Socialisme ou Barbarie - NO. 12 (AOÛT-SEPTEMBRE 1953)

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Table des matières

CHAULIEU, Pierre: Sur la dynamique du capitalisme (I) 12:1-22 = FR1953A
PÉTRO, G.: La "gauche" américaine 12:23-30
DOCUMENTS:
VIVIER, G. La vie en usine (II) 12:31-47
NOTES:
La situation internationale 12:48-59 = FR1953B*
LES LIVRES:
BELL Hugo: Les Syndicats Soviétiques (Soviet Trade Unions d'Isaac Deutscher) 12:60-62
CHAULIEU, Pierre: Sartre, le stalinisme et les ouvriers 12:63-88 = FR1953C*
DOCUMENTS POLITIQUES:
Les thèses du P.C.I. d'Italie (traduit de l'italien par A. Véga) 12:89-96
TABLE DES MATIÈRES DU VOLUME II 12:[97]
SOMMAIRE 12:[99]
À PARAÎTRE AUX PROCHAINS NUMÉROS


}
1
SOCIALISME
OU BARBARIE
Paraît tous les deux mois
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU
Ph. GUILLAUME A. VEGA - J. SEUREL (Fabri)
Gérant : G. ROUSSEAU
000
Adresser mandats et correspondance à :
Georges PETIT, 9, Rue de Savoie, Paris Vle
LES ANCIENNES ADRESSES
ET LES ANCIENS COMPTES
CHÈQUES SONT SUPPRIMÉS
LE NUMÉRO ..
100 francs
ABONNEMENT UN AN (six numéros)..
500 francs
>
SOCIALISME
OU BARBARIE
Gr
Sur la dynamique du capitalisme
Marx a fait de l'économie politique une discipline histo-
rique, en plaçant au centre de l'examen l'essence sociale et
dynamique des phénomènes économiques,
L'idée que l'économie capitaliste n'est rien de plus qu'un
moment dans un développement historique qui a commencé
longtemps avant elle et qui continuera lorsque le capitalisme
comme forme d'organisation économique sera détruit, semble
aujourd'hui une platitude. Pourtant la critique de Marx
contre l'économie politique classique, qui voyait dans les lois
du capitalisme des lois économiques naturelles et éternelles
garde toute son importance ; en effet, d'une manière plus
subtile peut-être, la conception de lois économiques natu-
relles forme toujours la prémisse cachée de l'économie
politique bourgeoise, qui continue à vouloir faire procéder
le fonctionnement du capitalisme de la « logique parfaite-
ment générale du choix » (1). Cette logique du choix est la
logique du choix capitaliste, où certains choisissent parmi
des possibles qui n'en sont pas pour d'autres, en s'orientant
vers des objectifs qui sont les leurs propres. La structure
de classe du système détermine à la fois le possible et le
rationnel (le champ et le critère du choix), et par là donne
naissance à des lois (régularités statistiques de comporte-
ment) qui n'ont pas nécessairement de signification en
dehors de ce système. La rationalité capitaliste n'est ratio-
nalité que par rapport à une situation de fait appelée à dis-
paraitre, ne représente donc qu'une étape transitoire dans le
développement de la rationalité historique. Les lois écono-
miques du capitalisme représentent un groupe particulier
des lois économiques possibles ou réalisées dans l'histoire,
groupe qui n'entre en vigueur que lors et aussi longtemps
que les structures de fait correspondantes existent. Inci-
demment, la considération exhaustive des groupes de lois
possibles, et le traitement systématique de la séquence de
réalisation de ces groupes dans l'histoire effective et de sa
(1) J. Schumpeter, « Capitalism, Socialism und Democracy », éd. 1950,
p. 182 et s.
1
connexion interne serait la seule perspective théorique dans
laquelle l'économie politique pourrait être fondée comme
science.
Une partie de ce programme --- la plus importante en
pratique a été réalisée par Mars lui-même. La reconnais-
sance du caractère historique du capitalisme, donc du carac-
tère transitoire de ses lois, n'a pas lieu chez Marx par la
juxtaposition du capitalisme à d'autres systèmes possibles
ou réels, mais par son insertion dans un développement au
sens fort du terme. Le capitalisme vient nécessairement
après autre chose (l'économie marchande) et tend à ame-
ner aussi autre chose. Ce qui est la condition du capitalisme
(le capital et le prolétariat), est le résultat d'un dévelop-
pement précédent (l'accumulation primitive), et de nême,
ce qui est le résultat du développement capitaliste (la con-
centration du capital), sera la condition d'un ordre écono-
mique nouveau (le communisme).
Pär là est dévoilé un aspect fondamental de la dynamique
de l'histoire. A des conditions sociales incorporées dans des
situations et des structures de fait données, associées à un
degré de développement de la rationalité historique, corres-
pondent des lois (dans le sens défini plus haut) et l'action
des individus et des choses dans le cadre de ces lois modifie
et détruit perpétuellemont les conditions de base du système,
de sorte que les lois elles-mêmes sont modifiées graduelle-
ment ou brutaleinent. Et la préoccupation qui domine d'un
bout à l'autre « le Capital » est de montrer comment le
fonctionnement même du capitalisme tend en fin de compte
à détruire les conditions de son existence. C'est la raison
pour laquelle Marx a accordé si peut d'intérêt au fone-
tionnement d'une économie capitaliste statique. L'analyse
de celle-ci (que ce soit sous la forme de la détermination des
prix relatifs dans la courte période, ou de la reproduction
simple) l'a retenu exclusivement dans la mesure où elle
pouvait préparer le terrain pour l'examen des problèmes du
développement à tong terme du capitalisme, c'est-à-dire du
problème du déséquilibre dynamique.
On sait que l'effort titanique entrepris par Marx dans
cette direction n'est pas parvenu à son terme. « Le Capital »
est resté inachevé et les deux tiers de ce que l'on possède
aujourd'hui (les tomes II et III) n'étaiont pas considérés
par Marx lui-même comme prêts pour la publication. Bien
que ce qui intéresse ici c'est le développeinent des choses
et non pas l'Histoire des idées, il est nécessaire de sou-
mettre les conclusions de ce qui se trouve dans « Le Capital ,
inachevé à une brève appréciation, qui ne trouvera sa pleine
justification que dans la suite de cette étude. On suppose
que l'essentiel des idées du « Capital » est connu du lecteur.
La dynamique du capitalisme est déterminée dans « Le
Capital » par les deux processus, liés mais non identiques,
de l'accumulation et de la concentration du capital. Au fur
et à mesure que ces deux processus se déroulent, les grands.
rapports quantitatifs de l'économie capitaliste subissent une
modification continue : la composition organique du capital
2
(rapport entre la valeur du produit social brut provenant
du capital constant et celle provenant du capital variable
s'élève, le taux d'exploitation du travail (proportion suivant
laquelle le produit social net est divisé en plus-value et
capital variable) augniente, enfin le taux du profit (rapport
de la plus-value totale au capital total) tend à baisser.
Dans le cadre concret du capitalisme, c'est l'accumulation
(combinée évidemment avec le progrès technique, que par
ailleurs elle stimule et accélère) qui est la base de la crois-
sance économique. En même temps, la concentration détruit
constamment la structure sociale initiale du capitalisme ; la
classe capitaliste tend à devenir une infime minorité, à
laquelle s'oppose l'ensemble de la société prolétarisée. Cette
grandissante opposition quantitative prend tout son sens par
l'exacerbation de la contradiction sociale qu'amènent l'élé-
vation de la composition organique du capital (aliénation
croissante du producteur dans la production, où la masse
énorme de travail mort écrase et domine de plus en plus le
travail vivant et en même temps expulsion de l'homme
par la machine et augmentation du chômage) et l'augmen-
tation du taux de l'exploitation (misère relative croissante
du producteur en tant que consommateur). Enfin la baisse
du taux de profit mine le capital de l'intérieur et lui enlève
sa raison d'être.
Cette construction de la dynamique du capitalisme quelle
que soit sa fécondité en tant que vision historique d'ensem-
ble et son extraordinaire richesse dans les détails, n'est
absolument pas satisfaisante.
Tout d'abord, si c'est un mérite imprescriptible de Marx
d'avoir vu l'essence capitalisme dans le processus de
concentration, l'essentiel de l'analyse à en faire ne se trouve
pas dans « Le Capital ». Une fois le processus de concen-
tration posé, il faut voir quels sont les changements qu'il
apporte dans le fonctionnement du capitalisme. La varia-
tion des quantités n'a de sens pour l'analyse historique
économique que dans la mesure où elle aboutit à la modifi-
cation des structures. Le capital qui se concentre de plus
en plus ne reste pas éternellement du capital de plus en plus
concentré ; il devient autre chose, il acquiert des nouvelles
déterminations qui ne sont pas uniquement quantitatives.
Le jour où le capital concentré devient le monopole, le jour
où la crise économique et sociale conduit à la suppression
du monopole particulier et à la concentration totale de la
production entre les mains de l'Etat, quelque chose d'essen-
fiel est changé dans le structure économique. Le capitalisme
au sens le plus général ne cesse pas d'exister comme domi-
nation du capital sur le prolétariat, mais son mode de fonc-
tionnement est radicalement altéré. Pour citer les exemples
les plus évidents, on ne peut plus parler de péréquation du
taux de profit si le monopole s'est emparé de branches
importantes de la production ; puisque dans ce cas le méca-
nisme de la concurrence qui amène cette péréquation n'existe
pas. De même, on ne peut plus parler de déséquilibre entre
la production de moyens de production et d'objets de con-
sommation conduisant à la surproduction dans le cas de
la concentration totale.
3
3
Et de même que la concentration signifie une modifi-
cation des structures économiques, de même elle se traduit,
sur le plan social, par l'apparition de nouvelles catégories
et couches, ou l'accroissement énorme du poids et du rôle
de couches déjà existantes de sorte que l'opposition entre
la poignée de grands capitalistes et la quasi-totalité de la
sociétě prolétarisée cessé d'être la seule ou la plus impor-
tante.
Ce qui est important est donc d'examiner la concentra-
tion en tant que modification graduelle de la structure même
de l'économie capitaliste et par là aussi des lois de cette
économie. Les lois du capitalisme concurrentiel ne se con-
servent pas toutes dans le capitalisme monopolistique, ni
celles de ce dernier dans le capitalisme bureaucratique.
En deuxième lieu, le problème de l'accumulation du capi-
tal a été laissé à ses débuts par Marx. Il ne s'agit évidemment
pas de se demander s'il y a accumulation, mais comment
elle se déroule et si le capitalisme tend nécessairement vers
un équilibre dynamique l'accumulation sans crises ou
vers le contraire. Les modèles laissés par Marx dans le
tome II du « Capital » sont d'une grande utilité par la clari-
fication de certains concepts, mais leur portée est extrê-
mement limitée. Ils consistent à montrer que sous certaines
hypothèses sans rapport avec la réalité (chaque capitaliste
investissant toujours tous ses profits, et toujours dans son
secteur et jamais ailleurs, le crédit n'existant pas, le rythme
de rotation du capital fixe et du capital circulant étant le
même, la composition organique et le taux d'exploitation
restant constants), si le capitalisme se trouve au départ en
état d'équilibre, il est possible qu'il continue son expan-
sion en équilibre. Le vrai problème commence évidemment
lorsqu'on se débarrasse de toutes ces restrictions. Il devient
alors d'une complication énorme (ce qui explique la lamen-
table confusion des discussions sur l'accumulation dans le
mouvement marxiste), mais il est vrai qu'on ne saura rien
de solide sur la dynamique du capitalisme tant qu'on n'aura
pas avancé dans la solution du problème posé dans toute
sa complexité réelle.
Enfin, il n'est pas possible d'accepter telles quelles ni les
conclusions de Marx sur l'élévation de la composition orga-
nique, l'augmentation du taux d'exploitation et la baisse ten-
dancielle du taux de profit, ni la manière dont elles ont été
établies. Le ressort principal du raisonnement de Marx
dans ce domaine est le progrès technique. Mais il est impos-
sible de déduire du progrès technique tout court l'élévation
de la composition organique et du taux d'exploitation. S'il
parait certain que le progrès technique tend à augmenter
le volume du capital fixe et des matières premières mani-
pulés par le travail vivant, il n'est pas du tout a priori cer-
lain qu'il tende à en augmenter la valeur (1). De même, le
(1) C'est Marx lui-même qui a souligné cet aspect contradictoire de
l'évolution, de même qu'il était incontestablement et d'une manière démon-
trable conscient de la plupart des problèmes et des difficultés qui sont
soulevées dans ces pages. Qu'il soit clair que ce qui intéresse ici n'est pas
la critique de Marx comme auteur, mais le bilan de son effort en vue de
sa continuation. Pour le reste, on n'est pas plus intelligent que Marx ; on
peut simplement être plus vieux d'un siècle.
4
progrès technique en diminuant la valeur des objets de con-
sommation ouvrière, tendrait à augmenter le taux d'exploi-
tation si le salaire réel restait constant. Mais le salaire
réel ne reste pas nécessairement constant ; en fait, dans la
plupart des cas, il a augmenté à travers le développement
du capitalisme. Que cette augmentation n'ait pas été le résul-
tat automatique du progrès économique, que les ouvriers
aient toujours dû, après avoir augmenté la production, lut-
ter durement pour augmenter leur part du produit social,
que jamais les patrons n'aient rien accordé qui ne leur fut
arraché de force sont des choses incontestables, qui mon-
trent toutefois que la variable essentielle pour expliquer
l'évolution du taux d'exploitation, c'est-à-dire l'intensité de
la lutte des classes, transcende largement l'économie pro-
prement dite.
De la combinaison de l'élévation de la composition orga-
nique et de l'augmentation du taux d'exploitation ne résulte
pas nécessairement une tendance vers la baisse du taux de
profit ; pour qu'il y ait baisse du taux de profit, il faudrait
qu'il y ait un certain rapport entre le rythme dont s'élève
la composition organique et celui dont s'accroît le taux
d'exploitation, et il n'est pas a priori de raison pour que ce
rapport existe dans la réalité. Par ailleurs, vraie ou non, la
tendance à la baisse du taux de profit n'a pas de significa-
tion. Un taux de profit bas peut avoir de l'importance s'il
affecte une entreprise ou une branche particulière ; mais ici
il s'agit par définition du taux général du profit. Aucune crise
du capitalisme ne résulte du fait qu'en 1850, le capital don-
nait du 15 % par an et qu'en 1950 il ne donnerait plus que
du 12 %.
Ce fait ne pourrait pas affaiblir le stimulus à l'accumu-
lation, car ce qui incite l'accumulation c'est le profit diffé-
rentiel ou alors l'existence d'un profit quelconque - non
pas la stabilité séculaire du taux général du profit. Il ne
pourrait affaiblir ce stimulus que si le taux de profit devenait
effectivement nul, ce qui n'est possible que si soit le taux
d'exploitation était nul, soit les ouvriers étaient remplacés
par des machines — deux suppositions également absurdes.
Peut-on supposer que la baisse du taux de profit diminue lo
fonds d'accumulation des capitalistes ? Non, car ce taux
supposé déclinant s'applique à une masse croissante de capi-
tal, donc la masse des profits (et le fonds d'accumulation)
peut en même temps s'accroître en termes absolus. Mais le
fonds d'accumulation décroît peut-être en termes relatifs, ce
qui ferait que le rythme d'expansion de l'économie tend à se
ralentir ? Soit ; mais ce ralentissement se réfère uniquement
au taux d'expansion de quantités mesurées en valeur, ce qui
ne dit rien sur l'expansion matérielle. De plus, si le rythme
de l'accumulation se ralentit, l'élévation de la composition
organique doit se ralentir aussi, et donc aussi la baisse du
taux de profit.
En réalité, parmi ces trois tendances, celle qui à une
importance fondamentale c'est l'évolution du " taux de
l'exploitation, qui est déterminée essentiellement par un fac-
teur extra-économique — le développement de la lutte des
classes. Il est évidemment essentiel de savoir comment la
lutte de classes elle-même est influencée par la situation
5
économique, et comment son influence sur l'économie est
différenté selon l'état différent de celle-ci ; mais vouloir
déterminer l'évolution du taux d'exploitation, même « en der-
nière analyse », à partir du pur et simple fonctionnement des
mécanismes économiques serait se laisser mystifier soi-
même par une « réalité économique » séparée et indépen-
dante de l'histoire.
Ceci d'ailleurs n'est qu'une première approximation. Il est
essentiel de dire que les diverses quantités ou rapports
quantitatifs qui caractérisent l'économie sont déterminés
par deux variables relativement indépendantes le progrès
Technique et la lutte des classes dont le développement
doit être observé dans la réalité historique et ne peut pas
être déduit a priori des conditions du système. Encore faut-il
voir en quoi ces variables sont-elles indépendantes, et en
quoi ne le sont-elles que relativement. Les rapports
apparaissant extérieurement comme quantitatifs = la
composition organique du capital, par exemple, ou le
taux d'exploitation - ne sont que l'habillage abstrait d'une
réalité humaine qualitative, infiniment plus complexe. Lors-
qu'on oblige les ouvriers dans une usine à tourner dans le
même temps un nombre de pièces augmenté de moitié, on
peut exprimer le phénomène en disant que la composition
organique de la valeur du produit a été élevée. L'essentiel
pourtant sera de voir que celte modification que l'on peut
supposer résultant d'un progrès technique - provoquera
fatalement une réaction au sein du groupe des ouvriers, et
par là même aura un résultat au niveau de la lutte des
classes. Selon le déroulement de celle-ci (dépendant évidem-
ment d'une foule d'autres facteurs) la modification technique
aura ou n'aura pas comme deuxième résultat une augmen-
tation du taux d'exploitation. Le problème de donner une
formation théorique générale à des relations mixtes de ce
genre -- dont l'aspect quantitatif n'épuise pas les moments
essentiels c'est-à-dire en fin de compte le problème de la
connaissance de l'histoire, attend toujours sa solution.
Dans ce qui suit, l'analyse quantitative alternera avec la
discussion de l'évolution réelle ou probable des autres
facteurs.
Ces remarques critiques tracent l'orientation d'un travail
nécessairement long, dont cette étude veut simplement poser
certaines présuppositions. Les deux premières parties
(Mesure et valeur ; Valeur et échanges) visent à clarifier les
catégories qui seront constamment utilisées par la suite
(valeur, plus-value, capital, profit, prix). Les trois parties
suivantes examinent la répartition du produit social entre
capital et travail et le problème de l'accumulation à travers
les trois phases du capitalisme (concurrence, monopolisa-
tion, concentration totale) (1).
(1) I est presque toujours utile et souvent indispensable de donner une
formation mathématique aux problèmes économiques. Dans ce qui suit, la
marche du raisonnement et les conclusions sont toujours données d'abord,
et l'utilisation des formules a été confinée à des paragraphes marqués d'un
astérisque afin que le lecteur qui le désire puisse les sauter avec le moins
de dommage possible.
6
1.
MESURE ET VALEUR
Parler de dynamique du capitalisme n'a de sens que si
l'on sait comparer deux états de l'économie situés à des
points différents du temps. Cette comparaison est toujours
possible en termes de description qualitative, mais la des-
cription se perd fatalement dans la diversité infinie des
faits concrets, et même si elle se concentre sur l'essentiel,
elle peut difficilement le montrer comme tel. La comparai-
son de deux états distants de l'économie serait grande-
ment facilitée si l'on pouvait associer à chacun d'eux un
système de nombres caractéristiques. La détermination
réciproque de ces nombres à un instant donné ou à des
instants différents, si elle existe, permettrait alors une
analyse sans ambiguïté des lois économiques pendant la
phase considérée de développement.
Ceci ne veut pas dire que tout ce qui est économique
doit pouvoir être quantifié, ni même que ce qui peut être
quantifié est nécessairement ce qui est important dans
l'économie. Du point de vue de l'histoire totale, c'est le
contraire qui est vrai. Ce qui est important, c'est ce qui
sera réel, et ce qui sera réel sera l'individu humain concret;
et ce que travailler ou consommer signifie pour l'individu
Concret ne se laisse pas quantifier. Mais pour l'histoire
actuelle l'individu humain n'existe pas ; ce qui existe, c'est
l'atome social interchangeable. Et pour l'économie actuelle,
cet atome n'est important qu'en tant qu'unité numérique,
son travail ou sa consommation n'ont de signification qu'en
tant qu'ils sont mesurables. Que l'économie capitaliste ne
réussisse jamais à réduire complètement l'homme social à
cet atome économique ne fait que renforcer cette consta-
tation ; car les moments où les atomes économiques font
crever leur définition et se comportent comme classe his-
torique sont précisément les moments où la réalité écono-
mique du capitalisme et la théorie économique bourgeoise
sont rádicalement mises en question (1). Il reste que la
quantification des activités humaines par l'économie capi-
taliste constitue le fondement logicohistorique de la quan-
tification de l'économie capitaliste par la théorie. Il reste
aussi que si cette théorie se place dans la perspective de
la révolution, elle verra dans cette quantification les limi-
tations qui lui sont inhérentes, de même qu'elle saura que
l'économie en tant que telle est une abstraction.
Du point de vue de la théorie économique, le problème
de la mesure est donc logiquement antérieur à l'examen
concret de l'économie. Si l'aspect quantitatif des phéno-
mènes économiques est important, il faudrait pouvoir les
mesurer avant d'essayer de les interpréter (2). De plus,
la méthode de mesure doit pouvoir être appliquée indépen-
damment des variations structurelles de l'économie capita-
(1) Voir plus haut, p. 4 à 6.
(2) Cet a priori logique est évidemment un a posteriori du point de vue
du développement historique de la connaissance. Il est aussi un a posteriori
par rapport à d'autres phases de la théorie. L'idée de la possibilité d'une
mesure de l'économie capitaliste, par exemple, presuppose une analyse
de l'essence du capitalisme comme aliénation de l'homme. Mais cet aspect de
la question se situe à un autre niveau de réflexion que celui auquel se
place le texte.
7
liste, et l'étalon de mesure auquel elle conduit doit rester
identique à lui-même (1).
L'économie se présente comme un complexe d'activités
dans lequel des choses sont constamment transformées en
d'autres ; des matières se transforment en instruments, le
temps humain se transforme en objets et les objets se
transformer à nouveau en vie humaine. Ce qu'on se pro-
pose de mesurer tout d'abord, c'est la valeur ou le coût
social de telle production particulière ou de l'ensemble de
la production. Ce coût s'exprime dans le fait que des choses
doivent être détruites (en tant que choses ayant telle forme
donnée), afin que d'autres choses soient créées. Dans la
mesure où une chose peut être créée sans que la consom-
mation productive d'une autre chose (y compris le temps
šumain) soit nécessaire pour cela, cette chose n'a pas de
valeur ou de coût social.
Le problème de la mesure de la valeur ou du coût social
de la production se présente donc comme le problème de
l'aggrégation de quantités naturellement hétérogènes. Si
l'on définit comme valeur en coût social d'un produit X
l'ensemble des produits qui ont dû être consommés pour la
production de X, cet ensemble sera, sous certaines, hypo-
thèses, une notion bien définie, mais en tant que collection
d'objets hétérogènes. On saura en général dire, que la créa-
tion de telle quantité de tissu implique la destruction de
tant de fil de coton, unités (ou fractions) de machines
textiles et heures de travail, mais on ne saura pas exprimer
cet assemblage par un seul nombre, puisque l'addition n'a
de sens que si les quantités additionnées sont de la même
nature et exprimées dans la même mesure. On ne pourra
sommer ces quantités que si l'on sait construire un facteur
de conversion, perincttant d'exprimer les mètres de tissu,
les kilogrammes de fil, les heures de travail etc..., comme
multiples d'une même quantité fondamentale.
Dans la réalité économique du capitalisme - et dans
toute économie basée sur le marché il y a bien un étalon
général des valeurs (monnaie), généralement accepté comme
tel, qui rend homogènes entre eux les produits et permet
d'écrire une paire de chaussures 100 kilos de blé (en
termes de monnaie). Mais cet étalon ne peut pas être direc-
tement et simplement utilisé par l'analyse économique, pour
des raisons à la fois de principe et de fait.
Du point de vue du principe, le fait que tous les parti,
cipants de l'économie considérée acceptent un étalon donné
des valeurs n'a rien à voir avec le problème de la mesure
des valeurs à utiliser pour la théorie économique. L'exis-
tence et l'acceptation universelle au sein de l'économie d'un
étalon des valeurs est pour la théorie économique un fait à
expliquer, mais il est absurde de vouloir ériger sans discus-
sion ce fait en catégorie de la pensée économique.
OD Identique sous les déterminations considérées comme importantes :
Hidentité sous toutes les déterminations n'est pas une catégorie pouvant
s'appliquer aux choses réelles, qui deviendraient indiscernables dans la
mesure où elles seraient identiques.
8
Du point de vue des faits, non seulement l'étalon moné-
taire est variable dans le temps et dans l'espace, mais les
rapports des produits exprimés en cet étalon (prix) reflètent
une foule d'autres facteurs, à part la valeur ou coût social
des produits. Ils reflètent l'équilibre (ou déséquilibre)
momentané ou permanent de l'offre et de la demande et,
ce qui est plus important, ils varient avec le mode concret
d'organisation du capitalisme. Dans le cas d'une économie
à concurrence imparfaite ou monopolistique, les prix sont
déterminés, au-delà des coûts, par le degré de monopoli-
sation ou d'intégration de l'industrie, l'élasticité de la
demande, etc. Et, dans le cas d'une économie capitaliste à
concentration totale, où les prix et la production sont déter-
minés par une autorité centrale, ces 'notions deviennent
complètement inutilisables (1).
La théorie de la valeur-travail de Marx est la seule ten-
tative de, trouver une mesure des quantités économiques
indépendante des accidents du marché et des formes con-
crètes d'organisation de l'économie, qui exprime le coût
social des divers produits en termes du seul facteur qui a
une signification historique absolue l'effort humain. Cette
théorie implique que ce qui est à mesurer dans les quan-
tités économiques, c'est leur coût pour la société (c'est là
la définition même du concept de valeur), et que pour la
société, ce qui coûte, c'est uniquement son propre travail,
direct ou indirect. La nature, en effet, est propriété de la
société, et les instruments de production le fruit du travail
passé.
Quand on parle de coût pour la société, il ne faut pas
croire que cette expression présuppose une unité réelle de
la société, autrement dit qu'elle se place au point de vue
irréel des intérêts de la société dans son ensemble. Le coût
pour la société est le coût pour celui au profit de qui la
société existe ; pour la société sans phrase, autrement dit,
s'il s'agit d'une société sans classe, pour la classe exploi-
teuse dans les autres cas. Il peut paraître paradoxal de
dire que la production annuelle coûte à la classe exploiteuse
le travail annuel des classes exploitées ; le paradoxe dispa-
raît lorsqu'on se rappelle que ce qui fonde l'exploitation est
le pouvoir. (direct ou indirect) de disposer du temps d'au-
trui, que donc la véritable richesse de la classe exploiteuse
sont les millions d'heures de travail à effectuer pour elle
par les exploités, et que si elle utilise ces heures d'une
manière donnée, elle renonce par là même à les utiliser
d'une autre. Cela apparaît sans masque lorsque la domina-
tion du capital se débarrasse, d'une manière provisoire ou
permanente, de tout le fatras du marché, des prix, de la
monnaie etc., comme dans l'économie de guerre
ou la
concentration totale. Là il devient immédiatement apparent
qu'en dernière analyse le seul facteur important est la
répartition de la force de travail entre les divers secteurs
de la production, et le capital montre dans les faits que eo
(1) Sur une autre implication fondamentale et inacceptable de l'utilisa-
tion des prix courants comme mesure, voir plus loin, p. 16, 21.
9
que lui coûte une production donnée, c'est le travail direct
ou indirect qui a dû lui être consacré et que, par conséquent,
on n'a pas pu utiliser ailleurs.
Ces considérations résolvent en même temps le problème
de l'identité de l'étalon des valeurs à travers le temps. Si
l'on suppose en effet qu'on a réussi à exprimer les coûts
ou valeurs en termes de temps de travail simple .(i.e. dé-
pourvu de toute qualification autre que celle que procure
naturellement à un individu le fait d'avoir grandi dans telle
société à telle période), cette expression gardera sa signi-
fication à travers le temps, et l'on aura le droit de dire
que le temps de travail nécessaire à la production de tel
objet a diminué de tant entre telle et telle date. Le temps
de travail dont il s'agira dans les deux cas sera en effet
de nature identique du point de vue de l'économie. Il ne sera
de nature identique d'aucun autre point de vue, puisque
même les heures d'un individu ne sont pas de nature iden-
tique à travers sa vie. Mais il sera identique en tant qu'élé-
ment du coût social, puisque ce dont dispose la société à
ehaque instant pour la prochaine période, c'est telle quan-
tité d'heures de travail simple (ou qui peut être réduit en
travail simple). Une heure de travail de l'ouvrier américain
de 1953 a la même importance pour le capitalisme améri-
cain de 1953, qu'une heure de travail de l'ouvrier anglais
de 1800 avait pour la bourgeoisie anglaise de 1800 ; dans
les deux cas, cette heure de travail est l'unité naturelle
dans laquelle se mesure la richesse de la classe exploiteuse.
Reste à montrer que l'on peut effectivement utiliser le
temps de travail comme étalon des valeurs, autrement dit
qu'il y a un moyen effectif d'exprimer le coût de la pro-
duction en termes de temps de travail. Si l'on dit que la
valeur d'un produit est égale à la quantité de travail qui
y est incorporée, il faut inontrer que l'on peut mesurer cette
quantité. Il s'agit, bien entendu, aussi bien du travail direct,
dépensé pour la fabrication de la marchandise en question,
que du travail indirect, contenu dans les instruments et les
matières premières à partir desquels la marchandise a été
fabriquée. Comment évaluer ce travail indirect ? Pour les
matières premières, il est clair que leur valeur passe dans
sa totalité au produit. Pour ce qui est des instruments, on
dira qu'ils transfèrent au produit fabriqué une parcelle de
leur propre valeur, au prorata de l'usure qu'ils subissent
pendant la fabrication. Si un instrument sert à fabriquer
une dizaine de produits, après quoi il est totalement usé,
il transférera à chacun de ces produits un dixième de sa
propre valeur. Mais quelle est cette valeur des matières
premières et de l'instrument ? C'est la somme du travail
direct dépensé à la fabrication de la matière première ou
de l'instrument, plus le travail indirect contenu dans les
instruments et les matières premières qui ont servi à la
fabrication de la matière première ou de l'instrument. La
même analyse se répètera ainsi à propos de ce deuxième lra-
vail indirect, et on remontera les âges jusqu'au moment où
le premier « homo faber » tailla le premier silex.
Cette régression à l'origine de l'histoire soulève deux
objections. La première est évidemment qu'elle serait impra-
ticable, même si cette origine se situait à un passé récent ;
10
+
ceci non pas parce que la procédure est longue, mais parce
que les informations nécessaires font défaut. La deuxième
est que ce que l'on obtiendrait ainsi ne serait pas la valeur
(coût) actuelle pour la société de la marchandise en ques-
tion, mais une valeur qui résulterait de la sédimentation
historique de coûts de diverses époques, et où les mêmes
produits ou instruments apparaîtraient avec des valeurs
différentes, au fut et à mesure de la régression.
Ce qui est exposé plus bas vise à débarrasser la théorie
de la valeur-travail comme mesure de ces deux objections
et de nombre d'autres faites par les économistes bourgeois
On essaiera de montrer :
1° Que dans tout système économique qui comporte un
nombre donné de secteurs produisant autant d'objets homo-
gènes, il y a autant de transformations possibles, permet-
tant d'exprimer la quantité totale de production (ou toute
quantité partielle) en termes d'unités physiques d'un quel-
conque de ces produits ;
2° Que parmi ces transformations, celle qui exprime les
quantités du système en termes de temps de travail est pri-
vilégiée, en ce qu'elle a un sens direct pour la société (et
pour la classe exploiteuse), et qu'elle garde ce sens à tra-
vers le temps et l'espace.
Les deux objections formulées plus haut contre la théorie
de la valeur-travail - et beaucoup d'autres - disparaissent
dès qu'on applique l'analyse des parties constitutives de la
valeur d'une marchandise non pas à la succession de mar-
chandises, matières premières et instruments, qui ont con-
crètement servi, à travers l'histoire, à fabriquer cette mar-
chandise, mais dans le présent. En effet, ce qui importe est
la mesure du coût actuel de la marchandise donnée pour la
société.
Que l'on considère, par exemple, un secteur de produc-
tion qui produit une marchandise M, l'examen des condi-
tions de production dans ce secteur révèle que la production
de la marchandise Men une quantité donnée exige un
certain nombre d'heures de travail direct, qu'on appellera
T1, une quantité de matières premières, qu'on appellera Ri,
et l'usure complète d'un nombre de pièces d'équipement,
qu'on appellera Ei.
Que l'on répète les mêmes opérations pour les marchan-
dises Ri et E1. En s'adressant à leurs secteurs de production
respectifs, on trouvera que Ri exige du travail T2
des
matières premières --- Rg et de l'équipement — E. De
même, Eexige pour être produit (actuellement) du_travail,
Ts, des matières premières, Rs et de l'équipement, Es.
Lo nombre de produits qui existent dans une économie
est évidemment limité. En poursuivant cette analyse, on
tombera de plus en plus souvent sur des produits dont on
a déjà analysé, la constitution de valeur. Ces chapitres là
de l'analyse comptable seront clos l'un après l'autre, ren-
voyant à ceux qui restent ouverts ; et lorsque le dernier
sera clos, on aura trouvé que la marchandise initiale et
toutes les autres se dissolvant en travail direct et indi-
rect, et l'on pourra en exprimer la valeur comme la somme
11
de travail direct et indirect dépensé actuellement dans les
divers secteurs de l'économie. Cette valeur sera, autrement
dit, égale à T. + T, + Tg +
...
+ T..
On suppose, par exemple, qu'une économie simple con-
nait uniquement deux secteurs de production et deux pro-
duits. L'un des produits est un instrument de production,
fabriqué en utilisant des quantités de ce même instrument
qui existent déjà, et du travail. L'autre produit est le seul
objet de consommation connu, fabriqué en utilisant des
instruments produits par le premier secteur, et du travail.
Soit Xi la production totale (en unités physiques) du sec-
teur I, X11, le nombre d'instruments usés productivement
fet devant donc être remplacés à la fin de la période consi-
dérée) au sein de ce secteur, et Tu, les heures de travail
consacrées à ce secteur : et soit Ui la valeur unitaire du
produit I en termes d'heures de travail. L'idée que la valeur
totale produite par ce secteur est égale à la somme du tra-
vail direct y effectué et de la valeur de son équipement usé
peut s'exprimer en écrivant :
U. X = Ti + U. Xu
Ce qui donne :
Τ,
U
X
Xu1
Quelle sera la valeur du produit II ? Soit X, la produc-
tion du secteur II, X, la quantité d'équipement (produit I)
qu'il a usé pendant la période, et T, le travail direct y
effectué.
Si la valeur unitaire du produit II est U2, on pourra écrire
que la valeur totale produite par le secteur II est égale à
la somme de travail direct qui y a été dépensé, plus la
valeur de l'équipement usé, de la manière suivante :
U, X, = T: + Ui Xa
Puisque on sait déjà que :
Τ,
U. =
X-
Xu
on a :
T,
U2 =
X, X, (X – Xu)
Ха та
+
i
Ce raisonnement se généralise sans difficulté au cas où
il y a un grand nombre de secteurs (et de produits corres-
pondants), qui tous utilisent les produits les uns des autres.
On peut le montrer facilement par un exemple numérique
à trois secteurs, dont le troisième à ceci de particulier, qu'il
sonsomme l'excédent de production des deux autres et pro-
duit du travail. La comptabilité sociale peut alors se résu-
mer dans un tableau comme celui-ci, où les chiffres sont
évidemment arbitraires :
12
-
SECTBUR
PRODUIT NYT
II
QUANTITÉS UTILISÉES, VENANT DES SECTEURS
I
II
III
I
3
2
4
6
2
2
- III (travail)
6
1
4
La colonne « produit net » comprend la production totale
du secteur considéré, moins les quantités de son propre pro-
duit que le secteur à utilisées productivement ; c'est pour-
quoi aussi, dans les colonnes « quantités utilisées », les cases
indiquant ce que le secteur I par exemple à utilisé du produit
du secteur I sont vides. Il est évident que comme ces quan-
tités apparaissent simultanément des deux côtés de la
balance comptable avec la même valeur unitaire, on peut
aussi bien les en rayer.
Si maintenant on écrit que la valeur produite par chaque
secteur est égale à la somme des valeurs qu'il a consommées
productivement (y compris la « valeur du travail »), on aura
trois équations. Dans chacune d'elles, on aura à gauche, la
valeur produite, c'est-à-dire la quantité produite multipliée
par la valeur unitaire correspondante ; à droite, les valeurs
absorbées, c'est-à-dire les quantités absorbées multipliées
chacune par la valeur unitaire correspondante :
I. 3 U1 = 2 U, + 4 U,
2 U. + 2 Us
III. 6 US = 1 Un + 4 U.
ce qu'on peut aussi écrire :
3 U, -2U, 4 Ug = 0
2 U + 6 U. 2 U2 - 0
III. - 1 U - 4 U, + 6 Ug = 0
Puisque l'on veut mesurer en termes d'heures de travail,
on peut poser Ug = 1, ce qui exprime que l'heure de travail
est l'unité de valeur. En gardant les deux premières équa-
tions, on aura alors :
3 U
4
2 U + 6 Ua 2
La solution est : U= 2, U. 1 et, avec les quantités
exprimées en valeur et non plus en unités physiques, le
tableau initial devient :
VALEURS ABSORBÉES, PROVENANT DES SECTEURS
I
II
III
I
6
2
4
II
6
4
2
III
6
2
4
6 U2
La
Ila
2 U.
1
SECTEUR
PRODUIT NIT EN VALEUR
+
1
Total
18
6
6
6
Exprimé en termes de valeur, le produit total de la société
sera 18. De ces 18, 12 sont créés et à nouveau consommés
dans la circulation productive ; ce sont les quantités que
consomment productivement les secteurs I et II en prove-
nance des secteurs I, II et III. Le restant, 6 unités de valeur,
apparaissant sous la forme matérielle de 1 unité de produit
I (de valeur unitaire 2) et 4 unités de produit II (de valeur
13
unitaire 1) est le produit social net pendant la période con-
sidérée, dont la valeur est par définition égale à la quantité
de travail direct effectué, et qui, dans cet exemple, sert à
la consommation finale.
Il semble, à première vue, que le travail ne joue pas
de rôle particulier dans ce mode de calcul. C'est, du point
de vue comptable, un « secteur de production » comme un
autre qui, au lieu d'absorber des machines et des matières
premières, absorbe des biens de consommation et, au lieu
de produire des biens matériels, produit de la « force de
travail ». On pourrait done exprimer les valeurs du système
aussi bien en termes d'unités physiques du produit I ou du
produit II ; il suffirait de poser U. = 1. ou U2 = 1, et de
résoudre les équations comptables pour les deux inconnues
restantes. Si, par exemple, on choisit le produit I comme
étalon de valeur, on aura comme solution :
1
1
U.
Uz
2
2
On remarquera que les valeurs relatives ne changent pas,
quel que soit le produit choisi comme étalon.
En effet, en utilisant comme étalon le produit III (tra-
vail), on a :
U 2 U, = 1 U, 1
et avec le produit I comme étalon :
1
U = 1 U2
2
2
.
c'est-à-dire, une unité de I coûte toujours deux fois une
unité de 2 ou de 3, et la valeur de l'unité de II est toujours
égale à la valeur de l'unité de III, quel que soit l'étalon
utilisé.
Ceci n'arrive cependant que parce que, dans l'exemple
utilisé, il y a une propriété mathématique particulière (le
déterminant de ce système homogène d'équations est nul).
Cette propriété mathématique se présentera chaque fois
que l'économie considérée sera en équilibre matériel, c'est-
à-dire chaque fois que la somme de chaque colonne du
système d'équations In, IIa, III, sera nulle. Chacune de ses
colonnes contient dans une case le produit net d'un secteur
et, dans les autres cases, les quantités de ce produit con-
sommées par les autres secteurs. Si l'économie est en équi-
libre matériel, le produit de chaque secteur est exactement
absorbé par les autres secteurs (y compris le secteur_tra-
vail). Ainsi, dans l'exemple donné, le produit du secteur I (3)
est égal à la somme des quantités de ce produit, utilisées
par les deux autres secteurs (2+1), et la même chose est
vraie pour les deux autres colonnes.
Mais l'économie peut ne pas être en équilibre matériel,
et en fait ne l'est jamais. Même s'il ne s'agit pas de désé-
14"
iner
quilibre à proprement parler (accumulation de stocks inven-
dables ou diminution de stocks en deçà du minimum nor-
mal), elle produit des biens d'équipement qui seront utilisés
dans la période suivante.
Dans ce cas, les secteurs produisant des biens d'équipe-
ment (et peut-être tous les secteurs) produiront plus qu'il
n'est absorbé par l'économie au titre de la production cou-
rante ; et c'est évidemment ce qui est consommé au titre
de la production courante d'un produit qui détermine la
valeur de celui-ci. Enfin, on a supposé dans l'exemple donné
plus haut, non seulement que l'économie était en équilibre
inatériel, mais que cet équilibre était réalisé à travers la
consommation par le secteur travail de tout ce qui n'était
pas consommé productivement par les autres secteurs ;
autrement dit, on a supposé l'absence d'exploitation.
Si l'on veut tenir compte de ces faits qu'on peut résu-
en disant que l'économie présente habituellement un
surplus, sous la forme d'augmentation des stocks, de pro-
duction de biens d'investissement et de consommation de
classes non productives on ne peut plus maintenir pour
tous les secteurs l'égalité entre valeurs absorbées et valeurs
produites. Il saute aux yeux, en effet, que si un surplus
existe, c'est parce que quelque part dans l'économie on
produit plus qu'on ne consomme, on ajoute plus à la pro-
duction qu'on ne lui soustrait.
Le calcul du coût social de la production conduit donc
à imputer d'une manière ou d'une autre le surplus de l'éco-
nomie à un secteur donné. En effet, on peut diviser l'éco-
nomie en deux groupes : l’un comprenant tous les secteurs
de production sauf un, l'autre comprenant ce dernier. En
exprimant les couts en termes du produit de ce dernier
secteur, on peut écrire que le premier groupe produit autant
de valeur qu'il en absorbe ; et on peut identifier la valeur
totale de ce qui reste comme produit de ce groupe avec
la quantité totale du produit du dernier secteur. Pour la
théorie de la valeur-travail, ce dernier secteur est précise-
ment le secteur travail. La production totale du reste de
l'économie est en partie consommée en son propre sein au
cours d'une période, en partie est consommée par le secteur
travail et en partie forme le surplus sous sa forme maté-
rielle. (objets de consommation capitaliste, biens d'inves-
tissement nouveaux, etc.). La théorie de la valeur-travail
consiste à imputer ce surplus au travail, autrement dit à
identifier la valeur de la consommation ouvrière et du
surplus à la quantité totale de travail direct absorbée en
cours de période par l'économie.
Si cette imputation est faite, le système se trouve néces-
sairement en « équilibre » comptable (le déterminant du
système homogène d'équations est nul), et toutes les valeurs
du système peuvent être exprimées en termes de temps de
travail.
L'essence du système capitaliste de production consiste à
répartir dans les faits ce surplus entre les divers secteurs
de production, sous forme de profit, au prorata du « capital »
qui y est investi sauf évidemment le secteur « travail »,
qui ne réalise pas de profit, mais couvre en moyenne ses
recettes et ses dépenses (autrement, il cesserait d'y avoir
15
d'ouvriers). Et l'essence de l'économie politique bourgeoise
consiste à ériger en norme théorique et politique ce fait, et
à imputer au capital le surplus net de chaque secteur de
production - sauf évidemment le travail, auquel on n'impute
comme valeur produite que la valeur qu'il absorbe. C'est à
cela que revient l'acceptation des prix comme base de mesure
du produit social et du coût social.
