Socialisme ou Barbarie - NO. 21 (MARS-MAI 1957)

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Table des matières

[ÉDITORIAL]: Bilan, perspectives, tâches 21:1-14 = FR1957A
LEFORT, Claude: Retour de Pologne 21:15-58 = L'invention démocratique
CHAULIEU, Pierre: La voie polonaise de la bureaucratisation 21:59-76 = FR1957B
DOCUMENTS POLONAIS:
Discours prononcé à l'inauguration d'un nouveau "magasin spécial" (extrait de Nowa Kultura) 21:77-78
KUCZYNKSI, Janusz: En quête des valeurs perdues (extrait de Po Prostu) 21:78-79
DOCUMENTS, RÉCITS ET TEXTES SUR LA RÉVOLUTION HONGROISE:
[Introduction] 21:80-81
I. DOCUMENTS:
Les mots d'ordre du Cercle "Petöfi" (tract) 21:82
Manifeste des écrivains hongrois (publié dans la Gazette Littéraire) 21:82-83
Tract du Comité des Étudiants 21:83-84
Déclaration du Comité Central du Parti des Travailleurs hongrois 21:84-85
Appel des délégués des forces armées révolutionnaires et des conseils révolutionnaires de l'armée populaire (publié dans Magyar Honved) 21: 85-86
Appel du Comité révolutionnaire des étudiants au peuple hongrois 21:87
Résolution du Conseil ouvrier du Grand-Budapest 21:87-88
II. RÉCITS:
Récit d'un soldat (traduis librement en français) 21:89-90
Récit d'un étudiant 21:90-93
Deux jours entre les autres (extraits de mon journal) 21:93-96
Les artistes de théâtre et de cinéma pendant la révolution hongroise 21:96-104
PANNONICUS: Les Conseils ouvriers de la révolution hongroise (traduction) 21:105-112
AMAIR, Jean: Le restalinisation de la Hongrie 21:113-120
BELL, Hugo: Une grève de seize semaines au Schleswig-Holstein 21:121-138
DEUX GRÈVES SAUVAGES EN ALLEMAGNE (extraits d'Arbeiterpolitik Hambourg):
Grève sauvage aux chantiers navals de Hambourg 21:139-143
Grève sauvage des ouvriers du port de Brême 21:143-145
MOTHÉ, D.: Les ouvriers français et les Nord-Africains 21:146-157
LE MONDE EN QUESTION:
GENETTE, Gérard: L'"Opposition communiste" en France 21:158-162
LABORDE, F.: Nouvelle phase dans la question algérienne 21:162-168 = La guerre des algériens
GUILLAUME, Ph.:Chez les postiers, une grève "catégorielle" 21:169-176
MAILLE, R.: En Espagne: De la résistance passive à la résistance active 21:176-181
BOURDET, Yvon: La révolte de Stockholm 21:181-84
DIESBACH: En Italie, la gauche ouvrière révolutionnaire s'organise 21:185-187
ANNONCE: CERCLE SPARTACUS DE MONTPELLIER: Journée d'études anticolonialistes à Frontignan 21:187-188
SOCIALISME OU BARBARIE A DÉJÀ PUBLIÉ 21:189-[191]
À PARAÎTRE AUX PROCHAINS NUMÉROS


SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, Paris-Xe
C. C. P.: Paris 11987-19
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU
R. MAILLE
-
CI. MONTAL
D. MOTHE
Gérant: J. GAUTRAT
Le numéro
200 francs
Abonnement un an (4 numéros)
600 francs
Volumes déjà parus (I n°S 1-6, 608 pages; II nºs 7-12,
464 pages; III, nºs 13-18, 472 pages): 500 fr. le volume.
SOCIALISME OU BARBARIE
Bilan, perspectives, tâches
Le premier numéro de Socialisme ou Barbarie est daté
de mars-avril 1949. Avec ce numéro-ci, le vingt et unième,
la revue commence la neuvième année de son existence. Ce
n'est cependant pas cet anniversaire qui nous incite aujour-
d'hui à dresser brièvement un bilan de notre travail, à
essayer de scruter l'avenir et à définir de nouvelles tâches.
Non, ce qui rend cette rétrospective possible et nous impose
de nouveaux projets, c'est qu'entre 1949 et 1957 il y a beau-
coup plus que huit fois douze mois, c'est qu'une nouvelle
époque vient de commencer. Entre ces deux dates, il y a la
crise du stalinisme et les premières révolutions proléta-
riennes contre la bureaucratie.
i
En mars 1949, les circonstances ne paraissaient guère
propices à la publication d'un organe de critique et d'orien-
tation révolutionnaire. La lutte entre les deux blocs semblait
imposer à tous les événements et à tous les actes une seule
perspective, celle de la troisième guerre mondiale. L'antago-
nisme russo-américain était inextricablement mêlé à la lutte
de classes. De longues années de dégénérescence et de mysti-
fication réformiste et stalinienne avaient laissé la pensée et
l'idéologie révolutionnaires dans un état de dévastation ca-
tastrophique. Les ouvriers, percevant de plus en plus ia
bureaucratie et sa politique comme un corps étranger, se
retiraient dans le silence, dans le refus de s'organiser et
d'agir.
Les tâches que nous nous sommes fixées en entreprenant
la puhlication de Socialisme ou Barbarie correspondaient à
cette appréciation de la situation. Il était clair à nos yeux
que l'objectif pratique le plus important était la reconstruc-
tion de la théorie révolutionnaire, qu'avant de nous préci.
piter dans une « action » quelconque, il était urgent de cla-
rifier nos idées et de permettre par là même à d'autres de
le faire. Cette clarification devait obligatoirement commen-
cer par l'analyse du développement de la société en général,
et par la critique de l'expérience du mouvement ouvrier en
particulier, depuis 1917.
1-
Rappelons brièvement les conclusions principales de ce
travail. La société russe n'est pas une société socialiste, ni
un état ouvrier, aussi « dégénéré » qu'on le voudra. Elle est
une société d'exploitation, où le prolétariat, frustré des pro-
duits de son travail, exproprié de la direction de sa propre
activité, subit le même sort que sous le capitalisme privé. La
bureaucratie russe n'est pas une formation transitoire, ni une
couche « parasitaire ». Elle est la classe exploiteuse dont la
structure, l'idéologie, le mode de domination économique et
politique correspondent organiquement à la concentration
totale du capital entre les mains de ľ« Etat ». La dégéné-
rescence de la révolution russe et son aboutissement, le pou-
voir total de la bureaucratie, ne sont ni l'effet du hasard ou
du caractère de Staline, ni de facteurs « conjoncturels »,
comme l'isolement de la révolution et le caractère arriéré
du
pays.
Aux modalités et au style près, un déroulement ana-
logue aurait pu survenir même si la révolution avait em-
brassé plusieurs pays avancés. Aidée par les circonstances,
la dégénérescence de la révolution russe a trouvé néanmoins
sa racine profonde dans la concentration totale du pouvoir
économique et politique entre les mains du parti bolchévik,
qui a graduellement réduit les Soviets au rôle d'auxiliaire,
puis d'ornement d'un pouvoir incontrôlé, qui a supprimé au
nom de l'efficacité les tentatives des ouvriers russes, de 1917
à 1919, de s'emparer de la gestion des usines. Cette attitude
du parti bolchevik n'est pas non plus le produit de parti-
cularités personnelles des dirigeants ou d'erreurs théoriques.
Elle a son corollaire dans une attitude correspondante du
prolétariat. Les deux ensemble exprimert cette étape de
l'évolution pendant laquelle le prolétariat croit pouvoir se
libérer en déléguant son rôle historique, la direction de son
mouvement et de la société, à un parti s'élevant au-dessus de
la classe étape qui atteint sa limite pour se transformer
aussitôt en son contraire sous le stalinisme, qui fait voir au
prolétariat le vrai visage du parti dominant comme couche
exploiteuse.
Cette analyse de la bureaucratie ne vaut pas seulement
pour la Russie. Sous réserve des correctifs nécessaires, elle
s'applique à tous les pays où elle a pris le pouvoir. Et le
capitalisme bureaucratique ne concerne pas seulement les
pays où le parti stalinien domine. Loin d'être un phénomène
exclusivement politique, le rôle prépondérant de la bureau-
cratie est tout autant un phénomène économique. Il exprime
les tendances les plus profondes de la production capitaliste
moderne: concentration des forces productives, et dispari.
tion ou limitation consécutive de la propriété privée comme
fondement du pouvoir de la classe dominante; apparition
au sein des grandes entreprises d'énormes appareils bureau-
cratiques de direction; fusion des monopoles et de l'Etat;
réglementation étatique de l'économie. Pour l'essentiel, la
division des sociétés contemporaines — occidentales ou orier-
2
masses
tales en classes ne correspond déjà plus à la division entre
propriétaires et non-propriétaires, mais à celle, beaucoup
plus profonde et beaucoup plus difficile à éliminer, entre
dirigeants et exécutants dans le processus de production.
Le socialisme n'est donc pas la « nationalisation » et
la suppression de la propriété privée, que les régimes d'ex-
ploitation tendent à réaliser d'eux-mêmes; ni non plus l'abo-
lition de « l'anarchie du marché ». Cette anarchie, comprise
au sens superficiel, le capitalisme privé de l'Ouest la sup-
prime de plus en plus, et, comprise au sens profond de l'irra-
tionalité de l'organisation de l'économie, la « planifica-
tion » du capitalisme bureaucratique, la porte à son pa-
roxysme. Le socialisme, c'est la suppression de la division
de la société en dirigeants et exécutants, ce qui signifie à
la fois gestion ouvrière à tous les niveaux – de l'usine, de
l'économie et de la société — et pouvoir des organismes des
Soviets, comités d'usines ou Conseils. Le socia-
lisme ne peut être non plus jamais le pouvoir d'un parti,
quelle que soit son idéologie ou sa structure. L'organisation
révolutionnaire n'est pas et ne peut pas être un organe de
gouvernement. Les seuls organees de gouvernement dans une
société socialiste sont des organismes de type soviétique,
embrassant la totalité des travailleurs. Le caractère bureau-
cratique des organisations « ouvrières » actuelles ne s'ex-
prime pas seulement dans leur programme ultime, qui, sous
le couvert d'une phraséologie mystificatrice, ne vise qu'à mo-
difier les formes de l'exploitation pour mieux en préserver
le fond. Il s'exprime tout aussi bien à la fois dans leur struc-
ture propre et dans le type de rapports qu'elles entretien-
nent avec la masse ouvrière: qu'il s'agisse des partis ou des
syndicats, ces organisations forment ou essaient de former
des directions séparées de la masse, réduisant celle-ci à un
rôle passif et essayant de la dominer, et reproduisent une
profonde division entre dirigeants et militants (ou cotisants)
en leur propre sein.
Cette conception du socialisme serait doublement uto-
pique si l'expérience des masses ne les y conduisait pas. Car
pour elle, le rôle du prolétariat n'est pas de « soutenir »
une organisation socialiste et de lui fournir la force d'im-
pact, l'infanterie nécessaire, mais de construire lui-même,
consciemment et à partir de sa propre expérience, la nou-
velle société. Il ne faut même pas dire que le socialisme est
« impossible sans » l'action autonome du prolétariat; il n'est
rien d'autre que cette action autonome elle-même. Auto-
se dirigeant elle-même: consciente d'elle-même, de
ses buts et de ses moyens. Les régimes et les partis bureau-
cratiques, s'ils trouvent pendant toute une période le fonde-
ment de leur existence dans le prolétariat, y trouvent aussi
finalement le germe de leur mort. Car le régime bureau-
cratique, loin de résoudre la crise de la société capitaliste, la
réduit simplement à sa forme la plus nue. Il rend visible que
nome:
3
;
cette crise ne découle que du mode d'organisation de la so-
ciété et non d'une fatalité naturelle ou métaphysique; et,
loin de transformer les prolétaires en esclaves impuissants, il
les oblige à achever leur expérience des régimes d'exploi-
tation. Il supprime les voiles de la propriété privée, du mar-
ché et de l'argent, en même temps que ceux de la propriété
nationalisée, du plan et du génie des dirigeants, et pose à
nu devant les travailleurs le problème le plus élevé, le mys-
tère de l'histoire humaine, sous forme d'alternative prati-
que et concrète : direction et domination de la société par
une couche particulière - ou reprise par les hommes de la
direction de leur vie, réorganisation de la société sur la base
d'institutions que les hommes comprennent et dominent.
C'est à ceux qui nous lisent de juger dans quelle mesure
l'ensemble de cette conception a été confirmé par les évé-
nements des trois dernières années, la crise du stalinisme, les
mouvements révolutionnaires des pays d'Europe orientale,
les revendications et le programme des Conseils hongrois et
jusques et y compris l'évolution actuelle de la situation polo-
naise. C'est à nous, par contre, de revenir brièvement sur
l'erreur principale que contiennent nos analyses de la pé-
riode 1949-1953: l'idée que la troisième guerre mondiale
était inévitable. La maturation du prolétariat, pensions-nous,
ne pouvait pas atteindre en dehors de la guerre suffisam-
ment d'ampleur et d'intensité pour transformer le cours des
événements. Dès juin 1953 la révolte du prolétariat de l’Al-
lemagne de l'Est montrait qu'il n'en était rien. Les grèves
d'août 1953 en France, celles de 1955 en Angleterre, aux
Etats-Unis et de nouveau en France, Poznan, la Pologne, la
Hongrie ont amplifié et approfondi le tournant historique.
Nous avions sous-estimé l'acuité des contradictions et des cri-
ses qui couvaient sous le système bureaucratique, la rapidité
de la maturation du prolétariat d'Europe orientale, l'usure
accélérée de l'emprise de la bureaucratie « ouvrière », stali-
nienne ou réformiste, sur les ouvriers des pays occidentaux.
La reconsidération des perspectives, que la nouvelle
phase de luttes prolétariennes imposait, nous avons essayé de
la faire depuis 1953 au fur et à mesure des événements. Son
sens général est clair : le mouvement révolutionnaire se trouve
au début d'une longue période d'ascension. Cela ne signifie
certes pas qu'il pourra s'épargner les difficultés, les détours,
les défaites temporaires; ni que la classe ouvrière ne rencon-
tre pas encore devant elle et en elle-même des obstacles énor-
mes. Face à la guerre d'Algérie, le prolétariat français ne par-
vient pas à réagir de manière organisée. Le bureaucratie russe
a pu écraser dans le sang la révolution hongroise sans que le
prolétariat russe, polonais, tchèque ou allemand intervienne.
Mais nous ne sommes qu'au début, et le comparaison avec
!
1949 peut permettre au regard le plus hâtif de saisir les traits
nouveaux de la situation actuelle. L'usure de tous les appareils
de domination est énorme. Leur incapacité de faire face aux
problèmes de l'organisation du monde moderne – qu'il
s'agisse d'économie, de politique ou des relations internatio-
nales --- à la fois les plonge dans des crises perpétuellement
renouvelées et les expose à la critique impitoyable des exploi-
tés. Leurs tentatives de mystification idéologique rencontrent
de moins en moins d'écho. La situation actuelle de la bureau-
cratie stalinienne, en Russie ou ailleurs, illustre de la façon la
plus éclatante la faillite des exploiteurs. Incapable de conti-
nuer à vivre comme sous Staline; incapable en même temps
de changer quoi que ce soit d'essentiel à son système de domi-
nation; obligée à des concessions dont les populations sou-
mises à son pouvoir s'emparent aussitôt pour exiger davan-
tage; ayant ruiné elle-même son idéologie sans rien pouvoir
mettre à la place elle ne peut plus résoudre aucune de ses
contradictions, et en est réduite à les camoufler par l'usage de
la force brutale, qui ne résoud rien et se retourne contre elle.
Face à la décomposition des exploiteurs, le prolétariat com-
mence à affirmer ses buts propres, à chercher les moyens effi-
caces de sa libération. Les luttes ouvrières se répercutent les
unes sur les autres. L'écho de Berlin, c'est Poznan, celle de
Poznan, c'est Budapest. La leçon de Hongrie a été entendue à
Billancourt comme à Stalingrad. En même temps que leur
force, s'amplifie aussi le contenu de ces luttes. Aucun facteur
actuellement répérable ne paraît en mesure d'inverser ce pro-
cessus pour de longues années.
-
Dans cette nouvelle période, la définition de nos tâches
se modifie d'elle-même. Ce qui primait jusqu'ici, c'était la
clarification théorique. Elle reste indispensable, et rien n'est
plus absurde que l'idée qu'une théorie puisse jamais être.
achevée, ou que l'urgence des tâches pratiques permet d'en
ajourner longtemps le développement. Mais au sein même
de ce travail, l'accent doit être déplacé. Il n'est plus possible
de se limiter à l'analyse et à la critique des régimes d'exploi-
tation existants, ni même d'affirmer les principes fondamen-
taux du socialisme. Il nous faut parler concrètement de la
société socialiste, montrer les possibilités immenses qu'elle
offrirait à l'épanouissement de la vie des hommes, discuter
en termes précis de son organisation, de ses problèmes, de
ses difficultés. Nous ne nous proposons pas de réintroduire
un socialisme utopique. Mais essayer de parler du socialisme
aujourd'hui n'est rien moins qu'utopique.
Définir, en termes aussi concrets que possible, le pro-
gramme socialiste, l'organisation de la vie sociale par le pro-
létariat libéré de l'oppression, c'est essayer de répondre aux
problèmes que posaient dans les faits les Conseils ouvriers
5
-
Tusse
ou
hongrois, ou qui étaient impliqués dans leur action, ou qui
auraient ineluctablement surgi si la bureaucratie
n'avait pas écrasé la révolution hongroise. C'est répondre aux
problèmes que se posent ou se poseront ineluctablement
l'avant-garde du prolétariat polonais dans les usines, les
noyaux de révolutionnaires existant dans le parti polonais.
C'est répondre aux problèmes que posera demain le prolé-
tariat russe, après-demain peut-être le proletariat français.
Qu'est-ce que le socialisme? Qu'est-ce que le pouvoir ou-
vrier? Les Conseils des travailleurs — ouvriers, employés, in-
tellectuels, paysans
peuvent-ils assurer toutes les tâches
d'administration et de gestion de la vie sociale? Comment?
Comment peut fonctionner une économie socialiste? Que
signifie exactement la gestion ouvrière des usines? Comment
fonctionne une usine gérée par les ouvriers? Comment peut
s'opérer la centralisation de la vie économique indispensable
dans la production moderne? Qu'est-ce qu'une véritable pla-
nification socialiste? A-t-elle besoin d'un corps spécifique de
a planificateurs » — ou bien les Conseils de travailleurs peu-
vent et doivent assumer les tâches relatives à la planifica-
tion? Se peut-il qu'il y ait une hiérarchie des salaires, ou des
salaires au rendement dans une économie socialiste
bien celle-ci implique, dès le départ, une égalité absolue des
revenus? Comment peut-on intégrer dans une économie so-
cialiste planifiée les secteurs « arriérés » (non industrialisés)
de l'économie paysannerie, artisanat, services, etc. ?
Que signifie un Gouvernement des Conseils? Quels sont les
rapports entre ce Gouvernement et les Conseils locaux ou
d'entreprise? Quel est le rôle des organisations politiques? Y
a-t-il des limitations à la liberté, lesquelles, par qui sont-
elles déterminées, par qui sont-elles appliquées? Y a-t-il des
« sociétés de transition » ou bien le pouvoir des Conseils
tend immédiatement à appliquer le programme socialiste
l'adaptant aux circonstances spécifiques dans lesquelles il se
trouve? Que peut et que doit faire un tel pouvoir instauré
au départ dans un seul pays? Quels sont les rapports entre
plusieurs pays socialistes? Doivent-ils obligatoirement se
fédérer ou bien sont-ils simplement reliés par des traités
d'alliance et de commerce?
Sont utopistes aujourd'hui ceux qui ne voient pas l'ur-
gence absolue de ces problèmes et aussi ceux qui veulent
y répondre en dehors de l'expérience vivante du mouvement
ouvrier des quarante dernières années, des tentatives du pro-
létariat visant à résoudre ces problèmes, et des obstacles
auxquels elles se sont heurtées.
Notre tâche première pour la période à venir, c'est
l'analyse et la discussion de la constitution, du fonctionne-
ment et des problèmes de la société capitaliste.
6 -
mas-
Entre cette société, et la vie et les luttes du proletariat
sous les régimes d'exploitation, il y a la révolution — mais il
n'y a pas un abîme. Le prolétariat ne serait pas capable de
construire une société socialiste, s'il n'était pas porteur de
tendances socialistes dès maintenant. Ce n'est pas là un pos-
tulat: « Le socialisme n'est possible que si le prolétariat
porte déjà en lui des tendances socialistes — donc, il faut
obligatoirement que ces tendances existent. » C'est le résul-
tat auquel conduisent l'analyse et l'étude de la vie et des
luttes du prolétariat dans les sociétés d'exploitation, si cette
analyse est menée dans une perspective révolutionnaire.
Cette perspective est, si l'on veut, un « postulat », — mais
en dehors de ce « postulat » on ne peut rien faire de ration-
nel, et on ne peut rien comprendre à l'histoire non seulement
du prolétariat, mais de la société entière depuis cent cin-
quante ans.
Le prolétariat n'est pas, certes, que tendance vers le
socialisme; il est tout autant et en même temps, objet de
l'aliénation capitaliste, qui ne lui est pas extérieure
que de carton plaqué sur un visage intact, qu'arracher serait
alors d'une simplicité enfantine — mais qui pénètre et dé-
termine profondément sa vie, sa conscience, ses luttes. La
lutte du prolétariat pour le socialisme, n'est pas simplement
une lutte contre des ennemis extérieurs les capitalistes et
les bureaucrates; c'est tout autant et encore plus une lutte
du proletariat contre lui-même, une lutte de la conscience,
de la solidarité, de la passion créatrice, de l'initiative, contre
l'obscurité, la mystification, l'apathie, le découragement,
l'individualisme que la vie dans la société capitaliste suscite
toujours à nouveau au coeur des ouvriers. La bureaucratie
n'est pas tombée du ciel, ni elle n'a été purement et simple-
ment « imposée » au prolétariat par le fonctionnement abs-
trait de l'économie capitaliste. Elle a également surgi de l'ac-
tivité propre du proletariat, des problèmes qu'il a rencon-
trés sur la voie de son organisation, du fait qu'à une certaine
étape de son histoire il n'a pu résoudre ces problèmes qu'en
« déléguant » les fonctions de direction à une couche spéci-
fique de dirigeants.
Et c'est pourquoi la seule critique valable de la bureau-
cratie est celle qui résulte de la tendance des ouvriers à s'or-
ganiser et à se diriger eux-mêmes. La seule crise historique-
ment importante de la bureaucratie est celle qui résulte de
cette même tendance; autrement, la buraucratie pourrait se
décomposer et s'abrutir à son aise pendant des siècles, sans
qu'il en résulte autre chose qu'une régression de la société
entière vers la barbarie. Ce n'est que pour autant que le
prolétariat tend à réorganiser la vie sociale sur des bases
socialistes, que la décomposition de la société capitaliste et
bureaucratique se transforme en crise révolutionnaire de
cette société grosse d'un monde nouveau.
7
C'est donc sous cet angle également que doivent être
vues les luttes ouvrières sous le régime d'exploitation. Et le
contenu de ces luttes, depuis quelques années, comme nous
avons essayé de le montrer dans cette revue, marque éga-
lement une nouvelle étape du mouvement ouvrier. Les ou-
vriers se détachent de la bureaucratie non plus en se réfu-
giant dans le refus de ses mots d'ordre, mais en agissant
pour leurs propres mots d'ordre, et en essayant de s'organi-
ser et de lutter en dehors de la bureaucratie. Par là même,
les luttes « revendicatives » prennent un contenu socialiste
et deviennent incompréhensibles en dehors de celui-ci. Les
ouvriers hongrois demandaient que soit défini un plafond
des traitements, et que soit opéré un relèvement anti-hiérar-
chique des salaires. Mais les métallos de Nantes, une année
auparavant, avaient demandé, à l'encontre de tous les mots
d'ordre syndicaux, « quarante francs pour tout le monde ».
Les ouvriers hongrois ont constitué des Conseils. Les ouvriers
de Nantes n'ont pas été jusque-là; mais, pendant la phase
culminante de leur lutte, ils n'ont accepté aucune direction
extérieure, ils ont mené leur affaire eux-mêmes, à quinze
mille, toujours présents dans la rue. Les ouvriers anglais, à
côté de l'organisation officielle des syndicats, qui n'est plus
qu'un rouage de la machinerie administrative du capitalisme
anglais, sont en fait organisés autour de délégués d'atelier
élus sur le terrain de la production et révocables à tout ins-
tant mode d'organisation à contenu clairement soviéti-
que. Les ouvriers hongrois ont demandé la suppression des
normes de travail et la gestion ouvrière de la production.
Mais les dockers anglais ont lutté en fait pour le droit d'or-
ganiser eux-mêmes leur travail; et les ouvriers américains
de l'automobile, en 1955, en repoussant le « salaire annuel
garanti » de Reuther-Ford, ont mis en avant des revendica-
tions qui signifiaient en clair ceci: la production doit être
organisée autour des besoins des hommes au travail, - et
non pas les hommes autour de la production. Le problème
n'est
pas
de savoir si de telles revendications sont « réalisa-
bles » ou non dans le cadre du régime actuel ; le problème
est en premier lieu de comprendre que lorsque la classe
ouvrière lutte non pas pour des objectifs qui lui sont im-
posés, mais pour des objectifs qui découlent de ses propres
besoins, elle met en avant des demandes au contenu socia-
liste. Il n'y a pas des revendications «'économiques » ou
« minimum » qui visent à défendre l'ouvrier comme vendeur
de force de travail, et à préserver son existence biologique,
et, à l'autre bout, un programme socialiste « maximum »,
presque exclusivement centré sur le problème du pouvoir.
De même, il n'y a pas d'abîme entre le problème de l'orgas
nisation des ouvriers maintenant, pour mener une grève, par
exemple, et celui de leur organisation pour gérer les usines
et la société. Dans les deux cas à travers une foule de
diférences énormes que seul un fou pourrait négliger
1
8
-
le fond de la question est le même: ce n'est que si les ou-
vriers s'organisent et se dirigent eux-mêmes que leur action
servira leurs intérêts et leurs besoins, ce n'est que si les
ouvriers, s'organisent et se dirigent eux-mêmes que leur ac-
tion será même matériellement efficace. Une grève dirigée
par la bureaucratie est vouée à l'échec au même titre et
pour les mêmes raisons ultimes qu'une usine dirigée par la
bureaucratie est vouée au chaos, qu'une économie dirigée
par la bureaucratie est vouée à la crise, qu'une culture diri-
gée par la bureaucratie est vouée à la crétinisation.
Il en résulte une deuxième série de questions, tout aussi
importantes que celles concernant le programme socialiste ;
questions déterminantes pour les années à venir, et que nous
devons clarifier. Quelle sera la forme des luttes ouvrières
dans la période qui s'ouvre? Quel doit en être le mode d'or-
ganisation? Quel sera le contenu des revendications? La
classe ouvrière doit-elle se borner à revendiquer une amélio-
ration de son niveau de vie ou doit-elle entreprendre dès
maintenant une lutte contre la hiérarchie? Doit-elle se limi-
ter à lutter contre l'accélération des cadences ou doit-elle,
chaque fois que c'est possible, attaquer les conditions de tra-
vail dans l'usine capitaliste, l'existence même de normes de
travail, les mille aspects sous lesquels s'exprime l'esclavage
et la déshumanisation de l'ouvrier huit heures par jour, et
dont la bureaucratie syndicale se moque éperdument? La
transformation des syndicats, en règle générale, en organis-
mes profondément bureaucratisés dont la fonction est d'in-
tégrer les ouvriers dans le mécanisme de l'exploitation, signi-
fie-t-elle qu'une forme massive quelconque d'organisation de
classe des ouvriers dans le cadre du régime est impossible —
ou bien que des organisations d'une forme et d'un contenu
nouveau sont à créer? Quelle est, à cet égard, la portée de
journaux ouvriers comme Tribune ouvrière, de chez Re-
nault —, d'organismes comme le Conseil du Personnel des
Assurances Générales-Vie, des délégués d'atelier anglais? (1)
Si les tâches d'élaboration et de clarification restent de
première importance, leur contenu doit donc subir une trans-
formation poussée. Il nous faut aborder de front les problè-
mes de la nouvelle société; il nous faut aborder de front les
problèmes de l'organisation et des luttes du prolétariat dans
la société d'exploitation. Mais le même facteur qui déter-
mine ce changement de contenu doit également déterminer
(1) Voir « Le problème du journal ouvrier », dans le n° 17: « Une
expérience d'organisation ouvrière: le Conseil du Personnel des A.G.-
Vie », dans le n° 20; « Les grèves des dockers anglais », dans le n° 18;
« Les grèves de l'automation en Angleterre », dans le n° 19 de cette
revue.
9
un changement de méthode d'élaboration. Ce qui sépare hier
d'aujourd'hui, ce qui impose d'examiner des nouveaux pro-
blèmes, n'est pas notre maturation théorique, notre évolu-
tion intellectuelle. C'est l'activité du proletariat. Cette acti-
vité ne montre pas seulement les vrais problèmes; elle seule
peut aussi y fournir la réponse. Il est donc exclu d'aborder
ces questions à partir de prémisses uniquement théoriques,
aussi « complètes » soient-elles. Il faut également les aborder
à partir de l'expérience vivante des luttes ouvrières. Et cela,
à son tour, ne signifie pas seulement qu'il faut se pencher
sur les comptes rendus des luttes passées, transformer les évé-
nements en documents et essayer ensuite de retrouver dans
ces documents les traces de l'action et de la vie. Il faut inté-
grer de façon organique l'expérience ouvrière vivante à l'éla-
boration théorique, il faut poser les problèmes devant les
ouvriers, il faut se poser les problèmes des ouvriers, il faut
devenir capable de poser les questions les plus élevées en
termes qui ont une signification pour ceux qui travaillent
sur la chaîne d'assemblage, il faut devenir capable de voir
déjà dans la vie quotidienne de l'usine, le germe de toutes
les crises et de toutes les solutions. Nous qui avons fait de la
« théorie » pendant dix ans, et qui continuerons à en faire,
nous ne craignons pas de dire que, dans le domaine de ce
qu'on appelle « la politique », lorsque les ouvriers « ne com-
prennent pas » un problème ou « ne sont pas capables de
répondre », il y a en principe neuf chances sur dix pour que
le problème soit mal posé, ne signifie rien ou n'existe pas.
Depuis dix ans, les philosophes français n'ont pas fini d'écri-
re sur la classe ouvrière, le socialisme, le stalinisme, le parti,
les contradictions et les non-contradictions. En Hongrie, les
ouvriers ont pris les armes, ont formé des Conseils et ont
réduit à néant les pseudo-problèmes des philosophes. Certes,
ils n'ont pas tout résolu loin de là. Pourtant, du point de
vue purement philosophique, les Conseils hongrois ont da-
vantage apporté et se sont situés à un niveau incomparable-
ment plus élevé que les philosophes péniblement hissés sur
vingt-cinq siècles de culture.
Intégrer organiquement l'expérience ouvrière à l'élabo-
ration théorique, signifie changer sa manière de voir, sa ma-
nière de parler, sa manière de penser même. Mais cela signi-
fie aussi créer un milieu vivant dans lequel puissent se ren-
contrer et s'unir les deux courants et ceux qui les incarnent
- les ouvriers et les intellectuels révolutionnaires. L'orga-
nisation et la vie de la société capitaliste tendent constam-
ment à éloigner les uns des autres intellectuels et ouvriers
et à créer entre eux un fossé infranchissable. Les organisa-
tions « ouvrières » bureaucratiques, et tout particulièrement
le stalinisme, poussent cette tendance à sa limite. Les ou-
vriers et les intellectuels y sont séparés par un cloisonne-
ment total; les uns et les autres sont empêchés de s'expri-
mer; on transforme les ouvriers en purs et simples exécu-
-
10
tants des consignes de la direction, en leur fermant la bou-
che au nom de la « théorie » que la direction serait seule
à posséder; on transforme les intellectuels en larbins des
chefs géniaux, en leur fermant la bouche au nom des exi-
gences de la « base ouvrière » que la direction serait seule
à pouvoir comprendre et mesurer; ni les ouvriers n'y peu-
vent s'y manifester et créer en tant qu'ouvriers, ni les intel-
lectuels en tant qu'intellectuels; encore moins peuvent-ils se
féconder et s'enrichir les uns les autres.
Ce milieu vivant dans lequel peut se réaliser la fusion
de la théorie et de l'expérience, des intellectuels et des ou-
vriers, n'est rien d'autre que l'organisation révolutionnaire.
La réalisation du travail défini plus haut, et la mise en
valeur de ses résultats dans les intérêts de la lutte ouvrière,
dépendra directement de la possibilité de construire cette
organisation dans la période à venir. Les principes sur les-
quels l'organisation révolutionnaire devra se construire sont
clairs : l'union organique des ouvriers et des intellectuels, de
l'expérience et de la théorie, dans et par l'expression et l'ac-
tivité à la fois libre et coordonnée des uns et des autres; la
suppression de la distinction entre dirigeants et exécutants
au sein de l'organisation; la transformation des rapports en-
tre l'organisation et la classe ouvrière, celle-là considérant
comme sa fonction non pas de dominer la deuxième ou de
parler en son nom, mais de contribuer à son développement,
de lui fournir les moyens de s'exprimer, de l'aider à coor-
donner son action en même temps que de mettre sous
ses yeux ses propres idées et son propre exemple. Ces prin-
cipes découlent à la fois de l'expérience de la dégénéres-
cence bureaucratique des partis « ouvriers » traditionnels, et
de l'analyse des exigences et des besoins actuels des ouvriers
d'avant-garde. Mais de même qu'il nous faut concrétiser
l'idée de gestion ouvrière comme fondement du socialisme,
il nous faut concrétiser ces idées concernant l'organisation.
Beaucoup plus, même: car en fin de compte, les solutions
réelles au problème du socialisme seront données – et ne
peuvent qu'être données par la classe ouvrière elle-même.
Mais la solution du problème de l'organisation, les révolu-
tionnaires doivent commencer à la fournir dès maintenant,
en fonction de leur expérience et des circonstances dans les-
quelles ils se trouvent placés.
Nous nous trouvons donc devant un troisième groupe
de problèmes. Comment peut-on intégrer véritablement les
ouvriers et les intellectuels dans une organisation? Comment
peut-on promouvoir la synthèse entre la théorie révolution-
naire et l'expérience pratique des ouvriers? Quel est le degré
de centralisation nécessaire à une organisation révolution.
naire? Comment cette centralisation peut-elle se concilier
avec la démocratie dès qu'on dépasse les cadres de la loca-
lité ou de l'entreprise? Y a-t-il un problème des « chefs »,
peut-on le dépasser? En l'absence d'une discipline bureau-
.
11
-
1
cratique, comment se concilie la liberté des militants avec la
cohérence de l'action de l'organisation? Quel est le terrain
d'action de l'organisation? Comment peut-on définir et or-
ganiser ses rapports avec la classe? Quelles sont les voies par
lesquelles peut passer la constitution d'une organisation ac-
tuellement en France?
Il est clair que ces problèmes ne peuvent être résolus
ni à partir de seules considérations théoriques, ni même en
fonction uniquement de l'expérience des luttes ouvrières. La
première peut en éclairer les aspects généraux, la deuxième
montrer comment les ouvriers essayent de résoudre des pre-
blèmes à la fois analogues et profondément différents. Mais
les problèmes de la constitution et du fonctionnement de l'or-
ganisation révolutionnaire ne peuvent être posés sur un ter-
rain concret et recevoir des solutions concrètes qu'en fonc-
tion de l'activité concrète de cette organisation. On ne peut
discuter valablement du problème de l'organisation qu'au fur
et à mesure qu'on organise quelque chose. Et, comme ce
dont il s'agit c'est une organisation révolutionnaire ouvrière,
on ne peut organiser que dans la inesure où des fractions de
l'avant-garde ouvrière des entreprises, s'opposant à la bureau-
cratie tendent à s'organiser pour lutter. Des divergences sur
l'antinomie, vraie ou fausse, entre la centralisation et la dé-
mocratie, peuvent rester complètement abstraites aussi long-
temps qu'on se borne à en discuter; elles prennent un autre
contenu, et leurs implications apparaissent en clair, s'il s'agit
d'organiser l'action cohérente de plusieurs groupes dispersés
dans diverses localités ou entreprises.
Nous sommes donc devant ces deux aspects inséparables
du problème : définir ce que peut être une organisation révo-
lutionnaire et montrer qu'elle est possible, en
mençant la construction.
en
com-
Notre travail, qui depuis deux ou trois ans déborde de
plus en plus le cadre de la revue, devra s'élargir et trouver
des nouvelles formes dans la période à venir. Une de ces
formes sera la publication d'une série de brochures, traitant
des questions fondamentales de la période actuelle en liaison
avec l'expérience ouvrière. Les premiers sujets retenus sont :
« Le socialisme et la gestion ouvrière », « Les luttes ouvriè-
res », « Les syndicats », « La hiérarchie », « Le capitalisme
et les « relations humaines » dans l'industrie ». L'élaboration
de ces brochures se fera avec la participation la plus large
possible des camarades et des travailleurs qui nous sont
proches; des projets ronéotypés seront mis en circulation et
discutés au cours d'une ou plusieurs réunions, et le texte final.
sera le produit de cette discussion collective.
La revue elle-même devra refléter la modification de
nos tâches. Elle accordera une place prépondérante à des
12
-
textes sur le socialisme, les luttes ouvrières et les problèmes
d'organisation. Nous voulons, d'autre part, en accord avec
tout ce qui a été dit plus haut, transformer le caractère même
de la revue : nous voulons dépasser, dans toute la mesure du
possible, la situation actuelle où il y a d'un côté un groupe
de camarades qui publient Socialisme ou Barbarie, d'un au-
tre côté, les lecteurs qui reçoivent passivement la publication
et la lisent, sans s'exprimer et en gardant par devers eux
leurs réactions. Nous voulons associer le plus possible les lec-
teurs au travail de la revue sous ses divers aspects et faire,
en fin de compte, de la revue, tout autant l'instrument d'ex-
pression d'un public vivant que celui d'une idéologie cohé-
rente.
Les lecteurs peuvent s'associer à notre travail sous des
formes multiples et sans doute ils en trouveront d'autres,
au-delà de celles que nous leur proposons aujourd'hui. En
attendant, nous prions chaque lecteur de considérer les pro-
positions ci-dessous comme adressées à lui personnellement:
1. Individuellement, nous invitons chaque lecteur à nous
écrire sur le contenu de la revue, sur les problèmes qu'il
désirerait y voir traités, sur les événements, sur les mouve-
ments ou les luttes ouvrières dont il a connaissance. Nous pu-
blierons régulièrement, sous une rubrique « Correspon-
dance » que nous voudrions la plus fournie possible, toutes
les lettres ayant ur intérêt tant soit peu général. Nous invi-
tons également les lecteurs à nous envoyer des textes plus
importants, que nous publierons sous une rubrique « Con-
tributions et discussions » ou hors rubrique.
2. Collectivement, nous invitons nos lecteurs à former
des Comités de lecteurs, ou, mieux, des Groupes de travail.
Les tâches de ces comités ou groupes pourront être: discu-
ter et critiquer le contenu de la revue; faire connaître et
diffuser Socialisme ou Barbarie; proposer des sujets à trai-
ter; préparer eux-mêmes des textes pour la revue; organiser
entre eux des discussions sur les problèmes traités dans la
revue, ou sur d'autres; participer à la préparation et à la
discussion des brochures mentionnées plus haut; organiser
des conférences et des discussions publiques dans leur loca-
lité; prendre l'initiative de la publication de journaux d'en-
treprise, comme Tribune ouvrière, ou de regroupements auto-
nomes des travailleurs, comme le Conseil du Personnel des
Assurances Générales-Vie; discuter et prendre position sur
des problèmes de la vie syndicale ou politique dans les entre-
prises ou les localités où leurs membres se trouvent (1). Les
(1) Un premier groupe de travail a déjà été constitué à Paris en
janvier. Il se réunit deux fois par mois. Il s'est fixé un programme de
travail qui comprend d'un côté, une série de discussions, introduites
par des exposés, sur les sujets suivants : le capitalisme contemporain; le
stalinisme; le socialisme; les luttes et les revendications cuvrières; l'orga-
risation révolutionnaire ; les pays arriérés et la révolution coloniale; la
-
13
1
lecteurs qui désirent travailler en ce sens peuvent nous écrire,
en nous communiquant leur adresse; nous nous chargerons
de les mettre en contact les uns avec les autres. Lorsque ces
Groupes se seront constitués, nous serons à leur disposition
pour les aider dans toute la mesure de nos forces (documen-
tation, envoi de camarades pour discuter, communication
des résultats et de l'expérience de travail des autres grou-
pes, etc...)
Si de tels Groupes de Travail se créaient nombreux, s'ils
arrivaient à fonctionner efficacement, à clarifier leurs idées,
à s'intégrer dans la vie de leur localité, l'ensemble de ce mou-
vement pourrait se poser d'autres tâches. Une conférence
nationale de délégués de ces Groupes, d'autres courants qui
nous sont proches, et d'organisations d'entreprise, pourrait
alors se réunir, après une discussion préparatoire, pour envi-
sager la consolidation de leur organisation et l'extension de
leur domaine d'activité. Il faut avoir cette prespective pré-
sente à l'esprit; mais à chaque jour suffit sa peine, et actuel.
lement la première tâche qui se pose est de réaliser un
regroupement des lecteurs de la Revue, sur des objectifs de
travail précis et réalisables.
Si les idées que defend Socialisme ou Barbarie depuis
huit ans ont une valeur, si ses lecteurs y voient autre chose
et plus qu'une théorie intéressante, la tâche de diffuser ces
idées, de les critiquer de façon constructive, d'aider à leur
développement et à leur enrichissement, appartient à tous ceux
qui les partagent. Par la nature même de ses conceptions,
Socialisme ou Barbarie ne peut et ne doit pas rester l'ouvre
exclusive d'un groupe restreint de militants. Il doit de plus
en plus appartenir à ses lecteurs — et les exprimer. Et les
lecteurs peuvent faire de Socialisme ou Barbarie leur propre
affaire, ils peuvent se l'approprier, de la seule façon dont on
peut s'approprier un mouvement d'idées : en participant au
travail et à la création continus qu'il représente.
société française. D'un autre côté, il doit collaborer à la rédaction des
brochures dont il a été parlé plus haut; c'est de camarades de ce groupe
qu'émane l'idée d'une brochure sur « Le capitalisme et les « relations
humaines » dans l'industrie ».
14
Retour de Pologne
Pologne, depuis des mois ce nom signifie espoir. Espoir
rendu
par
la révolte de Poznan à tous ceux, nombreux peut-
être, mais solitaires, qui ne consentaient pas ou ne consen-
taient plus à chercher dans le stalinisme les traits même dé-
formés du socialisme. Espoir readu i ceux qui s'étaient obsti-
nés à attendre qu'en un point du monde la voix, vite étouf-
fée, des manifestants de Berlio-Est ait son écho, que le pro-
létariat montre le cas qu'il fait des régimes d'oppression et
d'exploitation parés de l'étiquette socialiste.
La Pologac roste le pays de l'espoir. Budapest détruit,
les militanus hongrois assassinés, arrêtés, exilés ou réduits au
silenco, les conseils ouvriers dissous, la police souveraine,
tous los actos qui attestent la fureur d'un Pouvoir menacé
n'ont pas suffi à rétablir l'ordre dans l'univers stalinien. A
Vansovie, le régime issu des journées d'octobrc dure. Au
coeur d'un monde cerclé de fer, qu'on continue d'appeler par
habitude ou par dérision « soviétique », environnés de ré-
gimes mortels, les Polonais défendent au jour le jour leur
liberté.
Mais pour combien de temps? La pression de l'U.R.S.S.
ne se relâche pas. Le gouvernement qui lui résiste tend à
restaurer un pouvoir qui ne doive rien aux forces révolution-
naires qui l'ont créé. Mille signes attestent un renouveau
qu'on n'osait imaginer, il y a seulement un an, et pourtant
mille signes attestent déjà une pétrification de l'Etat, du
Parti, de la pensée politique. Etrange mue, en vérité: la
vieille peau craquelée, disjointe reprend vie dans les intersti-
ces de la peau neuve, le temps va dans les deux sens à la
fois. La métamorphose a déjà fixé des formes ineffaçables,
mais les forces en travail en changent constamment les rap-
ports.
A L'EIL NU
C'est du renouveau d'abord dont je me sens le devoir
de témoigner. On a beau savoir, de Paris, que la dictature
policière est morte, que les prisons ont été vidées des détenus
15
politiques, que les privilèges des hauts bureaucrates ont été
supprimés, qu'au sein du parti et dans la presse l'opinion
s'exprime, que la méfiance et la peur ont été chassées des
conversations : sur place, à chaque instant, les signes nous
assaillent d'une liberté d'autant plus éclatante qu'elle a été
longtemps étouffée.
Mes camarades et moi avons pénétré en Pologne en au-
tomobile (1). Quelques kilomètres nous ont suffi pour me-
surer la distance « réelle » qui nous séparait de l'Allemagne
orientale. Ici, la police est invisible; ici, l'homme de ren-
contre, au lieu de nous fuir, nous aborde, nous interroge et,
sans détour, nous parle de la victoire remportée contre le
stalinisme, de la menace russe, de l'incertitude de l'avenir.
Tout près de la frontière nous nous sommes arrêtés dans
un petit village et nous avons eu notre première vision de la
Pologne nouvelle. Une femme sur le
pas
de sa porte, un
jeune garçon à ses côtés, regardait notre voiture avec une
indifférence teintée d'hostilité. Nous lui demandions : « Ka-
wiarnia » (café)? Elle ne répondait pas. Qu'étions-nous : des
Russes, des Allemands, des Tchèques? (seuls voyageurs qu'on
rencontre sur la route Francfort-Varsovie.) Quand nous
avons crié: « Franzussi », son visage s'est illuminé. Empressée,
affectueuse, elle nous a mené elle-même à la porte d'une
petite baraque. Le café était misérable, des hommes très
pauvrement vêtus ont tourné vers nous un regard mort. Au
milieu du silence nous avons fait des gestes et des grimaces
qui se voulaient drôles pour solliciter de la bière. Puis, de
nouveau nous avons décliné notre identité: français. « Jour-
nalistes ? » « Non. Communistes. En visite. Pas staliniens. »
Par la suite nous devions vingt fois ou plus rejouer le même
scénario et vingt fois revivre la même scène. Avec des gestes,
des mots polonais ou allemands ou bien en français quand
nous avons le bonheur de rencontrer un interlocuteur qui
connaît notre langue et qui se charge alors de traduire à la
cantonnade, nous expliquons que nous sommes invités par
des amis de Varsovie, que nous venons maintenant, en jan-
vier, c'est-à-dire après octobre, qu'avant nous n'aurions pu
ni voulu nous rendre en Pologne, que nous sommes des com-
munistes anti-staliniens. Alors les visages, s'éclairent, on nous
entoure, on se dispute le plaisir de nous adresser la parole.
Et, comme ce premier soir de notre arrivée, on nous parle
en premier lieu des « Rouskis ». C'est pour nous dire qu'ils
ne sont plus les maîtres, que Gomulka les a fait reculer,
qu'on voudrait s'en débarrasser tout à fait. Les gestes sont
éloquents : on rabat le pouce vers le sol, on montre la porte,
et l'on fait un mouvement ample du bras qui balaye l'adver-
(1) R. Antelme, D. Mascolo, E. Morin et moi-même étions invités à
titre privé par des intellectuels communistes polonais. Nous sommes arri-
vés à Varsovie, le samedi 19 janvier, soit la veille du jour des élections.
