signification sociologique
de ce phénomène ?
Qu'il s'agisse là d'une tendance objectivement rétrograde
aussi justifiée puisse-t-elle être du point de vue des intérêts
immédiats des paysans exploitées et même de la nécessité de
leur simple conservation biologique dans un régime dans lequel
toute revendication est par définition impossible il est à
peine besoin de le dire. Mais ce qui nous importe ici, c'est de
voir quelle est sa place dans le développement de la conscience
sociale et politique de la paysannerie. Pour bien comprendre
le problème, une comparaison avec une étape analogue dans
la formation de la conscience prolétarienne est nécessaire.
Au début de l'ère capitaliste, en percevant l'énorme aggra-
vation de l'exploitation que signifie pour lui l'introduction du
machinisme, le proletariat ne s'oriente pas immédiatement et
directement vers des solutions révolutionnaires, ni même sim-
plement « progressives ». Ses premières réactions sont souvent
rétrogrades et objectivement réactionnaires : le bris des ma-
chines, la volonté de revenir vers une production artisanale,
dans laquelle chacun pourrait s'établir petit producteur indé
pendant expriment mutatis mutandis la même illusion de « re-
tour en arrière », la même recherche d'une solution utopique
que le tournant vers les exploitations individuelles chez les
paysans kolkhoziens. Ce n'est qu'après un long et double appren-
tissage, apprentissage concernant d'abord le caractère inéluc-
table de l'introduction du machinisme capitaliste dans la pro-
duction, ensuite la possibilité d'utiliser ce machinisme précisé-
ment pour abolir l'exploitation, ce n'est que lorsque la classe
ouvrière comprend que de toute façon on ne peut pas revenir
en arrière, et que d'ailleurs il n'est pas besoin d'y revenir pour
limiter ou abolir l'exploitation, ce n'est que lorsque la nécessité
du capitalisme et la possibilité de son renversement lui sont
apparges en clair que la classe ouvrière commence à se placer
sur le terrain révolutionnaire. Toutes proportions gardées, la
même chose est valable pour la classe paysanne au fur et à
34
mesure de l'introduction du machinisme et de la domination du
capitalisme bureaucratique dans l'agriculture.
L'étude de la formation de la conscience de classe de la ,
paysannerie au long de ce processus sort des cadres de notre
étude. Mais nous devons justifier l'analogie que nous avons
établie sur deux points fondamentaux, et ceci nous permettra
en même temps d'écarter les conceptions erronées sur cette
question qui ont eu cours dans le mouvement révolutionnaire.
Pour que l'évolution de la paysannerie se fasse dans le sens
que nous avons indiqué, c'est-à-dire dans un sens révolution-
naire, il faut tout d'abord que le caractère ineluctable de sa
situation lui soit irrefutablement démontré; il faut qu'une
expérience suffisamment longue et pertinente lui prouve le
caractère illusoire de toute tentative de retour en arrière, et
ceci n'aura lieu que dans la mesure où un tel retour est réelle-
ment impossible, c'est-à-dire où la restauration d'un capita-
lisme « privé » est exclue. Il faut ensuite qu'une autre solution,
la solution révolutionnaire, lui apparaisse comme possible. Ceci
implique, d'une part, que le progrès technique et le développe-
ment des forces productives continuent, d'autre part, que le
caractère parasitaire et inutile de la classe dominante appa-
raisse en clair.
On sera rès bref en ce qui concerne ce deuxième aspect de
la question. Les forces productives continuent toujours à se
développer, c'est un fait, et non moins dans l'agriculture que,
dans les autres branches de la production. Aussi longtemps
que la lutte entre les différentes classes dominantes continuera,
celles-ci seront obligées de poursuivre l'application du progrès
technique dans la production - certes d'une manière contra-
dictoire, irrationnelle, avec un gaspillage énorme, mais avec
des résultats réels, car il y va de leur existence même. Et au
fur et à mesure de ce développement, le caractère parasitaire
de la classe dominante peut apparaître de plus en plus claire-
ment aux yeux des producteurs.
Par contre, il nous faut insister beaucoup plus sur l'autre
aspect du problème, c'est-à-dire la démonstration pratique aux
yeux de la paysannerie de l'impossibilité de tout retour en
arrière, de toute restauration du mode traditionnel privé d'ex-
ploitation de la terre. On sait que Staline a procédé à trois
reprises à une démonstration spectaculaire de cette proposi-
tion : lors de la première bataille sanglante de la « collectivi-
sation » (1929), lors de l'instauration du travail forcé dans les
kolkhoz (1939), lors de l'expropriation des couches paysannes
35
aisées de l'épargne qu'elles avaient constituée pendant la guerre
par le moyen de la « réforme monétaire » (1947). A chaque fois,
la fameuse « lutte entre les tendances privées et l'économie
étatique » s'est résolue à l'avantage écrasant de cette dernière.
Il ne pouvait pas en être autrement. Dans sa lutte contre
les réactions « individualistes » des paysans, la bureaucratie
étatique dispose, sur le plan économique, politique et social,
d'armes redoutables qui mettent le petit producteur à sa merci.
Plus même, c'est toute la dynamique de l'économie moderne
qui garantit à la bureaucratie, personnification du capital cen-
tralisé, une victoire inéluctable sur la petite exploitation indi-
viduelle.
Ceci paraît évident pour un marxiste. Cependant, dès les
premières années de la Révolution russe, Lénine développa sur
ce point une position fausse, qui, reprise ensuite par Trotsky
et l'opposition de gauche, fut une source constante d'erreurs
dans le mouvement d'avant-garde, l'induisant constamment à
des fautes cruciales sur la perspective et l'empêchant d'appré-
cier correctement la nature de l'Etat russe.
Voici une, parmi les centaines de citations de Lénine que
l'on peut trouver dans ce sens : « La dictature du prolétariat
est la guerre la plus déterminée et la plus iinpitoyable que la
nouvelle classe mène contre un ennemi plus puissant, la bour-
geoisie, dont la résistance est accrue dix fois par son renverse-
ment (même si ce renversement n'a lieu que dans un seul pars)
et dont la force ne se trouve pas seulement dans la puissance
du capital international, dans la puissance et le caractère
durable des liaisons internationales de la bourgeoisie, mais
dans la force de l'habitude, dans la force de la petite prodric-
tion. Car malheureusement, la petite production est toujours
extrêmement répandue par le monde, et la petite production
engendre le capitalisme et la bourgeoisie continuellement, quo-
tidiennement, toutes les heures, spontanément et à une échelle
de masse. » (20)
En ce qui concerne Trotsky, à peine est-il besoin de rap-
peler qu'il a considéré toute l'histoire du développement social
en Russie depuis 1921, pour autant que ce développement était
fonction de facteurs indigènes, comme déterminée par la pres-
sion continue que les éléments tendant vers une restaura-
tion du capitalisme privé (Nepman et Koulaks) exercent sur
les formes socialistes de la propriété étatique », la domination
de la bureaucratie n'étant expliquée en définitive que comme
(20) Lénine : La maladie infantile du Communisme, ch. 2.
36
7
::
une position d'équilibre entre les deux « forces fondamentales >>
le prolétariat urbain et les éléments bourgeois de la ville et de
la campagne. La base économique de cette conception était
pour Trostsky l'idée de Lénine selon laquelle la simple pro-
duction marchande engendre constamment et infailliblement
le capitalisme.
Pourtant, cette idée est fausse : tout au moins elle est fausse
sous cette forme générale. La simple production marchande
existe sur la terre depuis des millénaires, tandis que le capi-
talisme n'est apparu que ces derniers siècles. La simple pro...
duction marchande est absolument incapable de conduire en
tant que telle au capitalisme, si d'autres conditions n'existent
pas. Ces conditions sont en plus d'un niveau donné des
forces productives l'existence de la force de travail en tant
que marchandise. la possibilité de s'approprier sur le mode
privé les moyens de production essentiels, et l'existence d'un
capital c'est-à-dire d'une somme de valeurs suffisamment
grande pour produire de la plus-value - en tant que propriété
privée. Or, ce sont précisément ces conditions décisives pour le
passage de la simple production marchande à la production
capitaliste privée — conditions que la simple production mar-
chande en tant que telle non seulement ne crée pas automati-
quement, mais que par sa réglementation propre elle tend à
empêcher d'apparaître, comme le prouve l'histoire de la pro-
duction artisanale en Europe occidentale ce sont ces condi:
tions essentielles qui font défaut en Russie. La force de travail
n'existe plus en tant que marchandise cette marchandise,
quant à son emploi productif, étant soumise au monopole
d'achat absolu de l'Etat qui seul peut employer le travail
« salarié » dans la production (21). La possibilité de s'appro-
prier des moyens de production n'existe pas davantage, ni non
plus la chance de réunir la somme de valeurs indispensable
pour acheter les machines, les matières premières et la force
de travail nécessaires pour la mise en marche d'une entre-
(21) Il a fallu la perspicacité de tous les « dirigeants » de la IV: Inter-
nationale, réunis en Congrès Mondial, pour découvrir qu'actucllement en
Russic...«l'embauche privée de salariés se fait sur une échelle de plus en
plus grande, à la ville et à la campagne..., mais sa fonction reste limitée
à la satisfaction privée des besoins de consommation des éléments privi-
légiés et à une production artisanale pour le marché ! ». (Documents et
résolutions du II Congrès Mondial de la Ile International, Paris, 1948,
p. 29.) Tout le monde sait en effet l'importance de la plus-value extraite
aux domestiques pour l'accumulation du capital. Quant à la production
artisanale qui emploie de la main-d'ouvre salariée (ou ? quand ? combien ?),
comment douter des énormes dangers que représente pour le trust étatique
de la chaussure le redoutable Efraim Efraimovitch, vorace cordonnier de
Dourakinovo, avec ses deux apprentis ?
37
prise capitaliste. Par conséquent tout surcroît de valeurs qu'un
individu peut, d'une manière ou d'une autre, arriver à réunir,
ne peut être que thésaurisé, mais non accumulé productivement
par l'individu lui-même, sinon dans des limites extrêmement
étroites et que l'Etat surveille de très près.
Mais l'idée que nous critiquons ici contient une erreur en-
core plus profonde. Non seulement les conditions fondamen-
tales pour le passage de la simple production marchande à la
production capitaliste privée manquent en Russie, mais le dy-
namisme, l'automatisme propre de l'économie condamne cha-
que jour davantage cette petite production au profit du capital
centralisé. On peut discuter à perte de vue sur les rapports
de la simple production marchande avec la naissance du capi-
talisme. Aujourd'hui nous ne nous trouvons pas au xvIT ou
au XVIIIe siècle, mais en plein milieu du xx®. Le capitalisme
que nous avons devant nous n'est pas le capitalisme naissant;
C'est un capitalisme qui commence à dépasser le stade de la
concentration monopolistique pour arriver à la concentration
intégrale de la production à l'échelle mondiale. Laissons de
côté le cas russe pour le moment et envisageons le cas d'un
simple monopole dans un pays capitaliste ordinaire. Supposons
que quelqu'un vient nous raconter que Ford et la General
Motors sont sérieusement menacés par les garagistes qui se
mettent à faire des réparations aux voitures, et que l'Etat
américain n'exprime pas en réalité le pouvoir des Ford et des
Morgan, mais un « équilibre » entre ceux-ci et les milliers de
garagistes, cordonniers, etc. Comment accueillerait-on cé far-
ceur ?
Maintenant il est clair qu'en Russie nous avons non seule-
ment « des » monopoles, mais un unique monopole gigantesque
disposant de tout, capital, matières premières, force de travail,
commerce extérieur, se trouvent au-dessus de toute légalité,
identifié avec l'Etat, expropriant, tuant, déportant n'importe
qui n'importe quand, guidé uniquement par les intérêts d'une
couche dominante , dont l'existence même est indissolublement
liée à ce monopole universel. Quel est, du point de vue pure-
ment économique, le rapport des forces entre ce monopole
universel et n'importe quelle agglomération de petits produc-
teurs individuels ? N'est-il pas clair comme le jour que ces
derniers sont historiquement perdus, condamnés, sans aucun
espoir ?
Lénine et Trotsky ont bien compris que la révolution russe,
isolée, courait des dangers mortels, qui pouvaient aboutir à
mieltaines
la restauration d'un régime d'exploitation; mais ils se sont
trompés, lorsqu'ils ont voulu voir la source concrète de ce
danger dans l'existence de millions de petits producteurs indé-
pendants, c'est-à-dire dans un phénomène qui a perdu son im-
portance même dans les pays capitalistes, ces petits producteurs
< indépendants » étant en fait annexés et exploités, directe
ment ou indirectement, par le capital centralisé. Ils n'ont pas
prévu ----- et Trotsky s'est refusé jusqu'à la fin de voir - que
le danger réel provenait de la bureaucratie et non pas des kou-
laks, qui ont été utilisés en fait par celle-ci comme armée de
réserve dans la première phase de sa lutte, dirigée contre le
prolétariat. Après sa victoire dans cette lutte la seule im-
portante historiquement la bureaucratie s'est retournée
contre les petits producteurs « indépendants » et a prouvé avec
quelque brutalité que cette « indépendance » appartenait au
XIXe siècle et n'avait qu'à être enterrée au même titre que les
diligences et les charrues en bois.
Il nous reste à dire quelques mots sur la signification du
marché kolkhozien de ce point de vue. Ce marché est entière-
ment subordonné à l'économie étatique, d'abord par le mono-
pole que l'Etat exerce sur les conditions de la production
agricole (machines agricoles, engrais produits de consomma-
tion temps de travail, prix de collecte des produits agri-
coles et quantité collectée en définitive terre elle-même). La
plupart de ces facteurs qui sont à la disposition absolue de
l'Etat, jouent d'une manière permanente et permettent à la
bureaucratie d'exercer un contrôle constant sur l'évolution de
l'économie rurale : ainsi par exemple le prix de collecte des
produits agricoles, la quantité des produits à collecter, le prix
des produits de consommation. D'autres facteurs jouent à plus
long terme et l'Etat les utilise plus rarement : ainsi l'augmen-
tation du temps de travail obligatoire sur les kolkhoz, par la-
quelle on limite la production à la disposition des paysans et
on augmente celle qui est à la disposition de l'Etat. Enfin, si
une situation critique le rend nécessaire, l'Etat peut se son-
venir de sa « propriété » sur la terre et envoyer encore une
fois quelques millions de paysans en Sibérie. Parmi tous ces
facteurs, celui qui a la plus grande importance courante c'est
la détention par l'Etat de stocks de produits agricoles extrême
ment volumineux (au moins 40 % de la production), par les
quels il peut exercer une pression décisive sur le marché.
limites assez rigides, qui l'empêchent de pouvoir mettre en
39
question quoique ce soit d'essentiel pour l'économie bureaucra-
tique. Quant à sa signification sociale, il ne faut pas oublier
qu'elle consiste en l'échange entre les couches les plus favorisée
des kolkhoz et les couches bureaucratiques des villes; ces cou-
ches sont seules, à peu de choses près, à disposer soit d'un
surplus de produits, soit d'un surplus d'argent leur permettant
de participer à ce marché.
LA SIGNIFICATION HISTORIQUE DU SYSTÈME KOLKHOZIEN.
On a vu que la contradiction fondamentale de tout système
moderne d'exploitation s'exprime avec une force particulière
dans le cadre de l'économie kolkhozienne : la tendance de la
bureaucratie exploiteuse d'augmenter au maximum à la fois la
production et l'exploitation dresse les producteur's contre la
production.
Dans le cas de l'agriculture russe, cette réaction se mani-
feste simultanément par l'attitude négative des paysans face à
la production kolkhozienne et par leur repli vers les petites
exploitations individuelles. Le résultat tend à être une baisse
de la productivité du travail agricole (ou en tout cas au stade
actuel, une augmentation de cette productivité non proportion-
nelle au capital employé, aux nouvelles méthodes de culture,
etc., etc.) et par conséquent une limitation du surproduit à la
disposition directe ou indirecte de la bureaucratie. A cette limi-
tation la bureaucratie ne peut répondre que par des mesures
bureaucratiques, au sens le plus profond de ce terme : par des
mesures policières, par l'instauration ou l'augmentation du tra-
vail forcé, par l'augmentation du taux du surproduit, par
l'installation dans les kolkhoz d'une couche bureaucratique dont
la fonction est de « diriger » et d'essayer d'extraire le maxi-
mum d'efforts des producteurs. Mais toutes ces mesures ten-
dent à avoir des résultats contraires à ce qui était voulu :
l'augmentation de l'exploitation par l'augmentation du taux
du surproduit, et par l'entretien d'une nouvelle couche impro-
ductive de bureaucrates, l'alourdissement de l'oppression poli-
cière ne font que renforcer les producteurs dans leur conviction
que cette production leur est étrangère, et par conséquent dimi-
nuer l'empressement productif de ceux-ci. D'autre part, la con-
sommation improductive de la bureaucratie kolkhozienne et le
gaspillage organique qu'elle suscite dans la sphère même de
la production sont une cause supplémentaire mais non point
négligeable de limitation du surproduit à la disposition de la
40
bureaucratie centrale. A cette nouvelle limitation, la bureau-
cratie répond par plus d'oppression, plus d'exploitation, et
ainsi de suite. il se développe ainsi une spirale de l'absurde,
profondément caractéristique d'un régime d'exploitation inté-
grale et qui ne peut trouver son aboutissement qu'à la stagna-
tion de l'économie (22). Il serait faux de supposer que la bu--
reaucratie n'a pas conscience de ce processus. Les mesures
qu'elle prend constamment contre elle-même (23) n'ont nulle-
ment pour but la seule démagogie, quoique celle-ci y est pour
beaucoup. Mais la bureaucratie centrale non seulement se rend
compte de l'inefficacité profonde de ses mesures destinées à
développer la production, mais tend toujours à limiter au mini-
mum la latitude et les gains laissés aux couches bureaucra-
tiques inférieures et périphériques -- et telles sont par excel-
lence les couches bureaucratiques kolkhoziennes. Ici aussi
comme dans tous les régimes d'exploitation, la même opposition
se présente entre l'Etat, expression générale et abstraite des
intérêts de la classe dominante, et les intérêts immédiats
et quotidiens des membres particuliers de cette
de cette classe.
Mais cette lutte de la bureaucratie contre ses propres
traits les plus profonds ne peut avoir
résultat
essentiel. L'exploitation effrénée que la bureaucratie kolkho-
zienne exerce sur les paysans pour son propre compte est basée
sur les pouvoirs discrétionnaires qui lui ont été donnés sur ces
derniers pour les obliger à produire. Exploitation « au-delà de
la mesure permise » et pouvoirs discrétionnaires vont de pair.
Comment limiter la première sans abolir les seconds ? Et com-
ment abolir ceux-ci si la coercition est le seul facteur pouvant
obliger les paysans à travailler dans le kolkhoi? La contra-
diction est sans issue, la seule apparence de solution qui puisse
exister est le supercontrôle bureaucratique de la bureaucratie
sur la bureaucratie. Voici la racine économique principale de
la toute puissance du Guépéou.
aucun
Comment peut-on caractériser le rôle historique de la bu-
reaucratie dans le domaine de l'agriculture ? Cette question
revêt une importance d'autant plus considérable, que la bureau-
cratie a jusqu'ici pris le pouvoir dans des pays où, à l'unique
exception de la Tchécoslovaquie, l'agriculture formait à la fois
l'occupation de la majorité de la population et la source essen-
(22) Si ce régime était réalisé à l'échelle universelle.
(23) Les textes cités plus haut de la presse russe officielle et les lois
analysées dans l'article de Peregrinus, en offrent des exemples frappants.
41
tielle du revenu national (Russie, pays satellites européens,
Chine).
On peut dire que ce rôle apparaît comme étant la réalisation
de la concentration dans le domaine agricole jusqu'aux limites
compatibles avec le régime d'exploitation intégrale des produc-
tours, et ce qui va de pair avec ce premier élément un
bond énorme imposé au développement des forces productives
dans ce secteur. En ce sens très général on peut dire que la
bureaucratie ne fait que continuer l'accomplissement de la
tâche de la bourgeoisie capitaliste, qui a été de développer et
de concentrer les forces productives et ceci précisément dans
les pays où cette bourgeoisie s'était montrée carente. Mais
cette tâche elle l'accomplit dans une période déterminée, qui
est la décadence du capitalisme à l'échelle mondiale, dans une
période pendant laquelle le développement des forces produc-
tives tend à se ralentir de plus en plus, cependant que la
concentration triomphante s'exprime très souvent sous des
formes indirectes et détournées. Cette influence de la décadence
générale du capitalisme se manifeste avec une force particu-
lière dans l'agriculture (24); et ce n'est point par hasard si
c'est dans le domaine de l'agriculture que le bouleversement
apporté par la bureaucratie a été et sera encore le plus consi-
dérable. Jamais la bourgeoisie n'a réalisé à un rythme aussi
rapide l'expropriation totale de la grande majorité des pro-
ducteurs directs, l'introduction massive des procédés industriels
de culture de la terre, la concentration des exploitations agri-
coles et la centralisation universelle de leur contrôle et de leur
gestion, l'exode en masse des paysans vers l'industrie urbaine;
et jamais aussi le développement des forces productives n'a été
payé d'autant de sueur, de larmes et de sang, jamais le poids de
l'exploitation et de l'oppression ne s'est abattu aussi terrible
sur les travailleurs.
Ce bouleversement, la bureaucratie l'accomplit à travers la
forme kolkhozienne qu'elle impose à la production agraire. Il
nous faut donc voir quel est le lien nécessaire entre la bureau-
cratie et le système kolkhozien. Ceci nous permettra de concré-
tiser l'idée énoncée plus haut, selon laquelle le rôle de la bureau-
cratie dans le domaine agricole est la réalisation de la
concentration jusqu'aux limites compatibles avec l'exploitation
intégrale des travailleurs.