Dans le tableau donné plus haut, la traduction de la
conception bourgeoise consisterait à construire un secteur
additionnel, qui « absorberait » le surplus de production (i.e.
ce qui reste après la circulation productive et la consomma-
tion ouvrière) et « produirait » de l'abstinence, de l'attente
ou de l'éther (le nom d'un être imaginaire importe évidem-
ment peu). On ajouterait également à chaque secteur de
production (sauf le secteur travail) une dépense supplémen-
taire ; la valeur de son produit serait augmentée de la valeur
de l' « abstinence », etc., qu'il a « absorbée » pendant la
période considérée, et l'on admettrait que cette « abstinence »
se mesure par un nombre proportionnel à la valeur du
« capital » utilisé par le secteur (c'est-à-dire à la valeur des
installations, équipement, fonds de roulement, etc., du sec-
teur). Ce « capital », il faut remarquer, n'est nullement iden-
tique à la quantité de moyens de production, matières pre-
mières etc., usés pendant la période, et dont la comptabilité
du tableau avait déjà tenu compte.
On retrouvera cet aspect de la question plus loin, en exa-
minant le fonctionnement réel du capitalisme et la péréqua-
tion du taux de profit. Ici il faut simplement souligner que
le problème de la valeur ne peut en général pas être résolu
indépendamment du problème de la plus-value. Très précisé-
ment, exprimer la production sociale en heures de travail ou
en prix courants, signifie opter pour l'imputation du surplus
de production au travail humain ou au capital. Ici s'arrête
l'objectivité des formules mathématiques, qui indiquent qu'il
faut bien imputer ce surplus quelque part, mais évidemment
ne peuvent pas dire où.
D'après les définitions qui ont été posées plus haut, l'im-
putation du surplus ne crée pas de difficulté. Le coût social
de la production est le travail humain qui lui a été consacré ;
le « căpital » coûte à la société et à la classe capitaliste
elle-même -- ses frais de production et de maintien. L'idée
de l' « abstinence » ou d' « attente » des capitalistes, idée la
plus ridicule que jamais professeur d'économie politique
inventa pour donner bonne conscience à ses patrons, ne
mérite pas d'être discutée.
* Soit une économie à n secteurs de production. Chaque
secteur est défini comme l'ensemble d'activités orientées vers
la production d'un bien défini (objet ou acte). On supposera
au départ, que le bien par lequel est défini chaque secteur,
est homogène, c'est-à-dire que deux exemplaires quelconques
de ce bien sont parfaitement interchangeables quant à leur
utilisation. Cette hypothèse, faite surtout pour faciliter
l'exposition, soulève trois problèmes :
a) Elle exclut les secteurs à produits connexes physique-
ment (gaz et coke, par exemple) ;
b) Elle pose la question de la définition des secteurs à
16
produits économiquement connexes (par exemple production
de plusieurs types de voitures, camions et tracteurs au sein
du même ensemble technico-économique) ;
c) Elle pose le problème des secteurs où les produits ne
sont pas interchangeables, relativement ou absolūment (par
exemple équipement lourd à utiliser spécialement par telle
usine pour telle fabrication peinture d'art).
La question des secteurs à produits connexes physique-
ment n'intéresse que dans les cas où les produits connexes
ne peuvent être produits qu'à des proportions rigides. S'ils
peuvent être produits à des proportions variables, on peut
exprimer l'un d'eux en termes de quantités physiques de
l'autre. Si les produits sont nécessairement produits à pro-
portions rigides, on ne tiendra compte que de l'un d'eux,
considérant l'autre comme un cadeau de la nature (1).
La question des produits économiquement connexes, et
celle des produits relativement non interchangeables, ne pré-
sente pas de difficulté de principe. Le calcul du coût par
produit est plus complexe, mais est théoriquement toujours
possible et en réalité effectué par les entreprises qui les
produisent.
Quant aux produits qui ne sont absolument pas inter-
changeables, ils peuvent être traités comme les précédents,
mais en réalité ne sont pas du ressort de l'économie.
Chaque secteur produit pendant une période une quan-
tité donnée de son propre produit, en utilisant des quantités
données de ce même produit et du produit des autres sec-
teurs (pas nécessairement tous). On appellera sortie (< out-
put »). du secteur, son produit final net (c'est-à-dire son
produit final total moins la quantité qui en a été consom-
mée productivement au sein de ce même secteur), et entrées
:(« inputs ») du secteur, les quantités de produits des autres
secteurs qu'il a utilisées pendant la période considérée. En
désignant chaque secteur par un indice (1, 2, 3, ... n) on
écrira X, pour la sortie nette du secteur i, et xi pour l'en-
trée dans le secteur i d'une quantité de produit du secteur j.
Xui sera en revanche la quantité de produit (sortie) du sec-
teur i, utilisée par le secteur j. Toutes les quantités sont
mesurées dans leurs unités physiques respectives (tonnes
de charbon, mètres de tissus, tonnes-kilomètres de trans-
port, heures de travail, etc.). La subdivision de chaque sec-
teur en unités techniques ou économiques particulières
(fabriques ou entreprises) est indifférente ; c'est-à-dire
chaque secteur peut être ou ne pas être subdivisé en fabri-
ques ou entreprises particulières, et celles-ci utiliser des
quantités identiques ou non des mêmes produits ou de pro-
duits différents pour produire une quantité donnée de sor-
ties. Ce qui importe est la somme des sorties nettes du
secteur, d'un côté, des entrées totales de chaque catégorie
(1) La question s'il est rationnel du point de vue de l'efficacité économique
de considérer que seul le coke (ou le gaz) coûte, et que le gaz (ou le coke)
est un cadeau de la nature est une autre question qui ne sera pas discutée
ici. On veut pour l'instant prouver simplement qu'une mesure de la valeur
est possible, non pas encore qu'une allocation des ressources sur la base
de cette mesure est la plus « rationnelle
17
1
de produit utilisée par le secteur, d'un autre coté. Autre-
ment dit, chaque secteur est représenté par l'aggrégal de
ses sorties nettes et de ses diverses entrées (1).
On peut mettre en regard la sortie nette d'un secteur avec
l'ensemble des entrées qu'il utilise. On aura alors, sous une
forme aggregative, la fonction de production du secteur
considéré. Ainsi le système suivant exprime que la sortie
nette d'un secteur dépend des diverses entrées qu'il a uti-
lisées :
X1
X2
fi (X12, X13,
f2 (X21, X23,
X1)
Xid,
X2J,
To
fa (Xn1, 112 Xai, Xnm)
On apellera valeurs unitaires des produits 1, 2, ... n, les
nombres U1, U2 Un vérifiant les équations
U, X = U, X12 + U: X12 + + U, X9 + + U, Xa
U2 X2 = U, Xa + V, X23 +
+ U, Xud +
+ U. Xun
U, X,
+ U, X J +
+ Um tom
= U, Xn1 + U, Xu2 +
qui peuvent s'écrire aussi :
U, X
1
U2 X12
UX13
UJ (1)
Un Xin
U. Xa + U, X
U: X13
U, X2J
U. Ten = 0
Ui 1n1
U2 In2
Us Xn3
U; XAJ
+ U. Xa - 0
Ces équations signifient que l'on introduit un concept de
valeur des biens, défini à partir de l'idée que la valeur d'une
quantité donnée d'un bien final quelconque est égale à la
somme des valeurs des biens utilisés pour la production du
bien final. Appliquée à un système économique où n Sec-
teurs productifs interdépendants produisent n biens dis-
tincts, cette idée équivaut à la définition suivante : la valeur
unitaire est le facteur de conversion exprimant la quantité
physique unitaire d'un bien comme un multiple économique
de la quantité physique unitaire d'un autre bien (ou, si l'on
préfère, égalant une quantité donnée d'un bien avec la quan-
tité physique unitaire d'un autre bien), à partir exclusive-
ment de la considération des quantités effectivement utili-
sées et produites (2).
(1) L'idée de représenter l'économie par un système d'équations simul-
tanées, qui remonte à L. Walras, a été élaborée à l'époque actuelle par
W. Leontief (The structure of the American economy, 1941), dont nous
utilisons dans ce qui suit le système de notation.
(2) A la différence du prix, qui est également un tel facteur de conver-
sion, mais dans la détermination duquel entrent d'autres facteurs. V. plus
Join.
18
Le système que l'on vient d'écrire est un système homo) -
gène de n équations à n inconnues (les nombrox Un, llo.
U.), qui peut être résolu quant aux valeurs relativos con
inconnues à condition que son déterminant qu'on doni-
gnera par Di
soit nul,
Si l'économie considérée se trouve en équilibre, on poul
écrire :
X Ха X31
Xn
X12 + X,
X32
Xn2 0
Xin X2n Хэр
+ Xa 0
Ces équations expriment que, dans le cas de l'équilibre,
le produit net de chaque secteur est exactement égal à la
somme des quantités de ce produit utilisées par les autres
secteurs. Ceci est également vrai pour la production de force
de travail que l'on peut identifier avec le secteur n
dont le total X, est égal à la somme des quantités de foree
de travail (Xin) absorbées par les divers secteurs. D'un
autre côté, la partie du produit du secteur i qui entre dans
la consommation finale de la société peut être représentée
par Xai.
Si l'on considère le déterminant du système ci-dessus
qu'on désignera pár D, — il sera nécessairement nul. Par
conséquent, nul sera nécessairement aussi le déterminant
que l'on obtiendra en intervertissant les lignes et les colon-
nes du premier. Or, le déterminant obtenu par cette inter-
version n'est autre que le déterminant D, du système d'équa-
tions en U. Ce dernier comportera donc nécessairement une
solution générale.
Mais la condition de l'équilibre matériel est en fait inu-
tilement restrictive. On peut en effet changer la définition
des quantités Xnı et y englober toute la partie de la produc-
tion du secteur i qui n'est pas directement utilisée par les
autres secteurs pour les besoins de la production courante ;
Xn, par exemple, sera alors la partie du produit du secteur í
destinée à la consommation finale, les variations de stocks
et l'investissement net en căpital fixe (il va de soi que les
quantités Xnı peuvent être négatives) ; le déterminant D, sera
toujours nul, comme aussi son interversion, le déterminant
D. Le système d'équations en U aura donc toujours une
solution générale.
Une nouvelle interprétation économique du système
devient cependant nécessaire. Rien n'est changé, ni quant
à la forme ni quant au fond, aux n-1 équations qui repré-
sentent les secteurs productifs au sens étroit du terme. Mais
ia ne équation
+ U X, = 0
n'a plus la même signification que les autres. Si le sys-
tème est en équilibre statique et ignore l'exploitation du
travail, c'est-à-dire si la classe ouvrière absorbe la totalité
de biens de consommation produits, celle équation garde
la même signification qu'auparavant ; il y a un secteur,
dont les entrées sont des biens de consommation et la sor-
tie de la force de travail, et la valeus, que ce secteur ajoute
au système est égal aux valeurs qu'il en absorbe (produit
U. Xn1
U, Xn2
U. Xn3
19
d'ouvriers). Et l'essence de l'économie politique bourgeoise
consiste à ériger en norme théorique et politique ce fait, et
à imputer au capital le surplus net de chaque secteur de
production - sauf évidemment le travail, auquel on n'impute
comme valeur produite que la valeur qu'il absorbe. C'est à
cela que revient l'acceptation des prix comme base de mesure
du produit social et du coût social.
Dans le tableau donné plus haut, la traduction de la
conception bourgeoise consisterai construire un secteur
additionnel, qui « absorberait » le surplus de production (i.e.
ce qui reste après la circulation productive et la consomma-
tion ouvrière) et « produirait » de l'abstinence, de l'attente
ou de l'éther (le nom d'un être imaginaire importe évidem-
ment peu). On ajouterait également à chaque secteur de
production (sauf le secteur travail) une dépense supplémen-
taire ; la valeur de son produit serait augmentée de la valeur
de l' « abstinence », etc., qu'il a « absorbée » pendant la
période considérée, et l'on admettrait que cette « abstinence »
se mesure par un nombre proportionnel à la valeur du
& capital » utilisé par le secteur (c'est-à-dire à la valeur des
installations, équipement, fonds de roulement, etc., du sec-
teur). Ce « capital », il faut remarquer, n'est nullement iden-
tique la quantité de moyens de production, matières pre-
mières etc., usés pendant la période, et dont la comptabilité
du tableau avait déjà tenu compte.
On retrouvera cet aspect de la question plus loin, en exa-
minant le fonctionnement réel du capitalisme et la péréqua-
tion du taux de profit. Ici il faut simplement souligner que
le problème de la valeur ne peut en général pas être résolu
indépendamment du problème de la plus-value. Très précisé-
ment, exprimer la production sociale en heures de travail ou
en prix courants, signifie opter pour l'imputation du surplus
de production au travail humain ou au capital. Ici s'arrête
l'objectivité des formules mathématiques, qui indiquent qu'il
faut bien imputer ce surplus quelque part, mais évidemment
ne peuvent pas dire où.
D'après les définitions qui ont été posées plus haut, l'im-
putation du surplus ne crée pas de difficulté. Le coût social
de la production est le travail humain qui lui a été consacré ;
le « capital > coute à la société - et à la classe capitalisté
elle-même ses frais de production et de maintien. L'idée
de l' « abstinence » ou d' « attente » des capitalistes, idée la
plus ridicule que jamais professeur d'économie politique
inventa pour donner bonne conscience à ses patrons, ne
mérite pas d'être discutée.
!
* Soit une économie à n secteurs de production. Chaque
secteur est défini comme l'ensemble d'activités orientées vers
la production d'un bien défini (objet ou acte). On supposera
au départ, que le bien par lequel est défini chaque secteur,
est homogène, c'est-à-dire que deux exemplaires quelconques
de ce bien sont parfaitement interchangeables quant à leur
utilisation. Cette hypothèse, faite surtout pour faciliter
l'exposition, soulève trois problèmes :
a) Elle exclut les secteurs à produits connexes physique-
ment (gaz et coke, par exemple) ;
b) Elle pose la question de la définition des secteurs à
16
produits économiquement connexes (par exemple production
de plusieurs types de voitures, camions et tracteurs au sein
du même ensemble technico-économique) ;
c) Elle pose le problème des secteurs où les produits ne
sont pas interchangeables, relativement ou absolument (par
exemple équipement lourd à utiliser spécialement par telle
usine pour telle fabrication ---- peinture d'art).
La question des secteurs à produits connexes physique-
ment n'intoresse que dans les cas où les produits connexes
ne peuvent être produits qu'à des proportions rigides. S'ils
peuvent Ctre produits à des proportions variables, on peut
exprimer l'un d'eux en termes de quantités physiques de
l'autre. Si les produits sont nécessairement produits à pro-
portions rigides, on ne tiendra compte que de l'un d'eux,
considérant l'autre comme un cadeau de la nature (1).
La question des produits économiquement connexes, et
celle des produits relativement non interchangeables, ne pré-
sente pas de difficulté de principe. Le calcul du coût par
produit est plus complexe, mais est théoriquement toujours
possible et en réalité effectué par les entreprises qui les
produisent.
Quant aux produits qui ne sont absolument pas inter-
changeables, ils peuvent être traités comme les précédents,
mais en réalité ne sont pas du ressort de l'économie.
Chaque secteur produit pendant une période une quan-
tité donnée de son propre produit, en utilisant des quantités
données de ce même produit et du produit des autres sec-
teurs (pas nécessairement tous). On appellera sortie (« out-
put ») du secteur, son produit final net (c'est-à-dire son
produit final total moins la quantité qui en a été consom-
mée productivement au sein de ce même secteur), et entrées
(« inputs ») du secteur, les quantités de produits des autres
secteurs qu'il a utilisées pendant la période considérée. En
désignant chaque secteur par un indice (1, 2, 3, n) on
écrira X, pour la sortie nette du secteur i, et xi pour l'en-
trée dans le secteur i d'une quantité de produit du secteur j.
Xui sera en revanche la quantité de produit (sortie) du sec-
teur i, utilisée par le secteur j. Toutes les quantités sont
mesurées dans leurs unités physiques respectives (tonnes
de charbon, mètres de tissus, tonnes-kilomètres de trans-
port, heures de travail, etc.). La subdivision de chaque sec-
teur en unités techniques ou économiques particulières
(fabriques ou entreprises) est indifférente ; c'est-à-dire
chaque secteur peut être ou ne pas être subdivisé en fabri-
ques ou entreprises particulières, et celles-ci utiliser des
quantités identiques ou non des mêmes produits ou de pro-
duits différents pour produire une quantité donnée de sor-
ties. Ce qui importe est la somme des sorties nettes du
secteur, d'un côté, des entrées totales de chaque catégorie
(1) La question s'il est rationnel du point de vue de l'efficacité économique
de considérer que seul le coke (ou le gaz) coute, et que le gaz (ou le coke)
est un cadeau de la nature est une autre question qui ne sera pas discutée
ici. On veut' pour l'instant prouver simplement qu'une mesure de la valeur
est possible, non pas encore qu'une allocation des ressources sur la base
de cette mesure est la plus rationnelle
17
de produit utilisée par le secteur, d'un autre côté. Autre-
ment dit, chaque secteur est représenté par l'aggregat de
ses sorties nettes et de ses diverses entrées (1).
On peut mettre en regard la sortie nette d'un secteur avec
l'ensemble des entrées qu'il utilise. On aura alors, sous une
forme aggregative, la fonction de production du secteur
considéré. Ainsi le système suivant exprime que la sortie
nette d'un secteur dépend des diverses entrées qu'il a uti-.
lisées :
X
X2
fı (X12, X13,
f2 (.X21, X28,
,
۱۰۰۱ ,کد
tin)
)
( سه ؟
n
X fr (Xn1, Xu2, ..., X..), ..., Xnm)
On apellera valeurs unitaires des produits 1, 2, ... n, les
nombres U1, U2 Un vérifiant les équations
U, Xi = U, X12 + U: XJ3 + ut U, X2 + ... + U, Xese
U, X2 = Uı Xa + U. X23 +
+ U, Xij +
+ U, Xa
...
+ Um dan
U, X, = U, Xni + U, Xx2 + ... + U, XQJ +.
qui peuvent s'écrire aussi :
U, X
U, X12
Uz X13
UJ 113
U. Xa + U, X,
US X13
U, X2J
UA Xin
U. Xen = 0
Ui Wn1
U2 In2
U, X13
U, XAJ
+ U, Xa = 0
A
Ces équations signifient que l'on introduit un concept de
valeur des biens, défini à partir de l'idée que la valeur d'une
quantité donnée d'un bien final quelconque est égale à la
somme des valeurs des biens utilisés pour la production du
bien final. Appliquée à un système économique où n Sec-
teurs productifs interdépendants produisent n biens dis-
tincts, cette idée équivaut à la définition suivante : la valeur
unitaire est le facteur de conversion exprimant la quantité
physique unitaire d'un bien comme un multiple économique
de la quantité physique unitaire d'un autre bien (ou, si l'on
préfère, égalant une quantité donnée d'un bien avec la quan-
tité physique unitaire d'un autre bien), à partir exclusive-
ment de la considération des quantités effectivement utili-
sées et produites (2).
(1) L'idée de représenter l'économie par un système d'équations simul-
tanées, qui remonte à L. Walras, a été élaborée à l'époque actuelle par
W. Leontief (The structure of the American economy, 1941), dont nous
utilisons dans ce qui suit le système de notation.
(2) A la différence du prix, qui est également un tel facteur de conver-
sion, mais dans la détermination duquel entrent d'autres facteurs. V. plus
Join.
18 -
Le système que l'on vient d'écrire est un système homo-
gène de n équations à n inconnues (les nombres U1, U2,
U.), qui peut être résolu quant aux valeurs relatives des
inconnues à condition que son déterminant qu'on dési-
gnera par Di
soit nul,
Si l'économie considérée se trouve en équilibre, on peut
écrire :
X
X31
X32
Хэр
X2
Xnoen 0
X12 + X2
Xn2 0
X10 Xen
+ X) = 0
Ces équations expriment que, dans le cas de l'équilibre,
le produit net de chaque secteur est exactement égal à la
somme des quantités de ce produit utilisées par les autres
secteurs. Ceci est également vrai pour la production de force
de travail que l'on peut identifier avec le secteur n
dont le total X, est égal à la somme des quantités de force
de travail (Xin) absorbées par les divers secteurs. D'un
autre côté, la partie du produit du secteur i qui entre dans
la consommation finale de la société peut être représentée
par Xai.
Si l'on considère le déterminant du système ci-dessus
qu'on désignera pár D, - il sera nécessairement nul. Par
conséquent, nul sera nécessairement aussi le déterminant
que l'on obtiendra en intervertissant les lignes et les colon-
nes du premier. Or, le déterminant obtenu par cette inter-
version n'est autre que le déterminant D. du système d'équa-
tions en U. Ce dernier comportera donc nécessairement une
solution générale.
Mais la condition de l'équilibre matériel est en fait inu-
tilement restrictive. On peut en effet changer la définition
des quantités Xnı et y englober toute la partie de la produc-
tion du secteur i qui n'est pas directement utilisée par les
autres secteurs pour les besoins de la production courante ;
Xni, par exemple, sera alors la partie du produit du secteur í
destinée à la consommation finale, les variations de stocks
et l'investissement net en capital fixe (il va de soi que les
quantités Xni peuvent être négatives) ; le déterminant , sera
toujours nul, comme aussi son interversion, le déterminant
D. Le système d'équations en U aura donc toujours une
solution générale.
Une nouvelle interprétation économique du système
devient cependant nécessaire. Rien n'est changé, ni quant
à la forme ni quant au fond, aux n-1 équations qui repré-
sentent les secteurs productifs au sens étroit du terme. Mais
ia ne équation
+ Ua X = 0
n'a plus la même signification que les autres. Si le sys-
tème est en équilibre statique et ignore l'exploitation du
travail, c'est-à-dire si la classe ouvrière absorbe la totalité
de biens de consommation produits, celle équation garde
la même signification qu'auparavant ; il y a un secteur,
dont les entrées sont des biens de consommation et la sor-
tie de la force de travail, et la valeur que ce secteur ajoute
au système est égal aux valeurs qui en absorbe (produit
U. XnI
U, Xn2
UA Xh3
19
social net consommation finale
quantité de travail
direct effectué pendant la période). Mais dans les autres
cas (équilibre statique avec exploitation ou état dynamique
en général), cette interprétation n'a plus de sens ; on ne
peut pas dire que la classe ouvrière absorbe des biens de
consommation, les variations des stocks et les biens repré-
sentant l'investissement net et produit de la force de
travail. L'interprétation économique de cette équation
devient alors celle-ci : En termes de valeur, le résultat final
net de toutes les activités productives du système est égal
à la quantité de travail direct dépensé pour la production
(produit social net = consommation finale. + investisse-
ment net = quantité de travail direct effectué pendant la
période).
Du point de vue mathématique formel, il est évident que
le choix du secteur n (travail) pour lui imputer le produit
final net du système est arbitraire ; n'importe quel autre
secteur ou combinaison de secteurs aurait pu jouer ce rôle.
Du point de vue économique, cependant, c'est cette liberté
qui serait de l'arbitraire. En effet, pour la société, le coût
(et la valeur) du produit social net pendant une période
c'est la quantité de travail direct effectué pendant cette
période. C'est une définition, mais la seule définition indé-
pendante de l'organisation de classe de l'économie, et qui
ait un sens pour l'histoire. En effet, comme le système
d'équations en U est homogène (ou peut le devenir par l'im-
putation de l'excès du produit net sur la consommation
ouvrière à un ou plusieurs secteurs arbitraires) on pourra
toujours dire indifféremment, du point de vue formel, « le
produit net de l'année a coûté à la société tant de millions
de tonnes de charbon », ou « le produit net de l'année a
coûté à la société tant de millions d'heures de travail ». La
première proposition, si on la considère autrement que
comme une identité mathématique, n'a pas de sens. La
deuxième exprime l'essence même de l'histoire humaine.
On peut exposer ce qui précède d'une manière quelque
peu différente. Si dans les équations en U on pose pour un
U arbitraire, par exemple Ú., U. = 1, et que l'on ignore
l'équation de ce secteur, on aura un système non homogène
de m (= n 1) equations.
U, X
Um Xim = Xin
U. Xa + U, X,
Um Xam - Xin
!
U2 X12
US X18
US X23
......
Ce système, dont on peut montrer qu'il a nécessaire-
ment une solution (1), déterminera les valeurs unitaires de
tous les produits en termes d'unités physiques du produit n.
Si maintenant on ajoute les m équations membre à mem-
bre, on aura, en appelant Xnt la différence :
X21 X31
Xmi,
UI Xnx + U, Xa3 + + U XAm = Xn,
c'est-à-dire la valeur totale du produit social net en termes
(1) Son déterminant ne peut pas en effet etre nul.
20
d'unités physiques du produit n sera égale à la quantita
totale du produit n utilisé pendant la période.
Dans le cas de l'équilibre statique sans exploitation, lo
choix du produit n est indifférent; en effet, il n'y a, JAN
d'imputation du surplus à effectuer, le système est en équl-
libre matériel au sens étroit, et quel que soit l'étalon choind,
les valeurs unitaires relatives se conserveront.
Dans le cas général, par contre, le choix du produit n
signifie un choix théorique quant à l'imputation du sur-
plus de l'économie. Une fois ce choix effectué, le système
devient homogène, et l'on peut interchanger les étalons sans
affecter les valeurs unitaires relatives. Mais ces systèmes
de valeurs relatives seront en général différents selon quo
l'imputation du surplus a été faite à tel secteur ou tel
autre.
Ici, comme partout ailleurs, l'économie politique bour-
geoise procède en érigeant en norme théorique la réalité
de l'exploitation capitaliste. Adopter en effet les prix comme
mesurant les quantités économiques équivaut à imputer le
surplus de l'économie au capital. Que dans l'économie capi-
taliste le capital s'approprie effectivement le surplus de la
production, il n'y a pas de doute. Dire d'un autre côté que
de ce fait'il découlé que le capital possède —- il est seul
à posséder une productivité nette en valeur est un illo-
gisme flagrant. Car du point de vue de la productivité en
valeur le « capital » n'existe simplement pas. Ce qui existe,
ce sont des variétés diverses d'équipement, de quantités de
matières premières etc., et leur utilisation coûte à l'éco-
nomie ce qui est nécessaire pour leur entretien et renou-
vellement ou pour leur construction initiale. Mais l'éco-
nomie politique bourgeoise, qui proteste au nom de la
dignité de l'homme lorsqu'on parle de la force de travail-
marchandise dans la réalité capitaliste, traite en fait la force
de travail comme une marchandise en soi, puisque dans une
mesure des quantités économiques basée sur les prix, la
valeur totale de la force de travail équivaut à son coût de
production, aussi longtemps que le prolétariat reste prolé-
tariat et que la mise en æuvre de cette force ne produit pas
de profit pour son détenteur naturel.
Du coup, l'économie bourgeoise qui entre temps s'est
souvenue qu'étant une science objective elle n'a que faire
des problèmes « moraux » de l'imputation impute la tota-
lité des surplus de production au capital, et affirme impli-
citement c'est ce que veut dire utiliser les prix comme
facteurs de conversion qu'il y a un seul « facteur de
production » qui a une productivité nette en valeur, le
capital.
Dans ce qui suit, on adoptera évidemment comme étalon
de valeur le temps de travail, ce qui revient à dire qu'avec
ou sans exploitation, le surplus de l'économie provient de
ce que les producteurs ne consomment pas tout ce qu'ils
produisent.
Que signifie en effet une comptabilité sociale établie à
partir des prix ? L'ensemble des secteurs de la production
au sens étroit du terme, leurs transactions étant effectudos,
laisseront en général un surplus, exprimé en quelques ou
21
1
1
en toutes les marchandises. Si l'économie est en équilibre
et sans exploitation, ce surplus sera identique à la consom-
mation totale des producteurs. S'il y a exploitation, le sur-
plus sera supérieur à la consommation des producteurs.
L'existence du prolétariat signifie très précisément que
I'on peut traiter la classe ouvrière comme une industrie
au sens que la classe ouvrière consomme ce qu'elle gagne,
qu'elle « produit » en termes de prix exactement ce qu'elle
absorbe, que pour elle l'identité comptable des entrées et
des sorties est toujours vérifiée.
Il faut englober donc la classe ouvrière dans les indus-
tries, ou secteurs de production. Il restera toujours un sur-
plus. A ce moment-là, il faut construire un nouveau sec-
teur, qui absorbe le surplus de production, et «produit
quoi au fait ? Eh bien, disons, des « services de capi-
tal »
(ce qui veut dire, n. b., que la société, après avoir
payé le coût de biens qui forment le « capital », doit encore
payer pour leur usage). Tout cela revient à dire qu'on
impute à un seul « secteur » le secteur « services du capi-
tal » - toute la productivité nette de l'économie ; en effet,
tous les autres secteurs produisent ce qu'ils coûtent, donc
ils ont (y compris le travail) une productivité nette nulle ;
un seul « produit » plus qu'il ne coûte, ou coûte moins qu'il
ne « produit » (1), c'est le secteur capital. En prétendant
ignorer la valeur et compter en prix, la théorie bourgeoise
prend, comme toujours, sournoisement sous prétexte d'ob-
jectivité » une position politique de fond : elle impute le
surplus net de l'économie au capital.
.
1
Deux remarques, pour finir avec la question de la valeur :
D'abord, le temps de travail utilisé comme étalon de
valeur s'entend du travail simple, non qualifié. Le secteur n
ne peut donc pas être purement et simplement identifié avec
la classe ouvrière, qui comporte une foule de travailleurs
qualifiés. Ce fait ne crée pas de difficulté théorique. On
traitera les diverses sortes de travaux qualifiés comme
autant de secteurs séparés, et on leur imputera autant de
surplus qu'au travail simple. Autrement dit, une heure de
travail qualifié représentera la valeur d'une heure de tra-
vai! simple, augmentée du coût social de production de cette
qualification particulière. On traitera dans le détail ce pro-
blème au chapitre suivant, en liaison avec le taux d'exploi-
tation.
Ensuite, une raison « formelle » importante pour choisir
le travail simple -- et non pas l'un quelconque des produits
matériels comme étalon de valeur doit être maintenant
claire. C'est que le travail simple est le seul «produit y
homogène commun à toutes les économies par définition,
Quant au « capital » qu'il ne faut pas confondre avec
les moyens de production produits, eux-mêmes aussi par
définition présents partout où il y a économie c'est une
catégorie sociale qui appartient exclusivement à une phase
déterminée de l'économie.
(à suivre)
Pierre CHAULIEU.
1) Et pour cause, puisqu'en fait il ne coûte rien !
22
La “Gauche" américaine
Un numéro assez récent de la revue "Esprit" (1) était consacré à
la gauche américaine. La plupart des articles qu'il contenait, cuvre de
divers auteurs : politiciens, sociologues, écrivains, dirigeants syndicaux,
avaient trait, directement ou indirectement, au Mouvement ouvrier. 11 n'est
pas sans intérêt de rapprocher ces articles du livre de P. Romano : "L'ou-
vrier américain", que nous avons traduit et publié dans les premiers
numéros de "Socialisme ou. Barbarie“.
Mais d'abord, qu'est-ce que la gauche ?
A vrai dire, cette notion coïncide assez bien avec le sens parlemen-
taire du mot. En France, dans l'hémicycle du Palais Bourbon, la droite
et la gauche symbolisent deux façons de gouverner pour la bourgeoisie :
une façon "réactionnaire" qui base la domination de classe sur la
terreur, une façon "progressiste“ qui veut utiliser des méthodes plus
souples. La gauche, en tant que politique extra-parlementaire originale,
s'oppose aussi à une politique réactionnaire. Mais elle n'est rien d'autre
qu'une conception bourgeoise du progrès social. Prétendant faire parti-
ciper les exploités aux progrès de l'économie, elle ne serait possible que
dans certaines périodes d'essor ; en fait, elle apparaît surtout comme une
politique de rechange pour la bourgeoisie dans les moments de crise. Il
faut, bien sûr, rattacher cette tendance aux combats que mena pendant
toute une période, la bourgeoisie' contre les vestiges de l'ancien ordre.
Mais nous devons noter que, dès le début, la tradition de lutte bourgeoise
visait à entraîner le peuple, les ouvriers, dans un combat dont la nouvelle
classe exploiteuse devait seule bénéficier. La tradition bourgeoise de gau.
che eut très peu d'influence sur la formation de l'idéologie prolétarienne
révolutionnaire. Le Mouvement ouvrier se constitua pratiquement et théori-
quement en opposition aux idéologies bourgeoises les plus radicales.
Les rapports de la gauche bourgeoise et du Mouvement ouvrier n'en
furent pas réglés pour autant. Au sein même de la bourgeoisie des
couches sociales écrasées et dépossédées furent jetées dans l'opposition,
des politiciens et des intellectuels s'élevèrent contre "les cruautés" du
régime, en dénoncèrent "l'absurdité". Et comme, par ailleurs, une politique
d'apaisement a toujours fait le pendant à la politique du fouet, il ne
(1) Novembre 1952. Les références sont faites aux pages de ce numéro.
23
manqua jamais dans la classe possédante de défenseurs du prolétariat.
Concurremment, une certaine tendance à la conciliation fut une caracté-
ristique mineure permanente dans la classe ouvrière (indépendamment du
réformisme qui correspondit à une période historique bien définie). La
"gauche" est le résultat de ces deux processus. S'en réclament d'ex-
ouvriers qui ne peuvent s'intégrer directement dans la classe bourgeoise
(responsables syndicaux, anciens ouvriers devenus techniciens de l'indus-
trie, politiciens ou journalistes) et des bourgeois partisans d'une domi-
nation plus souple sur la classe ouvrière, des pacifistes sociaux qui sont
souvent aussi d'anachroniques pacifistes sur le plan de la politique exté-
rieure de leur pays. Finalement, c'est par rapport aux problèmes de
l'exploitation et de la lutte des ouvriers que ces éléments définissent leur
orientation. Mais les compromissions avec la classe dirigeante sont une
tentation permanente pour eux. Extérieurs à la classe exploitée, ne s'enga.
geant que par leur "libre volonté“, jamais ils ne se confondent avec la
"masse" Ils prétendent au contraire s'élever au-dessus du particularisme
des revendications purement Ouvrières, ils veulent parler au
nom de la
société tout entière et s'érigent volontiers en donneurs de conseil. En
fait, la ligne de séparation de la société passe ailleurs que par l'opposi-
tion gauche-droite. Le détachement des gens de gauche, leur position en
dehors de l'antagonisme exploiteurs-exploités entraîne lorsqu'ils s'engagent
sur la scène politique, une véritable soumission à l'idéologie de l'un ou
de l'autre camp ; soit que les éléments de gauche les plus proches du
prolétariat se joignent à lui dans la période ascendante d'un mouvement
révolutionnaire (mais. alors le phénomène n'est pas spécifique à la gauche,
c'est un phénomène qui s'étend à l'ensemble des couches petites-bour-
geoises), soit que les politiciens, se réclamant de la gauche, apparaissent
à un moment de crise pour prendre la relève des dirigeants réactionnaires
trop marqués. Le Front populaire, le New-Deal et la Résistance sont des
exemples classiques de cette politique. Peu importe alors la possible sin-
cérité de certains de ces hommes, leur fonction est de détourner le mou-
vement des ouvriers, de les mystifier et de permettre à la bourgeoisie de
par leur intermédiaire la direction de la société. Ce rôle
objectif de la gauche dans les luttes de classes est l'élément déterminant
de la politique des organisations révolutionnaires à son égard. Mais les
petits bourgeois prolétarisés, les intellectuels qui prennent plus ou moins
conscience de l'irrationnalité de la société de classe et qui se regroupent
souvent sur les idées de la gauche, constituent un élément de dissolution
au sein de la bourgeoisie. Dans la mesure où ils parviennent à dépasser
le niveau de l'opposition gauche-droite dans la classe bourgeoise, ils se
rallient nécessairement à la lutte révolutionnaire du proletariat.
Remarquons à ce propos, qu'à la division dans les rangs ouvriers,
qu'à la confusion entraînée par le développement de la bureaucratie
stalinienne dont la lutte antibourgeoise peut tromper le prolétariat et
dévier sa lutte, correspond un profond désarroi dans la gauche elle-même.
Mais l'étude de ces questions présente un intérêt assez mince: loin de
trouver leur solution dans les controverses entre la gauche "démocratique"
et la gauche stalinienne, entre A. Camus et J.-P. Sartre, entre J.-L. Rauh (1)
et L. Fairley (2), les problèmes qui divisent la gauche ne pourront être
réglés que par l'action révolutionnaire du proletariat.
L'anachronisme des idées de gauche ressort bien aux États-Unis de
cette nostalgie de la grande époque, "les jours bénis" du New-Deal. La
grande crise de 1929 amena la gauche au pouvoir :
conserver
:
(1) Président de l' « Américans for Démocratic. Action » rooseveltien.
(2) Dirigeant du Syndicat pro-stalinien I.L.W.U.
24
« Les années 1930 furent une période de réformes sociales rapides
où le gouvernement tenait le premier rôle, mais avec le ferme soutien
des dirigeants syndicaux et des professeurs d'Université, aussi bien que
des associations privées et d'écrivains indépendants. » (A.-M. Rose, p. 604.)
Quelques lignes plus bas, le même auteur expose les réalisations étatiques
du New-Deal (garantie des prix agricoles, salaire minimum, soutien aux
chômeurs, électrification des campagnes, grands travaux, etc...), puis il
termine en nous assurant que les Américains « se sont toujours méfiés
du socialisme marxiste qui met l'accent sur la nationalisation des moyens
de production ».
Ainsi, non seulement ce triomphe de la gauche sauva le capitalisme
américain de la faillite, mais encore, les moyens employés portaient la
marque d'une nouvelle formation sociale : la bureaucratie. La victoire qui
échappait aux professeurs d'Université devenait la victoire des "organi-
sateurs“. Et combien nous paraissent déplacés la nostalgie et les regrets
de nos "gauchistes“ lorsque la politique mondiale des U.S.A. après cette
guerre retrouve les voies et les moyens de ľ "étatisme" rooseveltien.
Le réformisme classique tel que nous l'avons connu en Europe remplit
une fonction qui le justifia en quelque sorte historiquement et expliqua
l'adhésion des ouvriers : il assura dans une situation déterminée, la conti-
nuité d'organisation de la classe ouvrière, défendit leur part dans la
distribution du revenu social et maintint la pression que le proletariat
organisé exerce sur le capital. En Amérique, cette fonction fut assurée
par d'autres moyens. C'était l'époque du syndicalisme "apolitique" à la
Gompers. Les regrets et les espoirs d'un Norman Thomas qui dirige le
petit parti socialiste américain n'en paraissent pas moins utopiques et
déplacés. Comment ces conceptions "apolitiques" auraient-elles pu ne pas
se transformer progressivement en conceptions de lutte plus totales, plus
politiques ? Demander une extension des Assurances sociales, une fiscalité
plus "équitable" et une plus large politique du logement, intervenir
dans les affaires publiques pour faire pression sur les gouvernants, Sou-
tenir aux élections les candidats favorables aux syndicats, collaborer
avec d'autres groupes sociaux « tels que les agriculteurs, les membres
des professions libérales, les employés et les artisans » sont des actes
politiques (1). Finalement, ce n'est que sur un programme politique com-
plet que les syndicats peuvent définir leur orientation vis-à-vis de la bour-
geoisie. En revendiquant une place responsable dans la vie publique
américaine, ils doivent prendre position sur toutes les questions, inté-
rieures ou extérieures, qui se posent aux dirigeants du pays. D. Lasser
le formule sans ambages dans "Le Programme d'un grand Syndicat
C.1.0." :
H ... 7. S'opposer fermement au communisme, au fascisme et
autres philosophies antidémocratiques.
« 8. Reconnaître les intérêts des Américains dans le monde, être
déterminés à nous défendre nous-mêmes et à aider les autres nations
du monde libre à se défendre contre l'agression. » (P. 617.)
Il serait d'autant plus erroné de prôner la constitution d'un troisième
parti pour disputer le pouvoir aux démocrates et aux républicains dans
le cadre de la "Démocratie américaine", que la comme en Europe il n'y
a plus place pour une organisation politique ouvrière autre que résolument
révolutionnaire. Aux endormeurs qui voulaient les persuader que malgré
l'exploitation au travail ils pouvaient s'émanciper par la pratique des
droits civiques et politiques, les ouvriers répondent par un détachement
de plus en plus profond des organisations qui prétendent parler en leur
nom. P. Romano exprime très bien cette hostilité des ouvriers pour leur
propre organisation :
« L'ouvrier américain est maintenant conscient de l'existence de la
(1) Programme d'un syndicat C.1.0., page 616.
aux
>
25
bureaucratie, aussi bien dans le syndicat que dans le gouvernement, et
il est profondément dégouté de cette découverte, La vie civile lui donne
d'ailleurs déjà l'avant-goût de ce qu'elle représente avant même d'entrer
en usine. Le fait de découvrir la bureaucratie dans son expérience quoti-
dienne du syndicat, c'est-à-dire dans un domaine qui le touche directe-
ment, provoque chez l'ouvrier une véritable aversion. Le genre de vie
américain l'a déjà familiarisé avec les pratiques de la trahison et du
double jeu. Il n'a confiance dans aucun dirigeant.
« L'ouvrier guette la moindre gaffe de la Direction syndicale. Il
saute ensuite sur l'erreur qu'il a pu épingler et la brandit comme une
justification de son aversion de la notion même de dirigeant... Dans le .
Manuel du Syndicat de l'Automobile, intitulé : "Comment vaincre pour
le syndicat", les délégués, responsables, etc., sont avertis de ce à quoi
ils doivent s'attendre à cet égard.
« Les ouvriers craignent qu'un Parti ouvrier soit dirigé de la même
manière que l'est aujourd'hui le syndicat. » (S. Ou B., nº 3, pages 79
et 80.)
1
Dans l'article – "Esprit" : "La philosophie du Syndicat de l'Automo-
bile" (p. 618), c'est un dirigeant qui nous expose son point de vue sur
les mêmes problèmes :
« Les relations entre les · 50.000 responsables de l'U.A.W. et les
1.250.000 membres du syndicat posent des problèmes complexes. Sur la
plupart des questions concernant l'action syndicale comme les salaires
et les conditions de travail, la "base" et les dirigeants sont d'accord.
Cependant, une fois franchies les portes de l'usine, l'unanimité disparaît
et, dans leur majorité, les membres de l'U.A.W. se distinguant des 50.000
responsables, ont les opinions de leurs frères de race et de religion,
déterminées par leurs revenus et leurs occupations dans la communauté,
qu'ils soient ou non adhérants au syndicat, que ses opinions soient ou
non inspirées par les idéaux de l'U.A.W.
Applaudissons bien sûr à cette sincérité "bien américaine", mais notons
cependant que contrairement à ce que les chefs soutiennent, ce n'est pas
à l'extérieur que les ouvriers puisent leur hostilité aux dirigeants, mais
dans l'usine, du fait même de la fonction bureaucratique de ces derniers.