Notre voyage dura une quinzaine de jours.
16
saire imaginaire. Les « rouskis communistes ? » On rit: « sta-
liniens, toujours staliniens. » Krouchtchev, Staline: la main
dans la main nous dit leur identité. Le terme de stali-
nisme déclenche les jurons : toutes les injustices du régime
précédent, toutes les craintes qu'inspire l'avenir paraissent
condensées dans ce mot (qui, nous serons stupéfaits de l'ap-
prendre à Varsovie, est de nouveau considéré comme tabou
par la censure). Nous avons aussi la surprise d'entendre par-
ler du parti communiste français : on sait qu'il a combattu
la révolution polonaise et on le voue au même enfer que
le parti russe. Etrange situation qu'est la nôtre : on nous
plaint parce que nous n'avons pas pu nous déstaliniser... Le
nom de Gomulka est toujours prononcé; sa popularité est
évidente, il est le héros qui incarne la libération. Quant à
l'avenir il est plein de dangers : le « coup » de la Hongrie
peut se renouveler...
Sur la route de Poznan à Varsovie, sur celle de Varsovie
à Cracovie, à Praga, dans les faubourgs de Varsovie, l'expé-
rience est la même, les Polonais parlent librement les uns
devant les autres, ils font les mêmes confidences, s'amusant
entre eux de leur complicité, établissant avec nous cette com-
plicité publique, comme si le Russe ou le stalinien était
derrière la porte, dans la rue, manigançant de sombres pro-
jets, notre ennemi commun. Comment ne pas le constater: il
y a en Pologne une opinion de l'homme de la rue ce qui
précisément n'existe pas en France — un accord quasi uni-
versel sur quelques haines et quelques espoirs. Le régime
stalinien et l'occupation russe ont pesé si fortement sur la
population qu'ils ont façonné une mentalité commune : on
veut l'indépendance nationale, on réclame la liberté, on dé-
nonce l'inégalité et la misère engendrées par l'Ancien Ré-
gime, qui avait l'aplomb de se faire passer pour socialiste.
A Varsovie, nous avons pu vérifier et confirmer ces im.
pressions de route en découvrant dans d'autres milieux la
même atmosphère de liberté et de sincérité. La discussion
élaborée a les mêmes caractères que la conversation à bâ-
tons rompus. Notre interlocuteur, le plus souvent intellectuel,
militant communiste, est sans méfiance; il formule les pro-
blèmes qu'il se pose dans un langage personnel, il fait sans
réticence le procès du stalinisme, dénonce au passage l'argu-
ment ou le cliché officiel, se rit de ses anciennes illusions ;
sa pensée est en mouvement, elle se cherche et s'avoue cette
recherche; jamais nous ne sentons un silence de commande,
une manquvre d'intimidation, un regard de suspicion. Bref,
il ne subsiste rien en lui de ce qui désigne en France l'intel-
lectuel stalinien dans une discussion: la fuite de reptile
devant l'argument gênant, l'allusion à des mobiles supérieurs
incommunicables, le refuge dans les textes sacrés, la gran-
diloquence outragée en réponse au doute, la maneuvre de
l'inquisiteur. Davantage, il n'est pas moins loin de nos pro-
17
gressistes (faune caractéristique des régimes bourgeois): il a
fait au jour le jour l'expérience du totalitarisme et il veut
en faire maintenant une critique radicale; il est conscient
que le stalinisme n'est pas une série d'erreurs, un plan mal
conçu, des privilèges bureaucratiques excessifs, une police
envahissante, qu'il est un système total qui, sous le couvert
d'une idéologie révolutionnaire, a parachevé l'aliénation de
l'homme, ouvrier, paysan, intellectuel ou artiste. Il est cer-
tain que l'avenir du communisme passe par la défaite com-
plète du stalinisme ou du néo-stalinisme. Sans doute ne dis-
pose-t-il pas d'une théorie nouvelle qui embrasserait tous les
aspects de la vie sociale, mais il sait que cette théorie est à
faire et il est prêt à l'aborder délivré de tous préjugés.
La pensée est libre, l'échange de pensées est libre, c'est
qu'aucune menace ne plane sur l'opposant ou le non-confor-
miste. J'ai déjà dit que la police était invisible. De fait, le
jour des élections, j'ai cherché en vain une patrouille d'hom-
mes en uniforme; je n'ai rencontré que quelques civils, mu-
nis d'un brassard, qui se promenaient d'un air fort débon-
naire sur un boulevard. Une milice? Renseignements pris, il
s'agissait de volontaires destinés à s'assurer qu'aucun ivrogne
(ils sont nombreux et l'alcool était interdit ce jour-là) ne
troublerait la voie publique. Dans le quartier des ambassades
et des ministères, les bâtiments ne sont pas gardés; un plan-
ton fait seulement les cent pas devant le domicile de Cyran-
kiewicz. L'immense immeuble du ministère de la Sécurité
paraît désert, nos compagnons polonais nous disent d'ailleurs
qu'il est désaffecté. L'année dernière encore, les barbelés in-
terdisaient l'accès du trottoir devant le building, et le pas-
sant préférait traverser l'avenue plutôt que de le longer. Ce
changement paraît tout naturel aux Polonais. De même il
semble naturel à l'un de nos hôtes d'écouter la B.B.C. le
soir des élections et de téléphoner à ses amis pour s'esclaf-
fer de l'intérêt que prennent les Anglais à la forte proportion
de votants. « N'est-il pas dangereux de parler au téléphone
de la B.B.C.? » Notre interlocuteur paraît quelque peu scan-
dalisé de notre question. « Autrefois se serait-il permis de la
faire aussi librement? » Il s'étonne de nouveau : autrefois sa
ligne était branchée sur un poste d'écoute. Mais le passé est
le passé, aujourd'hui tout est différent.
C'est avec quelque orgueil et quelque ironie aussi que
des amis polonais nous ont promené dans les rues de Var-
sovie pour nous montrer les vestiges de ce passé révolu. Rien
ne pouvait mieux nous faire sentir en effet la présence phy.
sique de l'Etat bureaucratique que ces immenses buildings
édifiés à sa gloire : le Ministère de la Sécurité, dont j'ai déjà
parlé, construit dans un style de super-palace Côte d'Azur ;
l'immeuble du Comité central du parti, surtout, qui s'élève
au carrefour de deux artères principales de la ville, dont les
dimensions évoquent celles du Palais de Chaillot, mais que
18
sa masse, écrasante à souhait, désigne comme la forteresse
ultra moderne d'un Pouvoir absolu; le Palais de la Culture
enfin, point de mire, quel que soit le lieu où l'on se situe,
gratte-ciel prétentieux, pourvu de créneaux et de fioritures
diverses, dont la fonction, au demeurant, est toujours restée
indéterminée et qui est encore à moitié vide. Symboles de
l'ère stalinienne, dépouillés de leur substance, citadelles ana-
chroniques, c'est un autre monde qu'ils évoquent à l'heure de
la « démocratisation » et des coupes sombres pratiquées dans
la bureaucratie.
Et pourtant ce monde est tout proche... Encore une fois
il suffit d'observer.
Nos amis polonais nous ont conduit jusqu'à l'Ambas-
sade russe située à l'extrême pointe du quartier « officiel »,
en contre-bas du Belvédère, l'ancien siège du gouvernement
polonais. Entouré d'un grand jardin, ce palais imposant, ré-
cemment construit, éclipse par ses dimensions, non seulement
toutes les autres ambassades, mais la plupart des bâtiments
publics. Les Polonais le nomment leur « super-belvédère »
et parlent de Ponomarenko comme de leur gauleiter. A pré-
sent, cependant, l'humour n'est plus exempt d'amertume, ni
de crainte. La puissance stalinienne incarnée dans l'architec-
ture n'appartient pas au passé. Selon l'expression, maintes
fois entendue, le pouvoir russe règne à Varsovie indépen-
damment du pouvoir national. Ponomarenko, l'adversaire
irréductible du mouvement d’octobre, lui qui déclarait aux
journalistes que Poznan avait été l'ouvre du fascisme au
moment même où Cyrankiewicz admettait qu'il s'agissait
d'un soulèvement ouvrier, lui encore qui déclarait à une délé-
gation de la jeunesse, pendant les fameuses journées d'octo-
bre: « Aujourd'hui c'est le désordre, demain l'ordre sera
rétabli, choisissez avant qu'il ne soit trop tard. » Ponoma-
renko qui a conservé son hostilité entière contre le nouveau
régime continue de trôner malgré l'avènement de Gomulka.
L'Ambassade demeure le quartier général du stalinisme polo-
nais et c'est entre ses murs que se prépare l'offensive quoti-
dinne, lancée de Moscou, contre la presse de Varsovie.
Or ce péril, attaché à la présence russe en Pologne,
nous avons pu vérifier chaque jour qu'il était durement senti
par la population, qu'il tarissait l'enthousiasme issu de la
« Libération », qu'il interdisait l'espoir, qu'il inhibait la
pensée elle-même, devenue incertaine du possible et donc
du vrai. Nos impressions, de nouveau, se dégagent aussi bien
de la conversation de rue que de la discussion proprement
politique.
Jamais, au cours de ces rencontres de hasard que j'évo-
quais tout à l'heure, nos interlocuteurs n'ont manqué de par-
ler de la menace russe. En vain leur disions-nous qu'elle pa-
raissait écartée à l'heure actuelle, qu'une nouvelle édition de
la répression hongroise était inimaginable: ils ne le ju-
19
geaient pas. Et je me souviens de cette réflexion entendue à
plusieurs reprises : « Si les Russes nous attaquaient, il ne
se passerait rien d'autre que ce qui se produisit en Hongrie;
sans doute les Allemands se soulèveraient-ils, mais aucun au-
tre peuple ne bougerait, ni dans le bloc soviétique ni dans
le monde occidental; les Américains ne feraient que disposer
leurs troupes à la frontière des deux Allemagne pour empê-
cher l'extension de la guerre; l’U.R.S.S. aurait tout le loisir
de nous écraser. »
Si jamais l'expression « faire un exemple veut un sens,
c'est bien en Pologne qu'on le découvre et qu'on aperçoit
l'efficacité, au moins à court terme, de la répression russe.
L'exemple hongrois hante tous les esprits. « Hongrois Ka-
put », disait un ouvrier dans la région de Kusztrin, et pour
montrer ce qu'il restait à faire aux Polonais, il marchait sur
la pointe des pieds.
Les nombreux intellectuels avec qui nous avons discuté
exprimaient leurs sentiments d'une façon moins rudimen-
taire, mais ceux-ci ne variaient pas. Autant leur critique du
passé, nous l'avons dit, était radicale, autant était incertaine
leur vision de l'avenir. Non qu'ils fussent hésitants sur la po-
litique qui, dans l'immédiat, devait être suivie, sur la néces-
sité de réformer fondamentalement le Parti, de faire le pro-
cès des responsables staliniens, de légaliser la liberté de
parole dans l'Organisation et dans la presse, de donner enfin
le maximum d'autorité aux conseils d'entreprise. Mais leur
pensée est continuelle: ce qu'il faudrait faire, c'est ce que
l'encerclement stalinien rend périlleux, peut-être impossible;
c'est ce que devrait accomplir Gomulka s'il s'appuyait réso-
lument sur des forces sociales révolutionnaires, mais ce qu'il
devient difficile d'entreprendre quand le gouvernement s'y
oppose et déclare close la phase de démocratisation, quand
il s'avère nécessaire de combattre à la fois le stalinisme et
le régime nouveau qui l'affronte.
Dans de telles conditions, l'espoir et l'ardeur se chan-
gent vite en lassitude. Il m'a paru significatif que beaucoup
de jeunes intellectuels communistes, fortement engagés dans
le combat idéologique, rêvent d'aller passer quelques mois
en France prochainement. Cette volonté d'évasion exprime
sans doute le malaise d'une intelligentzia qui ne parvient pas
à résoudre ses propres problèmes dans le cadre de la situa-
tion objective qu'elle doit affronter.
Il m'a semblé incomparablement plus grave que beau-
coup d'intellectuels soient dans ce climat de nouveau isolés
de la classe ouvrière. Le soutien, par exemple, qu'ils appor-
tent au mouvement des Conseils n'est pas éclairé, le plus
souvent, par une connaissance de ce qui se passe dans les
usines, et, de ce fait, leurs revendications, aussi légitimes
qu'elles soient, gardent un caractère purement « politique »,
leur attention se concentre exclusivement sur la lutte des
tendances au sein du Parti.
20
russe
A la crainte paralysante d'une intervention
s'ajoute aussi, parmi les masses, si j'ai bien pu en juger, un
attrait à l'endroit de l'Occident. De nombreuses fois, et no-
tamment dans une usine de Varsovie, on nous a interrogés
avec une curiosité admirative sur les conditions de vie en
France, les prix des vêtements et de la nourriture, les avan-
tages matériels dont pourraient disposer certains ouvriers de
Renault (automobiles, télévisions, frigidaires...), la législation
du travail. Implicitement ou explicitement la comparaison
était établie avec les conditions d'existence en Pologne. Sans
doute, n'est-il pas possible de savoir, sur la base de ces ra-
pides échanges, quelle représentation exacte le Polonais se
forge de l'Occident (et ceci, d'autant moins que le plus sou-
vent nous ignorions tout de notre interlocuteur), mais il m'a
paru que la dictature stalinienne avait suscité, en réaction
contre ses propres mensonges, un certain nombre d'illusions
sur les régimes de l'Ouest. Situation paradoxale, certes, si
l'on songe qu'en France par exemple, beaucoup d'ouvriers
se nourrissent d'illusions contraires sur les conditions de vie
à l'Est, mais qui témoigne du désarroi de la masse.
On peut enfin juger à vue d'oeil des difficultés héritées
de la période stalinienne par la misère qui règne dans la
population. Maintenant que les privilèges des hauts bureau-
crates ont été abolis, et qu'il est vraisemblablement dange-
reux de faire l'étalage de sa richesse, l'impression de « gri-
saille » est dominante. Dans des cafés fréquentés par des
médecins, des avocats et des intellectuels on peut observer
une certaine recherche dans l'habillement, voire une certaine
élégance chez la femme (qui vont de pair avec des relations
de mondanité soigneusement entretenues). Mais dans la rue,
la pauvreté est frappante. La masse de la population ne
peut se vêtir décemment, obligée qu'elle est de payer une
paire de chaussures de 450 à 700 zlotys, un complet ou un
pardessus de qualité moyenne 2.000 zlotys, un pull-over de
400 à 600, alors que les salaires sont de 700 à 800 zlotys pour
les catégories les plus défavorisées et de 1.000 à 1.500 pour
la couche la plus nombreuse des travailleurs. Par ailleurs,
la nourriture est à bas prix, mais tous les produits qui sor-
tent de la consommation courante (et celle-ci offre un choix
fort restreint) sont inaccessibles à la grande majorité de la
population. Il suffit, en outre, d'entrer dans un grand maga-
sin pour constater la rareté et la médiocrité des ustensiles
ménagers et plus généralement des mille petits produits de
la grande industrie qui caractérisent la vie d'un pays évolué.
Les conditions de logement, enfin, sont particulière-
ment dures. La plupart des intellectuels que nous avons ren-
contrés disposent d'appartements minuscules, le plus souvent
réduits à une seule pièce – bien qu'ils appartiennent à une
couche nettement privilégiée (le salaire d'un journaliste ou
d'un critique est de l'ordre de 2.500 zlotys et les possibilités
qui lui sont offertes de publier ou de traduire des textes en
-
21
dehors de son travail lui permettent d'accroître considéra-
blement cette somme, voire de la doubler). Quant à la masse
des ouvriers, des petits employés ou des petits fonctionnaires
ils doivent parfois se contenter de partager un seul apparte-
ment entre plusieurs familles et souvent s'accommoder d'une
cuisine unique pour plusieurs appartements.
La misère est plus voyante encore à la campagne que
dans la capitale. Mais à Varsovie même, l'atmosphère de
la rue suggère les difficultés économiques : les automobiles
sont peu nombreuses, la lumière parcimonieusement distri.
buée, les vitrines des magasins dépourvues de tout attrait;
nous ne pouvons qu'évoquer le Paris de l'occupation aux
jours les plus sombres.
Certes on ne peut imputer au régime stalinien seul la
responsabilité de la misère. La reconstruction de la capitale,
encore inachevée, dit assez quelle fut l'ampleur des domma-
ges subis pendant la guerre... Il n'en est pas moins certain
que douze ans après la fin de la guerre, en dépit de l'extraor-
dinaire essor technique qu'a connu le monde entier et no-
tamment l'industrie russe, la Pologne demeure, par la faute
du stalinisme, dans une situation matérielle lamentable.
DISCUSSIONS
eues
-
Telles sont les premières impressions que je retire de
ce bref voyage; il va de soi qu'elles ne permettent pas de
juger de la situation politique et sociale. Mais cette situation
n'est pas visible, elle ne peut être que connue. J'ai donc
voulu faire une place à part à ce que j'avais appris, dans
les nombreuses conversations que j'ai pu avoir avec des mi-
litants communistes, en réunissant et confrontant les infor-
mations obtenues. Toutefois, plutôt que de présenter ces
informations d'une manière systématique, il me paraît bon
de ne pas les dissocier du cadre réel des discussions que j'ai
le mode de pensée de nos interlocuteurs me semblant
aussi intéressant que les faits rapportés. Renonçant à fournir
quelques informations de détail recueillies par ailleurs, j'ai
donc sélectionné quatre entretiens, les plus complets qu'il
m'ait été donné d'avoir, et qui donnent une juste idée de la
mentalité d'un certain nombre de communistes polonais. A
l'exceptio 1 de D., haut fonctionnaire (dont nous rapportons
les propos plus loin), tous ceux avec qui nous nous sommes
longuement entretenus sont des collaborateurs de grands or-
ganes de presse polonais: Tribuna Ludu, Nowa Kultura, Po
Prostu, etc. Dans les pages qui suivent, je le signale aussi,
j'ai cherché non pas tant à rapporter le propos littéral de
l'interlocuteur qu'à restituer le mouvement du dialogue. En
conséquence, je n'ai pas cherché à dissimuler mes propres
interventions ou mes réflexions quand elles me paraissaient
éclairer la discussion.
22
AVEC A.
A. est communiste et joue un rôle de premier plan
dans les milieux intellectuels et les milieux de presse. Je
crois comprendre qu'à la différence de la plupart de ses
compagnons il n'a jamais été stalinien. Précis, rigoureux,
d'une culture politique étendue, sensible au plus haut degré
à la diversité des facteurs qui interviennent dans la situation
présente de gauche, A. donne une image de l'intellectuel
communiste assez exactement contraire de celle que cher-
chent à composer pour le discréditer certains correspondants
de journaux progressistes français.
Sur la liberté d'expression
sure
Nous parlons d'abord de la situation de l'écrivain et
du journaliste. Leur est-il devenu possible de publier ce qu'ils
veulent, du moins dans les limites qu'impose la présence
russe et la menace qu'elle fait peser? Non, dit A. On peut
écrire beaucoup plus de choses qu'autrefois, mais on ne peut
écrire librement. La censure au reste se durcit de nouveau..
Peut-être est-ce la période électorale qui rend le gouver-
nement plus vigilant, mais ce n'est pas sûr. Le souci domi-
nant est d'éviter de provoquer les Russes ou seulement de
les choquer. C'est ainsi que Nowa Kultura a été à plusieurs
reprises victime de la censure dans la dernière période. Et
les rédacteurs eux-mêmes, dans cette situation, sont de plus
en plus préoccupés d'écrire des articles qui ne prêtent pas
le flanc à la censure; ils tendent à pratiquer une auto-cen-
ou une censure préventive. Nous nous inquiétons de
cette réponse : il y a une logique du silence ou de la pru-
dence qui mène à la passivité puis à la complicité. Mais
nous n'avons rien à apprendre à A. sur ce chapitre. Il a
vu cette logique s'exercer, de plus près que nous. Il ne peut
nous donner tort. Mais nous sommes trop prompts à con-
damner la prudence et nous ne prenons pas le temps de
mesurer les difficultés. Aucun des intellectuels qui a lutté
pour la déstalinisation n'a pris son parti de modérer ses cri.
tiques, encore moins d'y renoncer; les rédacteurs luttent
contre la censure, ils cherchent à faire « passer » le plus de
choses possibles et si la censure se durcit c'est aussi parce
que la critique se développe. Les circonstances ne permet-
tent cependant pas d'attaquer la censure de front.
Tandis que A. nous parle, je pense que l'antithèse li-
berté-servilité est actuellement informulabie. A. connaît les
procédés qui engendrent la servilité et il les hait, mais il est
placé dans des conditions qui ne lui permettent pas de re-
vendiquer la liberté entière. Il me semble qu'indépendam-
ment des obstacles extérieurs auxquels se heurterait une telle
revendication, il ne la juge pas souhaitable dans le présent.
23
Par exemple, la censure officielle le gène, il la critique, cite
des articles que lui-même et des amis de sa tendance ont
écrits et qui ont été interdits, admet qu'une mentalité stali-
nienne se reconstitue sous le couvert de la prudence anti-
stalinienne, mais il ne parle pas de la censure comme de
l'ennemi. L'ennemi est l'U.R.S.S. et ses représentants polo-
nais qui profitent de toutes les occasions pour faire le procès
du nouveau Cours en termes menaçants. Les hommes du gou-
vernement, les censeurs et les intellectuels du rang sont, bon
gré mal gré, solidaires face à cette menace. Autrefois la cen-
sure s'identifiait avec la volonté du parti communiste et celle-
ci n'était qu'un mode de la volonté de l'U.R.S.S. Quiconque
entrait en conflit avec la censure, s'il ne se déjugeait pas,
apparaissait comme opposant au système total et était amené
à se percevoir lui-même comme tel. Aujourd'hui, du moins
dans de nombreux cas, le censeur dit au journaliste ou à
l'écrivain : « Vous avez raison et je pense comme vous, mais
ce que vous dites présente un danger. » Il n'y a plus de cen-
sure idéologique mais une censure quasi militaire. Et encore
celle-ci le censeur ne l’exerce-t-il qu'avec modestie, c.r il
redoute son propre rôle et qu'on lui reproche d'entraver la
démocratisation. Il veut donc (souvent) non seulement con-
vaincre l'écrivain qu'il partage ses idées mais encore qu'il
en interdit l'expression pour les sauvegarder. (Nous appren-
drons plus tard, et cette nouvelle a de quoi nous stupéfier,
que les censeurs sont les mêmes qu'à l'époque stalinienne.)
A., comme les autres intellectuels communistes que je
rencontrerai par la suite, n'est pas dupe de cette complicité
que le censeur veut établir avec ses « victimes »; l'accepte-
rait-il, il remettrait une fois pour toutes le sort de sa pensée
entre les mains de l’Appareil et retomberait dans l'ancien
statut de dépendance qu'il a voulu abolir. Toutefois il ne
peut, non plus, percevoir le censeur
une autorité
étrangère; ses arguments il les a déjà formulés pour lui-
même, quand il écrivait. Il les évalue seulement autrement.
Il sait qu'une critique de la désorganisation actuelle du parti
peut être utilisée par les natoliniens contre Gomulka ou bien
qu'une critique de la fonction du parti sera considérée par
la Pravda comme un signe de liquidationisme, mais il court
ce risque, admettant qu'il peut provoquer une riposte de
l'ennemi mais qu'il doit stimuler le progrès de la pensée
communiste. Le censeur ne fait qu'inverser les termes du
raisonnement: il reconnaît qu'on peut critiquer, mais affirme
qu'on doit éviter les risques.
Ce qui frappe dans le cas de A. c'est qu'il paraît à la
fois extrêmement lucide et enfermé dans des contradictions
de fait. Sa pensée est celle d'un marxiste habitué à prévoir
et son attitude celle de quelqu'un qui vit au jour le jour.
Quand nous l'approuvons de lutter pied à pied contre la cen.
sure, il devient réticent comme si notre accord le gênait;
soit qu'il craigne d'être jugé plus entreprenant qu'il ne l'est
comme
24
réellement, soit que nous lui paraissions aveugles à toutes
les difficultés qu'il affronte. Quand nous lui montrons le
danger qu'il y a à pratiquer une « politique » de la parole
et vers quoi mène un calcul appliqué aux idées, il nous de-
vance comme si tout ce qu'il venait de nous dire en faveur
d'une telle pratique ne devait en aucun cas être érigé en
thèse, comme si le problème était précisément de ne pas
convertir cette conduite en théorie.
Nous avons d'abord admis tacitement que la libre ex-
pression était dangereuse, mais l'un d'entre nous s'étonne à
bon droit qu'on ne puisse distinguer sujets dangereux et
sujets neutres. Critiquer le régime ou la politique de
l’U.R.S.S. c'est évidemment s'exposer à une riposte, analy-
ser librement la situation polonaise ou bien poser
des
pro-
blèmes théoriques dont les incidences pratiques ne sont pas
immédiatement perceptibles ne doit pas provoquer un con-
flit idéologique de la même nature. On pourrait donc cir-
conscrire des « zones de prudence » en dehors desquelles
la pensée reprendrait ses droits.
A. en convient. Il nous assure qu'en réalité cette dis-
tinction est familière à tout intellectuel polonais, mais elle
est moins opérante qu'on ne pourrait le penser du fait qu'elle
est récusée par l’U.R.S.S. Les Russes se mêlent de tout et,
pour eux, il n'y a pas de sujet neutre. Qu'on parle de l'or-
ganisation de l'économie, du rôle des conseils ouvriers, de la
structure du parti ou de la philosophie marxiste, on pro-
voque également la condamnation de la Pravda. Tel ou
tel rédacteur de Nowa Kultura est, le lendemain de la publi-
cation de son article, taxé de liquidationisme par l'organe
russe, sans pour autant que ses idées soient reproduites et
sérieusement commentées. Ainsi se constitue un dossier anti-
polonais qui paraît accumuler des preuves en vue d'un pro-
cès final. Quel que soit le sujet dont on parle, on se meut
donc dans une atmosphère chargée d'électricité, on écrit
dans un état constant d'alerte, attentif aux détonations quo-
tidiennes que provoque une expression libre. On sait que
toute parole a son écho entre les murs de l'Ambassade, que
Moscou est dans Varsovie, que deux lois s'entremêlent dont
l'une, triomphant, serait mortelle.
Comment s'étonner alors que la censure « gomulkiste »
ne prétende à son tour se mêler de tout. A. donne un exem-
ple récent: on a interdit un article philosophique portant
sur les idées du jeune Marx et montrant leur déformation
sous le règne stalinien. Le critique manquait de prudence...
C'est dire que la stratégie idéologique passe à tous les
niveaux. C'est dire aussi que si les intellectuels ne veulent
pas se laisser asphyxier, une lutte quotidienne doit être sou-
tenue, également à tous les niveaux; car si le harcèlement
qu'ils pratiquent cessait un moment, par lassitude, une rigi-
dité cadavérique s'emparerait du nouveau régime, à l'image
du passé.
-
25
N'y a-t-il donc d'autre avenir possible que dans cette
tension constante entre la presse et la direction politique
entre l'une et l'autre et l’U.R.S.S.? Selon A. un immense
progrès serait accompli si la presse recevait un statut qui
consacre son indépendance à l'égard du gouvernement. Un
tel projet est à l'étude (j'en entendrai à plusieurs reprises
reparler par divers écrivains qui mettent en lui tous leurs
espoirs). Institué, il créerait une situation nouvelle car Go-
mulka ne serait plus compromis aux yeux des Russes par le
moindre des articles paru dans la moindre des revues polo-
naises. Il deviendrait nécessaire pour le Bureau politique de
Moscou de raisonner sur la Pologne à partir de critères
nouveaux.
Actuellement la publication d'un article anti-gouverne-
mental dans la plus petite ville de province du Turkestan
serait considérée par Krouchtchev comme le signal d'une
insurrection, parce qu'il est établi que ne doit exister aucun
écart entre la pensée des dirigeants suprêmes de l'Union
soviétique et celle du militant du rang. En fonction d'une
telle perspective, et par voie de réciprocité, Gomulka est
tenu pour responsable de tout ce qui s'écrit dans les jour.
naux et les revues polonaises. Leur indépendance reconnue,
l'écrit ne serait plus une expression directe de la politique
nationale et se délesterait donc, au moins partiellement, de
la charge explosive qu'il possède dans le présent.
Il me paraît significatif que A. ne parle de ce projet
qu'avec une certaine réserve. C'est qu'il est douteux d'abord
qu'il soit élaboré et plus douteux encore qu'il résolve le
problème de la liberté d'expression. D'une part, on voit mal
comment il ne provoquerait pas une tension avec l'U.R.S.S.
supérieure à toutes celles qui ont été jusqu'à maintenant
enregistrées, car ce que l’U.R.S.S. conteste c'est l'idée d'une
vie politique polonaise autonome, c'est l'idée qu’un débat
puisse s'instituer en Pologne sur la construction du socia-
lisme. Les gages que lui a déjà donnés Gomulka en condam-
nant spectaculairement les tendances gauchistes de Po
Prostu, par exemple, ne permettent guère d'espérer qu'il
l'affronte, sur le terrain des principes, en légitimant les oppo-
sitions idéologiques possibles.
D'autre part, on imagine avec peine qu’un statut de la
presse n'accompagne pas une réforme fondamentale du parti.
Pour une grande part, les rédacteurs de Tribuna Ludu, de
Po Prostu, de Nowa Kultura ou de Tworczocs sont des com-
munistes; leur reconnaître le droit de s'exprimer librement
dans les organes de presse c'est consacrer le principe de la
démocratie dans le parti; or si celle-ci s'exerce en fait ac-
tuellement, elle n'a pas encore de statut et ne l’acquerra (si
elle l'acquiert) qu'au prix de grandes difficultés.
26
Sur la politique de Gomulka
Nous sommes ainsi conduits naturellement à parler de
la situation politique qui conditionne le problème de la
liberté d'expression. Au début, A. parait soucieux de faire
comprendre les difficultés auxquelles se heurte Gomułka;
mais peu à peu ses critiques s'accumulent.
Nous nous inquiétons d'abord de l'ultime intervention
de Gomulka dans la campagne électorale. L'idée de trans-
former les élections en une sorte de plébiscite, si elle répon-
dait au souci de couper court aux manouvres staliniennes,
n'était-elle pas cependant contraire au programme nou-
veau? On avait promis aux gens qu'ils allaient choisir, du
moins dans certaines limites, leurs représentants. Au dernier
moment, on les somme d'approuver les listes gouvernemen-
tales et on leur présente le choix comme un acte d'opposi-
tion à Gomulka. A. partage cet avis. Il pense que si Go-
mulka réussit, son intervention aura été « habile » (à l'heure
où nous discutons, nous ne possédons encore aucune indica-
tion sur les résultats du vote), mais il paraît redouter cette
habileté même. De fait, cette maneuvre est venue couron-
ner toute une série de mesures tactiques également inquié-
tantes.
A. déplore notamment le mode de composition des
listes de candidats; on a souvent rangé en queue de liste ou
éliminé des éléments révolutionnaires qui avaient joué un
rôle de premier plan dans la démolition de l'ancien régime,
leur préférant, pour des raisons tactiques, des non-commu-
nistes peu sûrs qu'on espérait ainsi rallier à la politique du
gouvernement. Bref, on a prétendu jouer la carte de l'unité
nationale et on a accepté de sacrifier une part des militants
d'avant-garde.
Ces mesures s'inscrivent d'ailleurs, nous dit A., dans
une stratégie d'ensemble. Au lendemain de son avènement,
Gomulka s'est avéré essentiellement préoccupé de freiner le
mouvement qui l'avait porté au pouvoir. Loin de vouloir pro-
céder à une épuration des staliniens, au sein du parti, il a
cherché à les persuader qu'ils ne seraient pas inquiétés et
à obtenir leur collaboration. Son objectif était de rassem-
bler autour de lui les membres de l'appareil et d'orienter
le parti vers ses nouvelles tâches, sans heurt. Convaincus
qu'ils n'avaient aucune chance de reprendre la direction (à
moins de provoquer une guerre entre l’U.R.S.S. et la Polo-
gne), et de fait désemparés, les staliniens – le clan natoli- .
nien n'auraient eu d'autre perspective que de reconnaître
tacitement la faillite de leur politique et de conserver leurs
postes en servant la nouvelle. Cette évolution apparaissait
sans doute d'autant plus réalisable que l'immense majorité
des cadres dirigeants était demeurée « stalinienne » jusqu'à
la dernière heure et ne s'était convertie au gomulkisme
qu'au cours de la crise d’octobre ou à sa veille. Entre Go-
-
27
mulka et Nowak, la transition était assurée par Ochab et
Cyrankiewicz.
Il est dificile d'établir à coup sûr les mobiles qui ont
inspiré Gomulka. On ne peut s'empêcher de penser que ses
premiers réflexes ont été ceux d'un « politique » qui cher-
che avant tout à manæuvrer, voire d'un bureaucrate dont le
souci dominant est l'intégrité de l'appareil. Mais il n'est pas
non plus douteux que des considérations < stratégiques »
générales jouaient un rôle de premier plan. Neutraliser les
natoliniens, puis se les concilier progressivement c'était pri-
ver l’U.R.S.S. de sa base d'attaque en Pologne, c'était persua-
der le Kremlin que le gomulkisme était un fait national
irréductible.
Quoi qu'il er soit, ces manoeuvres avaient un corollaire :
refroidir l'enthousiasme de tous ceux ouvriers, étudiants,
intellectuels - qui avaient fait triompher la déstalinisation
et qui, maintenant, attendaient une épuration du parti, une
démocratisation officielle dans les organisations de masse
et, plus généralement, une participation active des comités
révolutionnaires et des conseils ouvriers à la vie politique
nationale. A tous ceux-ci, il fut demandé de faire confiance
à la direction du Parti; la route était parsemée d'embûches,
Gomulka savait ce qu'il faisait, il ne fallait pas le gêner dans
son action... Bref, on reprit les arguments qu'utilisaient au-
trefois les staliniens contre les mécontents. C'était dans un
autre esprit, certes, et en fonction d'une autre cause, mais
on recommença comme par le passé å prôner la confiance
dans le chef, la discipline et la centralisation du pouvoir.
Des comités surgis un peu partout tant à Varsovie qu'en
province avaient pris des initiatives politiques, parmi eux
beaucoup d'éléments entendaient être associés d'une façon
permanente au pouvoir. Gomulka leur signifia que des con-
seils ouvriers ne pourraient avoir qu'un rôle strictement éco-
nomique, que celui d'organismes locaux de co-gestion. La
politique demeurait du ressort exclusif du parti.
Pendant les journées d'octobre s'était constitué un co-
mité de liaison entre les représentants des ouvriers et ceux
des étudiants; ce comité pouvait jouer un rôle politique de
premier plan. Gomulka intervint pour qu'il soit dissous.
A l'Université même, meetings et discussions se multi-
pliaient. On votait des résolutions sur les questions les plus
diverses. La section du Parti critiqua âprement la conduite
des étudiants et exerça sur eux une pression constante pour
les faire rentrer dans l'ordre. Cette tactique gomulkiste béné-
ficia en outre de la confusion engendrée par l'écroulement
du système précédent car dans le cadre de la liberté nouvelle
s'exprimaient des critiques de toute nature dont certaines
visaient le socialisme en tant que tel. Il était donc facile de
confondre toutes les voix, de faire un amalgame entre les
protestations révolutionnaires et réactionnaires et de dénon-
1
28
cer le péril que la critique en général faisait courir au ré-
gime.
Dans un tel climat, l'insurrection hongroise ne put, en-
fin que renforcer les mesures d'autorité .A., sans contester
la nécessité dans laquelle on était d'éviter toute provocation
à l'endroit de l'U.R.S.S., insiste sur la déception causée par
l'attitude gouvernementale. Et cette déception s'accrut en-
core (alors même que la violence de la répression en Hongrie
faisait mesurer les risques courus et tempérait l'ardeur révo-
lutionnaire) quand Gomulka signa en Russie un texte qui
reconnaît la légitimité de Kadar.
Sur la résistance des staliniens et la situation dans le Parti
Pour autant qu'il soit possible aujourd'hui de porter un
jugement sur la politique gouvernementale depuis octobre,
celle-ci paraît avoir échoué. Il faut reconnaître dit A.
que Gomulka n'a pas obtenu la stabilisation qu'il recher-
chait, mais plutôt que sont nés de nouveaux dangers. Les
staliniens ont indubitablement saisi l'occasion qui leur était
offerte de consolider leur position dans le parti. Puisque Go-
mulka frappait lui-même les forces qui l'avaient porté au
pouvoir, puisqu'il dénonçait en termes violents de jeunes
militants révolutionnaires, stigmatisait des rédacteurs de Po
Prostu, réduisait les prérogatives des conseils, on pouvait
bien dans son sillage hausser le ton, déplorer le désordre
issu d'octobre et imputer aux jeunes communistes, traités
d'éléments irresponsables, toutes les difficultés économiques
présentes.
Comme no:ls nous étonnons que les staliniens puissent,
un si bref espace de temps, relever la tête et se faire
entendre d'une partie au moins de la population, A. nous
montre qu'ils sont servis par la structure du Parti.
en
Qu'on considère ce parti. Il est pléthorique: 1.500.000
membres pour une population de 27 millions d'âmes et de
17 millions de personnes en âge de voter. L'une des premiè-
res tâches de la nouvelle Direction était de réduire les effec-
tifs de l'organisation et notamment de supprimer de nom-
breux postes de « permanents » dont l'activité ne justifie
aucunement un salaire spécial. Comme en U.R.S.S., comme
dans toutes les autres démocraties populaires, cette couche
de petits bureaucrates répond au seul souci de la direction
de se constituer une base fidèle, qui dépende matériellement
d'elle et assure la stabilité du régime. A. estime qu'en Polo-
gne, si l'on compte les bureaucrates et leur famille, il y a
environ un million de personnes qui tirent leur revenu de
leur intégration à l'appareil du Parti. Ces éléments ne sont
pas, du moins pour la plupart, des staliniens. Leur destin
29
n'a sans doute pas été le même; certains ont obéi servile-
ment ou cyniquement aux consignes bureaucratiques, d'au-
tres ont cru de bonne foi que le régime poursuivait par des
chemins difficiles l'édification du socialisme, d'autres encore
se sont engourdis dans leurs activités quotidiennes comme
le font des employés qui voient dans le patron, quel qu'il
soit, un payeur. Beaucoup ont vu avec sympathie (même si
celle-ci n'était pas exempte d'inquiétude) le développement
du mouvement qui aboutit à octobre. L'exploitation de la
Pologne par l'U.R.S.S. ne leur était-elle pas aussi sensible
qu'au reste de la population, et la discipline stupide de la
bureaucratie ne s'exerçait-elle pas aussi à leurs dépens? Mais
quelles que soient leurs opinions, ces fonctionnaires du Parti
ont en commun d'avoir leur sort matériel lié à l'intégrité
de l’Appareil.
Quand Gomulka annonce que le nombre des permanents
doit être considérablement réduit il se heurte donc de front
à une couche, aussitôt rendue solidaire par le danger et
prête à réadorer les anciens dieux pourvu qu'elle subsiste.
La petite bureaucratie a d'autres sujets de méconten-
tement. Elle est un objet de critique constant de la part des
éléments révolutionnaires ou progressistes qui dénoncent
l'ignorance, l'incompétence, le conformisme, du bonze local.
Elle a l'impression qu'on veut lui faire endosser toutes les
tares du système existant et s'irrite de voir des éléments qui
embrassaient sans réserve il n'y a pas longtemps encore
l'idéologie stalinienne se retourner contre elle comme si
elle incarnait l'ancien régime. Or, dans le même temps, con-
tinuent de régner à la tête du parti, des hommes (à com-
mencer par Ochab et Cyrankiewicz) qui étaient ses maîtres
de la veille et sont maintenant à l'abri de toute critique offi-
cielle. Le raisonnement qu'elle tient n'est que trop clair :
« On veut faire de nous des boucs-émissaires. On sacrifie
l'employé pour sauver le patron. » Et comme ce raisonne-
ment contient une part de vérité, il trouve un écho dans cer-
taines fractions des masses. Aussi paradoxal que cela puisse
paraître à première vue, des ouvriers, des employés, des pay-
sans qui considéraient hier le fonctionnaire du parti comme
un profiteur du régime, un démagogue ou un gêneur sont
prêts à sympathiser avec son sort parce qu'ils sentent qu'il
n'était qu'un salarié du système et qu'aujourd'hui où ses an-
ciens privilèges sont abolis ses conditions d'existence ne le
distinguent guère de la masse des salariés.
Les staliniens n'ont pas de mal à exploiter cette situa-
tion. Ils n'agissent pas à découvert en critiquant Gomulka et
en louant le régime précédent mais ils affirment que la nou-
velle politique s'édifie sur le dos des « militants » du parti.
A la veille des élections ils diffusaient un tract dans les usi-
nes, nous dit A., opposant la situation des fonctionnaires du
parti à celle des leaders demeurés à la tête de l'Organisation
et rejetant sur ces derniers toutes les responsabilités de l'an-
30
cienne politique. Grâce à ces maneuvres ils peuvent obtenir
un écho qu'ils n'auraient évidemment pas s'ils se plaçaient
sur un terrain idéologique. Très habilement ils nient au
contraire toute différence entre la nouvelle et l'ancienne
équipe dirigeante et accréditent l'idée que les changements
survenus en octobre furent principalement l'effet de riva-
lités personnelles. Ils sont servis en ceci par l'attitude de
Gomulka qui hésite de son côté à promouvoir un programme
nouveau et se borne à des déclarations d'intention.
Mais il n'y a pas que la situation dans le parti qui leur
soit favorable. Dans le pays entier les difficultés économiques
engendrent un climat d'inquiétude; non seulement un relè.
vement du niveau de vie des masses est improbable, mais
dans l'immédiat on prend des mesures d'assainissement ou
de rationalisation qui se soldent par d'importants licencie-
ments dans les ministères et les entreprises. On peut bien
leur expliquer que la bureaucratie stalinienne a multiplié
les fonctions inutiles et engendré une véritable prolifération
d'improductifs, ceux qui sentent peser sur eux la menace du
chômage sont plus sensibles à une critique rudimentaire du
nouveau régime.
Nous faisons remarquer à A. que toutes ses informa-
tions suscitent une grande défiance vis-à-vis de la politique
gomulkiste dont les concessions aux natoliniens et la tac-
tique manoeuvrière renforcent le danger contre-révolution-
naire. Mais A. hésite manifestement à porter un jugement
d'ensemble sur la politique de Gomulka. Selon lui, sans
doute, il y a eu des maladresses, des errements, une prudence
excessive, non pas une véritable politique qu'on doive con-
damner. Gomulka vient de faire une expérience, il peut cons-
tater l'échec de sa tactique à l'égard des staliniens; il peu:
comprendre que s'il ne s'appuie pas résolument sur les for-
ces qui l'ont porté au pouvoir, il ruinera son propre avenir.
La visite personnelle qu'il a voulu rendre à l'usine Zeran à
la veille des élections (la première de ce genre depuis octo-
bre) ne témoigne-t-elle pas de cette prise de conscience?
A. nous rapporte enfin un épisode de la lutte à l'in-
térieur du Parti qui n'a pu, selon lui, qu'avoir une influence
décisive sur Gomulka. Celui-ci s'était rendu personnellement
dans une réunion d'une section de province pour appuyer
la candidature d'un secrétaire partageant ses idées. Son in-
tervention en faveur d'un nouveau cours dans le parti fut
vivement applaudie mais quand il s'agit de voter, les mili-
tants élirent contre son candidat un stalinien, épuré dans sa
propre région, qui jouissait sur place d'amitiés personnelles.
L'épisode permet-il d'espérer une évolution de Gomul-
ka? Il illustre en tout cas la puissance de l'appareil tradi-
tionnel.
- 31 -
AVEC B. et C.
A la différence de C. et de la plupart de ceux que nous
rencontrons par ailleurs, B. n'est pas inscrit au Parti. Il est
l'un des principaux collaborateurs d'un organe de presse po-
lonais et je crois comprendre qu'il est considéré comme plus
critique que d'autres à l'égard du régime. En fait, à quelques
nuances près son attitude est très proche de celle de C. et de
A., dont nous avons déjà rapporté la conversation,
i
Sur la portée des élections.
Quand nous nous rencontrons, les résultats des élections
sont déjà largement connus; nous savons que dans la très
grande majorité la population a suivi les consignes de Gomul.
ka et s'est prononcée massivement pour les têtes de liste. C.,
qui s'était employé dès notre arrivée à Varsovie à justifier la
tactique « plébiscitaire » de Gomulka, considère qu'elle vient
de remporter un éclatant succès. La campagne abstentionniste
qu'avaient déclenchée les staliniens, les nombreux appels
d'autre part à barrer systématiquement les noms des candidats
communistes pouvaient conduire à des résultats très douteux
qui discréditent la nouvelle direction et l'exposent aux criti-
ques impitoyables des russes. Gomulka a usé de sa popularité
et prouvé qu'il pouvait regrouper derrière lui la quasi unani-
mité du pays. Une étape nécessaire a donc été franchie qui
rend maintenant possible l'application d'un programme poli-
tique.
Sans contester cette appréciation, B. est beaucoup plus
réservé sur la portée des élections. Gomulka a atteint ses
objectifs, certes, mais le soutien dont il a bénéficié est émi-
nemment équivoque. Ses électeurs n'ont pas approuvé en toute
connaissance de cause une orientation ou un programme poli-
tique, ils ont répondu à l'appel de l'homme qui venait de dire :
« rayer les noms des candidats du parti ouvrier unifié, c'est
rayer la Pologne de la carte d'Europe ». Gomulka est appa-
ru comme l'incarnation d'une raison d'Etat, comme l'homme
irremplaçable dans la situation présente. Les ouvriers et la
gauche ont voté pour lui, mais les catholiques d'une part et
les staliniens de l'autre lui ont également apporté leurs voix.
C'est dire qu'aux yeux de tous il représente - selon l'expres-
sion traditionnelle - le moindre mal. C'est dire encore qu'il
ne représente aucune force sociale réelle. Les uns attendent
qu'il réforme le parti, qu'il fasse une part prépondérante aux
organes des masses dans la gestion de l'économie; d'autres
qu'il défende les droits de la petite propriété paysanne et du
petit commerce; d'autres qu'il ramène insensiblement la
Pologne dans le camp des démocraties populaires et rende
leur autorité aux leaders de l'ancien régime. Et, pour être
justes, ajoutons qu’une fraction du parti espère qu'il saura
continuer à louvoyer entre les tendances opposées en évitant
32
ee
toute compromission à l'égard de l'une ou de l'autre. Si les
élections marquent une étape, elles laissent donc l'avenir
ouvert et lourd de conflits possibles.
Nos interlocuteurs nous citent un cas qui, plus que tout
autre, témoigne de l'obéissance de la population aux consi-
gnes de Gomulka. Gozdzik qui avait été placé septième dans
une des listes de la capitale, n'a pas été, en dépit de la
popularité dont il jouit, remis par les électeurs dans un
rang meilleur qui lui eût permis d'être élu. Or on sait que
Gozdzik, secrétaire du parti à l'usine Zeran, a été l'un des
principaux artisans d'octobre. C'est lui qui mobilisa les ou-
vriers dans l'entreprise pendant la visite de Krouchtchev, il
est l'une des figures les plus aimées du nouveau régime et
a été surnommé « l'idole de Varsovie ». Toutefois, plutôt
que de déranger l'ordre de la liste établie par le Parti, les
électeurs ont préféré le sacrifier.