Dans le domaine industriel, il est impossible d'assigner au
(24) Gost dans le domaine agricole que pendant le dernier siècle le
progrès de la production mondiale a été le moins rapide.
développement de la concentration une limite autre que la
concentration totale du capital social entre les mains d'un.
seul groupe dominateur. Ceci implique que la gestion de l'en-
semble de la production industrielle à ce stade s'identifie du
point de vue économique à la gestion d'une entreprise anique
dont les différents secteurs de la production sont comme les
ateliers épars dans l'espace. Ce processus vers la concentration
totale implique un énorme développement de la rationalisation
par rapport aux buts de la classe dominante. L'obstacle essen-
tiel auquel se heurte cette rationalisation est l'obstacle inté
rieur, venant du fait que la production s'appuie sur l'exploi-
tation et qu'une organisation rationnelle de la production est
impossible par et pour une classe exploiteuse qui s'aliène les
producteurs, qui est en définitive elle-même aliénée et étrar-
gère à la production.
Ce raisonnement quant à la possibilité d'une concentration
totale de la production dans un système d'exploitation s'appli-
que-t-il également dans le domaine agricole ? Nous ne le pen-
sons pas. Comme nous l'avons déjà souligné, une caractéris-
tique fondamentale du système kolkhozien est l'essai de
maintenir à un certain degré l'intérêt des producteurs pour
la production « collective » en liant leur rémunération au
résultat de la production, c'est-à-dire à la récolte. Nous avons
rappelé qu'un phénomène analogue s'observe dans l'industrie
(salaire au rendement); mais sa portée dans ce dernier cas est
incomparablement plus limitée. La possibilité de contrôle aussi
bien de la qualité que la quantité du travail offert, sont infini-
ment plus grandes; par là, c'est la fixation de normes et la
surveillance de leur réalisation qui jouent dans l'industrie le
rôle fondamental. En revanche, dans l'agriculture ce genre de
contrôle est quasi impossible. Le fait que les opérations pro-
ductives ont lieu dans un espace étendu, qu'on a un petit nombre
de producteurs dispersés sur une grande étendue, au lieu d'en
avoir un grand nombre entre les quatre murs d'un atelier
que ni la quantité, ni la qualité de l'effort et de son résultat
n'apparaissent immédiatement, comme dans l'industrie, mais
à plusieurs mois de distance; qu'enfin la production n'a pas lieu
dans des conditions artificielles, stabilisées et constamment
identiques, mais dans des conditions indépendantes de la vo-
lonté humaine, mobiles et changeantes, face auxquelles un,
effort perpétuel d'adaptation est nécessaire de la part du pro:
ducteur; tous ces facteurs font qu'il est pratiquement impos-
sible d'exercer un contrôle total sur le travail agricole, à moins
de doubler chaque travailleur d'un surveillant. Par conséquent,
dans un régime qui pousse l'exploitation à sa limite, et qui
ne peut compter sur aucune sorte de coopération volontaire de
la part des travailleurs, il est presque impossible de transfor-
mer intégralement les paysans en purs et simples salariés; il
est indispensable de créer entre ceux-ci et le résultat de la pro-
duction un lien particulier, qui les empêche de se désintéresser
complètement du résultat, tout en réservant à l'Etat la partie
principale, d'ailleurs extensible à volonté, de cette production.
De ce point de vue, la forme kolkhozienne non pas dans
ses accessoires mais dans ce qu'elle a l'essentiel (25), tend à
représenter la forme naturelle et organique d'exploitation de
la paysannerie dans le cadre du capitalisme bureaucratique,
en même temps qu'une forme limite de la concentration et de
la rationalisation de la production agricole compatible avec
l'exploitation illimitée du travail.
Pierre CHAULIEU
(25) 11 est par exemple évident que l'existence de parcelles individuelles
cultivées par les kolkhoziens pour leur propre compte est un phénomène
accessoireet nullement essentiel pour le système kolkhozien. L'apparition
de ce phénomène est liée d'une part à un rapport de forces déterminé
entre la bureaucratie et la paysannerie (la résistance passive de cette der-
nière s'étant démontrée à cette étape suffisamment puissante pour arracher
à la bureaucratie cette concession), d'autre part à un niveau donné des
besoins d'accumulation de la bureaucratie. L'installation du travail forcé
dans les kolkhoz a signifié une première modification dans l'état de ces
deux facteurs. Si d'autres facteurs n'interrompent pas l'évolution
il est certain que ce sera le cas la bureaucratie sera obligée de revenir
sur cette mesure pour annexer intégralement à l'économie kolkhozienne les
parcelles de terre et le temps de travail des paysans.
comme
DOCUMENTS.
L'OUVRIER AMERICAIN
(suite)
par Paul ROMANO
(traduit de l'américain)
CHAPITRE VI
LES DIVERSES CATEGORIES D'OUVRIERS
Les dernières années ont été fertiles en événements. Beaucoup
d'ouvriers qui font le sujet de cette brochure ne sont rentrés dans
cette usine qu'à la veille de l'entrée en guerre de l'Amérique. Cer-
tains travaillaient à leur compte avant ça. Ils rappellent souvent
qu'à cette époque ils étaient leurs propres patrons. D'autres, qui
entrèrent au début de cette époque à l'usine, furent quelques années
plus tard appelés sous les drapeaux. Il y a de larges contingents
d'ouvriers italiens, allemands et polonais. Bien que la plupart soient
inés aux U.S.A., c'est avec le plus grand intérêt qu'ils suivaient les
événements dont leurs patries d'origine étaient le théâtre.
aujourd'hui à l'usine des ouvriers venant de tous les ho-
rizons sociaux et professionnels. Ainsi on dénombre des anciens
instituteurs, des ex-mineurs, des ouvriers qui avaient de petites
affaires, telles qu'un garage, une épicerie, un commerce de bonbons,
une petite entreprise de camionnage, une ferme d'élevage de bêtes
à fourrure, une ferme, enfin des ouvriers ayant tenu des emplois les
Il y
45
plus différents, tels que vendeurs, ex-placeurs d'assurances, peintres
en bâtiments et avocats. Bien d'autres encore que je ne cite pas.
Rien que ceux que j'ai cités constituent chacun l'ancienne profes-
sion d'un ou même de plusieurs ouvriers dont j'ai maintenant fait
la connaissance à l'usine.
Le Noir à l'usine.
La question noire à l'usine est une question vitale. Dans l'en-
semble les ouvriers noirs sont demeurés tranquilles, sur leur réserve
même, mais ils sont profondément affectés par la situation qui leur
est faite à l'usine.
L'ouvrier noir moyen se fait une opinion sur les autres ouvriers
de l'usine. Il sait quels sont ceux qui sont dignes de confiance et
ceux qui ne le sont pas. Il possède un don spécial pour détecter la
duplicité. En présence des chefs et des jaunes il joue la comédie de
la stupidité la plus crasse. Lorsque le patron essaie de tirer quel-
que chose de lui, il se donne le masque de celui qui ne sait rien et
ne comprend rien.
I.
LE NOUVEAU NOIR
Il y a de nos jours à l'usine une génération de nouveaux et
jeunes Noirs. Une jeunesse qui a été à la guerre, mais qui n'a
comparativement passé que très peu de temps à l'usine. Ils s'em-
portent contre les avanies dont ils sont victimes, Ils ne sont pas le
fruit d'une période de crise économique, mais constituent une jeu-
nesse frais émoulue de l'armée, ayant gagné en maturité au cours
des six dernières années.
Ces dernières années, il ont été accablés de propagande de
guerre : égalité, démocratie et libération des hommes de la peur.
Maintenant, ils veulent tout cela et ils sont prêts à se battre s'ils
ne l'obtiennent pas, Ils ont fait des études primaires et secondaires
et font preuve d'un niveau élevé d'intelligence. Ils sont' hostiles à
la mentalité de type Oncle Tom (1).
La plupart des ouvriers noirs de l'usine sont des anciens combat-
tants, Nombreux ont été au feu et ont voyagé à travers tous les
Etats-Unis et dans les pays étrangers. Ce qu'ils ont vu leur a fait
une impression profonde et durable. Il est visible qu'ils sont prêts.
à se battre pour un rien.
II.
L'OUVRIER 'NOIR ET LES MACHINES
L'ouvrier noir se tourne avec envie vers les machines. S'il est
sur un travail qu'il n'aime pas, il dépensera des trésors d'adresse
(1) L'Oncle Tom est le personnage principal du célèbre livre de Mrs Har-
riet Bleccher Stowe : La Case de l'Oncle Tom, publié en 1852. Le person-
nage de l'Oncle Tom est le type du Noir angélique et ne a résistant pas au
mal par le mal ».
46
concur-
pour donner à la compagnie le moins de travail possible. Dans
l'usine, l'ouvrier noir est essentiellement utilisé à des travaux sales
et pénibles et non qualifiés de manoeuvre. Il n'est jamais directement
embauché pour servir une machine. Il doit d'abord rentrer à l'usine
comme manoeuvre et ensuite s'élever à la force des poignets. Un
ouvrier noir me raconta que durant la guerre il conduisait une ma-
chine automatique à faire des écrous. La Compagnie qui l'a em-
bauché depuis n'a jamais accepté de lui donner d'autres emploi que
celui de maneuvre.
Si jamais'un Noir voit ses efforts couronnés de succès et obtient
finalement de travailler sur une machine, la Compagnie et aussi un
grand nombre d'ouvriers blancs lui rendront la vie extrêmement
difficile. Bien souvent, il sera forcé de préférer quitter l'usine plu-
tôt que de continuer à supporter les avanies dont il sera l'objet.
Seuls quelques Noirs sont sur des machines. Les autres ouvriers
s'indignent chaque fois que de nouveaux ouvriers sont embauchés
dans un emploi pour lequel ils estiment qu'ils ont des droits priori.
taires. Les discriminations de ce genre sont très répandues. Sou-
vent, aux réunions syndicales, ces jeunes ouvriers prennent la parole
pour dénoncer de telles pratiques discriminatoires et exigent l'éga-
lité devant l'avancement.
J'ai entendu des ouvriers noirs menacer de quitter le syndicat
s'il ne faisait rien en leur faveur.
Un ouvrier noir est obligé de faire du travail plus soigné que
l'ouvrier blanc s'il désire conserver sa place. Dans ce cas
rence est âpre et le Noir est certain de perdre s'il ne surclasse pas
le Blanc.
Il y a aussi les ouvriers blancs qui sont mécontents de voir un
Noir toucher une bonne paie pour un travail qu'ils voudraient obte-
nir pour eux-mêmes.
Il y a de nombreux Noirs dans l'usine qui ont la fierté de leur
travail. Ils ont le désir sincère de donner le meilleur d'eux-mêmes
et d'aider leurs camarades de travail. Mais les mêmes pressions qui
poussent déjà l'ensemble des ouvriers à se sentir isolés du reste de
la société, jouent doublement lorsqu'il s'agit de Noirs. Ils sont pro-
fondément affectés par la situation humiliante qui est la leur dans
la production, et l'incapacité où se trouve cette société de leur don-
ner une égalité de chances a pour effet d'étouffer chez eux les ua-
lités qu'ils ont en propre et que pourtant les ouvriers dans leur
ensemble reconnaissent et admirent. En conséquence, ils se sentent
perplexes, changés et mal à l'aise. Ils aspirent à être intégrés dans
le processus social. Ils désirent ne faire qu'un avec leurs sem-
blables, les hommes. J'ai vu des ouvriers noirs se détourner délibé.
rément d'un ouvrier blanc. En d'autres occasions ils auront pu
avoir donné ce qu'ils avaient de meilleur. Le fait que le Noir fait
tout ce qu'il peut pour diminuer son rendement doit être directe
ment expliqué par l'amertume de se voir confiner à des emplois
subalternes dans la production. Il y a donc deux tendances en lui,
entre lesquelles il se trouve déchiné.
L'ouvrier noir d'aujourd'hui suit avec passion les exploits profes.
sionnels de ses congénères de couleur. Il a tellement envie qu'il
soit donné aux siens l'opportunité de faire la preuve de leur talent
et de leurs capacité que lorsque Jackie Robinson marque des
!1
points (2), la vigueur et la frénésie de leurs applaudissements met
surent leur joie.
Les ouvriers noirs ont l'étonnante capacité de dire au premier
coup d'oeil quels sont le modèle, la marque et l'année de sortie de
presque n'importe quelle voiture existante. A l'usine, le manoeuvre
qui tire les copeaux des machines en connaît plus long sur la
qualité des aciers utilisés et sur le numérotage des pièces usinées
sur les diverses machines que la plupart de conducteurs eux-mêmes.
Ils sont capables d'identifier à vue d'oeil un lot ou même plusieurs
de pièces usinées de divers type et de dire la cote chiffrée qui leur
est affectée. J'ai entendu dire qu'à Détroit les meilleurs conduc-
teurs de voitures étaient les Noirs, et que les ouvriers étaient una-
nimes à le reconnaître.
Le jour où la société donnera au Noir l'opportunité de dévelop
per tous ses talents, la communauté dans son ensemble en sera la
première bénéficiaire.
III.
LE NOIR ET L'OUVRIER BLANC
Les ouvriers ont un grand nombre de réactions confuses et con.
tradictoires, Quand il s'agit des Noirs cela se manifeste sous les
formes les plus diverses. Le résultat c'est que le Noir, à l'usine,
se trouve soumis à une pression de tous les instants. Il ne sait ja-
mais quand ni de qui il doit s'attendre à quelque réflexion humi.
liante. Voici quelques exemples de ces réflexions anti-noires. 11 con
vient de remarquer qu'un même ouvrier pourra fort bien prononcer
la totalité de ces jugements contradictoires dans une seule journée.
Par exemple : « Les Nègres achètent tout ce qu'il y a de meilleur
quand ils achètent quelque chose. - Les meilleurs voitures, le meil.
leur ameublement et les plus beaux habits », ou, au contraire :
« Les Nègres n'ont jamais de freins ou de vitres à leur voiture »,
ou encore : « Les Nègres, font baisser les loyers et ils sont sales ».
A l'usine, les ouvriers blancs et noirs mangent dans le même
Cafeteria (3). Hors de l'usine, lorsque certains de ces ouvriers
blancs rentrent dans un restaurant où mangent quelques-uns de ces
mêmes ouvriers noirs, ils en ressortent aussitôt. Dès que quelque
chose est perdue ou volée, les premiers suspectés sont les portiers et
les manœuvres noirs. Lorsque l'on ne retrouve pas quelque chose
on peut être sûr soit qu'il est tombé dans l'huile, soit qu'un conduc-
teur de machine se l'est approprié. Cela n'empêche pas qu'aussitôt
l'ouvrier blanc pense que c'est un Noir qui l'a pris. Des éléments
antinègres hargneux exploitent de telles occasions à l'avantage de
la Compagnie et essayent d'élargir le fossé entre les deux catégories
de travailleurs.
Périodiquement la tension raciale atteint son paroxysme. Un
jour cela explosa dans une bataille entre un ouvrier blanc et un
ouvrier noir. Le Blanc invectivait le Noir. Ils sortirent dehors et le
Noir fut battu. De retour à l'usine l'ouvrier blanc continua à invec-
tiver et pourchasser le Noir. Tout à coup le Noir s'arrêta net, s'em-
para d'une barre de fer et assomma l'ouvrier blanc. Plus tard, au
(2) Probablement au base-ball, sport national américain très populaire.
(3) Sorte de restaurant expresa
48
cours de l'enquête qui fut faite, l'ouvrier blanc reconnu tous ses
torts et dégagea le Noir de toute responsabilité, Les jaunes à la
solde de la Compagnie exploitèrent l'incident pour attiser tous les
préjugés les plus arriérés des ouvriers blancs.
Ce qui suit servira d'illustration de la manière dont s'expriment:
ces contradictions au sein du syndicat. Un bal était organisé par
le syndicat. Le président du Comité d'organisation tenta délibéré-
ment d'éliminer les Noirs du bal en interprétant abusivement un
arrêté local (qui de toute manière était anticonstitutionnel), sui-
vant lequel les bals mixtes étaient interdits. Il était ainsi clairement
signifié aux ouvriers noirs que l'on ne voulait pas d'eux. Plusieurs
ouvriers prirent la parole pour condamner un tel bal et pour dire:
qu'il devait être ouvert à tous ou ne pas avoir lieu. Ils exigèrent.
que la question soit débattue dans le hall du bal devant tout le
monde. Un Noir paraissait avoir une attitude du type Oncle Tom. 11
ne veut pas se battre sur la question en cause, mais demande que
la réunion së tienne dans un autre local, quitte à ce que le syndicat
prenne à sa charge les frais supplémentaires qui en résulteront. 11
est prêt, quant à lui, à payer une quote-part de 5 dollars au lieu
de la quote-part normale de 2 dollars pour compenser la perte du
syndicat et propose que les autres Noirs en fassent autant. Un
autre Noir se prononce contre toute discrimination. Le Noir qui
avait adopté une attitude type Oncle Tom jouit d'une situation
privilégiée dans l'usine. Il fait partie de la poignée de Noirs ayant
un emploi qualifié sur machine, et il s'éleva dans la hiérarchie pro-
fessionnelle à la force des poignets durant la guerre.
Une seule fille de couleur vint au bal, mais le quitta peu après,
s'étant trouvée complètement isolée. Les ouvriers noirs ignorèrent
délibérément ce bal. Ce fut leur manière à eux de préserver leur
dignité,
Le syndicat blanc estime que dans l'usine chacun a une place
et une tâche qu'il doit accomplir. Chacun est embauché pour faire
un travail déterminé, et c'est donc à ce travail auquel il doit
s'atteler. Il estimë que l'ouvrier noir devrait partager cette manière
de voir. Cependant, il ne se rend pas compte que c'est précisément
le fait qu'il échoit au travailleur noir tel emploi et pas un autre,
plus qualifié, qui explique la rancoeur de l'ouvrier noir.
IV.
LA DIRECTION NOIRE
En dépit de la prédominance quasi-complète de l'esprit antinoir
dans l'usine, un Noir posa sa candidature au poste de secrétaire
adjoint du syndicat. Cet ouvrier était plus ou moins coupé de l'en-
semble des autres ouvriers noirs, étant donné qu'il faisait partie
des quelques rares Noirs qui étaient montés en grade durant la
guerre. Le fait qu'il est employé à un travail quelque peu qualifié
a développé en lui ce que certains autres Noirs appelaient un com-
plexe de supériorité, et dont ils lui gardaient rancune. En dépit de
tout cela, leur désir d'avoir une représentation qui leur soit propre.
était si fort qu'il réunit sur son nom la grande majorité des votes
des Noirs. C'est d'un certain nombre d'ouvriers noirs que je tiens
ce que je rapporte.
49
Un jeune ouvrier noir de l'usine m'apprit qu'il avait été un
dirigeant des Jeunesses Cammunistes, mais qu'il avait ensuite donné
sa démission, 11 reprochait au communisme d'utiliser des hommes
de paille pour les mettre à la direction du mouvement. Il est contre.
la constitution d'un troisième parti (4) et pour celle d'un parti
ouvrier ! Il dit que toutes les organisations capitalistes noires ne
valent rien. Le Noir n'accèdera jamais à la liberté sous le régime
capitaliste. Il appartient à la N.A.A.C.P. (Association Nationale pour
l'avancement des gens de couleur) (5). Il dit que les capitalistes
s'intègrent les militants noirs dès qu'ils acquièrent une certaine
notoriété. 11 a le plus profond mépris pour les Noirs qui vendent
ainsi les leurs. Il affirme que l'aristocratie noire profite de ségré.
gation et s'efforce même de la promouvoir pour son plus grand
avantage. Il dit que c'est aux Noirs eux-mêmes que revient la tâche
de se diriger. La méfiance vis-à-vis des Blancs a fermé la porte à
toute autre solution.
La participation des Noirs aux Assemblées syndicales est réduite,
On dirait que l'ouvrier noir a le sentiment que le syndicat est inca-
pable de résoudre les problèmes autrement plus larges qui sont les
siens : ceux de l'égalité et de la liberté universelle. C'est ce qu'il-
lustre d'une manière frappante une discussion entreprise un jour
entre quelques ouvriers noirs, un de mes amis et moi-même. Mon
ami s'efforçait de maintenir la discussion sur le terrain syndical,
mais les ouvriers noirs débordaient continuellement ce cadre, cher. :
chast à porter la discussion sur le terrain des problèmes sociaux
généraux en relation avec leur situation et les idées nouvelles qui
étaient le fruit de leur expérience de guerre.
Suivant mes observations faites à l'ysine sur les ouvriers noirs,
il est clair qu'ils ont besoin de trouver dans leurs rangs des diri..
geants dynamiques. Ils n'ont que peu de respect pour les syndica-
listes blancs et ont le sentiment qu'on se sert d'eux. C'est de leurs
rangs' que doivent sortir leurs dirigeants et ils doivent posséder un
programme qui vise loin et voit grand.
II règne une extraordinaire fermentation parmi les ouvriers noirs.
Certains ouvriers blancs appréhendent confusément les réactions
possibles les. Noirs. D'un autre côté de nombreux ouvriers blancs
respectent les Noirs et comprennent aussi bien que les Noirs eux-
mêmes la particularité de leur situation à l'usine. L'ouvrier noir
est conscient de la menace de crise économique. 11 brûle d'un
feu intérieur. Il sait qu'il sera le premier à être placé sur la liste
des réductions de personnel. Il sent que c'est maintenant le moment
ou jamais de se défendre d'une manière ou d'une autre, au sein du
mouvement ouvrier organisé. La menace de grèves imminentes est
favorablement envisagée par lui. Moins que tout autre, il ne peut
risquer un manque à gagner sur sa paie et pourtant il votera pour
la grève le premier de tous.
