Socialisme ou Barbarie - NO. 8 (JANVIER-FÉVRIER 1951)

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Table des matières

INFORMATION ÉDITORIALE  
BOURT, Raymond: Voyage en Yougoslavie 8:3-30
BELL, Hugo: Le Stalinisme en Allemagne Oriental (suite) 8:31-49 = La classe ouvrière en Allemagne orientale
STONE, R.: La reconstruction de la société (II) 8:50-72 = The American Worker
NOTES:
La situation internationale 8:73-83 = FR1951A
DUPONT, J.: Les organisations "ouvrières" et la guerre de Corée 8:84-89
C[HAULIEU], P.: Nationalisation et productivité 8:90-92 = FR1951B
ANNONCE: Cycle de conférences sur Le Capital 8:93-94
ERRATA: 8:95-96
SOMMAIRE
À PARAÎTRE AUX PROCHAINS NUMÉROS


SOCIALISME OU
B A R B A R I E
.
VOYAGE EN
YOUGOSLAVIE
2.500 jeunes venus de différents pays d'Europe occiden-
tale, dont 1.500 de France, sont allés passer leurs vacances en
"Yougoslavie. Ils étaient invités par la Jeunesse Populaire
Yougoslave à venir travailler sur le chantier de construction
de la cité universitaire de Zagreb. En outre, ils étaient invités
à chercher la vérité sur le régime titiste en regard des accu-
sations du Kominform, par un voyage dans les principales
villes du pays.
Il était déjà tout à fait faux de croire, même avant d'y
avoir été, que l'on pouvait lors d'un séjour touristique agré-
menté de visites d'usines, découvrir le contenu réel du régime
yougoslave. Les conditions du séjour et l'attitude des organi-
sateurs trotskystes » des brigades diminuèrent encore les
chances que l'on pouvait' avoir de faire une expérience un
peu sérieuse. La recherche de la vérité sur la Yougoslavie
fut déformée dès le début par ceux-même qui prétendaient
la chercher. Ils entendaient par recherche de la vérité, une
vérification des accusations staliniennes. Ils étaient prêts à
conclure du caractère mensonger de ces accusations, à l'hon.
nêteté des dirigeants yougoslaves. Etrange logique. Ils
situaient le problème de l'analyse du régime yougoslave en
dehors de tout critère de classe.
3
.
Si cette méthode devait déformer le fond de l'enquête,
celle-ci le fut encore bien davantage par les conditions prati-
ques dans lesquelles elle fut menée. A savoir, s'informer sur
un régime en s'adressant presqu’uniquement à ses dirigeants,
prendre leurs déclarations pour argent comptant et n'accor-
der aucun crédit aux informations provenant des ouvriers
auxquels nous nous adressions. C'est ce que s'efforçèrent de
réaliser d'un commun accord nos guides yougoslaves et les
dirigeants trotskystes des brigades. Les militants trotskystes
qui étaient partis convaincus que le régime yougoslave était
véritablement la dictature du prolétàriat ne pouvaient rien
apprendre et leur enquête se limita à trouver des arguments
pour défendre le régime bureaucratique yougoslave en
essayant de l'habiller de leurs illusions. Et cela, le plus sou-
vent, malgré les propagandistes de service à qui nous avions
à faire. Plus royalistes que le roi, les trotskystes voulaient à
tout prix ne pas voir ce qui évidemment les choquait.
Alors que les yougoslaves raisonnaient en bons bureaucrates
qu'ils sont, les trotskystes voulaient à tout prix les faire pen-
ser en révolutionnaires. Comment peut-on être encore stali.
nien après toutes les trahisons du stalinisme, pensent ingé-
nument les trotskystes ? Tout simplement de la même façon
que vous êtes titistes, camarades. En fait, l'attitude des diri-
geants trotskystes n'a pas été seulement un comble d'imbé.
cilité, mais une attitude ouvertement contre-révolutionnaire
et bureaucratique. Leur servilité vis-à-vis des yougoslaves a
été parfois même écoeurante. Comment osez-vous traiter
ainsi des gens qui nous ont si bien reçu ? », nous ont-ils dit
une fois que certains anarchistes et moi, critiquions publi-
quement certains faits.
Le résultat de ce voyage a été le contraire de ce qu'ils
espéraient. La majorité de ceux qui sont revenus de Yougo-
slavie ont été dégouttes et de la « révolution yougoslave », et
des trotskystes, mais ceux-ci n'en n'ont pas moins constitué
un comité des brigades dont ils ont gardé la direction et qui
s'en va chantant partout que les travailleurs français qui ont
été en Yougoslavie, ont apprécié la révolution bureaucrati-
que. Ces méthodes nous rappellent quelque chose. Sans doute
les militants trotskystes ne sont pas prêts à être les Aragon
et les Wurmiser de la Yougoslavie. Mais ils ne sont pas loin
d'être une nouvelle espèce politique assez rare que l'on pour-
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ait appeler l'espèce crypto-titiste... de gauche pour leur faire
plaisir.
La liberté la plus entière nous fut laissée de nous balla-
der dans les villes où nous passions. On ne nous refusa jamais,
ou presque, de nous laisser voir telle ou telle chose dans les
limites des possibilités de temps, d'organisation et d'autorisa-
tion. Après avoir passé dix jours à Zagreb et avoir communi-
qué dès notre arrivée, notre intention de visiter le camp de
concentration situé à proximité de la ville, ce ne fut qu'arri-
vés à Sarayevo, soit à trente heures de train de là, que l'on
nous apprit que si nous voulions visiter un camp, il fallait
retourner à Zagreb. On nous avait même promis de visiter le
camp de Jablanitza, or, quand nous arrivâmes à cet endroit,
il n'y avait plus de camp. La plupart des jeunes n'avaient pas
d'idées préconçues sur le régime yougoslave, mais pour les
militants révolutionnaires, le problème ne pouvait pas se
limiter à une enquête journalistique, ni se poser en dehors
d'une conception d'ensemble du problème social et politique
à l'échelle mondiale. Nous ne pensions pas que la vue de mai-
sons en construction, l'existence de fermès coopératives (?),
la concentration des moyens de production dans les mains de
l'Etat et la planification pouvaient conférer au régime un
contenu socialiste.
Ce n'est qu'en confrontant nos conceptions sur le Socia-
lisme, l'expérience de l'évolution de la Russie, les données
générales que nous avions sur le régime yougoslave, à la réa-
lité vivante, que nous avons pu nous faire une idée la plus
claire possible de ce régime. Nous avons cherché derrière les
affirmations officielles, mais les résultats de notre enquête
sont restés incomplets. Les yougoslaves ne s'attendaient pas à
une étude de ce genre, jusqu'à présent, ils avaient à faire à
des bornés, ou à des inconscients, à des convaincus d'avance
ou à des petits bourgeois à qui il suffisait de montrer des
chantiers de construction de pompeuses statistiques
n'ayant aucune signification. Nous avons demandé des statis-
tiques sérieuses et non des discours, alors nous n'avons rien
obtenu. Nous attendons encore les barèmes sur le rationne-
ment, les prix d'achat des produits agricoles aux paysans, les
indices de production, l'importance des dépenses d'arme-
ment, la part des différentes couches sociales dans le revenu
ou
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national (très important pour juger de l'importance des privi-
lèges bureaucratiques).
Nous avons pu constater l'existence d'hôtels, de restau-
rants, de produits inaccessibles aux travailleurs, nous avons
vu des gens bien vêtus et bien nourris, mais nous n'avons
jamais pu savoir officiellement d'où ces gens tiraient leurs
revenus. et leurs avantages.
Le bureau des statistiques, qui est avec l'armée et la
police, 'une des trois institutions secrètes du régime, d'après
Kardelj, lui-même, a gardé ses secrets pour nous comme pour
le peuple yougoslave, alors que c'est une chose essentielle
pour un régime prolétarien de les faire connaître clairement
à tous.
Sans doute, le régime yougoslave n'a pas l'organisation
rigoureuse du régime stalinien, mais il possède cependant
tous les traits fondamentaux du régime bureaucratique.
Formation de la brigade et départ.
C'est dans le courant du mois d'avril que des militants du
P.C.I. (trotskistes) ont constitué chez Renault une brigade de
travail pour la Yougoslavie. Cent quatre-vingt jeunes s'inscri-
virent tant à l'usine qu'à l'extérieur. Au moment du départ, il
né restait plus que 90 participants, les uns ayant abandonné
sous la pression des staliniens, les autres apeurés par les événe-
ments et le reste pour des motifs personnels. Nous sommes
partis le 27 juillet de Paris et le 29. au matin nous avons
franchi la frontière yougoslave. Il fallut beaucoup de temps
pour la vérification de papiers, et ensuite nous partîmes en
direction de Lubjana et Zagreb. Dès que le jour se lève, nous
sommes étonnés de voir des femmes et même des enfants tra-
vaillant sur les voies à décharger les briques ou du bois. Eton-
nés aussi par le morcellement des cultures. Bientôt arrive Mao,
étudiant en journalisme et diplomatie; il se promène dans le
wagon et vante le régime, parle des bourses pour les étudiants
variant entre 2.000 et 3.500 dinars par mois, parle de la nourri-
ture et du marché libre pour reprendre aux anciens riches
leur dernier sou. Arrive Vili Zoupencic, immédiatement très
entouré par les militants trotskystes qui le harcèlent de ques-
tions et le flattent. Une femme nous dit les difficultés de la
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vie, mais affirme avoir un espoir d'amélioration après le pre-
mier plan; elle nous donne différents prix en vigueur, dont le
vin, de 150 à 200 dinars le litre.
Arrivés à Lubjana, nous voyons les premiers officiers dans
la gare; au buffet, rien à boire, que de la tisane à 6 dinars
la tasse; les gens mangent une soupe de haricots et de pain
noir.
Nous voilà enfin à Zagreb : beaucoup de monde dans la
gare; dehors, des camions nous attendent. Quelques jeunes
dansent le « kolo » pour nous. Nous partons en chantant avec
drapeaux et banderolles; indifférence totale de la population
qui ne se retourne même pas, habituée semble-t-il à ce genre
de spectacle. A notre arrivée au camp de Dubrava, la fanfare
souffle dans ses cuivres, les jeunes dansent pour nous, alors
que, fatigués, nous attendons avec impatience le moment de
nous laver, de manger, de nous reposer.
Le camp de Dubrava sert pour cette forme particulière de
mobilisation des masses qu'est le < travail volontaire ».
Comparé à tous les camps que nous avons vu par la suite,
celui où nous étions était privilégié. Il l'était aussi par rapport
à la population de Zagreb qui vivait très mal. A Dubrava, nous
avions des lits, les uns simples, les autres doubles, garnis de
matelas, de draps et de couvertures, alors que dans un camp
de Belgrade et dans celui de l'usine de laminage, les lits
n'étaient plus que de simples bas-flancs où les jeunes s'entas-
saient sur des paillasses, sans draps, avec des loques pour cou-
verture. Il faut dire qu'à l'occasion de notre visite au camp
de l'usine de laminage nous fûmes invités à voir deux ou trois
baraques spécialement nettoyées pour notre venue, avec des
lits pourvus
de belles couvertures blanches, alors que le reste
du camp. se trouvait dans un état sordide. A Dubrava, nous
avions de grandes cuisines bien aménagées; nous mangions
dans un grand réfectoire coquet par petites tables; nous
étions servis et, si la nourriture laissait à désirer pour nous
étrangers, nous avions tout de même un repas. Dans les autres
camps, la cuisine est faite dans de petites baraques, les jeunes
yiennent avec une écuelle de fer ou de terre chercher leur
ration de soupe plus ou moins épaisse, ainsi qu'un morceau de
pain. C'est là leur seul repas. Ils n'ont pas de réfectoire, empor-
tent leur écuelle et mangent dans un coin. Nous, les étrangers,
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touchions quinze cigarettes par jour, alors que les étudiants
n'en touchaient que cinq. Les autres semblaient ne pas en
toucher du tout.
Il y a dans la vie yougoslave un principe sacré qui équivaut
au slogan de la bourgeoisie naissante disant : « La possibilité
est donnée à chacun de devenir riche. » En Yougoslavie, c'est
la «hiérarchie » qui est la base de tout et chacun peut, par
son travail et son dévouement, « s'élever dans la hiérarchie >>
et la hiérarchie est partout. Nous étions le camp du plus haut
degré de la hiérarchie du « travail volontaire » car nous étions
une arme de propagande utile pour le recrutement et le dyna-
misme des camps. En effet, juridiquement, personne n'est forcé
de venir travailler dans les camps de jeunes, mais :
1° il y a la propagande, et nous avions notre place dans
celle-ci;
2° il y a la possibilité pour les jeunes demeurant dans de
lointains villages de venir voir la ville; la soupe aussi mauvaise ,
soit-elle est souvent meilleure que chez soi où parfois il n'y en
a pas du tout; il y a la paire de bleus de travail que l'on pourra
emporter et, bien qu'elle soit de mauvaise qualité, elle servira
d'habit de dimanche pour celui qui n'a rien d'autre. Mais, à
côté de cès « avantages matériels », il y a la pression psycho-
logique plus ou moins directe; cela touche plus particulière-
ment les étudiants qui dépendent de l'Etat pour leurs études
et leur bourse. Des étudiants nous racontaient que, s'ils ne
venaient pas en brigade, on diminuait leur bourse, leurs tickets
d'alimentation, ils étaient mal notés aux examens et pouvaient
se voir obliger de renouveler les classes ou bien étaient même
éliminés des études. Très curieux aussi est la hiérarchie du
travail et les récompenses dans les brigades mêmes. D'abord, il
y eut la brigade Renault, à qui l'on accorda tout ce qu'elle
voulut et qui fit même modifier le régime de la durée du travail
des brigades de trois semaines. Jusque là, les brigades de trois
semaines travaillaient dix à douze jours et se promenaient une
semaine. A partir de la brigade Renault, l'on travailla une
semaine et on visita pendant deux semaines. Ensuite, il y eut
les brigades étrangères; en général, elles avaient droit à un
séjour visite, surtout sur la côte dalmate; puis les brigades
des Yougoslaves de l'étranger, Triestins surtout, auxquelles on
donna quelques avantages pour les inciter à venir vivre dans
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la
la Patrie socialiste ». Alors venaient les brigades d'étudiants,
les brigades d'ouvriers et employés d'usines et, tout à la fin,
les brigades de paysans bosniens et macédoniens. On peut être
affecté à un bon ou à un mauvais camp, car il y en a partout
et l'on peut dire que plusieurs centaines de milliers de jeunes
ont été utilisés à de grands travaux, par ce seul moyen. Diffé-
rentes sortes d'émulation sont utilisées en commençant par
plus élémentaire : l'enthousiasme du jeune à construire quel-
que chose. Il y a les médailles d'Oudarnick, les fanions, les
drapeaux, les galons, les réceptions chez les chefs bien-aimés,
les auditions à la radio, etc... Les camps ont donc de multiples
buts; d'abord, fournir une main-d'oeuvre à bon marché;
ensuite réaliser la première étape de la militarisation de la
jeunesse et faire, en général, son éducation politique. Pour les,
jeunes paysans, c'est le moyen de les attirer vers la ville.
Il faut dire, en conclusion de ce chapitre, que les jeunes
étrangers qui venaient en brigade servaient à d'autres buts.
Ils étaient une arme de propagande pour les besoins internes.
(Voyez, disaient les dirigeants, les jeunes de tous les pays vien-
nent travailler à la construction de notre socialisme) et exter-
nes (vous direz la vérité sur notre construction du socialisme,
sur notre peuple courageur qui travaille volontairement pour
son pays). De là viennent nos privilèges car le régime bureau-
cratique soigne particulièrement sa propagande. Nous n'étions.
donc pas une main-d'ouvre à bon marché, bien au contraire,
nous coûtions très cher. C'est avec la sueur des ouvriers yougo-
l'on nous a reçu si brillamment. Que l'on ne se
méprenne pas ! Nous pensons qu'il y a du bon dans une
période de difficultés à ce que les jeunes participent à l'édifi-
cation du socialisme, même pendant la période de leurs
vacances. Mais en Yougoslavie, le travail « volontaire » n'est en
fait qu'une forme de surexploitation car, à côté de ce que l'on
exige des jeunes, des femmes, des hommes en général, existe
une couche de parasites privilégiés.
slaves que
Premier contact avec la population.
Au cours de nos visites dans la ville de Zagreb, nous avons
eu mille occasions de parler avec des travailleurs et des ména-
gères sur leur travail et leurs conditions de vie; nous avons
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toujours rencontré chez nos interlocuteurs une grande peur
de parler, même dans les très simples conversations que nous
avons eues sur les difficultés de vie, de ravitaillement et de
travail. Un ouvrier nous parle des salaires; deux miliciens
s'approchent; l'ouvrier se sauve sans excuses, sans rien. Dans
le tram, un ménage nous raconte sa vie; lui gagne 3.000 dinars
par mois, elle ne travaille pas; ils ont approximativement 100
dinars, par jour pour faire vivre deux personnes. Le loyer
mensuel coûte 300 dinars, un kilo de pain noir coûte 7 dinars
(avec les tickets, ils ont le droit d'en acheter 650 grammes par
jour), un kilo de pommes de terre coûte 30 à 35 dinars, un
litre de bière 35 dinars, un euf de 16 à 20 dinars. Lui a droit
à un kilo de viande par mois, elle à 200 grammes. Avec ticket,
la viande coûte aux environs de 50 dinars le kilo; sans ticket,
de 2 à 300 dinars; le kilo de fruits, en général de mauvaise
qualité, varie entre 50 et 100 dinars le kilo. Jusqu'aux pommes
vertes, véreuses, ramassées sous l'arbre, que l'on vend à 30
dinars le kilo. Les produits laitiers sont libres : le beurre coûte
600 dinars le kilo, le fromage de 400 à 600 dinars le kilo. I
y a des titres de rationnement seulement pour le pain, la
graisse, la viande, le sucre et l'habillement - le chocolat, en
petite quantité pour les enfants. En dehors des quelques pro-
duits contingentés et taxés à un prix relativement abordable, le
reste : légumes, fruits et autres, sont libres et non taxés, à des
prix très élevés soit au marché où les paysans viennent appor-
ter leurs produits, soit dans les coopératives de consommation
où les prix sont sensiblement les mêmes. Les objets de pre-
mière nécessité : peignes, casseroles, assiettes, sont de mau-
vaise qualité et à des prix inabordables. Il y a des Magasins
d'Etat de luxe, où l'on vend soit des produits d'occasion dont
les ex-bourgeois se défont pour pouvoir vivre, soit des produits
de très bonne qualité : tissus de lin, gants fourrés, verreries,
meubles, que seuls les nouveaux riches peuvent se payer.
A partir du lundi matin, nous travaillons sur le chantier,
d'abord au terrassement, ensuite à porter des briques ou à faire
le mortier. Les constructions sont des plus rudimentaires, non
seulement comme conception, mais aussi comme exécution. Ce
sont des bâtiments en brique, hauts d'un étage, dans lesquels
pourront loger une cinquantaine d'étudiants. Sur le chantier,
nous discutons avec des étudiants et des ouvriers maçons. Ils
nous disent que les privilégiés du régime ne sont pas les
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techniciens qui ont des salaires plus élevés que les ouvriers
(en général 2 ou 3 fois), mais les bureaucrates de l'appareil
d'Etat : responsables syndicaux, administrateurs, responsables
du parti, du front populaire, de la J.P.Y., des organismes de
propagande, journalistes, artistes, les officiers de carrière de
l'armée et de la police. Nous avons aussi des précisions sur le
travail volontaire des adultes. Nous avions été étonnés de voir
dans les entrées des grandes maisons ouvrières, la liste des
habitants de l'immeuble dont les noms étaient suivis de traits
plus ou moins longs. En discutant avec des ouvriers, nous leur
avons demandé ce que cela signifiait. La réponse fut : c'est le
tableau public du « travail volontaire » des membres du front
populaire. Tout le monde fait parti du front populaire qui,
sans être obligatoire, est en fait une nécessité vitale, car celui
qui n'y appartient pas risque de se voir retirer ses cartes d'ali-
mentation, les allocations familiales, les distributions de bois
et de charbon pour l'hiver. Les travailleurs sont donc obliga-
toirement mobilisés par ces' organisations de masse qui, en
plus du bourrage de crâne politique, exigent des heures de
travail volontaire pour des constructions pour lesquelles l'Etat
ne juge pas nécessaire d'octroyer des crédits suffisants.
Visites d'usines.
Nous avons visité pendant notre séjour à Zagreb l’usine
Rade Konchar et, lors de notre passage à Belgrade, l'usine
Ivo Lola Riba. L'usine de Zagreb est une ancienne construc-
tion du trust allemand Siemens et elle fut construite juste
avant la
guerre. Notre premier contact dans l'usine se fait avec
un des miliciens qui la gardent. Les trotskystes qui étaient allés
en Yougoslavie à l'occasion du premier mai, avaient rapporté
que les hommes habillés en soldats qui gardaient les usines
étaient des ouvriers. Nous interrogeons officiellement, par
l'intermédiaire d'un interprète yougoslave, notre milicien.
Que fais-tu là, camarade ?
Je garde la Propriété socialiste contre le vol et le sabo-
tage.
Combien gagnes-tu ?
3.200 dinars par mois.
Combien d'heures de travail ?
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12 heures de présence, deux quarts de 4 heures et 4
heures de repos.
Combien touches-tu de viande ?
4 kilos par mois (les ouvriers de force - Oudarnick
ne touchent que 1 kg. 800 de viande par mois).
Et depuis quand fais-tu ce métier ?
Depuis 1946.
Sur ce nous continuons notre visite sans commentaires.
Rade Konchar est une usine de gros matériel électrique; elle
emploie 3.200 ouvriers, 800 employés, techniciens et cadres. Au
moment où nous visitons, soit l'époque des vacances, soit
l'heure font qu'il n'y a pas beaucoup d'animation dans les
vastes ateliers. Nous avons tout de même pas mal de discus-
sions avec les ouvriers, en allemand et en italien. Au premier
abord, ils se méfient et se taisent, ou deviennent évasifs dès
que le groupe des auditeurs devient trop important. Ils nous
parlent des salaires : 9 catégories, le salaire le plus bas cons-
taté a été de 2.004 dinars, le plus haut de 10.000; la moyenne
des ouvriers qualifiés gagne entre 4 et 6.000 dinars, les autres
autour de 3.000. Les cadences semblent normales pour nous,
sauf sur les presses à découper où des femmes travaillent et où
l'on constate qu'il n'existe aucun système de sécurité; lorsque
nous posons la question, la personne qui nous accompagne ne
semble pas savoir qu'il peut y avoir des systèmes de sécurité.
Par la suite, on nous explique que l'on a pas encore réussi à
installer des protecteurs.
Le directeur gagne 9.000 dinars. Il a une voiture à sa dis-
position et une prime de bon fonctionnement qui ne peut
dépasser 90 % de son salaire. Nous avons appris par des
ouvriers avec lesquels nous discutions, que certains directeurs
pour améliorer leur revenu, prenaient du travail à façon pour
des paysans libres, le faisaient faire par un ouvrier auquel ils
demandaient son prix et ensuite prenaient un bénéfice. Ce
petit fait relativement secondaire dans le système d'exploitation
bureaucratique, montre néanmoins que la « propriété » des
moyens de production échappe aux travailleurs et qu'elle
appartient bien aux bureaucrates.
Nous savions qu'il existait dans chaque usine des cantines
« Mensa » qui, paraît-il, étaient très avantageuses pour les
ouvriers; nous avons cependant constaté dans les deux usines
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visitées que seulement un quart des ouvriers mangeaient à ces
cantines. A Rade Konchar, la cantine coûte 1.300 dinars par
mois. Des ouvriers qui mangeaient dans les ateliers avec un
casse-croûte, nous répondent que la cantine n'est pas à leur
goût, qu'en fait ça ne vaut pas les 1.300 dinars et, lorsque nous
interrogeons un ouvrier à la sortie de la cantine sur le menu, il
nous dit : « Cela va beaucoup mieux depuis les visites. » A
noter que ce jour-là le repas du soir se composait d'un plat
unique, haricots et une ou deux tranches de saucisson.
Les ouvriers sont munis d'un livret de travail; ils sont liés
à l'usine par un contrat qu'ils ne peuvent rompre sans se voir
retirer les cartes d'alimentation, le logement (qui dépend sou-
vent de l'usine), ainsi que les avantages des vacances (chaque
jour d'absence non justifié est soustrait à la totalité des 14
jours de vacances annuelles). Tous les ouvriers sont syndiqués
à l'unique syndicat d'Etat, dont le rôle n'est pas de revendiquer
mais de s'occuper de la bonne marche de l'entreprise, de la
discipline dans le travail et de la « juste différenciation » des
salaires. L'ouvrier est responsable de son outillage individuel;
il doit le payer en cas de perte ou de détérioration.
Les ouvriers interrogés sur la question des « Conseils
d'Usines », ne semblaient pas du tout au courant et se conten-
taient de répondre laconiquement avec un haussement d'épau-
les : « Nous verrons bien... »
La cotisation syndicale est de 1%. Il ne suffit pas aux
dirigeants d'accorder des privilèges de salaire à une petite
catégorie de travailleurs (3 ou 4%), mais il faut en plus qu'ils
utilisent l'argent des syndicats pour accentuer les différences
à l'intérieur même de la classe ouvrière.
En effet, dix pour cent des cotisations syndicales sont affec-
tées aux vacances gratuites pour ceux qui gagnent trois ou
quatre fois plus que les autres (les innovateurs et les oudar-
niks). En faisant un rapide calcul, on s'aperçoit du bluff des
congés payés gratuits, 1% du salaire représente la valeur
de trois jours de travail annuels; sur ces trois jours, 10 %
servent à payer ces vacances gratuites, soit près de trois heures
par an prélevées à tous les travailleurs pour les donner aux
« meilleurs ». L'oudarnick peut, de plus, obtenir jusqu'à un
mois de congé payé. Lorsqu'on sait maintenant que les mai-
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sons de repos pour les travailleurs ont reçu pendant l'année
1949 42.000 personnes (travailleurs et leur famille) et qu'en
1950 le chiffre devait être porté à 46.000, on comprendra
facilement que la possibilité d'aller en vacances n'est réservée
qu'à une toute petite minorité de travailleurs.
Sans vouloir analyser le problème des comités ouvriers de
gestion d'usines que nous traiterons, vu son importance, dans
un prochain article, nous pouvons dire que c'est aussi parmi
les « meilleurs » que seront choisis les représentants aux
comités de direction des usines et que ceux-ci conserveront
dans leurs nouvelles fonctions leur ancien salaire. Ce principe
est appliqué dans toutes les fonctions où les ouvriers méritants
peuvent accéder. Quand on sait que des ouvriers « supérieure-
ment initiateurs » peuvent gagner de 18 à 20.000 dinars, il
serait sans doute curieux de savoir si, dans des organes de
direction économique ou politique, il pourrait y avoir des diri-
geants qualifiés gagnant moins que d'autres. Les mensonges
sur les bas salaires des directeurs d'usines, de conseils écono-
miques ou d'organes politiques sont donc réfutés d'eux-mêmes.
Les coopératives paysannes.
Visite à la Zadrouga (ferme collective) nommée « Tito », à
proximité de Zagreb. La superficie de la Zadrouga est de
90 ha, sa population est de 62 personnes, dont 37 personnes
actives, 8 enfants, 4 vieillards et 4 jeunes qui sont à l'armée.
Le Conseil de la Zadrouga est composée de 7 membres,
dont 5 inscrits au parti. L'assemblée générale des travailleurs
a lieu tous les six mois. Cette ferme se consacre à l'élevage du
porc dont le kilo est vendu à l'Etat 19 dinars sur pied, plus 19
coupons utilisés pour l'achat de produits industriels au prix
taxé (pour acheter un costume de basse qualité, il faut 2.000
dinars et 2.000 coupons). La Zadrouga se nommant « Tito », il
est fort probable qu'elle soit la plus belle parmi les 12 de la
région. Nous avons vu de jolies petites maisons bien conçues
et bien construites, mais pas encore terminées.
Voyons maintenant comment est appliqué dans ces coopé-
ratives agricoles le sacro-saint principe de la hiérarchie et de
la « juste différenciation » des salaires. La valeur comptable
d'une journée de travail est fixée à 147 dinars pour 10 heures.
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Selon la capacité du travailleur, une journée de travail effectif
vaut une, une et demie, deux, deux et demie journées de tra-
vail comptable. Le minimum touché par un membre a été de
150 journées comptables, soit 22.050 dinars pour l'année; le
maximum touché par un membre a été de 450 journées comp-
tables, soit 66.150 dinars pour l'année. Le secrétaire de la
Zadrougа était très fier de nous citer une famille de cinq mem-
bres ayant gagné 300.000 dinars dans son année. Il faudrait
donc que chacun des membres de cette famille ait gagné le
maximum ou bien qu'elle jouisse d'une rente importante sur
la terre, ce qui laisserait supposer : lº que cette famille était
de celles qui possédaient le plus de terre à l'origine; 2° dans le
cas où la rente serait minime, comme on nous l'a prétendu,
qu'elle conserve une influence telle dans la direction de la
Zadrouga que chacun de ses membres a un travail « bien rému-
nérateur ». Un pour cent des revenus est consacré au Front
social et un pour cent au Front culturel, ces chiffres n'ayant
strictement aucune valeur car on ne nous a pas donné exacte-
ment l'usage de ces fonds. On ne peut comprendre de toute
le un pour cent versé au Front social couvre les
frais de maladie ou secours divers, car il serait bien entendu
tout à fait insuffisant.
Les trotskystes avaient prétendu que les comités populaires
étaient semblables aux organisations soviétiques, c'est-à-dire
des organes politiques de masse liés directement à la vie
économique du pays. Notre première question fut :
- Sur quelle base sont élus les représentants au Comité
populaire ?
façon que
; Réponse :
Sur une base territoriale. La ville est partagée en 165
secteurs géographiques qui élisent une assemblée de 165 mem-
bres et c'est celle-ci qui élit les 23 membres permanents du
Comité populaire. Leur salaire varie entre 6 et 9.000 dinars
.
par mois.
Visite au Comité populaire de Zagreb.
Les trotskystes attachaient une grande importance à l'exis-
tence d'une « milice populaire »; en effet, le titre est promet-
teur, mais qu'en est-il exactement ? La milice est-elle un organe
15
permanent ou une fonction exercée par roulement par les tra-
vailleurs ? Nous posons la question :
Comment se fait le choix des miliciens ?
Réponse :
Il n'y a pas de critère spécial.
Salaire d'un milicien ?
On nous répond :
Comme une employé normal.
Il ressort donc de tout ceci que cette fameuse milice popu-
laire n'est qu'une police locale, organe permanent séparé du
prolétariat et chargé de maintenir l'ordre.
Quels sont les rapports entre le Comité populaire et
l'armée ?
