Socialisme ou Barbarie - NO. 14 (AVRIL-JUIN 1954)

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Table des matières

CHAULIEU, Pierre: Situation de l'impérialisme et perspectives du prolétariat 14:1-26 = FR1954C*
MOTHÉ, D.: Le problème de l'unité syndicale 14:27-37
DISCUSSIONS:
PANNEKOEK, Anton: Lettre à Chaulieu 14:39-43
CHAULIEU, P.: Réponse au camarade Pannekoek 14:44-50 = FR1954D
DOCUMENTS:
VIVIER, G.: La vie en usine (III) 14:51-61
NOTES:
BELL, Hugo: Wilhelm Piek, ou la carrière d'un grand bureaucrate 14:62-65
FABER, D.: La grève des postiers des bureaux-gares 14:66-74
R. M.: Intellectuels et ouvriers: Un article de Correspond[e]nce (traduit de l'américain) 14:74-79
ANNONCE: Réunion publique 14:[80]
SOMMAIRE
À PARAÎTRE AUX PROCHAINS NUMÉROS


SOCIALISME OU BARBARIE
Parait tous les trois mois
9, Rue de Savoie, Paris Vie
Ne pas envoyer de mandat
sans écrire auparavant.
QOQO
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU
Ph. GUILLAUME - A. VEGA
Gérant : G. ROUSSEAU
OOOO
LE NUMÉRO
150 francs
ABONNEMENT UN AN (4 numéros) 500 francs
SOCIALISME OU
OU BARBARIE
Situation de l'impérialisme
et perspectives du proletariat
L'analyse de la situation mondiale actuelle, présentée dans cette revue
depuis son premier numéro (1), peut être résumée ainsi : la caractéristique
fondamentale de la période contemporaine est la lutte entre le bloc améri-
cain et le bloc russe pour la domination et l'exploitation du monde ; cette
lutte a sa source dans la nécessité inexorable qui pousse la classe dominante
de chaque bloc - les trusts américains et la bureaucratie russe — à agran-
dir ses profits et sa puissance, à s'assurer l'exploitation de l'humanité
entière, à garantir sa domination contre toute attaque extérieure et tout
soulèvement intérieur. Il y a peu de chances que le prolétariat puisse,
par une révolution qui devancerait la guerre, renverser les régimes, exploi-
teurs à l'Est et à l'Ouest, il est donc extrêmement probable que la lutte
entre les deux blocs culminera dans une troisième guerre mondiale. Celle-ci
accélérerait énormément la maturation des conditions de la révolution ; la
perspective de la révolution est intimement liée à celle de la guerre. La
période qui nous sépare de la guerre, courte ou longue, doit être mise à
profit pour la construction d'une organisation d'avant-garde, indispensable
si les possibilités révolutionnaires qui surgiront de la guerre doivent être
réalisées. Cette construction doit commencer par un réarmement idéologi-
que et programmatique, sans lequel rien de durable ne saurait être édifié.
Les événements qui se sont succédé depuis le début de 1953 semblent
mettre en question cette perspective. Le ralentissement du réarmement
américain ; les changements en Russie consécutifs à la mort de Staline ;
la nouvelle attitude russe dans les rapports avec les Etats-Unis, et la reprise
de négociations abandonnées (Allemagne), l'aboutissement soudain d'autres
qui piétinaient depuis longtemps (Corée) ou des nouvelles ouvertures de
discussion (Indochine) ; enfin, la révolte du prolétariat d'Allemagne orien-
tale en juin, les grèves d'août en France ces événements forment incon-
testablement un ensemble, dont la signification parait à première vue être :
le ralentissement du cours vers la guerre, la tentative des blocs impéria-
listes de stabiliser leurs relations, la rentrée en scène de la classe ouvrière.
S'arrêter là serait pourtant rem cer par des conclusions hâtives et par
des impressions l'analyse approfonas de la situation du régime d'exploi-
tation et du prolétariat, ne pas dégager des événements les leçons qu'ils
comportent, remplacer la critique marxiste par la météorologie de l'atmos,
phère politique dans laquelle se spécialisent avec succès les trotskistes. If
laut, au contraire, profiter de ce « tournant », apparent ou réel, dans la
situation, pour poser avec encore plus d'acuité les problèmes et explorer
davantage ce qui peut ne pas être clair.
(1) Voir les articles Socialisme ou barbarie (nº. 1), 1948 (ib.), La con-
solidation temporaire da capitalisme mondial (no 3), La guerre et la pers-
poctivo révolutionnaire (nº 9) et les Notes sur la situation internationale
des no. 2, 3, 4, 7, 8, 11, 12.
1
Qu'est-ce qui a provoqué ces changements dans la situation ? Jus-
qu'où peuvent-ils aller ? Y a-t-il un vrai ralentissement du cours vers la
guerre ? La perspective de la guerre en est-elle modifiée ? De toute façon
que signifiait-elle exactement ? Quel est le moteur profond de la lutte der
deux blocs ? Leur tentative de stabiliser leurs relations peut-elle aboutir ?
Quel est le mode de coexistence qu'ils peuvent réaliser aussi longtemps que
la guerre n'éclate pas ? Que peut faire la classe ouvrière pendant cette
période ? Quelles sont les tâches qui se posent à son avant-garde ? Voici
les questions auxquelles nous voulons répondre par cet article. On ne
saurait le faire sérieusement sans revenir sur certains points théoriques,
ni sans revoir le développement de la situation qui a précédé les événe-
ments de l'an dernier.
I.
L'IMPERALISME ET LA GUERRE
Les moteurs de la guerre impérialiste.
La conception de Lénine sur les guerres à l'époque de l'impérialisme
part de l'analyse de celui-ci en tant qu'étape particulière de développement
du capitalisme. L'impérialisme est l'époque où d'un côté l'économie et la
société capitaliste sont dominées par les monopoles, où, d'un autre côté,
le partage du monde entre les monopoles et les Etats qu'ils dominent
est achevé. L'expansion des monopoles ne trouvant plus devant elle des
espaces libres, des pays neufs où se réaliser comme pendant lė XIXsiè.
cle leur tendance à augmenter leurs profits et leur puissance ne peut que
les conduire à la lutte violente pour un nouveau partage du monde, dane
lequel chacun espère agrandir la sphère qui est sous son exploitation
directe.
Que signifie l'expansion pour les classes exploiteuses ?
Pour les groupes de monopoleurs qui dominent les Etats impérialistes
en présence, agrandir la sphère de leur exploitation veut dire directement
agrandir leurs profits et leur puissance; obtenir des matières premières.
bon marché ou exporter des capitaux veut dire s'approprier soi-même la
plus-value du prolétariat colonial au lieu de la laisser aux concurrents,
La plus-value coloniale n'a d'ailleurs pas une odeur spécifique qui attire
en tant que telle les impérialistes, et Lénine dit expressément que ceux-ci
s'intéressent tout autant à l'annexion de régions industrielles (2). Dans
cette lutte pour l'agrandissement des profits, les sources possibles de
matières premières préoccupent les impérialistes pratiquement autant que
les sources réelles (3) ; et des régions qui n'ont aucun intérêt économique
direct sont âprement disputées à cause de leur intérêt stratégique (4), car
la puissance n'est pas une fin en soi, mais elle est le seul moyen, dans
le monde capitaliste où « toutes les contradictions ne peuvent être résolues.
que par la force » (5) de régler le partage de la plus-value mondiale entre
les exploiteurs.
Si l'on veut systématiser les facteurs économiques qui expliquent la
tendance des pays capitalistes à dominer zone aussi étendue que
possible, on aboutit à trois idées :
a) Le capital des pays impérialistes tend à soumettre à son exploitation
la quantité de main-d'ouvre la plus grande possible, et en particulier
celle des pays arriérés où le taux d'exploitation tend à être plus élevé..
L'utilisation de cette main-d'ouvre peut impliquer l'exportation de capital
du pays impérialiste vers le pays dominé, mais cela n'est pas indispen-
sable ;
b) En s'installant dans des pays producteurs de produits primaires
une
(2) N. Lénine, L'Impérialisme (Ed. Sociales), p. 82. Ceci veut dire,
évidemment, que l'impérialisme ne s'intéresse pas exclusivement aux régions
coloniales ; il peut s'y intéresser particulièrement si l'exploitation de la
main-d'ouvre y est plus intense (v. plus loin).
(3) Ib., p. 75.
(4) Ib., p. 82.
(5) Ib., p. 86.
2
(agricoles ou miniers), le capital du pays impérialiste s'approprie la rente
foncière relative à cette production, qui autrement reviendrait à d'autres
couches ou d'autres pays ;
Entendant la zone sous son pouvoir économique et politique, le
capital du pays impérialiste étend le marché qu'il « protège » et se réserve
pour lui-même, donc il peut exploiter d'une manière monopolistique les
couches non prolétariennes de la population (6).
Il est facile de voir que ces trois idées se ramènent au fond à une
seule, à savoir : l'exploitation directe, par le pays impérialiste, d'une zone
aussi large que possible.
Qu'est-ce qui a provoqué ces changements dans la situation ? Jus-
qu'où peuvent-ils aller ? Y a-t-il un vrai ralentissement du cours vers la
suerre ? La perspective de la guerre en est-elle modifiée ? De toute façon,
que signifiait-elle exactement ? Quel est le moteur profond de la lutte des
L'impérialisme n'implique pas nécessairement une forme privée de capi-
talisme.
ne
On peut se demander : ces caractéristiques ne sont-elles pas déjà
celles du capitalisme en général ? Pourquoi faire intervenir les monopoles
dans la définition de l'impérialisme ?
La réponse est que ces caractéristiques ne sont pas nécessairement
celles d'un capitalisme concurrentiel, si au moins celui-ci est rigoureuse-
mnent défini ; car, dans ce cas, le capital de chaque pays se trouve faire
face à l'ensemble du marché mondial, dont son propre marché national
se différencie pas essentiellement. Si cette hypothèse est prise dans
toute sa rigueur, il n'y a pas d'avantage à se réserver une zone d'exploi-
tation propre, puisque par exemple la « protection » des marchés est incon-
nue, puisque les capitaux peuvent se placer indifféremment dans les pays
où le taux de profit est plus grand, etc.
Il est vrai qu'un tel capitalisme concurrentiel est un schéma théorique
qui s'est encore moins réalisé sur le plan international que sur le plan
national. Et il est vrai que les facteurs mentionnés plus haut comme déter-
minant l'expansion impérialiste, ont joué dans l'histoire moderne longtemps
avant la domination des monopoles. II reste néanmoins que l'avènement
de ceux-ci donne à ces facteurs un caractère nécessaire, indissolublement
lié à la structure profonde du capitalisme des monopoles, les rend essentiels
d'accidentels qu'ils étaient auparavant (7). L'expansion territoriale a un
sens pour le capitalisme concurrentiel dans la mesure où celui-ci s'écarte de
son concept, pour le capitalisme monopoleur dans la mesure où celui-ci
le réalise.
Mais si l'expansion impérialiste est l'expression nécessaire d'une éco-
nomie où la concentration du capital est arrivée à l'étape de la domination
des monopoles, elle l'est a fortiori d'une économie où la concentration est
arrivée à limite naturelle, la domination « d'un seul capitaliste ou
groupe de capitalistes » (Marx). Elle est autrement dit encore plus néces-,
saire pour une économie à concentration totale, pour un capitalisme bureau-
cratique. Pour la classe exploiteuse d'une telle économie, la tendance à
l'exploitation directe d'une sphère aussi étendue que possible se pose
avec la même nécessité que pour les monopoles, et se ramène aux trois
éléments que nous avons analysés plus haut. Qu'elle se réalise à travers
des modalités différentes (par exemple que l'exportation de capitaux joue
un rôle beaucoup plus réduit et sous une autre forme que sous la domina-
tion des monopoles), cela résulte des différences qui séparent le capitalisme
sa
(6) Les couches prolétariennes aussi, bien entendu ; mais rigoureu-
sement parlant, cet aspect est un des facteurs qui déterminent un taux
d'exploitation du prolétariat, dont nous avons parlé sous (a).
(7) Du point de vue étroitement économique, et dans le schéma du
capitalisme concurrentiel, la nation est un accident. Tout ce qui donne
une signification économique à la nation dans ce cas (frontières géographi-
ques, habitudes de consommation, enracinement de la main-d'ouvre), est, du
point de vue de l'économie, inorganique, imposé par la nature ou hérité de
l'histoire. Dans le capitalisme des monopoles, par contre, la nation acquiert
sens économique propre : c'est le domaine d'exploitation directe d'un
groupe de monopoles, un marché qui est sous son contrôle exclusif.
3
bureaucratique du capitalisme monopoleur, mais ne change rien quant au
fond.
Car l'impérialisme du capital, il faut le souligner avec force, n'est pas
lié à la propriété « privée » ou « étatique » des moyens de production, ni
à l'existence d'un marché « libre » ou « planifié ». En se réservant un
« marché », les monopoles se réservent la possibilité d'exploiter (en tant
que consommateurs ou producteurs « indépendants ») les couches non pro-
létariennes d'un pays, mais le même processus a lieu si, au lieu de mono-
poles, et à faire une bureaucratie, exploiteuse ; autrement dit, cette dernière
aussi ne peut exploiter qu'à condition de dominer. Et la conception de
Lénine, que nous avons résumée plus haut, n'a rien à voir avec la théorie
des « débouchés ». ou le « besoin de réaliser la plus-value », comme le
laissent: entendre des interprétations éclectiques mises en avant parfois
par certains staliniens ou trotskistes; ces conceptions se basent implicité-
ment la théorie de l'accumulation de Rosa Luxembourg, qui est
erronée (8).
La paix impérialiste qui sépare deux guerres de ce nom s'appuie sur
un équilibre des forces entre les groupes ou les Etats impérialistes, et
c'est la rupture de cet équilibre des forces qui fait exploser la guerre,
non pas la crise ou « l'impasse économique » en tant que telle ; celle-ci
peut jouer soit en modifiant l'équilibre précédant, soit en augmentant la
quantité des risques qu'un groupe impérialiste est disposé à accepter en
entrant dans la guerre, mais n'est pas la cause de la guerre, dont les
moteurs profonds existent en permanence, leur action étant seulement neu-
tralisée d'une manière provisoire par l'existence d'un équilibre des forces.
sur
Pourquoi est-il nécessaire d'agrandir les profits et impossible d'aboutir à
une entente permanente ?
Mais d'où vient la tendance des monopoles à agrandir sans limite leurs
profits et leur puissance ? Et pourquoi un arrangement amiable entre
les monopoles pour le pillage concerté de la terre ne pourrait-il être
réalisé et appliqué éternellement (ce que Kautsky appelait le « superimpé-
rialisme ») ? Ces deux questions comportent une seule réponse.
Il est clair, et nous l'avons déjà rappelé, que la puissance n'est pas
une fin en soi, mais le seul moyen dans l'univers capitaliste pour sau-
vegarder et agrandir les profits. Mais dans la tendance des monopoles
à agrandir leurs profits, ce qui est important n'est pas le mobile psycho
logique, la « soif illimitée du profit » (bien que celle-ci existe et soit un
des fondements de la société capitaliste). Le profit est à son tour la
condition de survie du capitaliste. Statiquement, ce qui fait le capitaliste,
c'est le capital ; mais dynamiquement, le capital n'est que du profit accu-
mulé et c'est l'expansion de son capital, l'accumulation du profit qui seule
peut perpétuer l'existence du capitaliste. Cela est clair sous le capitalisme
concurrentiel ; le capitaliste qui n'accumule pas suffisamment est évince
par les concurrents, et ce qui lui permet d'accumuler suffisamment n'est
pas l'ascèse bourgeoise, mais un volume de profits plus important. L'ère
des monopoles met fin (pour l'essentiel) à la concurrence entre entreprises
du même secteur à l'intérieur d'un pays, soit par l'apparition d'un mono-
pole au sens effectif du terme (un seul capitaliste ou groupe de capita-
(8) Il nous est malheureusement impossible de nous étendre ici sur
ce point. Il importe cependant de dire un mot sur la tendance des stali-
niens et des trotskistes d'avoir recours à un luxembourgisme qui s'ignore.
La théorie de l'accumulation de Rosa implique que l'expansion impérialiste
découle de l'incapacité où se trouve un capitalisme de marché à réaliser
sa plus-value chez lui ; on peut donc lui faire sous-entendre que l'expansion
impérialiste découle de l'existence d'un marché et de son anarchie, que
donc étatisation et planification rendent ipso facto l'impérialisme inconce-
vable. Tout cela est entièrement étranger à la conception de. Lénine, qui
voyait dans l'impérialisme allemand (en 1918 !) un « capitalisme d'Etat,
organisé et planifié », et traduit la même mystification que la conception
suivant laquelle l'étatisation supprime automatiquement les classes l'ex-
ploitation. La Russie ne peut pas être impérialiste, disent-iis, parce qu'elle
n'a pas de chômage à exporter. Quant à la main-d'ouvre à importer (om
à exploiter là où elle se trouve), ils n'en disent mot.
listes dominant désormais le secteur), soit par un cartel ou une entente
entre plusieurs entreprises qui subsistent (ce qui suppose déjà, en général,
un nombre limité de participants). Elle est cependant loin de mettre fin
à la lutte entre capitalistes ; la lutte continue sur le plan international,
où l'apparition d'un vrai monopole est, pour plusieurs raisons, exception-
nelle ; elle ne cesse que par la constitution de cartels internationaux,
autrement dit par des compromis qui délimitent les sphères d'exploitation
respectives des monopoles nationaux.
Mais ces compromis sont par essence provisoires. Comme l'a montré
Lénine en réfutant la conception de Ka sky sur le « superimpérialisme »
(9), la base de ces compromis est le rapport des forces entre les partici-
pants au moment où le compromis est conclu. Mais ce rapport de forces
évolue perpétuellement; ceux que son évolution a avantagés remettront
donc en question le compromis en exigeant un nouveau partage plus
favorable; et chaque revision rendant encore plus forte la position des plus
forts, il est fatal qu'un moment arrive où les autres la refusent, car elle
ne peut à la longue que conduite à leur éviction totale. Le règlement
ne peut finalement se faire que par la force : la guerre économique, ou la
guerre totale.
Ainsi, aucun compromis ne pouvant être éternel, et tout le monde
le sachant, tout le monde ne peut que se préparer pour le moment où
il sera remis en question pacifiquement ou violemment ; et on ne peut
s'y préparer qu'en accumulant, en augmentant sa puissance économique
et totale dès maintenant.
Autant et plus donc que sous le capitalisme concurrentiel plus,
car maintenant la lutte cesse d'être simplement économique continue
la lutte entre capitalistes et groupements de capitalistes, continue le
besoin d'accumuler, continue le besoin d'augmenter les profits, les domaines
qu'on contrôle, les populations qu'on exploite. Chaque « stabilisation pro-
visoire », chaque compromis économique, chaque paix n'est utilisée par
les uns et par les autres que comme un palier, que comme un tremplin
permettant de récupérer, de consolider, d'étendre et d'organiser ses forces
en vue d'une attaque ultérieure. Ces forces se développant d'une manière
inégale chez les adversaires,
moment
arrive où la « stabilisation »
précédente s'écroule. Et on recommence.
un
La guerre impérialiste est une étape du processus de concentration mondiale.
Mais recommence-t-on éternellement ? Et surtout, recommence-t-on tou-
jours de la même manière ? Peut-on dire qu'aussi longtemps que la révolu-
tion ne sera pas victorieuse, « des guerres impérialistes » et « des nouveaux
partages du monde » se succéderont indéfiniment ? Chaque guerre n'élimine-
t-elle pas définitivement un lot de concurrents de même que chaque
crise élimine définitivement un lot de capitalistes et ne crée-t-elle pas
une situation en partie irréversible ?
Certes oui. Et il nous faut aussi compléter la conception de Lénine
que nous avons jusqu'ici simplement résumée en envisageant la trans-
formation profonde de l'impérialisme lui-même que les guerres impérialistes
amènent, en tenant compte des résultats mêmes du processus qu'on a
décrit. A travers les guerres, sé réalise l'élimination progressive des con-
currents et la domination d'un nombre de plus en plus restreint d'Etats
impérialistes; il y a donc une transformation profonde de l'impérialisme qui
s'opère. Tout compromis, tout traité de paix peut être remis en question
remise en question qui est la guerre. Mais de la guerre émergent
des situations qui ne peuvent plus être remises en question, des écrase-
ments définitifs et des accumulations de puissance inattaquables. Ce ne
sont plus simplement les partages des colonies et des régions arriérées
dont il s'agit, mais même la domination sur les pays impérialistes par
d'autres pays impérialistes incomparablement plus forts. Et la limite de
ce processus est nécessairement, si la révolution prolétarienne n'intervient
pas, la domination du monde par un seul Etat impérialiste, un seul groupe
d'exploiteurs, non pas à travers l'entente pacifique entre les divers Etats,
(9) L'Impérialisme, p. 106.
mais à travers la lutte violente et l'extermination ou la soumission des
plus faibles.
Il faut donc approfondir la définition de Lénine et voir dans les guerres
de l'époque impérialiste les moments décisifs dans le processus de concen-
tration mondiale du capital et du pouvoir, non pas simplement des luttes
pour des nouveaux partages du monde, mais l'acheminement vers la domi-
nation universelle d'un seul 'groupe exploiteur. Et il est clair en ce sens
qu'il n'y a pas eu « des guerres impérialistes » mais que chaque guerre
a représenté ou représentera une étape bien distincte de ce processus
de concentration mondiale (10). Il sera utile d'éclairer davantage cette
conception par un court rappel historique.
II.
LA LUTTE RUSSO-AMERICAINE
POUR LA DOMINATION MONDIALE
Première et deuxième guerres mondiales.
La première guerre mondiale visait à un nouveau partage du monde,
et elle a pu réaliser son objet. Les impérialistes de l'Entente ont dépouillé
les Empires centraux de leurs colonies et zones d'influence, donnèrent à leur
volonté force de loi internationale par le traité de Versailles et établirent
sur leur victoire un nouveau rapport de forces qui à son tour en garan-
tissait les résultats.
Garantie illusoire. Vingt ans après, l'Allemagne écrasée en 1918 retrou-
yait suffisamment de force pour tout remettre en question, écraser à son
tour, la France et conquérir l'Europe. Cette deuxième guerre mondiale,
la conquête et l'organisation de l'Europe par l'Allemagne comme aussi
l'exigence de la « capitulation sans conditions » l'ont montré, ne visait plus
seulement à un nouveau « partage du monde », mais à l'extermination totale
de l'un des deux camps en lutte. Son objectif était la domination du monde
par un seul bloc impérialiste, mais cet objectif elle n'a pas pu le réaliser,
La guerre a eu lieu contre l'Allemagne, ce qui ne peut paraître avec le
recul du temps que comme un malentendu ou un anachronisme. Car,
pendant qu'en Europe le rapport des forces se modifiait rapidement et
spectaculairement à partir de 1933 en faveur de l'Allemagne et contre la
France et l'Angleterre, il se modifiait d'une manière beaucoup plus profonde,
à l'échelle mondiale contre l'ensemble des impérialismes européens et en
faveur de l'Amérique et de la Russie qui étaient déjà en 1939 les seuls
candidats sérieux à la domination mondiale (11).
La deuxième guerre mondiale a donc posé dans les faits le problème
de la domination mondiale, mais elle n'a pas pu le résoudre. Son résultat
a consisté à éliminer les candidats secondaires Italie, France, Japon,
Angleterre, Allemagne définitivement réduits au rôle de clients de l'im-
périalisme américain, et à laisser face à face les vrais protagonistes, la
Russie et les Etats-Unis.
« le
(10) Nous n'avons parlé ici de la liaison de la guerre avec le processus
de concentration que sous un seul aspect, l'aspect international, Qu'll
y a une liaison tout aussi profonde et importante sous un autre aspect,
l'aspect « national », qu'autrement dit la conduite et même la simple prépa-
ration de la guerre est un levier puissant de la concentration du capital
et du pouvoir au sein d'un pays ou d'un bloc deviendra clair à la lecture
des pages qui suivent.
(11) Il peut paraître qu'en disant aujourd'hui que, dès 1939, la Russie
était, avec les Etats-Unis, seul candidat sérieux à la domination
mondiale », on est intelligent après coup. Pourtant, dès 1939, la Russie
réunissait, avec une industrie qui ne le cédait qu'à celle des U.S.A., une
population supérieur à la population américaine et dépassant de plus du
double celle du « plus Grand Reich » allemand ; mais surtout un système
social qui, loin d'être particulièrement fragile comme à la fois bourgeois
et trotskistes le pensaient, était beaucoup plus solide et efficace que celui
de ses adversaires, et dont la puissance était multipliée par la capacité de
créer, chez les pays bourgeois, des courants sociaux et politiques à la fois
profondément enracinés dans la vie nationale et farouchement pro-russes.,
ce qui n'a jamais été le cas avec aucun pays impérialiste « classique ».
Vuractère de la deuxième « paix » mondiale.
De ce fait découle directement qu'elle n'a même pas pu aboutir à un
vorituble compromis provisoire. La première guerre mondiale visait à régler
les rapports entre l'Allemagne et les puissances de l'Entente ; l'Allemagne
vaincue, Anglais et Français pouvaient dicter le « compromis » qu'ils vou-
laient non sans des frictions internes considérables il est vrai conso-
lider le rapport de forces résultant de la défaite allemande, faire du traité
de Versailles quelque chose d'indiscutable pendant une certaine période,
Rien de pareil avec la deuxième guerre. On pouvait imposer toutes les
solutions qu'on était capable d'imaginer à l'Allemagne la belle affaire !
La difficulté n'était pas là, mais de trouver une solution au problème des
rapports russo-américains. Celui-ci cependant n'avait pas été débattu lors
de la guerre ; aucun des deux adversaires n'avait acquis par la force
la possibilité d'imposer sa volonté à l'autre. Le test restait à faire ; pour
une série de raisons, le vrai test, qui aurait été la prolongation de la
guerre comme guerre russo-américaine, n'a pas pu avoir lieu. C'est pour-
quoi, même si l'interlude entre la deuxième et la troisième guerre mondiale
s'avère en définitive beaucoup plus long que celui qui sépara la première
de la deuxième, son caractère aura été complètement différent. Pas de
stabilisation provisoire, pas de compromis établi sur un rapport de forces
bien défini, démontré par les armes et consolidé par les dispositions du
compromis lui-même, mais une série de modus vivendi passagers, changeant
comme les rapports de force éternellement mouvants, l'équilibre éminem-
ment instable reposant sur l'égalité présumée des forces des adversaires ;
difficulté extrême de régler les points litigieux que la guerre a laissés,
car incertitude sur le degré de pression que chacun peut exercer sur l'autre
pour le forcer à reculer.
Impossibilité d'un équilibre indéfini entre les deux blocs.
Mais, si la guerre finie en 1945 n'a pas pu établir les bases objectives
d'un tel compromis, est-ce qu'une série de frictions, de conflits partiels,
de tâtonnements et de négociations ne pourraient-elles l'établir ? Est-ce
qu'à défaut de la supériorité incontestable de l'un sur l'autre résultant
d'une victoire militaire, la constatation réciproque d'un équilibre présumé
des forces ne pourrait-elle conduire à un règlement ?
Dans l'abstrait, un tel règlement n'est pas inconcevable. Il pourrait
prendre la forme d'une séparation rigoureuse du monde en deux zones,
dominées l'une par l'Amérique, l'autre par la Russie. Chacun des adver-
saires s'engagerait en fait de ne pas dépasser la frontière, ni intervenir
d'une manière ou d'une autre dans la zone de l'autre ; il ne faudrait
évidemment pas qu'il y ait des territoires laissés en dehors du partage,
car leur sort ultérieur pourrait remettre en question toute la situation.
Il est cependant clair qu'une telle solution ne pourrait être que provisoire,
et conduirait à nouveau, après un intervalle plus ou moins long, au conflit
ouvert, dès que l'équilibre des forces, réel ou présumé, serait rompu.
Pour le voir, il suffit d'examiner les bases réelles de l'équilibre des
forces entre le bloc russe et le bloc américain ; ce faisant, on pourra
comprendre combien elles sont par leur nature rapidement changeantes
et incapables de soutenir un règlement durable des rapports russo-amé-
ricains.
Facteurs de l'équilibre russo-américain.
Sur le plan étroitement économique d'abord, la production industrielle
du bloc russe doit représenter actuellement environ le quart de la produc-
tion mondiale. Le bloc américain jouirait donc d'une suprématie écrasante
(de trois à un) ; mais deux facteurs limitent énormément la portée de
cette constatation, si même ils ne l'annulent pas. La bureaucratie russe
controle totalement ce qui se passe dans sa zone, l'impérialisme américain
ne peut le faire qu'en partie ; il ne dispose pas actuellement de la produc-
tion anglaise comme Moscou peut disposer de la production tchécoslovaque.
7
En définitive ia lutte est surtout une lutte entre le bloc russe et les U.S.A.;
non pas entre le bloc russe et le « reste du monde ». D'autre part, la
bureaucratie russe peut orienter et il est certain qu'elle oriente sa
production vers la production militaire beaucoup plus que ne peuvent le
faire actuellement les impérialistes yankees. Avec une production égale à
la moitié de la production américaine, la Russie peut être plus forte si
elle consacre à l'armement un pourcentage de sa production plus de deux
fois supérieur à celui qu'y consacrent les Etats-Unis. Le potentiel américain
pourrait prévaloir malgré cela si on lui donnait le temps ; mais rien ne
garantit qu'on le lui donnera.
Jusqu'ici, la supériorité économique des Etats-Unis. ne se manifeste
pas comme supériorité incontestable de puissance d'attaque ; mais elle
se manifeste quand même comme avance technique dans le domaine des
armements surtout dans le domaine atomique.
Mais dans la guerre moderne, le véritable rapport des forces dépasse
le plan économique et technique, et comprend des facteurs politiques et
sociaux qui jusqu'ici jouent incontestablement en faveur de la bureaucratie
russe. Celle-ci a la possibilité d'utiliser pour sa guerre des fractions impor-
tantes du proletariat des pays occidentaux et de profiter des crises sociales
chez ses adversaires, tandis qu'il est impossible à ceux-ci d'intervenir acti-
vement dans ses propres crises.
Enfin, le rappor des forces décisif n'est pas celui qui existera au
moment où la guerre éclatera, mais celui que tendra à former son éclate-
ment même ; en particulier, la vraie force russe n'est pas la force actuelle
de la Russie, mais la force dont celle-ci disposerait si après les premiers
mois elle occupait, comme il est probable, l'Europe continentale et les
régions les plus importantes de l'Asie ; les huit cent millions d'hommes du
bloc oriental pourraient alors se transformer en seize cent millions, et les
Américains se retrouver en compagnie de Péron et de Malan.
Modification perpétuelle de ces facteurs.
C'est là une image statique des facteurs les plus importants dont la
résultante détermine actuellement le rapport des forces entre les deux blocs
et son équilibre présumé. Mais on s'aperçoit immédiatement que par leur
nature même, ils sont en changement perpétuel et que l'équilibre qui en
résulte ne peut qu'être extrêmement fragile.
Ainsi : quoi de plus solidement assis que la supériorité de la puissance
industrielle américaine sur la puissance industrielle russe ? Pourtant, le
fait que le rythme de développement de la production russe est beaucoup
plus rapide que celui de la production américaine altère constamment
lè rapport des forces. C'est une platitude de dire que si la différence des
rythmes de développement se maintenait, un jour viendrait où la produc-
tion russe dépasserait la production américaine ; mais il faut se rendre
compte que les délais sont relativement brefs. Une quantité qui augmente
de dix pour cent par an rattrape une quantité, double au départ qui n'aug.
mente que de trois pour cent au bout de onze ans ; elle rattrape une
quantité quadruple au départ au bout de vingt-deux ans (12).