CC
(4) Aux U.S.A. il n'existe pas de parti de nasse se réclamant explicite-
ment de la classe ouvrière. Les staliniens préconisent la constitution d'un
troisième parti progressiste » de type bourgeois. En fait, ils ont appuyé
Wallace aux dernières élections qui tentait de lancer un tel parti « progres-
siste ». Wallace essuya un échec. A l'époque où Romano rédigeait cette bro-
chure le parti de Wallace n'existait pas.
(5) National Association for the Advancement of Colored People.
50
Le comportement des ouvriers conservateurs.
it
une
Il y a de nos jours à l'usine une catégorie d'ouvriers qui ont
accumulé de nombreuses années d'ancienneté. Ces ouvriers ont
passé plusieurs années dans la même usine. Pendant ces années iis
ont fait l'expérience de plusieurs régimes syndicaux et ont eu le
loisir de les observer pleinement. Ainsi, beaucoup plus que n'ont
pu le faire les ouvriers de passage, ils ont connu tous les genres
de directions syndicales et connaissent les résultats auxquels elles
sont arrivées. Ils n'ignorent rien de la politique de collaboration de
classe des bureaucrates syndicaux. Le bureaucratisme leur a laissé
une impression durable. Cette catégorie d'ouvriers qui représente
une section importante du mouvement ouvrier américain a
conscience aiguë de la pourriture de la société actuelle. Ils portent:
à la classe dominante des industriels une haine profonde et tenace.
Ils n'ignorent rien des manoeuvres et des ficelles utilisées contre les
travailleurs, ni des injustices dont ils sont victimes. D'autre part,
ne possédant pas une vue d'ensemble des lois économiques fonda..
mentales qui régissent la société, un grand nombre d'entre eux sont
persuadés que la classe capitaliste est toute-puissante. Ils perchent:
d'autant plus à cette conclusion qqu'ils voient la bureaucratie syn...
dicale aller de capitulation en capitulation.
Un ouvrier ayant dix années d'ancienneté soutenait que les ou-
vriers comme lui étaient contre la grève que l'on venait de faire.
Nombre d'entre eux affirmaient que la direction de l'Internatio-
nale (6) avaient falsifié le vote et fait débrayé alors qu'ils n'auraient
pas dû le faire. Un de ces ouvriers affirmait : « Ceux qui étaient
pour la grève ce sont les nouveaux ouvriers de guerre qui n'avaient
jamais été dans l'industrie avant. Us ne savent ce qu'étaient nos
conditions de travail avant la guerre. Je n'étais pas opposé à la
grève en tant que grève, mais j'étais contre le fait de débrayer au
moment où nous l'avons fait. La Compagnie était en pleine recon-
version et bénéficiait de la part du gouvernement de rembourse-
ments d'impôts. Nous étions liquidés d'avance, avant même d'avoir
commencé. Nous avons épuisé toutes nos économies dans la grève
et beaucoup s'endettèrent de nouveau. Cela avait été assez dur de
nous être débarrassés de nos dettes d'avant-guerre. Il ne serait pas
opposé à faire grève maintenant que la Compagnie a besoin de pro-
duire et qu'elle ne bénéficie plus de ces remboursements d'impôts.
Personne à l'époque n'a essayé de percer les piquets de grève parce
que la Compagnie elle-même au bout de quelque temps a fermé les
usines. Si elles étaient restées ouvertes il y aurait eu de la bagarre
et les ouvriers auraient tenté de liquider les piquets de grève. En
fait il n'y a eu que très peu d'ouvriers pour participer aux piquets.
de grèvê, »
On doit remarquer ici que suivant les statistiques concernant les
votes d'ensemble durant la vague de grèves de 1946, l'immense
majorité des ouvriers s'était prononcée pour la grève.
(6) Nous rappelons ici que les syndicats américains sont théoriquement
internationaux. En fait, c'est essentiellement au Canada que Pon" trouve
un nombre substantiel d'affiliés non américains.
51
I. - « SI JE TRAVAILLAIS ICI
DEPUIS AUSSI LONGTEMPS QUE TOI.. »
Durant des années le procès de production a modolé ces vieux
ouvriers et il s'est engendré en eux-mêmes une force explosive
latente. Plus que pour toutes les autres catégories d'ouvriers, la
production capitaliste les a constamment et systématiquement édu-
qués et formés.
Leurs années de service dans une même usine leur ont donné
le sentiment ou le comportement de gens qui auraient un droit de
propriété sur l'usine. C'est ce qu'expriment les autres ouvriers de la
manière suivante : « Si je travaillais ici depuis aussi longtemps
que toi, je voudrais que l'usine m'appartienne. » La manière dont
ces ouvriers se déplacent dans l'usine laisse transparaitre un senti-
ment de propriété. L'assurance avec laquelle ils circulent d'un
département à l'autre est discernable ne serait-ce que dans leur
manière de marcher.
L'incapacité manifeste du syndicat de résoudre leurs problèmes,
l'énorme puissance apparente du patron, ont contribué à rendre ces
ouvriers désabusés et conservateurs. Un grand nombre de ces ou-
vriers deviennent des hommes entièrement à la solde de la Com-
pagnie. La Compagnie est obligée d'avoir, d'une manière ou d'une
autre, des égards vis-à-vis de ces ouvriers parce qu'ils connaissent
l'usine à fond, Cependant cela n'empêche pas des explosions pério-
diques chez ces ouvriers.
Un ouvrier ayant 25 années de présence s'était cogné la tête
sur un dispositif de sécurité. Dans un accès de rage il s'empara
d'une scie à métaux et scia le dispositif. Dans sa colère il.criait :
« Qu'ils me mettent à la porte s'ils le veulent. » Ensuite ce fut une
cascade d'invectives et d'insultes à l'adresse de la Compagnie. C'est
plutôt curieur parce que c'est un jaune au service de la Compa-
gnie.
Un après-midi où il faisait particulièrement chaud, un autre
ouvrier ayant dix ans d'ancienneté dit à un groupe de camarades :
« Qu'ils aillent tous se faire foutre tant quq'ils sont. Ne retournons
pas au travail. » Il ajouta alors d'un ton décidé : « Que diable pour.
ront-ils nous faire ? » C'est alors que se produisit une scènne extrê-
mement comique. Les ouvriers présents se mirent à imiter le con.
tremaître les priant de retourner au travail. L'un d'entre jouant le
rôle du contremaître disait : « S'il vous plaît, les gars. S'il vous
plaît, au travail, s'il vous plaît. » L'assistance éclata aussi de rire.
II. DES GARS COMME NOUS
EN CONNAISSENT UN BOUT DANS LA PRODUCTION
J'aimerais donner une illustration concrète de l'évolution de
certains de ces ouvriers ayant accumulé des années d'ancienneté,
ainsi que j'ai pu les observer ou les écouter. Z est un ouvrier qui
est employé depuis 20 ans dans la Compagnie. Ces derniers temps
il se livra à quelques manifestations particulièrement significatives.
Il apparaît clairement que durant toutes ces années il a fait à la
Compagnie un grand nombre de précieuses suggestions concernant
52
la production, mais qu'il n'en a pas été récompensé par des grati-
fications satisfaisantes. Un soir, à l'heure du repas, il déclare devant
une douzaine d'ouvriers environ : « J'ai une idée qui empêcherait
les machines de caler et de se briser. Mais ces enfants de putes ne
l'auront pas pour leurs 50 dollars de radins. Ou ils me donneront
1.000 dollars ou ils pourront aller se faire foutre. »
Une autre fois le même ouvrier s'exclama avec colère : « Pen.
dant que nous sommes ici à nous casser la tête, ces salauds de
patrons sont en train de prendre des bains de soleil en Floride ». Il
continue en disant : « Le superintendant de l'usine est sorti à 7 heu-
res et il revient complètement plein. Si jamais cet enfant de pute
m'avait dit quelque chose pendant que je prenais une douche là-
haut à 11 h. 30, il en aurait pris pour son grade. »
Un jour un quotidien traînait sur un établi. Un article traitait
du Plan Marshall. Un ouvrier ayant plusieurs années d'ancienneté
le lisait, Prenant cet article comme point de départ nous engageons
une discussion sur le problème européen. Voici en gros ce qu'il me
dit : « Il est facile de voir que l'Europe doit être unifiée suivant
un plan ou un autre. Ces pays qui se querellent les uns les autres
depuis tant d'années n'ont fait qu'amener des guerres et accumuler
des destructions, ils sont fous d'essayer de détruire l'industrie alle.
mande. Les ouvriers allemands comptent parmi les plus qualifiés
et les plus versés en mécanique du monde entier. L'Europe ne se
relèvera jamais si on ne remet pas les ouvriers allemands dans
leurs usines. »
De là nous entrons dans une discussion sur notre propre usine.
Je lui posais des questions sur le rendement dans notre usine et lui
demandais ce que lui et les autres qui avaient aussi de longues
années d'expérience sur les machines pourraient faire s'il leur était
donnée la liberté de mettre leurs idées à l'épreuve à leur guise. 11
répondit : « Des gars comme moi, et les ouvriers X, Y et Z, on en
connaît un bout dans la production.. Qu'est-ce qu'ils connaissent (à
la Compagnie) de la production ? C'est de notre manière de faire
qu'ils profitent, plus que de tout autre chose. Ces ingénieurs, assis
dans leurs bureaux, essayennt de faire des projets compliqués dans
le but de garder leur emploi. Tu sais, eux aussi il faut qu'ils man-
gent. »
.
III,
« POUR SUR, TOUT CELA EST VRAI >>
Le « Saturday evening Post », du 19 juillet 1947, contenait un
article appelé « Le Syndicat qui osa sortir des chemins battus ».
11 s'agissait dans l'article d'une usine qui était au bord de la ban-
queroute. Afin d'empêcher la mise à pied de centaines de travail-
leurs le syndicat et la Compagnie parvinrent à un accord suivant
lequel les ouvriers assureraient la gestion entière de l'usine afin
de développer la production jusqu'au niveau nécessaire pour que
la Compagnie soit capable de rester en activité. Non seulement la
production s'accrut, mais encore l'absentéisme tomba presque à
zéro et le gaspillage disparut quasi complètement. Je donnais le
magazine à l'un des ouvriers de mon usine pour qu'il le lise. 11
travaillait dans l'industrie depuis 15 ans.
53
Il fut spécialement frappé de voir comment les ouvriers avaient
augmenté la production dès qu'ils avaient eu carte blanche. Voici le
compte rendu approximatif de ses commentaires sur cet article :
« Ce type-là fait preuve de beaucoup de bon sens. Dans une
usine où je travaillais j'étais régleur. Je passais mon temps devant
les machines, cherchant sans arrêt à imaginer de nouveaux mon
tages ou de nouvelles combinaisons. J'avais des centaines d'idées.
J'en ai des tas maintenant aussi, mais à quoi cela servirait-il de
les essayer ? Le premier type venu arriverait et changerant tout
ce que j'aurais fait. Je connais maintenant certaines méthodes pour
affûter les outils qui, j'en suis absolument certain, rendrait le
travail plus facile et plus efficace, mais dans l'état où sont les
choses à l'usine, si j'essayais de les appliquer, cela ne ferait qu'em-
brouiller les choses. Ce que ces ouvriers ont fait est rudement
bien, mais je ne pense pas que l'on pourrait faire la même chose.
à l'usine. Ces ingénieurs ne sont pas toute la journée collés der-
rière le dos du gars qui travaille sur une machine, Comment pour
raaient-ils connaître ce que nous connaissons, nous qui passons des
heures d'affilée sur la machine. Il y a des choses qu'il est impos-
sible d'apprendre à moins que l'on y ait travaillé chaque jour du
rant plusieurs années. »
Il conclua en remarquant que l'auteur de l'article était peut-
être communiste.
Le 1er janvier 1947, juste après la grande vague de grèves qui
suivirent la fin de la guerre, le « Collier's Weekly » donna un
article de: Peter Drucker appelé : « Que faire face aux grèves ? )
J'amenais le numéro à l'usine et demandais à un ouvrier qui fai-
sait partie de la Compagnie depuis dix ans de le lire. Il avait par-
ticipé à la dernière grève et il était en mesure de comprendre ce
que Drucker. disait.
Il est d'accord pour dire que les grèves sont « essentiellement
des révoltes », Aussi que les ouvriers sont psychologiquement sans:
emploi alors même qu'ils sont employés. Il avait connu les années
de crise et s'en souvenait bien.
« Pour sûr, tout cela est vrai », me dit-il. Il n'ignore rien du
profond et pénétrant sentiment d'instabilité qui ronge tous les out
vriers.
Les réactions vis-à-vis des ouvriers révolutionnaires.
Les ouvriers se font l'idée suivante des partis révolutionnaires :
les adhérents d'un parti révolutionnaire s'assurent, par divers
moyens, des positions dans la direction syndicale. Une fois là, ils
font de l'agitation, etc... Leur conception, c'est que tout se passe
dans les sommets. Il en résulte qu'il se crée un fossé entre les
ouvriers révolutionnaires professionnels et la base.
: Pendant les élections syndicales des bruits coururent, accusant
l'une des parties de faire usage de tactiques: « rouges » pour s'assu-
rer les bulletins de votë des Noirs. La propagande « antirouge » a
atteint de nouveaux sommets ces dernières années.
J'ai souvent entendu des ouvriers parler des communistes en
ces termes : : « Les communistes sont des gars qui ne veulent pas
travailler. »
54
L'ouvrier moyen pense que le communisme c'est l'enrégimen-
tement. Tout le monde vit dans des maisons semblables et porte
des vêtements identiques. Il n'y a pas de place dans un tel régime
pour l'individualité. Et puis, comment un type peut-il gagner un
million de dollars s'il en a envie ? L'ouvrier moyen croit aussi que
les communistes veulent la moitié de tout ce que l'on possède : la
moitié de vos cigarettes, la moitié de tout ce que vous avez.
En dépit de tout cela, les ouvriers conviennent sans hésitation
que le contrôle obsolu de tout par les ouvriers c'est du commu-
nismë.
Un jour, parlant au délégué, je demandais que l'on tienne des
assemblées dans chaque département à travers toute l'usine. J'expli.
quais que cela donnerait à chaque section de l'usine la possibilité de
discuter à fond des problèmes qui les touchaient le plus directement.
Cela permettrait aussi aux ouvriers d'exercer un contrôle sévère sur
les conditions qui sont les leurs et sur les décisions les concernant.
Cela le rendit furieux et il s'écria que c'était du communisme. « On
ne peut laisser la base décider de tout comme cela. »
L'ouvrier Joe (7) est de nos jours un individu instruit, étant
donné qu'il a passé au moins douze ans à l'école primaire, puis
secondairë. Ses connaissances embrassent un large domaine et it
peut parler de mécanique, d'autos, de politique, du gouvernement,
de cinéma, etc... Suffisamment en tout cas pour pouvoir avoir une
opinion quel que soit le sujet qui est en discussion.
Un jour, j'étais assis avec des ouvriers. La discussion atlait son
train. Un ex-G.l. disait : « L'Amérique aurait besoin d'une méde-
cine socialisée. L'armée assure les soins médicaux à des millions
d'hommes. Pourquoi n'en ferait-on pas autant en temps de paix.
La santé de la nation est une chose primordiale. Tous les docteurs
devraient être mobilisés pour la santé de la nation. On devrait les
payer suivant leur mérite. C'est-à-dire que les plus qualifiés seraient
les mieux payés. »
Un ouvrier dit : « ça, c'est du communisme. » L'orateur répond :
* Mais il y a du bon et du mauvais dans tous les systèmes polítiques.
Il y a beaucoup de bon dans le communisme, »
Certains firent la comparaison suivante : « Puisque le gouver-
nement se charge de la sécurité avec la police, il devrait aussi se
charger de protéger la santé des citoyens. » Tous les ouvriers assis
autour de la table participèrent pleinement à la discussion, 11s
arrivèrent à la conclusion que ce que disait le jeune G.1. était rude-
ment juste.
Les anciens combattants à l'usine,
Les anciens combattants de l'usine commencent à passer en
revue deurs expériences de temps de guerrë. Durant la première an-
pée its n'en avaient que pea parlé. Maintenant le passé nevient à
la surface et ils se livrent à toute une réévaluation de la significa-
tion de leurs expériences. Lorsqu'ils rappellent des anecdotes guer-
(7) Joe c'est l'Américain, comme Fridz c'est l'Allemand. G.I. Jere c'était
de simple soldat. Lorsque l'on ne se connaît pas on s'appelle souvent Joe.
55
rières les hommes se taquinent mutuellement en se traitant de
héros. Bien des événements tragiques reviennent à la mémoire et
les hommes rompent la consigne du silence. La discipline militaire
était l'objet d'une haine tenace de la part des hommes. Toute me-
sure de caractère disciplinaire prise par la compagnie prête immém
diatement à comparaison avec l'armée. « Je croyais que l'armée
c'était fini pour moi » est la phrase qui revient toujours aux lèvres.
Les anciens combattants retournèrent à l'usine profondément
marqués par ce qu'ils avaient vécu. Les anciens de la Marine cher-
chent à faire connaissance avec d'autres vétérans de la Marine, II
en est de même pour les G.l, de l'Armée de terre. La grande ma-
jorité d'entre eux utilisent leurs uniformes à l'usine. Le prétexte
qu'ils donnent est que « ce sont de bonnes tenues de travail ». En.
réalité il semble y avoir une raison plus profonde. On dirait que
cela constitue un lien qui perpétue leur solidarité. Souvent ils utili.
sent des termes militaires pour décrire la vie d'usine. L'enrégi-
mentement militaire est comparé avec celui de l'usine. La fatigue
du combat est appelée fatigue de la machine ou fatigue « Acme »
(l' « Acme » est une machine automatique). Les bruits de l'atelier
sont comparés à ceux de la vie militaire, Lorsque la sirène retentit,
cela devient une alerte. L'heure du repas ou de la paie devient pré-
texte à siffler l'air des sonneries au clairon de la soupe ou du prêt.
L'hostilité à l'égard de la caste des officiers renaît à l'usine
sous la forme de l'hostilité vis-à-vis du patron et du personnel de
contrôle.
L'usine est appelée la jungle d'acier afin d'évoquer d'une ma-
nière ou d'une autre les îles du Pacifique,
Les femmes à l'usine.
L'ouverture des hostilités jeta un grand nombre de femmes dans
la production. J'en ai vu un grand nombre conduire des machines
sur lesquelles j'avais travaillé moi-même. Une usine que je connais
les utilisait comme conducteurs de grues. Ce genre de travail re-
quiert une très grande délicatesse dans la manouvre d'énormes
pièces d'acier à travers l'usine. Les femmes se révélèrent particu:-
lièrement adroites dans ce domaine. Je les ai vues transporter de
lourds chargements d'acier d'un bout à l'autre de l'usine et les
déposer avec dextérité à l'emplacement précis qui, leur était destiné.
Durant la guerre, il y avait beaucoup de femmes qui travaillaient
dans mon usine actuelle sur des machines à affûter. De nos jours
il n'y en a plus qu'une ou deux, à ma connaissance.
L'usine semble avoir donné à de nombreuses ouvrières une cer...)
taine assurance. L'atelier neutralise dans une certaine mesure l'iné-
galité qui prévaut entre les hommes et les femmes dans la société
prise dans son ensemble. Bien qu'il n'y ait que très peu de femmes
qui assistent aux assemblées syndicales, celles qui le font manifes..
tent de plus en plus la volonté de s'exprimer. Certaines estiment
que le syndicat c'est l'affaire des hommes et n'osent pas s'en mêler.
D'autres pensent que les femmes ne se tiennent pas entre elles
comme le font les hommes. Un jour j'eus une conversation avec une
ouvrière de l'usine. Elle manifestait un grand mépris pour les hom-
56
mes travaillant dans les usines des Etats de la côte Est. Elle affir-
mait : « Ils sont chétifs, sans aucun doute à cause de la vie en
usine, et il n'y a pas de comparaison possible avec les hommes
pleins de santé des Etats du Sud-Ouest et qui vivent dans les
grands espaces, Je suis capable de faire autant ou même deux fois
plus que vous ne faites, vous autres les hommes. J'ai déjà tenu
trois différents emplois en même temps. » Elle s'acharnait à réta-
blir une égalité de statut entre les hommes et les femmes.
Les relations entre les sexes sont complètement faussées par le
régime capitaliste. Certaines femmes sont cataloguées à l'usine
dans la catégorie de celles avec qui l'on peut coucher.
Chaque fois qu'une femme circule dans les travées ce ne sont que
sifflements, appels et réflexions à haute voix.
A l'époque de la grève des Téléphones, les ouvriers furent éton-
nés de voir le militantisme dont faisaient preuve les femmes dans
cette grève. Les comptes rendus faits par les journaux des luttes
soutenues par les piquets de grève étaient suivis par la grande
majorité des ouvriers. Leurs commentaires étaient de ce type :
« Ces filles ont vraiment de l'estomac. Je ne m'attendais pas à les
voir se mettre à bagarrer contre tout le monde, depuis la Compagnie
jusqu'à l'Etat et aux gouvernements locaux. »
(A suivre.)
an
57
.
LA VIE
VIE DE NOTRE GROUPE
La deuxième réunion de lecteurs de « Socialisme ou Barbarie
Le 25 juillet, s'est tenue à la Mutualité, la deuxième réunion de lecteurs
de la Revue. Y assistaient environ 35 camarades, dont la plupart extérieurs
à notre groupe.
La réunion avait en principe comme objet la discussion des textes
publiés dans les numéros 2 et 3 de la Revue. Cependant, la presque totalité
des camarades qui assistaient ayant déclaré qu'il n'avaient pas encore pu
lire les articles du numéro 3, on décida que la discussion porterait sur le
numéro 2 et particulièrement sur l'article : « Les rapports de production
en Russie ».