L'exemple est intéressant à double titre. Il nous ramène
d'abord aux
maneuvres de la direction du parti, car
n'est pas un hasard si Gozdzik ne fut pas désigné comme
l'une des têtes de liste. Moins réticent que C., B. est
convaincu que la personnalité du métallo, ferme partisan
du développement des conseils, est de inoins en moins appré-
ciée par Gomulka. Nous apprendrons d'ailleurs par la suite
qu'il fut vivement critiqué pour avoir attaqué les éléments
centristes du Comité de Varsovie à une époque où celui-ci
était la cible des naföliniens. Gozdzik fut vraisemblablement
sanctionné pour n'avoir pas voulu jouer le jeu de la pru-
dence gomulkiste.
D'un autre côté, le comportement de la population est
déroutant. Nous demandons à C. et à B. comment ils au-
raient voté s'ils s'étaient trouvés placés dans la circonscrip-
tion du secrétaire de Zeran. L'un nous répond qu'il n'aurait
pas changé l'ordre de la liste, l'autre qu'il aurait replacé
Gozdzik parmi les premiers de la liste. Mais tous deux
nous assurent que la défaite de celui-ci n'est pas le signe de
la passivité du corps électoral, qu'il a été consciemment sa-
crifié à la raison d'Etat.
Sur la raison d'Etat
Nos interlocuteurs sont très soucieux de commenter ce
terme, très soucieux de nous faire comprendre les sentiments
du Polonais moyen. La mentalité de la population a changé,
nous disent-ils, depuis l'écrasement de l'insurrection hon.
groise. Dans la première phase de celle-ci, l'indignation fut
à son comble; les Polonais s'identifiaient aux Hongrois et
voulaient leur manifester leur sympathie de mille manières.
Devant les offices de la Croix-Rouge où l'on venait donner
son sang les files d'attente exprimaient la protestation poli.
tique. On voyait même de jeunes enfants amenés par leur
père entraînés malgré eux dans l'immense courant de soli.
33
darité. Dans les entreprises et à l'Université on demandait
au gouvernement de prendre position en faveur des insur-
gés. Une résolution alla jusqu'à proposer qu'on envoie en
Hongrie l'armée polonaise prendre la relève de l'armée russe
dans le cadre du pacte de Varsovie. Mais quand les blindés
écrasèrent Budapest, les Polonais découvrirent qu'ils étaient
à la merci d'une semblable répression, qu'ils étaient de nou-
veau « seuls » dans le bloc soviétique et qu'en cas d'attaque
russe personne ne viendrait à leur secours, comme personne
n'avait prêté aide à la Hongrie. Depuis lors, l'obsession de
la menace russe est commune et alors même que le danger
devient moins probable on est conscient qu'un incident quel-
conque est susceptible de provoquer une explosion.
Si l'argument de la raison d'Etat est universellement
entendu c'est qu'il rencontre un sens quasi biologique de la
conservation.
Ni C. ni B. ne veulent cependant justifier une idéo-
logie inspirée par la raison d'Etat. Comme A., ils paraissent
persuadés que le plus sûr moyen de ressusciter le stalinisme
est de se laisser paralyser par la menace russe, de renoncer
à ses espoirs en une démocratisation plus poussée du régime
et de taire ses critiques. Comme A., ils nous parlent de leur
lutte constante contre la censure et nous apprenons à cette
occasion que les articles interdits sont finalement recueillis
au Bureau politique où l'on peut espérer qu'ils apportent un
écho des idées de l'opposition de gauche. Mais entre leur
langage et le nôtre, il y a toujours un écart. Ils sentent que
nous attendons d'eux une volonté plus ferme de combattre,
de plus grands espoirs en un avenir socialiste, et nous sen-
tons de notre côté qu'ils attendent de nous une meilleure
compréhension de leur situation, une appréciation plus pru-
dente de leur relation à Gomulka. Ils condamnent la raison
d'Etat telle que l'entend le gouvernement, mais ils en con-
servent l'idée qu'ils appliquent précisément à leurs rapports
avec le gouvernement, les circonstances leur paraissant né-
cessairement limiter l'action d'une gauche d'avant-garde.
Cet écart entre nous apparaît clairement quand l'un
d'entre nous formule l'alternative dans laquelle il voit en-
fermée la situation polonaise : ou bien, dit-il, il y aura une
radicalisation du mouvement commencé, les ouvriers se re-
grouperont activement dans les conseils, exigeront des res-
ponsabilités plus importantes, prendront peu à peu en mains
les tâches qui étaient réservées à la bureaucratie d'Etat tan-
dis que les militants et les intellectuels communistes conti-
nueront de lutter en faveur d'une démocratisation de la vie
politique et plus généralement de la vie culturelle; ou bien
sous le couvert d'impératifs stratégiques et par la voie de
mancuvres effectuées au niveau des sommets se rétablira
une séparation complète entre la politique des dirigeants
et les masses et la sclérose s'emparera de nouveau de l'Etat
et du Parti.
34
Nos interlocuteurs n'admettent pas l'alternative, car s'ils
jugent un épanouissement révolutionnaire peu probable
dans le cadre de la Pologne isolée, ils ne peuvent non plus
se représenter la suppression des conquêtes d'octobre. Ils
admettraient que la violence pure puisse, comme en Hon.
grie, réduire au silence les ouvriers et les intellectuels, mais ils
estiment impossible qu’un programme de bureaucratisation
ramène insensiblement à l'état ancien. Du stalinisme on a
fait une expérience totale – non seulement l'expérience de
l'asservissement à Moscou ou de l'irrationalité du Plan, d'un
ensemble d'erreurs et de contraintes
mais celle d'un sys-
tème complet de pensée et d'action. On n'imagine pas que
le Parti puisse se déclarer à nouveau l'agent infaillible de
l'Histoire, que des grèves soient interdites au nom de l'ar-
gument que les ouvriers ne peuvent entrer en conflit avec
leur propre Etat, qu'écrivains ou journalistes soient mis en
demeure d'adopter et de répéter les vérités officielles sous
peine d'être traités de contre-révolutionnaires. Aux yeux des
Polonais, ce qui a fait faillite ce n'est pas une certaine poli-
tique et une équipe qui l'appliquait, c'est une certaine repré-
sentation de la politique, c'est l'idée que l'Etat, le Parti, la
Vérité puissent avoir un statut de droit divin.
Dans de telles conditions le choix ne serait pas entre
révolution ou contre-révolution car s'il est impossible de
transformer radicalement la structure de la société il ne l'est
pas moins (en l'absence, répétons-le, d'une intervention
russe) de ressusciter l'ancien monde. La Pologne vouée à
chercher son chemin dans l'entre-deux n'aurait le choix
qu'entre des variantes du gomulkisme — variante autoritaire
ou variante démocratique du moins jusqu'à ce que des
événements nouveaux dans le monde ne viennent créer d'au-
tres conditions d'évolution. Citant un mot à succès qui a
cours dans les milieux de gauche, C. nous dit: l’U.R.S.S.
a dû se construire dans l'encerclement capitaliste, la Pologne
doit aujourd'hui se bâtir dans l'encerclement « socialiste ».
Formule profonde sans doute, enveloppée dans la boutade,
et qui montre bien le cas qu'on fait de l’U.R.S.S., mais for-
mule qui ne manque pas d'inquiéter, car ce n'est pas le
socialisme que l'U.R.S.S. a pu édifier dans les conditions de
l'encerclement, mais le stalinisme. Certes, la Pologne déli-
vrée de la mystification ne demande qu'à durer en préser-
vant les chances d'un socialisme véritable, mais les exigences
de l'encerclement ne sont-elles pas plus puissantes que les
intentions des hommes politiques?
-
Sur les tendances réactionnaires et le danger « capitaliste »
C. et B. nour reprochent par ailleurs de ne pas tenir
compte de tous les aspects de la situation sociale. On ne
peut raisonner, nous disent-ils, comme si le socialisme polo-
35
nais n'avait pour adversaire que le stalinisme russe et ses
agents natoliniens. On doit au contraire se demander quels
seraient les effets d'une instauration complète de la démo-
cratie. La classe ouvrière ne constitue qu'une minorité de
la population, encore subit-elle partiellement l'influence du
clergé dont le rôle politique a été déterminant; si cette
classe a grandi pendant l'ère stalinienne, elle a vu s’accuser
son hétérogénéité, absorbant des couches de la paysannerie
qui dans l’immédiat s'avèrent plus soumises à l'exploita-
tion, plus conservatrices que le prolétariat déjà façonné par
un long passé dans l'industrie. Quant à la paysannerie elle
a fait l'expérience la plus cruelle et la plus irrationnelle de
la collectivisation et de l'exploitation bureaucratique, elle
peut à juste titre accueillir avec la plus grande méfiance la
propagande socialiste dont elle n'a connu jusqu'à mainte-
nant que la caricature. Il serait certes absurde de la consi-
dérer globalement comme réactionnaire car sa résistance au
stalinisme était saine, mais on ne doit pas se dissimuler
qu'elle ne peut jouer le rôle d'une force révolutionnaire.
Dans certaines régions, nous dit B., des paysans qui sont
directement passés du régime de l'exploitation féodale à
celui de l'exploitation bureaucratique ne savent faire autre
chose que comparer ces deux statuts de servage et de leur
haine contre le second ils tirent une validation du premier.
Ainsi a-t-on vu des paysans
venir proposer à l'ancien proprié.
taire de leur terre d'en reprendre possession ou bien deman-
der, après le démantèlement d'une coopérative, l'autorisa-
tion à l'ancien propriétaire de se partager ses terres. Ces
cas limites, sans donner une image de la situation générale,
indiquent cependant jusqu'où peuvent aller les tendances
rétrogrades dans la paysannerie.
Comme on le voit, les arguments de C. et de B. sont
essentiellement différents de ceux des staliniens français qui
agitent le danger réactionnaire pour condamner toute libéra-
lisation du régime dans les démocraties populaires. Pour eux
et pour tous les Polonais avec qui nous avons discuté les
dispositions dans lesquelles se trouvent les paysans à l'égard
du communisme sont l'effet direct du régime de terreur
qu'ils ont subi. Le paysan n'est pas l'ennemi, il est celui
sur qui s'est acharnée avec le plus de violence la dictature
de l'Etat. On doit seulement constater qu'il n'est pas dans
l'immédiat en mesure de comprendre et qu'il faudra du
temps avant qu'il découvre la vérité du socialisme.
Mais dans le cadre même de leur appréciation de la
situation nos interlocuteurs s'interrogent cependant sur la
portée de la politique gouvernementale depuis octobre. D'un
côté, la tactique gomülkiste peut s'en trouver davantage
justifiée ; on peut, par exemple, tenir pour certain que des
élections vraiment libres auraient donné l'occasion aux pay.
d'éliminer massivement les candidats communistes,
sans
36
po.
qu'il fallait donc parer en premier lieu à ce danger. D'un
autre côté, seules des initiatives radicales de la classe ou-
vrière étaient susceptibles d'associer à des organes proléta-
riens des organes de représentation des paysans et d'assurer
sur des bases révolutionnaires leur participation à la vie poli.
tique de la nation. On ne peut nier que le souci de la nou-
velle Direction d'accaparer toutes les responsabilités a rétabli
un cloisonnement entre les diverses couches de la classe
ouvrière et entre celle-ci et la paysannerie qui engendre
l'inertie et favorise les tendances réactionnaires.
Ne pouvons-nous donc conclure que la seule et véritable
hypothèque qui pèse sur la situation polonaise est la me-
nace russe? En son absence ne serait-il pas clair que la seule
politique valable serait de jouer sans réserve le jeu de la
démocratie socialiste ? Mais cette question que nous
sons éclaire les difficultés dans lesquelles se débattent nos
interlocuteurs. C. notamment juge que les régimes de démo.
cratie populaire qui sont le siège d'une révolution antistali-
nienne affrontent le risque d'un retour au capitalisme de
type occidental et qu'une des tâches majeures est pour les
communistes de garder la direction de la démocratisation et
de lui assigner les limites qu'implique un tel danger. Il en
vient ainsi naturellement à réévaluer le rôle de l'U.R.S.S.
dans la situation présente. Conscient du paradoxe qu'il
énonce, il présente l’U.R.S.S. à la fois comme la puissance
contre-révolutionnaire dont l'exploitation totale de la Polo-
għe est à l'origine du bouleversement actuel et qui menace
les forces d'émancipation d'une extermination et comme le
régime à l'abri duquel il est possible d'effectuer des trang.
formations qui ne reconduisent pas au capitalisme.
A mon avis, et je le dis à C., un tel raisonnement réin.
troduit un schéma néo-stalinien, de type traditionnel. Le ca.
pitalisme de type occidental, c'est-à-dire fondé sur la pro-
priété privée, est posé comme le mal absolu, le régime de
l’U.R.S.S. sociologiquement indéterminé est seulement con-
sidéré comme mauvais en fait; de telle sorte que toute action
qui risque de favoriser le capitalisme ou les éléments qui lui
sont liés en Pologne est exclue en principe tandis que toute
mesure qui vise à ménager l’U.R.S.S. ou ses agents natoli-
niens est seulement qualifiée de compromis, de ruse néces.
saire, de moindre mal, etc. Dans la réalité, la propriété pri.
vée est-elle bien le fondement de toutes les perversions so-
ciales? Les Polonais ne savent-ils mieux que moi que son
abolition peut aller de pair avec l'apparition de nouvelles
méthodes d'exploitation? Ne savent-ils pas qu'une pseudo-
socialisation des moyens de production est à l'origine d'une
nouvelle couche sociale dominante dont les intérêts sont aussi
distincts de ceux de la classe ouvrière que le sont les intérêts
de la bourgeoisie dans un régime occidental? Peuvent-ils
croire enfin que le succès des forces réactionnaires abou-
tirait à une restauration de la propriété privée, à un rappel
37
des anciens maîtres des usines et de la terre alors que l'éta-
tisation de l'économie aujourd'hui réalisée offre des possi-
bilités d'exploitation des ressources matérielles et de con-
trôle du travail vivant beaucoup plus riches qu'en un régime
capitaliste de type classique?
J'ai la surprise de voir C. (qui, rappelons-le, est com-
muniste) abonder dans mon sens et me dépasser dans la
critique de l’U.R.S.S.: non seulement il n'hésite pas à em-
ployer le terme de capitalisme d'Etat pour caractériser son
régime, mais il affirme qu'en comparaison, les régimes occi-
sont indiscutablement progressifs ». D'un point
de vue purement économique, dit-il, il s'avère d'une part
que l'expansion extraordinaire de l'U.R.S.S. n'a été rendue
possible que par l'extrême richessc des ressources de ses
territoires et qu'elle n'a été acquise qu'au prix d'une exploi-
tation forcenée des travailleurs, devenue impraticable dans
les pays capitalistes avancés; d'autre part, que les mêmes
méthodes économiques ont fait faillite dans les démocraties
populaires. D'un point de vue social, l'oppression totalitaire
qui met les ouvriers dans l'impossibilité de s'organiser, de
revendiquer et même de changer de travail et qui interdit
aux intellectuels toute expression libre désigne un régime
« réactionnaire ». Et une fois de plus je dois constater, au
moment même où je pense heurter des préjugés, que mes
interlocuteurs polonais ont déjà su tirer des conclusions ra-
dicales de leur expérience. Les oscillations de C. dans le
raisonnement font seulement supposer que ces conclusions
n'ont pas été confrontées et rassemblées dans son esprit,
qu'il n'a pas encore abouti à une formulation d'ensemble
des problèmes qui se posent au communiste à présent; mais
sa pensée critique forgée au jour le jour dans la contesta-
tion du totalitarisme stalinien a déjà dissous tous les tabous.
AVEC D.
D. est le seul communiste que nous rencontrons qui
occupe de très hautes fonctions dans l'appareil d'Etat. C'est
le seul aussi qui paraisse soutenir sans réserve la politique
actuelle. Mais son soutien n'a rien de protocolaire. Il nous
parle avec la plus grande franchise, sans jamais se retran-
cher derrière ses responsabilités, soulignant à plusieurs re-
prises qu'il exprime des opinions qui lui sont personnelles
et qui ne sont pas nécessairement définitives. Nos critiques,
nos remarques, il en discute en se situant sur un terrain
idéologique, soucieux de ne pas donner des réponses con-
ventionnelles. Dans le cadre un peu solennel d'un bureau
« directorial » où sont sans doute quelquefois réunis les
plus importants représentants du régime, la liberté de notre
discussion atteste que le climat s'est aussi transformé dans
les milieux dirigeants.
38
Les premiers mots de D. sont pour nous dire qu'il faut
réexaminer chacun des problèmes qui se posent à la Polo-
gne dans une perspective nouvelle. Il ne faut pas seulement
constater l'échec des méthodes staliniennes, il faut s'affran-
chir des théories dogmatiques, qui, sous le couvert du
marxisme, prétendaient apporter des réponses de principe
à toutes les questions concrètes de la vie sociale. Un exem-
ple? On s'autorise de la théorie de la lutte des classes, sans
d'ailleurs s'être demandé ce qu'elle signifie dans un pays où
le capitalisme a été évincé, pour condamner l'exercice d'un
enseignement religieux dans les écoles. Or dans la réalité
non seulement l'immense majorité de la population mais
l'immense majorité du prolétariat demande cet enseigne-
ment. Aujourd'hui il faut le rétablir, mais il faut être
conscient que des problèmes de cette nature ne peuvent ja-
mois être résolu « a priori ». Un autre exemple: la collec-
tivisation dans l'agriculture. On affirme que le socialisme
implique la collectivisation; on pose comme koulak tout
paysan qui s'y oppose et comme paysan pauvre celui qui l'ac-
cepte. Dans la réalité, les 95 % de la paysannerie se dressent
contre la collectivisation. Dans ces conditions, la théorie du
socialisme dans les campagnes et de la lutte de classes de-
vient absurde. Aujourd'hui il ne faut pas seulement dissou-
dre les coopératives partout où les paysans le désirent, il
faut admettre qu'aucune théorie ne peut être élaborée qui
ne tienne compte de la situation réelle de la paysannerie
et de ses aspirations.
Sur les rapports de l'Etat et du Parti
Ces premières réflexions amènent B. à formuler une
idée essentielle, que nous avons entendu exprimer à plu-
sieurs reprises dans d'autres discussions : le Parti ne doit
pas s'identifier avec l'Etat. La confusion des rôles, si je
comprends bien D., engendre le totalitarisme. Le parti
étant amené à considérer que la vérité du prolétariat s'in-
carne en lui ne tolère pas, quand il règne comme Etat, la
moindre opposition, c'est-à-dire tout ce qui marque un écart
par rapport à sa doctrine. En conséquence, l'une des tâches
est de reconstituer un appareil d'Etat indépendant qui gou-
verne en fonction des possibilités offertes par la situation et
des aspirations de la population. Sur cet Appareil, le Parti
pourra bien avoir une influence très importante, il ne pren-
dra pas les décisions du Pouvoir.
Nous faisons remarquer que les vices dénoncés par D.
sont dus tout autant au totalitarisme qui règne à l'intérieur
du Parti qu'à la fusion des deux Appareils. Le dogmatisme
accuse ses ravages en tant qu'il devient doctrine d'Etat, mais
il est d'abord à condamner comime tel : il faut donc déve-
lopper et institutionaliser la démocratisation nouvelle, il faut
que des tendances diverses soient reconnues, qu'elles puis-
-
39
sent s'exprimer librement, que le programme de l’Organisa-
tion soit l'objet de véritables discussions, etc. D. en convient,
mais selon lui la réforme du Parti ne peut être que très
lente. Les impératifs stratégiques ne permettent pas de cons-
tituer en regard de celui de l'U.R.S.S. un parti d'un type
nouveau; en outre il n'est pas possible de heurter de front
une importante masse de militants « permanents » dont le
sort dépend de l'unité de l’Appareil. Apparemment D. est
violemment opposé à la conception stalinienne de la struc-
ture du parti, mais celle-ci existante, il ne voit aucune possi-
bilité de la transformer radicalement et propose de progres-
ser empiriquement en en neutralisant les effets, c'est-à-
dire en transférant peu à peu les responsabilités de la Direc-
tion à un nouvel appareil d'Etat.
Sur l'Etat bureaucratique et la gestion ouvrière
Que sera donc cet appareil? Ou bien il sera soumis à
tous les niveaux à un contrôle des masses ou bien il donnera
naissance à une nouvelle bureaucratie dont on ne voit guère
la supériorité sur l'ancienne. Si l'on veut forger un Etat
démocratique, si l'on recherche un contrôle populaire, ne
faut-il pas considérer que les Conseils d'usine et des organes
analogues institués dans les milieux de travail doivent for.
mer l'armature du Pouvoir? Et si l'on veut atteindre cet
objectif ne faut-il pas s'inquiéter de ce que le gouvernement
a tendu au contraire dans ses premiers actes à limiter stric.
tement leur domaine de compétence?
D. ne pense pas que les conseils puissent jouer un rôle
de premier plan dans la situation présente. Dans chaque
entreprise, dit-il, le conseil a tendance à défendre les inté-
rêts immédiats des ouvriers qu'il représente. Or ces intérêts
ne peuvent être que bousculés ; d'une part, la crise écono-
mique est telle qu'un relèvement substantiel des salaires est
impossible ; d'autre part, toute une série de mesures de
rationalisation s'impose, que l'irrationalité de la gestion sta.
linienne a rendues urgentes. Le plein emploi a été jusqu'à
maintenant obtenu grâce à un gaspillage considérable de la
main-d'oeuvre; il s'agissait de donner un salaire à chacun,
aussi bas soit-il, sans se préoccuper des exigences objectives
du travail; il s'agissait aussi pour les chefs d'entreprise
d'utiliser le maximum de main-d'oeuvre pour réaliser les
normes impératives du Plan à moindre frais. Le souci pré-
sent d'améliorer la gestion des entreprises conduit à d'im-
portants licenciements qui heurtent les intérêts immédiats
de la masse des ouvriers. En outre, des investissement
veaux sont nécessaires pour moderniser l'équipement qui
impliquent des sacrifices de la part des salariés. La rationa-
lisation de la main-d'oeuvre, le relèvement éventuel des nor-
mes de travail, la détermination des investissements incom.
nou-
40
bent à une autorité susceptible d'envisager les exigences de
la production dans leur totalité et qui puisse transcender
les intérêts locaux et quotidiens de telle branche d'industrie
et de tel groupe particulier de travailleurs. D. va jusqu'à
dire que dans l'intérêt qu'on accorde aux conseils ouvriers
il y a des préoccupations rétrogrades et comme un retour
à un idéal corporatiste.
Cette critique nous facilite la réponse. Ce que nous en,
tendons par Conseils (et cette conception nous avons eu la
satisfaction de la voir partager par des militants commu-
nistes polonais), ce ne sont pas des organismes essentielle-
ment liés à la vie d'une entreprise particulière et dotés d'at-
tributions exclusivement « économiques » (versions amélio-
rées de nos comités d'entreprise), ce sont les éléments com.
posants d'une représentation globale des travailleurs; leur
originalité venant de ce que par leur mode d'élection et
de révocabilité ils traduisent mieux que tout autre organisme
la volonté collective des hommes associés dans un milieu
concret de production et de ce que par leur fédération ils
sont capables de traiter l'ensemble des problèmes économi-
ques et sociaux. Or, autant l'on peut redouter que, limité aux
tâches d'organisation de l'entreprise, le Conseil ait tendance
à exprimer les intérêts matériels immédiats des ouvriers,
autant l'on peut espérer que, placé devant des responsabi-
lités politiques et économiques d'ensemble, un organisme
central issu des conseils sache promouvoir une planification
qui tienne compte des exigences de la société entière et
aussi bien de son avenir que de son présent. Nous rappelons
que tous les arguments qui ont été donnés dans le passé, en
U.R.S.S. notamment, en faveur d'un appareil d'Etat indé-
pendant ont servi l'avènement d'une bureaucratie dont on
peut apprécier maintenant les effets. Si l'on juge, en remet-
tant en usage un vieux schéma stalinien que la classe 'ou-
vrière n'est pas mûre pour assurer la gestion de la produc-
tion, on doit en tirer la conséquence que le socialisme n'est
pas réalisable en Pologne. Pourquoi, en effet, le nouvel ap-
pareil d'Etat, une fois établi, travaillerait-il à sa suppression,
pourquoi les couches sociales qui s'aggloméreront autour de
lui viseraient-elles autre chose que
leur
propre consolidation
et la subordination de la masse des travaillleurs à leur die
rection.
Apparemment D. refuse de raisonner dans l'alternative
du socialisme ou de la bureaucratie. Il existe à ses yeux une
situation de fait dont il faut partir sans avoir l'ambition de
la changer radicalement et au sein de laquelle certaines ré-
formes sont possibles. Il pense comme nous que le contrôle
de l'appareil d'Etat par les masses est décisif, mais il con-
sidère que l'institution d'une nouvelle Diète douée de pou.
voirs effectifs est déjà un immense pas en avant. Le gouver-
41
you
nement ne décidera pas seul, ses projets ne seront plus éla-
borés en secret, ils viendront en discussion, seront donc con-
nus du pays entier; ainsi une pression de l'opinion publique
s'exercera de nouveau par le truchement des députés et l’in-
croyable isolement dans lequel se trouvait la Direction, au
temps du stalinisme, ne sera plus possible. D. ajoute que
parallèlement il convient de redonner vie aux institutions
municipales et régionales qui, réduites à un pouvoir fictif
dans le passé, peuvent redevenir des organes de représenta-
tion véritable et apporter au niveau le plus haut, sur le
même plan que le Parlement, un contrepoids à l'autorité
gouvernementale.
Nous pouvons bien souligner que la représentation par-
lementaire est d'une autre essence que celle des conseils,
qu'elle ne donne à l'électeur que la possibilité de choisir
de loin en loin (tous les quatre ans) son représentant, qu'elle
ne lui offre aucun recours sur lui durant la durée du mandat,
qu'elle donne la parole à un individu artificiellement disso-
cié de son milieu de travail. Nous pouvons bien remarquer
que dans le présent l'organisation des élections a déjà violé
la représentation parlementaire en assurant artificiellement
une majorité communiste dont la discipline à l'égard de la
direction pourrait rendre vain tout débat. Notre interlocu-
teur ne semble pas avoir d'arguments à nous opposer sur ce
plan, il se présente délibérément comme un empiriste, dé-
cidé à soutenir toutes les mesures qui affaibliront le totali-
tarisme passé, mais non moins résolu à ne pas faire passer
une politique concrète pour une théorie du monde. Ce qui
donne son prix à sa position c'est qu'il ne cherche pas à dis-
simuler ses idées sous un décorum pseudo-marxiste. Lui di-
rait-on par exemple : « Votre programme n'est pas socia-
liste », il répondrait sans doute : « J'ignore ce qu'il faut
entendre aujourd'hui par socialisme. » Et, en fait, question
et réponse ont été indirectement formulées.
Il n'en demeure pas moins que la critique légitime du
stalinisme le conduit à rechercher consciemment
ou in-
consciemment dans les institutions des régimes capitalistes
des palliatifs nouveaux. Or on est en droit de se demander si
leur vertu se régénère quand ils sont appliqués en dehors
de la structure capitaliste traditionnelle. Pour le penser il
faudrait supposer qu'il y a une différence de nature entre
le régime fondé sur la propriété privée et le régime fondé
sur la socialisation des biens de production. Le système par-
lementaire, par exemple, pourrait-on soutenir, vicié dans
une structure déchirée par la lutte des classes où les privi-
légiés ont mille moyens de faire prévaloir leur puissance
regagne une efficacité entière là où toute la population est
intégrée à la vie productive et où les conditions de l'acca-
parement de la propriété n'existent plus. Mais cette thèse
:
|
42
repose sur l'équivoque créée par le terme socialisation. Dans
la réalité si celle-ci ne se traduit pas par la gestion collec-
tive des entreprises, par une planification dirigée par les
représentants des travailleurs, elle revient à une socialisa-
tion « privée », à circonscrire une nouvelle couche diri-
geante, disposant librement des ressources matérielles et de
la force de travail, libre de développer et de consolider ses
privilèges et de faire servir à ses propres fins les moyens
d'expression politique et culturelle. Au bout du compte, on
est donc toujours ramené à la même alternative qui inté-
resse à la fois l'organisation économique et l'organisation
politique de la société : ou bien scission entre une bureau-
cratie dirigeante et une masse d'exécutants, scission entre un
appareil d'Etat er une population d'électeurs aux droits po-
litiques plus ou moins étendus; ou bien à tous les niveaux
de la vie sociale, contrôle des représentants par le milieu
social dont ils sont les délégués et dont ils ne se détachent
pas.
AVEC E.
E. exerce des fonctions importantes dans la presse offi-
cielle du parti. Bien que ce soit un jeune rédacteur de Po
Prostu qui nous mène à lui, sa position m'apparaît sensi-
blement différente de celle des autres éléments de gauche
que nous avons rencontrés. Il se présente avant tout comme
un militant, dit « nous » pour désigner le Parti; en outre
il critique assez durement les intellectuels qui tendent à
vivre en milieu clos et connaissent mal ce qui se passe dans
les usines. Bien qu'il ne cache rien de la tactique de Go-
mulka (c'est lui qui nous fournit la meilleure interprétation
de l'élimination de Gozdzik des têtes de liste électorales), il
paraît plus soucieux que d'autres de justifier la politique
de l'actuelle direction du Parti. Sa formation politique est
étendue, son analyse pénétrante : c'est le seul communiste
que j'ai rencontré qui ait une vision théorique de la situation
polonaise.
Sur la fonction du Parti dans la Société
Au début de notre entretien, l'un d'entre nous résume
les informations que nous avons pu recueillir sur les cou-
rants politiques en présence: d'un côté, les staliniens qui ne
combattent pas à visage découvert, mais exploitent toutes
les difficultés et notamment le mécontentement des fonc-
tionnaires du Parti, dénoncent le péril anarchiste et s'oppo-
sent en fait à toute transformation; à l'autre extrémité, les
éléments qui ont joué le rôle le plus actif dans l'avènement
du nouveau régime et qui souhaitent la poursuite de la
43
sans
déstalinisation, la reconnaissance du droit de tendance dans
le parti, la légalisation de la liberté de la presse, l'extension
des pouvoirs des conseils d'entreprise ; au centre, Gomulka,
soutenu notamment par les ralliés de la dernière heure, qui
temporise, manœuvre pour éliminer les staliniens des postes-
clefs heurter leur tendance, cherche à réduire au si-
lence les éléments de gauche et paraît viser principalement
à reconstituer l'unité de l'appareil de l'organisation sous
son autorité.
E. ne souscrit à cette description qu'avec réserve. Il
estime au moins prématurée la distinction opérée entre une
politique de gauche et une politique gomulkiste. Il ne nie
pas que Gomulka ait voulu restaurer rapidement la disci.
pline dans le parti aux dépens des éléments révolutionnai.
res, mais, comme C., il juge que les objectifs de la première
phase ne pouvaient être que la consolidation de l'unité na-
tionale réalisée pendant le mois d'octobre. Ce n'est qu'après
les élections que les tâches proprement politiques pourront
être formulées et qu'en conséquence l'attitude de Gomulka
pourra être appréciée.
En outre E. considère que la revendication du droit
de tendance (et davantage encore celle de la pluralité des
partis, avancé par l'un de nos camarades) ne répond pas
aux problèmes présents. Ceux-ci exigent essentiellement une
transformation de la société; or la démocratie dans le parti
n'est qu'un aspect mineur de la démocratie dans la société
qui implique une participation de plus en plus forte des
ouvriers et des paysans à la vie politique. La démocratie
dans le parti ne peut être efficace que si celui-ci est de nou-
veau intégré dans la vie des classes, que s'il est le véhicule
des aspirations des travailleurs. Ce n'est pas le cas dans le
présent. Le parti n'est pas représentatif. La première tâche
est donc de lui redonner une fonction réelle. Mais comme
D., bien que dans un autre esprit, E. juge que cette fonc-
tion ne peut être rétablie que si le Parti est et apparaît
distinct de l'Etat. De fait, la vie intérieure du Parti et
surtout ses liens avec les masses ne peuvent être modifiés
qu'à la condition qu'il cesse d'incarner le Pouvoir et qu'il
redevienne, conformément à sa destination primitive, l'ex-
pression de l'Avant-garde, de la couche la plus consciente et
la plus combative de la population. Cette avant-garde a cer-
tes la tâche de propager son idéologie dans la société entière,
de combattre en faveur d'un programme politique, mais elle
ne peut se substituer à l'Etat qui représente la société dans
son ensemble.
En réponse à l'une de mes questions, E. précise que
dans une société socialiste (et nous sommes d'accord pour
définir par ce terme une société où le pouvoir serait exercé
par des organes soviétiques) le Parti ne saurait davantage
détenir la fonction dirigeante. Mais son analyse vise avant
-
44
tout la situation présente en Pologne, au lendemain de l'ère
stalinienne et reconnaît comme un fait l'existence d'un ap-
pareil d'Etat indépendant des organes de représentation des
travailleurs, c'est-à-dire d'une bureaucratie d'Etat.
C'est ce dernier point qui nous divise, car pour ma part
je ne conçois pas que la transformation de la fonction du
Parti n'aille pas de pair avec une transformation de l'Etat
lui-même, c'est-à-dire avec une liquidation de l'appareil bu-
reaucratique ou tout au moins avec l'institution de nouveaux
rapports entre celui-ci et la masse située au cæur du pro-
cessus de production.
E. se fonde sur une estimation fort sombre des condi-
tions révolutionnaires en Pologne. Dans l’immédiat, l'atti-
tude de la paysannerie et de la classe ouvrière lui paraît
interdire à elle seule toute perspective socialiste. En consé-
quence, la seule tâche est .de nouvrir cette perspective grâce
à un lent travail de propagande.
L'intérêt de son analyse est qu'elle vaut indépendam-
ment des conditions créées par l'encerclement russe et qu'elle
concerne d'une façon générale la situation d'un pays qui
émerge d'un régime de dictature stalinienne.
Sur l'héritage du stalinisme
Le prolétariat polonais, nous dit E., traverse une crise
qui tient à des facteurs économiques et idéologiques. En
premier lieu, la politique d'industrialisation des dernières
années a provoqué un afflux d'éléments paysans dans ses
rangs. Comme il en va toujours dans une telle période, la
masse des éléments venus de la campagne, plus conserva-
trice que les ouvriers, dépourvue de traditions de lutte,
moins politisée, plus docile, crée une disparité dangereuse
dans la conscience et freine la combativité de la classe.
Comme j'oppose à cette première remarque la révolte
de Poznan, E. reconnaît que les ouvriers ont fait preuve
à cette occasion d'une grande volonté de lutte; mais à son
avis il s'agit essentiellement d'un mouvement provoqué par
la misère et que l'assouplissement récent de la dictature
avait facilité; la bureaucratie exploiteuse a bien été atta-
quée en tant que telle, mais les revendications politiques les
plus diverses ont été formulées, témoignant d'une grande
confusion. Comme le montre cet exemple, ce que E. met en
doute, finalement, ce n'est pas tant la capacité que possède
le proletariat de se battre, que celle de se représenter sa
propre action, comme action de classe, et de viser des objec-
tifs révolutionnaires.
Cette crise, selon E., ne peut s'expliquer qu'en rela-
tion au stalinisme. Celui-ci vaincu laisse une classe ouvrière
socialement atomisée et idéologiquement déconcertée.
La classe ouvrière a d'abord vu se détacher d'elle son
avant-garde. Les meilleurs militants communistes ont été
45
-
a
promus à des fonctions qui les séparaient du reste de ia
masse, ils ont été transformés en fonctionnaires politiques,
quelques fois en cadres techniques, intégrés sous une forme
une autre à l'appareil d'exploitation. La masse
ainsi vu s'opposer à elle sa propre avant-garde; elle a dé-
couvert ses leaders comme des étrangers qui contribuaient à
l'enchaîner à la production. Sans doute, beaucoup d'ouvriers
(d'autant plus nombreux que le temps passait) ont-ils pu
faire la critique de ces éléments détachés d'eux, dénoncer
la permanence de l'exploitation. Mais le poids de leurs pro-
blèmes les écrasait: pourquoi le communisme se changeait-
il en son contraire, pourquoi les meilleurs éléments ouvriers
devenaient-ils les meilleurs agents de l'Etat? Seule une petite
minorité pouvait réaffirmer des objectifs révolutionnaires
contre ceux qui les défiguraient, encore ne parvenait-elle pas
à formuler un nouveau programme, une nouvelle orienta-
tion, ni à se rassembler ni à s'organiser dans une situation
où l'organisation dominante interdisait toute association
rivale et continuait elle-même de professer une doctrine qui
se réclamait du socialisme. Pour le plus grand nombre, ce-
pendant, l'hostilité au régime, la résistance à l'exploitation,
en l'absence d'une idéologie nouvelle, prenaient la forme
d'une opposition aveugle: le socialisme devenait tel qu'il
apparaissait dans la réalité quotidienne, un tissu de men-
songes, l'expression d'un pouvoir de coercition perfectionné.
La propagande du parti discréditait, en même temps que
le Parti, le communisme.
Simultanément se trouvaient revalorisés les régimes oc-
cidentaux, dont on savait peu de choses sinon que les condi-
tions d'existence qu'ils offraient étaient meilleures, les condi-
tions de travail moins pénibles. Et se trouvaient aussi reva-
lorisées, en Pologne même, les forces sociales — au premier
rang desquelles le clergé - qui défendaient contre la terreur
stalinienne, la liberté d'expression et les droits de l'indi-
vidu.
Dans une telle situation, où le prolétariat tendait à per-
dre conscience de son identité, la politique de différenciation
des salaires délibérément poursuivie par le stalinisme exer-
ça une influence plus nocive qu'en d'autres pays: catégories,
corporations, régions, s'opposant l'une à l'autre, revendi.
quant l'une aux dépens de l'autre des avantages matériels,
d'autant moins capables de surmonter leurs divisions que
s'affaiblissait la vision d'un avenir de classe.
E. ne nie pas pour autant que les ouvriers aient joué
le rôle déterminant dans le renversement du régime stali-
nien, donc qu'ils continuent de s'affirmer comme la force.
révolutionnaire dans la société. Il juge seulement que la
lutte contre le stalinisme si nécessaire et valable soit-elle ne
coïncide pas avec une lutte en vue d'objectifs socialistes. Le
stalinisme, souligne-t-il, a ligué contre lui toutes les couches
de la population, il a redonné un sens à toutes les revendi-
46
cations petites-bourgeoises qui sont devenues indissociables
des revendications ouvrières, il a engendré une opposition
confuse au sein de laquelle le prolétariat tend à s'effacer.
Cet effacement de la classe ouvrière ne doit d'ailleurs
pas s'entendre en un sens exclusivement idéologique. Exploi-
tées ou brimées à des degrés divers, les différentes couches
sociales connaissent une sorte de nivellement. L'ouvrier n'est
plus en mesure de se représenter comme membre d'une
classe spécifique quand l'employé, le petit bourgeois paupé-
risé, l'intellectuel, le paysan participent de la même situa-
tion d'opprimés. Les anciennes lignes de clivage entre les
classes sont estompées, tandis qu'une seule ligne de démar-
cation s'institue entre la Bureaucratie d'une part et l'im-
mense majorité de la population, de l'autre. Or si la bureau-
cratie constitue bien une couche sociale spécifique et suscite
une lutte de classe, cette lutte toutefois ne permet pas au
prolétariat de se poser comme une classe à part, mais elle
l'associe à des forces sociales fort différentes par leur tra-
dition et leur mentalité.
On doit donc redouter que, dans une telle situation, les
conseils élus par les ouvriers dans les usines ne puissent pas
devenir rapidement l'armature d'un nouvel Etat. Bien qu'il
soit important qu'ils se forment, se multiplient, revendiquent
des responsabilités accrues, dans les circonstances actuelles,
dans le climat de dépolitisation et d'incertitude qu'a engen-
dré le stalinisme, il serait vain d'espérer qu'ils aient la pers-
pective d'exercer une fonction dirigeante dans la société et
qu'ils parviennent à imposer à la société entière le modèle
de la démocratie ouvrière.
Si l'on considère l'évolution de la paysannerie durant
ces dernières années, l'optimisme est encore moins justifié.
De nouveau les effets du nivellement social sont sensibles.
En effet, alors qu'avant la guerre, la masse des paysans pau-
vres pouvait prendre conscience de son sort propre et s'op-
poser aux gros et aux moyens propriétaires, elle se sent soli-
daire de toute la population agricole, également victime de
l'exploitation bureaucratique. Le gros propriétaire, frappé
par l'impôt, contraint aux livraisons massives de ses récoltes,
ne peut être perçu comme ennemi de classe, bien que sa
richesse potentielle, ses prérogatives passées, sa mentalité
continuent de le distinguer du paysan pauvre.
Dans l'immédiat, la haine contre la couche privilégiée
des agents de l'Etat masque les antagonismes de classe tra-
ditionnels et empêche donc la masse des exploités de recon-
naître leurs intérêts spécifiques. L'un des signes de cette con-
fusion apparaît dans l'hostilité vouée à toute forme de col.
lectivisme. Oubliant que la coopérative est autre chose qu'un
procédé d'embrigadement du travail agricole, qu'elle fournit
aux petits propriétaires un moyen de multiplier leur produc-
tion par leur coalition et de triompher de la concurrence
47
de la grosse propriété, la masse des paysans revendique
aveuglément le retour à l'exploitation parcellaire.
L'hostilité au collectivisme est telle que des paysans par-
tisans de reconstituer un kolkhose doivent se réunir clan-
destinement (E. vient d'assister à une telle réunion) pour
discuter de leur projet, de peur d'être persécutés par leurs
voisins.
L'analyse de E. serait sans doute inapplicable à
l’U.R.S.S. Dans ce pays, vingt-cinq années d'industrialisation
et de collectivisation ont profondément transformé la struc-
ture de la société: la classe ouvrière après avoir assimilé
d'importantes couches paysannes, s'est développée en un
grand proletariat moderne; simultanément s'est constituée
une véritable classe bureaucratique, composée des hauts
fonctionnaires de l'Etat et du Parti, des directeurs d'usine, de
la couche supérieure des techniciens et des cadres de l'armée.
Dans les canupagnes, les anciens propriétaires ont été com-
plètement évincés, la collectivisation accomplie a créé une
division nouvelle entre la masse des producteurs et la bureau-
cratie dirigeante. En bref, dans la société entière, les anciens
rapports de classe ont été abolis et remplacés par de nou-
veaux rapports. La Pologne, en revanche, comme la Hongrie
et les autres démocraties populaires, sont des sociétés en tran-
sition, qui tendent mais ne sont pas encore parvenues à se
transformer en régimes bureaucratiquee. D'une part, la couche
dominante ne réussit pas à se poser comme une véritable
classe, sa cohésion demeure essentiellement politique; en
outre, sa subordination à l'impérialisme étranger (russe)
contredit à son enracinement dans la société. D'autre part,
les anciennes forces sociales si altérées soient-elles, n'ont pas
été abolies. De là, le jeu d'oppositions inextricables — nou-
velles et anciennes d'où ne saurait se dégager dans l'im-
médiat une politique claire de classe et des objectifs révo-
lutionnaires.
La conclusion de E. se dessine d'elle-même : il faut que
le nouveau régime rétablisse les conditions de la lutte de
classes. La destruction de la dictature et l'instauration de
la démocratie, accompagnant d'une part le retour à l'initia-
tive privée dans le petit commerce et dans l'agriculture,
d'autre part la participation des conseils ouvriers à la gestion
des entreprises doivent permettre aux forces sociales de se
resituer l'une par rapport à l'autre et au parti communiste
de retrouver son terrain d'action.
Au fond, E. cherche à définir une politique empirique
qui, sous l'égide d'une bureaucratie libérale, favorise à la
fois la restauration de certaines formes du capitalisme (limi.
tée par le maintien de la socialisation des moyens de pro-
duction) et l'institution de certaines formes de gestion ou-
vrière. Loin de baptiser socialisme ce régime, il le présente
honnêtement comme une solution transitoire, imposée par
48
--
les conditions objectives héritées du stalinisme, au demeu-
rant la seule possible dans le cadre international actuel.
Pourtant, même appliquée à la seule situation polonaise,
son analyse nous pose cette question : peut-on admettre l'hy-
pothèse d'une bureaucratie libérale? N'est-il pas dans l'es-
sence de la bureaucratie, si elle veut gouverner, si elle con.
contre entre ses mains l'auorité politique et économique, de
réduire à néant tout pouvoir ou tout embryon de pouvoir
rival? Ne doit-on pas penser, en tout cas, que si elle peut
reconnaître l'existence de formes capitalistes dans des sec.
teurs secondaires ou dans l'agriculture, par nécessité, et idéo-
logiquement composer avec l'Eglise, elle ne saurait tolérer
des organes ouvriers qui limitent ou contestent son autorité
au cæur de la vie économique?
LES CONSEILS OUVRIERS
A plusieurs reprises, j'ai mentionné les conseils ou-
vriers polonais qui ont été, en fait, au cour de toutes nos
discussions. Ce mouvement, en cours, dont l'ampleur est en-
core mal connue et dont la signification est l'objet de chau-
des controverses, marque l'une des principales conquêtes du
prolétariat polonais. Il n'y a pas de doute que la gauche se
définit notamment par le soutien qu'elle lui accorde. Nous
avons pu recueillir sur lui quelques informations dans deux
usines de Varsovie, W.F.M. (entreprise de motocyclettes) et
Zeran, la grande usine d'automobiles, et rencontrer plusieurs
membres du Conseil de la première entreprise.
Comme je l'ai rapporté dans le cadre des discussions
précédentes, ces organismes sont nés après octobre, c'est-à-
dire après que fussent dissous les comités révolutionnaires
surgis dans la lutte contre le stalinisme. Ils ont été créés of-
ficiellement avec l'accord du gouvernement et ont été pré-
sentés comme des expériences de participation ouvrière à la
gestion des entreprises. C'est dire qu'ils sont dépourvus de
toute responsabilité politique et que tout rapprochement
avec les conseils ouvriers hongrois serait erroné.
Il serait non moins erroné cependant de voir en
une création artificielle du nouveau gouvernement, car ils
sont venus répondre à une exigence depuis longtemps for-
mulée dans la classe ouvrière. On nous l'a dit à la W.F.M.,
l'exemple des conseils yougoslaves a exercé un attrait puis-
sant sur les ouvriers polonais (d'autant plus fort peut-être
que ceux-ci ignoraient généralement leur fonctionnement
réel), et dès le printemps dernier, le contrôle ouvrier sur
la production était réclamé en même temps que l'abolition
des lois sur la discipline du travail et le relèvement des
salaires. Pendant la période d'agitation intense dans les usi-
eux
49
au-
nes qui va du printemps au mois d'octobre, la revendication
se précise et se généralise. Il est donc vraisemblable que
l'absence de toute mesure gouvernementale en ce sens
rait provoqué une vive déception parmi les ouvriers d'avant-
garde. Il est également vraisemblable que ceux-ci n'ont
accepté la dissolution des comités d'octobre qu'avec la
promesse gouvernementale de la création de nouvelles formes
d'organisation dans les usines.
Ce qui est tout au moins certain c'est que le vocabulaire
officiel s'accorde mal avec la réalité. Le gouvernement dé-
clare tenter une expérience. A la W.F.M., à Zeran, les inté.
ressés se considèrent comme les pionniers d'un mouvement
qui doit se généraliser sous peine de périr. Dès maintenant,
l'on peut constater qu'il s'est étendu beaucoup plus rapide-
ment que ne le prévoyait la direction du parti et sans
doute que ne le souhaitaient un certain nombre de diri-
geants. Zeran, dont le conseil fut constitué au début décem-
bre, reçoit quotidiennement des délégations en provenance
de toutes les régions de Pologne. Celles-ci viennent s'infor-
mer du mode de fonctionnement du Conseil, du travail qu'il
a déjà accompli et proposer d'établir des contacts perma-
nents entre les entreprises.