De même le niveau technique américain est incontestablement supérieur
aujourd'hui au niveau russe ; mais ce dernier peut se développer avec un
rythme plus rapide. Des facteurs très complexes et non tous rationnels
jouent dans ce domaine, mais il y en a un décisif qui favorise les
Russes ; c'est tout simplement leur possibilité de profiter de l'avance
technique des Américains eux-mêmes. Même à efficacité d'espionnage infé-
rieure, les Russes auraient toujours quelque chose à apprendre des Amé-
ricains, l'inverse n'étant par hypothèse pas vrai. De plus, les techniques
militaires sont indissolublement liées aux techniques productives en géné-
ral, et, aussi longtemps que l'ensemble de la production américaine n'est
pas sous le boisseau du F.B.I., les Russes profiteront immédiatement de la
majeure partie des progrès techniques américains, et indirectement de sa
(12) Trois et dix pour cent sont les pourcentages généralement admis
d'accroissement annuel moyen de la production des Etats-Unis et de la
Russie respectivement.
8
presque totalité. D'ailleurs, il est à peine nécessaire de rappeler que la
découverte (ou copie) successive par les Russes de la bombe atomique
d'abord, de la bombe à hydrogène ensuite ont démontré l'absurdité de
l'idée d'une infériorité technique permanente et constitutionnelle des Russes
ou bien la futilité du contre-espionnage américain, et vraisemblablement
les deux à la fois.
Dans ce cadre même, les données immuables de la géographie perdent
le sens qu'elles avaient. Les avantages découlant pour la Russie de sa
position centrale face à la plus grande partie de cet hémisphère peuvent
être sérieusement remis en question par le développement de l'aviation et
des armes atomiques, lesquelles inversement ont déjà virtuellement détruit
l'isolement des Etats-Unis.
Impossibilité pour Moscou et Washington de contrôler totalement la base
de leur puissance : le prolétariat.
Encore plus changeants et fluides que même les techniques sont les
rapports politiques et sociaux au sein de chacun des blocs, qui sont un
élément déterminant du rapport des forces. Une des faiblesses fondamen-
tales des Etats-Unis, est l'impossibilité d'imposer et même de concevoir
une organisation rationnelle de leur propre bloc ; mais quelle qu'elle
soit, cette organisation ou plutôt désorganisation évolue constamment (fric-
tions avec l'Angleterre et la France, impasse de la C.E.D., Iran, Egypte,
etc.). Inversement, on pourrait croire la domination de la bureaucratie
du Kremlin incontestable sur sa zone ; en réalité, les contradictions pour
être comprimées n'en sont que plus violentes, comme le cas yougoslave
d'un côté, la révolte de Berlin de l'autre l'ont démontré. Un des atouts
principaux de la bureaucratie russe, la puissance des partis staliniens dans
certains pays du bloc occidental, est loin d'être donné une fois pour toutes;
cette puissance est attaquée de front par la bourgeoisie, minée par la
méfiance ou la démystification croissante du proletariat.
C'est là certainement le facteur le plus profond et en dernière analyse
le plus important de la situation. Ni l'impérialisme américain, ni la bureau-
cratie russe n'ont en fin de compte un contrôle absolu de leur propre
domaine ; ni l'une ni l'autre forme du système d'exploitation ne peuvent
réaliser des rapports sociaux rationnels, car précisément ces rapports sup-
poseraient l'abolition de l'exploitation. La classe dominante de chaque bloc
doit mener la lutte contre son ennemi extérieur, elle doit aussi et surtout
mener la lutte sur le front intérieur, pour assurer sa domination sur sa
propre société qui est à chaque instant remise en question, implicitement
ou explicitement. La seule force de Moscou de Washington est le
prolétariat russe ou américain ; mais cette force ne leur appartient en
réalité pas, ils l'usurpent, ils ne peuvent arriver à se l'approprier qu'en
combinant la ruse et la violence, en trompant et en opprimant, en cor-
rompant et en exploitant ; au même moment où ils se l'approprient, ils
se l'aliènent encore plus profondément ; au moment où ils ont extorqué
encore plus de plus-value aux travailleurs ils les ont dressés encore plus
profondément contre le système qui les exploite, et chaque fois qu'ils ont
maté une révolte, ils ont posé sans le savoir une prémisse de la révo-
lution.
La situation de la classe dominante, dans le bloc américain comme
dans le bloc russe, ne peut se comprendre qu'à la lumière de cette double
lutte permanente : contre l'ennemi extérieur, et contre l'ennemi intérieur.
Et chacune de ces luttes n'acquiert toute sa signification et toute son acuité
que parce que l'autre existe simultanément ; la classe dominante qui pour-
rait résoudre son problème intérieur et réellement dominer sa société ·
pourrait, à ce moment-là, venir à bout de l'adversaire extérieur presque
sans peine ; et réciproquement, le bloc qui exterminerait l'adversaire
extérieur pourrait envisager d'une manière totalement différente ses contra-
dictions intérieures, qui perdraient pour lui à ce moment leur virulence,
et qu'il pourrait laisser pourrir indéfiniment. Mais la classe dominante ne
peut évidemment pas réaliser la première solution résoudre les contra-
dictions à l'intérieur de sa société car cela signifierait pour elle sa
suppression en tant que classe dominante ; seule une société sans exploi-
ou
9
tation et sans oppression peut s'organiser rationnellement. Il ne lui reste
donc ouverte que la deuxième voie : essayer de supprimer l'ennemi exté-
rieur. C'est là, en dernière analyse, le moteur profond de la lutte entre
les deux blocs et aussi le facteur le plus important, parce que le plus
indépendant et le moins prévisible par les exploiteurs dans ses réactions,
de l'instabilité de leur rapport de forces.
Rapport de la lutte de classes et du cours vers la guerre.
Mais cette lutte de classes au sein de chaque bloc ne peut-elle pro-
voquer un ralentissement du cours vers la guerre, en obligeant les impé-
rialistes de tenir compte de la réaction des exploités ? Ne peut-elle même
pas aller plus loin, et, par une révolution « précédant » la guerre, abolir
le système d'exploitation et ainsi la guerre elle-même ?
On a déjà dit, dans cette Revue (13), que l'incapacité de chacun des
deux blocs à surmonter ses contradictions internes et celles-ci découlent
toutes en dernière analyse de la résistance qu'oppose le prolétariat à son
exploitation avait conditionné le tournant de leur politique en 1952-1953.
Mais cette interprétation n'a rien à voir avec l'idée qu'une résistance
« accrue » à l'oppression de la part du prolétariat peut ajourner indéfini-
ment le conflit impérialiste. Cette idée qui forme le fond de la con-
ception réformiste d'une « pression » ouvrière capable d'empêcher indéfini-
ment la guerre, conception reprise à l'occasion par les trotskistes est
une mystification. Autre chose est, en effet, de dire que dans telles cir-
constances données, l'incapacité des impérialistes à dominer totalement leur
société les a obligés de reculer sur le chemin de la guerre (ce qui est
arrivé en 1952-1953), et autre chose est de dire qu'une telle situation puisse
durer indéfiniment. Ce serait supposer que la guerre de classes peut rester
indéfiniment en équilibre sur la pointe d'un couteau. Le fait qu'ils ont
été obligés de reculer dans une première phase fait que les impérialistes
se préparent activement à s'imposer totalement au prolétariat dans une
deuxième ou une troisième. A la fois l'analyse et l'expérience d'un siècle
de luttes ouvrières montrent que la lutte de classes dans la société capi-
taliste ne peut qu'aboutir à la défaite ouvrière ou culminer dans la reve-
lution.
Reste donc à examiner la deuxième possibilité : qu'une révolution
préalable à la guerre supprime la perspective de celle-ci. Certes, ici, le
pronostic qu'on puisse faire n'implique pas de questions de principe. On
ne peut pas, sur la base d'une analyse a priori, ni conclure à la certitude
d'une révolution précédant la guerre, ni la déclarer absolument impossible.
Mais l'examen de la situation historique concrète montre qu'une révolution
préalable à la guerre est extrêmement improbable.
En effet, les deux présuppositions fondamentales d'une révolution vic-
torieuse ne seront données à l'échelle mondiale qu'avec la guerre elle-
même : la maturation idéologique du prolétariat, la crise dans l'appareil
de domination et de répression des exploiteurs. La situation par rapport
à ces deux facteurs est inversement symétrique dans les deux moitiés du
monde : à l'Ouest, l'appareil de domination des exploiteurs ne présenterait
pas un obstacle insurmontable à l'action du prolétariat, mais celle-ci est
paralysée par des facteurs idéologiques, précisément par l'existence et l'in-
fluence d'une bureaucratie ouvrière. A l'Est, la nature exploiteuse de la
bureaucratie ne présente pas de mystère pour les populations, mais sa
dictature totalitaire rend pratiquement impossible l'organisation et l'action
de celles-ci. La guerre apportera des changements radicaux et cette situa-
tion : à l'Ouest, démystification par rapport à la bureaucratie ; à l'Est,
ébranlement de l'appareil de domination et de répression et ceci dans
les conditions d'armement universel des populations.
Mais le plus important est que seule la guerre peut réaliser ces con-
ditions d'une manière relativement synchronisée à l'échelle mondiale. Et
c'est bien d'échelle mondiale qu'il s'agit. Que l'on suppose en effet que
les conditions de la révolution se trouvent réunies dans un pays donné
(13) V. la Note sur la situation internationale dans le no 12 de cette
Revue, p. 48 à 59.
10
ce qui n'est ni impossible, ni même improbable. Qui ne voit que l'un
ou l'autre des deux blocs ou les deux à la fois interviendraient immédiate-
ment pour écraser cette révolution autrement dit, que la guerre civile
serait rapidement transformée en guerre impérialiste ? Qui peut . penser
que les Américains ou les Russes pourraient accepter qu'une révolution
prolétarienne prenne le pouvoir et qu'elle s'y maintienne en France, en
Italie ou en Allemagne ? Une telle révolution déclencherait une intervention
immédiate et vraisemblablement simultanée. Cette intervention ne pourrait
être tenue en échec que par la propagation de la révolution dans les
autres pays, et principalement en Russie et aux Etats-Unis. La tentative
de chaque bloc d'intervenir dans les mouvements qui auraient lieu chez
l'adversaire donnerait rapidement à la situation le caractère d'une confia-
gration générale, et seule cette conflagration tendrait en retour à créer
les conditions d'une révolution générale. Il est donc possible que guerre et
révolution soient étroitement tissées l'une à l'autre dès le départ, mais il
est hautement improbable que la révolution se répandant en traînée de
poudre sur la planète renverse autre forme de procès le pouvoir
des exploiteurs.
Ces dernières considérations montrent que la lutte de classes peut dans
le cas extrême accélérer la guerre plutôt que la ralentir. Mais à un niveau
plus profond, il reste vrai qu'indépendamment de son action « conjonctu-
relle » dans un sens ou dans l'autre sur les relations des deux blocs, la
lutte de classe est en dernière analyse la condition et le moteur de leur
lutte, et le facteur le plus important de l'instabilité de leur rapport de
forces. C'est aussi le facteur qui rend impossible de la part des Russes
aussi bien que des Américains l'établissement et le maintien d'une straté-
gie et d'une politique rationnelles face à l'adversaire.
sans
Impossibilité d'une stratégie rationnelle des classes exploiteuses.
Les mêmes facteurs qui tendent à donner progressivement à la stratégie
une importance prédominante dans la vie de la société contemporaine ten-
dent aussi à lui enlever ses bases rationnelles. Il suffit pour le voir de
comparer la nature de la stratégie dans le monde moderne et dans celui
des siècles passés.
Alors la stratégie était l'art de l'utilisation la plus efficace de forces
données, exclusivement militaires, pendant une période critique et limitée
qui était la guerre. L'industrialisation de la guerre et son correlat, la
militarisation de la société ont, comme on le sait, rendu la guerre totale,
dans un double sens : totale d'abord « dans l'espace », en ce sens qu'elle
concerne l'ensemble de l'activité sociale, de la production à l'idéologie; mais
aussi et c'est là un aspect sur lequel on insiste d'habitude moins
totale « dans le temps », en ce sens que ni les forces à utiliser ne sont
plus considérées comme données, mais précisément comme pouvant et devant
changer en fonction de la stratégie, ni la période couverte par cette
stratégie ne se limite plus à la guerre proprement dite, mais englobe tout
l'avenir. La stratégie devient donc l'art de développer en permanence de
la manière la plus efficace l'ensemble des forces d'une société en vue d'une
guerre totale contre une autre société qui procède de même. Les répercus-
sions de cette modification sont énormes. L'instrument de la guerre autre-
fois était l'armée, un outil qu'on pouvait améliorer, qu'il fallait utiliser
selon certaines règles découlant de sa nature même et de sa mission,
mais dont en fin de compte on savait à peu de choses près ce qu'il valait
et ce qu'on pouvait en attendre. Aujourd'hui, l'instrument de la guerre
c'est la société dans son ensemble, et du coup, les contradictions sociales
et la fluidité des rapports sociaux sont transposées au coeur de la stratégie.
Autrefois la technique évoluait certes, mais suivant un rythme qui parait
aujourd'hui peu différent de l'immobilité. Aujourd'hui les armes sont
démodées avant même que leur prototype ait pu être essayé mais aussi en
même temps leur mise au point exige des études et des essais qui s'étalent
sur des années, et qui doivent elles-mêmes être planifiées d'avance. Bref,
la stratégie implique aujourd'hui le contrôle total des activités sociales et
une planification de ces activités s'étalant sur des longues années. Ceci
veut dire d'abord que politique, stratégie et économie tendent à s'identifier;
1
11
un
cela veut dire aussi que l'orientation stratégique et son application devien-
nent des facteurs déterminants du développement de la société.
Alors donc qu'autrefois une stratégie n'était limitée dans sa rationalité
que par certain imprévu des conditions naturelles (réduit à peu de
chose) ou autrement par la stratégie de l'adversaire, mais qui, tendant
elle-même à être rationnelle, lui était homogène et donc susceptible d'être
escomptée dans ses réactions et intégrée comme élément de la situation,
aujourd'hui elle souffre d'un manque de rationalité interne, car son ins-
trument même tend à échapper à son contrôle. Ce contrôle pouvait exister
autrefois dans la mesure où l'on isolait l'instrument de la guerre
l'armée de la société dont il procédait, dans la mesure aussi' où l'on
travaillait sur la base d'une technique donnée pour des dizaines d'années.
Il ne peut plus exister aujourd'hui, car aucun des adversaires ne peut
exercer un contrôle total de sa propre société, ni prévoir le développement
de sa propre technique. Il faut dire qu'il en découle une tendance invincible
au sein de chaque bloc d'augmenter précisément la base rationnelle de sa
stratégie, en augmentant le degré de contrôle sur la société et son déve-
loppement. Mais dans la mesure où cette tendance est profondément tenue
en échec même si elle aboutit à s'imposer extérieurement la stratégie
de chacun des blocs, comme sa politique ne peut qu'être elle-même à la fois
partielle et constamment modifiée sous la pression de facteurs qui lui sont
extérieurs, c'est-à-dire empirique.
une
Résumons-nous : une stabilisation des rapports entre les deux blocs
est impossible; elle est impossible même dans le sens d'une « stabilisation
provisoire », c'est-à-dire d'un règlement ne pouvant pas être remis en
question pendant un certain temps. Des compromis conjoncturels, explicites
ou implicites, en revanche, sont possibles et probables, reposant sur
configuration donnée du rapport des forces; leur durée peut être courte
ou longue, leur étendue large ou étroite, mais en tout état de cause ils
sont par essence transitoires, car ils ne peuvent s'appuyer que sur le
rapport de forces à un moment donné et ce rapport est par sa nature
même instable et mouvant; on ne peut rien en dire d'avance.
L'histoire des dernières années, et singulièrement celle de 1953, le montre
amplement.
Les rapports russo-américains, 1945-1952.
La période 1945-1948 a été la période de la cristallisation définitive des
deux blocs et de leur délimitation géographique. La guerre avait laissé
derrière elle un chaos économique, social et politique, aussi bien en Europe
qu'en Asie. Les « zones d'influence » définies à Yalta et à Potsdam pouvaient
être précises sur la carte, définir les limites de l'avance des armées; mais
du point de vue social et politique, à cette influence il fallait donner un
contenu concret, et ceci ne pouvait se faire que par l'instauration et la
consolidation du régime bureaucratique dans les pays de la zone orientale,
de la bourgeoisie traditionnelle dans les pays occidentaux. Cette instau-
ration, à son tour, ne pouvait pas être automatique; il fallait, pour les
Russes aussi bien que pour les Américains, intervenir dans la vie politique
de ces pays, appuyer les éléments qui leur étaient favorables, attaquer les
autres. De plus comme l'influence de chacun, incertaine au départ dans sa
propre zone, pénétrait dans la zone adverse, comme les Russes avaient la
possibilité de jouer sur la politique française par le moyen du Parti
communiste et les Américains dans la politique tchèque ou polonaise par
le moyen des partis bourgeois et réformistes, la lutte entre les deux
blocs a pris fatalement pendant cette période l'aspect d'une lutte surtout
sociale et politique, chacun essayant d'exterminer les partisans de l'adver-
saire dans sa zone et de pousser les siens dans la zone de l'autre.
Ce processus a atteint un palier important en 1947-48; l'échec des grèves
de novembre-décembre 1947 en France, les événements de Prague en mars,
puis les élections italiennes en mai 1948 achevaient la consolidation du
pouvoir russe ou américain dans les pays les plus disputés; l'intervention
américaine en Grèce dès 1947 laissait peu de doutes quant au sort de ce
pays (où la guerre civile ne s'acheva pourtant que deux ans plus tard, en
12
août 1949). Un certain cloisonnement des deux blocs était ainsi atteint. Ce
cloisonnement présupposait d'ailleurs essentiellement la consolidation écono-
mique des deux régimes chacun dans sa zone, et en retour, son achève-
ment a renforcé cette consolidation (14).
Ce cloisonnement n'était pourtant que tout relatif, et ceci en plusieurs
sens : d'abord, la bureaucratie russe continuait à pouvoir agir à l'inté-
rieur de certains pays capitalistes importants par l'intermédiaire des partis
staliniens (France, Italie), inversement, comme l'a montré le cas de la
Yougoslavie, la domination de la bureaucratie sur les pays de sa zone n'était
pas toujours sans fissures; en deuxième lieu, dans le cas de l'Allemagne
et de la Corée, le cloisonnement correspondait à un découpage artificiel des
pays qu'il concernait, et donnait lieu à des frictions et conflits répétés
(blocus de Berlin); enfin, dans le cas de pays comme l'Indochine et la
Chine, le conflit armé continuait et paraissait seul capable de décider de
leur sort.
On aurait pu penser à cette époque que sur la base de ce cloison-
nement, même relatif, une stabilisation des rapports entre les deux blocs
pouvait s'ensuivre et durer. C'est ce qui a apparu superficiellement arriver
de 1948 à 1950. C'est pourtant dès 1949 que les bases de l'équilibre qui
paraissait péniblement acquis ont été ébranlées par la conquête stalinienne
de la Chine d'abord, l'explosion de la bombe atomique russe ensuite. Les
deux constituaient une amputation radicale de la puissance américaine; la
première, en ajoutant cinq cent millions d'hommes au bloc russe et en
montrant qu'en cas de guerre, l'ensemble de l'Asie continentale risquait
d'être perdu pour les Etats-Unis. La deuxième, en anéantissant le monopole
atomique des Etats-Unis, qui s'y étaient jusqu'alors appuyés pour contre-
balancer la supériorité russe en armes « classiques ».
La réponse américaine à la conquête de la Chine a été le pacte dit
de l'Atlantique Nord, signé en avril 1949. Sur le plan formel, celui-ci
n'apportait rien de nouveau : il consacrait l'hégémonie américaine, qui était
un fait depuis 1942, et définissait une zone « inattaquable » dont on connais-
sait depuis longtemps les frontières. Le Pacte ne pouvait recevoir un
contenu concret que par le réarmement des pays qui y participaient et
par la définition d'une stratégie cohérente et rationnelle. Si le moindre
doute existait là-dessus au début, il a été dissipé avec l'explosion de la
bombe atomique russe été 1949. Celle-ci montrait qu'il fallait bien
affronter les Russes le cas échéant sur le plan réel de la guerre totale,
et non pas sur le plan imaginaire de la guerre presse-bouton; les boutons
continuaient à se multiplier, mais on pouvait désormais les presser des
deux côtés du rideau de fer.
Mais une chose était de constater ce fait, et d'en tirer la conclusion de
la nécessité d'un réarmement total, une autre de définir précisément et
concrètement, dans les conditions données de la « coalition » américaine,
une stratégie à la fois réalisable et efficace. Cette tâche était alors et
reste, comme on le verra, impossible pour le bloc américain. En tout état
de cause, le début d'un réarmement « classique », destiné à compenser la
perte du monopole atomique américain, a été effectivement entrepris dès
le printemps 1950.
Les contradictions et la faiblesse interne de la situation du bloc amé-
ricain ont été démontrées lorsqu'en juin 1950 les Nord-Coréens ont envahi
la Corée du Sud. Encore une fois il était démontré que, tandis que les
Russes pouvaient toujours agir par personnes interposées et utiliser le
potentiel des régions qu'ils contrôlaient, les Américains n'étaient capables
de mettre sur pied qué des régimes fantoches, s'écroulant à la première
secousse. Les Américains étaient en même temps, sous peine d'un effon-
drement moral complet de leur coalition, obligés d'intervenir par leurs
propres forces et d'accepter la lutte sur le terrain et avec les limites
imposées par l'adversaire; ils se sont fait battre pendant toute une période
et n'ont pu remonter le courant qu'en s'engageant à fond dans une guerre
classique, et en y consacrant le plus clair de leurs troupes disponibles.
La contre-intervention chinoise, en ramenant brutalement les Américains
aux alentours du 38€ parallèle, démontrait que, quel que puisse être le poten-
en
(14) V. l'article La consolidation temporaire du capitalisme mondial
dans le no 3 de cette Revue (juillet-août 1949).
· 13 -
tiel américain par rapport à une guerre future et sur les terrains du Krieg-
spiel, il pouvait tout juste se mesurer avec le potentiel adverse dans la
guerre qui seule par définition importe, la guerre d'aujourd'hui et sur le ter-
rain imposé par l'adversaire. Elle démontrait aussi combien sont étroites les
limites de modifications possibles au partage actuel du monde, aucun des
adversaires ne pouvant accepter la perte d'un terrain tant soit peu impor-
tant. En 1952, il devenait rapidement clair que la guerre de Corée abou-
tissait à une impasse, chacun des adversaires étant prêt à augmenter son
effort et à y amener encore plus de forces pour ne pas reculer. Le dilemme!
qui se posait dans les faits était : généralisation ou arrêt.
Il ne s'agissait pas là d'un dilemme abstrait, mais de deux tendances
réelles, du moins du côté de l'impérialisme américain; l'épisode Mac Arthur
l'a montré. La politique représentée par celui-ci, partait de la reconnais-
sance de ce fait bien évident : que sur le plan militaire, aucune solution
ne pouvait être donnée à la guerre de Corée si les Américains n'utilisaient
pas à fond les moyens dont ils disposaient pour attaquer la source de
la puissance adverse, autrement dit si, pour commencer, ils ne bombardaient
pas la Mandchourie. Que cela aurait entraîné une riposte massive des
Chinois, au bout de laquelle il y avait la généralisation de la guerre, était
à peu près certain; et c'était le point sur lequel l'étroite logique militaire
de Mac Arthur se transformait en crétinisme, étant donné les conditions
concrètes du moment. Et la révocation de Mac Arthur par Truman démon-
trait à la fois que l'impérialisme américain n'était pas encore mûr pour
une généralisation de la guerre, et que même le réarmement occidental
était en train de traverser une crise profonde. C'est cette crise du bloc
américain, sous la pression des contradictions économiques et sociales, dès
1952, qui a déterminé le relatif tournant dans la situation, qui devait:
s'amplifier en 1953, lorsqu'il s'est révélé que le bloc russe traversait une
crise tout aussi profonde.
III.
L'« APAISEMENT »
La crise du réarmement occidental.
Dès que l'impasse militaire en Corée est apparue en clair, la réaction
contre cette guerre commença à croître rapidement aux Etats-Unis. L'absur-
dité d'une situation où les conscrits se faisaient tuer pour rien et sans
résultat éclatait aux yeux de la masse populaire; aussi bien pour celle-ci
que pour la petite bourgeoisie américaine et même des secteurs importants
de la bourgeoisie, apparaissait également l'absurdité d'un poids croissant
de dépenses militaires dont on commençait à penser qu'elles ne servaient
pas à grand-chose. On sait que ce mouvement de l'opinion a joué un rôle
déterminant dans la victoire républicaine de novembre 1952.
Ce facteur prend tout son poids en regard de l'inconsistance interne
de la politique de réarmement telle qu'elle avait été conçue et appliquée
depuis 1950-51. A quoi pouvait-elle viser ? A préparer positivement la
guerre, même dans le sens civilisé de < show down » montrez votre
jeu des journalistes américains, jusqu'au moment où l'Occident, armé
jusqu'aux dents, pourrait dire aux Russes : vous vous suicidez ou on vous
tue ? Il est évident qu'une telle ligne impliquerait un réarmement à une
échelle tout à fait différente, comportant une mobilisation totale de l'éco-
nomie et de la population en de la guerre. Outre l'impossibilité
politique d'appliquer une telle orientation actuellement, ce serait évidem-
ment une invitation directe aux Russes d'attaquer tout de suite, avant que
cette préparation ait, avancé sérieusement.
Le seul objectif que les états-majors occidentaux disent actuellement
se proposer sérieusement, c'est une certaine « sécurité défensive ». Et ceci
indique déjà toutes les contradictions et l'impuissance du bloc occidental;
sur le plan de la guerre totale, une défense efficace ne peut pas
se faire sans les moyens d'une attaque efficace, et si l'on ne peut pas
se donner ceux-ci, on ne peut pas non plus réaliser celle-là. Sur le plan
des guerres partielles (comme celle de Corée), le fait d'être «-sur la
défensive » place les Américains en infériorité permanente, en laissant tou-
vue
car,
14
jours à l'adversaire le choix du monient, de l'endroit du terrain et de
l'extension du conflit. Ce deuxième point est évident, mais il faut considérer
de plus près le premier.
Les caractéristiques importantes de la situation stratégique du point
de vue des Américains sont celles-ci : les Russes disposent d'une force
terrestre importante (de l'ordre de 150 à 200 divisions), à quoi il faut
ajouter les armées des satellites européens et l'armée chinoise. Ces forces
seraient facilement doublées ou triplées dans les quelques semaines précé-
dant et suivant l'explosion de la guerre. D'un autre côté, leur emplacement
par rapport à l'Europe occidentale, le Proche et le Moyen-Orient et l'Asie
du Sud-Est, fait qu'elles dominent virtuellement ces régions, où se trouve
le tiers de la population mondiale, ce qu'il y a d'industrie autre que
l'industrie américaine dans le bloc occidental, et des matières premières
importantes (pétrole, caoutchouc, étain, etc.). Les forces dont peut disposer
immédiatement face aux Russes le bloc américain sont incomparablement
plus petites (une cinquantaine de divisions au plus), et le réservoir prin-
cipal (les Etats-Unis) se trouve loin des théâtres principaux d'opérations.
Dans ces conditions, l'occupation de ces régions par les Russes, en cas de
guerre, serait pratiquement certaine, et l'avantage que ceux-ci gagneraient
ainsi dans une guerre longue pour ainsi dire imparable.
Le monopole atomique américain pouvait équilibrer la situation puisque,
si les Etats-Unis pouvaient se livrer à une destruction atomique du terri-
toire russe, les forces essentielles du bloc oriental s'écrouleraient dans
leur fondement longtemps avant que les ressources des continents occupés
puissent être mises à profit. Dans une guerre atomique courte, les avan-
tages que pouvait conférer aux Russes la possession des régions les plus
importantes de la planète disparaissaient.
Mais lorsque les Russes possédèrent, eux aussi, leur bombe atomique,
les deux adversaires ont été placés virtuellement dans la“ même situation.
Une certaine supériorité américaine pouvait subsister, du point de vue de
la qualité et de la quantité des bombes comme aussi du point de vue
des possibilités de livraison (sur la tête des Russes, s'entend). N'empêche
que les Etats-Unis étaient promis à recevoir quelques coups et non plus
seulement à en donner. La guerre redevenait longue; les enjeux immédiats
(Europe et Asie) reprenaient toute leur importance, de même que leur
défense. C'est ce qui a conduit au réarmement occidental depuis le début
de 1950.
Quel pouvait être le but de ce réarmement ? De créer une égalité
des forces pour empêcher d'emblée les Russes d'occuper les régions vulné-
rables il ne pouvait être question. Les chiffres mis en avant comme objectif
à cette époque par les états-majors occidentaux (création d'une trentaine
de divisions en Europe) indiquaient qu'il s'agissait de mettre sur pied une
simple force de couverture, destinée à permettre la mobilisation partielle
des pays européens et celle des Etats-Unis.
Cet objectif était manifestement insuffisant. Face à l'armée russe, ces
forces « de couverture » ne couvraient rien du tout, et paraissaient simple-
ment promises à un nouveau Dunkerque. La « mobilisation », à supposer
qu'elle aurait le temps de se faire, de pays comme la France ou l'Italie,
où le tiers ou la moitié de la population tendrait à se battre pour les
Russes plutôt que contre eux, n'a pas de sens. Quant à celle des Etats-Unis,
elle pourra toujours se faire, le temps que les Russes arrivent à Gibraltar;
elle n'a pas besoin de forces « de couverture », mais de combats de retar-
dement. Mais ce réarmement insuffisant était en même temps insuppor-
table ; les plans des Occidentaux étaient, comme l'a dit « Le Monde » avec
désarmante modération, < ridiculement exagérés ». Ce réarmement
inadéquat bouleversait l'économie des satellites des Etats-Unis et créait
une réaction croissante aux Etats-Unis même; il se révélait à la fois
efficace pour dresser les populations contre les gouvernements et inefficace
pour « arrêter les Russes ».
Aux contradictions internes de la politique de réarmement s'ajoutait la
réaction croissante des satellites les plus importants des Etats-Unis, en
premier lieu l'Angleterre.
Passée l'alarme de la guerre de Corée et de l'intervention chinoise,
une fois certifié que les Russes ne visaient nullement dans l'immédiat à
généraliser la guerre mais continuaient leur stratégie d'attaques limitées
за
15
cas
sur les points où ils avaient des avantages importants, les capitalistes
européens trouvèrent le poids économique du réarmement insupportable. Ces
difficultés économiques ne sont pleinement éclairées qu'en liaison avec
un facteur fondamental et permanent, qui est la contradiction de la poli-
tique du réarmement vue cette fois-ci du côté des satellites européens des
Etats-Unis : c'est la divergence fondamentale des buts de guerre des bour-
geoisies. européennes et de l'impérialisme américain. Pour celui-ci, le but
d'une guerre serait l'extermination de la Russie, pour celles-là de ne
pas être occupées. Par conséquent, toute stratégie américaine ne peut être
au fond que périph ie, utilisant l'Europe comme un glacis sur lequel
on se bat en reculant pour gagner du temps.
Pour l'état-major américain, l'utilité de l'Europe consiste dans les
batailles de retardement qu'on peut y livrer; ensuite, il s'agira surtout
d'interdire aux Russes đen utiliser le potentiel industriel et humain ou ce
qui en aura subsisté. Pour les états-majors européens, il ne peut s'agir
que de la défense des territoires défense probablement en tout
utopique, mais qui de toute façon impliquerait dès maintenant un effort
militaire que le capitalisme européen chancelant est totalement incapable
de fournir. Ne pouvant pas réaliser ce qui lui serait nécessaire pour main-
tenir une existence autonome un réarmement total, qui d'ailleurs préci-
piterait la guerre le capitalisme européen est organiquement porté vers
la double utopie de l'apaisement international et de la suprématie
nucléaire totale des Etats-Unis devant retenir les Russes par crainte de
représailles.