Le camarade Chaulieu introduisit la discussion en rappelant l'énorme
importance de la question de la nature de classe du régime russe pour
la reconstruction idéologique et politique du mouvement révolutionnaire.
L'obstacle fondamental que rencontre cette reconstruction est, depuis vingt
as, l'emprise écrasante du stalinisme sur la classe ouvrière ; la base
politique et idéologique de cette emprise est la présentation de la Russie
comme un état « socialiste » « Ouvrier ». Le fonds de l'argumentation
des staliniens et de leurs compagnons de route est simple : Il n'y a plus
de bourgeoisie en U.R.S.S., donc il n'y a plus d'exploitation. Cette idée est
d'autant plus efficace, du point de vue de la propagande stalinienne,
qu'il est incontestable que non seulement il n'y a plus de bourgeoisie en
Russie mais que partout où le stalinisme prend le pouvoir il détruit, dans
des délais plus ou moins courts, la bourgeoisie en tant que classe domi-
nante. Cependant, il est tout aussi incontestable que, dans ces pays, l'exploi-
tation subsiste, au moins aussi lourde sinon davantage
los pays bourgeois traditionnels. Ce qu'il faut donc, c'est montrer claire-
ment à la classe ouvrière qu'il ne suffit pas de détruire la bourgeoisie pour
abolir l'exploitation.
ou
que dans
:59
Pour ce faire, il faut définir précisément ce qu'on entend par exploita-
tion. Le premier aspect, le plus frappant, de l'exploitation se trouve dans
la répartition du produit social, dans l'expropriation des producteurs d'une
part du produit de leur travail et l'appropriation de ce produit par une
classe sociale déterminée. L'existence de cet aspect de l'exploitation en
Russie est indéniable, et Chaulieu rappelle que le jeu des différenciations
des revenus en Russie aboutit à ce que 15 % au maximum de la population
(la classe bureaucratique) disposent de plus de 50 % du produit consom-
mable, ce qui dépasse vraisemblablement ce que l'on sait des pays capi-
talistes.
Mais, au-delà de cet aspect de l'exploitation, qui concerne la répartition
du produit social, il y a un autre plus profond, qui est l'exploitation dans
la production même. Cette exploitation, qui affecte toutes les manifestations
de l'être humain, se traduit par l'asservissement complet des producteurs
au cours de la production, la subordination complète du travail vivant à la
machine, le fait que les ouvriers sont complètement étrangers à la gestion
de la production ; la détermination de l'objet, des moyens et des modalités
de la production se fait pour et par la classe dominante et ses agents,
niquement en fonction de ses besoins d'accumulation et de consommation
improductive. C'est plus que partout ailleurs, le cas en Russie, où les
travailleurs dans l'usine sont asservis autant que dans un pays fasciste,
transformés complètement en accessoires des machines et des instruments
de production. C'est cet aspect de l'exploitation que Marx appelait l'aliéna-
tion (parce qu'il dépossède l'être humain de sa manifestation essentielle :
le travail productif libre et créateur) qui est le plus important, et c'est
celui-là qui s'est épanoui jusqu'à ses dernières limites dans le régime russe.
Cette exploitation s'exerce par la bureaucratie à son propre profit (en
prenant le mot profit sans son sens le plus large). La bureaucratie russe
s'est créée et existe sur la base de l'opposition entre les dirigeants et les
exécutants dans le processus de la production. Sur cette base économique
réelle du pouvoir de la bureaucratie, la propriété étatique universelle n'est
que l'expression adéquate du monopole qu'exerce la classe bureaucratique
dominante sur les moyens de production.
La durée du travail, son rythme sont fixés dictatorialement par les
agents de la bureaucratie, indépendamment même de la question du travail
forcé au sens propre du terme : dans les usines, les travailleurs « libres *
sont asservis aux machines car la réglementation de la production du
rythme de travail, etc., par la bureaucratie a comme but constant d'aug-
menter le rendemeni indépendamment de toute considération pour le « maté-
riel humain », dont l'usure est indifférente piur la bureaucratie, car cette
matière première ne lui coûte pratiquement rien. Mais ainsi, la productivité
du travail ne peut à la fin que baisser non seulement à cause de l'attitude
négative qu'adopte le proletariat face à la production, mais aussi parce
qu'il est impossible d'établir ainsi un rapport normal optimum enire la
machine et l'homme ; celui-ci ne peut plus intervenir dans la production
selon l'expérience vivante que seul il possède de la machine et de toute
l'activité productive. La bureaucratie essaie de pallier cette baisse de la
productivité par un contrôle guépéoutiste renforcé des travailleurs, et les
« syndicats » jouent explicitement, et d'après les déclarations officielles, le
rôle d'encadrement de la force de travail pour la pousser au rendement.
La fameuse « planification bureaucratique en Russie n'est que l'expres-
sion chiffrée des intérêts de la classe dominante, la planification de l'exploi-
tation. Il ne saurait d'ailleurs en être autrement, puisque c'est la bureau-
cratie elle-même qui planifie. On a voulu présenter cette planification comme
quelque chose de progressif et permettant un développement illimité de
60
l'économie. Il n'en est rien, car tout d'abord, il n'y a pas de développe-
ment de l'économie dans l'abstrait; la bureaucratie russe á planifie l'éco-
nomie en l'orientant vers la satisfaction de ses propres besoins, en lui.
donnant son propre contenu de classe. Le but de la planification russe est,
de l'aveu même des apologistes ouverts de la bureaucratie comme Bet-
telheim, la réalisation du potentiel militaire maximum et aussi la satisfac-
tion des besoins de consommation de la bureaucratie. Cette orientation se:
retrouve concrètement dans les plans russes, dans lesquels le développe-
ment de l'industrie lourde tient la première place et celui des industries.
d'objets de luxe ou considérés tels en Russie, la seconde, cependant que
la production d'objets de large consommation reste pratiquement station-
naire. La planification stalinienne réalise à la plus haute perfection l'idéal
capitaliste : faire travailler au maximum, rémunérer les travailleurs au
minimum.
Par ailleurs, l'anarchie de la production capitaliste est remplacée, dans
la a planification » bureaucratique, par le gaspillage et l'anarchie bureau-
cratique, qui ne sont nullement accidentels ni passagers, mais résultent
des traits essentiels de la bureaucratie en tant que classe et essentiellement
du fait que la bureaucratie, classe parasitaire et extérieure à la production
proprement dite, ne peut pas réellement gérer cette production à laquelle
elle est étrangère.
Quelle est la signification historique de ce régime ? On peut dire qu'il
représente la dernière étape du mode de production capitaliste, dans le
sens qu'ici la concentration du capital, facteur prédominant du développe.
ment du capitalisme, a atteint son ultime limite, puisque tous les moyens de
production sont à la disposition et sous la gestion d'un pouvoir central,
exprimant les intérêts de la classe exploiteuse. Il est aussi l'ultime étape
du mode de production capitaliste en sens qu'il réalise l'exploitation
la plus poussée du prolétariat. On peut donc le définir comme le régime du
capitalisme bureaucratique, à condition de souligner qu'arrivé à cette étape,
le capitalisme apparaît comme complètement différent du capitalisme tradi-
tionnel et même sur plusieurs points comme son véritable opposé. Ainsi,
par exemple, aussi bien la bourgeoisie que la bureaucratie sont classes
dominantes en tant que personnification de la domination du capital sur le
travail. Mais, tandis que la bourgeoisie dirige la production en fonction
de la possession qu'elle exerce sur les moyens de production, la bureau-
cratie possède collectivement les moyens de production en fonction de la
gestion qu'elle exerce sur l'économie.
En terminant, Chaulieu souligne que l'expression la plus importante
de l'identité entre le capitalisme bureaucratique et le capitalisme tradi-
tionnel est que ce dernier, comme le premier, développe les germes de la
révolution prolétarienne tout d'abord, en développant les forces produc-
trices, mais surtout en développant la conscience de classe du proletariat.
Car, malgré les difficultés infiniment plus grandes qui existent pour l'organi-,
sation du proletariat sous un tel régime, il est évident que la suppression
totale de la propriété privée et la domination de la société par une classe
manifestement parasitaire démontrent clairement au prolétariat que seulo
sa propre domination peut changer le sort et l'avenir de l'humanité.
Les interventions des camarades, à la suite du rapport, furent diverses
et nombreuses. Un camarade insista sur les aspects traditionnels et
privés de l'exploitation qui semblent subsister en Russie; ainsi, par
exemple, l'endettement de l'Etat (existence d'emprunts étatiques portant
intérêt), la spéculation sur le marché « libre », le « fonds du directeur »,
donnant aux directeurs des usines soviétiques la libre disposition de 4%
du profit planifié » de l'entreprise et de 50% du profit supplémentaire,
ce
61
ce
les « bilans noirs », traduisant des tractations plus ou moins <<"' molhon-
nêtes » entre les directeurs d'usine, pendant lesquelles ceux-ci se compor-
tent comme des entrepreneurs privés, etc. En définitive, il semble à ce
camarade qu'il est difficile de dire que le capitalisme privé n'existe plus
en Russie.
Chaulieu ne nie pas : l'existence ou l'importance de ces phénomènes,
mais en donne une interprétation différente, en rappelant que toute inter-
prétation de tels phénomènes particuliers doit être subordonnée à une
conception cohérente de l'ensemble de l'économie bureaucratique. Ainsi,
dans l'« épargne » bureaucratique (sous forme d'emprunts ou de dépôts
près des banques) il faut voir la tendance des bureaucrates individuels
et de la bureaucratie en tant que classe d'assurer un fonds de consom-
mation à ses membres indépendamment des vicissitudes mineures de leur
carrière bureaucratique, en même temps qu'un moyen pour l'Etat d'utiliser
les surplus non consommables du revenu des couches privilégiées. La der-
nière réforme monétaire a prouvé que l'Etat reste en définitive toujours
maître de ces a capitaux » et qu'il peut les récupérer au moment voulu.
De même en ce qui concerne les « fonds du directeur » : dans le capitalisme
privé, profit de chaque capitaliste ou gioupe de capitalistes est fonction
de la grandeur et de la position du capital que ceux-ci possèdent. Dans le
capitalisme bureaucratique, le profit des membres de la classe dominante
est indépendant d'un tel rapport spécifique avec le capital. Les « directeurs »
ne constituent qu'une catégorie de bureaucrates parmi d'autres et il n'est
même pas certain que ce soit le « fonds du directeur » qui soit la source
principale de leurs revenus, ne serait-ce que parce qu'un grand nombre
d'entreprises russes sont, du point de vue du « plan », déficitaires ;
fonds joue le rôle de stimulant pour cette catégorie de bureaucrates, étant
une sorte de « prime au rendement », et n'altère en rien les bases spécifi-
ques de fonctionnement de l'économie bureaucratique.
Un camarade africain prit ensuite la parole pour souligner combien
il est faux de lier la question de l'exploitation à la question de la propriété
formelle. Il invoqua l'exemple, opposé et symétrique à celui de la bureau-
"cratie russe, qui exploite sans être propriétaire, de l'exploitation de la
paysannerie coloniale par le capitalisme métropolitain ou local : le paysan,
quoique propriétaire » aussi bien de son champ que de sa récolte, n'en
est pas moins radicalement exploité, étant d'abord obligé de vendre cette
récolte aux monopoles capitalistes aux prix que ceux-ci fixent autoritaire
ment, ensuite d'acheter les produits qu'il consomme à ces même monopoles,
à des prix également fixés par ceux-ci. Cette exploitation par les monopoles
se conjugue avec l'exploitation par 'une bureaucratie coloniale spécifique.
Le camarade généralise ensuite son intervention, en constatant que le
mouvement marxiste a jusqu'ici porté surtout son attention sur l'exploitation
du proletariat et qu'il a plus ou moins négligé les autres formes d'exploita-
tion par exemple l'exploitation coloniale en tendant à assimiler le
problème de la révolution coloniale au problème de la révolution dans les
pays industriels, ce qui est inexact. Il termine en constatant qu'une révolu-
tion dans les pays avancés ne résout pas le problème, car
une énorme
différence de niveau technique subsisterait entre ceux-ci et les pays colo-
niaux et, sur cette différence de niveau technique, de productivité du tra-
vail et d'aptitudes des populations pourraient se greffer à nouveau des
différenciations sociales.
Les camarades Chaulieu et Guillaume ont répondu au camarade africain
en reconnaissant la réalité et l'importance extrême du problème qu'il posait.
En effet, malgré l'énorme développement du capitalisme, le grande majorité
de la population de la terre vit encore dans des conditions coloniales ou
62
semi-coloniales; la question du rôle de la paysannerie doit effectivement
être étudiée à nouveau et l'on doit reconnaître que les positions tradition-
nelles (par exemple celles des quatre premiers congrès de l'I.C.) sont insuf-
fisantes. Il est évident que la révolution dans les pays avancés ne résout:
pas à elle seule le problème, car il n'y a pas de liberté d'importation. Ce
problème devra donc être étudié avec la collaboration la plus étroite des
camarades coloniaux.
Un autre. camarade pose la question de savoir si la bureaucratie' con
titue une étape nécessaire du développement social et si la révolution russe
aurait pu éviter la dégénérescence. La non maturité des conditions révolu-
tionnaire en Europe après la première et même la seconde guerre mon-
diale semble indiquer que la bureaucratie était inévitable. S'il en est ainsi,
n'est-il pas souhaitable que la domination bureaucratique se réalise au
plus vite ?
Chaulieu répond qu'effectivement la bureaucratie a été la preuve de la
non maturité du prolétariat pour la révolution, non pas tant dans le sens
politique habituel, mais dans le sens économique : le proletariat n'avait
pas encore pris conscience du problème de la gestion ouvrière de l'écono-
mie, en tout cas n'a pas été capable de la réaliser et s'est laissé exproprier
par la bureaucratie. Dans un sens plus général, la bureaucratie est objec-
tivement « nécessaire » aussi longtemps que la décadence du capitalisme et
la décomposition de la bourgeoisie se poursuit, sans que la révolution
arrive à la victoire. Dans le même sens, le fascisme aussi est objective-
ment « nécessaire ». Mais natre attitude politique face à la bureaucratie.
n'est pas déterminée par ce facteur, mais par le fait que la bureaucratie:
est une classe exploiteuse qui assure la relève historique de la bourgeoisie;
qu'elle est donc incapable d'assurer une nouvelle phase historique d'expan-
sion des forces productives et de l'activité sociale, La seule racine de la
* nécessité » de la bureaucratie, et même de son existence, est que le
prolétariat n'a pas pu jusqu'ici instaurer son propre pouvoir économique
et politique. Ceci soulève évidemment la question de la capacité historique
du proletariat; selon nous cette capacité se développe constamment, mais
toute discussion a priori sur cette question est vaine et oiseuse ; ce n'est
que dans la pratique que le prolétariat montrera s'il peut ou non réaliser
la société communiste.
Le camarade Marc, du groupe « Internationalisme », prend ensuite la
parole pour dire qu'il perçoit, à travers nos positions actuelles, un tour-
nant de notre groupe vers la théorie du « capitalisme d'Etat », tournant
dont d'ailleurs il se réjouit, étant lui-même partisan de cette théorie; que,
tandis que jusqu'ici notre groupe était partisan de la théorie du « collecti-
visme bureaucratique », mettant l'accent sur les différences qui séparent
le régime russe des sociétés capitalistes, nous affirmons maintenant l'exis-
tence de traits profonds communs aux deux régimes. Il faut maintenant
tirer les conclusions de ce « tournant » et reconnaître que les Etats-Unis
réalisent actuellement un régime analogue et que la guerre à venir sera la
guerre entre deux blocs capitalistes.
Chaulieu répond que, malgré le peu d'intérêt que peut présenter pour
la majorité des camarades cette question, il est nécessaire de mettre les
choses au point. Il rappelle que lorsque notre groupe s'est formé, il existait,
outre l'absurde théorie de l'« Etat ouvrier dégénéré » (professé par les
trotskistes et aussi, à cette époque, par les bordiguistes), deux conceptions
sur la Russie : celle du « capitalisme d'Etat » et celle du « collectivisme:
bureaucratique ». Notre évolution a été évidement déterminé par l'existence.
de ces deux conceptions, dans le sens surtout qu'elles ont formé pour nous
d'excellents repoussoirs. Ainsi, par exemple, sous le vocable de a capitalis.
63
me d'Etat », nous avons eu à lutter contre une conception complètement
idiote (la seule qu'on nous a opposée) consistant à identifier exploitation et
capitalisme, à nier les différences entre le régime russe et les sociétés capi.
talistes traditionnelles, à affirmer qu'en Russie l'Etat était devenu patron
et que tout le reste reproduisait exactement le capitalisme connu, etc., etc.
Nous avons été obligés de répondre à ces absurdités en soulignant cons-
tamment les énormes différences qui opposent le régime russe à une
société capitaliste du type traditionnel. Rien de ce que nous avons dit
sous ce rapport n'était faux ; mais notre analyse d'alors était incontesta-
blement insuffisante, dans la mesure où elle n'était pas intégrée dans une
conception générale de l'évolution de l'économie et de la société moderne.
Nous avons fait cet élargissement de nos conceptions non pas aujourd'hui,
mais déjà en mars 1948 et le camarade Marc doit se souvenir d'un exposé
de Chaulieu de cette époque, pendant les conférences communes des grou-
pes de gauche à la Mutualité, où l'essentiel de notre conception actuelle
était déjà donné, conception qui, d'ailleurs, fut formulée également dans les
textes publiés par nous dans le P.C.I. dès mars 1948, que le camarade
Marc doit connaître également. Pour résumer d'une manière concise cette
conception, il faut dire que le capitalisme bureaucratique représente la
continuation du capitalisme traditionnel en tant qu'il pousse à sa limite la
tendance vers la concentration totale du capital et l'exploitation sans bor-
nes du prolétariat qu'il continue à développer actuellement les prémises
de la révolution socialiste, mais qu'à part ceci, sur tous les autres points, il
représente exactement l'opposé, l'antithèse complète du capitalisme (struc-
ture de la classe dominante, lois économiques, etc.). De plus, il est complè-
tement faux de dire qu'actuellement la société russe est identique à la
société américaine et que la guerre sera simplement la guerre de deux
blocs capitalistes. Les U.S.A. sont loin derrière l'U.R.S.S. en ce qui concerne
la concentration du capital et les différences sociologiques des deux régimes
sont un facteur qui influe puissamment sur le caractère et les modalités
de la guerre à venir.
Enfin le camarade Camille, du groupe bordiguiste français, et un autre
camarade du même groupe, soulèvent la question du parti révolutionnaire
question relativement étrangère à la discussion soutenant qu'il existe
sur ce point des contradictions entre l'article « Socialisme ou Barbarie » et
la résolution publiée dans le N° 2 ; ils nous critiquent parce que nous
abandonnons la conception de Lénine sur la conscience de classe du prolé-
tariat, expliquant d'ailleurs que cette conception de Lénine n'est pas essen-
tielle pour le leninisme, se déclarant .en gros d'accord avec la résolution
sur le parti du N° 2 (laquelle, soit dit en passant, réfute longuement la
dite conception de Lénine), insistent sur le fait que sans les intellectuels
le proletariat ne peut pas accéder à une conscience révolutionnaire, et pour
finir nous accusent d'être des intellectuels.
Chaulieu répond qu'entre l'article « Socialisme ou Barbarie » et la réso-
lution du N° 2, il n'y a aucune contradiction ; l'article « Socialisme ou.
Barbarie reconnaît la nécessité du parti révolutionnaire, mais ne la
concrétise pas, et ceci parce qu'à l'époque, notre groupe n'avait pas encore
sufâsamment discuté de cette question. Pour le reste, il entreprend une
longue réponse, dont le contenu se ramène à une invitation aux camara-
des bordiguistes à se mettre d'accord avec eux-mêmes.
Guillaume intervient à la suite et son intervention provoque une polé.
mique violente qui se termine dans une certaine confusion,
Cette deuxième réunion de lecteurs a marqué certainement un progrès
sur la première, aussi bien du point de vue de la composition de l'auditoire
»
64
que du contenu de la discussion. N'avaient été les interventions des deux
camarades bordiguistes à la fin, la discussion aurait été centrée autour de
son sujet ; de toute façon, elle a été féconde et nous a permis d'avancer
dans la compréhension de problèmes que se posent les camarades qui
suivent notre effort. Mais il reste encore beaucoup à faire, aussi bien du
point de vue de l'organisation technique des réunions (dates de réunions.
fixes et connues à l'avance, sujet défini, discipline dans la discussion)
que du point de vue du contenu : il faut arriver à ce que ces réunions
soient des véritables séances de collaboration avec les lecteurs et qu'elles
démontrent la nécessité d'un travail politique organisé.
PLAN DE TRAVAIL ET ELABORATION DU PROGRAMME
Le 17 juillet, la réunion du groupe fut consacrée toute la journée à la
discussion d'un plan de travail pour 1949-1950, à partir de l'idée de l'élabo-
ration d'un programme comme axe principal de ce travail.
On se souvient que la réunion du 10 avril, au cours de laquelle le
groupe a adopté sa position actuelle sur le problème du Parti révolution-
naire et de sa construction (1) avait fixé comme tâche essentielle du groupe
sur le plan politique la définition et l'élaboration d'un programme politique.
La réunion du 17 juillet était destinée à concrétiser cette tâche et à la lier
à l'ensemble de nos activités par un plan de travail rationnel.