Le Comité populaire n'a pas une action directe sur
l'armée, mais c'est le peuple armé qui est mené par les gens
du peuple... (genre typique des réponses qui nous furent don-
nées et qui ne signifient absolument rien)..
Les officiers de l'armée et de la police sont des militaires
de carrière nommés par le commandement de l'armée ou par
le ministère de l'Intérieur. Leur salaire et leurs privilèges sous
forme d'avantages en nature sont énormes; il suffit de les
voir dans leurs uniformes flambants et chamarrés d'or, se pro-
mener dans la ville avec leur femme et leurs enfants bien vêtus
et bien nourris, alors que le reste de la population et les sim-
ples soldats sont vêtus misérablement et se nourrissent de pain
et de soupe. Les Comités populaires sont donc purement et
simplement des organes municipaux tels qu'ils existent dans
n'importe quelle « démocratie » bourgeoise et, s'il existe
contact plus étroit entre cet organisme et les masses, il
n'exprime pas la possibilité pour celles-ci de le contrôler mais,
bien au contraire, la domination sur tous les plans du Comité
populaire pour embrigader et mobiliser les masses pour les
travaux « volontaires » et l'« éducation idéologique ».
Inutile de préciser que les élections se font dans un climat
« démocratique » très spécial. D'abord, les libertés élémen-
taires de la presse, d'association, de la parole n'existent
pratiquement pas en fonction du principe que tout le peuple
est dans le Front populaire et que tous les autres courants se
i
16
un
sont discrédités pendant la guerre. Sur ce plan, il y a deux
sortes de courants :
Primo, les anciens partis bourgeois. Avec ceux-ci, Tito n'a
pas hésité à collaborer après la libération du territoire, et la
plus grande partie de leurs membres sont devenus des fidèles
défenseurs du régime. Mais ces gens-là ne nous intéressent que
fort peu; la liberté en régime socialiste, ce n'est pas la liberté
pour les vestiges du régime d'exploitation détruit, mais c'est la
liberté pour tous les courants prolétariens d'intervenir dans la
vie politique et économique en apportant leur conception sur
la construction de la Société socialiste, sans parler du droit de
fraction dans le parti lui-même qui doit permettre une vie
politique intense. Avec le mépris que les bureaucrates ont de la
vérité, c'est sans rire qu'à la question de savoir si les tendances
politiques ont le droit d'exister dans le P.C.Y., l'on nous
répondit :
Le P.C.Y. est formé sur les principes du marxisme-léni-
nisme. Les fractions n'y sont pas admises.
La liberté refusée à ses propres membres n'est pas, bien
entendu, donnée au reste du prolétariat qui doit obéir à la
baguette du maréchal et à tous son orchestre de sous-maré-
chaux.
Les élections sont donc organisées comme seuls savent les
organiser les régimes de dictature féroce, en faisant nommer.
en petit comité les candidats, en les faisant ratifier dans des
assemblées « enthousiastes » pour ensuite régler soit par
influence, soit par trucage, un pourcentage décidé à l'avance.
i
Visite au C. C. des Syndicats de la République de Croatie.
Voici, choisies parmi les multiples questions que nous
avons posées aux bureaucrates syndicaux, quelques-unes qui
révèlent la phraséologie employée par ceux-ci quand ils
doivent répondre à des questions précises :
QUESTION. Rapports du syndicat avec l'Etat et le
P.C.Y. ?
RÉPONSE. — Le syndicat yougoslave est une organisation de
masse qui groupe les travailleurs volontaires. Le P.C.Y. guide
le syndicat...
17
.
QUESTION. - Le syndicat peut-il présenter une liste de can-
didats à l'assemblée populaire ?
RÉPONSE. -- Tous les membres du syndicat sont membres
du Front populaire, lequel peut seul présenter des listes.
QUESTION. – Les syndicats ont un rôle différent que dans
les sociétés capitalistes ? Il se peut que le syndicat ait des
divergences sur la façon de construire le Socialisme. Comment
cela se passe-t-il ?
RÉPONSE. – Notre parti a son programme, notre syndicat
et le Front populaire aussi, MAIS TOUS LES PROGRAMMES
SONT IDENTIQUES. Notre parti a comme programme l'édifi-
cation du Socialisme au travers du plan quinquennal Le syn-
dicat doit appliquer ce programme.
QUESTION. Le syndicat peut-il poser des revendications
de salaires ?
RÉPONSE. — L'usine n'a pas la responsabilité matérielle des
travailleurs. Aucun homme ne doit prendre des obligations
qu'il ne peut appliquer.
Réponse jésuitique entre toutes car personne n'avait
demandé que la revendication soit seulement portée à l'échelle
de l'usine.
La valeur même de la question est douteuse car, quand on
sait que le syndicat a le même programme et les mêmes prin-
cipes que le parti, il se trouve que sans aucun doute, avec
l'appui total de la bureaucratie syndicale et politique, il
n'existe aucune possibilité pour les travailleurs de protester
contre le système de la rémunération du travail tel qu'il existe
en Yougoslavie comme nous allons le voir.
QUESTION. - Comment se fait la répartition des revenus de
l'usine ?
RÉPONSE. — Il y a une échelle de pourcentage pour chaque
branche d'industrie; la plus grande part revient à l'Etat. Nous
ne connaissons pas le pourcentage pour les ouvriers. (C'est, en
effet, le moindre de leurs soucis).
QUESTION. - Y a-t-il une différence entre le système Oudar-
nick et le système Stakanov ?
18
::
Succulente réponse :
Le système stakanoviste en Russie s'appuie sur la science
de Marx-Engels; chez nous, le système Oudarnick s'appuie
aussi sur la science de Marx-Engels.
QUESTION. Mais c'est un système d'inégalité. Comment
pouvez-vous justifier cette exploitation criminelle ?
RÉPONSE. - Notre pays est socialiste, donc les travailleurs
sont intéressés à la production; chaque homme qui produit.
plus, reçoit davantage.
QUESTION. Si plusieurs travailleurs font plus que la
norme, 120 % par exemple, est-ce que les 120 % ne se trans-
forment pas en 100 pour tout le monde ?
RÉPONSE. Chaque travailleur qui dépasse la norme tou-
che 50 % en plus, mais si la plupart des travailleurs font plus
que la norme, on fait la révision des normes. (Sans commen-
taires !).
QUESTION.
Les Oudarnicks ont-ils des avantages parti-
culiers ?
RÉPONSE. – Vacances plus longues : 20 à 30 jours; des
tickets supplémentaires de nourriture tous les mois, des pri-
mes (facultatives), 30 points de textiles de plus par an, priorité
dans les coopératives et les cinémas (sic), droit aux maisons de
repos où ils ne paient pas et enfin priorité pour les meilleurs
logements.
QUESTION Quel est l'éventail hiérarchique ?
RÉPONSE. Le salaire le plus bas est 3.000 dinars par mois,
le plus haut peut aller jusqu'à 12.000, 20.000 et même 30.000
pour les Oudarnicks célèbres.
QUESTION. Existe-t-il un minimum vital et de combien ?
RÉPONSE. Le minimum vital pour les employés des
bureaux est de 2.800 dinars et pour les travailleurs de 3.200
dinars.
A remarquer : 1° on nous dit d'abord qu'il n'y a pas de
salaires plus bas que 3.000 dinars et, à la question suivante,
on nous dit que le minimum vital des employés est de 2.800
dinars.
19
2° Nous avons constaté couramment des salaires de 2.500,
2.600 et même 2.000 dinars.
Il y aurait donc des salaires en dessous du minimum légal
et comme c'est l'Etat qui fixe les salaires et qui paye, on peut
voir la valeur des réponses que l'on nous a données. Ces chif-
fres sont quand même très intéressants, quand on connaît les
prix des denrées alimentaires, ou même le prix des cantines
d'usine que les ouvriers désertent tellement elles sont mau-
vaises et qui coûtent 1.200 à 1.300 dinars par mois, soit près
de la moitié du minimum vital. A remarquer aussi que ces prix
sont, bien entendu, sans aucun rapport avec les prix pratiqués
dans les restaurants où le repas coûte pour le moins 100 dinars.
Dans les cantines des usines de la région parisienne, le prix
moyen est de 60 fr. le repas, ce qui fait environ 1.600 fr. par
mois pour 26 jours, soit à peine 10 % du minimum vital.
Question intéressante sur le salaire du manoeuvre, de
l'ouvrier qualifié et du chef d'équipe :
RÉPONSE. « Le salaire de l'ouvrier qualifié était plus fort
que celui du chef d'équipe; aussi il y avait une tendance chez
les ouvriers à ne pas vouloir être chef d'équipe (ce qui se
comprend parfaitement, le chef d'équipe étant en général un
ouvrier hautement qualifié : si son salaire restait fixe, il aurait
pu avoir sous ses ordres des ouvriers gagnant deux ou trois fois
comme lui); depuis nous avons donné une prime supplémen-
taire pour niveler le salaire des deux catégories.
On peut poursuivre le raisonnement. Il y a en Yougoslavie
une masse de super-oudarnicks qui sont devenus directeurs
d'entreprises. Ils gagnaient selon les lois du régime jusqu'à
30.000 dinars par mois, et les voilà revenus au salaire avoué
du directeur qui serait de 6.000 à 8.000 dinars ! On voit par
là les multiples contradictions et les mensonges de la bureau-
cratie pour cacher aux travailleurs ses revenus.
QUESTION. - Y a-t-il des écoles de cadres syndicaux ?
RÉPONSE. Il y avait une école du Comité central par
république, par département, par ville. Aujourd'hui, il n'y a
pas particulièrement besoin de dirigeants et maintenant on
supprime les *écoles syndicales (merveilleuse conception des
bureaucrates bien en place qui tâchent d'éliminer des concur-
rents en puissance).
QUESTION. Quel est le matériel d'éducation ?
20
1° La littérature marxiste : Marx, Engels,
RÉPONSE.
Lénitte, Staline.
2° Des livres sur les calomnies du Kominform.
3° Des études des peuvres du marxisme-leninisme et leur
application aux problèmes politiques yougoslaves. Chaque tra-
vailleur est éduqué selon le marxisme-leninisme. Nous laissons
la liberté du culte, mais nous donnons une éducation contre les
religions (il faut dire que nous avons appris d'autre part que
les prêtres qui donnent des cours d'enseignement religieux
dans les écoles sur la demande des parents d'élèves, sont payés
par l'Etat pour ce travail).
Le marxisme-leninisme était, lors de notre séjour, la grande
formule à la mode, comme elle l'est dans les discours ou
moindres écrits, formule d'autant plus vide de sens que
l'ensemble des principes appliqués en Yougoslavie se rappro-
chent beaucoup plus des principes de Staline et que l'amalgame
entre les principes staliniens et ceux de Marx montrent bien
tout le faux contenu de ces termes.
Nous avons laissé ces réponses telles qu'elles nous ont été
données, ce qui peut les rendre un peu bizarre; mais nous
avons préféré cette méthode pour en conserver toute la saveur.
Autant le bla-blatage contre la bureaucratie est, en Yougos-
lavie, à la mode, autant ces mêmes bureaucrates se jugent tout
à fait nécessaires et pas du tout bureaucrates. C'est aux ouvriers
que nous nous sommes adressés pour savoir ce qu'ils en pen-
sent. Pour les travailleurs conscients, les bureaucrates syndi-
caux étaient à mettre dans le même sac que les profiteurs du
régime.
1
Nous avons donc passés dix jours à Zagreb entre le travail,
le matin avec de longues discussions avec des jeunes étudiants
et l'après-midi, soit au camp, soit en visite officielle, soit en
promenade et toujours avec de continuelles discussions.
Dans la ville ou dans les usines que nous avons visitées,
nous arrivions très facilement à parler librement avec les
ouvriers lorsque nous étions seuls ou seulement deux ou trois;
mais il y avait une méfiance dès que quelques autres Yougo-
slaves écoutaient. Par contre, au camp, il nous fut très difficile
d'avoir des conversations avec des jeunes en désaccord avec le
régime, d'abord parce que c'est la jeunesse qui est la plus
21
soumise à l'effort de propagande et ensuite parce que tous ces
jeunes étudiants qui se trouvaient dans le camp étaient sans
doute les privilégiés de demain pour la plupart; c'étaient des
étudiants en journalisme, diplomatie, question soctale et poli-
tique, alors que les étudiants techniques passent plutôt leurs
vacances dans des stages de la pratique : médecin dans les
hôpitaux, technicien de l'industrie dans l'industrie, de l'agri-
culture à la terre.
Lorsqu'après un très lent travail, nous avons réussi à
vainere la méfiance de quelques-uns, ils nous ont parlé assez
franchement, sans nous donner l'impression qu'il puisse y avoir
chez eux des positions politiques claires et encore moins un
esprit combatif pour les apologistes du régime. Ce n'était que
formule toute faite, genre marxisme-leninisme, antibureaucra-
tisme, décentralisation.
Nous avons eu un exposé sur le plan quinquennal sans
grand intérêt car les chiffres sérieux sont secrets. La discussion
donna quelques détails intéressants quant au problème de
l'orientation de l'industrie.
Nous avions posé la question : comment se fait-il que le
plan ne prévoit pas la fabrication d'armements, alors que nous
apprenons par les publications yougoslaves l'importance de
l'effort fait sur le plan défensif ?
On nous répondit qu'en 1947, date de l'élaboration du
plan, les armes et les équipements militaires étaient achetées
en U.R.S.S. ou en Tchécoslovaquie et que, depuis la rupture
de 1948, il avait fallu modifier complètement le plan pour
pouvoir construire des usines d'armement sur lesquelles nous
n'avons pu avoir de détails, si ce n'est savoir que leur part dans
l'investissement était considérable. Nous avons d'ailleurs pu
nous rendre compte pendant notre voyage du fait que ces usines
sont entourées de fil de fer barbelé et protégées par des
miradors.
Le plan prévoit aussi que 500.000 nouveaux ouvriers devront
être ramenés des campagnes avec leurs familles, ce qui pose
le problème de loger et de faire vivre un million de nouveaux
citadins.
L'effort est aussi très sérieusement poussé dans la formation
de cadres techniques, ce qui amène à construire les cités uni-
versitaires.
22
Les dirigeants yougoslaves affirment que le plan, en sa qua-
trième année, est déjà réalisé quant au programme d'industria-
lisation, alors que celui des objets de consommation et surtout
le plan alimentaire sont très en retard.
Les bruits de famine qui courrent dans la presse et dans
les appels des apologistes du régime sont le fait d'un dépeuple-
ment des campagnes, d'une mobilisation importante qui enlève
à la production les éléments les plus jeunes, donc les plus
actifs, et surtout d'une désorganisation de l'économie agraire
par la collectivisation bureaucratique.
Les questions posées sur l'élaboration à la base, du plan
ont révélées le caractère d'un plan imposé par le haut car,
lorsque nous soulevions le problème, on nous répondait cons-
tamment : « Oui, dans chaque ville ou usine, il y a une com-
• mission du plan qui élabore les possibilités locales ».
Mais le problème n'est pas là : la question de l'élaboration
du plan par les masses ne signifie pas seulement que des
commissions locales disent s'il faut une nouvelle machine pour
telle usine, mais le fait de pouvoir discuter l'orientation géné-
rale du plan, de la part qui est consacrée aux besoins de
consommations immédiates et de la part du réinvestissement
pour le développement industriel.
Le plan général, quand on prend les chiffres de la produc-
tion de camions, de machines agricoles, nous a semblé bien
modeste. Il semble que l'orientation soit surtout celle d'une
économie de guerre ou du « pouvoir. défensif » comme ils
disent.
Les discussions que nous avons eues avec les étudiants (dis-
cussions collectives et organisées par les dirigeants du parti)
ne nous ont pas apportées grand chose, si ce n'est un raba-
chage de toutes les balivernes staliniennes sur la cohabitation
pacifique du socialisme et du capitalisme et la paix organisée
par l'O.N.U. A la politique de sacrifice du prolétariat de tous
les pays pour les besoins de la défense de l'U.R.S.S., il nous fut
répondu que ces problèmes n'avaient pas été examinés par
eux.
De même, l'U.R.S.S. est qualifiée par eux de socialiste et...
d'impérialiste, ce qui est particulièrement révélateur non seule-
ment sur le niveau théorique de ces militants mais aussi sur
les raisons qui leur font dire cela :
Impérialiste parce qu'ils en ont fait les frais.
23
Socialiste car leur conception du socialisme ne diffère en
rien de la conception stalinienne.
Et le marxisme-leninisme, formule magique, venait encore
à leur secours quand nous leur montrions la contradiction qu'il
pourvait y avoir entre Socialisme et Impérialisme.
Le grand dada des dirigeants yougoslaves, répété servile-
ment par leurs élèves, c'est la défense et l'indépendance des
petites nations. Notion vide de sens dans un monde que tout
porte à l'unification que seuls les antagonismes basés sur les
régimes d'exploitation, empêchent de se réaliser.
Il est ressorti particulièrement aussi que, selon eux, la
tâche du socialisme yougoslave était de se construire dans son
petit coin, sans faire trop de bruit et surtout de ne pas se
mettre à faire une politique subversive qui pourrait amener
les autres Etats à s'occuper d'eux. C'est le plus clairement et le
plus cyniquement exprimé la soi-disant politique du « socia-
lisme dans un seul pays » qui conduit à pas de socialisme du
tout, si ce n'est du genre russe, c'est-à-dire... « impérialiste ».
Notre période de travail terminée à Zagreb, nous sommes
partis pour Belgrade; 'notre vie changea du tout au tout. Ši
l'émulation au travail ne nous avait pas convaincus, nous le
serions peut-être par les bons gueuletons et l'alcool.
A Belgrade, nous fûmes logés dans un ancien hôtel qui était
en voie d'être aménagé. A part le fait que tout était assez sale
et très peu commode, surtout pour se laver, nous étions très
bien.
Le matin, on nous prenait en autocar pour nous amener
à l'endroit où nous prenions notre petit déjeuner (très copieux :
café au lait, saucisson, fromage en grande quantité). Ensuite,
visite ou discussion avec des organismes syndicaux, du parti
ou des jeunes et ensuite déjeuner dans un des plus luxueux
restaurants de la ville où les repas (avec l'alcool et deux sortes
de vin) valaient pour le moins une semaine de travail pour
un ouvrier.
Nous étions honteux surtout de voir de pauvres gens collés
aux fenêtres, nous regardant manger, ou de pauvres femmes
s'enhardissant assez pour venir prendre les restes du pain
sur les tables.
On nous a toujours dit que ce restaurant était unique, mais
en nous promenant le soir à la citadelle, nous vîmes encore
24
un autre restaurant « unique. » et les autres camarades d'autres
brigades nous oņt dit ne pas connaître notre « unique ». Par
contre, 'eux, ils avaient mangé à l'hôtel « Moscou » ou ailleurs.
A Belgrade, il y a de beaux magasins d'Etats avec des meu-
bles, de l'argenterie, des tissus de haute qualité, réservés à
l'autre partie des Yougoslaves (l'altre parte degli yougoslave,
comme nous disait une petite vendeuse qui parlait italien).
Nous visitâmes le nouveau Belgrade, constitué essentiellement
d'un immense bâtiment pour loger le Parlement et les organes
administratifs de l'Etat, bâtiment trois ou quatre fois plus
grand que le palais de Chaillot.
La cité universitaire de Belgrade est très différemment
conçue que celle de Zagreb. Ce sont des bâtiments où pourront
loger 1.000 étudiants par petites chambres d'un ou deux lits,
solidement construits. Par deux blocs sont prévus des bâtiments
pour les cantines et les Universités. Il apparaît que tous ces
bâtiments du nouveau Belgrade abriteront l'intelligentia et les
dirigeants du régime.
Quant aux « bâtisseurs », ce sont des pauvres diables mai-
gres et en guenilles, nouveaux esclaves chargés de la construc-
tion des « pyramides bureaucratiques ».
Nous avons passé une matinée à parler avec les dirigeants
des syndicats et avec un représentant du Comité central du
Parti Communiste Yougoslave.
Aux syndicats, rien de très nouveau par rapport à ce que
nous avions appris à Zagreb. Il y a une telle uniformité de
pensée que le plus petit bonze répète ce que les moyens ou les
grands peuvent dire.
Par contre, aux C.C. du P.C.Y., nous avons posé pas mal
de questions et nous avons eu des réponses assez édifiantes en
soi. Nous tirons les questions et les réponses du texte sorti par
les militants trotskystes et presque pris mot à mot.
QUESTION. L'U.R.S.S. est-elle socialiste ?
RÉPONSE. Le socialisme en U.R.S.S. est en état de stagna-
tion. Il est arrêté à un niveau assez bas (sic). Les causes objec-
tives en sont l'état arriéré du pays. Les dirigeants n'ont pas
lutte contre la bureaucratie. Ils ont pensé qu'un peuple arriéré
pouvait se diriger par l'administration. Ils ne croient pas en la
valeur des forces populaires. Ce qui est un trait commun à
tous les bureaucrafes. La Yougoslavie, au contraire, dirige sa
conception du socialisme vers les masses.
25
O douce merveille de la dialectique « marxiste-leniniste » !
Ils oublient, ces pauvres gens, que c'est sur les dizaines de mil-
liers de cadavres de militants révolutionnaires et des millions
d'ouvriers et paysans que la bureaucratie stalinienne a imposé
son « socialisme »
QUESTION. Nature de l'impérialisme stalinien ?
RÉPONSE. L’U.R.S.S. mène une politique. impérialiste.
L'impérialisme a ses lois, qu'il soit russe ou américain... Nous
ne pouvons pas mettre sur un pied d'égalité pour cette ques-
tion, TU.R.S.S. qui n'est pas un pays capitaliste et l'Amérique,
mais cette politique représente un grand danger pour la paix.
QUESTION. L'O.N.U. peut-elle empêcher la guerre ?
Quelle raison politique et doctrinale justifie la participation de
la nouvelle Yougoslavie à to.N.U.?
RÉPONSE. L’O.N.U., si elle peut bien travailler, peut
éviter la guerre si la majorité de ses membres veut bien tra-
vailler selon les principes de sa fondation.
QUESTION. Comment le P.C.Y. analyse-t-il la guerre de
Corée ?
RÉPONSE. - La guerre de Corée est un conflit entre impé-
rialistes; chacun des deux blocs en présence veut abuser de
la volonté d'indépendance du peuple coréen.
QUESTION. — Les tendances politiques ont-elles droit d'exis-
ter dans le P.C.Y: ?
RÉPONSE. Le P.C.Y. est formé sur les principes du
marxisme et du leninisme; les fractions n'y sont pas admises.
QUESTION. — Attitude du P.C.Y. envers les minorités poli-
tiques bourgeoises, trotskystes, anarchistes, socialistes, agra-
riens.
RÉPONSE (la camarade n'a répondu que sur la question du
trotskysme). — Avant la guerre, le trotskysme n'a pas existé
en Yougoslavie sous forme de groupe mais sous la forme d'indi-
vidualités qui ont été épurées du parti (en particulier Kidrich
qui a été envoyé se faire fusiller à Moscou). Les trotskystes
sont des bureaucrates pires que les staliniens, je ne parle ici
que des masses trotskystes en dehors de la Yougoslavie.
QUESTION. - Comment le P.C.Y. lutte-t-il contre la bureau-
cratie ?
RÉPONSE. Nous avons à faire bien attention à l'héritage
du passé dans l'administration de l'Etat et des entreprises, etc...
26
Dans l'appareil de l'Etat, la lutte contre le bureaucratisme
se fait par la décentralisation. Nous faisons cette décentralisa-
tion en tenant compte de l'unité de l'Etat. L'organisation des
masses lutte pour éliminer complètement le professionnalisme.
La lutte contre la bureaucratie dans l'économie est plus accen-
tuée; elle a pour but final le dépérissement de l'Etat.
QUESTION. Comment le P.C.Y. entend-il le dépérissement
de l'Etat ?
RÉPONSE. Nous considérons que la classe ouvrière est
mûre pour prendre ses responsabilités; c'est le seul moyen de
faire dépérir l'Etat.
QUESTION. Le P.C.Y. entend-il devenir un nouveau point
de cristallisation révolutionnaire ? Quelles sont les relations
entre le P.C.Y. et les mouvements ouvriers non conformistes ?
RÉPONSE. Nous considérons qu'un nouveau centre inter-
nationale, genre troisième internationale, freinerait l'évolution
des peuples mais, quels que soient les mouvements révolution-
naires qui rompent avec le Kominform, nous ne voulons pas en
prendre la tête.
Il ressort de tout ce fatras que les positions idéologiques
du P.C.Y. depuis sa rupture en sont restées aux positions les
plus traditionnelles du stalinisme. Parler du dépérissement de
l'Etat dans un pays où les masses sont gouvernées comme des
pantins par des chefs sublimes, encensés, est risible et grotes-
que. Sur l'appréciation du trotskysme, nous pouvons dire que
Tito a trouvé une réponse toute faite. D'un côté, il les a détruit
physiquement, de l'autre s'il en. a vu certains caractères pro-
fonds, il ne fait en fait que de répéter les leçons de ses maîtres.
Comment d'ailleurs pourrait-il dire autre chose ? Les militants
du P.C.Y. ont tous sur leur table de chevet l'histoire du P.C.
(b.) de Staline et la vérité, par là même, sur l'histoire est lar-
gement déformée. Ne nous étonnons pas non plus de la position
sur la question de la construction d'une nouvelle Internatio-
nale. Elle est exactement dans la ligne yougoslave de la cons-
truction de son « socialisme » qui ne doit surtout pas se heurter
au capitalisme des autres pays. La décentralisation dont on fait
tellement de cas n’est, en fait, qu'une nécessité organique de
contrôler jusque dans les plus petits détails le fonctionnement
de l'économie et de la direction politique et qui, loin de dé-
truire le bureaucratisme, ne fera que l'étendre en profondeur.
Quant à la question de la centralisation économique et poli-
4
27
tique, ne nous faisons pas d'illusions, les tendances générales de
la société poussent non seulement à une centralisation natio-
nale mais aussi internationale, à laquelle Tito ne pourra pas
échapper.
La suite de notre voyage.
Nous sommes partis de Belgrade afin de nous rendre sur la
côte Dalmate en passant par Titovo, Uzicé et Sarrayevo. Nous
avons atteint Titovo après nous être arrêtés dans une ferme
collective dont nous n'avons pas pu apprécier le régime écono-
mique et social faute de combattants, l'alcool les avait tous
terrassés. La seule chose intéressante remarquée dans cette
ferme où de nouveaux bâtiments devaient être construits, a été
un four primitif pour la cuisson des briques, celui-ci fait en
terre glaise, rectangulaire, de 10 m. sur 20.et de 4 m. de haut.
Une première couche est le foyer de charbon de bois sur
lequel sont entassées une quantité importante de briques qui
cuisent pendant des jours.
Titovo-Ucizé est le premier centre de l'état-major de Tito
qui lui a laissé son nom. C'est de là que sont partis, dans tou-
tes les directions de la Yougoslavie, les ordres de mobilisation
des masses de mener la guerre de partisans par n'importe
quels moyens. 1.500.000 ouvriers et paysans ont payé de leur
vie la réalisation de l'indépendance nationale ou plutôt de la
plus grande aventure d'un ancien sergent de l'armée autri-
chienne. Cette politique qui a consisté à développer le chauvi-
nisme et le nationalisme à outrance pour la défense de la patrie
serbo-croate et russe n'a pu, à la fin du compte, qu'enfanter ce
régime où les militaires et les policiers sont rois. La ville
conserve les souvenirs de cette mémorable épopée qui sert à
entretenir la flamme de la jeunesse.
Sarrayevo nous est apparu comme une ville du proche
Orient, avec sa centaine de minarets, ses vieux quartiers turcs
et ses femmes voilées. Quelques usines et, semble-t-il, une
grande misère.
De là, nous avons été visiter le barrage en construction de
Yablaneza. On nous avait promis de nous montrer là un camp
de concentration. Arrivés sur place, nous n'avons trouvé que
des policiers de l'Etat. Quant au camp, il n'existait paraît-il
pas. 4.000 ouvriers sont employés à la construction de ce bar.
28
rage qui devrà produire 240.000 kw.-heure. Le soir après le
dîner, nous eûmes une longue discussion avec le directeur de
l'entreprise, discussion qui tourna assez rapidement au vinaigre
quand celui-ci nous demanda notre position sur la Yougo-
slavie. Il essaya, selon la méthode habituelle des bureaucrates,
de nous justifier toutes les inégalités du régime et triompha
définitivement en nous disant : « Vous avez de belles théories,
vous en rabattrez sûrement le jour où vous serez au pouvoir ».
Nous sommes repartis en direction de Dubrowick (Raguse).
La ville, vieille cité italienne, est un des plus beaux joyaux de
la Côte Dalmate. Elle semble réservée au personnel de qualité
du régime et les magasins regorgent de produits de luxe, de
bijoux. Il y a dans la ville de bons restaurants et cabarets.
Après un jour d'arrêt, nous avons pris le bateau, direction de
Split, en passant par les îles qui bordent la côte. Sur le bateau,
des policiers demandaient les papiers d'identité des voyageurs.
Nous avions déjà pu constater à Sarrayevo que les personnes
désirant faire un long voyage devaient obtenir de la police une
autorisation sous forme de carte. Nous discutons aussi avec un
membre du parti, artiste dramatique, qui trouve normal que
son salaire soit beaucoup plus élevé que celui des ouvriers;
il a un certain nombre de schémas : décentralisation, gestion
des usines par les ouvriers, non professionnalisme des militants
du parti, dépérissement de l'Etat. Il semble en général com-
prendre le problème du dépérissement de l'Etat de la même
manière que Staline le posait en 1925, soit de mettre côte à
côte le dépérissement de l'Etat et l'accentuation de la dictature
du prolétariat. Deux choses totalement inverses, car ou il y a
la dictature du prolétariat, ou l'état dépérit et la dictature avec
elle. Il semblait seulement oublier que la condition du dépéris-
sement ne peut être donnée que par le développement des
forces productives éliminant complètement la pénurie en créant
l'abondance, supprimera, comme le disait Marx, tout le vieux
fatras de l'indigence avec tout ce que cela entraîne et la néces.
sité du policier en premier lieu. Lorsque la discussion s'éleva
au-dessus de ces schémas, le pauvre camarade ne sut rien
répondre sur les problèmes touchant le mouvement ouvrier
international, la question de la guerre qui vient, et ne savait
que se retrancher derrière son « socialisme » yougoslave. Notre
fatigue était telle, en arrivant à Split, que nous ne pensions
qu'à nous reposer. Quelques camarades, quand même, allèrent
A
29
visiter une maison de campagne pour les ouvriers et virent,
d'une manière concrète, comment l'argent pris à tous les syn-
diqués servait à payer des vacances aux « meilleurs ».
Nous étions tous las quand nous reprîmes le bateau pour
Fiume où nous fûmes logés dans des baraques assez éloignées
de la ville. Le lendemain, à une heure, nous reprenions le train
pour Postoyena où se trouvent de merveilleuses grottes. Nous
eûmes le droit de les visiter, de dîner et d'écouter quelques
discours avant de partir vers la France.