Bref, les Occidentaux étaient bien obligés, dès la deuxième moitié
de 1952, de montrer qu'ils étaient incapables de soutenir une guerre géné-
ralisée, qu'ils étaient également incapables d'accroître au même rythme
leur potentiel militaire et qu'ils voudraient bien sortir de l'impasse
coréenne. C'est ce que confirma ' la victoire électorale d'Eisenhower
novembre 1952. Et le premier budget que celui-ci présentait au Congrès
(février 1953) comportait une réduction des crédits militaires par rapport
aux crédits prévus par l'administration Truman, eux-mêmes déjà en réduc-
tion sur les plans initiaux.
C'est à ce moment là que la mort de Staline permit à la crise de la
bureaucratie russe de s'exprimer ouvertement.
en
La crise du bloc russe.
En octobre 1952 s'était tenu Moscou le XIXe Congrès du Parti com-
muniste. Ce Congrès, outre la désignation ostentatoire de Malenkov comme
dauphin du régime, n'avait au fond amené rien de nouveau à l'orientation
de la politique russe. Celle-ci restait telle qu'elle avait été définie depuis
1947-1948 : accent mis sur « l'encerclement capitaliste », exclusion de toute
idée d'un compromis possible avec les Occidentaux, développement écono-
mique intérieur axé sur le réarmement et l'industrie lourde.
La mort de Staline a déclenché un changement extrêmement brutal
dans cette orientation. De mars à juin 1953, les mesures se succédèrent :
sixième baisse des prix, proclamations solennelles sur la priorité donnée
désormais aux industries de consommation, amnistie, affirmation des droits
et libertés individuels du citoyen soviétique ; sur le plan international,
initiative prise pour des négociations en Corée aboutissent, gestes de con-
ciliation multiples, tant diplomatiques que commerciaux, à l'égard des
pays occidentaux.
Plusieurs questions se posent face à cet ensemble d'événements : jus-
qu'à quel point ces changements sont réels, et jusqu'à quel point ne
traduisent-ils pas simplement une démagogie mystificatrice à l'intérieur de
la Russie, une manœuvre diplomatique temporaire visant à gagner du
temps, sur le plan extérieur ? Quelle en est la cause profonde, et quelles
en sont les limites ? Questions toutes étroitement liées, auxquelles on
ne peut répondre qu'en considérant la situation d'ensemble du blog russe
et de la bureaucratie.
Jusqu'à quelle mesure les changements intervenus à l'intérieur sont
réels ? Qui a bénéficié de l'amnistie ? La baisse des prix a-t-elle été effec-
tive, ou un simple leurre et, si elle a été effective, quelle a été son étendue,
16
gur
autrement dit combien a gagné le consommateur ? Les promesses sur le
poids à donner aux industries produisant des biens de consommation sont-
elles tenues, et jusqu'où le changement a-t-il été ? Bien entendu, à ces
questions il est impossible de répondre même avec une précision médiocre,
à partir de données directes, car nous ne savons sur la Russie que ce que
la bureaucratie veut bien dire, et en principe elle ne dira que ce qui
* confirme » ce qu'elle prétend faire par ailleurs. Ce n'est que par des
raisonnements indirects qu'on peut essayer de contrôler le caractère réel
de ces mesures.
Il semble tout d'abord qu'un degré de réalité dans les « réformes »
en question existe. Tout d'abord parce qu'il est beaucoup plus difficile
et qu'il serait extrêmement maladroit de mentir totalement sur des
mesures précises, L'affirmation que « le niveau de vie s'accroît de 5 %
par an » est du genre de celles que personne ne peut totalement réfuter
sa simple expérience individuelle. Si par contre on dit : le prix du
pain vendu dans les coopératives passe de 12 à 10 roubles, celui des chaus-
sures de 330 à 275, il serait étonnant à moins de viser à provoquer la
population que tout y soit mensonger. Il se peut qu'en même temps
il se passe des choses (et il s'en passe toujours) qui réduisent grandement
la portée du changement par exemple que le pain devienne plus noir,
que les chaussures disparaissent pour quelques mois des magasins, etc.
mais il serait difficile qu'il n'en subsiste rien. De même, la promesse
de libérer tous les détenus non politiques condamnés à des peines infé-
rieures à tant d'années, dans la mesure où ceux-ci forment une catégorie
nombreuse, où donc leurs parents et connaissances forment une proportion
notable de la population, doit s'accompagner de certaines mesures réelles
de libération, ne serait-ce que pour créer chez ceux qui ne voient pas
les leurs rentrer l'impression qu'ils appartiennent à une catégorie « spé-
ciale ».
D'autres données, plus « matérielles » en apparence, vont dans le même
sens, mais elles soulèvent des problèmes d'interprétation : dans les accords
commerciaux avec les pays du bloc américain, qui se multiplient depuis un
an, les Russes incluent beaucoup plus qu'auparavant des articles de consom-
mation ; donc ils visent à améliorer l'offre de ces articles en Russie. Mais
dans quelle mesure ces articles sont destinés aux ouvriers plutôt qu'aux
privilégiés ? D'autre part, d'après les statistiques officielles russes, le
nombre des travailleurs a fait un bond sans précédent en 1953 ; en tenant
compte d'autres facteurs possibles de changement, on peut en conclure
qu'environ un million de concentrationnaires sont maintenant comptés parmi
la force de travail salariée. Mais cela veut-il dire qu'ils sont effectivement
libérés ? Il faut rappeler à ce propos qu'il est à peu près impossible de se
retrouver dans les statistiques russes de population.
Mais le plus important pour juger de ce qui importe la situation
globale du bloc russe - n'est pas la réalité des réformes, mais le fait
qu'elles ont été proclamées. Même s'il ne s'agit dans tout cela que de la
démagogie pure et simple, le fait même que la bureaucrație russe a été
obligée de recourir à cette démagogie-là a une signification fondamentale,
Il y a là quelque chose de nouveau. Non pas évidemment le recours à la
démagogie en lui-même. Depuis son origine, la bureaucratie ne peut vivre
sans mystification : à l'étranger, l'accent était mis sur le bonheur absolu,
réalisé dès maintenant, de l'ouvrier russe libéré de l'exploitation ; à
l'intérieur, on insistait beaucoup plus sur l'amélioration du niveau de
vie « demain », lorsque l'industrialisation serait achevée, lorsque le premier,
puis le second, puis le troisième plan seraient réalisés, lorsque la recons-
truction, après la guerre, serait finie, lorsqu'on aurait effectué la trans-
formation stalinienne de la nature, etc. « Demain, on mangera gratis »
avait dit à peu près textuellement Staline au XIXe Congrès du Parti
Communiste. Le changement radical, est que Malenkov soit obligé de dire :
aujourd'hui, on mangera un peu plus, qu'il soit amené à reconnaître
implicitement que l'ouvrier avait été jusqu'alors totalement sacrifié et que
la situation exigeait une amélioration immédiate.
Même s'il n'est qu'apparent, donc, le changement est jusqu'à un certain
degré réel ; même si elle n'accorde pas tout ce qu'elle dit, la bureaucratie
est obligée de dire qu'elle accordera tout de suite quelque chose. Et
ceci indique déjà l'origine des facteurs qui ont déterminé le tournant,
- 17
aucun
Le premier et le plus fondamental est sans
doute la réaction
croissante de la population travailleuse contre la surexploitntion et l'oppres-
sion auxquelles elle est soumise. Dans les conditions de terreur totalitaire
prévalant en Russie cette réaction ne peut pas s'exprimer de la manière
dont elle s'exprime dans un pays « démocratique », mais ceci ne veut
nullement dire qu'elle ne peut s'exprimer du tout. Il n'est nullement exclu
que des grèves explosent de temps en temps dans telle ville ou telle
usine, que des mouvements collectifs de protestation aient lieu dans tel
atelier toutes manifestations dont par définition nous no pouvons rien
savoir. D'un autre côté il n'y a pas que les manifestations ouvertes,
explicites de la lutte de classe dont la bureaucratio soit obligée de tenir
compte ; elle est encore plus atteinte par la lutte quotidienne et muette
au sein de la production, la non-collaboration, la résistanco des ouvriers
à la production et qui se matérialise par l'absentéisme, les malfacons, la
détérioration des machines, la réduction de l'effort au minimum, etc.
A tout cela, la bureaucratie réagit à la fois par les moyeng capitalistes
classiques : mécanisation accrue de la production, paiement nux pièces
ou au rendement, amendes, mais aussi par des moyens qu'elle a créés
et qui sont son apport original à l'histoire de l'exploitation du travail :
stakhanovisme, prolifération des fonctions de surveillance, peines * crimi-
nelles » infligées aux travailleurs récalcitrants (« crimes économiques »).
Qu'aucune de ces parades ne soit définitivement efficace, c'est bien évi-
dent, car l'adhésion de l'ouvrier à la production ne sera acquise que le
jour où l'exploitation sera supprimée. Il est donc infiniment probable que
devant une crise croissante de la productivité du travail, devant le refus
de plus en plus ferme des ouvriers de collaborer à la production, la
bureaucratie a été amenée à faire des concessions, à accorder une certaine
amélioration du niveau de vie et à passer l'éponge sur les « crimes écono-
miques » (amnistie).
A cette cause s'en ajoutent deux autres. D'abord, la ronction des
couches inférieures et moyennes de la bureaucratie elle-même contre les
excès de terreur du régime. Une fois solidement installée au pouvoir, et
munie de ses privilèges, la grande masse des bureaucrates doit aspirer
à en jouir dans la tranquillité, et non sous la menace constante d'une
épuration ou d'une disgrâce ; une pression constante doit Otro exercée
de la part de la bureaucratie dans son ensemble contre les sommets déten-
teurs de pouvoir afin de normaliser les rapports politiques et juridiques
au sein de la bureaucratie, de garantir à chaque bureaucrate loyal et
moyennement capable la jouissance de sa situation et une carrière normale.
Cette pression, doit devenir d'autant plus forte que, objectivement, la posi-
tion dominante de la bureaucratie est plus stabilisée, et que, subjectivement,
le bureaucrate se sent de moins en moins comme un usurpateur du pouvoir
et de plus en plus comme un dirigeant de droit divin.
L'arbitraire des épurations de 1935-1940 ne pouvait qu'etre accepté par
les bureaucrates dans la mesure où eux-mêmes étaient arrivés à leur place
par un arbitraire analogue et très souvent par le fait précisément d'une
épuration précédente. Mais de plus en plus, la bureaucratie est formée
par des gens qui sont là où ils sont en vertu d'une évolution normale,
ou dont le père était déjà bureaucrate. Ceux-ci doivent penser que c'est
le Bureau Politique qui leur doit son existence, et non pas eux qui doivent
leur existence au Bureau Politique. Et leur réaction contre l'arbitraire
total des instances suprêmes doit s'affirmer graduellement.
Enfin, il y a les difficultés que la bureaucratie russe rencontre dans
son effort d'intégration et d'assimilation des pays satellites. Ces difficultés
elles-mêmes sont de trois ordres : d'abord les difficultés transitoires, qui
sont inhérentes au passage de ces pays d'une structure capitaliste classique
ou arriérée à la structure bureaucratique : résistance des paysans et des
petits bourgeois expropriés, des cadres moyens de l'ancienne société bour-
geoise, difficultés de création rapide et d'en haut d'une économie totale-
ment centralisée dans des pays en général des plus arriérés. Ensuite,
les contradictions profondes inhérentes au régime capitaliste bureaucratique
lui-même : d'abord, la réaction des ouvriers, mystifiés pendant une première
période par les « nationalisations », le pouvoir « populaire », la construction
du « socialisme », etc., et qui découvrent graduellement derrière ce masque
le visage hideux et bien connu de l'exploitation et de l'oppression. En
18
dernier lieu, les tendances « autonomistes » des bureaucraties nationales.
certainement différentes en intensité selon les pays et les conditions con-
crètes, mais qui dans certains cas au moins n'ont pu qu'aller en croissant
dans la mesure où au départ cette bureaucratie nationale ne s'appuyait
que sur l'Armée rouge ou indirectement sur le soutien de Moscou, et où,
huit ans après, elle est arrivée à avoir une base économique propre et à se
stabiliser sur le plan national. Tous ces facteurs agissent bien entendu.
les uns sur les autres : conjointement à l'exploitation de leur bureaucratie
« nationale », les pays satellites sont soumis à une exploitation addition-
nelle de la part de la bureaucratie russe. Plus cette dernière est intense,
plus, toutes choses égales par ailleurs, il est difficile pour la bureaucratie
nationale d'extraire de « ses » ouvriers et paysans la plus-value qui lui:
revient ; plus elle doit donc se tourner contre ceux-ci, plus les réactions
de ceux-ci sont ou peuvent devenir violentes. Autant qu'une bourgeoisie,
coloniale contre l'impérialisme dominateur, une bureaucratie satellite a des
raisons économiques de se dresser contre la bureaucratie dominatrice et
d'essayer de limiter l'exploitation additionnelle du pays par cette dernière ;
mais aussi, plus que le sort d'une bourgeoisie coloniale à celui de l'impé-
rialisme qui la domine, son sort est inexorablement cloué au sort de la
bureaucratie russe.
Mais tous ces facteurs, peut-on dire avec raison, existaient et agissaient
depuis longtemps. Pourquoi les modifications qu'ils devaient entrainer sont-
elles apparues d'un coup et brutalement ? Et pourquoi en 1953 ?
Il est probable d'abord que non seulement l'intensité des réactions
mentionnées a dû aller en croissant, mais qu'elle a dû croître beaucoup
plus rapidement au cours des dernières années. Considérons d'abord l'atti-
tude des ouvriers face à l'exploitation. Pendant les premiers plans quin-
quennaux, avant 1940, il est vraisemblable que la mystification des plans
ait pu jouer auprès d'une grande proportion des ouvriers : on industria-
Iisait, il fallait se priver pendant quelque temps pour construire des usines.,
Puis la guerre est venue, la moitié de ce qu'on avait fait a été détruit.
Il fallait reconstruire. Mais en 1950, le régime a proclamé solennellement
que la reconstruction était achevée. Il serait puéril d'attacher une impor-
tance particulière à cette date ou à cette déclaration, mais il est certain
que depuis quelques années il devait être impossible de continuer mys-
tifier à la population à l'aide des mêmes arguments. Ceci d'autant plus
qu'en présentant la guerre comme plus ou moins imminente, non seulement
on lui montrait que dans une certaine mesure son niveau de vie était
fonction d'un niveau donné d'armement, donc d'une orientation politique
qui pouvait être changée, mais aussi on lui promettait de recommencer
encore une fois l'ensemble de l'histoire : se serrer la ceinture pour cons-
truire des usines qui seraient détruites à nouveau, puis se la reserrer pour
les reconstruire. Les « lendemains qui chantent » étaient renvoyés à l'infini,
sans qu'aucune nécessité matérielle puisse désormais justifier cet ajour-
nement. De même, dans les pays satellites, quelques années après l'expro-
priation totale des anciens capitalistes achevée autour de 1948-1949
une phase de réveil accéléré a dû commencer. Enfin, on a déjà indiqué
les raisons qui inclinent à croire que pour la bureaucratie russe, le fait
d'oser s'affirmer contre le Bureau Politique a du être relativement nou-
veau ; et de même pour la bureaucratie de certains pays satellites.
Un autre facteur, dont la force croit également avec le temps, fait
que la signification de la réaction ouvrière, l'importance que le régime
est obligé de lui attribuer, a changé graduellement. C'est le progrès de la
production elle-même, en particulier l'industrialisation et la modernisation.
Pour utiliser un exemple grossier mais clair, on peut faire creuser un
canal au fouet, mais on ne peut pas faire construire ainsi des compteurs
électroniques. La mécanisation croissante de la production, ne signifie nulle-
ment l'expulsion totale de l'élément humain, et il y a un moment où le
genre de collaboration à la production que peut assurer la contrainte maté-
rielle ou la contrainte économique sous sa forme la plus crue ne suffit
plus, car la nature des fabrications et des méthodes de production a changé.
A ce moment là, le régime qu'il soit russe ou américain est obligé
de faire pour quelque temps des concessions réelles à l'ouvrier.
Cette considération est valable également pour la masse de la bureau-
eratie. La coordination de la production est assurée par la bureaucratie,
-
19
mais la coordination de la bureaucratie n'est assurée que par la terreur.
Le gaspillage qui en résulte est immense. Limiter le gaspillage bureau-
cratique tout en maintenant la bureaucratie comme instance directrice de
la production, ne peut se faire sans restaurer un minimum de liberté et
de sécurité pour les bureaucrates.
Des concessions sur le plan intérieur devenaient donc tot ou tard
inéluctables. Il fallait donner quelque chose de réel aux ouvriers ; il fallait
alléger quelque peu la situation de la bureaucratie des pays satellites, serrée
de plus en plus 'entre les exigences de Moscou et la résistance de la popu-
lation sous peine d'encourager les tendances « titistes » potentiellement
toujours présentes au sein de cette bureaucratie. Il fallait enfin que le
sommet de la bureaucratie fasse quelques concessions à la classe même dont
il procède et qu'il exprime. Tout cela impliquait nécessairement aussi un
tournant sur le plan international. Des concessions réelles, nussi limitées
qu'elles fussent, au niveau de vie des masss, impliquaient une réorientation
de la production, et n'étaient possibles qu'au prix d'une certaine réduction
des armements ; celle-ci serait absurde sans un effort visant réduire la
tension internationale et à parvenir à une certaine forme de modus vivendi
avec les Occidentaux.
Peut-être le changement aurait eu lieu sous Staline, si celui-ci vivait
davantage ; peut-être il aurait eu lieu avant si le pouvoir avnit changé
de mains plus tôt. Ces spéculations ne sont pas intéressantes ; ce qui
importe, c'est de comprendre que les facteurs profonds qui ont déterminé
le tournant agissaient déjà depuis un temps. Dans un régime d'absolutisme
total, il est compréhensible qu'un changement d'orientation at linel au
moment où change la personne du despote, même si ce changement était
depuis longtemps devenu nécessaire. C'est en ce sens que les ronins des
monarchies absolues ont souvent marqué des périodes distinctes ; l'oqnipe
exerçant le pouvoir se sclérose, le successeur a souvent, même s'il lui est
étroitement associé, une vue moins lointaine de la réalité. A tout cela
s'ajoute le besoin pour l'équipe Malenkov de consolider non seulement le
régime en général mais son propre pouvoir face aux groupes bureauer:11147es
rivaux, par des mesures qui pouvaient lui créer une certaine popularitas.
IV.
PERSPECTIVES
Possibilités d'un compromis russo-américain.
On a vu qu'une stabilisation véritable, même provisoire, des rapports
des deux blocs était impossible. En même temps, leur situation interdit
actuellement et continuera pendant quelque temps à interdire aussi bien
aux Russes qu'aux Américains de révenir à une préparation accélérée de la
guerre. L' « apaisement » se prolongera donc personne évidemment ne
peut dire combien. La question de savoir s'il sera couronné par un accord
ou compromis formel sur les deux principaux points de conflit (Indochine,
Allemagne) présente en soi peu d'intérêt. De toute façon, même si un tel
compromis venait à se réaliser, il ne durerait qu'autant que le rapport
de forces qui était à sa base. Le développement technique ou social pour-
rait le remettre en question à tout instant, de même que l'ensemble de la
situation internationale. C'est ce rapport de forces qui importe, non pas son
expression juridico-diplomatique sur un chiffon de papier. Mais, comme
les discussions et les palabres sur ce sujet occupent depuis un an l'avant-
scène, comme elles sont un instrument de mystification utilisé à la fois par
les staliniens et la bourgeoisie, il vaut la peine d'en examiner les chances.
Celles-ci sont extrêmement minces, pour plusieurs raisons. D'abord, pris
séparément, ni le problème de l'Indochine, ni celui de l'Allemagne ne peu-
vent recevoir de solution « à mi-chemin » ; le partage de l'Indochine est
impossible, le sabordage du Viet-minh inacceptable pour les Russes comme
les élections « libres » pour les Occidentaux. L'unification de l'Allemagne
impliquerait perte de leur zone pour les Russes, qu'il est douteux que la
* neutralisation » du pays inacceptable pour les Américains et les capita-
listes allemands suffirait à leur faire accepter. Une solution combinée
des deux problèmes ne parait guère plus faisable ; l'évacuation de l'Indo-
chine, combinée avec le réarmement d'une Allemagne unifiée, provoquerait
20
une crise politique profonde en France et vraisemblablement aussi en Angle-
terre, la solution inverse abandon par les Russes de l'Indochine
contre une neutralisation de l'Allemagne se heurterait à l'opposition du
capitalisme allemand. Aucune de ces formules ne serait d'ailleurs acceptable
pour les Russes qui tiennent un tiers de l'Allemagne et la certitude d'une
victoire en Indochine et n'ont aucune raison de sacrifier l'un ou l'autre.
La modification incessante de la situation, non pas après la conclusion
d'un accord, mais avant qu'il ne soit conclu et pendant les discussions
mêmes, est un autre facteur important. L'action redoublée du Vietminh
en vue de la Conférence de Genève, l'utilisation intense que les Américains
font des explosions thermo-nucléaires et leur raidissement à la suite du
succès de celles-ci le montrent abondamment. Les données réelles de la
discussion sont ainsi constamment altérées. Plus encore, l'idée que de
telles modifications pourraient intervenir dans un avenir proche rend toute
véritable négociation quasi impossible, puisqu'elle suggère qu'on pourrait
en attendant obtenir des meilleurs termes. Le cas de la C.E.D. est typique à
cet égard ; les Russes attendent que l'opposition française au traité rende
impossible le vote de celui-ci, et toutes leurs « propositions » ne visent à
rien d'autre qu'à renforcer cette opposition, jusqu'à obtenir le rejet du
traité dans lequel cas leurs propositions précédentes deviendraient évi-
demment caduques, et ils pourraient négocier à partir d'une nouvelle situa-
tion plus avantageuse.
Il est donc probable que, plutôt qu'à un « règlement » provisoire des
rapports des deux blocs, on assistera à une prolongation de la situation
actuelle, les bavardages diplomatiques se déroulant à la surface pendant
que les facteurs réels résolvent les problèmes, qu'il s'agisse de l'Indochine
ou du réarmement allemand.
La solution sera vraisemblablement donnée « d'elle-même » ; le Viet-
minh contrôlera de plus en plus l'Indochine, les Américains réarmeront
l'Allemagne, si ce n'est dans la C.E.D., sous une autre forme. Il serait
seulement faux de conclure qu'une telle « solution » est une solution tout
court. Car la victoire stalinienne en Indochine, le réarmement allemand ou
les deux à la fois constitueraient en eux-mêmes des facteurs nouveaux
qui entraîneraient d'autres modifications à la situation : il est même pos-
sible qu'ils marquent la fin de l' « apaisement » actuel.
La situation actuelle des deux blocs.
On n'en est pas encore là, et les contradictions internes analysées plus
haut qui ont imposé le ralentissement du cours vers la guerre continuent
à jouer dans le même sens et continueront à le faire dans l'avenir immédiat.
Pour ce qui est du bloc oriental, les facteurs que nous avons analysés
sont par leur essence même permanents. Mais leur acuité et surtout la
manière dont la bureaucratie peut y répondre sont variables. Il y a une
limite aux concessions que la bureaucratie russe, pressée par les besoins
de l'accumulation, de l'armement et de sa propre consommation improduc-
tive, peut faire au prolétariat. En même temps, ces concessions sont à
double tranchant ; elles peuvent avoir comme résultat 'augmenter les
exigences ouvrières, dans certains cas, qui ont d'ailleurs une valeur exem-
plaire générale pour les travailleurs des pays du bloc russe (Allemagne
Orientale), elles conduisent directement à l'idée que la résistance à l'exploi-,
tation est rentable. Qu'un jour ou l'autre ces facteurs conduiront la bureau-
cratie russe à renverser sa politique, c'est certain. En attendant, aussi
longtemps qu'elle est obligée de lâcher du lest sur le plan intérieur, et
que le développement propre du bloc occidental le lui permet, elle devra
forcément limiter son armement et avoir la politique extérieure corres-
pondante.
Cette tendance est renforcée au sein du bloc oriental par les problères
économiques que pose la Chine. Pour la bureaucratie chinoise, l'industriali-
sation rapide du pays est une question de vie ou de mort ; sa nécessité
première esť l'accumulation, non l'armement. Ce n'est que par l'industria-
lisation rapide que la bureaucratie chinoise peut annihiler économiquement
après l'avoir fait politiquement la bourgeoisie, réduire la paysannerie,
tâcher de limiter la tutelle russe. L'aide économique que Moscou peut
fournir à la Chine est évidemment sans commune mesure avec les besoins
21
en capital de cet énorme pays, qui ne peuvent être satisfaits que par une
accumulation primitive analogue à celle qui a eu lieu en Russie de 1927 à
1940 et dont la phase active n'a pas encore commencé. Il est donc probable
que la bureaucratie chinoise tâchera, elle aussi, d'éviter les complications
extérieures pour un temps.
La situation au sein du bloc occidental imposera aussi pendant une
période la continuation de la politique actuelle. La réduction des dépenses
d'armement, commencée en 1953, est en train de s'accentuer et continuera
sans doute encore. Dans aucun pays important, il n'est actuellement poli-
tiquement possible d'imposer à la population une réduction de son niveau
de vie pour financer l'armement. Il est de plus clair que la diminution
de la tension des rapports russo-américains joue en amplifiant les conflits
au sein de la « coalition » atlantique ; l'opposition grandissante de la bour-
geoisie française au réarmement de l'Allemagne de Bonn depuis que l'obses-
sion du cosaque s'est éloignée en est l'exemple le plus frappant.
Bien entendu, sous la « stabilité » apparente des rapports économiques
et politiques au sein du bloc occidental travaillent toujours les facteurs
qui préparent des nouvelles crises, et posent ainsi les limites de la situation
actuelle. Il suffit de rappeler que le capitalisme occidental n'a pas encore
pu résoudre ni le problème des fluctuations économiques (des « crises »), ni
celui des rapports entre les économies nationales (15). Et le ralentissement
du réarmement risque de les faire surgir sous une forme aggravée. La
récession qui se développe depuis l'été 1953 aux Etats-Unis montre que le
capitalisme américain n'est sorti des problèmes que lui posait l'augmenta-
tion des dépenses militaires que pour entrer dans d'autres, créés par leur
diminution. Et l'aggravation de la pénurie de dollars des autres pays que
risquent d'amener cette récession d'abord, la réduction des dépenses mili-
taires américaines à l'étranger ensuite, éloigne à nouveau la perspective
d'un rétablissement de la convertibilité des monnaies et de la llberté du
commerce entre les pays capitalistes. Aucun de ces problèmes n'est organi-
quement insoluble pour les exploiteurs ; mais leur solution n'est possible
qu'au prix d'une transformation structurelle suppression de l'économie
du marché, intégration complète de l'économie des pays satellites à celle
des Etats-Unis dont les conditions politiques et sociales sont encore
loin d'être créées. Il faudra encore des crises, pour qu'elles le soient.
Les luttes ouvrières ; les partis bureaucratiques et l'avant-garde.
Nous avons montré ailleurs (16) l'importance qu'a eu le changement
de la conjoncture internationale dans le déclenchement des luttes ouvrières
en 1953. Nous pouvons, ici, nous borner à constater que les conditions favora-
bles aux luttes continuent à exister et existeront sans doute dans la période
à venir : l'affaiblissement de la tension internationale continuera à jouer
et à rendre presque impossible pour les uns ou les autres l'exploitation
politique des combats ouvriers. Les concessions que peuvent effectuer les
régimes en Europe Orientale, insuffisantes pour émousser les revendications
des travailleurs, sont juste suffisantes pour leur enseigner que seule l'oppo-
sition active à l'exploitation peut améliorer leur sort. En Europe Occiden-
tale, cette leçon est connue depuis longtemps, et le problème qui se pose
est la constitution d'une direction ouvrière indépendante de la bureaucratie.
C'est à cette question que sont consacrées les pages qui suivent. Y répon-
dre, serait impossible sans une analyse préalable de la politique des partis
bureaucratiques, staliniens et réformistes, comme aussi du développement.
idéologique de l'avant-garde ouvrière.
De 1948 à 1953, l'attitude des organisations bureaucratiques a été fonda-
mentalement déterminée par l'effort permanent d'utiliser pour leurs buts
politiques immédiats les secteurs de la classe ouvrière qu'elles contrôlaient.
(15) C'est-à-dire la décomposition du marché mondial traditionnel, qui
se manifeste par les restrictions quantitatives et le controle étatique sur
le commerce extérieur, le contrôle des changes et la non-convertibilité des
monnaies entre elles, et, depuis la guerre, par le < problème dollar »
(pénurie généralisée de dollars, devenus moyen de paiement international,
pour la plupart des pays capitalistes et limitation des importations de
produits américains).
(16) Le numéro 13 de Socialisme ou Barbarie est consacré presque en
entier à l'analyse des luttes ouvrières de 1953 en Allemagne et en France.
22
'Le prolétariat et ses luttes étaient purement et simplement mobilisés acti-
vement ou passivement pour les maneuvres politiques des staliniens ou
des réformistes. Pour les staliniens, par exemple, il s'agissait de faire faire
grève aux ouvriers contre Ridgway, indépendamment de toute autre consi-
dération indépendamment jusqu'à l'absurde, puisque ça avait comme
résultat d'un côté d'user irrémédiablement l'influence stalinienne au sein
du prolétariat et de dissiper ainsi le capital que le stalinisme aurait pu
utiliser plus rentablement à une autre occasion et à plus long terme ;
d'un autre côté, de priver ces manifestations mêmes de toute efficacité,
puisqu'à la fin les ouvriers, mêmes staliniens, n'y participent plus du
tout, et même d'en faire purement et simplement profiter la bourgeoisie,
dans la mesure où l'échec de ces tentatives fournissait à la bourgeoisie une
démonstration amplement utilisée par la presse et les gouvernements
bourgeois de l'incapacité du stalinisme à mobiliser les masses sur ses
mots d'ordre politiques et lui permettait d'attaquer avec beaucoup plus d'as-
surance. L'extrémisme des staliniens lorsqu'il s'agissait de questions «poli-
tiques » était combiné avec une attitude jaune lorsqu'il s'agissait des ques-
tions revendicatives ; la grève, pour laquelle aucun effort n'était de trop
lorsqu'il s'agissait du Pacte Atlantique, était soigneusement sabotée par
action ou par omission, lorsqu'il s'agissait des revendications ouvrières.
Ceci à la fois pour donner des gages de tranquillité sociale aux classes
moyennes et à la fraction « neutraliste » du patronat qu'on voulait gagner
à une politique d' « indépendance nationale », et à cause de l'incapacité
grandissante de la bureaucratie de diriger bureaucratiquement les luttes
d'ouvriers acceptant de moins en moins sa tutelle.
Cette attitude trouvait son pendant dans l'attitude des bureaucrates
réformistes, pour lesquels il s'agissait avant tout de défendre le régime,
de couvrir le plus possible le patronat, et de s'opposer à tout prix aux
staliniens et aux mouvements où ceux-ci jouaient un rôle actif, même si
leur caractère revendicatif pouvait difficilement être mis en doute. Sous
l'influence conjointe de ces facteurs, les dirigeants réformistes en France
ont réalisé de 1948 à 1953 une des performances jaunes les plus pures de
leur histoire, pourtant riche en exemples de ce genre ; ils se sont trans-
formés en agents payés au sens matériel courant du terme du patronat
français et des agences américaines.