Les différences "de revenus“ ont certes leur importance et le même
auteur avoue un peu plus loin :
« L'U.A.W., qui bénéficie par ses contrats d'un substantiel revenu,
qui par son importance joue un rôle de poids dans les conseils écono-
miques et politiques de la nation, se trouve être, par l'accroissement
continuel de l'âge et des revenus de ses chefs et de ses membres, entraîné
vers une certaine forme de conservatisme. »
Cependant, plus importantes que les différences de revenus sont : les
différences « d'occupations dans la communauté ». Malheureusement, notre
auteur est peu prolixe à ce sujet. Il est peu soucieux de nous montrer
en quoi les occupations des ouvriers se distinguent de celles des dirigeants
syndicaux. Sans doute, cela est-il suffisamment clair pour lui. D'une part,
des ouvriers enfermés la journée entière dans des ateliers, transformés en
simples rouages de la machine productive, complètement subordonnés aux
ordres du patron ; d'autre part, des chefs syndicaux débattant les ques-
tions de salaires, heures de travail, etc., avec les services de la direction de
l'usine, organisant la lutte ou négociant en cas de conflit, « discutant fami-
lièrement avec le gouverneur démocrate du Michigan, avec les hauts fonc-
tionnaires... avec des sénateurs, des représentants », jouant « un rôle de
poids dans la nation ».
26
Incapables, et pour cause, de nous renseigner sur les conditions de vie
et de travail des ouvriers américains, les chefs syndicaux sont également
très discrets sur le rôle des syndicats et de leurs dirigeants dans l'économie
américaine. Il faut nous reporter à l'étude de R. Stone, qui complète le
livre sur l'ouvrier américain de P. Romano, pour avoir plus de détails :
« Un syndicat ouvrier comme les "Ouvriers unis de l'Acier" (United
Steel Workers) embrasse presque un million d'ouvriers et comprend non
seulement les fonderies d'acier, mais les mines de fer de Mesabi, les
laminoirs d'aluminium d'Alcoa, à Tenessee, les usines de locomotives de
Shenectady et les fabriques de boîtes de conserves de San Francisco. La
structure d'un tel syndicat est celle d'un gouvernement industriel avec ses
sections et ses divisions, qui sont non seulement parallèles à celles des
monopoles de l'acier, mais rivalisent même avec les services du gouverne-
ment fédéral. Il y a un service juridique, un service de recherches et de
mécanique, un service des contrats, un service de comptabilité et un service
législatif. La machine syndicale correspond, service pour service, entreprise
pour entreprise, compagnie pour compagnie, ville pour ville et état pour
état, à la machine de la bourgeoisie.
« Les opérations totales d'un tel syndicat sont le moyen par lequel
est maintenue l'unité et la continuité de la production des diverses unités
industrielles, de l'extraction du minerai jusqu'à la construction de pelles
mécaniques. La grande bourgeoisie sait que sans ces syndicats, il lui serait
impossible de faire marcher la production au-delà de quelques jours. La
société moderne a atteint le point où ce qui est décisif n'est pas l'intégra-
tion de la richesse financière ou des directions, mais l'intégration de la
production. Pour la réalisation de ce but, les syndicats ou une autre forme
d'organisation du travail sont absolument essentiels. » (S. OU B., na 8,
page 66.)
Nous avons là cette étude des syndicats américains que l'on nous avait
promise dans le numéro d' "Esprit" : représentant, auprès de la direction,
les ouvriers en tant que simple catégorie sociale, ils sont pour les ouvriers
le mode d'organisation de la société bourgeoise introduit au sein de leur
classe (matériellement suivant l'organisation des entreprises, socialement
suivant la hiérarchie bourgeoise). L'importance des chefs syndicaux dépasse
celle de simples intermédiaires entre patrons et ouvriers. Non seulement ils
sont les seuls à pouvoir faire cesser une grève, mais surtout, discutant et
réglant par le détail le contrat de travail des ouvriers horaires, salaires,
primes, classifications, conditions de travail, etc... Ils tendent à constituer
en raison de leur acceptation profonde du régime, une véritable direction
de la classe ouvrière dans le cadre et pour le compte de la société
d'exploitation. Cependant, dans la mesure où cette évolution n'est qu'enta-
mée, les dirigeants syndicaux sont encore obligés de combattre la bour-
geoisie pour obtenir l'approbation des travailleurs. Cette situation leur
crée une contradiction insurmontable.
jº Comme produits de la volonté de lutte et d'organisation de la classe
ouvrière (« MU.A.W. comme le C.1.0. est né des mouvements révolution-
naires de chômeurs qui se développèrent pendant la grande crise de
1929 »); ils n'ont d'autre puissance que celle qui leur vient de l'adhésion
générale des ouvriers à leur programme. Mais cette adhésion aux règles
qui codifient le travail, cette acceptation des chefs qui doivent guider la
futte et administrer le contrat collectif de travail est une adhésion essen-
tiellement active. P. Romano l'explique :
. En dépit de leur hostilité envers la bureaucratie, les ouvriers sont
prêts à défendre activement leur syndicat contre toute tentative de le briser.
Ainsi que le fait remarquer un ouvrier, "mieux vaut un syndicat, quel qu'il
soit, que pas de syndicat du tout".,,
27
:
* La base n'hésite pas à exiger la tenue de réunions de département
lorsque se posent des problèmes qui touchent directement à leur travail.
Ils ne font pas confiance pour ces questions aux dirigeants syndicaux. Ils
veulent être là et décider eux-mêmes des actions à entreprendre. Les
ouvriers circulent alors dans les travées en disant : "Il faut convoquer une
réunion du département. Si le responsable ne la convoque pas, eh bien !
nous en tiendrons une nous-
mêmes“. » (S. ou B, nº 3, pages 76 et 80.)
2° Comme agents d'un certain type de production, les syndicats se
heurtent à une résistance irréductible des ouvriers. Leur pouvoir est cons-
tamment menacé par l'indiscipline des révoltes illégales. Leurs dirigeants
sentent que les grèves sauvages sont dirigées autant contre eux que contre
les patrons et enregistrent sans se tromper leur déclenchement comme une
critique des ouvriers à leur adresse : « En un certain sons, cette volonté
même de faire grève contre des sociétés puissantes dans les conditions les
plus difficiles et d'une manière qui semble impliquer Souvent un refus
du système des relations collectives, représente une autre preuve du
conservatisme du syndicat. » ("'Esprit“, page 623.)
Ce double rôle doit être conservé, classe dirigeante veut continuer
à contrôler par l'intermédiaire des syndicats légaux, la classe ouvrière
organisée ; les chefs syndicaux doivent donc à tout prix conserver la con-
fiance des ouvriers. Mais l'exploitation ne cesse pas et les ouvriers se font
exigeants (« de nombreux militants honnêtes ont perdu confiance dans le
syndicat, à cause de la situation difficile qui est la leur. Ceux pour les-
quels ils luttent journellement se retournent contre eux au moindre signe de
défaillance », nous explique P. Romano). C'est pourquoi le problème des
relations entre les chefs syndicaux et les travailleurs de base prend une
telle importance. Cependant, comme les chefs syndicaux ne sont générale-
ment pas seulement les agents de la mystification des ouvriers, comme ils
sont souvent eux-mêmes peu conscients de leur exacte position sociale et
pourtant, comme ils ne veulent pas convenir de la profondeur du fossé
qui les sépare des ouvriers (la "sincérité américaine" a des limites), leurs
explications sont étrangement semblables à celles que nous donnent ici
les chefs réformistes ou staliniens. Ces derniers expliquent que le manque
d'éducation et d'information rend les ouvriers incapables de se diriger
seuls, qu'il leur faut des guides, des dirigeants, etc. Les chefs syndicaux
américains ne parlent pas autrement : « Le C.1.0. et l'U.A.W. se sont de
plus en plus intéressés depuis la guerre au problème de la liaison entre
une grande organisation syndicale et les membres de cette organisation ;
comment, par exemple, faire en sorte qu'un des 65.000 membres de la
Section Ford se sente imprégné des concepts du syndicat et soit conscient
de ses objectifs ? Les travaux de la sociologie industrielle et de la psycho-
logie sociale semblent indiquer qu'il existe des méthodes pour résoudre
le problème. Il s'agit essentiellement de morceler les grands groupes en
petits, de remplacer par les discussions personnelles les meetings de masse.
« Les dirigeants, le personnel administratif et les 50.000 membres actifs
participent tous à des cours d'été, à des discussions de week-end, à des
conférences de deux jours où les idées de l'U.A.W. sont exposées et
répétées jusqu'à ce que les participants les connaissent parfaitement. Ces
50.000 membres-clés reçoivent un flot constant de lettres, d'informations, de
bulletins, de circulaires, de magazines, de journaux, de tracts et de rap-
ports qui ajustent ces conceptions aux réalités de la vie quotidienne du
syndicat. » (p. 621-622.) Les méthodes des chefs syndicaux américains
semblent plus proches de la publicité massive ou "scientifique" du com-
merce bourgeois que de l'éducation prolétarienne qui fut un souci cons-
tant des organisations ouvrières. S'adressant à un consommateur moyen,
28
sans référence sociale, la publicité des marchands de brillantine. ou de
Coca-Cola suscite pour son usage la crédulité, la superficialité de son
public. La propagande des chefs ouvriers, massive ou insidieuse, tente la
même opération : en se mettant à la portée d'un public supposé médiocre,
elle voudrait justifier la division entre travailleurs syndiqués, simples exé-
cutants et chefs ouvriers qui peuvent seuls diriger le mouvement. Mais
les ouvriers adhérant à un syndicat ne sont pas le public moyen des
agences de publicité. Ils sont sensibles à d'autres arguments et la pro-
pagande la mieux organisée apparaît incapable de résoudre le problème
des relations entre ouvriers et dirigeants syndicaux. L'échec de ces méthodes
conduit alors les dirigeants aux procédés que proposent pour la résolution
des rapports sociaux dans l'industrie, les valets intellectuels de la bour-
geoisie : psychotechniciens, sociologues et psychanalystes du travail à la
chaîne.
i
Le profond mépris que les chefs ont pour la classe ouvrière se révèle
également au cours des luttes. de clans que se livrent les différentes orga-
nisations syndicales :
« Les employés des entrepôts de San Francisco ont dû lutter contre
les attaques du syndicat des camionneurs, dirigé par le célèbre Dave
Beck. Le l.L.A., dont le 1.L.W.U. avait fait sécession en 1938, a essayé
dernièrement de faire sa réapparition sur la côte ouest, de connivence
avec la Isthmian Stearship C?, auxiliaire de l'U.S. Steel. En Alaska, le
Syndicat des Bûcherons, affilié au C.1.0., grâce à un accord secret signé
avec la Juneau Spruce C°, obtint pour ses membres le monopole d'un
travail qui, par tradition, revenait aux dockers. En conclusion de ce diffé-
rend et avec l'aide de la loi Taft-Hartley, un jugement a été rendu contre.
M.L.W.U. » (L. Fairley : "Un syndicat progressiste”, p. 675-676). Mais, enjeu
de la rivalité de cliques concurrentes, les ouvriers arrivent alors à se faire
une idée dépourvue d'illusion sur les organisations syndicales. Ils ne leur
accordent plus qu'une confiance conditionnelle. Le recours à la sociologie
industrielle et à la propagande massive s'insèrent ainsi dans le cadre
général des efforts déployés par la classe dirigeante pour enrayer le
détachement croissant des ouvriers de leur travail. Ne pouvant mettre en
cause la division de la société en classes, la bourgeoisie se propose de
traiter l'opposition des ouvriers comme un conflit psychologique. Les tra-
vailleurs sont des malades mentaux qu'il faut soigner en morcelant les
conflits, en utilisant des chefs compréhensifs, en s'occupant avec sollicitude
de leurs difficultés, en se tenant au courant de tous les détails de leur
vie à l'usine et hors de l'usine. Finalement, c'est l'organisation totale de
la vie des ouvriers que la classe dirigeante veut prendre en mains et les
bureaucrates syndicaux jouent un rôle important dans cette fascisation de
la production et de la vie sociale.
Mais à mesure que la classe dirigeante prépare l'asservissement plus
complet du prolétariat et utilise les procédés les plus perfectionnés pour
l'enchaîner, le développement de l'appareil productif pose les bases maté-
rielles pour une société socialiste, l'exploitation se dévoile sous son jour
le plus profond d'aliénation dans le processus de production, et les ouvriers
commencent à réagir en refusant leur collaboration à la production et
en faisant la critique des organisations qui avaient mission de les inté-
grer au régime.
A l'examen, ce qui se ressort avec évidence, ce sont les similitudes
de l'évolution des formes de lutte et du développement de la conscience
de la classe ouvrière d'un côté et de l'autre de l'Atlantique. Il serait
donc puéril de considérer le Mouvement ouvrier américain comme un
phénomène absolument original. Pourtant, il ne manque pas de raisons
qui en rendent l'étude spécialement intéressante :
Force productive la plus développée et la plus puissante du monde,
29
la classe ouvrière américaine, pour s'approprier la production et changer
la société, doit résoudre des problèmes sur une échelle et à un niveau
jamais atteints au cours du développement de la bourgeoisie ; les pro-
blèmes que les ouvriers américains ont à résoudre sont à quelques variantes
près, ceux qu'ont déjà ou qu'auront bientôt à résoudre les ouvriers de
tous les pays; les solutions qu'ils leurs donnent prennent toute leur valeur
de ce fait et méritent notre examen attentif.
Ce que nous voyons en Amérique, c'est l'ensemble de la classe ouvrière
continuer à soutenir pour ainsi dire conditionnellement
les puis-
santes organisations syndicales, pour la lutte pied à pied contre le capital
mais, en même temps, s'opposer sourdement à leurs programmes politiques
et à leurs idéologies; prendre peu à peu conscience d'un objectif pour
son combat de classe et, simultanément, utiliser pour le réaliser, les moyens
que forge la société d'exploitation; contester le pouvoir de ses ennemis
à sa source même, dans les chaînes de la production de masse qui ont
assuré leur puissance.
Il y a là sujet de profondes études : comment ce processus se déroule
dans la réalité, quelles preuves les ouvriers américains nous donnent de
leur capacité à résoudre les problèmes qui leur sont posés, voilà le repor-
tage ou le débat qui nous aurait intéressé sur l'Amérique. Hélas ! c'est
justement ce que ces piliers de la gauche américaine que sont les chefs
syndicaux ne peuvent nous expliquer.
G. PÉTRO.
3e
Documents
La vie en usine
3.
Les conditions générales de l'emploi
On doit indiquer sous cette rubrique le « climat » d'ensemble
de la vie organique de l'entreprise, tel qu'il apparaît au personnel
en place après quelques années. Il s'agit de cette somme de condi-
tions particulières qui font dire dans les conversations privées :
« Dans telle « boîte », « ils sont «durs ». « Dans telle autre,
« ils » sont « bien », et confèrent aux entreprises, dans les milieux
d'ouvriers métallos ou d'employés une sorte de cote, bonne ou.
mauvaise, le plus souvent fondée, et sans appel.
Dans la « boîte » qui nous préoccupe, le climat est « tran-
quille ».
La discipline n'est pas absolument stricte. Ainsi, les retards fré-
quents n'entraînent de sanctions (avertissement, puis mise à pied)
qu'à la longue, les autorisations d'absence sont facilement accordées,
les déplacements peu justifiés (pour voir un copain) d'un atelier
à l'autre, sont tacitement tolérés, s'ils ne sont pas nombreux. Il
ne faut pas en conclure qu'il règne une atmosphère anarchique,
au contraire : dans ce domaine, implicitement, ouvriers et em-
ployés, connaissent la limite de tolérance, et implicitement, la
direction fait la part du feu. Cette situation n'est pas privilégiée,
mais commune à nombre d'usines ; d'autres, par contre, jouissent
d'une réputation opposée (SIMCA par exemple).
La sécurité et la stabilité de l'emploi confirment encore cette
ambiance de tranquillité. Statistiquement, plus de la moitié du
personnel compte au minimum dix ans de présence, et 20 %, plus de
quinze ans. L'usine n'est pas une « passoire » (ce n'est pas le cas
de Citroën). La direction attache du prix à la conservation des
cadres et du personnel, estimant sans doute par là assurer à sa
production un meilleur rendement et une plus grande qualité.
Quoiqu'il en soit, les mouvements de personnel sont presque nuls, les
embauches se font à l'unité, un licenciement est un événement (1).
Cette discipline souple et la stabilité de l'emploi présuppo-
sent un rythme de travail (entendez par là la production globale
de l'usine) quelque peu désuet et non taylorisé. C'est précisément
le cas, et, indépendamment du rythme et de la cadence éminem-
ment variables imposés à chaque atelier, chaque équipe, chaque
ouvrier, chaque employé, l'organisation de l'ensemble n'est pas
encore « scientifiquement » minutée, et l'énormité des frais géné-
raux est la rançon de la vétusté des locaux, de l'équipe de direc-
tion et du matériel.
4. Les rapports individuels et de groupes
dans la production
Par définition, en tant que travailleur exploité, chaque
ouvrier (ou employé) tend à fournir le moins de travail possible
pour le salaire le plus haut possible.
• Par définition, le patron tend à obtenir le plus de travail
possible pour les salaires les plus bas possibles.
Par sa situation de membre d'un groupe de travail donné
(équipe, bureau), chaque producteur tend à faire obtenir au groupe
le maximum d'avantage.
Par souci d'assurer et d'améliorer sa condition personnelle,
chacun tend à sauvegarder son emploi et si possible à gravir la
hiérarchie.
Par suite de leur semblable assujettissement au patronat et de
leur semblable pression contre lui, tous les producteurs tendent
à faire augmenter la masse globale des salaires de l'entreprise.
Telles sont les bases des rapports sociaux vérifiés dans toute
entreprise. Autrement dit, parallèlement au cheminement de la
production se développe une multitude de conflits ou d'alliances
dont la racine même est dans la condition économique de cha-
cun. Il est impossible dans un court article, et au surplus sans
nécessité, de décrire la totalité de ces rapports qui se créent
continuellement. Il est bien plus révélateur d'en dégager les grandes
lignes, leurs origines, leur répercussion sur la production et leurs
prolongements à toute la vie sociale.
Nous distinguerons plusieurs sections :
- Les rapports ouvriers-patronat (et direction);
Les rapports ouvriers-employés-maîtrise ;
Les ouvriers entre eux ;
Les employés entre eux ;
- Les employés et la direction;
Le « jeu personnel » ; l'arrivisme.
Les rapports ouvriers-patronat
Mis à part le fait que de très vieux ouvriers « connaissent »
les patrons-fondateurs de l'usine, la quasi-unanimité des ouvriers
n'entretient de rapport direct avec aucun des employeurs. Ceux-ci
(1) Il est bien entendu que nous parlons de l'entreprise en période de
plein emploi.
32
sont représentés par la feuille d'embauche, la pendule de pointage,
la direction, le contremaître, la feuille de paie et le certificat de
travail. Vice-versa, c'est bien ainsi qu'est représenté l'ouvrier aux
employeurs. Chacun des deox signataires du contrat de travail ignore
totalement l'autre. Toutefois, cette absence de contacts personnels,
inhérente au développement de l'entreprise, n'entraîne pas, de la
part des intéressés une méconnaissance de leur situation réciproque.
Il n'est pas un ouvrier qui ne sache qu'il est exploité par le patron.
Indépendamment de toute notion de plus-value, l'ouvrier sait de sa
propre expérience que les accroissements de capitaux, les agran-
dissements matériels de l'entreprise, le train de vie des adminis-
trateurs, sont issus de sa propre frustration. Il le sait même
depuis son embauche, ou le simple bon sens lui démontre que le
seul intérêt du patron à l'engager est de lui faire produire plus
qu'il ne sera payé. Flagrante est l'évidence, au point que les
patrons ne figurent presque jamais dans les conversations entre
ouvriers. « On travaille pour les patrons ». Chacun sent bien que
l'acord est unanime sur ce point et qu'il est inutile d'en faire
mention.
Rarement l'un ou l'autre des « gros » du Conseil d'Adminis-
tration effectue une visite des ateliers. L'attitude du personnel
ouvrier est à ce sujet caractéristique : attention plus grande à la
tâche, mine affairée, sérieuse, visent à confondre l'individu avec
sa fonction, avec son milieu – ce que les gars appellent « être
calme et inodore ». En sorte que le patron à qui est ainsi
refusé tout contact humain fait réellement le « tour du proprié-
taire ». Ce comportement individuel ne traduit pourtant pas
une inquiétude relative au gagne-pain : on sait bien que le patron
n'a pas en vue des sanctions individuelles et qu'il tient, avant
tout, à s'assurer du fonctionnement de l'appareil technique et du
matériel proprement dit.
Deux sentiments dictent cette attitude : d'abord, le malaise
personnel, la honte pourrait-on dire, de voir de près celui qui vit
de votre travail, et vous rappelle ainsi toute la médiocrité et la
précarité de votre situation ; l'amertume est grande qui se pro-
duit à ce contact. « Il engraisse, cette v...-là » « Il est bien frin-
gué > «S'il continue, le travail va le tuer >> Voilà les ré-
flexions à haute voix qui sont échangées après coup, en riant,
exprimant le réveil d'une rancæur toujours présente. D'autre part,
le souci de ne laisser aucune prise au patron, ne rien laisser
échapper de sa vie propre qui puisse ajouter à ce sentiment de
complète dépendance économique. Paradoxalement, c'est en se
courbant un peu plus sur la machine que l'ouvrier « s'évade » à ce
moment-là de sa condition. Tous tiennent à prouver qu'ils
connaissent leur boulot et que l'usine tourne parce qu'ils sont là,
eux, l'essentiel de la production.
Pour l'ouvrier, faute d'un patronat tangible et perpétuellement
présent, la totalité des conflits qui l'opposent à la Société Ano-
nyme émanent de la Direction. C'est-à-dire que d'une part s'il est
conscient que les responsabilités de sa condition d'ouvrier provien-
nent du régime social tout entier, de l'autre, tous les obstacles
33
qu'il rencontre relativement à son salaire, son avancement, son
affectation, sa mutation, etc... sont bien attribués au travail des
différents directeurs et de leur appareil bureaucratique.
Du jour de son entrée à l'usine, la vie de l'ouvrier est quoti-
diennement réglée à la fois par la Direction du personnel et par
la direction de la branche d'activité qui est la sienne (outillage-
fabrication). L'une et l'autre visent à déterminer le plus étroitement
possible la consommation de sa force de travail et sa rétribu-
tion. C'est en se débattant sur ce double front que l'ouvrier entre en
conflit ouvert avec ses exploiteurs. Mais avant que la lutte soit
patente, elle est sous-jacente, voire inexistante.
A l'embauche, l'individu est déjà en position de subordination.
Ce que l'on appelle un contrat de travail (comme on dit un contrat
de vente ou de location en supposant une certaine parité des
parties contractantes) est tout bonnement une capitulation devant
le régime capitaliste. Il y a de la part de l'ouvrier acceptation
de se soumettre à une certaine forme d'exploitation. La contesta-
cion, par la suite, et du taux de cette exploitation (lutte revendi-
cative sous toutes ses formes) et de l'exploitation elle-même (lutte
révolutionnaire) naît des conditions et des contradictions mêmes
du travail.
La direction du personnel « suit » l'ouvrier tout au long de son
séjour dans l'entreprise. En l'absence, et pour cause, de dos-
siers personnels authentiques que nous pourrions étaler et con-
menter, nous pouvons relever des exemples types de rapports
d'ouvriers avec cette direction.
L'embauche
Nous avons dit que la première humiliation. à avaler est celle
de l'embauche, ou plus exactement du cérémonial d'usage ; attente
dans un couloir anonyme, questionnaire écrit (état civil, réfé-
rence), visite médicale. La direction ne fournit pas, elle, S011
curriculum vitæ, ni des extraits comptables prouvant sa santé
financière, elle ne fait qu'indiquer le taux de base de la catégorie
professionnelle du postulant. A vrai dire, tout ouvrier trouve cet état
de fait normal et allant de soi. Pour l'employeur comme pour
l'ouvrier, le solliciteur, donc l'inférieur est celui qui offre son tra-
vail. Il est significatif que les rapports de deux classes, l'une diri-
geante, l'autre subordonnée, conditionnent l'instauration d'une
dépendance personnelle de l'ouvrier, avant même qu'il ait franchi la
porte de l'atelier.
Au cours d'une première période plus ou moins longue, l'ouvrier
du travail, les temps imposés, la nature du travail, la tête du
contremaître, et le montant de la feuille de paie. Un très bon
ouvrier n'hésitera pas
à « ramasser ses clous » à la première
contrariété (une critique inutile sur son travail, une erreur à son
détriment sur la paie), sûr qu'il est de trouver facilement une
nouvelle « boîte ». Un ouvrier de qualification moyenne ou mé-
diocre hésitera davantage et se montrera plus conciliant. Mais,
34
l'un comme l'autre manifestent dès le début une susceptibilité poin-
tilleuse, en tant que travailleur plus qu'en tant qu'individu. « Ils
ne se contentent pas de nous payer avec un lance-pierre, ils veu.
lent encore nous apprendre notre boulot. »
Tout au long de sa vie professionnelle, l'ouvrier témoigne la
même sensibilité, seule se transforme son extériorisation.
Ceci paraît une vérité première que l'ouvrier n'est pas à l'atelier
pour son plaisir, mais pour gagner sa vie. Et pourtant, il faut
avoir vu un atelier après le passage de l'agent payeur. C'est un
moment de profonde gravité. L'usine n'existe plus, sa machine
arrêtée, face à sa feuille de paie, l'ouvrier fait face à son
exploiteur. Il avait (cas le plus fréquent) déjà fait son compte,
mais le plus souvent, il ne coïncide pas rigoureusement avec celui
du patron, pour des questions de primes diverses, d'arrêts de comp-
tes, de jeux d'écritures comptables, ou d'erreur. pure et simple.
Chaque chiffre est épluché, les camarades de travail donnent
leur avis. Reconnue finalement exacte ou erronée, la paie est
chaque fois tenue pour « maigre ». Un quart d'heure après, c'est
la détente, la satisfaction d'avoir reçu son dû. Mais plus que la
monotonie du travail, l'animosité du chef d'équipe, la fatigue, ou
la difficulté technique, tous boulets qui sont traînés quotidienne-
ment, c'est l'heure de la paie qui confronte obligatoirement l'ou-
vrier et la direction, la condition ouvrière et la condition patronale.
A ce moment, l'ouvrier est à même de comparer la somme de
son effort et sa rétribution, en un mot à estimer approximative-
ment le taux de la plus-value patronale. Quand nous disons que
l'ouvrier vérifie son « dû », c'est une formule. En réalité, l'excla-
mation « que ça ! » est générale. Le « dû » est autre chose, pour
certains (au moins ceux qui le disent), c'est l'équivalent de ce qu'ils ont
produit, et dont le montant, connu avec beaucoup de précision par
la direction, est évalué « à peu près » par les ouvriers en fonction de
la valeur marchande du produit. Par exemple, celui qui, toute la
journée, soude ou étame, ou emboutit divers éléments de l'appa-
reil produit par son atelier, informé du total de la « sortie » quo-
tidienne de cet atelier, est à même d'évaluer sommairement
le gain du patron et comparativement, le total des salaires payés
en contre-partie.
Nous laissons provisoirement de côté le « boni » que nous étudie-
rons plus particulièrement à propos de la productivité.
Il a été dit plus haut que les salaires de l'entreprise décrite
sont en moyenne au-dessus de ceux de l'industrie dans la région
parisienne. Cela supposerait plus de libéralité de la part de la
direction, ou une grande combativité revendicative de la part des
ouvriers. C'est la première hypothèse qui est fondée. En effet, l'en-
'treprise jouit d'un quasi monopole dans sa production et, au sur-
plus, grâce à l'euphorie de l'expansion automobile de 1947 à 1952, a
pu rétribuer son personnel mieux que d'autres (1).
(1) La tendance actuelle du marché à la crise est venue stopper le
paternalisme, et la recherche de la « compression des prix de revient »,
sollicitée par la clientèle, provoque en premier lieu l'arrêt d'augmenta-
tion d'engemble des salaires.
35
Monopole de fait et marché en expansion ne font qu'indiquer
les conditions des libéralités patronales, leur motif même est, lui,
le désir bien compréhensible d' « associer » les salariés à la prospé-
rité de l'usine, c'est-à-dire d'obtenir un rendement supérieur. Mais
ceci est lié à la question de la production (voir plus loin).
On comprend que, conscients d'une situation relativement favo-
risée, les ouvriers soient moins entraînés à des actions collectives
pour l'augmentation des salaires. Par la suite, nous parlerons des
débrayages et grèves qui ont eu lieu dans ce sens, de leurs motifs
et leurs résultats, mais on doit dire dès à présent qu'en présence
d'un mot d'ordre syndical (quelle que soit la couleur du syndicat)
pour un relèvement des salaires de tant pour cent, la réaction
ouvrière est celle-ci : « Je gagne 130, ou 140, ou 170, ou 200 francs
de l'heure. Un tel, qui travaille chez Citroën, gagne 20 francs de
moins. Je risque au moins de ne rien obtenir, au plus d'être licen-
cié et de gagner moins ailleurs, si je trouve du travail ». C'est
partiellement sur ce type de raisonnement que repose l'issue du
mouvement projeté.
Affectation, Mutation
Si la conscience totale de sa condition d'exploité s'impose à
l'ouvrier d'abord dès l'embauche, ensuite et régulièrement à l'occa-
sion de chaque paie, il est d'autres circonstances individuelles qui
la confirment et la renforcent continuellement. Soumis à la mono-
tone besogne quotidienne, travail qualifié du professionnel ou ges-
tes cadencés de l'O.S., l'ouvrier s'y enlise. Il prend ses habitudes
et « s'installe » dans sa fonction. Il est lié à l'équipe, étranger à
l'atelier, à plus forte raison à l'usine. Mais ce train-train journalier
est parfois brutalement rompu par la direction, qui, par suite
d'arrêts de fabrication, ou de lancement d'une autre, ou de baisse
momentanée, est amenée à procéder à des mutations plus ou moins
nombreuses. En ce cas, dès que la rumeur s'en précise, le malaise
est grand. Personne n'est intéressé par une mutation, la méfiance
règne, car sait-on si un changement d'atelier n'est pas un pas vers
le licenciement, et il est bien connu que la maîtrise propose en tête
de liste ceux qu'elle juge moins « intéressants », à tort ou à rai-
son, en raison de leur plus faible rendement ou de leur esprit moins
docile ; par ailleurs, cette crainte serait-elle exclue, il n'en resterait
pas moins qu'aucun ouvrier ne tient à quitter un poste qu'il con-
naît à fond, des camarades d'équipe avec qui il s'est familiarisé
< organisation > personnelle pour avoir des coudées franches
et du répit, en bref sa « défense » individuelle, et ensuite « tom-
ber » sur un travail plus sale ou plus fatigant, un atelier plus som-
bre ou plus bruyant, des gars moins bien » (parce que moins
sportifs, ou a-politiques, ou « politiciens », suivant l'optique de
chacun). Encore plus si le nouveau salaire est inférieur, et il y a
de fortes chances. On conçoit que ces circonstances créent un
climat hostile à la direction ce qu'elle comprend de toute évi-
dence vu la rapidité avec laquelle elle entend mener de telles
opérations pour éviter un conflit ouvert. En d'autres termes, chaque
D
son
36 -
ouvrier est amené à réfléchir sur la toute-puissance patronale
et la faiblese de sa défense. C'est en de pareils moments que les
propos sont haineux : « On n'est pas du bétail pour être trim-
ballé partout »
« Ils se foutent de nous, ce n'est pas juste de
muter des gars qui font leur boulot. >
Bien sûr, les occasions de conflits partiels, limités, sont nom-
breuses. Même lorsqu'elles concernent l'ensemble du personnel
ouvrier, elles sont toutefois ramenées à leur place qui est minime,
par les gars, malgré l'irritation qu'elles provoquent. Ainsi l'exiguité
des vestiaires, l'absence de douches, le mauvais état du garage à vé-
los, l'insuffisance du chauffage l'hiver, la cherté de la cantine,
et d'autres, sont ressentis plus ou moins suivant les cas parti-
culiers. Ces sujets sont fréquemment abordés dans les conversa-
tions privées. Ils sont aussi exploités par les syndicats et forment
le plus clair des entretiens délégués du personnel-direction. Ce
n'est pas trop s'avancer que dire la faible résonance de ces faits
sur les ouvriers. On notera que le plus souvent, ceux qui les citent
en privé ne sont pas parmi les plus revendicatifs. Anticipant
un peu sur cette étude, on peut donner en exemple la grosse
majorité des employés qui se gardent bien d'aborder les ques-
tions essentielles (salaires, heures supplémentaires, cadences) pour
se gargariser de vétilles : couloirs mal éclairés, fournitures de mau-
vaise qualité ou autres...
En somme, les inconvénients que rencontrent les ouvriers dans
les à-côtés du travail entretiennent une irritation permanente mais
qui n'est pas un motif majeur de conflit.
Les ouvriers et la maîtrise
Les rapports des ouvriers avec la direction ne sont pas seuls
à démontrer la dépendance des premiers. Ils prédominent, mais
dans la vie quotidienne, où est répartie la tâche, les rapports avec
la maîtrise sont les plus évidents, également les plus exaspérants.
Par maîtrise on doit entendre ici exclusivement les contremaîtres
ou agents en tenant place. Dans l'entreprise, le contremaître est
responsable de la production de son atelier, secondé par un ou
plusieurs chefs d'équipe. A ce titre, il est constamment tenu de
contrôler la production de chacun de ses ouvriers. Pratique-
ment, il le fait d'abord par la répartition du travail par équi-
pes, ensuite par des visites fréquentes « sur le tas ». De l'une
ou l'autre façon, l'opposition avec les ouvriers est inévitable. En
effet, l'obsession du contremaître est de « sortir » son programme
dans les délais voulus par l'appareil directorial. Si les « temps »
sont « bons », les ouvriers ne l'auront pas trop sur le dos, si, par
contre ils sont trop « justes » (et il faut bien que le service chrono-
métrage justifie son existence), c'est une guerre incessante. Quand
les gars disent que le « contrecoup » est « gueulard », ce n'est pas
exagéré. Guère moins quand ils le traitent de «corniaud », ou
autres termes. Toujours pressé de satisfaire aux exigences chan-
geantes de la direction, le contremaître est amené à donner des
contre-ordres successifs. C'est alors la tension et les coups de
37
gueule entre les gars et lui (et ses chefs d'équipe), les uns irrités
de travailler «en dépit du bon sens », l'autre très chiche d'expli-
cations et désireux de redresser les « conneries » au plus tôt. Elles
sont rares les journées qui se passent sans à-coup, et on voit fré-
quemment abandonner précipitamment telle fabrication (pour la-
quelle les jeux de pièces sont nombreux en stock) pour une autre
(dont pièces sont alors fabriquées à la dernière minute). Entre
tous les services et ateliers intéressés se développe alors une
* course au parapluie » sur laquelle nous reviendrons à propos de la
production. Indépendamment de ces coups durs, il faut songer que
c'est tous les jours que les gars sont appelés à rendre des comptes
à leur contremaître sur la qualité de leur travail et sur leur ren-
dement et que leur assiduité est enregistrée également.
Il est normal que s'ensuive un triste jeu de cache-cache, le contre-
maître visant toujours à obtenir le maximum et l'ouvrier appliqué
å « jouer les surchargés ». Un élément vient adoucir cette
lutte : la peine que prend le contremaître à grossir auprès de la
direction les difficultés qu'il rencontre pour obtenir la production
désirée (difficultés d'approvisionnement, mauvais état des ma-
chines, erreurs techniques, etc.), ceci dans le double but, et de
justifier ses appointements, et de couper court dans la mesure
du possible à une réduction des temps alloués, dont il pâtirait,
contraint à une surveillance accrue, exposé aux réactions brutales des
ouvriers, et enfin encore plus soucieux d'une « sortie » de plus
en plus dure à réaliser. Le souci de ses doléances n'est nullement
humanitaire, simplement égoïste, mais suivant la combativité un peu
spéciale déployée par leur contremaître, les gars lui sont redeva-
bles d'un peu de répit. Il n'existe pas de contremaître-gâteau, le
plus accommodant est celui qui n'est pas talonné par ses supé-
rieurs. L'accomplissement des cadences provoque une paix, mais
une paix armée et la guerre se réveille dès la première descente
des « chronos ». On a vu ainsi des équipes réputées calmes deve-
nir « enragées » pour une diminution notable des temps, tandis
que le contremaître tentait d'un côté de retenir les gars et leur
prêchait la confiance, et de l'autre demandait des atténuations. De
tels moments sont la terreur des contremaîtres qui savent bien
qu'ils jouent avec leur avenir, sinon leur poste. L'ouvrier dépend
du contremaître pour son travail proprement dit. Il en dépend
également pour son salaire. Chaque catégorie professionnelle pose
sède un salaire horaire minimum, les dépassements de ce mini-
mum sont souvent très importants et les écarts de salaires
entre ouvriers de même catégorie sont dus au jeu des augmentations
individuelles, accordées par la direetion sur proposition du contre-
maître. Ainsi, dans une équipe d'O.S., tous capables de tenir les
postes les uns des autres, les salaires varient de 138 à 150 francs
de l'heure, dans une autre de 142 155 francs, soit un écart
mensuel d'environ 2.500 francs, ou plus pour des catégories supé-
rieures. On voit que le contremaître détient une arme excellente
Pour encourager rendement, lesdites augmentations étant
accordées en principe semestriellement à un pourcentage déter-
miné du personnel (1/3 environ.) Là encore le contremaître est
au
38
coincé entre la pression de ses ouvriers et les impératifs de la
direction. En définitive, il supporte une bonne part de l'animosité
des gars vis-à-vis de tout l'appareil directorial, et de plus, appa-
raissant clairement aux yeux de ceux-ci comme un « intermédiaire ».
ils le jugent au surplus inutile. De fait, il n'y a pas d'exemple
de contremaître absent pendant une longue période qui n'ait pu
être remplacé au pied levé par un chef d'équipe habitué à la
routine de l'atelier.
Ouvriers et chefs d'équipe
Plus près de l'ouvrier, le chef d'équipe a une position aussi
ambiguë que le contremaître. En dernier ressort, il est du côté
patronal car c'est à la Direction qu'il doit son poste, le plus
souvent par recommandation. Auparavant ouvrier, il connaît le
plaisir de commander aux autres, sa tâche se résume à l'occasion
en une initiation des nouveaux venus à l'équipe et tous les jours
en une démonstration (plus ou moins fréquente suivant son degré
de conscience professionnelle) du travail à effectuer, et un con-
trôle de l'exécution correcte. A l'outillage, le chef d'équipe a plus
de responsabilités et plus de travail qu'à la fabrication, où les
opérations sont plus aisées, moins complexes et moins précises.
Vis-à-vis du chef d'équipe, l'ouvrier est toujours défiant. 11
conversera aisément ensemble sur des sujets « neutres »: sports,
ciné, pêche, voitures, jardinage, impôts, mais ceci masque le vide,
le fossé qui sépare leurs deux conditions.
Tout ouvrier sait que le chef d'équipe peut critiquer n'importe
quel gouvernement et même les « patrons » (dans une abstraction
prudente), il n'en restera pas moins qu'il ne prendra jamais la
défense des ouvriers sur les revendications fondamentales. Dans
le travail même, l'ouvrier agit devant lui comme devant un
agent du patronat qu'il est : en effectuant son travail avec le
moins d'ardeur possible et pourtant avec la plus grande apparence
d'intérêt. Les ouvriers l'apprécient si ses capacités professionnelles
sont grandes, mais le critère réel d'appréciation est son attitude
« coulante » ou non, c'est-à-dire sa position de chef et non de
technicien, et cette attitude varie en fonction des ordres qu'il
reçoit.
Ouvriers et employés
Ouvriers et employés ont fort peu d'occasions de se rencontrer
dans le cadre du travail. Les contacts n'ont lieu que pour deux
inotifs bien déterminés : soit pour une question technique, où
l'ouvrier converse avec un employé des services techniques, soit
pour une question de salaire (renseignement, réclamation) au
bureau du personnel. Bien qu'il s'agisse de cas d'exception, car les
feuilles de paie sont rarement erronées, et d'autre part, les ques-
tions techniques sont généralement débattues entre les employés
et la maîtrise, ces quelques relations convainquent la totalité
des ouvriers qu'ils entretiennent ces « planqués de bureaucrates »,
39
ces « improductifs ». Ces termes ne s'appliquent pas seule-
ment aux agents des services administratifs ou commerciaux, mais
à l'ensemble des agents mensuels, sans distinction. Dans la con-
ception ouvrière, l'employé est un budgétivore, pistonné par un
« gros », bien calé au chaud sur sa chaise, qui n'en fiche « pas une
secousse », a grand peur de se salir les mains, ne comprend rien
au travail réel de l'atelier, et est toujours prêt à mettre des bâtons
dans les roues. Ceci vaut pour un dessinateur, un comptable, un
archiviste, etc. Il faut bien dire que cette idée a un fondement
souvent réel, suivant les individus ou suivant les services. Lors-
qu’un ouvrier pénètre pour une raison de travail dans un bu-
neau de méthodes, de dessin, ou d'ordonnancement, et y trouve
une demi-douzaine d'employés échangeant des propos futiles, son
opinion se trouve confirmée, et par la suite, largement répandue.
De fait un O.S. ou un professionnel se sent beaucoup plus
proche de son chef d'équipe ou de groupe que d'un employé.
Ensemble, ils se moquent de toutes les « conneries » émanant des
* Bureaux ». D'ailleurs,
D'ailleurs, auprès de leurs ouvriers, les contre-
maîtres et chefs d'équipe ne se privent pas de reporter sur les
« bureaux » leurs propres erreurs. Il s'établit une solidarité des
« productifs » contre la masse des « improductifs » employés dont
le rôle échappe à l'observation des ouvriers, et qui, par consé-
quent, apparaît comme un agent d'organisation de l'exploitation,
et ce qui est pire, comme parasitaire en plus. Installés tout au fond
de ce mépris, se trouvent les chronométreurs. Généralement, un
ouvrier ne comprend pas que l'on puisse être chrono. « Ce n'est
pas un métier pour un homme ». Ceci dit comme on le dit pour
un policier ou un garde-chiourme. Il est bien établi que le chrono
ne donne jamais un temps «juste », mais toujours « trop court >
L'apparition d'un chrono dans une équipe « hérisse le poil » de tout
le monde, y compris le chef d'équipe. Le chrono le sait, et prend
soin d'éviter tout incident, et ce n'est pas facile, car chrono
et ouvrier s'épient l'un l'autre, jouent de ruse, l'un pour carotter
Hautre pour grignoter, et l'ambiance est tendue (1).
ne
De leur côté, les employés se sentent aucunement liés
avec les ouvriers. Ils apprécient vivement les « avantages » inhé-
rents à leur travail qui sont, indépendamment des avantages fi-
nanciers : propreté, confort, . calme, toutes choses qui man-
quent aux ateliers qu'ils traversent d'habitude ou occasionnelle-
ment. D'autre part, ils n'ont pas, en général, comme les ouvriers,
le sentiment d'être exploités par l'employeur. Le poids de l'ex-
ploitation, selon eux, est supporté par les ouvriers : « Ils sont
bien bêtes d'accepter les cadences qu'on leur impose ». « Ils ne mé-
ritent pas mieux que leur sort. » Pour une bonne partie, cette
absence de quoi que ce soit qui ressemble à une conscience
de classe repose sur un sentiment d'inutilité, de non-justification
(1) Et encore ! Les chronos dont il est question sont étiquetés «de
gauche ».
40
de l'emploi. Bien sûr chacun hurle la nécessité de sa tâche et
son amas de travail, mais à l'intérieur de son service, peut aussi
évaluer la somme du travail global et les possibilités de chacun.
Sur cette base empirique, on peut dire que, sans réorganisation ra-
tionnelle des services, 30 % des employés sont en surnombre. On
conçoit que cet état de fait justifie une absence flagrante d'esprit
revendicatif. Le proche passé de l'après-guerre, d'autre part, ayant
fait la preuve qu'une grève revendicative ouvrière couronnée de
succès entraînait automatiquement un réajustement des salaires
des mensuels, la propension naturelle de leur plus grand nombre est
de faire confiance aux ouvriers pour « remettre ça ». Les ouvriers
comprennent ce point de vue, et leur mépris des bureaucrates s'en
trouve renforcé.