RAYMOND BOURT
30
LE STALINISME
EN ALLEMAGNE ORIENTALE
LA CLASSE OUVRIERE SOUS LE REGIME STALINIEN
(suite)
Les ouvriers du secteur soviétique de l'économie.
Au sein des S.A.G., la situation était autre que celle des
V.E.B. : la direction russe était toute puissante et le Conseil
d'Entreprise réduit par définition au rôle d'inciter les ouvriers
au travail pour une production qui s'en allait en U.R.S.S. Voici
quelques extraits d'un contrat passé le 5 août 1947 entro la
direction de l'Elektro-Apparate Fabrik (A.E.G. Treptow) de
Berlin d'un côté et le Conseii d'Entreprise de l'autre :
« ...Le Conseil d'Entreprise assiste la Direction dans l'exé-
cution des mesures en vue d'augmenter la production et dans
l'organisation des institutions sociales et culturelles ainsi que
dans l'amélioration du moral au travail des ouvriers et le ren-
forcemeri de la discipline au travail. »
« ...Les assemblées du personnel et les assemblées syndicales
pendant le travail doivent être approuvées par la Direction.
Les séances du Conseil d'entreprise ont lieu une fois par
semaine pendani ie travail et durent en moyenne de 2 heures
à 2 h. 30. Les autres questions seront résolues selon l'urgence,
en dehors du teinps de travail. En cas de nécessité, des séances
supplémentaires seront tenues pendant le travail avec l'appro-
bation de la direction. »
31
« ...Pour encourager les efforts communs des ouvriers et de
la Direction en vue d'augmenter la productivité du travail, la
Direction met au courant le Conseil d'Entreprise des problè-
mes les plus importants ayant trait à la planification. De même
en ce qui concerne la comptabilité, les salaires et les conditions
de vie des ouvriers et employés, l'opinion du Conseil d'Entre-
prise est à considérer. »
Le manque de démocratie intérieure n'empêchait pas le
S.E.L. de considérer les S.A.G., à côté des V.E.B., comme pro-
gressives et de demander aux ouvriers d'augmenter la produc-
tion. Les cellules S.E.D. des S.A.G. ne suivaient pourtant pas
toujours cette orientation et parfois, avec le Betriebsrat, elles
se trouvaient à côté des ouvriers. Ainsi, à la S.A.G. de Espen-
haim, où le Betriebsrat, aidé par la cellule, organisa, début mai
1948, une grève de protestation contre les inégalités dans la
nourriture. Mais les possibilités d'action ouvrière, dans les
S.A.G. étaient réduites à cause de la répression et, par ailleurs,
le Betriebsrat n'ayant aucun contrôle sur la production man-
quait même l'occasion de réaliser des compensations. En échan-
ge, la nourriture était meilleure que dans les autres entreprises.
Vers la mi 1947, près de 300.000 ouvriers travaillaient dans
les S.A.G. Le secteur soviétique de l'économie comprenait en
outre les mines d'uranium de Aue - Oberschlemma, en Saxe, qui
d'après certaines sources (Europa Archiv) employaient 50.000
ouvriers, d'après d'autres (Neue Zeitung) 100.000 Ouvertes dès
printemps 1947, on tenta d'y envoyer du personnel volontaire
et on accorda de hauts salaires, mais les conditions de sécurité
et d'hygiène étaient désastreuses et peu d'ouvriers se présen-
tèrent. On recourut alors au travail forcé. La police allemande
et la police militaire soviétique organisèrent des rafles. Sous le
moindre-prétexte, on retirait les papiers d'identité aux arrêtés
et on les emvoyait dans les mines d'uranium. En cas de fuite,
on arrêtait un membre de la famille. On rendait la liberté au
travailleur forcé suivant le cas, soit après une période de trois
å six mois, soit lorsqu'il devenait inapte au travail. Il était rare
que plus d'un an soit nécessaire pour qu'il le devienne. Le nom
de Aue devint rapidement synonyme de terreur et plus spécia-
lement de terreur antiouvrière soviétique.
Si le S.E.D. se tut en général, sur les conditions de Aue, les
syndicats adoptèrent une attitude positive. En février 1948, les
deux présidents (staliniens) des syndicats, Jendretzky et
Göring, envoyèrent une circulaire aux sections leur demandant
d'aider au recrutement des volontaires pour les mines d'ura-
nium. En juin 1948, la Commission Economique légalisait le
travail forcé « en cas de besoin public ou pour remplir une
32
capitalistes ne se soumettaient pas à la loi
obligation envers la puissance d'occupation », Aue contribua à
rendre haïssable le régime stalinien aux travailleurs de la zone
soviétique.
Il serait nécessaire de considérer également la situation des
ouvriers allemands travaillant en U.R.S.S., comme volontaires
ou amenés de force en même temps que les machines de leurs
anciennes usines. Malheureusement, il n'existe quant à leur
nombre et à leurs conditions de vie que des indications frag-
mentaires. Il semble. toutefois que celle-ci ne soient pas plus
mauvaises que celles des ouvriers russes de même catégorie et
que leur: nombre est de l'ordre de quelques dizaines de mille.
Les ouvriers des entreprises privées.
Au sein du secteur privé de l'industrie, qui contenait encore
à l'époque envisagée environ 50 % des salariés, les conditions
de la classe ouvrière étaient en général semblables à celles des
autres secteurs. L'attitude du parti fut cependant différente.
Les cellules S.E.D. reçurent l'ordre d'expliquer aux ouvriers
qu'ils se trouvaient dans des entreprises capitalistes et qu'ils
devaient résister aux patrons. Cette attitude était contredite par
la nécessité de produire et par la théorie du « courant progres-
sif au sein de la bourgeoisie. » Ils ressortait pratiquement de
cette position double que le parti demandait aux ouvriers de
« défendre activement leurs intérêts » toutes les fois que le
stalinienne. Ceci
arriva surtout au début. Encouragés par la théorie du courant
progressif, un certain nombre de capitalistes soulevèrent des
difficultés lorsqu'il s'est agi de contrôler leurs livres de compte.
Le parti organisa alors quelques grèves et les capitalistes cédè-
rent très rapidement
Il existait bien entendu chez les ouvriers qui participaient à
ces actions un sentiment de satisfaction de pouvoir se venger
contre leurs patrons. Dès 1946 pourtant, le contraire prévalut.
La masse des ouvriers, y compris ceux des entreprises privées
regardaient comme ennemi principal le régime bureaucratique
stalinien qui couvrait les réparations. Ce régime était repré-
senté au sein de l'entreprise privée par les éléments staliniens
de la cellule S.E.D. et surtout par les informateurs de police
qui y pullulaient. Il répugnait aux ouvriers que ces éléments
prétendent représenter leur classe et souvent préféraient leur
patron qui ne s'en réclamait jamais et qui, lui aussi, tremblait
devant les contrôles économiques ou policiers staliniens.
Dès 1946, il y eut un rapprochement instinctif entre ouvriers
et patrons de la zone soviétique. En été 1946, au moment des
33
2
référendums de Saxe qui devait décider des nationalisations, un
certain nombre de Betriebsräte demandèrent que leur entre-
prise soit rayée de la liste soumise au referendum. Ainsi, chez
Daimler Benz, les Betriebsräte des différentes usines de la mai-
son exprimèrent l'intention de se réunir en conférence pour
ce but.
Dans la plupart des cas, le Betriebsrat s'entendait avec le
patron en vue des compensations. Ces opérations prirent le
caractère d'une vraie institution dans l'industrie textile saxone
qui, en majorité, était restée privée. Le patron accordait pério-
diquement à chaque ouvrier des tissus ou des tricotages. Celui-
ci revendait au marché noir son attribution, doublant ou tri-
plant ainsi son salaire. En échange, le Betriebsrat fermait les
yeux sur les affaires illégales du patron.
Bien entendu, pris entre l'action du capitaliste et celle de
la bureaucratie, sans autre perspective et solution qu'indivi-
duelle, les ouvriers des entreprises privées perdaient toujours
plus leur conscience de classe et, quoique passivemnt, passaient
sous l'influence des capitalistes.
Réaction du parti stalinien.
La tentative stalinienne de ranimer grâce aux Betriebsräte
ies illusions des ouvriers d'avant-garde et l'ardeur au travail
de l'été 1945 avait échoué. Malgré son amorphisme politique,
la classe ouvrière avait imposé à la majorité des conseils leur
conduite. Devant son poids et sa volonté de vivre, le réseau de
cadres staliniens s'était avéré trop faible.
Le S.E.D. était considéré de plus en plus comme une orga-
nisation de Quislings et la productivité du travail qui était au
début 1947 suivant des sources officielles
á: 40 % par
rapport à 1936 n'avait pas tendance à monter.
Les Betriebsräte constituaient, tout au moins pour la forme,
un moyen démocratique de résoudre le problème de la produc-
tivité du travail ; dorénavant, le parti recourra toujours plus
à ces moyens purement bureaucratiques et de force. Il restrein-
dra progressivement les droits des Betriebsräte jusqu'à les dis-
soudre; il introduira à l'usine les méthodes d'exploitation con-
nues en U.R.S.S. sous le nom de stakhanovisme; enfin, il créera
de toutes pièces des organismes de contrôle policiers qu'il bapti-
sera populaires et qu'il présentera ensuite comme issu de l'ini-
tiative des travailleurs. Chaque mesure sera présentée comme
une conquête démocratique, mais la propagande ne trouvera
plus aucun écho parmi les ouvriers et de plus en plus elle
deviendra un alibi politique pour les communistes devenus
34
bureaucrates. Les moyens de recruter de nouveaux cadres de
direction politique et économique deviendra l'enseignement
scolaire du stalinisme combiné à l'attrait des avantages maté-
riels.
Premières attaques contre les Betriebsräte.
Dès l'été 1946, le parti stalinien attaquait insidieusement les
Betriebsräte « auxquels manque le courage de dire aux ouvriers
que seul le travail permettra de vaincre la crise actuelle. >>
(Neuer Weg, juillet 1946). En même temps, on accusait les vieux
militants d'être les plus incompréhensifs par rapport à la situa-
tion nouvelle. On éloigna des Betriebsräte les anciens commu-
nistes restés révolutionnaires et qui auraient pu cristaliser une
opposition d'autant plus dangereuse qu'elle se serait réclamée
des mêmes principes que les dirigeants staliniens. Toutefois,
des attaques de front contre les droits des Conseils n'eurent
lieu qu'aux premiers mois de l'année prochaine. A l'occasion
de la conclusion des contrats entre la direction des entreprises
nationalisées et les Conseils, ceux-ci réussirent dans certains
cas à s'arroger des droits qui faisaient de la direction une sub-
ordonnée. Ou bien, dans certains autres cas, dans les entre-
prises privées, les Betriebsräte reconnurent la primauté du
patron et allérent jusqu'à s'engager à exécuter les punitions
que celui-ci voudrait appliquer. Il fut décidé alors que chaque
contrat serait contresigné par la section syndicale respective.
En avril 1947, le deuxième congrès des syndicats de la zone
soviétique (F.D.G.B.) décida que les candidats pour les élec-
tions aux Betriebsräte seraient fixées par le groupe syndical
d'usine, qu'ils seraient responsables devant ce dernier de leur
activité et que le syndicat déciderait de leur recandidature.
La tendance se faisait déjà jour de remplacer les Betriebsräte
en ce qui concerne le travail de direction par les groupes syn-
dicaux d'entreprise que le parti dominait mieux.
Le 26 juillet, le Général Kolesnitchenko, chef de l'adminis-
tration militaire de Thuringe, par l'ordre 128 préconisait le ren-
forcement de l'autorité des directions d'entreprises et critiquait
lui aussi l'immixtion des Betriebsräte dans toutes les affaires
de l'usine.
Entre temps, au début juillet avaient eu lieu les deuxièmes
élections pour les Betriebsräte. Malgré la préparation rigou-
reuse des candidatures, les ouvriers avaient élu 40 % de non-
politiques, en dehors des listes officielles et aussi 3 - 4 %c de
membres des partis bourgeois. Dès lors, les Betriebsräte étaient
condamnés dans l'esprit des dirigeants staliniens.
35
Introduction. du Stakhanovisme.
Comme en utilisant les Conseils on ne réussissait pas à rani-
mer l'ardeur au travail des ouvriers, on organisa au début 1947
une levée en masse (Volksaufgebot) pour des travaux de recons-
truction. En même temps, sur le modèle des premiers temps de
la révolution russe, on essaya de mettre sur pieds des équipes
de choc de travail. On étendit également le système en vigueur
déjà des primes au rendement et on revint par endroits à la
méthode éprouvée du travail à forfait. Le tout fut généralisé,
perfectionné et élevé au rang d'institution par l'ordonnance 234
du commandement militaire soviétique d’octobre 1947. Le point
principal de cette dernière était la distribution à un million
d'ouvriers de repas chauds, sans tickets. à prendre à l'usine.
L'ordonnance prévoyait en outre l'extension du travail à for-
fait et aux pièces, ainsi que la distribution de primes sous for-
me de textiles ou de produits industriels aux ouvriers. «.des
entreprises principales. ».
Effectivement, à partir du 1er novembre 1947, un million
d'ouvriers reçurent des « repas Sokolowsky ». Mais ces privilé-
giés étaient eux-mêmes divisés en deux catégories : A et B. Seu-
lement, la première (400.000 ouvriers) recevait au repas de la
viande et des matières grasses. Il arrivait souvent qu'au sein
d'une usine ou même d'un atelier, il y ait trois catégories d'ou-
vriers et qu'au moment des repas chacun aille de son côté. La
gradation était faite suivant l'intérêt que représentait telle ou
telle catégorie pour la production en général et pour les répa-
rations en particulier. Bien entendu, beaucoup d'injustices se
produisaient et le système introduisait la division et des dispu-
tes mesquines parmi les ouvriers. Le système des repas à l'usine
uni à celui du travail ä forfait (fin 1947, 50 % des ouvriers tra-
vaillaient à forfait) s'avéra plus efficace que celui des distri-
butions de colis appliqué à la même époque par les Américains
dans les mines de la Ruhr : tandis que le colis était partagé
avec la famille, le repas était consommé sur place et se trans-
formait plus sûrement en production.
Suivant les sources officielles, la production augmenta à la
suite de l'ordre 234, de 15 %. Quoiqu'il en soit, reçu favorable-
ment au début, l'ordre 234 ne tarda pas à se transformer en
son contraire dans l'opinion publique. En effet, la quantité de
vivres consommés dans la zone soviétique restait la même, seule
la' répartition entre catégories changeait. Ainsi, les mineurs de
fonds reçurent du lait, mais les enfants à partir de 3-4 ans
cessèrent d'en' toucher.
Parallèlement aux repas, on généralisa le système des pri-
36
mes à la production et de distributions de textiles et de vivres
supplémentaires dont le comité syndical était chargé. A cause
du manque général, ces distribution avaient une grande impor-
tance et devinrent bientôt un moyen de favoriser les amis et
les partisans. Les ouvriers qui acceptaient et pouvaient travail-
ler à haut rendement touchaient également des distributions
supplémentaires. Leur salaire était de 2 - 300 % plus haut que
celui de leurs collègues. Ils étaient appelés « activistes », on les
affichait au tableau d'honneur et on tendait à les grouper entre
eux. Mais les autres ouvriers les haïssaient et les plaçaient dans
la même catégorie que les anciens « jaunes », mouchards ct
partisans de toujours du patron au sein de l'usine. En effet, la
direction tendait à se servir d'eux pour diminuer le temps
d'exécution des pièces et les primes qu'ils recevaient, finale-
ment, abaissaient le niveau de vie général : tout comme pour
les repas Sokolowsky par rapport à la zone, la quantité totale
de primes distribuées à l'usine restait fixe, seule la répartition
changeait.. L'ordre 234 instituait ainsi le système de la division
et du travail sous le fouet de la famine.
L'obsession du contrôle.
Dès l'été 1947 et surtout après les deuxièmes élections aux
Conseils d'Entreprise lorsqu'il était devenu clair que ces der-
niers ne deviendraient pas des instruments du régime, le parti
entreprit la création de comités de contrôle économique indé-
pendants et des Conseils d'entreprise. Cela débuta aux chemins
de fer où les vols avaient pris des proportions catastrophiques
et continua avec les principales entreprises privées et nationa-
lisées de la zone. Le but était d'empêcher les « affaires de com-
pensation et le marché noir, de suivre les marchandises dans
leur circuit, en général d'assainir l'économie du pays rongée
par les « égoismes », Chaque comité était composé de trois
ouvriers, un technicien et un spécialiste des questions commer-
ciales. Ils travaillaient sous la direction des commissions de
contrôle des Länder pour la planification et tous en jouissaient
de la protection des assemblées régionales et cantonales.
La direction officieuse du parti recommandait le choix des
membres des comités parmi les éléments qui avaient joué le
rôle de dénonciateurs des Betriebsräte dans les « affaires de
compensation ». Ceci est avoué par la revue stalinienne Die
Wirtschaft de novembre 1947 : ...(les membres des comités)
doivent avoir prouvé qu'ils ne permettront pas des affaires de
Is ne
compensation. >.
37
Dès le premier moment, le parti se heurta aux difficultés
déjà rencontrées avec les Betriebsräte : la cellule d'entreprise
ne disposait pas d'assez d'éléments qui soient en même temps
suffisamment « durs » et assez qualifiés pour pouvoir contrôler
la production. Mais les comités n'étant pas élus, comme les
Betriebsräte, ils s'avérèrent un instrument plus souple : Comme
première mesure et pour les détacher du personnel, on décida
d'envoyer le comité d'une usine contrôler dans d'autres.
Vers le mois de novembre 1947, après la publication de l'or-
dre 234, on donna une grande extension au mouvement. Les
comités passèrent sous le contrôle des commissions locales de
coordination du Bloc Démocratique ; en réalité, le parti et les
syndicats continuaient à avoir la haute main. On donna aux
comités le nom de Volkskontrolleauschusse V.K.A. (comi-
tés de contrôle populaire), on en organisa des congrès et, sous
couleur d'étendre les droits démocratiques des travailleurs, on
étendit le domaine de l'activité des V.K.A. jusqu'au contrôle
des gardes-manger des habitants et des sacs à dos des voya-
geurs.
Pendant quelques mois, l'attention du parti sera concentrée
sur les V.K.A. On avait réussi à les rendre indépendants des
travailleurs, mais on se heurtait à un autre écueil : incapables
de contrôler réellement le processus de production, les V.K.A.
s'acharnaient sur les habitants des villes qui, ne pouvant
gagner leur vie en travaillant, achetaient du ravitaillement à la
campagne, et de retour chez eux le revendaient. Des abus se pro-
duisaient et bien souvent, les membres des V.K.A. gardaient
pour eux le contenu des valises confisquées. L'institution devint
vite odieuse aux travailleurs. Le parti s'efforça de la justifier
et l'organe des syndicats « Tribune > publia un texte de Lénine
écrit après la prise du pouvoir par les bolchévicks qui, effecti-
vement, condamnait le « débrouillage » individuel des ouvriers
comme nuisible, cependant, les comités de contrôle tendaient à
échapper au parti et c'était justement par le biais du « débrouil-
lage » individuel et de « l'égoïsme ». Bien des membres de
comités pensaient plutôt á s'enrichir qu'à contrôler. On les
soumit alors à la surveillance des organes réguliers de police.
La Tägliche Rundschau, organe de l'Armée Rouge, du 17-2-1948,
affirme : « (les comités) ...sont les bras prolongés des autorités.
Ils les complètent vers le bas et observent mille choses qui
échappent à la police. « Une fois les infractions observées, la
répression devait revenir aux policiers. Mais ce contrôle du
contrôle s'avéra lui-même inefficace en partie, la police étant
elle aussi corrompue. On créa alors dans les entreprises des
comités d'action purement staliniens. C'était là, d'une part,
38
4.
1
7
l'écho des événements de février 1948 de Tchécoslovaquie ; de
l'autre, ces nouveaux organes exprimaient dans la vie des usi-
nes de la zone soviétique l'aggravation de la tension internatio-
nale. Les Comités d'Action devaient contrôler et épauler tous
les autres comités et organes de contrôle existants. On se heurta
cependant encore au manque de cadres trempés et qualifiés, et
les comités dépérirent peu à peu.
Le problème du contrôle du contrôle restait entier. En avril-
mai 1948, on créa auprès de la Commission Economique de
Berlin une Commission centrale de contrôle qui avait comme
subordonnée une Commission de contrôle dans chaque Land.
Les V.K.A. passèrent sous l'égide de ces organes, tout en conti-
nuant de travailler en accord et sous le contrôle de la police et
des organes de contrôle des ministères de l'économie des Län-
der. On créa en même temps des écoles spéciales pour les mem-
bres des V.K.E. Le contrôle, le recontrôle et le supercontrôle
devinrent une vraie obsession pour les dirigeants staliniens qui
agissaient sur un terrain extrêmement mouvant. Début octobre
1948, le Conseil des Ministres de Saxe votait une résolution où
il était affirmé que : « L'appareil de contrôle doit être active
et à son tour contrôlé. »
Avec l'approche de la période des plans, l'atmosphère devint
encore plus tendue. La presse stalinienne proclama que le
devoir des membres du parti et des employés de l'administra-
tion est de dénoncer aux V.K.A. toute « affaire de compensa-
tion ». En septembre 1948, les commissions de contrôle cen-
tral et des Länder reçurent des pouvoirs dictatoriaux et entre
autres celui de délier tout employé privé ou d'Etat du devoir
de secret professionnel. L'atmosphère devenait irrespirable
parmi les travailleurs en général, et dans les usines en particu-
lier : la délation et la surveillance policière étaient à chaque
pas.
Cependant, les multiples organes de contrôle se surveillant
réciproquement et continuellement épurés et perfectionnés
donnaient peu à peu des résultats. Vers la fin 1948, es « affai-
res de compensation », notamment celles du secteur privé,
n'avaient pas disparu, mais étaient devenues très dangereuses.
Sur le terrain de « l'enthousiasme au travail », les V.K.A.
avaient complètement échoué. Dès le début 1948, ils avaient
reçu, en plus du contrôle, la tâche de « relever le moral des
ouvriers, de surveiller la discipline au travail, d'introduire le
travail aux pièces et à forfait, de veiller à l'amélioration de
l'alimentation. ». Pourtant, la Tägliche Rundschau du 28.9.1948,
parlant des V.K.A., en était encore à en appeler aux ouvriers et
39
á leur dire qu'ils « doivent avoir une attitude plus consciente
et plus honnête envers les problèmes de production ».
Le parti pouvait enregistrer une réussite relative de ses
comités de contrôle, mais le caractère « populaire » du mou-
vement ne faisait d'illusion pour personne. Sur le terrain de
l'usine, les membres des V.K.A. se rangèrent nettement à côté
des bureaucrates de la direction et de la cellule.
La dissolution des Conseils d'Entreprise.
Fin 1947, le parti disposait à l'usine de deux organes å oppo-
ser aux Betriebsräte : le groupe des activistes qui incitait les
ouvriers au travail, et le V.K.A., qui, tant bien que mal, contrô-
lait la marche de l'entreprise et pouvait à la rigueur contrôler
le Betriebsräte lui-même. Le Conseil d'entreprise était remplacé
dans deux des fonctions qui lui avaient été assignées primitive-
ment. Il détenait toujours, en principe, avec la direction, le
droit de codécision quant à la production, et bien souvent il
s'en servait dans un sens indésirable pour le parti. Le S.E.D.
tendait toujours plus à remplacer le Betriebsräte par la direc-
tion du groupe syndical en ce qui concerne ce droit. Mais le
syndicat n'avait jamais vécu en réalité à l'usine. Aux rares
réunions syndicales d'entreprise, il avait un silence mortel
dans la salle ; les membres du comité - la tribune faisaient
un rapport, lisaient une quelconque résolution sur la produc-
tion ou sur l'unité du pays ; on la votait en silence et on s'en
allait. Le comité syndical, privé du rôle traditionnel des syn-
dicats de défense des revendications ouvrières et réduit à celui
de distributeur de suppléments de vivres et de textiles, était
en général très faible. Le plus souvent, il était soumis au con-
trôle de la cellule et parfois à celui du Betriebsrät.
On entreprit à renforcer la section et le comité syndical.
Grâce à la propagande et à la pression exercée, les syndicats
gagnèrent dans l'espace de six mois écoulés entre la publica-
tion de l'ordre 234 et la conférence syndicale de mai 1948,
300.000 adhérents. Le nombre total des inscrits atteignait
3.500.000. Les cellules d'entreprise reçurent l'ordre de mettre
à la disposition des comités syndicaux leurs meilleurs éléments.
Les écoles de cadres syndicaux furent multipliées. A la confé-
rence de mai 1948, on se crut assez fort pour proclamer que le
syndicat doit acquérir un rôle de direction dans l'entreprise.
En août, Warnke, secrétaire confédéral, déclara pour la pre-
mière fois (« Arbeit», août 1948) que le droit de codécision
doit être dévolu aux groupes syndicaux, tandis que les Betrieb-
40
C
sräte n'auront à s'occuper que des questions sociales de l'entre-
prise.
En même temps, le Conseil confédéral prenait la décision
de remettre de six semaines les élections pour Betriebsräte
fixées en septembre : les résultats des élections particlles étaient
désastreux pour les staliniens. A Leipzig, par exemple, sur 35
membres de Conseils à élire dans quatre entreprises, passèrent
seulement huit S.E.D. On espérait renforcer jusqu'en automne
les comités syndicaux. Mais le 10 novembre, on annonçait une
nouvelle remise des élections, cette fois sinė die, sous prétexte
de préparer le plan de deux ans. En réalité, l'atmosphère était
trop défavorable parmi les ouvriers. On se décida alors de
brusquer les choses. On convoqua des assemblées du personnel
des entreprises et bientôt, d'innombrables résolutions affluè-
rent au Conseil confédéral de Berlin demandant toutes que des
nouvelles élections pour les Betriebsräte' n'aient plus lieu, niais
que la fonction de ces derniers soit assurée par les comités
syndicaux d'entreprise. Parallèlement, la presse stalinienne
trouvait une justification théorique et tactique à cette initiative
« d'en bas » : en zone soviétique, les travailleurs sont de toute
façon au pouvoir ; il n'y a pas de raison de diviser les forces
des cadres ouvriers entre Betriebsräte et syndicats, vu que ces
derniers contiennent le plus souvent environ 80 % des salariés
de l'entreprise.
Le 25 novembre, un Conseil confédéral. élargi se réunit à
Bitterfeld et décida de dissoudre les Conseils d'entreprise, leurs
membres devant être intégrés aux directions syndicales. Une
certaine opposition s'étant fait jour au sein même du Conseil
confédéral, on apporta une légère correction ; le Betriebsräte
devait continuer d'exister dans les entreprises ou moins de
80 % du personnel était syndiqué. Mais ces dernières entrepri-
Sus étaient les moins importantes. Pratiquement, dès lors, les
Betriebsräte ne jouèrent plus aucun rôle, car le droit de codéci-
sion fut dévolu partout aux comités syndicaux.
Le parti avait tout mis en œuvre pour qu'à la veille du plan
de deux ans, il ait les mains libres à l'usine. Il avait cru pouvoir
y réussir en détruisant le seul organe qui représentait plus ou
moins les ouvriers. et en le remplaçant par des groupes étroite-
ment liés à la caste bureaucratique. Comme nous le verrons, il
se sera en grande partie trompé.
Fondement et contradictions du groupe bureaucratique de
l'usine.
Parallèlement à l'adoption de méthodes de plus en plus anti-
démocratiques dans les entreprises, le groupe de bureaucrates
41
staliniens évoluait. Ses débuts ne peuvent être expliqués que
par la tradition de discipline aveugle du stalinisme et par le
sentiment de supériorité que possédaient les cadres communis-
les face aux travailleurs. C'est au nom de ce sentiment que des
les premiers temps de l'occupation, lorsque la faim constituait
la préoccupation générale, les cadres du parti mangèrent mieux
que le commun des ouvriers. «Nous devons vivre ; la classe
ouvrière a besoin de nous », expliquaient-ils. Bientôt, un sys-
tème de colis et de suppléments de vivres fut institué et étendu
également à ceux des ouvriers qui étaient promus à la situation
de cadres politiques ou administratifs. Cet élément, comme
nous l'avons vu, ne tarda pas à influencer les jugements politi-
ques, et finalement, dans beaucoup de cas, à les déterminer.
Peu après, le parti était amené à étendre le système des pri-
vilèges. Le manque de spécialistes était un problème grave et
l'on se vit obligé de conserver nombre d'anciens ingénieurs,
techniciens et même directeurs. Pour qu'ils ne désertent pas
on leur accorda les mêmes avantages qu'aux cadres du parti.
A leur tour, les anciens éléments bourgeois restés au service du
nouveau régime évoluaient.. Suite à la pression qui était exercée
sur eux et en partie par souci de justification morale, ils adhé-
rèrent en grand nombre au parti stalinien. La cellule d'usine,
où en général, se groupaient les éléments privilégiés devenait
le creuset de la nouvelle caste.
Le parti dépensa un grand effort pour enseigner le stali-
nisme à ses nouveaux adhérents et se les attacher davantage.
Nombre d'écoles S.E.D. de 15 jours, de un mois, de trois mois
ou de six mois furent ouvertes où les élèves étaient internes et
nourris. Au cours de la période d'enseignement on se rendait
compte de l'état d'esprit et des facultés d'avancement du nou-
veau bureaucrate --- ou simplement du nouvel adhérent et
le rapport du directeur d'école, qui toujours était un stalinien
100 %, était souvent décisif pour sa carrière future.
Avec la création du mouvement des activistes un nouvel élé-
ment vint s'ajouter au groupe des privilégiés de l'entreprise.
Les Activistes restaient ouvriers mais étaient en même temps
avantagés par la direction et haïs par le personnel. Ils se rap-
prochèrent idéologiquement du groupe de dirigeants stali-
niens : ils sentaient le besoin de briser leur isolement et tout
comme les éléments bourgeois, ils étaient en quête de justifica-
tions.
Au début de l'étape des plans, le groupe bureaucratique de
l'usine pouvait être caractérisé face à la masse des ouvriers par
une commune volonté de produire et surtout par le fait que la
tâche d'organiser la production reposait exclusivement sur ses
42
épaules. Son esprit de caste supérieure en découlait normale-
ment. L'idéologie stalinienne cimentait, plus ou moins, les élé-
ments du groupe bureaucratique de l'usine. Une vie sociale à
part se développait également au sein de ce groupe : les cadres
staliniens, politiques ou techniques se rencontraient en dehors
du travail seulement entre eux. Ils ne fréquentaient ni les
ouvriers, ni les élément's bourgeois existant encore.