Ainsi, la politique des deux organisations bureaucratiques aboutissait
objectivement à l'impossibilité de luttes ouvrières puisqu'elle créait et
faisait constamment renaître la division de la classe ouvrière, et une divi-
sion sur des lignes fondamentalement étrangères à ses intérêts. Il suffisait
en somme que l'organisation stalinienne prenne l'initiative d'un mouvement
ou y participe pour que les réformistes le sabotent et réciproquement.
Cette politique a été catastrophique pour les luttes ouvrières dans
l'immédiat, mais a eu un résultat profondément positif à long terme : elle
a été le principal facteur de démystification des ouvriers sur le compte de
ces organisations, en leur démontrant jour après jour, que celles-ci n'ont
rien à voir avec les intérêts du prolétariat, les ignorent purement et sim-
plement et poursuivent leurs politiques propres. La nature des organisations
bureaucratiques s'est ainsi dévoilée aux yeux d'une fraction importante de
la masse ouvrière et non plus, comme précédemment, d'une petite mino-
rité d'ouvriers d'avant-garde. Le corollaire immédiat de cette prise de
conscience a été la chute rapide de l'influence des organisations bureau-
cratiques sur la classe - manifestée moins par la chute des voix aux élec-
tions politiques ou syndicales ou même des effectifs syndicaux que surtout
par le refus des ouvriers de suivre la bureaucratie dans l'action.
On a dit plus haut que cette politique conduisait à des résultats absur-
des du point de vue de la bureaucratie elle-même (c'est clair aussi bien
dans le cas des staliniens que dans le cas des réformistes), dont le principal
était précisément cette chute d'influence elle-même. On aurait pu dire qu'il
eût était plus « intelligent » pour les staliniens de ne pas trop pousser
dans cette direction, de ne pas gaspiller ainsi leur influence sur la classe.
Mais c'est là précisément un raisonnement abstrait qui suppose un état-
major qui décide de la meilleure tactique à suivre indépendamment de
toute pression et de tout enchainement réel. Or la direction stalinienne
est l'exécutant en France de la politique mondiale de Moscou ; son orien-
tation est déterminée par les besoins généraux du bloc russe et non pas
23
par le souci d'accroître au maximum son influence au sein du prolétariat ;
celle-ci n'est qu'un des éléments qui entrent en ligne de compte, et pas
le majeur. De toute façon, à la période actuelle, la bureaucratie stalinienne
ne pourrait accéder au pouvoir en France que par la force des armées
russes et non jamais par un coup d'Etat national. De ce fait, le rôle et
l'importance que peut attribuer au prolétariat sa stratégie deviennent
secondaires ; créer une diversion permanente sur l'arrière de classe du
capitalisme occidental, aider par des opérations de guérilla au sens propre
du terme, l'avance des divisions russes lors de la guerre. Dans une période
de tension internationale croissante, comme celle de 1948 à 1952, il ne
pouvait pas s'agir pour la direction stalinienne de « capitaliser » davantage
en France, mais d'utiliser son capital : si au bout il y avait la guerre,
l'utilisation la plus intense de son potentiel s'imposait, si un compromis
devait se réaliser, on aurait le temps de voir et aussi de récupérer les
forces usées pendant cette période. Que même dans le cadre de cette
orientation, fondamentalement juste de son propre point de vue, la direc-
tion stalinienne ait pu commettre des erreurs, et en particulier l'erreur
typiquement bureaucratique de sous-estimer la prise de conscience des
ouvriers et sa perte d'influence réelle (et non pas électorale) sur ceux-ci,
c'est certain ; cela ne change rien au fait que son orientation lui était
étroitement imposée par la situation générale et le cours de la guerre.
La même chose vaut, mutatis mutandis, pour la direction réformiste, aussi
bien en France que dans les pays' (comme l'Angleterre ou l'Allemagne
occidentale) où elle a pratiquement le monopole de la « représentation »
ouvrière.
De ce point de vue, le changement de situation pourrait signifier que
les organisations bureaucratiques ont désormais beaucoup plus de latitude
dans leur jeu, puisque leurs maîtres ne leur imposeront pas pour la
période à venir de subordonner tout le reste à une mobilisation politique
des ouvriers au profit de l'un ou de l'autre bloc. On pourrait en inférer,
en première approximation, que les efforts principaux des staliniens et des
réformistes, pendant la période ouverte maintenant, seraient de reconquérir
leur influence auprès du prolétariat. Et, pour ce faire, ils n'auraient qu'un
moyen : suivre une attitude revendicative « correcte », essayer de paraître
dans la réalité et non seulement dans les discours comme les « meilleurs
défenseurs des intérêts ouvriers ».
Pourtant la valeur de ce raisonnement est des plus limitées ; car
une série de facteurs, certains conjoncturels, d'autres permanents et pro-
fonds, font que la marge de libre action des organisations bureaucrati-
ques. même dans la période à venir, et surtout la rentabilité probable
pour elles d'un changement d'attitude face aux luttes ouvrières sont
extrêmement réduites.
Ceci est clair dans le cas des staliniens. Tout d'abord, il est certain
que le P.C. continuera à vouloir jouer son rôle sur l'échiquier politique
bourgeois ; l'atténuation de la tension internationale n'a pas signifié et
ne signifiera pas la fin de l'intégration de la France et des autres pays
d'Europe occidentale au bloc américain ; mais elle, signifiera un regain
d'influence de ces fractions de la bourgeoisie française et de leurs porte-
parole politiques qui voudraient diminuer le degré de cette intégration.
Elle renforcera donc, du même coup, les tentatives du P.C. d'enfoncer un
coin dans les rapports France-Etats-Unis et de renforcer l'aile « neutra-
liste » de la bourgeoisie française, et leur donnera même une certaine
base réelle (17).
On voit que sous un biais en apparence complètement différent, il
est possible que le P.C. soit 'amené à s'opposer encore aux revendications
ouvrières ; hier, c'était pour lutter pour la * paix », aujourd'hui, pour
ne pas la troubler.
(17) En janvier, dans « Le Monde », M. Duverger évoquait avec sympa-
thie la perspective d'un gouvernement auquel le P.C. accorderait son « sou-
tien sans participation ». Les bases d'un compromis qui pourrait y con-
duire ne sont pas difficiles à voir : le retrait d'Indochine et le rejet
de la C.E.D. seraient troqués contre la « paix sociale ». Que cette pers.
pective soit irréalisable, n'empêche qu'à travers elle, le P.C. peut exercer
une pression réelle sur la politique de la bourgeoisie française et fasse
beaucoup de pas pour rencontrer celle-ci.
24
en
Mais ce facteur n'est ni le plus profond ni le plus important. L'exemple
du sabotage par les staliniens de la grève Renault en septembre 1953 (18)
l'indique suffisamment. Comment s'explique co sabotage ? Si Renault démar-
rait, il y avait de fortes chances que le mouvement s'étende dans toute
la métallurgie. Avec des millions de travailleurs des services publics déjà
en grève, ce développement pouvait conduire les staliniens beaucoup plus
loin qu'ils ne voulaient, et leur poser à l'étape suivante un dilemme catas-
trophique : s'opposer de front à l'extension, l'npprofondissement et la con-
tinuation de la grève donc se démasquer il une échelle sans précédent
ou bien donner une bataille totale France, sûrs d'avance de la
perdre, à un moment non choisi par oux, ct au contraire où leur politique
mondiale allait dans le sens opposé. Lour controle du point stratégique
.Qu'est Renault leur a permis de prévenir une telle évolution. Mais ils ont
dù avoir chaud. Cet exemple est instructif, caur Il contient tous les éléments
de la situation présente. Toute lutte ouvrlère qui prendra une certaine
ampleur donc toute lutte ouvrière qui rinquarnit l'atre efficace du point
de vue le plus simplement revendicatif pogcruit aux staliniens le même
problème, et susciterait de leur part vraimomblablement in ineme parade, lo
sabotage en douce, si possible, de front, 41 Comuni, de in grève.
Ce facteur est étroitement apparenta n. 11 outre, oncore plus important.
Il n'a pas toujours été impossible pour une bureaucratia de diriger par
ses méthodes des luttes ouvridrom offeneom, main 11 lo dovient de plus
en plus, car dans la mesure où los ouvrlorm pronnent concionco du carac-
tère de la bureaucratic ou mame mlmplement mon monent. Il devient de
plus en plus important pour eux quo in directlon don lutton molt annurée
par eux-mêmes, cela devonnnt souvent dans la pratiquo uno condition même
de leur participation ou de leur soution actit. Cette mclusion profonde entre
les « directions » bureaucratiques et la masso ouvrière devient d'ailleurs
claire aussi sur le plan des revendications, où ln bureaucratie, pour des
raisons qui lui sont organiques, soutiendra par exemple nécessairement
la hiérarchie des salaires, contre laquelle tendent de plus en plus à se
dresser les ouvriers conscients. Ainsi, même si la bureaucratie voulait
jouer le rôle d'un dirigeant « efficace » des luttes, la prise de conscience
croissante des ouvriers le lui interdit à un degré croissant.
Quant aux réformistes, en France, leur cas ne présente pas d'intérêt ;
leur faiblesse et leur pourriture sont telles, qu'ils ne peuvent en gros
que continuer à jouer le rôle de jaunes et de briseurs de grève qu'ils
ont joué jusqu'ici. Le cas du Labour Party anglais, ou de la socialdemo-
cratie allemande est différent, mais en dernière analyse, ils se heurtent;
dans leurs rapports avec le prolétariat, aux mêmes contradictions pro-
fondes que celles que nous venons d'analyser pour les staliniens.
Il est donc vraisemblable que la volonté de lutte des masses rencon-
trera dans la période qui vient le même degré d'opposition ouverte ou
insidieuse de la part des bureaucraties. Dans ces conditions, le rôle de
l'avant-garde ouvrière revêt une importance pratique primordiale. Et il
ne faut pas se cacher que c'est là que se trouvent les difficultés que
rencontrera le redémarrage du mouvement ouvrier.
Il existe en France une couche, certainement minoritaire mais nullement
négligeable, d'ouvriers qui ont pris conscience du problème de la bureau-
cratie. Pour eux, le caractère étranger et hostile au proletariat du stali-
nisme est clair au même titre que l'intégration totale du réformisme à la
bourgeoisie. Mais aussi, la critique de la mystification stalinienne est allée
pour eux de pair et comment pouvait-il en être autrement avec une
crise des objectifs et du programme traditionnels du mouvement révolu-
tionnaire, et même de la notion d'une organisation ouvrière révolutionnaire.
En effet, la compréhension du caractère exploiteur et oppresseur de l'Etat
russe, par exemple, a fatalement entrainé la mise en question des notions
traditionnelles sur les objectifs de la révolution ; en bref, reconnaitre que
la Russie n'est pas un Etat ouvrier, signifie comprendre que la nationali-
sation des usines et la dictature d'un parti qui se prétend ouvrier ne
suffisent pour changer la nature profonde de la société d'exploitation. De
même, comprendre que les syndicats réformistes sont, non pas par acci-
(18) V. La grève chez Renault, dans le n° 13 de Socialisme ou Barbarie.
25
dent, mais par nature, au service du capitalisme et les syndicats staliniens
au service de la Russie, signifie comprendre que la forme d'organisation
syndicale n'est plus une forme d'organisation ouvrière. Mais comprendre
ce que ne sont pas les buts et les moyens du mouvement ouvrier ne signifie
pas encore comprendre ce qu'en réalité et positivement ils sont. Il y a
donc, pour cette avant-garde, en même temps que clarté sur le caractère
de la bureaucratie, crise des notions programmatiques les plus fondamen-
tales, donc impossibilité provisoire d'action systématique et organisée. A
cela s'est ajouté un doute sur la capacité historique du prolétariat à abolir
l'exploitation et à instaurer une société sans classes. Ce doute a été nourri
par l'échec des révolutions précédentes, par la dégénérescence de la révo-
lution russe, et tout particulièrement par les événements des cing dernières
années, où à la fois la mystification de la masse ouvrière par le stalinisme et
sa démoralisation, inaction et apathie ont créé chez les éléments d'avant-
garde une certaine méfiance sur la capacité de la classe dans son ensemble
de comprendre et de lutter. Le résultat a été la plupart du temps un
refus de la part de ces éléments de s'organiser et d'agir, refus parfois
même plus farouche que celui de la masse.
Quelles sont les modifications que les événements récents ont apporté
à cette situation ?
Tout d'abord, il est clair que les obstacles idéologiques qui empêchent
cette avant-garde de s'organiser et d'agir n'ont pas été levés. Il n'y a pas
aujourd'hui plus qu'hier des éléments dans la situation objective permettant
à ces ouvriers de définir clairement pour eux-mêmes un programme ou de
réaliser une forme prolétarienne d'organisation.
Mais si des actions spontanées de la classe surgissent, le problème,
sera de beaucoup modifié. Certaines questions, par exemple la forme d'orga-
nisation ou la direction des luttes, leurs objectifs, seraient posées immédia-
tement par les faits eux-mêmes, même s'ils l'étaient sous une forme très
étroite au départ. Les éléments les plus actifs au sein de la classe seront
amenés à chercher à leur donner une réponse pratique. Ils seront ainsi
amenés à définir eux-mêmes des formes d'organisation et des objectifs
d'action, même si ceux-ci ne forment pas immédiatement un ensemble cohé- .
rent et systématique. La rentrée en lutte de la classe restaurera en
la confiance dans les capacités de la classe ouvrière, et ceci, en conjonction
avec l'expérience déjà faite de la bureaucratie, ne peut que leur indiquer
la voie pour une solution positive du problème des formes d'organisation
ouvrières, à savoir la voie de l'organisation autonome du prolétariat et de
la direction des ouvriers par eux-mêmes. Dans cette atmosphère, l'avant-
garde sera à nouveau sensibilisée à la pensée et l'idéologie marxistes, et
une fusion pourrait s'opérer entre elle et les militants ou les groupes
marxistes révolutionnaires.
Inversement, dans la mesure où ces derniers seront capables d'être
effectivement présents, du point de vue politique, dans les événements
d'aider l'avant-garde à en tirer les leçons et à en généraliser l'expérience,
l'évolution de cette dernière pourra être énormément accélérée. C'est pour-
quoi à l'heure actuelle, l'importance d'un rôle politique de regroupement
et de cristallisation révolutionnaire de l'avant-garde est à proprement par-
ler énorme. Son absence pourra peser très lourdement sur le développe-
ment de la situation.
Les militants révolutionnaires peuvent dès maintenant apporter aux
ouvriers d'avant-garde des éléments importants, non seulement sur le plan
idéologique et politique mais aussi sur le plan concret de la lutte dans
les usines. Bien entendu, il n'y a que l'avant-garde elle-même au départ.
la classe ouvrière entière ensuite, qui puisse donner une solution définitive
à ces problèmes ; et toute solution apportée de l'extérieur qui ne recou-
perait pas l'expérience propre et les aspirations profondes de la classe
elle-même n'aurait aucun écho et aucune efficacité. Mais dans la mesure
où ces militants ont élaboré ces éléments non pas à partir de lubies per-
sonnelles ou de schémas a priori, mais en partant précisément de l'expé-
rience ouvrière des dernières années, ils peuvent se rencontrer rapidement
avec l'avant-garde des usines ; et inversement, leur analyse du contenu
des revendications, des formes de lutte et d'organisation peut permettre
une cristallisation accélérée des mouvements spontanés des usines.
eux
Pierre CHAULIEU.
26
Le problème de l'unité syndicale
L'ORIENTATION DES SYNDICATS
ET LÀ SITUATION INTERNATIONALE
La tendance à l'apaisement sur le plan international a eu
de profondes répercussions dans la politique intérieure fran-
çaise.
A l'offensive de paix de la Russie correspond en France
l'idée d'un regroupement des « forces démocratiques de la
nation », des ententes pour un objectif commun (contre la
C.E.D., pour la paix en Indochine, etc.). Sur le plan « social »
l'on assiste aussi au développement d'un courant favorable au
rapprochement des différentes organisations syndicales en vue
d'une action commune.
Dans le domaine politique, les initiatives de Paix, d'union
de tous les démocrates, de front unique, viennent du Parti
stalinien. En ce qui concerne les rapprochements inter-syndi-
caux, c'est la C.G.T. qui prend les devants, tandis que les
autres centrales manifestent le plus souvent une certaine
méfiance. Ainsi se confirme sa nouvelle orientation opposée à
la tendance précédente de raidissement vis-à-vis des autres
syndicats.
Les raisons profondes de cette politique découlent de la
situation internationale. Dans une période où la Russie désire
diminuer la tension entre les deux Blocs, le sectarisme orga-
nisationnel doit faire place à une politique d'entente. Il n'est
donc pas question pour la C.G.T. de se livrer aujourd'hui à
des démonstrations de grève et de violence contre l'Etat fran-
çais. Sa nouvelle tâche est d'influencer la politique française
en rassemblant des larges couches de la population et
27
.
en exploitant le mécontentement contre la politique des Etats-
Unis.
Depuis longtemps, la C.G.T. et le P.C.F. ont su adopter
alternativement deux politiques : influence large et opposition
radicale. Les deux points extrêmes en sont la collaboration
gouvernementale et la lutte armée, mais ils ne peuvent être
atteints qu'au cours de deux périodes bien définies : alliance
entre la Russie et la France ou guerre entre les deux pays.
La période actuelle tend vers la conciliation, sans que l'on
puisse néanmoins envisager la perspective la plus absolue,
c'est-à-dire celle d'une alliance franco-russe impliquant une
collaboration gouvernementale du P.C.F. et de la C.G.T.
Il convient toutefois de mieux éclairer l'orientation actuelle
de la C.G.T., car elle a toujours réclamé l'unité d'action, mais
c'était uniquement sur son programme. Or, aujourd'hui, le
programme proposé est incontestablement plus large et ne
comprend plus des revendications inacceptables pour les autres
centrales, telles que la lutte contre la guerre d'Indochine et
contre la C.E.D. A plusieurs reprises la C.G.T. s'est plue à déve-
lopper cet argument, qui a vraisemblablement du poids vis-
à-vis des fédérations concurrentes. L'organisation de Frachon
essaie ainsi de redorer son blason devant les ouvriers; ce
n'est plus elle qui veut politiser les grèves, bien que F.O. se
serve toujours de ce prétexte pour refuser toute action
commune.
Il est toutefois peu probable que la nouvelle orientation
parvienne à lui rattacher de nouveau la classe ouvrière et à
accentuer le discrédit des autres centrales. Il est douteux que
la C.G.T. puisse reconquérir tout le prestige perdu, car si elle
manifeste une certaine volonté d'action, on s'aperçoit que cette
action, autour de laquelle on fait grand tapage, se limite à des
grèves d'avertissement de 2 heures ou de 24 heures. Si son but
est de rassembler les ouvriers, elle ne doit pourtant pas
effrayer les bureaucraties concurrentes par des actions plus
vastes et doit aussi veiller à ce que des mouvements de plus
grande envergure ne la dépassent pas, comme ce fut le cas
dans certains secteurs au mois d'août.
Cependant, avec ses propositions d'unité d'action, elle n'a
absolument rien à perdre. Dans le cas peu probable où les
travailleurs dépasseraient les limites fixées à ces actions bien
orchestrées, à ces grèves « pépères », la C.G.T., moins étroite-
ment liée à l'Etat que les autres syndicats, peut aller plus loin
et peut profiter de ce dépassement pour dénoncer ceux-ci. La
politique de la C.G.T. dans de telles entreprises, se résume
ainsi : ne pas être dépassée par les masses mais dépasser les
28
autres centrales syndicales. Mais son objectif doit aussi être
atteint sans effrayer la bourgeoisie, dont elle voudrait exploiter
le mécontement contre l'Amérique. Nous entrons ici dans un
domaine plus délicat, car nous sommes en 1954 et la classe
ouvrière a derrière elle dix années d'expérience qui sont loin
de rendre une telle acrobatie sans danger.
Nous venons de voir que l'orientation actuelle des centra-
les syndicales est essentiellement déterminée par l'évolution
des rapports entre les deux Blocs impérialistes. La situation
réelle des ouvriers, leurs besoins, ne sont pour elles qu’un
facteur « brut », dont il faut limiter la portée tout en l'exploi-
tant à la fois pour appuyer leur politique pro-impérialiste et
pour maintenir leur propre appareil bureaucratique. C'est seu-
lement dans ce sens que, à l'heure actuelle, ce facteur joue un
rôle dans l'orientation de chaque centrale.
Mais, pour le prolétariat, quelle est la valeur du rappro-
chement inter-syndical préconisé par la C.G.T. ou même de
l'unité syndicale défendue par certaines minorités comme la
tendance du journal « L'Unité » ? Dans quel climat la classe
ouvrière peut-elle mieux lutter contre le régime d'exploitation,
dans un climat d'unité ou de scission syndicale ? Avant de
répondre à cette question, il est nécessaire d'en poser une
autre : est-ce la classe ouvrière, est-ce la lutte de classe qui
ont déterminé les unions et les scissions syndicales depuis
1936 ? A cette question, nous répondrons par un bref his.
torique.
HISTORIQUE
Depuis 1936, les unions et les scissions des syndicats ont
essentiellement résulté de la politique internationale et des
rapports entre la France et la Russie.
L'unification des syndicats C.G.T. et C.G.T.U. en 1935 se
réalise dans une période où la Russie et la France sont en
excellents termes. La Russie est entrée à la S.D.N. aux côtés
de la France et de l'Angleterre. Aux accords Staline-Laval de
1935 correspond sur le plan syndical l'accord d'unification
C.G.T.-C.G.T.U. et, plus tard, le Front Populaire dans le
domaine politique.
Mais la suite des événements nous éclaire aussi sur la pré-
tendue efficacité de l'unité syndicale pour le développernent
de la lutte ouvrière. Sur le plan social, le mécontentement
ouvrier se manifeste par des mouvements répétés et chaque
jour plus larges. En juin 1936, le prolétariat trouve devant lui
29
les directions syndicales qui freinent le mouvement et par-
viennent à l'étouffer, non sans mal, par les accords Matignon.
Les bureaucraties syndicales ne se sont unies que pour mieux
trahir.
L'exclusion de la tendance stalinienne de la C.G.T. en
1939 ne se fait pas non plus sur un problème de lutte de
classes, sur un programme revendicatif, mais fait suite aux
accords germano-soviétiques. La bureaucratie syndicale unie
a réussi à freiner les luttes ouvrières, la guerre est là, le puis-
sant mouvement de 1936 s'est éteint et les avantages économi-
ques sont peu à peu effacés par des décrets et par la hausse
du coût de la vie. L'exclusion des staliniens se fait sur une
divergence impérialiste : la Russie se rapproche de l'Allema-
gne, l'unité syndicale ne peut plus exister. C'est encore la
classe ouvrière qui fera les frais de la scission, car l'exclusion
des staliniens servira de prétexte pour traquer les militante
ouvriers dans les usines, les mettre en prison, en canip de
concentration. La direction syndicale reformiste est liée au
gouvernement et, Jouhaux en tête, laissera la bourgeoisie fran.
çaise opérer cette maneuvre.
La nouvelle unification des bureaucraties syndicales en
1943 (accord du Perreux) se fait dans la clandestinité el corres-
pond au revirement des alliances. Les Alliés combattent
ensemble contre l'Allemagne.
A la Libération, les syndicats unis s'opposeront de nouveau
au proletariat. Ils inciteront la classe ouvrière à relever l'éco-
nomie capitaliste française; les grèves des rotativistes, des
P.T.T. et enfin de la Régie Renault en 1947 seront condam-
nées. L'unification des tendances Jouhaux et Frachon ne
devait donc rien apporter aux travailleurs.
La scission de 1947 sera encore déterminée par la position
des deux tendances vis-à-vis des deux Blocs. L'accalmie qui ·
a suivi la guerre disparaît, la rivalité entre la Russie et l'Amé-
rique se précise : l'unité syndicale est donc appelée, elle
aussi, à disparaître. Fidèle à sa tradition, la tendance Jouhaux
suit la bourgeoisie française en approuvant le plan Marshall.
Les grèves politiques qui vont se succéder jusqu'à 1952, d'une
part, la passivité et la trahison de F.0. d'autre part, seront
deux bilans négatifs pour les ouvriers.
Il apparaît donc clairement que l'unité ou la scission des
syndicats ne dépend pas de l'action des ouvriers et qu'il y a
une nette séparation entre la politique syndicale et les inté-
rêts du prolétariat. Nous allons voir maintenant combien pro-
fonde est cette séparation,
30 -
NATURE DES SYNDICATS
Qu'est-ce aujourd'hui que le syndicat ? Formé au siècle
dernier comme association de défense des ouvriers, de lutte
pour des revendications de type économique, sa nature s'est
profondément transformée depuis. La croissance du capita-
lisme a été également celle du prolétariat et de ses formes
d'organisation. Pendant la période de développement « paci.
fique » de la bourgeoisie, jusqu'à 1914, les syndicats sont
devenus des grandes organisations groupant des millions
d'adhérents, disposant de fonds importants, de locaux, créant
ou soutenant des associations annexes, coopératives, mutuel-
les, etc. La bureaucratie syndicale s'est formée comme couche
spécifique dirigeant la défense des intérêts des travailleurs.
Mais elle les a identifiés de plus en plus aux intérêts des
syndicats et, pratiquement, aux intérêts de l'appareil syndical,
c'est-à-dire à ses propres intérêts. Politiquement reliée au
réformisme social-démocrate ou se cantonnant dans un « apa-
litisme » qui lui permettait de refuser de dépasser les cadres
étroits du syndicat, elle joua alors ouvertement le rôle de
tampon entre la classe ouvrière et la bourgeoisie. Quant la
guerre éclata en 1914, les syndicats se rangèrent dans le camp
des impérialismes respectifs et leur apportèrent tout leur
soutien.
Ainsi le capitalisme rencontra dans ceux que Lénine appe-
lait « les lieutenants ouvriers de la bourgeoisie », des alliés
précieux dans la guerre et dans la paix. Car le développement
de l'industrie, så concentration, posaient à l'ordre du jour le
problème de la gestion de la force de travail elle-même. Bour-
geoisie et bureaucratie syndicale collaborerent plus étroite-
ment. On créa
peu dans les pays avancés un immense
réseau d'organismes « mixtes », reliés à l'Etat, destinés à exer-
cer ce contrôle sur les ouvriers au travers des syndicats. Les
conventions collectives sous l'arbitrage de l'Etat, l'arbitrage
obligatoire des conflits, la fixation par l'Etat des heures de
travail et des limites du salaire, etc., étaient les fruits de cette
collaboration, complétée d'autre part par la collaboration de
la bureaucratie politique. D'ailleurs, la distinction entre « poli-
tique » et « syndical » disparaissait aussi peu à
bureaucrates cumulant les fonctions et devenant de plus en
plus interchangeables.
La dernière guerre n'a fait qu'accentuer cette intégration
de la bureaucratie syndicale à l'Etat. En France, la période
du « tripartisme » nous en å offert un bel exemple. Les diri-
geants syndicaux n'étaient-ils pas à la fois députés, ministres,
à peu
peu, les
31
chefs des entreprises nationalisées, membres du conseil du
plan, des commissions du ravitaillement et, à des échelons
inférieurs, membres des comités d'entreprise, des comités
mixtes à la production, des mille et une commissions para-
étatiques qui ont proliféré ?
D'organe de défense des intérêts ouvriers, le syndicat est
devenu à la fois un instrument de la bureaucratie syndicale
et de l'Etat (1).
Cette transformation n'est ni provisoire ni réversible. Elle
correspond à l'évolution du capitalisme vers la concentration
politique et économique totale. Par sa structure même
appareil de responsables et d’employés en haut, couche de
« cotisants » en bas, cloisonnement professionnel – le syndi-
cat ne peut échapper à la main-mise de la bureaucratie et
au travers d'elle, à celle de l'Etat.
Ceci reste en partie vrai même pour les syndicats qui sont
sous l'emprise de la bureaucratie stalinienne, qui n'est pas
l'instrument de la bourgeoisie française mais lutte pour pren-
dre sa place. Et nous assistons en France à ce phénomène
particulier d'une centrale syndicale dirigée par la bureau-
cratie stalinienne, qui est néanmoins obligée de collaborer à
la production, d'y jouer son rôle de tampon entre ouvriers
et capitalistes, sous peine de n'être plus un syndicat (2).
Il existe toute une série de revendications spéciales de la
C.G.T. qui traduisent bien cette situation : les revendications
pour la modernisation de l'outillage, pour le meilleur aména.
gement des usines, la sécurité, l'hygiène. Les comités d'entre-
prise, les comités de secours, etc., sont des formes de
collaboration à l'apareil de production. Une autre forme en
est la défense des lois sur le travail et les salaires, la partici-
pation à la commission supérieure des conventions collectives,
etc.
Bien entendu, la direction cégétiste défend aussi des reven-
dications générales concernant les ouvriers augmentations
de salaire, trois semaines de congé payé, 40 heures, etc.
car c'est seulement ainsi qu'elle peut conserver son influence
et justifier son rôle de direction. Il existe ici une sorte de
balance : d'une part la bureaucratie syndicale s'efforce d'impo-
ser ses propres objectifs au prolétariat, d'autre part le pro-
(1) Cette transformation est très nette dans les pays capitalistes les
plus avancés (U.S.A., Angleterre, France, Allemagne, Belgique, Hollande,
Italie), dans lesquels toutefois des syndicats autonomes mineurs peuvent
conserver pendant quelque temps une certaine indépendance. Elle est moins
mûre dans des pays secondaires ou arriérés et dans les colonies.
(2) La question de savoir si le P.C.F. « saborderait » la C.G.T. en cas
de guerre en l'utilisant contre l'Etat dans une lutte armée est un autre
problème, mais la C.G.T. (clandestine) ne serait plus' alors un syndicat.
32
létariat essaie d'imposer à la bureaucratie ses
propres
revendications. Où sont les limites des deux efforts ? Dans
le premier cas, nous avons vu que l'appareil cégétiste n'a pas
pu mobiliser l'ensemble des travailleurs pour des grèves dont
le but est étranger aux revendications ouvrières (grève pour
la libération de Duclos, par exemple). Dans le second cas, le
prolétariat n'a pas pu imposer ses propres formes de lutte
et ses revendications à la bureaucratie syndicale pendant les
grèves d'août.
Mais, quel que soit le jeu de cette balance, le fossé qui
sépare les ouvriers de l'appareil syndical n'en est pas moins
profond. C'est à partir de ce fait, dont nous avons essayé de
montrer les racines sociales, que l'on peut juger de la valeur
de la fameuse unité syndicale.
LES APOLOGISTES DE L'UNITÉ SYNDICALE
Les plus ardents défenseurs de l'unité syndicale ce sont le
mouvement trotskiste et la tendance du journal « L'Unité ».
Non seulement ils reprochent à la C.G.T. de ne pas savoir
réaliser les fronts unis syndicaux, mais essaient de démontrer
qu'au fond elle n'y tient pas. Pourquoi donc « L'Humanité »
et « La Vie Ouvrière » y consacrent toute leur propagande ?
* L'Unité » explique que la direction cégétiste est obligée de
céder sur ce point à la pression des masses, mais qu'en réalité
elle redoute les conséquences de l'action unie. Pourquoi ?
Parce que l'unité d'action entre les syndicats, mieux, l'unité
syndicale, permettraient un développement tel de la lutte
ouvrière que les directions syndicales actuelles (y compris la
C.G.T.) devraient changer de politique et seraient sérieuse
ment ébranlées.
Ainsi la perspective trotskiste n'envisage le développement
de la lutte ouvrière que dans le cadre syndical. La tendance
qui la défend essaie donc de rassembler les ouvriers pour la
lutte au sein des syndicats.
Mais ces syndicats eux-mêmes, qu'elle voudrait voir unis,
qu'en pense-t-elle ? Quelles sont les raisons de leur mauvaise
orientation ?
Bieu sûr, c'est parce que les directions ne suivent pas les
principes de la lutte de classe, parce qu'elles tiennent compte
d'intérêts politiques étrangers aux travailleurs, parce qu'elles
hésitent, louvoient, cherchent à temporiser, parce que, en fin
de compte, ce sont des directions réformistes. Mais encore ?