Déjà, dans le cadre de certaines corporations, une
fédération s'ébauche. On nous a précisé que dans l'électro-
technique un cartel des conseils s'était constitué, devant
lequel l'Office central — ancienne forteresse de la bureau-
cratie était amené à céder la place. Mais des liens se
nouent aussi entre conseils d'usines relevant de branches
d'industrie différentes, et ces derniers sont d'autant plus
intéressants qu'ils s'effectuent indépendamment de toute
autorisation officielle. L'idée de s'acheminer vers la création
d'un organe central des Conseils est déjà formulée, bien que
dans l'immédiat on ignore encore comment l'on y parviendra.
Une caricature traduit bien la divergence de vues entre
les partisans des conseils et les autorités oficielles. Parmi un
groupe d'individus qui marchent sur les mains, deux ou-
vriers sont debout sur leurs pieds; on les interroge: que
faites-vous? Nous expérimentons, répondent-ils. Dans la
presse, en général, s'affrontent assez clairement deux con-
ceptions des conseils. Certains articles, notamment dans Po
Prostu, insistent sur le rôle radical que peuvent jouer ces
organismes dans la transformation des rapports de produc-
tion; tandis que d'autres les présentent comme de simples
organes locaux, destinés à améliorer le rendement de l'en-
treprise en associant les ouvriers aux bénéfices annuels (pen-
dant notre séjour, un article de Tribuna Ludu prenait vio-
lemment à partie Po Prostu et lui reprochait d'entraver le
progrès des Conseils — hypocrisie classique par son igno-
rance de leurs tâches pratiques.)
Le Conseil de W.F.M. a été l'un des premiers consti-
tués (le 20 novembre; celui de Zeran, dans les premiers
-
50
-
jours de décembre). Il comprend 24 membres, soit un repré-
sentant pour cent électeurs. Son élection s'est faite dans les
conditions suivantes : 3 candidats sont sélectionnés pour cha.
que siège à pourvoir, au cours d'un vote public, à main
levée; puis un vote secret désigne les représentants. Ceux-ci
sont tenus de se réunir une fois par mois, au moins (en fait,
ils se réunissent plus souvent); à chaque séance, la prési-
dence tourne. Le directeur fait partie du Conseil, mais il
n'a qu'une voix consultative et ne peut occuper la prési-
dence. Le conseil rend compte de son activité devant l’As-
semblée du personnel tous les 3 mois. Il ne prend des déci.
sions concernant les questions les plus importantes, notam.
ment le partage des bénéfices, qu'en présence du personnel
dans son entier. En outre, chacune de ses réunions est pu-
blique.
Il est élu pour deux ans, mais il peut être dissous avant
la fin de son mandat si le tiers du personnel ou le Directeur
en font la demande après avoir fait la preuve de son incom-
pétence.
Son autorité et l'étendue de ses attributions sont appa-
remment importantes. Le Conseil nomme le Directeur avec
l'accord du ministre. Il étudie l'organisation de l'entreprise
(la meilleure utilisation des locaux, la meilleure répartition
des travailleurs), toutes les mesures susceptibles d'améliorer
le développement technique (élimination des machines péri-
mées, investissements dans des machines modernes, utilisa-
tion de nouveaux procédés de fabrication, etc.), les comptes
financiers (analyse des bilans communiqués par la direction),
les conditions de travail enfin, notamment les normes et les
salaires.
Depuis son installation, le Conseil de la W.F.M. avait
déjà comme celui de Zeran, dont le mode de fonction-
nement est similaire procédé à une transformation du
système des salaires en faisant intégrer la plupart des primes
dans le salaire de base ; il avait aussi pris un certain nombre
de mesures concernant la rationalisation de l'entreprise, qui
impliquaient d'ailleurs le licenciement d'un certain nombre
d'imp uctifs. A Zeran, le Conseil avait manifesté son au
torité en refusant la candidature du directeur commercial
proposée par le ministre et en remaniant considérablement
le plan de réorganisation administrative proposé par la Di.
rection.
Cependant l'examen des statuts de la W.F.M., comme
la conversation que nous eue avec les membres du
Conseil, révèlent une certaine équivoque et il est difficile
de savoir jusqu'où s'étend l'autorité réelle de cet organisme.
-
avons
En premier lieu, il est bien spécifié que, réduit à des
tâches de co-gestion, dans le cadre de l'entreprise, le Conseil
travaille « sur la base fournie par le Plan économique na-
tional »; il ne paraît pas qu'il ait le pouvoir de collaborer
51
à l'élaboration de ce plan national; en outre, son approba-
tion du plan annuel de l'entreprise est sollicitée mais aucune
mesure ne prévoit ce qui pourrait se passer en cas d'un refus
du plan. Le problème est alors de savoir si le plan est assez
souple pour laisser une initiative locale; dans le cas con.
traire, les droits du Conseil, par exemple son droit de déter.
miner les normes de travail, seraient purement formels.
En second lieu, les rapports du Conseil et du Directeur
manquent de précision : si l'organe du personnel nomme le
Directeur, celui-ci, en revanche, « guide seul l'activité de
l'entreprise », nous dit le statut. C'est en outre lui qui pré-
pare à chaque réunion le travail du Conseil. Il semble que
la connaissance qu'il a quotidiennement du fonctionnement
global de l'entreprise lui donne une supériorité considérable
sur les membres du Conseil, réunis en principe une fois par
mois pour contrôler la marche de la production.
En troisième lieu, les fonctions du Conseil et celles du
syndicat sont mal départagées. Aussi bien les décisions con-
cernant le salaire, la répartition des bénéfices que celles tou-
chant aux questions sociales, à la sécurité et au règlement
intérieur de l'usine sont du ressort des deux organismes.
En dépit de ces réserves, il semble bien que le Conseil
de Zeran ait déjà fait preuve d'une intense activité. Mais
son cas appelle d'autres questions : il a la particularité d'être
composé pour la moitié de ses membres de techniciens.
Comment expliquer cette proportion quand 80 % du
personnel sont des ouvriers? Sans doute prouve-t-elle à la
fois que l'élection ne se fait pas sur la base de l'atelier et
que les ouvriers n'ont pas suffisamment confiance en
mêmes pour choisir leurs délégués en leur propre sein.
Enfin il faut signaler que la durée du mandat des mem-
bres du Conseil (2 ans), la nature même l'organisme (qui
n'a pas d'existence légale dans l'intervalle de ses sessions)
créent un type de représentation fort différent de celui qu'ont
incarné dans l'histoire du mouvement ouvrier, les Conseils
d’usines.
En fait, pour apprécier l'importance des organismes po-
lonais, il faudrait savoir comment les ouvriers les jugent eux-
mêmes, ce qu'ils en attendent, s'ils perçoivent d'une façon
nouvelle leur travail. On ne trouve pas de réponse à des
questions de cet ordre dans des statuts. Il nous faudrait con-
naître également le rôle joué par les techniciens dans les
Conseils. L'ère stalinienne s'est caractérisée, tous les témoi-
gnages concordent sur ce point, par un extrême autorita.
risme des instances politiques centrales et par un grand
désordre économique. Il est naturel que dans de telles condi-
tions un nombre important de techniciens et même de direc-
teurs d'usine soient devenus favorables à une décentralisa-
tion relative et au principe de la coopération du personnel
en vue d'une rationalisation du travail. Mais ces cadres diri.
gent-ils le mouvement nouveau en le maintenant dans les
eux
-
52
limites d'une gestion économique libérale, ou bien sont-ils
susceptibles d'être entraînés par les ouvriers dans un boule-
versement des rapports traditionnels de production?
Tels qu'ils s'ébauchent à l'heure actuelle, les conseils
polonais ne doivent être ni surestimés ni gous-estimés. Ils
sont d'une toute autre nature que les conseils yougoslaves. Le
terrain politique sur lequel ils naissent est beaucoup plus
riche de possibilités. Si le mouvement s'acheminait vers une
fédération nationale, l'importance des tâches économiques
qu'il aurait à affronter lui donnerait un caractère nécessai-
rement politique. Mais dans une telle perspective, il n'est
pas non plus douteux que ce mouvement se heurterait à la
Direction du Parti dont le comportement récent montre clai-
rement qu'elle ne saurait tolérer un pouvoir démocratique
rival.
REFLEXIONS
Durant notre séjour, nous l'avons rapporté, de nom.
breux communistes polonais nous ont dit: Les élections
marquent un tournant décisif. Une phase se clôt, celle de
l'unité nationale. Fort du succès qu'il vient de remporter,
Gomulka peut maintenant développer une politique cohé.
rente; il peut promouvoir une réforme du parti, liquider
les staliniens, institutionaliser la démocratie. L'U.R.S.S. doit
tenir compte du soutien que lui ont apporté 90 % de la
population. »
Le mois qui vient de s'écouler inflige un démenti à cet
espoir. La lutte contre les communistes de gauche se préci-
pite; la liberté est dénoncée comme incompatible avec la
discipline du Parti. Les signes d'un nouvel autoritarisme
bureaucratique se multiplient et il n'est plus possible d'hé.
siter sur leur sens.
Staszewski démissionne. Il était secrétaire général du Co-
mité du Parti de Varsovie, était considéré comme un adver-
saire irréductible des staliniens, avait organisé la mobilisa-
tion de la population pendant les journées insurrectionnelles
d'octobre. Sa popularité, m'a-t-on dit, était presque égale à
celle de Gomulka... Dans le même temps, le Bureau politi-
que adresse à tous les organes du Parti une lettre dans
laquelle il met en accusation les conservateurs qui s'oppo.
à tout changement et les révisionistes qui veulent liquider le
programme de l'Organisation et provoquer l'anarchie. En
fait ces derniers sont les éléments de la gauche révolution-
naire et c'est la première fois qu'ils sont attaqués de front,
officiellement, en tant que tendance. Encore le B.P. balance-
t-il ses avertissements entre staliniens et gauchistes. Devant
les 3.000 délégués du Congrès de l'Organisation supérieure
53
technique, Gomulka déclare : « la critique des erreurs du
passé ne doit pas s'éterniser et dépasser les limites fixées
par les besoins du jour ». Ce qui signifie en clair que la
dénonciation des staliniens doit se terminer. La lutte de la
direction n'a plus lieu sur deux fronts mais sur un seul,
contre la gauche.
Peu après on apprend que Gomulka passant outre
l'opposition de la plupart de ceux qui l'avaient soutenu en
octobre impose le maintien de Nowak, le principal repré-
sentant stalinien, à la Vice-présidence du Conseil du gouver-
nement. C'est encore lui qui convoque les principaux rédac-
teurs des grands journaux polonais et fait le procès de la
presse à laquelle il reproche de ne pas se plier à la discipline
du parti et de propager le révisionisme. Matwin, rédacteur
en chef de Tribuna Ludu est contraint de démissionner, huit
membres de la rédaction se solidarisent avec lui (et parmi
eux, tel que j'ai rencontré et dont j'ai pu apprécier la
rigueur, l'attachement au parti et les scrupules dans l'ana-
lyse de la situation). Matwin est remplacé par Kassman, qui
exerça la même fonction de 1948 à 1954, pendant l'ère sta-
linienne.
Enfin se trouve replacé à la tête des syndicats un stali.
nien notoire, fortement détesté par les ouvriers.
Certains progressistes français - dans France-Obser- .
vateur ou dans l'Express veulent faire croire qu'il ne
s'agit que d'un conflit entre Gomulka et les intellectuels
« libéraux ». Expression, au demeurant, d'un conflit éternel
entre le politique et l'intellectuel, entre la morale de res-
ponsabilité et la morale d'intention. Gomulka gouverne,
nous dit-on, et ne peut qu'obéir aux impératifs d'une situa-
tion qu'il connaît; les intellectuels qui ignorent tout du
pouvoir protestent au nom d'un absolu de liberté. Staszewski
est-il donc plus intellectuel que Gomulka? Matwin que le
stalinien Kassman? Et Gozdzik, le métallo evincé du par-
lement? Et tel militant qui faisait il y a un mois le procès
des intellectuels devant moi, aujourd'hui contraint de quitter
son journal? Est-il aussi un mouvement d'intellectuels, le
mouvement des Conseils que la direction du parti surveille
avec une méfiance hostile?
La vérité est plutôt que la politique esquissée par Go-
mulka, au lendemain de son avènement, de reprise en main
de l'appareil du parti, de centralisation du pouvoir ne peut
qu'aboutir à une reconstitution de la bureaucratie. La vérité
est que le conflit qui se développe avec une rapidité sans
accrue ne peut qu'avoir des conséquences sociales
décisives.
cesse
Il est utile de remarquer que tous ceux qui prenaient à
la lettre les déclarations de Krouchtchev sur la déstalinisa-
tion, il y a un an, et parlaient bruyamment d'un retour du
communisme à ses origines sont aussi empressés d'identifier
-
54
-
le gomulkisme avec le communisme polonais, habitués qu'ils
sont de ne voir dans l'histoire que le visage des gouvernants.
S'il y a pourtant un enseignement à tirer des événe-
ments récents en U.R.S.S. c'est que le changement politique
marqué par le XXe Congrès n'avait aucune signification révo-
lutionnaire et que la déstalinisation ne pouvait que se con-
vertir en réaction violente aux premiers signes de lutte contre
le totalitarisme. Et, pareillement, s'il y a un enseignement
à tirer des événements polonais, c'est que l'éviction de
l'équipe stalinienne ne pouvait avoir une portée réelle qu'à
la condition que la structure de la société précédente soit
transformée, c'est que la déstalinisation ne pouvait s'accom-
plir que si elle devenait révolution sociale.
La déstalinisation sur laquelle la gauche française fonde
ses espoirs est en train d'engendrer un mythe nouveau. Assu-
rément, elle a un contenu réel et une force explosive car la
dénonciation du stalinisme exprime et active la haine que les
masses portent à l'Etat et au Parti totalitaires. Mais en tant
qu'elle désigne une politique, un ensemble de mesures gou-
vernementales qui seraient susceptibles d'extirper des « vices »
du régime bureaucratique sans le transformer, elle est une
mystification. Le stalinisme est une forme extrême, sans
doute, du régime bureaucratique, mais il n'en est qu'une
forme; et si la forme dépasse le fond, elle l'exprime toute-
fois si intensément qu'il n'est pas possible de la nier tout à
fait. Ainsi, à Moscou, K. revalorise-t-il Staline après l'avoir
accablé et à Varsovie, Gomulka, l'ancienne victime des sta-
liniens, juge préférable de ne pas faire leur procès et déjà
les réintroduit sur la scène politique. La variante libérale de
la dictature tente ici et là de se substituer à la variante auto-
ritaire, mais les premiers signes de détente provoquent un
tel tumulte et une telle espérance que la libéralisation à
peine esquissée se change en violence.
Nous n'insinuons pas que Gomulka vaut Krouchtchev.
Il a été effectivement porté au pouvoir par des forces révolu-
tionnaires, il a su condamner sans équivoque la terreur poli-
cière, l'exploitation des ouvriers et des paysans, l'incapacité
des planificateurs. Il était en prison quand K. était au pou-
voir; son anti-stalinisme a d'autres fondements et une autre
force. Entre les deux hommes aucune comparaison n'est
possible. Au reste, la situation polonaise eut-elle évolué
comme la situation hongroise il est infiniment probable que
Gomulka aurait joué le rôle de Nagy et non celui de Kadar,
qu'il aurait choisi de faire sauter le Parti (qu'il met tous
ses soins à préserver) plutôt que de composer avec les Russes
sur le dos des insurgés.
Il n'en demeure pas moins que la situation en Pologne
nous inspire une conclusion analogue à celle que nous tirions
d'une analyse de la situation russe après le XXe Congrès : il
n'y a pas de rupture véritable qui puisse s'effectuer avec le
55
régime stalinien si les institutions totalitaires ne sont pas
brisées. En U.R.S.S., une révolution n'a pas même été ébau-
chée. En Pologne un formidable soulèvement populaire a
permis de chasser une partie de l'équipe dirigeante, il
a imposé le retour au pouvoir des leaders emprisonnés,
l'appareil policier a été provisoirement dissous, la dictature
a été dénoncée, les bureaucrates impitoyablement critiques
et leurs privilèges supprimés, la pensée communiste s'est
réveillée, un libre débat idéologique s'est instauré, des or-
ganes ouvriers ont surgis dans les usines, mais, dans le même
temps, l'institution essentielle du totalitarisme polonais a été
préservée; paralysées par la menace russe, les forces révo.
lutionnaires n'ont pu tirer les conséquences de leur action
et briser la formidable machine du Pouvoir, le Parti.
Face à la révolution, incapable d'imposer ses propres
formes de gouvernement, l'organisation forgée par le stali-
nisme est demeurée la seule organisation dans la société, le
seul cadre au sein duquel pouvait se développer une activité
cohérente, l'appareil susceptible de transmettre les décisions
d'un pouvoir ceptral à tous les secteurs de la vie sociale.
Face à l'avant-garde, née dans le cours de la lutte depuis le
printemps, mais encore disséminée, la couche des perma-
nents réduite pedant un temps au silence s'est main-
tenue en place, seul corps constitué sur lequel pouvait
s'appuyer la nouvelle Direction. La centralisation du pou-
voir, la hiérarchie des relations, le cloisonnement des tâches,
tout ce qui caractérise le Parti ont continué d'être la forme
dominante dans laquelle est venue se mouler la politique de
Gomulka.
Il est vrai qu'on peut comparer l'évolution de la Po-
logne à celle de la Hongrie : ici l'appareil du Parti a été
pulvérisé, mais la conséquence immédiate en a été l'écrase-
ment de l'insurrection par les Russes. N'est-ce pas la preuve
qu'en Octobre une politique révolutionnaire était impossible
et qu'elle le demeure aujourd'hui puisque la menace n'est
pas définitivement écartée? N'est-ce pas la preuve encore
qu'en dépit des critiques qu'elle suscite la voie suivie par
Gomulka était la seule praticable?
Posée en ces termes, la question n'appelle pas une ré-
ponse certaine. On peut disserter sans fin pour prouver que
la Pologne eut subi le même sort que la Hongrie, ou qu'au
contraire la conjonction des deux insurrections eut trans-
formé la face du monde. De toutes manières c'est un fait que
l'intervention russe en Hongrie paralyse les forces révolu-
tionnaires en Pologne; on ne peut que le constater (et le
comprendre, fort bien...). Mais on n'en peut induire non
plus que toutes les mesures prises par Gomulka avaient un
caractère de nécessité. La reconnaissance du gouvernement
Kadar, la réception accordée au parti communiste français,
la lutte contre les éléments les plus représentatifs du mou-
vement d'Octobre, l'influence rendue à des staliniens notoi.
56
res, qui dira qu'elles étaient dictées par l'événement? A cha-
que moment, assurément tout n'est pas possible; mais les
limites du possible, personne ne les connaît. Rétrospective-
ment, l'audace qui fit interdire l'entrée du comité central à
Krouchtchev, le 20 octobre, paraît presque naturelle, et
naturelle aussi la mobilisation de la population, tandis que
les troupes russes quittaient leur cantonnement. Et pourtant
les Polonais n'auraient-ils pas résisté, cette audace serait
imaginée comme une folie.
Nous ne pouvons pas juger du poids des motifs qui dé.
terminent les ciécisions de Gomulka. Mais ce n'est pas cela
qui nous importe. Prouverait-on que Gomulka ne peut rien
tenter de plus que ce qu'il fait et qu'il déteste dans son
cæur ses propres actes, nous ne saurions davantage nous soli-
dariser avec sa politique. Car celle-ci, en admettant qu'elle
soit la seule politique possible de gouvernement, n'en a pas
moins une logique contre-révolutionnaire, n'en mène pas
moins à la restauration de la dictature d'une bureaucratie.
Ce qui nous importe, en d'autres termes, c'est l'attitude
de la gauche révolutionnaire, de l'avant-garde des ouvriers
et des intellectuels qui a lutte contre le stalinisme. Or, celle.
ci peut bien se reconnaître aujourd'hui minoritaire, elle
peut bien admettre que les objectifs socialistes sont dans le
présent inaccessibles, sa tâche n'en est pas moins de résister
pied à pied à l'offensive autoritaire de Gomulka, de contra-
rier l'évolution vers la dictature, et de préparer l'avenir.
A notre sens l’Opposition ne pourra être efficace que
si elle s'avère capable de faire la théorie de la révolution
dans le régime bureaucratique, que si elle découvre notam-
ment la fonction que joue le Parti comme organe essentiel
du totalitarisme, que si elle trace la perspective d'une démo-
lition de cet appareil. Seule une telle clarification permet-
trait à l’Opposition de s'organiser, car elle s'affranchirait
ainsi de l'idée traditionnelle que le parti offre le seul cadre
de travail politique possible. Elle mettrait en outre les intel-
lectuels en demeure de sortir de l'isolement
que
leur
masque
leur appartenance au parti et les engagerait à chercher dans
le proletariat les formes possibles de regroupement révolu-
tionnaire et les organes susceptibles d'assurer un pouvoir
démocratique.
Durant mon séjour en Pologne, il m'est apparu que les
éléments de gauche, en dépit de leur lucidité, hésitaient à
caractériser la politique suivie par Gomulka, hésitaient à se
penser comme tendance séparée, et demeuraient incertains
du rôle du Parti. Comme je l'ai rapporté, beaucoup « sen-
tent » le danger que représente le parti, mais ils attendent
d'une certaine division des pouvoirs, d'une revalorisation du
Parlement et des organes municipaux, d'une extension des
conseils d'usines actuels une neutralisation progressive de
son autorité, sans voir que la fonction qu'il joue à la tête
57
et au coeur de la société le conduit nécessairement à se
subordonner tous les autres organes représentatifs.
Nul doute que l'évolution de la situation ne précipite
la prise de conscience de cette gauche. En tout cas c'est "I'elle
que dépend le maintien, au moins, des conquêtes d'octobre
dont nous avons dit, en commençant, la valeur inestimable.
Si ga pression se relâchait, l'ordre stalinien ou néo-stalinien
ne tarderait guère à régner de nouveau à Varsovie.
CLAUDE LEFORT.
La voie polonaise
de la bureaucratisation
Dans l'article « La révolution prolétarienne contre la
bureaucratie » publié dans le numéro précédant de cette
revue, j'avais essayé d'analyser la situation polonaise, au
mieux des informations disponibles fin décembre 1956 à
Paris. Les points essentiels de cette analyse peuvent se résu-
mer ainsi : la crise du régime bureaucratique et la mobili-
sation propre des masses ont abouti aux journées d'octobre
de Varsovie. La bureaucratie polonaise et le Kremlin ont
été obligés d'accepter le changement de direction personni-
fié par Gomulka. Ce changement était loin de résoudre les
problèmes concrètement posés à la société polonaise par la
faillite de la bureaucratie et par l'effervescence des masses :
la situation de la Pologne « historiquement inédite », res-
tait une situation révolutionnaire. Le courant révolution-
naire, s'il ne parvenait pas jusqu'à constituer des organismes
autonomes des masses Conseils ou soviets pénétrait
quand même profondément les organisations existantes, en
particulier le parti communiste. La discussion au sein de
celui-ci devenait libre, des tendances révolutionnaires s'y
exprimaient ouvertement et se livraient à une critique vio-
lente de la bureaucratie, la mentalité des membres était
transformée. Il était impossible qu'une telle situation dure,
et l'alternative était claire: ou bien des organismes de masse
se seraient constitués, et auraient assumé non seulement la
« gestion » des usines particulières, mais la gestion de l'éco-
nomie et la direction de l'Etat ou bien le parti redevien-
drait finalement la seule instance de pouvoir et autour de
lui se cristalliserait à nouveau une nouvelle bureaucratie
politique, étatique et économique. La personne et le passé
de Gomulka avaient relativement peu d'importance dans
l'affaire - mais dès ce moment, quelques semaines après
octobre, on pouvait constater que le Parti « penchait dan-
gereusement vers la deuxième solution », la solution de son
propre pouvoir.
59
-
-
au sens
Aujourd'hui, deux raisons imposent de revenir sur cette
analyse. D'abord, la question est tranchée, une nouvelle
variante du régime bureaucratique est en train de naître en
Pologne et le parti polonais en est l'accoucheur. Ensuite,
l'analyse contenait une erreur importante: il était faux de
croire et de laisser croire que le parti polonais pouvait
changer jusqu'au point de devenir lui-même un des instru-
ments de transformation révolutionnaire de la société. Il
était faux de laisser subsister le moindre doute sur le fait
que, l'appareil du parti et de l'Etat n'ayant pas été brisés ni
des organisations du pouvoir des masses constitués, le parti
gouvernant pouvait jouer un autre rôle que celui de point
de départ d'une nouvelle évolution bureaucratique. La situa-
tion polonaise reste une situation révolutionnaire
que le nouveau régime éprouve d'énormes difficultés à se
stabiliser, que la constitution de Conseils d'usine continue
et paraît s’amplifier, que les ouvriers ne semblent pas dispo-
sés se laisser museler par la « raison d'Etat » comme
en témoignent les grèves qui éclatent ici et là —, que l'évo.
lution idéologique de la gauche ne peut que s'accélérer face
au visage chaque jour plus net du gomulkisme. Mais cette
situation ne pourra se dénouer dans un sens révolutionnaire
que par une nouvelle explosion du mouvement des masses,
par une confrontation au grand jour entre celui-ci et l'état
et le parti gomulkistes. Elle peut, en revanche, dégénérer
et pourrir, et le nouveau régime bureaucratique se conso-
lider à froid, si l'évolution actuelle continue.
Dans la mesure où il ne s'agissait pas là d'une erreur
d'appréciation, mais d'une erreur de principe sur un pro-
blème fondamental que rencontre la révolution prolétarienne
contre un régime bureaucratique, et dans la mesure où ce
problème, posé pour la première fois en 1956, surgira de
plus en plus fréquemment dans l'avenir, il est indispensable
d'en mener la discussion d'une façon approfondie.
La signification du gomulkisme
On sait aujourd'hui quelle est la politique du gomul-
kisme. Chaque semaine, une nouvelle information en confirme
le caractère, et le témoignage que rapporte de Pologne
Claude Lefort, illustre de façon frappante à la fois ses par-
ticularités et ses traits profonds. A peine installé au pouvoir,
Gomulka exige et obtient la dissolution du comité de liai-
son créé en Varsovie pendant octobre entre ouvriers et étu-
diants. Les comités ouvriers surgis par endroits en octobre
sont dissous. Quelques jours après, Gomulka reconnaît le
« gouvernement ouvrier et paysan hongrois » en clair le
gouvernement de Kadar; et, au milieu de mars, il exprime à
nouveau sa confiance dans le gouvernement de marionnet-
tes de Budapest. Il n'ose pas s'opposer ouvertement aux
« Conseils » qui se constituent dans les usines, mais il fait
60
1
-
-
tout ce qui est en son pouvoir pour en minimiser la portée
et les confiner chacun dans son entreprise. Il renforce de
plus en plus la censure. Il s'élève violemment contre la
« gauche » du parti. Il met lentement en route ce qu'on ne
peut considérer autrement que comme une épuration gra-
duelle du parti — tandis qu'il protège en même temps les
staliniens. Les militants les plus représentatifs de la « gau-
che » sont amenés à démissionner des postes responsables.
Les élections sont organisées et menées de telle façon, que
les électeurs n'utilisent pas les droits très limités qu'on leur
a accordés, et que les rares condidats vraiment représenta-
tifs d'octobre, placés en queue de liste, sont automatique.
ment éliminés du nouveau Parlement.
Le sens de tout cela, le résultat objectif inéluctable,
voulu ou non: restaurer l'autorité incontestée de l'Etat et
du parti sur la société. Une certaine dose de liberté, stric-
tement contrôlée, peut se concilier avec cette restauration
mais non la liberté; certaines concessions à la tendance
gestionnaire des ouvriers peuvent faciliter la situation dans
les usines (et d'ailleurs pour l'instant on ne peut pas s'y
opposer) à condition que la direction centrale de l'écono-
mie reste sans conteste entre les mains du parti.
L'évolution est d'une rapidité surprenante surtout
lorsqu'on pense que le régime est obligé de louvoyer au mi-
lieu d'un système de forces contraires d'une complexité extra-
ordinaire. Et il est impossible, en considérant le gomul-
kisme, de ne pas se rappeler le terme « bonapartisme »,
au sens que Trotsky lui avait donné. En vérité, si jamais il a
existé un
« bonapartisme », c'est bien celui-là. Gomulka
repose sur un équilibre de forces contraires situées à tous
les niveaux : entre le Kremlin et la nation polonaise; entre
le prolétariat et le reste de la société; entre la « gauche >>
du parti et ses éléments staliniens. Toutes les couches de la
société polonaise, Washington comme Moscou, le soutien-
nent — chacun pour des raisons qui s'opposent à celles de
tous les autres.
Mais précisément, le « bonapartisme » est un état pas-
sager des rapports des forces politiques, il n'est pas une défi-
nition d'un régime social. L'erreur de Trotsky, parlant du
« bonapartisme » de Staline, était de ne pas voir qu'un bona-
partisme qui dure cesse d'être du bonapartisme. Un régime,
quels que soient les rapports de force qui ont permis son
instauration, ne peut durer que s'il exprime en fin de compte
la structure réelle de sa société. Dans une société bourgeoise,
le pouvoir « bonapartiste » deviendra rapidement l'expres-
sion des intérêts des couches les plus décisives de capita-
listes : ce fut le cas de Napoléon III. Si la production est « na-
tionalisée le pouvoir trouve la voie de son évolution toute
tracée devant lui: il faut bien que quelqu'un dirige la pro-
duction, l'administration, l'Armée. Un dirigeant qui n'est
-
61
pas inamovible n'est pas un dirigeant. Une couche de diri-
geants inamovibles, c'est la bureaucratie.
Il est utile de discuter brièvement les arguments mis
en avant de divers côtés pour « justifier » le gomulkisme
ou pour soutenir qu'il existe toujours des possibilités d'évo-
lution pacifique du régime vers le socialisme.
On dit : les privilèges de la bureaucratie en matière de
revenus ont été abolis, et ils n'ont pas été restaurés. Mais la
bureaucratie, comme toute couche dominante, ne se définit
pas par sa situation privilégiée dans la consommation; elle
se définit par sa place dans les rapports de production, par
les fonctions de gestion et de direction qu'elle exerce dans
l'économie, l'état et la vie sociale en général. Longtemps
avant qu'elle ne jouisse de privilèges de revenu qui vaillent
la peine d'en parler, la bureaucratie russe émergeait comme
couche monopolisant les fonctions de direction; la « troï-
ka » dans la direction des usines, la « soumission indiscutée
à une seule volonté », au « commandement individuel »
dans la production sur laquelle insistait tellement Lénine
ont même précédé la domestication des Soviets et la sup-
pression de la démocratie dans le parti bolchévik. Certes, à
la longue, les deux aspects sont inséparables, et une couche
ayant consolidé son pouvoir s'octroiera également des pri-
vilèges en matière de consommation. Mais c'est une grave
erreur, théorique et politique, que de croire trouver l'origine
du processus de bureaucratisation dans ces privilèges. Ceux-
ci peuvent d'ailleurs rester par la suite extrêmement limités.
Les capitalistes anglais payent, en théorie et en pratique,
19 shillings à la livre — soit 95 % - d'impôt sur la frac-
tion de leur revenu personnel dépassant 6.000 livres par an,
soit 500.000 francs par mois. Les capitalistes français payent
beaucoup moins en théorie, et presque rien en pratique. En-
tre les deux systèmes, lequel est le plus proche du véritable
esprit du capitalisme, le plus solide en tant que capitalisme?
Incontestablement, le système anglais.
On dit : le système se démocratise, les gens parlent et
écrivent librement ou presque. Le témoignage de Claude
Lefort, les nouvelles que publient chaque semaine les jour-
naux, montrent que c'est là une image fausse : la parole parlée
est libre, la parole écrite l'est de moins en moins; le contrôle
de fait du Parti sur la vie politique demeure, et s'affirme
chaque jour davantage. Mais, indépendamment des faits, le
principe d'une telle argumentation est faux. Il revient à
confondre les formes politiques d'une domination et le fait
de la domination lui-même. D’Hitler aux démocraties scan-
dinaves, en passant par Guy Mollet, l'essence des régimes
capitalistes ne change pas. Il est vrai que dans une société
capitaliste privée, la position de la classe exploiteuse est
62
incomparablement plus « indépendante » des formes du
pouvoir ou du système de gouvernement que dans une so-
ciété capitaliste bureaucratique. Le grand capital peut gou-
verner aussi bien par l'intermédiaire d'un dictateur que
d'un gouvernement parlementaire issu du suffrage universel.
La gamme est beaucoup plus limitée pour la bureaucratie.
Il ne faut cependant pas croire qu'elle est inexistante. Les
régimes bureaucratiques viennent d'apparaître sur la scène
de l'histoire. Il serait faux de les confondre avec les formes
et les méthodes du totalitarisme stalinien. Kroutchev n'est
déjà plus Staline; il y a une variante chinoise, comme une
variante yougoslave des formes politiques et économiques de
domination de la bureaucratie. Nous assistons à la naissance
d'une variante polonaise. Mais il ne s'agit que de variantes.
Les régimes sont fondamentalement identiques du point de
vue économique ; ils le sont aussi du point de vue politique.
Leur dénominateur commun n'est pas difficile à trouver :
c'est le monopole de fait du pouvoir exercé par le Parti. Et
l'évolution présente du régime polonais s'éclaire si on la
considère sous cet angle: tout vise, tout concourt à rétablir
l'autorité incontestée du Parti. Si un véritable parlementa-
risme, comportant la liberté de constitution d'organisations
politiques et leur alternance au gouvernement, reste incon-
cevable dans un régime bureaucratique, un pseudo-parle-
mentarisme peut très bien au contraire servir les nécessités
de la démocratisation ». Pseudo-parlementarisme car,
comme viennent de le montrer les élections polonaises, c'est
le Parlement qui doit en fin de compte se modeler à l'image
du gouvernement, qui reçoit en fait son autorité du parti
dominant, au lieu de la lui donner.
C
On oppose à cela la tendance, exprimée dans des dis-
cours officiels et dans certains actes, à distinguer le Parti
de l'Etat, comme aussi à réintroduire une séparation des pou-
voirs, et une multiplication des instances de décision. On
s'acheminerait ainsi, nous dit-on, vers un partage des pou-
voirs effectifs entre un Parlement, un Gouvernement, le parti
et des institutions représentant les producteurs — les Con-
seils d'usine, par exemple. Mais si la confusion du Parti et
de l'Etat, du législatif et de l'exécutif, de l'économique et du
politique, est un trait du totalitarisme, sa suppression ne
signifie nullement une avance vers le socialisme. Le socia-
lisme est lui aussi une confusion des pouvoirs, plus exacte-
ment une réunification des instances de direction de la vie
sociale sous tous ses aspects. Un Soviet ou un Conseil est à
la fois un organe de délibération, de décision et d'exécution.
Une séparation entre un « législatif » et un « exécutif >>
est inconcevable sous un régime socialiste. Il ne faut pas con-
fondre l'avance vers le communisme avec le retour à Mon-
tesquieu. Ajouter une dose de crétinisme parlementaire à
l'arbitraire bureaucratique n'est ni une régression, ni une
63
-
-
progression; c'est une autre façon de battre les cufs pour
servir la même omelette.
Y a-t-il d'ailleurs vraiment retour à Montesquieu? En-
core une fois, il ne faut pas confondre le droit et le fait, les
discours et la réalité. Il n'y a pas de gouvernement parle-
mentaire en Pologne, il n'est pas question que Gomulka soit
renversé par la Diète ou qu'il ait changement des partis au
pouvoir. Le Parti reste inamovible. Il essaie de donner un
peu de vie à certaines institutions jusqu'ici purement
décoratives pour arriver à faire fonctionner la société.
Car la signification de la crise de la bureaucratie polonaise,
qui a culminé en 1956 en une décomposition profonde de
toute la vie du pays, était précisément celle-ci : la domina-
tion du Parti empêchait littéralement le fonctionnement de
la vie sociale. De leur côté, les ouvriers essaient eux aussi
de redonner vie à certaines institutions cela semble être
en partie le cas des syndicats et tendent à en créer des
nouvelles les Conseils d'usine. Les deux courants peu-
vent se recouper pendant une période, qui n'est pas encore
finie: la période de « la nation derrière Gomulka ). Mais
au fur et à mesure que leurs objectifs divergents s'affirme-
ront, les deux courants se sépareront. Le Parti montre déjà
clairement qu'il admet qu'une institution quelconque prenne
vie seulement dans la mesure stricte où lui, Parti, la con-
trôle. Cette attitude est profondément contradictoire — mais
elle est tout aussi profondément réelle, elle correspond à
l'essence même de la bureaucratie. Les masses, d'un autre
côté, ne s'intéresseront finalement aux institutions
que ce
soit le Parlement, les syndicats ou les Conseils d'usine
que dans la mesure où elles peuvent y exprimer véritable-
ment leur point de vue, leurs aspirations, leur vie; dans la
mesure où elles peuvent effectivement en faire quelque
chose et s'en servir; c'est-à-dire, dans la mesure où ces insti.
tutions échappent précisément au contrôle du Parti. La solu-
tion de cette contradiction, à moins d'une autre explosion
révolutionnaire, ne peut se faire que d'une seule façon : un
nouveau dessèchement des institutions, leur abandon par les
masses, leur chute à nouveau au sort d'éléments décoratifs,
ou, au mieux, d'instruments claudicants du pouvoir du Parti.
C'est là par excellence le type d'évolution qui peut se réali.
ser à froid, par l'agglomération à nouveau de toutes les par-
celles de pouvoir et d'initiative autour du Parti et à travers
la spirale de la passivité à laquelle sera alors vouée la popu-
lation : échec des activités et des initiatives auxquelles le
Parti n'entend pas donner libre cours, — d'où décourage-
ment d'où moins d'activité et d'initiative d'où néces.
sité « objective » croissante que la couche de dirigeants
pousse, mène, se démène et domine
d'où retour pur et
simple de la population à la « vie privée » - et ainsi de
suite. Que la société polonaise parcoure à nouveau cette spi.
rale jusqu'au point de rupture, ou qu'elle parvienne à se
-
-
64
stabiliser à un point intermédiaire quelconque est relati-
vement secondaire. Du moment que la société est dépossédée
de la direction de ses activités et que celle-ci appartient à
un corps spécifique, le Parti, les institutions officielles sont
vouées à cette pétrification qui fait que la vie réelle se dé-
roule à côté d'elles et qu'elles ne peuvent jamais la saisir
qu'imparfaitement. La distance entre les institutions offi-
cielles et la vie sociale réelle est bien entendu variable d'un
cas à l'autre mais ce qui caractérise la crise des sociétés
d'exploitation contemporaines est l'inadéquation essentielle
du contrôle que celles-là peuvent exercer sur celle-ci.
Mais le parti lui-même, un part « rénové », « réformé »,
ne pourrait-il pas être cette institution qui exprime vérita-
blèment la vie de la société — ou le pouvoir de la classe ou-
vrière non pas de façon indirecte et « en dernière ana-
lyse », mais immédiatement et organiquement? Non. Le
parti, tout d'abord, est une petite minorité et ne peut que
l'être. Il ne fournit pas le cadre dans lequel pourraient se
dérouler les activités sociales et politiques de la grande ma-
jorité de la population. S'il s'ouvrait à celle-ci, ce serait
une autre affaire, mais aussi bien il ne s'agirait plus d'un
« parti », ni pour la forme, ni pour le fond. Ensuite et sur-
tout, par sa nature même, le parti est séparé de ce qui forme
l'essentiel de l'activité des hommes – de la production. Le
parti comme tel représente une « sélection » qui ne découle
pas de la production elle-même, et ne s'articule pas sur celle-
ci. En tant que parti, il ne peut saisir l'activité productive
des hommes que de façon abstraite, de l'extérieur. Si nous
affirmons depuis des années que le parti – et nous parlons
ici d'un parti révolutionnaire, non bureaucratique — ne peut
pas être, dans une société socialiste, un organe de gouver-
nement et une instance de pouvoir, ce n'est pas pour des
raisons de prévention antibureaucratique, par exemple pour
éviter que le parti ne développe une tendance à confondre
le pouvoir ouvrier avec le sien propre, donc à éliminer ou
à réduire à un rôle inoffensif d'autres courants ouvriers, et
en fin de compte à dominer complètement la vie des Soviets
ou des Conseils. Certes, l'idée du parti au pouvoir implique
presque automatiquement une structure antidémocratique.
Mais l'aspect le plus profond de la question n'est pas là. Le
socialisme n'est pas simplement le pouvoir politique des So-
viets ou des Conseils il est tout autant, indissociablement,
gestion ouvrière de la production à tous les niveaux. Le so-
cialisme est tout d'abord une autre manière d'organiser la
production – les rapports vivants des hommes au travail,
non pas seulement les chiffons de papier concernant la pro-
priété des usines. Or le parti comme tel n'a pas de rapport
avec la production. Si le parti est dominant, il ne peut que
tendre à diriger la production de l'extérieur, en utilisant
65
l'appareil de direction des usines légué par le régime pré-
cédent ou en en créant un nouveau. Le premier résultat sera
un gaspillage terrible; le deuxième, le conflit avec les pro-
ducteurs et le retrait de ceux-ci; le troisième, la nécessité
aura « prouvé » par ses propres actes que les ouvriers ne
peuvent ni ne veulent organiser la production, en les empê-
chant de le faire.
avec les
On dit aussi : l' « acquis » d'octobre du point de vue de
la clarification des consciences et de la critique de la bureau-
cratie est immense, l'idéologie bureaucratique a été pulvé-
risée, il est inconcevable que l'ancien état de choses puisse
être restauré. Mais il ne s'agit pas de restauration pure et
simple de l'ancien état de choses et il est certain que celui-ci
ne reviendra jamais avec le même visage. Et après ? Le régime
se gardera bien de heurter de front la conscience des gens,
et pourra laisser aux intellectuels une certaine latitude de
s'exprimer pourvu qu'ils restent en marge de la vie écono-
mique et politique réelle, qu'ils n'établissent pas de contact
ouvriers. L'idéologie est la source de toute force
et de toute mystification. « ...En U.R.S.S., l'exploitation
des ouvriers n'est pas abolie, car les ouvriers n'y dirigent
point la production, et ne sont que des salariés mal rétri.
bués; ils n'ont pas leur part dans la répartition du surplus
du travail, qui est en entier raflé par la bureaucratie d'Etat,
sous forme d'énormes appointements et récompenses. Cette
pratique montre qu'il y a là-bas fort peu de formes socia-
listes dans l'économie, et que les formes de capitalisme
d'Etat s'y développent rapidement, revêtant de plus en plus
l'aspect monstrueux d'un système bureaucratique de capi-
talisme d'Etat. »« L'état bureaucratique (russe), dans cette
appropriation du sur-travail, a une position monopoliste ab-
solue, à la différence des pays capitalistes où le monopo-
lisme, qu'il soit privé ou d'Etat, est certes fort et tend de
plus en plus à un capitalisme étatique total, mais où il n'a
pas encore atteint concrètement ce but immanent, tandis que
la contre-révolution bureaucratique soviétique l'a d'ores et
déjà pleinement atteint. » D'où viennent ces citations? Non
pas d'un vieux numéro de Socialisme ou Barbarie mais
des rapports de Tito et de Kidritch au VIe Congrès du P. C.
yougoslave de novembre 1952 (publiés dans le numéro 15 des
Questions actuelles du socialisme, pp. 30 et 200). Cette ana-
lyse correcte et la dénonciation extrêmement violente du
régime russe en tant que régime d'exploitation qui l'accom-
pagne, empêche-t-elle le régime de Tito d'être lui-même une
variante du capitalisme bureaucratique?
En Pologne, l'analyse et la critique de la bureaucratie
n'ont pas été menées par les hauts dignitaire du régime à
l'égard d'une bureaucratie extérieure, mais par la majorité
- 66
-
des intellectuels du parti à l'égard de la bureaucratie polo-
naise elle-même. Elles ont en conséquence un tout autre ca-
ractère. Mais ce fait, s'il trace des limites au gomulkisme,
s'il lui impose des traits foncièrement différents de ceux
du titisme, s'il permet d'espérer le maintien envers et con-
tre tout d'un courant oppositionnel révolutionnaire en Polo-
gne, ne saurait en lui-même modifier la dynamique fonda-
mentale du régime. Celui-ci tend dès maintenant, d'ailleurs, à
développer une idéologie qui lui corresponde. La base en
est la fameuse « raison d'Etat », dont Claude Lefort met en
lumière le mode d'opération; le vêtement, la « voie polo-
naise vers le socialisme ».
Et c'est ainsi que, en Pologne aussi bien qu'en France,
on glisse alors des arguments tendant à présenter le gomul-
kisme comme un socialisme à ceux qui veulent montrer qu'il
est la seule politique actuellement réalisable. « C'est tout
ce qu'on peut faire dans les conditions présentes. » « Il ne
faut pas demander l'impossible. » « La pression russe em-
pêche le développement révolutionnaire. »
On pourrait discuter ces affirmations sur leur propre
terrain. Le chantage des Russes est une chose — leur inter-
vention militaire réelle en est une autre. Que la bureau-
cratie du Kremlin aurait tous les motifs et tout le désir
d'écraser une révolution en Pologne, comme elle l'a fait en
Hongrie, c'est clair. Oserait-elle à nouveau? Aurait-elle osé,
début novembre, intervenir à Varsovie en même temps qu'à
Budapest ? Qui peut l'affimer? Qui peut oser dire qu'un sou-
lèvement polonais simultané à la révolution hongroise n'au-
rait pas été le facteur qui aurait transformé les doutes de
la population russe en explosion, ou qui aurait mis un moins
au lieu d'un plus devant le bilan des avantages et des risques,
des, pour et des contre, qui a condit le Kremlin à écraser la
Hongrie? Et actuellement, la situation d'une Pologne de pres-
que trente millions d'habitants, au gouvernement « recon-
nu » par les Russes, est-elle la même que la situation de la
Hongrie à la veille du 4 novembre?
Il y a plus. La politique révolutionnaire n'est pas l'art
du possible. L'art du possible, c'est la politique de Mendès-
France et de Guy Mollet. La politique révolutionnaire est
créatrice de possible. Elle ne peut créer n'importe quoi
et de ce point de vue, l'appréciation rigoureuse de tout ce
qui peut être apprécié dans la situation en forme la base
indispensable. Le problème apparaît alors simplement dé-
placé. Mais ce déplacement est essentiel. C'est la différence
entre une pratique « contemplative »), basée sur le calcul
rationnel des chances — qui est la pratique capitaliste et
bureaucratique, pour laquelle les relations essentielles du
monde sont données a priori et une pratique révolution-
naire, qui ne peut exister que parce que ses propres manifes.
-
-
67
-
tations bouleversent les conditions dans lequelles elles
étaient placées au départ. Ce bouleversement signifie con-
crètement qu'une pratique révolutionnaire a la possibilité,
par la force de ses idées et de son exemple, de déclencher
l'entrée en action des exploités dans son propre pays et dans
les autres. La Commune de 1871, la révolution russe de 1917,
la révolution hongroise de 1956 étaient des « absurdités >>
du point de vue du calcul rationnel des chances. Ce sont ce-
pendant ces absurdités, et non l'activité des compagnies d'as-
surances, qui ont donné sa figure au monde qui nous entoure.