A l'intérieur du groupe stalinien de l'usine, les différences
étaient importantes : il existait une grande distance entre l'ou-
vrier activiste et le directeur d'une entreprise nationalisée.
Entre ces deux catégories, tout une échelle était à gravir. Les
mêmes raisons qui avaient amené une différenciation entre
ouvriers et cadres impoşèrent une gradation entre ces derniers
également. Le directeur d'une usine importante recevait une
villa et une Mercédès ; le sous-directeur seulement un apparte-
ment et une B.M.W. Les colis de vivres étaient également de
trois catégories (1), le second contenant la moitié du premier
et le troisième la moitié du second. Chacun était attribué aux
cadres d'un échelon précis. On alla même plus loin et, par
exemple, pendant l'hiver 1946-47, lorsqu'il faisait très froid,
les cadres supérieurs des syndicats reçurent seize quintaux de
charbon, tandis que les cadres moyens seulement, huit. Ces
différences officieuses étaient plus effectives que la différence
officielle de salaires qui étaient de 1 à 10 jusqu'à 1 à 20 entre
manoeuvre et directeur d'usine : l'argent avait peu de valeur
avant la réforme monétaire.
En graduant les avantages, on liait les éléments utiles ; 'on
les incitait à travailler et à être fidèle à la ligne et on leur dési-
gnait une récompense concrète. Mais, d'autre part, les différen-
ces ne manquaient pas de créer des jalousies et des dissensions
au sein du groupe bureaucratique de l'usine. Il faut tenir
compte qu'à l'une de ses extrémités, celui-ci subissait le contact
et la pression des ouvriers, tandis qu'à l'autre il touchait aux
sphères supérieures du pays. Par ailleurs, comme nous l'avons
vu, l'ancien esprit individualiste du capitalisme se faisait égale-
ment jour.
Au sein du groupe bureaucratique de l'usine les manifesta-
tions d'oppositions contre les méthodes bureaucratiques de
caste në manquèrent pas. Des anciens militants ouvriers rappe-
lèrent le mot d'ordre d'avant 1933 des syndicats allemands :
« Akkord ist Mord » (le travail à forfait, c'est la mort). Dans
quelques cas précis, des membres du parti partagèrent en signe
(1) Le meilleur, distribué chaque mois, contenait : 4 kilos de viande,
2 kilos de beurre, deux bouteilles de « chnaps », du fromage, des pâtes,
des pommes de terre, etc.
43
de protestation contre le système leurs colis avec des camara-
des de cellule ou de travail. Ils furent mutés et âprement répri-
mandés : la nouvelle caste se défendait contre les influences
« d'en bas » et éliminait les éléments inaptes d'acquérir son
esprit. De même, ceux des bureaucrates qui tendaient à s'enri-
chir grâce aux « affaires de compensation »
« affaires de compensation » ou autres, furent
sévèrement punis et éloignés. L'individualisme capitaliste
venait également en contradiction avec l'esprit de collectivité
privilégiée de la caste de dirigeants staliniens. Mais ces influen-
ces extérieures étaient à peine évitables et l'épuration était con-
tinuellement à l'ordre du jour. On éloignait les « brebis galeu-
ses » au nom de l'intérêt de la collectivité dont la caste bureau-
cratique stalinienne se considérait détentrice et on tendait ainsi
à confondre la conscience collective de la caste avec la cons-
cience collective tout court.
Grâce aux épurations, d'une part, grâce à l'extension conti-
nuelle du secteur nationalisé, de l'autre, la bureaucratie dispo-
sait toujours de nouvelles places et de possibilités d'avance-
ment pour les fidèles ou pour les éléments utiles. La caste se
renouvelait continuellement, dans des proportions importantes,
en général avec des éléments provenant du milieu ouvrier.
A la mi 1947, près de 50 % des directeurs techniques et
administratifs des V.E.B. étaient des anciens ouvriers ; 20 %
des anciens commerçants ; 13 % des employés ; 13% des ingé-
nieurs et 4.Co dess anciens directeurs. Le nombre total des
ouvriers d'usine atteignait au printemps 1948, après la nouvelle
série d'expropriations 1.670.000, dont 600.000 dans les V.E.B.,
600.000 dans les entreprises privées, 350.000 dans les entrepri-
ses soviétiques et 120.000 dans des entreprises communales et
autres. Le nombre total des salariés était de 5.900.000, Les sta-
tistiques publiées ne permettent malheureusement pas de cal-
culer même approximativement la part du revenu social de la
zone soviétique revenant respectivement aux ouvriers et aux
bureaucrates et autres privilégiés. A signaler toutefois que fin
1947, après les grandes expropriations, il y avait encore 240.000
gens de maison.
A la fin de l'étape envisagée, la caste bureaucratique était
une réalité tangible. Le noyau primitif de staliniens avait expro-
prié la bourgeoisie au nom des ouvriers. Il avait assumé une
part grandissante de la fonction sociale que détenaient les
capitalistes : organiser et diriger la production. A la faveur de
ses nouvelles tâches, il s'était considérablement agrandi. Il
avait ensuite exproprié la classe ouvrière des quelques droits
qu'elle avait pu obtenir et ceci justement au nom des fonctions
sociales nouvellement acquises. A ses propres yeux, le groạpe
+
44
bureaucratique justifiait l'expropriation des ouvriers de leurs
droits par le fait qu'effectivement ceux-ci se détournaient des
intérêts publics.
Le groupe bureaucratique luttait sur deux fronts : contre
l'individualisme capitaliste et contre les influences ouvrières.
Tout comme la bourgeoisie qui s'était constituée quelques cen-
taines d'années auparavant en niant, d'une part, le féodalisme, de
l'autre, les ouvriers, la caste bureaucratique avait, elle aussi, pris
conscience d'elle-même grâce à deux négations successives. A
celles-ci, elle avait été amenée d'abord par son allégeance au
Kremlin ; ensuite et peut-être surtout par la logique du sys-
tème économique bureaucratique collectiviste qu'elle avait
construit et où le souci d'organiser la production pesait sur ses
épaules, exclusivement.
Les nouveaux tenants du pouvoir vivaient mieux que le
commun des travailleurs. Ils n'étaient pourtant pas riches au
sens capitaliste du terme. Le directeur d'une usine disposait
d'une villa tant qu'il était utile et fidèle aux intérêts collectifs
de la bureaucratie. Le bien-être devenait un signe de l'appro-
bation officielle.
Cependant, la nouvelle caste, ouvrière par ses origines loin-
taines, ouvrière en majorité par son recrutement récent, conti-
nuait à se réclamer de la classe ouvrière. Les cadres staliniens,
comme honteux d'avoir trahi leurs raisons d’être politiques
n'exprimaient que dans les réunions intérieures du parti le fond
de leur pensée, lorsqu'après Staline, ils répétaient :
cadres décident de tout ». A l'extérieur, c'était : « La classe
ouvrière décide de tout ». Cette contradiction constituait incon-
testablement une faiblesse et mettait un frein à la constitution
définitive d'une conscience de classe indépendante. Cette con-
tradiction ne pouvait être surmontée tant qu'il existait un dan-
ger de retour offensif du capitalisme et que son « esprit »
tait vivant. La bourgeoisie française s'était également affirmée
indivisiblement unie aux ouvriers et aux paysans dans le cadre
du Tiers-Etat tant que le féodalisme n'avait pas été terrassé.
Grâce à l'ambiguité. de. la position de la nouvelle caste, la
lutte des ouvriers contre les bureaucraties était moins facile à
mener et à préciser que les anciennes luttes des ouvriers contre
les bourgeois. Entre prolétaires et capitalistes, l'objet de litige
était le plus souvent économique et facile à définir. Entre pro-
létaire et bureaucrate, du fait que ce dernier se donnait comme
représentant du premier, le moindre litige posait automatique-
ment la question du droit à cet représentation. Si pourtant les
luttes ouvrières ne s'élevèrent que rarement à un niveau poli-
tique, la bureaucratie. stalinienne. le doit pour une bonne part
« Les
res-
45
à sa police. Mais ces luttes eussent-elles été élevées à ce niveau
que les ouvriers n'auraient su quelle solution concrète proposer
aux problèmes fondamentaux. Les ouvriers d'avant-garde, édu-
qués dans les anciens partis marxistes, et qui étaient en dehors
du S.E.D. auraient essayé de prendre au mot les dirigeants sta-
liniens, auraient utilisé les mêmes notions que les officiels en
leur donnant un autre contenu : expropriation des capitalistes,
démocratie économique, etc. Mais pour la large masse ces
notions même avaient été compromises. Ceci explique le. fait
que bien d'ouvriers désireux d'action avaient rejoint les partis
bourgeois, ou, ce qui revient presque au même, les groupes clan-
destins sociaux-démocrates, et parfois même des groupes
secrets nazis. Ce manque de solution nouvelle pour une situa-
tion nouvelle contribua beaucoup à l'émiettement et à l'immo.
bilité de la classe ouvrière par rapport à la bureaucratie.
1
LA REFORME AGRAIRE
Sur le terrain économique, dès juin 1945, le parti stalinien
lançait trois mots d'ordre principaux : la réforme agraire, les
nationalisations, le travail pour la reconstruction.
La réforme agraire constituait une nécessité économique. La
plupart des gros propriétaires s'étaient enfuis devant l'avance
russe et, sous peine de famine, il fallait faucher, battre et ren-
trer la récolte. La question de la propriété de cette récolte
comme celle de la terre en général, se posait avec urgence. En
même temps, en réalisant la réforme, les staliniens poursui-
vaient un double but politique : la destruction de la classe des
Junkers hostile à l'U.R.S.S:; la formation pour eux-mêmes d'une
base sociale solide et dévouée en vue de leurs autres activités.
La réforme eut une grande ampleur. Elle fut réalisée rapi-
dement et exclusivement par des comités nommés par l'admi-
nistration. Elle porta sur 2.700.000 ha. et le nombre bénéfi-.
ciaire fut d'environ 500.000 (la zone soviétique contient en tout
750.000 exploitations paysannes).
Mais la réforme fut réalisée sous le signe de la pauvreté, et
ceci la marqua profondément. Sur 500.000 bénéficiaires du par-
tage des terres 300 à 350.000 n'ont encore maintenant (1) ni
étable ni maison propre. Il n'est pas rare que des « nouveaux
paysans » aient commencé avec pour tout cheptel quelques
(1) 1948 (N.D.L.R.)
46
1
lapins ou une chèvre. En échange, aussitôt qu'il obtenait la
terre, on retirait au nouveau paysan sa carte d'alimentation et
on lui en donnait une autre spéciale, d'exploitant agricole, avec
laquelle il n'obtenait pratiquement pas de ravitaillement.
En même temps, le nouveau paysan manquait terriblement
de machines agricoles. L'ancien inventaire des Junkers en par-
tie s'était abîmé, en partie avait été confisqué par les Russes.
Ce qui restait était très loin de suffire à tout le monde. Le bloc
antifasciste (partis communiste, socialiste, libéral et chrétien-
démocrate) créa alors l'Union d'Entr'aide Paysanne (v. dg B.)
et invità les paysans à y adhérer. Sous l'initiative stalinienne
on donna au V. dg B. les machines agricoles confisquées aux
Junkers. La V. dg B. obtint en plus 75.000 ha. de terre, 4.000
moulins, du bétail, des distilleries d'alcool, des camions, des
ateliers de réparations, ainsi que les participations des Junkers
dans les raffineries de sucre, les sociétés de distribution du
lait, etc. Les machines furent groupées dans 3.000 stations de
prêt aux paysans. La V. dg B. devenait ainsi une force à la cam-
pagne et on ne saurait surestimer l'importance que présentait
son matériel pour les paysans pauvres, et surtout pour les nou-
veaux propriétaires. Il faut tenir compte en plus du fait que les
coopératives d'achat et de vente de produits agricoles, quoique
formellement indépendantes, étaient en réalité très liées à la
V. dg B. et que cette derière disposait de toute l'influence qu'elle
désirait dans les conseils communaux.
La V. dg B. passa sous le contrôle exclusif des staliniens.
Sur 60.000 membres que comprennent ces · comités locaux
46,5 % sont S.E.D. (1) ; 45,3 % sans parti ; 4,6 % chrétiens-
démocrates et 3,6 % libéraux. Il faut considérer les sans-parti
comme pro-staliniens en grande majorité. Il n'y a pas de vie
intérieure démocratique dans la V. dg B. Le matériel dont elle
dispose est dans chaque village sous le contrôle exclusif d'un
petit groupe de staliniens membres du S.E.D.
Il est difficile de savoir quelle est la part de la sincérité et
quelle est celle de l'intérêt dans l'adhésion de ces paysans au
parti. Toujours est-il que le matériel de la V. dg B. leur sert
d'abord à eux-mêmes, ce qui, vu le dénûment des nouveaux pay-
sans, prend une importance considérable. Il n'est pas rare non
plus que des scandales de marché noir et des malversations
éclatent publiquement sur le compte des dirigeants V. dg B.
En schématisant quelque peu, on peut dire que trois grou-
pes se cristallisent dans la société, du village de l'Allemagne
(1) A partir du mois d'avril 1946, le parti stalinien de la zone d'occu-
pation soviétique prend le nom de Parti Socialiste Unifié (S.E.D.) à la suite
de la fusion imposée au Parti Socialiste. Nous reviendrons sur cette uni-
Acation.
47
riche au seno
orientale après la destructions des Junkers : le groupe des
anciens paysans riches et moyens qui ne manquent de rien et
qui vivent entre
tre eux », le groupe des paysans pauvres et surtout
nouveaux qui ont parfois un niveau de vie s'approchant, pres-
que de celui du paysan chinois et le groupe staļinien des diri-
geants de la Vi dg B. et des coopératives qui gardent le contact
avec l'organisation du parti, qui disposent du matériel de
l'union d'entr'aide paysanne et de toute sorte d'avantages et qui
clament leur foi stalinienne et leur amour de l’U.R.S.S...
Il est impossible donc de qualifier l'ensemble de la réforme
agraire de « victoire de la démocratie populaires comme le
fait quotidiennement la propagande du parti stalinien. Si la
destruction des Junkers possède incontestablement un carác-
tère progressif, la réforme en général est loin d'avoir amené
un renouvellement démocratique dans la vie des campagnes de
la zone soviétiqué. Réaliséé sous le double signe de la pauvreté
et du bureaucratisme stalinien, elle a donné naissance à une
couche d'exploiteurs d'un genre nouveau, apparentée à la
bureaucratie des kolkhoses de l'U.R.S.S. Cette couche n'est pas
capitaliste du terme, mais elle profite de bien's
collectifs et elle utilise ses liaisons politiques. Si momentané-
ment les paysans moyens s ou riches échappent à son contrôle,
elle peut, par contre, exercer la pression qu'elle veut sur les
paysans pauvres et nouveaux.
Il est difficile de savoir dans quelle mesure le parti stalinien
espérait vraiment résoudre le problème agraire en partageant
les terres. De toute façon, dans les conditions économiques et
politiques données cette solution n'était pas possible. Regardée
avec un certain recul, la réforme agraire prend le caractère
d'une mesure dictée par les nécessités économiques et politi-
ques du moment. En même temps, elle peut être considérée
comme une vaste manæuvre politique de la part du parti sta-
linien en vue de se créer une base de masse dans les
campa-
gnes. Cette manoeuvre n'aura pas réussi, au contraire & les pay-
sans pauvres
et nouveaux assimilent plutôt'ile S:B.D. aux Russes
et lui sont profondément hostiles. Le parti stalinien aura gagné
à la campagne seulement le groupe de bureaucrates qự'il a créé
et qui influéra sur la vie intérieure du particism
Les représentants du stalinisme t'ont donc pas réussi à s'in-
tégrer à l'ancienne vie sociale du village de l'Allemagne orien-
tale et particulièrement ils ne se sont pas intégrés à la vie des
paysans pauvres. Le parti stalinien, grâce aux moyens dont il
48
1
dispose, a seulement transformé de l'extérieur la vie des cam-
pagnes et s'y est superposé par la force.
En liaison avec le partage des terres, un autre fait caracté-
ristique est à noter. Sur 2.700.000 ha. de terre confisquée, envi-
ron 600.000 furent attribués à des institutions publiques (écoles,
communautés, ville, etc.). Mais ces institutions sont toujours
contrôlées par le S.E.D. qui réussit ainsi à avoir indirectement
la haute main sur d'immenses propriétés. Le même fut en géné-
ral le sort des maisons de maîtres et des châteaux des anciens
Junkers. La plupart sont actuellement utilisés pour des colonies
de vacances, maisons de repos, etc. Ceci est naturellement bien
préférable à leur destination passée. Mais pour le parti stalinien
c'est d'abord un moyen d'accorder des avantages à la nom-
breuse clientèle que, faute de vraies sympathies, lui a amené le
pouvoir.
Hugo BELL
(FIN)
49
DOC
DOCUMENTS
L'OUVRIER AMERICAIN
(traduit de l'américain)
DEUXIEME PARTIE
LA RECONSTRUCTION DE LA SOCIETE
par RIA STONE
(suite)
CHAPITRE III
INDIVIDU DE CLASSE ET INDIVIDU SOCIAL
Marx n'a pas écrit à la légère sur la peine de mort qui est
suspendue sur la société moderne. Le problème d'une transformation
révolutionnaire des rapports sociaux, qui les rendra conformes au
développement des forces productives, est tellement crucial pour
la société capitaliste, et en particulier pour la société capitaliste
américaine, que la bourgeoisie a été obligée de l'envisager d'une
manière organisée. A Harvard, par exemple, les serviteurs intellec-
tuels de la bourgeoisie, sous la direction du professeur Elton Mayo,
l'ont avertie de ce que la « logique économique » et l'« invention
technique » se développent parallèlement à une désintégration sociale
croissante (1).
La classe ouvrière est tellement hostile aux rapports sociaux
existants qu'elle mène une révolte incessante dans le processus du
(1) ELTON MAYO : Les problèmes humains d'une civilisation industrielle,
Harvard, 1946. Voir aussi : Les erreurs fécondes de Elton Mayo, dans « For-
tune-, -novembre 1946.
50
travail lui-même, révolte dirigée non seulement contre toutes les
tentatives d'accroître sa productivité, mais aussi et surtout contre
les tentatives de maintenir purement et simplement la productivité.
Déjà en 1919 Herbert Hoover, à la tête alors de la Commission d'Aide
à l'Europe, rapportait que ce qui arrêtait la reconstruction de l'Eu-
rope était « la productivité démoralisée ». Aujourd'hui, la démorali-
sation de la productivité est devenue si profonde, si répandue, que
sans la destruction des rapports de production ayant un caractère'
de classe et sans le développement de l'universalité des ouvriers,
la société se trouvera devant la ruine commune de toutes les classes
en lutte.
Les recherches que Mayo a menées dans les usines l'ont con-
duit à la conclusion que les ouvriers agissent* comme un groupe et
non comme des individus. Il écrit :
* Dans chaque secteur qui continue à travailler, les ouvriers
se sont constitués consciemment ou non en groupe avec les
coutumes, les devoirs, la routine et même les rites appropriés; 'et
la direction réussit - ou échoue dans sa tache dans la mesure
où le groupe l'accepte sans réserve comme autorité et chef. »
La bourgeoisie est profondément troublée par l'attitude de ces
groupes d'ouvriers. Elle ne s'inquiète pas seulement à propos de
l'hostilité des ouvriers vis-à-vis des contremaîtres, des surveillants
ou des patrons. Selon Mayo, les ouvriers règlent leur attitude dans
l'atelier suivant un code social qui comporte quatre axiomes :
« Tu ne dois pas abattre trop de travail autrement, tu es un
crevard. »
« Tu ne dois pas abattre trop peu de travail autrement, tu
es un tire-au-flanc. »>
« Tu ne dois rien dire à un surveillant qui pourrait nuire à un
de tes camarades. »
« Tu ne dois pas être rop < officieux »; c'est-à-dire, si tu es
inspecteur, tu ne dois pas agir comme inspecteur. »
La désintégration des vieux liens sociaux.
Ces quatre « tu ne dois point » sont l'expression du fait que
l'ouvrier est aliéné de tout but social autre que la protection de son
groupe de travail. Ils symbolisent la désintégration des vieux liens
sociaux de la société bourgeoise, désintégration qui avance rapide-
ment jusqu'à son cœur. Les ouvriers sont en train de créer un nou-
veau lieu social, leur solidarité de classe. Mais précisément parce
que la classe ne trouve à l'intérieur de la société en question, o'est-
dire de la société capitaliste, aucune expression de besoins sociaux,
précisément parce qu'elle comprend instinctivement que les besoins
sociaux existants sont les besoins sociaux d'une classe étrangère,
ce nouveau lieu social est exprimé d'une manière négative, créatrice
seulement pour ce qui est des moyens nécessaires pour s'opposer
à cette société.
Mayo va jusqu'à dire :
« L'insistance sur une logique purement économique de la pro-
duction spécialement si cette logique change fréquemment
se heurte au développement d'un... code (de collaboration humaine)
et par conséquent provoque à l'intérieur du groupe le sentiment
d'une défaite. Cette défaite humaine, aboutit à son tour à la forma-
51
......
en lui personnel et care
tion d'un code social à un niveau inférieur et en opposition avec la
logique économique. »
Mayo ne sait pas combien ses observations sont profondes. Les
ouvriers d'aujourd'hui, qui sont poussés vers la révolution dans les.
forces productives qui exige : d'eux une universalité en dehors de
toute détermination de classe, ou l'existence en tant qu'individus:
sociaux, sont au contraire forcés par les rapports de production du
capitalisme de former une communauté de classe. · Ils créent des
nouveaux liens sociaux d'une manière négative, parce que les rap-
ports de production capitalistes les empêchent de les créer positi-
vement. Leur discipline, leur unité et leur organisation, telles qu'elles
sont créées par la grande production capitaliste, sont exercées au
service de leur classe, et l'existence de classe n'est pas existence
sociale mais existence aliénée.
Aussi longtemps donc que l'existence de classe est nécessaire,
les ouvriers ne peuvent pas exercer complèteinent leurs capacités.
humaines. Ils appartiennent à la communauté « seulement comme
individus moyens, seulement dans la mesure où ils vivent dans les.
conditions d'existence de leur classe... ils participent à ce rapport.
non en tant qu'individus, mais en tant que membres d'une classe ».
(Marx, « L'Idéologie allemande »). Le désir des ouvriers, et la néces-
sité économique et humaine de la société, est que les ouvriers exis-
tent en tant qu'individus sociaux. Le poids opprimant des rapports.
bourgeois les oblige à exister. seulement en tant qu'individus moyens
appartenant à une classe donnée. « Le code social inférieur » par
lequel ils règlent leur attitude est leur seule protection contre la
classe ennemie.
Les capitalistes craignent ce « code social inférieur » parce
qu'il s'oppose à leur besoin de plus-value et ils cherchent à le miner
en détruisant l'unité des ouvriers, en recrutant des « jaunes », etc..
Les ouvriers haïssent ce code parce qu'il 'heurte leur désir humain
naturel de faire du bon travail et les obligé à subordonner leur per-
.sonnalité individuelle, aux besoins défensifs de la classe. Plus que:
partout ailleurs, c'est aux Etats-Unis qu'il y a une division tellement
aiguë « à l'intérieur de la vie de chaque individu, entre ce qui est
qui y est déterminé par un secteur du travail
et les conditions appartenant à celui-ci ». (Marx, «L'idéologie Alle-
mande ». La classe ouvrière des Etats-Unis est hostile à l'existence
de classe parce qu'elle est une classe ouvrière relativement nouvelle,
sans la tradition révolutionnaire européenne d'opposition à l'aristo-
cratie féodale et à la bourgeoisie. Les ouvriers américains doivent
lutter en tant que classe et cependant ils ressentent leur limitation
à une position de classe comme une oppression continuelle.
Dégradés jusqu'à ne plus être que des numéros de matricule,
les ouvriers individuels cherchent à se distinguer par leur manière. .
de s'habiller, leur connaissance des joueurs de base-ball ou des ve-
dettes du cinéma, etc. Ils luttent contre les conditions de vie dans
la société de classe. Les nègres, la couche la plus opprimée et par
conséquent la couche sociale qui plus que toute autre dans la socié-
té contemporaine est confinée à une existence moyenne, sont ceux.
qui révèlent le plus clairement cette contradiction entre le besoin
humain d'expression individuelle et le besoin d'uniformité de la
classe. Ils détestent qu'on les considère comme des nègres, et veu-
lent cependant que la société reconnaisse: leur: mobilisation révolu-
tionnaire croissante en tant que nègres. Chaque nègre peut chercher
une différenciation individuelle dans les vêtements, etc., mais la.
.
52
différenciation individuelle devient immédiatement une uniformité de
la race.
L'individu pleinement développé.
La bourgeoisie cherche à inculquer aux ouvriers l'idée que dans
la nouvelle société socialiste leur individualité, sera détruite. Bien
que sceptiques vis-à-vis de la propagande bourgeoise en général,
les ouvriers ne sont pas insensibles à cet argument. Cependant ce
sont les rapports de classe de la société bourgeoise qui enrégimen-
tent les ouvriers autour des machines et imposent à leur vie sociale
une existence uniforme et moyenne. A touts les phases de la pro-
duction, les ouvriers sont privés de toute occasion de développer
leur individualité créatrice. Tout exercice positif de la capacité d'in-
vention dans la production n'aurait que des résultats défavorables
à leur classe. « Dans la communauté des prolétaires révolutionnai-
res, en revanche, qui prennent sous leur controle leurs conditions
d'existence et celles de tous les autres membres de la société, c'est
le contraire qui a lieu : les individus y participent en tant qu'indi-
vidus. » (« L'Idéologie Allemande »).
Marx n'a jamais écrit sur la nouvelle société socialiste sans
souligner spécialement que le fondement de cette société serait
l'individu pleinement développé. Mais l'essence de l'individualité pour
Marx était l'expression de l'activité propre de chacun en rapport
avec le développement des forces productives; elle était par consé-
quent une réalité historique et non pas abstraite. Pour être un indi-
vidu à chaque phase du développement de la société, la personne
doit s'incorporer les acquisitions précédentes de l'espèce et la mul-
tiplicité de talents qu'elles ont rendue possible.
Pendant presqu'un siècle, le capitalisme, avec son fétichisme
des marchandises, a tellement abruti la conscience de soi de l'homme
que celui-ci en est arrivé à croire que l'individualisme est insépa-
rable de l'agrandissement personnel et de la concurrence avec les
autres. Cependant, lorsque la bourgeoisie était révolutionnaire, c'est-
à-dire lorsqu'elle pouvait parler au nom de la société, la caractéris-
tique essentielle du capitaliste qui avait réussi n'était pas l'accrois-
seinent de son trésor particulier aux dépens de celui des autres,
mais plutôt son « esprit entreprenant » qui a déchiré les voiles de
mystère par lesquels les corporations féodales. entouraient la pro-
duction et détruit les barrières géographiques qui séparaient les
hommes les uns des autres. Parce que les révolutions bourgeoises
ont détruit les obstacles féodaux devant l'activité propre de chacun,
l'individu bourgeois était essentiellement un ouvrier coopérant avec
d'autres, qui travaillait à l'agrandissement de l'horizon social. Dans
ce sens il était un individu social. Pour cette raison l'individu bour-
geois n'a pas seulement étendu sa richesse mais aussi ses capacités :
physiques et mentales, en créant l'individu le plus mobile, actif et
cosmopolite que la société ait jamais connu (1).
(1) Il existe aujourd'hui aux Etats-Unis une couche de petits patrons
qui se rappellent toujours avec fierté les années d'apprentissage salarié pen-
dant lesquelles ils se sont préparés pour créer leur entreprise. Ne disposant
que dans une mesure limitée des investissements en capital pouvant disci-
pliner les ouvriers, ces employeurs dépendent, pour ce qui est de leurs
protits, presqu'entièrement de la coopération et de la volonté de tra-
vail de leurs «aides ». Ces derniers cependant, ont déjà. estimé à sa juste
53
Ce concept de l'individu social a été perdu dans la société bour-
geoise, précisément parce que la bourgeoisie n'a plus d'activité pro-
pre, mais est elle-même devenue la victime du système qui accu-
mule la richesse à un pole tandis qu'il accumule la misère, l'agonie
du travail, l'esclavage, l'ignorance, la brutalité et la dégradation au
pôle opposé, c'est-à-dire du côté de la classe qui produit son propre
produit sous la forme de capital, Comme Marx l'a souligné le pre-
mier :
« La propriété privée nous a rendus tellement stupides et uni-
latéraux qu'un objet est notre seulement lorsque nous l'avons, lors-
qu'il existe pour nous comme capital, ou lorsque nous le possédons
directement, nous le mangeons, le buvons, le portons sur notre
corps, en un mot, lorsque nous l'utilisons... Le sens de la possession
a ainsi pris la place de tous les sens corporels et spirituels, dont
il n'est que la simple aliénation. » (« Propriété privée et commu-
nisme »).
Ainsi, avec le déclin de la société bourgeoise, ou la transforma-
tion de ses rapports de production en freins de l'activité propre des
individus, l'essence de l'individu bourgeois devient la concurrence:
impitoyable et l'accumulation en antagon avec le reste de la
société. Pour accaparer la plus grande part, l'individu bourgeois
doit priver tous les hommes, y compris lui-même, de tous les sens
humains. Il n'est plus le sujet; c'est la valeur qui est le sujet. Il
n'est plus respectable qu'en tant que capital personnifié, c'est-à-dire
dans la mesure qu'il sert la self-expansion du capital.
La création de nouveaux liens sociaux.
1
En opposition à la concurrence impitoyablement antagonique
de la bourgeoisie, la classe ouvrière exerce toute son ingéniosité à
trouver des moyens pour restreindre son activité productive, aux
dépens non seulement de la bourgeoisie mais aussi de la classe
ouvrière elle-même. Dans, plusieurs usines ce qui fatigue les ouvriers
valeur le caractère · désuet de la petite production, et le manifestent en
rejetant la conception artisanale de la qualification ou la substitution d'un
travail manuel pénible à des machines de précision. La productivité démo-
ralisée de la nouvelle génération des ouvriers a créé une contradiction qui
ne présage rien de bon pour ces petits capitalistes. D'un côté, ils rappel-
lent constamment l'énergie et l'initiative qui les ont fait acquérir leur
position actuelle et souhaitent avec ferveur que les ouvriers d'aujourd'hui
développent en eux-mêmes des stimulants analogues pour travailler dur et
acquérir des qualifications selon la vieille manière. Comme ils disent, « les
ouvriers d'aujourd'hui n'ont pas d'ambition ». D'un autre côté, sentant
confusément que les nouvelles méthodes de production et la société exis-
tante ne stimulent pas cette « ambition », et poussés par la nécessité capi-
taliste à extraire aux ouvriers toujours davantage de plus-value, ils regar-
dent désespérément vers la panacée d'un état totalitafre qui détruirait les
syndicats et obligerait les ouvriers à produire davantage. Dans cette couche
on trouve aujourd'hui un nombre important d'individus qui savent que le
fouet fasciste ne les épargnera pas. Ils seraient contents de voir les ouvriers
établir un nouvel ordre social basé sur la libération des forces produc-
tives humaines. Mais, bien qu'ayant la conscience désagréable que la situa-
tion actuelle ne saurait durer longtemps, ils restent sceptiques en ce qui
concerne la force et la détermination de la classe ouvrière pour révolu-
tionner la société. Pour étouffer dans cette couche sa préférence profondé-
ment enracinée pour une productivité basée sur la discipline consciente et
l'autodéveloppement, un mouvement fasciste devrait avoir recours à des
mensonges et des trcmpéries énormes, et à la force, à une échelle inconnue
jusqu'ici.