33
2
C'est tout. Les syndicats sont toujours des syndicats et la
bureaucratie syndicale, puissante aujourd'hui, sera peu
à
peu,
sous la pression des ouvriers, obligée de changer de politique.
Ainsi, à chaque manifestation « unitaire » de la C.G.T., la
presse trotskiste crie victoire : voilà bien la pression des mas-
ses ! Les ouvriers doivent donc rester dans les syndicats où ils
arriveront à convaincre la bureaucratie de changer d'orienta-
tion et à la pousser à s'unir avec celle des syndicats concur-
rents.
Il serait pourtant logique de penser que si l'opposition
entre les centrales syndicales reflète l'opposition entre les deux
Blocs impérialistes, auxquels elles sont reliées par le canal de
la bureaucratie, leur union ne peut se faire en l'absence d'un
accord entre ces deux Blocs et que, dans cette mesure, l'unité
syndicale est aujourd'hui un objectif pratiquement irréali.
sable.
Il serait encore plus logique de réfléchir à la transforma-
tion profonde des organisations syndicales et, comme nous
l'avons fait plus haut, d'en tirer les conséquences.
Mais les trotskistes sont sourds à tout ce qui n'est pas
rabâchage de leur stratégie soi-disant leniniste et parfaitement
inefficace.
Bien sûr, dans les sommets de la direction trotskiste, chez
les stratèges éminents, on ne pense pas que la bureaucratie
syndicale puisse changer réellement de politique ; aussi le
véritable objectif n'est pas de l'obliger à faire ceci ou cela
mais de la remplacer. Par qui ? Par des directions révolution-
naires (trotskistes autant que possible). Mais pour y parvenir,
il faut que les ouvriers « fassent l'expérience » de la mauvaise
volonté et des erreurs des dirigeants réformistes et staliniens.
Il est pourtant clair que l'expérience des ouvriers
ne dépend pas de l'agitation de la minorité trotskiste et d'ail-
leurs avec quel instrument de mesure les trotskistes fixent-ils
les limites de cette expérience ? Une petite partie de travail.
leurs a déjà compris la mystification des syndicats, une autre
partie plus importante, si elle n'a pas encore une idée nette
de leur rôle, ressent une grande méfiance vis-à-vis des direc-
tions, de leurs manœuvres, de leurs ridicules grèves d'avertis-
sement, de leur bla-bla-bla patriotique.
Pour ces ouvriers, l'union des syndicats pour une action
donnée n'a de valeur que dans la mesure où elle peut entraî-
ner une sorte d'équilibre des différentes centrales, qui, pen-
sent-ils, peut empêcher toute orientation exclusive du mouve
ment en faveur de l'une ou de l'autre. Ainsi beaucoup d'ou-
vriers déclarent souvent qu'ils ne marcheront que « si toutes
- 34
1
les centrales marchent ». Cette attitude traduit deux senti-
ments : l'un positif, leur méfiance vis-à-vis des centrales,
l'autre négatif, leur impuissance à entreprendre actuellement
des luttes d'envergure non sanctionnées par les syndicats.
Mais faire à ces ouvriers l'apologie de l'unité syndicale,
c'est renforcer ce deuxième sentiment, renforcer donc la puis-
sance de la bureaucratie des syndicats, c'est jeter la confusion
au lieu d'éclairer. Car, nous l'avons dit, cette unité est aujour-
d'hui irréalisable et ces syndicats ne sont plus ceux du « bon
vieux temps ».
D'ailleurs, comme sur bien d'autres points, les trotskistes
d'aujourd'hui semblent avoir oublié ce que Trotsky lui-même
disait à ce sujet.
Sur la transformation des syndicats, Trotsky écrivait : « Il
y a un aspect commun dans le développement, plus exacte
ment, dans la dégénérescence des organisations syndicales
modernes dans le monde entier : c'est leur rapprochement et
leur fusion avec le pouvoir d'Etat.
« Ce processus est également caractéristique pour les syn-
dicats neutres, sociaux-démocrates, communistes et anarchistes.
Ce fait seul indique que la tendance à fusionner avec l'Etat
n'est pas inhérente à telle ou telle doctrine, mais résulte des
conditions sociales communes à tous les syndicats. » (1).
Et sur l'attitude à observer à l'égard de ces syndicats :
« Il est nécessaire de nous adapter nous-mêmes aux condi-
tions concrètes dans les syndicats de chaque pays, afin de mobi-
liser les masses non seulement contre la bourgeoisie mais aussi
contre le régime totalitaire régnant dans les syndicats eux-
mêmes et contre les leaders qui renforcent ce régime. Le pre-
mier mot d'ordre pour cette lutte est : complète et incondi-
tionnelle indépendance des syndicats vis-à-vis de l'Etat capi-
taliste. Ceci signifie : lutte pour transformer les syndicats en
organes des masses exploitées et non en organes d'une aristo-
cratie travailliste.
« Le second mot d'ordre est : démocratie dans les syndi-
cats. Ce second mot d'ordre découle directement du premier
et présuppose pour sa réalisation, la complète liberté des syn-
dicats vis-à-vis de l'Etat impérialiste ou colonial. »
Il est évident que nous ne partageons pas aujourd'hui les
perspectives de Trotsky en 1940 sur la lutte au sein des syn-
dicats et sur la possibilité de les redresser. Mais si l'on accepte
ce point de vue (ce qui devrait être le cas des trotskistes),
quelle est la valeur du mot d'ordre d'unité syndicale par rap-
(1) « Les syndicats dans la période de décadence du capitalisme » (1940).
35
port aux objectifs de lutte définis par Trotsky ? Est-ce un
mot d'ordre qui tend vers l'indépendance vis-à-vis de l'Etat ?
Est-ce un mot d'ordre qui mobilise les masses contre l'appa.
reil dirigeant ou bien tend-il, au contraire, à renforcer celui-ci
et à accentuer sa liaison avec l'Etat ?
Trotsky écrit à propos de l'unification de 1935 :
« En France, il n'y avait pas de place pour une existence
indépendante des syndicats staliniens. Ils s'unirent aux soi-
disant anarcho-syndicalistes sous la direction de Jouhaux
(N.D.L.R. : il s'agit en fait de la C.G.T. sous le contrôle socia-
liste) et, comme résultat de cette unification, il y eut un dépla-
cement général du mouvement syndical non vers la gauche
mais vers la droite.
« La direction de la C.G.T. est l'agence la plus directe
et la plus ouverte du capitalisme impérialiste français. »
Quant au rôle de la C.G.T. réunifiée de 1943 à 1947, il
est bien connu.
Dans les pays où la division syndicale n'existe pas, la classe
ouvrière n'en est d'ailleurs pas plus avancée. Il suffit de regar-
der l'Angleterre où les dirigeants syndicaux ont réussi à lier
les ouvriers à la production pendant la guerre et se sont oppo-
sés autant qu'ils ont pu aux revendications des travailleurs
depuis 1945.
UNITÉ SYNDICALE ET LUTTE OUVRIÈRE
Il est courant d'assimiler l'unité syndicale à l'unité de la
classe ouvrière. Le raisonnement est entièrement faux. L'unité
des ouvriers n'est pas un état mais un mouvement. L'unité
économique, l'unité des conditions de vie et de travail, l'unité
dans l'exploitation, c'est le capitalisme lui-même qui la crée
et c'est aussi un mouvement, car depuis un siècle elle est deve
nue plus grande et l'évolution continue.
Mais cette unité-là n'est que la condition d'une forme supé-
rieure d'unité : l'unité dans la lutte contre l'exploitation. Ten-
dre vers l'unité ne signifie alors autre chose qu'accroître l'am-
pleur et la puissance de la lutte ouvrière.
Or, c'est dans la lutte que l'organisation naît et se renforce
et ainsi sont apparus les syndicats. Mais en son absence, les
organisations se vident de leur substance. Mieux, elles peuvent
passer au service de l'ennemi. Tel est aussi le cas des syndicats.
Pour les ouvriers, le choix n'est pas aujourd'hui entre l'or-
ganisation dans les syndicats ou pas d'organisation du tout,
36
mais entre poursuivre leur lutte embrigadés par un appareil
bureaucratique qui la détourne de ses objectifs, la mutile et,
en fin de compte, l'étouffe ou bien la mener au deliors et
contre cet appareil, condition première de son développement.
La désaffection à l'égard des syndicats est un fait indiscu-
table par rapport à 1945. Il n'est ni le résultat d'une propa-
gande ni, comme certains semblent le croire, un simple symp-
tôme de découragement. Les grèves d'août ont prouvé le con-
traire. C'est le résultat de l'expérience que les travailleurs ont
vécue depuis la fin de la guerre.
Il ne nous appartient pas de donner la bonne recette d'or-
ganisation que nous opposerions triomphalement aux syndi-
cats. Encore moins d'en créer une. D'abord, parce qu'une
bonne organisation d'ouvriers sans les ouvriers est un non-
sens, dans lequel une minorité de militants honnêtes sont
tombés en créant la C.N.T. Ensuite, parce que, nous le répé-
tons, les formes d'organisation ne se créent qu'au cours de la
lutte. Cela ne signifie pas qu'elles sont une «invention » des
travailleurs à partir du néant. La tradition, les expériences
passées sont un capital précieux qui existe toujours dans la
classe. Lorsque les ouvriers de la Régie Renault ont déclenché,
contre tous les syndicats, leur grève d'avril 1947, ils ont su
l'organiser. Ce n'est qu'un exemple. Dans les années à venir,
la lutte ouvrière saura trouver ses propres formes d'organisa-
tion et ses propres revendications en dehors de l'appareil syn-
dical ou elle continuera d'être prostituée et étouffée par lui.
Le vrai dilemme est : ou continuer de faire le jeu de la
bureaucratie syndicale en prêchant la réforme des centrales
et leur unification ou soutenir les ouvriers qui s'en détachent
et encourager pratiquement toute action indépendante.
D. MOTHÉ.
37
1
DISCUSSIONS
Une lettre de Anton Pannekoek
1
Nous avons reçu, du camarade Anton Pannekoek la lettre que nous
publions ci-dessous, avec la réponse du camarade Chaulieu. Il est, certes,
superflu de rappeler à nos lecteurs la longue et féconde activité de
militant et de théoricien de A. Pannekoek, sa lutte contre l'opportunisme
au sein de la IIe Internationale déjà avant 1914, l'attitude résolument
internationaliste que le groupe animé par lui et Gorter a eu en 1914-1918,
sa critique du centralisme bureaucratique naissant du parti bolchévik dès
1919-1920 (qui n'est connue en France que par la réponse de Lénine
dans « La maladie infantile du communisme » ; la « Réponse à Lénine >>
de Gorter a été également publiée en français). Nous espérons pouvoir
publier bientôt, dans cette Revue, des extraits de son ouvrage « Les
conseils ouvriers », publié en anglais après la guerre.
8 Novembre 1953.
Cher camarade Chaulieu,
Je vous remercie beaucoup pour la série des 11 numéros
dle Socialisme ou Barbarie que vous avez donnés, pour
moi, au camarade B... Je les ai lus (bien que non encore
terminés) avec un extrême intérêt, à cause de la grande
concordance de vues qu'ils révèlent entre nous. Vous avez
probablement fait la même constatation à la lecture de mon
livre «Les Conseils ouvriers ». Il me parut pendant de lon-
gues années que le petit nombre de socialistes qui dévelop-
paient ces idées n'avait pas augmenté; le livre fut ignoré et
passé sous silence par la totalité de la presse socialiste (sauf,
récemment, dans le « Socialist Leader » de l'I.L.P.). Je fus
donc heureux de faire la connaissance d'un groupe qui en
était venu aux mêmes idées par une voie indépendante. La
domination complète des travailleurs sur leur travail, que
vous exprimez en disant : « Les producteurs organisent eux-
mêmes la gestion de la production », je l'ai décrite moi-même
dans les chapitres sur « l'organisation des ateliers » et « l'orga-
39
nisation sociale ». Les organismes dont les ouvriers ont besoin
pour délibérer, formés d'assemblées de délégués, que vous
appelez : « organismes soviétiques » sont les mêmes que ceux
que nous appelons « Conseils ouvriers »,
« Arbeiterräte »,
Il y a bien sûr des différences; j'en traiterai, en considé-
rant cela comme un essai de contribution à la discussion dans
votre revue. Alors que vous restreignez l'activité de ces orga-
nismes à l'organisation du travail dans les usines après la
prise du pouvoir social par les travailleurs, nous les considé-
rons comme devant être également les organismes au moyen
desquels les ouvriers conquerront ce pouvoir. Pour conquérir
le pouvoir nous n'avons que faire d'« un parti révolution-
naire » prenant la direction de la révolution prolétarienne. Ce
« parti révolutionnaire » est un concept trotskiste qui trouva
une adhésion (depuis 1930) parmi les nombreux ex-partisans
du P.C. déçus par la pratique de celui-ci. Notre opposition
et notre critique remontaient déjà aux premières années de
la Révolution russe et étaient dirigés contre Lénine et susci-
tées par son tournant vers l'opportunisme politique. Ainsi
nous restâmes hors des voies du trotskisme ; nous ne fumes
jamais sous son influence; nous considérâmes Trotsky comme
le plus habile porte-parole du bolchevisme qui aurait dû être
le successeur de Lénine. Mais, après avoir reconnu
Russie un capitalisme d'état naissant, notre attention alla prin-
cipalement vers le monde occidental du grand capital, où les
travailleurs auront à transformer le capitalisme le plus hau-
tement développé en un communisme réel (au sens littéral du
terme). Trotsky, par sa ferveur révolutionnaire, captiva tous
les dissidents que le stalinisme avait jetés hors du P.C. et en
leur inoculant le virus bolchevique les rendit presque inca-
pables de comprendre les nouvelles grandes tâches de la révo-
lution prolétarienne.
Parce que la révolution russe et ses idées ont encore une
influence tellement puissante sur les esprits, il est nécessaire
de pénétrer plus profondément son caractère fondamental. Il
s'agissait, en peu de mots, de la dernière révolution bour-
geoise, mais qui fut l'œuvre de la classe ouvrière. Révolution
bourgeoise (1) signifie une révolution qui détruit le féoda-
lisme et ouvre la voie à l'industrialisation avec toutes les
conséquences sociales que celle-ci implique. La révolution
russe est donc dans la ligne de la révolution anglaise de 1647
en la
(1) Dans le texte : « Révolution des classes moyennes (middle-class
revolution) dans le sens anglais de classes moyennes”, c'est-à-dire bour-
geoisie ».
40
à peu
et de la révolution française de 1789 avec ses suites de 1830,
1848, 1871. Au cours de toutes ces révolutions, les artisans,
les paysans et les ouvriers ont fourni la puissance massive
nécessaire pour détruire l'ancien régime; ensuite, les comités
et les partis des hommes politiques représentant les riches
couches qui constituaient la future classe dominante, vinrent
au premier plan et s'emparèrent du pouvoir gouvernemental.
C'était l'issue naturelle parce que la classe ouvrière n'était
pas encore mûre pour se gouverner elle-même; la nouvelle
société était aussi une société de classes où les travailleurs
étaient exploités; une telle classe dominante a besoin d'un
gouvernement composé d'une minorité de fonctionnaires et
d'hommes politiques. La révolution russe, à une époque plus
récente, sembla être une révolution prolétarienne, les ouvriers
en étant les auteurs par leurs grèves et leurs actions de masse.
Ensuite, cependant, le parti bolchevick réussit peu
à
s'approprier le pouvoir (la classe travailleuse était une petite
minorité parmi la population paysanne); ainsi, le caractère
bourgeois (au sens large) de la révolution russe devint domi-
nant et prit la forme du capitalisme d'Etat. Depuis, pour
ce qui est de son influence idéologique et spirituelle dans le
monde, la révolution russe devint l'opposé exact de la révo-
lution prolétarienne qui doit libérer les ouvriers et les rendre
maîtres de l'appareil de production.
Pour nous, la tradition glorieuse de la révolution russe
consiste en ce que, dans ses premières explosions de 1905 et
1917, elle a été la première à développer et montrer aux tra-
vailleurs du monde entier la forme organisationnelle de leur
action révolutionnaire autonome, les soviets. De cette expé-
rience, confirmée plus tard à une moindre échelle en Alle-
magne, nous avons tiré nos idées sur les formes d'action de
masse qui sont propres à la classe ouvrière et qu'elle devra
appliquer pour sa propre libération.
Exactement à l'opposé nous voyons les traditions, les idées
et les méthodes issues de la révolution russe lorsque le P.C.
s'est emparé du pouvoir. Ces idées, qui servent uniquement
d'obstacles à une action prolétarienne correcte, constituèrent
l'essence et la base de la propagande de Trotsky.
Notre conclusion est que les formes d'organisation du pou-
voir autonome, exprimées par les termes « soviets »
« Conseils ouvriers », doivent aussi bien servir à la conquête
du pouvoir qu'à la direction du travail productif après cette
conquête. D'abord, parce que le pouvoir des travailleurs sur
la société ne peut être obtenu d'une autre manière, par exem-
ple par ce qu'on appelle un parti révolutionnaire. Deuxième-
ou
· 41
ment, parce que ces soviets, qui seront plus tard nécessaires
à la production, ne peuvent se former qu'à travers la lutte
de classe pour la conquête du pouvoir.
Il me semble que dans ce concept le « nœud de contra-
dictions » du problème de la direction révolutionnaire » dis-
paraît. Car la source des contradictions est l'impossibilité
d'harmoniser le pouvoir et la liberté d'une classe gouvernant
sa propre destinée, avec l'exigence qu'elle obéisse à une direc-
tion formée par un petit groupe ou parti. Mais pouvons-nous
maintenir une telle exigence ? Elle contredit carrément l'idée
de Marx la plus citée, à savoir que la libération des travail-
leurs sera l'euvre des travailleurs eux-mêmes. De plus, la
révolution prolétarienne ne peut être comparée à une rébel-
lion unique ou à une campagne militaire dirigée par un
commandement central, et même pas à une période de luttes
semblable par exemple à la grande Révolution française, qui
ne fut elle-même qu'un épisode dans l'ascension de la bour-
geoisie au pouvoir. La révolution prolétarienne est beaucoup
plus vaste et profonde; elle est l'accession des masses du peu-
ple à la conscience de leur existence et de leur caractère.
Elle ne sera pas une convulsion unique; elle formera le con-
tenu d'une entière période dans l'histoire de l'humanité, pen-
dant laquelle la classe ouvrière aura à découvrir et à réaliser
ses propres facultés et son potentiel, comme aussi ses propres
buts et méthodes de lutte. J'ai tâché d'élaborer certains des
aspects de cette révolution dans mon livre « Les Conseils
ouvriers », dans le chapitre intitulé « La révolution ouvrière ».
Bien sûr, tout ceci ne fournit qu'un schéma abstrait, que l'on
peut utiliser pour mettre en avant les diverses forces en action
et leurs relations.
Maintenant, il se peut que vous demandiez : mais alors,
dans le cadre de cette orientation, à quoi sert un parti ou
un groupe, et quelles sont ses tâches ? Nous pouvons être sûrs
que notre groupe ne parviendra pas à commander les masses
laborieuses dans leur action révolutionnaire; à côté de nous
il y a une demi-douzaine et plus d'autres groupes ou partis,
qui s'appellent révolutionnaires mais qui tous diffèrent dans
leur programme et dans leurs idées; et comparés au grand
parti socialiste, ce ne sont que des lilliputiens. Dans le cadre
de la discussion contenue dans le ‘nº 10 de votre revue, il a
été, avec raison, affirmé que notre tâche est principalement
une tâche théorique : de trouver et indiquer, par l'étude et
la discussion, le meilleur chemin d'action pour la classe
ouvrière. L'éducation basée là-dessus, cependant, ne doit pas
avoir lieu à l'intention seulement des membres du groupe ou
42
du parti, mais des masses de la classe ouvrière. Ce sont elles
qui auront à décider, dans leurs meetings d'usine et leurs
Conseils, de la meilleure manière d'agir. Mais, pour qu'elles
se décident de la meilleure manière possible, elles doivent
être éclairées par des avis bien considérés et venant du plus
grand nombre de côtés possible. Par conséquent, un groupe
qui proclame que l'action autonome de la classe ouvrière est
la force principale de la révolution socialiste, considérera que
sa tâche primordiale est d'aller parler aux ouvriers; par exem-
ple, par le moyen de tracts populaires qui éclairciront les
idées des ouvriers en expliquant les changements importants
dans la société, et la nécessité d'une direction des ouvriers
par eux-mêmes dans toutes leurs actions comme aussi dans
le travail productif futur.
Vous avez là quelques-unes des réflexions que m'a susci-
tées la lecture des discussions hautement intéressantes publiées
dans votre revue. De plus, je dois dire combien j'ai été satis-
fait des articles sur « L'ouvrier américain », qui clarifient une
grande partie de l'énigmatique problème de cette classe
ouvrière sans socialisme; et de l'article instructif sur la classe
ouvrière en Allemagne orientale. J'espère que votre groupe
aura la possibilité de publier encore d'autres numéros de sa
revue.
Vous m'excuserez d'avoir écrit cette lettre en anglais; il
m'est difficile de m'exprimer en français d'une façon satis-
faisante.
Très sincèrement, votre
Ant. PANNEKOEK.
- 43 -
Réponse au camarade Pannekoek
Cher Camarade Pannekoek,
Votre lettre a procuré une grande satisfaction à tous les
camarades du groupe ; satisfaction de voir notre travail appré
cié par un camarade honoré comme vous l'êtes et qui a consa-
cré toute une vie au prolétariat et au socialisme ; satisfaction
de voir confirmée notre idée d'un accord profond entre vous
et nous sur les points fondamentaux ; satisfaction enfin de
pouvoir discuter avec vous et d'enrichir notre revue avec cette
discussion.
Avant de discuter les deux points auxquels est consacrée
votre lettre (nature de la révolution russe, conception et rôle
du parti), je voudrais souligner les points sur lesquels porte
notre accord : autonomie de la classe ouvrière en tant à la
fois que moyen et que but de son action historique, pouvoir
total du prolétariat sur le plan économique et politique comme
seul contenu concret du socialisme. Je voudrais d'ailleurs à ce
propos dissiper un malentendu. Il n'est pas exact que nous
restreignions « l'activité de ces organismes (soviétiques) à
l'organisation du travail dans les usines après la prise du pou-
voir... » Nous pensons que l'activité des organismes soviétiques
- 44
- ou Conseils d'ouvriers - après la prise du pouvoir s'étendra
à l'organisation totale de la vie sociale, c'est-à-dire qu'aussi
longtemps qu'il y aura besoin d'un organisme de pouvoir, son
rôle sera rempli par les Conseils d'ouvriers. Il n'est pas exact
non plus que nous ne pensions à un rôle quelconque des Con-
seils que pour la période suivant la « prise du pouvoir ». A
la fois, l'expérience historique et la réflexion montrent que les
Conseils ne pourraient pas être des organismes exprimant
véritablement la classe s'ils étaient créés pour ainsi dire par
décret le lendemain d'une révolution victorieuse, qu'ils ne
seront quelque chose que s'ils sont créés spontanément par un
mouvement profond de la classe, donc avant la « prise du pou-
voir » ; et s'il en est ainsi, il est évident qu'ils joueront un
rôle primordial pendant toute la période révolutionnaire, dont
le début est précisément marqué (comme je le disais dans mon
texte sur le parti du n° 10) par la constitution des organismes
autonomes des masses.
Là où par contre il y a, en effet, une réelle différence d'opi-
nion entre nous, c'est sur la question de savoir si, pendant
cette période révolutionnaire, ces Conseils sont le seul orga-
nisme qui joue un rôle effectif dans la conduite de la révolu-
tion, et, dans une moindre mesure, quel est le rôle et la tâche
des militants révolutionnaires d'ici là. C'est-à-dire, la «ques-
tion du parti ».
Vous dites « pour conquérir le pouvoir nous n'avons que
faire d'un “parti révolutionnaire” prenant la direction de la
révolution prolétarienne ». Et plus loin, après avoir rappelé
à juste titre qu'il y a, à côté de nous, une demi-douzaine d'au-,
tres partis ou groupes qui se réclament de la classe ouvrière,
vous ajoutez : « Pour qu'elles (les masses dans leurs Conseils)
se décident de la meilleure manière possible, elles doivent
être éclairées par des avis bien considérés et venant du plus
grand nombre de côtés possible. » Je crains que cette vue de
la chose ne corresponde en rien aux traits à la fois les plus
aveuglants et les plus profonds de la situation actuelle et pré-
visible de la classe ouvrière. Car ces autres partis et groupes
dont vous parlez ne représentent pas simplement des opinions
différentes sur la meilleure manière de faire la révolution, et
les séances des Conseils ne seront pas des calmes réunions de
réflexion où, après avis de ses divers conseillers (les représen-
tants des groupes et partis), la classe ouvrière se décidera à
suivre telle voie plutôt que telle autre. Dès la constitution des
organismes de la classe ouvrière, la lutte des classes sera trans-
posée au sein même de ces organismes ; elle y sera transposée
par les représentants de la plupart de ces « groupes ou partis >>
45
qui se réclament de la classe ouvrière mais qui, dans la plupart
des cas, représentent les intérêts et l'idéologie de classes hostiles
au prolétariat, comme les réformistes et les staliniens. Même
s'ils ne s'y trouvent pas sous leur forme actuelle, ceux-ci s'y
trouveront sous une autre, soyons-en sûrs. Selon toute vraisem-
blance, ils auront au départ une position prédominante. Et
toute l'expérience des vingt dernières années --- de la guerre
d'Espagne, de l'occupation et jusques et y compris l'expérience
de la moindre réunion syndicale actuellement - nous ensei-
yne que des militants qui ont nos opinions devront conquérir
par la lutte même le droit à la parole au sein de ces orga-
nismes.
L'intensification de la lutte des classes pendant la période
révolutionnaire prendra inévitablement la forme de l'intensi-
fication de la lutte des diverses fractions au sein des organis-
mes de masse. Dans ces conditions, dire qu'une organisation
révolutionnaire d'avant-garde se bornera à « éclairer par des
avis bien considérés » les Conseils est, je crois, ce qu'on appelle
en anglais un « understatement »'(1). Après tout, si les Con-
seils de la période révolutionnaire s'avèrent être ces assem-
blées de sages où personne ne vient troubler le calme néces-
saire à une réflexion bien pesée, nous serions les premiers à
nous en féliciter ; nous nous sentons sûrs, en effet, que notre
avis prévaudrait si les choses se passaient de cette manière.
Mais ce n'est que dans ce cas que le « parti ou groupe » pour
rait se limiter aux tâches que vous lui assignez. Et ce cas est
de loin le plus improbable. La classe ouvrière qui formera ces
Conseils ne sera pas une classe différente de celle qui existe
aujourd'hui ; elle aura fait un énorme pas en avant, mais,
pour reprendre une expression célèbre, elle portera encore
sur les flancs les stigmates de la situation dont elle procède.
Elle sera en surface dominée par des influences profondément
hostiles, auxquelles au départ ne s'opposeront que sa volonté
révolutionnaire encore confuse et une avant-garde minoritaire.
Celle-ci devra par tous les moyens compatibles avec notre idée
fondamentale de l'autonomie de la classe ouvrière agrandir
et approfondir son influence sur les Conseils, gagner à son
programme la majorité. Elle aura peut-être même à agir
avant ; que devra-t-elle faire si, représentant 45 % des Con-
seils, elle apprend qu'un parti néo-stalinien quelconque se
prépare à prendre du pouvoir pour le lendemain ? Ne devra-
t-elle pas tâcher de s'en emparer immédiatement ?
Je ne pense pas que vous soyez en désaccord avec tout
(1) Expression qui pêche par excès de modération.
46
4 essayé d'expliquer que le parti ne pouvait pas être la direction 4
5 de la classe, ni avant, ni après la révolution : ni avant, parce ?
Ć que la classe no le suit pas et qu'il ne saurait diriger tout au 3
1 plus qu'une minorité (et encore, la « diriger, » dans un sens
j tout relatif : l'influencer par ses idées et son action exem-
9 plaire) ; ni après, car le pouvoir prolétarien ne peut pas être 6
le pouvoir du parti, mais le pouvoir de la classe dans ses
in organismes autonomes de masse. Le seul moment où le parti v
a c'est l'idée du parti « direction révolutionnaire ». J'ai pourtant,
2 cela; je crois que ce que vous visez surtout dans vos critiques, o
12 peut s'approcher d'un rôle de direction effective, de corps in
qui tâche d'imposer sa volonté même par la violence, peut 12
être une certaine phase de la période révolutionnaire précé- 13
dant immédiatement le dénouement de celle-ci ; des décisions 14
pratiques importantes peuvent avoir à être prises ailleurs que in
dans les Conseils si les représentants d'organisations en fait
contre-révolutionnaires y participent, le parti peut s'engager
sous la pression des circonstances dans une action décisive
même s'il n'est pas dans les votes suivi par la majorité de la
classe. Le fait qu'en agissant ainsi, le parti n'agira pas comme
un corps bureaucratique visant à imposer sa volonté à la classe,
mais comme l'expression historique de la classe elle-même
dépend d'une série de facteurs, dont on peut discuter dans
l'abstrait dès aujourd'hui, mais dont l'appréciation concrète
ne pourra avoir lieu qu'à ce moment-là : quelle proportion de
la classe est d'accord avec le programme du parti, quel est
l'état idéologique du reste de la classe, où en est la lutte avec
les tendances contre-révolutionnaires au sein des Conseils,
quelles sont les perspectives ultérieures, etc. Dresser dès main-
tenant une série de règles de conduite pour les divers cas
possibles serait sans doute puéril ; on peut être sûr que les
seuls cas qui se présenteront seront les cas non prévus.
Il y a des camarades qui disent : tracer cette perspective,
c'est laisser la voie ouverte à une dégénérescence possible du
parti dans le sens bureaucratique. La réponse est : ne pas la
tracer, signifie accepter dès maintenant la défaite de la révo-
lution ou la dégénérescence bureaucratique des Conseils, et
ceci non plus comme une possibilité, mais comme une certi-
tude. En fin de compte, refuser d'agir par peur qu'on ne se
transforme en bureaucrate, me paraît aussi absurde que
renoncer à penser par peur de se tromper. De même que la
seule « garantie » contre l'erreur consiste dans l'exercice de la
pensée lui-même, de même la seule « garantie » contre la
bureaucratisation consiste dans une action permanente dans
un sens antibureaucratique, en luttant contre la bureaucratie
- 47
de
et en démontrant pratiquement qu'une organisation don
bureaucratique de l'avant-garde est possible, et qu'elle peut
organiser des rapports non bureaucratiques avec la classe. Car
la bureaucratie ne naît pas de conceptions théoriques fausses,
mais des nécessités propres de l'action ouvrière à une certaine
étape de celle-ci, et c'est dans l'action qu'il s'agit de montrer
que le prolétariat peut se passer de la bureaucratie. En fin
compte, rester surtout préoccupé par la peur de la bureau-
cratisation, c'est oublier que dans les conditions actuelles une
organisation ne saurait acquérir une influence notable auprès
des masses qu'à condition d'exprimer et de réaliser leurs aspi-
rations antibureaucratiques ; c'est oublier qu'un groupe
d'avant-garde ne pourra parvenir à une existence véritable
qu'en se modelant perpétuellement sur ces aspirations des
masses ; c'est oublier qu'il n'y a plus de place pour l'apparition
d'une nouvelle organisation bureaucratique. L'échec perma-
nent des tentatives trotskistes de recréer purement et simple-
ment une organisatiop « bolchévik » trouve là sa cause la plus
profonde.