Le gomulkisme, nous dit-on, est inévitable si l'on veut
x'épargner une intervention russe, qu'une politique plus ré-
volutionnaire risquerait de déclencher. Mais qu'est-ce que
cela signifie? Qu'est-ce qui, dans la situation polonaise, est
intolérable, pour la bureaucratie russe? L'indépendance na-
tionale, plus ou moins relative? Mais celle-là, Gomulka n'est
pas disposé à la sacrifier — c'est précisément pour ne pas
la sacrifier qu'il se dit obligé de faire ce qu'il a fait par
ailleurs. C'est du contenu social révolutionnaire du régime
qu'il s'agit. C'est ce contenu qui inquiète au plus haut point
Kroutchev. Voici donc le raisonnement: cette politique est
révolutionnaire, qui supprime elle-même graduellement ce
qu'il peut y avoir de révolutionnaire en Pologne, pour éviter
que quelqu'un d'autre ne le fasse brutalement.
L'évitera-t-elle jusqu'à la fin? De quels moyens dispose
une politique polonaise pour empêcher une intervention
russe ? Il y a deux voies. L'une consiste à supprimer en Polo-
gne même tous les motfis que pourrait avoir la Russie pour
intervenir. Ce n'est là qu'une façon déguisée de réaliser l'in-
tervention russe. Kroutchev ne tient pas absolument à ce
que les censeurs de la presse en Varsovie soient russes
même « natoliniens il lui suffit qu'on censure
ce qu'il
r'aime pas. Le censeur supprime telle phrase ou tel article
<< pour éviter l'intervention russe » et ce faisant, il est
lui-même cette intervention, il est Molotov habillé en polo-
nais. On ne veut pas que Varsovie se transforme en un second
Budapest de novembre 1956 c'est pourquoi on la trans-
forme insensiblement en un second Budapest de mars 57.
Empêche-t-on même ainsi qu'à la fin, une intervention russe
se produise quand même et malgré tout? Une intervention
qui n'aura pas besoin de prendre une forme militaire, et
dont l'atout principal pourra alors être le découragement et
l'apathie de la population créés par le gomulkisme lui-
même?
L'autre voie consisterait à mobiliser les seules forces
sur lesquelles peut compter un pouvoir révolutionnaire :
l'énergie et la conscience de la population travailleuse, sa
cohésion, son intégration à des institutions qui sont sa vie
même, et la solidarité des travailleurs des autres pays,
qui dépend aussi de ce qui se fait en Pologne, de la clarté
ou
68
et du contenu de classe de la transformation sociale qui y
a lieu. On ne peut sauver la révolution polonaise que par
des moyens révolutionnaires. Ce que la raison d'Etat )
peut sauver, c'est l'Etat, séparé des masses, non pas la
révolution, mais la contre-révolution.
nom-
On dit: il ne faut pas juger la situation polonaise à
partir de principes, le gomulkisme set une politique empi-
rique qui essaie de naviguer parmi des récifs sans
bre. Mais si on ne peut juger le gomulkisme à partir de prin-
cipes, on peut encore moins essayer de le justifier : il n'y a
de justification qu'au nom et à partir de certains principes.
Et il n'y a pas, il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais de
politique véritablement empirique. L'empirisme, c'est une
illusion subjective. Il y a des politiques qui assument leur
logique et il y en a qui se laissent assumer par elle, c'est
tout. On peut prétendre agir au jour le jour, on ne peut em.
pêcher les jours de se suivre et de s'ajouter. Refuser d'envisa-
ger les conséquences de ses actes et d'en élaborer la sifini.
fication ne supprime pas les premières ni n'altère la seconde.
L'ensemble de ces arguments revient à l'illogisme sui-
vant, que la défense du stalinisme par les « progressistes v
de tout poil a rendu classique depuis une trentaine d'années :
le gomulkisme est une politique révolutionnaire, parce
qu'une politique révolutionnaire est actuellement impossible
en Pologne. La conclusion est absurde; la prémisse pourrait
être vraie. Mais s'il en était ainsi, pourquoi discuter? Il ne
resterait alors à chacun que de choisir sa place, de ce côté
ou de l'autre du pouvoir, qui, d'après l'argument lui-même
doit se transformer en pouvoir d'exploitation. Rester dans
le parti polonais ou le quitter, avoir telle ou telle attitude
sur telle ou telle question, ce sont là des problèmes que
seuls les révolutionnaires polonais peuvent résoudre. Mais
avoir et propager des illusions sur la nature de ce parti, sa
fonction et son avenir - cela serait la catastrophe, pour les
Polonais et pour tous les autres.
Si même un pouvoir révolutionnaire était actuellement
impossible en Pologne, cela ne signifierait nullement qu'une
politique révolutionnaire le serait aussi. La gauche révolu-
tionnaire, qu'elle se trouve dans le parti polonais ou en de-
hors de celui-ci, se trouve devant des tâches immenses. Elle
a à clarifier et à systématiser ses idées ; elle a à les diffuser
sous toutes les formes dont elle peut disposer; elle a à s'or-
ganiser; elle a à se lier avec le mouvement des usines. Elle a
en somme à préparer l'avenir. Cet avenir peut surgir dès
demain. La crise profonde du monde bureaucratique, comme
du monde occidental, peut transformer d'ici peu de temps
les conditions d'action des révolutionnaires polonais. Des
possibilités infinies se trouvent devant eux non pas dans
69
-
quelques générations, mais peut-être dans quelques années.
La première condition pour qu'ils puissent se placer à
la hauteur du rôle historique qui pourra être le leur, c'est
qu'ils surmontent toute illusion relative au gomulkisme. C'est
qu'ils comprennent qu'il n'y a pas de régime « progressif »
sutre que le socialisme comme pouvoir ouvrier. C'est qu'ils
voient qu'entre le pouvoir des Conseils et l'exploitation il n'y
a pas de moyen terme.
Les Conseils d'usine
Ce qui montre qu'une politique révolutionnaire en Po-
logne actuellement est loin d'être une utopie, c'est le mou-
vement des Conseils d'usine. Ceux-ci tendent à se multiplier,
à se fédérer par industrie, à élargir leurs pouvoirs au sein
des entreprises. Leur nature, aussi bien que leurs rapports
avec l'Etat et la direction officielle de l'économie posent de
nombreux problèmes, qu'il est nécessaire d'évoquer briè-
vement.
Tout d'abord, les Conseils résultent bien d'un mouve-
ment propre des ouvriers — commencé, semble-t-il, déjà
avant octobre - et se répandent actuellement par l'initiative
des ouvriers. Ils sont loin d'être, comme les Conseils yougo-
slaves, de créations gouvernementales, sur lesquels le Parti
a la haute main.
D'autre part, la signification profonde de ce mouvement
ne vient pas de son caractère « politique »; le mouvement
des Conseils polonais se situe seulement sur un plan éco-
nomique. Son sens politique reste pour l'instant implicite.
Quel est le rôle que se proposent les Conseils polonais?
Depuis quelque temps, on parle à tort et à travers de tous les
côtés de gestion ouvrière et l'on applique ce terme aux Con-
seils d'usine polonais. D'après ce que l'on sait, les Conseils
polonais n'exercent pas la gestion des usines. Leur fonction
véritable se rapproche beaucoup plus de ce que Trotsky en-
tendait par « contrôle ouvrier ». L'appareil de gestion ou de
direction des usines n'est pas aboli et remplacé par des délé-
gués ouvriers et par des assemblées ouvrières. Il reste en
place, et continue à diriger l'activité courante de l'usine. La
nomination du directeur est dans certains cas soumise à la
ratification du Conseil – mais pas toujours. Le Plenum du
Conseil ne se réunit d'ailleurs (à Zéran, tout au moins, l’usine
la plus avancée à ce point de vue) qu'une fois par mois : il
est clair qu'il peut superviser, mais non pas diriger effec-
tivement l'usine. Les rapports des pouvoirs respectifs de la
direction et du Conseil semblent assez mal définis. Encore
moins définis sont les rapports des Conseils et de la direc-
tion centrale de l'économie. Les statuts des Conseils affir-
ment souvent que le Conseil « émet son avis » sur le Plan
70
ou < vote » le plan annuel ou « le corrige) (voir l'article
d’Edgar Morin dans La Vérité du 15 février), mais il est
clair que cela laisse entièrement en suspens le problème des
relations de l'usine avec le « plan » et donc avec le reste de
l'économie. En revanche, à Zéran par exemple, le Conseil
semble avoir procédé à une réorganisation de l'usine et à une
restructuration de la masse des salaires dant dispose l'entre-
prise.
Dans l'atmosphère actuelle de la Pologne, le pouvoir de
fait des Conseils dans chaque usine doit être important
mais on en aperçoit clairement les limites. D'abord, ce pou-
voir est un pouvoir de contrôle, non de direction; les tâches
effectives de direction restent entre les mains d'un appareil
spécifique. Ensuite, ce pouvoir s'arrête aux murs de l'usine ;
or, l'essentiel de ce qui se passe dans l’usine objectifs de
production, moyens fournis, salaires — est déterminé par ce
qui se passe hors de l'usine. Ce sont là les tâches de direction
centrale de l'économie et la bureaucratie n'est pas dis-
posée à laisser les Conseils empiéter sur ce domaine. Il sem.
ble
que le parti, écrit E. Morin, a opposé son veto à la cons-
titution de fédérations de Conseils et même à la publication
d'un bulletin de liaison entre les Conseils. Cela ne se com-
prend que trou facilement: la bureaucratie doit à tout prix
conserver les tâches de coordination et de direction centrale
autrement, c'est sa fin.
-
On arrive ainsi au noud de la question. Ce qui s'esquisse
actuellement en Pologne, c'est une situation de double pou-
voir sur le plan économique. Une partie du pouvoir dans les
usines appartient en fait — quoi que puissent dire les sta-
tuts aux Conseils émanant des ouvriers. Ceux-ci, dans la
mesure où des conflits ou des frictions avec la direction sur-
gissent, ne peuvent que tendre à limiter le rôle de celle-ci
ou à se la subordonner. Mais surtout, ils ne peuvent que vou-
loir étendre leur pouvoir au-delà de leur usine, puisque aussi
bien leur rôle dans l'usine risque de devenir illusoire s'il se
limite à l'usine. Déjà, à l'encontre des directives officielles,
ils tendent à se fédérer, verticalement et horizontalement;
et, d'après E. Morin, « les activistes des conseils sont unani-
mes à penser que les Conseils périront par asphyxie s'ils de-
meurent isolés et cantonnés au stade expérimental » (d'après
la ligne officielle, les Conseils sont « des expériences inté-
ressantes »). Cette tendance à la fédération signifie que les
ouvriers veulent remplacer par l'activité coordinatrice vi-
vante des producteurs eux-mêmes la coordination extérieu-
rement imposée par le « plan » bureaucratique, qu'ils visent
un plan de production émanant des producteurs et non la
subordination des producteurs à un plan défini par la bu-
reaucratie. Par là même, l'existence et l'extension du mou.
vement des Conseils, en tant que mouvement économique,
-
71
-
en
pose une foule de problèmes politiques — en fait, les pro-
blèmes politiques les plus importants, à commencer par
celui-ci : qui est le maître de l'économie?
Les Conseils donc, malgré toutes leurs limitations, sont
porteurs d'une dynamique révolutionnaire. Cela est très bien
compris par la bureaucratie du parti et de l'état — qui
s'y oppose et essaie de limiter le mouvement dans toute la
mesure du possible. Pour elle, le processus doit se dérouler
sens contraire : affirmer l'autorité de la direction cen-
trale de l'économie, rétablir le pouvoir de l'appareil de di-
rection dans chaque usine, — au besoin, au prix de quelques
concessions aux Conseils, nécessaires pour maintenir la paix.
L'idéal, ce serait de parvenir à faire des Conseils, sous une
forme ou une autre, un rouage du mécanisme de direction
des usines particulières visant à maintenir les ouvriers dans
le calme et à augmenter la productivité. Son avantage, dans
cette lutte, est l'avantage de toujours de ceux qui sont au pou-
voir : les Conseils ne peuvent battre la bureaucratie que dans
une lutte ouverte, la bureaucratie peut réduire les Conseils
par l'usure, la lassitude de la base et la corruption des
sommets.
La liaison avec le mouvement des Conseils, la lutte pour
son extension et sa généralisation, la clarification des problè-
mes généraux de gestion de l'économie, la démonstration
pratique de l'incapacité de la bureaucratie à planifier, sont
les premières tâches de la gauche révolutionnaire polonaise.
Celle-ci ne doit pas se borner à approuver le principe du
mouvement; son avenir dépendra de sa capacité de trouver
des formes de liaison organiques avec le mouvement des Con-
seils d'usine.
La révolution et l'appareil du Parti bureaucratique
Le grand enseignement de la Commune, tel que Marx
l'a formulé dès le lendemain de sa défaite, a été que le pro-
létariat lors de sa révolution ne peut pas utiliser pour ses fins
la machine de l'Etat existante, qu'il doit la briser et la rem-
placer, dans la mesure ou un « Etat » reste nécessaire, par
son propre « Etat », qui n'en est déjà plus un dans la mesure
où il n'est rien d'autre que « l'organisation des masses
armées ).
Que devient cette idée dans le cas d'une révolution pro-
létarienne contre un régime de capitalisme bureaucratique ?
Que signifie, dans les conditions de domination de la bureau-
cratie, « briser l'appareil d'Etat » ?
Le trait déterminant, du point de vue politique, de la
société bureaucratique. c'est la fusion de la classe dominante,
de son parti, et de l'Etat. Le parti « communiste » n'est pas
72
à la bureaucratie russe ce que le parti républicain, le parti
conservateur, ou les « modérés et indépendants » sont aux
capitalistes américains, anglais ou français. D'un certain
point de vue, le parti « communiste. » est cette bureaucra-
tie elle-même. De même, la relation du parti à l'Etat n'a
pas de rapport avec cette même relation dans le cas d'une
démocratie capitaliste (mais le totalitarisme nazi ou fasciste
réalise déjà une relation analogue dans une so té capita-
liste privée); dans celle-là, l'appareil d'Etat est dans une
large mesure indépendant du Gouvernement, et seul ce der-
nier est entre les mains des partis. La division entre Parle.
ment, gouvernement et administration correspond à une réa-
lité. Mais en Russie, le parti n'est pas au pouvoir; il est le
pouvoir.
Bien entendu, classe bureaucratique et parti, état et
parti, ne se recouvrent pas intégralement, des différences et
des stratifications subsistent. Les positions des bureaucrates
dans la hiérarchie économique ou dans la hiérarchie admi-
nistrative ne coïncident pas forcément avec leurs positions
dans la hiérarchie du parti. Dirigeants « économiques », ad.
ministrateurs, militaires et « dirigeants politiques » forment
des couches présentant entre elles une certaine différencia-
tion, pouvant se livrer à une certaine concurrence autour du
pouvoir. Mais de cette différenciation et de cette concur.
rence émerge à nouveau le parti, comme organisme unifica-
teur suprême et comme instance ultime de tout pouvoir réel.
Dans ces conditions, « briser l'appareil d'Etat » signi-
fie immédiatement et directement : briser l'appareil du parti
bureaucratique. Et cette tâche est à son tour identique à
l'expropriation de la classe dominante. La révolution russe
devra ineluctablement commencer par la destruction de
l'appareil du parti, de l'Etat et de la gestion bureaucratique
de l'économie, qui dans leur essence ne font qu'un et qui
sont physiquement formés, à 10 % près, par les mêmes per.
sonnes.
C'est ce qu'a fait, comme on le sait, la révolution hon-
groise. La destruction de l'appareil d'Etat et du parti sont
allées de pair – et la constitution de Conseils ouvriers, qui
en est la contrepartie positive, a suivi pas à pas, pour ainsi
dire, cette destruction. Dans le bref laps de temps qui lui
a été imparti, la révolution hongroise a été très loin dans les
deux domaines.
Ces deux aspects : la destruction des institutions du pou-
voir établi (état et parti) et la constitution de nouveaux or-
ganismes de pouvoir (les Conseils), sont inséparables. Dans
la mesure où les anciennes instances de gestion et de coordi.
nation de la vie sociale s'effondrent sous les coups des mag-
ses, celles-ci tendent à les remplacer aussitôt sont presque
obligées de les remplacer aussitôt par de nouvelles, qu'elles
façonnent elles-mêmes. Inversement, dès que de nouveaux
organismes ont été constitués, ils entrent en conflit avec les
-
73
appareils de domination existants. Et c'est, pour ainsi dire,
« la même conscience qui fait comprendre qu'il n'y a plus
rien à attendre des anciennes institutions et pousse à les
mettre en morceaux, et qui incite les masses à créer les
instruments de leur propre pouvoir.
En Pologne, les choses se sont passées autrement. La
crise du régime a culminé dans les « journées d'octobre );
pendant celles-ci, la mobilisation des masses, l'action de la
fraction gauchiste du parti, le « tournant » d'une partie im-
portante de l'appareil bureaucratique ont abouti à un chan-
gement de direction et d'orientation politique, personnifié
par Gomulka. Le parti a subi des transformations profondes,
qu'il serait stupide de nier: destruction de l'idéologie sta-
linienne, liberté d'expression, changement énorme de men-
talité de la majorité des militants. La mobilisation des mas-
ses est également allée très loin : préparation à la lutte ar-
mée et constitution par endroits de comités ouvriers, consti-
tution de comités de liaison entre ouvriers et étudiants. Mais
l'appareil du parti est resté en place – et des organismes
de masse n'ont pas été créés. Ici aussi, les deux choses sont
allées de pair. Le parti « réformé » s'est chargé de « diri-
ger la démocratisation » les ouvriers n'ont pas créé les
organismes de leur propre pouvoir. Pour utiliser la termi-
nologie classique, l'octobre polonais a bien été une révolu-
tion mais une révolution politique, non une révolution
sociale. Si l'on veut savoir ce que signifie une révolution
politique sous le capitalisme bureaucratique, qu'on regarde
les journées d'octobre 1956 à Varsovie.
L'appareil du parti et de l'Etat sont demeurés au fond
intacts et ce fait a déterminé toute l'évolution ultérieure.
Dès ses premiers actes, Gomulka au pouvoir a tendu vers un
objectif essentiel : consolider à nouveau l'autorité du parti
et de l'Etat. Cette consolidation, qui se déroule depuis bien-
tôt six mois, a sa propre logique qui n'a rien à voir avec
celle de la révolution.
sur le
Ne pas voir cela dès le départ, croire et laisser croire un
seul instant que le parti polonais aurait pu suivre une autre
voie, était une erreur, une illusion « réformiste »
compte des institutions bureaucratiques. Expliquer les ra-
cines de cette erreur peut aider à mieux s'en préserver dans
l'avenir.
Ep Russie, la classe bureaucratique est entièrement for.
mée et cristallisée, sa séparation de la société est aussi grande
qu'elle peut l'être. Dans les « démocraties populaires », la
société évolue vers le modèle russe et, du point de vue
de sa définition est déjà incontestablement une société capi-
taliste bureaucratique; n'empêche que la cristallisation de
-
74
pas oublier
la couche dominante est beaucoup moins avancée. Son avè-
nement au pouvoir est beaucoup plus récent; sa rupture avec
les classes travailleuses, beaucoup moins profonde ; les énor-
mes difficultés qu'elle rencontre pour édifier une économie
capitaliste bureaucratique rendent non seulement son régime
plus vulnérable, mais sa propre cohésion de classe plus fra-
gile; l'oppression « nationale » que subissent ces pays de
la part de la Russie tend toujours à opposer, au sein de la
bureaucratie locale, un courant « titiste » à une clique de
gauleiters – en même temps qu'elle suscite un rapproche-
ment des couches inférieures de la bureaucratie avec le reste
de la nation exploitée et opprimée. La composition du parti
« communiste » reflète en général cette situation. La majo-
rité de ses adhérents actuels sont venus à lui immédiatement
après la guerre, dans la plupart des cas comme à un parti
révolutionnaire, quelles qu'aient pu être leur confusion et
leurs déformations. D'autres, plus vieux, sont loin d'avoir
toujours été définitivement stalinisés. L'auto-épuration de la
bureaucratie et du parti est restée très imparfaite; il ne faut
que Staline a dû tuer ou déporter un dixième de
la population russe pour consolider le pouvoir de la bureau-
cratie. Les dirigeants des « démocraties populaires » n'ont
jamais pu voir aussi grand. Enfin l'ensemble du système,
beaucoup plus inattaquable qu'un état bourgeois aussi long-
temps que « ça marche », est beaucoup plus vulnébale de-
vant un mouvement des masses dès que celui-ci est déclenché
puisque toutes ses institutions, en théorie, « représentent >>
la classe ouvrière, et que le mécanisme de l'exploitation et
de l'oppression est étalé au grand jour pour ceux qui
vivent sous le régime.
Tout cela fait que, dès que la mobilisation révolution-
naire des masses atteint un certain degré, la grande majo-
rité des membres du parti communiste peuvent se trouver
du côté de la révolution luttant, les armes à la main, con-
tre l'état et le parti qu'ils étaient eux-mêmes encore la veille.
Or, qu'est-ce qu'un Etat bureaucratique sans le parti « com-
inuniste » - et qu'est-ce que le parti « communiste » sans
ses militants? Cette situation, presque inconcevable dans une
société bourgeoise, s'est réalisée en Hongrie – et a failli
se réaliser en Pologne.
Ne pouvait-on pas penser, alors, que ce parti, dont la
majorité se situait sur le même terrain que les masses et
dont celles-ci s'approchaient de nouveau, au sein duquel tou-
tes les critiques explosaient, toutes les idées étaient remises
en question, pouvait, sous la pression des masses, changer de
caractère, devenir un des instruments de la révolution? C'est
ce que nous avons pensé et c'est en quoi nous nous som-
mes trompés. L'expérience polonaise prouve que, même dans
les conditions les plus favorables qu'on puisse imaginer, le
parti bureaucratique reste le parti bureaucratique. Indé-
pendamment de l'évolution que peuvent subir ses militants
75
men-
en tant qu'individus, sa structure, son programme, sa
talité collective, la nature de ses rapports avec le proléta-
riat, en un mot sa dynamique la plus profonde le conduisent
inévitablement à freiner et à mettre sous tutelle le mouve-
ment des masses, à s'ériger lui-même en instance suprême de
direction.
Quatre-vingt-dix-neuf virgule quatre-vingt-dix-neuf pour
cent des militants actuels des partis staliniens peuvent être
récupérés par la révolution. Mais il n'y pas, dans toutes les
Galaxies, un électron de chance pour que leur organisation
comme telle le soit.
PIERRE CHAULIEU.
Documents polonais
Les deux textes que nous reproduisons ci-des-
sous, publiés dans la presse polonaise le premier
en avril 1956, le deuxième après les journées d'oc-
tobre, permettent de constater la virulence qu’at-
teignait la critique du régime déjà avant Poznan et
le degré rême clarté sur la nature du système
d'exploitation bureaucratique auquel sont par-
venus les intellectuels de gauche de Po Prostu.
DISCOURS PRONONCE A L'INAUGURATION D'UN NOUVEAU
« MAGASIN SPECIAL »
(Extrait de Nowa Kultura du 8 avri] 1956.)
Rue Moto Kowska on a ouvert un nouveau magasin pour privilégiés,
ce qui augmente encore le nombre de ces boutiques, célèbres derrière
les « rideaux d'or ». On sait que ces points de vente font l'objet d'une
prédilection toute particulière de la part des habitants de Varsovie et
qu'ils sont aux termes de la langue officielle une preuve supplé.
mentaire de notre progrès démocratique. Comme il est habituel que la
cérémonie d'ouverture s'accompagne de discours, notre correspondant Kat
· avait préparé, pour cette solennelle occasion, une allocution de bienve-
nue. Cependant la petite fête étant à la mesure de ces magasins couverts
par l'officialité, c'est secrètement aussi qu'elle se déroula, et l'allocution
de notre représentant Kat ne fut pas publiée. C'est pourquoi nous avons
décidé de la soumettre à nos lecteurs en l'écourtant légèrement.
« Mesdames, Messieurs, Amis très honorés,
» L'idéal qui nous rassemble pour cette inauguration perd, auprès
des masses, quelque peu de son éclat. La brise nouvelle qui souffle sur
notre patrie et sur les pays des autres républiques socialistes est și vio-
lente que les rideaux d'or qui couvrent notre train de vie commencent
à se soulever légèrement. Dans ces conditions, l'ouverture d'un nouveau
magasin spécial au coeur de la capitale prend une signification et une
importance particulières. Elle traduit nettement l'intégrité des respon.
sables, l'honnêteté intellectuelle et la force d'hommes que l'insatisfaction
générale, voire les murmures menaçants dans les rues, ne sauraient dé-
tourner de leurs desseins et qui poursuivent logiquement la route dans
laquelle ils sont engagés.
» L'idée d'ouvrir des magasins accessibles seulement à quelques-uns
est conforme à l'esprit du temps et aux données de notre situation. Ce
que je dis à présent peut paraître déplacé, même anachronique, dans ces
- 77
salles confortables et élégantes. On ne peut nier cependant que les
hommes qui se trouvent dans la rue, de l'autre côté de nos fenêtres aux
rideaux bien tirés, en sont venus à connaître une situation bien difficile
en matière de ravitaillement.
» Cette situation entraîne les pénibles scènes qui ont eu lieu dans
nombre de magasins d'alimentation. Nous voulons rester absolument en
dehors de cette atmosphère à tous égards nuisible.
» Je me suis rendu il y a quelques semaines en observateur s'en-
tend dans une boucherie ordinaire ; juste à côté d'un de nos naga-
sins spéciaux. Soudain la porte s'ouvrit et une jeune femme élégante
entra. « Mon Dieu, quelle foule aujourd'hui ! » soupira-t-elle avec un
sou ire enchanteur. La foule silencieusement la toisa. Elle se rendit
compte, je ne sais comment, que quelque chose n'allait pas. « Oh, je
dois m'être trompée », roucoula-t-elle après un moment d'embarras, et
elle ajouta : « Ce n'est pas le magasin spécial, n'est-ce pas ? » De nouveau,
son visage rayonna de façon charmante et troublante à notre adresse.
Elle quitta le magasin pour se rendre dans le nôtre, à côté.
» Mes amis, quelle solidarité, quelle unanimité d'opinion se réali-
sèrent alors dans le magasin comble. Quels abîmes de l'âme populaire
se dévoilèrent, quelles vigoureuses expressions de la vieille langue polo-
naise. Combien proches se sentirent soudain ces gens, par ailleurs étran-
gers les uns aux autres. En un clin d'œil ils formèrent un front commun.
» L'idée au service de laquelle nous sommes rassemblés ici, aujour-
d'hui, a aussi des ramifications plus profondes et d'une portée plus large.
Elle réunit des hommes qui ont le même mode de pensée, des hommes
toujours opposés à l'instabilité comme à l'indécision, des hommes tou-
jours d'accord pour souscrire pleinement à notre cause. En effet, qui
d'autre pourrait se donner aussi pleinement à une cause, sinon celui qui,
n'ayant que l'embarras du choix, peut se procurer tout, facilement, qui
ne court pas le danger, en achetant des vivres, de voir ses boutons arra-
chés dans la cohue des clients trop ardents. Qui acceptera volontiers de
nouveaux mots d'ordre, sinon ceux qui, en vertu de la réalisation de tels
mots d'ordre, conservent aussi le droit d'acheter dans des magasins spé-
ciaux.
» Notre grand maître Karl Marx disait: « L'existence détermine la
conscience. » Et c'est vrai, le magasin spécial qui est bien pourvu de
marchandises, devant lequel ne se tasse encore aucune queue, garantit
la conscience inébranlable, dure comme du granit de nos activistes. Ils
se montrent alors armés contre les pressantes revendications d'une foule
excitée et fébrile. Lorsqu'ils sortent des magasins, franchissant les rideaux
d'or, et qu'ils rentrent chez eux, leurs serviettes bourrées, ils peuvent,
satisfaits et condescendants, considérer la foule qui se presse dans les
Magasins ordinaires. Nous avons déjà atteint le standard de vie socialiste.
Et, si nous l'avons atteint, c'est grâce au combat mené pour les maga-
sins spéciaux, combat énergique, obstiné et couronné de succès. »
EN QUETE DES VALEURS PERDUES
(Extrait de « Po prostu » Varsovie, n° 49, 1956.)
On édifiait sous nos yeux une société telle qu'on n'en avait jamais
vu jusqu'alors de semblable. Sans doute la propriété privée des moyens
de production était-elle abolie, mais l'aliénation économique demeurait.
Le producteur devenait étranger, au sens classique du terme, à son tra-
vail, et comme autrefois les fruits de ce travail continuaient d'échapper
à son contrôle. Les propriétaires officiels ne pouvaient ni disposer de
l'objet qui leur appartenait, ni le grer, et toute l' « influence » exercée
par les ouvriers sur la fabrique aussi bien que sur la production se
ramenait à l'accomplissement du plan. Sur le marché « socialiste » les
marchandises étaient soustraites à l'influence des producteurs et cela,
non pas seulement du fait des « ciseaux » constitués par les prix et
les salaires, mais aussi voilà qui est plus essentiel
parce que les
producteurs n'avaient aucune espèce d'influence sur le destin des pro-
78
duits et qu'ainsi, à la suite du travail fourni, des parties aussi de leur
vie, de leur existence, leur devenaient étrangères.
Cette confrontation de principe entre producteurs et produits fut
de quelle nature? Il est vrai que nous n'avons pas connu de crise de
surproduction peut-être faudrait-il dire malheureusement. Mais la
séparation marquée dans l'ordre existant entre producteur et produit
entraîna, par suite du mécanisme économique, la naissance d'une nou-
velle couche sociale remplaçant les capitalistes evincés - la toute-
puissante couche des administrateurs politiques. En même temps elle se
soldait pour les producteurs par une impuissance sociale effective.
La nouvelle couche des administrateurs politiques (des administra-
teurs universels, à bien regarder) disposait d'une puissance économique
telle que le capitalisme n'en avait jamais connu de semblable: la gestion
de la production industrielle totale et, en partie aussi, du reste de la
production sur le plan national. Les années passées fournissent plus d'un
exemple prouvant que cette force s'est exercée dans un seul sens : contre
les ouvriers. Les produits servaient å opprimer les producteurs. Tel était
le processus d'aliénation.
Sur cette base économique s'édifièrent les nouveaux rapports de
dépendance; dépendance, non des capitalistes, mais de ceux qui, diri-
geant à la fois la politique et la chose publique, en vinrent aussi pour
ainsi dire à diriger les hommes du fait de leur position sociale et des
pouvoirs que le système leur avait accordés. Ouvriers et employés étaient
complètement perdus dans les ramifications de ce complexe système de
dépendance. De nouvelles bases, surtout politiques puis idéologiques et
autres, se développèrent à partir des bases économiques.
Ce système de dépendance devait étouffer la liberté. Les hommes
furent anéantis de façon de plus en plus totale. Cela signifiait prati.
quement que chacun pouvait à chaque instant perdre toute liberté. Limi-
tés dans leur liberté, maintenus dans une dépendance économique et poli-
tique, les citoyens étaient livrés à une oppression systématique et raffinée.
En même temps que les hommes se perdaient les valeurs. La dignité
du peuple était foulée aux pieds, l'étouffement de l'individu devenait
alors chose insignifiante. Les crimes les plus terribles furent commis. En
même temps que la vie, l'homme perdit sa réputation. De quel tragique
bouleversant est imprégnée la mort de ces communistes polonais qui
de bonne foi gagnèrent la patrie du communisme, pour s'y souiller,
happés par sa corruption. Le drame de Rubaschow n'est en comparaison
qu'une faible copie littéraire de la réalité et la suppression des noms
dans cette histoire, une simple farce tragi-comique. Ainsi les hommes
furent-ils dépouillés de leurs plus hautes valeurs morales. Où devait les
chercher un homme qui avait abandonné tout espoir?
Situation sans issue que la mystification idéologique rendit encore
plus désespérée. Les hommes les plus malheureux sont ceux que l'on
endort de belles formules. Privés de la liberté, ils croyaient posséder la
plus grande des libertés jusqu'alors connues, celle qui consiste à recon-
naître la nécessité et la justesse du système. Suspendus au bord d'un
précipice, ils étaient convaincus qu'ils pourraient modeler leur destin
par leur propre travail. Utilisés comme les outils permettant de conso-
lider un ordre injuste, ils croyaient fonder tournés qu'ils étaient vers
les belles formules et les idéaux élevés un ordre profondément juste.
Le mensonge idéologique consacra l'emprisonnement de l'homme dans
le filet d'une dépendance universelle. Toute protestation devint protes-
tation, non contre les crimes continuels, mais contre les idéaux reconnus
sacrés, autrement dit une révolte contre soi-même. Le mensonge idéolo-
lique masqua complètement l'aliénation économique, la dépendance et
le manque de liberté. Il répondait au besoin de justifier ou de fausser
l'image éminemment tragique des conditions de vie matérielle d'hommes
qui devaient être le support du système. Les tisserands de Lodz vivaient
à vingt personnes, dont trois couples, dans une seule pièce. Les ouvrières
gagnaient 360 zlotys par mois...
Janusz KUCZYNSKI.
- 79
Documents, récits et textes
sur la révolution hongroise
La portée de la révolution hongroise n'a pas besoin d'être
soulignée: première révolution prolétarienne contre la bu-
reaucratie à être allée jusqu'au bout et à avoi*“ posé le pro-
blème du pouvoir, elle a en même temps fait renaître les
organismes du pouvoir ouvrier: les Conseils, dont les reven-
dications tant en matière politique qu'en matiere économique
montrent non seulement la maturité de la classe ouvrière
comme dirigeant de la société, mais uussi que cette classe est
la seule capable de sortir la société moderne lu chaos dans
lequel la plongent bureaucrates et capitalistes.
L'étude de cette révolution, la propagation de ses leçons
seront parmi les tâches fondamentales des révolutionnaires de
tous les pays dans les années qui viennent. C'est pour contri-
buer à cette étude et pour mieux faire connaître le visage de
cette révolution que nous publions les documents, les récits et
les textes qui suivent.
Pour nous, malgré la foule d'éléments que la révolution
hongroise a amené à se manifester sur l'avant-scène de la poli-
tique, le facteur primordial et déterminant pour son avenir
était l'action du prolétariat des usines. Si les deux premières
semaines de la révolution ont pu obscurcir ce fait, le rôle
des Conseils après le 4 novembre et encore maintenant (com-
me on le verra à la lecture de l'article de Jean Amair) clôt
la discussion sur ce point.
Les trois premiers documents publiés ci-dessous montrent
clairement ce qu'il pouvait y avoir de relativement imprécis
au départ d'une révolution qui unissait toutes les couches de la
nation exploitée et opprimée. Le texte de la résolution du
Comité Central du parti des travailleurs du 26 octobre témoi-
gne du désarroi de la direction devant l'action des masses,
de même que de ses illusions. L'appel des étudiants du 2 no-
vembre continue à marquer l'étape de l' « unité nationale ».
Les récits et témoignages qui suivent parlent pour eux-mêmes.
La résolution du Conseil ouvrier du Grand-Budapest, en
date du 14 novembre, mériterait à elle seule une longue ana-
lyse. Face à l'Armée de l'Empire stalinien, les ouvriers hon-
grois se dressent comme un pouvoir en fait, comme le seul
-
80
pouvoir national dans le pays; ils posent des conditions poli-
tiques et économiques, exigent un rôle déterminant sur le
plan politique - en même temps qu'ils foni preuve d'un
sens tactique extraordinaire.
L'article de Pannonicus constitue une précieuse contri-
bution à l'étude, non seulement des Conseils ouvriers hon-
grois, mais des problèmes du socialisme en général. L'histo-
rique de la situation hongroise depuis noveinbre 1956 de
Jean Amair jette lui aussi de la lumière sur le rôle présent des
Conseils ouvriers, en même temps qu'il montre ies difficultés
insurmontables que rencontre le gauleiter Kadar.
L'ensemble de ces textes a été traduit ou rédigé par des
camarades hongrois qui ont activement participé à la révo-
lution et qui se trouvent actuellement en France. On com-
prendra facilement les raisons pour iesquelles récits et arti-
cles ne sont pas signés.
1. - Documents
LES MOTS D'ORDRE DU CERCLE « PETOFI »
1° Nous exigeons une amitié soviéto-hongroise basée sur
l'égalité léniniste.
2° Nouveau plan quinquennal servant l'élévation du
bien-être du peuple.
3° Rentrée d’Imre Nagy dans la direction.
4° Procès public de l'affaire Farkas.
5° Ecarter ceux qui nous retardent.
6° A bas la politique économique stalinienne.
7° Vive la Pologne fraternelle.
8° Direction ouvrière des usines.
9° Redressement de l'agriculture, des coopératives volon-
taires.
10° Un programme constructif pour la nation.
11° Vive la jeunesse de « Petöfi ».
12° Pour la démocratie socialiste.
Paru dans un tract avec l'en-tête du journal Szabad Ifjusag (« Jeu:
nesse Libre ») portant la mention suivante:
Ce tract est publié par l'équipe de rédaction du Szabad Ifjusag le
jour de la grande manifestation de la jeunesse luttant pour la démo.
cratisation et le socialisme.
Le 23 octobre 1956,
MANIFESTE DES ECRIVAINS HONGROIS
Nous sommes arrivés à un tournant historique de notre sort.
Dans cette situation révolutionnaire nous ne pouvons faire notre
devoir si tout le peuple travailleur hongrois ne s'unit pas, discipline,
dans un seul camp.
Les dirigeants du Parti et de l'Etat jusqu'à présent ne nous ont pas
donné un programme viable. Les responsables de cette situation sont ceux
qui au lieu de développer la démocratie socialiste, s'organisaient et s'orga-
nisent encore pour une restauration du régime terroriste stalino-rakosien.
Nous, écrivains hongrois, avons formulé dans les sept points suivants
ce que la nation hongroise demande:
1° Une politique nationale autonome basée sur l'idée du socia-
lisme. Il faut régler nos relations selon les principes leninistes avec tous
les pays, avant tout avec l'Union Soviétique et avec les démocraties
populaires. Il faut réexaminer nos relations internationales et nos relations
économiques dans l'esprit de l'égalité des nations.
82


-
2° Il faut mettre fin à une politique des minorités nationales
contraire à l'amitié des peuples. Nous voulons que celle-ci soit
sincère. Ce n'est possible qu'en réalisant les principes leninistes.
- Il faut révéler au pays sa véritable situation économique. Nous
ne pouvons dépasser la crise sans que les ouvriers, les paysans et les
intellectuels ne reçoivent les places qui leur sont dues à la direction
politique, sociale et économique du pays.
Les usines doivent être dirigées par les ouvriers et les techni-
ciens. Il faut réformer le système actuel des salaires et des normes de
travail, la forme avilissante de la Sécurité Sociale, etc... Les syndicats
doivent être des organisations qui représentent vraiment les intérêts des
ouvriers.
Il faut donner des nouvelles bases à notre politique envers la
paysannerie. Il faut assurer le droit d'auto-direction des paysans, tant
dans les coopératives que dans les fermes privées. Il faut créer enfin les
bases politiques et économiques des coopératives volontaires. Il faut que
le système des impôts et des livraisons change progessivement et qu'on
aboutisse à un système qui assure que la production et l'échange des
produits soient libres et socialistes.
Tout cela est conditionné par des transformations fondamen-
tales au sein de l'Etat et du Parti, tant du point de vue structure que
personnel. Il faut éliminer de notre vie publique la clique de Rakosi,
aussi bien que les tendances restaurationnistes. Imre Nagy, le communiste
pur et audacieux, à qui le peuple hongrois se confie, doit être mis à
une place digne de lui, ainsi que tous ceux qui, pendant les années
écoulées, ont lutté de façon conséquente pour la démocratie socialiste. En
même temps, il faut s'opposer fermement à toute tendance et tentative
contre révolutionnaire.
7° Le développement exige que le Front Patriotique Populaire
devienne la représentation politique des couches laborieuses de la société
hongroise. Notre système électoral doit être transformé de manière qu'il
corresponde aux exigences de la démocratie socialiste. Le peuple doit
élire librement et secrètement ses représentants à l'Assemblée Nationale,
aux Conseils et à toutes les formes d'auto-organisation.
Nous croyons que dans nos paroles se manifeste la conscience de
la nation.
Budapest, le 23 octobre 1956.
6° -
-
L'Association des Ecrivains Hongrois.
(Publié dans la Gazette Littéraire, édition spéciale ne contenant que
ce manifeste, le 23 octobre 1956.)
TRACT DU COMITE DES ETUDIANTS
Nos jeunes amis ouvriers et paysans!
La jeunesse étudiante vous tend une main amicale et vous demande
d'aider la jeunesse hongroise, pour l'ensemble de nos objectifs communs,
dans son travail de renouvellement et de reconstruction de tout le pays
qui est en train de se développer. Nous voulons que les jeunes qui
travaillent sur les machines, à la terre, sur les bancs des écoles et des
universités et à leur bureau soient enfin groupés dans une unité véri-
table.
Il est temps de mettre fin même dans les plus petits villages du
pays à la pression que nous a imposée la politique inhumaine de Staline
et de Rakosi.
C'est maintenant, dans le feu des réunions orageuses, que nous
devons exclure de nos rangs tous ceux qui s'inclinaient devant le culte
de la personnalité et devant la terreur brutale.
83
Deux tâches sont devant nous: d'abord faire le compte des fautes
du passé, ensuite construire nos propres organisations de la jeunesse,
qui représentent nos intérêts et soient capables de les réaliser à travers
le feu et l'eau et donnent une force considérable dans le renouveau
de la vie politique hongroise. Nous, étudiants, nous avons construit le
M.E.F.E.S.Z. (1), construisez vous aussi vos organisations autonomes, où
l'on puisse entendre votre voix et où se réalise votre véritable volonté.
Nous voulons l'unité de la jeunesse, ne croyez pas les provocateurs
qui veulent vous diriger contre nous, reconnaissez là les provocations
mesquines des forces staliniennes et des forces de la droite. Ils tendent
à la destruction du pays, à l'anarchie, afin de pouvoir faire subir au
peuple le joug d'une dictature nouvelle.
Envoyez vos observateurs, le 27 du mois courant, au Parlement
des étudiants et inspirez-vous de nos principes et de nos buts.
Construisez vos organisations autonomes !
Vive l'unité idéologique et politique de la jeunesse !
Le 23 octobre 1956.
Le Comité d'Organisation du Parlement des Etudiants.
DECLARATION DU COMITE CENTRAL
DU PARTI DES TRAVAILLEURS HONGROIS

Au peuple hongrois :
Depuis les deux guerres mondiales notre patrie n'a pas subi de
journées aussi tragiques que maintenant. Une guerre fratricide se déclen.
che dans la capitale de notre patrie.
Le nombre des morts et des blessés se chiffre par milliers. Il faut
mettre fin immédiatement aux effusions de sang. En vue de cela nous
avons pris les mesures suivantes :
Le Comité Central du Parti des Travailleurs Hongrois suggère
au Présidium du Conseil National du Front Populaire Patriotique de
proposer au Présidium de la République Populaire l'élection d'un nou-
veau gouvernement national. Ce gouvernement est destiné à corriger tota-
lement les défauts et les crimes du passé et, s'appuyant sur toute la
nation, aider à répondre aux justes exigences de notre peuple. Les forces
inépuisables de notre peuple créeront un pays libre, un pays de la
richesse, de l'indépendance et de la démocratie socialiste.
Le Comité Central a fait des propositions sur la composition du
gouvernement qui se formera sous la direction du camarade Imre Nagy
sur les plus larges bases nationales.
Le nouveau gouvernement commencera des pourparlers avec
le gouvernement soviétique pour régler les relations entre nos pays sur
la base de l'indépendance et de non-intervention dans les affaires inté-
rieures. En premier lieu, les troupes soviétiques, après le rétablissement
de l'ordre, retourneront dans leurs garnisons. L'égalité de droits de
l'Union Soviétique et de la Hongrie correspond aux intérêts des deux
pays et une amitié vraiment fraternelle et indissoluble ne peut être
construire que sur cette base. Les relations entre la Pologne et l'Union
Soviétique sont en train de se réformer dans ce sens.

(1) Association des Etudiants des Universités et des Grandes Ecoles,
fondée en 1946, absorbée par l'organisation unitaire de la jeunesse
(stalinienne) en 1950, et reconstituée quelques jours avant la révolution
d'octobre 1956.
84
-
3° Le gouvernement amnistiera tous les participants à la lutte,
à la seule condition de déposer les armes immédiatement, et au plus
tard à 22 heures, ce jour.
4° Le Comité Central et le Gouvernement ne laissent aucun doute
qu'ils sont basés sur la démocratie, mais ils sont fermement décidés à
défendre les résultats de la démocratie populairet ils n'abandonnent
pas le socialisme. Leur programme est capable de rassembler tous les
patriotes hongrois honnêtes.
Le Comité Central n'a pas oublié que notre démocratie populaire
a des ennemis acharnés, prts à n'importe quel acte, et il appelle les
communistes, les travailleurs hongrois, surtout les ouvriers, les forces
armées, les anciens partisans, les défenseurs fermes du pouvoir popu-
laire, à anéantir sans pitié tous ceux qui se révoltent contre l'Etat de
notre démocratie populaire, s'ils ne déposent pas leurs armes dans le
délai indiqué.
5° — Le Comité Central considère comme juste l'élection de conseils
ouvriers, avec le concours des organisations syndicales. Pour satisfaire
rielles. Cette augmentation doit être réalisée d'abord pour les salaires
Il faut faire les plus grands efforts compatibles avec nos capacités maté-
rielles. Cette augmentation doit être réalisée d'abord pour les salaires
les plus bas.
6° L'ordre une fois rétabli, nous commencerons immédiatement
l'élaboration de toutes les transformations nécessaires : dans la direction
de l'économie nationale, dans la politique agraire, celle du Front Popu-
laire, dans la direction de tous les autres travaux du Parti, pour que
les principes de la démocratie socialiste se manifestent parfaitement.
Par un dialogue avec le peuple entier, nous préparerons et réaliserons
le grand programme national de la Hongrie démocratique, socialiste,
autonome et indépendante.
Que l'unité et la fraternité de la nation suive cette période tragique
des luttes fratricides et meurtrières. Que les blessures que nous nous
sommes faites se guérissent.
Si nous voulons vivre, nous devons commencer une vie nouvelle.
Qu'après cette horrible catastrophe, notre peuple aie la paix inté.
rieure, la vie sans peur, le travail créateur de la richesse, la liberté,
le droit et la vérité.
Vive la Hongrie indépendante, démocratique et socialiste.
26 octobre 1956.
Le C. C. du P. T. H.
APPEL DES DELEGUES DES FORCES ARMEES REVOLUTIONNAIRES
ET DES CONSEILS REVOLUTIONNAIRES DE L'ARMEE POPULAIRE
Les délégués des Forces Armées Révolutionnaires et des Comités
Révolutionnaires élus par les corps de l'Armée Populaire ont pris la
résolution suivante:
1° - Nous exigeons que les troupes soviétiques, après avoir quitté
le territoire de Budapest, quittent aussi le territoire du pays. Les mem-
bres du Comité ont pris en considération la nécessité de pourparlers
diplomatiques, mais ceux-ci ne doivent pas donner l'occasion aux troupes
soviétiques de prolonger leur stationnement en Hongrie éternellement.
2º — Nous exigeons que le gouvernement convoque immédiatement
les participants du Pacte de Varsovie, et le dénonce.