Le rapport des camarades Guillaume et Chaulieu, qui servit de base à
la discussion, montrait d'abord la liaison immédiate qui existe entre la
tâche de construction d'une organisation révolutionnaire et celle de l'élabo-
ration d'un programme. Le programme révolutionnaire est l'expression sur
le plan universel des objectifs historiques du proletariat et des moyens qui
conduisent à la réalisation de ces objectifs. En définissant son programme,
l'organisation révolutionnaire se définit elle-même et se donne un moyen
tranchant de concrétiser son idéologie aux yeux de l'avant-garde et de se
délimiter clairement par rapport aux courants opportunistes ou confusion-
nistes qui existent dans la classe. Dans ce sens, et au même titre que le
parti révolutionnaire, le programme est une nécessité permanente pour la
lutte de classes.
A la question si les conditions actuellement existent pour l'élaboration
d'un programme révolutionnaire, on ne peut répondre que par l'affirmative.
Toute l'expérience objective de lạ bureaucratisation de la société et du
mouvement ouvrier est là depuis trente ans et attend d'être correctement
formulée et systématisée. Ce serait revenir à des positions que nous avons
formellement condamnées lorsque nous avons discuté la question du parti
que d'adopter, sur ce problème crucial, des positions attentistes face à la
spontanéité » de la classe, et de croire que celle-ci, dans son ensemble
ou par des organismes partiels de lutte, créera des positions programmati-
ques que nous n'aurons qu'à adopter. Non seulement l'évolution idéologique
de la classe est fonction d'un interaction constante entre celle-ci et l'avant-
garde organisée, mais encore celle-là n'arrive à des positions programma-
tiques révolutionnaires d'ensemble qui, d'ailleurs, ne sont ni systémati-
sées, ni théorisées que lors même de la phase révolutionnaire ; mais
jusqu'alors, l'organisation révolutionnaire ne peut pas exister sans position
programmatiques, car celles-là seules sont la garantie de son homogénéité
et de sa stabilité politique. S'il n'y avait que « l'expérience concrète » de la
(1) Voir Socialisme ou Barbarie, Nº 2, pp. 94-107.
65
classe qui pouvait définir un programme, alors ce programme ne pourrait
jamais exister, car le parti vivrait toujours entre une expérience révolue,
nécessairement dépassée, et une expérience à venir inconnue et inutilisable.
Mais le parti est précisément l'organisme qui peut, de l'expérience du
passé, dégager les tendances de l'avenir et qui, sur ce point aussi, constitue
une anticipation historique indispensable. En définitive, exactement les
mêmes raisons qui nous font définir la période allant d'ici la guerre comme
la période de la construction de l'organisation révolutionnaire, nous per-
mettent d'affirmer la possibilité d'élaborer le programme de la révolution,
car, sans cette élaboration, il est inutile de parler de construction du parti.
Il serait vain de discuter dès maintenant sur le degré de concrétisation
auquel nous pourrons arriver lors de cette élaboration. Il y a des problèmes
concernant essentiellement les objectifs de la révolution auxquels
notre élaboration théorique et l'expérience déjà existante du mouvement
nous permettent de répondre avec une grande précision, et d'autres
spécialement des questions de formes d'organisation pour lesquelles
l'expérience vivante des luttes à venir sera un élément de réponse indis-
pensable. Mais la délimitation des unes et des autres ne pourra se faire
qu'au cours même de cette élaboration.
La place ne nous permet pas de reproduire ici la discussion qui suivit
et qui a abouti à l'accord de presque tous les camarades présents sur les
conceptions défendues dans le rapport.
Voici le schéma général qui fut adopté comme base des travaux autour
de la question du programme :
La conception de ce qu'est un programme révolutionnaire.
Une introduction historique et critique (les principaux programmes
révolutionnaires leur liaison avec l'époque pendant laquelle ils furent
formulés leur contenu comme expression des problèmes que se posait le
mouvement révolutionnaire à l'époque donnée valeur actuelle de leur
contenu).
L'analyse objective de la société moderne et du proletariat.
Le programme de la révolution socialiste, ou programme du pouvoir
ouvrier. En opposition avec les programmes classiques du passé qui, sur ce
point, se limitaient à quelques généralités, nous devons aujourd'hui aborder
d'une façon beaucoup plus concrète et détaillée la question des mesures
mondamentales du pouvoir ouvrier et des bases de fonctionnement de la
dictature du prolétariat. Ceci non seulement parce que l'expérience nous
permet aujourd'hui d'aller beaucoup plus loin dans ce chapitre, mais surtout
parce que l'idée du socialisme est devenue source de mystifications qu'il
nous est indispensable de dissiper. L'élaboration de ce chapitre comprend
surtout les points suivants :
a) L'économie socialiste :
La gestion della production, à l'échelle de l'usine, à l'échelle centrale.
La gestion de la production agricole.
La répartition, comprenant la question de la rémunération du travail,
la question du rythme du travail et la question de la diminution du temps
de travail.
Le rythme de l'accumulation, c'est-à-dire le rapport entre production de
moyens de production et production de moyens de consommation sous
l'angle des intérêts du prolétariat et de la construction de la société com-
muniste.
b) La dictature du proletariat :
66
Le pouvoir soviétique centralisation et décentralisation l'armement
du proletariat la participation des couches non prolétariennes à la vie
politique rapports de la dictature et de la démocratie.
c) La culture socialiste :
Bien que ce soit là le point sur lequel l'anticipation sur l'évolution
concrète de l'histoire soit le moins possible, il est nécessaire de tracer
le cadre général dans lequel pourront trouver leur solution des problèmes
fondamentaux pour la vie économique et politique de la société proléta-
rienne, comme le problème de la famille et de l'enfance, le problème de
l'éducation et celui de la confrontation des différents courants idéologiques.
Le programme de la lutte révolutionnaire :
Classe, avant-garde et parti révolutionnaire.
Lutte immédiate et lutte révolutionnaire (problème des rapports entre
la lutte quotidienne des masses contre l'exploitation et la lutte pour le
pouvoir ouvrier).
Les revendicaions économiques :
La question des salaires (niveau et formes de salaire).
Le rythme de la production.
.. Le chômage.
Les formes d'organisation pour les luttes « revendicatives »
Syndicats. Comités autonomes.
Les revendications « gestionnaires » comités d'entreprises, etc.
La question de l'Etat, évolution et caractère de l'Etat moderne.
Les revendications politiques. Les « droits démocratiques ». Le parlemen-
tarisme.
La question du Front Unique.
Le problème agraire. Evolution et rôle de la paysannerie, les revendica-
tions agraires.
La question nationale et coloniale.
Les mots d'ordre de transition :
L'armement du proletariat.
Le contrôle ouvrier.
Le gouvernement des comités.
:
La procédure qui va être suivie comprend trois étapes :
a) Rédaction d'un projet provisoire pour l'ensemble du programme. La
discussion de ce projet commencera au courant du mois d'octobre.
b) Le travail détaillé et approfondi sur tous les points particuliers men-
tionnés dans le schéma (travail qui peut amener à modifier ou rejeter
les conclusions du projet provisoire). Les résultats de ce travail seront
publiés au fur et à mesure. On a choisi les points suivants comme premiers
sujets de travail:
1. L'économie socialiste.
?. Syndicats et comités autonomes.
3. Classe, avant-garde et parti révolutionnaire.
4. L'armement du proletariat.
5. Les revendications économiques..
6. La question nationale et coloniale.
c) Ce n'est qu'après la fin de cette étude, point par point, que l'on
pourra passer à l'élaboration de l'ensemble du programme définitif.
Voici, d'autre part, le plan de travail qui fut adopté pour les neuf
mois allant d'octobre 1949 à juillet 1950.
Cette planification de notre travail repose sur des conditions préalables ;
67
sans celles-ci, toute planification est impossible et utopique. Ces condi-
tions sont :
1° Un temps minimum que chaque militant consacre au travail du
groupe. Nous avons considéré, en tenant compte des facteurs essentiels,
que chaque militant devait, en l'occurrence, donner dans l'ensemble au
groupe environ l'équivalent de quatre soirées par semaine.
2° Des ressources matérielles suffisantes; cela signifie un équilibre
entre les ressources et les besoins à satisfaire.
3° Une organisation rationnelle du travail et la création d'un appareil
matériel et organisationnel.
En plus de ces conditions matérielles, il y a évidemment les conditions
de fond qui sont la qualité du travail que les militants offrent au groupe
et le contenu politique de ce travail.
I. Réunions du groupe.
Ces réunions devront se tenir une fois par semaine. Leur contenu sera
alternativement: 'une réunion d'éducation, une réunion politique.
1. Les réunions d'éducation :
a) Une fois tous les deux mois au minimum, elles devront avoir comme
objet la discussion et l'approfondissement du contenu de la Revue. Ceci
signifie cinq réunions de ce genre pour la période de neuf mois.
b) Les autres quinze réunions devront être consacrées à une série
d'exposés éducatifs.
Le sujet de ces exposés pour l'année en cours sera l'oeuvre de Lénine.
Chaque exposé concernera une période délimitée de l'histoire du mouve-
ment ouvrier en Russie ou un problème spécifique et partira de l'analyse
des écrits de Lénine pendant cette période ou concernant ce problème. Le
programme résumé de la série des exposés sera donné au prochain numéro.
· La tâche de rapporteur sera non seulement de donner le contenu essentiel
des textes, mais de rapporter ce contenu à l'époque concrète dans laquelle
s'est développé le leninisme, de rendre compte de l'évolution du problème
survenue depuis, d'examiner la portée et la signification des réponses que le
leninisme a données, la mesure dans laquelle ces réponses exprimaient
une situation sociale et historique spécifique et la mesure dans laquelle
elles restent valables. Il est supposé que les camarades participant à ces.
réunions feront aussi de leur côté un effort, ne serait-ce que partiel, d'étude
des ouvrages en question, et que de cette manière une discussion féconde
pourra avoir lieu.
Ces réunions se tiendront à la Mutualité et seront ouvertes à tous les
camarades qui s'y intéressent.
2. Les réunions politiques courantes auront comme sujet, alternativement
ou cumulativement: la discussion de la situation courante, les points de
programme au fur et à mesure qu'ils viennent en discussion, nos rapports
avec d'autres courants.
3. Au début des réunions hebdomadaires, il faudra consacrer 45 minutes
pour l'expédition des questions pratiques courantes.
II. Réunions publiques.
a) Les réunions des lecteurs sont à maintenir au rythme prévu (une
après chaque numéro). Leur contenu doit être à nouveau étudié.
b) La possibilité d'un cercle ouvrier, même très limité à Puteaux cu
ailleurs est à étudier, en fonction du développement de notre influence.
c) Dans la mesure où des camarades sympathisants ou militants du
groupe en sentiront le besoin, un groupe d'études devra fonctionner une
fois tous les quinze jours.
III. Les brochures.
Etant donné le caractère relativement « difficile » de la Revue, qui ne
68
au
doit pas changer sous ce rapport, nous avons besoin d'un matériel de
propagande et de vulgarisation que la Revue ne constitue pas et ne peut
pas constituer. Ce rôle ne peut être rempli que par des brochures extrême-
ment simples, devant être comprises par des gens qui ont un minimum
d'éducation, et courtes.
Ces brochures de propagande et d'éducation devront paraître
rythme d'une tous les deux ou trois mois et avoir au maximum 64 pages.
Les premiers sujets de ces brochures seront :
L'ouvrier dans le régime bureaucratique.
Qu'est-ce que la Russie ?
Les syndicats à notre époque.
L'économie socialiste.
L'exploitation capitaliste.
Russie et Amérique.
La guerre et les ouvriers.
Le parti prolétarien,
IV. La Revue.
Le rythme de la Revue doit être maintenu bimestriel, avec la perspec-
tive de passer au printemps 1950 à un rythme mensuel, si cela s'avère pos-
sible du point de vue des finances, de la rédaction et de la diffusion.
Le contenu de la Revue, non seulement doit être constamment politisé
il est par exemple inouï que dans les trois premiers numéros il n'y a
presque rien sur la lutte des classes en France mais il faut qu'il reflète
à la fois notre travail sur le programme évidemment sous une forme
appropriée et la vie concrète du groupe.
V. L'organisation des liaisons.
Ce secteur doit être organisé collectivement et l'activité dans cette
direction doit se trouver sous le contrôle du groupe, contrôle s'exerçant
aussi bien sur le plan organisationnel que sur le plan politique. Dans le
'temps des militants, le temps nécessaire pour l'accomplissement sérieux de
ce travail doit être prévu.
VI. Comité responsable.
Une réunion hebdomadaire à jour fixe doit être définie et le travail
interne du C. R., aussi bien organisationnel que politique, doit être égale-
ment planifié.
VII. Les contacts avec d'autres groupes.
Enfin, le plan doit prévoir un temps nécessaire pour la préparation des
réunions avec d'autres groupes et pour ces réunions elles-mêmes.
En résumé, nous devons nous fixer les objectifs pour l'ensemble de
l'année à venir et élaborer déjà un calendrier pour le premier trimestre,
allant jusqu'à décembre. Cette planification et ce calendrier, faut-il le répé-
ter, ne sont pas des plans rigides devant être exécutés à une seconde
près, mais des normes que nous pourrons et devrons revoir au fur et à
mesure que leur réalisation et l'évolution de la situation nous donnera
davantage d'éléments d'appréciation.
Cette planification ne promet pas des miracles et ne peut pas en donner.
Elle n'est qu'une forme pour coordonner une activité collective, pour la
mettre en face de ces objectifs, pour résoudre la contradiction entre nos
tâches infinies et nos forces limitées par l'ordination des objectifs, leur
enchaînement logique, leur choix adéquat et l'élargissement de nos propres
forces. Dans ce sens, elle ne résout rien par elle-même et sa signification
sera ce que nous en ferons.
69
NOTES.
LA SITUATION INTERNATIONALE
VUE D'ENSEMBLE SUR LES EVENEMENTS
Le troisième trimestre de 1949 aura vu naître les traits caractéris-
tiques de cette deuxième phase de l'entre-deux guerres actuel. Quatre
donnés essentielles de la situation qui résulta de la deuxième guerre
mondiale sont maintenant liquidées : les guerres civiles en Chine et
en Grèce, le « problème » allemand, le monopole américain sur les
armes atomiques. Parallèlement, le processus de subordination des
capitalismes occidentaux à Washington est entré dans une phase d'ac-
pcélération, déterminée par la nouvelle crise de l'économie européenne
et exprimée aussi bien sur le plan économique que sur le plan poli-
tico-militaire.
Sur le plan de la lutte de classe, après les trois mouvements anti-
bureaucratiques du début de l'état (grève Ford, grève des cheminots
de Berlin et des cheminots anglais), il s'ouvre maintenant une période
de luttes revendicatives plus larges dont on observe déjà les débuts.
Rapidement ratifié par les pays occidentaux, qui ont ainsi fait un
nouveau pas important dans la voie de leur soumission à l'impéria-
lisme américain, le Pacte Atlantique a été voté en définitve par le
Congrès américain à une très forte majorité (82 voix contre 13). Les
crédits destinés à l'aide militaire de ces pays sont en effets accordés
par les U.S.A. aux conditions explicites que voici :
1° Les pays bénéficiant du pacte d'assistance militaire devront
limiter l'emploi du matériel fourni à la défense des points géogra-
phiques convenus et aucun transfert de matériel ne pourra se faire
sans l'autorisation des U.S.A.;
2° Le Président des Etats-Unis se réserve le droit de mettre fin à
l'aide militaire à n'importe quel moment;
3° L'octroi de crédits militaires aux pays européens est subordonné
à la reconnaissance par ceux-ci de la priorité des conceptions straté-
giques des U.S.A.
Ces clauses, absolument inédites dans l'histoire diplomatique et
militaire des relations entre « Etats souverains », confèrent visible-
ment au commandement américain des possibilités d'un contrôle quasi
total de l'équipement et de l'organisation militaires des pays « alliés ».
La question allemande, en suspens depuis quatre ans, peut être
71
maintenant considérée comme close, du point de vie de la diplomatie
impérialiste. L'impossibilité d'arriver à n'importe quel genre de com-
promis entre Russes et Arnéricains a été consacrée par la constitution,
à quel.ques semaines d'intervalle, d'un « Etat démocratique » alle-
mand de l'Ouest et d'un autre « Etat démocratique » allemand de
l'Est.
Chacun des despotes a opéré avec son style propre. En Allemdgne
américaine des élections « libres » donnèrent une majorité confor-
table à la coalition chrétienne-libérale, laquelle désigna le nouveau
président de la République Allemande et se partagea les fauteuils
ministériels. En Allemagne russe, le « Conseil du peuple », assemblée
de fantoches dominés par les agents du Commandement militaire
russe et par le parti stalinien (S.E.D.), décida à la hâte la création
d'un gouvernement « démocratique populaire », dans lequel selon
l'élégante périphrase stalinienne « la classe ouvrière et son parti
communiste », c'est-à-dire la bureaucratie stalinienne et son Guépéou,
jouent le rôle déterminant.
On aurait tort de sous-estimer la portée de ces événements, mal-
gré leur apparence d'opérette. Sur le plan international, d'abord, ce
partage de l'Allemagne consacre le cloisonnement des deux blocs en
lutte dans leurs zones respectives, cloisonnement qui résulte à la fois
de l'impossibilité de tout compromis sur des points vitaux et de la
non-maturité du processus menant à la guerre. De même que le retrait
complet des Américains en Chine et des Russes en Grèce, le partage
tacite de l'Allemagne démontre qu'aussi bien la paix que la guerre
sont actuellement impossibles. Du point de vue de l'Allemagne elle-
même, la bourgeoisie allemande, `maintenant inféodée au capital
américain, reprend une partie de son importance dans la politique
européenne ; mais cette importance ne lui vient plus de sa force
propre, mais de sa position comme le vassal le plus besogneux et
par là même le plus fidèle des Etats-Unis en Europe. En Allemagne
orientale, la création d'une nouvelle « démocratie populaire » offre
uvel exemple stupéfiant de création ex nihilo, dans l'espace de
quelques années, d'une bureaucratie dominant tous les aspects de la
vie économique, politique et sociale. D'un autre côté, le caractère
industriel avancé de l'Allemagne orientale (dont le potentiel industriel
représente en gros le tiers de celui de l'Allemagne occidentale) en font
un point d'appui substantiel pour l'économie de l'Europe orientale
point d'appui qui n'était exploité jusqu'ici que d'une manière relative-
ment incomplete.
un
La liquidation virtuelle de la guerre civile en Grèce, après les der-
nières batailles de Vitsi et de Grammos, ne signifie pas, tant s'en faut,
une « pacification », même apparente des Balkans. Si la tentative de
pénétration de la bureaucratie stalinienne dans la zone occidentale
par le moyen des partisans grecs a en définitive échoué, elle céde la
place à une tentative analogue de l'impérialisme américain, visant à
pénétrer dans la zone russe par l'utilisation du conflit russo-yougo-
slave.
Le mouvement des partisans staliniens en Grèce était depuis long-
temps sur la pente du déclin. Ayant perdu toute emprise sur les masses
populaires que la bestialité inimaginable du Gouvernement d'Athè-
nes n'empêchait pas de constater qu'un terrorisme tout aussi réaction-
naire était exercé par les chefs partisans staliniens et que ceux-ci
étaient des instruments dociles de la politique étrangère russe
décimé par la liquidation de Markos et de sa fraction, suspects de
sympathies pro-titistes, ayant à faire face au poids de l'intervention
militaire américaine, mis en quarantaine par Tito, il était depuis
longtemps réduit à l'expression la plus sommaire de ce qui était son
essence : un détachement militaire à la solde de la Russie, exerçant des
missions de sabotage en pays ennemi. Perdant de plus en plus les
quelques attaches qu'il pouvait avoir dans le pays, son existence
72
n'était fondée que sur l'aide matérielle constante qu'il devait rece-
voir de l'étranger et sur la possibilité de se retirer à ses bases après
tout échec tant soit peu important. La rupture de Tito avec le
Kominform le priva de son appui principal et même de tout appui
important, étant donné que la configuration géographique de la
frontière gréco-bulgare ne permet pas à la Bulgarie de jouer le rôle
de base de retraite pour un mouvement de ce genre en Grèce (les
passages de frontière de la Bulgarie vers la Grèce donnent sur la
plaine, ce qui rend les mouvements de groupes de partisans impos-
sibles et le potentiel infime de l'Albanie, comme aussi son isolement,
lui interdisant d'être autre chose qu'un refuge.
Il devenait évident que pour les Russes le jeu n'en valait plus la
chandelle. Les possibilités d'utiiser les débris de l' « armée démocra-
- tique » de Zachariadis pour mettre en scène une « révolte spontanée
des populations » en Yougoslavie étaient pratiquement nulles. Il a donc
fallū, après les derniers revers de Vitsi et-de Grammos, évacuer ce
qui restait en Albanie, et faire faire aux gouvernements de Tirana et
de Sofia des déclarations de neutralité.
En effet, la clique militariste d'Athènes, enhardie par ses « succès »
menaçait l'univers d'une promenade à travers l'Albanie. Il devenait
urgent de couper court à cette situation, qui risquait d'entraîner des
complications autrement plus vastes. Les déclarations « pacifiques »
albano-budgares furent donc suivies d'ouvertures semi-officielles en
direction des Américains, en vue d'arriver à un « accord à quatre »
sur la question grecque. Ainsi, la brusque liquidation du mouvement
des partisans en Grèce pourra être camouflée, aux yeux de la base des
partis communistes, par les quelques « concessions démocratiques » que
pourra faire le gouvernement d'Athènes et qui bien entendu, ne seront
réalisées que lorsqu'il plaira à celui-ci.