Pour clore ces quelques réflexions, je ne pense pas non
plus qu'on puisse dire que dans la période actuelle (et d'ici la
révolution) la tâche d'un groupe d'avant-garde soit une tâche
« théorique ». Je crois que cette tâche est aussi et surtout une
tâche de lutte et d'organisation. Car la lutte de classe est
permanente, à travers ses hauts et ses bas, et la maturation
idéologique de la classe ouvrière se fait à travers cette lutte.
Or le prolétariat et ses luttes sont actuellement dominées par
les organisations (syndicats et partis) bureaucratiques, ce qui
a comme résultat de rendre les luttes impossibles, de les dévier
de leur but de classe ou de les conduire à la défaite. Une
organisation d'avant-garde ne peut pas assister indifférente à
ce spectacle, ni se borner à apparaître comme l'oiseau de
Minerve à la tombée de la nuit, laissant choir de son beo
des tracts expliquant aux ouvriers les raisons de leur défaite.
Elle doit être capable d'intervenir dans ces luttes, combattre
l'influence des organisations bureaucratiques, proposer aux
ouvriers des modes d'action et d'organisation ; elle doit même
parfois être capable de les imposer. Quinze ouvriers d'avant-
garde résolus peuvent, dans certains cas, mettre en grève une
usine de cinq mille, s'ils sont disposés à bousculer quelques
bureaucrates staliniens -- ce qui n'est ni théorique, ni même
démocratique, ces bureaucrates étant toujours élus avec des
confortables majorités par les ouvriers eux-mêmes.
Je voudrais avant de terminer cette réponse dire deux
mots sur notre deuxième divergence, qui n'a à première vue
- 48
&
leurs propres
qu'un caractère théorique : celle sur la nature de la révolution
russe. Nous pensons que caractériser la révolution russe comme
une révolution bourgeoise fait violence aux faits, aux idées
et au langage. Que dans la révolution russe, il y ait eu plu.
sieurs éléments d'une révolution bourgeoise -- en particulier,
la « réalisation des tâches bourgeoises-démocratiques » ----
toujours été reconnu, et, longtemps avant la révolution même,
Lénine et Trotsky en avaient fait la base de leur stratégie et
tactique. Mais ces tâches, dans l'étape donnée du développe-
ment historique et la configuration des forces sociales en Rus-
sie, ne pouvaient être abordées que par la classe ouvrière qui,
du même coup, ne pouvait que se poser des tâches essentielle-
ment socialistes.
Vous dites : la participation des ouvriers ne suffit pas.
Bien sûr ; dès qu'un combat devient un combat de masses,
les ouvriers y sont, car ils sont les masses. Mais le critère n'est
pas là ; c'est de savoir si les ouvriers s'y trouvent comme la
pure et simple infanterie de la bourgeoisie ou s'ils combattent
pour
buts. Dans une révolution où les ouvriers
se battent pour la «Liberté, l'Egalité, la Fraternité » - et
quelle que soit la signification que subjectivement ils donnent
à ces mots d'ordre - ils sont l'infanterie de la bourgeoisie.
Lorsqu'ils se battent pour « Tout le pouvoir aux Soviets », ils
se battent pour le socialisme. Ce qui fait de la révolution russe
une révolution prolétarienne, c'est que le prolétariat y est
intervenu comme la force dominante avec son propre drapeau,
son visage, ses revendications, ses moyens de lutte, ses propres
formes d'organisation ; c'est que non seulement il a constitué
des organismes de masse visant à s'approprier tout le pouvoir,
mais qu'il a passé de lui-même à l'expropriation des capita-
listes et commença à réaliser la gestion ouvrière des usines.
Tout cela fait à jamais de la révolution russe une révolution
prolétarienne, quel qu'ait pu être son sort ultérieur de
même que ni ses faiblesses, ni sa confusion, ni sa défaite finale
n'empêchent la Commune de Paris d'avoir été une révolution
prolétarienne.
Cette divergence peut paraître à première vue théorique :
je pense cependant qu'elle a une importance pratique dans la
mesure où elle traduit une différence de méthodologie à propos
d'un problème actuel par excellence : le problème de la
bureaucratie. Le fait que la dégénérescence de la révolution
russe n'a pas donné lieu à une restauration de la bourgeoisie
mais à la formation d'une nouvelle couche exploiteuse, la
bureaucratie ; que le régime qui porte cette couche, malgré
son identité profonde avec le capitalisme (en tant que domina-
- 49
tion du travail mort sur le travail vivant), en diffère sous une
foule d'aspects qu'on ne saurait négliger sans se refuser à y
comprendre quoi que ce soit ; que cette même couche, depuis
1945, est en train d'étendre sa domination sur le monde ;
qu'elle est représentée dans les pays d'Europe occidentale par
des partis profondément enracinés dans la classe ouvrière ---
tout cela fait que nous pensons que se borner à dire que
la
révolution russe a été une révolution bourgeoise équivaut à
fermer volontairement ses yeux devant les traits les plus
importants de la situation mondiale d'aujourd'hui.
J'espère que cette discussion pourra se poursuivre et s'ap-
profondir, et je crois inutile de vous répéter que nous accueil-
lerons avec joie dans « Socialisme ou Barbarie » tout ce que
vous voudrez bien nous envoyer,
Fraternellement
Pierre CHAULIEU.
- 50
DOCUMENTS
1
La vie en usine
III.
LA PRODUCTION
en
L'objectif idéal de la Société propriétaire de l'usine est
celui même de tout autre exploitant : assurer un taux de profit
maximum, et ses efforts en ce sens doivent porter sur plusieurs
facteurs dont nous éliminons certains, quoique non négligea-
bles, mais sans rapport avec notre sujet, tels que l'étude du
marché et la lutte concurrentielle. (1)
Ce qui nous intéresse, et nous avons vu quelques
aspects, ce sont les modalités d'organisation à l'intérieur même
de l'entreprise, la production proprement dite, ses répercus-
sions auprès des ouvriers et leur rémunération.
Secondant directement les patrons, la Direction traite la
production d'un point de vue abstrait. Pour l'équipe diri-
geante, il importe peu, pour son travail, que l'usine produise
des roulements à billes ou des presse-purée ; l'essentiel est
d'obtenir, à des conditions de temps et de coût minima, une
production optimum. Le reste est l'affaire des techniciens
et de la maîtrise, comme il leur revient également d'assurer
cette production au meilleur compte voulu. Si l'on préfère, et
le recours à la facilité aidant, la Direction, pour parvenir à
son but, tend à réduire la masse des salaires, menant parallèle-
(1) Les parties précédentes de ce texte ont été publiées dans les nos 11
(p. 48-54) et 12 (p. 31 à 47) de « Socialisme ou Barbarie ».
51
ment une action continue pour l'augmentation de la produc-
tion par le canal de l'augmentation des cadences. A pre-
mière vue, il peut paraître étonnant que les économies soient
réalisées en priorité « sur le dos du personnel ».
C'est pourtant ce que les faits viennent confirmer : vient-on
à craindre la concurrence sur un modèle fabriqué par l'usine,
aussitôt l'on voit descendre les chronométreurs chargés de ro-
gner les secondes et les agents des frais généraux, taillant dans
les kilos de peinture mais, surtout, recensant les manœuvres, les
O.S. et discutant l'utilité de chacun. Le résultat s'inscrit en
clair : production accrue, personnel restreint — (que la cause
des prix de revient élevés soit un appareil bureaucratique
très lourd, voilà ce qui est laissé de côté). Ces actions épiso-
diques et spectaculaires ne sont pas les seules. A longueur
d'année, il existe d'autres moyens que les descentes de chronos
pour peser sur les salariés : non-remplacement de licenciés ou
de démissionnaires, déclassement de personnel (un contremai-
tre quittant l'entreprise remplacé par un chef d'équipe, non
titularisé par la suite ou un chef d'équipe par un chef de
groupe, etc.), augmentation frauduleuse de la vitesse de rota-
tion des chaînes. C'est ainsi, pour la meilleure part, que la
fameuse PRODUCTIVITE, dont on rebat les oreilles aux
ouvriers depuis plusieurs années, est instaurée par le fait du
prince. Pour le reste, elle ne repose pas sur le système de
rémunération en vigueur. Le personnel dit «horaire » reçoit
un salaire de base fixe, c'est-à-dire calculé à l'heure et non
pas aux pièces, majoré conformément à la loi en cas de dépas-
sement des 40 heures, et mensuellement, un « boni » d'équipe
ainsi calculé : quotient du travail exécuté par l'équipe (x minu-
tes) par les temps de présence payés. Dans l'abstrait, ceci
signifierait que les bonis s'établiraient, suivant les équipes,
de 1,10 par exemple, à 1,35 ou 1,40. Pratiquement, le boni
s'établit pour toutes les équipes autour de 1,20 (de 1,18 à 1,22
par exemple). Cette négation du principe même du boni
d'équipe, non pas accidentellement mais régulièrement appli-
quée, s'explique aisément. D'une part, la presque totalité des
déclarations du travail « sorti » dans le mois par les contre-
maîtres et les chefs d'équipe sont truquées. Ainsi, il serait
absurde de s'attribuer une production représentant un boni de
1,40, aussi, avec la complicité de l'agent de contrôle chargé de
« pointer » les réalisations, tel contremaître, gardant pour
ainsi dire en réserve son excédent, sera crédité de 1,30 (cette
réserve non payée peut très bien être déjà livrée au client,
mais ceci est une autre histoire). A l'inverse, l'équipe ayant
travaillé à 1,10 s'arrangera pour déclarer 1,20, et d'une façon
52
générale, le boni total réalisé étant plutôt fort que faible,
un jeu d'écritures du service Prix de Revient fera bénéfi-
cier les « retardataires » d'une partie de l' « excédent » des
autres équipes. Aussi, les variations du boni d'une équipe à
l'autre et d'un mois à l'autre sont très faibles. En l'absence
d'une pression ouvrière pour demander des comptes et exi-
ger une révision générale des cadences, y trouvent leur
compte : les contremaîtres, assurés d'un boni moyen, donc
insouciants d'avoir une tâche plus ardue si les chronos bais-
saient les temps (on douterait de la santé morale du contre-
maître qui exigerait «son > boni effectivement réalisé) ; les
chronos eux-mêmes et les agents du prix de revient, qui ne
tiennent pas non plus à être toujours sur la brèche, enfin la
Direction qui, bien sûr, n'est pas ignorante du fait mais ferme
les yeux car elle donne en boni moins qu'elle ne reçoit. En
dernier ressort, elle est maîtresse du taux de base qui est la
déterminante majeure du boni, et la masse des salaires tient
évidemment compte d'un pourcentage moyen de boni.
Mais que pensent les ouvriers au sujet du boni ?
Ils sont habitués à recevoir un boni moyen et ne s'en
étonnent pas. On peut affirmer que, même s'ils ont conscience
d'avoir gagné plus, ils comprennent aussi que, finalement, ils
feraient un marché de dupes en exigeant ce supplément parce
que lourd de conséquences pour eux. Ce qui les émeut toute-
fois ce sont les baisses inexplicables d'un ou deux points (%)
du boni. Ils ont le vif sentiment d'être frustrés, d'autant plus
qu'ils sont à même de constater qu'ils ont fourni un effort
identique pour une rétribution inférieure. Mais on ne les
tient pas au courant des subtils jeux de compensation qui
aboutissent à ce résultat. Pour les ouvriers, le boni est pure-
ment et simplement un des éléments constants du salaire,
sur lequel on peut régulièrement compter de mois en mois,
et dont le calcul ainsi que les faibles variations ne sont rien
d'autre qu'un vol et une stupidité. Le boni est arrivé à un
degré avancé de décomposition spécifique, et s'il a perdu
presque totalement son principe de stimulant, il possède encore
aux yeux de la Direction son caractère de précarité, de « don
gracieux » que l'on peut supprimer brutalement en
nécessité sans que pour cela la base du contrat de travail : le
salaire, soit juridiquement atteinte. Du côté ouvrier, cette
menace permanente est loin d'être clairement comprise et
on n'assiste à aucun mouvement spontané en faveur de l'in-
corporation du boni dans le salaire de base.
Au boni d'équipe vient s'ajouter un autre complément de
salaire, cette fois étendu à l'ensemble du personnel, le « sur-
cas de
53
salaire » ou prime collective au rendement. Pour son cal-
cul entrent en jeu, affectés de coefficients divers, des élé-
ments concernant l'entreprise dans sa totalité, tels que : pro-
duction globale, salaires payés, frais généraux engagés, « lou-
pés » de la fabrication, etc. Là aussi, l'intérêt commun fait
que tous ceux qui sont intéressés par le sursalaire et qui ont
aussi voix pour sa détermination (c'est-à-dire jusqu'aux chefs
de service et au directeur de fabrication eux-mêmes) s'arran-
gent pour étaler uniformément dans le temps les éléments du
calcul, favorables ou non. Autrement, la constance du sursa-
laire serait un miracle. Il n'y a pas de possibilité que ce sys-
tème soit modifié dans un proche avenir, tout au moins tant
qu'il continuera à favoriser ceux qui jouissent des plus hauts
salaires.
Donc la productivité ne peut être considérée comme favo-
vorisée par un tel procédé de paie, et indépendamment des so-
lutions de facilité, telles que l'accroissement des cadences et
la compression du personnel, l'élément chargé de mettre en
valeur « l'apport ouvrier » au rendement peut être trouvé dans
la recherche, l'examen et la mise en application des « sugges-
tions » du personnel. Les ouvriers peuvent signaler à la di-
rection les simplifications de fabrication et les gains de matiè-
res premières possibles. Les suggestions retenues sont gratifiées
d'une prime proportionnelle à l'économie réalisée. La direction
est la principale bénéficiaire de l'opération, qui permet de sup-
pléer aux défaillances du service Méthodes dont le travail est
précisément de définir les procédés de fabrication les plus
avantageux. Ce service, d'ailleurs, a beau jeu de faire état, dans
des conversations privées, des propositions qu'il a pu faire à
la Direction, portant sur des économies énormes et qui n'ont
pas eu de suite, en raison de l'incurie bureaucratique et des
combines personnelles. Là encore, c'est en cas de concurrence
dangereuse que les projets sont examinés consciencieusement.
Si le personnel directorial agit sur la production d'un point
de vue détaché des contingences, ce n'est pas le cas pour la
maîtrise qui rend des comptes jour par jour et doit perpé.
tuellement conjurer les difficultés qu'apportent pêle-mêle le
personnel, la matière première et l'outillage. Les chefs des
services attachés à la production et les contremaîtres des diffé-
rents ateliers, jugés par la direction sur les résultats de leurs
efforts, acquièrent très rapidement un esprit d'équipe très fort
et très limitatif, en ce sens que les difficultés rencontrées par
eux leur sont mutuellement indifférentes. Seul compte l'atelier
ou le service que l'on dirige. A la limite, le jeu consiste pour
54
les plus astucieux à rejeter la responsabilité des erreurs com-
mises dans leur travail sur tel autre. Plus particulièrement, si
la faute est grave, chacun court pour trouver un « parapluie »
et que les autres se débrouillent.
Dans ces conditions la maîtrise, dans son ensemble, n'a pas
de conception propre sur l'objet de la production, non plus
que sur l'organisation et la structure capitaliste de l'entre-
prise. Cette catégorie sociale dans l'usine se livre à des cri-
tiques de détail mais dans l'ensemble ne possède pas de pers-
pective autonome. Tout se ramène pour chacun de ses mem-
bres à son cas particulier.
Peut-on dire qu'il en soit de même pour les ouvriers ?
C'est ce que nous allons essayer de voir à travers la nature
même de leur travail ainsi que par l'interprétation qu'ils en
font.
Nous avons déjà dit que, sous un certain aspect, le point de
vue ouvrier sur la production est de parvenir au rendement
le plus bas pour le plus haut salaire. Autrement dit, ce qui
prime c'est le sentiment unanime, même chez les « apoliti-
ques » que l'on est toujours exploité et qu'il importe, au moins,
de réduire la marge d'exploitation.
C'est là de toute évidence une situation diametralement
opposée à celle de l'équipe dirigeante, et ce ne peut être qu'à
la lumière de cette attitude, et à celle de la lutte qui en résulte
nécessairement que l'on doit examiner et comprendre à la fois
les rapports entre les ouvriers et la production.
Pour un ouvrier, la production, c'est d'abord le travail qu'il
doit fournir au patron en telle quantité, à tel délai déter-
miné. Toutes les conditions matérielles : outillage et matière
première lui étant fournies, à lui de « sortir > la production
désirée. Pour un ouvrier professionnel, cela veut dire qu'il
doit appliquer ses connaissances techniques au travail deman-
dé. Pour un O.S., cela signifie seulement qu'il doit y consacrer
sa force physique et sa dextérité (naturelle ou acquise). Si la
nature du travail est profondément différente entre les deux
catégories d'ouvriers, les réactions devant le travail sont iden-
tiques. L'un comme l'autre s'intéressent tout de suite aux
« temps » impartis pour les opérations à effectuer. Avant d'en-
treprendre la tâche, l'ouvrier veut savoir s'il ne se « coulera »
pas. Cette méfiance spontanée passe même avant le souci du
> et l'intérêt en quelque sorte intellectuel que peut pré-
senter le travail par les problèmes techniques ou délicats qu'il
pose. Autrement dit, à l'usine, l'ouvrier comprend le tra-
55
vail exactement de la façon qu'il lui est proposé ; il n'y voit
que l'autre face du marché que lui impose le capitaliste. La
« déshumanisation du travail », « l'abrutissement provoqué par
le travail cadencé », formules chères aux âmes sensibles, n'ont
pas attendu le système Taylor pour marquer la base même du
travail en régime capitaliste. Le goût du travail bien fait, qui
ne peut réellement trouver son objet que chez les ouvriers pro-
fessionnels, est tout au plus un palliatif de la monotonie du
travail, une réaction révélatrice d'un esprit de rébellion à la
réduction de l'intéressé à son son seul numéro matricule, et
certainement pas la préoccupation première du salarié. Sup-
posons que les temps soient jugés « acceptables » par l'ou-
vrier, son souci suivant est double : respecter les délais et met-
tre en relief les difficultés qu'il rencontre. Respecter les délais,
cela consiste à ne pas les rogner. Le raisonnement est simple :
« Si le patron me paye 5 (ou 6, ou 7) heures pour ce boulot,
c'est qu'il y gagne. Il n'y a pas de raison que je lui fasse
gagner plus. » Ce n'est pas une attitude irréfléchie de « cabo
chard », mais bien plutôt la manifestation d'une alarme cons-
tante vis-à-vis des moyens d'action du patronat. Respecter les
délais, c'est aussi ne pas les dépasser outre mesure, faute de
passer pour incapable et d'en subir les conséquences. De toute
façon, ce qui importe aussi à chaque ouvrier, c'est de ne jamais
passer sous silence les accidents et les imprévus du travail. Le
but recherché est double : d'un côté, faire ressortir sa pro-
pre compétence et partant, son utilité, de l'autre, si les difficul.
tés résultent d'une mauvaise organisation du travail, ou d'une
mauvaise préparation technique, mettre en lumière les défail-
lances des responsables. Il faut comprendre que, dans ce der-
nier cas, l'ouvrier est mis dans l'impossibilité d'accomplir son
travail dans les délais. Il subit donc
manque
à
gagner
dont la récupération ultérieure reste aléatoire. Il a quelques
raisons de crier son mécontentement, mais éprouve au sur-
plus une indéniable satisfaction à prendre en défaut le sys-
tème productif, et, conjointement, à «secouer » les hommes
qui l'incarnent et dont il dépend. Il faut avoir vu dans un ate-
lier, à la suite d'une « tuile » magistrale, les mines mi-navrées,
mi-narquoises des gars devant la maîtrise ameutée, suivies,
dès son départ, de moqueries et de railleries amères. C'est de
la jubilation consécutive à une revanche, toujours attendue,
et enfin saisie.
un
Tout ceci ne signifie pas que l'exécution de chaque tâche
se déroule dans un concert de murmures ou de revendications.
Non, máis ce qui est permanent, c'est la volonté tenace de
harceler le patron et ses sbires chaque fois que l'occasion peut
56
1
'en présenter, et en tout cas de « lui en donner tout juste pour
son argent ».
L'ouvrier interprète donc son travail en fonction de sa
condition propre à l'intérieur du système. Sous un aspect
étroit, mais primordial, cela veut dire qu'il le réalise en fonc-
tion du salaire reçu. C'est bien en dernier ressort le salaire qui
est le stimulant à la production et donne leur sens aux efforts
des ouvriers pour réaliser leur tâche. C'est la nécessité écono-
mique qui les fait tous plier devant les règlements, devant la
maîtrise. Par un retour compensateur, l'interprétation des rè-
glements, l'obéissance stricte aux ordres de la maîtrise peuvent
mener à la rébellion, parfois, et portent la menace pour le
système, toujours.
Et le goût bien connu de l'ouvrier « français » pour la
« belle ouvrage » ? On ne peut le nier, mais il est tout autre
chose qu’un stimulant au travail, ou l'objectif principal à
atteindre. Chaque ouvrier ou plus généralement chaque mem-
bre du personnel attaché à la production estime particulière-
ment l'ouvrier qui fournit un travail de bonne qualité. Ce beau
travail est le fruit d'aptitudes spéciales de l'exécutant ou
bien encore est dû à un fignolage que des délais de livraison
assez lâches ont autorisé. Autant dire que ces conditions sont
balayées par le travail à la chaîne, ou en série où ce sont les
temps et les quantités qui priment. Il faut souligner que les
ouvriers sont les premiers à le déplorer : l'exclamation « Ça
n'est pas du boulot » est fréquemment employée lorsque l'on
est, par exemple, obligé de récupérer par les moyens du bord,
les pièces dont l'exécution a été défectueuse, ou encore que,
pour arriver à « gagner sa vie », (c'est-à-dire à ne pas couler
ses temps), on doit maquiller une pièce, supprimer une opé-
ration. Cela est appelé couramment à l'usine du « sabotage ».
La conclusion est un haussement d'épaules, signe de dégoût
et de découragement. Le travail « cochonné » est devenu une
règle. L'essentiel, de l'O.S. à l'agent de maîtrise responsable,
est que l'appareil ou la pièce une fois terminé, soit accepté par
le Contrôle ; pour le reste, la qualité, on s'en fiche.
Chacun est fier de ses qualités professionnelles et n'aime
pas qu'on en plaisante. C'est un sujet qui peut tourner rapi-
dement à la dispute. C'est que quiconque attaque ainsi un
ouvrier tend à lui ravir une bonne part de sa personnalité,
oette part qui peut se manifester pendant toute la journée
de travail. Toutes proportions gardées, cette attitude de défense
est de même nature que l'hostilité ouvrière permanente aux
conditions du travail, de son travail pour autrui. Chaque par-
57
celle de son individualité est âprement défendue et l'ingénio-
sité de tous pour déchirer le cadre de l'exploitation est remar-
quable.
Le « plaisir de travailler » se retrouve totalement lorsque
l'ouvrier travaille pour son propre compte : bricolage en
fraude communément appelé « perruque », qui va de la con-
fection de tisonniers à la lessiveuse ou au matériel de cam-
ping, et dont nous reparlerons.
Pour le produit de son travail, l'ouvrier a le même point
de vue que pour le travail proprement dit. Peut-il en être
autrement alors que pour le professionnel le produit est le
plus souvent un élément d'un outillage d'ensemble, et que
pour l'O.S., c'est un coup de presse, ou un cordon de sou-
dure, ou la pose d'une pièce sur un appareil ? Issu du tra-
vail parcellaire, le produit parcellaire ne suscite d'autre inté-
rệt
que celui du rendement. Il peut sortir de la chaîne une
cuvette, une table ou un aspirateur, c'est tout un. L'ouvrier spé-
cialisé n'est pas là, selon lui, pour fabriquer tel appareil plu-
tôt que tel autre, mais pour « faire » huit heures. Les sup-
pressions de fabrication, leur remplacement par d'autres
modèles n'ont d'intérêt pour lui qu'en tant qu'elles affectent
ses conditions de travail : cadences, poste de travail, salaire,
etc.
Est-ce à dire que l'ouvrier soit à ce point isolé et privé
de toute information sur l'usine qu'il ne puisse comprendre
le processus du fonctionnement de l'appareil productif dans sa
totalité, et qu'il ne puisse établir de relations entre son tra-
vail parcellaire, et le travail collectif ? Certes, les occasions
de se documenter pratiquement, sur le terrain, et de recenser
les ateliers, les procédés de fabrication, le rôle des services
généraux, etc., sont fort rares, et ces connaissances, fort vagues
en général, s'acquièrent à la longue. Il faut dire aussi que
les ouvriers ne les recherchent pas, non seulement du fait
qu'ils sont là pour produire et non pour étudier, mais aussi
parce qu'ils n'ont rien de plus pressé que d'oublier l'usine
une fois la journée finie. Ce qui attire, ce sont les nouveaux
outillages, les nouveaux agencements de locaux, présentant un
caractère insolite, mais qui deviennent rapidement familiers.
Pour un profane, la diversité des ateliers, de leur outillage
et de leurs fabrications semble pourtant attrayante. En réa-
lité, vue par les yeux des producteurs, cette diversité se réduit
au renouvellement d'opérations très simples et élémentaires.
facilement assimilables manuellement et intellectuellement,
qui les dépouillent de tout mystère et font en sorte que tous
les ouvriers, grosso modo, connaissent tous les ateliers.
58
Sur le plan de la technique pure, beaucoup plus hermé-
tique, les ouvriers sont pour la plupart désarmés. Déjà l'O.S.
sur presse ignore tout du fonctionnement de la pince à souder
avec laquelle travaille son camarade dans un atelier d'assem-
blage ; encore plus, l'un et l'autre ne savent rien du principe
de fonctionnement de leur machine propre. En cas de panne,
ils s'en remettent aux équipes spécialisées d'entretien.
Sont-ils pour cela en état d'infériorité ? Là encore, il faut
rappeler que la multiplication des emplois et des techniques
a rendu ceux-ci étroitement solidaires, et que l'on ne saurait
parler, par exemple, d'infériorité des électriciens vis-à-vis des
ajusteurs. Mais les O.S., dénués de toute formation technique ?
Ils ressentent effectivement une gêne, une dépendance sup-
plémentaire vis-à-vis de leur employeur, mais si cela influe
sur leur comportement revendicatif, par ailleurs ils ne sont
nullement handicapés pour apprécier la valeur de l'appareil.
productif. Nous l'avons déjà signalé, le fait de ne posséder
aucune qualification, acquise par des études de trois ans ou
plus, met les O.S. (et les O.S. employés) en posture plus pré-
caire que les professionnels pour appuyer leurs revendications.
Mais l'homogenisation de plus en plus accentuée de leur
tâche, par le processus constant d'atomisation des opérations
manuelles, entraîne une situation ambiguë qui doit être éclair-
cie. D'une part le travail parcellaire, et c'est là sa raison d'être,
vise à obtenir un rendement maximum de chaque ouvrier par
une mobilisation permanente sur un travail immuable. Sur
le papier c'est l'anéantissement des temps morts, la chasse
aux minutes, aux secondes, aux dixièmes de seconde, et c'est
pour cela que la direction entretient entre autres un service
de chronométrage. Bien sûr, dans la pratique, le système pré-
sente des failles, dues particulièrement à la résistance ouvrière,
mais dans l'ensemble, il est appliqué. Aussi l'on parle de
« monotonie » et d' « abrutissement » provoqué par le travail
« cadencé ». Qu'en est-il exactement ? Il apparaît d'abord
que pendant l'exécution du travail il est impossible de « pen-
ser » à autre chose que des futilités (projets d'achats, de sor-
ties de week-end par exemple), dans le meilleur des cas, soit
lorsque le travail s'accomplit sans imprévus. Il ne peut être
question pour l'ouvrier de remuer à ce moment des problèmes
sociaux fondamentaux. Son attention, même atténuée par
l'habitude, reste fixée sur la tâche et ne peut se concentrer
ailleurs. Pour beaucoup de chefs d'équipe, les O.S. sont des
« robots » et c'est cette qualification qu'ils leur donnent lors-
que, par exemple, un 0.S. sur presse ayant mal interprété une
opération, fausse une pièce... et les cinq ou dix mille de sa
59
série. Au vrai, l'O.S. est cependant capable d'initiatives. Ce
sont des O.S. que proviennent souvent des suggestions relatives
à l'amélioration et la simplification du travail, du poste de
travail et des économies de matière. Il n'y a pas là contradic-
tion. En effet, si l’O.S. peut « louper » magistralement une
série de pièces, la faute en retombe sur les organisateurs du
travail qui n'ont pas su prévoir un contrôle efficace sur les
points délicats de l'opération. Pour être plus clair, comment
un O.S. sur presse peut-il savoir qu'il plie une pièce à gauche
et non à droite, lui qui ignore inême dans quel atelier cette
pièce sera montée ?
Mais, par ailleurs, en ce qui concerne sa propre méthode
de travail, et la nature du travail qui lui incombe (presses,
soudure à l'étain, soudure électrique, assemblage, etc.) l'O.S.
parvient non seulement à une grande dextérité, mais encore
s'ingénie, pour sa « défense personnelle », à produire au meil-
leur compte. Il pense parfois au compte du patron et à une
prime possible, en ce cas il présente une « suggestion », mais
c'est constamment qu'il organise son travail pour lui-même,
c'est-à-dire pour l'exécuter avec le moins de fatigue dans le
minimum de temps. L'étude des mouvements, enseignée aux
cours d'Organisation du Travail, trouve plutôt son objet dane
une meilleure répartition d'ensemble des machines et des
postes de travail ; l'O.S., lui, pratique l'économie des mouve-
ments pour son propre cas.
Donc, dans le travail proprement dit, l'O.S. offre le maxi-
mum de résistance (sans parler même des revendications) à
la « monotonie », à l' « abrutissement ». Mais la « robotisa-
tion » n'est-elle pas néfaste justement à la vie intellectuelle et
sociale tout entière de l’O.S., n'en fait-elle pas un être dimi-
nué, fragmenté, sans armes et sans âme ? Pour répondre, il
faut se limiter au cadre de cette étude, sans tenter de déve-
lopper des vues plus générales sur l'avenir du travail indus-
triel. La réponse à cette question est en quelque sorte l'autre
face de la situation ambiguë annoncée plus haut et dont la
première était le fait lui-même : la tendance du système pro-
ductif à automatiser le producteur, et à le nier comme membre
responsable de la société. Car, si l'O.S. est soumis à une
cadence harassante pour un salaire modique et dans des con-
ditions de travail rebutantes, il est également libéré des soucis
de gestion et d'organisation de la production. En revanche, il
est dégagé de l'étroitesse d'esprit que peuvent provoquer des
obligations strictement professionnelles, ou mieux corpora-
tives. Diminué, il l'est donc dans sa position sociale de salarié
sans qualification, et le degré de son exploitation donne la
60
mesure
de son abaissement. Par contre, on peut considérer
qu'il n'est nullement « abruti » sur le plan humain. En effet,
son interchangeabilité, son homogénéité dans le domaine de
la production lui font préfigurer l'homme universel, polyva-
lent, qu'un autre contexte social et une technique plus pous-
sée, allant jusqu'à l'usine automatique, libéreront de l'escla-
vage du travail manuel sordide. Le mépris dans lequel les
techniciens tiennent les O.S. est absolument injustifié : l'O.S.
est un « inférieur » sur le seul terrain des rapports de pro-
duction capitalistes, et non pas «fatalement >> condamné à sa
condition.
Préoccupé de justifier son salaire en réalisant sa tâche,
écarté de toute responsabilité, l'O.S. est amené à considérer
son travail comme une abstraction, et reporte l'intérêt pour
la marche de l'entreprise, qui lui est refusé, sur le système
capitaliste de production dans sa totalité, dont il apprécie les
contradictions.