Les rapports entre ouvriers
cama-
Pour un ouvrier, les autres manuels sont d'abord ses
rades d'équipe, ceux qu'il est appelé à côtoyer quotidiennement.
C'est avec eux qu'il exécute un stade de la production, c'est avec
eux aussi qu'il apprécie sa condition dans le processus produc-
tif et est amené à réagir face à l'exploitation.
Dans une équipe d'O.S., le travail est soit à la chaîne (où les
appareils fabriqués sont progressivement assemblés), soit spécia-
lisé (tous effectuent la même opération simple : soudure, rivetage,
mise en forme, sur un même type d'appareils). Dans le cas du
travail à la chaîne, le plus exténuant et le plus continu, les ou-
vriers n'ont pratiquement pas de rapports entre eux pendant le
travail proprement dit. La progression de l'appareil sur la chaîne
commande tout. Les cinq minutes de pause horaire facilitent seules
les rapprochements. Dans le second cas, et quelle que soit la
rigueur des temps alloués, les contacts sont plus nombreux, car
il arrive fréquemment qu'un ouvrier puisse « sortir » les neuf heu-
res de travail qui lui sont demandés en 8 heures, 7 heures, voire
moins, suivant la nature du travail et l'habileté de l'exécutant.
Dans une équipe de professionnels, la liberté personnelle est
encore plus grande, et malgré l'instauration progressive d'un chro-
nométrage, la « marge » dont bénéficie chacun est appréciable. (UR:
raboteur, par exemple, une fois sa machine réglée et mise en route,
s'absentera ensuite pendant presque toute la durée de l'opération).
Si nous parlons ainsi des « relations » qui s'établissent dans
les temps-morts, ce n'est pas qu'elles incluent, en profondeur et en
étendue, tous les rapports entre ouvriers. Il va de soi que les
fondements mêmes de ces rapports sont le travail en commun
et ses implications, mais l'importance indéniable des rapports
hors-travail, tient à ce qu'ils permettent la formation d'un 'es-
prit de camaraderie et de solidarité, à base de compréhension mu-
tuelle, essentiel dans les conflits avec le patronat.
Dans le travail proprement dit, la donnée immédiate pour tout
ouvrier est l'identité de l'exploitation des ouvriers, doublée par
l'identité de la sujétion à l'appareil directorial.
41
Evidemment, dans chaque équipe, tout le monde vise à occuper
le ou les postes les moins pénibles, et, conjointement, à obtenir
le salaire « plafond >> de la catégorie. Cette lutte concurrentielle
pour quelques minutes de détente et quelques francs de l'heure, dans
la mesure où l'organisation de l'entreprise la rend possible, ne
donne pas lieu à des éclats. Elle trouve sa limite rapidement dès
que tous les postes sont stabilisés et les plafonds de salaire atteints.
Le problème individuel se transforme sans cesse en problème collec-
tif. La question que l'un ou l'autre se pose en soi-même ou déve-
loppe ouvertement pour l'amélioration de son salaire est : « que peut-
øn faire » et non pas « que puis-je faire ? » Que cette interroga-
tion soit suivie ou non d'action n'est pas l'essentiel, qui réside
dans la conscience totale d'une communauté de condition et de la
possibilité d'une commune libération.
Tout le poids immense de la monotonie d'un travail sans cesse
recommencé, et de la réglementation et organisation du travail,
incluant, juridiquement les interdictions, sanctions, tolérances et
personnellement les gardiens, chefs d'équipe, pointeaux, chronos,
contremaîtres, etc... - conditionne la réduction d'un
groupe
« d'hommes » prolétaires à une « masse » socialement bien défi-
nie, et homogénéisée dans ses aspects fondamentaux : exploitation,
aliénation, conscience, revendications. C'est dire assez qu'au sein
de chaque équipe existe un front de classe tacite contre le rythme
de la production et contre les agents du patronat, qui trouve ,
son aliment dans les conditions mêmes de l'exploitation.
L'extension de cette solidarité d'équipe à toute l'usine n'a rien
de spontané. Du fait même de la multiplicité des tâches, des ca-
dences, des salaires, peuvent surgir des revendications collectives.
émanant de telle ou telle équipe, mais pratiquement ignorées des
autres. Et même, bien que l'identité de l'exploitation ne soit pas
contestée, les écarts très importants entre salaires de catégories
déterminent une dissociation des rapports.
Ainsi, les rapports entre Q.S. et professionnels : possesseur d'une
formation technique, le professionnel se sent mieux armé de-
vant le patron ; seules les périodes de crise économique gênent
son esprit offensif. Vis-à-vis des O.S., son attitude est teintée
d'un léger mépris, renforcé par la satisfaction de jouir d'un sa-
laire supérieur d'au moins 50 %. Mis en contact à l'occasion, pen-
dant le travail, avec une équipe d'O.S. sur chaîne, il a un peu le sen-
timent de rendre visite à des inférieurs.
Inversement, les O.S. jalousent la « haute paie » des profes-
sionnels, (due au taux de base plus élevé et aux heures supplémen-
taires, plus nombreuses) ainsi que leurs connaissances techniques,
car c'est quotidiennement qu'un O.S., peut être licencié et rem-
placé.
Les augmentations exigées par les uns, les diminutions de ca-
dences demandées par les autres, vont leurs chemins différents,
supportées par deux groupes qui se méconnaissent. L'unité et
la solidarité se ressoudent toutefois sur les éléments communs
de revendications : primes de vacances, augmentation générale en
pourcentage (« Nos 3000 francs, nos 15 % »), etc...
42
Au regard des autres manuels, les mancuvres sont des quanti-
tés négligeables. En grosse majorité, ils sont Nord-Africains, et
leur proletarisation de fait ne s'accompagne pas d'une assimilation
au rythme de la vie à l'usine. Poussant leur chariot, agitant leur
balai, les mancuvres, « crouillats >> ou non, ont le droit de se
faire engueuler par tous, et aussi fréquemment par les ouvriers
que par les chefs d'équipe.
Nous retrouverons plus loin les rapports entre ouvriers dans
les sections consacrées plus spécialement à la Production d'une
part, à l'organisation de la Lutte, d'autre part.
Les rapports entre mensuels
Nous avons déjà donné quelques aperçus sur la masse des
employés de tous grades et de toutes fonctions. Il importe
maintenant de définir les grandes lignes de leur différenciation
vis-à-vis des « horaires » (les ouvriers en général), avant de passer
à une analyse succincte des diverses couches qu'ils constituent.
C'est d'abord dans les conditions d'ensemble de leur tra-
vail que les mensuels sont séparés les ouvriers, et tendent à s'en
dissocier davantage. Les « bureaucrates », suivant l'expression
ouvrière, vont leur train-train quotidien, au chaud dans les bu-
reaux, leur effort physique est quasi-nul et les salissures apportées
par l'encre et la poussière n'ont rien de commun avec les meurtris-
sures provoquées par le coltinage de la tôle et des acides.
L'employé quitte l'usine le soir à ta sonnerie : il est propre
et peu fatigué. L'ouvrier a encore à se décrasser énergiquement
et les jaïbes lui pèsent — l'usine s'accroche à lui physiquement.
La différence est énorme.
Arriver en retard n'est un crime pour aucun membre du per-
sonnel, mais dans la pratique, les retards sont moins graves pour
un mensuel que pour un ouvrier, bien qu'également « pointés » à la
direction du personnel. En effet, il en faut une série répétée pour
que le « chef » de l'intéressé fasse une observation : l'essentiel
pour lui est que le travail soit fait. Alors qu'un ouvrier est tout
de suite « mal vu » après quelques retards : pour le chef d'équipe
et le contremaître, c'est autant de contretemps apporté à la
production, c'est autant de minutes perdues pour la « sortie ». Le
ton des reproches est aussi bien différent. Il en va de même
pour les autorisations d'absences de quelques heures, accordées.
plus libéralement aux employés.
La charge de travail de chaque mensuel ne peut soutenir la
comparaison avec celle des ouvriers. La rationalisation n'a pas en-
core pénétré dans les bureaux, non plus que la mécanisation à
l'exception toutefois du service électro-comptable), aussi, outre
que de nombreux emplois soient entièrement inutiles, les titulaires
de postes justifiés ne sont pas surchargés, tant s'en faut. Dans
les conditions normales de marche de l'entreprise (caractérisée par
la routine habituelle, l'absence de nouvelle fabrication ou de trans-
formation) chaque mensuel peut s'occuper de toute autre chose que
son travail. La hantise des temps à réaliser n'existe pas, et, le travail
43
urgent expédié, le reste est remis au lendemain. Bien entendu, cette
règle n'est pas sans dérogation, soit constamment pour quelques
cas particuliers, soit épisodiquement pour la totalité ; mais sa
réalité tangible est transcrite sur le montant des frais généraux,
que nous ne pouvons citer, et qui sont énormes. Cette lacune
d'organisation est mise à profit par les mensuels qui utilisent leurs
loisirs à échanger leurs points de vue sur tout, à lire, à rédiger
leur courrier personnel.
Enfin, il faut noter que l'ensemble des mensuels possède bien
plus d'informations sur la vie de l'entreprise que ne peuvent en
obtenir les ouvriers. Tous les projets, tous les problèmes techni-
ques, questions financières, questions de personnel, sont rapide-
ment connus dans les bureaux. Avant les ouvriers, tous les em-
ployés sont mis au courant de l'orientation de l'entreprise et de
son «standing ». Il s'ensuit un état d'esprit de « participation >>
plus étroite des employés à la vie de la firme, une sorte d' « esprit
de corps >> mesquin et ridicule, mais néanmoins réel.
Les avantages que trouvent les mensuels dans l'ambiance de
leur travail ne suffiraient pas à expliquer leur dissociation des
luttes ouvrières, sans l'existence de «privilèges » quant à leur
rémunération.
Pour le salaire proprement dit, les mensuels sont légèrement
faux échelons inférieurs) mieux payés que les ouvriers, l'inverse ne
se produisant que par le jeu des heures supplémentaires, plus
nombreuses et plus régulières dans les ateliers que dans les bu-
Feaux.
cas
S'ajoutent à cela divers éléments de bonification dont le person-
nel ouvrier bénéficie peu ou pas du tout.
1° La prime d'ancienneté, plus forte (ouvriers : 1,5 % après
3. ans, 3 % après 5 ans, 6 % après 10 ans ; mensuels : 3 % par
3: ans de présence, jusqu'à 15 %).
2° Jours supplémentaires de congés payés, à l'ancienneté (ou-
vriers : 1 jour supplémentaire par 5 ans ; mensuels : 3 jours
après 5 ans, puis une semaine au total après 10 ans).
3° Paiement du complément de salaire à l'employé, en
de maladie. Pour les ouvriers, rien, sauf la Sécurité sociale.
4° Dans l'année, l'employé peut bénéficier sur sa demande
de quelques jours d'absence (3, 4 ou 5) payés. Rien de tel pour
les ouvriers : pas de travail, pas de salaire.
5. Enfin, en cas de licenciement, l'employé reçoit une indemnité
représentant 1/5 du traitement mensuel par année de présence.
L'ouvrier « bénéficie » des 40 heures légales de préavis.
Ainsi le personnel employé, en regard de l'exploitation sans
Pard des ouvriers, jouit-il en quelque sorte d'un régime de fa-
veur, ce dont il a pleinement conscience, à plus forte raison lors-
qu'il s'agit de vieux employés (par l'âge et l'ancienneté) soudés
å leur rond-de-cuir, persuadés de tenir le « bon filon > (après tout,
à 50 ans, les places de 40.000 francs et plus ne courent pas actuel-
lement les rues... tel est le raisonnement) pour lequel on sacrifie
chaque jour un peu plus de dignité.
Cette situation d'ensemble ne doit pas faire illusion. Les
mensuels sont composés de catégories bien distinctes entre lesquelles
l'harmonie n'est pas de règle.
Nous avons déjà parlé (N° 11, p. 52) de la délimitation précise
entre le personnel technicien proprement dit et l'autre, composé
d'O.S. bureaucrates (qu'ils soient simples employés aux écritures
ou chefs de section, car en ce cas, le titre ne doit pas faire préju-
ger de la qualification). Il existe entre ces deux groupements, une
méconnaissance comparable à celle qui divise, chez les ouvriers,
professionnels et O.S. Les uns sont intéressés par la production,
les autres par l'administration. Si pratiquement peu d'employés
d'administration ont une formation professionnelle et une origine
ouvrière, par contre de nombreux techniciens (dessinateurs, prépa-
rateurs, agents techniques divers) sont d'anciens ouvriers profes-
sionnels. Si le travail des uns les conduit fréquemment à prendre
contact avec l'atelier, la maîtrise et les ouvriers, par contre les
autres ignorent le plus souvent tout de la production, depuis
l'implantation des ateliers aux travaux d'équipe, en passant par
les méthodes techniques. Non seulement ignorent tout, mais
encore ne cherchent même pas à s'y intéresser.
Les contacts entre ces branches distinctes ont lieu aux éche-
lons supérieurs (suivant les cas : chef de section, chef de ser-
vice), rarement à l'échelon exécution, encore s'agit-il de rapports
de voisinage ou de camaraderie politique ou autre.
Vis-à-vis de l'exploitation patronale, la condition économique
et l'attitude revendicative diffèrent également : plus la spécialité
est intéressante pour la direction, plus la position du technicien
est stable, partant plus ses revendications sont assurées de succès.
En revanche, plus le gratte-papier de tout grade est interchan-
geable, plus il craint pour son emploi, et plus il est à la merci
du patronat.
En quelque sorte, on retrouve ici une situation rappelant celle
de la dualité professionnels-0.S. sur le terrain revendicatif, avec
toutefois cette réserve de taille que les O.S., malgré la conscience
qu'ils ont eux aussi de leur faiblesse individuelle, peuvent être
forts, de leur unité, bien sûr, mais surtout du fait qu'ils sont
maîtres du produit fini, donc des rentrées d'argent de l'entreprise.
Les O.S. en faux-cols ne disposent pas comme ressource dynamique
d'un atout aussi concret, en conséquence la grève, pour autant
qu'ils l'envisagent, leur semble inopérante. Ainsi on a pu voir dans
la dernière grande grève de février-mars 1950, un nombre propor-
tionnellement plus important de grévistes chez les techniciens que
chez les employés non-qualifiés.
On peut dire également que dans la vie quotidienne, l'attitude
des employés envers leurs chefs directs se ressent également
de cette division dans le travail. Dans les services techniques, les
rapports sont moins « protocolaires », moins « fonctionnaristes » et
de façon générale plus enjoués ; bien qu'il soit nécessaire de faire
la part des cas particuliers et de l'incidence particulière de phé-
nomènes limités : nature propre du travail de tel bureau, affabi-
lité de tel chef de service, on retrouve des tendances opposées dans
les services non-techniques : rapports distants, esprit «fonction-
45
naire » et bouche pincée. Il semble également établi que les de-
mandes individuelles d'augmentation soient plus fréquentes et
plus audacieusement formulées par les employés techniciens ;
chez les autres, elles témoignent de plus de crainte, du fait de leur
rareté.
A l'égard de leurs subordonnés, les chefs de section (premier
grade dans la hiérarchie) observent une attitude commandée par
la nature de leur fonction : responsabilité du travail et maintien de
la discipline (celle-ci incluant le comportement politique de l'em-
ployé). Là aussi, comme pour les contremaîtres vis-à-vis de leurs
ouvriers, l'humeur, le caractère du « chef » influent sur l'am-
biance du travail ; de là vient que le changement d'un respon-
sable peut entraîner une détente ou une tension dans les rap-
ports. Néanmoins, ce qui prime et détermine la ligne des rela-
tions est que tous sont payés pour travailler et qu'un seul doit
rendre compte. Le reste est affaire de psychologie. Ce qui importe
pour le chef de section est que le travail du bureau soit exécuté
au mieux dans les délais impartis. L'urgence des tâches et leurs
difficultés détermineront donc son intransigeance ou au contraire
sa compréhension. S'il est assuré de la bonne marche de son
travail, qui conditionne la bonne marche de son avancement, l'at-
mosphère est alors « vivable ». Dans le cas où le travail traîne, ou
bien qu'une erreur monumentale a été commise, le bureau est en
« révolution » et les manquements à la discipline sont sanction-
nés sans défaillance.
Dans la hiérarchie des responsables, deux caractéristiques sont à
retenir : verticalement, c'est la servilité ; horizontalement, l'hos-
tilité.
Du bas en haut de cette échelle double qui va d'un côté du
chef d'équipe au directeur général, de l'autre du chef de section au
même, la constante des rapports est la courbure d'échine du subor-
donné. Une exception doit être faite en faveur des chefs d'équipe
dont les « explications » avec les contremaîtres sont plus franches
et plus violentes. Pour tous les autres, les entretiens avec leur chef
direct les fascinent à l'avance. Ils vont résignés « se faire sonner les
cloches » comme ils disent. Pour eux aussi bien que pour les
ouvriers, il n'y a pas de compliment lorsque le travail est accom-
pli. Le principe établi est de demander plus et d'employer les
moyens de pression nécessaires : sarcasmes, intimidation. Mais ceci
vaut surtout pour les comptes rendus et conférences de travail; en
l'absence de tout entretien, simplement lors de l'accomplissement
de la tâche demandée, le gradé est plein du désir que tout se
passe en douceur afin de ne pas heurter son supérieur, avec qui
il préfère ne pas discuter. Le chef de fabrication, par exemple,
dirigeant les contremaîtres, est dans cette situation vis-à-vis du
directeur de fabrication, tout comme les chefs de section à l'égard
de leur chef de service.
D'autre part, les exigences de la direction (démarrage d'une
fabrication, accélération brusque des cadences, transformations
importantes) mettent non pas en collaboration mais en concur-
rence les divers responsables des services intéressés (exemple : ate-
46
en
lier de fabrication -- outillage - planning études contrôle -
achats). Chacun veut prouver sa compétence, mais s'y cantonne,
et se soucie fort peu de prêter la main aux autres ; deux objectifs :
tenir ses délais, exiger que les autres tiennent les leurs. L'impor-
tant est d'obtenir la meilleure cote auprès du « patron », au besoin
« enfonçant un peu les collègues, en jouant des astuces de
l'organisation et de la technique. En quelques mots : c'est à qui
éreintera l'autre. Ce spectacle suscite la dérision des ouvriers.
Quant aux modestes employés, à l'intérieur d'un même bureau,
ils doivent se plier, en bons exécutants, à la gymnastique imposée
par les nécessités de la production, doublées par les jeux d'in-
trigues personnelles parmi les « cadres ». Heureusement pour eux,
comme il a été dit plus haut, si le travail est souvent ardu, en
revanche il n'est pas écrasant. Entre eux, ils supportent difficile-
ment les écarts de salaire (à qualification égale), dus au favori-
tisme calculé. Les augmentations, au choix, ont lieu fin juin et fin
décembre. L'attente des décisions est pesante et leur annonce sus-
cite toujours des jalousies. Tout le cours de l'année cependant
la camaraderie de travail est presque sans accroc, mais les inimi-
trés se réveillent à l'a première occasion : mutation, avancement.
L'ambiance ainsi créée contribue, lors de grandes actions revendica-
tives;, à créer la scission entre les employés, pour ou contre la grève
(l'union se crée par contre aisément pour de petites choses : Java-
bos engorgés ou carreaux à remplacer). Si l'on ajoute à cela que
beaucoup ont été embauchés ou sont devenus mensuels « sur re-
commandation » et que, somme toute, ils s'estiment bien payés
en regard de leur travail effectif, on comprend que le milieu
employé ne brille pas par la lutte revendicative. S'il est vrai que
pour l'ensemble des questions relatives au personnel «employé »,
l'entreprise considérée ne doive pas être prise comme typique,
il était assurément nécessaire de souligner l'état de fait qui y règne
et explique de multiples aspects de la condition ouvrière.
(A suivre.)
G. VIVIER.
NOTES
LA SITUATION INTERNATIONALE
Les changements qui se sont produits en U.R.S.S. et dans les pays
satellites depuis la mort de Staline sont importants à la fois en eux-mêmes
et pour la compréhension du régime bureaucratique. La mort du per-
sonnage qui avait été pour la bureaucratie russe depuis vingt-cinq ans
à la fois l'incarnation incontestée de son pouvoir et le despote redouté et
haï de sa propre classe, en posant un formidable problème de succession
devait obligatoirement provoquer des remous dans le personnel dirigeant
et risquait de faire exploser des luttes de clans comprimés jusqu'alors
par le pouvoir absolu d'une personne. Elle ne suffisait cependant pas en
elle-même à déterminer des changements dans la politique intérieure et exté-
rieure. Si de tels changements sont intervenus, c'est que la situation
objective en Russie et dans les pays satellites les imposait de plus en
plus. La mort de Staline les a sans doute facilités, par la disparition de
celui qui avait incarné l'orientation précédente, par la- rupture de la
pétrification des équipes et des politiques qui avait accompagné les der-
nières années de son règne. Elle a dû sans doute encore les accentuer
et les condenser dans le temps dans la mesure où la nouvelle équipe
dirigeante veut en tirer tous les avantages qui pourraient favoriser sa
consolidation au pouvoir.
Il est à peine utile de rappeler la confirmation que les événements
des six derniers mois apportent du caractère de classe du régime russe,
dont le pouvoir personnel de Staline était l'expression et nullement le
fondement. Les journalistes réactionnaires en sont encore une fois pour
leurs frais avec leur. «Tsar Rouge »; les luttes des diadoques autour
de la succession de Staline pourraient, si elles atteignaient une violence
extrême, favoriser l'explosion d'une révolution ouvrière en Russie
perspective extrêmement improbable pour l'instant elles ne sauraient
jamais en tant que telles amener l'écroulement d'un régime représentant
vingt à trente millions de bureaucrates privilégiés et oppresseurs.
CHANGEMENTS EN U.R.S.S.
Rappelons les mesures les plus importantes qui ont été prises, depuis
la mort de Staline et qui semblent aller dans le même sens, celui d'un
assouplissement de la dictature : 1° l'amnistie ; 2° la fin du complot des
médecins ; 3° la baisse des prix ; 4° l'épuration du P.C. ukrainien. En
ce qui concerne l'amnistie, son texte ne permet pas d'en apprécier l'am-
pleur, car il faudrait connaître et le nombre des personnes en prison et la
manière dont il sera appliqué. Il est toutefois probable qu'elle est sensi-
blement plus étendue que toutes les amnisties précédentes. Il faut noter
48
qu'elle exclut les délits politiques (ce qui est appelé crimes contre-révolu-
tionnaires) quand ils ont provoqué des peines supérieures à cinq ans ; or,
ce type de délit doit revêtir une extension très variable. Il n'est pas impos-
sible que des délits politiques aient été qualifiés de droit commun et,
qu'en ce sens, ils bénéficient quand même de l'amnistie ; mais il est
vraisemblable que la confusion des délits jouera en sens inverse car de
nombreuses fautes « économiques » qui doivent en principe étre effacées
peuvent avoir été ou être considérées comme contre-révolutionnaires :
l'ouvrier qui a été condamné pour avoir « saboté » la production, dété-
rioré du matériel, ou résisté aux ordres est-il un criminel « économique »
ou un contre-révolutionnaire ? L'équivoque apparaît bien dans la restric-
tion apportée en ce qui concerne les vols de propriété d'état qui doivent
recouvrir des délits très différents et singulièrement réduire la catégorie
des amnisties économiques. Enfin, il n'est pas impossible que l'article 8
qui prévoit de substituer des sanctions pénales aux sanctions discipli-
naires dans le cas de délit économique rende possible un allègement du
régime administratif dans les usines. Au total, l'amnistie sera sûrement
sensible pour les « droits communs », mais on ne peut apprécier son
effet sur les autres.catégories de détenus. L'ignorance dans laquelle nous
nous trouvons peut être mesurée aux divergences d'interprétation aux-
quelles donnent lieu ces mesures : tandis que Le Monde suppose qu'elle
concerneront au maximum quelques milliers ou dizaines de milliers,
l'Economist parle de plusieurs centaines de milliers, et l'Observateur
(Alexandre Wertb) d'au moins un million et demi de personnes.
La réhabilitation des médecins arrêtés à la fin du règne de Staline et les
mesures qui l'ont accompagnée ont un sens plus précis et, par là même,
nous conduisent à accorder une certaine valeur à l'amnistie. Qu’un complot
soit annulé et les « erreurs » de la justice dénoncées explicitement est déjà
sans précédent. En outre, la large publicité donnée à cet événement indi-
que la volonté des dirigeants d'affirmer un changement radical dans la
politique intérieure. Ceux-ci ont saisi l'occasion de condamner solennel-
lement la discrimination raciale et de proclamer les droits des citoyens,
en principe garantis par la Constitution. L'article de la Pravda, qui an-
nonce la réhabilitation des médecins insiste trop fortement sur le respect
de l'égalité qui doit animer la vie publique en U.R.S.S. et les droits de
couches particulières de la population (les kolkbosiens et les intellectuels)
pour qu'il s'agisse simplement de démagogie rituelle. En outre, l'annu-
lation du complot a été accompagnée d'une épuration du ministère de la
Sécurité, qui, si elle correspond à un règlement de luttes de clans, doit
aussi manifester auprès du public les limites du pouvoir de la police.
Sur un autre point apparaît le souci de revenir à des méthodes de
dictature plus souples : l'épuration du parti communiste ukrainien et la
destitution de son premier secrétaire, Melnikov, est accompagnée d'une
critique de la politique nationale et culturelle telle qu'elle avait été pra-
tiquée par celui-ci : on reproche à la direction du parti ukrainien d'avoir
soumis le pays à la domination russe, en mettant à tous les postes clés
des éléments appartenant à d'autres régions, en tentant d'imposer la cúl-
ture et la langue russes. La même mé saventure vient d'arriver à la direc-
tion du parti lithuanien.
Enfin, la baisse des prix, survenant dans ce climat de détente, est
aussi un signe des nouvelles préoccupations du gouvernement. Cette
baisse n'était certes pas la première (mais la sixième); cependant par son
ampleur, elle dépasse les précédentes. Toute une série d'articles de pre-
mière nécessité sont affectés d'une baisse de 10 à 15 % ; la réduction at-
teint 40 % pour les légumes ; -50 % pour les pommes de terre ; 60%
pour les fruits. En même temps, une vaste campagne en faveur du bien-
40
être du peuple, de la construction de logements pour les travailleurs, et
d'une amélioration de la consommation occupe la première page des
Izvestias.
Ces mesures sont allées de pair avec des bouleversements dans les
sphères dirigeantes, expression de la lutte de clans bureaucratiques déclen-
chée par la riort de Staline.
Pendant ilne première phase, cette lutte manifeste déjà dans les
épurations des P.C. nationaux déjà mentionnées a dû demeurer indé-
€ ise et aboutir à un compromis provisoire. Ceci est montré d'abord par
l'affaite Ignatiev : Ignatiev qui fut destitué pour avoir monté le faux com-
plot des inédecins, était ministre de la Sécurité d'Etat jusqu'au 7 mars,
date à laquelle son ministère fut rattaché à celui de l'Intérieur, détenu par
Beria ; il avait été désigné le 6 mars après la mort de Staline comme
l'un des trois nouveaux secrétaires, et le 14, quand la composition exacte
du secrétariat fut établie, comme l'un de ses cinq membres. C'est dire
que la décision de l'éliminer ne fut pas prise immédiatement après la
mort de Staline et qu'elle fit vraisemblablement l'objet d'un marchan-
dage entre les nouveaux dirigeants.
Il y eut donc une première phase de négociations dans l'incer-
titude, qui a abouti à un partage des responsabilités entre les
110NuCaux dirigeants. Cette idée est confirmée par plusieurs faits.
D'abord la récupération des postes-clés l'Intérieur, l'Armée et les
Affaires étrangères par trois hommes qui s'en étaient vu retiré le
contrôle effectif il y a cinq ans : Beria, Boulganine et Molotov. Ensuite
la reconstitution du Politburo avec, aux côtés de ces trois hommes et de
Malenkov, d'anciens éléments comme Mikoyan, Kaganovitch et Voro-
chilov. Cette reconstitution est particulièrement significative : le Politburo
avait été remplacé en automne dernier par un Præsidium de trente-six
membrés évidemment favorable à Malenkov, puisque celui-ci dirigeait le
service chargé des nominations au C.C. et pouvait donc compter sur des
hommes d'évoués au Præsidium. Or, cet organisme large, où l'autorité des
anciens membres du Politburo pouvait être facilement réduite, fut
aussitôt supprimé après la mort de Staline et alors qu'il avait été créé
par le Congrès du Parti, il ne fut même pas donné au Comité Central
d'en décider l'abolition.
Cette phase vient de se clore avec l'arrestation de Béria accusé d'être
un agent de l'impérialisme étranger. Il est encore difficile de savoir si
cette élimination du «Nº 2 » est seulenient un épisode, décisif dans la
montée de Malenkov vers un pouvoir personnel absolu de type stalinien
ou så elle traduit davantage, à savoir une lutte politique entre deux frac-
tions bureaucratiques, et, dans cette mesure, si elle reinet en question les
changements intervennis ou si. elle cn modifie la portée pratique. Plusieurs
indices tendent à faire penser que la deuxième interprétation est la plus
plausible. Ainsi, Malenkov a été très étroitement associé à la direction
de l'Etat pendant la dernière phase du règne de Staline, cependant que
Béria était tenu quelque peu à l'écart ; on pourrait donc établir une
connexion entre le retour de celui-ci et les modifications de politiques
intervenues depuisinars. De même, le style des accusations portées contre
Béria à l'opposé de celles portées en Inars contre Ignatiev, 'accusé à
l'époque d'incapacité est de pure coulée stalinienne et réintroduit d'ene-
blée L'atmosphère des années des grands procès, lors même que cette
arrestation est soi-disant dirigée contre les pouvoirs excessifs de la police.
Et les affirmations réitérées de la Pravda sur l'excellence de la direction
collective et le caractère néfaste du pouvoir personnel rappellent trop les
proclamations de Staline aussi longtemps qu'il n'était pas encore devenu
Lui-même une personne, pour qu'on leur attache une grande importance.
faut cependant se rappeler que dans le régime bureaucratique un
50
dirigeant et son sort ne sont pas liés à une politique et à son succès, et
que Malenkov peut très bien fusiller Béria et appliquer la politique de
celui-ci.
La vraie question est non de construire le roman de la direction bureau-
cratique mais de chercher les mobiles qui sous-tendent les oppositions
des groupes dirigeants et la transformation actuelle de la politique inté-
rieure. Avant d'y répondre, il faut écarter une interprétation simpliste
qui ne tiendrait pas compte de la solidité de la classe bureaucratique et
ferait de telle ou telle fraction dirigeante le représentant des intérêts
d'une autre classe, le prolétariat ou les paysans. L'un comme l'autre peu-
vent bien par leur résistance à l'exploitation poser des problèmes au
gouvernement, et en ce sens provoquer des divergences entre les groupes
de bureaucrates sur les méthodes les plus efficaces de direction, ils n'in-
luent qu'indirectement sur la politique de l'Etat qui ne représente jamais
que les intérêts de la couche dominante. Les variations politiques ne
peuvent être interprétées que dans le cadre de la bureaucratie. Mais cette
affirmation ne signifie pas nécessairement qu'il faille rechercher la source
de ces variations dans l'opposition entre couches sociales distinctes de la
bureaucratie. Cette recherche qui, depuis des années, satisfait l'imagination
d'anciens mencheviks employés par la presse bourgeoise, repose sur une
confusion entre la bourgeoisie et la bureaucratie, entre le mode d'exploi-
tation capitaliste classique et le capitalisme collectif et planifié. Alors
qu'il y a un sens dans le premier cas à relier par exemple une certaine
politique à des groupes déterminés de l'industrie, le secteur de l'in-
dustrie légère pouvant être intéressé plus que celui de l'industrie lourde
à accorder des concessions au prolétariat ou à mener une diplomatie
conciliante dans telle partie du monde pour se préserver ses marchés par-
ticuliers il est plus que douteux que ce rapport puisse être établi dans
une société où la concurrence ne peut se traduire sur le plan économique.
Un groupe social tel que celui des techniciers ou des directeurs d'usine
peut bien posséder certaines caractéristiques qui le différencient de celui
de l'Armée, par exemple, mais ces caractéristiques cominunes qui reposent
sur une similitude de fonction ne recoupent pas un intérêt économique
défini qui puisse être représenté par une politique nationale et intera
nationale. La concurrence entre bureaucrates qui existe aussi nécessai-
rement que dans toute autre classe exploiteuse suit vraisemblablement
davantage des lignes d'association locale et de rivalités de personnes que
celles de la structure objective du régime de production. Bref, c'est une
lutte de clans, non une rivalité entre couches sociales nettement consti-
tuées et cherchant à s'approprier une partie plus large de la plus-value
arrachée au prolétariat. Cette appréciation de la bureaucratie permet de
rejeter les bypothèses fantaisistes sur la lutte qui aurait lieu entre le
Parti, l'Armée, la Police et les administrateurs et techniciens, et sur une
prétendue répartition du pouvoir entre le Parti (Malenkov), la Police
(Beria) et l'Armée (Boulganine). Il est d'ailleurs évident que le parti
ne compose pas un groupe distinct mais qu'il est représenté dans tous
les secteurs sociaux ; prétendrait-on que la participation des généraux
ou des directeurs d'usine ne leur donne aucun pouvoir réel, cela signi-
fierait précisément que la démarcation ne s'effectue pas horizontalement
entre les prétendus groupes adverses mais verticalement entre la bureau-
cratie moyenne et la bureaucratie supérieure, celle-ci n'étant déchirée que
par un conflit de clans et non parce qu'elle reproduit les divergences de
couches entières de la société. De toutes manières, l'hypothèse se révèle
particulièrement fragile quand on veut l'appliquer aux derniers change-
ments dans la direction de l'Etat. Comment parler, comme on l'a fait
dans la presse, d'une victoire de l'Armée ou d'un retour des généraux,
51
quand le représentant de l'Armée au secrétariat est Boulganine, qui fut
toujours considéré par les militaires comme un étranger, délégué par le
Parti pour les surveiller ? (Et tandis qu'un certain nombre de petits faits
significatifs parlent en sens contraire : l'absence de généraux dans la tri-
bune officielle, lors de la revue du jer mai ; le remplacement de mili-
taires par des civils à des postes diplomatiques-clés en Autriche et en
Allemagne.) Comment, en revanche, insister sur une victoire de la Police
quand celle-là - si elle existe est acquise au prix d'une large épuration
des services de sécurité, à commencer par celle de son ministre, Ignatiev,
et alors que l'amnistie et la proclamation des droits individuels tend à
diminuer son emprise sur la société ? Et comment encore interpréter, dans
ce cadre, la récente annihilation de Béria ?
L'essentiel, au demeurant, n'est pas de connaître le détail de la lutte
des personnes ou de clans que la mort de Staline a fait exploser au
grand jour, mais d'apprécier correctement la portée des changements
intervenus dans le régime intérieur et d'en comprendre les causes. Ces
changements ont apparu jusqu'ici comme allant dans le sens d'un assou-
plissement de la dictature. A cette idée il faut apporter immédiatement
deux précisions, qui en limitent énormément la portée : d'abord on ne
sait pas dans quelle inesure cet assouplissement est effectivement appliqué
(rien ne s'oppose à l'idée qu'en réalité il se réduise à peu de chose), ensuite
on ne sait pas s'il est durable (l'affaire Béria indiquerait plutôt qu'il ne
l'est pas, indépendamment du rôle personnel de Béria lui-même). Mais
ceci n'empêche que ces mesures traduisent incontestablement une pression
de facteurs réels vers l'assouplissement. Quels sont ces facteurs et jusqu'où
peut aller leur action ?
Il serait faux d'identifier le régime bureaucratique russe et la dicta-
ture policière stalinienne. Un système ne se définit pas d'abord par son
régime politique. En théorie, il n'est pas inéluctable que l'étape du
capitalisme que nous appelons capitalisme bureaucratique — pour rendre
compte du nouveau caractère de la couche dominante
soit partout et
toujours associée à une politique de terreur totalitaire du style de celle
à laquelle Staline a associé son nom. On peut même imaginer qu'une
victoire totale du travaillisme en Angleterre, accompagnée d'une natio-
nalisation complète de la production et d'une planification intégrale
n'abolirait pas immédiatement et complètement les institutions « démo-
cratiques » anglaises et les meurs « libérales ». Cet exemple Hypothétique
ne signifie d'ailleurs pas que le régime politique puisse revêtir des formes
très diverses dans un système bureaucratique. L'étatisation de l'économie
et la concentration du pouvoir politique qui l'accompagne vont de pair
avec une tendance à contrôler tous les secteurs de la vie sociale. Et la
mentalité bureaucratique favorise l'institution d'une discipline rigoureuse
sur les conduites et les pensées individuelles. Jusqu'à quel point le contrôle
de l'Etat s'exerce-t-il et requiert-il la violence, ceci ne dépend pas mécani-
quement de la structure économique, mais aussi de facteurs historiques
(origine de la bureaucratie, situation internationale, etc...) En ce qui con-
cerne la bureaucratie russe, qui est venue à l'existence en se fabriquant ses
propres bases économiques, la terreur a été un moyen d'imposer l'unité de
classe, d'utiliser l'hostilité de tous contre tous au profit du fonctionne-
ment de l'ensemble. Certes, la grande terreur avait pris fin dès avant la
dernière guerre avec l'élimination définitive de tous les opposants politi-
ques et la consolidation économique du régime. Mais la vie publique
continua d'être soumise à l'arbitraire dictatorial ; tandis que le proléta.
riat était purement et simplement écrasé sous le poids de l'exploitation,
les bureaucrates, eux-mêmes, quelle que soit leur position sociale n'obte-
naient pas la sécurité personnelle que la consolidation du système écono-
mique aurait dû leur apporter. On peut se demander, si d la longue
52
cette situation n'est pas devenue de moins en moins compatible avec les
aspirations de la plupart de la bureaucratie. Il semble que les privilèges
que celle-ci ait peu à peu conquis et qui permettent à l'individu
d'occuper dès sa naissance (grâce aux avantages de sa famille, à son
héritage, à l'éducation qu'il est destiné à recevoir) une place supérieure
dans la société aient été très insuffisants tant que la terreur de la
dictature ait fait peser sur chacun la menace de son élimination physique
ou sociale.
Il est donc logique que la bureaucratie exerce contre son sommet une
pression pour obtenir des garanties sur le sort personnel de chaque
bureaucrate, la faculté de jouir en toute sécurité de ses privilèges. Ceci
suppose que la bureaucratie non seulement est entrée dans une nouvelle
phase de son développement, mais qu'elle en est de plus en plus cons-
ciente : il fallait d'abord créer les privilèges, encadrer totalement la
société, garantir sa position de classe dominante sur le plan social contre
les autres classes du pays, le prolétariat et la paysannerie, et ensuite com-
mencer à se penser effectivement comme bureaucratie de droit divin,
s'asseoir en bonne conscience à sa place, pour exiger un statut inviolable
qui signifie que le parti doit exister pour la bureaucratie et non
la bureaucratie pour le parti. Que d'un autre côté la nature même de
l'économie et de la société bureaucratiques impose une centralisation
totale du pouvoir et tende à conférer nécessairement à celui-ci un carac-
tère de dictature totalitaire, c'est là une contradiction profonde du
régime, analogue à celle qui amène la ruine de la démocratie parlemen-
taire dans la dernière phase du capitalisme des monopoles. Mais la lutte
entre ceux qui incarnent socialement les deux pôles de cette contradiction
n'est pas nécessairement partout et toujours résolue de la même manière.
Et il est en particulier clair que la phase pendant laquelle le pôle centra-
lisateur a été extrêmement affaibli par la mort de celui qui a longtemps
personnifié et les luttes intestines de ses successeurs a amené ceux-ci à
opérer des larges concessions sur ce plan, en accordant par le truchement
d'articles dans la Pravda une caricature de habeas corpus à leurs hommes
liges.
Mais un deuxième facteur est évident aussi bien dans les mesures
d'assouplissement que dans les récentes concessions, apparentes ou réelles,
au niveau de vie des masses : le besoin d'atténuer la contradiction sociale
fondamentale, l'opposition des travailleurs au régime. La faible produc-
tivité du travail en Russie résulte à la fois de la non-adhésion des
ouvriers à une production dont ils sont frustrés et au niveau de vie
misérable combiné à la terreur. La crise permanente de l'économie qui
en résulte devient d'autant plus grave que le niveau technique et écono-
mique du pays s'élève. On peut creuser des canaux au inoyen de concen-
trationnaires disciplinés par le fouet jusqu'à y laisser leurs cadavres
mais l'industrie moderne exige une adhésion au moins partielle de l'ou-
vrier à sa tâche qu'on 11e peut obtenir par la terreur pure et simple, et
pour laquelle il faut intéresser celui-ci au résultat économique de la
production. Le capitalisme américain s'est résolument engagé dans cette
voie depuis longtemps. ce qui n'a en fin de compte pas diminué le poids
de l'aliénation des travailleurs sous la pression des luttes des ouvriers.
Il faut penser que l'opposition des ouvriers russes à la production était
devenue suffisamment forte pour obliger la bureaucratie à procéder à
certaines concessions.
Les changements dans le domaine intérieur de la politique russe appa-
raissent donc comme une réponse à la pression croissante des contradic-
tions du régime. Nous allons voir que cette idée est singulièrement
renforcée lorsqu'on examine les changements intervenus dans la politique
extérieure de l'U.R.S.S. et dans la politique des pays satellites.
53
Tous les gestes russes dans le domaine extérieur depuis la mort de
Staline sont allés dans le même sens : créer l'impression que l'U.R.S.S.
ne vise plus à intensifier mais à atténuer la guerre froide. Tandis que les
Occidentaux coniinuaient à chercher confusément et fébrilement une
politique introuvable, Moscou paraissait prendre encore une fois l'ini-
tiative des opérations, agir d'une manière concertée dans les quatre
coins du monde à la fois, en Corée et en Allemagne, proclamant ses
intentions de paix et envoyant les marins soviétiques visiter la Tour
Eijfel. Quel est le sens de ce tournant ; s'agit-il simplement de manlæuvres
de propagande ou de tactique, ou bien d'une réorientation de la politique
à long terme ? Si c'est la deuxième réponse qui est la bonne, quelles sont
les causes de ceite réorientatiori, jusqu'où peut-elle aller, et quels peuvent
être ses effets sur le bloc oriental lui-même ? Et enfin, dans la mesure
où ce tournant a nécessairement des effets sur la stratégie du bloc
occidental, qu'il vise ou en tout cas aboutit à accentuer les contradictions
de l'Amérique et de ses alliés, une troisième question apparaît : jusqu'à
quei point ces contradictions peuvent-elles se développer, et quel est
l'effet de ces contradictions les unes sur les autres ?
Reprenons notre première question : quelle est l'ampleur du tournant
russe ? Il convient d'abord de remarquer que ce tournant est limité.
L'U.R.S.S., malgré la violence de sa diplomatie, n'avait pas cherché à
déclencber la guerre ; il paraît maintenant acquis qu'elle n'escomptait
pas la contre-offensive américaine quand s'est engagé le conflit coréen.
Sa ligne, depuis cette date, était certes de ne rien céder mais aussi
de préserver le statu quo, et rien d'autre. La recherche systématique
d'un compromis n'est donc pas une volte-face politique.
Il est vrai que la recherche d'un armistice en Corée a amené les sino-
coréens à céder sur une série de points qui ont, à l'échelle locale, une
certaine importance (les modalités sur l'échange des prisonniers ne leur
permettront de remettre la main que sur une faible partie de leurs
anciennes troupes) ; mais ces points sont cependant secondaires eu égard
à la situation internationale dans laquelle l'initiative stalinienne se produit.