54
n'est pas principalement l'effort physique de leur travail, mais l'at-
tention constante nécessaire pour ne pas donner à la compagnie « le
travail normal d'une journée », car l'ouvrier refuse d'être mesure
en termes de la paye normale d'une journée ». L'essence de l'hom-
me étant d'exercer son activité propre et tous ses sens d'une manière
socialement productive, le ralentissement du rythme de la produc-
tion, la discipline qu'ils s'imposent contre les Suggestions visant à
améliorer la production, la négligence délibérée des machines sont
une source constante de frustration pour les ouvriers eux-mêmes.
C'est seulement lorsque la routine de la lutte quotidienne de la
classe explose dans une activité violente contre la bourgeoisie (lors-
qu'on jette un contremaître par la fenêtre, lors de la lutte des pi-
quets de grève avec la police, etc.), activité qui exige un exercice.
ouvert de leur énergie créatrice que les ouvriers se sentent eux-
mêmes comme des êtres humains. Le résultat en est que le retour
du piquet à la lutte de clàsse latente est encore plus frustrateur
que si la grève n'avait jamais eu lieu. Le développement molécu-
laire de ces offensives et retraites ne peut qu'exploser dans la révo-
lution qui permettra à la classe ouvrière d'employer son activité
créatrice non seulement pour briser les anciens rapports de produc-
tion mais aussi pour établir des nouveaux liens sociaux d'un carac-
tère positif et créateur.
La solidarité de la classe ouvrière dans sa lutte contre la classe
capitaliste n'est qu'un des côtés de la notion du travail socialisé, le
côté que même les bureaucrates de l'A.F.L. peuvent comprendre.
Il n'épuise nullement, il n'approche même pas le concept profond
des nouveaux liens sociaux que Marx voyait comme l'essence du
socialisme. Marx connaissait bien les communistes vulgaires de son
époque et leur conception primitive du nivellement et il a balayé.
leur position par une réponse qui a été amplement justifiée par le
développement des moyens de production.
« L'activité sociale et l'esprit social n'existent nullement sous
la seule forme de l'activité communautaire directe et de l'esprit com-
munautaire. direct ». Cependant, « l'activité et l'esprit communautai-
res, c'est-à-dire, l'activité et l'esprit qui sont exprimés et affirmés.
directement dans la société réelle avec d'autres hommes, se trou-
vent partout où une telle expression immédiate de la socialité est
basée sur le contenu essentiel de l'activité et correspond à sa na-
ture ».
Le contenu essentiel de l'activité productive aujourd'hui est la
forme coopérative du processus du travail, l'application technique
consciente de la science, la culture méthodique du sol, la transfor-
mation des instruments du travail en instruments de travail utili-
sables seulement en commun, l'économie de tous les moyens de
production par leur utilisation comme moyens de production du tra-
vail combiné et socialisé, l'enchainement de tous les peuples au
réseau du marché mondial et le caractère international du régime
capitaliste.
La bourgeoisie maintient des entraves à cette activité essen-
tiellement sociale en isolant les individus les uns des autres par la
concurrence, en séparant les forces intellectuelles de la production
et le travail manuel, en opprimant les talents créateurs et organi-
sateurs des larges masses, en divisant le monde en sphères d'in-
fluence.;',
Le conflit, entre la société socialiste envahissante et les chai-
nes bourgeoises qui l'empêchent d'émerger fait partie de l'expérience:
quotidienne de chaque ouvrier.
55
1
en
ses
L'ouvrier qui aspire à une conception générale de sa produc-
tion et de ses rapports avec les autres secteurs, qui va partout
parlant avec
camarades de leur travail, qui éxécute
avec ostentation leurs mouvements, qui voit dans la capacité des
ouvriers allemands la clé pour la reconstruction de l'Europe, com-
prendra ce qu'entend Marx en parlant d'activité sociale, car c'est
précisément cette &ctivité sociale qu'il cherche constamment à met-
tre à la place de l'isolement, de l'éloignement et du provincialisme
des rapports bourgeois.
Les bourgeois, dans leur époque révolutionnaire, ont pu exister
comme individus sociaux seulement parce qu'ils ont libéré la capacité
productive des forces humaines, Aujourd'hui, à la fois les forces
matérielles et les forces humaines peuvent devenir vraiment sociales.
La libération de ces forces plus développées aujourd'hui par la révo-
lution prolétarienne fera des ouvriers des individus réellement so-
ciaux qui incarneront davantage la société et représenteront les
acquisitions de l'espèce beaucoup plus que ne l'a fait la bourgeoisie
même à son printemps.
CHAPITRE IV
EN SOCIETE AVEC LES AUTRES HOMMES
L'ouvrier dans l'usine moderne est constamment déchiré entre
son désir humain de coopérer avec ses camarades ouvriers et les
relations restreintes avec les autres auxquelles il est relégué en
tant qu'ouvrier parcellaire. Le développement d'hommes universels
harmonieusement développés dans le processus de production est
la clé pour l'instauration de relations humaines entre les hommes.
« Que l'homme est aliéné de l'essence de son espèce veut dire qu'un
homme est aliéné de l'autre et chaque homme aliéné de l'essence
humaine ». (« Travail aliéné »). Réciproquement, ce n'est que lorsque
l'homme devient homme universel développé harmonieusement dans
le processus de production qu'il peut avoir des relations humaines
avec les autres hommes, d'abord à l'intérieur du processus de pro-
duction et ensuite à l'extérieur de ce processus. C'est là aussi la
clé de la stérilité des intellectuels petits-bourgeois et la clé de l'abo-
lition des relations aliénées : entre les sexes et les relations anta-
goniques entre les races.
Les intellectuels et la recherche de l'universalité.
Les
intellectuels petits-bourgeois d'aujourd'hui recherchent
l'universalité mais d'une manière aliénée parce qu'ils sont eux-memes
le produit de la division entre le travail manuel et le travail Intel-
lectuel, division qui est l'apogée des rapports de classes. Cette divi-
56
sion du travail est le point culminant de l'inhumanité des rapports
de classe, car elle prive les deux pôles de la division d'un aspect
essentiel de l'existence humaine, aspect nécessaire pour le dévelop-
pement même de leurs fonctions économiques. A l'aliénation dégra-
dante de l'ouvrier manuel par rapport aux processus intellectuels
impliqués dans la production, correspond l'aliénation débilitante de
l'ouvrier cérébral par rapport à l'application manuelle de ses idées.
L'expression proverbiale de l'armée, selon laquelle chaque officier
a besoin d'un groupe de conscrits pour prendre soin de lui, illustre
l'impuissance à laquelle même la classe dominante est condamnée
par cette division du travail. Correspondant à la répétition monotone
de certaines tâches manuelles de l'ouvrier sur la machine et provo-
quée par celle-ci, apparait la spécialisation des ouvriers intellectuels
dans diversese phases détaillées de la production technique. Ainsi,
dans les raffineries de pétrole par exemple, il y a des techniciens
spécialisés pour les tourelles de réfrigération, d'autres pour les, tou-
relles de fractionnement, d'autres pour les tuyaux de conduite, et
d'autres pour les opérations chimiques. Dans le reste de la société,
la même fragmentation se développe. A la nurse dont l'existence
quotidienne est hantée par le thermomètre et les bassins, corres-
pond le spécialiste des oreilles et du nez qui accomplit cinquante
ablations d'amygdales par jour ouvrable. Les instituteurs sont obligés
d'agir comme des adjudants ou des policiers avec les élèves récal-.
citrants, mécontents d'un système d'éducation académique et démodé.
Si les ouvriers sentent leur humanité incomplète et luttent con-
tre celle-ci, les intellectuels et les techniciens sont encore plus in-
quiets parce que plus enclins à l'introspection, plus isolés les uns
des autres et dépourvus des moyens de lutte que la production capi-
taliste crée pour le travail socialisé. Plus accommodants, moins
limités par les besoins immédiats de leur travail, avec une convic-
tion profondément enracinée et nourrie par leur position sociale
qu'ils devraient être des hommes universels, ils développent des
manies, créent des rêves fantastiques concernant un monde nou-
veau ou s'évadent de la « douce monotonie du travail » en s'appro-
chant de la terre.
Avec le déclin de la société et l'incapacité des individus de la
classe dominante d'exprimer désormais l'essence sociale de l'huma-
nité, les moralistes petits-bourgeois, terrifiés par la barbarie et la
décadence, commencent à se perdre dans la jungle philosophique
où s'opposent --l'individu comme représentatif de l'individualité à la
société comme représentative de la totalité. Comme Marx l'a remar-
qué en critiquant l'idéalisme des Vrais Socialistes, « la société est
vue en abstraction des individus, est rendue indépendante, elle re-
tombe dans la sauvagerie d'elle-même et l'individu" ne souffre
que par les effets de cette chute » (« L'Idéologie allemande »):
Voilà comment pensent les existentialistes aujourd'hui. Ils voudraint
délivrer l'individu de la société. (« L'Enfer, c'est les autres », Sartre.):
La clé : l'activité des ouvriers.
Par contre, Marx, l'attention toujours fixée au développement
de l'activité sociale et des objets sociaux dans le processus de pro-
duction, avait prévenu : « Nous devons spécialement éviter de réta-
blir la société comme une abstraction opposée à l'individu. L'indi-
57
vidu est l'essence du social. Son expression de la vie, bien qu'elle
peut ne pas apparaître dans la forme directe d'une vie de type com-
munal menée en commun avec d'autres, est par conséquent une ex-
pression et une affirmation de la vie sociale. La vie individuelle et
la vie d'espèce de l'homme ne sont pas distinctes. » (« Propriété
privée et communisme »).
La raison philosophique fondamentale de l'incapacité des intel-
lectuels petits-bourgeois à développer le concept de l'individu social
est leur limitation dans le matérialisme vulgaire et l'idéalisme non
critique de la société bourgeoise, décadente. C'est là la réflexion dans
la pensée de la division de la société de classe entre le travail ma-
nuel et le travail intellectuel. Dans son age révolutionnaire, les idéo-
logues de la bourgeoisie ont pu voir que le fondement de la société
était l'activité productive des hommes individuels (Adam Smith : le
travail est la source de toute richesse). Ainsi la conception fonda-
mentale de classe de la division du 'travail entre les activités. para-
sitaires et les activités productives a été pour une brève période
subordonnée au puissant développement de l'industrie. Mais, aveo
la différenciation croissante de classe de la société bourgeoise, l'ac-
tivité productive devient un symbole de dégradation. L'industrie
n'est pas « vue en rapport avec l'essence de l'homme », mais « seu-
lement en termes de relations extérieures d'utilité ». Bien que les
produits de l'industrie sont en réalité « les capacités essentielles
objectivées de l'homme », ils sont regardés seulement comme « des
objets utiles pour l'industrie matérielle ordinaire ». Parallèlement,
la vraie universalité de l'homme est cherchée non pas dans le pro-
cessus productif, mais seulement dans les activités intellectuelles
comme l'art, la science, la religion, etc. Plus l'activité productive
de l'ouvrier se dégrade, plus l'intellectuel considère comme certaine
la « saleté » du travail et cherche son salut dans le domaine d'idées
et de programmes aussi éloignés que possible du processus de pro-
duction. La petite bourgeoisie cherche aujourd'hui à bâtir sa com-
munauté philosophique propre, dans laquelle les idées dominent, et
où ce qui est important n'est pas ce que les hommes pensent, mais
le fait qu'ils pensent. Une telle conclusion platonique découle inévi-
tablement de l'incapacité de voir dans la misère des ouvriers autre
chose que de la misère.
Marx n'a jamais détourné ses yeux de l'activité des ouvriers dans
la production, parce qu'il n'a jamais oublié la révolution qui trans-
formera le travail en activité humaine. Réciproquement c'est parce
qu'il pensait toujours à la révolution qu'il s'est préoccupé, toujours
principalement de la vie réelle des ouvriers (1). Il insistait sur ce
fait : « Si vous commencez par la production, vous vous occupez
nécessairement des conditions réelles de production et de l'aotivité
productive de l'homme. Mais si vous commencez avec la consomma-
tion, vous déclarerez simplement que la consommation n'est pas
actuellement « humaine », qu'il est nécessaire de cultiver la vraie
consommation et ainsi de suite. Contents de cela, vous pourrez vous
permettre d'ignorer les conditions réelles de vie et l'activité de
l'homme. » (« L'Idéologie Allemande »).
(1) Voir « Enquête ouvrière » de Karl Marx, dans laquelle cent une
questions sont posées aux ouvriers eux-mêmes, concernant tous les pro-
blèmes : des cabinets, du savon, du vin, des grèves, des syndicats, aux
« conditions de vie, générales, physiques, morales et intellectuelles des ou-
vriers et des ouvrières dans votre profession. » (Réimprimé dans « New
International », décembre 1938.)
!
58
Les économistes petits-bourgeois, variété New Deal, en cher-
chant d'alléger les maux de la société bourgeoise, suivent exacte-
ment ce modèle. Ils pensent toujours en termes de sous-consomma-
tion ou de consommation inhumaine de la société. L'agitation autour
de l'énergie atomique, par exemple, se fait toujours en termes de
son usage inhumain et non en termes des capacités humaines objec-
tivées qu'elle représente et peut développer. Lorsqu'une crise me-
nace, la seule solution que les économistes peuvent trouver c'est
d'accroitre le pouvoir d'achat des ouvriers. Lorsque l'automatisa-
tion d'une production est recommandée, on tire le signal d'alarme
en rappelant qu'elle privera les gens de leur travail et restreindra
ainsi le marché. Voici l'indifférence petite-bourgeoise typique vis-à-
vis de la vie productive de l'ouvrier et par conséquent de l'activité
essentielle de l'homme.
Il n'en est pas ainsi seulement aujourd'hui. Il ne pourra pas
en étre autrement aussi longtemps que la dégradation de l'activité
de l'ouvrier est le moyen par lequel la production s'étend, c'est-à-
dire aussi longtemps que le prolétariat restera proletariat. Toute la
réflexion concentrée des économistes et des réformistes sur l'ac-
croissement de la consommation n'est qu'un reflet de cette indif-
férence fondamentale vis-à-vis de l'activité des producteurs, indif-
férence inhérente à la société bourgeoise. Les problèmes de la con-
sommation ne seront jamais résolus avant que la libération des capa-
cités humaines des producteurs ne résolve les problèmes de produc-
tion. Voici pourquoi la revolution prolétarienne qui libérera ces capa-
cités apportera un changement social aussi profond. En libérant les
forces productives des producteurs eux-mêmes, elle libérera aussi
la société de la préoccupation qui tourne autour des produits finaux
et de l'accumulation et la distribution de ces produits finaux. La
pensée de l'homme pourra alors se tourner vers le développement
de l'humanité de l'homme dans le processus de production lui-
même.
L'émancipation des femmes.
Le développement de l'humanité de l'homme dans le processus
de production est la seule base pour instaurer une relation humaine
entre les hommes et les femmes. Sous les conditions de la société
de classe, les relations de l'homme et de la femme se développent
tout d'abord comme relations sexuelles et non comme relations entre
êtres humains. Parce que l'homme est aliénė dans le processus de
production, il se sent davantage chez soi dans ses fonctions ani-
males : boire, manger, procréer, cependant qu'il se sent davantage
comme un animal dans ses fonctions humaines. » (« Travail aliéné. »).
Plus l'homme se sent aliéné de son humanité dans la production,
plus il est poussé à essayer de chercher son humanité, c'est-à-dire,
de se réaliser en tant qu'homme, dans la consommation, et en parti-
culier dans le rapport sexuel. Ceci est vrai pour le genre homme,
c'est-à-dire à la fois" pour les hommes et pour les femmes. Plus
les femmes sont arrachées par le capitalisme à la division du travail
entre les sexes dans la sphère domestique et attirées dans le travail
aliéné de la production à l'usine, plus aussi elles se sentent chez
soi non dans leur activité productive mais dans leurs rapports sexuels
avec l'homme. Pour les deux, hommes et femmes, le rapport sexuel
est ce que Marx a appelé un rapport animal parce qu'il est abstrait
59
non
« du reste du domaine de l'activité humaine » (ibid.). Plus grande
est l'aliénation dans la production, plus grande la nécessité d'inten-
sifier et de glorifier les rapports sexuels par le romantisme, etc.
Aux Etats-Unis, cette glorification a atteint son expression la plus
pure parce qu'aux Etats-Unis, où il n'y a pas de survivances féoda-
les et la production industrielle est très avancée, le rapport entre
les hommes et les femmes est un produit de l'activité aliénée des
deux dans le processus de production. Dans ce cadre, l'égalité des
sexes est l'égalité des hommes aliénés et des femmes aliénées,
Dans le cadre de la société de classe, par conséquent, l'éman-
cipation des femmes est leur émancipation en tant que femmes et
en tant qu'êtres humains. Afin que le rapport sexuel puisse
devenir un rapport humain, c'est-à-dire, afin que le manger, le
boire et le procréer qui sont aussi des fonctions humaines, puissent
devenir des rapports humains, il est nécessaire que le genre homme
soit émancipé du travail aliéné.
Ceci ne signifie pas que nous nions l'importance de la lutte des
femmes en tant que femmes pour leur émancipation. Les ouvriers
doivent s'affirmer en tant que classé pour être reconnus comme
êtres humains et pour reconnaître leur propre force comme etres
humains. Leur lutte de classe < est la forme nécessaire et le prin-
cipe énergétique de l'avenir immédiat, mais n'est pas en tant que
telle le but du développement humain et la forme de la société hụ-
maine » (« Propriété privée et communisme »). D'une manière ana-
logue, pour que les femmes n'aient plus besoin de s'affirmer en
tant que femmes pour être reconnues, il est nécessaire que le genre
homme ne soit pas poussé à chercher dans le sexe opposé ce que
Marx à appele, ses « besoins communs » plutôt que ses « besoins
humains ».
Une révolution dans les rapports entre homme et femme exige
une révolution dans le mode de production suivant le développement
de la richesse des capacités humaines contenus dans l'industrie et
donc aussi dans l'homme. « Le rapport restreint des hommes à la
nature détermine aussi leur rapport restreint entre eux ». (« L'Idéo-
logie Allemande »). Aujourd'hui, la base pour dépasser oette rela-
tion restreinte des hommes à la nature se trouve dans l'appropriation
des forces productives par l'homme. Ainsi un nouveau fondement
économique peut être établi pour créer un rapport entre les sexes
qui soit humain et non restreint. Dans aucune autre sphère des rela-
tions humaines les nouveaux liens sociaux ne seront plus évidents.
Pour la première fois, aussi bien l'homme que la femme seront
émancipés de la préoccupation avec le rapport sexuel, que celui-ci
ait la forme biologique ou romantique.
.
Le rapport humain entre les races.
Les antagonismes entre les races trouveront aussi leur solu-
tion finale seulement par le développement de l'homme universel
totalement développé dans le processus de production. Le nègre est
obligé, par l'oppression de sa race dans la société, existante, c'est-à-
dire capitaliste, de lutter en tant que nègre. Cette révolte nationa-
liste ébranle constamment là stabilité de la société existante et est
ainsi un des facteurs les plus importants qui contribuent à la vic-
toire de la révolution socialiste.
60
C'est cependant dans la communauté sociale créée dans le feu
de la lutte de classe, c'est-à-dire dans les grèves qui ont abouti à
la création du C.I.O., que les rapports entre les ouvriers blancs et
nègres sont les rapports entre hommes révolutionnaires, c'est-à-dire
hommes qui se sentent liés par une cause sociale et ainsi se recon-
naissent instinctivement les uns les autres comme hommes univer-
sels, individus sociaux. Le modèle qui a été créé par cette self-mobi-
lisation est le modèle qui sera établi dans le processus de produc-
tion lui-même par la révolution sociale. Un mode de production com-
plètement nouveau sera instauré qui développera les hommes des
deux races en tant qu'hommes universels totalement développés qui
peuvent avoir entre eux des rapports humains plutôt que des rap-
ports de race:
Aussi longtemps que chaque homme a une sphère exclusive
d'activité qui lui est imposée, et dont il ne peut s'échapper, il est
obligé d'avoir des rapports aliénés avec les autres hommes, et en
particulier avec ceux-là parmi les autres par rapport auxquels une
distinction facile peut être faite à partir de caractéristiques super-
ficielles. L'inhumanité de l'homme pour l'autre homme est le résul-
tat de l'inhumanité de chaque homme dans ses fonctions spécifi-
quement humaines, c'est-à-dire productives. La frustration crois-
sante de l'homme dans la production le poussé vers une aliénation
croissante par rapport à ses camarades hommes en dehors du pro- *
cessus de production. Ce n'est que par le développement d'hommes
universels que ce processus pourra être renversé. L'autre solution
est un élat policier maintenant par la force en société les hommes
aliénés les uns des autres.
Ainsi, tous les problèmes des rapports sociaux dans la crise de
la société contemporaine,' l'aliénation des ouvriers manuels et intel-
lectuels, la famille, l'Etat, les conflits raciaux, tous ces": problèmes
nous ramènent à cette question essentielle : comment libérer l'hu-
manité de l'homme dans le processus de production. C'est en fixant
son attention sur le processus de production que Marx a été capable
de développer une vraie philosophie sociale dans laquelle tous les
hommes, des deux sexes, de toutes les races, et de toutes les pro-
fessions ont été considérés comme des êtres humains universels. Il
a appelé cette philosophie « naturalisme humaniste » ou « humanis-
me naturaliste ». La civilisation n'a jamais connu et n'aurait jamais
pu connaitre une philosophie plus humaine, car la civilisation n'a
jamais connu une situation dans laquelle l'existence développée de
l'industrie et de la psychologie humaine aient pu être ce que Marx
a appelé « le livre ouvert des capacités humaines ». La bourgeoisie
est obligée de tenir ce livre fermé. La révolution prolétarienne l'ou-
vrira par la force et. libérera tous ceux qui sont emprisonnés dans
l'aliénation et la fragmentation de la société bourgeoise.
CHAPITRE V
LA CRISE DES CAPITALISTES
Aucune classe dominante n'a pu se maintenir longtemps. au pou-
voir lorsque les masses ont commencé à la mépriser quant à ses capa-
cités économiques. Les ouvriers ont perdu actuellement tout respect
61
pour les bourgeois en tant qu'adininistrateurs techniques. Ils ne
haissent pas les bourgeois autant qu'ils les méprisent. Partout, les
ouvriers, disent : « De la manière dont ça va, la supervision ne donne
aucun résultat ». La guerre a porté ce mépris à son maximum, lors-
que les ouvriers ont vu que, malgré la propagande sur « les gars qui
sont au front », ils n'avaient souvent rien à l'usine, parce que les
profits étaient garantis au-delà des ccûts (1). Les ouvriers recon-
naissent que la seule chose qui maintient l'autorité de la bourgeoisie
c'est son droit d'embaucher et de débaucher et, dans toutes les grè-
ves de l'après-guerre, ils ont lancé un défi à cette prérogative tant
appréciée.
Sachant que sa logique économique l'a conduit devant cette
impasse, et terrifiée par la révolte des ouvriers contre la production,
la bourgeoisie cherche aujourd'hui à résoudre sa crise en apprenant
aux patrons qu'ils doivent être des adininistrateurs sociaux plutôt
que des administrateurs techniques. Ecoutons Elton Mayo : ;
« Ce n'est pas une élite administrative capable qui nous manque,
mais l'élite des divers pays civilisés n'a actuellement qu'une connais-
sance insuffisante. des faits biologiques et sociaux importants pour
l'organisation et le contrôle de la société. »
« Si, dans tous les postes décisifs de l'activité sociale
avions des personnes intelligentes capables d'analyser l'attitude des
individus ou des groupes du point de vue : 1° des malentendus logi-
ques qui s'y rencontrent ; 2° de l'illogisme des codes sociaux en
action, et 3° de l'exaspération irrationnelle qui est le symptome du
conflit et de l'effort bafoué, si nous avions une élite capable de
mener cette analyse, la plupart de nos difficultés diminueraierit jus-
qu'à disparaitre. »
Cet idéalisme, s'il prenait une forme politique organisée, ne
serait rien d'autre que du fascisme. La grande bourgeoisie alle-
mande a créé l'hitlerisme précisément dans cet esprit.
L'idée que les masses doivent être dirigées est un élément orga-
nique de la société bourgeoise. Si l'administration technique ne les
maintient pas tranquilles, doit introduire
administration
sociale. Si l'administration sociale par le capitalisme privé ne réussit
pas à obtenir la collaboration des ouvriers, il faut organiser l'admi-
nistration sociale des masses par l'Etat. La bourgeoisie peut essayer
toutes les solutions face au mécontentement des ouvriers, excepté
celle qui pourrait arriver jusqu'aux racines de ce mécontentement,
c'est-à-dire l'appropriation par les ouvriers de toutes les connais-
sances, les sciences et le contrôle qui sont incorporés dans l'indus-
nous
on
une
.trie.
Le recours à la psychiatrie de masse.
La bourgeoisie ne peut pas laisser les ouvriers s'approprier la
nature humaine de l'industrie. Elle doit par conséquent construire une
théorie selon laquelle la maladie psychologique des ouvriers constitue
leur véritable nature humaine. Que l'on compare à cette théorie la
conception de Marx selon laquelle la psychologie humaine est « le
livre "grand ouvert des capacités humaines » ! L'abîme qui sépare la
(1) *C'est-à-dire les contrats avec le Gouvernement garantissant aux entre-
prises la couverture de leurs frais, plus un certain proit, les capitalistes ne
s'empressaient pas toujours à produire pour le front. (N. d. tr.)
62
1
conception psychologique de l'homme comme être malade et celle
qui voit dans l'homme un être qui tend vers une humanité complète
n'est pas seulement théorique; il résulte nécessairement des relations
de classe. Parce que les ouvriers ne peuvent plus s'adapter' à la
société existante, c'est-à-dire à la société capitaliste, la pensée bour-
geoise ne peut que croire que la faute est du côté des ouvriers et non
du côté de la société telle qu'elle existe.
Incapable d'ouvrir le livre des capacités humaines, la bourgeoisie
cherche à consoler les ouvriers par les offices d'un agent intermé-
diaire. Le fondement de classe de cet agent intermédiaire a été analysé
par Marx il y a cent ans :
« Toute l'aliénation de l'homme par rapport à lui-même et à la
nature apparaît dans le rapport par lequel il se soumet et il soumet
la nature à un autre homme différencié de lui-même. Ainsi l'aliénation
religieuse apparait nécessairement sous la forme du rapport entre le
laïque et le prêtre, ou également, puisque le problème concerne dans
ce cas le monde intellectuel, entre le laïque et un médiateur. Dans le
monde pratique actuel, l'aliénation ne peut apparaître que dans les
rapports pratiques avec les autres hommes » (« Travail aliéné »).
La bourgeoisie pense qu'en écoutant avec sympathie les plaintes
personnelles des ouvriers, elle pourra rendre au travail sa dignité et
leur personnalité aux ouvriers. Ceci n'est rien d'autre que le confes-
sionnal transposé dans le service du personnel, le curé dans l'usine.
C'est la version moderne du confessionnal clérical. Commençant par
l'attitude vis-à-vis des ouvriers dans l'usine, cette tendance pénètre
toutes les sphères de la société et en particulier de la société améri-
caine, comme il est visible dans les films d'après-guerre.
L'Eglise catholique. s'est développée comme médiateur entre
l'homme et Dieu, ce Dieu qui suivant le dogme chrétien n'était que
la nature humaine de l'homme (le Christ). De la même manière
aujourd'hui, on doit développer une élite de psychanalystes pour
qu'elle soit le médiateur entre les ouvriers et leur propre nature
humaine incorporée dans l'industrie. Cette élite deviendra la nature
cléricale de l'homme.
Mais, à l'opposé des prêtres de l'Eglise catholique, les médiateurs
actuels entre les ouvriers et la nature humaine, de ceux-ci doivent
exercer un contrôle total sur les ouvriers précisément à cause de la
tendance des ouvriers vers la totalité et l'universalité. Si le contrôle
total du processus de production n'est pas exercé par les ouvriers,
les médiateurs devront exercer un controle total de tous les aspects
de la vie des ouvriers. Si les forces productives sociales des ouvriers
ne sont pas enrichies, on devra organiser complètement la connais-
sance de la physiologie, de la psychologie et de la sociologie de la
classe ouvrière et la mettre à la disposition des administrateurs. La
solution que Mayo proposė ne peut provenir que du mépris de la
classe ouvrière, mépris si organiquemennt enraciné chez la bourgeoisie
et ses champions intellectuels. Mais, précisément pour cette raison,
ce mépris ne doit pas être traité légèrement. Devant l'éventualité de
la défaite, il peut se fransformer très facilement en panique et en
mesures contrerévolutionnaires de désespoir. Un an après la défaite
de Hitler en Europe, le livre de Mayo, qui avait été écrit en 1933, a
été réimprimé par l'Université de Harvard. C'est là un avertissement
non seulement aux ouvriers mais aussi à la petite bourgeoisie, qui
continue à se plonger dans la psychiatrie individuelle, au moment où
la grande bourgeoisie prépare les bases pour une psychiatrie de
masse.
63
.
Les conseillers de la bourgeoisie offrent aujourd'hui la înême
solution à l'antagonisme de classe qu'Hegel offrait en son temps à
l'état prussien. Ce qu'ils demandent, ce sont des hommes plus sages,
des meilleurs administrateurs, des hommes conscients « des nouvelles
réalités psychologiques de 1.947 ». De même que Hegel, constatant
l'opposition: extrême des classes, demandait une classe universelle
adaptée aux tâches de médiation (« Philosophie du droit »), de même
les conseillers de la bourgeoisie aujourd'hui cherchent à investir la
connaissance universelle dans l'élite administrative. En 1819, le point,
de départ de Hegel était l'idéalisme commun aux intellectuels et leur
peur des masses. Son point d'arrivée était le concept de l'état totali-
taire. Il n'y avait pas d'autre solution. Toute tentative de faire de la
masse un objet plutôt qu'un sujet, toute tentative de lui enlever
l'initiative à une époque où son besoin objectif et subjectif est d'assu-
mer toutes les initiatives ne peut se terminer que par la destruction
de cette initiative. L'Allemagne fasciste nous a donné la preuve vivanto
qu'aussitôt que cela est fait, la barbarie s'empare immédiatement du
reste de la nation.