A l'usine, il se heurte au patronat et à son appareil lors-
qu'il s'agit de défendre ses conditions de vie. Il le rencontre de
même pour discuter de la valeur de son organisation, du
point de vue ouvrier. Dans la pratique cela signifie : critiques
constantes sur l'utilisation du personnel, la lourdeur de la
« bureaucratie », le vieillissement des machines, le gaspillage
de la matière première.
Il faut le répéter, 10.S. est à l'usine pour « faire des
heures », son travail parcellaire n'excite pas son intérêt, il
l'aménage de son mieux et défend son salaire, mais aussi
l'abstraction de son travail facilite son accès à la compré-
hension des problèmes de gestion économique. A la différence
de la maîtrise et des techniciens qui ne font que préciser et
approfondir les vues et les actes du patronat, à défaut d'en
avoir eux-mêmes, les ouvriers présentent une critique humaine
de la production.
(A suivre.)
G. VIVIER.
GAM
61
ram
NOTES
Wilhelm Pieck
ou la carrière d'un grand bureaucrate
Le soir du 3 janvier, jour de son 78* anniversaire, en descendant la
Unter den Linden dans sa Zis, Pieck pouvait voir la retraite aux flam.
beaux des Jeunesses Communistes et des centaines de fois son portrait.
Quelle apothéose ! Quelle splendide fin de carrière pour l'ancien apprenti
de la bourgade brandebourgeoise de Guben !
L'HOMME DES FICHIERS.
Beaucoup d'eau a coulé depuis sous les ponts de la Spree. A 15 ans,
Pieck adhère aux Jeunesses Socialistes et s'en va en compagnonage. A
20 ans, il est à Brème et vers 25 ans il quitte l'atelier pour devenir
permanent syndical. Le biographe officiel note deux faits pittoresques
de sa première jeunesse cadrant avec l'image d'un Wilhelm Pieck bon
enfant : à Blankenberghe am Harz, il prend part comme volontaire
la construction de la Maison du Peuple et il est membre de la chorale
ouvrière locale : « Et W. P. chanta gaiement les chants allemands de
compagnonage ».
Il ne participe pas aux discussions passionnées qui ont lieu au début
de ce siècle dans la social-démocratie allemande : le rôle du parti el
du syndicat; la grève générale comme arme de la classe ouvrière;
réforme et révolution dans la tactique et la stratégie socialiste. Pieck se
tait. Il tient simplement les livres et les fichiers de la fédération des
ouvriers du bois. Pourtant aux congrès du parti social-démocrate, dont
il est membre depuis 1895, Pieck vote régulièrement avec la gauche.
Car c'est là l'un des traits typiques du caractère de l'ouvrier Pieck :
il est révolutionnaire d'instinct et socialiste de gauche par attachement
à sa classe, par volonté de la voir briser l'insolence des grands et prendre
en main les rênes du pays. Mais il est, comme chaque bureaucrate.
conservateur par trop de respect des formes, par son attachement à
l'organisation, à la hiérarchie et à la technique de l'organisation,
Après la première guerre, tout naturellement Pieck fera marcher la
machine du Parti Communiste, sera un homme de l'appareil du parti.
Scission des « ultra-gauches » en 1920 ? période du « communisme natio.
nal » ? période gauchiste après 1929 ? lutte fractionnelle entre Thälmann
d'une part, Neumann et Remmele de l'autre ? Pieck laisse passer l'orago.
« Spécialiste » de l'organisation, il sait que tous auront besoin de lui
et de fait il se trouve tour à tour dans toutes les majorités du Comité
Central dont il est membre dès 1919. En 1921, il est député du Landtag
de Prusse, et en 1928, du Reichstag. Mais ceci apparaît surtout comme
62
une situation officielle fournie par le parti et destinée à couvrir son
activité au sein des comités :
son activité parlementaire fut nulle.
Le film réalisé par la D.E.F.A. en l'honneur de son 76° anniversaire
laisse une grande impression de grisaille : Pieck a participé à...; Pieck
est un numéro sur une liste de poursuivis par la police; Pieck a écrit
un article pour le journal du parti. Rien de brillant, rien d'original dans
le domaine de la théorie ou de la tactique politique. Comme Staline,
Pieck ne possède aucun moyen de communiquer largement avec la
masse, soit par le verbe, soit par l'écrit. Par son génie même, Pieck
était destiné à devenir l'homme des bureaux et des fichiers. Et, l'habitude
aidant, comme s'exprime Trotsky à propos de Staline, tout ce qui était
idéologie devint pour lui ornement de l'organisation fondamentale.
Pourtant Pieck est loin de manquer de courage physique et, quand
se déclenche la guerre de 1914
il touche à ce moment la quaran-
taine son instinct révolutionnaire n'est pas encore étouffé par ses
habitudes de bureaucrate; dès 1915, à la suite de Liebknecht, il milite
dans le Spartakusbund clandestin. En 1916, arrêté, envoyé sur le front il
déserte, passe illégalement la frontière hollandaise, et aide de là le
travail de son organisation. En 1918, il participe à la révolution sparta
kiste.
* LE BRAVE BONHOMME PIECK».
Il est incontestable que Pieck dégage une atmosphère de bonhomie ;
une sorte de brave hourgeois affairé. «Ein Biedermann », dit-on en alle-
mand. Dans les milieux du parti il était appelé, non sans une nuance
d'ironie, « le brave vieux marin » (« der Olle ehrliche Seemann »). Ce
n'est pas, loin de là, un président distant et protocolaire : aux représeni.
tations de gala du Festival de la Jeunesse, en été 1951, lorsque les
F.D.J. (1) étaient trop bruyants, on pouvait voir Pieck s'avancer à la
balustrade de sa loge d'honneur et, devant le corps diplomatique amusé,
faire de vifs gestes de ses bras courts en incitant les jeunes à se taire.
Une petite anecdote de l'année 1932 donne la mesure du bonhomme.
Le 20 juillet, Pieck devait parler à Braunschweig à une réunion du
parti. Le même jour, aux premières heures, le gouvernement von Papen
déposait illégalement le gouvernement socialiste de la Prusse, Braun-
Severing. Les camarades de Brandebourg étaient sûrs que Pieck, membre
du Reichstag, resterait à Berlin. Mais le voilà paraissant à l'heure
convenue :
...?!!!... >
* Eh bien, quoi ? La réunion est décommandée ? »
« Non, mais à cause du coup d'Etat de von Papen... >>
« Alors là, vous ne connaissez pas votre Wilhelm. Sur lui on peut
compter. Quand je dis "je viens", je viens quoiqu'il arrive. »
Une sorte de conscience professionnelle subalterne caractérise W. P.
qui s'accorde d'ailleurs parfaitement avec le manque de conscience dans
les questions importantes. Ajoutons sa ténacité, sa stabilité, sa « rondeur >
dans les rapports avec les gens et nous avons, sinon la clef de la carrière
(1) Jeunesses Communistes.
63
de Pieck, l'explication du fait que « le brave vieux marin » a navigué
victorieusement parmi pas mal d'écueils et que maintenant il représente
la permanence de la politique stalinienne allemande.
Le biographe officiel représente Pieck comme un élève et ami de
Franz Mehring' et de Rosa Luxembourg. Effectivement il fut leur élève :
pendant six mois, en 1907, il fut interne à l'école centrale du parti
social-démocrate. Il est probable que sa bonhomie lui ait gagné dex
sympathies alors. L'école était un centre de la gauche au sein du parti
et Rosa Luxembourg, « le meilleur cerveau du socialisme depuis Marx »,
comme disait Mehring, lui avait donné un très haut niveau. Mais malgré
toute sa bonne volonté, elle ne put faire de Pieck un théoricien : elle
lui confia l'administration de l'école, Pieck vint encore à gouverner le
royaume des fiches et des livres de comptes.
A MOSCOU.
Pieck louvoya longtemps entre la tendance Neumann-Remmele qui
voyait l'ennemi immédiat dans Hitler et Thälmann qui le voyait dans la
social-démocratie. Il se rallia définitivement à cette dernière lorsqu'il fut
sûr que Moscou la soutenait. Pieck donna son accord à cette folie que
fut le vote commun des communistes et des nazis contre le gouvernement
social-démocrate de Prusse au plébiscite d'août 1931.
Après l'arrivée au pouvoir des nazis, Pieck réussit à traverser la
frontière. Thälmann est emprisonné. Pieck règnera dès lors à Moscou
dans les bureaux allemands du Komintern. Et ici commence l'étape la
moins belle de la vie de l'ancien ouvrier révolutionnaire Pieck. Car au
même moment il approche le pouvoir et il connaît la peur. Nombre de
ses anciens camarades sont « liquidés » en 1937-1938. Citons : Neumann,
Remmele, Leo Fleg, Eberlein, etc. Il est certain que Pieck a peur : plus
d'un ancien émigré le raconte. Mais parallèlement Pieck monte et, dans
la grisaille qui l'entoure maintenant, Pieck est une étoile. Erich Wollen-
berg, ancien dirigeant du parti, raconte que Pieck a « poussé à la roue »
en vue des liquidations. Quoi qu'il en soit, plus celles-ci étaient atroces,
plus sa foi stalinienne devenait bruyante. Wollenberg affirme encore que
Pieck a empêché à deux reprises la libération de Thälmann : en 1934,
au moment où Dimitrof était échangé contre des prisonniers détenus à
Moscou ; en 1940, à la suite du pacte germano-soviétique, alors que cela
aurait été possible. A chaque fois l'argumentation de Pieck auprès de
Staline était qu'une libération de Thälmann dans ces conditions démo-
raliserait les communistes allemands.
En 1942, la ligne du Komintern s'infléchit : tous les Allemands sont
des « bêtes fascistes » et l'écrivain Ilya Ehrenbourg affirme à Radio.
Moscou qu'« il n'y a de bons que les Allemands qui sont morts ». Pieck,
docile et peut-être vieilli, approuve. En 1945, Florimond Bonte, du Comité
Central du Parti Communiste Français, déclare dans «L'Humanité» ;
« Notre haine du Boche est une haine française ». L'internationaliste,
l'Allemand, le révolutionnaire Pieck trouve cela naturel. Il revient à
Berlin en uniforme de colonel de l'Armée Rouge et avec la nationalité
soviétique.
LE PERE DE LA PATRIE,
Dès janvier 1946, à son 70° anniversaire, Pieck est un symbole et un
héros; l’Appareil est en passe - d'en faire un demi-dieu. Installé ar
Comité Central, Pieck reçoit des délégations de tout le pays qui lui pré-
sentent, comme à un seigneur d'ancien régime ou à un maître, leur
64
Iruvail : une vache, un microscope, un train de lignite, etc. Au cours de
l'année il est proclamé citoyen d'honneur de Berlin. Au printemps. de
1916, l'unité socialiste-communiste, cuvre de Ulbricht et de Grotewohl,
Oml conclue, Pieck a un rôle représentatif : il sert surtout en ce qu'il
s'avance sur la tribune et tient longuement serrées entre les siennes les
mains de Grotewohl. Le parti unifié lui décerne le titre de Père de
l'Unité. En 1951, à l'occasion de son 75° anniversaire, la Chambre du
Peuple lui accorde celui de Père de la Patrie. Le sculpteur du Parti,
Paul Grusun, avait réalisé un buste de Pieck en donnant au chef une
prestance massive d'empereur romain. Le buste en bronze, plus grand
que nature, fut mis en vente à 420 marks et il existait ensuite un éche-
lonnement de prix jusqu'au buste en céramique de 10 cm qui coûtait
18 marks « afin que, disait une circulaire intérieure du parti, chaque
ouvrier puisse avoir son buste de Pieck ».
LA « CHANCE » DE PIECK,
Ajoutons à l'actif d'un Pieck habile peu scrupuleux chanceux
doué, dirait-on, d'une sorte d'instinct qui le préserve des mauvais pas, le
fait qu'au 17 juin 1953 il se trouvait en villégiature en Crimée. Il ne
revint qu'un mois plus tard, lorsque l'âpre dispute qui déchirait le parti
entre les fractions Ulbricht et Herrnstadt-Zaisser était définitivement liqui-
dée par le limogeage de ces derniers.
Un certain souvenir toutefois gêne Pieck : en 1924-1925 il avait attaqué,
de manière malhonnête, Rosa Luxembourg et qualifié le luxembourgisme
de « syphilis du mouvement ouvrier ». Clara Zetkin, très attachée au
souvenir de Rosa, lui en voulait à mort. Lorsqu'en 1929 Pieck, envoyé
par le parti, alla proposer une fonction dans la direction à la vieille
militante, elle le reçut la cravache à la main. Clara Zetkin le racontait
à qui voulait l'entendre.
LE PRESIDENT.
En octobre 1949, Pieck est proclamé président de la République
Démocratique Allemande. Considère-t-il que son vieux rêve de jeunesse
est en passe de se réaliser ? C'est probable. Les anciens puissants sont
brisés. Plus d'un s'est traîné dans la poussière aux procès qui leur
furent intentés. La classe ouvrière, Pieck la voit depuis longtemps telle
que la bureaucratie se la représente : sous la forme du stakhanoviste
qui dépasse ses normes, qui fait carrière, qui devient bureaucrate. Cet
ouvrier-là, qui a quitté sa classe, c'est exact, est au pouvoir; Pieck le
représente et il correspond à la réalité des dossiers et des fichiers du
parti si longtemps maniés par l'actuel président.
2:
**
Dans d'autres circonstances, Wilhelm Pieck ne serait jamais sorti de
la grisaille des livres de comptes de la Fédération du Bois. Pieck, le
personnage rentré vivant dans l'histoire, est le produit de la machine,
de l'appareil de son parti. C'est en même temps un agent d'exécution du
Kremlin. L'héritage de militants et de théoriciens de génie tels que Rosa
Luxembourg et Kautsky, contemporains et camarades de parti de Pieck,
fut constitu par des idées, des livres. Mais Pieck préside aux destinées
de 18 millions d'hommes. Qu'y faire ? Comme le dit Trotsky, l'histoire
ue se passe pas de farces, malgré sa sévérité.
Hugo BELL.
- 65
La grève des postiers des bureaux-gares
LA LUTTE DE CLASSES ET FORCE OUVRIERE
cette
« En décembre 1953, les Autonomes se rendant compte que leurs
délirantes diatribes n'avaient pas ébranlé la solide indifférence des pos
tiers à leur encontre, se livraient à une nouvelle opération publicitaire.
Le 22 décembre, le syndicat dit autonome invitait les postiers des
bureaux-gares de Paris à observer une grève d'avertissement » (1).
Les militants syndicalistes repousseront « analyse » d'événe.
ments réduits par le journal de la « Fédération syndicaliste F.0.» à une
« opération Garap » déclenchée par un quelconque chef d'orchestre.
Comment, après avoir soutenu 22 jours de luttes en août, des postiers
ont retrouvé assez d'énergie pour repartir 14 jours en décembre ?
Pourquoi le mouvement n'a touché qu'un faible secteur de la corpo.
ration ?
Répondre ces questions c'est d'abord apprécier l'évolution de la
conscience des travailleurs des P.T.T. et le comportement des quatre
organisations syndicales depuis l'été dernier.
COMBATTIVITE DES POSTIERS ET CONFUSION SYNDICALE.
Rentrés trahis mais non vaincus, les grévistes d'août allaient le mon.
trer en déployant une combattivité remarquable. Aux chèques postaux,
les employées protestent contre l'aggravation de leurs conditions de
travail; entre les 13 et 19 septembre, dans les centres de tri de Paris
et de Province, des débrayages répondent aux menaces de l'Adminis.
tration visant à limiter le droit de grève. Enfin, le 6 octobre, la journée
d'action décidée par une conférence préalable des comités de grève,
connaît un succès notable et donne aux postiers la mesure de leurs
moyens. Ils sont alors persuadés qu'il faudra profiter de la période de
fin d'année pour régler les revendications en suspens la prime de
20.000 francs et le remboursement des jours de grève. Il se trouve qu'à
cette époque l'Administration des P.T.T. a le plus besoin d'eux pour
écouler le surcroît de travail.
Le public a pu apprendre par la presse quelles dures conditions
étaient faites aux trieurs et facteurs du 15 décembre au 15 janvier (en
particulier : suppression des repos, dimanches et jours de fêtes). C'est
pourquoi, depuis longtemps, les postiers estiment que le moment le plus
favorable pour déclencher un mouvement, c'est cette période de fin
d'année.
Mais les fédérations syndicales n'exploitent pas cette radicalisation
pour préparer la lutte, souci élémentaire quand on veut le succès. Bien
au contraire, des manifestations de sectarisme se font jour entre août et
septembre : la « fédération syndicaliste » F.0. rompt ses contacts avec
la C.F.T.C., comme elle l'a déjà fait avec la C.G.T. et la F.N.S.A. (2),
et refuse d'entrer dans la fédération fonctionnaires F.0. nouvellement
créée. Son conseil national des 26 et 27 novembre se tient sous le signe
d'une hostilité hystérique à l'égard de la C.G.T. et de ses « complices
autonomes ». La « fédération postale » C.G.T. polémique violemment avec
la F.N.S.A. dont « le déchaînement sent la pression idéologique de la
(1) «P.T.T. syndicaliste » (organe de la Fédération Syndicaliste Force
Ouvrière), janvier 1954.
(2) Fédération Autonome.
- 66
porerne gouvernementale » (3). Plus souple (le congrès de Lyon à révélé
une forte minorité), la C.F.T.C. multiplie ses propositions dont la concré-
lisation sera un texte commun C.G.T.-C.F.T.C. - F.N.S.A. sur la revendi.
cation de la prime. Mais dès que les postiers vont y faire écho, la
fédération chrétienne va reculer.
LA CONFERENCE « D’UNITE » DU 27 SEPTEMBRE.
Depuis août, répétons-le, les postiers avaient conservé leurs comités
de grève généralement amputés des responsables F.O. et C.F.T.C. Com-
ment pouvaient-ils devenir des instruments de lutte ? Alors que la Fédé.
ration Autonome appelle à la constitution de comités paritaires qui seuls
peuvent associer les sections F.0. et chrétienne, la F.P.-C.G.T. oppose
ses comités élus par le personnel. Leur représentativité est vraiment
remarquable : le comité de Paris-Chèques réunit dans son meeting du
30 octobre 100 personnes sur 4.000 postiers de ce service ! Le comité
de Bordeaux comprend 3 F.0., 8 C.G.T., 3 inorganisés et ce, bien
que
la C.G.T. soit minoritaire dans la Gironde; renseignements pris, ce sont
les facteurs qui l'ont élu, pourquoi ? parce que c'est le seul milieu où la
F.P. est majoritaire !
Dans ces conditions la « conférence du 27 septembre » se révèle
une conférence cégétiste à laquelle quelques délégués « étran-
gers » à la maison donneront une apparence d'unité.
Néanmoins, la F.N.S.A. devait se rendre à cette conférence, la C.G.T.
ayant préalablement accepté que dans chaque bureau le comité élu soit
chapeauté par un cartel inter-syndical ayant pouvoir de décision et qu'une
deuxième conférence ouverte aux secrétaires départementaux des quatre
fédérations soit préparée en commun. La conférence, composée de
658 C.G.T., 38 autonomes, 21 C.F.T.C., 17. F.0. et 212 inorganisés votait
une résolution dans ce sens. Mais elle était diffusée le lendemain avec
l'alinéa se rapportant « aux comités paritaires » supprimé ! La F.N.S.A.
en est réduite à dénoncer l'accord passé. La division se perpétue, les
comités d'août disparaissent. Il appartenait à la « base » d'apporter ses
solutions.
comme
LES BUREAUX-GARES A L'AVANT-GARDE.
Des militants réunis dans un « comité de liaison » et publiant «La
Tribune libre des P.T.T. » à 3.000 exemplaires, s'adressent aux bureaux
l'édéraux en leur demandant de prendre contact pour :
« 1° Organiseren commun la campagne la plus large pour l'unité
d'action.
«2° Parler en commun, définir vos programmes revendicatifs et vos
accords en des meetings où les Postiers viendront en masse et enthou-
siasmés.
« 3° Organiser en commun des assises régionales et nationales des
P.T.T. où viendront les délégués de toutes appartenances syndicales et
opinions et de tous les bureaux qui discuteront de vos programmes reven-
dicatifs et de vos méthodes d'action, permettant la constitution éventuelle
d'un Comité National d'Action des P.T.T.»
Les réponses des secrétaires généraux sont publiées et ce courant
unitaire pousse les postiers de la gare de Paris-P.L.M. à réclamer la
convocation d'un meeting commun (9 décembre). A cette date, l'agitation
a commencé dans les bureaux-gares dont les 8.000 agents sont considérés
(3) « La Fédération postale » (organe de la C.G.T.), nov.-déc. 1953.
67
comme « le prolétariat des P.T.T. ». Réunies le 11 décembre, les fédéra.
rations C.G.T, et autonomes enregistrent le développement de l'action et
signent un appel pour la prime de 20.000 francs et le remboursement
des jours de grève.
LES DIRIGEANTS C.G.T. DECLENCHENT UNE GREVE TOURNANTE
DES BUREAUX-GARES.
Les centres de tri (600 à 1.400 agents chacun) ont une importance
stratégique énorme parce qu'ils règlent l'acheminement du courrier.
D'autre part, le travail maximum correspondant au tri des paquets s'y
situe vers le 20 décembre; l'embouteillage débute vers le 15. Voilà
pourquoi les postiers des bureaux-gares, éléments les plus combattifs, se
décident les premiers à déclencher une action. Cependant, pour une direc-
tion syndicale qui entend engager l'ensemble de la corporation afin
d'assurer à la grève son maximum d'efficacité, un élément « technique »
intervenait. Dans les bureaux de distribution et centraux, de diverses
natures (seconde branche de l'administration des P.T.T.), le travail maxi.
mum correspond au tri des lettres et se situe à partir du 26 décembre.
Le problème de synchronisation des deux périodes se résolvait ainsi :
déclencher la grève des bureaux-gares à une date aussi rapprochée que
possible de Noël. Or la F.P.-C.G.T., dont les préoccupations sont autres,
appelle les bureaux-gares de Paris à débrayer isolément.
Relatons le cours des événements à la gare de Paris-Lyon :
Jeudi 17: La veille déjà, la C.G.T. a convoqué une réunion sur le
sujet : « Comment arracher les 20.000 francs avant Noël ». Ą 16 h. 30,
réunion d'un service (« le transbordement ») pour envisager une grève
des heures supplémentaires. Les chargeurs refusent, préférant s'arrêter
complètement : « Pas de demi-mesures ».
Deux camarades, « Autonome » et «F.0.», proposent une réunion des
quatre fédérations, des contacts avec les autres gares et un meeting,
lundi 21 ou mardi 22 décembre, pour rassembler les forces en vue du
déclenchement de la grève ensuite.
Les militants de la Fédération Postale C.G.T. répètent que le Nord et
l'Est nous attendent, qu'il faut partir tout de suite, les autres suivront.
A minuit, le jeudi soir, la C.G.T. tente vainement de déclencher un
mouvement partiel. Les postiers ne marchent pas.
Vendredi 18 : dans la nuit, le responsable du Syndicat Autonome fait
voter la remise de la grève à mardi. Il est appuyé par la quasi-totalité
des postiers de la gare de Lyon y compris les adhérents de la C.G.T.
Face à cette tactique, les responsables autonomes des ambulants impo-
sent une coordination de la lutte sur les bureaux-gares de Paris. Mise en
échec, la C.G.T. obtient sa grève sporadique à Marseille où elle est seule
représentative (19 décembre). La conférence inter-gares obtenue par la
F.N.S.A. se voit donc avancée au lundi 21; la cessation du travail y est
votée pour le soir, par solidarité avec Marseille.
LE 22 DECEMBRE, LES GREVISTES OBLIGENT LA C.G.T. A LANCER
L'ORDRE DE GREVE CONJOINTEMENT AVEC LA F.N.S.A.
Au meeting de la bourse le 22, Bourgne (responsable fédéral auto-
nome) demande aux deux fédérations présentes de lancer l'ordre de
grève sur les bureaux-gares qui, dans l'ensemble, ont cessé le travail
dans la nuit. La majorité des grévistes qui s'expriment à la tribune récla-
mėnt cet ordre afin « d'être couverts ». Portes déclare alors « si telle
est la volonté des grévistes, la Fédération Autonome lancera l'ordre de
grève aux bureaux-gares ». Dans la stupéfaction générale, Frischmann,
68
secrétaire de la F.P.-C.G.T., répétera : « La F.P. ne veut pas donner
l'ordre de grève. Elle appuie tous les mouvements, mais qu'avez-vous
besoin, dit-il, camarades, de l'ordre d'une Fédération ? C'est de la base
que tout doit partir. Nous les fédérations, vous suivrons. » Mais il ne
convaincra pas et ne pourra pas esquiver sa réponse comme en août ;
quelque chose a changé, la démocratie ouvrière règne dans l'assemblée,
pour la première fois la F.P.-C.G.T. se heurte à la base. Surtout lorsque
Devaux, secrétaire fédéral cégétiste, se référant à la grève d'août, déclare
« qu'il aurait été préférable de reconduire vingt et une fois la grève de
vingt-quatre heures ». A l'issue du meeting des grévistes envahissent la
salle des délibérations et contraignent Frischmann à signer l'ordre de
grève. Contraint c'est le mot, puisque se tournant vers son ami Planès
il lui dira : « Il faut y passer ! »
LA GREVE D’AVERTISSEMENT (21-25 décembre).
Elle est dirigée par la F.P.-C.G.T. et la F.N.S.A. sur l'ensemble des
bureaux-gares. Réuni le 22, le Conseil fédéral de la C.F.T.C. :
« Constate pourtant que les conditions préalables à tout arrêt de
travail efficace dans les P.T.T. ne sont pas réalisées actuellement et que
l'opportunité d'une grève est très contestable en cette période de l'année,
alors que de nombreuses familles de travailleurs comptent particulière-
ment sur les services postaux ;
« Estime, en outre, que la situation politique et sociale ne permettrait
pas actuellement à une grève des P.T.T. de se développer normalement ;
« Déclare, en conséquence, ne pouvoir s'associer aux mouvements
actuellement en cours. »
Le communiqué F.0. du 23 condamne le mouvement comme inoppor-
tun et nuisible à une action d'ensemble pouvant se préparer en janvier 54
à l'occasion de la réunion de la Commission Supérieure des conventions
collectives. Ainsi, selon le moment, ces dirigeants trouvent une grève
trop générale pour qu'elle porte ses fruits ou trop localisée pour réussir.
Néanmoins, sous la pression de ses adhérents, F.0. engage ses militants
ambulants à se solidariser dans la grève jusqu'au 25 inclus.
Dans les centres de tri la grève se durcit presque aussitôt ; les auxi.
liaires et les cadres sont en majorité restés au travail et l'administration
a mis son dispositif au point. Elle monte deux centres de tri auxiliaires
au Landy et à la porte de Versailles, embauche des soldats et des clo-
chards, jette à la rue des jeunes grévistes logés dans « ses » dortoirs pour
y installer sa main-d'œuvre de province. Les grévistes s'organisent sur la
base d'assemblées locales tenues par les deux sections syndicales ; l'après-
midi ils participent en masse au meeting organisé par l'organisme pari.
taire Fédération Postale-Fédération Autonome. Les comités élus nés de
la grève d'août n'ont pas fonctionné.
LE 25, LA GREVE EST RECONDUITE.
Pendant la période des fêtes on ne peut s'attendre à un élargissement
de la grève aux autres services des P.T.T. qui chôment pour la plupart.
Cependant le 23 plusieurs bureaux sont entrés en grève : Paris 15,
Paris 17, Paris 10, le Bureau Central Radio, le transbordement de la
recette principale, les chauffeurs postiers. Un mouvement de solidarité
semble se dessiner. Puis le 24 l'administration sanctionne en suspendant
de leurs fonctions une vingtaine d'inspecteurs. Dans ces conditions et
devant le refus du gouvernement de recevoir les représentants des fédé-
rations en lutte, l'ordre de grève est reconduit au-delà du 25 décembre.
69
LA FEDERATION C.G.T. S'OPPOSE A LA GREVE GENERALE
DES POSTIERS
Dès les premiers jours, la F.N.S.A. s'était trouvée devant une situation
de fait qu'elle n'avait pas voulue ; le mouvement avait été lancé préma.
turément par la F.P.-C.G.T. Il lui semblait préférable de s'en arrêter à
la grève d'avertissement pour repartir tous ensemble ensuite avec les
bureaux d'arrondissement. Puisque le 25 les grévistes eux-mêmes en
décidaient autrement, il fallait alors élargir le mouvement à tous les
postiers. Il fallait s'altendre ici au freinage de la C.G.T. dont l'objectif
demeurait : faire mijoter les gares quelques jours, puis faire partir
d'autres services par la suite. Les autonomes dont les forces égalent
celles de la C.G.T. dans les bureaux-gares perdront cette deuxième man.
che, leur influence étant réduite dans les centraux d'arrondissement, chez
les facteurs.
Pendant ces polémiques le moral des grévistes reste ferme : le 27,
les employés de la sécurité aérienne obtiennent satisfaction, de nouveaux
services des P.T.T. passent à l'action mais à des actions désordonnées :
arrêts d'une heure à quarante-huit heures. Le 28 dé mbre, les militants
des bureaux de distribution et services téléphoniques tiennent une réu-
nion afin d'envisager les possibilités d'extension de la grève à ces ser-
vices. Alors que des bureaux de distribution continuent à débrayer spon-
tanément les uns après les autres, que la presse brandit la menace d'une
grève généralisée, il est curieux de noter les interventions des militants
de la C.G.T. :
« Nous entrons dans une période de difficultés, mais nous pouvons
encore tenir dans les gares avec nos revendications locales. L'ordre de
grève lancé le 22 nous a créé des difficultés. » (Pénissard, responsable
ambulant gare d’Austerlitz.) « J'ai l'impression que la grève générale est
devenue une arme gouvernementale. » (Un militant C.G.T. de base.)
« Nous ne pouvions laisser passer la période des paquets, voilà une
semaine que nous nous battons seuls ; camarades facteurs, rejoignez-
nous dans deux jours ou laissez-nous accepter les 20.000 francs pour les
bureaux gares. » (Devaux, secrétaire fédéral.)
Jeuland et Portes, de la F.N.S.A., proposent un ordre de grève de
quarante-huit heures sur les bureaux-mixtes qui, même s'il ne réussit qu'à
moitié, épaulera la rentrée des grévistes des ambulants. Répondant à la
F.P., Portes déclare : « Quant aux difficultés actuelles, elles viennent de
ce que les comités élus de Marseille ont démarré sans s'assurer que les
autres suivraient. »
Le secrétaire général cégétiste Frischmann rejette bien évidemment la
proposition autonome : « Nous ne voulons pas commettre des fautes qui
nuiraient à l'avenir ; la situation dans les bureaux de distribution ne
permet pas de lancer l'ordre de grève, il faut en prendre acte. Organisons
pour demain une journée d'action avec arrêts de travail et délégations
au Conseil de la République où se discutera le budget des P.T.T. »
Ce sont les termes de la résolution qui paraîtra le 29 décembre.
N'ayant que peu de forces dans les bureaux d'arrondissement, la F.N.S.A.
ne pouvait que faire enregistrer sa position.
EST-CE QUE LES AUTRES SERVICES DES P.T.T.
POUVAIENT ENTRER DANS LA GREVE ?