La liquidation de la guerre civile en Grèce n'a pas été le seul coup
porté à la position russe dans les Balkans. ni même le coup le plus
puissant. La démonstration de la capacité de résistance du régime
titistę en Yougoslavie, malgré la formidable campagne politique et pro-
pagandiste engagée contre lui, malgré la violation des traités, la rup-
ture des relations commerciales, les menaces et les démonstrations
militaires qui se déroulent sur cinq des sept frontières yougoslaves a
été un échec beaucoup plus rude pour la politique moscovite. Après
quelques vagues sondages, la Russie a dû renoncer à l'idée d'organiser
un maquis anti-titiste, pour lequel aucune base dans le pays n'existait
et qui se heurterait dès ses premiers pas à une armée formée elle-même
dans le maquis et à une police qui ne le cède au Guépéou que par la
quantité, mais nullement par la qualité. Incapable d'atteindre actuel,
lement le régime titiste sur le plan matériel, le Kremlin fut obligé
de limiter sa lutte contre Tito au plan idéologique ; comme toutes les
questions idéologiques se réduisent pour le stalinisme en dernière
analyse à des questions de complots policiers, ce fut au procès Rajk,
hâtivement organisé, que fut_offerte aux militants staliniens éblouis
la preuve de la trahison de Tito, dont la collusion avec la Gestapo,
les services secrets américains, les agents de Charlemagne et la police
politique de Nabuchodonosor éclata ainsi au grand jour:
La place nous manque pour analyser le procès de Rajk comme il
le mérite. On ne peut cependant omettre de souligner qu'au même titre
que l'affaire Tito, ce procès peut faire réfléchir la jeune génération
stalinienne beaucoup plus que ne le désireraient ses metteurs en scène.
Non seulement. Vychinsky, le stupide bâcleur des procés de Moscou,
fait figure de super-Sherlock Holmes devant les gâcheurs de Budapest,
non seulement la lente et longue préparation morale des procés de
Moscou par des calomnies répandues pendant dix ans est ici remplacée'
par l'ahurissante et momentānée transformation des Ministres de l'In-
térieur en espions de l'étranger et des chefs géniaux en mouchards
vils et peu exigeants, mais la bureaucratie arrive à se sentir obligée à
des explications : voie dangereuse, qui mène à la monumentale gaffe
de Courtade, avouant dans l'« Humanité » que les ministres de l'Inté-
73
rieur dans les pays stalinisés et les chefs des partis communistes sont
incontrôlés et incontrôlables.
Quant à Rajk lui-même, transformé si rapidement de chef de bour-
reaux en dernière des victimes il ne se trouvera personne pour regretter
son sort, en tout cas pas les travailleurs hongrois.
Dirigé apparemment surtout contre Tito, le procès Rajk" était en
fait destiné à offrir la couverture policière pour une épuration massive
dans les pays satellites, épuration qui est en train de s'amplifier et
de s'approfondir : suivant ici aussi les traces de son aînée russe, la
bureaucratie des pays satellites traverse sa première grande purge
après son accession au pouvoir. L'objectif essentiel de l'épuration est
de briser définitivement l'aile « nationaliste » de la bureaucratie locale
au profit de son aile «internationaliste », c'est-à-dire complètement
soumise à Moscou, et de rendre matériellement impossible ce qui n'était
pas théoriquement exclu il y a dix-huit mois, c'est-à-dire une expan-
sion du titisme dans les pays satellites.
Peu de gens semblent apprécier à sa juste valeur l'énorme signifi-
cation de la conquête fulgurantę de lä Chine par le stalinisme. La
bourgeoisie essaie de se consoler en s'illusionnant étrange aveugle-
ment, signe infaillible du déclin historique d'une classe sur l'éter-
nelle « âme de la Chine » qui neutralisera le communisme, sans doute
de la même manière que les dragons avalent la lune, ou sur le prétendu
« titisme » de Mão-Tsé-Tung, titisme qui n'existe jusqu'ici que dans
la tête excitée et trop savante des journalistes de « Combat ». Les trot-
skistes poussent le délire jusqu'à proclamer que maintenant s'ouvre
la troisième et la plus glorieuse des révolutions chinoises (!) révolution
qu'ils accusent Mao-Tsé-Tung de trahir en... collaborant avec la bour-
geoisie.
Cependant on voit se dérouler en Chine le film désormais clas-
sique de l'installation de la, bureaucratie au pouvoir. Pendant toute
une première période, le stalinisme affirme ses ambitions démocra-
tique, offre sa collaboration à la bourgeoisie, veut rassurer le capital
local et étranger. Seuls seront châtiés les «traîtres » (on découvrira
plus tard que la définition de la trahison est la résistance à la bureau-
cratie). Un gouvernement est formé, dans lequel les communistes n'ont
pas forcément la majorité. Cependant les représentants des autres par-
tis dans ce gouvernement sont des membres des fractions staliniennes
de ces partis. Pendant toute cette période, toutes les concessions sont
possibles, sauf une : la possession et l'usage de la force réelle (armes,
police, Ministère de l'intérieur, organisations de massel) sont le mono-
pole du parti communiste. Lorsque le moment est venu, le masque est
jeté, et, avec ou sans coup spectaculaire, l'Etat prend le visage de ce
qu'il était depuis longtemps : la dictature exclusive de la bureaucratie.
Le scénario n'en est qu'à ses débus en Chine ; mais la suite ne tar-
dera pas. Sans doute, il se trouvera des « marxistes » pour découvrir
tel sous-secrétaire d'Etat qui n'affiche pas sa carte du P.C. et par con-
séquent est l'incarnation de la domination persistante de la bour-
geoisie en Chine ; sans doute, la nationalisation de l'industrie ne se
fera que par étapes ; et la « collectivisation » de l'agriculture attendra
quelques années ce qui prouvera encore une fois que les P.C. au
pouvoir « collaborent avec la bourgeoisie » ; mais un jour ou l'autre
on découvrira que rien ne sépare plus la structure de la Chine de celle
de la Russie, et l'on proclamera la Chine « Etat ouvrier dégénéré ».
En réalité, le saut imposé à cinq cent millions d'hommes de la
barbarie médiévale à la barbarie moderne est gros de conséquences
historiques. Non seulement la conquête désormais définitive et irré-
vocable de la Chine par la bureaucratie stalinienne tendra à modifier
à la longue le rapport de forces mondial à son avantage et au détri-
ment du capitalisme américain, mais aussi, par l'industrialisation de
cet immense pays et la prolétarisation de sa population, elle amplifiera
d'une manière inouïe les bases objectives et subjectives de la révo-
Jution mondiale.
.
74
LES REPERCUSSIONS DE L'EXPLOSION ATOMIQUE RUSSE
Le gouvernement américain a décidément un goût de la public
cité aussi développé que celui de la bureaucratie stalinienne pour
le secret.
M. Truman a éprouvé le besoin d'annoncer spectaculairement au
monde que la Russie avait percé le secret atomique. Nous ne cher-
cherons pas à expliquer les raisons, en définitive secondaires, pour
lesquelles on à attendu deux mois pour lancer cette information
sensationnelle. Nous remarquerons simplement que ce communiqué
a été moins grandiloquent que l'annonce faite après Hiroshima. Il
n'est plus question d'avoir arraché au soleil lui-même sa propre
puissance.
Il y a pourtant une logique dans cette déclaration, dont la séche-
resse même cache mal l'embarras. Il fallait qu'elle fut faite et nous
allons voir pourquoi. Mais cela nécessite un bref historique de ces
quatre premières années de « l'ère atomique ».
On ignore habituellement en Europe l'histoire réelle et la signi-
fication politique de l'assassinat froidement calculé de 120.000 civils
japonais (1). On ignore aussi l'exploitation propagandiste effrénée
que l'on a fait en Amérique depuis quatre ans du monopole de la
bombe atomique.
Un accord secret de la conférence de Postdam stipulait que la
Russie rentrerait en guerre contre le Japon six mois après la défaite
de l'Allemagne. Mais Staline, sentant que le temps pressait, avait
finalement décidé de réduire ce délai à trois mois. La date fatidique
de l'offensive russe tombait ainsi le 8 août 1945. Or la première
bombe atomique fut lancée le 6 août et la seconde le 9 août. Le
Japon capitulait sans condition le 14. Non seulement la très puis-
sante offensive russe qui dura jusqu'au 24 contre une armée japo-
naise forte de 600.000 hommes bien armés et fortifiés passa entière-
'ment inaperçue, mais encore, contrairement à ce qui s'est passé en
Allemagne, les Américains ont pu faire du Japon un de leurs fiefs les
plus incontestés et dont Mac Arthur est le véritable empereur.
L'opération n'a été réussie que de justesse : ce n'est en effet que
le 16 juillet, à New Mexico, que la première bombe expérimentale a
révélé aux savants la magnitude des forcés qu'ils avaient libérées.
Avec quelle hâte n'a-t-il pas fallu expédier les deux bombes exis-
tantes dans le Pacifique pour qu'elles aient été utilisées respective-
ment 21 et 24 jours après. Il ne faudrait pas croire cependant qu'il
ne se soit agit que d'une simple occasion que l'on aurait saisie au
vol, pour ainsi dire au dernier moment. On est bien en présence d'un
acte politique longuement prémédité. On possède à cet égard le témoi-
gnage irrefutable d'un des atomistes américains auteurs de la bombe
qui déclare : « Je peux témoigner personnellement qu'une date pro-
che du 10 (10ật nous était donnée comme une mystérieuse date ultime
que, nous à qui revenait la tâche technique de préparer la bombe,
avions i respecter à n'importe quel prix, en risque, en argent ou en
logique de mise au point. » (Philip Morrisson, « Bulletin of Atomic
Scientists », p. 40, février 1949.)
Puisque l'opération a été aussi bien préméditée, on peut penser
aussi que rien n'a été négligé pour lụi donner un caractère haute-
ment spectaculaire. Bien que Truman ait affirmé que Hiroshima ait
été choisi à cause de son utilisation par les Japonais comme base
(1) Chiffres officiels certainement inférieurs à la réalité.
75
militaire : « pour éviter autant que possible de tuer des civils » (?),
la publication officielle connue sous le nom « Rapport d'Enquête
sur les Bombardements » affirme froidement que : « Hiroshima et
Nagasaki ont été choisies comme cibles à cause de leur densité
d'activité et de population ». On voit que les premiers cobayes ato-
miques n'ont pas été les cochons de Bikini, grotesquement affublés
d'uniformes militaires. Non, on avait besoin d'un vrai massacre, qur-
ne soit pas pour du jeu.
Il est vrai qu'avant le raid on avait lancé une menace générale
et très vague, par 'tracts et par radio, invitant la population à éva-
cuer les villes. Sans parler de ce que cette recommandation peut avoir
de fallacieux, on comprendra toute l'hypocrisie qu'elle comportait
lorsque l'on saura que trente-cinq villes avaient été spécifiquement
prévenues qu'elles étaient exposées à une attaque et que ni Hiroshima
ni Nagasaki étaient sur cette liste (2).
Après cela, il est inutile de longuement discuter sur la justifi-
cation de l'emploi des bombes par la nécessité de raccourcir «de
six mois » la guerre et par l'économie ainsi faite « d'un million
d'hommes » (3). Non seulement les enquêtes officielles américaines
faites après la guerre par le « Comité d'Enquête Américain sur le
Résultat des Bombardements » avouent ouvertement que, bien avant
le 31 décembre 1945, le Japon se serait rendu, même si on n'avait
pas utilisé les bombes atomiques, même si la Russie n'était pas ren-
trée en guerre, et enfin le couronnement, même si on n'avait pas
préparé le projet d'invasion (qui était prévu pour le mois de novem-
bre). Non seulement ces faits détruisent irréfutablement la thèse de
l'économie finale en vies humaines, mais encore il est difficile de
soutenir que les Américains, ignorant à l'époque la faiblesse japo-
naise, surestimaient gravement la force du Japon au point de pré-
voir des sacrifices en homme aussi énormes. En effet, le gouvernement
et l'état-major uméricain n'ignoraient pas que le Japon avait déjà
tenté de faire des ouvertures de pair par l'intermédiuire de la Russie.
Ce petit historique nous fera comprendre que le lancement des
bombes atomiques a été à proprement parler le premier acte de la
guerre froide contre la Russie. Et ceci à une époque où Staline, tout
en attaquant assez violemment les Anglais, essayait de se ménager
les Américoins à l'égard desquels sa propagande se montrait parti-
culièrement discrète et où il poussait ses avantages, aussi bien en
Europe orientale qu'en Europe occidentale, en respectant les apparences
du jeu « démocratique » avec la pratique des gouvernements dits de
coalition.
Mais s'il est exact de dire que les femmes et les enfants de deux
villes japonaises ont été les premières victimes de l'antagonisme
américano-russe, il est encore plus vrai de dire que, bien avant les
petits cochons de Bikini et bien plus efficacement, ils ont servi à
forger le mythe de la supériorité écrasante de l'arme atomique. Or,
c'est essentiellement sur ce mythe que reposait jusqu'ici toute la stra-
tégie américaine de «la guerre froide ».
Cette affirmation ne peut paraître osée que pour ceux qui igno-
rent l'exploitation effrénée du monopole atomique par la propa-
gande américaine, non seulement dans le monde entier, mais avant
tout aux U.S.A. On imagine mal la portée que pouvait en avoir des
déclarations comme celles de Truman lorsqu'il unnonçait : « S'il le
faut, nous n'hésiterons pas à nous servir de la bombe atomique »,
faites dans un pays où, peut-être pour la première fois dans l'His-
>
(2) Rapporté par S. Blackett dan son livre : Les conséquences militaires
et politiques de l'énergie atomique, p. 150 et auquel d'ailleurs nous avons
emprunté l'essentiel de ces faits.
(3) Chiffre proprement astronomique si l'on pense que dans toute la
guerre, sur les deux fronts pacifique et atlantique les pertes américaines
totales, blessés et disparus compris, se sont élevées à 1.040.000.
76
toire, la nécessité d'une yuerre préventive était une idée ouvertement
propagée et passionnément discutée. La bombe atomique était telle-
ment considérée comme une arme quasi-miraculeuse dont il était
vraiment absurde de ne pus profiter que l'on en était arrivé au
point où pour prouver que les Russés ne la possédaient pas il sem-
blait sufisant de dire : « S'ils l'avaient ils nous auraient déjà
attaqué ».
Il n'est pas jusqu'à la Commission de l'Energie Atomique qui ne
servait pas de prétexte... pour ugiter la menace atomique. Un certain
M. Earle, personnalité plus ou moins officielle, n'affirmait-il pas
froidement : « Toute nation doit accepter les inspecteurs (prévus par
le plan américain de contrôle) ou recevoir des bombes atomiques. »
Certains allaient jusqu'à estimer que le refus russe d'accepter le plan
américain de contrôle était un motif suffisant pour appliquer aux
Russes des sanctions atomiques. Il est vrai que ce fameux plan
Baruch pour le contrôle de l'énergie atomique est lui-même entiè-
rement basé sur la thèse suivant laquelle la bombe atomique cons-
titue l'arme enfin trouvée de coercition internationale qui se suffise
à elle-même, dont l'efficacité permettrait l'emploi sans entrainer la
guerre. C'est là une théorie absurde qui se ramène dans les faits à
celle de la guerre préventive, parce qu'une « sanction » atomique
contre la Russie même à l'époque où elle ne possédait pas la
bombe ne pouvait signifier qu'une guerre longuè et sanglante et
non l'effondrement miraculeux du gouvernement récalcitrant dans
le néant, fut-il atomique.
La réalité c'est qu'au lendemain même de la guerre 1939-1945 les
Etats-Unis ne possédaient nullement les moyens « politiques pour
mener à bien une « guerre froide », c'est-ri-dire une politique d'inti-
midation exigeant d'assummer continuellement les risques d'une véri-
table guerre à laquelle ils n'étaient nullement prêts ni socialement
ni idéologiquement. Il n'en était évidemment pas de même pour la
Russie stalinienne. Certes, cette dernière était matériellement épui-
sée, mais elle possédait une base idéologique et sociale autrement
plus solide, ainsi qu'un régime politique lui assurant un contrôle quasi
absolu sur le prolétariat russe et sur la société bureaucratique en
général.
La bombe atomique et son monopole oní ainsi constitué l'épine
dorsale de la guerre froide américaine. Certes le Plan Marshall d'abord,
le Pacte Atlantique ensuite ont étoffé la politique aniéricaine, lui for-
geant partiellement une assise politique qu'elle ne possédail pas au
départ. Cependant on peut dire que cette progression trouve son ori-
gine aux 6 et 9 août 1945, à Hiroshima et Nagasaki, dans le martyre
spectaculaire de leurs populations.
Ainsi, comme nous l'avons dit, la déclaration Truman procède d'un
mouvement logique : elle sanctionne officiellement la fin d'une étape
politique qui, née dans l'éclair fulgurant d'une explosion s'achève
dans le tremblottement des sismographes.
Cette image n'est pas dénuée de tout fondement. Le mythe de la
toute puissance de la bombe atomique n'a pu réellement avoir un
sens que dans la mesure où il se conjuguait avec le monopole améri-
cain de la bombe. Du jour où les U.S.A. ont perdu ce monopole deux
conclusions se sont imposées avec force. La première c'est que la bombe
atomique elle-même se trouve reléguée à la place qui est la sienne et
qui a toujours été la sienne : celle d'une arme dont les répercussions :
stratégiques et tactiques sont profondes, mais qui, loin d'apporter un
élément de simplification brutale de la guerre moderne, ne fait que la
rendre plus complexe. Avec la perte du monopole les brouillards de
l'enthousiasme atomique se dissipent et les Etats-Unis sont obligés de
s'orienter dans la voie d'une organisation systématique en vue du
prochain conflit.
La seconde c'est que la puissance RELATIVE des U.S.A. dans le
monde se trouve brutalement amputée. Cela est vrai dans deux sens.
77
D'abord, parce que, quelque soit l'importance réelle de l'arme ato-
mique, la perte anticipée de son monopole est un coup d'autant plus
rude à encaisser que les prévisions les plus pessimistes fixaient pour
les Russes la date de 1953 pour la mise au point de la bombe. Or on
pouvait escompter que d'ici cette date les progrès techniques réalisés
dans les autres secteurs, spécialement ceur afférents aux moyens de
transports aériens de cette arme auraient bénéficié d'un progrès tel
que la stratégie atomique 'américaine aurait comporté encore et malgré
tout un monopole de fait. C'est-à-dire que seuls les Américains au-
raient été en mesure de « délivrer .» efficacement leur chargement
atomique.
Ensuite parce que tout le battage fait sur la prééminance absolue
de la bombe atomique se retourne contre ceux qui le font du jour où
ils n'en ont plus le monopole. Invinciblement la suprématie militaire
évolue des qualités intrinsèques de la bombe aux moyens efficaces de
la lancer sur l'objectif voulu et aux moyens de défense contre l'adver-
saire. C'est ainsi que l'efficacité du système de détection radar ainsi
que celle des appareils d'interception passent directement au premier
plan.
Ainsi on peut dire que pour la première fois depuis quatre ans le
problème réel du rapport de force stratégique entre les Etats-Unis et
l’U.R.S.S. se trouve placé sur son véritable terrain. On peut à cet égard
faire une comparaison. Durant des décades le problème des conquêtes
coloniales a été celui de la victoire sur des gens armés de sagaies
par des gens armés de fusils rayés à culasse. L'issue finale était inéluc-
table. Îi n'en est plus de même aujourd'hui avec le Viet Nam par
exemple. Il est ainsi caractéristique qu’un Vietnamien s'est rendu
célèbre par l'invention d'un bazooka nouveau modèle qui donne du fil
à retordre aux blindés français. Bref le monopole atomique américain
avait créé une situation relativement analogue. Il ne pouvait en résul-
ter qu'une fausse appréciation de l'importance réelle de cette arme.
On peut dire, sans crainte de se tromper, qu'aucun des deux adver-
saires n'est encore matériellement et stratégiquement préparé pour
faire une guerre. La fin de la dernière guerre, plus encore que cela
n'a été le cas en 1918, a vu une transformation révolutionnaire pro-
fonde dans les armements et les méthodes, non seulement avec la
bombe atomique, mais aussi dans le domaine de tous les autres arme-
ments. Les risques de conflit durant ces dernières quatre années, même
s'ils ont pu parfois être réels, ne reposaient que sur l'équilibre appa-
rent existant entre les trois ou quatre cents divisions russes et le
monopole américain de la bombe atomique.
En fait un tel point d'équilibre stratégique des forces en présence
ne pourra résulter que de la mise au point d'une nouvelle stratégie
découlant des développements révolutionnaires de la fin de cette guerre
dans le domaine des armements.
La période qui s'ouvre après la seconde déclaration « atomique »
Truman se caractérisera donc par la mise au point systématique d'une
stratégie de caractère stable, formant corps de doctrine, et par la mise
en cuvre des moyens matériels et humains qui doivent en faire une
réalité. Quelle sera exactement pour l'un et l'autre des adversaires
cette stratégie ? C'est là une question à laquelle on ne saurait essayer
de répondre sans posséder une forte dose de puérilité journalistique.
Par contre on peut dire que, plus que jamais, la loi fondamentale des
guerres modernes de l'intégration croissantes de tous les moyens maté-
riels et humains et de toutes les techniques redeviendra avec plus de
force encore que précédemment le critère suprême de l'efficacité dans
le domaine de l'emploi organisé de la violence.
Non seulement dans le domaine spécifiquement militaire des rela-
tions entre les diverses armes et services, non seulement dans celui
de la production des divers moyens de destruction ainsi que de la pré-
vision planifiée de cette production, non seulement dans celui du
rapport planifié aussi, existant entre la sortie en série du matériel mis
au point et les recherches de laboratoire ou expérimentales de moyens
à venir nouveaux et révolutionnaires, mais encore dans le domaine
78
du contrôle technico-culturel, militaire, social et politique des forces
humaines mises en Quvre, il ne s'agit plus d'établir une « coopération »
plus ou moins harmonieuse, mais de parvenir à une véritable inté-
gration au sein de chacun de ces domaines et entre ces domaines au
service d'une stratégie une.