Mais si c'est là la perspective actuelle en l'absence de révolution,
c'est aussi un guide pour le développement complet de l'homme que
doit introduire la révolution prolétarienne. La seule lutte effective
contre le fascisme est la lutte révolutionnaire pour la réalisation de
l'homme universel. La révolution luthérienne a aboli le prêtre comme
médiateur et a permis à l'homme de devenir son propre interprète
de la nature humaine de Dieu. La révolution prolétarienne doit abolir
toutes les barrières qui existent entre les ouvriers , et la richesse
objectivement développée de leur nature humaine.
CHAPITRE VI
LA CRITIQUE OUVRIERE DE LA POLITIQUE
Le développement du fascisme et l'impuissance de la démocratie
politique comme arme contre celle-ci, ont enlevé aux petits bourgeois
l'illusion que les arguments et les idées sont les locomotives de l'his-
toire. Mais la crise de la petite bourgeoisie est la crise de la politique,
et ici comme toujours l'attitude instinctive de la classe ouvrière doit
être notre guide. L'ouvrier américain 'moderne est souverainement
indifférent vis-à-vis de la politique. Trois cent soixante-cinq jours, par
an, il se fiche si ce sont les démocrates ou les républicains qui sont
au pouvoir. Et le trois cent soixante-sixième jour il s'y intéresse seu-
lement si c'est une année d'élection présidentielle. Ce manque d'intérêt
politique a sa racine dans le développement historique des Etats-
Unis. L'expérience des ouvriers leur a montré que, démoorates
républicains, quelles que soient les différences ou les similitudes de
leur programme, les candidats élus agissent selon les besoins de l'éco-
nomie capitaliste américaine.
64
Parce que les différents partis politiques agissaient d'une manière
si peu différente pour ce qui est du développement réel de l'économie
américaine, la politique a été essentiellement une concurrence entre
groupes de capitalistes, organisés en appareils électoraux, pour obtenir
des tranches plus grandes du gâteau américain. Le gâteau était
énorme, c'est pourquoi on a rarement reproché aux politiciens de se
couper de larges tranches. En particulier, dans les villes où domi-
naient les appareils électoraux pendant l'afflux d'immigrants d'Europe,
une ingénuité parfaite réglait les rapports entre ces appareils et les
votants. La politique consistait en un échange de voix .contre des
faveurs très réelles même si elles ne coûtaient rien qui pou-
vaient aider l'ouvrier qui venait d'arriver de l'étranger face aux mul-
tiples problèmes que, créait pour lui son nouveau milieu. Cependant,
avec l'assimilation des immigrants et le déclin des appareils électo-
raux, la machinerie politique à été dévoilée dans toute sa nudité. Le
résultat c'est que les ouvriers américains commencent à faire leur
propre critique profonde de la politique bourgeoise en tant que fraude
et trompcrie qui ne peut en rien changer leur vie réelle.
La communauté poliüque illusoire.
En cela, les ouvriers américains expriment avec un instinct infail-
lible la même vérité à laquelle Marx est arrivé par son étude profonde
de la Révolution française. La politique, disait Marx, est profondément
et essentiellement quelque chose de bourgeois. Sa base est la domina-
tion d'une classe sur une autre et sa consolation est qu'elle procure.
à l'individu qui est réellement aliéné dans sa vie matérielle, l'illusion
qu'il participe à la communauté sociale. Dans leur tendance vers
l'émancipation complète, les hommes traversent l'étape de l'émanci-
pation politique parce qu'elle représente un pas progressif par rapport
à la domination des hommes par la religion. La religion donne' aux
hommes l'illusion de la démocratie dans le royaume des cieux. La
démocratie politique approche au moins ce royaume plus près de la
terre.
Mais « l'émancipation politique est la réduction de l'homme d'un
côté, à un membre de la société bourgeoise, à l'individu égoïste et
indépendant, d'un autre côté, au citoyen, à la personne morale », Plus
l'homme, en tant qu'ouvrier, est aliéné de son humanité véritable
dans le processus de production, plus doit être grande l'illusion qu'il
est un individu social dans ses rapports politiques en tant que citoyen.
D'où la nécessité d'un état fasciste. Mais « l'émancipation humaine ne
s'achèvera pas avant que l'homme réel individuel ne s'identifie avec le
citoyen et ne devienne un être générique dans sa vie empirique, dans
son travail individuel, dans ses rapports individuels, avant que
l'homme ne reconnaisse et n'organise ses propres capacités comme
des capacités sociales, avant donc que la force de la société ne soit.
plus divisée par le pouvoir politique ».
Voilà ce que Marx concevait comme le socialisme l'appropria-
tion réelle par les ouvriers de leurs capacités humaines dans leur vie
productive matérielle. La politique et l'état dépériront parce qu'il ne
sera plus nécessaire de maintenir la communauté politique illusoire.
L'analyse de la politique par Marx s'applique non seulement à
la politique bourgeoise, mais aussi à toutes les tentatives de substituer
65
3
la communauté politique à la communauté réelle des hommes éman-
cipés dans le processus du travail. Ainsi, ce qui domine la vie des
Etats-Unis actuellement n'est pas le parlement beourgeois à Washing-
ton, qui commence à apparaître comme peu différent d'une commission
d'enquête, mais ce qui a été justement appelé les « parlements écono-
miques », les directions et les congrès des syndicats. Ce sont les syn-
dicats qui forment aujourd'hui la communauté politique pour des
millions d'ouvriers et auxquels on doit par conséquent 'appliquer la
critique marxiste de la politique bourgeoise.
L'organisation industrielle des travailleurs.
L'ouvrier américain d'aujourd'hui a transféré son cynisme vis-à-
vis de la politique bourgeoise à la politique des syndicats. Dans les
salles et les réunions des syndicats, il voit divers noyaux qui rivalisent
pour le pouvoir et pour la direction du syndicat. En créant le mou-
vement syndical industriel, les ouvriers sentaient qu'ils créaient un
instrument pour leur émancipation sociale. Cependant, maintenant, le
syndicat n'apparaît que comme une arène pour divers groupes poli-
tiques qui s'opposent les uns aux autres. L'ouvrier se demande avec
perplexité pourquoi les leaders ouvriers qu'il a créés se comportent
de la sorte. La réponse à cette question doit être recherchée dans le
développement actuel du mode capitaliste de production. Nous pour-
rons ainsi expliquer la bureaucratie' ouvrière non seulement aux
ouvriers, mais aussi à elle-même.
Un syndicat ouvrier comme les « Ouvriers unis de l'acier »
(United Steel Workers) 'embrasse presqu'un million d'ouvriers et
comprend non seulement les fonderies d'acier, mais les mines de fer
de Mesabi, les laminoirs d'alumi um d'Alcoa, à Tenessee, les usines
de locomotives de Shenectady et les fabriques de boîtes de conserves
de San Francisco. La structure d'un tel syndicat est celle d'un gou-
vernement industriel avec ses sections et ses divisions, qui sont non
seulement parallèles à celles des monopoles de l'acier mais rivalisent
même avec les services du gouvernement fédéral. Il y a un service
juridique, un service de recherches et de mécanique, un service des
contrats, un service de comptabilité et un service législatif. La ma-
chine syndicale correspond, service pour service, entreprise pour
entreprise, compagnie pour compagnie, ville pour ville et état pour
état à la machine de la bourgeoisie.
Les opérations totales d'un tel syndicat sont le moyen par lequel
est maintenue. l'unité et la continuité de la production des diverses
unités indutrielles, de l'extraction du minerai jusqu'à la construction
de pelles mécaniques. Les « United Steel Workers Union » ont été
avec raison appelés « U.S.A. », La petite bourgeoisie proteste contre
le contrôle que de tels syndicats gigantesques ont sur le pays. La
grande bourgeoisie sait que sans ces syndicats, il lui serait impossible
de faire marcher la production au delà de quelques jours. La société
moderne a atteint le point où ce qui est décisif n'est pas l'intégra-
tion de la richesse financière ou des directions, mais l'intégration de
la production. Pour la réalisation de ce but, les syndicats .ou une
autre forme d'organisation du travail sont absolument essentiels.
Le contrat syndical, qui est la constitution de ce gouvernement
industriel, est le modus operandi du processus réel de production. Il
contient l'analyse, le détail et la codification du processus réel de
66
travail des millions d'ouvriers qui se trouvent dans ces industries.
Le trait le plus important des contrats syndicaux ne sont pas les taux
de salaire, ni même les heures de travail, mais les règles et les normes
infinies concernant les classifications du travail, les conditions de tra-
vail, les temps par pièce, etc.
Ces classifications, ces réglementations sont les classifications et
les réglementations de l'activité aliénée et parcellaire des ouvriers. Ils
sont le pendant moderne des restrictions corporatives de la société
féodale. Mais, tandis que les restrictions corporatives étaient une bar-
rière à la division du travail, barrière nécessaire pour masquer les
mystères de la production, la codification actuelle du travail aliéné est
une barrière contre la réintégration et la synthèse qui sont nécessaires
pour révolutionner le processus de la production. Les potentialités
révolutionnaires inhérentes aux forces productives, matérielles et
humaines, sont arrivées au point où la codification du processus du
travail aliéné est une restriction imposée aux nécessités économiques
et à l'élan réel des ouvriers vers l'intégration et l'universalité.
Le contrat syndical gouverne la vie de l'ouvrier du matin au soir,
pendant chaque minute des heures qu'il passe au travail. Le concept
petit bourgeois du « contrat social » était le mythe d'individus isolés
dont chacun ne comptait que comme une unité dans la communauté
politique. Le contrat syndical est la réalité actuelle de l'individu
parcellaire dans le processus du travail. Les ouvriers défendent le
contrat syndical comme une arme contre la bourgeoisie, étant donnés
les rapports de production actuels. Ne pas défendre le contrat amène-
rait une intensification de leur exploitation, parce que cela donnerait
la possibilité à la bourgeoisie de les obliger à accroître leur travail
aliéné. De plus, et encore plus important, c'est le fait que les ouvriers
ont gagné ces contrats par la guerre de classe et voient dans ceux-ci
un symbole des victoires qu'il ont remportées sur la bourgeoisie. En
même temps, les ouvriers sentent instinctivement que ces classifica-
tions ne font que codifier leur aliénation. Les ouvriers luttent féroce-
ment pour des meilleurs contrats, ils exigent que les chefs ouvriers
obtiennent pour eux des meilleurs contrats. Mais, lorsque le contrat
est obtenu, les ouvriers sentent immédiatement qu'il représente de
nouvelles chaînes pour eux et une responsabilité plus grande pour
ce qui est de la continuité de la production. Ainsi, ils ironisent sur
le contrat et se consolent en se disant que leur lutte leur a au moins
apporté une augmentation de salaire. Ceci démontre que les réformes
et les meilleurs contrats laissent intact le cadre du travail aliéné et
ne diminuent que la quantité de celui-ci.
Le dilemme de la direction ouvrière.
Le chef ouvrier d'aujourd'hui n'a pas des privilèges spéciaux
ou des qualifications particulières. à protéger, comme les ouvriers
organisés des vieux syndicats corporatifs. Le plus souvent, il est
récemment sorti de la production et, en salaire réel et en niveau de
vie, il ne dépasse pas les ouvriers qu'il représente. Ce qui corrompt
la direction ouvrière est son rôle dans le processus de production
lui-même. La direction ouvrière est l'administrateur du contrat
syndical.
Parce que la bureaucratie ouvrière représente la division du
travail dans le mode capitaliste de production, sa « représentation de
67
!
la base » devient nécessairement une administration de la base. La
bureaucratie ouvrière est l'agent des ouvriers, mais elle est l'agent
des ouvriers aliénés, des ouvriers semi-qualifiés. Elle n'est pas, comme
la vieille social-démocratie un agent des capitalistes; elle est un
représentant du mode capitaliste de production. Le bureaucrate
ouvrier s'assied à la même table avec le capitaliste et élabore avec
celui-ci des « temps » et des classifications, non pas parce qu'il colla-
bore avec les capitalistes en tant qu'individu, mais parce que tous les
deux représentent le mode capitaliste de production. Voilà pourquoi
il n'y a pratiquement pas de différence entre les études des temps »
ſaites par le syndicat, la compagnie et le Bureau des 'Relations
Ouvrières du gouvernement. Voilà pourquoi aussi, tous les hommes
des syndicats ont de temps à autre peur de renvoyer un ouvrier
exaspéré à sa machine sur la base de ces « temps ».
Les grèves sauvages apparues en Amérique depuis le milieu de
la guerre, sont une expression de l'hostilité de groupes d'ouvriers
dans des départements isolés contre le caractère aliéné de leur tra-
vail.. Une fois commencées, ces grèves donnent à d'autres ouvriers
dans d'autres départements le signal de la révolte contre l'aliénation
générale. Des paroles un peu fortes d'un contremaître, les grandes
į chaleurs, une nouvelle division du travail, n'importe quelle de ces
causes peut amener une grève sauvage qui explose au milieu de la
production socialisée, entre les différentes unités productives si pro-
fondément liées les unes aux autres. C'est précisément pour cette
raison que la bureaucratie ouvrière est tellement hostile aux grèves
sauvages. La bureaucratie ouvrière représente l'unification et la stabi-
lisation du travail aliéné. D'un autre côté, les grèves sauvages repré-
sentent la révolte contre le travail aliéné. La bureaucratie syndicale
garantit l'« attitude responsable » du syndicat en échange de la sécu-
rité du syndicat, mais elle ne peut pas exécuter ses engagements, car
l'« attitude responsable » dépend de la base et la base ne considère
pas du tout que sa mission est la stabilisation du statu quo dans la
production. La bureaucratie préfère aux grèves sauvages des grèves
nationales bien organisées. La production est paralysée ainsi dans son ·
ensemble, il n'y a pas d'interruption des connections productives et,
comme tout le monde reste chez soi, il n'y a pas besoin de piquets
de grève massifs qui peuvent amener un conflit avec les forces de
l'état.
Mais les syndicats ne sont pas seulement une cristallisation du
mode existant de production. Ils sont aussi le fruit de l'unité des
ouvriers qui va en se développant, unité qui se développe en même
temps que la forme coopérative du processus du travail. et explose
dans les grèves organisées par le syndicat en opposition à la bour-
geoisie. Dans ce sens, ils sont des écoles de communisme pour les
ouvriers et ont un caractère intrinsèque politique, qu'ils aient ou non
une, expression politique dans l'arène parlementaire. C'est cet aspect
du mouvement syndical, le fait qu'il contient la menacé d'un mou-
vement politique de la classe ouvrière contre la bourgeoisie, que les
capitalistes craignent le plus et qu'ils cherchent toujours à miner. De
même, c'est cet aspect des syndicats que les ouvriers sont le plus
prêts à défendre contre toutes les tentatives de l'état bourgeois visant
à détruire leur puissance organisée.
De la même manière, la bureaucratie ouvrière ne représente pas
seulement le mode, bourgeois de production, mais aussi la direction
militante que le mouvement de massé a mis en avant. Dans ce sens,
1
68
la direction ouvrière représente le mouvement social des masses
contre leur travail aliéné, leur unité créatrice en action et leur besoin
de s'approprier les instruments de la production d'une manière totale,
laquelle, comme nous l'avons montré, est le seule compatible avec un
mode complètement nouveau de production.
La direction syndicale a ainsi un double caractère. Elle est
l'administrateur du mode capitaliste de production, mais elle main-
tient son emprise sur les masses seulement par les gai sociaux,
économiques et politiques qu'elle représente pour les masses, comme
résultat de luttes passées et comme promesse pour l'avenir.
Les empereurs romains ne pouvaient pas développer un mode
de production qui donnerait du travail à leur prolétariat qui avait
connu, le travail libre. Ils ont dû, par conséquent, lui donner du pain
et des spectacles et un empire politique dans lequel ils pouvaient
être les maîtres. Dans le monde moderne, le New Deal a créé un cer-
· tain respect pour les travaux publics. La bureaucratie syndicale, tache
d'éviter ce piège. Mais elle ne peut pas satisfaire l'élan beaucoup plus
profond du proletariat moderne vers un“ mode de production dans
lequel il puisse librement exercer ses forces naturelles et acquises.
Ils doivent par conséquent tenter, par toutes sortes de programmes
sociaux : les programmes de santé publique, d'éducation et de récréa-
. tion mis en avant par l'ILGWU, les programmes politiques du CIO-
PAC, le programme de Reuther pour des « augmentations de salaire
sans augmentations des prix », les caisses sociales de Lewis, de jus-
tifier leur existence comme direction des ouvriers. La direction
ouvrière peut s'attaquer à tous les aspects secondaires de la misère
du prolétariat, elle peut chercher à satisfaire tous les besoins maté-
riels, mais le besoin humain fondamental du prolétariat de s'approprier
les forces productives de la société dans le processus du travail lui-
même, ce besoin la direction ouvrière ne peut pas l'envisager aussi
longtemps qu'elle fonctionne comme une partie intégrante de la
machine syndicale bâtie sur le mode existant de production.
Nous avons parlé plus haut de la conception erronée, produit de
la société de classe selon laquelle l'universalité réelle de l'homme
ne peut pas être trouvée dans le processus du travail mais dans des
buts qui sont en dehors de celui-ci, dans la religion, l'art, la politique,
la littérature, etc.
L'idéologie selon laquelle l'activité productive est simplement
un moyen pour l'existence et non la première nécessite de l'existence
humaine est inhérente au travail salarié sur lequel se base la pro-
duction capitaliste. L'activité productive, en d'autres termes, est
considérée dans la société bourgeoise comme du travail, un moyen
pour la satisfaction des besoins et non pas un besoin humain. La
diminution de la journée du travail, une prémisse fondamentale des
nouveaux rapports socialistes de production, a été considérée comme
un moyen par lequel l'ouvrier pourrait avoir plus de temps pour
lui-même en dehors de la production, plutôt que comme un moyen
par lequel ses heures productives pourraient devenir plus humaines.
Cependant, l'activité productive est la caractéristique distinctive du
genre humain et la libération de cette activité productive par le déve-
loppement de l'individu total dans le processus de production c'est
l'objectif de la révolution socialiste.
La bureaucratie ouvrière ne peut pas résoudre la question essen-
tielle de l'activité inhumaine de l'homme dans le processus du travail,
parce que pour ce faire, il lui faudrait représenter un mode de travail
plus humain et donc aussi plus productif. En d'autres termes, elle
69
devrait poser la révolution sociale devant les ouvriers non seulement
comme la libération révolutionnaire de la société de l'exploitation
capitaliste, mais aussi comme la solution de tous les problèmes jour-
naliers et concrets qui surgissent de leur vie dans l'usine. Si elle ne
le fait pas, elle restera limitée dans l'idéologie bourgeoise qui tourne
autour de la richesse et de la pauvreté comme tërmes matériels.
La tendance vers le changement social.
!
C
La direction syndicale actuelle dégénère en appareils politiques
rivaux, comme les partis capitalistes d'hier, parce que le développe-
inent révolutionnaire de la production qui est nécessaire ne repose-
pas sur elle mais sur les besoins objectifs de l'économie qui trouvent
leur racine chez les ouvriers qui travaillent sur les machines. Excep-
tion faite d'un noyau révolutionnaire qui représente le mouvement
des ouvriers vers une solution révolutionnaire des problèmes de leur
vie dans l'usine, chaque nouvelle direction ne fait qu'administrer ce
mode de production étranger, comme l'ont fait ses prédécesseurs
puisque chacune est le prisonnier de ce cadre.
Mais il y a une grande différence entre les politiciens capitalistes
et les politiciens ouvriers. Les ouvriers auxquels font appel les poli-
ticiens syndicaux ne sont pas les immigrants dispersés, artisans,
mécanos, etc., du XIXe et au début du XXe siècle. Ils sont au contraire
extrêmement concentrés, organisés, disciplinés par la produotion et
ont une tendance profonde vers le changement social. Par conséquent,
pour obtenir l'adhésion et les voix des ouvriers non seulement dans:
sa propre industrie mais dans toute la 'nation, et aussi pour faire sa:
cour à la petite bourgeoisie, un politicien ouvrier comme Reuther doit
mettre en avant un programme étendu pour un New Deal, comme l'a
fait antérieurement le politicien bourgeois Roosevelt. Reuther sait
parfaitement que tout le mouvement de l'industrie se dirige vers une:
centralisation plus poussée du capital et une socialisation plus grande
du travail. Il joue son jeu en le sachant. Mais, comme l'indiquait Marx
en parlant de Napoléon III, ce qui apparaît dans une période comme
tragédie, peut apparaître dans l'imitation comme une farce. Les
ouvriers américains ont dépassé le choc de la crise de 1929 et l'in--
quiétude confuse qui pouvait être apaisée par le New Deal de Roose-
velt. Reuther peut s'arrêter à mi-chemin. Les ouvriers américains ne:
s'arrêteront pas. Tout mouvement qui porterait Reuther ou une autre
des personnalités ouvrières nationalement connues au pouvoir serait
le résultat d'une telle mobilisation des ouvriers de la nation et d'une
telle tendance à se libérer de toute l'aliénation de la production capi-
taliste que la bureaucratie ouvrière serait obligée soit de recourir à
une dictature contrerévolutionnaire dirigée contre les ouvriers, soit
de se plonger dans un tâtonnement et une confusion telle que l'im-.
puissance d'Attlee en Angleterre paraftrait en comparaison comme la.
direction politique la plus ferme qui ait existé.
j
Dans le royaume de la liberté.
La contradiction devant laquelle se trouve le militant syndical,
entre son rôle comme représentant du mouvement social du prolé-
tariat et ses devoirs comme représentant du mode aliene de production
70
est tellement aiguë, qu'il n'est pas rare de voir les militants syndicaux
qui ont puissamment aidé à former le C.1.0. en 1936-1937 rentrer à
leur travail ou devenir des délégués d'atelier, en abandonnant leurs
postes aux ex-dirigeants de l'A.F.L., aux dirigeants syndicaux profes-
sionnels, à des avocats, etc. Ces militants forment une partie du maté-
riel d'où viendra la direction révolutionnaire de la prochaine période.
La réponse théorique à leur dilemme, comme aussi la réponse au
dilemme qui se pose à toutes les classes de la société, se trouve dans
la compréhension du mouvement social qui les a portés à la direction
pendant les grèves de masse de 1936-1937.
Chaque lutte majeure des ouvriers vise à réaliser le saut du
royaume de la nécessité au royaume de la liberté. Lorsque la lutte
est terminée, et les gains sont cristallisés dans les augmentations de
salaire, la diminution des heures du travail et la sécurité syndicale,
il apparaît que l'essence du mouvement n'était pas l'énergie créatrice
des inasses en train de briser les chaînes de la société capitaliste,
mais plutôt les buts concrets qui ont été réalisés. Cependant, le C.I.O.,
venant à une période pendant laquelle, particulièrement aux Etats-
Unis, une révolution industrielle était en train de se faire, lorsque
toute la terre était agitée par la barbarie capitaliste et lorsque, des
« New Deals » et des nouveaux ordres sociaux faisaient partie du
milieu mental de tout ouvrier, a gardé son contenu révolutionnaire
dans la mémoire des ouvriers qui ont participé à sa formation. Leur
hostilité vis-à-vis de la bureaucratie gouvrière exprime leur détermi-
nation de ne pas permettre au C.1.0 de devenir un appendice banal
du mode capitaliste de production. Comme l'a souligné l'écrivain bour-
geois Peter Drucker, c'est ce contenu révolutionnaire qu'ils attribuent
à leurs syndicats qui fait que les ouvriers aujourd'hui exercent une
pression sur leurs dirigeants pour qu'il y ait lutte plutot que négocia-
tion. Essentiellement, le .C.1.0. a été une croisade sociale, une tenta-
tive de la part des ouvriers américains de s'élever à la hauteur de
leurs destinée historique et de reconstruire la société sur des nou-
velles bases.
Depuis la deuxième guerre mondiale, des nouveaux millions d'ou-
vriers ont rejoint cette croisade et ont acquis une conscience orga-
nique des rapports internes de la production d'un atelier à l'autre, de
la mine de charbon à la chaine d'assemblage, de la ville à la campagne,
d'un continent à l'autre. Pour les mêmes raisons qu'ils tirent une
satisfaction authentique du fonctionnement compliqué de ce méca-
nisme productif, ils sont aujourd'hui plus que jamais sérieusement
troublés par les interruptions et les menaces d'interruption qui sont
inséparables de l'administration capitaliste de ce mécanisme.
La bourgeoisie américaine est organiquement incapable d'assurer
n'importe quelle perspective de stabilité et de progrès économique
et social dans le cadre du monde unique d'aujourd'hui. Déjà, sur le
front politique où elle paraissait tellement imposante, elle commence
à montrer des signes d'un grand épuisement. Aujourd'hui, des ouvriers
de plus en plus nombreux disent : « Certainement, nous aurions fait
mieux ». Dans ces mots, on trouve la reconnaissance de la part des
ouvriers de l'énorme étendue de leurs forces naturelles et acquises
et l'abus, la distortion et le gaspillage de ces forces par la société
capitaliste. On y trouve aussi la colère écrasante des ouvriers contre
les barrières capitalistes qui étouffent leur énergie et torturent ainsi
tout le monde. Jamais la société n'a eu tant besoin de l'intervention
directe des ouvriers. Jamais les ouvriers n'ont été aussi prêts à s'atta-
;71
quer aux problèmes fondamentaux de la société. Les destinées des
deux sont indissolublement unies. Lorsque les ouvriers prendront leur
sort entre leurs mains, lorsqu'ils s'empareront du pouvoir, et commen-
ceront, leur reconstruction de la société, toute l'humanité sautera du
royaume de la nécessité dans le royaume de la liberté.
RIA STONE
72..
NOTES
V
}
LA SITUATION INTERNATIONALE
ܙܐܶ
L'explosion de la guerre de Corée a apporté une modification radi-
cale à la situation mondiale. Il y a plus de distance entre le printemps
et l'automne 1950 que des années entières n'en créaient autrefois.. Ce
changement brutal se reflète nettement dans l'état d'esprit des grandes
masses de la population qui a changé du tout au tout en l'espace de
quelques semaines. Avant, bien que tout le monde sentait d'une ma-
nière confuse que la troisième guerre mondiale était inéluctable, cette
idée n'était pas réellement présente, ne déterminait pas l'attitude pra-
tique, individuelle aussi bien que collective, des hommes. Le prolé-
tariat, en particulier, traversait un état d'apathie, qui exprimait la
compréhension de la part des ouvriers du caractère réactionnaire de
la lutte des deux blocs et de leurs prolongements à l'intérieur de
chaque pays, mais aussi la conscience de la quasi-impossibilité pra-
tique d'une lutte de classe autonome et efficace dans les conditions
actuelles. La consolidation temporaire de l'économie capitaliste entre
1948 et 1950 semblait elle-même offrir une base objective à ce répit :
la baisse du pouvoir d'achat ouvrier s'était considérablement ralentie
et, si une certaine surproduction commençait à se manifester, dans la
plupart des pays capitalistes le chômage n'était encore qu'ųne menace
lointaine,
Avec la guerre de Corée, les gens ont compris que la guerre était
inéluctable non seulement théoriquement, mais dans la pratique ; ce
qui semblait une échéance lointaine à laquelle on pourrait, avec un
peu de chance, échapper, est apparu comme une certitude du lende-
main, avec laquelle on ne pouvait plus ruser. Les conséquences concrè-
tes de la guerre de Corée à l'intérieur de chaque pays – réarmement,
prolongation du service militaire, hausse des prix, augmentation du
tenips de travail
ont fait pour affirmer cette certitude encore plus
que le bruit lointain des canons. Le résultat en a été la prostration de
la population désemparée face à la catastrophe inévitable. Prostration
qui trouve sa source dans le sentiment qu'aucune action n'est possible
pour arrêter le processus maintenant déclenché, que les forces qui sont
73
en jeu sont au dessus de la puissance et du contrôle de n'importe qui,
mais aussi dans l'idée, plus ou moins partagée par tous, que la guerre
sera une catastrophe sans précédent, à laquelle il n'y aura pas d'autre
issue que la ruine de l'humanité, le plongeon dans l'abime.
Nous avons toujours affirmé l'inéluctabilité de la troisième guerre
mondiale ; nous en avons fait la base de notre perspective historique
et politique. Il ne s'agit plus maintenant de discuter cette idée, mais
de faire comprendre à l'avant-garde le contenu essentiel de cette pers--
pective, à savoir que la troisième guerre mondiale posera devant l'en-
semble de l'humanité le problème de la transformation révolutionnaire
du monde et créera en même temps les conditions pour qu'une réponse
positive à ce problème puisse être donnée. Dès le prochain numéro de
« Socialisme ou Barbarie », commencerons la publication de
textes relatifs à ce problème crucial. Aujourd'hui, nous tâcherons de
clarifier de plus près les événements récents et les possibilités d'éva-
lution de la situation dans l'avenir proche.
nous
LES DEUX ASPECTS DU CONFLIT RUSSO-AMERICAIN
La décadence et la crise du capitalisme posent le problème d'une
transformation radicale de la société, qui ne peut plus continuer, à
exister sous les formes inefficaces et non intégrées du capitalisme tru-
ditionnel. Aussi longtemps que le proletariat n'est pas en mesure de
réaliser lui-même cette transformation dans un sens révolutionnaire,
elle tend à se faire dans un sens réactionnaire par les formations
sociales dominantes, soit par la bureaucratie capitaliste en fusion
personnelle avec les grands monopoles, soit par la nouvelle bureau-
cratie ouvrière totalitaire. Cette dernière est groupée autour de la
bureaucratie russe, cependant que la première se groupe autour du
capitalisme américain. La lutte actuelle entre les deux blocs et la
guerre mondiale dans laquelle cette lutte dominera est donc le
point de rencontre de deux conflits intimement reliés : le conflit « exté-
rieur » entre impérialisme russe et impérialisme américain pour la
odmination du monde ; le conflit « social » entre monopoles et les bu-
reaucrates qui leur ont liés, d'un côté, les bureaucrates ouvriers stali-
niens de l'autre, sur la manière, les modalités et les bénéficiaires de
la transformation inéluctable de la société dans le sens de la sauve-
garde du système d'exploitation. Cette lutte recoupe même la lutte de
classe dans la mesure où la bureaucratie stalinienne est encore capa-
ble de mobiliser sur une base « anticapitaliste » des fractions du prolé-
tariat, en présentant sa lutte comme une lutte pour le « socialisme ».
C'est surtout cette possibilité de mobilisation qui donne son impor-
tance au conflit « social » qui oppose la bureaucratie ouvrière aux
couches bureaucratiques-monopolisatrices, conflit qui serait autrement
réduit aux proportions d'une lutte de clans au sein de la classe domi-
nante.