Cette initiative est avantageuse. L'opération coréenne s'était avérée non
rentable : elle exigeait un effort militaire coûteux de la part de la
Chine, à une époque où celle-ci devait affronter le problème crucial de se
constituer une infra-structure industrielle et de consolider le nouveau ré-
gime social : de toutes manières, une victoire militaire. chinoise était
devenue impossible et sa recherche n'aurait pu mener qu'à une générali-
sation de la guerre. A proposer la paix, les Chinois et les Russes n'ont dans
le présent rien à perdre ; ils sément en revanche le désarroi chez leurs
adversaires, divisent les Nations Unies et la Corée du Sud, les Etats-
Unis et les Anglais, affaiblissent l'effort de guerre américain.
A soi seul, le tournant coréen ne suffirait donc pas à révéler une nou-
velle politique de compromis. Mais nous savons que toute une série de
gestes diplomatiques vont dans le même sens : en Autriche et en Alle-
magne, la nomination de commissaires civils et la levée du rideau de fer,
la renonciation aux revendications à l'égard de la Turquie ; le rétablisse-
ment de liens diplomatiques avec la Yougoslavie ; la proposition de re-
nouer des relations commerciales avec l'Europe occidentale (à quoi
s'ajoute le changement de ton de la diplomatie russe.) Cette nouvelle
attitude ne s'est traduite jusqu'ici par aucune mesure concrète ; et par
exemple le refus russe de reprendre les négociations autrichiennes sur
d'autres bases que sur celles de Postdam pourrait faire penser que
IU.R.S.S. recherchait plus une détente qu’un règlement des problèmes liti-
gieux en Europe. La nouvelle politique du gouvernement de Berlin Est
a cependant éclairé sous un jour nouveau la tactique russe. L'arrêt
54
à un
de la politique de collectivisation et d'industrialisation « à tout prix»,
La reconnaissance explicite de l'hostilité de la population et de son exode
vers l'Ouest, les assurances données aux paysans et aux couches moyenes,
la décision de réinstaller dans leurs propriétés les expropriés ou les
fuyards, la capitulation pure et simple devant l'Eglise évangélique qui
avait été désignée comme l'ennemi numéro un, toutes ces mesures ne puit-
went être interprétées simpleinent comme un geste tactique. Très loin
de là, les concessions que nous évoquons sont si importantes qu'elles
nous forcent à nous interroger sur les biles de la stratégie stali-
mienne. Et il faut alors reconnaître que l'U.R.S.S. est en train de répondre
à 173€. crise sans précédent de son bloc : crise qui a de multiples aspects,
sociaux et économiques révélés par les récents événements en Hongrie,
mais surtout en Allemagne et en Tchécoslovaquie. Dans ces deux pays,
il s'avère que la bureaucratie locale n'a pas été capable d'assurer son pou-
voir. La difficulté, dans les deux cas, vient de ce que le stalinisme s'est
heurté à un prolétariat avancé, doué d'une tradition de lutte, qui a szt
rapidement faire l'expérience de l'exploitation bureaucratique. Les grèves
tohécoslovaques et surtout les mouvements de Berlin et de Magdebourg
Ollt prouvé que l'unification du front européen oriental était loin d'être
réalisé. Il est donc probable que l'e souci de consolider la dictature dans
ces, pays et en niême temps de construire une économie du même type
que celle de l’U.R.S.S. a été un facteur décisif de la politique de détente.
Dans ces régions, les plus industrialisées d'Europe Centrale, l'a bureau-
cratis. n'était pas parvenue à liquid'er la résistance prolétarienne : la réduc-
tron: etu niveau de vie, l'extension de la durée du travail, l'accélération des
Gackences apparaissent pour ce qu'elles sont une surexploitation
prolétariat qui ne sort pas du servagé, mais a déjà derrière lui un long
passé de résistance et de lutte au sein du capitalisme. A quoi s'ajoute que
le prolétariat ne se. sent écrasé par un échec révolutionnaire comme pou-
vaient l'être les ouvriers russes quand la dictature, stalinienne s'est abat-
Iue sur eux : alors qu'ils ne sont pas opposés à l'instauration de la démo-
cratie populaire qu'ils l'ont même soutenue au départ, les ouvriers alle-
mandis out tchécoslovaques ne l'ont pas fabriquée eux-mêmes et ils per-
çoivent d'autant mieux qu'elle leur est extérieure et qu'ils en sont les
victimes.
Ces facteurs ont trouvé leur expression la plus achevée pendant les
journées de juin, en Allemagne orientale.
Face aux difficultés
. croissantes sur le front intérieur, et voulant en
même temps créer le plus de répercussions favorables en Allemagne occi-
dentale, les staliniens avaient pris dès le mois de mai une série de mesures
de détente. Ce qui apparaît de la manière la plus frappante dans celles-
.ci, c'est le caractère foncièrement anti-ouvrier du régime bureaucratique.
Ces mesures de détente. s'adressaient, en effet, à toutes les couches de
la papisation : paysans, boutiquiers, réfugiés, bourgeois, prêtres – toutes
les catégories sociales, sauf une : les ouvriers.. On ne les avait pas oubliés,
c'étaient eux qui devaient faire les frais de l'opérationi, compenser ce que
la bureaucratie pouvait perdre par ses concessions aux autres couches.
El plan de production avait été revisé de manière à augmenter la
production de biens de consommation aux dépens de la production
d'équipement ; mais en mê nie' temps, les normes de production étaient
«valontairement » augmentées de 10 % ce qui équivalait à une réduc-
tion de salaires beaucoup plus importante (1).
On sait comment s'est manifestée la réaction ouvrière : les grèves
partielles du 15 at du 16 juin se sont transformées le 17 juin en une
révolte puissante, embrassant la plupart des grands centres industriels
(1), P. Gousset, « l'Observateur », 25 juin 1953, p. 11.
55
d'Allemagne orientale. A Berlin-Est, les manifestants doniinent la rue le
matin du 17 juin ; dans d'autres villes, ils s'emparent même des bâtiments
gouvernementaux. On donnera, dans le prochain numéro de cette Revue,
une étude plus approfondie des origines du mouvement et de ses prolon-
gements. Mentionnons ici les points les plus importants qui se dégagent
de ces événements :
1° Sans l'intervention de l'Armée russe, il est probable que le gouver-
nement stalinien allemand aurait été renversé. Sa direction même était
disloquée, démoralisée, incapable d'agir. Sa propre police soit l'aban-
donnait, soit se terrait. Les blindés russes n'ont pas eu à se battre, car
leur simple arrivée était un rappel de ce que l'Allemagne orientale est
jusqu'à nouvel ordre une partie de l'Empire russe. Sous réserve des réper-
cussions probables de la révolte ouvrière au sein de l'Armée russe, ce fait
montre à la fois la puissance indestructible du prolétariat et les limites
des mouvements possibles aussi longtemps que le système d'exploitation
reste solide dans ses deux pôles mondiaux, l’U.R.S.S. et les U.S.A.
2° L'expérience du bureaucratisme stalinien comme une simple nou-
velle forme de l'exploitation est un fait acquis par le prolétariat indus-
triel des pays satellites. On connaissait déjà, par une série de signes,
l'opposition des travailleurs aux régimes bureaucratiques des pays satel-
lites, mais maintenant les deux termes de cette opposition sont clairement
explicités.
3° Les concessions auxquelles a été obligée de procéder la bureaucratie
stalinienne en Allemagne orientales puis, pour prévenir les événements,
en Hongrie et en Tchécoslovaquie, contiennent une leçon fondamentale
pour les ouvriers de ces pays : la résistance, la lutte, paient. On ne sau-
rait trop insister sur l'importance proprement révolutionnaire de cette
conclusion, que les ouvriers de ces pays ont déjà tirée et qui est sans
doute en train de se propager dans tout le glacis soviétique.
Mais cependant si l'opposition ouvrière réussit à s'exprimer et à mettre
en péril la stabilité du nouveau régime ici et là c'est aussi parce que
les couches dirigeantes ne sont pas unifiées et parce qu'elles se heurtent
à des difficultés considérables dans l'édification ou la consolidation de
la structure économique. Ces difficultés existent déjà par le simple fait que
les nécessités de l'accumulation impliquent des sacrifices de la part de
toutes les couches de la population et que l'U.R.S.S. ne peut faire face
aux demandes d'investissement qui viennent à la fois de Chine, de Rou-
manie, de Pologne, de Tchécoslovaquie, etc... Mais elles ont été aussi
accrues par la politique de VU.R.S.S. qui, après une période de pur
pillage en Europe, n'a jamais tenté de partager le poids de l'industria-
lisation mais s'est au contraire accordé des avantages substantiels dans
ses échanges avec ses satellites. Si une partie de la direction bureaucra-
tique est si fortement liée à l'U.R.S.S. qu'elle ne saurait faire autre
chose qu'appliquer, en toutes circonstances sa politique, une autre partie,
du moins, et surtout les couches plus larges sur lesquelles elle s'appuie ne
peuvent qu'être sensibles aux privilèges de l'U.R.S.S. et n'accepter qu'avec
mauvaise grâce les sacrifices imposés. La scission ouverte de Tito et les
diverses oppositions qui ont été sanctionnées par des épurations et des
procès spectaculaires ont révélé le combat qui se livre au sein des bureau-
craties nationales et qui n'est vraisemblablement pas terminé. Enfin, la
présence proche des armées occidentales et la perspective d'une guerre
qui permettrait de remettre en question les régimes actuels et de réta-
blir les situations anciennes ont alimenté l'espoir et la résistance des cou-
ches moyennes subsistant encore et qui n'ont pas encore perdu le souve-
nir de leurs anciens privilèges. Tous ces facteurs qui concourrent à faire
des satellites européens des éléments particulièrement vulnérables du sys-
tème de défense russe suffisent à nous faire comprendre les avantages
d'une pause, susceptible d'amener un raffermissement. Et lobstination
56
qui est mise par la diplomatie orientale à rechercher des échanges avec
l'Europe de l'Ouest (quelle que soit par ailleurs la valeur tactique de ces
propositions par rapport aux contradictions du bloc occidental) confirme
la volonté de l’U.R.S.S. de pallier des difficultés économiques immédiates.
Notre intention, nous l'avons déjà dit, n'est pas de nous livrer à des
conjectures incontrôlables, or nous ne pouvons actuellement apprécier
l'ampleur des contradictions du bloc russe et savoir, en conséquence, jus-
qu'à quel point l’U.R.S.S. peut aller sous leur pression. Contentons-nous
de remarquer que certaines de celles-ci ne peuvent être absolument sur-
montées et que la réponse qui a commencé à être donnée peut les aggra-
ver. L'exemple le plus intéressant est le tournant effectué en Allemagne :
les conséquences en sont déjà et en seront plus encore s'il se poursuit
très importantes. Dans ce cas, nous avons vu à la fois une révolte
cuvrière et un effondrement du P.C. Ces deux événements qui sont évi-
deniment liés sont en une certaine inesure une première réponse à la
nouvelle politique du Kremlin qui déjà bouleverse les données sur les-
quelles celle-ci s'était établie.
L'AMERIQUE ET LES CONTRADICTIONS
DU BLOC OCCIDENTAL
elle cor-
Il serait artificiel de vouloir décrire la politique russe et les difficultés
auxquelles elle répond et qu'elle rencontre sans parler de leur relation
avec la politique occidentale.
Ce qui est remarquable, jusqu'ici, c'est la confusion extrême de la
politique des U.S.A. Cette confusion n'a été que renforcée par les nou-
velles initiatives russes, elle est sensible depuis plusieurs années et
indépendamment des derniers événements internationaux
respond à une crise de la société américaine tout entière. L'essor de
forces productives et de la technique et le désordre de la lutte inter-
monopolistique, le souci d'organiser stratégiquement le bloc des alliés
et une domination économique aveugle qui ruine ce bloc, la volonté de
faire la guerre à l'U.R.S.S. et la fuite devant les charges financières qui
en sont la conséquence, le morcellement du pouvoir de l'état en clans
militaro-économiques tour à tour prédominants, l'extrême corruption des
parlementaires et des fonctionnaires, l'hystérie de larges couches petites
bourgeoises qui a remplacé le lynchage des nègres par la lutte contre
le communisme, font de la société américaine, en l'absence d'une
expression politique du proletariat, un impérialisme en panne, qui n'a
encore trouvé ni les conditions ni les moyens de réaliser une politique.
15
Pour nous en tenir aux derniers mois, il n'est que trop facile de souli-
gner le désarroi qu'a provoqué l'offensive de paix de l’U.R.S.S. Le dis-
cours d'Eisenhower, en avril dernier, qualifié d'historique par toute la
presse occidentale, est un tract de propagande composé à la hâte, répon-
dant au seul souci de ne rien dire qui implique la paix ou la guerre.
Encore se voit-il partiellement contredire par les déclarations menaçantes
de Foster Dulles, à la même époque. Tandis que Le Monde annonce
périodiquement que le Président-Général, reprend en mains les rênes du
pouvoir, tous ses gestes révèlent sa faiblesse. Il fait pression pour le vote
des crédits militaires, mais n'empêche qu'ils soient partiellement réduits.
Il proclame son attachement à l'alliance européenne, mais nomme Rad-
ford, à la place de Bradley. Tandis qu'il répond à Taft, il se montre
avant tout soucieux de le ménager, réaffirme son opposition à l'admis-
sion de la Chine aux Nations Unies. Il évoque la possibilité d'une confé-
rence à quatre après les Bermudes, mais laisse encore Dulles exclure cette
57
conjérence en posant des conditions qui en fait la rendraient impossible.
Enfin, après avoir mis en garde la jeunesse contre les méthodes ot" in-
quisition qu'on veut répandre aux Etats-Unis, il prend soin de spécifiet
Que son discours ne visait pas Mac Carthy et refuse de grâcier les Rosen-
berg.
En l'absence d'une politique concertée de la part de leur gouvernement,
les Etats-Unis accusent cependant et accuseront davantage si la poli-
tique russa de détente se confirme le coup silt le plan économique. Le
début de la récession, signalé dans le dernier numéro de Socialisme ou
Barbarie, pourrait avoir des suites dangereuses, se développer et disloquer
L'économie occidentale. Le tout est de savoir si une telle situation favo-
riserait le retour à une politique du type New Deal ou l'essor du fascisine
110c cartyste, coinme il paraît plus probable. Mais en ce dernier cas,
il est douteux que la politique agressive des U.S.A. entraîne à sa suite la
majorité du camp occidental d'autant qu'elle signifie un ralentissement
04 uile suppression des crédits à l'Europe. La faculté des Etats-Unis de
ingilitenir une relative cohésion du cump occidental ne dépend pas cepen-
dant de leur seule évolution intérieure, économique et politique, mais
aussi de celle du bloc oriental, de la capacité de celui-ci à surmonter
partiellement ses difficultés et d'intéresser l'Europe occidentale à la
détente internationale et à des échanges commerciaux. Actuellement, le
plus clair est que les Etats-Unis, installés dans la guerre froide, tout en
11€ se sentant pas la possibilité de la développer prochainement en guerre
cheide avec succès, n'ont pas intérêt à la détente.
Les Anglais et les Français, cependant, y ont intérêt. Mais toute la
difficulté vient de ce qu'il n'y a auciine possibilité pour eux de faire une
politique indépendante des Etats-Unis, malgré que la dépendance pure et
simple soit à long terme désastreuse. La réaction anglaise au tournant
TUSSE est dictée par cette double exigence -- à la fois prendre une dis-
tante par rapport aux U.S.A., pousser à la détente et 10 provoqiler toute-
fois aucune scission avec ceux-ci, car la situation ne periuet pas l'exis-
tence d'une troisièmne force internationale. Sur le plan économique,
L'Angleterre est très désireuse de reprendre le commerce avec l'Est et
elle ne cesse de faire des infractions aux consignes américaines, comme
l'a montré la fameuse affaire des livraisons anglaises en Chine. Un iel
commerce, si le Battle Act était supprimé ou assoupli, pourrait pet-
mettre l'exportation de matières premières, de machines-outils,
et de .certains produits manufacturés dont le bloc oriental a le
plus grand besoin. 1 ne faut pourtant pas en exagérer l'importance.
Les prévisions de la Conférence de Genève sur les échanges
Est-Ouest étaient très modestes (3% .du
mondial);
et même si ceux-ci étaient accrus, ils ne pourraient atteindre ce qu'ils
étaient avant guerre car la structure des pays de l'Est européen s'est
modifiée et les occidentaux ne peuvent plus compter sur des exportations
massives de céréales à bas prix (le marché intérieur absorbant une part
beaucoup plus importante qui'autrefois de la production agricole). La
recherche des échanges avec l'Est n'est donc pas un fin en soi pour les
Anglais : elle est aussi un moyen de pression sur les Américains, dont
les Anglais supportent de moins en moins le protectionnisme impitoya-
ble. Le ton agressif du Chancelier de l'Echiquier, Butler, dans la der-
nière période a montré que les Anglais n'hésiteraient pas à recourir à un
certain chantage pour forcer les Américains à assouplir leur politique
économique. Chantage éconoinique d'autant plus fadle à mener qu'il
Tecoupe les intérêts politiques de la Grande-Bretagne qui ne vext à aucun
prix la guerre, consciente qu'elle est du danger de perdre alors définiti-
vement son rang de grande puissance. Il demeure que si l'Angleterre, à
CO1111erce
58
la différence des Etats-Unis, a une bourgeoisie consciente de las indir,ila
et un gouvernement qui a une ligne politique, la situation objectie's Irm.
ferme dans des difficultés qu'elle ne peut maîtriser. Le danger dine pisa
économique aux Etats-Unis l'atteint aussi directement et la bourse de Lugo
dres, comme on l'a vu au début du tournant russe, reste particulierem10:0914
sensible à la 111enlace d'une détente : (en 1938, une baisse de la production
américaine de 4% provoquait une chute des exportations anglaises do
41 et du trafic de la zone sterling avec la zone dollar de 50 %; vien
que la solidarité économique des deux puissances soit considé-
Tablement réduite elle demeure assez sensible pour qu'un affaissement des
U.S.A. ait des répercussions sensibles en Grande-Bretagne). Quel que soit
l'intérêt de l'Angleterre à une détente, il faut donc remarquer que sur
ce point encore les contradictions inter-capitalistes rendent difficile 14.79€
stratégie cohérente et impossible un jeu autonome.
Ce qui est vrai de l'Angleterre l'est davantage de la France, plus
intéressée encore à ce que la guerre froide ne se développe pas en conflit
ouvert et cependant extrêmement dépendante des Etats-Unis. Il faut
seulentent noter que le capitalisme français subit au jour le jour ses con-
tradictions sans tenter de les 'surmonter, ou même de les transposer
en un langage politique cobérent. La persistance de l'inflation, l'extension
du chômage, l'aggravation du conflit indochinois ont abouti à une crise
coinplète du régime qui se concrétise par l'impossibilité de réunir un
gouvernement. Le tournant russe a pourtant eu des répercussions sur
ia bourgeoisie française, comme en témoigne la tentative de Mendès.
France, impensable dans un autre climat international.
Cette tentative pourrait-elle être reprise dans le cas où la conjonc-
ture se préciserait, cela ne signifierait pas que les possibilités d'une
troisième force soient sensiblement plus larges. Il n'est pas inutile
de noter que les Anglais n'ont pas accueilli l'idée d'un gouverne-
ment Mendès avec enthousiasme et que les conservateurs l'ont ouver-
tement condamnée, voyant en celui-ci un bevanisme de gauche. Le rap-
procbement des Français avec l'Angleterre se heurte à la politique
traditionnellement isolationniste par rapport à l'Europe de cette dernière.
Contradictions du bloc occidental, contradictions du bloc oriental,
incapacité de chacun de mettre absolument à profit les difficultés
de l'autre en raison de ses propres difficultés ; force imprévisible pour
les deux systèmes, mais qui, lorsqu'elle entre en scène bouleverse toutes les
entreprises des exploitcurs : le prolétariat telles sont les caractéris-
tiques de la situation que nous avons voulu mettre en évidence.
Cette situation n'est pas entièrement nouvelle. Pas plus aujourd'hui
qu'bier nous ne pensons qu’un règlement d'ensemble des conflits entre
l'Est et l'Ouest puisse se produire. La Russie ne joue pas librement avec
la bureaucratie allemande ; pas plus que les Etats-Unis avec la dicta-
ture de Syngman Rhee; et pour les deux adversaires, un véritable com-
promis ne ferait qu'aggraver leurs difficultés internes. Pas plus bier,
qu'aujourd'hui nous ne croyons que le prolétariat était complete-
ment dominé à l'échelle iniernationale. Les derniers mois tous ont toutes
fois enseigné que le développement des contradictions des deux bly's
peut ne pas mener aussi vite que nous le pensions à la g1c7r+;
que le prolétariat peut, en revanche, bénéficier de ces contradictions
et, dès avant la guerre, commencer de se rassembler sitt des bases
autonomes.
59
LES LIVRES
Les Syndicats Soviétiques
Le livre de Isaac Deutscher, "The Soviet Trade Unions“, publié en 1950,
à Londres, constitue sans doute le seul historique complet des syndicats
soviétiques publié à l'ouest. Après sa lecturé, l'on se rend mieux compte
de l'importance de la lacune que l'auteur s'est donné pour tâche de
combler, et aussi de tout ce qu'il reste à faire dans ce domaine.
Après avoir décrit brièvement le rôle, assez mince, des syndicats
russes jusqu'en 1917, Deutscher passe aux rapports entre syndicats-parti..
comités d'usine au cours de l'année de la révolution. Nous avons là l'un
des fragments les plus intéressants du livre. Voici un résumé des faits
que donne Deutscher :
Après la révolution de février, il existait en Russie trois organes
représentant les ouvriers : les comités d'usine, les syndicats et les sec-
tions ouvrières des soviets. Au cours de la première moitié de l'année,
les mencheviks dominent aussi bien les syndicats que les soviets ; les
bolchéviks appuient les comités d'usine et rencontrent sur leurs positions
les anarchistes. A partir de septembre environ, la situation change : les
bolcheviks ont conquis la majorité dans les syndicats et ces derniers
se prêtent mieux que les comités à la centralisation, le parti peut mieux les
diriger. A la conférence pan-russe des comités d'usine, tenue peu avant
octobre, un délégué ouvrier (anarchiste) déclare : « Les syndicats veulent
dévorer les comités d'usine. Il n'y a pas de mécontentement envers les
comités d'usine, mais il y en a envers les syndicats... Le syndicat est une
forme d'organisation imposée aux ouvriers d'en dehors. Le comité d'usine
leur est plus proche... »
Après octobre, les comités veulent s'affirmer et se réunir à nouveau
en conférence. Les bolcheviks s'y opposent et mettent en avant les syn-
dicats. Vers la fin de l'année, les comités cèdent : ils acceptent de for-
mer les groupes de base des syndicats, c'est-à-dire de s'y intégrer..
Deutscher fait, par ailleurs, remarquer que la centralisation économique
à laquelle correspondaient mieux les syndicats, était une question de
vie ou de mort pour la Russie d'alors.
Un autre chapitre intéressant est celui que l'auteur consacre à la dis-
cussion syndicale de 1920-21, avant et pendant le X® Congrès du Parti.
Trois motions principales s'affrontaient: Trotsky, Boukharine, Rakovsky
étaient pour l'étatisation des syndicats; Schlyapnikov (l'opposition ou-
vrière), prévoyait pratiquement la domination des syndicats sur l'Etat ;
"la plateforme des dix“ (Lénine) préconisait pour les syndicats en même
temps une attitude constructive envers le régime et la défense des intérêts
ouvriers. Mais ce deuxième terme du rôle syndical ne devait pas porter
60
tort à l'intérêt général (1). La formule syndicale de Lénine l'emporta et elle
resta officiellement en vigueur.
Mais pratiquement le terme "attitude constructive", "favorable de
la production", de la formule leniniste, l'emporta sur le terme "défense
des ouvriers”. Les syndicats s'intègrent de plus en plus à l'Etat, par de
milliers de petites portes. Les cadres sont engloutis par d'innombrables
organismes officiels : conseil de l'économie, commissions de production,
de salaires, d'assurances sociales, de sécurité du travail, etc... Avec chaque
année qui passe, les syndicats tendent toujours plus à embrasser les ou-
vriers en tant que producteurs et non plus en tant que consommateurs tel
qu'il était dans leur nature et dans leur tradition.
Pendant la NEP, nous retrouvons le problème qui s'est posé au cours
de la première étape des "Démocraties Populaires" : les syndicats doivent-
ils avoir une attitude "productiviste" dans le secteur nationalisé, et une
attitude revendicative dans le secteur privé ? Officiellement on répond :
"Oui“. En fait, l'attitude "productiviste" est étendue aux deux sec-
teurs, les ouvriers des entreprises nationalisées auraient afflué autrement
vers les entreprises privées.
A la même époque, avec l'installation progressive du système totali-
taire, les droits des syndicats sont rongés, les salaires, les taux de ration-
nement sont maintenant fixés par l'administration, uniquement. Tomsky, se-
crétaire des syndicats, proteste contre cette évolution : on le démissionne.
On lui réplique que tant de directeurs, de hauts fonctionnaires sont
d'anciens syndicalistes maintenant. "C'est exact, mais ces directeurs se
détachent des ouvriers“ ripostent les partisans de Tomsky.
Pendant la NEP, il y a encore une liberté d'expression relative. La
situation change avec l'avènement des plans. Au Ville Congrès des Syndi-
cats, en décembre 1928, Tomski déclare : "La planification est souvent
comprise ainsi : Parle en accord avec le plan, ne dis rien qui ne soit en
accord avec le plan". Ce sera la dernière fois pour lui-même de parler.
en public.
Au cours des années 1930, la tâche qu'ont à accomplir les syndi-
cats évolue, et parallèlement aussi leur caractère. Jusqu'en 1939,
24.000.000 de campagnards émigrent vers les villes. Il s'agit de les
transformer en ouvriers d'industrie. Tâche énorme dont les syndicats por-
tent le poids principal et qui est : organiser et gérer des écoles profession-
nelles, des cours du soir, des clubs, des cantines, des maisons de
repos, etc... L'organisation de l 'émulation socialiste" et du stakhanovisme
rentrent également dans les devoirs des syndicats et, à partir de 1933,
la gestion de l'organisation des assurances sociales.
Les épurations de 1937-1938, frappent durement les syndicats : 70-80 %
des membres des comités d'usine et 96 % des membres des comités cen-
traux fédéraux sont engloutis. Au Xe Congrès syndical, tenu à Moscou en
1949 (le IXe avait eu lieu en 1932), aucun orateur ne mentionne que la
direction est presque entièrement nouvelle.
Deutscher analyse la composition du XⓇ Congrès d'après le rapport de la
commission des mandats : 23,5 % d'ouvriers et 43 % de permanents syndi-
caux. Par ailleurs, 39 % des délégués sont membres des comités cen-
traux des fédérations ; 9,4 % font partie de l'"inteligenzia technique" (2%
(1) Notons que Deutscher ne rappelle pas à propos des discussions syn-
dicales du 10e congrès l'ancienne formule de Trotsky : « Etat ouvrier »,
opposée à la formule de Lénine : « Etat ouvrier-paysan », comme le fait
l'historien allemand du bolchévisme, Rosenberg. Il est intéressant de noter
qu'en liaison avec sa formule syndicale, Lénine revient à son ancienne
formule : « Nous ne sommes pas un Etat ouvrier, dit-il, mais un Etat
ouvrier-paysan... » et il ajoute : *... et avec des déformations bureaucra-
tiques. »
61
seulement au précédent congrès); 20% environ sont des cadres syndicaux
moyens ou inférieurs ; 85 % des délégués sont titulaires d'une distinction
gouvernementale; 71 % avaient joui d'une éducation secondaire ou
supérieure et 20 % seulement n'avaient eu qu'une éducation élémen-
taire (60 % au précédent congrès); 72 des délégués sont membres
du parti ou candidats.
Le livre de Deutscher donne peu d'indications sur l'activité syndicale
au cours de cet après-guerre. Dans son introduction, il en avait averti le lec-
teur : le matériel est infiniment plus abondant pour les périodes précédentes;
les discussions de 1921, par exemple, sont infiniment plus riches, plus
profitables que celles du Xe Congrès. Ici s'impose une critique de la
conception de l'ouvrage de Deutscher. Son livre est celui d'un historien
marxiste de talent, d'un homme de science dans la meilleure acception du
terme. Mais dans cet ouvrage, il n'apparaît pas comme un politique. On
a l'impression qu'il s'éloigne, qu'il se méfie de l'événement qui n'est pas
décanté par au moins quelques années. Pourtant, des sources pour étudier
le présent des syndicats soviétiques, il en exisie : la presse russe. TOUS CEUX
qui ont plongé patiemment dans la grisaille des pages énormes du
"'Troud" et de la "Pravda" en témoignent. Bien sûr, compte rendu des
congrès est d'une grande monotonie, mais il y a les correspondances
d'usine, l'autocritique, des témoignages. Dans la mesure où la presse
s'adresse aux ouvriers, il est exclu que leur vie ne transperce la façade
de propagande officielle.
Les syndicats soviétiques ont 27.000.000 de membres. Un tiers environ
ont des fonctions syndicales, dont: 1 million d'organisateurs de groupes
syndicaux de base (20 membres), 1.200.000 responsables d'assurances
sociales et occupés avec l'inspection du travail, 1.000.000 de membres des
commissions de salaires d'entreprise (pour la fixation des salaires aux
pièces), 2.000.000 dans les commissions de solidarité. Cette participation
de masse à des fonctions de second ordre est un substitut pour la
démocratie d'usine promise à la révolution. Il semble toutefois difficile
que la vie ouvrière, telle qu'elle est, ne pénètre pas dans l'organisation
syndicale par une avenue aussi large.
Deutscher nous apprend qu'en 1947 on a réintroduit les conventions
collectives abolies en 1933. A son avis, pour introduire un semblant de
démocratie dans la vie de l'usine. Il y eut à cette occasion une discussion
feinte dans les sommets sur l'importance de ces conventions. On cimeroit
avoir des échos des discussions qui ont eu lieu à cetie occasion dans les
entreprises, ou, tout au moins, savoir s'il en existe des échos intéressants.
Si Deutscher avait tenu compte des sources offeries par la presse, son
livre eut gagné encore en intérêt. Mais il cut pris un autre caractère et
d'autres proportions. Peut-être ne l'a-t-il pas voulu. Son livre n'a que 160
pages et est publié dans une édition scientifique officielle. Probablement
l'attitude de Deutscher est simplement celle de l'historien prudent. Il est
regrettable que tout au moins une appréciation critique de ces sources
ne nous ait pas été donnée.
Dans un autre ordre d'idées, on aurait aimé trouver dans "Les Syndi-
cats soviétiques“ une volonté plus grande de synthèse, une théorisation
de l'expérience syndicale soviétique. I manque aux formules syndicales
du temps de Lénine et du temps de Staline le cadre plus large des
théories syndicales de l'époque (1).
Malgré les objections qu'on puisse lui faire, le livre de Deutscher
répond à une nécessité. Souhaitons qu'il soit traduit bientôt en français.
Hugo BELL.
(1) Signalons à cet égard le livre, plus restreint comme domaine, de
Salomon Schwartz : Lénine et le mouvement syndical (1935).
62
Sartre, le stalinisme et les ouvriers
Au printemps 1947 le parti stalinien sortait du gouvernement. Il
y était forcé par la révolte des ouvriers, qui n'avalaient plus un
produire d'abord » conduisant à une misère croissante, et aussi par
l'impossibilité de continuer son double jeu sur la question de l'Indo-
chine. L'année 1947, marquée par de grandes luttes ouvrières, a été
dépensée par les staliniens à réadapter leur politique. Ouvertement
contre les grèves au départ, ils ont essayé ensuite de les réduire de
l'intérieur, mais l'approfondissement rapide de la rupture U.R.S.S.-
U.S.A. et le passage définitif de la France du côté américain les ont
obligés à modifier totalement leur stratégie et leur tactique. Les
grèves de novembre-décembre 1947, où la mobilisation générale des
ouvriers a échoué sans que le parti stalinien l'ait un seul moment
clairement voulue, demandée ou organisée, marquent la fin de cette
pénible réadaptation. Dès lors, le but de la politique stalinienne en
France a été de saboter l'économie capitaliste (surtout en 1948-1949),
de dresser la population contre la politique atlantique des gouverne-
ments et en fin de compte de se préparer à désorganiser l'arrière-
front américain au moment de la guerre.
L'efficacité de cette politique est constamment mise en question
par les contradictions inhérentes au stalinisme en général, et à sa
situation en France depuis 1947 en particulier. La force du parti
stalinien lui vient en premier lieu de l'adhésion des masses ouvriè-
res ; même si celle-ci est donnée au départ, à la longue elle ne peut
être maintenue, et encore moins étendue et intensifiée, que si les
faits tendent à la justifier et ne la contrarient pas à tout instant.
Les faits, à savoir la politique stalinienne et ses résultats sur la
situation des ouvriers. Il faudrait donc que le P.C. applique une
ligne qui serve les intérêts immédiats des ouvriers et se relie d'une
façon sensible à leurs intérêts historiques. Or une telle ligne ne
coincide pas nécessairement, dans ses actes concrets, avec les impé-
ratifs d'une lutte avant tout antiaméricaine ; il est facile de voir
que dans la plupart des cas elle en diverge ou s'y oppose. Une grève
dans laquelle les aspects revendicatifs sont sacrifiés à des impératifs
politiques peut rarement étendre ou intensifier l'adhésion des ouvriers
au P.C. ; elle le peut encore moins lorsque les ouvriers commencent
à se demander si les objectifs des staliniens ou les moyens adoptés
pour les réaliser sont bien les leurs propres, à eux ouvriers.
En même temps les staliniens sont obligés de mener une politique
« pacifiste » qui ne se réclame pas d'une classe particulière et se
prétend indépendante de leurs buts de parti. Mais lessai de créer
un « Front National » tend à contredire dans la phraséologie aussi
bien que dans la réalité, leur prétendue fidélité exclusive à la classe
ouvrière ou aux exploités en général.
De plus, en tant que partie de la bureaucratie stalinienne inter-
nacionale, le P.C.F. non seulement n'est pas libre dans son jeu, mais
supporte les contrecoups de ce que cette bureaucratie fait ou subit
63
ailleurs. Il doit s'adapter à des tournants qui pour lui sont inorga-
niques ; il a à s'expliquer sur la Yougoslavie ou la Corée, la Tchéco-
slovaquie ou l'Allemagne orientale.
Il faut signaler un autre facteur de difficultés : les erreurs de la
direction stalinienne qui, prises individuellement, sont des accidents,
mais dans leur fréquence et leur contenu récurrent deviennent les
accidents nécessaires de la bureaucratie.
Il ne fallait donc pas une perspicacité exceptionnelle, lorsque les
éléments de la nouvelle situation ont été donnés, pour prévoir que
l'habileté, la ruse et le cynisme de la direction stalinienne ne sau-
raient empêcher qu'un décollement se produise entre la classe
ouvrière et le P.C.F. Et de fait, on écrivait dans cette Revue dès son
premier numéro (mars 1949)
« Depuis les grèves de novembre-décembre 1947 le mouvement
ouvrier français semble être entré dans une période de morcellement
et de profond découragement... Un grand nombre d'ouvriers suit
encore les centrales syndicales, mais sans confiance ; le recul des
ouvriers devant tout ce qui est organisé, syndicats, partis, et devant
la « politique » est un signe caractéristique de la période actuelle...
Une série d'éléments avancés sont poussés à la réflexion par les évé-
nements actuels et par la politique des partis ouvriers traditionnels...
Mais dans sa grande majorité la classe ouvrière reste aujourd'hui
fascinée par les aspects négatifs de sa situation ; elle se rend compte
que non seulement elle ne peut pas entrer en lutte contre ses direc-
tions syndicales et politiques, mais même qu'elle ne peut pas lutter
indépendamment de ces directions et sans faire appel à elles, ou
en tout cas sans être « coiffée » par elles. » (1)
On sait les formes qu'a prises ce décollement du P.C. : perte con-
tinue d'effectifs, baisse du tirage des journaux, incapacité grandis-
sante de mobiliser les ouvriers pour des luttes politiques ou même
revendicatives. Que le P.C. et la C.G.T. aient maintenu depuis 1948
leurs voix aux élections politiques ou syndicales ne contredit nulle-
ment cette constatation : le lien entre les masses et les organisations
bureaucratiques s'est aminci à l'épaisseur d'un bulletin de vote. Le
choix électoral est toujours un choix du moindre mal ; l'ouvrier pense
qu'un effondrement de la C.G.T. donnerait le signal à une offensive
du patronat, la pourriture de la S.F.I.O. supprime toute alternative
lors des élections politiques.
Dans la lutte totale qui oppose l'impérialisme américain et l'im-
périalisme russe les contradictions et les échecs de chacun profitent
à l'autre et tendenť à être exploités par lui. La bourgeoisie française
se réjouit naturellement chaque fois que le P.C. essuie un échec
auprès des ouvriers ; mais aussi les journaux occidentaux dénoncent
l'exploitation des travailleurs dans l'Est, le président de la General
Motors se déclare solidaire des grévistes de Berlin et le directeur
du F.B.I. se lamente sur le sort des concentrationnaires russes. La
dénonciation par les staliniens du régime capitaliste n'apparaît moins
saugrenue que parce que beaucoup plus familière.
1
!
Il était donc dans l'ordre des choses que Ridgway vienne en mai
1952 à Paris, que les staliniens invitent la population à le conspuer,
que le Gouvernement interdise la manifestation, que les ouvriers ne
s'y rendent pas, que Pinay, fort de cette nouvelle déconfiture du P.C.,
fasse arrêter Duclos, que le Bureau Politique cafouille sur l'attitude
à suivre, que la grève de protestation soit un échec et que la presse
bourgeoise titre « Victoire ouvrière ». L'histoire n'est généralement
pas comparable à un syllogisme, mais cette fois-ci il n'y avait rien
dans la conclusion qui ne fut déjà dans les prémisses.
Pourtant l'inattendu, si l'on préfère, l'irrationnel, est arrivé sous
forme d'une série d'articles de Sartre. Ayant épuisé le savoir comme
Faust, et dissipé sa jeunesse comme César, celui-ci se sent de plus
en plus travaillé par le démon de l'action et décidé, tel Platon, à
(1) « Socialisme ou Barbarie », No 1, page 60.
64
quitter les prés de Saint-Germain pour la Sicile chaque fois qu'il y
à un Congrès à Vienne. Une première « prière d'être inséré dans
l'Histoire » par le truchement du R.D.R. ayant été refusée il y a
quatre ans, Sartre en avait aussitôt tiré la leçon : en politique, de
< gauche » non moins que de « droite », ce qui compte ne sont pas
les idées mais le succès : comme il l'écrira élégamment, « l'idée vraie
c'est l'action efficace ». Remplir le Vel' d'Hiv', récolter cinq millions
de voix aux élections, voilà du vrai, voilà de l'efficace. En vertu de
ces considérants, Sartre entreprit de s'approcher du stalinisme.
Entreprise pénible, si l'on se souvient de la manière dont les stali-
niens l'avaient traité jusque-là ; mais on sait également que neuf
fois sur dix un intellectuel n'accepte de sortir de la tour d'ivoire que
s'il est assuré de recevoir des coups de pied. Il participa donc au
Congrès de la Paix, et abreuva d'injures son ami Camus, qui était
en train d'accomplir le mouvement opposé. Pathétique, il lui fit
remarquer qu'ils étaient tous deux des bourgeois, mais qu'au
moins, lui, Sartre, « veillerait à payer » (1). Sévère, il lui intima de
chercher dans la Phénoménologie de l'Esprit les raisons de l'excel-
lence du stalinisme et de revenir en octobre.
Là-dessus, les choses se gâtèrent brusquement. Le P.C. appelait
les ouvriers à manifester contre Ridgway, et les ouvriers ne bou:
geaient pas ; on arrêtait le Neveu du Peuple, et le peuple ne faisait
rien. Qu'était-il arrivé ? Où était passée l'efficacité ? Depuis quatre
ans, les ouvriers se faisaient battre chaque fois qu'ils faisaient grève ;
mais c'était des vulgaires luttes revendicatives, de l'économique, du
physico-chimique, du moléculaire bref, sans intérêt. Mais cette
fois-ci on était en pleine histoire, dans la praxis jusqu'au cou : une
manifestation politique, organisée par le parti du Prolétariat,
échouait, le Sous-Chef du Parti se faisait arrêter par les flics au
milieu de l'indifférence des prolétaires. Que les ouvriers n'arrivent
pas à réussir une grève pour gagner cent sous de l'heure de plus,
il n'y a là rien de dramatique ; après tout, Sartre « veillera à payer »
les beafsteaks qu'ils n'auront pas mangés. Mais qu'ils ne se met-
tent pas en grève lorsqu'on arrête Duclos, cela mérite 180 + X
pages des « Temps Modernes ».
Ayant donc expliqué dans un premier article, en juillet 1952, que
l'U.R.S.S. étant le pays de la révolution, il était normal que le P.C.
fasse la politique soviétique et que la classe ouvrière le suive, Sartre
aborda dans un deuxième article, publié quatre mois plus tard, le
vif de son sujet ; l'explication de la signification du 28 mai et du
4 juin. Qu'étaient le 28 mai et le 4 juin ? Rien. « On n'attendait rien, il
ne se produisit rien et sur ce rien, M. Pinay bâtić sa gloire » (et, pen-
sera-t-on ingénument, M. Sartre ses articles). Il faut dire que Sartre
à horreur du vide. Il a interprété, dans « L'Etre et le Néant », le désir
sexuel comme exprimant l'angoisse de l'homme devant les trous. On
sait qu'un trou, c'est un rien entouré de quelque chose. Or le 4 juin,
qu'était-ce, sinon un trou dans l'Histoire ? Et précisément, ce trou,
ce rien lui «a fait peur ». Pourquoi ? Parce que la classe ouvrière a
désavoué le P.C. ? Non, la classe ouvrière n'a rien fait de tel, pour
une raison simple : « le 4 juin... il n'y avait pas de classe ouvrière ».
Ceux qui s'étonnent qu'un tel cataclysme social n'ait pas été signalé
par les journaux de l'époque n'ont rien compris à la subtilité de la
partie que nous jouons. Il n'y avait pas de classe ouvrière car la
classe ouvrière n'existe que pour autant qu'elle suit le parti stali-
nien : «elle (la classe ouvrière) ne peut le désavouer (Duclos) sans
se désavouer elle-même ». Et dans ce cas, il n'y a plus de classe
ouvrière, il n'y a que «des individus ». « Si la classe ouvrière veut
se détacher du Parti, elle ne dispose que d'un moyen : tomber en
poussière. » Et cela, parce que « l'unité de la classe ouvrière c'est
son rapport historique et mouvant avec la collectivité, en tant que
ce rapport est réalisé par un acte synthétique d'unification qui par
nécessité se distingue de la masse comme l'action pure de la pas-
(1) Ce jour-là, la mortalité infantile baissa dans les quartiers ouvriers
de Paris.
65
sion ». Cette « action pure » c'esť le Parti ; « le Parti est le mouvement
même qui unit les ouvriers en les entraînant vers la prise du
pouvoir ».
Tout cela, se dit le lecteur, est peut-être vrai, peut-être faux.
Mais qu'est-ce qu'il faut faire maintenant ? Eh bien, il a le choix :
il peut d'abord attendre « un des prochains numéros des Temps
Modernes », où sera publiée la fin des articles de Sartre. Si cepen-
dant sa générosité, son enthousiasme, son impatience le portent
vers l'action immédiate et l'empêchent d'attendre l'issue naturelle
de cette constipation idéologique, il peut essayer de tirer dès main-
tenant les conclusions de ce qu'il a lu. Il le fera cependant à ses
risques et périls, et on ne saurait trop lui conseiller la prudence.