.3° - Les délégués des Comités Révolutionnaires de la jeunesse hon-
groise et des corps de la Honved exigent que les troupes soviétiques
quittent le territoire hongrois d'ici le 31 décembre 1956. Dans le cas
contraire nous prendrons les armes pour la liberté du pays et la pureté
-
85

de la révolution. Nous exprimons notre volonté de lutter au prix de
notre vie aussi longtemps que des armées étrangères menaceront notre
patrie.
Nous déclarons que nous combattrons par les armes les ennemis
extérieurs ou intérieurs qui mettent le pied sur la terre de notre patrie,
et qui menacent notre indépendance.
Nous exigeons que l'Armée Populaire Hongroise, avec l'aide
des forces révolutionnaires, si cela est nécessaire, prenne possession, d'ici
une semaine, des régions minières d'uranium de Hongrie.
6° - Ceux qui violent la discipline de l'armée révolutionnaire, ceux
qui n'exécutent pas les ordres de ses commandants, nuisent à la révo.
lution et doivent être jugés par les Tribunaux Révolutionnaires.
7° Les délégués des Forces Armées Révolutionnaires et des Co-
mités élus par les corps de l'Armée Populaire créent le Comité Révo-
lutionnaire de la Honved, organe suprême de la Honved.
8° Pour assurer l'ordre, le caline et la sécurité publique, la jeu-
nesse révolutionnaire armée s'engage aux côtés des Comités Révolu-
tionnaires de la Honved et de la police et se charge d'arrêter les éléments
étrangers au peuple et les malfaiteurs de droit commun pour les confier
aux Tribunaux Hongrois Libres. Nous sommes d'accord avec la disso-
lution de l’A.V.H. et nous exigeons que les anciens membres de celle-ci
ne puissent être incorporés dans aucune force armée.
Budapest, le 31 octobre 1956.
Les délégués des Forces Armées Insurgées.
Les délégués des Conseils Révolutionnaires de l'Armée Po.
pulaire.
Les membres du Comité Révolutionnaire de la Défense de la Répu-
blique Hongroise :
Béla Kiraly, général.
Pal Maléter, colonel, commandant de la jeunesse armée de la caserne
Kilian.
Varadi Gyula, général des forces blindées.
Istvan Marian, lieutenant-colonel, chef des jeunes combattants de
l'Université technique.
Sandor Kopacsi, colonel de la police.
Gyula Oszko, colonel de la police.
Ferenc Nador, colonel des forces aériennes.
Jozsef Penczi, colonel des transmissions.
Mihaly Guylai, colonel, ville de Kecskemét.
Andras Marton, colonel, académie Zrinyi.
Ferenc Kovacs, major, caserne « Petöfi ».
Lôrenc Kana, général de l'artillerie antiaérienne.
Sandor Maté, major, commandement de l'artillerie.
Janos Szalva, colonel, garde de la frontière.
Sandor Kovago, colonel, caserne Bem.
Tibor Sardi, colonel, Institut Technique des Communications.
Bela Szekely, soldat, Sandor Erdélyi, lieutenant, délégués de la
jeunesse révolutionnaire.
Elemer Toth, lieutenant commandant technique.
Istvan Kovacs, général d'Etat Major.
Pal Demtsa, colonel, caserne Zalka.
Publié dans Magyar Honved, nº 2, 31 octobre 1956.
Le Comité fut élu par les 250 délégués de l'armée populaire, de la
garde frontière, de la jeunesse révolutionnaire et de la police, à l'aube
du 31 octobre 1956, dans l'édifice du Ministère de la Défense Nationale.
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APPEL DU COMITE REVOLUTIONNAIRE DES ETUDIANTS
AU PEUPLE HONGROIS
Hongrois!
Notre glorieuse révolution est loin d'être terminée. Le danger n'est
pas écarté. La revendication unanime de notre peuple et les déclarations
réitérées de notre gouvernement n'ont pas toujours reçu un écho favo-
rable. Les troupes soviétiques n'ont pas encore commencé à se retirer
de notre patrie. C'est pourquoi nous devons nous tenir prêts et main.
tenir intacte l'unité qui s'est forgée durant les journées de la révolution.
Abandonnons les positions partisanes, qui mènent à la division des
forces nationales!
La jeunesse universitaire appelle tous les partis et groupements poli.
tiques à faire abstraction de leurs intérêts particuliers jusqu'à la victoire
de la révolution et de la guerre de libération nationale et à ceuvrer au
renforcement de notre unité nationale et de notre capacité de défense.
La Hongrie indépendante et libre ne pourra être créée et sauvée
que par l'union de tous les Hongrois !
Le Comité Révolutionnaire des Etudiants.
Cet appel du C. R. E. fut rédigé le 2 novembre au soir et imprimé
le 3 au matin, c'est-à-dire la veille de la deuxième intervention russe. Le
Comité recevait des nouvelles alarmantes sur les mouvements des trou-
pes soviétiques et pensait que l'organisation des partis, commencée depuis
trois ou quatre jours, ne pouvait que susciter des troubles. Sa position
fut d'autant plus nette que, selon les informations parvenues des diverses
régions et de Budapest même, la grande majorité des ouvriers et de la
population en général était, dans l'immédiat, hostile à une telle division.
RESOLUTION DU CONSEIL OUVRIER DU GRAND-BUDAPEST
Aujourd'hui, 14 novembre 1956, sur une initiative lancée à la base,
le Conseil Ouvrier Central du Grand-Budapest s'est constitué avec des
délégués des conseils ouvriers. Le Conseil Central est appelé à mener des
discussions au nom des travailleurs des usines se trouvant sur le territoire
du Grand-Budapest et à ordonner la cessation ou la reprise du travail.
Nous déclarons que nous nous tenons strictement aux principes du socia-
lisme; nous considérons que les moyens de production sont propriétés
sociales et nous sommes toujours prêts à combattre pour les défendre.
1° Nous, ouvriers, sommes d'avis que, pour le rétablissement du
calme et de l'ordre, il est nécessaire que notre Gouvernement ait à sa
tête un chef de gouvernement qui jouisse de la confiance du peuple. Par
conséquent, nous proposons que le camarade Imre Nagy prenne la direc-
tion du Gouvernement.
2° Nous protestons contre le fait que les membres de l'A.V:H.
soient admis dans les organes de sécurité nouvellement formés. Nous
exigeons que les nouveaux organes de sécurité soient composés des jeu-
nesses révolutionnaires, des membres de l'armée et de la police restés
fidèles au peuple et des travailleurs des usines. Le nouvel organe de sécu-
rité ne pourra pas devenir une formation appelée à défendre les intérêts
d'un parti ou de certaines personnes. La déclaration préparée par Muen.
nich pour les officiers de l'armée doit être immédiatement abrogée. De
même, nous condamnons tout arbitraire.
3° Une liberté entière doit être assurée aux combattants de la
liberté y compris Pal Maleter et ses compagnons. Ceux qui ont été
arrêtés jusqu'à présent doivent être relâchés.
-
-
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4° Afin de renforcer l'amitié avec l'U.R.S.S., les troupes sovié.
tiques doivent être retirées le plus tôt possible du pays et la possibilité
de construire notre pays dans la paix doit nous être assurée.
5° Nous exigeons que ni la radio ni la presse ne diffusent des
informations non conformes à la vérité.
6° Jusqu'à ce qu'une réponse satisfaisante soit donnée à nos
revendications, nous ne ferons fonctionne
ener que les entreprises de pre-
mière nécessité pour la vie de la population. Nous accomplirons les tra-
vaux d'entretien, ainsi que ceux de reconstruction, importants pour l'éco-
nomie nationale.
7° Nous exigeons que le système de parti unique soit aboli dans
tout le pays et que la permission de fonctionner ne soit accordée qu'aux
partis qui se réclament du socialisme. Nous exigeons des élections libres
dans un délai limité et le retrait de tous les partis politiques des usines.
8° Si nous recevons une réponse satisfaisante à nos revendica-
tions, nous reprendrons le travail.
Les entreprises suivantes ont adhéré à la résolution ci-dessus:
Centrale Electrique de Tiszapalkonya.
Usine d’Aiguillage de Gyöngyös.
Combinat de Fer de Dunapentele.
Constructions Mécaniques Légères de Miskolc.
Usine de Sidérurgie Lénine.
Constructions Mécaniques DIMAVAG, de Diosgyôr.
Usine de Machines-Outils Lourdes.
Trust des Mines de Charbon de Borsod.
Le Conseil Ouvrier Central du Grand-Budapest.
II. - Récits
RECIT D'UN SOLDAT
Le récit qui suit a été fait par un jeune soldat hon-
grois, militant de la Révolution et traduit librement
en français.
J'étais soldat depuis un an quand la révolution a commencé. J'étais
affecté à l'artillerie antiaérienne. J'habitais dans une caserne non loin de
la capitale. Le soir du 23 octobre, nous étions tous dans la caserne
quand on a sonné l'alarme. On nous a donné des fusils et on nous a dit
qu'il y avait une contre-révolution dans la capitale. On nous a donné
les fusils sans nous donner de munitions. On nous a conduits à la station
de la radio de Budapest. A cet endroit, la lutte était déjà commencée.
Oui, c'était la lutte, mais une lutte très curieuse: la police politique avait
des armes, la foule n'en avait pas. Elle luttait avec des pierres ou en
enflammant les camions militaires. Nous avons su très vite à quoi nous
en tenir. Une fois introduits dans les bâtiments de la radio, nous nous
sommes emparés des munitions qui se trouvaient en abondance dans
les chambres de la police politique, mais nous n'avons pas tiré sur la
foule. Au contraire, nous avons commencé à attaquer la police politique.
Je ne dis pas toute notre unité, car notre unité s'était dispersée en très
peu de temps, mais la majorité de nos hommes étaient parmi ceux qui
luttaient contre la police politique. En même temps, les manifestants
s'étaient procuré des armes. On leur en apportait d'une usine d'armes
située dans un faubourg de Budapest. La police politique luttait très
âprement et très cruellement. Notre tâche n'était pas facile. Nous avons
lutté toute la journée, toute la nuit, et même le jour suivant. Nous avons
pris part à de petites bagarres dans les diverses pièces, dans les divers
couloirs, aux différents étages du bâtiment, jusqu'au moment où nous
avons réussi à occuper presque tout le bâtiment. C'est alors que le gou-
vernement dit de Imre Nagy proposa l'amnistie à ceux qui cesseraient
la lutte. C'était après deux jours de combat; j'étais déjà très fatigué ;
je suis rentré chez mes parents qui habitaient à Budapest ; j'ai dormi
presque toute une journée durant, et après, j'ai rejoint les unités révo-
lutionnaires. Ces unités s'appuyaient sur des postes fixes, mais il y avait
des postes mobiles. Il y avait surtout de simples soldats. Nous étions
sous le commandement des officiers, mais nous étions du côté des révolu-
tionnaires. J'ai lutté ainsi pendant plusieurs journées dans divers points
de la capitale. Je participais à des manifestations et à des luttes contre
la police politique. Après la victoire de la révolution, je servis dans
les unités que maintenaient l'ordre dans la capitale.
Après l'attaque du 4 novembre, je suis resté seul; j'étais séparé de
mon unité, je ne pouvais pas la retrouver. La plupart des soldats avaient
disparu; ils avaient abandonné leurs uniformes et regagné leurs maisons,
leurs familles, dans la campagne ou à Budapest. Pourtant notre résis-
tance s'est poursuivie. Quelques copains, quelques amis se sont unis et
chaque nuit nous nous sommes rencontrés dans un faubourg de Budapest.
89
-
Nous occupions des postes sur les routes qui menaient à la capitale et
nous attendions les camions soviétiques. Quand ils arrivaient nous tirions
sur les chauffeurs et sur les premiers soldats des convois et nous réussis-
sions généralement à tuer les premiers hommes. Après avoir ainsi com.
mencé la lutte, nous devions nous retirer parce que les soviétiques étaient
beaucoup trop nombreux. Nous étions à peine 6, 7 ou 8 hommes chaque
soir. C'est ainsi que nous avons lutté après le 4 novembre et, plus tard,
après la chute de la capitale, dans les faubourgs jusqu'au 21 novembre.
Quand j'ai compris que la résistance, même sous cette forme, était inutile,
j'ai quitté Budapest et je suis allé en Autriche.
RECIT D'UN ETUDIANT
Je voudrais dire quelques mots de ceux dont on a relativement peu
parlé, des combattants sans armes de la Révolution. Sans armes, l'ex-
pression n'est peut-être pas tout à fait exacte, car ces jeunes hommes
avaient entre les mains une arme des plus efficaces: les mots, les mots
imprimés.
C'est nous, les étudiants, qui avons donné le signal de la révolution
lors de notre manifestation de l'après-midi du mémorable 23 octobre.
Le lendemain nous nous réjouîmes de bénéficier d'une si grande et si
soudaine réputation, et d'être devenus, d'un seul coup, l'avant-garde de
la nation. Profiter de cette situation exceptionnelle, conserver cette puis-
sance et l'utiliser à des fins justes n'était guère facile. Mais je crois que
nous avons réussi, dans la mesure où le permettait la situation d'en.
semble.
Au deuxième jour de la révolution se sont réunis aux bords du
Danube, dans l'édifice de la Faculté des Lettres, quelques jeunes gens de
valeur, capables de prendre des décisions, capables de diriger. Etudiants,
assistants, ils constituèrent le comité révolutionnaire de l'Université. En
moins de deux jours l'immense bâtiment fut envahi par des masses d'étu-
diants qui passaient leurs courtes nuits dans les salles de conférence et
le jour luttaient, organisaient, écrivaient. Les chambres des professeurs
furent transformées en autant de bureaux où arrivaient par les voies les
plus inattendues les nouvelles et les manifestes émanant des villes de pro-
vince où existait une université ou une école supérieure. Dans ces
chambres, les jeunes étudiants se sont efforcés de réunir en un seul grand
feu ces innombrables tisons enflammés.
Le troisième ou le quatrième jour parut le premier numéro imprimé
de la Jeunesse Etudiante, qui était auparavant polycopié. Les ouvriers
typographes étaient en grève dans tout le pays, mais reprirent le travail
pour permettre au journal des étudiants de paraître. Ils lurent les
textes, qui leur plurent et qu'ils approuvèrent. Mais le papier manquait,
et nous disposions de si peu d'exemplaires que certains quartiers n'en
recevaient aucun. Nous fûmes contraints, les jours suivants, de ne plus
les diffuser mais de les coller sur les murs. En première page, au-dessous
du titre, nous avions inscrit cette phrase de notre grand poète Jozsef
Attila : « Viens Liberté, tu dois me créer l'ordre! » Nos articles visaient
aussi à informer et à combattre les exagérations qui se présentent dans
toute révolution. Ce n'était pas facile. Je me souviens qu'un de nos arti-
cles déplut à quelqu'un : il prit son crayon et écrivit sur le journal:
« Journal communiste, ne le lisez pas. » Immédiatement il se fit un
attroupement et si une patrouille d'étudiants n'était intervenue, l'auteur
de ces mots aurait été battu. Alors qu'il s'enfuyait, il put entendre crier:
« Cours donc vers l'Est, les fascistes et les communistes y sont éga-
lement les bienvenus. » Slogan qui fournit le titre de l'article de fond du
jour suivant.
Dans les jours qui précédèrent la proclamation de la neutralité, la
situation intérieure fut très tendue. Du fait des ruses innombrables des
-
90
-
1
communistes, la population était sans illusions et n'avait plus confiance
en personne. On ne savait ce qui se tramait dans les coulisses de la
politique. Nagy ne pouvait rien dire de ses projets ni de ses démélés
avec l’U.R.S.S. tant qu'il espérait une solution pacifique. Il ne put rien
dire des entraves qui étaient apportées à son activité de Premier Minis-
tre. C'est ce qu'on appelle la politique. Mais les peuples ont leur psycho.
logie propre, qui s'accorde rarement avec la politique. Dans notre révo-
lution ce fut la volonté du peuple de rejeter ses chaînes, qui fut décisive:
ce peuple voulut, en quelques heures, conquérir cette liberté qui lui
fut refusée au long des siècles. Il eut alors l'impression de continuer à
traîner sur la terre au lieu de prendre son essor, et devint inquiet.
L'opinion publique se détourna du Premier Ministre et l'on vit appa-
raître des affiches qui traitaient Nagy d'agent du Kremlin. Ceux qui
lisaient ces affiches n'étaient pas loin d'en approuver le contenu. C'est
alors qu'un jeune professeur d'Université a rendu visite à Nagy et l'a
informé de l'état de l'opinion. Au cours de l'entrevue, qui dura plusieurs
heures, Nagy raconta son calvaire depuis le 23 octobre. Le professeur
fut autorisé à nous rapporter ce récit et à le publier. Mais, peu après
minuit, le téléphone sonna, et le directeur de l'agence officielle d'infor-
mation (M.T.I.) nous fit savoir que Nagy nous demandait de surseoir
à la publication de cette interview, la parution d'un tel article étant
susceptible de faire échouer les négociations en cours avec les Russes.
Nous dûmes retirer les pages déjà imprimées.
Mais les paroles non imprimées étaient sans valeur. Les tracts dirigés
contre le Premier Ministre se multipliaient. On nous posa même la
question: « Vous les étudiants, avec qui êtes-vous? Avec les ouvriers,
ou avec les traîtres ? » Le Comité Révolutionnaire de l'Université se
décida alors à accomplir un acte décisif: il résolut de publier l'in.
terview sans l'autorisation de Nagy. En même temps que des étudiants
en automobile distribuaient des tracts communiquant en quelques phra-
ses la vérité, nous, les rédacteurs qui d'ordinaire le matin rangions le
matériel, l'après-midi écrivions, et le soir imprimions nous partîmes
chargés de journaux. Nous collâmes les numéros sur les murs, de préfé.
sur les manifestes ou affiches extrémistes. Un individu attaqua
l'un des nôtres, mais celui-ci n'eut pas à se défendre; les spectateurs
se chargèrent de chasser l'agresseur. C'était le jour où Nagy proclama
la neutralité.
Au soir de cette même journée, les représentants de toutes les usines
se réunirent pour décider de la continuation de la grève. En qualité de
journaliste, j'assistai à cette réunion. Bien que la révolution nous ait
beaucoup instruit, ce fut là, seulement, que je réalisai combien les
ouvriers sont conscients de leurs responsabilités. La question était posée:
peut-on continuer la grève générale, sans cisquer un désastre économi-
que? Sinon, quelles usines doivent, les premières, reprendre le travail?
Les deux ministres présents (qui avaient appartenu au Cabinet Geroë)
dressèrent un tableau très noir de la situation.
La réunion a commencé tard dans la soirée. Le premier orateur fut le
Ministre du Ravitaillement, lequel demanda qu'il soit mis fin à la grève
et décrivit la situation sous un jour des plus sinistres. Le Ministre de
l'Industrie lui succéda et émit un avis semblable en ce qui concerne
l'ensemble de l'industrie.
Alors parlèrent les délégués des usines, et d'abord un délégué des
grandes gares de marchandises de Budapest: celui-ci nous apprit que
des centaines de wagons chargés de vivres se trouvaient à Budapest et
que seuls les hommes manquaient pour les décharger. Un ouvrier des
usines de conserves déclara ensuite qu'à son avis il fallait que dans
cette branche d'activité le travail reprenne. Mais il contredit le ministre
qui avaient prétendu que les réserves ne permettraient de tenir que dix
jours, en affirmant qu'elles étaient beaucoup plus importantes.
Le plus grand silence accueillit l'intervention d'un ingénieur des
mines, haut fonctionnaire, qui décrivit le danger qu'il y avait à pour-
suivre la grève dans les mines; l'eau, le gaz menaçaient et la catastrophe
était proche. Son discours fut approuvé par tous.
rence
91
-
Il fut suivi par l'intervention d'un président de Conseil Ouvrier,
qui proposa de rétablir les communications dans la capitale (ce qu'ac.
cepta ensuite le représentant des communications urbaines) et la for-
mation de divisions ouvrières en vue d'assurer la défense de la capitale.
Les délégués décrivirent donc la situation en des termes véri-
diques : il n'était pas question de désastre. Les mines devaient reprendre
le travail pour éviter des inondations. Le travail devait aussi reprendre
dans l'industrie alimentaire, pharmaceutique et dans les fabriques d'ar-
mes. Les ouvriers des autres usines devaient prendre les armes. Telle fut
la résolution adoptée lors de cette réunion, bien que les affiches rédi.
gées auparavant par les mêmes délégués appelaient encore à la grève
générale dans tout le pays jusqu'au moment où le dernier Russe quit.
terait le sol hongrois. La situation avait évolué, et les ouvriers avaient
pris les décisions nécessaires.
Ce sont ces propositions que le représentant de l'Université ras.
sembla en une motion unique.
Je me souviens qu'un délégué, intarissable dans ses critiques contre
les autres, ne se privait pas de se couvrir de louanges. Nul n'intervint,
mais un silence total suivit ses derniers mots. Lorsque par la suite il
se permit encore de s'exclamer, on lui ferma la bouche (sans que ce soit
là une image).
La réunion se prolongeait. Vers minuit, un officier s'approcha sou-
dain du président auquel il transmit une nouvelle. On vit tout de suite
que celle-ci était désagréable, et le silence se fit. On entendit alors la
radio qui annonçait : « Attention! A tous les aéroports: les troupes
soviétiques occupent les aérodromes pour assurer le transport immédiat
des familles et des blessés. N'ouvrez pas le feu ! Je répète... »
Les délégués tressaillirent et voulurent interrompre la réunion. Ils
voyaient déjà les tanks russes dans les faubourgs. Nous, les quelques
étudiants qui étions présents, ne crûmes point à une attaque des Russes.
Notre orateur prit la parole et proposa une résolution qui réunissait
les mesures proposées. Il réussit à calmer l'assemblée. Mais ni lui ni
nous n'avions malheureusement raison: seuls les ouvriers pressentirent
les événements.
Au cours des deux jours suivants, nous commençâmes à diffuser
les émissions de la Radio de la jeunesse. Une usine nous offrit son
émetteur de 2 kw. Le studio fut établi à l'Université, où tout le pro-
gramme était enregistré sur bandes de magnétophone. Ce programme
comprenait avant tout des poésies révolutionnaires, anciennes ou mo-
dernes. La radio officielle ne diffusait pas de tels programmes, les acteurs
étant en grève. Ceux-ci se refusaient à participer à des émissions avant
d'être assurés que la station ne dise que la vérité. Mais dans notre
émission il y avait l'entière vérité, et il y avait aussi l'art.
A l'aube du 4 novembre, nous venions de terminer l'enregistrement
de notre programme de ce jour et nous contrôlions la bande, lorsque
nous entendîmes soudain des coups de canon. Nous ne voulûmes d'abord
pas y croire. Mais la bande de magnétophone qui contenait une poésie
de Jozsef Attila nous expliqua poétiquement que nous étions devant
l'une des plus grandes trahisons de l'histoire. Nous entendîmes les
vers suivants :
Instruis ton enfant :
Les brigands ce n'est que des hommes ;
Les sorcières que des marchandes, des sacs.
Ce sont des chiens aboyants, et non des loups.
Qu'ils marchandent ou qu'ils raisonnent
Tous troquent l'espoir contre de l'argent,
Celui-ci vend du charbon, celui-là de l'amour
Et quelques-uns vendent de la poésie.
Et console ton enfant, si cela peut le consoler
De savoir que toute la vérité est là.
Berce-le avec un conte nouveau
Celui du communisme fasciste
92
caux...
A ces mots nous n'avons pu résister et nous avons coupé l'appareil.
Le 8 novembre, j'ai parlé avec un jeune tankiste soviétique. Il était
si audacieux qu'il descendit de son char et entra dans notre ruelle.
Il cherchait des armes; nous l'aurions tué facilement, mais il était si
jeune, avait l'air si effrayé... et ses yeux cherchaient des regards ami.
La conversation fut assez longue à s'engager, mais devient de plus
en plus intime. Nous lui montrâmes le grand magasin de la rue voisine
incendié par les obus d'un char russe, en lui demandant si cette destruc.
tion était nécessaire pour anéantir les « fascistes ». Il évita d'abord de
répondre directement, puis il tira de la poche de son manteau un de
nos tracts bilingues. Le texte disait: « Soldats soviétiques! Quittez
notre pays! Nous ne sommes pas fascistes : nous voulons seulement vivre
librement! Rentrez chez vous : nous ne vous en voulons pas et personne
ne veut vous attaquer. » Il relut le tract, qu'il connaissait sans doute
bien et nous demande: « Est-ce vrai? » A quoi nous lui répondîmes :
« Avons-nous des têtes de fascistes ? » Il continua: « On nous dit que
c'est un mensonge, qu'il faut jeter ce tract et ne plus poser de ques-
tions. » En disant ces mots, il remit le tract dans sa poche.
Nous avions compris. Lui connaissait la vérité. Et j'ai songé à la
poésie dont l'audition avait été interrompue par les canons soviétiques,
poésie que se termine par ces mots :
Car il faut un ordre dans le monde
Et l'ordre est là pour assurer
Que l'enfant serve à quelque chose
Et que le bien ne soit pas permis
Et si l'enfant reste bouche béé,
Te regarde ou se plaint
Ne te laisse pas rouler, ne crois pas
Que c'est ta leçon qui l'affole.
Regarde ce bébé rusé
Il hurle pour qu'on le plaigne
Mais tandis qu'il sourit au sein
Il fait pousser ses ongles et ses dents.
DEUX JOURS ENTRE LES AUTRES
(Extraits de mon journal)
Le matin du 31 octobre, je me rendis assez tôt à « Igazsag »
(« Vérité »), journal paraissant pendant la révolution. Avant de
partir pour la ville afin de regarder, de recueillir des nouvelles, je
voulais savoir s'il n'était pas survenu quelque chose d'important et dont
il eût fallu écrire. A la porte de la rédaction je rencontrai deux
garçons de Székesfehésvar (chef-lieu d'un département situé à 60 kilo.
mètres environ au sud-ouest de Budapest). Tous deux étaient ouvriers
et ils étaient déjà venus la veille à Budapest, en moto. Ils avaient
apporté des nouvelles (les choses n'allaient pas très bien à Székesfehér-
var, la ville était sous le contrôle de l'armée et le commandant mili.
taire ne voulait pas obéir à la révolution) et voulaient ramener des
journaux. Ils s'étaient immédiatement remis en route la nuit était
très froide pour regagner leur ville, avec l'intention de revenir le
lendemain en camion. Et ils avaient fait ainsi, passant deux nuits sans
dormir. Ils me demandèrent d'aller avec eux à Székesfehérvar, si cela
m'était possible, et d'emmener avec moi deux ou trois gars, un peu d'agi-
tation étant nécessaire là-bas.
Nous chargeâmes quelques liassses d' « Igazsag » sur le camion et
nous partîmes pour l'Université. On doit pouvoir y trouver des gars
pour venir avec nous, pensais-je. Puis: peut-être y a-t-il des tracts et
des journaux de l'Université. Toute une foule attendait à l'Université:
quelques-uns venaient de partir à l'imprimerie pour rapporter du ma-
93
tériel frais. Nous dûmes attendre nous aussi. Nous étions nerveux. Il
était insupportable de devoir rester deux ou trois heures sans rien faire,
alors que jour et nuit c'était la même chose, alors qu'il était interdit
de s'écrouler de fatigue car toujours il y avait quelque chose à faire.
Nous mâchions nos cigarettes. Enfin nous partîmes. Nous étions déjà
cinq, car deux gars s'étaient immédiatement proposés pour venir avec
moi.
En cours de route, nous nous arrêtâmes plusieurs fois pour prendre
des gens qui marchaient à pied au bord de la grande route. Cer-
tains allaient jusqu'au prochain village, d'autres plus loin. Nous ne
vîmes pas de Russes : ceux-ci s'étaient retirés à l'écart de la route.
A Székesfehérvar nous nous rendîmes immédiatement au Conseil
Révolutionnaire. Heureusement le Président du Conseil s'y trouvait en-
core. La nuit commençait à tomber, et les autres membres du Conseil
étaient déjà partis. Le calme nous sembla étrange, incroyable, qui con-
trastait avec l'activité sans relâche des comités de Pest. Nous montâmes
dans une salle de l'étage supérieur. Les deux gars qui m'avaient invité
ne m'avaient rien dit sur le Président du Conseil, et il était à présent
trop tard pour les interroger. Je ne savais pas avec qui je me trouvais.
Lui non plus. C'était un homme de taille moyenne, au visage intelli-
gent, un intellectuel, mais dont il était visible que le père labourait la
terre. Les deux garçons se taisaient : l’un s'était assis dans un fauteuil
de cuir sans même se séparer de son fusil. Je ne réfléchis que quelques
secondes et je dis au Président pour quelles raisons j'étais venu. Je
lui demandai de décrire la situation. Sa réponse m'étonna. Jusque-là
en effet tout le monde avait loué la « Vérité », et selon moi avec raison.
Or le Président du Conseil Révolutionnaire conimença à crier, en disant:
l'article sur Székesfehérvar est un mensonge, il n'y a rien qui n'aille pas
dans la ville, et leur radio (y avait-il une seule ville en Hongrie qui ne
se soit pas procuré un poste émetteur?) avait déjà protesté contre cet
article.
Je me sentis mal à l'aise. Je n'osais pas regarder les deux garçons,
et je pense qu'eux non plus n'osaient pas me regarder. Cet article en
effet reproduisait leurs informations et c'était sur la foi de ses infor-
mations que je les avais suivis. Mais je ne me laissais pas faire. Il
s'est en effet révélé dans la discussion qu'il y avait eu un moment
où tout n'allait pas bien: le commandant militaire, un lieutenant-colonel
nommé Mikes avait été renvoyé. Le lieutenant-colonel Kemendy, dont la
réputation était bonne, avait été nommé commandant des forces armées
de la Transdanubie (partie occidentale de la Hongrie). Il n'était pas
vrai que la rédactrice du journal local avait été emprisonnée pour des
articles révolutionnaires. Elle avait été emmenée au siège du Parti, mais
aussitôt relâchée. Depuis l’A.V.O. avait été désarniée. Les choses s'étaient
passées facilement: les Avos étaient alors peu nombreux
taine la majorité d'entre eux ayant été appelés à Budapest. Leur
chef était d'accord avec les mesures prises à leur égard. Bref, il ne fut
pas tiré un seul coup de feu. Les Avos étaient tous en prison. Ils
étaient bien traités et on devait décider plus tard de leur sort, ce qui
était la meilleure solution. Leurs camarades étant rentrés en douce de
Budapest, ils étaient cent trente en tout, en taule, dans un calme total.
La population était indignée par l'article de « La Vérité » d'autant plus
qu'à la suite de celui-ci deux camions pleins de jeunes gens armés étaient
arrivés de Budapest « pour aider Székesfehérvar ».
En entendant ces mots, je me mis à sourire: il était étonnant de
songer que pendant dix ans les journaux, la propagande n'avaient guère
excité les gens et que, maintenant, un petit article faisait voler des
insurgés armés d'une ville à l'autre. En dépit de ce sourire ces mots
m'avaient fait du mal: je souffrais de m'être cité sans raison et aussi
de ce que la « Vérité » eut menti. Mais je savais que le journal n'avait
pas menti: ceux qui avaient apporté les nouvelles avaient quitté la ville
depuis deux jours, à la veille des changements. Il n'y avait pas de
contacts téléphoniques, les câbles ayant été noyés. Dans les jours où
la situation se transforme à chaque instant, il est bien difficile de faire
un journal: les hommes l'écrivent dans la rue.
-
une tren-
-
94
Enfin nous
nous séparâmes, chacun donnant raison à l'autre. Je
voulus rencontrer la rédactrice du journal local. Peut-être m'appren-
drait-elle quelque chose de nouveau. On me dit son nom: Rozsa Bokor.
Ce nom me revint en mémoire, avec tous les souvenirs qui lui étaient
attachés, et je voulus d'autant plus la rencontrer.
Les deux gars de la ville m'indiquèrent le chemin et nous la tira-
mes de son lit. Il me parut étrange de la retrouver et de discuter avec
elle des problèmes de la Révolution, en pleine Révolution. Nous nous
etions vus pour la dernière fois à Sztalinvaros. Elle était alors chef de
la section culturelle du Conseil Municipal de Sztalinvaros, et moi un
jeune écrivain qui voulais voir et apprendre. Cela se passait en 1953.
Depuis je n'avais pas eu de ses nouvelles. Oui, il me parut étrange
de la retrouver, rédactrice du journal révolutionnaire. Etrange et bon.
Elle éprouvait des sentiments pareils, je le sais, car elle parla sponta-
nément. Dans cette petite boîte qu'elle habitait, et où il y avait seulement
place pour trois divans étroits comme celui d'où nous l'avions tirée, elle
nous dit que tout lui semblait étonnant et qu'elle se sentait une autre
femme: elle était devenue enthousiaste, fraîche, heureuse. Et pourtant
elle avait cru qu'elle n'était plus capable d'éprouver de pareils senti.
ments et que tout devait rester toujours gris et lourd comme le plomb.
J'étais heureux qu'elle se soit retrouvée, que la Révolution lui ait rendu
la foi. Nous nous regardâmes sans mot dire. Puis elle me demanda
d'écrire un article sur la situation à Budapest, pour son journal. En
particulier sur le fait que les ouvriers continuaient la grève: car des
nouvelles leur parvenaient de Pest, selon lesquelles la grève était aban-
donnée et les gens de Budapest trahissaient la Révolution. Je le fis et
j'écrivis aussi qu'à Budapest on avait confiance en Imre Nagy et qu'il
devait en être de même à Székesfehéravar.
Je dormis, ou plutôt nous dormîmes les camarades de Pest qui
m'accompagnaient et moi-même dans un internat de lycéens. Les deux
gars nous quittèrent. A la porte nous nous heurtâmes aux « volontaires
enthousiastes » qui repartaient pour Pest. Les lycéens m'ont engueule
en apprenant que j'étais de la « Vérité ». Ils occupaient le bureau du
directeur, pleinement conscients de leurs responsabilités, en tant que
détachement de la garde nationale armée. Ils étaient étonnamment réso-
lus, sages, décidés. On ne pouvait leur reprocher qu'une chose: d’agir
et de parler avec trop d'enthousiasme. Mais ils ne différaient nullement
des ( adultes ).
Je leur expliquais en détail tout ce qui se rapportait à l'article.
Pour refroidir un peu leur patriotisme local je les entraînais à la
fenêtre: le calme et le silence régnaient, les magasins étaient tous ou-
verts, alors qu'à Budapest... Oui, le calme, le quotidien qui émanaient
des pavés, des rues de la ville m'étonnèrent: c'était comme si j'étais
arrivé dans un autre monde. Comme si je ne respirais plus l'air de la
Révolution. Et pourtant c'était bien elle. Mais Székesfehérvar est une
ville de province, une ville où ce qui doit arriver s'effectue rapidement,
et en ce moment la Révolution se déroulait déjà entre les murs.
Au matin nous nous rendîmes au Conseil Municipal: je voulais ren.
trer à Budapest et mes deux compagnons avaient l'intention de continuer
sur Györ et Paja, afin de convaincre les gens d'avoir confiance en Nagy
et de ce que la grève ne servait plus à rien. Car ce jour-là, premier no.
vembre, la neutralité avait été proclamée.
On me fit une place sur un convoi transportant des vivres. Cela
fut vite fait, mais aimablement. Et pourtant ces gens avaient beaucoup
à faire: ils devaient ravitailler la capitale. Je voyageai au milieu de
paing. Le convoi était escorté par un jeune homme et une jeune fille
blonde de 24 ou 25 ans, fusil à l'épaule. Ils étaient en route depuis
trois jours, pratiquement sans arrêt. Pest avait taim. C'e ainsi que les
paysans apportaient leur aide: ils envoyaient sur deux camions 16 veaux,
et cela gratuitement. Ces veaux, je regrettais presque qu'ils dussent
être abattus, mais les paysans, eux, d'habitude si regardants, ne le re-
grettaient pas. Oui, cela m'impressionna de voyager sur un tas de pains
cuits, la nuit passée, par les boulangers de Sz... Mais j'avais cruellement
95
-
froid: l'air s'était refroidi et les vents qui déferlaient sur le camion
me brûlaient la figure.
Le camion de ravitaillement s'arrêta à Kelenfold (faubourg situé
sur la rive droite, au sud). Mais durant ces journées toutes les voitures
stoppaient pour prendre des passagers et j'arrivai, tout engourdi, sur
la place Boraros, à Pest. Je descendis les grands boulevards: murs
écroulés, chars incendiés. La caserne Kilian à moitié couchée sur la
chaussée. Et les hommes affluaient dans les rues, sous la pluie froide
qui commençait à tomber, mus par la curiosité propre aux habitants
de Budapest. Au croisement des Grands Boulevards et de la rue Barros,
un homme travaillait sur des planches qui étaient osées sur la grille
du balcon du premier étage: il réparait le mur troué par les obus. Je
m'arrêtai et le regardai longuement, distraitement. Puis je repartis vers
la rédaction, en me disant: eh bien oui, la Révolution a triomphé.
LES ARTISTES DE THEATRE ET DE CINEMA
PENDANT LA REVOLUTION HONGROISE
Le récit que je vais faire concerne des événements et des faits dont
j'ai été le témoin. Je travaillais comme collaborateur scientifique de
l’Association des acteurs de théâtre et de cinéma. Cette Association avait
été fondée depuis plusieurs années par les communistes staliniens pour
transformer à l'aide de cette Association l'opinion des artistes de théâtre
et de cinéma. Mais cela n'a pas réussi malgré plusieurs changements
dans la direction, changements imposés par le parti ; les artistes se méfie-
rent longtemps et de plus en plus de cette Association; ils tenaient à
leurs propres opinions. A la fin, même, les dirigeants de l'Association
sont devenus membres et quelquefois chefs de l'opposition. L'opposition
des artistes se renforça, surtout après 53 et, en 56, atteignit une telle
ampleur qu’uncun des dignitaires de l'Association: président, secrétaire
général, etc., ne pouvait rester en place. Ce fut à ce moment-là que le
Praesidium démissionna et un Comité de six membres prépara les nou-
velles élections. Ce comité était en opposition avec les staliniens mais
il resta dans le cadre de l'opposition légale et c'est la raison pour
laquelle il n'eut ni assez de force ni d'efficacité pour transformer la vie
artistique du théâtre et du cinéma hongrois. Le comité de 6 membres
préparait les élections pour le commencement de novembre 1956. Cette
décision fut prise le 22 octobre. Le 23, avec la manifestation maintenant
si connue des étudiants et de la jeunesse ouvrière, commençait la révo-
Jution. Les acteurs n'en étaient pas absents; dès ce moment, des acteurs
quelquefois de très grand talent participèrent aux manifestations
de Budapest, déclamant la célèbre poésie de Petofi devant la statue du
poète et devant la statue du général Bem, Polonais qui avait participé
à la révolution hongroise de 1848; ce sont des acteurs qui, à ce mo-
ment, se sont fait les porte-parole de l'opinion publique nationale. La
manifestation générale avait lieu devant l'édifice de l'Assemblée natio-
nale; les acteurs furent obligés en général de quitter la manifestation
pour aller jouer dans leurs théâtres. Je me suis rendu dans l'antichambre
du théâtre où l'on donnait une pièce déjà connue en France: Galilei de
Laszlo Németh. L'un des meilleurs acteurs du théâtre national jouait le
rôle de Galilei; c'était lui qui avait déclamé la poésie de Petöfi devant
la statue du général Bem. Nous avons attendu impatiemment le discours
du Secrétaire général du partie communiste Geroë, prévu pour 20 heures.
Avec l'aide d'une T.S.F. portative installée dans les loges, nous
écouté. Nous étions tous déçus et nous sentions que cette huile jetée sur
le feu aurait de graves conséquences. Même pendant la représenta-
tion, nous avons eu les nouvelles de la bagarre qui commençait à ce
moment-là devant l'édifice de la radio de Budapest. On ne voyait pas
encore clairement quelles conséquences aurait cette bagarre. Peut-être
et nous l'avons cru à ce moment-là cela ne durerait pas longtemps;
avons
ne
ce serait fini dans la nuit, mais quelles en seraient les conséquences? Le
spectacle fini, les hommes sont rentrés chez eux, inoi aussi. Le lendemain
nous avons su que la lutte n'avait pas cessé pendant la nuit, que les
forces révolutionnaires, malgré notre méfiance, malgré notre incrédulité,
s'étaient montrées beaucoup plus fortes qu'auparavant. A ce moment-là
déjà un grand nombre d'acteurs participaient à la lutte. Un grand
nombre participaient aux organisations révolutionnaires chargées de la
propagande de la révolution.
Dans les provinces, c'était déjà dans chaque ville que c'étaient
formés des comités révolutionnaires. Les acteurs et les metteurs en
scène de ces théâtres étaient toujours parmi les dirigeants où les mem-
bres des comités révolutionnaires. Je ne nommerai pas les acteurs ni
les metteurs en scène qui ont participé à la révolution parce que j'ai
peur que ceux qui sont restés en Hongrie ne subissent des conséquences
graves d'un récit qui porterait leurs noms; d'ailleurs, leurs noms
diraient pas grand chose au public français. J'espère que les lecteurs
auront confiance dans mon récit et accepteront ce que je dis.
Parmi ces acteurs, se trouvaient les meilleurs éléments du théâtre
hongrois et aussi du cinéma hongrois car il ne faut pas oublier de
dire que, de leur côté, les cinéastes ne sont pas demeurés inactifs. Ils
formèrent des équipes qui participèrent à la révolution les armes à la
main; quelques-uns devinrent chefs d'équipe de guérillas; les autres,
avec leurs appareils, ont tourné plusieurs milliers de mètres de pelli-
cule. Et même ceux qui n'ont pas tourné ou qui n'ont pas combattu ont
participé aux manifestations. Il y avait déjà des cinéastes présents aux
manifestations du 26 octobre, devant l'Assemblée nationale, quand la
police politique a tiré sur la foule. Cet acte cruel de la police politique
fut le motif décisif pour lequel toute la population de Budapest se
souleva contre la police politique.
Cette lutte, au bout de trois jours, porta ses fruits. Le pouvoir était
désormais entre les mains des troupes armées de la révolution, dans
Budapest et dans les provinces.
C'est alors que les théâtres ont repris leur activité, non
spectacles, mais en se réorganisant. A partir du 28 octobre, les comités
révolutionnaires des théâtres se sont formés. C'est le Théâtre National
qui a donné le signal avec l'élection d'un comité révolutionnaire, et
les autres théâtres l'ont suivi.
Pour donner une idée de l'atmosphère des théâtres durant ces
jours-là, je voudrais raconter une réunion du comité révolutionnaire du
Théâtre National. La réunion avait été annoncée à la radio pour le
28 octobre; les acteurs et les ouvriers du théâtre se sont réunis vers
11 heures dans le foyer du Théâtre National; on sentait immédiate-
ment qu'il se passerait quelque chose de très important; il y avait une
agitation générale. Quelques acteurs du Théâtre National avaient parti-
cipé, pendant la révolution, aux émissions de la radio ; leur participation
n'était généralement pas bien accueillie, car durant cette période, la
radio de Budapest tantôt disait la vérité, tantôt mentait en faveur des
staliniens. Ces acteurs étaient considérés comme des collaborateurs du
régime stalinien, comme des collaborateurs des troupes soviétiques
attaquant la Hongrie. Une seule actrice, une des meilleures, peut-être
la plus grande actrice du Théâtre National, s'est montrée très auda-
cieuse durant ces journées-là; elle avait été invitée à participer à une
émission de la radio; elle avait accepté, à condition de dire tout ce
qu'elle voulait et de ne pas être contrôlée. Au moment où elle se trouvait
devant le micro, elle déclara: « Je considère cette lutte du peuple
comme juste, et je considère ces hommes comme vraiment révolution-
naires; je considère l'attaque menée contre eux par la police politique
et par les troupes soviétiques comme une agression, et je ne veux ni
jouer, ni paraître sur scène, devant le micro, ou dans les studios de
cinéma tant qu'un seul soldat étranger se trouvera sur notre territoire. »
Ce matin-là, elle fut félicitée par tout le monde pour son audace. La
séance fut ouverte par le directeur du Théâtre National qui proposa en
quelques paroles l'élection d'un comité, nouvel organe directeur du
Théâtre National. Puis il donna la parole à un jeune acteur d'un autre
avec des
97
-
a com-
grand théâtre de la capitale qui lut une lettre de quelques membres
importants de ce théâtre, lettre dans laquelle il proposait à tous les.
autres théâtres de la Hongrie de faire grève, de s'opposer aux troupes
hostiles de l'Union Soviétique et à la police politique, de prendre part
à la révolution et de ne pas travailler tant que le pays ne serait pas
entièrement libre. Il fit figurer dans cette lettre les autres revendications
politiques et économiques, connues et acceptées à ce moment, en général,
par tout le monde. Après son intervention, la secrétaire de la cellule
communiste de l'organisation du Théâtre National proposa une liste
improvisée sur le champ pour le comité révolutionnaire. On se tut,
puis une voix s'est élevée: « Pourquoi ces hommes là ? Nous n'avons
rien contre eux, mais nous en voulons encore d'autres. » Et on
mencé à faire désigner tout à fait ouvertement les membres du comité
révolutionnaire; on a voté ouvertement. Etaient acceptés pour membres
du comité quelques acteurs de premier ordre du Théâtre National, des
ouvriers qui travaillaient dans le Théâtre National, et quelques hommes
de l'administration qui avaient l'estime générale. À peine élu, le
Conseil désigna un Comité plus restreint de trois membres pour ré-
soudre les problèmes urgents; il délégua quelques hommes aux élec-
tions du comité révolutionnaire de notre association convoqués pour
le début de l'après-midi. La réunion s'est terminée dans une très
grande agitation, parce qu'à ce moment-là la lutte dans les rues contre
la police politique a repris: la police s'était réinstallée dans quelques
maisons autour du Théâtre National. Nous avons réussi très difficile.
ment, en passant par les ruelles entre le Théâtre National et le siège
de notre association, à arriver à la réunion de notre association; là,
nous avons retrouvé quelques centaines d'acteurs et d'artistes des divers
théâtres et des studios qui attendaient impatiemment l'ouverture de la
séance. Cette réunion elle-même fut très agitée, plus agitée même que
celle du Théâtre National, parce qu'on y discutait aussi. Quelques
hommes, quelques acteurs ont tenté de contredire les orateurs ou leurs
interlocuteurs qui parlaient de la nécessité d'une transformation, d'une
épuration du monde théâral. Ils ont voulu modérer en quelque sorte
la révolution, et quelques-uns exagéraient dans le sens contraire. Alors
se levèrent des acteurs très connus, plus ou moins âgés, qui, avec une
sagesse très appréciable, ont dit: « oui, il faut épurer le monde du
théâtre et du cinéma des hommes qui étaient des staliniens féroces et
qui n'avaient pas assez de talent pour mériter le poste qu'ils avaient.
qui n'étaient pas du métier, qui étaient imposés par le gouvernement
ou par le parti; mais il ne faut pas oublier que parmi les communistes,
il y a des hommes honnêtes, il y a de bons acteurs et que nous avons
besoin d'eux. » Ensuite, on a élu le comité provisoire de notre asso-
ciation; y figuraient des délégués de chaque théâtre, élus d'abord par
cette réunion, puis remplacés par des délégués élus dans les réunions
des théâtres. Y figuraient des délégués des théâtres de province provi-
soirement acceptés et qui plus tard furent changés par les théâtres eux-
mêmes; y figuraient enfin des délégués des studios cinématographiques.
5
.