LA POLITIQUE MONDIALE DE LA BUREAUCRATIE STALINIENNE
La politique mondiale de la bureaucratie stalinienne est l'instru-
ment conscient de son expansion. La nécessité de cette expansion de
coule des contradictions internes de l'écoomie de la société bureaucra-
tique aussi bien que du processus de concentration mondiale des forces
productives et dir pouvoir. Nous nc nous étendrons pas ici sur cette
74
Question, à laquelle nous espérons consacrer prochainement une étude
spéciale (19. Il suffit pour le moment de constater que, de ce point de
vue l'expansion impérialiste du capitalisme bureaucratique ne diffère
pas essentiellement de l'expansion du capitalisme monopoleur. Mais le
contenu concret de l'expansion bureaucratique et les moyens qu'elle
met en oeuvre, présentent comparativement à l'expansion des monopoles,
des modifications profondes qui mesurent la distance qui sépare la
concentration monopolisitique de la concentration étatique.
Tout d'abord, le moteur concret et le but immédiat de l'expansion
bureaucratique n'est pas la «conquête des marchés » et le « placement
des capitaux », mais l'exploitation directe de la main-d'ouvre et des
ressources naturelles des pays dominés. En même temps, cette exploi-
tation ne peut pas se faire par la pénétration « pacifique » du capital
et le changement graduel et « naturel » des structures sociales et éco-
nomiques des pays dominés, comme celui qu'amène l'impérialisme
classique ; l'instauration de la domination et de l'exploitation bureau-
cratiques suppose la transformation radicale et rapide de ces struc-
tures, par l'étatisation et l'expropriation des capitalistes privés.
Ensuite, dans la lutte pour son expansion, la bureaucratie installée
au pouvoir la bureaucratie russe veut et peut utiliser les contra-
dictions internes du bloc adverse ; elle n'en profite pas seulement
passivement, elle s'y insére activement par l'intermédiaire des partis
staliniens. Ce facteur a été jusqu'ici prédominant dans la politique
extérieure de la bureaucratie. s'il est vrai que l'objectif premier de
cette politique a été pendant longtemps la « défense de la Russie »,
c'est-à-dire la défense du pouvoir de la bureaucratie dans le pays où il
s'est consolidé pour la première fois, s'il est vrai que l'action ex
l'existence même des partis staliniens à l'étranger ont été toujours
soumis à cet impératif catégorique, en revanche il est tout aussi im-
portant de constater non seulement que les partis staliniens sont les
armes essentielles de cette politique mais aussi que le pouvoir de la
bureaucratie sur un pays est indissolublement lié à l'accession du parti
stalinien correspondant au pouvoir.
Enfin, l'économie bureaucratique et ses contradictions se déve-
loppent avec un rythme relativement uniforme ; la forme sous laquelle
s'expriment les contradictions de l'économie la crise de la produc-
tivité du travail est permanente ; les explosions périodiques vio-
lentes les crises du capitalisme traditionnel y sont inconnues.
En même temps, le personnel exerçant le pouvoir jouit d'une stabilité
sans comparaisons avec celle qui existe dans les pays bourgeois. Une
orientation à long terme peut être ainsi définie et appliquée, dans la
mesure évidemment où le permettent les contradictions sociales du
système et l'anarchie propre de la bureaucratie ; mais cette mesure
et incomparablement plus grande que celle qui existe pour un gouver-
nement bourgeois.. En dernier lieu, la bureaucratie, tout en ayant cessé
d'avoir un rapport quelconque avec l'essence profonde du marxisme,
garde de ses origines la possibilité d'utiliser pour se guider toute une
partie de la sociologie marxiste qui, pour être la plus superficielle,
ne lui en confère pas moins une grande supériorité sur ses adversaires
bourgeois.
On a énormément parlé jusqu'ici des « erreurs », des « tournants »,
des « contradictions » et de la « vue courte » de la politique de la
bureaucratie. Ceci, parce qu'on l'a jugé comme si elle était
ou si
elle voulait être la politique d'un état-major révolutionnaire. Mais
si on place l'analyse de la politique russe dans son véritable cadre,
si on la considère comme l'instrument d'une classe exploiteuse pour la
réalisation de ses buts propres, il est incontestable qu'elle est beau-
(1) Voir dans l'article « La bureaucratie yougoslave », publié dans le nº
5-6 de cette Revue, le chapitre .« La rupture russo-yougoslave, expression des
luttes internes, de la bureaucratie », en particulier les' p. 46-47.: .
75
coup plus cohérente et systématique que celle d'un état bourgeois
quelconque. Le fondement de cette unité et de cette contiquité de la
politįque se trouve dans la permanence relative des conditions exté-
rieures et intérieures de l'activité de la bureaucratie, conditions qui
trouvent dans cette politique une expression directe et rigoureuse.
Nous avons parlé plus haut des deux aspects fondamentaux de la
lutte russo-américaine. Ce sont ces deux aspects : conflit « extérieur »,
politique d'état de la bureaucratie russe appuyée par l'action diplo-
matique et militaire, conflit « social », lutte des partis staliniens sur
le plan social et politique appuyés par des larges fractions des masses
exploitées que nous retrouvons comme les deux constantes de la
politique bureaucratique. Celle-ci a toujours utilisé ces deux facteurs
combinés, même lorsque l'un est réduit à sa plus simple expression,
comme l'action du parti stalinien én Allemagne orientale en 1945-46;
ou au contraire le rôle joué par la Russie en tant qu'état et puissance
militaire dans la victoire de Mao-Tse Tung en Chine, rôle se limitant
à la garantie indirecte qu'elle représentait contre une éventuelle inter-
vention des Etats-Unis qu'elle a ainsi en fait interdite.
On peut suivre l'utilisation combinée de ces deux facteurs dans
la politique russe depuis 1945 (la période d'avant la guerre ne peut
pas être jugée avec les mêmes critères car la bureaucratie n'avait pas
encore rang de véritable puissance mondiale et, à l'intérieur de la
Russie, le processus de sa formation s'achevait à peine). La première
vague d'expansion bureaucratique de 1945 à 1947 a été directement
liée à l'avance de l'armée russe, aussi bien en Europe centrale qu'en
Extrême-Orient (Corée du Nord). Mais cette action de l'armée russie
n'était pas un but en soi ; elle n'était qu'un des moyens
le plus
important qui ont permis l'installation dans tous ces territoires de
régimes bureaucratiques entraînant une transformation radicale des
structures économiques et sociales.
Pendant une deuxième phase --- qui commence alors que la conso-
lidation du régime bureaucratique dans les pays satellites n'est pas
encore achevée la lutte est surtout menée par les partis staliniens
locaux là où elle est possible. Elle tourne rapidement court en France
et en Italie (1947-1948), dure un peu plus longtemps en Grèce (1947-
1949.), mais aboutit à une victoire d'une immense signification histo-
rique en Chine. On peut facilement voir que, pendant cette période,
c'est l'action propre des partis staliniens qui est l'instrument essentiel
de l'expansion bureaucratique.
On pourrait dire que l'attaque stalinienne en Corée marque une
troisième étape, pendant laquelle ce sont à nouveau les actions mili-
taires dirigées ou appuyées de l'extérieur (Corée, Indochine) qui devien-
nent l'instrument principal.
Y a-t-il un élément commun à travers ces trois tactiques ? S'insè-
rent-elles dans une stratégie unique à long terme et quelle est celle-ci ?
On a souvent parlé dans les milieux politiques et journalistiques
occidentaux de la théorie de l' « écroulement intérieur » du capitalisme
qui serait celle de l'état-major politico-militaire russe. Selon cette
conception, la stratégie fondamentale de la bureaucratie russe serait
d'attendre que la crise du capitalisme atteigne un degré suffisant
d'acuité pour que les pays capitalistes tombent d'eux-mêmes, tels des
fruits mûrs, l'un après l'autre, dans la gueule accueillante de Staline.
L'élément essentiel de la stratégie russe serait dans ce cas l'action
des partis staliniens de l'étranger, qui devraient donner une
« issue
révolutionnaire » dans le sens bureaucratique à la crise du capita-
lisme, l'armée russe étant là comme une force de réserve pour le cas
où ces révolutions déclencheraient l'intervention militaire d'autres
pays capitalistes en l'occurence des Etats-Unis.
Il y a au moins deux raisons fondamentales qui excluent que cette
conception puisse être la base de la politique russe.
La première, c'est que cette conception attribuerait au capitalisme
occidental et à ses classes dirigeantes une résignation stoïque, plus
76
inême, une volonté de mourir qui n'existent absolument pas. Le capi-
talisme réagit lui aussi face à sa propre crise ; il réagit à la fois en
se transforinunt lui-même et en cherchant la solution de ses contradic-
tions dans l'expansion c'est-à-dire en préparant la guerre contre le
bloc bureaucratique. La bureaucratie ne peut pas ne pas être cons-
cienie de cet état de fait.
La deuxième, c'est que cette conception méconnaît les contradic-
tions internes du bloc bureaucratique lui-même et attribue à la
bureaucratie russe un rôle absolument désintéressé dans l'affaire de
l'extermination du capitalisme traditionnel. Ce qui est le mobile de lu
bureaucratie russe n'est pas la transformation bureaucratique du
monde, mais la domination mondiale ; pour elle, cette transformation
n'est qu'un moyen le seul, d'ailleurs pour arriver à cette domi-
naiion.et lui donner le contenu qu'exigent ses intérêts. Plus concrète-
ment, il lui est indifférent il peut même lui être désagréable
que
des régimes bureaucratiques s'installent successivement dans divers
pays, si en même temps ces pays ne tombent pas souls son contrôle
total ou partiel, direct ou indirect, immédiat ou relativement différé.
Mais comment ce contrôle peut-il être assuré ?
Și on laisse de côté les romans policiers sur les émissaires gué-
péoutistes dont serait affublé chaque burqau politique stalinien
romans qui, même s'ils contiennent une part de vérité, ne sont pas
intéressants il est évident que ce contrôle est, d'une part, basé sur
des conditions objectives extérieures la lutte avec le bloc occidental
qui, presqu'indépendamment de leur volonté, cimente les couches
bureaucratiques, l'indigence économique que seule la Russie peut jus-
qu'à un certain point pallier ; d'un autre côté, il ne peut être concrétisė
et consolidé que par l'ingérance directe des représentants de la puis-
sance russe. Dans ce sens, la bureaucratie est obligée d'envisager.
quoique* non nécessairement d'une manière simultanée dans l'exécu-
fion son intervention directe militaire et « civile » comme tout aussi
essentielle que la lutte « sociale » et politique que mènent ses parti-
sans locaux.
Mais ceci signifie précisément que la bureaucratie ne peut ni ne
veut laisser le «pourrissement » du monde capitaliste se faire tout
seul. A la fois pour parer à la réaction des capitalistes et pour assurer
son contrôle sur les zones où sa domination s'étend progressivement,
elle tendra de plus en plus à intervenir directement ou, de toute
façon, à faire prédominer les aspects « militaires » de la lutte sur les
autres. Nous parlons, bien entendu, de la tendance générale de l'évo-
lution, ce qui n'exclut pas des phases contredisant provisoirement cette
orientation générale, et surtout ne signifie nullement que l'aspecte
« social » de la lutte bureaucratique va disparaître aspect qui donne
à cette lutte la plus grande partie de son efficacité.
LA POLITIQUE DU BLOC OCCIDENTAL
Il faut d'abord se débarrasser d'une conception qui a encore cours
parmi les milieux « de gauche », à savoir : que la guerre n'est possible
pour les capitalistes que lorsque le développement économique est
arrivé à une impasse, qu'il n'y a plus d'autre issue à la crise de l'éco-
nomie et, d'autre part, lorsque le « mouvement ouvrier » a été battu,
devenant ainsi incapable de résister au déclenchement de la guerre.
Cette conception élevée à la dignité d'une théorie par les
epigones" de Trotsky est d'abord démentie par les faits. La guerre
de 1914 a été déclenchée à un moment où l'économie capitaliste flo-
rissait et où le mouvement ouvrier se trouvait au sommet de sa puis-
sance apparente. Elle ne résiste pas non plus à l'analyse logique. La
77
au
en 1914
crise n'est pas la cause de la guerre ni même une cause occasion-
nelle nécessaire. La cause véritable de la guerre se trouve dans les
contradictions profondes du système d'exploitation qui sont perma-
nentes, même si elles se manifestent violemment à la surface, surtout
au moment de la crise. Ces contradictions imposent à la classe capi-
taliste une politique d'expansion, et la guerre c'est le heurt brutal de
ces politiques, qui s'opposent les unes aux autres. Le moment précis
de son explosion dépend d'une série de facteurs, parmi lesquels l'exis-
tence ou non d'une crise économique au sens précis du terme ne joue
pus, en tant que telle, un rôle prépondérant. La durée de la paix dépend
de la solidité de l'équilibre auquel avait abouti le règlement précé-
dent, de la marge que cet équilibre accordait à l'expansion de chacune
des puissances opposées. Le monde de Versailles avait une certaine
viabilité (limitée à une ou deux décades) ; le monde de Potsdam n'en
avait aucune. En ce sens, la troisième guerre mondiale était nécessai-
rement posée dès 1945, et ce sont des causes relativement extérieures
qui ont rendu possible l'interlude 1945-195
Le « besoin d'infliger des défaites décisives » mouvement
ouvrier, avant de déclencher la guerre ne signifie en lui-même rien. Le
« besoin » découlerait pour les capitalistes de la nécessité d'avoir les
« mains libres » à l'intérieur. Mais il est bien possible ce fut le cas
que ce soit précisément le déclenchement de la guerre qui
soit pour le capitalisme le meilleur moyen dans les conditions concrè-
tes d'imposer totalement sa domination à la classe ouvrière. D'un
dutre côté, l'argument perd toute signification lorsque le « mouvement
ouvrier » tel qu'il apparait à travers les grandes organisations qui
encadrent la classe, est lui-même divisé en deux camps, dont chacun
soutient sur des blocs en présence. Et tel est le cas aujourd'hui car que
signifie dans les conditions de 1950, « infliger une défaite décisive au
mouvement ouvrier » ? Battre les réformistes et les staliniens ? Mais
le capitalisme n'a pas besoin de bettre les réformistes ; il lui faudrait
une bonne dose de folie pour arriver à cette idée. Les réformistes sont
son meilleur appui au sein de la classe ouvrière. Le capitalisme anglais
devra-t-il « battre le travaillisme » pour pouvoir faire la guerre ? Mais
c'est le travaillisme qui seul peut faire accepter au prolétariat anglais
l'idée de la guerre. Quant aux staliniens, la lutte contre ceux-ci est
évidemment contenue dans la préparation et la conduite de la girerre ;
mais le succès de cette lutte sur le plan intérieur. (pour les pays où le
problème se pose, c'est-à-dire surtout en France et en Italie pour ce
qui est de l'Europe) n'est nullement une condition nécessaire du déclen-
chement de la guerre. Tout ce charabia aurait une signification s'il
y avait aujourd'hui un mouvement ouvrier organisé, autonome par
rapport aux deux blocs, et capable de s'opposer efficacement à la pré-
paration de la guerre. Mais un tel mouvement n'existe ne peut exister
aujourd'hui.
La situation réelle est la suivante : dès 1947, le trait essentiel du
monde actuel est apparu clairement à la surface, à savoir : qu'il n'y
avait pas de règlement amiable, d'accord mutuel rendant possible une
paix même limitée dans la durée et qu'un tel règlement était
impossible. Ce fait s'est traduit immédiatement par la formation du
bloc occidental et par des mesures encore plus précises (alliance mili-
taire des cinq pays, dite Union occidentale, plan Marshall). En 1949,
un deuxième facteur tout aussi important s'est ħanifesté clairement :
le monde « occidental » ne pouvait pas réaliser son équilibre écono-
mique interne : à la pénurie succédait déjà la surproduction, le pro-
blème Europe-Amérique apparaissait, comme il l'est, insoluble. En
même temps, le pacte Atlantique est mis sur pied et le réarmement
américain commence au début 1950, six mois avant la guerre de Corée.
Celle-ci donne une accélération énorme au processus et le fait entre
dans sa phase définitive.
Și la liaison des facteurs profonds avec les réactions concrètes a
été chez les capitalistes et les politiciens occidentaux, consciente ou
78
non, à quel niveau et jusqu'à quel degré, n'est pas une question qui
nous intéresse ici ; les amateurs pourront vraisemblablement trouver
une réponse dans les « Mémoires » des protagonistes de la période d'ici
cinquante ans. Ce qui nous intéresse, c'est le lien objectif évident qui
existe entre la situation profonde du monde capitaliste et sa politique.
Ce qui nous intéresse encore, c'est le contenu et la dynamique géné-
rale de cette politique, que nous essaierons de résumer brièvement.
Cette politique se résume en un mot : réarmement. Et ce mot est
déjà. plus qu'un simple mot, comme en témoignent les dizaines de
milliards de dollars (milliers de milliards de francs) que déjà les
Etats-Unis conservent à la production de guerre. Quelle est la signifi-
cation finale de ce réarmement ? Nous indiquions dans notre précédent
numéro (1), après une brève description des méthodes de lutte de la
bureaucratie stalinienne, que les Américains, face à cet adversaire, se
trouvaient « désarmés socialement et historiquement. C'est la raison
pour laquelle, faute de pouvoir vraiment l'affronter entièrement sur
son terrain, ils ne peuvent que 'pousser concrètement à l'accélération
d'une guerre généralisée ». Autrement dit, la seule force que les U.S.A.
peuvent opposer à l'expansion de la bureaucratie russe, c'est la force
militaire américaine.
Reprenons par le détail détail tout relatif les conditions qui
déterminent la politique américaine. Il ne peut d'abord pas être qués-
tion pour les Américains d'« abandonner » désormais des régions tant
soit peu substantielles, au stalinisme. Il s'agit à la fois d'arrêter la
modification incessante du rapport des forces qui s'opère ainsi
et
diont la Chine offre de loin l'exemple le plus frappant et la démo-
lition « morale » de la coalition occidentale. Au minimum, la politique
américaine doit se poser comme but le maintien du stalinisme dans
sa zone de domination actuelle et, de ce point de vue, il est évident
que les discours isolationnistes de certains républicains aux U.S.A.
sont des purs bavardages. Il s'agirait donc, selon la formule respectable
de l'« Economist », de contenir les Russes sans recourir à une nouvelle
guerre mondiale. Mais s'il s'agit de contenir dans la réalité
et non
simplenient sur le papier il faut avoir les moyens nécessaires pour
cette fin. Les Américains peuvent-ils les avoir ?
L'affaire coréenne semble prouver que non. L'intervention chinoise
a montré que le rapport de force actuel et réel était complètement
défavorable aux Américains. Les Chinois en Asie, les Russes en Europe
et dans le Proche-Orient peuvent raisonnablement tenir les forces
d'intervention directe des Américains comme négligeables.
En Europe, par exemple : en acceptant pour l'armée russe le
chiffre total de 170 divisions (qui pourrait facilement être doublé en
cas de mobilisation et en tout cas considérablement augmenté par une
mobilisation latente) ; en négligeant les armées des pays satellites, en
supposant que 100 à 120 parmi ces divisions formeraient les forces
opérant sur le théâtre européen ; en voulant bien admettre (on se
demande d'ailleurs pourquoi) qu'une division « occidentale » vaut deux
divisions russes (c'était le rapport du front oriental entre divisions
allemandes et russes, cela le serait peut-être encore pour ce qui est
des divisions américaines, mais certainement pas pour les autres divi-
sions « occidentales »), il y aurait toujours besoin de 50 à 60 divisions,
stationnées en permanence en Europe, comme force de « maintien ».
(Encore cela laisserait-il aux Russes les avantages de l'initiative et de
l'action selon les lignes intérieures). Or, ces 50 à GO divisions, les Occi-
dentaux espèrent les avoir à la fin de 1953. Pour le moment, nous som-
mes au début de 1951. Nous laisserons de côté ici les armes atomiques
à la fois parce qu'elles ne sont plus le monopole des Américains et
parce qu'elles sont considérées jusqu'à nouvel ordre comme des armes
stratégiques, donc à effets nécessairement différés.
(1) Socialisme ou Barbarie, no 7, « Corée' : Fin de la guerre froide »,
p. 102,
79
3.
Mais la mise sur place en Europe d'une force pareille, le besoin
d'une force analogue en Extrême-Orient et d'une force de couverture
suffisante dans le Proche Orient (dont la mise sur pied est par ailleurs
presqu'impossible) ; la nécessité de garder des fortes réserves straté-
giques aux U.S.A. même tout cela implique non pas le simple
« réarmement », mais la mise sur le pied de la guerre totale de
l'ensemble du monde occidental, et ceci sous tous les aspects écono-
miques, sociaux, politiques et militaires.
Nous voyons par là même où se trouvent les contradictions fonda-
mentales d'une politique qui serait une politique de « maintien » :
c'est que les moyens nécessaires pour assurer ce but ne se distinguent
en rien des moyens nécessaires pour faire la guerre,
La conclusion est simple : la réalisation de ces moyens à l'échelle
nécessaire sera une opération tellement dispendieuse que lorsque les
moyens existeront, il sera plus rentable de faire la guerre que de ne
pas la faire. Autrement dit, la « paix armée » est actuellement plus
que jamais une utopie évidente. Le « réarmement », s'il doit se faire
sérieusement et les 'Américains semblent y mettre assez de sérieux
implique la mise sur pied de guerre de tous les pays occidentaux.
Il est inutile d'insister sur la dynamique propre d'une telle situation,
comme aussi sur ce que, pendant que les Occidentaux réarment, Staline
ne commencera vraisemblablement pas à prendre des leçons de guitare.
CONCLUSIONS ET PERSPECTIVES
Sur le plan économique, la politique du réarmement a bouleversé
à la fois la situation et les perspectives de son évolution. On sait que,
depuis le printemps 1949, une dépression relative s'était manifestée,
dont nous avions décrit les premiers signés dans le n° 3 de cette
Revue (2). Le problème de la pénurie et de la reconstruction qui avait
plongé le capitalismę dans sa crise de 1946-1947, disparaissait et, après
deux ans à peine de stabilité stabilité largement artificielle lais-
sait la place au problème de la surproduction. Deux points l'indiquent
clairement ; aux Etats-Unis, l'indice de la production industrielle qui
avait atteint son maximum d'après guerre en octobre 1948 (17€,
1937 = 100) a constamment décliné depuis cette époque jusqu'à juillet
1949 où il a atteint son minimum d'après guerre (144) ; la production
industrielle américaine de l'année 1949 était inférieure de 8 % à celle
de 1948. D'autre part, entre octobre 1948 et juillet 1949, le chômage
aux Etats-Unis passait de 1.642.000 (minimum d'après guerre) à
4.095.000. Il a été en moyenne de 3.395.000 personnes en 1949 contre
2.064.000 en 1948 et a atteint son maximum en février 1950 avec
4.675.000 chômeurs (7,6 % de la population active).
Par la même, le problème des rapports entre l'économie améri.
caine et le reste de la zone occidentale s'était posé à nouveau, car le
déclin de l'activité économique aux Etats-Unis s'est traduit pendant
cette période, par la diminution des importations américaines, donc
la diminution des recettes en dollars des autres pays capitalistes. La
dévaluation de septembre 1949 n'avait apporté qu'un palliatif provi.
soire à cette situation.
Sous la pression des premières mesures de réarmement, une reprise
se manifestait depuis le mois de mars. Mais ce sont les événements de
Corée qui ont déterminé le boom formidable qui continue à se déve-
lopper. Deux facteurs ont agi dans ce sens : d'un côté l'accroissement
immédiat et énorme des dépenses militaires des Etats-Unis, se tradui-
sant par des achats immédiats et par des commandes qui vont en s'am-
1
(2) « La consolidation temporaire du capitalisme mondial »,
p. 62-64.
80
+
plifiant ; de l'autre côté la montée des prix des matières premières.
Ainsi la surproduction laisse de nouveau la place à la pénurie,
cependant que tous les phénomènes de la phase d'expansion du cycle
économique se manifestent : montée des prix, absorption des stocks,
développement de la production, augmentation de la main-d'œuvre
employée. Cette nouvelle phase d'euphorie du capitalisme jette d'autre
part un voile sur le déséquilibre structurel entre l'économie américaine
et le reste du monde : le réamorçage de la gigantesque machine pro-
ductive des Etats-Unis met en branle la production des autres pays,
accroit la demande de leurs produits et tendrait par là n'étaient les
obligations de réarmement de ces pays eux-mêmes à faire dis-
paraître leur déficit vis-à-vis des Etats-Unis.
La résorption de la surproduction et la nouvelle phase d'expansion
de l'économie capitaliste deviennent possibles, car le réarmement
signifie à la fois la restriction de la production (et de l'offre) d'objets
de consommation et l'accumulation directe d'une partie du surproduit
sous forme de stocks de moyens de destruction.
Mais le réarmement doit être financé, et cela ne peut se faire sans
une modification de la répartition du revenu social, modification
d'autant plus profonde que les dépenses sont plus grandes. Si l'écono-
mie capitaliste se trouvait préalablement en état de crise, si une partie
de la main-d'ouvre et de la capacité des asines restaient inutilisées,
les dépenses militaires pourraient être en partie et au début couvertes
par la remise en marche du potentiel productif qui restait inutilisé.
Mais ceci, comme le montre l'exemple de l'Allemagne nazie, ne saurait
durer que jusqu'au moment où les dépenses militaires dépasseraient
le produit additionnel. A plus forte raison, lorsque l'économie capita-
liste se trouve déjà en situation de plein emploi relatif comme
c'était le cas au début de 1950 le réarmement ne pourrait être
financé autrement que par une augmentation du taux d'exploitation
du travail. Augmentation de l'exploitation qui se réalisera à la fois
par la réduction de la consommation, donc par la réduction des salaires
réels qui commence déjà sous l'effet de la montée des prix et
par l'augmentation de la durée de travail et de son intensité. Travail
plus long et plus dur pour un salaire réel moindre, telle est la pers-
pective que le réarmement pose devant la classe ouvrière.
Sur le plan des rapports entre états, l'évolution se traduit par une
cristallisation des deux blocs beaucoup plus poussée qu'auparavant. Il
n'y a rien d'absolument nouveau dans ce domaine : la Yougoslavie
exceptée, les frontières politico-militaires des deux coalitions étaient
depuis longtemps tracées rigoureusement et coïncidaient très exacte-
ment avec la ligne de démarcation entre les pays bureaucratiques et
les pays bourgeois, Mais une certaine latitude existait encore, essen-
tiellement pour les pays du bloc américain, dans le cadre de laquelle
certains parmi eux pouvaient se permettre de prendre sur des plans
mineurs une attitude «indépendante.» : la reconnaissance de Mao Tsé
Tung par l'Angleterre et d'autres membres du Commonwealth, le com-
merce anglo-russe, le trafic effréné entre la Suisse et le bloc oriental
en sont les exemples les plus frappants. De manifestations analogues,
il est de moins en moins question. La dynamique des choses impose
aux satellites et aux vassaux de l'Amérique une attitude rigoureuse-
ment conforme face & l'adversaire ; et là où ceux-ci ne comprendraient
pas tout seuls, les proconsuls américains se chargeront de le leur faire
comprendre. De l'autre côté, les possibilités les plus éloignées d'un
« titisme » quelconque pour les pays satellites de la Russie
particulier les romans sur le titisme chinois se sont évanouies, du
fait qu'aucune perspective d'évolution «à part » n'existe concrètement
pour aucun pays, même pour un temps limité. Ce n'est pas un des
points les moins comiques de la situation que de voir les cortorsions
par lesquelles le malheureux Tito essaie de donner. une apparence
« socialiste » à son intégration graduelle dans le bloc américain. Là
encore, la guerre de Corée a prouvé qu'il n'y avait pas de place pour
une bureaucratie « indépendante » dans le monde actuel.
en
81
Mais le réarmement s'opère également sur le plan de la politique
intérieure et des rapports entre les classes. Les aspects totalitaires de
la structure politique des états bourgeois s'accentuent rapidement : là
encore, c'est des Etats-Unis que le mouvement prend son point de
départ. En même temps, la cristallisation s'effectue entre les deux
camps. Les frontières entre les partis staliniens et le reste de la popu-
lation tendent à devenir étanches, le rayonnement politique de ceux-ci
est réduit au minimum. Non pas qu'il y ait un retournement pro-amé.
ricai des populations. En Europe, par exemple, moins que jamais peut.
être, les gens sont disposés à mourir pour défendre la démocratie de
M. Truman et de M. Moch. Mais ils sont tout aussi peu disposés à crever
pour le socialisme stalinien. L'emprise des partis communistes se
réduit aux fidèles convaincus ; la grande partie des travailleurs per-
çoit l'essence réactionnaire de la politique riisse autant que de la
politique américaine et se cantonne dans le silence.
Ce silence, cette inaction seront-ils permanents ? Tout incline à
penser que non. La détérioration des conditions de vie et de travail,
déjà misérable, est ineluctable. Face à cette détérioration, la réaction
ouvrière ne pourra à la longue que se manifester, à moins que la
marche vers la guerre ne subisse une accélération extrême. Mais le
problème n'est pas tellement de savoir s'il y aura des luttes ouvrières,
mais si ces luttes permettront à la classe, ou tout au moins à des frac-
tions de celle-ci, de faire des pas en avant vers la solution positive des
problèmes qui l'arrêtent actuellement.
Il faut tracer immédiatement une limite aux possibilités de ces
luttes car il est évident que la classe ne saurait ni achèver son expé-
rience du capitalisme moderne et de la bureaucratie ni matérialiser
par la violence cette expérience avant la nouvelle guerre mondiale.
Mais les conditions et l'attitude dans laquelle l'avant-garde de la classe
abordera la guerre sont d'une importance extrême. Les ouvriers qui,
à un degré plus ou moins poussé, ont une conscience de classe actuelle
(c'est-à-dire ont compris aussi bien l'exploitation capitaliste que la
mystification bureaucratique) se trouvent devant un double problème :
d'un côté l'emprise que les représentants soit de la bourgeoisie, soit
de la bureaucratie continuent à exercer sur la majeure partie des frac-
tions actives du prolétariat ; de l'autre le fait que les formes tradi-
tionnelles d'organisation de la classe ont fait faillité ou sont remises
eni question. L'évolution de la situation d'ici la gueme pourra-t-elle les
faire avancer ?
Cette évolution ne pourra en général que miner l'emprise des
bureaucraties réformistes sur le prolétariat. Même sous leur forme la
plus moderne travaillisme en Angleterre ou syndicats C.1.0. (lux
Etats-Unis ces bureaucraties devront encore, surtout plendant la
période qui s'ouvre, tenir le rôle d'agents du capital sous sa 'forme
traditionnelle. Elles devront tâcher d'assurer la continuité de la pro-
duction et de faire accepter au prolétariat la réduction de son niveau
de vie.
Pour la bureaucratie stalinienne, le problème est plus complexe.