Si par exemple il a déduit de ce qui précède qu'il faut au plus vite
s'inscrire à ce Parti qui est « la liberté des ouvriers », « l'action pure >>
qui les « entraîne vers la prise du pouvoir », il prouvera qu'il n'a rien
compris à la richesse et la complexité de la pensée de Sartre. Car
celui-ci prend soin d'indiquer qu'il n'est pas d'accord avec le P.C.
(sans dire sur quoi) ; qu'il serait cependant possible de conclure avec
le P.C. des accords sur des points précis et limités (lesquels ? et qui
serait le deuxième contractant ?); et, en fin de compte, il laisse
entendre qu'il souhaite « une gauche indépendante et en liaison
avec le P.C. ».
Si c'est cela, le secret du troisième article, il est charitable
d'avertir le lecteur qu'il ferait un meilleur usage de ses deux cents
francs, en achetant des caramels, comme Sartre de son temps en
allant se coucher. Depuis vingt ans dans les quatre coins du monde
des gens autrement plus consistants que Sartre ont essayé de la fonder,
cette gauche indépendante et en liaison avec le P.C. Quelqu'un qui
avait dirigé deux révolutions, dont une victorieuse, et créé la pre-
mière armée prolétarienne a passé ses dernières années tâchant de
créer une organisation prolétarienne indépendante prête à faire le
front unique avec le P.C., jusqu'au jour où les staliniens l'ont aggas
siné; et, pour passer du tragique au ridicule, le P.S.U. aussi tra-
vaile « pour une gauche indépendante et en liaison avec le P.C.».
Pourquoi toutes ces tentatives échouent lamentablement, les unes
après les autres, quelle que soit la force ou la faiblesse du P.C. sur
le moment ? Pourquoi les trotskistes sont-ils toujours assassinés
par les staliniens, et pourquoi le P.S.U. est-il condamné d'osciller
entre la flottille de sous-marins et la bande de mauviettes ? Le nez
de M. Martinet peut-être ? S'il eut été plus long ? Doit-on espérer que
le nez de Sartre fera mieux l'affaire ?
Pour qu'une « gauche indépendante » se forme dans la réalité, il
faut que des gens, et des ouvriers en premier lieu, y adhérent. Pour
qu'ils y adhèrent plutôt qu'au P.C. il faut que des raisons les opposent
à ce dernier. Et il faut qu'il s'agisse de raisons fondamentales, non
de nuances ou de cheveux caupés en seize. Car les problèmes aujour-
d'hui sont tellement liés, et les gens tellement intelligents, qu'aucune
position partiele ne fournira jamais la base de différenciation suffi-
sante, le fondement idéologique d'une gauche indépen ate du P.C.
Sartre le sait d'ailleurs, puisqu'il reconnaît que les ouvriers adhérent
au P.C. et le jugent en fonction d'une appréciation d'ensemble de la
nature des partis communistes et de l'U.R.S.S. (nous avons expliqué
cela aux trotskistes dès 1947). Si l'U.R.S.S. est effectivement un Etat
ouvrier et les P.C. des partis prolétariens, les critiques adressées
å leur politique deviennent secondaires et même gratuites. Et face à
des telles pseudo-divergences, au moment où il est question de troi-
sième guerre mondiale et d'extermination atomique du genre humain,
l'ouvrier ira militer dans le P.C. plutôt que perdre son temps avec
Sartre et sa gauche indépendante.
Une organisation indépendante ne pourra donc se former qu'à
condition de pouvoir montrer que les divergences qui la séparent du
stalinisme sont fondamentales, c'est-à-dire concernent la nature
même du stalinisme, en U.R.S.S. et ailleurs. Elle ne pourra acquérir
d'existence au sein du prolétariat que par une lutte permanente et
irréconciliable contre l'idéologie et la politique stalinienne (et bour-
66
geoise, faut-il le dire). Dans ces conditions, pourra-t-elle être « en
liaison avec le P.C. » ? Il est ridicule même de se poser la question.
Il n'est pas besoin de rappeler qu'une orientation idéologique
fondamentalement opposée au stalinisme est une condition nécessaire
mais non point suffisante pour la reconstruction du mouvement révo-
lutionnaire. Il faut certes aussi qu'une fraction importante de la
classe ouvrière arrive d'elle-même à un degré suffisant de clari-
fication politique pour pouvoir reconnaitre dans cette idéologie la
formulation explicite et cohérente de sa propre expérience. De cette
expérience, en train de se faire sous nos yeux, le décollement des
ouvriers par rapport au stalinisme, le refus de participer à des
actions clairement ou confusément perçues comme étrangères aux
intérêts prolétariens, constituent un moment nécessaire. Et qu'on
le veuille ou non, de longues phases de passivités et d'inaction en
sont inséparables. Est-il ineluctable que cette expérience s'achève
dans un sens positif, par le dépassement de la situation actuelle
vers la révolution ? Certes non, l'inéluctable n'a pas de place dans
l'histoire. Mais le rôle du révolutionnaire n'est pas de rester fasciné
par l'ambiguité de tout état historique donné, mais de dégager la
signification positive qui s'y trouve potentiellement et de lutter pour
qu'elle se réalise. Et dans une phase comme celle que nous traver-
sons, cette lutte commence par la formulation à nouveau de l'idéo-
logie révolutionnaire et par la propagation de celle-ci auprès des
ouvriers les plus avancés.
Tout cela évidemment est long, et pas facile. Il faut de la patience,
beaucoup de patience et d'entêtement. Et il y a toujours eu et il
y a toujours quelques-uns qui se sont découvert ou se sont forgé
cette terrible patience. Ceux qui ont commencé à temps, ont travaillé
dans les organisations qui existent, ont conçu des doutes, ont essayé
d'interpréter pas à pas les événements, ont connu la lutte ouverte,
ont dû se terrer à nouveau. Ceux-là ils sont payés pour la connaître,
la tâche infinie dont Sartre parle gaiement. Ils la connaissent assez
bien pour savoir que la plupart du temps on travaille pour un avenir
lointain, encore profondément empêtré dans la gangue du possible
et que les moments où l'on peut enfin faire ce qu'on a vécu pour
faire sont rares et nullement garantis d'avance.
Mais Sartre ne l'entend pas de cette oreille. Il ne peut pas être
patient, lui : il n'a pas de temps à perdre, il vient d'arriver, il doit
se rattraper, il lui faut de l'« action » tout de suite. Et pas n'importe
quelle action : de l'action efficace, de l'action de grand style. Il
toise avec mépris Lefort, qui se contente de la compagnie «d'autres
intellectuels et de quelques ouvriers très cultivés ». Lui, Sartre, doit
pouvoir haranguer la foule, remplir le Vel' d'Hiv'. Et pour cela, il
faut évidemment être «en liaison avec le P.C. ». Qui remplira le Vel'
d'Hiv' autrement ? Pas la gauche indépendante, en tout cas. Ce qui
permet de prédire qu'à moins qu'il ne laisse tout tomber un jour ou
l'autre, il oubliera sa gauche indépendante et ses divergences et
s'alignera sur le P.C. (1).
Cette contradiction entre la défense sur toute la ligne du P.C.
et des indépendante n'est pas seule dans les articles de Sartre ; sa com-
pagnie s'est cependant multipliée lorsque Sartre a voulu répondre à
Claude Lefort. Dans le numéro d'avril des «Temps Modernes >>
Lefort avait montré que Sartre n'arrivait à défendre et à justifier
le stalinisme qu'en déformant constamment le marxisme et en le
ravalant au niveau d'un empirisme rationaliste. La réponse de Sar-
tre, deux fois plus longue que la critique, fourmille d'inepties, de
(1) Ce qui n'implique pas obligatoirement qu'il en deviendra membre :
Sartre est beaucoup plus rentable pour le P.C. en n'étant pas membre du
« Puisque quelqu'un d'indépendant, comme Sartre, reconnait lui
aus etc. >> Evidemment le P.C. préférerait Bourvil ou Louison Bobet,
beaucoup plus populaires, mais on n'a pas toujours le choix.
67
non-sens, de grossiéretés personnelles, d'erreurs de vocabulaire (1)
et apparaît surtout comme une explosion d'hystérie ; car en suivant
les curieuse ataxie syllogistique il prouve tantôt trop, tantôt pas assez.
Cette impression se renforce quand on découvre la masse des con-
tradictions qui y sont contenues ; par exemple :
« ... Si l'on voulait mettre en lumière le finalisme honteux qui se
cache sous toutes les dialectiques... » (p. 1575). < Marx nous a fait
retrouver le temps vrai de la dialectique » (p. 1606). Est-ce que toute
dialectique cache un finalisme honteux, ou est-ce que la dialectique
marxiste n'en cache pas ?
Après avoir ironisé sur l'« expérience cumulative » du prolétariat,
contesté que les conditions en soient données dans la réalité, pré-
tendu que cette expérience ne conduit pas à l'unité du prolétariat
pendant dix pages (1577-1588), Saitre ajoute froidement : « D'ailleurs,
ce n'est pas à vos expériences cumulatives que j'en ai et je pense
en effet que le prolétariat tire profit de tout... » (p. 1588.)
On pourrait allonger facilement la liste de ces contradictions,
mais il serait superficiel de se borner à les constater. Car dans
chacune d'elles les deux termes n'ont pas le même poids. Cela se
voit d'abord statistiquement : Sartre consacre régulièrement cinq,
dix ou vingt pages dont l'ardeur donne le frisson, à démontrer que
sans le parti la classe n'est rien, que les ouvriers sont abrutis, écra-
sés, transformés en choses par l'exploitation, qu'ils sont passion et
le parti action pure, puis une phrase négligente nous affirme çà et
là que le prolétariat a une nature révolutionnaire, qu'il tire profit
de tout, qu'il se fait lui-même par son action quotidienne, qu'il est
maintenu en mouvenient par les conséquences de ses actes. Il indi-
que donc lui-même qu'il ne pense sérieusement que la moitié de ce
qu'il dit, et que le reste c'est de la confiture. Et on doit le croire,
pour une fois, car non seulement la répartition de ses pages a un
sens indépendant de lui, mais surtout ce sont les thèses où il défend
la bureaucratie qui ont une signification et une valeur objectives.
Une signification, parce qu'elles recoupent un puissant courant social
et historique, parce qu'elles ont un correspondant partout présent
dans la réalité ; le reste, l'action autonome du prolétariat, où donc
Sartre la verrait-il aujourd'hui ? Une valeur, parce qu'il y exprime
cette justification de la bureaucratie que la bureaucratie se donne
mais qu'elle n'a cure d'exprimer elle-même. En fondant la nécessité
du parti sur l'abrutissement des ouvriers, ce ballot assène à la
bureaucratie le pavé de l'ours, mais accède par là à une dignité et
à une existence historique qu'il ne possèderait pas à titre personnel.
Nous allons donc le considérer sous son aspect. essentiel, un apolo-
giste maladroit mais fervent, autodidacte mais appliqué, pénitent
mais agressif, au logos noué mais à la langue déliée bref, le
prototype de l'Intellectuel Moderne en train de construire avec les
Matériaux de la Raison l'Arche de l'Opportunité pour traverser le
de l'Histoire,
· La grande familiarité avec la théorie inculque à l'Intellectuel
Moderne un mépris réaliste et salutaire pour les constructions systé-
matiques. Platon ou Spinoza, Fichte ou Marx essayaient de mettre
en accord leur philosophie et leur pensée politique. C'étaient des
pédants, des parvenus discursifs. L'Intellectuel Moderne a ceci de
commun avec ce vieil aristocrate de la pratique, le boutiquier du
coin, qu'il confine la théorie à sa juste place : la théorie c'est bon
pour les bouquins, mais dans la vie réelle, cela ne sert pas à grand-
chose. C'est ainsi que Sartre va expliquer ce qu'est le prolétariat, son
parti et comment on peut sauver « la classe ouvrière, la collectivité
française tout entière et la paix », sans « faire ou refaire une théorie
(1), « L'homme est objet... du soleil, du chien » (p. 1590).. Développer
* l'industrie de production » (p. 1618). L'universel est ce qui « embrasse
une collection entière » (p. 1592). « Les rapports de production restent
individuels » (p. 1574).
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du prolétariat ». Cette théorie, dit-il, il lui paraissait « inutile, dan-
gereux et d'ailleurs outrecuidant » de la faire.
Ce qui est inutile, dangereux et surtout outrecuidant c'est évidem-.
ment de bavardocher pendant deux cents pages" sur le prolétariat,
le parti, leurs rapports etc. sans en avoir une conception générale.
C'est là l'attitude d'un rebouteux politique. Mais Sartre est innocent
de ce crime dont il s'accable lui-même, et c'est plutôt de ne pas
savoir ce qu'il fait qu'il faut l'accuser. Il lui eut été évidemment
impossible d'écrire tout ce qu'il a écrit sans avoir une théorie (ou
plusieurs), et en fait, de la théorie sur le prolétariat, Sartre il en
a à revendre ; il en dégouline, des pieds à la tête. Ce qu'il y a, c'est
que comme toute théorie qui ne se sait pas comme telle sa théorie
n'est qu'un ramassis confus et contradictoire de préjugés, d'ouï-dire
et d'idées mal digérées. Il ne suffit pas de vouloir faire de la théorie
pour en faire de la bonne ; mais ne pas vouloir en faire, conduit
obligatoirenient à en faire de la mauvaise.
La preuve, Sartre l'avait fournie lui-même quatre lignes aupa-
ravant, en émettant cette proposition : « Pour moi, la classe se fait,
se défait, se refait sans cesse, ce qui ne veut nullement dire qu'elle
revienne au point de départ ». Le lecteur tant soit peu sagace aura
reconnu là une proposition théorique générale, tellement générale
d'ailleurs qu'elle dépasse le terrain de la classe et peut être fécon-
dement appliquée aux quatre éléments, aux gouvernements français,
aux expéditions coloniales et aux ratons-laveurs. Tout cela se fait,
se défait et se refait sans cesse, et ne revient que rarement à son
point de départ.
Mais que le lecteur prenne patience. On n'est encore qu'à la
troisième page de la réponse de Sartre ; que diable, dans les cinquan-
te-six qụi restent, on la trouvera nichée quelque part, la différence
spécifique entre la classe ouvrière et l'être-devenant en général
Voyons plutôt.
Lefort dans sa critique avait indiqué à Sartre que pour le
marxisme il y avait des facteurs objectifs (sociaux-historiques, bien
sûr) qui tendaient à faire du prolétariat une classe révolutionnaire ;
il en avait indiqué les plus importants : la concentration du prolé
tariat, la coopération que lui impose la production capitaliste, le
bouleversement continu des techniques qui ne peut exister que parce
que le prolétariat se les assimile. Après avoir dit qu'il n'a jamais
*nié les fondements objectifs de la classe », Sartre consacrera plu-
sieurs pages de sa réponse pour prouver qu'il n'en est rien, que ces
facteurs soit n'ont aucune signification, soit tendent à l'effet con-
traire, à savoir « écraser » le prolétariat. Il prouvera donc trope
même par rapport à son but qui est la « justification » de la bureau-
cratie, laquelle du coup n'a plus besoin de prolétariat, mais d'exploi-
tés en général.
Tout d'abord, la concentration. « La concentration n'agit qu'à
travers des milieux et des formes existantes » dit sentencieusement
Sartre. Mais qui a dit que la concentration agissait en dehors des
milieux et des structures ? Le marxisme n'a pas à faire à la concena
tration des asperges, ni à la concentration des hommes en général;
il s'occupe de la concentration d'une catégorie précise d'individus
les producteurs industriels -, au sein d'un processus déterminé
le développement de la grande industrie, dans des lieux donnés
les villes et les usines modernes --, au sein d'un régime donné et
d'une histoire donnée le régime et l'histoire du capitalisme. Sartre
croit-il sérieusement que pour un marxiste la réunion par Tamerlan
de cent mille cavaliers au milieu des steppes a la même action et
signification que la réunion par Ford de cent mille ouvriers dans
les usines du Rouge ? Il est simplement stupide d'opposer le prolé.
tariat des U.S.A. que la concentration n'aurait pas rendu révolu-
tionnaire au prolétariat français moins concentré mais plus politisé,
pour prouver quoi en fait ? Que la concentration n'est pas le seul
facteur qui importe ? Mais qui a dit qu'il était le seul ? Que la con
69
centration n'importe nullement ? C'est ce que Sartre n'ose pas affir-
mer. Alors ?
Du reste, qu'est-ce qui permet à Sartre de ne voir dans l'histoire
du prolétariat américain que « les lamentables compromissions du
CIO » et « une indifférence grandissante » ? Quoi, sinon son horizon
de paroissien de Saint-Germain-des-Prés et sa conviction profonde
que ce qui se passe en France est la norme universelle (on sait bien
que la « passion insurrectionnelle » est un article de Paris). C'est
eertainement ce qui l'empêche de voir l'« indifférence grandissante >>
du prolétariat français entre 1921 et 1930 ou entre 1947 et X et la
* lamentable compromission » par laquelle ses deux partis ont « su
terminer les grèves » en juin 1936 ou l'enchaîner à la production
entre 1944 et 1947. Si dans l'histoire du proletariat américain il n'y
a que des « lamentables compromissions » et une « indifférence gran-
dissante » qu'est-ce qui y explique la puissance des syndicats, le
niveau de vie ouvrier trois fois plus élevé qu'en France ? La bonté
des trusts, peut-être ? Leur « mentalité sociale », comme l'expliquent
les journalistes parisiens après une tournée de quinze jours outre-
Atlantique ? Et pourquoi, face à cette indifférence grandissante et
à ces syndicats qui ne demandent qu'à se compromettre lamenta-
blement, les trusts au lieu de diminuer les salaires concèdent des
augmentations? C'est sans doute qu'ils ne sont pas informés sur le
CIO et le prolétariat américain. Ça leur apprendra à s'abonner aux
«Temps Modernes », au lieu d'entretenir grassement des imposteurs
qui se présentent comme spécialistes des « Labor relations » et qui
s'y connaissent moins que Sartre.
Mais l'essentiel n'est pas là. Car par le moyen de cette tauto-
logte apparemment innocente que « la quantité ne pouvait produire
d'effets sociaux sinon dans le cadre d'une société déjà structurée et
en fonction des structures existantes » on masque une vérité
beaucoup plus importante, à savoir que les structures sont modifiées
sous la pression des quantités. Les structures n'existent pas éternel-
lement, et dans leur bouleversement le changement des quantités
joue un rôle fondamental. La concentration du capital qu'est-ce
d'autre sinon une modification continue de la dimension absolue et
relative des entreprises ? Mais cette concentration en se dévelop-
pant altère, graduellement ou brutalement, une série de structures
particulières, économiques et sociales. Marx, a analysé trop longue
ment le passage de la coopération simple à la manufacture d'abord,
å la grande industrie ensuite et ses effets sur la classe ouvrière
pour qu'il soit nécessaire d'y revenir.
Ensuite, la coopération. En attribuant à Lefort l'idée que le
capitalisme développe idylliquement un prolétariat qui n'est que
positivité (on ne sait pas où Sartre a-t-il pris ça) Sartre se donne
le ridicule de vouloir prouver que « la coopération n'est pas vécue
par l'ouvrier comme le signe heureux de la solidarité », qu'on y fait
l'expérience de la dépendance ». Il semble ne pas soupçonner que
e'est ce qu'on veut lui faire comprendre et ce qu'on dit depuis
Marx : que le procès de la production capitaliste «unit, éduque et
dresse » les ouvriers dans le sentiment de leur dépendance récipro-
que et leur inculque, qu'ils le veuillent ou non, à la fois l'idée de
Minéluctabilité de cette dépendance et le refus de la forme aliénée
que celle-ci prend dans l'usine et dans la société capitaliste.
Enfin, le bouleversement continu de la technique. Ici Sartre est
« franchement » indigné. Quelle infâmie, en effet ! L'usine qui estro-
pie l'ouvrier, le travail parcellaire qui ruine la belle «culture profes-
sionnelle » d'antan, la connaissance intuitive du matériau » ! Voir
autre chose dans tout cela que la destruction et la noirceur, il faut
* manquer d'imagination » à la fois et de cour. Sartre lui n'en man-
que pas ; et son cour poussant son imagination, il décrit longuement
i «abrutissement » des ouvriers, leurs « psychoses », cette vie' végé-
tative où l'on rentre, on dine, on bâille, on dort ».
Ici on s'étonne. Car Lefort en a vu, des ouvriers. Il en a vu plus,
que Sartre n'en verra sa vie durant, et de plus près. Il a Marx chez
70
lui, les pages coupées, annotées. Il n'a donc rien compris à ce qu'il
voyait, à ce qu'il lisait ? Ou bien ce qu'explique Sartre est-il une
découverte nouvelle qu'il enfouit par modestie entre des citations
de Marx et des références aux biologistes et aux psychotechniciens ?
Non, bien sûr. Rien de tout cela n'est nouveau et tout le monde
le sait depuis longtemps. Mais ce qui est relativement nouveau, est
la volonté de ne voir que cela dans les rapports du prolétariat et
du développement technique. Oh, tout relativement : Sartre à des
précurseurs. Ainsi un jour, il y a quelque dix ans, Burnham a
annoncé sa grande découverte : Marx s'était trompé, le prolétariat
devenait de moins en moins capable de gérer la société, les quali-
fications professionnelles se perdaient dans le capitalisme moderne,
etc. Le rôle de successeur du capitalisme, dévolu par Marx au pro-
létariat, celui-ci se trouvait désormais incapable de le remplir. D'où
la mission historique positive des « managers »,
c'est-à-dire des
bureaucrates (1). Prémisses et conclusion ne diffèrent pas chez Sar-
tre, sauf que lui préfère une bureaucratie particulière : celle du parti
stalinien.
On retrouvera cet aspect de la question, comme aussi l'influence
du bouleversement technique, plus loin. Mais attardons-nous un
instant sur le pédantisme avec lequel Sartre apostrophe Lefort:
< ... peut-être songez-vous à l'influence « culturelle » du travail parcel-
laire : en ce cas, je regrette de vous le dire, les enquêtes anglo-saxon-
nes et allemandes (!) crèveront votre beau rêve : l'influence cultu-
relle du travail parcellaire est entièrement négative, il a liquidé la
culture professionnelle etc... » Cette simple phrase prouve que Sartre
ni ne connaît ni n'est capable d'imaginer ce dont il parle ; seul un
fou pourrait penser que le travail parcellaire puisse en tant que
tel avoir une influence culturelle, et les enquêtes anglo-saxonnes et
allemandes sont fort utiles sauf pour prouver que 2 et 2 font 4. Les
bêtises qu'on attribue à ses adversaires indiquent simplement les
bêtises qu'on est capable de produire soi-même. Sartre ne soupçonne
pas que tout le monde n'est pas dans son cas, en train de découvrir
la classe ouvrière, le travail parcellaire et le reste, qu'il y a des
gens
dont Lefort qui passent leur vie à réfléchir sur ces ques
tions, qu'ils réfléchissent peut-être mal mais qu'on ne leur apprend
rien en leur disant que les parties sont contenues dans le tout, qu'un
chien a quatre pattes et que le travail parcellaire a une influence
négative sur la culture professionnelle ?
Mais est-ce que le travail parcellaire à une influence « entièrement
négative » sur la classe ouvrière ? Laissons là le Wagner des « Temps
Modernes » et ouvrons Marx :
Après avoir décrit les ouvriers de la période artisanale, Marx
conclut : « ... les artisans du moyen âge s'intéressaient encore à leur
travail spécial et à l'habileté professionnelle, et cet intérêt pouvait
alier jusqu'à un certain goût artistique borné. Mais c'est également
pour cela que tout artisan du moyen âge s'absorbait complètement
dans son travail, y était doucement assujetti et lui était subordonné
bien plus que l'ouvrier moderne à qui son travail est indifférent. » (2)
On respire immédiatement un air différent, on se sent élevé à un
autre niveau de réflexion historique. Pour Marx, l'activité artisanale
et la culture professionnelle y relative permettent une réalisation de
la personnalité individuelle (l'artisan s'intéresse à son travail spé-
cial), réalisation qui atteint une valeur historique (« un certain goût
artistique borné »). Mais le négatif domine : l'absorption dans ce
travail spécial, l'horizon borné, la subordination, qui n'est pas une
subordination imposée, mais une subordination beaucoup plus lourde,
puisqu'elle est acceptée, intériorisée, valorisée par l'individu. Le pro-
fessionnel veut être un bon professionnel, il en est fier ; mais du point
de vue de l'histoire ultérieure cette fierté est ineptie, le but que doit
s'assigner l'humanité n'est certes pas de produire des parfaits tail-
leurs, carossiers ou tisserands. Cette situation est dépassée par le
11) L'ère des organisateurs, p. 56-58.
2) L'idéologie allemande, p. 206 de l'éd. Costes (Tome VI).
71
capitalisme. En ruinant les bases objectives de la belle culture pro-
fessionnelle, le capitalisme détruit certes la réalisation personnelle
dans un travail particulier, mais il fait plus que cela : il en supprime
le sens et démontre dans la pratique à l'homme l'ineptie qu'il y a
à mettre sa fierté, et le sens de sa vie dans une activité que les
machines accomplissent mieux et plus vite que lui. Et, en montrant
le caractère accidentel de la liaison de l'homme avec tout travail
productif particulier, il démontre mieux que toute philosophie que
la production matérielle n'a pas de sens par elle-même mais en tant
que moyen, qu'elle n'est que « le royaume de la nécessité sur lequel
doit s'élever le royaume de la liberté, dont la réduction de la journée
de travail est la présupposition essentielle ». L'ouvrier se révolte
contre le fait d'être traité comme un accident, et apprend chaque
jour que dans la production moderne il ne peut être traité que
comme un accident ; il ne peut en sortir qu'en devenant une brute
ou en s'emparant de la production et en la réduisant à sa vraie
signification d'activité subalterne de l'homme. En même temps, l'in-
terchangeabilité des tâches lui indique dans la pratique que tous
Tes modes de production particuliers peuvent être dominés par l'indi-
vidu moderne, qu'en attendant ils dominent.
Qu'est-e qu'il comprend à tout cela, Sartre ? Rien, il faut croire.
Lefort ayant parlé d'interchangeabilité des tâches, Sartre lui répond
que l'interchangeabilité des individus engendre surtout la peur du
chômage! Ce monsieur serait-il même « remarquablement intelli-
gent », qu'il lui faudrait connaître un peu les choses dont il parle.
L'interchangeabilité des tâches, c'est ce phénomène typique de l'in-
dustrie moderne qui rend capable un O.S.-machine de travailler
pratiquement sur toute machine produisant en série, après une mise
au courant qui varie de quelques minutes à quelques jours, et dont
la base objective-technique est que l'immense majorité des machines
modernes sont des dérivés ou des spécialisations de deux ou trois
types de machines universelles. Cela, c'est l'universalité devenue
objet objet historique et on essaie de faire comprendre à Sartre
qu'elle appelle un corollaire chez le sujet qui a inventé ces instru-
ments, les adapte et les utilise (1). Mais « remarquablement intelli-
gent » il ne l'est décidément pas. Car s'il l'était, même dans son
ignorance, il ne confondrait pas l'interchangeabilité des individus
et l'interchangeabilité des tâches. S'appelleraient-elles constamment
l'une l'autre, qu'il ne faudrait pas confondre les deux aspects qu'elles
expriment dans le phénomène, et dont émergent des significations
différentes. Mais elles ne s'appellent pas nécessairement l'une l'autre
et l'interchangeabilité des individus existe indépendamment de celle
des tâches. Les tailleurs, les cordonniers, les instituteurs sont inter-
changeables au sein de leur corporation (interchangeabilité des
individus) mais non pas les uns avec les autres (interchangeabilité
des tâches). Et il est malhonnête, par-dessus le marché, d'insinuer
que Lefort voit déjà réalisé dans l'ouvrier parcellaire « l'universel
concret de l'individu à développement intégral », au moment où celui-
ei dit que l'automatisation « rend sensible l'ouvrier à une universalité
que seule l'abolition de l'exploitation pourrait lui permettre de
conquérir ».
Sartre veut donc prouver, pendant quelques pages, que la situa-
tion objective du prolétariat ne peut pas avoir de signification. Et
qu'est-ce qu'on veut prouver, nous autres, depuis Marx ? Que le pro-
létariat, placé dans cette situation, tendra à en avoir une expérience
commune, et que cette expérience est un de ses moments constitutifs
en tant que classe. Or Sartre, aussi à l'aise sur le terrain de la philo-
sophie que sur celui de l'économie, repousse cette idée : on ne peut
pas prouver « l'unité du prolétariat par celle de son expérience », car
K.l'unité de l'expérience, quand elle se ferait progressivement, sup-
(1) On trouvera un développement remarquable de cette idée dans
H« Ouvrier américain », de P. Romano et R. Stone, publié dans les numé-
EOS. 1 à 8 de « Socialisme ou Barbarie ».
72
pose l'unité du prolétariat ».
Voici une phrase vide de sens. Car il ne s'agit pas ici de théorie
de la connaissance, ni du Je comme principe de l'unité synthétique
de l'apperception. Il s'agit de savoir si les ouvriers en tant qu'ouvriers
tendent à participer d'une expérience commune, et si dans cette
expérience, qui s'étale dans le temps, il y a une succession signifi-
cative, autrement dit si l'après se juxtapose seulement à l'avant ou
le dépasse. Il s'agit, en un mot, de savoir, si l'on peut parler d'une
histoire du prolétariat.
Est-il besoin de supposer l'unité ontologique ou transcendentale
d'un groupe pour parler de l'unité de son expérience ? Quel est le
principe d'unité de l'expérience de cette vingtaine de gosses qui ont
tous traversé la inême école et joué dans les mêmes terrains vagues
toute leur enfance durant (expérience partielle, bien sûr) ? Quel
autre que l'identité de l'école, des instituteurs, du quartier, de l'âge ?
L'unité de l'expérience, dans la mesure et dans les imites où elle
existe, est posée par l'identité ou la similitude des conditions objec-
tives dans lesquelles se trouve placé le groupe. Dire que chaque indi-
vidu appartenant au groupe percevra ces conditions et les traduira
dans une expérience d'après des structures qui lui sont propres, est
vrai à l'échelle d'une microsociologie ponctuelle, mais devient une
source de sophismes si l'on considère des masses à l'échelle de l'his-
toire. Si le « groupe » considéré se réduit à deux individus assistant
au même événement rapide, il est douteux même qu'ils aient « la
même perception » de l'événement (i.e. qu'ils traduisent de la même
manière dans le langage la description matérielle des faits) ; les
éléments perçus différemment par chacun seront nombreux et impor-
tants et de toute façon différente sera la signification que chacun
attribuera aux faits. Mais si le groupe en question comprend des
millions d'individus qui pendant des générations, de la naissance à
la mort et sous tous les rapports essentiels (1) font face à des condi-
tions identiques ou similaires, il y a fort à parier que l'unité de son
expérience ira très loin. Les traits communs émergeront, graduelle
ment ou par à coups, chaque individu tendra à reconnaître dans
l'autre le porteur d'une expérience essentiellement similaire. L'unité
de l'expérience «du prolétariat », est tout d'abord l'unité de l'expé-
rience de ces millions d'individus que le capitalisme place dans des
conditions identiques, et par tant elle ne suppose au départ que
l'unité de système capitaliste (et bien sûr aussi, le fait que les
exploités soient des sujets possibles d'une expérience en général,
autrement dit des hommes). Ce n'est là, à n'en pas douter, que le
début de l'histoire, et il se passe des longues années sinon des siècles
avant que cette expérience commune des individus ne soit récipro-
quement reconnue, élevée à la certitude de l'appartenance définitive
et inexorable à un ensemble qui dépasse les individus, transformée
de solidarité. passive en action collective. On y viendra dans un
instant. N'empêche que la circularité pseudodialectique posée par
Sartre est un mauvais calembour. Le capitalisme crée des ouvriers, et
leur impose une expérience commune ; il leur impose même l'idée
d'une appartenance à une classe. Sartre répète tout le temps qu'il
n'est pas ouvrier ; mais n'a-t-il jamais été salarié ? Quand le patron
ou l'administration dit : je baisse ou j'augmente les salaires de tanto
j'augmente ou je diminue les heures de travail de tant, qu'est-ce
qu'ils font d'autre sinon attraper cette masse d'individus par le
collet et leur gueuler dans l'oreille : pour moi, vous n'êtes pas Dupont,
Durand ou Sartre vous êtes un exemplaire accidentel de la caté-
gorie salariés, et si cela ne vous plaît pas, voilà la porte. Et si le
salarié trouve la situation qu'on lui fait insupportable, faudra-t-il
qu'il ait une carte du parti dans sa poche ou les ouvres complètes
de Maurice Thorez chez lui, pour arriver à penser que ceux qui se
trouvent à sa droite ou à sa gauche, doivent la trouver également
+
(1) Là nous faisons bien sûr un choix. Nous décidons qu'être salarie
dans l'industrie, par exemple, est un rapport essentiel tandis qu'avoir ou
non des cousins ne l'est pas.
73
1
insupportable, pour en discuter avec eux, pour que l'idée d'une
réaction commune leur vienne ? Est-ce que dans tout cela on fait
simplement l'expérience « de la dépendance », ou est-ce qu'on fait
l'expérience de la dépendance en commun et de la réaction commune
comme seule réaction possible ? Le prolétariat en soi est d'abord
matière à exploiter par le capital. Cet en-soi est déjà dépassé en
tant que tel dès qu'il y a expérience de l'exploitation, dès qu'on ne se
limite pas à être exploité, mais on se sait exploité (et dans les condi-
tions capitalistes, on se sait exploité immédiatement en tant que
participant à une catégorie sociale). Cette expérience est déjà un
pour soi élémentaire, pour sol qui est pleinement affirmé dès que
T'expérience n'est plus passivement acceptée, mais devient, par l'ac-
tion commune contre la situation commune, pratique active, grève,
révolte ou révolution. Et désormais, le prolétariat sera cela, la possi-
bilité permanente qu'ont les prolétaires de se poser dans la pratique
pour soi en tant que classe. Que dans les conditions du capitalisme
cela les amène à se donner comme objet le pouvoir et comme but le
communisme, c'est une autre histoire ; on y viendra. Mais à partir
de ce moment, il est vrai non pas que l'unité du prolétariat en se
faisant fait l'unité de l'expérience, mais que l'histoire du prolétariat
est l'histoire des efforts de ces hommes à se poser pour soi et à s'em-
parer du pouvoir.
Mais cela ne va pas, dit Sartre : « Le prolétariat est écrasé par un
présent perpétuel. » Littérature. Ce serait vrai à la rigueur des ani-
maux, certainement pas des prolétaires. S'il en était ainsi, l'histoire
(I'Histoire) serait terminée à l'heure qu'il est. Pour appuyer cette
absurdité, Sartre cite Marx, qui disait : « Ce bouleversement continuel
des modes de production, ce constant ébranlement de tout le système
social, cette agitation et cette obscurité perpétuelle distinguent
l'époque bourgeoise. Tous les rapports sociaux traditionnels et figés
se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu
s'ossifier >> mais qui concluait, ce même passage, par une phrase que
Sartre escamote : « Tout ce qui est solide s'évanouit, tout ce qui est
sacré est profané et en fin de compte l'homme est obligé d'envisager
avec des sens sobres ses conditions réelles de vie et ses relations avec
son espèce. » (Saul. par nous.)
Cela devient donc de la falsification. Pour Marx, le « bouleverse-
ment continuel » que le mode de production capitaliste apporte aux
rapports sociaux est, bien sûr, ce qui oblige l'homme à se débarasser
du solide, du figé, du traditionnel et du sacré et d'envisager « avec
des sens sobres » ses conditions de vie et ses rapports avec autrui.
C'est ce qui le force à voir dans ce qui simplement est là quelque
ehose qui est nécessairement vouée à la destruction ; c'est ce qui détruit
la domination exercée par le purement hérité et donc accidentel. Le
bouleversement continu, veut dire Marx, soumet l'homme à un double
apprentissage : il démolit les mystifications qui recouvrent la réalité
des rapports sociaux, mais aussi, encore plus profondément, il
démontre la relativité de ces rapports et de tout ce qui est donné,
même dans la réalité. Il force l'homme à voir que la réalité est le
produit jusqu'ici aveugle de l'action de l'homme, donc qu'il
peut la transformer. Et c'est parce que la classe ouvrière est placée
au cœur de ce processus de destruction perpétuelle, de révolution
permanente dans la réalité qui domine toutes les autres, la réalité
de la production, qu'elle tend à être classe révolutionnaire et classe
universelle.
Marx disait donc : la classe ouvrière fait l'expérience de ce bouie-
versement perpétuel, donc elle est obligée de comprendre et de
dépasser la relativité du présent. Sartre lui fait dire : la classe
ouvrière fait l'expérience de ce bouleversement perpétuel, donc elle
en est abasourdie. Sartre fait pire que falsifier Marx : il lui attribue
sa propre superficialité.
* Les ouvriers nouveaux qui surgissent vers 1910, continue Sartre,
comment pouvez-vous imaginer qu'ils vont reprendre les traditions
aristocratiques (!) du syndicalisme révolutionnaire et des profes-
sionnels ? Changement, oui ; changement historique (soul. par nous)
74
j
ut cumulatif, sûrement pas ». On comprend ce que l'histoire veut
dire pour Sartre : c'est ce qui pousse lentement et sûrement, comme
une barbe. L'historique serait donc le sédimenté, le graduel, l'additif.
On pensait jusqu'ici que, plutôt que les barbes et les archives de
notaire, l'histoire c'était les guerres, les révolutions et les bombes
atomiques.
Mais le mot n'a pas d'importance, c'est une des cinquante-neuf
expressions malheureuses de l'article en question. Il y a en effet
changement historique (au sens vrai) du prolétariat, c'est-à-dire
bouleversement, entrée en masse de nouvelles couches dans l'in-
dustrie, reprise de la lutte après des longues périodes d'inaction. Et
alors ? Il y a ou il n'y a pas une histoire de l'humanité, mais ce
ne sont pas les catastrophes, les guerres, les invasions et les révo-
lutions qui prouvent qu'il n'en a pas une. Ceux qui ont essayé de
montrer qu'il n'y a pas d'histoire en général n'ont pas fait appel pour
le montrer à ce genre d'événements, mais à une analyse des
diverses cultures historiques qui dégagerait de chaque période des
significations sans liaison véritable et organique les unes avec les
autres. C'est évidemment une entreprise qui se contredit elle-même,
mais Sartre aurait pu sans contradiction essayer de montrer que les
sens qui peuvent se dégager de chaque phase de l'existence du pro-
létariat ne sont pas cohérents, ne s'impliquent pas mutuellement ;
pour cela, il aurait fallu analyser au moins deux étapes du mouve-
ment ouvrier et montrer qu'elles n'ont aucune espèce de commu-
nication ou pire, qu'aucune n'a de signification, qu'elles ne sont que
chaos et incohérence.
Au lieu de cela, il fait du bouleversement un nouvel absolu, et
caricature Marx comme Cratyle caricaturait Héraclite : Tu n'en-
treras pas une seule fois dans le même fleuve. Car le « bouleverse-
ment continuel » est le bouleversement des modes de production, des
rapports sociaux, de l'organisation et des idées mais n'est certai-
nement pas un vidange continu des usines. Cela n'a jamais voulu
dire qu'à intervalles réguliers les usines sont entièrement nettoyées
de leur personnel, et que des individus tombés du ciel s'y installent.
C'est ainsi qu'il faut expliquer à un gosse que saler sa viande ne
veut pas dire vider la salière dans son assiette. Même aux moments
où le capitalisme crée un afflux de nouvelles masses dans les usines
par exemple aux U.S.A. entre 1940 et 1945 la majorité reste
composée de types qui étaient là avant, qui continuent, et avec
lesquels les nouveaux se mêlent.
Puis il y a en effet les partis. Certes pas le Parti Absolu, l'Idée
du Parti, le Parti Un, Sphérique et Egal partout à soi, auquel a
à faire Sartre, mais les partis contingents et mortels, composés d'in-
dividus périssables qui viennent de la classe et qui y retournent.
Dans les partis et à travers les partis se forment des militants qui
non seulement sont à la pointe de l'action mais tendent à réfléchir
systématiquement sur l'expérience des luttes, qui passent ensuite
dans d'autres organisations en transportant cette expérience et cette
réflexion. Mais on voit déjà qu'il faut. généraliser ; il ne s'agit plus
des partis, en tant que tels, il s'agit des militants et plus généra-
lement de l'avant-garde de la classe, dont Sartre ne dit évidemment
pas un mot, c'est-à-dire des ouvriers qui tendent plus souvent que
d'autres à participer aux luttes économiques ou politiques ou à en
prendre l'initiative, à réfléchir sur celles-ci, à penser toujours dans
la perspective des luttes futures. La classe ouvrière n'a pas de
mémoire autre que celle des individus qui la composent, car elle
n'est ni un individu ni un groupe avec des institutions gardiennes
de mémoire, et la réponse au problème de l'unité historique de
l'action prolétarienne se trouve ailleurs. Mais dans la mesure où
quelque chose comme une « mémoire » de classe existe, elle peut être
localisée dans cette avant-garde. « Tous les observateurs ont remar-
qué que les jeunes ouvriers n'ont presque aucune connaissance des
grèves de 1936 », dit Sartre. Sacrés observateurs, ce qu'ils sont perspi-
caces ! Il est vrai qu'avant de se mettre en frais ils auraient pu
penser que les jeunes ouvriers d'aujourd'hui avaient trois ans er
75
1936 et que depuis ils ont eu d'autres chats à fouetter que de lire
sur juin 36 des livres qui d'ailleurs n'existent presque pas. Mais
qu'est-ce qui se passe si une grève éclate maintenant ? Pendant la
dernière grève chez Renault, les syndicats jouèrent comme d'habitude
les jaunes (bien sûr, avec des nuances), les ouvriers en étaient
profondément dégoûtés. Et pendant des journées, au fur et à mesure
que la continuation de la grève dans le département de la 4 CV posait
Le problème du que faire devant l'ensemble des ouvriers, dans toute
l'usine on a discuté une chose : juin 1936. Il n'est pas sorcier de
comprendre que s'il y a dans un département de deux ou trois cents
ouvriers un gars qui a participé à une telle expérience, il se fera
toujours écouter par les autres, si les conditions, s'y prêtent. La vie
un ouvrier s'étend sur quarante ou cinquante ans : de la Commune
à la première guerre mondiale, de 1910 à aujourd'hui. Dans chaque
usine, dans chaque atelier se trouvent quelques ouvriers qui ont
participé aux grandes luttes du passé. C'est là le levain de la classe,
ceux qui forment pour leurs camarades d'une manière vivante le
lien entre le passé et le présent. Qu'ils soient tantôt 5% et tantôt
50 % ne change rien à l'affaire. Un sur mille suffira, le jour où il y
aura à faire.
Mais cela n'existe pas pour Sartre. Où voudriez-vous qu'il la ren-
contre, l'avant-garde ? Ce qui existe pour lui, c'est cette dichotomie :
la classe ouvrière, entité abstraite et même imaginaire, qu'on ne voit
nulle part ; puis le Parti (stalinien, bien sûr), qu'on voit tout le
temps : journaux, militants, affiches, meetings, bulletin de vote.