Tous ces hommes-là avaient pour principal but l'épuration des sta-
liniens, l'épuration des hommes imposés par la force et la préparation
d'une nouvelle organisation théâtrale. Les élections des comités révolu-
tionnaires des divers théâtres et des studios s'étaient déjà déroulées
sous le contrôle de ce comité-là. Il donnait son point de vue aux orga-
nisateurs des élections leur demandant de tenir compte, même en ce
qui concerne les hommes imposés et non spécialistes, du point de vue
humanitaire. Par exemple, il y avait des secrétaires du parti, des secré-
taires du théâtre, des administrateurs, ou même des administrateurs
préposés aux uestions artistiques; dans tous ces cas-là, notre comité
donna le conseil de les maintenir dans un poste administratif s'ils ne
pouvaient avoir d'autre emploi pour l'instant. En revanche, notre comité
conseilla le licenciement immédiat de ceux dont le comportement anté-
rieur n'avait pas été conforme aux principes humanitaires; le comité
s'opposa aux tendances sporadiques qui voulaient éloigner tout homme,
tout artiste communiste titulaire d'un poste quelconque, d'un quelconque
98
eu
се
sous
rôle directeur dans la vie théâtrale. D'ailleurs, parmi les membres de
notre comité, ou des autres comités de théâtre, on trouvait toujours
d'anciens communistes qui ne se considéraient plus, dès ce moment, je
crois, comme communistes. On y trouvait aussi des hommes de diverses
tendances politiques: anticommunistes ou d'autres dont on ne pouvait
pas bien, à ce moment-là, définir quelle était l'opinion politique
exacte, car ce qui prévalait, c'était l'unité nationale, l'unité des idées
pour défendre notre liberté, pour imposer aux forces hostiles toute la
volonté nationale, pour imposer un système démocratique et un sys-
tème de liberté économique et politique.
En général, les élections des comités révolutionnaires ont
résultat que les dirigeants des divers théâtres, compromis ou non
le régime stalinien, ont démissionné; il y en a plusieurs qui ont été
réélus dans les comités révolutionnaires des théâtres où on les a main-
tenus dans leur poste de directeur du théâtre. Le directeur étant nommé
par le gouvernement, et la réélection d'un directeur parmi les membres
d'un théâtre signifiait qu'il était vraiment un homme du métier, og
un homme dont l'humanité et la valeur étaient incontestables. Ce sont
surtout les théâtres de province qui ont fait confiance à leur ancien
directeur.
Les théâtres de la capitale ont presque toujours changé de direc-
teur, mais souvent les anciens directeurs prenaient place dans le comité
révolutionnaire. Ces élections se déroulaient sous le contrôle du comité
révolutionnaire de notre association; et il faut dire que le comité révo-
lutionnaire de notre association exerçait toujours un rôle modérateur sur
les exagérations éventuelles et tendait toujours à l'établissement et au
renforcement de l'unité nationale. Les dirigeants de notre comité révo-
lutionnaire ont énormément travaillé durant ces jours-là.
Voici cominent se déroulait une journée d'activité du comité: le
comité se réunissait généralement vers 9 heures ou vers 8 h. 30, dans
le local de notre association, presque toujours entier. On écoutait le
compte-rendu des divers membres qui expliquaient les événements de
la veille ou le programme des activités de la journée dans les divers
théâtres. On discutait sur les mesures prises par les divers comités révo-
lutionnaires des théâtres; on donnait alors immédiatement des conseils
et des directives. Ensuite les membres partaient pour les théâtres et
revenaient en général l'après-midi. Pendant ce temps les membres qui
étaient délégués permanents du comité révolutionnaire restaient dans le
théâtre pour discuter des problèmes de la collaboration avec le gouver-
nement ou avec les comités révolutionnaires des intellectuels, des étu-
diants et les autres comités révolutionnaires du pays. L'après-midi
avaient lieu de nouveau des comptes rendus, des discussions et des
informations mutuelles. Cela durait jusqu'au soir et, en même temps,
on cherchait de temps en temps à aider les divers théâtres et les divers
artistes qui se trouvaient manquer d'argent: en effet, à cette époque,
certains théâtres se sont trouvés manquer du contact avec les banques
nécessaire pour pouvoir prendre l'argent pour payer les artistes et les
membres du théâtre. C'est alors que les comités révolutionnaires sont
intervenus auprès du ministère où se trouvaient quelques fonctionnaires
ou auprès des organes de direction; ou bien ils empruntaient de leur
propre caisse l'argent disponible sur le moment. Ainsi on travaillait tard
dans la soirée. Puis les artistes rentraient chez eux parce que la nuit
tombait et que dans l'obscurité il n'était plus tout à fait sûr de marcher
dans les rues et dans certains quartiers de la ville: il y avait encore
la menace de la police politique. Je me rappelle qu'un soir lorsque
nous rentrions en petit groupe, nous avons observé que du toit d'une
église, des agents de la police politique tiraient sur les passants qui
passaient à proximité; avons dû faire un grand détour pour
pouvoir suivre une autre rue. Mais les agents de la nouvelle police,
c'est-à-dire une certaine formation qui comptait d'anciens membres
de la police, d'anciens membres de l'armée et des insurgés, mainte-
naient l'ordre, et jusqu'au matin, les agents de la police politique
étaient dans l'impossibilité de nuire. On pouvait travailler jusqu'à 7 ou
nous
99
8 heures du soir; vers 8, 9 ou 10 heures du soir, nous rentrions déjà
chez nous. Le retour durait assez longtemps car les moyens de trans-
ports urbains étaient en grève. Même durant ces journées de grève, les
théâtres faisaient déjà des préparatifs pour la réouverture des salles ;
ils discutaient pour savoir quelles seraient les pièces qu'ils pourraient
monter après leur réouverture. Dans le répertoire, on a choisi les pièces
les meilleures, les plus actuelles; on a pensé à des reprises et on
cherché de nouvelles pièces qu'on pourrait désormais jouer librement.
Parmi ces pièces figuraient plusieurs pièces d'auteurs français modernes,
des pièces d'Anouilh, de Jules Romains ou de Sartre, etc... On voulait
faire un choix dans toute l'ampleur et la complexité de la littérature
internationale.
а
Le comité révolutionnaire de notre association s'occupait en même
temps des négociations avec le gouvernement. On a négocié surtout la
participation des acteurs aux émissions de la radio; le 23 octobre, très
peu d'acteurs ont participé aux émissions et même, ces acteurs ont été
dupés: ils ont cru qu'ils appuyaient le premier ministre Imre Nagy,
alors qu'à la radio on n'était pas sous l'autorité du premier ministre:
pendant plusieurs jours on fut dirigé par des staliniens qui utilisèrent
la collaboration des acteurs en faveur des tendances staliniennes. Ces
acteurs étaient généralement mal vus de leurs collègues ; on leur a même
fait des reproches; mais ces acteurs n'étaient pas des staliniens : la
preuve en est, en premier lieu, leur inactivité durant le gouvernement
Kadar. Le gouvernement Imre Nagy, après le 28 octobre, quand il avait
déjà en sa possession une certaine force: la radio et certaines organi-
sations d'Etat, exigeait la collaboration des acteurs; mais les acteurs,
déjà déçus par l'attitude de la radio, ne voulaient pas collaborer aux
émissions ; ils ont exigé un contrôle des éléments artistiques (écrivains,
acteurs, journalistes) sur les programmes de la radio.
Cette négociation dura jusqu'au 1er novembre; le 1'' novembre est
resté une journée très mémorable pour moi. Le matin du 1° novembre,
un délégué personnel d'Imre Nagy est venu pour se mettre d'accord avec
notre comité révolutionnaire et il nous a exposé toutes les difficultés
de la situation. Il nous a annoncé que les troupes soviétiques recom-
mençaient à envahir la Hongrie, venant de l'Union Soviétique; il a
attiré notre attention sur la menace de l'Union Sociétique et a réclamé
l'unité nationale contre cette menace. Notre comité se mit d'accord
avec lui sur tous ces points: il faut vraiment réaliser l'unité nationale,
les acteurs doivent donner leur collaboration aux émissions de la radio
et les théâtres peuvent reprendre leur travail à condition que le pre-
mier ministre déclare ouvertement la situation: l'activité des acteurs
ne sera pas considérée comme une trahison par la population qui n'a
plus confiance dans la radio. Certes ce n'était pas chose facile pour
le premier ministre. Mais le soir même tout le monde savait déjà, en
parcourant son discours prononcé à la radio, quelle était la situation
de la Hongrie; nous avons entendu chez nous, dans le local de notre
association, sa déclaration de neutralité. Après cette déclaration, toute
l'attitude du comité révolutionnaire s'est transformée: ses membres se
sont mis d'accord avec les dirigeants de la radio sur leur collaboration
et ils ont préparé un programme qui fut diffusé le soir même (2. no-
vembre). Ce programme comportait des poésies classiques et des poésies
modernes.
Ce sont surtout les membres de notre comité révolutionnaire qui
ont collaboré à cette émission; ils ont d'ailleurs annoncé officiellement
et solennellement qu'ils reprenaient leur travail en faveur du gouver-
nement. Aucune voix ne s'est élevée contre eux; tout le monde était
d'accord pour dire qu'ils avaient fait ce qu'ils devaient faire, leur devoir
national. L'unité nationale s'est renforcée par et à travers les acteurs.
Le 3 novembre fut une journée très grave et très difficile: notre prin-
cipale activité était d'organiser des équipes d'acteurs pour donner
diverses représentations dans les hôpitaux et dans les casernes des
divers groupements militaires de Budapest; nous avons commencé par
communiquer aux théâtres de province des conseils pour leur faire
100
reprendre leurs activités; on a envisagé la reprise de l'activité des
théâtres pour la semaine suivante, sinon par des spectacles, du moins
par des répétitions. Pendant la journée, nous avons rédigé un manifeste
des acteurs et des artistes hongrois pour tous les artistes de théâtre et
de cinéma du monde entier; nous avons traduit ce manifeste en plu-
sieurs langues et nous l'avons remis à la station émetteur de Budapest,
en lui demandant de le diffuser le jour suivant, c'est-à-dire le 4 novem-
bre. Les cinéastes hongrois ne restaient pas inactifs : ils ont réorganisé
les trois studios de Budapest; ils ont élu des comités révolutionnaires
ainsi que des membres des comités directeurs des usines, parmi les meil-
leurs techniciens et les meilleurs artistes des studios; la réorganisation
ds studios avait pour but une liberté totale de l'expression artistique;
cependant les cinéastes, durant ces journées, ne sont pas révélés
comme des artistes, mais bien comme des historiens : les équipes, for-
mées déjà depuis plusieurs jours, qui ont pris des vues sur les champs
de bataille de Budapest, ont continué leurs activités en relatant, en
immortalisant la vie d'un pays libre; ils ont tourné à nouveau plu-
sieurs milliers de mètres de pellicule: ces pellicules pourraient servir de
document absolument irréfutable sur la vérité de la révolution hon-
groise, mais malheureusement elles sont pour le moment entre les mains
de la police politique hongroise.
se
Qu'arriva-t-il après la terrible journée du 4 novembre ? Les armes
ont recommencé à parler. Plusieurs artistes, acteurs, metteurs en scène,
cinéastes se sont engagés de nouveau dans la lutte. Ils ont été de vrais
héros; ils ont bien lutté, mais la force de l'armée soviétique était bien
plus grande que celle des résistants hongrois. Après une semaine la
capitale était occupée. Les artistes sont retournés dans les théâtres. Ils
y furent contraints surtout parce que le ravitaillement de Budapest,
durant cette semaine, était devenu très mauvais. Auparavant, il était
très bon, même pendant les jours les plus difficiles de la révolution.
Maintenant les artistes manquaient des aliments les plus nécessaires.
Notre association reprit le travail, elle organisa le ravitaillement des
acteurs avec l'aide des quelques usines et des quelques volontaires qui
partirent dans la campagne et revinrent avec des provisions. C'était
l'activité principale de notre association; mais le comité révolutionnaire
ne s'est pas découragée il a continué aussi son activité politique; il
avait pour but la continuation de la grève des artistes. Vraiment, après
le 4 novembre, trois acteurs seulement ont été assez lâches pour colla-
borer avec le gouvernement Kadar durant les premiers jours; aucun
autre artiste ne s'est présenté au studio de la radio de Budapest ou
d'une autre radio de province. C'était de nouveau la grève: sans organi.
sation, sans aucun mot d'ordre, les artistes se donnaient pour tâche
nationale principale de ne pas collaborer avec l'agresseur. Bien
tendu, cette grève devenait de plus en plus difficile. Les troupes sovié-
tiques ont commencé, surtout dans les provinces, à contraindre les
acteurs à collaborer avec elles; ils se sont rendus dans les théâtres avec
des forces armées et ils ont voulu forcer les théâtres à jouer devant leurs
soldats. D'ailleurs, durant ces jours-là, le public hongrois n'aurait pas
assisté aux spectacles du théâtre; mais les troupes soviétiques exigeaient
qu'on les distrayât.
L'activité du comité révolutionnaire de l'Association, après le
4 novembre, était bien différente de celle d'avant le 4 novembre. La
journée ne commençait que vers les 10 ou les 11 heures; les membres
du comité révolutionnaire se réunissaient pour discuter les problèmes de
l'heure: comment protéger les bâtiments des théâtres, comment s'y
prendre pour maintenir la grève et comment réussir à avoir les ali-
ments nécessaires. Entre temps, les collaborateurs de l'Association com-
mencèrent à distribuer les aliments reçus ou achetés ; on a distribué
du lait et du beurre pour les enfants; on a distribué de la viande, du
pain, des pommes de terre et quelques autres aliments qu'on a réussi
à trouver dans la capitale. Cela durait jusqu'à midi et tout le monde
restait au siège de l'Association parce que le restaurant avait commencé
à fonctionner et on vendait des plats aux artistes. L'après-midi, la même
en-
101
activité se poursuivait jusqu'à 3 ou 4 heures; en effet, au premier
signe de la soirée, tous les hommes quittaient très subitement le bâti-
ment et se dépêchaient de profiter des dernières heures du jour pour
regagner leurs maisons, car, à ce moment-là, non seulement il y avait
le couvre-feu à 7 heures du soir, mais dès 4 ou 5 heures on ne trou-
vait plus personne dans les rues. On passait les soirées dans l'angoisse,
en se demandant ce qu'il fallait faire: pourra-t-on vivre paisiblement,
pourra-t-on supporter la nouvelle « paix », le nouveau joug qu'on nous
a imposé par force.
Nous avons tenté de nous mettre en contact avec les acteurs et
les artistes de la Tchécoslovaquie, de la Pologne, de la Roumanie, et
nous avons demandé une aide. Cela n'a pas réussi. Je suis convaincu
que, malgré l'opposition des gouvernements tchèque et roumain, les
acteurs de ces pays nous auraient aidés, et la sympathie de ces acteurs,
de ces artistes était de notre côté; quant aux artistes polonais, nous
étions sûrs de leur sympathie et de leur aide. Comme je l'ai déjà dit,
toutes nos tentatives furent entravées : la situation était très triste, nous
ne savions plus que faire; une seule chose était sûre: il ne fallait pas
collaborer avec le gouvernement actuel car il n'était que le gouverne-
ment de marionnettes de l'armée d'occupation qui nous opprimait. Que
pouvions-nous faire? Résister aux côtés du peuple et c'est ce qui s'est
s'est passé: les directeurs qui avaient donné leur démission pendant la
révolution n'ont pas repris leur poste, bien que le gouvernement les
y encourageât. Ils sont restés éloignés de l'activité des théâtres; les
théâtres se sont bornés à réparer les plus grands dommages subis par
leurs bâtiments et aux permanences les plus nécessaires. C'était le
moment où, désespéré moi-même, j'ai quitté ma patrie. Quelques jours
avant, avaient commencé les arrestations en masse, la répression contre
les intellectuels. On pouvait attendre des répressions contre notre comité
révolutionnaire aussi ; je ne me suis pas trompé. J'ai su déjà à Vienne
qu'on avait fait des perquisitions dans le local de notre association.
Quelques membres du comité révolutionnaire ont été jetés en prison.
Plus tard, ils ont été remis en liberté; mais qui sait ce qui les attend
encore? La situation actuelle, je ne la connais plus que par de très
vagues nouvelles et par les récits de quelques émigrés récemment venus:
on sait ainsi que l'activité artistique a repris.
J'espère que les forces artistiques de notre peuple, les artistes qui
ont subi déjà tant de difficultés et de peines trouveront quelque forme
d'expression pour pouvoir manifester l'opinion de leur peuple. C'est
leur tâche, tandis que celle des émigrés est de raconter la vérité, de
publier la vérité sur la Hongrie et sur la révolution hongroise. C'est
pourquoi j'ai fait ce récit.
On pourrait se demander pourquoi on insiste tellement sur le rôle
du théâtre et du cinéma dans la révolution hongroise. C'est parce que
les théâtres et les cinémas ont eu une grande importance dans la révo-
lution. Pour comprendre cela, il faut dire que les théâtres, dans la
Hongrie, n'ont pas le même rôle social que celui que je leur vois jouer
en France. Les théâtres n'y sont pas considérés comme des lieux d'éva-
sion, ou comme des lieux de plaisir artistique. Les théâtres sont aussi
des organes politiques très importants; ce rôle des théâtres remonte
à plusieurs siècles en arrière dans l'histoire de la Hongrie mais s'était
renforcé surtout après la deuxième guerre mondiale et surtout par
l'action des communistes staliniens; ils exigeaient que chaque repré-
sentation, chaque première des théâtres fût un événement politique.
Tel était le programme qu'ils imposaient aux théâtres; les théâtres ont
continué à jouer le rôle politique qu'on leur demandait de jouer, seu-
lement c'était aussi un rôle d'opposition. Ce dernier rôle n'apparut,
bien entendu, qu'après 1953; mais dès 1953, la majorité des spectacles
qui étaient montés avaient pour but la clarification des idées et des
sentiments ; c'était des pièces nouvelles hongroises, des pièces modernes
des autres pays qu'on avait pu avoir et même des pièces classiques qui
servaient à de tels buts. C'est pourquoi plusieurs pièces modernes hon-
102
encore
au
commen-
groises ou plusieurs classiques ont été interdites ou déconseillées. Ce
fut le cas d'un de nos plus grands classiques hongrois: la Tragédie de
l'homme connu, je crois, à Paris par une émission de la radio et ce
fut le cas aussi de pièces modernes comme la pièce déjà citée de
Galilei, et d'autres
Tout autant que les théâtres, les acteurs étaient contraints par le
régime stalinien à avoir un rôle politique. On a cherché à les popula-
riser dans de tels rôles, on les a forcés à prononcer des discours poli-
tiques au moins en faveur du mouvement de la paix. Les acteurs savaient
d'ailleurs se prévaloir de cette réputation politique et sociale et c'était
une tradition des acteurs hongrois qui remonte
cement du XIXe siècle.
Mais on pourrait demander pourquoi les théâtres et les acteurs sont
entrés dans l'opposition, pourquoi ils ont pris le parti de la population
et non celui des dirigeants alors que, peut-on dire, une partie des
acteurs comptait parmi les privilégiés du régime. Oui des privilégiés
qui gagnaient beaucoup plus, bien entendu, qu’un ouvrier moyen, qu'un
employé moyen, qui figuraient parmi les dignitaires et recevaient des
distinctions. C'est pourtant parmi ces derniers qu'on trouva parfois les
plus forts opposants, les ennemis du régime.
Pour répondre à la question, il faut considérer deux facteurs :
D'abord, le régime n'avait pas les moyens de sa politique; pour
corrompre par les privilèges accordés les acteurs et les transformer en
propagandistes de l'oppression et en oppresseurs, il aurait fallu que les
privilèges accordés fussent de véritables privilèges. Même si les acteurs
avaient des salaires supérieurs au salaire moyen du pays, ils n'avaient
pas un salaire suffisant pour satisfaire tous les besoins essentiels d'un
acteur. Par exemple un acteur ne pouvait pas avoir facilement les com-
modités nécessaires à son travail intellectuel et psychologique si fati-
gant: d'abord ils étaient surchargés de travail, ils figuraient presque
chaque soir sur la scène et, en même temps, ils prenaient part aux émis-
sions de la radio, au tournage et au doublage des films. On peut
demander pourquoi les acteurs faisaient tout ce travail... C'est parce
qu'ils manquaient d'argent et qu'avec un travail triple ou quadruple
ils pouvaient gagner de quoi avoir un logement confortable, de l'eau
chaude dans la salle de bain, un appareil de radio (pas de télévision
puisque la télévision hongroise ne fonctionne pas encore), un magné-
tophone pour se contrôler, ou encore, parfois, des appareils de photo
ou une caméra de format réduit, très rarement d'ailleurs, je le pré-
cise; parfois même une automobile. Sans doute trouvez-vous extraor-
dinaire qu'un acteur de premier ordre ait de la peine à s'acheter une
automobile; telle était pourtant, en Hongrie, la situation; cependant
une automobile à Budapest ne serait pas un objet de luxe car la ville est
assez grande.
Manquait aussi aux acteurs la possibilité de développer libre-
ment leurs talents. Ils n'avaient pas l'occasion de voyager dans les autres
pays; c'est seulement depuis deux ans, et particulièrement pendant
l'été 56, qu'il a été possible de visiter des pays comme la Pologne ou
la Bulgarie ou la Yougoslavie; mais il n'était pas du tout possible de
faire une visite en France, en Italie ou en Allemagne de l'Ouest ou de
l’Est; aller en France ou en Italie était une chose très difficile que
seules cinq ou six personnes, je crois, par année, pouvaient réaliser.
L'impossibilité ne venait pas seulement des difficultés matérielles mais
aussi des difficultés pour avoir un passeport et la permission de visiter
un pays au delà du rideau de fer. Les acteurs rencontraient les mêmes
difficultés s'ils voulaient s'informer de la vie théâtrale et cinématogra-
phique des autres pays, s'ils voulaient lire les livres édités dans les autres
pays occidentaux, en Amérique, par exemple; ils avaient les mêmes
difficultés s'ils voulaient se procurer des disques ou des revues étran-
gères. Ils ressentaient donc, même dans les questions matérielles, ủn
certain joug, une certaine oppression qui les gênait dans leurs intérêts
et dans la manifestation de leurs capacités.
103
-
Mais je serais bien cynique, si je disais que seuls les problèmes
matériels sont entrés en ligne de compte. Les meilleurs éléments du
théâtre et du cinéma vivaient en contact avec le pays tout entier;
ils cherchaient chaque jour dans les rues, dans les bistrots et dans les
lieux les plus divers, les figures caractéristiques pour s'en inspirer en
vue de leurs nouveaux rôles et, de ce fait, ils étaient liés indissoluble-
ment avec le peuple, sans compter les relations familiales qui liaient
surtout les jeunes éléments, fils des ouvriers et paysans avec le peuple.
Même en matière artistique les mots d'ordre souvent très beaux
et très moraux se sont retournés contre le régime stalinien. Les
acteurs à cause de leur humanisme si nécessaire à leur métier, à leur
vocation ont pris au sérieux ces mots d'ordre et ont agi en véritable
conformité avec ces mots d'ordre, ce qui les a amenés à prendre position
contre le régime afin de pouvoir atteindre les buts fixés par les mots
d'ordre mêmes du régime. Et cela donna une force morale aux artistes
qui les a placés ensuite dans les positions les plus dangereuses, dans la
révolution, dès les premières manifestations jusqu'au 4 novembre et
après le 4 novembre aussi.
Pour compléter l'image donnée, il faut dire encore que ce n'est
pas en vain que les acteurs ont pris cette attitude; avant la révolution,
ils étaient très populaires, mais ils le sont devenus davantage encore
pendant la révolution. Le peuple a senti que les acteurs qui montaient
sur la scène des pièces où il retrouvait ses problèmes, des pièces qui
traitaient de questions morales posées par la vie même, sont près de
lui, sont avec lui et il sentait que les acteurs et les cinéastes étaient
des hommes en qui il pouvait avoir confiance et que leurs actions
avaient une valeur de signal pour sa propre action. Je n'entends pas
dire ainsi, en passant, que ce sont les artistes qui ont forgé et déclanché
la révolution, mais leur talent pour exprimer leurs opinions et leurs
sentiments a certainement aidé les hommes à passer, sans hésitation,
à l'action directe.
Les conseils ouvriers
de la révolution hongroise
C'est depuis une centaine d'années environ qu'on
observe la tendace socialiste dans l'histoire ou, pour em-
ployer la phraséologie hégélienne, que le mouvement auto-
nome de l'esprit pur « se socialise ». Il faut admettre que le
mot « socialisme », en lui même, ne dit rien, ou plutôt dit
trop. Derrière ce mot agissaient les hitlériens; le « socia-
lisme » est le principe déclaré de plusieurs pouvernements
sociaux-démocrates et, horribile dictii, c'est au
nom du
« socialisme » qu'on excerce des dictatures sanguinaires,
comme celle de Kadar en Hongrie.
La notion de socialisme doit donc être profondément et
minutieusement expliquée et élaborée dans son contenu
économique, social et politique.
Il est indiscutable que l'exigence par les masses d'une
vie meilleure et plus juste, d'une organisation sociale perfec-
tionnée, tend vers des formes économiques, sociales et poli-
tiques qui constituent ce qu'on appelle le socialisme. On ne
peut, dans le cadre de cet article, présenter d'une façon
détaillée ces formes. Il suffira de dire que le socialisme doit
comprendre l'auto-direction des habitants, c'est-à-dire une
décentralisation de la vie économique, sociale et politique
d'un si haut degré qu'on puisse la comparer — si on peut
risquer une comparaison globale - avec la démocratie des
anciennes communautés primitives. Cette démocratie accorde
à chacun le droit de résoudre les questions économiques,
sociales et politiques en fonction de sa propre vie et exclut
par là même la possibilité que certains individus puissent
avoir une puissance absolue dans aucun secteur de la vie.
C'est pourquoi les divers conseils ouvriers formés dans
les dernières années, dans divers pays, ont une importance
immense. En particulier, les conseils ouvriers nés dans le feu
de la révolution hongroise, même si la période de leur acti.
vité autonome et souveraine a été brève, nous offrent des
expériences qui méritent d'être étudiées.
.
105
Les conseils ouvriers hongrois ne sont pas nés, par une
genèse mythologique, comme naquit l'allas de la tête de Zeus.
Ils vinrent après des événements qui les avaient préparés et
sans lesquels leur formation extrêmement rapide aurait
été inimaginable. Je ne fais pas allusion aux éléments qui
ont préparé, pour ainsi dire, psychologiquement les ouvriers
à une telle expérience, mais à ceux qui précédaient directe-
ment la formation des conseils ouvriers.
L'existence et la nature de ces conseils n'étaient pas
totalement inconnues en Hongrie. Bien qu'on ne connût pas
exactement et en détail les conseils ouvriers yougoslaves,
pourtant, le peu qu'on en savait suffisait pour que la créa-
tion de tels conseils devînt une des revendications de la
lutte antistalinienne qui se manifesta très vigoureusement
pendant l'année 1956. Il est bien compréhensible que
dans une dictature de capitalisme d'état tota'itaire où les
syndicats et le soi-disant « parti de la classe ouvrière >>
sont devenus des annexes et des forces exécutives de l'Etat
bureaucratique exploiteur qui, par surcroît, comme c'était
le cas en Hongrie, trahissait les intérêts du pays l'idée
des conseils ouvriers ait eu un grand écho. C'est pourquoi,
avant le 23 octobre et surtout dans la période qui précéda
l'insurrection, le Cercle Petöfi et l'Union des Ecrivains in-
sistaient sur la nécessité de leur création. Un des principaux
mots d'ordre de la grande manifestation dont les étudiants
prirent l'initiative le 23 octobre fut l'autonomie ouvrière,
un de ses buts fut d'imposer la création des conseils ouvriers.
On sait même que la première réponse de la clique Geroë
à la manifestation fut le refus, et même la provocation. Mais,
dès le 24 octobre, devant le développement croissant de
l'insurrection et face à l'effondrement quasi total des appa-
reils du parti et des syndicats, Geroë et sa clique changè-
rent de tactique. Ils accepterent la création des conseils
ouvriers et en confièrent l'exécution à l'appareil du parti.
Le déroulement des événements montre précisément quel
était leur but: freiner l'élan révolutionnaire et, d'autre part,
impressionner la classe ouvrière en vue de la détourner de
la révolution et de la reprendre en main. Alors que, aupa-
ravant, ils avaient nié la nécessité des conseils ouvriers,
maintenant ils s'empressaient de les organiser pour mobi-
liser la classe ouvrière suivant leur expression contre
la contre-révolution.
Bien entendu, ils organisèrent les conseils ouvriers à
leur guise, c'est-à-dire en vue d'être assurés « de leur fidé-
lité »; ces conseils étaient donc composés du directeur, du
secrétaire de la cellule, des chefs du syndicat et de quelques
ouvriers domestiqués.
Mais ils furent dépassés par les événements. La classe
ouvrière était déjà du côté de la révolution. Le soir du
23 octobre, les étudiants avaient manifesté, appelant les
ouvriers à la grève générale. La nuit, ils avaient parcouru
!
-
-
106
!
les usines avec des camions demandant aux ouvriers d'aban-
donner le travail et de se rallier à la révolution. L'unité des
ouvriers et des étudiants, dès le matin du 24 octobre, devint
un fait indiscutable et resta la plus grande force de la révo-
lution.
Ainsi apparut une situation étrangement contradictoire :
les ouvriers prenaient part à la révolution tant par la grève
générale qu'en luttant dans les groupes armés, côte à côte
avec les étudiants, et, pendant ce temps, les soi-disant « con-
seils ouvriers » formés officiellement lançaient des appels
pour la cessation de la grève et se déclaraient contre l'insur-
rection. Les ouvriers luttaient contre Geroë et les marion-
nettes de Geroë parlaient en leur nom.
Il était évident que cette situation ne pouvait durer
longtemps. Les ouvriers voyant les grandes possibilités des
conseils prenaient conscience de leurs propres forces et ne
pouvaient supporter que les hommes de Geroë se parent du
prestige des conseils ouvriers et parlent au nom de la classe
ouvrière. Ils regagnèrent les usines, mirent à la porte les
bureaucrates usurpateurs et créèrent par des moyens démo-
cratiques et révolutionnaires les conseils ouvriers.
La formation des conseils ouvriers de la révolution hon-
groise ne fut donc pas l'ouvre du hasard; si ces conseils ne
furent pas le résultat d'une longue préparation, ils naquirent
de l'activité directe de la classe ouvrière.
L'analyse des élections et de la constitution des conseils
ouvriers est un problème important, d'un point de vue moins
sociologique que politique. Bien que nous ne disposions pas
d'une documentation complète sur les conseils, les données
que nous possédons nous permettent des constatations im-
portantes. On peut affirmer que l'élection des conseils, même
lorsqu'elle a eu lieu dans des conditions exceptionnelles,
s'est déroulée démocratiquement. La date des élections était
annoncée à plusieurs reprises et chaque ouvrier, chaque em-
ployé des usines était invité à voter. Grâce à ces précautions,
50 à 70 % de l'effectif fut présent aux élections. Les ou-
vriers votèrent malgré les combats qui continuaient dans les
rues et bien que les communications fussent interrompues.
Il est très naturel que le pourcentage ait été différent suivant
les usines.
Les élections furent faites au grand jour; on pouvait
prendre la parole tout à fait librement; chaque électeur
pouvait proposer des candidats et on discutait la compé-
tence, l'attitude, l'activité passée et récente de chacun d'eux.
L'unité de l'insurrection se manifesta à l'occasion de ces
élections, quand les diverses usines laissèrent unanimement
de côté toutes les organisations des partis et des syndicats.
Chacun agissait non en qualité de délégué d'un parti quel.
conque mais en qualité d'ouvrier de telle ou telle usine.
107
sans
L'analyse de la composition des conseils ouvriers reflète
aussi cette unité de la révolution, son caractère populaire
et la maturité politique de la classe ouvrière.
Cette analyse est à faire tant du point de vue social que
du point de vue politique. Les conseils reflétaient fidèlement
la composition sociale des usines, leur majorité étant for-
mée par les ouvriers qui travaillaient près des machines et
qui, de ce fait, avaient le plus de droit à la direction des
usines. C'était eux surtout qui manifestaient la plus grande
activité. Malgré le sentiment de seur supérioritt, les ouvriers
élirent de nombreux employés et techniciens, plusieurs fois
même comme présidents. Ce phénomène exprime premiè-
rement l'unité sociale de la révolution à laquelle
tenir compte des différences de classe tous les honnêtes
gens participèrent au moins par la manifestation de leur
sympathie. Deuxièmement, l'élection des intellectuels tech-
niciens et économistes prouve que les ouvriers avaient une
vue très claire de la situation : les conseils ne doivent pas
être de simples organisations destinées à défendre les inté-
rêts matériels, mais des organisations capables de diriger les
usines et de représenter l'opinion et l'attitude générale des
ouvriers à l'égard des autres organisations.
Un autre phénomène saute aux yeux: le haut pourcen-
tage de jeunes dans les conseils. Une explication du genre de
celle-ci : « La révolution hongroise fut la révolution de la
jeunesse » n'est pas seulement une expression poétique de
la vérité; elle est également véridique à l'échelle des usines.
Si le rôle immense de la jeunesse dans la révolution hon-
groise exige une explication, il en est de même en ce qui
concerne les conseils ouvriers. Les jeunes ouvriers, entre 18
et 30 ans, étaient les éléments révolutionnaires les plus actifs
dans les usines. Ils avaient, moins encore que les autres, pu
supporter l'horrible oppression, l'atmosphère de contrainte
et de terreur qui régnait dans les usines et ils n'étaient
pas le moins du monde retenus par des considérations théo-
riques si jamais de telles considérations ont pu retenir des
ouvriers.
Les ouvriers plus âgés pensaient peut-être aux consé-
quences possibles dans le domaine de la politique interna-
tionale et à d'éventuelles représailles. Il faut ajouter encore
que la révolution hongroise fut une révolte armée et que ce
fut la jeunesse qui tint dans la bataille le rôle principal,
conquérant ainsi, par son sang, le droit de participer à la
direction des usines et du pays même.
L'analyse politique de la composition des conseils
s'avère non moins significative. Il y eut des usines dans
lesquelles, immédiatement après l'ordre donné par Geroë
et sa clique de constituer des conseils ouvriers, les ouvriers
constituèrent des conseils qui exprimaient leur volonté et
dont la composition ne fut plus modifiée par la suite. Ce
108
fut le cas du conseil de la fabrique Gamma de Budapest
ou du conseil ouvrier du comité de Borsod.
Ceux qui furent élus, d'une façon générale, étaient des
ouvriers communistes honnêtes, partisans de Imre Nagy, qui
soutenaient depuis longtemps les revendications ouvrières et
qui avaient souffert maintes vexations ou persécutions. On
a elu aussi des vieux militants sociaux-démocrales qui, pen-
dant des dizaines d'années, avaient lutté pour les droits des
ouvriers et qui avaient été emprisonnés ou poursuivis par
les rakosistes. Par exemple, le président du conseil de Csepel
fut Jozsef Ivanics qui avait lutté toute sa vie pour le bien-
être des ouvriers, et qui avait passé des années dans les pri-
sons de Rakosi. Il avait gagné, par sa vie de militant, par
son talent et par ses connaissances, une réputation indiscu-
table non seulement à Csepel mais partout ailleurs. Devin-
rent aussi membres des conseils, des ouvriers et des techni-
ciens qui luttaient depuis des années contre les rakosistes,
défendant les droits des ouvriers; des bons ouvriers; des
spécialistes. Y prenaient part enfin ceux qui, en pleine révo-
lution, faisaient la preuve qu'ils étaient de vaillants guer-
Tier3. de bons organisateurs et de vrais politicieas.
Les conseils manifestaient les activités les plus variées.
Ils menaient d'abord un travail politique. Ils organisaient
des meetings où les problèmes politiques étaient discutés,
où on précisait la position de l'usine et où on mettait au
point ce que les conseils devaient réaliser.
Cette activité politique visait les problèmes d'intérêt
national et exprimait l'opinion et les revendications de la
classe ouvrière. Les revendications des différentes usines du
pays étaient si semblables, ou, du moins, avaient entre elles
si peu de différences qu'il suffit de citer la résolution du
conveil ouvrier de Borsod, prise le 28 octobre:
1. — Il faut, en excluant la participation des ministres
qui ont servi sous le régime rakosien, constituer un nouveau
gouvernement qui devra lutter pour une Hongrie indépen.
dante, autonome, libre et socialiste.
2. — Un tel gouvernement ne peut être formé qu'après
des élections générales libres. Comme la situation présente
ne permet pas que ces élections aient lieu, Imre Nagy doit
constituer un gouvernement provisoire qui ne comprenne
que les ministères les plus nécessaires.
3." La première tâche du nouveau gouvernement,
appuyé sur la coalition du Parti des Travailleurs Hongrois et
du Front Populaire, est d'obtenir le retrait immédiat des
troupes soviétiques. Les troupes soviétiques ne doivent pas
retourner dans leurs garnisons, mais doivent se retirer dans
leur patrie, l'Union Soviétique.
4. Le nouveau gouvernement doit incorporer dans
son programme et doit réaliser les revendications des con-
seils ouvriers, des organisations ouvrières et étudiantes.
109
-
6
-
-
5. L'Etat ne doit posséder que deux corps armés: la
police et la Honved. L'A.V.H. doit être dissoute.
Il faut lever la loi martiale et accorder l'amnistie
à tous ceux qui ont participé à l'insurrection.
7. D'ici deux mois, il faut organiser des élections
générales avec la participation de plusieurs partis.
Il est naturel que les revendications ainsi formulées se
soient modifiées et concrétisées au fil des événements ora-
geux de la révolution, mais les principes restèrent inva-
riables.
Les conseils ne sont pas devenus la force organisée la
plus valable de la révolution pour ensuite appuyer des re-
vendications étrangères ou même contraires aux intérêts des
ouvriers. Ils n'ont pas lutté avec tant d'audace et tant de
force imposante contre le régime de capitalisme d'Etat ins-
tauré par Rakosi pour remettre à sa place le capitalisme
privé. Les conseils ouvriers, contrairement à l'attitude stu-
pide et dénaturée du régime rakosien qui étouffait toute
initiative privée, ont considéré que de telles initiatives pri-
vées étaient utiles et ont déclaré que l'Etat doit appuyer
les initiatives des hommes simples (des artisans, par exem-
ple). Mais ils ont affirmé aussi qu'is sont attachés aux résul-
tats socialistes déjà acquis. Le conseil ouvrier de la fabrique
de wagons de Györ, dans sa résolution du 3 novembre, s'est
ainsi exprimé: «La classe ouvrière s'attache fermement à
ses exigences sociales essentielles qui sont les conquêtes de
la révolution nationale démocratique. Nous sommes, avec
toutes nos forces, contre le rétablissement de la propriété
foncière, contre la remise en propriété capitaliste des ban-
ques et des grandes usines. Nous sommes également contre
une restauration stalino-rakosienne. »
Les conseils ouvriers ont également déployé une acti-
vite politique dans les usines. Cette activité s'orienta dans
une double direction : détruire les restes politiques et orga-
nisationnels de l'ancien régime et instaurer une nouvelle
politique caractérisée par le travail des conseils ouvriers.
Les anciennes organisations politiques et syndicales se
volatilisèrent sans que les conseils aient le moins du monde
à intervenir. Cependant, les questions personnelles ne furent
pas les plus simples. Dans des discussions agitées, on étudia,
un à un, le cas des employés principaux dans les usines, des
fonctionnaires dirigeants des syndicats et du parti qui
avaient été généralement de durs exécutants de la politique
de terreur du régime rakosien. Ils furent généralement con-
gédiés et expulsés des usines. Quelquefois la haine et la
fureur des ouvriers excités étaient telles qu'ils furent chas-
sés brutalement et frappés. Pourtant, dans la plupart des
cas, ils furent éloignés très poliment. L'objectivité, la jus-
tesse des conseils est très bien caractérisée par le fait que,
dans quelques usines, les conseils ouvriers confirmèrent dans
leur poste des directeurs qui étaient des hommes honnêtes et
110
de bons spécialistes. Partout furent dissoutes les soi-disant
« sections du personnel » qui étaient des centres de mou-
chardage. Les dossiers personnels furent remis entre les
mains des ouvriers.
Toute cette activité signifiait la destruction totale de
l'ancien appareil d'Etat, dans toutes ses organisations poli-
tiques, d'espionnage et de répression.
L'analyse des nouveaux phénomènes politiques qui se
présentaient pour la première fois dans le cadre des conseils
ouvriers est très importante. Tout d'abord, il y eut l'orga-
nisation de la grève générale, d'une force inconnue dans
toute l'histoire. Cette grève fut totale, embrassant toute la
classe ouvrière, assurant la défense absolue des usines et
organisant la lutte armée de la masse des ouvriers. Cette
ceuvre politique eut des traits nouveaux. Elle n'eut aucun
caractère bureaucratique, car les meetings ouvriers étaient
les organes suprêmes de discussion et de délibération, des
organes uniquement populaires. Ainsi les conseils ouvriers
étaient la libre expression de la classe ouvrière dans un
mode nouveau et révolutionnaire, expression libre qui se
manifesta ainsi, presque sans aucun organe intermédiaire,
aussi bien sur le plan local que sur le plan national.
Parmi les problèmes économiques dont les conseils eu-
rent à s'occuper, il faut mentionner, en premier lieu, les
revendications formulées à l'échelle nationale qui, tout en
étant des revendications politiques, touchaient en même
temps de très près la situation économique du pays, y com-
pris, bien entendu, la situation des ouvriers. Les conseils
exigeaient l'abolition du système des normes de travail,
l'augmentation des salaires, le droit de grève, de véritables
syndicats démocratiques, la rupture avec la colonisation éco-
nomique du pays, l'établissement du commerce avec l'Union
Soviétique sur un pied d'égalité, etc., toutes revendications
conformes aux buts de la révolution.
Les conseils organisaient dans les usines les bases éco-
nomiques de la grève. Ils continuaient à payer les salaires,
avec une augmentation générale de 10 % - ils avaient donc
immédiatement commencé la réalisation des revendications
- ils organisaient le ravitaillement par un commerce direct
avec les paysans à l'aide de convois de camions et ils con-
centraient la distribution des aliments dans les usines mêmes.
Pour les familles ouvrières les plus pauvres, les conseils ver-
saient des aides immédiates.
Pendant les quelques jours de la révolution, le système
des conseils ouvriers s'organisa à une vitesse inouïe. Les
conseils furent d'abord formés dans les usines, les délégués
des usines désignèrent les conseils d'arrondissement dont les
délégués constituèrent enfin le conseil du Grand-Budapest
(c'est-à-dire la capitale et sa banlieue, environ deux millions
d'habitants parmi lesquels se trouve presque la moitié de la
classe ouvrière hongroise. Note du traducteur.)
111
-
Le Conseil ouvrier du Grand-Budapest conquit en très
peu de temps une autorité immense et apparut comme la
seule force politique réelle du pays surtout après la seconde
offensive soviétique du 4 novembre. Il exigeait pour les con-
seils ouvriers une représentation autonome dans la future
assemblée nationale, ce qui veut dire qu'il fit une tentative
pour transposer sa force politique réelle dans les formes par-
lementaires. Cette exigence du Conseil exprimait l'opinion
de la classe ouvrière qui tendait à exprimer ses conceptions
politiques directement, en tant que classe ouvrière, indépen-
damment des partis. Cette opinion s'exprima aussi par le fait
que les ouvriers se prononcèrent contre la création de cel-
lules dans les usines et ils dénièrent à tous les partis le
droit de créer des cellules. De nombreux organisateurs furent
chassés des usines.
La naissance des conseils ouvriers et leur activité prouve
le caractère populaire et socialiste de la révolution hon.
groise et offre des expériences, des actes nouveaux dans la
recherche des formes du socialisme, de la gestion directe, de
l'auto-direction ouvrière.
Parmi les conclusions à tirer, il faut placer à la toute
première place celle-ci : l'auto-direction révolutionnaire des
ouvriers est la condition indispensable de tout soulèvement,
de chaque combat populaire — fait qui, malheureusement,
n'a pas été reconnu par les politiciens, écrivains et intellec-
tuels hongrois. Deuxièmement: sous n'importe quel régime,
un système qui exclut la participation directe et en masse
des ouvriers, ou qui se réalise malgré eux, s'il se dit socia-
liste, est une escroquerie. Troisièmement: l'expérience des
conseils ouvriers a démontré qu'une politique calme et sage,
un travail d'organisation économique ne peut être réalisé
qu'avec des ouvriers autonomes et libres, qui se dirigent eux.
mêmes. Quatrièmement: la direction d'un pays peut être
confiée aux ouvriers qui sont égaux aux autres couches socia-
les et peuvent collaborer avec elles. Cinquièmement: l'his-
toire des conseils ouvriers doit être étudiée dans le détail,
parce que, sans la connaissance de ces expériences générales
et particulières, personne ne peut plus se nommer socia-
liste.
J'espère que le présent article, qui est plutôt un essai
pour esquisser l'histoire des conseils ouvriers hongrois, inci-
tera tous ceux qui s'intéressent au sort de la Hongrie et plus
largement au sort du socialisme mondial à une étude plus
approfondie du problème.
PANNONICUS.
La restalinisation de la Hongrie
L'analyse de la situation actuell, de la Hongrie est un
problème difficile à aborder. Il est très simple de constater
que le régime actuel est en train de restaliniser le pays. Cela
apparaît immédiatement à la lecture de quelques articles de
la presse hongroise. Bien que cette iransformation soit loin
d'être achevée, sa tendance est nette et ses méthodes sont
trop connues pour qu'on puisse douter de la firection du
courant. Mais il est beaucoup plus difficile, presque impossi-
ble, de voir clairement ce qui se passe sous les flots. Il manque
pou, cela les données nécessaires, et le contact direct avec la
situation du pays.
Un fait apparaît d'abord évident: c'est le changement
intervenu entre la période ayant suivi la révolution et la
phase actuelle. Il suffit de comparer quelques extraits des
journaux hongrois de novembre ou décembre de l'année der-
nière avec ceux de février ou mars de cette année
pour
illus-
trer le changement des idées et du ton de la position offi-
cielle. Le moment le plus marqué de ce changement se situe
dans les premiers jours de janvier, immédiatement après le
discours de Nouvel An de Kroutchev, réhabilitant Staline.
Aussi bien la tactique ayant présidé à ce changement, que
les obstacles auxquels il continue à se heurter sont assez
clairs. Ce qui reste plus obscur, c'est le composition interne de
la résistance nationale, les nuances des position, prises par
les différentes couches de la société et par les divers grou-
pements politiques ou idéologiques. C'est là que réside la
difficulté de l'analyse.
Pourtant certains faits frappants apparaissent déjà, faits
qui
de même que le déroulement de la révolution écrasée
nous apprennent quelque chose de nouveau sur la nature
des régimes « démocratiques populaires ».
Le 4 novembre 1956, le gouvernement Kadar, dans sa
première déclaration, reconnaissait que la révolution avait
eu des objectifs justes, mais prétendait qu'elle s'était trans-
formée, en cours de route, en contre-révolution. Ainsi accep-
tait-il toutes les revendications des insurgés hongrois, à l'ex-
ception de cinq: celles concernant la neutralité hongroise, le
113
pacte de Varsovie, le retrait des troupes soviétiques, les élec-
tions libres et la publication des accords commerciaux russo-
hongrois. Mais, depuis janvier 1957, toute la révolution, en
bloc, est devenue pour le gouvernement une contre-révolution;
même la manifestation des étudiants du 23 octobre n'échappe
pas à cette caractérisation, et, depuis la publication, le 7 mars,
de l'article de Joseph Révai, toute la préparation idéologique
de la révolution (qui a commencé après la mort de Staline et
a atteint une intensité extraordinaire au cours de toute l'an-
née 1956) est considérée officiellement comme un tissu de
menées contre-révolutionnaires. Il n'est que trop naturel que
les concessions accordées les premiers jours au peuple soient
en train d'être reprises ou falsifiées. Cela a commencé avec
la dissolution des comités révolutionnaires (à ne pas confon-
dre avec les Conseils ouvriers) et se termine — pour l'instant
- avec la nouvelle dégradation de la fête nationale du 15
mars. Ce qui surprend dans cette évolution en arrière, c'est
que les mesures prises ne sont généralement pas applicables.