Sa politique semblera sur le plan intérieur coincider avec la « défense
des intérêts ouvriers ». Elle tâchera d'atteindre ses objectifs - l'exacer-
bation des contradictions sociales, le sabotage de la production, la
reprise en main de la classe ouvrière en se posant plus que jamais
comme le champion des revendications du proletariat et l'organisateur
de ses luttes. Mais, d'un autre côté, ce faisant, elle restera bureaucratie
et bureaucratie inféodée au Kremlin. Sa « direction » et son «organi-
sation » des luttes sera la même direction et organisation bureaucra-
tique avec tout ce que cela implique ; sa collusion avec la politique
russe restera évidente. Au total, elle récupérera peut-être en partie
son emprise de masse, mais aussi des nouveaux éléments de l'élite
ouvrière s'apercevront clairement de son rôle:
82
Il restera toujours le problème des formes d'organisation et de
luite. Dans la mesure où des luttes réelles seront engagées, auxquelles
l'avant-garde devra participer, dans la mesure où presque fatalement
le combat contre la direction et l'organisation bureaucratique sera une
nécessité interne de ces luttes, le fait même que le problème sera posé
en termes d'action et non plus en termes de réflexion autrement dit
qu'il faudra de toute façon faire quelque chose indique qu'il sera
de plus en plus posé sur le terrain sur lequel des solutions positives
seront possibles.
83
.
LES ORGANISATIONS « OUVRIERES »
ET LA GUERRE DE COREE
Dès notre précédent numéro (1), nous avons caractérisé la guerre
de Corée comme la fin de la guerre froide entre le bureaucratisme
stalinien et l'impérialisme américain. Nous nous proposons ici d'exa-
miner les répercussions directes et immédiates du conflit sur la poli-
tique et les perspectives des, diverses organisations se réclamant de la
classe ouvrière. Il est en effet nécessaire de situer les positions des
« maîtres à penser » du proletariat afin de dévoiler les mystifications
et les faux dilemmes qu'ils proposent à leurs « mandants ouvriers ».
Avant toute autre considération, il faut souligner qu'au sein de
l'avant-garde ouvrière la guerre de Corée, a été une pierre de touche
des théories émises par les différents groupes et ceci au même titre
que l'affaire yougoslave. C'est encore un de ces faits impertinents qui
refusent de se plier aux dogmes de paresse des théoriciens du passé.
En effet, si la question yougoslave mettait à l'ordre du jour l'examen
de la nature profonde du stalinisme et de la bureaucratie en général,
l'affaire coréenne, du fait même que l'échéance de la troisième guerre
mondiale apparaît à la fois proche et inévitable, place une fois de
plus le prolétariat en face du problème de sa lutte autonome à travers
l'antagonisme U.R.S.S.-U.S.A. Bien que l'ampleur de la discussion, la
masse de leur public et le fond des questions elles-mêmes écartent
l'idée d'une similitude par trop poussée, on ne peut éviter d'accorder
à un fait international comme la guerre de Corée, la même portée (en
nous bornant simplement au domaine des perspectives ouvrières)
qu'eurent la guerre d'Espagne et Munich auprès des groupements
ouvriers avant la deuxième guerre mondiale. Alors déjà, quelles que
soient par ailleurs les solutions adoptées par chaque groupe à ces
occasions, l'avant-garde ouvrière se trouvait engagée dans une lutte
sur deux fronts : face au capitalisme et face au stalinisme. Encore ne
(1) Nº 7 (août-septembre), p. 95 à 103.
84
.
faut-il pas perdre de vue que la dualité du monde capitaliste (fascisme
contre démocratie) fut à la base même de la désorientation ouvrière
pendant toute une période. L'évolution historique depuis cette époque
a considérablement élagué le problème : la concentration des forces
productives, celle des moyens politiques de coercition, ont mené à la
constitution de deux blocs pesant sur l'ensemble du globe. L'évolu-
tion du capitalisme bureaucratique russe avec, d'un côté, la stabilisa-
tion d'une nouvelle couche sociale privilégiée et, de l'autre, le
développement d'un proletariat aliéné, et parallèlement l'évolution des
partis stalipiens, ont enrichi le fond de la discussion au sein de
l'avant-garde et lui ont permis de sortir de certaines ornières, telles
que celle de la « Russie, 'capitalisme d'Etat ou état ouvrier dégénéré »
ou celle de la « bureaucratie, classe ou caste ». Jamais, semble-t-il,
l'identité des deux blocs, non seulement en tant que régimes d'exploi-
tation mais encore en tant que puissances impérialistes ouvertement
agressives, n'a pu mieux démontrer à la classe ouvrière qu'elle ne
pouvait composer avec l'un ou l'autre. L'attachement d'une importante
fraction de la classe ouvrière française au stalinisme ne doit pas faire
illusion. Que l'on songe: 10: à la désaffection ouvrière pour le stali-
nisme dans les pays les plus industrialisés : U.S.A., Grande-Bretagne,
Allemagne occidentale ; 2° à la liquidation du P.C. espagnol, alors que
des organisations telles que la F.A.I. maintiennent leurs positions.
Cependant, si ce fait est nettement compris, la solution positive
révolutionnaire ne s'en suit pas automatiquement. Si le but poursuivi
par l'avant-garde est toujours l'établissement de la société « commu-
niste », il n'en reste pas moins que les organisations qui la composent
leur propre indigence idéologique avec celle (supposée) de la classe,
ouvrière et des moyens propres à construire la nouvelle société.
Ainsi doit-il arriver que, faute d'une conception d'ensemble de
l'évolution économique de l'humanité et, à travers elle, de l'évolution
structurelle de la classe ouvrière, divers courants ouvriers confondant
leur propre indigence idéologique avec celle (supposée) de la classe,
en soient réduits, lorsque les luttes entre exploiteurs s'avivent, à envi-
sager la lutte ouvrière sous l'aspect étroit d'un pacifisme traditionnel
« bêlant » ou de « l'alliance » hypocritement camouflée avec l'un des
antagonistes.
En contrepartie, seule une attitude de classe, trouvant sa source
dans l'analyse marxiste de la société, peut assurer la continuation de
la prise de conscience ouvrière sur un plan plus élevé et ouvrir la
voie à une lutte révolutionnaire autonome.
C'est ainsi que, face à la démission collective de la social-démo-
cratie européenne en 1914, la position de Lénine nous apparaît comme
la seule attitude révolutionnaire conséquente. C'est ainsi également
qu'il faut constater que les années précédant immédiatement la
deuxième guerre mondiale ont vu l'absence totale de position autonome:
de la classe ouvrière. Toutes les organisations, en ne mettant l'accent
que sur la défense de la paix ou de la démocratie, voire de l’U.R.S.S.,
ont détourné l'action ouvrière de sa propre lutte de libération.
Présentement, à l'automne 1950, c'est également la paix qui est le
leit-motiv de garage des organisations ouvrières. (Si nous insistons sur :
l'inéluctabilité de la guerre, c'est justement parce que c'est eu fonction
de la réalité et de cette réalité que la classe ouvrière doit mener son
action indépendante.) Cependant, à la différence de ce qui se passait
en 1939, le pacifisme ne se présente plus comme «intégral » mais sert
à préparer l'enrôlement dans l'un ou l'autre camp. C'est qu'en effet
.
85.
1
cette inéluctabilité de la guerre est apparente aux yeux de tous comme
l'est l'inanité du pacifisme. Niant d'un côté le pacifisme absentéiste et,
de l'autre, la possibilité d'une action autonome de la classe, les organi-
sations « libres » jouent, en soutenant un camp ou l'autre la politique
du « moindre mal ». Dans ce climat de mobilisation idéologique qui va
se développant au rythme même de la progession de la guerre froide,
a éclaté la guerre de Corée. Celle-ci se traduit, nous l'avons indiqué
ailleurs, par l'accélération de la préparation matérielle à la guerre
dans les deux camps ; mais aussi, et ce n'est pas négligeable, par une
certaine clarification des positions politiques des différentes classes et
en particulier des groupes se réclamant de la classe ouvrière, face à la
guerre qu'ils sentent de moins en moins future et de plus en plus
prochaine.
Nous voulons passer en revue ces positions présentées au prolé-
tariat. Nous ne pensons pas qu'il soit intéressant d'étudier les thèses
du P.C.F, et de ses filiales sur l'actuelle guerre de Corée. Elles insistent
avant tout sur l'intervention américaine et la politique d'apaisement
de la Russie. Ce faisant, elles s'inscrivent docilement dans la politique.
de mobilisation accélérée des masses dans le «camp de la paix ».
L'appareil stalinien de la préparation idéologique à la guerre est tota-
lement mis en place. Les événements de Corée n'ont fait qu'enrichir
son arsenal de propagande.
Quelques mots sofffiront pour présenter la thèse trotskyste dont
le crétinisme ne s'est pas démenti tout au long des différentes fortunes
que la guerre à connu. Amalgamant dès le début les thèses « conflit
localisé (sic) U.R.S.S.-U.S.A. » et « lutte de libération nationale des
Nord-Coréens », les leaders de la IV Internationale en sont venus à
stigmatiser le « lâchage » des Coréens par le capitulard Staline et à
louer, par contre, le bon communiste Mao-Tse Tung, volant au secours
de ses frères opprimés.
En effet, pour raisonner en trotskyste, si la Russie soutient par
les armes, la Corée du Nord, la Malaisie, etc..., nous devons applaudir
et nous ranger à ses côtés... Il n'y aura ensuite qu'à « redresser » l'Etat
ouvrier dégénéré. Notons que l'homme de la rue est en comparaison
des «bolcheviks-leninistes » un expert dialecticien, Le côté scandaleux
de cette position n'est pas tellement l'aveuglement sans égal qu'elle
témoigne de la part de ses supporters mais qu'elle mène, à l'exemple de
toutes les positions trotskystes, au désarmement idéologique complet
du prolétariat et prépare l'entrée des militants qu'elle peut encore
atteindre au sein de la bureaucratie. Nous ne pensons pas toutefois
que ce risque soit bien grand, car l'aventurisme trotskyste réclamant
et « exigeant » l'intervention russe en Corée, a su, une fois de plus,
servir de repoussoir aux ouvriers, dégoûtés des staliniens, cherchant
leur voie mais clairvoyants et incapables de tomber dans le panneau
grossier de « Staline qui-défend-mal-les-peuples-opprimés ».
Notons en outre que l'édifice branlant des théories trotskystes
vient de recevoir un nouveau coup du sort par les déclaration de Tito-
Kardelj tant à propos de la guerre de Corée que sur l'ensemble des
problèmes internationaux. Qu'ils se contentent de critiques fraternelles
dans des appels larmoyants aux «camarades yougoslaves » et qu'ils
continuent à aller à la dérive en attendant de rencontrer quelque
nouvelle flotte voguant vers quelque nouveau Lanternois ; il y a fort
longtemps que ce n'est plus l'affaire de la classe ouvrière. Mais, ay
fur et à mesure que l'intégration de la bureaucratie yougoslave dans le
camp américain se précise, on assistera forcément au développement
86
d'une tendance analogue au sein du trotskisme : l'écartèlement tradi.
tionnel de la « IV. Internationale » entre une aile anti-stalinienne (et,
en fin de compte, réformisté, voire R.D.R.) et une aile pro-stalinienne
së répétant sous le couvert de la « défense de la révolution yougos-
lave ».
Ne soyons pas surpris si nous retrouvons dans le camp d'en face
les tenants du « i socialisme honnête », du « syndicalisme pur ». Ne
nou attardons pas auprès de F.0. dont nous savons par la bouche de
ses orateurs du dimanche « qu'elle a pris parti : le parti de la classe
ouvrière américaine et de la classe ouvrière russe opprimée » ? (F.O.
du 23-11-50). Il est beaucoup plus intéressant d'étudier la position des
héritiers du syndicalisme apolitique dans leur organe « La Révolution
Prolétarienne » (août-septembre) sous la plume de R. Louzon, vétéran
des luttes ouvrières.
Nous y verrons comment des militants ouvriers d'avant-garde,
n'ayant pas su tirer l'enseignement de 25 ans de régime stalinien,
s'acharnent à nier la réalier mondiale du capitalisme bureaucratique.
Et comment, incapables d'assimiler l'expérience russe, par conséquent
incapables de dépasser le stalinisme, ils se réfugient dans le domaine
classique » en quelque sorte de la lutte ouvrière au sein du capita-
lisme « classique » qu'ils croient connaître et contre lequel ils ont des
plans longuement mûris et « qui ont fait leurs preuves ». Laissons la
parole à Louzon, ce bon général de la révolution qui n'est en retard
que de deux guerres :
« Non ! la liberté du travailleur salarié n'est pas un vain mot.
La liberté... de choisir son métier... de pouvoir combattre pour amé-
liorer ses conditions de travail..., d'aller chercher du travail ailleurs...
Cette liberté a, pour contrepartie, le risque de se trouver sans boulot,
mais c'est une loi générale : pas de liberté sans risque... » (sic)
« Il s'agit toujours (conflit russo-américain) d'un conflit entre le
fascisme le fascisme russe et la république ».
« Nous allons 'vers l'empire mondial... Qui en serą le maître ?...
L'Amérique, c'est la démocratie bourgeoise... que nous continuerons à
combattre... car nous aurons toujours la possibilité de le faire... (resic)
Par contre, la Russie, c'est l'étouffoir... l'esclavage généralisé.... la
régression la plus épouvantable... Eh bien ! je suis aujourd'hui avec
les Américains... quitte, dès le danger passé, à reprendre aussi vigou-
reusement que jamais la lutte contre les alliés de la veille... »
« Dans le cas de la guerre de Corée, aucune attaque de la part de
la Corée du Sud... ceux qui sont contre la guerre se doivent de se.
porter au secours de la Corée du Sud... Les guerres nationales ne
prendront fin que lorsqu'une puissance supra-nationale sera en mesure
d'employer la force pour y mettre fin... L'intervention en Corée marque
le début de cette violence supérieure. »
Ces passages extraits de l'article de Louzon sont révélateurs de
sa pensée et du désarroi tragique dans lequel se trouvent des mili-
tants. « honnêtes » qui ont jeté par dessus les moulins tout ce qu'ils
avaient appris pendant des dizaines d'années de lutte et n'ont pas su
quoi mettre à la place. Louzon (et ses amis aussi sans doute, qui n'ont
pas cru devoir protester devant de telles monstruosités) ne voit en
Russie qu'un fascisme (et quel fascisme, marxiste Louzon ?)
Louzon croit à la pérennité de la démocratie bourgeoise.
Louzon voit en Corée une guerre de libération anti-russe.
Louzon nie pratiquement toute possibilité de « révolution prolé-
farienpes..
87
1
Rendons volontiers hommage à Louzon pour la franchise avec
laquelle il expose les raisons d'un choix sincère. Nous savons qu'il
éprouve une certaine amertume mais enfin. Par delà le petit groupe
de la « R. P.», il plaide la cause des sociaux-démocrates de tout poil
qui, eux, ont déjà choisi, non pas le camp de la démocratie, mais la
mangeoire américaine.
Il faut faire la part des choses. Que M. Louzon préfère vivre en
1950 en France qu'en Russie en 195 ?... passe encore. Nous ne savons
pas si c'est un choix qui vaut grand-chose. Mais qu'il raconte à ce
propos des histoires à dormir debout, qu'il en vienne à se mettre la
tête sous les couvertures et propose à la classe ouvrière d'en faire
autant, cela nous ne pouvons pas l'accepter.
Comment Louzon peut-il parler des libertés démocratiques bour-
geoises comme permettant d'améliorer les conditions de la classe
ouvrière, alors que depuis trente ans ces conditions se sont aggravées
sans arrêt ? Comment peut-il dire que la liberté qu'il a d'écrire pour
défendre... la bourgeoisie, est une preuve de la liberté d'opposition
Qu'il aille écrire qu'il faut faire le contraire et qu'il le fasse ailleurs
que dans un bulletin quasi-confidentiel, et nous en reparlerons. Bien
plus, qu'il lutte avec des grévistes non staliniens et qu'il nous raconte
comment se sont comportés les patrons et les nombreux services
d'ordre !
Comment Louzon peut-il raconter de pareilles sornettes sur la
possibilité de choisir son métier en régime capitaliste ? Pourquoi ne
nous parle-t-il pas de la possibilité laissée à chacun de devenir mil-
liardaire ? A quel syndicalisme s'est-il soudain converti ?
Comment Louzon (comme les trotskyistes, mais dans l'autre sens)
peut-il croire à une guerre civile en Corée ? Serait-il myope au point
de ne pas voir à côté de l'ogre russe, certain géant américain ? Il ne
faut pas avoir peur de se salir les mains ; quand on veut se défendre
contre le fascisme russe, il ne faut pas craindre de marcher sur les
pieds des Coréens ; n'est-ce pas ce que Louzon n'ose pas dire ?
Comment Louzon peut-il croire à un Pax Americana radieuse, à
un capitalisme reconnaissant à la classe ouvrière mondiale d'avoir pu
triompher grâce à son appui et décidé à s'occuper de son sort ? Pour-
quoi ne pas croire aussi bien que les bureaucrates du Kremlin libérés
de l'ennemi' capitaliste et n'ayant plus besoin de canons et de chars,
se mettront tout bonnement à répartir aux masses courageuses et
dévouées ce qui servait à engraisser maréchaux et policiers ?
Trève d'ironie. Il n'est pas dans notre intention de reprendre tou-
tes ces questions graves et qui touchent directement aux plus brûlants
problèmes qui peuvent se poser au prolétariat, mais seulement de
nous arrêter à la dernière qui commande le reste des positions controu-
vées par Louzon : la lutte de classé ne sera possible que dans le
cadre du capitalisme démocratique représenté par l'Amérique.
Notre point de vue est que l'instauration d'une domination « amé-
ricaine » universelle (et stabilisée) se traduirait par la disparition la
plus totale de ces libertés « démocratiques » qui tiennent tant au
cour des réformistes. C'est en effet faire un pari stupide que de penser
que la « pacification » mondiale se bornerait à la liquidation des divers
partis staliniens ou stalinisants. Bien au contraire, le renforcement
gigantesque des organismes de répression viserait toutes les manifes-
tations ouvrières. L'ennemi stalinien défait ferait place à l'ennemi de
classe, celui-là seul qui peut supprimer les racines de l'exploitation.
L'atmosphère de terreur permanente qu'instaurerait le moderne
88
« Talon de Fer » développerait la bureaucratie politique et policière,
au même titre que la nécessité vitale pour l'empire mondial d'organi-
ser la totalité de l'économie renforcerait la bureaucratie gestionnaire
de la production,
Louzon peut-il nous dire si cette Pax Americana serait préférable
à une Pax Sovietica, du point de vue ouvrier ?
En quelque sorte, la terreur qu'inspire à Louzon (ses amis et
disciples at, soulignons-le, les éléments sociaux-démocrates) l'impéria-
lisme :stalinien, lui masque l'évolution réelle du monde, et surtout du
monde occidental.
Les articles de Louzon n'ont pas été sans stupéfier bon nombre
de militants ouvriers isolés. Les réponses publiées par la «R. P. » elle-
même et l'enquête entreprise par le journal « L'Unité » prouvent l’in-
dignation que cette position a suscitée. En général, les contradictears
reprochent à Louzon de tourner carrément le dos à la révolution et,
sur le plan particulier de la guerre de Corée, discernent nettement
dans celles-ci les causes réelles : les prémices de la lutte pour la
domination mondiale. Les signataires appellent à la lutte ouvrière
contre les deux impérialistes rivaux.
Il apparait à des yeux clairvoyants que ces vues sont celles de la
majeure partie de la classe ouvrière de France. Il ne manque à l'avant-
garde dispersée qu'une conception claire des tendances structurelles
de chacun des impérialismes rivaux pour se tourner vers la classe avec
un programme de lutte autonome.
C'est à ce travail que nous nous consacrons.
J. DUPONT
89
::
NATIONALISATION ET PRODUCTIVITE
L'Angleterre se trouve à nouveau cet hiver devant une crise de
charbon. Bien qu'en augmentation constante depuis la guerre, la pro-
duction charbonnière ne s'est pas développé au rythme nécessaire
pour couvrir les besoins de l'expansion industrielle. Nous pensons que
les extraits donnés plus bas d'un article récent de l'« Economist » (1),
le porte-parole objectif et sérieux du capitalisme anglais, intéresse-
ront nos lecteurs, car ils montrent clairement les causes profondes
de cette crise,
Après avoir affirmé que « si il y a en février une crise de charbon,
M. Noël Baker et le parti travailliste n'auront pas le pouvoir de main-
tenir l'organisation actuelle de l'industrie charbonnière, à supposer
qu'ils le désirent », l'« Economist » rappelle qu'« aucun politicien
sérieux ou économiste pratique, quelles qu'aient pu être ses réserves
.concernant les autres mesures prises au début par le gouvernement
travailliste, ne s'est opposé au principe de la nationalisation du char-
bon, ni même n'a critiqué substantiellement la forme particulière que
donnait à celle-ci, la loi de 1946. C'était le cas, si jamais il en fut un,
où le changement de propriété pourrait directement amener des amén
liorations larges et rapides à la fois au bien-être et à l'efficacité. »
Hélas ! il n'en fut rien :
* Quatre années forment une période raisonnable d'essai pour la
plupart des organismes ; et, à la fin de cette période, nous sommes en
train d'importer du charbon. Il est peut-être nécessaire de souligner en-
core que les forces qui ont de nouveau amené le pays dans cette situa-
tion, les forces que l'Office du Charbon s'est montré incapable de mai-
triser, ne sont d'aucune façon le résultat de la nationalisation. Ces
forces sont essentiellement la répugnance des hommes à être (et spé-
cialement à rester) des mineurs, et la répugnance des mineurs à pro-
duire du charbon. Et cette attitude est le résultat de changements
(1) The Economist, 16 décembre 1950.
90
économiques qui couvrent plus de trente ans. Elle a été rendue encore
plus aiguë par la révolution sociale contenue dans la politique du
plein emploi, 'venant après des années de dépression dans les char-
bonnages. Bien que ses effets les plus mauvais pourraient être modi-
fiés, cette révolution est permanente dans sa substance. Rien ne pourra
éétablir rapidement dans les nouvelles conditions ni la capacité de
l'industrie charbonnière à attirer et à garder des ouvriers ni la
volonté de travail des mineurs. Sans doute, le statut aussi bien que
la rémunération des mineurs pourront être graduellement améliorés.
Sans doute, les mineurs et leurs femmes s'habitueront graduellement
aux standards de vie qui s'ouvrent devant eux ; il cessera d'y avoir
une grande minorité qui préfère le repos de trois jours par semaine à
des revenus plus élevés. Mais ceci, même dans l'hypothèse la plus
favorable, prendra beaucoup de temps. Il est douteux que le moyere
habituel d'attirer du travail frais dans une industrie par l'augmen-
tation des salaires réels puisse amener un accroissement quelconque
de la production. Les nouveaux mineurs travail « vert »,
dont la
productivité serait en tout cas basse
peuvent amener une production
supplémentaire plus petite que celle qui sera perdue par l'absentéisme
plus élevé des hommes expérimentés, si ceux-ci peuvent gagner en trois
jours ce qu'ils doivent gagner maintenant en quatre...
« La production par homme reste même en 1950 d'environ 10 %
inférieure à ce qu'elle était en 1937. L'absentéisme a été à peine réduit
depuis l'application de la semaine de quarante heures. Même la pro-
duction par équipe ayant travaillé ne dépasse que de peu le niveau
d'avant guerre et, après les améliorations de 1948 et 1949, n'a montré
cette année que des variations saisonnières. Le peu d'équipement et de
machines qui ont été introduits dans les mines pendant les dix dera
nières années ont peut-être arrêté ce qui, autrement, aurait été un
déclin continu de la productivité ; on pourrait dire mieux même pour
la mécanisation limitée et insuffisante des mines anglaises entre les
deux guerres. Il serait excessif d'attendre de l'Office du Charbon de
supprimer en quatre ans toute l'amertume du passé et de révolutionner
l'attitude du mineur face à son travail, mais l'Office n'a même pas
réussi à provoquer ces changements immédiats dans l'atmosphère psy-
chologique de l'industrie sur lesquels comptaient avec tant de confiance
les défenseurs de la nationalisation. A en juger sur les chiffres, le
mineur ne travaille pas avec plus d'empressement pour l'Etat qu'il
ne le faisait pour le capitaliste... »
Ce texte se passe de longs commentaires. Dans l'industrie char-
bonnière apparait avec plus de clarté que partout ailleurs, à cause
du caractère particulièrement dur du travail le facteur fondamental
de la crise du système d'exploitation : la production stagne, tout au
moins elle ne se développe pas dans le rythme rendu nécessaire par
la progression économique d'ensemble. Ceci parce que la productivité
du travail humain tend à décliner ;, elle tend à décliner non pas
évidemment à cause de la dégénérescence physique ou intellectuelle du
genre humain, ni de la régression de la technique, mais essentiellement
à cause de l'attitude des ouvriers face au travail : les ouvriers refusent
tout effort dépassant le minimum pour une production qu'ils consi-
dèrent comme ne leur appartenant ni directement ni indirectement.
(Ce facteur général se combine dans l'industrie du charbon avec un
trait particulier lié au caractère inhumain du travail spécifique de
cette industrie, et qui s'exprime dans l'absentéisme incomparablement
plus élevé qu'ailleurs. Ce fait indique qu'à partir d'un certain niveau
.
91
de la culture, les ouvriers refusent de plus en plus certains travaux en
tant que tels, même s'ils ont une rémunération relativement plus
élevée, et l'automatisation de ces branches de production devient une
question de vie ou de mort). Le capitalisme anglais avait vu dans
les nationalisations aussi un moyen de dépasser ce problème :
« Le charbon est à l'Etat ; donc il aussi un peu à vous ». Il a dû
déchanter. Ce plébiscite des ouvriers dans le domaine de lóin le plus
significatif et le plus réel de tous, celui de la production, a infiniment
plus d'importance que les parades électorales, même lorsqu'elles ont
lieu en Grande-Bretagne.
Que faire face à cette crise ? L'« Economist » rappelle avec nos-
talgie les beaux jours du passé, quand le chômage sévissait partout
et particulièrement dans les mines, obligeant les gars quis avaient
encore du boulot à travailler dur pour ne pas être mis à la porte. Il
semble difficile d'y revenir. Reste-t-il une autre solution ? Oui. Le
régime russe l'indique.
La crise du charbon jette une lumière particulière sur le caractère
profondément transitoire du régime travailliste, en tant que bureau-
cratie « démocratique ».
P. C.
92
3
CYCLE DE CONFERENCES SUR
"LE
CAPITAL"
11
.
Les camarades qui ont suivi l'effort de notre groupe
connaissent l'importance que nous accordons à la recherche
théorique, sous son double aspect de l'élaboration continue
de l'idéologie révolutionnaire et de la lutte contre les défor-
mations dont le marxisme a été et est toujours l'objet. Le
marxisme, comme interprétation du développement histo-
rique et comme expression programmatique de la lutte pour
le communisme, doit de toute évidence se développer et
s'amplifier au fur et à mesure que la société se développe
elle-même et que la lutte de classes se transforme. Cepen-
dant, depuis trente ans, la crise du mouvement révolution-
naire a amené non seulement une stagnation théorique
équivalent à la transformation de la théorie marxiste en une
stérile scolastique mais s'est traduite par une déforma-
tion de plus en plus profonde de la conception marxiste.
La bureaucratie réformiste et surtout stalinienne utilisant
positivement le «marxisme » édulcoré qui est le sien pour
la mystification des masses.
Les études publiées dans les numéros parus de « Socia-
lisme ou Barbarie » et le cycle de conférences que nous
avans organisé l'année dernière sur l'oeuvre de Lénine mon-
trent la direction dans laquelle nous avons orienté notre tra-
vail dans ce domaine. Essayer de reconstituer le sens originel
du marxisme, montrer les intérêts hostiles au prolétariat que
ses déformations ont servi, mettre en regard les acquisitions
93
.
du passé avec les problèmes actuels ont été nos préoccu-
pations majeures.
Ce sont ces mêmes préoccupations qui nous ont décidé
cette année, malgré la grande difficulté de cette tâche, d'or-
ganiser un cercle d'études sur « Le Capital ». Il est superflu
d'insister sur l'importance de cet ouvrage fondamental, et
sur la nécessité absolue d'une mise à jour de l'économie
marxiste. Ces réunions auront lieu tous les quinze jours, les
vendredi soir, de 20 h. 30 à 24 h., au Palais de la Mutualité.
Après un exposé (qui durera au plus une heure et demie),
la réunion sera consacrée à la discussion des problèmes sou-
levés.
Jusqu'ici les réunions du 10 et du 24 novembre ant été
consacrées à une introduction au système économique con-
tenu dans « Le Capital »; la réunion du 22 décembre, à la
simple production de marchandises et la loi de la valeur; la
réunion du 5 janvier, à l'extraction de la plus-value. Voici
les sujets des réunions à venir :
1 er janvier : L'extraction de la plus-value et le salaire (fin).
2 février : Péréquation du profit et prix de production.
16 février : Répartition de la plus-value totale entre les
diverses catégories d'exploiteurs.
2 mars : Reproduction simple et accumulation. Crises.
16 mars : Elévation de la composition organique de capital,
Concentration.
30 mars : Augmentation de l'exploitation et baisse du taux
de profit.
Nous espérons que les camarades qui comprennent l'im-
portance de la théorie révolutionnaire pour la lutte de classes
viendront nombreux participer à ce cercle d'études.
94
1
1
ERRATA
Par suite de négligences regrettables, un nombre important
d'erreurs d'impression se sont produites dans le n° 7. Nous nous en
excusons auprès de nos lecteurs et nous indiquons ici les plus impor-
tantes,
!
PAGE 46, il manque le sous-titre de l'article de Ph. Guillaume, qui
est : A propos du livre de G. Friedmann, « Problèmes humains du
machinisme industriel ». Toutes les citations de Friedmann faites
dans cet article se rapportent à ce livre,
Voici d'autre part les erreurs pouvant altérer le séns, qui se sont
glissées dan le texte de Ria Stone : Le reconstruction de la Société,
p. 67 et suivantes :
:
PAGE 68:
22 alinéa, ligne 7, au lieu de : « Mais en dehors des périodes de
révolution, le monde est tenu à oublier ce fait », lire : Mais... le
monde est poussé à oublier... *
2 alinéa, dernière ligne, au lieu de : « ce que les ouvriers font et
pensent lorsqu'ils travaillent sur leurs bancs et leurs machines »,
lire : « ce que... sur leurs établis et... ».
PAGE 70 :
Ligne 8: au lieu de : * ni les travailleurs ordinaires..»;'lire :
« ni les simples manœuvres.., >.
PAGE 72 :
2 alinéa, ligne 3, phrase sautée, après : « Pour eux le travail est
devenu simplement le « boulot », ajouter : « uniquement une
questions de - « temps » à respecter ».
4e alinéa, ligne 12, au lieu de : « comme l'a dit un analyste bour-
geois », lire : « comme l'a dit un critique bourgeois ».
95
+
!