Si d'autre part on reconnaît que l'ampleur des moyens modernes a
brisé les cadres nationaux on ne peut que constater que l'« égalité »
atomique américano-russe ne fait qu'accélérer, ne fait que rendre plus
implacable le mouvement de concentration autour des deux grands
pôles américain et russe. La guerre moderne directement issue de la
mécanisation, de l'industrialisation et de la proletarisation de la société
accentue à son tour les tendances profondes de cette société à la con-
centration mondiale.
Pour terminer avec un sujet qui déborde très largement le cadre
de cet article d'actualité, il convient de régler son compte à l'absurde
théorie journalistique du soi-disant complexe d'infériorité des Russes
avant qu'ils aient la bombe et qui expliquerait leur méfiance et
leur agressivité. Le complexe en question ayant perdu une de ces
raisons essentielles d'être aujourd'hui, l'explosion russe ouvrirait la
porte à un nouvel esprit de coopération ou au moins de compromis.
Tout cela en réalité relève de la fable journalistique. Les Russes
n'ont ni sentiment d'infériorité ni désir de coopération. Il pensent plus
ou moins à juste titre que le temps travaille pour eux et il est indé-
niable que les partis communistes et l'idéologie stalinienne consti-
tuent des agents extrêmement efficaces à un mouvement international
d'intégration autour du bloc russe, au service d'une stratégie unique.
Sur ce terrain les U.S.A. sont au contraire très défavorisés. L'affaire
chinoise en est la preuve éclatante. Malgré la capitulation anticipée du
Japon qui permit de circonscrire la zone russe d'occupation en Chine,
les Américains ont déjà perdu une grande partie des avantages que
leur manoeuvre politique leur avait acquis. Les Russes par contre ont
gagné avec l'immense Chine un « recul stratégique » qui pèsera lour-
dement dans tout conflit à venir.
Il faudra en conséquence que les Etats-Unis passent par une période
d'adaptation politique et sociale profonde aux conditions de la guerre
moderne. Nous voyons ainsi l'ampleur des problèmes qui sont posés.
Etant donné qu'ils découlent des préoccupations qui nous sont cons-
tantes et que les lecteurs de cette revue connaissent, ils seront traités
par la suite avec l'étendue et le sérieux qu'ils méritent.
DEVALUATION ET VASSALISATION
nor-
таих»
euro-
La preuve de l'impossibilité d'une « stabilisation » du capitalisme
occidental et du rétablissement des rapports économiques <
entre l'Europe et l'Amérique a été offerte avec éclat au
cours de ces six derniers mois. En même temps, il était à nouveau
démontré que chaque nouvelle manifestation de la faillite des
capitalismes secondaires était en réalité un pas de plus vers leur
vassalisation par l'impérialisme américain.
.Nous avions prévu qu'une crise économique aux U.S.A. jetterait
par terre l'édifice plus que fragile de la « reconstruction »
péenne. Il s'est maintenant démontré que, même sans crise, un
simple recul de l'activité économique aux U.S.A. suffisait pour
réduire le capitalisme européen aux abois.
Depuis un an, les signes de la « recession » aux Etats-Unis
sont visibles. La production industrielle, qui avait atteint son
apogée d'après guerre en octobre 1948, n'a cessé de reculer depuis,
passant de l'indice 175 (octobre 1948) à l'indice 145 en juillet 1949
(1937 = 100), soit un recul de 17 %. En même temps, le nombre de
chômeurs passait de 1.600.000 à 4.100.000 selon les chiffres officiels,
79
пе
qui sont certainement inférieurs à la réalité. Les importations
américaines reculaient de 597 millions de dollars par mois pendant
le deuxième semestre. 1948 à 565 millions pendant le premier
semestre 1949.
Le résultat direct de cette fluctuation après tout bénigne de
l'activité économique américaine a été une diminution de 60 mil-
lions de dollars dans les exportations européennes vers les U.S.A.
pendant le second trimestre 1949, ce qui correspond à une diminu-
tion annuelle de 240 millions de dollars ; le rapport Marjolin-Snoy
estime cette diminution pour les pays de l'O.E.C.E. et l'ensemble
de la zone sterling à 500-600 millions de dollars. Ces chiffres révè-
lent toute leur importance lorsqu'on pense que l'ensemble des
exportations européennes vers les U.S.A. prévues pour 1949
dépassaient pas 900 millions de dollars (1). La « recession » améri-
caine se répercute en premier lieu sur les achats de produits euro-
péens, presque toujours « non essentiels », et la lutte renforcée, sur
le marché américain pour l'écoulement de la production trouve ses
premières victimes dans les produits étrangers.
Le plus durement touché parmi les pays européens fut l’Angle-
terre, qui a vu reculer ses exportations globales de 1.900 millions de
dollars à 1.790 millions de dollars du premier au second trimestre
1949, ce qui entraîne une augmentation de son déficit commercial
annuel de l'ordre de 440 millions de dollars ; cette aggravation
devient plus grande encore si l'on tient compte du recul des expor-
tations de toute la « zone sterling », dont l'Angleterre est le banquier
monétaire. Ce recul continua pendant le troisième trimestre 1949..
Une recul analogue s'observa pour les exportations des autres pays
européens.
Ainsi, la fragilité de la « reprise » de l'économie européenne
devenait manifeste. Plus spécialement, il était démontré qu'en dépit
des crédits et de l'aide américaine, en dépit de la grande pénitence
imposé au peuple anglais et particulièrement aux classes travail-
leuses sous la forme du blocage des salaires, le travaillisme n'avait
pas pu sortir le capitalisme anglais de la décadence irrémédiable
dans laquelle il s'enfonce un peu plus tous les jours.
Les expédients mis en avant par les travaillistes pendant la
première phase de cette crise comme la réduction de 25 % des
achats en dollars
moyens de trouver une solution
« anglaise » aux difficultés, s'avérèrent complètement inefficaces.
Il ne restait plus au « socialiste » Cripps que de prendre encore
une fois, avec ou sans corde au cou, le chemin de Washington.
Les Américains, qui attendaient ce moment depuis longtemps,
ont rapidement fait connaitre leur « point de vue » : dévaluation
de la "livre et des autres monnaies qui ont un taux de change
« irréel », retour au « libre échange » inteệnational, investisse-
ments libres des capitaux américains dans l’Empire. britannique,
avec des garanties précises contre les « nationalisations » et la
fiscalité. À la seule demande que formulent les Anglais, l'abaisse-
ment des tarifs douaniers américains car les chevaliers yankees
du libre échange se protègent chez eux par une muraille de Chine
douanière les Américains répondent par une promesse, insolem-
ment ironique, d'« étudier la question ». En même temps, ils propo-
sent ouvertement de « prendre en charge » les intérêts britanniques
en Asie et ailleurs, et tout particulièrement aux Indes et en Malaisie
où la lutte anticommuniste et la production de caoutchouc les
intéressent singulièrement. En même temps, on fait savoir aux
Français, cavalièrement laissés à la porte de la Conférence de
Washington, que s'ils veulent participer à la « Commission mixte
сотте
(1) Les exportations américaines vers l'Europe pour 1949 devant être
environ de 4,6 milliards de dollars, le déficit prévu de l'Europe vis-à-vis
des U.S.A. s'élevait ainsi à 3,7 milliards de dollars. Il sera évidemment
aggravé par le recul des exportations.
80
1
permanente » americano-anglo-canadienne, ils doivent autoriser, plus
Jargement que jusqu'ici, les investissements de capitaux américains
sur leurs territoires et ceux de leurs colonies.
Ainsi, la crise européenne donne l'occasion de l'impérialisme
yankee de faire un grand pas en avant dans la réalisation de son
objectif : la vassalisation plus complète des capitalismes secondai-
res par la pénétration du capital américain dans les colonies et
les métropotes européennes. Dans ce sens, les exigences américaines
relatives aux investissements sont claires comme le jour et ne
demandent pas une analyse spéciale. En ce qui concerne la politique
du « libre échange » et de la dévaluation, il faut comprendre que
leur but à long terme malgré certaines difficultés secondaires
que, la dévaluation pourrait créer à l'écoulement de la production
américaine est d'abolir les barrières autarciques et de rendre
ainsi absolument libre l'expansion du capital américain dans le
monde occidental.
On connait les faits. Obligés de dévaluer, les Britanniques
entraînent dans la dévaluation de la livre une trentaine d'autres
monnaies. Quels seront les effets de ces dévaluations du point de
vue des économies européennes ?
On dit couranument que la dévaluation peut améliorer la position
de la balance commerciale d'un pays, en ce sens qu'elle oblige à
vendre davantage of i acheter moins à l'étranger : les produits
nationaux deviennent moins chers pour l'acheteur étranger, ceux
de l'étranger deviennent plus chers sur le marché national. Ce rai-
sonnement, valable peut-être dans les conditions du XIXe siècle,
devient complètement superficiel aujourd'hui.
En effet, pour un pays dont la balance commerciale est défici-
taire, la question n'est pas simplement de vendre davantage, mais
de gagner davantuge en devises étrangères. Par exemple, la livre
sterling étant maintenant dévaluée de 30%, cela signifie que les
marchandises, d'une valeur de l' million de livres, dont la vente
aux U.S.A. procurait à l'Angleterre 4 millions de dollars (1 livre
4 dollars), ne produiront maintenant que 2,8 millions de dollars
(1 livre 2,8 collars). Pour gagner les mêmes 4 millions, il faudra
à la Grande-Bretagne vendre non plus pour 1 million de livres, mais
1.400.000 (+ 44 %). Si donc l'opération doit être rentable, il faudrait
vendre encore davantage, c'est-à-dire il faudrait que la baisse du prix
des produits anglais pour l'étranger, résultant de la dévaluation,
entraine une augmentation plus que proportionnelle de la demande
de ces produits. L'Angleterre peut-elle, dans la conjoncture écono-
mique actuelle, qui est une conjoncture de déflation, de recul de la
demande et de l'activité économique, espérer. d'augmenter ses expor-
tations de plus de 50 % ? Rien n'est moins vraisemblable. Tout au
plus, elle peut espérer de ralentir le recul de ses exportations. Par
ailleurs, la politique appliquée par le gouvernement et les capitalistes
anglais après la dévaluation montre quelle est, dans leur esprit, la
portée de l'opération. Les prix des matières premières exportées par
la zone sterling furent augmentés en général d'environ 15 %
ce qui semble réduire d'autant les « avantages » de la dévaluation.
En réalité, pour les produits pour lesquels la zone sterling a une
position de mor
ronopole et qui sont « essentiels », pour lesquels on
craint par conséquent beaucoup moins un recul de la demande, les
prix furent ou seront augmentés, de sorte que, pour ces produits, la
dévaluation aura un effet nul, laissant les choses inchangées ; pour
les autres, on espère arrêter le recul des exportations et affronter
mieux la concurrence allemande et japonaise renaissantes par la baisse
de prix qui résulte de la dévaluation.
En ce qui concerne la soi-disant restriction des importations résul-
tant de la dévaluation, elle ne serait possible que pour les produits
pouvant être fabriqués sur place ou pour les produits inessentiels.
La liste des uns et des autres est excessivement restreinte sinon nulle,
81
car les pays européens n'importent que soit des produits alimentaires,
-soit des matières premières ou de l'équipement et après s'être
assurés qu'ils ne peuvent pas les produire sur place. Depuis vingt
ans, les pays européens s'exercent dans l'autarcie, limitant leurs
achats à l'étranger au minimum; ce ne sera pas la dévaluation qui
pourra faire dans ce sens davantage que les pures et simples inter-
dictions d'importer qui existent partout.
Dans une économie capitaliste libérale, le résultat « positif » de
la dévaluation eut été d'éliminer les entreprises qui sont déficitaires
du point de vue commerce extérieur (c'est-à-dire qui dépensent plus
de devises pour l'achat de leurs matières premières, equipement, etc.,
qu'elles n'en gagnent par la vente de leur produit), entraînant par
là un chômage pour les ouvriers de ces entreprises et ainsi une pres-
sion sur l'ensemble des salaires, aboutissant à court terme à la
fameuse « réduction du prix de revient » des entreprises qui restent
et à long terme à des migrations de population, restaurant ainsi un
équilibre » authentiquement capitaliste. Mais, sous cette forme,
cette solution est actuellement impossible, économiquement, sociale-
ment et politiquement.
Donc, de ce point de vue, le seul résultat de la dévaluation peut
être l'augmentation de certains ou de tous les prix de revient : -7
ce qui réduit d'autant les « avantages » obtenus pour les exporta-
teurs.
Il ne reste encore une fois au capitalisme européen qu'un moyen
pour ralentir son agonie : « réduire les prix de revient », c'est-à-dire
augmenter l'exploitation de la classe ouvrière en baissant les salaires
réels (par la hausse du coût de la vie accompagnée du blocage des
salaires) et en essayant d'augmenter la productivité, c'est-à-dire en
allongeant la durée du travail et en accélérant le rythme de la pro-
duction. C'est d'ailleurs là un but que le capitalisme proclame ouver-
tement ; depuis six mois, aucun personnage officiel, américain ou
européen, ne fait de discours sur \'économie européenne sans parler
de la « réduction des prix de revient ». Le Daily Telegraph du 20
septembre a trouvé l'expression véritable pour cette idée : « 'il faudra
travailler davantage et se serrer la ceinture », disait-il ingénument.
Quelles sont les perspectives de l'économie capitaliste dans le
proche avenir ? Comme l'avouait le New-York Herald Tribune du
27 septembre, la pression déflationniste ne pourra qu'augmenter ;
spécialement pour la production américaine, les difficultés de la
vente à l'étranger s'accroîtront, la concurrence sur le marché inté-
rieur sera renforcée. Dans la mesure où la stabilité de l'économie
américaine est la base de l'activité économique dans le monde occi-
dental, ces résultats se répercuteront plus fortement encore sur le
capitalisme européen.
D'autre part, la lutte entre les pays européens pour accaparer les
quelques marchés qui s'intéressent à leurs produits va devenir féroce.
Petsche qualifiait déjà le 21 septembre le taux de dévaluation de la
livre de « taux de combat ». Les efforts des Français et, dans une
moindre mesure, des Anglais visant à obliger les Allemands à déva-
luer dans une proportion moindre qu'eux, pour maintenir ainsi les
produits allemands à des prix non compétitifs sur les marchés
étrangers, sont la première manifestation du tournoi qui commence
et qui a déjà montré l'inanité des palabres sur la « coopération
économique européenne ».
En revanche, les investissements américains seront grandement
facilités, non seulement par les mesures administratives prises en
leur faveur, mais par le fait même de la dévaluation qui permet aux
capitalistes américains d'investir à meilleur compte, puisque avec la
même somme de dollars, ils peuvent acheter plus de biens et de
services dans les pays qui ont dévalué. En ce sens, la dévaluation
constitue le début de la liquidation du patrimoine traditionnel du
capitalisme européen.
Le flux de capitaux américains vers l'Europe et ses colonies peut
82
ralentir le recul. de l'activité économique du monde capitaliste ; il
peut procurer aux pays européens des devises qui compensent leur
déficit aggravé et décongestionner pour une période le marché amé-
ricain. Mais, dans la même mesure, la surproduction latente déjà en
Europe, ne pourra que s'aggraver, annulant ainsi ces avantages pas-
sagers.
Enfin, les dévaluations des monnaies européennes tendront à
renforcer quelque peu les échanges intra-européens, dans la mesure
où certains produits d'Europe ou des colonies européens deviendront
plus avantageux que les produits américains correspondants.
D'un point de vue plus général, la signification des évènements
économiques de ces derniers mois est nette : il s'agit d'une nouvelle
étape de la lutte entre la concentration étatique « nationale » et la
concentration internationale. Les pays capitalistes européens ont essayé
de surmonter leur faillite en se barricadant derrière un système d'éco-
nomie autarcique. L'utopie de cet effort apparaît maintenant en clair.
Sous la pression conjuguée des évènements objectifs et de la politique
du capital américain cette « autarcie » illusoire qui s'accompagnait
d'un accroissement énorme du rôle économique de l'Etat
est en
train de sauter. Ces « unités économiques autonomes », qu'avaient
essayé de former les Etats européens, se sont avérées encore une fois
non viables. Le capitalisme européen est obligé de faire un pas de
plus et un pas décisif dans la voie de sa subordination à Wall
Street. En même temps que la pénétration du capital américain dans
les économies européennes devient plus profonde, et que la concentra-
tion internationale s'accélère, l'étatisme en Europe tend à reculer.
C'est là Tout d'abord une mise en garde contre toute interprétation
schématique du processus qui mène vers le capitalisme d'Etat dans le
monde occidental. Les investissements américains sont et seront encore
des investissements privés et le rôle du « Point 4 » de Trúman n'est
que de paver la voie au capital privé. La proposition de loi, par exem-
ple, qui concrétise le point 4 de Truman et qui est actuellement
à l'étude devant le Congrès américain ne prévoit des crédits que
« pour l'aide technique » et pour la garantie des investissements amé-
ricains dans les pays arriérés ; mais ces investissements eux-mêmes
seront l’auvre du capital privé.
Mais il ne faut pas oublier que ces capitaux sont ceux de quelques
monopoles (una-mêmes liés de plus d'une manière à l'Etat américain ;
il ne faut pas croire non plus que ces investissements seront faits à
la manière « anarchique » du capitalisme traditionnel : il s'agira d'une
mise en coupe réglée et méthodique des ressources des pays « non-
développés » par quelques grandes compagnies, agissant d'une manière
concertée el organisée et en liaison avec l'Etat. Plus profondément,
il ne faut pas oublier que cette concentration internationale ne fait
que poser les bases matérielles qui, lorsque les évènements l'exigeront,
rend nt possibles la gestion totale de l'Etat américain les res-
sources et les activités du monde occidental.
LES LUTTES REVENDICATIVES
Du point de vue de la classe ouvrière, l'évolution économique se
solde par une nouvelle offensive du capital contre le niveau de vie
déjà misérabe des travailleurs et par l'accroissement lent mais continu
du chômage -- et ceci, quel que soit le sort de l'« indépendance natio-
nale » chère aux staliniens. Que l'économie européenne se laisse enva-
hir par le capital américain, ou qu'elle traverse une longue agonie
causée par l'asphyrie autarcique, la classe ouvrière devrà supporter
les frais essentiels de la situation. Aussi, ses réactions ne se font plus
attendre. Particulièrement en Angleterre et en France, le problème de
la revalorisation des salaires commence à être posé avec acuité, sur-
tout après la dévaluation. Après l'apathie et la dispersion des deux
83
dernières années les mouvements perdent leur. caractère sporadique
et commencent à se poser dans les termes d'une revalorisation générale
et d'uře unification des luttes sur un programme minimum.
Cette réaction collective des ouvriers qui se dessine de plus en plus
fermement n'est pas le moindre des soucis de la bourgeoisie euro-
péenne. La chute du gouvernement Queuille en France et les difficultés
considérables que rencontre la constitution d'un gouvernement de rem-
placement démontrent clairement que les partis « socialiste » et
M.R.P. dont une certaine liaison avec les masses est la base de l'exis-
tence sont obligés de compter sérieusement avec ce facteur. Pour la
première fois depuis sa constitution « Force ouvrière » a été obligée
de prendre une position qui ne soit pas à 100 % une position de mou-
chard.
Il va sans dire que la bureaucratie stalinienne se met en quatre
pour exploiter le mouvement ; il est même impossible de distinguer
nettement jusqu'à quel point elle exploite des manifestations exis-
tantes et jusqu'à quel point elle en suscite d'autres qui n'existaient
que potentiellement. Il est tout aussi évident que pour le stalinisme
le mouvement acquiert une valeur particulière pour autant qu'il peut
être politisé dans le sens stalinien, c'est-à-dire annexé à la lutte de
la bureaucratie contre l'impérialisme américain.
Il s'agit aujourd'hui de faire clairement comprendre à la classe
ouvrière ce qu'elle sent indistinctement : il serait aussi démoralisant
et catastrophique de laisser triompher le capital dans son nouvel effort
d'augmenter l'exploitation, ou de permette aux jaunes « réformistes »
d'enliser la question dans les parlottes ministérielles que de permettre
à la bureaucratie stalinienne de « politiser » le mouvement dans son
sens, en le transformant en sabotage de l'économie sans résultat pour
les travailleurs et en agitation pour la « paix » russe, c'est-à-dire pour
la domination mondiale de Moscou. En ce sens, non seulement la lutte
doit se placer, en ce qui concerne les mots-d'ordre, au seul point de
vue des intérêts ouvriers, mais aussi le contrôle de la bureaucratie
stalinienne et de toute bureaucratie sur le mouvement doit être résolu-
ment combattu. La formation de Comités de lutte, autonomes par rap-
port à toute bureaucratie politique ou syndicale, sera la première et
décisive condition de l'indépendance du mouvement.
Nous ne pouvons pas clore cette vue sur les évènements sans quel-
ques mots sur les luttes ouvrières dans la zone russe et aux Etats-Unis.
En Tchécoslovaquie le 11 septembre, Gottwald au cours de la rèu-
nion du Comité central du Syndicat des mineurs a dénoncé la gravité
du problème de l'absentéisme systématique des ouvriers mineurs.
D'autre part, Zapotocky, premier ministre tchécoslovaque, dans un
discours qu'il a prononcé à Prague à la session du Conseil des Syn-
dicats a critiqué sévèrement l'absentéisme, qui, a-t-il dit, a été en
1949 de 37,3 % supérieur à 1947, particulièrement dans l'industrie
minière et métallurgique.
De Budapest, on apprend que les responsables du syndicat des tra-
vailleurs du bâtiment ont été accusés de sabotage pour « n'avoir pas
su s'adapter au nouveau régime et avoir poursuivi la même politique
d'augmentation des salaires qui est à la base de l'inadmissible élé-
vation du prix de revient ».