Oui, ils le pouvaient et c'est ce que démontrent les faits. La plupart
des grands centraux parisiens répondent à tous les communiqués com-
muns C.G.T.-F.N.S.A. et manifestent leur volonté générale de lutte. Le
70
22 décembre, un service de l'interurbain vote à 75 % pour une grève
de 24 heures. Au bureau de distribution Paris XI€, trois mouvements de
24 heures, à Paris XII', plusieurs mouvements de 1 et 2 heures et deux
arrêts de 24 heures. A Paris XV, les facteurs déclarent qu'ils marche-
raient pour 48 heures, si les Fédérations en donnaient l'ordre. Le 23, le
dépôt central du matériel boulevard Brune : les postiers sont pour une
grève de 24 heures. Référendum à 90 % pour la grève. Dans les ateliers,
la Fédération Postale C.G.T. déclare que les travailleurs ne sont pas
mûrs, mais aucun référendum n'a été organisé. Bourges R.P., grève de
24 heures le 23 ; le 24 Paris 96, grève de 24 heures à 100 %, le 29,
Paris XIII, 50 % de grévistes pour 24 heures. Le 30, Paris VII, départ,
pour 24 heures, Paris 115, 3 heures. Aurillac est pour la grève si les
Fédérations en donnent l'ordre. Le 31 Paris 19 vote la grève pour 3 jours
à la majorité. Le responsable de la C.G.T., de sa propre autorité, demande
la limitation du mouvement à 24 heures. Drancy à 80 % pour la grève
mais attend l'ordre des Fédérations. Même situation pour les chauffeurs
postiers qui ont débrayé.
Le 31, Paris X, service général 24 heures, Nantes R.P., Saint-Nazaire
R.P., 48 heures. Le Bureau central radio pour 24 heures. Le service de
nuit des chèques postaux débraye une nuit. L'ensemble des postiers des
bureaux de distribution ne veut pas se lancer dans la bataille sans coor-
dination. Les postiers des bureaux de distribution attendent un ordre de
grève générale des P.T.T. qui ne viendra jamais.
LES POURPARLERS S'ENGAGENT LE 31 DECEMBRE.
C'est alors que la F.N.S.A., par l'intermédiaire de la Confédération
Autonome du Travail, a la possibilité de déposer ses revendications
auprès de Bougenot. Disons tout de suite que jusqu'à ce jour des deman-
des d'audience commune avaient été répétées journellement ; que la
C.G.T. a préalablement été avertie des propositions transactionnelles faites
au gouvernement et que le compte rendu de la délégation a été soumis
à l'approbation des grévistes. En aucune manière il n'a été question pour
la F.N.S.A. de lancer un ordre de reprise séparé.
Le meeting de ce 31 décembre est particulièrement « euphorique »,
les militants cégétistes se succèdent à la tribune pour clamer que tout
va bien. Frischmann commence par « 1953 a été une année de luttes,
1954 sera l'année des victoires ! On ne fait pas marcher la Poste sans
. les postiers ; dans nos meetings, il y a dix fois plus de colère qu'en
août ! Le Conseil de la République vient de reconnaître la justesse de
nos revendications ! C'est une grande chose que les Confédérations se
soient mises d'accord à la Commission supérieure des Conventions col-
lectives ».
Soucieux de faire appuyer au maximum leurs négociations, les auto-
nomes demandent que le mot d'ordre de grève générale soit reconsi-
déré et qu’une démarche soit tentée auprès de la C.F.T.C. et de F.0.
« Notre réponse ne s'est pas départie de la dignité syndicaliste... Au-dessus
de toute propagande, nous avons refusé. » écrit la F.S.-F.0. (« P.T.T.
syndicaliste », janvier 54.)
LA C.G.T. PROPOSE LA RENTREE IMMEDIATE (2 janvier).
Les négociations tant attendues s'ouvraient donc... C'est ce moment
que choisit la F.P. pour proposer la reprise. A la Grange-aux-Belles,
Frischmann découvre que la grève s'effiloche et perd de son efficacité
en se prolongeant artificiellement. « Il n'y a plus que 2.000 grévistes ; la
province et bureaux mixtes ne suivent plus nos mots d'ordre ; les pour-
71-
parlers séparés n'ont jamais rien donné. » Sifflets ; stupeur. Un camarade
chargeur (paye de décembre : 16.244 francs) dit ce que pensent tous les
grévistes. « La grève c'est la guerre ; la quasi totalité des postiers sont
dans la croix-rouge ; les gars veulent des grenades, il faut que tous se
mettent dans la lutte ! » Le meeting s'achève dans la confusion ; à la
réunion des comités de grève, la F.N.S.A. se range à l'avis de la C.G.T.
sous deux conditions : pas de sanctions, décision des assemblées de
grévistes. Frischmann s'obstine à vouloir faire rentrer les postiers à tout
prix et un dimanche ! « Nous ne laissons pas tomber nos sanctionnés,
ils rentreront en tête, et si l'administration ne les réintègre pas, nous
débrayerons à nouveau tous ensemble. » (Planès, secrétaire fédéral C.G.T.)
LES GREVISTES CONTINUENT !...
Le directeur régional des Ambulants ne donne pas de garanties suffi.
santes pour les sanctions ; « Le Monde » annonce que Bougenot recevra
les autonomes, lundi 4 janvier.
Réunis sur leurs lieux de travail le 2 au soir (après le meeting) et le
3, les grévistes des gares se prononcent tour à tour pour la poursuite
du mouvement, contre la volonté de la C.G.T. La F.N.S.A. communique
alors :
« Au cours des consultations qui se sont déroulées cet après-midi
parmi le personnel des gares Est, P.L.M., Austerlitz une majorité
de 80 % s'est prononcée pour la continuation du mouvement.
La grève se poursuit donc avec la même ampleur et la même résolu-
tion. »
La F.P.-C.G.T. vaincue déclare, afin de rester dans le « courant » :
« Les Fédérations Postale C.G.T. et Autonome, après consultation des
comités de grève, avaient appelé en commun le 2 janvier les grévistes à
discuter localement de la reprise du travail.
« Mais sans attendre et sans consultation de la Fédération Postale, la
Fédération Autonome lançait, quelques heures après, l'ordre de continuer
la grève.
« Cette initiative aurait été prise parce que la Fédération Autonome
serait à nouveau reçue lundi séparément par le secrétaire d'Etat à la
présidence du Conseil.
« La Fédération Postale considère que le poids de l'action a été porté
totalement et avec son maximum d'efficacité en pleine période de fin
d'année et que des satisfactions doivent obligatoirement en découler
particulièrement pour le personnel des bureaux-gares.
« Attachées par-dessus tout au maintien de l'unité, les assemblées de
grévistes ont différé à lundi leur décision sur la reprise du travail.
« La Fédération Postale, dont le souci exclusif dans toute cette grève,
comme à l'ordinaire, a été le maintien et la consolidation de l'unité,
reconduit la grève en conséquence. »
LA FIN DE LA GREVE (4 janvier).
C'est dans ce climat que se déroulent les pourparlers autonomes
Bougenot ; ce dernier sentant qu'il aura une reprise gratuite, ne cède
pas grand-chose. Néanmoins, la levée des sanctions permet aux postiers
de ne pas rentrer inconditionnellement comme le leur avait proposé la
C.G.T. deux jours plus tôt. Un acompte est versé sur la prime dont le
montant va être relevé au-delà des 12.000 francs promis en 1954. Les
congés annuels seront désormais étalés sur 6 mois au lieu de 8. Enfin
des commissions vont étudier le renforcement des effectifs (de 1946 à
1952, le trafic des P.T.T. a augmenté de 20% alors que l'effectif du
- 72
personnel a diminué de 2 % rapport Dagain à la commission der
finances).
A propos de ces résultats, la « Vie Ouvrière » écrit :
« C'est là une première et importante victoire à l'actif de notre fédé.
ration postale quand on sait que F.O. et C.F.T.C. ont pratiquement con.
damné la grève des bureaux-gares. »
Au dernier meeting de la Bourse (4 janvier), Portes, secrétaire de la
F.N.S.A., soumettait ces résultats aux grévistes : « Nous ne chantons pas
victoire, le bilan ne pouvait pas être meilleur ; mais nous aurions
eu une autre autorité auprès de Bougenot s'il y avait eu 100.000 grévistes
au lieu de 3.000. En tout cas, il n'y a pas eu de 21 août comme certains
le souhaitaient. Maintenant il faut éviter les batailles dispersées et
préparer la lutte avec les 230.000 postiers. >>
ET MAINTENANT ?
En février dernier, les postiers des bureaux-gares ont perçu leur
traitement intégral, pour la première fois depuis août 53 ! Cela est déjà
une raison suffisante qui fait qu'ils ne participeront pas largement à
la grève de 24 heures envisagée par C.G.T. Leur combattivité n'est
cependant pas épuisée ; il est sûr qu'ils ne resteront pas à l'écart des
prochains grands contacts de la classe ouvrière, à condition qu'ils soient
unitaires.
Quel est le bilan actuel des organisations syndicales fait par les pos.
tiers eux-mêmes, à l'issue de cette lutte ?
D'abord cette vérité première que les fédérations F.0. et C.F.T.C.
les ont trahis une seconde fois ; à l'annonce de la journée du 29 janvier,
la réaction a été immédiate : « Si F.0. lance la grève, on fait des heures
supplémentaires ! »
Pour la F.P.-C.G.T., une expérience nouvelle et réelle a été aequise :
son freinage tout au long des événements ; refus de prendre la responsa-
bilité du mouvement d'abord, refus de l'étendre ensuite à toute la corpo.
ration. Frischmann, secrétaire général d'organisation syndicale, peut expli.
quer maintenant que les conditions n'étaint pas créées alors qu'il n'a
rien fait pour les créer. La vérité c'est que la C.G.T., comme en août
53, s'oppose à toute grève générale ; elle est pour les mouvements limités
et c'est une grève tournante qu'elle a déclenchée dans les bureaux-gares,
(Le bulletin de préparation au prochain congrès du syndicat parisien écrit
qu'il aurait fallu reprendre le travail dès le 25 décembre !) L'important
c'est que cette orientation s'est trouvéę dénoncée deux fois par les gré.
vistes eux-mêmes.
Ce que nous ne pouvons attendre de Frischmann, membre du Comité
Central du P.C.F., ce sont des explications sur la ligne de la C.G.T.
Dans la période actuelle, cette ligne vise à entretenir un climat d'agitation
sociale, susceptible d'exercer une pression suffisante sur le gouvernement.
Mais, d'autre part, la politique du P.C.F. qui va dans le sens d'un soutien
du « Front des bons Français » lui interdit tout mouvement général
pouvant conduire à un débordement par la base. Le P.C.F. ne veut ni
perdre le contrôle des masses ni effrayer les alliés bourgeois qu'il veut
se créer.
Quant à la jeune fédération autonome, elle s'est révélée être un élé-
ment moteur des luttes ; elle a fait la démonstration qu’une organisation
engagée avec la C.G.T. n'est pas forcément à sa remorque.
Il lui faudra maintenant surmonter sa crise de croissance et faire
triompher son orientation au sein de la Confédération Autonome dont
les préoccupations apparaissent différentes de celles de la F.N.S.A.-P.T.T.
73
Ne de contacts entre postiers et cheminots autonomes au cours des jour.
nées d'août 53, le cartel des syndicats autonomes s'est transformé fin 53
en un bureau confédéral provisoire chargé d'organiser le congrès consti-
tutif de la C.A.T. Le regroupement qui s'est opéré sur la notion très
large d'autonomie voit actuellement cohabiter au sein de la C.A.T. des
syndicats-maisons d'industrie privée et des syndicats révolutionnaires. Les
projets de statuts actuels ne donnent aucune garantie à une orientation
lutte de classes et permettent toutes les éventualités : « En conséqunce,
l'action de la C.A.T. est inspirée par une double préoccupation. Lutter
dans l’immédiat pour l'accroissement du bien-être des travailleurs en
exerçant une pression constante sur les pouvoirs publics. Lutter dans
le même temps pour le développement de la capacité gestionnaire des
travailleurs en provoquant des situations de fait, pour obtenir la substitu-
tion des prérogatives ouvrières aux pouvoirs des féodalités financières
et de l'Etat-patron. »
La CiA.T. fera-t-elle la relève des syndicats indépendants ? Une Con-
fédération syndicaliste révolutionnaire est-elle possible ? Les éléments
prêts à acheter à n'importe quel prix une représentativité auprès des
pouvoirs publics l'emporteront-ils sur le courant authentiquement ouvrier
animé par la F.N.S.A.-P.T.T. ?
La lutte de classes qui n'admet pas de partage provoquera la décanta-
tion nécessaire au sein de la nouvelle confédération,
D. FABER.'
Intellectuels et ouvriers :
Un article de “Correspondance"
N.D.L.R. Nous avons annoncé dans notre dernier numéro la parution
aux Etats-Unis, en octobre 1953, du journal “Correspondance", bi-mensuel
dont quatorze numéros ont paru jusqu'ici. Nous disions que “Correspon-
dance” représentait un effort profondément original, ouvrant une nou-
velle période du journalisme ouvrier. Le texte suivant, traduit du numéro 14
de « Correspondance », montrera à nos lecteurs dans quel esprit ce journal
est rédigé et quelles sont les préoccupations des camarades qui l'animent.
A mes yeux, le sort de ce journal dépend d'une question : les
intellectuels et les ouvriers peuvent-ils travailler ensemble pour produire
un journal ouvrier ? Pouvons-nous contrôler le conflit perpétuel qui les
divise ?
Cette idée semblera peut-être étrange. Un lecteur de «Correspondance»
peut bien dire : « Mais chaque page, presque chaque colonne de votre
journal montre qu'en Russie, en Angleterre, dans le C.I.O., dans les
U.A.W., dans le parti communiste, dans les gouvernements et les organisa-
tions populaires partout dans le monde, les intellectuels, les organisateurs,
les politicards dominent et oppriment le peuple. Et maintenant, vous
dites que dans votre propre organisation la même chose existe. Alors
quoi ? »
74 -
Le conflit ne fait pas qu'exister ; il domine chaque chose que nous
essayons de faire. Si le journal réussit, ce sera parce que nous aurons
réussi à dépasser ce conflit. Si nous échouons, il en aura été la cause.
Nous énonçons cela ouvertement pour deux raisons :
1. Ce journal, « Correspondance », est écrit, publié et diffusé par ses
lecteurs. La seule manière possible de traiter ce problème est de le rendre
public et d'amener tous ceux que le journal intéresse à prendre part dans
sa solution.
2. C'est précisément ce problème auquel les ouvriers font face dans
l'industrie, dans les partis ouvriers, dans les syndicats, dans l'organisa-
tion de la société dans son ensemble et dans chacun de ses détails. Il nous
prend à la gorge, car il prend à la gorge toutes les organisations de masse
du monde. Les peuples du monde le résoudront, ou bien la civilisation
s'écroulera en ruines. Notre expérience est petite, mais elle concerne tout
le monde.
Nous devons commencer en définissant les termes que nous utilisons.
Nous disons un journal ouvrier. « Correspondance » n'est pas encore
un journal ouvrier. Mais il n'y a pas d'autre journal ouvrier dans le pays.
Aucun.
Intellectuels : nous entendons par intellectuels ceux qui n'ont pas été
organiquement des ouvriers pendant toute leur vie. Les intellectuels (j'en
suis) ont ceci de commun, qu'ils lisent beaucoup de livres et de journaux
et qu'ils écrivent et parlent librement. Quelques-uns parmi nous ont une
longue expérience dans des organisations politiques de gauche. Quelques-
uns de ces intellectuels travaillent dans les usines et ils y ont travaillé
pour des années. Mais ils restent malgré cela des intellectuels.
A l'opposé des intellectuels il y a les ouvriers, les ouvriers du rang,
des gens qui ont été ouvriers toute leur vie et ne seront jamais rien
d'autre. Nous avons remarqué que les femmes dans notre organisation ont
une attitude face aux choses qui est très semblable à celle des ouvriers.
Et les gens très jeunes, même s'ils sont des étudiants d'université, n'ont
pas l'attitude de l'intellectuel. Les noirs aussi appartiennent à ce groupe.
Nous avons donc, d'un côté, les intellectuels, les politiciens expérimentés,
et de l'autre côté, les ouvriers du rang, les femmes, les noirs et les jeunes.
Maintenant nos intellectuels, à la suite d'une expérience dure et amère
avec d'autres journaux, savent que seuls les ouvriers peuvent produire
un journal ouvrier. Nous faisons ce que nous prêchons. Ce sont les intel.'
lectuels qui ont proposé que le rédacteur en chef devait être un ouvrier.
Il a laissé l'usine après quinze ans de travail pour devenir rédacteur en
chef de « Correspondance ».
Charles Denby, notre brillant collaborateur, travaille à l'usine et
n'avait jamais écrit une seule ligne destinée à la publication dans sa vie
jusqu'au moment où il commença à écrire sa colonne. La même chose
est vraie pour Marie Brant. Ces trois sont le fondement de « Correspon.
dance » et pas une seule ligne n'est imprimée que le rédacteur en chef
n'ait approuvée (bien qu'il puisse ne pas être d'accord). Où se trouve donc
la difficulté ? Je vais en donner un exemple.
Il y a une réunion de rédaction de trois personnes pour discuter un
article. Elle comprend un ouvrier comme président, une femme qui a
travaillé en usine pendant des années et y travaille toujours mais est
une intellectuelle, et un intellectuel qui a de grandes connaissances et
une expérience politique étendue. Ça ne pourrait pas être mieux. La ques-
tion qui se pose à eux est un article sur Mac Carthy, sur quelque aspect
de l'affaire Mac Carthy.
L'ouvrier qui préside dit qu'il ne pense pas que le journal devrait
se préoccuper trop de Mac Carthy. Les ouvriers, dit-il, n'ont pas peur de
Mac Carthy. Si Mac Carthy essayait de toucher la classe ouvrière, il se
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ferait écrabouiller. Ét, ayant exprimé brièvement son opinion, il s’ar-
rête. L'intellectuel à grande expérience politique dit : « Mais la question
n'est pas Mac Carthy comme tel. C'est la question de la liberté de la
presse que Mac Carthy essaie d'étrangler. Cela affecte tout le monde, y
compris les ouvriers. »
L'ouvrier répond : « Les ouvriers ne s'intéressent pas particulièrement
à la liberté de la presse ». L'intellectuel à grande expérience politique dit
immédiatement : « Mais ceci est absolument inexact, et même si c'était
vrai, c'est le devoir du journal de montrer aux ouvriers que la liberté de
la presse est une question de vie ou de mort pour le pays dans son ensem-
ble et pour les ouvriers plus encore que pour tous les autres. » La dis-
cussion continue.
L'intellectuel à grande expérience politique a des arguments puissants.
En fait, ils sont sans réponse. Personne dans le vaste monde ne pourrait
disputer ses arguments. La femme qui a travaillé à l'usine pendant des
années sent que quelque chose ne va pas, mais elle pense qu'en l'occur-
rence l'ouvrier a tort.
Et maintenant on arrive à la partie la plus dangereuse de toute
l'affaire. A la fin, l'ouvrier est lui-même convaincu par leurs argumente
qu'il est impératif de publier un article dénonçant le danger que repré-
sente Mac Carthy pour la liberté de la presse.
L'article est imprimé. Mais lorsqu'il est publié, on s'aperçoit qu'avec
quelques changements il aurait pu paraître dans l'anti-maccarthyste New
York Times, qui est un journal conservateur, dans le journal libéral
New York Post, dans le journal socialiste New Leader, dans le journal
communiste Daily Worker et dans tous les journaux trotskistes.
C'est un très bon article. Ce qui ne va pas, c'est qu'il ne signifie
rien pour la grande majorité des ouvriers du pays. Si « Correspondance >>
ne dit pas ce que les ouvriers pensent, non seulement elle ne mérite pas
d'exister. Certainement, elle ne continuera pas d'exister.
Ce qui est criminel c’est que l'ouvrier qui présidait n'a pas dit ce
qu'il pensait, et que ce qu'il pensait n'a pas été publié dans le journal. II
connaît les ouvriers, il a vécu parmi eux toute sa vie. Il a parlé à partir
d'un tréfonds énorme d'expérience ouvrière. On peut être certain que s'il
pense ainsi, un tas d'autres ouvriers pensent de même. Et c'est pour dire
ce qu'ils pensent que nous avons lancé ce papier.
Prenons la possibilité extrême. Supposons qu'il «a tort ». Pourquoi
les ouvriers ne pourraient-ils pas « avoir tort » ? Mais a-t-il « tort » ? Je
peux dire qu'après vingt-cinq ans de dur travail et d'étude constante du
mouvement des ouvriers en théorie et en pratique je suis arrivé à cette
conclusion : Toutes les fois qu'un ouvrier avec quelque compréhension
politique dit quelque chose qui contredit ce que moi je pense en tant
qu'intellectuel, je ne le corrige pas, je ne discute pas avec lui. Je lui
demande de m'en dire davantage. Je ne l'interromps pas. J'écoute. Et lors-
qu'il a dit tout ce qu'il avait à dire et que je l'ai questionné dans le
seul but de trouver où il veut en venir, je lui demande d'écrire ses
vues noir sur blanc. Et je passe des jours et des semaines en réfléchis-
sant dessus.
Mon expérience, et il m'a fallu des années pour l'apprendre, c'est
qu'en règle générale, ce dont il parle, je n'en parle pas du tout d'habitude,
et c'est ce dont il parle qui importe.
Prenons cet exemple. Il a dit : « Les ouvriers n'ont pas peur de Mac
Carthy ». Il entendait clairement que, pour autant que les ouvriers
n'en étaient pas effrayés, il ne voyait pas pourquoi le journal devrait
s'intéresser à ce gueulard. Dans un sens, il a indubitablement tort, grande-
ment tort. Un journal qui s'occupe de politique ne peut pas se permettre
d'ignorer un phénomène politique comme Mac Carthy. Et mille écrivains
76 -
politiques dans un millier de petits journaux politiques le savent et peu.
vent prêcher là-dessus.
Mais ce que l'ouvrier disait était équivalent à ceci : « Eisenhower a
peur de Mac Carthy. Tous les libéraux, et les intellectuels, et les petits-
bourgeois partisans du New Deal sont terrorisés par Mac Carthy. Mais
nous autres, les ouvriers, nous ne le sommes pas. Et voilà ce que je veux
que dise notre journal ouvrier. Car ce n'est dit dans aucun autre journal.
Je sais que c'est ce que les ouvriers pensent et je veux qu'ils le lisent
ici-même. »
Et cela n'est ni vrai ni faux. C'est un fait. Un fait d'une importance
profonde. Car il montre les attitudes absolument opposées des classes
fondamentales de la nation vis-à-vis de la même chose. Et c'est pour cela,
par-dessus tout, que « Correspondance » existe. Une centaine de journaux
bavards ont bayardé sur Mac Carthy. Pourquoi devrions-nous y ajouter un
bavardage de plus ?
La phrase brutale : « Les ouvriers ne s'intéressent pas à la liberté de
la presse », est encore plus étonnante. Et il a ajouté : « les ouvriers n'ont
pas de presse pour que cela les intéresse ». C'est étonnant que nous ayons
négligé l'importance de cette phrase. Car c'est la raison exacte pour
laquelle nous avons publié « Correspondance ».
Les gens parfois rient avec supériorité lorsque nous insistons sur le
fait que la grande majorité des gens ordinaires aux Etats-Unis n'ont nulle
part le moyen d'exprimer ce qu'ils pensent eux-
mêmes, Il y a suffisam-
ment de gens qui ne sont que trop prêts à se lever et à dire ce que les
ouvriers pensent, et beaucoup d'autres qui sont encore plus prêts à dire
aux ouvriers ce qu'ils devraient penser.
Mais la phrase claire et brutale : « Nous n'ayons pas de presse.
Pourquoi devrions-nous, dans notre petit journal, nous exciter et essayer
d'exciter les gens avec la liberté de la presse ? Tous les autres le font.
Laissons-les le faire. Ils ont quelque chose à défendre ou ils pensent
qu'ils ont. C'est leur affaire. »
Maintenant, ce qui est arrivé dans ce cas arrive tous les jours, tou.
tes les heures, chaque fois que ceux qui nous soutiennent et sympathisent
se réunissent pour discuter le journal, des articles pour le
journal, ce qu'il faut y imprimer, comment le vendre, comment collecter
de l'argent.
Jusqu'ici j'ai formulé le problème. Ce n'est que le commencement.
Je voudrais maintenant indiquer quelques points supplémentaires pour
aider à la discussion.
Pourquoi cela nous arrive-t-il particulièrement à nous, parmi tout le
monde ?
Cela nous arrive parce que cette division entre les intellectuels et les
ouvriers est la caractéristique la plus puissante de la société moderne,
La société moderne est basée là-dessus, c'est ce qui la tient ensemble,
c'est ce qui la détruit. Qui sommes-nous pour penser que nous pouvons y
échapper ?
L'intellectuel, aussi profonde que puisse être son opposition aux men.
songes et aux crimes de notre société ne peut pas changer ses attitudes
mentales, son caractère social. Ce serait désastreux s'il essayait de le
faire. Les ouvriers qui s'associent à nous ne veulent pas qu'il fasse cela.
Ce sont les intellectuels et les politiciens expérimentés, qui, à par.
tir de leurs connaissances et de leur expérience ont reconnu ce qui n'allait
pas avec toutes ces vieilles organisations et leur détermination de diriger
les ouvriers. Ce sont les intellectuels qui, à partir de leurs connaissances,
en particulier historiques et économiques, peuvent le plus clairement
décrire la faillite totale de la société où nous vivons. Ils ont vu les pre.
avec nous
77
en
.
miers le besoin d'un journal comme « Correspondance », ils l'ont pros
posé, ils ont indiqué ce qu'il ne devrait pas être.
La grande presse, la petite presse radicale, un nombre incalculable de
gangs de toutes les sortes d'intellectuels avec énormément d'argent et
de moyens, cherchent toujours des ouvriers pour les corrompre avec des
fausses informations et de la fausse logique. Chaque jour dans la presse,
la radio et la télévision, dans les journaux syndicaux, ces gens-là s'y
emploient et sont souvent bien payés pour le faire. Les communistes à
eux seuls disent dans une journée plus de mensonges que n'en disaient
tous les vieux partis politiques dans un mois.
Ce sont les intellectuels, bien que pel nombreux, qui sont
inesure de traiter les plus importantes de ces questions el de secourir les
ouvriers contre cet assaut incessant auquel ils sont livrés.
Nos ouvriers le savent. Ils savent la valeur de ce que les intellectuels
ont fait et continuent de faire. Ils dépendent des intellectuels. Mais voici
la racine de la difficulté : l'ouvrier sait ce que l'intellectuel ne peut
jamais savoir. Il sait ce que les ouvriers pensent et ce qu'ils désirent.
Ça, ce n'est écrit nulle part dans les livres. C'est quelque chose qui com.
mence à se frayer par la force une voie de la conscience des ouvriers
vers la lumière du jour.
Personne ne sait et ne peut savoir, ni même les ouvriers eux-mêmes,
où tout cela va finir. Lorsque la Révolution française commença, per:
sonne en France n'avait jusque-là prononcé le mot « république » pour
la France, encore moins « démocratie ». Cependant, trois ans plus tard,
le roi était en prison, et comme nous l'avons montré dans le n° 10 de
Correspondance, les ouvriers avaient découvert la démocratie. Il est
évident qu'ils pensaient déjà depuis un certain temps suivant cette
direction.
Nous voulons, dans Correspondance, nous l'avons répété plusieurs
fois, trouver dans quelle direction les gens pensent. Mais quel que soit
ce que pense l'ouvrier, une chose est certaine. Il ne pense pas ce que
les intellectuels ont appris dans les livres. Ce qu'il pense est nouveau.
Ce n'est formé qu'à moitié. L'ouvrier essaie de sentir sa voie, il n'en est
pas sûr. Comme il avance, pensant, parlant ou écrivant, il se tourne tout
naturellement vers ces intellectuels qu'il connaît, dont il a appris tant
de choses, et qui, il le sait, ont les mêmes buls que lui.
L’intellectuel doit être constamment en garde afin d'écouter ce que
les ouvriers disent et qui est parfois incertain, parfois brutal
y dépenser autant de temps et d'énergie qu'il a dépensé sur les livres.
Autrement non seulement il ne comprend pas ; mais il met en avant ses
propres idées, et à la fin on a toujours les mêmes vieux trucs, les trucs
dont sont remplis les journaux libéraux et que l'ouvrier essaie de toutes
ses forces d'écarter.
Nous avons donné un exemple étendu. Voici un plus petit, qui a
paru dans le n° 13 de Correspondance. Un ouvrier qui commençait juste
à s'intéresser à Correspondance a amené le journal avec lui dans la
petite ville qu'il habite. Ses amis, en voyant le journal, l'ont appelé
communiste ; il leur a répondu que le fait de participer au Comité pour
écrire pour le journal et le vendre « ne l'avait pas changé, lui, d'aucune
manière ». Et très vite ils sont tous redeveuns amis.
En retournant à la ville, il a demandé à un politicien expérimenté
s'il avait bien fait. Le politicien a dit « Non ». Cela mérite beaucoup de
discussion. Mais la réponse aurait dû être : « Tu es un ouvrier. Ils sont
ouvriers comme toi. Traite la question à ta manière, fais ton expérience,
et ensuite dis-nous comment ça marche. »
Cela arrive tous les jours, à chaque discussion, à chaque réunion.
Quelques-uns d'entre nous l'avaient connu dans tous les vieux partis.
et
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et
Les ouvriers y étaient entrés par milliers et les ont abandonnés
cela est la raison principale. La conséquence la plus catastrophique n'est
pas qu'ils abandonnent. C'est que ceux qui restent s'adaptent aux connais-
sances et à la compréhension supérieures et à la dextérité politique des
intellectuels. Sur, cette voie il n'y a que la mort.
Voici quelques faits que j'ai choisis parmi des centaines. Ils sont
choquants à lire, mais nous les énonçons parce qu'à la fin nous les
reconnaissons.
Une de nos ouvrières a travaillé avec dévouement avec nous pendant
dix ans. Elle a une expérience grande et variée du Sud, de l'Est et de
l'Ouest du pays, une connaissance énorme de la vie dans les Etats-Unis.
Elle n'a jamais écrit un article pour le journal. Il y a quelques semaines,
elle a entendu un nouveau venu parler à une réunion, et elle a dit
après à un ami qu'elle voudrait bien pouvoir se lever et dire ce qu'elle
avait à dire comme ce nouveau venu. Après dix ans.
Une des choses les plus remarquables qui nous est arrivée c'est la
découverte de talents littéraires exceptionnels parmi nos ouvriers. Un ou
deux d'entre eux, qui ne savent même pas l'orthographe, écrivent aussi
rapidement que des journalistes expérimentés. Deux de nos meilleurs
brochures ont été écrites par de telles gens. La difficulté n'était pas de
les faire écrire. La difficulté c'était d'empêcher les intellectuels éduqués
et expérimentés de « découvrir » leurs fautes, les instruire, les éduquer,
en d'autres termes, de détruire leur don naturel du style. Une lutte
sévère a été engagée pour sauver ces écrivains naturels d'entre les mains
des intellectuels. J'en parlerai une autre fois.
Personne ne doit sous-estimer la signification de ce qui est écrit ici.
C'est précisément cela, la politique moderne. J'y reviendrai plusieurs
fois. Nous ne savons pas beaucoup à ce sujet. Mais au moins nous com-
prenons le problème.
Quelques-uns des vendeurs de Correspondance racontent qu'ils ren-
contrent beaucoup de gens qui sympathisent avec le journal et souhaitent
son succès, mais disent qu'ils ne lisent pas, qu'ils ne veulent pas lire,
qu'ils ne savent rien de Reuther ou de Stevenson et qu'ils n'en veulent
rien savoir.
Est-ce que ces gens sont ignorants, stupides, arriérés ? Ou bien sont-
ils profondément convaincus que toute la politique dans tous les jour-
naux ne veut rien dire pour eux, ne voudra jamais rien dire pour leurs
vies et qu'ils n'auront rien à en faire, non pas parce qu'ils sont stupides,
mais parce qu'ils voient clairement à travers cette fraude gigantesque
qu'est la politique ?
Avec Correspondance nous faisons chaque jour une expérience dont
l'échelle est petite, mais dont les implications vont loin. Faites-la avec
nous.
La discussion est ouverte.
R. M.
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