Si on veut rencontrer le Parti, on sait où il faut aller. Mais personne
ue vous indiquera quel autobus il faut prendre pour trouver « la
elasse ouvrière » ; c'est une « poussière ». Pourtant, cette poussière
s'agglomère parfois ; au Vel' d'Hiv ou de la Nation à la Bastille, le
1er mai. C'est des ouvriers, la plupart du moins, ils font ensemble
quelque chose. Mais si on y regarde de plus près, on voit qu'ils n'y
sont pas allés tous seuls : quelqu'un les a convoqués, réunis, encadrés,
leur a donné des pancartes, soufflé des mots d'ordre. Qui ? Parbleu,
le Parti. Voici donc l'unité enfin trouvée. Et pourquoi s'arrêter en si
bonne voie ? Pourquoi se limiter au 1er mai ? A nous l'Histoire, les
grands horizons ! Qu'est-ce qui garantit l' « unité de l'expérience », la
continuité à travers les péripéties ? Le Parti.
Tout cela, qui paraît à Sartre à la fois évident et profond, ne
résiste pas à l'examen le plus superficiel. Le parti, dans la mesure
où et lorsqu'il existe, est une expression de la continuité du prolé-
tariat, non pas sa présupposition. Tout d'abord, les aventures qu'on
décrit comme arrivant au prolétariat, arrivent au parti au décuple.
Il faut avoir la vision bornée de Sartre et être aussi exclusivement
que lui préoccupé par les problèmes que lui pose son intégration dans
Ke stalinisme hinc et nunc, en France et en 1953, pour ne pas s'en
apercevoir. Le parti ou plutôt les partis, car le parti est un objectif
et non pas une réalité les partis donc se créent, se détruisent, sont
exterminés par la police, abandonnés par la classe, réapparaissent,
scissionnent, existent en plusieurs exemplaires, s'accusent mutuelle-
ment de trahison, modifient leur programme, en font un chiffon de
papier, le reprennent, subissent l'entrée en masse de générations
nouvelles en un mot, pour reprendre l'expression profonde de
Sartre, se font, se défont et se refont sans cesse, et sont soumis au
même processus de bouleversement continu de la classe, beaucoup
plus intensément, car beaucoup plus structurés et définis, beaucoup
plus « solides et fixes », donc beaucoup plus ébranlés et balayés. La
continuité que ces partis-là peuvent garantir à la classe ouvrière,
d'est une continuité de dix ou vingt ans, et cette continuité-là chaque
génération ouvrière l'a pour elle-même. L'idée du parti comme
garant de continuité, comme principe d'unité dans le temps et dans
l'espace, pourrait être discutée si le parti existait effectivement
aomme unité ; mais il n'existe pas.
Mais cette unité, dira peut-être Sartre, bien sûr elle n'est pas
donnée ; c'est une tâche toujours à reprendre. Très bien, nous voilà
donc sortis du catholicisme stalinien. Et qui doit la reprendre ?
76
A partir de quoi ?. En s'orientant vers quoi ? Serait-ce par hasard
l'avant-garde prolétarienne, à partir de son expérience, s'orientant
vers des buts qu'elle essaie de définir elle-même ? Alors l'affaire
est entendue, et Sartre aurait noirci du papier pour rien ; car il
reconnaîtrait alors que le parti n'est qu'un moment dans cette
longue lutte au cours de laquelle le prolétariat tend à se définir un
rôle historique et à lc réaliser, et que c'est cette lutte qui est le
principe d'unité du prolétariat et de son histoire, et non le parti.
L'unité du parti existerait-elle d'ailleurs dans les faits, que cela
ne prouverait encore nullement ce que Sartre veut prouver. Celui-ci
a en effet si bien dépassé la philosophie, qu'il passe tout le temps de
l'être au devoir-être, du fait à la valeur et de l'explication à la
justification. Il répète tout le temps : puisque le P.C.F. est là, cela
prouve qu'il doit être là. De même il s'acharne à montrer contre ce
pauvre M. Germain, trotskiste, que si l'U.R.S.S. et la politique stali-
nienne sont telles qu'elles sont, elles le sont nécessairement ce qui
est une tautologie donc elles représentent un état révolutionnaire
et une politique révolutionnaire ce qui est une imbécilité. Car
Germain, Malenkov, Sartre, Bourdet, Guy Mollet, Mendès-France,
Bidault, Pinay, Laniel et de Gaulle sont tous nécessairement ce qu'ils
sont, on le sait à priori et on peut plus ou moins bien le démontrer à
posteriori. Et après ? Où Malenkov est-il privilégié parce qu'il est
au pouvoir ? Et Laniel, alors ? Parce qu'il dit que son pouvoir est
ouvrier ? Et Tito, alors ? Parce que lui, Sartre en réfléchissant et en
examinant son pouvoir, a conclu que Malenkov dit vrai et Tito
ment ? Le contraire, donc n'est pas à priori impensable ? Et pour
conclure cela, où prend-il les critères ? Pas dans le Parti lui-même,
bien sûr ; le parti serait-il la Raison, qui comporte ses propres cri-
tères ? Dans l'histoire et l'expérience des luttes prolétariennes ? Mais
alors pourquoi ce que fait Sartre, un ouvrier ne pourrait pas le
faire ? Et pourquoi ne pourrait-il pas arriver à la conclusion oppo-
sée ?
Cette médiation qu'est le parti, qu'est-ce qui la fonde en droit ?
Pourquoi le parti serait-il par définition l'expression vraie de la conti-
nuité prolétarienne, et non pas son expression nécessairement mys-
tifiée, comme d'aucuns l'ont prétendu ? Ou simplement une de ses
expressions, et tantôt vraie, tantôt mystifiée ? D'où lui vient son
statut de médiation vraie ?
A cela Sartre ne se gêne pas pour répondre : du fait que le
prolétariat le reconnaît comme tel. Allons donc : on peut maintenant
présupposer l'unité du prolétariat, et celui-ci détiendrait-il le critère
de la vérité ? Non, le parti unifie le prolétariat qui en revanche
reconnaît dans le parti sa vraie expression. Mais le prolétariat n'est
donc plus écrasé par un présent perpétuel ? Non, le parti « lui fait
voir » son passé. Mais quel moyen a un amnésique de contrôler le
récit qu'on lui fait de son histoire ?
Et quel proletariat ? Quel parti ? Quand ? Où ? Car enfin pour
Sartre le problème est facile. D'un coup, l'envie lui a pris de faire
joujou avec la praxis ; il a trouvé devant lui un parti « reconnu »
par les ouvriers (reconnu plus ou moins, mais le moins il essaie préci-
sement de l'escamoter pour se simplifier le problème). Comme il ne
se casse pas la tête avec ce qui se passe au-delà des frontières du
plus beau royaume de la terre, et comme d'ici quelque temps soit il
sera complètement stalinien soit il retournera à ses occupations habi-
tuelles, il ne semble pas soupçonner qu'il y a des moments où il faut
choisir entre deux partis qui s'opposent. Mais les ouvriers et les
militants révolutionnaires savent que ce sont là les moments cruciaux
de l'action. Que fallait-il faire en 1914, par exemple ? D'un côté le
parti l'Internationale la continuité, les cadres, les leaders hono-
rés ayant fait leurs preuves, et la classe ouvrière, qui les considérait
comme ses chefs ou ne les désavouait pas de l'autre une bande
de cinglés, ou considérés comme tels par les Sartre de l'époque, qui
accusait l'Internationale d'être « un cadavre puant » et invitait les
ouvriers à des entreprises absurdes et utopiques comme trans-
former la guerre en révolution. Que devait faire un militant allemand
- 77
en 1918 ? Un militant russe en 1923 ? Un militant espagnol en 1936 ?
Un ouvrier de Berlin-Est en 1953 ? Où était l'unité, la médiation, la
continuité pendant ces moments qui ont décidé des décades de l'his-
toire ? Où était le critère ?
Le critère, Sartre l'a dans sa poche : « l'idée vraie est une action
efficace ». Sartre croit sans doute atteindre les cimes du marxisme
par cette affirmation, mais en fait il n'y exprime qu'un pragmatisme
vulgaire, qui est d'ailleurs la philosophie organique de la bureau-
cratie.
Car si Marx a rendu beaucoup plus profonde la révolution coper-
nicaine commencée avec Kant, en montrant que non seulement toute
connaissance est connaissance pour le sujet, mais que ce sujet est un
sujet historique, donc essentiellement pratique-actif, il n'entendait
nullement par là offrir un nouveau critère transcendant de la vérité,
un nouveau modèle la pratique auquel on comparerait ce qu'on
pense pour voir si c'est vrai. Car la pratique ne comporte pas sa
propre interprétation, et renvoie à une nouvelle réflexion ; si la
réflexion n'est « en deçà » que reliée à une pratique, la pratique n'a
de sens que rapportée à une idée. Et seul ce mouvement est vérité
historique, vérité qui est une tâche infinie elle-même. Tout cela est
encore abstrait, d'ailleurs, car la société est divisée en classes, dont
chacune a une « vérité », et une « efficacité » propres. L'idée vraie est
l'action efficace, dites-vous ? Hitler donc était dans le vrai ? Il n'était
pas efficace puisqu'il a été renversé. Et avant qu'il ne le soit ? Et
Franco ? Et tout n'est-il pas renversé un jour ou l'autre ? Vous
me parlez là de fascistes et de bourgeois. Parfait. Parlons donc de
Scheidemann et de Noske. Voici des ministres ouvriers, des marxistes,
très efficaces : ils ont prouvé par la praxis que la révolution alle-
mande. était impossible en 1919. Ils avaient donc raison ? Et Staline
en assassinant Trotsky ? Il l'a raté plusieurs fois ; c'est qu'il n'était
pas encore tout à fait dans le vrai. Mais le jour où Staline a accédé
à la pleine conscience révolutionnaire, il a prouvé l'en deçà de sa
pensée en assassinant Trotsky efficacement (ou bien est-ce l'efficacité
de l'assassinat de Trotsky qui a plongé Staline dans la vérité révo-
lutionnaire ? L'une se faisant a fait l'autre, plutôt).
Dans le contexte où la place Sartre et éclairée par sa « démons-
tration », l'idée que « c'est la praxis qui décide » n'est que l'expres-
sion de l'opportunisme le plus cynique. Car la praxis, si elle décide de
quelque chose, décide après l'action, d'autant plus longtemps après
que ce qui doit être décidé est plus capital. La praxis n'aura « décidé
de la vérité de ce que nous disons les uns et les autres que le
lendemain de l'instauration du communisme intégral et non dégéné-
rable gur la planète et cette vérité n'aura alors que peu d'intérêt.
De 1914 à 1917 la praxis décidait jour après jour que Lénine avait
tort puis tout a basculé : Lénine était dans le vrai, puisqu'il faisait
la révolution qu'il avait prédite et appelée. Etait-il dans le vrai à
partir du 26 octobre 1917 ? C'est ce que pensent les gens qui se
rallient le lendemain aux révolutions victorieuses : il faut être de son
temps, c'est la praxis qui décide. Et il est probable que si un jour une
révolution prolétarienne prend le pouvoir en France, Sartre chantera
ses louanges le lendemain. Car le rôle du poète, disait Rilke, est de
dire ce qui est, celui de l'intellectuel, peut-on ajouter, est de le glori-
fier, Mais est-ce que Lénine a démontré définitivement par la praxis
qu'il avait raison ? La révolution a dégénéré par la suite, et les
menchéviks qui étaient contre la révolution avant qu'elle ne se fasse,
pensèrent prouver qu'il avait eu tort, puisque cette dégénérescence
montrait que la Russie n'était pas «mûre » pour le socialisme. Se
retrouvera-t-on dans tout cela, guidé par « la praxis qui décide » et
par l'«action efficace » ?
Et « efficace » par rapport à quoi ? Sartre se dépense à montrer
que le P.C.F. est effoace, et oublie que le jugement porté sur l'off-
cacité suppose tout d'abord une extrapolation dans le temps, ensuite
une définition de l'objectif par rapport auquel l'action est ou n'est
pas efficace. Quelqu'un qu'il serait aussi cruel de lui opposer que
Beethoven au compositeur de « Viens poupoule », mais il le faut bien
:
78
paisque il remplit la place publique de ses cacophonies, quelqu'un
donc qui a passé sa vie à faire des révolutions, je veux dire Léon Trotsky,
a écrit des volumes pour démontrer que la politique stalinienne n'est
pas efficace, qu'elle conduit à la ruine l'Etat soviétique et le prolé-
tariat mondial, et qu'un jour ou l'autre la bureaucratie stalinienne
s'écroulera sous le poids de ses crimes et de ses fautes crimes et
fautes nécessaires, sans doute, mais historiquement inefficaces. Lui,
Sartre, a décidé que la bureaucratie est efficace à jamais, qu'elle sera
là toujours ; qu'il lise donc Trotsky ou qu'il le relise, comme il
aime dire avec bonté il décrouvrira peut-être qu'il fait un mauvais
calcul.
Mais il y a plus important. Nous pensons, nous, que Trotsky
se trompait, en jugeant la bureaucratie inefficace car il la jugeait"
par rapport à un objectif, le communisme, qui n'est pas l'objectif de
la bureaucratie. Il est vrai que tout ce que fait la bureaucratie tend
å supprimer la possibilité d'une révolution communiste, mais il est
vrai aussi qu'en faisant cela la bureautie est efficace ; elle l'est par
rapport à elle-même et son objectif qui n'est pas le communisme,
mais la consolidation et l'extension de son pouvoir et son régime. Et
le jour de l'efficacité suprême, lorsque du balcon du « Figaro rouge »
Sartre aura le privilège d'applaudir le maréchal Poppof et Maurice
Thorez descendant les Champs-Elysées, la praxis aura décidé pour
lui que le stalinisme est vrai, et pour les ouvriers qu'il n'est qu'une
nouvelle forme de l'exploitation. Car l'efficacité est efficacité par
rapport à un but, et le but de l'ouvrier n'est pas celui du bureaucrate,
comme il n'est pas celui du bourgeois.
Mais il n'y a pas que l'adhésion des ouvriers au stalinisme (en
France et en Italie) qui fait de celui-ci le parti révolutionnaire (à
l'échelle mondiale). Il y a aussi le pouvoir réalisé du stalinisme, en
Russie en premier lieu. La politique concrète des P.C. est constam-
ment expliquée et justifiée par Sartre (nous avons déjà montré que
pour lui c'est tout un) par référence à la nature révolutionnaire de
I'U.R.S.S., qui est le postulat fondamental du système. Ainsi par
exemple, l'abandon de la lutte antiraciste par le P.C. américain pen-
dant la guerre était fondé sur le besoin de « ne pas fournir des
arguments à la propagandę nazie (!) » pendant que durait la guerre
et que la Russie était en danger. Le salut de la Russie est la loi
suprême, et ceci parce que la Russie est un Etat ouvrier. On voit
donc que si en réalité la Russie n'est pas un Etat ouvrier, la politique
des P.C. devient doublement réactionnaire, à la fois dans ses moyens
et dans ses buts. On serait tenté de penser que Sartre examinerait
de plus près son postulat, avant de s'embarquer dans le reste, d'au-
tant plus que ce postulat est de plus en plus attaqué de tous les
côtés, qu'il a été même attaqué dans sa propre revue depuis des
années par Lefort, qu'il y est encore maintenant indirectement mais
clairement attaqué par les articles de Péju sur le procès de Slansky.
Pensez-vous ! Examiner ses postulats, c'est sans doute de la «fausse
rigueur », «doctorale et simpliste ». C'est ainsi que Sartre se débar-
rasse rapidement de la « question russe », qui est la pierre de touche
de la compréhension des problèmes du mouvement ouvrier depuis
trente ans. Que les ouvriers français tirent les marrons du feu pour
I'UR.S.S., dit-il, on ne peut l'affirmer que si l'on peut « démontrer
que les dirigeants soviétiques ne croient plus à la Révolution russe
ou qu'ils pensent que l'expérience s'est soldée par un échec. H va de
soi que même si le fait était vrai, ce dont je doute fort, la démons-
tration n'en serait pas possible aujourd'hui ». Et il promet d'y
revenir « dans la deuxième partie », ce qu'il n'a pas fait jusqu'ici, à
moins qu'il ne s'agisse d'une discussion avec M. Germain, trotskyste,
pendant laquelle Sartre prouve que les dirigeants russes sont révo-
lutionnaires... parce qu'ils ne peuvent pas faire autre chose que ce
qu'ils font !
Tout d'abord, un enfant de douze ans dirait à Sartre que ce que
les dirigeants soviétiques « croient >> ou ne „croient pas d'a rien à
en
en
ne
ans
voir dans l'affaire. L'exploitation du prolétariat russe qui com-
mande tout le reste ne pourrait pas s'instaurer du fait que les
dirigeants russes cesseraient de croire la révolution, ni ne saurait
s'abolir si Malenkov frappé par la grâce recommençait à y « croire ».
Ensuite, l'argument de Sartre sur l'impossibilité d'une « démons-
tration » est le vieil argument éculé des cryptostaliniens. Si l'on dit
au cryptostalinien que le prolétariat est exploité en U.R.S.S., il ne se
fäche pas rouge ; il prend sa voix la plus neutre, la plus scientifique,
et répond qu'il n'y a pas d'informations pour le démontrer. Mais
alors il n'y a pas non plus d'informations pour démontrer le contraire,
ou pour le croire. A moins qu'on n'appartienne à cette catégorie
d'imbéciles que Lénine définissait comme croyant les autres sur
parole les autres, c'est-à-dire la bureaucratie stalinienne et sa pro-
pagande.
A cela Sartre répondrait vraisemblablement (c'est ce qu'indique
son argumentation contre les trotskystes) qu'il y a eu une révolution
socialiste en Russie en octobre 1917, que la classe ouvrière y a pris
le pouvoir et qu'il n'y a pas eu de restauration bourgeoise depuis.
Mais la question n'est pas ce qui s'est passé en Russie
octobre 1917, mais ce qui s'y passe 1953; il s'agit
pas de savoir si la classe ouvrière russe s'est emparée du pou-
voir, mais si elle l'a gardé. Le postulat qu'elle ne saurait le perdre que
par une restauration de la bourgeoisie classique est intenable sur
lė plan théorique (1). Et la querelle du « socialisme dans un seul
pays » signifie bel et bien qu'en l'absence d'« informations » et de
preuves du contraire, un marxiste rejetterait à priori l'idée d'un
pouvoir ouvrier se maintenant dans un pays isolé pendant trente-cinq
puisque Staline lui-même a « justifié » la possibilité d'édifier
le socialisme en Russie en faisant appel à des traits singuliers et
exceptionnels du pays.
Mais Sartre pousse le cynisme plus loin que les crypto de la
variété courante. Dans la « Réponse à Lefort », il apostrophe sévè-
rement celui-ci ; disposez-vous, lui dit-il, de documents de première
main pour entreprendre l'étude de la « classe ouvrière » en U.R.S.S. ? .
« Et si vous n'avez pas cela, que pouvez-vous dire ? Que k'ouvrier est
exploité en U.R.S.S. ? Sous cette forme, vous visez surtout le système
économique. La discussion est ouverte ; mais ce n'est pas cela qui
nous occupe en ce moment. Que la classe, ouvrière (cette fois sans
guillemets, P. Ch.) s'oppose à l'exploitation ? Oui ; cela c'est notre
sujet. Mais la seule preuve que vous puissiez fournir, c'est qu'elle s'y
oppose parce qu'elle ne peut y manquer sans vous donner tort».
Ainsi le fait que l'ouvrier est exploité en U.R.S.S. vise surtout le
système économique ! Ce surtout vaut son pesant de bavure d'exis-
tence. Cela vise donc un petit peu aussi autre chose ? Dans le
contexte, il faut comprendre que non. Pour Sartre le fait que le
système économique serait basé sur l'exploitation des ouvriers n'a
rien à voir avec le reste. L'exploitation ne détermine pas une société,
n'éclaire pas sa nature de classe. En Allemagne, les ouvriers sont
blonds ; à Toulon, ils aiment le pastis ; en Russie, ils sont exploités.
Eh bien quoi ? Téléphonez à un anthropologue, à un hygiéniste, à un
économiste, dit Sartre ; ce n'est pas mon affaire. Et cela, après avoir
exposé sur des dizaines de pages cette idée devenue un lieu commun
depuis Marx, que l'exploitation détermine d'un bout à l'autre la
réalité sociale, et l'être immédiat du prolétariat en tout premier lieu.
Notre sujet, dit sans pudeur Sartre, n'est pas si la classe ouvrière
est exploitée en Russie, mais si elle s'oppose à l'exploitation. Ainsi le
bourgeois paternaliste proclame : mes ouvriers sont heureux de leur
sort et savent ce qu'il leur faut mieux que les meneurs de votre
genre. Ici encore on constate combien facilement les mécanismes
(1) De toute façon il est discutable, a été discuté et a été en in de
compte abandonné par son tenant le plus acharné, Trotsky lui-même, qui a
écrit quelques mois avant sa mort que dans le cas d'un échec de la révo-
lution mondiale, les formes que prendrait la barbarie étaient indiquées par
le fascisme d'un côté, la dégénérescence de l'Etat soviétique de l'autre
(« In defense of Marxism », p. 31).
80
logiques d'un individu se détraquent si sa situation réelle est fausse.
Car Sartre a expliqué lui-même dans son article précédant que
l'objectif essentiel du système d'exploitation est de détruire chez l'ex-
ploité l'opposition à l'exploitation (1). Et en effet, l'idée que la classe
ouvrière russe ne s'opposerait pas à l'exploitation celle-ci supposée
établie non seulement prouverait le contraire de ce que Sartre
veut prouver, mais a été effectivement utilisée pour prouver le con-
traire. Elle a été utilisée par ceux qui soutiennent que le capitalisme
bureaucratique russe est la barbarie puisqu'il aurait détruit chez les
prolétaires russes même la possibilité de s'opposer à l'exploitation,
les transformant ainsi en une classe d'esclaves industriels moder-
nes (2).
Et de quelle opposition s'agit-il ? De l'opposition ouverte, au grand
jour, par la grève, le meeting, la manifestation de rue ? Tout cela est
pratiquement impossible sous le régime totalitaire, et son absence ne
prouve rien ; l'absence de ces manifestations sous Hitler et Musso-
lini aurait-elle prouvé que le prolétariat allemand ou italien bénissait
ses exploiteurs ? N'est-il pas plaisant, le tortionnaire d'une victime
bâillonnée, qui vous répond : Vous voyez bien, elle ne proteste. pas,
ça lui fait plaisir.
S'agirait-il de l'opposition sourde, silencieuse, quotidienne et multi-
forme que dans tous les pays du monde et en toute circonstance les
ouvriers mènent contre l'exploitation, en refusant autant que possible
de collaborer avec les exploiteurs et d'adhérer à la production ? Mais
si cette opposition n'existait pas en Russie, pourquoi les « crimes
économiques », le stakhanovisme, le paiement aux pièces, les malfa-
çons dans la production dont est constamment remplie la presse
russe ? Tout cela traduirait-il l'adhésion des ouvriers au régime
qui les exploite ? L'analyse économique et sociale n'a pas la précision
de l'astronomie ; mais à partir de la simple existence de normes de
production définies par l'Etat on peut de Paris établir l'exploitation
des ouvriers en Russie et leur opposition à l'exploitation avec autant
de certitude que Leverrier établissait l'existence de Neptune à partir
des perturbations de la trajectoire d'Uranus.
Du reste, cette opposition sourde se transforme en opposition
explicite dès qu'une faille se produit à la carapace totalitaire
comme le prouvent les derniers événements d'Allemagne orientale et
de Tchécoslovaquie.
Mais faisons-en, de l'astronomie. Supposons qu'il n'y ait aucune
information matérielle sur ce qui se passe en Russie. Qui ne voit
que ce fait lui-même, l'absence d'informations, est une mine d'infor-
mations ? Pourquoi n'aurait-on pas d'informations ? Parce que les
orages ont détruit les communications, ou que personne à Paris ne
comprend le russe ? Non, c'est parce que la bureaucratie russe n'en
i donne pas. Et pourquoi ? Pour des raisons militaires ? Mais alors
pourquoi les U.S.A., la France, l'Angleterre en donnent ? Et qu'est-ce
qu'il faudrait cacher, du point de vue de la sécurité militaire ? Les
nouvelles armes, les procédés de fabrication, l'emplacement des
usines, le nombre de gens sous les drapeaux ? Mais nous ne deman-
dons pas cela. A la rigueur, le potentiel économique global, la pro-
duction de charbon, d'acier, de pétrole, de tracteurs ? Mais celui-là
on le publie ! A partir des informations publiées, les services logis-
tiques américains connaissent à l'heure actuelle le potentiel militaire
russe à 5% près. Ce que la bureaucratie essaie de cacher autant que
possible, c'est autre chose : c'est le pouvoir d'achat, et c'est la distri-
bution des revenus. Et cela c'est en effet des armes de guerre ; car
dans la guerre qui se prépare, avec ses aspects sociaux et idéologiques,
la vérité là-dessus est une arme ; et le fait qu'elle soit cachée, signifie
qu'elle est une arme contre la bureaucratie russe. Autrement celle-ci
l'utiliserait.
(1) Objectif idéal, bien sûr, que le système d'exploitation ne peut réd-
liser que d'une manière fragmentaire et transitoire.
(2) C'est plus ou moins la position de G. Munis en France et beaucoup
plus clairement de Schachtman aux Etats-Unis.
81
Et sous quelles conditions des informations sur le pouvoir d'achat
et la distribution des revenus en Russie deviendraient une arme
contre le régime ? Si elles tendaient à établir qu'il n'y a pas de
différence essentielle entre ce régime et le régime capitaliste pour ce
qui est de la situation de la classe ouvrière. Donc, si la bureaucratie
se tait sur ces questions, ces deux points doivent être simultanément
vrais :
a) L'inégalité de la distribution des revenus doit être comparable
ou pire que dans les pays capitalistes ;
b) Le niveau de vie des ouvriers doit s'élever aussi lentement que
dans les pays capitalistes, ou encore plus lentement.
Car il est clair que si la bureaucratie pouvait montrer effecti-
vement soit qu'en Russie la répartition des revenus est plus égalitaire
qu'en Occident, soit que le niveau de vie des ouvriers s'y élève plus
rapidement qu'ailleurs, on n'entendrait plus parler que de ça. Qu'il
n'en est pas ainsi, la ligne de défense adoptée par les crypto les plus
avertis (comme Bettelheim), le prouve abondamment. Ceux-ci en effet
admettent explicitement (pour autant qu'un crypto puisse faire quoi
que ce soit explicitement) l'énorme inégalité dans la répartition des
revenus et la compression constante du niveau de vie ouvrier, et
veulent « justifier » la situation à partir du bas niveau des forces
productives (en 1913 !) et de la pénurie de cadres (laquelle, å en
croire l'inégalité croissante, doit pour des raisons inconnues s'aggra-
ver constamment). On a réfuté ailleurs ces lamentables sophismes (1).
Sartre reprend évidemment ces sophismes, plus ou moins blen;
* la forme actuelle de l'expérience russe » est peut-être dictée, dit-il,
* par la nécessité vitale d'intensifier la production », de « développer
l'industrie de production (!) », par le « danger de mort » qui «impose
une discipline de fer ». Depuis quand est-il nécessaire pour intensifier
la production ou pour la défense militaire, non pas de limiter la
consommation, mais d'anéantir la consommation des producteurs et
d'élever monstrueusement celle des parasites ? Et si l'exploitation de
l'homme par l'homme est indispensable pour développer la produc-
tion, que devient la perspective du socialisme ? Est-il donc faux de
dire que la suppression de l'exploitation est désormais la condition
de développement des forces productives, «et de la plus grande
force productive, la classe révolutionnaire elle-même ? » Et en quoi le
« danger de mort » était-il plus pressant à partir de 1927, qu'entre 1917
et 1921, années d'intervention militaire étrangère et de guerre civile,
où la démocratie dans les Soviets et dans le Parti n'a jamais tant
bien que mal cessé de fonctionner ? En quoi le crétinisme bureau-
cratique est-il économiquement plus efficace que la planification des
masses, des masses qui, comme disait Lénine, « seules peuvent vrai-
ment planifier car seules elles sont partout à la fois » ?
Si tout cela veut dire que des facteurs concrets et universels à la
fois ont amené l'installation au pouvoir d'une classe exploiteuse, la
bureaucratie, et qu'en rationalisant après coup l'histoire nous expli-
quons cette installation comme un phénomène nécessaire à la bonne
heure. Mais appeler ce qui en résulta « socialisme » ou «état ouvrier >>
ne traduit rien d'autre que la glorification du fait accompli typique de
l'intellectuel contemporain.
Bien entendu, l'histoire des « informations » qui manqueraient est
en réalité une douce plaisanterie. Sartre, malgré ce qu'il veut faire
croire, n'est pas tombé du ciel et sait que les informations qui
démontrent l'exploitation des ouvriers et des paysans existent la
bureaucratie ne peut évidemment pas organiser le secret absolu, ni
empêcher que tout ce qui transpire de son régime concourre pour
établir la même signification. I sait que la pyramide des revenus
eget extrêmement élevée U. R. S. S., et que s'll y vivait,
il serait millionnaire (ou purgé). Il est capable de résou-
dre le petit problème suivant : J'ai cent individus, j'en prends
quinze et je leur donne à chacun dix pommes ; si je ne donne qu'une
en
(1) Les rapports de production en Russie, « Socialisme ou Barbarie », No 2.
82
pomme à chacun des quatre-vingt-cinq qui restent, comment ai-je
réparti les pommes que j'avais entre les quinze et les quatre-vingt-
cing ? Il a dû lire, dans Ciliga ou dans Victor Serge (qui n'ont quitté
la Russie que longtemps après l'avènement de la bureaucratie) la
description de la condition ouvrière, et celle de la femme du peuple,
ouvrière ou paysanne, qui, soulevée d'un immense espoir pendant les
années de la révolution, est retombée dans la servitude séculaire et
dans sa vie de crasse et de misère n'a d'autre secours que faire « des
kilomètres en savates, dans la poussière, la boue ou la neige, pour
aller s'agenouiller à la seule église qui n'est point fermée et qui est
toujours très éloignée terriblement éloignée... » Oh, bien sûr, il a eu
pitié de ces pauvres femmes à la fin, le Père des Peuples. Il leur a
Quvert plus d'églises, où elles puissent apprendre la bonne nouvelle
qu'à défaut de la terre, le royaume des cieux leur appartiendra et
qu'en attendant il faut rendre à César ce qui est à César et tendre
la joue au soufflet. Mais tout cela sans doute concerne « surtout » le
système religieux comme les exhibitions de haute couture mosco-
vite concernent « surtout » les habitudes vestimentaires, comme les
camps de concentration concernent « surtout » le système péniten-
tiaire, comme la censure et le crétinisme culturel concernent « sur-
tout » le système idéologique, comme la domination et l'exploitation
des satellites concerne « surtout » les relations extérieures bref,
comme tout ce qui est particulier concerne « surtout » la particularité.
Montrez-nous l'organiciste honteux, l'hegelien misérable, le détermi-
niste visqueux qui oserait prétendre que tout cela ne peut s'organiser
qu'auteur d'une seule idée, d'un seul principe l'exploitation et
Paliénation. Montrez-le nous, ce. Thomas infidèle qui ne veut pas
croire que tout cela prouve qu'en Russie on marche vers le commu-
pisme même quand on le lui dit !
Lefort avait montré dans son article que l'on peut (et, dans une
perspective révolutionnaire, l'on doit) saisir le développement du pro-
létariat comme une histoire tendant vers le communisme. Nous
l'avons également fait dans cette revue dès son premier numéro (1).
Et cette idée semble aussi importante que peu contestable. Car s'il y
a un rapport entre le prolétariat et le communisme, ce rapport doit
se retrouver à travers les diverses phases d'existence du prolétariat
dans la société capitaliste ; on doit donc pouvoir considérer le déve-
loppement du prolétariat comme une histoire en se plaçant à ce point
de vue.
Cette idée provoque chez Sartre une stupeur profonde mais fort.
compréhensible. Ce qui est le plus solidement ancré dans l'âme du
bourgeois, et ce qui le sauve à ses propres yeux, c'est l'idée que les
ouvriers peuvent rouspéter ou faire du grabuge, mais sont incapables
de s'emparer du pouvoir, encore moins de gérer la société. Et le
bourgeois a parfaitement raison jusqu'ici les ouvriers n'en ont pas
encore été capables. Sartre est bourgeois (l'a-t-il assez répété !) Non
pas, comme il le croit, parce qu'il « vit des revenus du capital ».
Cela c'est l'extériorité bourgeoise, être bourgeois par accident, comme
on est grand ou petit, brun ou blond. Sartre est bourgeois parce qu'il
a intériorisé la bourgeoisie, parce qu'il a choisi d'être bourgeois. Et il
a choisi le jour où il a définitivement accepté cette conviction consti-
tutive de la bourgeoisie : l'incapacité des ouvriers à réaliser le com-
munisme. Il se lamente comme une dame patronesse sur leur sort ;
il pense qu'ils mériteraient mieux, qu'ils mériteraient même le pou-
voir ; mais que voulez-vous, les sentiments c'est beau, mais on n'y
peut rien : ils n'en sont pas capables. Quelqu'un doit faire le bien
pour eux. S'il possédait une usine autour de 1900, Sartre eut été un
bourgeois paternaliste ; ne possédant que des droits d'auteur en 1953,
il sera stalinien. Cette commisération consciente de sa supériorité
lui fournira la passerelle permettant de quitter le navire bourgeois
qui coule pour le navire bureaucratique qui semble tenir bien la mer.
(1) « Socialisme ou Barbarie », No 1, pages 23 à 46.
83
Et lorsqu'il se sentira atteint dans cette certitude abjecte et justifiée,
lorsque Lefort lui montrera qu'on peut voir dans l'histoire du prolé-
tariat autre chose que les défaites, la poussière et « la passion » (1),
il se défendra par l'ironie. Il se moquera, en mélangeant dans son
trouble des citations de Marx et des citations de Lefort (à tel point
qu'on ne sait plus de qui se moque-t-il), de l'« immanentisme de
chasse », sous lequel se cache, « comme sous toutes les dialectiques...
un finalisme honteux ». L'immanentisme en question, c'est en gros
l'idée « qu'en produisant le capital le prolétariat se produit lui-même
comme fossoyeur du capitalisme ». « L'ouvrier se produit en produi-
sant ». Tout est pour le mieux donc, ricane Sartre, il n'y a plus à
se plaindre de l'exploitation, puisqu'elle est inséparable du capita-
lisme, qui lui est la présupposition de la révolution. « Si j'étais jeune
patron, je serais lefortiste ». Et de nous informer que cette idée
monstrueuse, comme quoi la classe ouvrière se développe en tant
que classe révolutionnaire dans et par le capitalisme, Lefort l'a
inventée pour pouvoir justifier son ancrage projetté dans la bour-
geoisie intellectuelle. Il a beau être « opaque », Lefort, Sartre l'a
« répéré » tout de suite.
Ici c'est notre tour d'être étonnés. Est-il si ignorant, Sartre, ce
qu'il lit, ce qu'il cite de Marx lui est-il dont tellement opaque ?
Et s'il en est ainsi, pourquoi diable, au lieu de bavarder sur le Parti,
ne suit-il pas un ou deux mois une Ecole du Stagiaire d'un parti
« marxiste » quelconque ? On lui apprendra dans un langage schéma-
tique et clair qu'il pourra ensuite rendre opaque à plaisir que
le capitalisme conduit au socialisme parce qu'il développe à la fois
les « conditions objectives » et les « conditions subjectives » de la
révolution et en particulier le prolétariat comme classe révolution-
naire. Et s'il pense qu'il n'a plus l'âge de l'Ecole du Stagiaire, qu'il
doit maintenant entrer directement au Comité Central, qu'il ouvre
« Le Capital », à la page 273 du Tome IV de la traduction Molitor,
et qu'il apprenne par cour le passage suivant. Peut-être ce qui y est
dit est vrai, peut-être non, mais c'est la clé pour la compréhension
du marxisme, théorie en vogue ces derniers temps auprès des gens
avancés et même auprès des autres :
« A mesure que diminue le nombre des grands capitalistes, qui
accaparent et monopolisent tous les avantages de ce procès de trans-
formation, on voit augmenter la misère, l'esclavage, la dégénéres-
cence, l'exploitation, mais également la révolte de la classe ouvrière
qui grandit sans cesse et qui a été dressée, unie, organisée par le
mécanisme même du processus de production capitaliste... La centra-
lisation des moyens de production et la socialisation du travail arri-
vent à un point où elles ne s'accommodent plus de leur enveloppe
capitaliste et la font éclater. La dernière heure de la propriété privée
capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont expropriés à leur tour. »
Et Marx cite lui-même, en note, ce passage du « Manifeste Commu-
niste » :
« Le progrès de l'industrie que la bourgeoisie réalise sans le
vouloir et sans pouvoir s'y opposer, remplace l'isolement des ouvriers,
créé par la concurrence, par leur union révolutionnaire, créée par
l'association... Elle (la bourgeoisie) produit avant tout son propre
fossoyeur... De toutes les classes que la bourgeoisie trouve aujourd'hui
en face d'elle le prolétariat seul est une classe vraiment révolution-
naire... (le prolétariat, qui) est le produit spécifique de la grande
industrie... »
De cette page, Sartre a lu la moitié qui précède notre extrait,
(1) Cette expression est un trait de génie. Non pas de Sartre, mais de
toutes les classes exploiteuses qui existèrent ou doivent exister. L'ouvrier
est « passion », car il doit être « passion ». Quel est l'objet idéal de l'exploi-
tation ? Un objet purement passif. Seulement un objet purement passif ne
peut pas être exploité ; ce sont les esclaves, non les boufs, les ouvriers,
non les machines, qui produisent la plus-value. Là commence la tragédie
des exploiteurs.
.
84
puisqu'il la cite. C'est que dans sa lecture en diagonale de Marx il
doit tomber toujours sur les mauvaises moitiés. En tout cas, mainte-
nant qu'il peut constater l'« immanentisme » et le « finalisme hon-
teux » de Marx, il doit pouvoir s'expliquer sur le marxisme lui-même
et cesser de nous assommer avec des citations mutilées de Marx
présentées comme des arguments.
Mais si Sartre n'a pas le courage de s'expliquer sur Marx, il se
rattrape sur Engels. C'est Engels, dit-il, qui souffle des monstruosités
à l'oreille de Lefort, Engels atteint sournoisement d'économisme,
Engels qui sans doute visait aussi à s'ancrer dans la bourgeoisie
mais non voyons, il y était solidement ancré, il a passé sa vie à la
tête d'une usine.
Il est devenu fashionable depuis quelques années, parmi les
amateurs de marxisme et les demi-vierges de « gauche » d'opposer
Engels à Marx. Ce qu'on trouve - ou qu'on croit trouver de méca-
niste, de naturaliste, de « XIXe siècle » dans le marxisme, c'est Engels.
Max ah, non Marx, c'est le Manuscrit de 44 et rien d'autre. Cette
attitude traduit à la fois la bêtise, et la lâcheté. Tout ce qu'Engels
a publié du vivant de Marx a été soit approuvé par Marx avant sa
publication comme précisément l' « Anti-Dühring »
soit lu par
Marx, qui ne l'a jamais désavoué. De plus, ce qu'on peut reprocher à
Engels, se trouve aussi chez Marx (1). Voici pour la bêtise.
La lâcheté consiste en ce que ces Messieurs, qui en même temps
se défendent d'être marxistes, n'osent pas dire à en juger par
Sartre, n'osent même pas penser qu'on n'est pas obligé d'accepter
en bloc tout ce que Marx a pu dire ou écrire.
L'intervention d’Engels dans la démonstration de Sartre conduit
à des résultats suffisamment drôles pour qu'on y consacre quelques
lignes. La citation d'Engels qui doit prouver à la fois son propre
économisme et celui de Lefort, dit en résumé que le simple fonction-
nement de la loi de la valeur suffit pour produire le capitalisme
ce qui n'a rien à voir avec ce que dit Lefort, ni de près, ni de
loin. Bien sûr, ce que dit Engels est faux, et Marx a montré dans
« Le Capital » que, bien que le capitalisme fonctionne selon la loi
de la valeur, celle-ci ne suffit pas pour le créer, qu'il faut une rupture
violente qui est l'accumulation primitive. Mais l'erreur d'Engels n'a
rien à voir avec l' « économisme » ni avec la description de l'exploi-
tation « comme un processus physico-chimique », car pour Engels,
comme pour Marx, la valeur est évidemment une relation humaine
sociale (tout autant que le capital) et non pas une propriété physico-
chimique des choses ; et selon Marx, le rapport fondamental de la
société capitaliste, l'exploitation du travail, est basé sur l'égalité des
valeurs échangées (2).
Mais il y plus drôle. Car ce même passage d'Engels qui prouve
maintenant l'ignominie physico-chimique de celui-ci, Sartre l'avait
cité dans son premier article, le faisant précéder d'une chaleureuse
approbation : « Et puis, comme Engels l'a bien montré... » (3). On
comprend que le prolétariat doive être dépourvu de mémoire ; pour-
quoi Sartre serait-il seul dans son triste sort ?
Laissons Sartre et son amnésie et revenons à des choses sérieuses.
Dans le passage cité plus haut, Marx décrit se développant parallè-
comme
un
(1) Un exemple entre plusieurs : les passages de la préface au « Capital >>
où Marx parle de « loi naturele de l'évolution de la société », ou bien com-
pare l'analyse économique à l'analyse chimique.
(2) Les mésaventures de Sartre s'expliquent en partie par son ignorance
crasseuse de l'économie politique. Il doit lire « Le Capital >
roman historico-philosophique fuyant éperdument devant ce qui y est essen-
tiel, à savoir l'idée qu'à une étape donnée la philosophie doit devenir éco-
nomie sous peine de sombrer dans l'abstraction. Les passages de son pre-
mier article où il vient aux mains avec la question du salaire sont
particulièrement égayants. Ils rappellent ce critique dont Kant disait qu'il
aurait lu Euclide comme un manuel de dessin..
(3) « Les Temps Modernes », juillet 1952, p. 45,
98
lement le processus de concentration du capital et l'accroissement
numérique du prolétariat. Marx n'était évidemment pas mécaniste ;
autant et plus important que cet accroissement était pour lui le
processus d'éducation auquel le prolétariat était soumis par le capi-
talisme. Processus ambigu et contradictoire, faut-il le dire ; Marx n'a
jamais vu l'histoire du capitalisme comme un développement idyllique
de l'économie et de la culture, où un jour des ouvriers parfaitement
cultivés accéderaient pacifiquement ou par une « révolution »
instantanée, craquant la coquille à la gestion de la société. Le
capitalisme impose au prolétariat « la misère, l'oppression, la dégéné-
rescence » en même temps qu'il l' « unit, le dresse, le discipline » ; les
deux aspects se conditionnent réciproquement, et ce sont les deux
ensemble qui sont à la source de la révolution ou de la barbarie.
Ce processus de développement, Marx ne l'a jamais vu comme une
ascension linéaire. Dans un passage d'une terrifiante capacité d'anti-
cipation historique, il a décrit comment les révolutions prolétariennes
«interrompent à chaque instant leur propre cours... reculent constam-
ment devant l'immensité infinie de leurs propres buts, jusqu'à ce que
soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en
arrière... »
Un siècle s'est écoulé depuis. Ce que Marx anticipait génialement,
on peut maintenant l'étudier dans sa réalisation effective mais non
point achevée. Et cette réalisation effective a enrichi le processus
d'un élément que Marx ne faisait pas entrer en ligne de compte, de
toute façon pas sous la forme sous laquelle il est entré : l'évolution
proprement politique du proletariat. Le prolétariat a créé des formes
d'organisation diverses partis, communes, syndicats, soviets. Il a
suivi des organisations à idéologies différentes -- marxistes tout court,
anarchistes, réformistes, leninistes, staliniennes. Les formes d'organi-
sation se sont écroulées ou vidées de leur substance les partis poli-
tiques ont disparu, ou ont «trahi ». En fin de compte, l'histoire du
mouvement ouvrier apparaît tout d'abord comme une série de défaites
extérieures ou intérieures. Tout cela ne mettrait-il pas en question
la perspective de la révolution ? Peut-on trouver un sens à tout cela,
parler d'un processus ou d'une histoire ou tout n'est-il qu'accident,
erreur et illusion, une histoire pleine de bruit et de fureur et ne
signifiant rien ?