Ces informations, que nous citons au hasard parmi tant d'autres
publiées régulièrement dans la presse, montrent que le prolétariat des
pays stalinisés non seulement a compris le sens du « socialisme »
oriental, mais réagit déjà par le principal moyen qui reste à sa dis-
position, c'est-à-dire le désintéressement face à la production et à la
fuite devant le travail.
Aux Etats-Unis un million de métallos et de mineurs sont en grève.
La lutte a pour objet essentiel la question des retraites des ouvriers
pour cause de vieillesse, les patrons refusant de payer pour la consti-
tution ou l'élargissement d'un fonds de retraite des salariés et deman-
dant la participation des ouvriers aux frais nécessaires pour ce but.
La « Commission de conciliation » gouvernementale avait établi une
84
proposition, transactionnelle, admettant le pricipe de la contribution
exclusive des entreprises pour la constitution du fonds de retraites,
mais en abaissant le taux de cette contribution. Le refus des patrons
d'accepter ces propositions de leur propre Commission a déclenché la
grève. Il faut souligner que le principe de la contribution patronale
exclusive est supérieur au système de contribution mixte qui prévaut .
en Europe, mais d'autre part le fait que chaque Caisse des retraites
appartient à une entreprise déterminée et que l'ouvrier ne profite de
ses avantages que s'il a travaillé pendant des dizaines d'années à la
même entreprise lie l'ouvrier à l'usine et renforce sa dépendance vis-
à-vis du capital et du syndicat. Le contrat qui a été signé récemment
entre la Sociétéé Ford et le Syndicat U.A.W. de ses ouvriers est très
instructif sous le rapport. La Société versera 8 3/4 cents par heure
de salaire pour la constitution d'un fonds de retraite, qui accordera
100 dollars par mois aux ouvriers qui cessent de travailller pour cause
de vieillesse. Les ouvriers peuvent se retirer à l'âge de 65 ans; ils
sont obligés de le faire à 68 ans ; ils peuvent se retirer à 60 ans, avec
moins d'avantages, s'ils ont 30 ans de service ! D'autre part, le contrat
est valable pour 2 ans et demi ! On comprend qu'après sa signature,
Henry Ford Il ait déclaré à la presse qu'il était « fort content ».
Il est inutile d'insister sur la poussée qu'une telle réglementation
donne à l'essor de la bureaucratie syndicale américaine,
:
LE TROTSKISME AU SERVICE
DU TITISME
L'appel adressé par le Secrétarat de la IVe Internationale aux partis
communistes du monde entier pour la défense de la Yougoslavie contre
l'U.R.S.S. (1) nous incite à examiner à nouveau le cas du Trotskisme et
à faire le point de son évolution.
La position de la IVe Internationale à l'égard du Titisme n'est pas
nouvelle; celle-ci avait déjà pris parti pour la Yougoslavie au moment
de l'attaque du Kominform dans une « Lettre ouverte au parti yougos-
lave », où le ridicule le disputait sans cesse à l'odieux. Non seulement
le Secrétariat de la IVe prodiguait ses conseils au Comité Central you-
goslave pour le meilleur avenir socaliste possible, l'assurant par exemple
que le P.C. yougoslave « n'avait rien à craindre » (sic) d'un grand
développement révolutionnaire, mais encore il cherchait à gagner ses
bonnes grâces en « l'informant » de la répression sans merci dont le
Trotskisme avait été victime depuis vingt ans de la part de Staline et
en tentant ainsi de créer une sorte de complicité dans la persécution.
Il faisait ainsi semblant d'oublier que Tito et les membres du C.C. you-
goslave 'avaient participé activement à la répression de tous les opposi-
tionnels et étaient au même titre que ceux du C.C. russe des fusilleurs
de l'avant-garde ouvrière. Notre propos n'est pourtant pas de méditer
sur la voie qui mène de l'opportunisme à l'avilissement volontaire, mais
d'essayer de caractériser l'évolution du Trotskisme à cette occasion.
Le Titisme se trouve être maintenant le point de ralliement de tous
les staliniens ou stalinisants qui, soutenant, hier, aujourd'hui et demain,
la politique contre-révolutionnaire du stalinisme et les régimes d'exploi-
tation qu'il incarne, se trouvent cependant gênés par l'a domination
absolue du parti russe. L'apparition des trotskistes dans ce concert de
petits dissidents éclaire leur véritable nature. En soutenant le Titisme,
les épigones de Trotski sont incapables de montrer en quoi celui-ci est
(1) Publié par La Vérité, nº du 15 septembre 1949,
87
1
progressif par rapport au régime russe; ils se contentent de s'accrocher
à ce mouvement de rébellion sans aucune tentative d'analyse marxiste;
ils se glissent au sein même de l'idéologie stalinienne, prenant parti pour
une fraction de la bureaucratie contre une autre, dans un débat qui
demeure intérieur à un système d'exploitation.
Quelle est en effet la signification véritable du conflit Staline-Tito ?
Pour répondre à la question il convient de s'interroger sur la nature des
deux régimes aujourd'hui antagonistes, de se demander quelles réalités
économiques et politiques s'affrontent dans leur lutte.
Sans anticiper sur l'étude que nous consacrerons prochainement au
Titisme et à la Yougoslavie, nous pouvons dire que cette dernière a
une structure extrêmement proche de celle de l’U.R.S.S., et que les
différences entre les deux régimes ne relèvent que d'une inégalité de
développement. Nationalisation de l'industrie, « collectivisation » avancée
de l'agriculture, planification, monopole du commerce extérieur; en
même temps, exclusion totale du prolétariat de toute gestion ou même
de tout contrôle économique et politique; développement foudroyant
d'une nouvelle couche sociale non productive qui assume toutes les
tâches de direction, oppression policière et prédominance absolue du
parti communiste qqi détient au sein de la classe dominante tous les
leviers de commande; ces différents caractères se retrouvent identique-
ment en Yougoslavie comme «en U.R.S.S. et dans tous les pays du glacis.
Pour comprendre l'antagonisme Tito-Staline il faut d'abord comprendre
que les deux pays appartiennent à un même type de système d'exploi-
tation et qu'il s'agit d'un conflit typiquement interbureaucratique.
La tendance du Stalinisme vers la domination absolue des pays de
sa zone ne se limite pas sur le plan politique; elle a aussi des buts et des
causes proprement économiques, et, en premier lieu, elle est déterminée
par l'objectif de l'exploitation de ces pays dans leur ensemble au profit
de la bureaucratie russe. Une partie de la plus-value extraite sur place
doit être transférée vers la Russie. La bureaucratie locale ne se trouve
pas simplement domestiquée complètement sur le plan politique par
Moscou; elle est aussi frustrée d'une partie de «sa» plus-value, d'une
part du produit de l'exploitation de « ses » ouvriers et paysans. Dans
ce sens, rien de plus normal si une fraction du P.C. locaux (Bulgarie :
Kostov; Pologne : Gomulka; Hongrie : Rajk) ou l'ensemble de la
bureaucratie (Yougoslavie) s'insurgent contre le pouvoir central et veu-
lent garder pour elles seules l'ensemble du gâteau national.
Nous avons là un moment nécessaire et habituel du processus de
concentration, qui ne s'est jamais réalisé sans lutte et sans renverse-
ments conjoncturels et passagers de la tendance. Mais ce qui importe
n'est pas l'existence de pareils conflits interbureaucratiques qui ont existé
par le passé et se répéteront infailliblement dans l'avenir, mais la ten-
dance fondamentale de l'économie mondiale, qui tôt ou tard brise les
courants centrifuges et confirme sur un niveau toujours plus élevé
la victoire de l'instance centrale. En ce sens on peut dire que la lutte du
parti yougoslave et du parti russe n'est pas fondamentalement diffé-
rente de celles qui se sont souvent, au cours de ces dernières vingt
années, développées au sein même du régime russe et qui se sont régu-
1 rement terminées par l'écrasement des tendances centrifuges. Ce qui est
différent, c'est qu'avec l'extension internationale de la bureaucratie sur-
88
venue après cette guerre, les dissidences n'expriment plus seulement la
lutte des fractions au sein d'une même bureaucratie nationale, mais
l'opposition entre bureaucraties à base géographique différente, bureau-
craties dont d'ailleurs les intérêts derniers sont identiques.
La IVe Internationale était dans l'impossibilité d'apprécier la lutte
Tito-Staline dans la mesure où elle s'était révélée auparavant radicale-
ment incapable d'analyser le phénomène bureaucratique à l'échelle inter-
nationale. Avec son appréciation du Titisme la IV° n'opère pas réelle-
ment un tournant, mais elle révèle, pour la première fois d'une manière
aussi brutale, les incidences pratiques les plus profondes de ses analyses
théoriques. Nous ne pensions pas que cette révélation se ferait avant la
prochaine guerre mondiale qui mettrait nécessairement les trotskistes
dans les rangs staliniens. Mais l'affairė Tito a donné avant terme une
occasion au Trotskisme actuel de se démasquer. Jusqu'à présent, malgré
son incapacité théorique à qualifier le Stalinisme comme l'expression
d'une nouvelle classe sociale en gestation à l'échelle mondiale, la IV
avait toujours mis au premier plan sa lutte contre celui-ci; certes cette
lutte, qui n'avait pas de fondements théoriques, était confuse et se
dégradait à tous moments dans l'opportunisme comme l'illustraient les
mots d'ordre de « défense de l’U.R.S.S. » et de prise du pouvoir par
les staliniens. Mais aujourd'hui les trotskistes abandonnent largement
leur anti-stalinisme démagogique et leur vocabulaire révolutionnaire
pour tenter de se glisser au sein même de la bureaucratie.
On ne pouvait trouver déjà dans la «Lettre ouverte » de 1948 une
seule critique sérieuse du P.C: yougoslave. Bien davantage, le Secrétariat
de la IV° qui avait jusqu'alors dénoncé les méthodes staliniennes face
aux minorités ethniques n'hésitait pas pour les besoins de la cause à
écrire à Tito : « Vous avez résolu avec un certain succès la question
nationale » (p. 6) et à employer des formules aussi serviles que celle-ci :
« L'une de vos réalisations les plus remarquables... » Concluant en
contentant de noter que d'importantes divergences séparaient «encore >
trotskistes et titistes (la théorie et la pratique de la démocratie populaire,
l'utilisation des « mours bourgeoises »), le S.I. minimisait aussitôt cette
déclaration de divergences (1) en évoquant les expériences différentes
(ô, combien) par lesquelles étaient passés trotskistes et titistes depuis.
des années et il écrivait finalement : « Il faut chercher à nous commu-
niquer nos expériences mutuelles de luttes révolutionnaires et à aplanir
nos divergences dans un esprit de fraternité communiste et prolétarienne
véritable. » Véritable, épithète savoureuse dont cette lettre fait un large
usage et qui donne la mesure de l'opportunisme de la direction trotskiste.
Il y a, paraît-il, une politique communiste et prolétarienne véritable
qui diffère de la simple politique communiste. Il y a, paraît-il également,
des conseils ouvriers * véritablement élus » (p. 8) et un « véritable
contrôle ouvrier » (p. 9) que la IVe conseille à Tito de susciter et qui
se
1
(1) Il est pénible de rappeler que le point de départ et la pierre angulaire
des divergences entre l'opposition de gauche et la bureaucratie stalinienne
fut la théorie du « socialisme dans un seul pays », mise en avant par cette
dernière, et que des milliers d'oppositionnels russes ont payé de la dépor-
tation et de leur vie leur lutte contre cette théorie, théorie reprise aujour-
d'hui par Tito contre Staline. Ce qui a provoqué les plus âpres batailles
dans le P.C. russe et la III• Internationale entre 1923 et 1930 n'est même
pas jugé digne de mention aujourd'hui par les épigones de Trotsky !
89
diffèrent du simple contrôle ouvrier et des conseils trop simplement élus
dont Tito a le tort de vouloir se contenter. Il s'agit bien d'ajouter véri-
table pour rendre le Titisme révolutionnaire; il s'agit bien de conseiller
à Tito d'encourager la démocratie prolétarienne et de susciter le mouve-
ment des masses, quand Tito n'a pu assurer son pouvoir que par
l'asservissement du prolétariat et l'étouffement de la démocratie révo-
lutionnaire. Le Secrétariat de la I Ve Internationale perd en vérité toute
retenue, surexcité à l'idée (très puérile du neste) de pouvoir se glisser
au sein de la bureaucratie,
Mais plus savoureux encore est l'appel lancé récemment par la
IVe Internationale sous le titre : « Pourquoi Staline veut écraser Tito.
Les révolutionnaires doivent défendre la Yougoslavie ». Il ne laise plus
aucune part, si minime soit-elle, à la critique du régime yougoslave. On
y parle tout au long de la défense de la Yougoslavie contre la Russie
et tout se passe comme si les trotskistes identifiaient maintenant le
Titisme et la révolution. Pour la première fois la théorie de la défense
inconditionnelle de l’U.R:S.S. (leit-motiv de leur politique) se trouve
inapplicable et le soutien qu'ils accordent à la Yougoslavie est celui
qu'ils accorderaient à un pays révolutionnaire.
Mais comment défendre la Yougoslavie contre l’U.R.S.S. quand
depuis vingt ans on clame que les « bases économiques et sociales de la
révolution d'octobre » n'ont pas été atteintes en U.R.S.S. et que la pre-
mière tâche des révolutionnaires est de les défendre, quand d'autre
part on déclare depuis cinq ans que le régime de la Yougoslavie doit
être qualifié de capitaliste ?
Les résolutions adoptées récemment (1) par le C.E.I. (Comité exécutif
international) de la IVe ont pour mission de donner un fondement théo-
rique à la ruée pro-titiste. De fait, jamais pareil galimatias n'a été
employé avec tant de bonheur (le bonheur du lecteur). Les trotskistes
qui font profession d'un marxisme littéral intransigeant se révèlent tout
à coup d'une étonnante souplesse d'esprit et d'une largeur de vues qu'on
ne leur connaissait pas. Après avoir affirmé qu'il n'existait aucune autre
forme sociale que le capitalisme et le socialisme (entendons le socialisme
authentique et le socialisme dégénéré) et que toute autre forme dite
bureaucratique ou capitaliste d'Etat est un non sens puisque ne corres-
pondant à aucune définition posée par Marx, les trotskistes découvrent
aujourd'hui pour le besoin de leur cause toute une série de formes
hybrides, transitoires, etc... Que sont en effet les pays du glacis pour les
Résolutions du C.E.I.? «... ils constituent aujourd'hui le type même
d'une société hybride et transitoire, en pleine transformation, aux con-
tours encore flous et imprécis dont il est extrêmement difficile de résu-
mer la nature fondamentale dans une formule précise » ! Veut-on cepen-
dant une définition ? La voici : « La définition la plus exacte qu'on
puisse donner de la nature sociale de ces pays est une définition opérant
par description ». Insistera-t-on en demandant quels sont les rapports
de classe en Yougoslavie, en Tchécoslovaquie ou en Hongrie ? La réponse
sera plus précise : « L'état est... une expression de rapports de forces
internationaux qui se superposent à des relations de classe données en
(1) VIIe Plenum (avril 1949).
90
faisant violence à leur expression normale » (sic). Il n'y a donc plus
d'analyse non point marxiste, mais simplement sociologique possible,
puisque les rapports internationaux, 'eux-mêmes non définis, lence à l'expression normale » de rapports de classe par ailleurs inconnus.
11 devient inutile de demander comment se constituent les rapports de
production dans le glacis; on ne peut même plus parler de bourgeoisie
ou de prolétariat; ces notions ont « sans doute » perdu leur valeur
propre ! Les épigones de Trotsky font mieux en ce sens que les sociaux
démocrates de tous les temps.
La vérité est que les pays du glacis présentent une expérience inassi-
milable dans le cadre étroit des théories trotskistes. Tant que le
Trotskisme a analysé le problème russe il a pu prétendre que la nouvelle
structure économique de l’U.R.S.S. était indissolublement liée à une
révolution prolétarienne, que la bureaucratie n'était qu'une excrois-
sance temporaire du mouvement ouvrier. Mais l'expérience du glacis
rend inutile toute discussion; il suffit de voir : sans révolution prolé-
tarienne la bourgeoisie a été exterminée et remplacée par une nouvelle
couche sociale; la plupart des grandes mesures économiques soi-disant
constitutives d'un état prolétarien ont été réalisées par la nouvelle classe
dominante; le prolétariat a vu son exploitation renforcée. Plutôt que de
se rendre à l'évidence les trotskistes ont préféré d'abord ne pas voir.
Hs ont au début refusé d'admettre l'extermination de la bourgeoisie; ils
l'accordent aujourd'hui (Résolutions du C.E.I., pp. 27, 28); ils ont sou-
tenu que les pays du glacis étaient demeurés des pays de type capitaliste
classique; ils parlent maintenant de types hybrides et transitoires, de
« pays capitalistes en voie d'assimilation structurelle à l’U.R.S.S. » (id.,
p. 31). Ils ont affirmé que jamais les régimes du glacis ne pourraient
s'identifier à celui de l'UR.S.S.; ils avouent maintenant avec mille réti-
cences pour ne pas perdre la face, mais explicitement que cette identi-
fication est possible (id., p. 32). Bien plus : ils déclarent que si l’U.R.S.S.
réalise l'unification structurelle de sa zone elle commettra «un acte
progressif d'une grande importance historique ». Loin donc de voir
dans l'assimilation de l’U.R.S.S. et du glacis en dehors de toute révolu-
tion prolétarienne une preuve du caractère non prolétarien de l’U.R.S.S.
ils préféreraient faire des pays du glacis des Etats, ouvriers dégénérés.
Mais plutôt que d'accepter maintenant une telle conclusion ils ont
recours à un galimatias libérateur. « Les différences sociales entre
l'U.R.S.S. et le glacis », nous disent-ils, « sont de nature qualitative, bien
que du point de vue quantitatif la société des pays du glacis se
rapproche plus de la société soviétique (sic) que de celle des pays capi-
talistes normaux (resic), de même que l'U.R.S.S. elle-même se trouve
quantitativement bien plus près du capitalisme que du socialisme . Mais
cette position d'attente, valse lente de la quantité et de la qualité, devient
gênante dans le cas de la Yougoslavie. Comment défendre la Yougos-
lavie contre l'U.R.S.S. si elle est un état capitaliste ? Mais, il est vrai,
à l'inverse comment dire que la Yougoslavie est un Etat ouvrier dégé-
néré, car pour dégénérer il faut bien avoir été.
Le C.E.I. oscille; il dit (id, p. 33) que l'économie de la Yougoslavie
est qualitativement différente de l'économie russe, autrement dit qu'elle
est capitaliste; mais il dit aussi par la voix d'un des dirigeants de
91
l'Exécutif « l'analyse donnée devait logiquement aboutir à la conclusione
que la Yougoslavie a cessé d'être un pays capitaliste » et, par la voie
des délégués de l'Inde et de Ceylan, que «la Yougoslavie est un Etat
ouvrier dégénéré ».
La vérité est que le Trotskisme s'est débarrassé de la théorie révolu-
tionnaire. La IVe Internationale n'a plus de repères marxistes; elle se
jette dans les bras du Titisme pour cette seule raison qu'il est opposé au
parti russe. Comme c'est l'habitude on voit l'opportunisme coïncider
avec une véritable débâcle idéologique. Mais il est à peine possible'de
parler encore d'opportunisme à ce stade. La IVe Internationale en pre-
nant parti comme elle le fait pour le Titisme met en cause le principe
même de son existence. Elle a été fondée en 1934 sur la constatation
que les partis communistes étaient irrévocablement contre-révolutionnaires
et irredressables. En abandonnant cette idée aujourd'hui, elle supprime
idéologiquement la place qu'elle s'était donnée la mission d'occuper
dans le mouvement ouvrier. Nous prenons acte de sa démission irré-
médiable.
C. MONTAL.
92
CORRESPONDANCE
Nous avons reçu, de la part du Groupe trotskyste de Cuba, la
lettre suivante :
1
La Havane, le 25 juin 1949.
Chers camarades,
Nous venons de recevoir les Nos 1 et 2 de votre revue. Bien que
nous ne soyons pas d'accord sur plusieurs questions fondamentales
qui forme la plate-forme de votre Groupe (comme par exemple sur
la question de la formation de la conscience de classe de la classe
ouvrière), nous apprécions l'effort de réarmement théorique entrepris
par vous, et nous espérons que, persévérant dans cette voie, vous
pourrez, à la longue, influencer le mouvement révolutionnaire-socia-
liste en France et dans le monde.
Nous sommes d'accord avec vous sur la question du capitalisme
d'Etat en Russie, mais nous considérons l'argumentation la plus forte
dans cette question celle apportée par T. Cliff, dans son travail The
Nature of Stalinist Russia > que nous vous recommandons fortement.
(Ce travail a été publié en Angleterre par le R.C.P., 256 Harrow
Road, London W.2.) A notre connaissance, le camarade Rosmer fait
actuellement une traduction française de ce travail et nous espérons
qu'il sera ainsi publié bientôt en français. Nous préparons actuelle-
ment une traduction en espagnol.
Nous vous joignons un manifeste publié par nous à l'occasion du
dernier congrès syndical. Nous appelons particulièrement votre atten-
tion sur les solutions formulées pour les problèmes économiques
(bien que certaines formulations laissent à désirer, l'essence de ces
propositions correspond aux nécessités du moment). Nous serions
intéressés d'avoir votre opinion à ce sujet.
En espérant de recevoir bientôt de vos nouvelles, acceptez nos
salutations fraternelles.
Des extraits de ce manifeste, que nous ferons suivre d'un com:
mentaire, paraftront dans le prochain numéro de « Socialisme ou
Barbarie ».
93