On peut répondre que ces défaites sont dues à un rapport de
forces entre la bourgeoisie et le prolétariat jusqu'ici défavorable.
S'il en est ainsi, pourquoi serait-il favorable à l'avenir ? Et comment
ne pas voir que ce rapport des forces concerne en premier lieu la
classe ouvrière ? En 1918 la bourgeoisie allemande n'existait pour
ainsi dire pas ; la bourgeoisie française en 1936, presque pas. Dans
les deux cas on multiplierait facilement les exemples ce sont
les propres partis de la classe ouvrière qui l'ont massacrée ou l'ont
arrêtée en chemin. Pourquoi ces partis ont-ils agi de la sorte ?
A cela les trotskystes répondent par deux mots : trahison, erreurs.
Enfantillage, bien sûr. Cela ferait donc un siècle que les directions
que le prolétariat se donne trahiraient ou se tromperaient tout au
moins aux moments décisifs, les seuls qui comptent. Et pourquoi tra-
hiraient-elles ou se tromperaient-elles constamment ? Est-ce une malé-
diction divine ? Et pourquoi sera-t-elle levée à l'avenir ?
Lénine pour le réformisme, Trotsky pour le stalinisme ont donné
des réponses plus sérieuses. On pourra dire si l'on veut que le réfor-
misme ou le stalinisme « se trompent » ou « trahissent » mais ce sera
une sténographie. En réalité, la politique réformiste et la politique
stalinienne s'expliquent par des facteurs sociologiques Lénine
interprète le réformisme à partir de l'aristocratie ouvrière et la
bureaucratie politique et syndicale, combinées à la possibilité objec-
tive de réformes pendant la phase florissante de l'impérialisme.
Trotsky expliquera la politique stalinienne comme la politique d'une
couche bureaucratique qui a usurpé le pouvoir dans le premier Etat
ouvrier.
Là nous tenons un mode d'explication solide. Il est certain en effet
qu'il y a une adéquation entre la politique de ces organisations et les
86
-
intérêts des couches sociales qui les dominent ; et ces couches elles-
mêmes correspondent à des phénomènes et des phases aisément des-
criptibles de l'économie capitaliste.
Mais cette explication n'est pas suffisante. Elle laisse dehors le
principal intéressé le prolétariat. Car on demande non seulement
pourquoi les dirigeants réformistes ou staliniens font la politique
qu'ils font, mais pourquoi le proletariat les suit. On ne peut pas
simplement dire qu'ils trompent le prolétariat, car on ne peut trom-
Per avec rien
pas pour longtemps, en tout cas. Et, du point de
vue pratique, nous retomberions sur la même question : pourquoi le
prolétariat ne sera-t-il pas éternellement trompé ?
L'explication ne peut être que celle-ci : Le prolétariat suit ces
directions parce que jusqu'à un certain point et pendant un certain
temps il adhère à leur politique et à leur idéologie. Pourquoi y
adhère-t-il ? Parce que en partie ces politiques et ses idéologies
l'expriment; parce qu'elles constituent à la fois des réponses à la
situation concrète dans laquelle se trouve le prolétariat face à la
bourgeoisie pendant l'étape considérée et des définitions provisoires
de son but, des moments dans cette recherche de la forme concrète
de son émancipation dans laquelle le replonge constamment le capi-
talisme. Pourquoi cesse-t-il un jour d'y adhérer ? Quelque fois parce
que toute lutte devient impossible et cesse ; le plus souvent parce que
la situation concrete a changé ou que cette forme-là d'idéologie est
dépassée ou les deux à la fois.
Mais peut-on parler de « moments dans une recherche » et de
*dépassement » en nous référant au prolétariat ? Ne sommes-nous
pas victimes du langage ? Cette recherche, ce dépassement ne pré-
supposent-ils pas un sujet au sens propre du terme, qui se réfère
à des structures logiques et des critères homogènes et qui permane
dans le temps, doué donc de « mémoire » ?
La réponse peut paraître paradoxale, elle est en fait banale. C'est
parce que le prolétariat est objectif qu'il est sujet possible. Nous
avons déjà vu que l'unité du prolétariat comme sujet comme
expérience et comme critère est posée par les conditions objectives
du capitalisme d'abord, par la réaction des ouvriers contre ces condi-
tions ensuite. De même, l'unité de l'histoire du prolétariat en tant
qu'enchuînement de significations trouve une expression objective
dans la réalité sociale actuelle. Le prolétariat n'a pas besoin de se
rappeler ses luttes antérieures, car leurs résultats sont là, incorporés
dans la situation. Les résultats de son action précédente sont
devenus partie intégrante de l'expérience actuelle, perceptibles dans
le présent sans besoin de recours réfléchi au passé. En ce sens chaque
grande action du prolétariat tend à dépasser les précédentes parce
qu'elles les contient dans son objet actuel, la réalité sociale, façonnée
par les luttes antérieures. La leçon qui sort de l'échec du réformisme,
le prolétariat n'a point besoin de mémoire pour la tirer, elle est là
devant lui : voilà ce que le capitalisme peut donner par des réformes
pacifiques, voilà peut-être le 5 % de plus qu'il pourrait encore à la
rigueur donner. La distinction entre formes de propriété et rapports
réels de production la compréhension de l'exploitation contenue
dans l'étatisation bureaucratique la vision de la dictature du
parti comme dictature sur le prolétariat et non du prolétariat
le prolétariat russe n'aura pas besoin de revivre l'histoire de la dégé-
nérescence de la Révolution d'octobre, de lire Trotsky ou même
« Socialisme ou Barbarie » pour y parvenir. Les formes supérieures de
conscience de classe sont potentiellement là, devant lui comme le
négatif de son action passée ; elles deviendront nécessairement expli-
cites le jour où il reprendra la lutte (1).
(1) En ce sens, l'expression de Lefort * il n'y a aucun facteur objectif
qui garantisse au prolétariat son progrès » est incomplète à moins que
toute l'emphase ne soit placée sur le « garantisse », auquel cas elle devient
vraie pour tout ce qui est historique, et peu intéressante. Sartre ne s'y
attarde pas ; tout est garanti par Thorez, il a le contrat d'assurance dans
sa poche.
87
Est-ce la peine d'ajouter que de ce que chaque parti exprime à un
moment donné de son existence une étape nécessaire de ce dévelop-
pement du prolétariat il ne résulte nullement qu'on a à soutenir
toujours le parti « ouvrier » le plus fort dans le pays où l'on se
trouve ? Seule une âme de valet ou de parlementaire pourrait tirer
une conclusion pareille.
Avant de terminer, donnons encore une fois la parole à Sartre :
Tout cela est arbitraire, dit-il ; c'est votre interprétation, votre
opinion ; et si vous trouvez un sens dans l'histoire du prolétariat,
c'est parce que vous avez commencé par décider qu'il en avait un.
Vous reconstruisez l'histoire du prolétariat comme une dialectique,
et vous oubliez que la vérité d'un mouvement dialectique se prouve
soit parce qu'on est dans la praxis, soit parce qu'on se trouve placé
à la fin de l'histoire.
Tout cela est en effet notre opinion ; qu'y a-t-il jamais d'autre ?
Le fait qu'elle n'est pas arbitraire résulte de ce qu'elle est l'une des
deux opinions possibles. L'autre la vôtre et celle de Camus, celle
de Malenkov et de Mac Carthy consiste à ne pas trouver de sens
dans l'histoire du prolétariat, parce que vous avez commencé par
décider qu'il ne pouvait pas y en avoir un. Nous reconstruisons l'his-
toire du mouvement ouvrier omme une dialectique, parce que c'est la
seule manière d'y comprendre quelque chose et d'en faire quelque
chose. Et votre dilemme sur la praxis et la fin de l'histoire prouve
encore une fois que vous ne savez pas ce dont vous parlez. Car être
dans la praxis signifie précisément poser la fin de l'histoire de
cette histoire-là comme projet d'action et, d'un sens possible
contenu dans le présent soutenir une perspective pratique qui éclaire
ce sens en retour.
Au demeurant, ce n'est pas avec Sartre, mais de Sartre qu'on
peut désormais discuter (1).
Pierre CHAULIEU.
(1) Désormais : car voici ce que Sartre écrivait il y a quelques années :
« ... ce n'est pas notre faute si le P.C. n'est plus un parti révolutionnaire.
Il est vrai qu'on ne peut guère, aujourd'hui et en France, atteindre les
classes travailleuses si ce n'est à travers lui ; mais c'est seulement par dis-
sipation d'esprit qu'on assimilerait leur cause à la sienne. >> Et encore :
«Le nazisme était une mystification ; le gaullisme en est une autre, le
catholicisme une troisième, il est hors de doute, à présent, que le commu-
nisme français en est une quatrième. » (Qu'est-ce que la littérature ? « Les
Temps Modernes », juillet 1947, p. 93 et 107.)
88
DOCUMENTS POLITIQUES
Les thèses du P. C. l. d'Italie
(Tendance du Congrès)
Conformément aux décisions prises au sujet de la discussion, et des
échanges internationaux avec les groupes marxistes des autres pays (1),
nous publions la traduction des thèses approuvées par le Congrès du P.C.I.
d'Italie en 1952.
Certains passages de ce document constituent en fait une réponse aux
positions de la tendance bordiguiste avec l'aquelle ces camarades cmt rompu.
Nous avons publié dans notre dernier numéro, sous le titre « La crise
du bordiguisme », un article dont la lecture permet de mieux comprendre
le texte que nous reproduisons aujourd'hui.
PROBLEMES GENERAUX
1. Le contraste entre les forces productives et les rapports de produc-
tion, qui caractérise le capitalisme et dont le prolétariat exprinie l’antithèse
historique, engendre la lutte des classes. Celle-ci n'est pas un épisode de
telle ou telle phase du développement capitaliste, mais une réalité perma-
nente qui appartient à la nature même de ce régime do production. Elle
apparaîtra avec plus ou moins d'importance et d'intensité sur le terrain
politique suivant les fluctuations de sa puissance et disparaîtra le jour
où l'avènement révolutionnaire du prolétariat donnera naissance à la pro-
duction et la distribution socialistes qui coïncideront avec la destruction
révolutionnaire de tous les organes et formes du pouvoir bourgeois.
Le parti de classe est l'organe spécifique, perinanent et imrempla-
cable, de la lutte révolutionnaire du proletariat.
3. Le Parti Communiste Internationaliste est l'organe politique de
la classe ouvrière et l'insirument, dont le rôle n'est ni episodique ni pro-
visoire, de son émancipation.
Dans aucune phase de son histoire la classe prolétarienne se peut
exister sans la présence vivante et agissante de son Parti, de même le
parti révolutionnaire n'est rien s'il n'enfonce pas ses racines au plus profond
de la classe, s'il se trouve détaché de sa vie quotidienne, de ses luttes
et de ses exigences, contingentes ou fondamentales, que la contre-révolution
victorieuse pourra rebaisser et faire taire provisoirement mais ne pourra
jamais détruire historiquement.
4. Le Parti regroupe la partie la plus avancée et la plus consciente
du prolétariat et tend à unifier les efforts des masses travailleuses, en
montrant que les mouvements partiels et contingents ne peuvent triompher
s'ils ne se relient pas aux luttes pour l'émancipation révolutionnaire du
prolétariat.
Le Parti a aussi la tâche de réveiller la conscience révolutionnaire dans
les masses ; de les arracher à l'influence réactionnaire et mystificatrice des
écoles et tendances national-communiste, national-socialiste et social-demo-
crate ; de préparer les armes de la théorie révolutionnaire et les noyens
inatériels d'action afin de diriger, au cours de la lutte, le prolétariat versi
ses objectifs finaux.
5. Il faut rejeter la conception selon laquelle dans la phase de la
contre-révolution (aucune école du marxisme révolutionnaire n'a pourtant
jamais essayé de démontrer quand et comment l'exercice du pouvoir bour-
geois cesse d'être contre-révolutionnaire !) le parti devrait se limiter à
une politique tranquille de prosélytisme et de propagande et s'orienter
vers l'étude des problèmes soi-disant fondamentaux en transformant ainsi
ses tâches en tåches de fraction sinon de secte ; cette conception est anti-
dialectique et implique la liquidation de l'organe de la lutte révolution-
naire.
6. Les guerres mondiales, issues des contradictions internes et tout
jours plus graves du système capitaliste qui ont engendré l'impérialismo
moderne, ont provoqué la désagrégation du capitalisme (quelle que soit sa
forme de domination) ; dans cette phase la lutte des classes devra se
(1) Voir no 11 :
« Résolution sur les rapports internationaux ».
89
1
résoudre en un conflit armé, avec, l'insurrection des masses exploitées
contre le pouvoir des Etats bourgeois dans leurs diverses phases de déve-
loppement, des Etats-Unis d'Amérique à la Russie soviétique et aw0C 2014-
veaux Etats de démocratie populaire.
7. Dans le cadre du programme révolutionnaire, l'analyse objective
de la situation permet de considérer comme acquise, au détriment de la
lutto prolétarienne, la disparition du premier Etat prolétarien, qui est
entré de nouveau dans l'engrenage du capitalisme mondial.
La deuxième guerre impérialisme a donc vu s'intégrer aux intérêts
généraux de la bourgeoisie l'Etat russe, qui avait été la première mani-
festation révolutionnaire et consciente de la classe ouvrière (1917).
Dans l'intérêt suprême de la révolution future, le Parti Communiste Inter-
nationaliste a le devoir de soremettre au feu de la critique marxisto, sans
défaillance idéologique et sans faiblesse politique, les causes et les effets
de ce processus de dégénérescence du premier Etat prolétarien.
Les conceptions de « socialisme national », de « démocratie 40-
velle » ou de « libération des peuples opprimés » sont opposées au marxisme
et doivent être rejetées comme faisant partie de l'idéologie et de la tactique
des forces conservatrices.
L' « antifascisme » a été le plus récent mensonge idéologique et poli-
tigue derrière lequel le capitalisme a joué la carte de sa propre conserva-
tion de classe pendant la deuxième guerre mondiale.
9. Le Parti estime définitivement close la période des mouvernents
nationaux. Ceci est également valable pour les pays coloniaux possédant
une structure économique essentiellement pré-capitaliste, dans lesquels le
capitalisme indigène s'enchevêtre avec celui de la nation colonisatrice par
des liens étroits de même nature de classe afin de réaliser conjointement
la domination sur le proletariat « colonisé »,
Il n'existe aujourd'hui en Occident et on Orient, y compris l'Asie, aucun
pays, aussi arriéré soit-il, où le prolétariat ressent davantage le probleme
de Lindépendance nationale que celui de sa libération de la double exploi-
tation capitaliste.
Dans la période comprise entre la deuxième et la troisiems guerre non-
diales, c'est-à-dire dans la période la plus vaste et la plus durs de la
domination de l'impérialisme sur le monde, lutter solidairement avec les
forces des mouvements de libération nationale, quelles qu'elles soient, signin
fie placer le parti sur le terrain de la politique de l'ennemi de classe,
signifie agir sur le terrain bourgeois vers lequel tout mouvement national
dema nécessairement se diriger.
En conséquence, le Parti rejette les alliances révolutionnaires avec les
bourgeoisies d'Occident ou d'Orient (y compris l'Asie) et la participation
Giunta guerres de formation nationale ; il rejette également la fausse concep-
tiore dialectique selon laquelle le parti devrait lutter pour la victoire des
révolutions bourgeoises sur le régime féodal afin de favoriser l'avènement
de la révolution capitaliste. Il estime que dans tous les cas cela signifierait
lutter pour le triomphe d'un impérialisme sur un autre impérialisme.
20. Dans le cadre du développement de la contre-révolution, les partis
« communistes » nationaux, désormais complètement dégénérés et transfor
més en instruments aveugles de la politique imperialiste de l'Etat 2888,
ont abandonné toute méthode de lutte de classe en agitant le drapeau non-
songer de l'antifascisme, comme si le plus grand ennemi à combattre
n'était plus le capitalisme mais seulement une de ses expressions : 141
fascisme.
Cette expérience a démontré qu'agir en dehors de la conception dialectique
du mar.isme revient à se situer au sein de l'histoire bourgeoise, c'est-à-dire
à combattre les effets et non les causes du marasme capitaliste.
Le Parti Communiste Internationaliste qui, tour à tortr, a pris ouverte-
22633t position contre la série multicolore des < nouveaux » schémas
☆ partisanisme », « mouvement de libération nationale », « collaboration au
gournement et
< nouvelles constitutions », < campagnes pour la
pois », etc. agira énergiquement pour débarrasser le terrain ouvrier de
ces fausses conceptions, afin de restituer les conditions historiques réelles
de l'opposition bourgeoise-prolétariat et d'établir 291 nouveau rapport de
force.
11. Après le renversement du pouvoir capitaliste, le proletariat ne
pourra s'organiser en classe dominante que par la destruction (et non garantit
la conquête de l'appareil étatique bourgeois et par l'instauration de sol
propre dictature de classe.
Lo forme de la représentation politique dans l'Etat prolétarien sera
fondée sur les organismes de masse qui auront surgi pendant la période
révolutionnaire, dont ils seront l'expression ; la classe bourgeoise sera
ecclue de tout droit politique.
L'Etat de la dictature du prolétariat issu d'un mouvement révo-
Lentionnaire victorieux, est une réalisation du proletariat International et
dépasse les limites de son expérience nationale comme premier épisode de
ana
90
1
la révolution prolétarienne dans le monde.
13. La défense des conquêtes révolutionnaires et des organes de
pouvoir du proletariat qui, pour des causes historiques, resteraient isoléar
dans Vattente d'un développement ultérieur de la situation internationale,
devra être confiée aux ouvriers armés sur la base insurrectionnelle et
jamais sur la base d'une armée permanente,
14. La réponse essentielle et immédiate que le prolétariat doit apporter
au probleme de l'organisation de l'Etat de sa propre dictature, est celle
de * detruire aussitôt » la vieille machine administrative pour commencer
Ammédiatement à en construire une nouvelle qui rende impossible l'élargie-
semont et le renforcement de toute bureaucratie et permette au contraire
de la supprimer graduellement.
L'Atat prolétarien a, pour normes, d'assurer : l'éligibilité absolue de
toutes les charges, la révocabilité à tout moment de tous les fonctionnaires
sans aucune exception et la réduction de leurs rétributions au niveau de
* salaire moyen d'un ouvrier ».
Seul l'Etat prolétarien, maintenu sur ls chemin de la continuate
révolutionnaire par les cadres du Parti, qui ne devront en aucun cas se
confondre avec lui ou s'y intégrer, pourra systématiquement appliquer les
mosures successives d'intervention dans les rapports économiques et sociaux,
grâce auxquelles on remplacera le système capitaliste par la gestion socia-
118te de la production et de la distribution.
16. Par suite de cette transformation économique et des changements
qui en découleront dans toutes les activités de la vie sociale et permettront
d'abolir la division en classes, la nécessité de l'Etat politique disparaîtra
également peu à peu et son mécanisme se réduire graduellement à celui
d'une administration rationnelle des activités humaines.
16.
DOCTRINE
Il est néessaire pour le parti révolutionnaire de mettre au point certains
aspects de la doctrine marxiste, instrument d'orientation et de direction
de l'action révolutionnaire, dont les diverses interprétations ont provoque
et provoquent de graves dissensions internes et la division des forces de
l'avant-garde révolutionnaire.
A l'acceptation formelle et parfois mystique du matérialisme historique,
du Capital de Mars, des veures de Lénine, etc.nous entendons opposer
le caractère indiscutable, actuel et achevé de la doctrine marxiste corame
interprétation et critique de l'économie capitaliste au cours de toute son
existence, et en particulier comme conception complète du monde et de
l'histoire humaine. Avec Mars, Engels et Lénine, le Parti pense que dans
l'histoire rien n'arrive automatiquement, indépendamment de l'activité
humaine : « Ce sont donc les hommes qui font eux-mêmes leur histoire,
dans une ambiance donnée qui les conditionne et sur la base de certains
rapports réels, parmi lesquels les rapports économiques sont décisifs. »
La compréhension de cette action réciproque fournit le fil conducteren
de l'histoire, qui est l'histoire de la lutte incessante entre les classes dans
la succession ininterrompue de hauts et de bas des situations objectives.
Briser ce fil conducteur signifie briser le cours de l'histoire dans sa réalité
vivante, nier la présupposition de la continuité de la classe révolutionnaire,
T'inévitabilité de son parti politique, signifie en définitive nier la présup-
position de la révolution prolétarienne elle-même.
Il faut donc repousser toutes les formulations, anciennes Or nouvelles,
que se placent en dehors de ce noyau central du marxisme les interpret
tations idéalistes (« ordinovismo , stalinisme, etc.) ou le dogmatisme déters
ministe (scientisme déterministe, économisme, bordiguisme décadent, etc.)
et qui finissent par aboutir à la traditionnelle pensée réactionnaire de 7.00
bourgeoisie et à l'inévitable arrêt de Velaboration de la théorie révolution-
nagre.
NATURE ET FONCTION DU PARTI
Il n'existe pas de possibilité d'émancipation prolétarienne mai de construc-
tion d'une nouvelle organisation sociale si elle ne naît pas de la Tutte 'to
C20836 ; comme du reste il n'existe aucune lutte de classe qui ne soit pas con
même temps iue lutte politique.
L'instrument de cette lutte est le parti politique de classe qui, à partir
des luttes contingentes, parvient, par l'insurrection révolutionnaire, à la
destruction de l'Etat capitaliste pour construire l'Etat de la dictature to
prolétariat et veiller à sa gestion.
La classe engendre le parti comme condition de son existence. Diem
point de vue historique, aucune importance particulière ne s'attache en
Jait que la classe ait des possibilités d'action pire ou moins grandes ADET
9)
le plan de la lutte revendicative, comme sur le plan plus spécifiquement
politique, à quoi correspond une importance plus ou moins grande de
son parti sur le plan de la lutte politique générale. Ce qui compte, cest
la continuité des rapports qui doivent exister entre parti et classe, cepen-
dant que leur renforcement et leur élargissement sont étroitement liés à
des conditions objectives favorables, dans lesquelles la volonté de réalisa-
tion du parti intervient en dernière analyse, mais seulement dans le cadre
de ces conditions, comme facteur à la fois déterminé et iléterminant.
Ce serait une erreur grossière et dangereuse pour l'avenir que de croire
qu'ait moment où elle engendre son parti, la classe se démet totalement
ou même partiellement des attributs qui font d'elle le successeur de la
bourgeoisie, comme si d'autres pouvaient, à sa place, avoir la conscience
de la nécessité de la lutte contre la classe ennemie et de son renverse-
ment révolutionnaire. Le proletariat ne cesse à aucun moment et pour aucune
raison d'exercer sa fonction antagonique ; il ne délègus pas à d'autres sa
mission historique ni ne délivre des procurations générales, même pas à
son parti politique.
Le renversement opéré par la « praxis », qui est, en somme, l'explosion
de la volonté révolutionnaire, résulte avant tout et surtout de l'accumu-
lation de facteurs divers et de poussées dans le sein de la classe ouvrière
que la dynamique révolutionnairc cristallisera dans la fraction proléta-
rienne (le parti) qui, par sa préparation idéologique, sa maturité jolitique
et sa conscience unitaire, sera la plus capable de guider et de synchroniser
le mouvement élémentaire, complexe et multiforme, et d'en faire une puis-
sante arine de lutte et de destruction.
C'est seulement à travers le parti et jamais de façon spontanée que la
classe mettra à profit l'énorme potentiel révolutionnaire concentré dans le
temps par l'anarchique et contradictoire processus productif du capitalisme.
Mais lorsque les liens entre le parti et la classe sont relâchés, brisés
et donc inopérants, la classe cesse d'être une force unitaire ; elle se
divise selon les catégories et est inévitablement portssée vers les différentes
formes de la politique corporative ; à son tour, le parti, détaché de la
classe, cesse d'être le parti de la révolution, et est destiné à risparaître
de la scène politique de classe ou à se perdre dans les compromis varie •
mentaires.
La nature même du P.C.I. d'Italie, parti de la classe ouvrière, indique
et délimite ses tâches dans le cadre d'une tactique et d'une stratégie ve
classe, en étroit rapport avec ?'analyse des rapports économiques réels et
du développement des moyens techniques de production, cette analyse pou-
vant seule permettre l'énonciation des lois qui président à la vie sociale
et, dans certaines limites, la prévision historique de leur développement
ultérieur.
Le parti rejette aussi bien les conceptions et la pratique de « l'activisme »
volontariste, animé par une vision idéaliste de l'histoire et des luttes
ouvrières, que les conceptions et la pratique de « l'inactivisme » de reluh
qui, étranger cu processus, se borne à attendre que le mouvement aveugle
et désordonné de l'économie parvienne au point final de sa propre satu-
ration explosive pour prendre alors en considération (et seulement alors),
la nécessité de donner vie au parti, à sa formation idéologiqile, à con
organisation et à son entraînement tactique. Le parti ne se forme pas par
génération spontanée ni ne s'improvise et il n'est pas concevable qu'en
l'espace d'un matin (en supposant qu'on lui accorde cet espace), il puisse
assumer la capacité subiective et objective nécessaire pour savoir utiliser
le moment décisif qu'offre la révolution.
« L'activité du parti ne peut et ne doit pas se limiter à la conserva-
tion de la pureté des principes théoriques et du réseau organisationnel,
ni à la réalisation à tout prix de succès immédiats et numériques. Le
parti est à la fois un produit et un facteur de la lutte de classe. »
Les tâches du parti peuvent se résumer ainsi :
a) La propagande pour ses principes et l'élaboration continuelle en
fonction de leur développement ;
b) La participation active à toutes les Tuttes ouvrières pour les reven-
dications immédiates ;
c) La direction de l'insurrection pour l'assaut révolutionnaire du pou-
voir ;
d) C'est sous la direction agissante du parti de classe que le proletariat
exerce, au moyen de la dictature, la gestion du pouvoir et construit l'éco-
nomie socialiste.
Dans toutes les situations où la lutte directe pour la conquête du pouvoir
n'est pas encore possible, le parti doit développer conjointement les deux
première tâches ; son absence dans les luttes du proletariat, même partielles
et immédiates, est inconcevable.
92
ABSTENTIONNISME
LLECTIONISME
PARTICIPATIONISME
Depuis le Congrès de Livourne jusqu'à aujourd'hui, le Parti n'a jamais
fait sien l'abstentionnisme face aux campagnes électorales comme principe
d'orientation de sa propre politique, comme il n'a jamais accepté, ni m'accep
tera aujourd'hui, lo participationisme systématique et indifférentié. Confor-
mément à sa tradition de classe, le parti décidera chaque fois du problème
de sa participation suivant l'intérêt politique de la lutte révolutionnaire
et à condition qu'il soit possible de mobiliser autour de cette intervention
une partie, momo modeste, de prolétaires conscients.
« Aussi, quello que puisse être la tactique du parti (participation à la
seule campagne électorale avec propagande écrite et orale ; présentation de
candidaturos ; intcrvention au sein de l'assemblée), elle devra non seulement
s'inspirer do 808 principes, mais devra proclamer ouvertement qu'en aucun
cas la consultation électorale ne peut permettre à la classe ouvrière d'expri-
mer do façon adéquate ses besoins et ses intérêts et encore moins de
parvenir la gestion du pouvoir politique.
Dans lcs élections locales, le parti ne pourra pas faire abstraction par
duto do considérations contingentes, de l'objectif général qui consiste a
distinguer parmi toutes les autres forces, la responsabilité et le point de
VUO des forces prolétariennes et à poursvivre de manière cohérente Vagitan
tion pour ses revendications historiques et générales. »
RAPPORTS ENTRE LE PARTI ET LES MASSES
Afin de ne pas se transformer en 24 club de philosophes, éloigné du
mouvement et du sillon de la lutte des classes, le parti doit résoudre
conformément aux principes marxistes le problème de ses grapports cvec
les inasses.
Un des aspects de ce problème est ce qu'on appelle la question syndi-
cale, qui comprend : appréciation du syndicat actuel, rapports dili parti
avec ce syndicat, agitations ouvrières et position du parti à leur égard et,
cuifin, organisations d'usine.
LC parti affirme catégoriquement que dans la phase actuelle de la
domination totalitaire de l'impérialisme, les organisations syndicales sont
indispensables à l'exercice de cette domination dans la mesure même out
clles poursuivent des buts qui correspondent aux exigences de conservation
et de querre de la classe bourgeoise. En conséquence, le parii estime fausse
et rejette la perspective selon laquelle ces organisations pourraient, dans
l'avenir, avoir à remplir une fonction prolétarienne et selon laquelle le
parti devrait opérer un virage et adopter la position de conquérir par
i'intérieur leurs postes de direction. Contre la position qui estime que les
syndicats actuels ont une nature ouvrière dro serl fait qu'ils sont cxclusi-
vement composés d'ouvriers et tout en reconnaissant l'exactitude de cette
dernière constatation nous affirions que :
1° L'adhésion des ouvriers au syndicat n'est pas volontaire mais imposée;
20 Depuis qu'elles ont accordé leur politique avec le jeu des compétitions
impérialistes, les organisations syndicales ne sont plus l'expression d'inté-
rêts spécifiquement prolétariens.
Dans des situations différentes, quand la classe ouvrière se mobilisera
sous la direction du parti de classe pour déclencher l'attaque frontale contre
l'Etat, elle rencontrera épaulant l'Etat et jouant un rôle néfaste les actuelles
organisations syndicales. Cette affirmation est confirmée par l'expérience
faite par les proletariats allemand et italien qui, dans les années 19194
1920. avaient tenté de passer par-dessus la barrière réactionnaire des orga-
nisations syndicales et de créor des nouvelles organisations de inasse.
Cependant, le parti, en étroit accord avec les positions historiques de
la gauche italienne, n'est pas partisan de la scission syndicale, c'est-à-dire
qu'il ne lance pas des mots d'ordre dans le vide, ni pour la constitution
de nouveaux syndicats, ni pour l'abandon des syndicats actuels par les tra-
vailleurs organisés. Ce dernier mot d'ordre ne pourra être donné que
lorsquemila prochaine crise générale de la structure capitaliste aura engendré
le mouvement révolutionnaire des masses.
Ayant constaté que, dans la situation actuelle de grande dépression du
mouvement ouvrier, la majorité des ouvriers se trouve dans les centrales
syndicales en dépit de leur nature contre-révolutionnaire, le parti estime
que ses militants doivent rester dans les syndicats tant qu'ils n'en auront
pas été expulsés par suite de leur activité. Il estime que ces nilitants
doivent participer, dans l'intérêt général du proletariat, à toutes les mani,
festations intérieures de la vie syndicale, en critiquant et en dénonçant la
politique des dirigeants syndicaux, afin d'accomplir une œuvre de clarifi-
cation et d'orientation vis-à-vis des ouvriers syndiqués.
Le parti considère que les lieux de travail usines, entreprises,
bureaux, etc. sont les endroits où il est possible de développer le plus
93
efficacement un travail de critique, de dénonciation politique et d'orienterin
tion révolutionnaire face aux ouvriers. C'est là que les groupes internatio-
nalistes d'usine devront constituer le noyau de l'activité à développer parmi
les masses et ils devront être particulièrement aidés par le parti afin d'être
capables d'intervenir politiquement dans les situations chaque fois qu'ii sera
nécessaire d'affirmer et de défendre la politique du parti.
La course aux armements et l'évolution de la situation vers le troisième
conflit mondial détermineront une série de mouvements que le stalinismo
essaiera de guider vers les objectifs de l'impérialisme russe, comme it I'm
fast hien et continue de le faire aujourd'hui.
Une des tâches du parti et de ses groupes d'usine est d'être en mesure
d'intervenir dans chaque mouvement pour effectuer un travail de clarifico-
tion et d'orientation et, si les conditions et les rapports de force le por.
mettent, d'en prendre même la direction politique.
En étroite liaison avec ce qui vient d'être dit et dans le but de rester
en contact permanent avec la classe ouvrière, le parti ne sousestime Iasi
l'importance d'être présent, là où les rapports de force le permettent, oua
élections des organes représentatifs du syndicat ore de l'usine. En consé
quence, le parti décidera d'intervenir dans les manifestations de la vie
Ouvrière suivant la possibilité ou l'impossibilité de présenter, surtout du
élections des commissions internes d'usine, une liste autonome de parti
et de l'expliquer politiquement par une motion annexe.
Au cas oil des militants internationalistes seraient élus aux commissions
internes, ils devront défendre les intérêts ouvriers dans CES organismes,
conformément à la politique du parti. Ils devront en sortir s'ils se trouvent
dans l'impossibilité de défendre cette politique.
SITUATION INTERNATIONALE
La puissance de la domination capitaliste, assurée par le succès de la
deuxième guerre mondiale, a broyé et dispersé les forces politiques :"$VO-
lutionnaires et a poussé au premier plan les forces de l'impérialisme qui
se disputent la suprématie dans le monde.
Ce climat est donc favorable à la politique des partis opportunistes,
passés au service de l'un ou de l'autre imperialisme.
La tâche de regrouper les noyaux révolutionnaires dispersés ne dépend
pas d'une initiative du parti ou d'un autre groupe politique.
Il faut tenir compte du fait que la disparition de la Troisième Internet-
tionale, la défaite de l'opposition révolutionnaire, son fractionnement et
sa dispersion, ont brisé l'unité des forces révolutionnaires, cassé le fil de
l'élaboration théorique et retardé la possibilité de tout nouveau regroupe-
ment international.
Dans la situation actuelle et avec la perspective d'une préparation psycho-
logique et matérielle de la guerre chaque jour plus forte, les possibilités
objectives de regroupement doivent être recherchées parmi les groupes,
nationaux et internationaux qui ont rompu ouvertement et définitivement
dvec le stalinisme, la démocratie et la guerre.
Le prolétariat est toujours absent de la lutte politique, et il y a, on
conséquence, une disparition, au moins apparente, d'une vraie lutté de
classe.
Cependant, le parti n'accepte pas la position qui affirme que cette situation
de carence ouvrière doit durer encore pendant une très longue période ct
fonde sur cette perspective la tactique du « rien à faire ». Au contraire,
il fait sienne la théorie de Lénine sur les changements brusques, toujours
latonts et toujours possibles dans une économie dont les contradictions
internes augmentent au fur et à mesure que le capitalisme se précipite
vers la guerre. Le parti méconnaîtrait ses tâches s'il ne tenait pas compte
du fait que le proletariat européen, bien que politiquement immobilisé c#
corrompu par le stalinisme et terrorisé par la pression contre-révolutionnaire,
dispose toujours d'une somme d'expériences de lutte de classe que les
proletariats anglais et américain n'ont absolument pas ; expériencts qui
peuvent rester assoupies, comprimées, latentes, mais qui sont prétes a
reprendre vigueur et à devenir déterminantes dans la phase de represe
du mouvement proletarien.
Nous repoussons également comme défaitiste la théorie suivant laquelle
il n'y a pas de place pour le parti dans la période historique où la contre-
révolution domine sans conteste.
Le parti affirme que même dans la période de la contre-révolution
victorieuse, qui est en définitive celle de la domination du monopole, du
capital financier et du militarisme d'aujourd'hui, choix pour les révolu-
tionnaires n'est jamais entre ce qu'il ne faut pas faire » Et ce qui est
possible et juste de faire », il n'est pas entre une formulation paradoxale
et métaphysique, tendant inévitablement à l'opportunisme, et la dure néces.
site quotidienne de faire vivre la théorie dans le monde réel des intérêts
94
antagoniques et de luttes de classe od 706 théorie prend su source et dont
elle représente la justification historique. L'action du parti de classe est
toujours réglée non par la peur » d'agir et le « risque » que cela com-
porte, mais par la préoccupation et la « volonté » de faire ce que permettent
les conditions objectives sur un terrain donné, avec des difficultés données
et un adversaire déterminé, qu'il n'est pas possible de choisir mais seule-
ment de combattre.
Dans l'histoire des luttes ouvrières et du parti de classe il est difficile
de trauver qu'on ait jamais fait plus qu'il n'étałt possible de faire. L'action
pour l'action et le zèle sont toujours advenus sur un plan différent de celui
de la classe, au moment où les masses et le parti ont engagé leur action
sur la ponte de l'opportunisme.
FACE A L'IMPERIALISME
que la
02
Quel que puisse être le jugement porté sur l'état de l'économie russe
(quc les éléments pré-capitalistes soient prédominants ou non,
capacité de détermination et le pourcentage de domination à attribuer aux
eléments du capitalisme moderne parvenus à une action monopoliste dans
le cadre de l'Etat, soient plus ou moins grands), le Parti affirme que la.
politique de l'Etat russe correspond aux intérêts fondamentaux de sa struc-
tuie économique. En conséquence, sa politique extérieure d'expension impé-
rialiste. et de préparation de la guerre est nécessairement la projection des
la poussée violente et typiquement capitaliste de son économie, tendue vers
la conquête et le contrôle de nouveaux centres de matières premières
consommation, indispensables à son
ement et aux exigences
de son front stratégique.
Le régime russe, après les premières réalisations socialistes, e subi
une régression qui s'est effectuée peu à peu, mais de manière décisive.
L'économie a redonné place aux privilèges et à l'exploitation des salariés
dans le domaine social, les couches aisées ont repris de l'influence ; dans
le domaine juridique, les formes et les normes de type bourgeois sont
réapparues ; dans le domaine politique intérieur, le courant révolutionnaire
Oh continuait les traditions bolcheviques de la Révolution d'Octobre et
du leninisme, a été battu et dispersé et a perdu le contrôle du parti et
de l'Etat ; dans le domaine international, l'Etat russe a cessé d'être une
force alliée de toutes les classes exploitées, combattant sur le terrain de la
gustre civile pour la révolution dans tous les pays. Il est devenu une tles
plus colossales forces étatiques et militaires du monde impérialiste moderne
et il participe avec les différents blocs des Etats militaires bourgeois au
jeis des alliances et des guerres. Il n'est plus au service d'exigences histo-
riques de classe, mais d'exigences nationales et impériales, c'est-à-dire
qu'il ne suit pas une politique extérieure dictée par les intérêts du 70le-
tariat mondial, mais par ceux de la couche dirigeante et privilégiée en
Russie. »
En aucun cas, le parti n'est disposé à considérer la Russie soviétique
comme un pays qui n'a pas encore réalisé sa révolution bourgeoise et doit
donc être aide par un appui solidaire et international, théorique et pratique,
afin de pousser l'économie russe au-delà de la féodalité et au-delà due
capitalisme.
Le capitalisme d'Etat n'est qu'une forme du capitalisme et ne diffère
pas par sa nature, par ses contradictions internes et même par les aspects
extérieurs de son organisation (des lieux de production au marché interne
6t au marché international) de tout autre capitalisme, y compris le plus
avancé, le plus concentré et monopoliste : celui des U.S.A.
La différence de niveau de développement n'entraîne pas ni ne justifie
L'établissement d'une hiérarchie de responsabilités et de dangers, selon
laquelle on devrait éliminer les centres du capitalisme suivant l'ordre
établi par cette hiérarchie : d'abord le centre no 1, les U.S.A., et ensuite
los autres capitalismes.
La révolution ne s'est jamais adaptée ni ne s'adaptera certainement jamais
aux lois d'aucun ordre géométrique ou sentimental, mais cherchera à frap-
per et frappera là où le capitalisme sera le plus affaibli.
Le Parti repousse donc comme dangereuse et d'inspiration trouble la
théorie selon laquelle la révolution prolétarienne perdrait son temps si elle
ne * déblayait » pas d'abord le centre capitaliste des U.S.A. Il affirme què
dans les phases de crise et de haute tension sociale, chaque révolution
victorieuse porte en elle-même, inévitablement, une capacité d'expansion
qui constitue la base concrète de l'élargissement du front révolutionnaire.
C'est pour cela que la théorie du socialisme dans un seul pays est
fausse, comme l'est également la théorie qui justifle indirectement la
dégénérescence de l'Etat russe en se basant sur l'état arriéré de son
économie.
Il serait enfantin de prévoir un écroulement simultané de tout le front
95
capitaliste ou une succession rapide d'écroulements dans les pays de tel
ou tel continent. Mais il est aussi enfantin de supposer qu'une révolution
victorieuse dans un seul pays puisse et doive durer indefiniment, en
s'appuyant non sur la solidarité agissante et créatrice de la révolution inter-
nationale mais sur le développement et l'exploitation de ses propres res-
sources nationales en matériel humain et économique. Les conditions de
Paffirmation et de la consolidation d'une expérience révolutionnaire victo-
rieuse résident uniquement dans son rayonnement stratégique ; c'est-à-dire
dans le fait de considérer les conquêtes intérieures de la révolution comme
autant de premisses pour l'attaque et la destruction violente du front
ennemi.
C'est sur cette voie seulement que la révolution pourra s'affirmer et
se consolider en ouvrant l'ère de la société socialists, ou bien elle tombera
comme est tombée en 1871 la Commune de Paris.
(Traduit de l'italien par A. Véga.)
96
TABLE DES MATIÈRES DU VOLUME II (0)
EDITORIAUX
La guerre et la perspective révolutionnaire
L'expérience prolétarienne
IX, I
XI, 1
ARTICLES
Hugo BELL : Le stalinisme en Allemagne Orientale
Raymond Bourt : Voyage en Yougoslavie .
Pierre CHAULIEU : Sur le programme socialiste
Pierre CHAULIEU : la direction prolétarienne
Pierre CHAULIEU : Sur la dynamisme du capitalisme
Philippe GUILLAUME : Machinisme et prolétariat
Claude LEFORT : Pascal
Claude MONTAL: Le prolétariat et le problème de la direc-
tion révolutionnaire ..
René NEUVIL: Le patronat français et la productivité
G. PÉTRO : La "Gauche" américaine
A. VEGA: La lutte des classes en Espagne
A. VÉGA: La crise du bordiguisme italien
VII, 1; VIII, 31
VIII, 1
X, 1
X, 10
XII, 1
XII, 46.
IX, 29
X, 18
XI, 20
XII, 23
IX, 15
X1, 26
DOCUMENTS
La reconstruction de la
Ria STONE : L'ouvrier américain
société
Georges VIVIER : La vie en usine
La vie de notre groupe
Les thèses du P.C.I. d'Italie
VII, 67;VIII, 50
XI, 48 ; XII, 31
VII, 82 ; IX, 28
XII, 89
NOTES
La situation internationale
VII, 95; VIII, 73 ; XI, 55; XII, 48
P.C. : Nationalisation et productivité
VIII, 90
Pierre CHAULIEU : Sartre, le stalinisme et les ouvriers
XII, 63
Henri COLLET : La grève aux Assurances Générales Vie
VII, 103
G. DUPONT : Les organisations "ouvrières" et la guerre
de Corée.
André GARROS : Les Auberges de la Jeunesse
VIII, 84
X, 45
Jean LEGER : Le procès Kalandra
VII, 110
Claude MONTAL : La situation sociale en France
X, 28
G. PÉTRO : La grève des chemins de fer de mars 1951
IX, 33
G. PÉTRO : Trotskysme et stalinisme
X, 35
LES LIVRES
Hugo BELL : Les syndicats soviétiques, par 1. Deutscher
PASCAL: La vie et la mort en U.R.S.S., par El Campessino.
G. P. : Trois qui ont fait une révolution, par B. Wolfe ...
Xlly 60
IX, 38
XI, 60
(1) Les chiffres romains indiquent le numéro et les chiffres arabes la
page.