On a renié aux masses le droit de participer à la célébration
de la fête nationale, mais le Gouvernement a dû la fêter plus
solennellement que jamais. On a réintroduit l'enseignement
obligatoire du russe et du « marxisme-leninisme », mais on a
dû ajourner sine die l'application effective de cette mesure.
On a officiellement recommencé à constituer des coopératives
agricoles — mais depuis plusieurs semaines déjà on n'en
entend plus parler. On attaque continuellement la contre-révo-
lution, mais le gouvernement doit se justifier jour après jour.
On ne peut que reconnaître dans ces reculs du gouvernement
la force de la résistance du peuple, même si elle reste muette.
Cette résistance n'est pas la même dans les diverses cou-
ches sociales. Les attaques du gouvernement montrent qu'elle
est la plus forte chez les intellectuels et chez les ouvriers. Les
écrivains et les journalistes se taisent presque tous, les ar-
tistes boycottent la « culture » soviétique et essayent d'aider
le public dans sa tendance à l'évasion. Les techniciens tra-
vaillent pour gagner leur vie, mais, à en juger d'après l'état
des usines, ils ne doivent pas être très zélés. La résistance
passive des étudiants et des professeurs atteint un tel degré
que le Ministre de l'Education lance et lance encore des
appels et des menaces pour les persuader à revenir aux uni-
versités. A quel point cette répugnance des intellectuels est
importante est démontré par le fait que le gouvernement ne
se borne pas à les menacer, mais essaie de les amadouer en
les flattant et en les excusant même pour leurs actions « con-
tre-révolutionnaires». Des discours de Kadar jusqu'à des nom-
breux reportages de journalistes, toute une série de manifes-
tations sont destinées à prouver que parmi les intellectuels
il y a toujours eu « des gens honnêtes et fidèles » et que même
les autres sont récupérables. Les noms cités ne sont jamais
114
ceux des intellectuels staliniens, mais ceux des écrivains et
journalistes qui, sans avoir été trop « compromis » aux côtés
de Nagy ont quand même travaillé dans la même direction
que lui. Ce phénomène montre clairement que,
dans ses essais
de gagner une certaine confiance de la masse, le gouverne-
ment en est réduit à chercher l'aide de sa propre opposition,
On en est arrivé au point où l'on essaie de faire parler le phi-
losophe bien connu Georg Lukács, déporté avec Nagy, où l'on
accorde des Prix Kossuth la plus haute distinction cultu-
relle hongroise - à des poètes et écrivains de l'opposition,
tels pour ne citer que les plus connus en France Laszlo
Németh et Lörinc Szabo, porte-parole de la paysannerie et
des intellectuels formés avant la deuxième guerre mondiale.
Le gouvernement pourra-t-il ainsi influencer les intellec-
tuels ou les masses ? C'est très douteux. Il faut rappeler ce fait
extraordinaire qu'après la victoire de l'intervention russe le
Comité des intellectuels révolutionnaires a pris une résolution
dans laquelle il proclamait que l'initiative de la résistance
appartenait désormais aux Conseils ouvriers et s'engageait 'à
suivre toutes leurs décisions. Cette résolution n'est pas seule-
ment une manifestation de la foi des intellectuels dans la
classe ouvrière même si, compie telle, elle constitue un
document humain émouvant et soiennel ; elle est l'expression
d'une vérité politique, économique et sociale. Elle exprime
l'urité politique qui a effectivement existé pendant la révo-
Jution, fondée à son tour sur l'unité sociale qui s'était créée
sous la pression du régime stalinien, et elle traduit la situa-
tion actuelle, où la clé de l'évolution économique se trouve
cntre les mains de la classe ouvrière, sans laquelle les techni-
ciens ne peuvent rien sur la production. Et les ouvriers tra-
vaillent le moins possible.
Leur but est de vivre, plus exactement de survivre, sans
donner à leurs oppresseurs plus que le strict nécessaire. C'est
ce qui rend si souvent nécessaire l' « aide » de la Russie et
des autres pays du bloc russe, qui doivent sauver de la catas-
trophe économique, non pas le peuple hongrois, comme ils
le déclarent, mais le régime Kadar, et camoufler le caractère
de l'agression soviétique et de leur « solidarité internatio-
naliste ». Ne pas trop produire pour ne pas être trop volé
voilà l'attitude actuelle des ouvriers. Arme vieille et nou-
velle à la fois, toujours utilisée par les exploités — mais rare-
ment dans une situation tellement tendue. Une expérience
nouvelle de la lutte de classe dans les cadres du « socia-
lisme » est en train de se dérouler, Sor efficacité est démon-
trec non seulement par les statistiques de la production, qui
stagne, mais par l'acharnement avec lequel le régime attaque
les Conseils ouvriers. Outre les offensives menées contre cer-
tains Conseils « infestés par des éléments contre-révolution-
naires », Kadar attaque ouvertement le principe même de
-
115
-
con-
l'autonomie de la classe ouvrière, en déclarant par exemple
le 27 janvier que « les Conseils ouvriers ne peuvent mener
un travail vraiment utile et fécond s'ils ne sont pas conduits
par les communistes, par le parti de la classe ouvrière ».
Cette exigence signifie la dictature totale du parti, dictature
contre la classe ouvrière, dictature qui veut étouffer la voix
des ouvriers dans leurs propres organisations. La lutte de
classe se poursuit donc, non plus dans les rues, mais au sein
des Conseils ouvriers. Cette lutte, la classe ouvrière l'a perdue
dejà une fois en Russie dans les Soviets, à une époque où
sa majorité faisait confiance au parti holchévik. Et en Hon-
grie? Après la déclaration déjà citée, Kadar a dû reconnai-
tre que « pour la réalisation de ce hut, il faut que les mili-
tants communistes fassent des sacrifices et travaillent beau-
coup ». Il leur faut gagner la confiance des ouvriers
fiarce qu'ils n'ont donc pas. Voilà un parti « ouvrier » qui
ne peut pas s'appuyer sur la classe ouvrière. Cette contradic-
tion caractérise bien le régime Kadar - qui n'en manque
d'a:lleurs pas. Le régime reconnaît les Conseils ouvriers comme
formes d'organisation de la classe ouvrière — mais en même
tenips il leur dénie tout rôle politique et de direction, les
corsidérant comme des organes de gestion économique fai-
sant équilibre à la direction étatique des usines. Les Conseils
peuvent accepter ou rejeter les plaus économiques, peuvent
intervenir dans les questions courantes de la production, rati-
fier ou non la nomination du directeur de l'usine. Ils ont
donc des droits très semblables à ceux des comités d'entre-
prise qui fonctionnaient en Hongrie dans les usines capita-
listes entre 1945 et 1948 — l'année de la nationalisation des
usine — et rappellent ces années de « double pouvoir » —
sauf qu'actuellement, à la place des capitalistes, se trouve
l'etat de Kadar. Ces Conseils, ces organisations ouvrières sont
nes, d'après le discours déjà cité de Kadar, « dans le chaos
de la contre-révolution ». Voilà une autre innovation en ma-
tière de « marxisme-leninisme »: la contre-révolution crea-
trice d'organisations ouvrières révolutionnaires. Si l'on con-
sicière
que
la « révolution socialiste » de 1948-1953 n'en créa
aucune, la conclusion découle d'eilr-nêre: il faut faire des
contre-révolutions » pour que de leur chaos sortent des orga-
nisations révolutionnaires. Celle de l'automne passé a été vrai-
ment féconde en ce domaine. Elle a eu également comme
résultat la reconquête du droit de grève, la réorganisation des
syndicats. Sans avoir aucune illusion sur la direction des syn-
dicats, où sont revenus les anciens staliniens, il faut signaler
que le projet de statut des syndicais publié le 30 janvier, et
dont la discussion n'est pas encorç teririnée, a subi les criti.
ques du parti de Kadar. C'est sans doute sous la pression des
masses ouvrières que les rédacteur de ce statut ont manqué
d'affirmer quelques-uns des devoirs staliniens fondamentaux
des syndicats, tels que : participation des syndicats dans l'or-
ganisation de la production et de l'économie, organisation de
-
116
la discipline « volontaire et socialiste », lutte pour des salai-
res ( socialistes » en bref, toutes les formules staliniennes
de l'exploitation « socialiste ». Il est également caractéristi-
que que le projet ne dit mot sur les relations futures des syn-
dicats hongrois avec la F.S.M., mais parle de relations avec
toutes les organisations syndicales internationales.
Une autre contradiction significative se trouve dans la
prétendue « décentralisation » de l'économie, — cependant
que la direction centrale de l'économie par l'état est main-
tenue. On a déjà parlé du double pouvoir entre la direction
élatique et les Conseils dans les usines; il faut ajouter qu'un
phénomène semblable se produit entre les directions des usi-
nes et les organisations centrales des branches d'industrie.
Contradiction qui se faisait aussi sentir avant la révolution,
mais qui s reofo.cr actuellement, parce que les Corseils ou-
vriers pousa-nt les dirig eants.
Les Conseils tendent vraiment vers une décentralisation,
tandis que les trusts étatiques se défendent pour justifier leur
existence. Le Parti ne peut qu'appuyer les trusts. Les articles
de journaux qui critiqent les tendances bureaucratiques des
organisations centrales attestent déjà la renaissance de ces len-
dances et traduisent indirectement le mécontentement des
wasses levant lequel le parti doit reculer au moins 'en
paroles.
Evidemment, l'existence de ces contradictions rend im-
possible au régime de s'appuyer sur les masses ouvrières. L'ap-
pareil policier — l'armée n'existe pas encore dans les faits
renforcé par les Russes, ne parvient qu'à maintenir en vie le
régime. Pour survivre plus longtemps, le régime a désespé-
rément besoin de l'appui d'une certaine partie de la société.
La paysannerie, numériquement forte, pourrait fournir cet
appui. Mais son attitude pendant la révolution ne laisse pas
de doute sur son peu de volonté de soutenir le régime. Celui-ci
essaie pourtant de la gagner, ou tout au moins de la neutra-
liser. Il lui fait des concessions économiques, il a consenti à
la dissolution des coopératives agricoles. La petite propriété
est mieux tolérée que jamais. Mais les paysans n'ont pas d'illu-
sions dans le régime, d'autant moins qu'on lance déjà une
campagne pour la réorganisation des coopératives dissoutes
« irrégulièrement ». Même si on a dû arrêter cette campagne
pour ne pas perturber les travaux agricoles du printemps, les
paysans ne doutent pas des intentions finales du régime. Dans
ces conditions, la neutralité paysanne ne peut durer long-
temps.
On peut comprendre aussi, que le régime essaie de s'ap-
puyer sur la force politique de la jeunesse, en lui accordant
des privilèges. Mais ce n'est pas la jeunesse hongroise qui
accepte la main tendue de Kadar. Celui-ci a accepté le prin-
cipe de la pluralité des organisations de jeunesse, en l'inter-
117
prétant à sa façon : il a permis l'existence du M.E.F.E.S.Z.
(organisation estudiantine reconstituée spontanément à la
veille de la révolution) et a lancé la reconstitution de l'or-
ganisation des jeunes paysans, l'E.P.O.S.Z. Mais les jeunes ou-
vriers n'ont pas le droit d'avoir leur propre organisation. Au
lieu de celle-là, Kadar a créé une organisation des jeunesses
communistes. Cette distinction laisse rêveur...
Mais même ces organisations ne trouvent pas d'écho. On
n'a pas encore réussi à donner le chiffre des membres de la
Jeunesse communiste, celui de l'E.P.O.S.Z. est dérisoire, et les
étudiants ne laissent pas les kadariens s'emparer de leur or-
ganisation. Leur attitude est caractérisée par l'incident de la
réunion organisée à l'Université Technique à l'occasion de la
fête nationale du 15 mars, où Kadar s'est rendu pour pronon-
cer un discours. La salle d'honneur élait pleine, et lorsqu'il
est entré, tous les assistants se sont levés et, comme c'était
habituel en l'honneur de Staline ou de Rakosi, ont commen-
cé à scander: « Vive Kadar! Vive Kadar! » Leurs acclama-
tions duraient depuis plus d'une demi-heure, lorsque le pre-
mier ministre, tellement aimé, a dû quitter la salle sans pou-
voir prononcer un seul mot. Il avait été littéralement balayé
par l'enthousiasme.
Et le parti, pourrait-on se deniander, en se souvenant de
l'ancien parti, qui comptait presque un million de membres.
Ce parti, englobant un dixième de la population, s'était ef-
fondré devant la première manifestatior vraiment populaire.
Le parti de Kadar est encore plus faible, non seulement du
point de vue du nombre, mais aussi du point de vue de la qua-
lité. Il a atteint le chiffre de deux cert mille membres, mais
les déclarations cyniques des dirigeants sur la supériorité d'un
« parti d'élite » sur un « parti de masse » camouflent mal les
difficultés de l'organisation - d'autant moins, que quelques
expressions qui leur échappent trahissent leur résignation de-
vant l'impossibilité d'atteindre les effectifs du parti rakosien.
Ils se comportent comme ie renard devant les raisins trop
buui placés. Il est vrai que nous ne sommes pas un grand
parti, mais il est mauvais d'être un grand parti, disent-ils.
Mais ils ne sont pas seulement peu nombreux, ils sont surtout
faibles parmi les masses Jaborieuses • Tandis qu'ils ont dû
interdire l'admission de nouveaux membres dans les bureaux
et les organisations centrales, ils réussissent à peine à former
dans les usines une cellule parmı des milliers d'ouvriers. Là
même où elles sont formées, ces cellules n'ont aucune force et
de travaillent pas. C'est pourquoi une séance de la cellule
d'une grande usine est triomphalement annoncée dans le jour-
nal central du parti. En voulant proclamer leur activité, ils
ne font ainsi que trahir leur faiblesse.
Une analyse exacte de la composition du parti est diffi-
cile. On se doute pourtant que la majorité de ses membres est
-
118
-
formée par des anciens bureaucrates du parti et de l'état, de
ceux qui veulent parder leur position privilégiée, et de ceux
qui veulent devenir des privilégiés. On y trouve en plus les
anciens sectaires, les staliniens convaincus qui ont vivement
rragi contre le XXe Congrès lui-même. La minorité du parti,
c'est une autre problème. Elle forme l'opposition dans le parti
- car le parti en possède déjà une, malgré les déclarations
solennelles sur sa parfaite unité. Lorsqu'on sollicite l'unité,
on avoue qu'on ne la possède pas. Quelle est cette opposition,
que veut-elle? On sait peu de chosez sur elle, car elle a rare-
ment l'occasion de se manifester. Quelques signes la trahis-
sent pourtant, quelques noms, quelques articles. Une partie
en est formée par des rêveurs désiilusionnés, qui ont peur de
la vérité et de la vie. Essayons de les comprendre. Ce sont ceux
qui ont dû reconnaître à la lumière de leur expérience per-
sonnelle, parfois très douloureuse, la monstruosité du régime
de Rakosi. Mais ils appartenaient, personnellement ou par
liaisons familiales, à des couches quelque peu privilégiées.
Ils ont occupé leurs places souvent à la faveur de services ren-
us au régime, avec la conviction entière de travailler pour
le bien du peuple. Pendant la révolution, ils auraient dû
reconnaître la mystification du régime, la futilité et même le
caractère coupable de leur activité passée. Ils n'y parvinrent
pus. Et ils se sont créé de nouvelles illusions sur la nature du
régime de Kadar. Vraisemblablenient, ils ne justifient pas
l'agression soviétique, mais ils se résignent devant les faits et
veulent entreprendre à nouveau une politique de réforme du
parti. Ils veulent démocratiser l'absolutisme, décentraliser le
centralisme, persuader la terreur. Probablement les derniers
événements de la restalinisation ont dissipé une partie de
lenrs illusions, mais ils s'en créèrent d'autres. Ce n'est pas là
une opposition bien forte, et elle ne le deviendra jamais sans
une action efficace des masses. Ce soni encore moins des mili-
lants fervents. Ils sont déjà un Carjeau inerte pour le parti.
Très proches d'eux sont ceux d'une autre catégorie, égale-
ment inactifs, également timides. Ils acceptent le régime ac-
tuel par peur d'une vie mouvemontée, d'une vie d'action.
Avant la révolution, ils avaient trouvé leur place dans le ca-
dre du système, même en le critiquant. Ils ont accepté volon-
tiers les transformations proposées avant la révolution, mais
ce grand mouvement des masses, qui mettait tout en question.
qui était en train de constituer un nouveau pouvoir, qui avait
donc devant lui des luttes ouvertes, des années de troubles,
les a effrayés. Pour conserver « leur intimité protégée par le
pouvoir », selon l'expression de Thoinas Mann, ils ont admis
le pouvoir le plus proche, - celui de l'armée russe. A mesure
que leur intimité sera troublée par le nouveau pouvoir, ils
se défendront en se retirant, en devenant de plus en plus
inertes.
Il y a enfin une troisième catégorie d'oppositionnels. On
pourrait les appeler les désillusionnés exaspérés. Ce sont ceux
119
---
qui ont accordé leur foi au commuuisme et qui l'ont perdue.
Ils ont espéré avant et pendant la révolution une transforma-
tion vraiment démocratique du pays, et la possibilité de son
indépendance et de sa neutralité. Ils étaient en train de se
créer une nouvelle foi — et l'ont également perdue. Ils ont
reconu que dans la situation internationale actuelle il est im-
possible pour la Hongrie de se séparer du bloc russe, et que,
restant dans ce bloc, il lui est impossible de réaliser la démo-
cratie. Ils veulent choisir le moindre inal, et essaient d'agir
pour réaliser les meilleures conditions possibles. Les pre-
mières semaines du régime Kadar leur ont permis de se for-
ger de nouvelles illusions. Les dernières devaient les déso-
rienter. Ce sont des hommes qui veulent agir, qui sont par
leur nature à la fois des actifs et des rêveurs. Si le régime
les opprime, ils seront les seuls oppositionnels agissants dans
le parti. et ils pourront jouer relativement le même rôle que
l'opposition d'avant la révolution. Pur l'instant ils sont no-
cifs, car ils aident la propagatiou au sein de la population
des illusions du compromis. Ce sera leur sort qui dissipera ces
illusions. Ils ressemblent beaucoup aux gomulkistes polonais;
ils représentent la même expérience à une échelle différente.
Sur qui s'appuie donc le régime, en dehors des Russes?
Sur personne sans doute inais il tend à trouver de nouveaux
défenseurs parmi les petits bourgeois. C'est à eux qu'on a fait
dernièrement les plus grandes concessions. Des milliers de per-
mis ont été distribués aux artisans, et un décret du 9 mars a
réorganisé le commerce privé. D'après ce décret, un magasin
peut avoir jusqu'à trois proprietaires, qui peuvent y faire
travailler leur famille et employer, en plus, deux salariés.
C'est une possibilité de développement relatif pour la petite
bourgeoisie, d'autant plus que le même décret permet la loca-
lion à des particuliers pour 3 à 5 ans, de magasins apparte-
nani avant la révolution à l'Etat, airsi que de restaurants,
pâtisseries, etc. Il est facile de voir à quoi tend le gouver-
nement. L'exploitation capitaliste camouflée par l'étatisme
trouve ses alliés naturels lans les petits capitalistes. Dira-
t-on que tout cela n'est rien d'autre que l'application de la
« Nouvelle politique économique » de Lénine? C'est possible,
mais cette constatation ne change rien au caractère de l'al-
liance entre la bureaucratie exploiteuse et les petits capita-
listes, qui essaie en même -emps de neutraliser la paysannerie,
contre les ouvriers et les intellectuels. Pes désaccords peuvent
naître dans cette alliance, si la petite hourgeoisie se méfie de
la bureaucratie craignant qu'après sa consolidation cette der-
nière ne la dévore encore une fois, ou si elle n'a pas confiance
dans l'avenir économique d'un état dirigé par la brueaucratie
ei se refuse par exemple à investir dans la production. Il est
encore trop tôt pour connaître son altitude, mais quelle qu'elle
soit elle ne changera ni la vraie nature du régime, ni ses ten-
dances profondes.
Jean AMAIR.
120
Une grève de seize semaines
au Schleswig-Holstein
Le droit de « se faire porter pâle »
Ce qui frappe à première vue dans la grève des 35.000
métallos du Schleswig-Holstein, c'est la durée du combat:
près de 4 mois. Mais lorsqu'on suit de plus près le mouve-
ment, c'est le caractère des revendications ouvrières qui s'im.
pose ainsi que l'ampleur et l'acharnement croissant de la
lutte.
La grève avait commencé de manière classique en Alle-
magne de l'Ouest. La Centrale syndicale donne l'ordre de
débrayage au moment et à l'endroit choisis par elle après
des mois de pourparlers avec la Fédération patronale : les
ouvriers qui cessent le travail ne sont qu'un argument dans
la discussion. Ce ne sont pas eux qui ont pris l'initiative de
la grève : on la leur a recommandée et ils ont voté pour.
Une fois les chantiers et les usines désertés, le souci de la
Fédération des Syndicats a été de ne pas laisser les ouvriers
livrés à eux-mêmes. Ces derniers avaient été pris jusqu'alors
dans l'engrenage de leur entreprise, non seulement par le
travail mais par la cantine, par les services de transport en
commun, parfois par la coopérative d'achats, le logement
de service, les fêtes périodiques, etc. A leur tour les syndi-
cats organisent un réseau d'influence qui tend lui aussi vers
la totalité. C'est que le jeu est serré. Non seulement l'appa-
reil syndical ne conserve de forces qu'en tant qu'il représente
les ouvriers, mais d'autres appareils essaient également d'ob-
tenir l'audience des grévistes : d'une part celui du patronat
par la presse ; d'autre part, de manière moins efficace, l'ap-
pareil stalinien de l'Allemagne de l'Est. Et, tandis qu'on met
à la disposition des grévistes et de leurs familles, une profu-
sion de spectacles, de soirées dansantes, voire de concerts de
musique classique, pendant que d'une certaine manière on
invite le peuple à se distraire, les dirigeants du Syndicat
continuent à mener des pourparlers tantôt avec les autorités,
tantôt avec la Fédération patronale.
121
-
Les revendications présentées par le Syndicat en octo-
bre dernier, lorsque la grève fut déclenchée, ne portaient
pas sur le salaire proprement dit, mais sur certaines presta-
tions sociales :
-
Prolongement des congés payés et de plus, une prestation
patronale de congé de 7 DM. 50 par jour (environ 650
francs) ;
Plein salaire en cas de maladie, l'entreprise devant cou-
vrir la différence entre le salaire normal et la prestation
de la Sécurité Sociale;
!
Plein salaire pour les trois premiers jours de maladie
appelé « délai de carence » et pendant lesquels l'ouvrier
(comme c'est le cas en France) ne touche aucune presta-
tion.
En fin de compte, c'est cette dernière revendication,
minime en apparence, qui fit jusqu'à la fin échouer tous les
pourparlers.
sons
Il n'est pas douteux que d'un point de vue strictement
financier, les revendications ouvrières représentent peu de
chose pour l'opulente métallurgie du Schleswig-Holstein, et
en premier lieu pour les chantiers navals du pays. Ces der-
niers ont leurs carnets de commandes remplis pour quatre
ans. La crise de Suez et la demande de pétroliers qu'elle a
entraînée, a encore « amélioré » sous tous rapports la si-
tuation des Chantiers allemands. Pour toute une série de rai.
dont les salaires relativement bas qu'ils payent
ces chantiers peuvent offrir à la demande « des prix sans
concurrence » (Rheinische Post, 28.X.56). La rationalisation
des chantiers a été poussée à l'extrême. En 1938, les Chan-
tiers navals de toute l'Allemagne produisaient des navires
d'un total de 504.000 tonnes avec un peu moins de 100.000
ouvriers. En 1955, dans la seule République Fédérale (Alle-
magne occidentale), on produisit 900.000 tonnes avec seu-
lement un peu plus de 100.000 ouvriers. De janvier à août
1956, les Chantiers navals allemands produisirent 643.233
tonnes, contre 553.645 tonnes pendant les mêmes mois de
l'année précédente. De plus, parmi les chantiers allemands,
ceux du Schleswig-Holstein sont les plus favorisés : c'est le
« Land » (Pays) le moins développé de l'Allemagne de
l'Ouest et où les entrepreneurs sont astreints à supporter le
moins de charges sociales.
Les chantiers allemands ont effectué leurs investisse-
ments en premier lieu à partir de leurs propres bénéfices.
D'après le calcul de la Fédération des Métaux, reproduit
dans Streik Nachrichten du 9.11.56 (« Nouvelles de la grève >>
Journal publié pour les grévistes) les Chantiers navals
122
du Schleswig-Holstein ont réalisé en 1954-55 des gains
s'échelonnant entre 20 et 93 % de la somme des salaires
déboursés, ceci après déduction des impôts payés. D'après
la même source, l'ensemble des revendications ouvrières ne
représenterait pour les chantiers, qu'un débours supplémen-
taire de 3,82 % de la somme totale des salaires. Et ce dé-
bours, compte tenu de la diminution d'impôts qu'il entraî-
nerait, se réduirait en fait à 2,4 %. De plus, la revendication
portant sur le paiement des trois premiers jours de maladie
(délai de carence) représenterait seulement 1,12 % (sur les
3,82 % mentionnés) : c'est dire que l'aspect proprement
financier de cette revendication ne rentre pas en ligne de
compte pour les propriétaires de chantiers. Pourtant, la lutte
s'est cristallisée sur ce point précis et les deux côtés, pa-
trons et ouvriers, s'y sont montrés intraitables. C'est que, à
mesure que la grève se déroulait, le payement de ces pre-
miers jours de maladie prenait pour les ouvriers la valeur
d'un symbole et d'une lutte pour la liberté et pour les pa-
trons, celle d'un combat pour la discipline dans les entre-
prises, discipline qu'ils considèrent comme la clé de la pro-
ductivité.
Pour comprendre le sens pris par cette grève de seize
semaines, il faut tenir compte des conditions de travail dans
le Schleswig-Holstein. Ce « Land >> agricole de la République
Fédérale a vu sa population presque doublée par l'afflux de
réfugiés des provinces perdues : paysans, ouvriers, petits
bourgeois. La population des usines et des chantiers s'est
renouvelée en grande partie. Et ces nouveaux ouvriers
mais souvent aussi bien les anciens qui avaient tout perdu
et qui pendant des années n'avaient pas mangé à leur faim
se sont montrés d'une docilité exemplaire. Ils ont peu reven-
diqué. Et pour se créer une vie matérielle malgré tout accep-
table, ils ont effectué des heures supplémentaires « jusqu'à
littéralement tomber de fatigue ». (Arbeiter Politik, 8.1.57).
Le « Miracle économique » d'outre-Rhin a été sans aucun
doute leur miracle, aussi bien que celui des autres ouvriers
allemands. Et il est certain qu'à mesure que ce « miracle »
donnait une allure d'opulence aux rues commerçantes des
villes, les ouvriers ont eu un moment l'illusion que par leur
travail ils atteindraient au moins le niveau de vie du petit
bourgeois. Pendant des années ils ont pratiqué une véritable
économie de pillage envers leurs propres forces. Or, depuis
deux ou trois ans déjà, l'illusion de la vie bourgeoise par le
travail s'évanouissait. La fatigue que l'on ne récupère pas, qui
s'accumule prenait le dessus. Et bien que l'on vécût mieux,
plus on se tuait au travail et plus la distance entre soi et le
patron s'agrandissait. Dans ces petites villes de la Baltique
où tout se sait, tous les ouvriers apprenaient que le proprié-
taire du Chantier avait acheté telle propriété ou telle nou-
123
velle entreprise, ceci en dehors des agrandissements du chan-
tier même (1).
Peu à peu l'attitude ouvrière change. Sans doute on
continue à faire des heures supplémentaires, mais en cas de
maladie ou simplement de fatigue, on manque facilement.
L'argument que les patrons opposent à la revendication des
trois premiers jours de maladie payés, est résumé dans le
Bulletin de la Fédération Patronale (Schnelldienst des Deuts-
chen Industrieinstituts du 14.XII.56): « En juin 1955, sur
580.000 salariés qui ont manqué le travail et se sont décla-
rés malades, seuls 174.000 l'étaient véritablement: ceci ré-
sulte d'un contrôle effectué par des médecins. » Et le Bul-
letin d'exprimer l'opinion patronale qu'au cas où les congés
de maladie seraient pleinement payés il ne serait plus pos-
sible de mettre des bornes à l'absentéisme. Sans doute serait-
il nécessaire de serrer de près le critère suivant lequel ces
médecins déclarent malade ou apte au travail, un ouvrier
qui manque. Cependant il est très probable que l'argument
avancé par les patrons, le « krankfeiern »: se faire porter
pâle », correspond à la réalité. Et le fait que ni les syndicats,
ni aucun des grands journaux de « gauche » n'ont véritable-
ment répondu à cet argument mais se sont plutôt efforcés
de le masquer, montre qu'au fond ils ne se placent pas sur
le même terrain que les ouvriers (1).
(1) Les Streik Nachrichten du 30 X. 56, donnent des exemples
se rapportant aux ouvriers et aux propriétaires des chantiers du
Lauenburg dans le Schleswig-Holstein. Que la distance s'accroît entre
salaires ouvriers et bénéfices capitalistes, les statistiques officielles en
témoignent: entre 1949 et 1955, dans l'industrie des biens d'investisse-
ment, le salaire s'accroît de 48 % et la productivité du travail de
75,9 %. (Calcul de l' « Institut für Konjunkturforschung » - Frankfurter
Rundschau du 22. XII. 1956).
(1) Le Délégué de la Fédération des Métaux à la Direction de la
grève, Sührig, s'est exprimé à ce propos dans une interview accordée à
l'hebdomadaire « Der Spiegel » (13. 11. 57). Au cours des pourparlers
les patrons auraient déclaré: « L'ouvrier ne connaît pas de mesure.
Cette réforme qui est faite pour son bien, le paiement des « trois jours
de carence », il va en abuser au-delà de toutes bornes « Et les patrons
de souligner, qu'il n'en est pas de même pour les employés qui eux,
sont plus attachés à leur entreprise. »
A ceci Sührig répond: « Non, l'ouvrier n'est pas plus mauvais que
l'employé ». Et Sübrig de donner l'exemple de la Badische Anilin
Fabrik qui paie les « jours de carence » depuis 1951 et où « malgré
des contrôles serrés, il n'y a eu au cours d'une année que vingt renvois
(sur 20.000 salariés) pour abus flagrants ». Sührig ne note cependant
pas que le nombre restreint des « abus » est peut-être dû justement au
« contrôle serré » organisé par l'usine, ce qui au niveau de tout un
pays est infiniment plus difficile.
D'autre part, un tract édité par la Direction des Chantiers Howaldt
de Kiel, mentionne que dans cette entreprise, les trois jours de carence
sont payés depuis une année déjà, en cas d'accident de travail, et la
Direction de souligner que depuis lors, le nombre des heures perdues
a énormément augmenté ». Les Streik Nachrichten du 10. XII. 56
qui reproduisent ce tract ne nient pas les faits et répondent avec dignité
ques les ouvriers ont raison de se faire soigner pour le moindre
accident.
-
124
ORIGINE ET DEROULEMENT DE LA GREVE
Le problème de la semaine de 35, de 42 ou de 40 heures,
aussi bien que celui du caractère nuisible des heures supplé-
mentaires, est à l'ordre du jour en Allemagne depuis des an-
nées déjà. Les syndicats ont souvent conseillé aux ouvriers
de s'abstenir de faire des heures supplémentaires, mais ces
conseils venant de bureaucrates hors du milieu des usines,
venant aussi d'hommes qui, le plus souvent, gagnaient da-
vantage que la moyenne des ouvriers, étaient envisagés un
peu comme les recommandations de vertu du curé. Il a fallu
que les ouvriers arrivent par leur expérience à la conscience
du caractère réellement néfaste d'une journée de travail trop
longue. Et ceci n'a pas encore eu comme résultat le refus des
heures supplémentaires par la majorité des ouvriers, mais le
« tire au flanc » et l'utilisation à fond des possibilités de la
Sécurité sociale. En somme, la première grande action col-
lective pour la liberté de repos, action qui implicitement va
très loin car elle entraîne plus ou moins la liberté de quitter
l'usine et d'y revenir c'est la grève du Sleswig-Holstein.
Cette grève sur le terrain de l'action syndicale a toute
une histoire. Le 13 juin dernier, en effet, la Fédération syn-
dicale des métaux, après des mois de pourparlers, concluait
avec la Fédération patronale respective, un accord suivant
lequel la semaine de travail passe de 48 à 45 heures, sans
réduction de salaire. Cet accord toutefois, qui était présenté
par la Fédération des Métaux comme une victoire compa-
rable à la conquête de la journée de 8 heures, mérite d'être
analysé de plus près.
L'accord prévoit une augmentation de 8 % sur le salaire
de base, équivalent financier des trois heures de travail qui
tombent. Mais en même temps, les syndicats s'engagent à
ne pas présenter des revendications de salaire jusqu'à l'au-
tomne 1957. Indispensable, l'augmentation des salaires
l'était évidemment devenue vu la hausse des prix. Mais elle
relevait aussi d'une certaine manière d'une stratégie défen-
sive par suite de la hausse considérable de la productivité
du travail. La « victoire » de la Fédération des métaux
devenait ceci: le salaire de base sera augmenté de 8 %; le
surplus pour heures supplémentaires sera payé à partir de
la 46 heure au lieu de la 49e; en échange, malgré une pé-
riode de pleine expansion de l'industrie, le syndicat s'enga-
geait à ne pas présenter de revendications de salaires pen-
dant 15 mois. En fait, peu nombreuses sont les usines où
les ouvriers exigèrent de ne travailler que 45 heures. Sou-
vent, par contre, ils s'empressèrent de profiter des nouveaux
surplus (1).
(1) La Revue économique des syndicats allemands Wirtschaftswis-
-
125
-
Ceci ne signifiait nullement que l'accord les contentait,
au contraire. Prenons comme marque la plus nette de ce
ressentiment l'Assemblée des délégués ouvriers de Bremer-
haven du 12.VII.56, qui entre autres, déclarait dans sa réso-
lution: « Abréger le temps de travail... n'atteint son but que
si une véritable augmentation des salaires crée les prémisses
indispensables. Autrement, il ne s'agit que d'un nouvel appât
pour effectuer des heures supplémentaires. » En même temps
l'Assemblée se prononçait contre la manière bureaucratique
dont l'accord avait été conclu: « Nous protestons de la ma-
nière la plus ferme, contre le comportement non démocra-
tique de la direction (syndicale); seuls les membres (du syn-
dicat) qui sont directement touchés par l'accord (avec la
Fédération patronale), peuvent décider dans un referendum
de l'acceptation ou du rejet de cet accord. C'est pour ceci
que nous demandons l'organisation immédiate d'un refe-
rendum. » (d'après Arbeiter Politik, 5.VIII.56).
Même si l'exemple choisi est extrême, car le mécon-
tentement face à la politique syndicale se cristallise dans
une conférence et une résolution, il s'agit en réalité d'un
mouvement général de désaffection à l'égard du syndicat.
Nous allons revenir sur ce fait.
Le déclenchement de la grève se place dans ce contexte.
La Fédération des métaux a choisi un « Land » parmi les
plus petits et les plus pauvres de la République Fédérale où
les revendications présentées prennent un caractère de sim-
senschaftliche Mitteilungen de février 1957 donne quelques indications
sur la durée du travail :
Durée moyenne hebdomadaire du travail pour l'ensemble de l'In-
dustrie et du Commerce en dehors des mines (en heures):
Octobre 1955
Octobre 1956
Hommes et Femmes
49
48,3
Hommes
50,1
49,1
Le temps de travail tend à baisser malgré tout. Notons que la
convention du 13. VI. 56 n'est entrée en vigueur qu'en octobre, qu'elle
n'a donc pas influencé les chiffres reproduits plus haut. Il est cependant
intéressant d'analyser_les réactions des industriels face à l'accord du
13. 6. Le Stuttgarter Zeitung (29. VI. 56), journal patronal, écrit: « Les
mines et la sidérurgie se différencient des autres branches de l'économie
par les très grands investissements qu'elles nécessitent... pour cette raison,
les installations toujours plus coûteuses devront être utilisées de
manière continue autant que possible. En ce qui concerne les hauts
fourneaux et les aciéries, une semaine de 42 heures avec des équipes de
six heures, serait à la longue une meilleure solution que l'étape transi-
toire de la semaine de 45 heures. Les mines préféreraient retourner à
la journée de 8 heures... mais donneraient aux ouvriers deux ou trois
jours libres se suivant. Dans les trois branches (Mines, Aciéries, Hauts
Fourneaux), l'on est d'avis que la diminution du temps de travail peut
être réalisée sans nouveaux embauchages, à condition que la producti-
vité reste la même. On considère que dans les aciéries la réserve de
productivité n'est pas inférieure à 20 %. >>
On croirait presque lire une paraphrase de Marx, montrant dans
quelles conditions les capitalistes ont intérêt à la diminution de la
journée de travail.
Du coup l'on comprend également pourquoi le temps de travail
126
ple justice. En effet, les congés payés par exemple, y étaient
plus réduits qu'ailleurs (1). De plus les syndicats allemands
accordent aux grèves qu'ils approuvent un appui matériel
important allant de 50 à 75 % des salaires normaux. En
choisissant le Schleswig-Holstein, la Fédération des métaux
savait pouvoir tenir longtemps. D'autre part, la convention
des 45 heures conclue le 13 juin ne laissait au Syndicat que
la possibilité d'une action sur le terrain des charges sociales :
le Comité fédéral a sans doute voulu « utiliser » de cette
manière la conjoncture économique favorable et par là même
tenté de reprendre en mains les ouvriers. La convention rela-
tive aux charges sociales (en Allemagne ces conventions sont
conclues par « Land » et pour plusieurs années), était venue
à expiration à la fin de 1955. Le patronat adopta une tacti-
que dilatoire : des concessions de sa part étaient inévitables,
vu l'expansion économique. Les pourparlers commencèrent
au printemps 1956 et durèrent avec des interruptions jus-
qu'à l'automne. En octobre, 88 % des ouvriers appelés par
les syndicats à un referendum, se prononçaient pour la grève,
qui commença le 24 du même mois.
Au niveau des sommets, les pourparlers reprirent bien-
tôt et entre la fin d'octobre et la fin de janvier trois propo-
sitions arbitrales furent mises au point, mais échouèrent à
cause du refus des syndicats ou des ouvriers.
Cependant l'état d'esprit des grévistes évoluait. Les
Streik Nachrichten, le quotidien destiné aux grévistes, que
nous avons mentionné et qui est rédigé par des responsables
de la Fédération des Métaux, décrit ainsi la situation à Flens-
burg à la fin d'octobre:
« Tout se déroule dans une atmosphère tranquille
comme c'est habituel ici, dans notre ville située à l'extrême
Nord de la République Fédérale. Les ouvriers sont calmes,
ils se plient, dans un mouvement de discipline volontaire,
aux directives des organismes syndicaux choisis par eux. »
(Streik Nachrichten, 31.X.56.)
Sans doute cette image reflétait-elle la réalité au début
de la grève. Cependant, à partir du mois de novembre. le
mouvement s'étend. A six ou sept reprises, le syndicat an-
nonce que, à son appel, de nouvelles entreprises sont entrées
en grève. Mais cette fois, il semble bien que ce soient les
ouvriers eux-mêmes qui aient demandé leur participation
au mouvement (1).
des hommes baisse davantage que celui des femmes: il baisse dans la
sidérurgie où les capitalistes ont besoin d'une journée de travail plutôt
intense que longue. Ce qui nous ramène au problème des conditions de
travail et prouve qu'il est de moins en moins possible de présenter des
revendications ouvrières sous l'angle du salaire seulement.
(1)
Shleswig-Holstein
Congés pour adultes
16 jours
18 jours
Jeunes jusqu'à 16 ans
15
Jeunes de plus de 16 ans
12
€24
(1) Suivant Arbeiter Politik, du 8. I. 57.
Autres pays
24. »
))
127
-
L'élément volonté de se reposer, d'échapper pour quel-
que temps aux cadences de travail du chantier ou de l'usine,
a joué sans doute un rôle important dans la grève. Les Streik
Nachrichten citent les paroles d'une femme de gréviste qui
déclare « que pour la première fois depuis des années, elle
connaît une vie de famille », et le journal de commenter:
« Très tôt le matin, il faut partir et le soir on a le corps si
brisé de fatigue que l'on ne souhaite plus que d'aller au
lit. » (12.XI.56.)
Aussi significatif pour le caractère du mouvement que
l'extension de la grève apparaît le fait que les ouvriers d'une
usine métallurgique « ont cessé de faire des heures supplé-
mentaires » (Streik Nachrichten, 13.XI.56), comme marque
de solidarité avec les grévistes.
Un mot d'ordre qui semble avoir été mis en avant par
les ouvriers eux-mêmes est : « Nous ne voulons plus être des
salariés de 2e classe. » Ce mot d'ordre qui parfois devient:
« Nous ne voulons plus être des hommes de deuxième classe »
exprime la volonté des ouvriers d'effacer la différence que
les patrons ont mises entre eux et les employés. C'est que
ces derniers reçoivent en cas de maladie, pleine paye et les
trois « jours de carence » ne jouent pas pour eux.' Peu à
peu c'est ce mot d'ordre qui passe au premier plan et la
bataille commencée pour des avantages matériels devient
une bataille pour la dignité ouvrière et pour l'égalité. Dès
lors elle dépasse et les cadres du Schleswig-Holstein et ceux
des marchandages de la Fédération des Métaux. Un certain
nombre de militants grévistes demandent l'extension du
mouvement à d'autres régions. Mais la Fédération des Mé-
taux s'y oppose et ils échouent. Le mouvement ouvrier alle-
mand reste très encadré par la bureaucratie du syndicat en
dépit de l'affaiblissement relatif de cette dernière (1).
(1) Voici ce qu'écrit le journal berlinois ! Tagenspgel » du 31.1.57:
« Il est connu que les éléments les plus dynamiques parmi les grévistes
ont toujours demandé que leurs revendications soient soutenues par des
grèves de sympathie dans les Métaux des avtres « pays ». La Fédération
des Métaux a eu du mal à empêcher de telles actions. »
Le Tagenspiegel est un journal de droite, qui plaide à peu près cette
thèse: « Le syndicat n'est pas un interlocuteur très valable: il n'a pas
la classe ouvrière en mains. » Il est probable que ce journal exagère le
« mal » que la Fédération des Métaux s'est donné pour empêcher l'exten-
sion de la grève.
D'autre part l'affaiblissement relatif des syndicats est sensible
à la lumière de quelques chiffres. C'est ainsi par exemple que le 10.9.55,
sur 19.200.000 salariés en Allemagne Occidentale, 6.104.000 étaient syn-
diqués (soit 30,7 %); le 30.9.56, il y avait 6.124.000 syndiqués sur
19.500.000 salariés (soit 28,7 %). La Federation des Métaux comptait
1.290..098 membres en 1950, 1.483.392 en 1951, 1.5.662 en 1952; ce
nombre diminuait en 1953: 1.494.444 pour remonter en 1955 àl.552.529
Tandis que de 1952 à 1955 les effectifs ouvriers dans les Métaux ont
augmenté de 29 %, on enregistre une diminution de 2,5 % dans le
nombre d'ouvriers syndiqués. De 1953 à 1955, à une augmentation du
128
Mais il ne fait pas de doute que les ouvriers de toute
l'Allemagne suivent cette grève de l'extrême Nord de leur
pays, comme ils n'ont pas suivi d'autres grèves depuis la
guerre. Contrairement à l'attitude qu'ils avaient prise d'au-
tres fois, les syndicats acceptent des collectes en faveur des
grévistes, permettant au mouvement spontané de sympathie
de prendre réalité.
.
{
Du côté patronal, l'acharnement est comparable à celui
des grévistes. Pour la première fois, le fonds de solidarité
constitué depuis 1952, par la Confédération des industriels
allemands, est mis à contribution (2). Les entrepreneurs dont
les ouvriers font grève sont aidés à payer leurs frais géné-
raux. Les amendes dues par suite de non-livraison des com-
mandes, leur sont acquittées. C'est que plus le mouvement
durait, plus il prenait de relief pour les patrons aussi bien
que pour les ouvriers. En octobre novembre, il était possible
de conjecturer: à une année des élections générales le pa-
tronat se raidissait; il s'agissait pour lui d'amoindrir si pos-
sible les syndicats et par là même de frapper le parti socia-
liste. En janvier-février cependant l'enjeu est clair. L'envoyé
à Kiel de la Frankfurter Rundchau écrit: « Suivant les pa-
trons, les ouvriers sont moins attachés à leur travail
leur travail que les
employés. Aussi un frein est-il nécessaire pour qu'on ne joue
pas au malade pour la moindre bagatelle. » (1.2.57).
Nous avons noté que trois propositions arbitrales de com-
promis avaient vu le jour. La première avait été refusée par
les syndicats. La seconde, désapprouvée par ces derniers et
soumise au referendum des grévistes, fut repoussée le 7.1.57,
par 97,5 % des votants. (La grève avait été votée à 88 %.)
La troisième proposition à laquelle les syndicats avaient
donné leur accord, fut mise au point fin janvier, à Bonn. Les
syndicats cédaient sur l'essentiel. Les patrons accordaient
dans certaines conditions un supplément plus substantiel que
jusqu'alors à l'indemnité payée par la Sécurité sociale; ils
acceptaient également de prolonger les vacances payées,
mais ne voulaient pas entendre parler de l'égalité des ou-
vriers et des employés. Les trois premiers jours de maladie,
notamment, ne seraient payés que dans la mesure d'un tiers
si l'intéressé est présent depuis plus de trois mois dans l'en-
treprise et si sa maladie a duré une semaine au moins : si
elle a duré deux semaines, 2/3 sur ces trois fameux jours de
carence » lui seraient payés. Le problème restait entier.
personnel ouvrier de 22 %, ne corresponel qu’une augmentation d'ouvriers
syrdiqués de 4 %.
Entre 1954 et 1955 il y eut 643.000 nouvelles adhésions, et 585.000
retraits de l'organisation.
(2) Der Spiegel 16. I. 57.
129
Le patronat avait fait des concessions sur les indemnités de
maladies plus longues, mais justement par là même les ab-
sences pour courte maladie, où le contrôle était pratique-
ment impossible, devenaient plus nettement encore le noud
du conflit. La mystification s'effaçait: les patrons n'avaient
pas confiance dans la « loyauté » des ouvriers, et ces derniers
ne voulaient pas collaborer, même dans la mesure où ils
l'avaient fait jusque-là, à la prospérité de leur entreprise. Les
ouvriers niaient l'ordre capitaliste de ces entreprises, d'abord
en se levant contre la hiérarchie, contre l'inégalité entre eux
et les employés, ensuite, en faisant porter cette lutte pour
l'égalité justement sur le point critique des trois premiers
jours de maladie.
Les réunions syndicales devinrent houleuses, des ora-
teurs, qui défendaient le compromis, se firent huer. Les
Streik Nachrichten furent mises par les grévistes en tas et
brûlés. A Flensburg, les syndicats avaient convoqué pour le
19-1-57 au matin, un meeting, mais l'avaient annulé craignant
des incidents. Malgré tout, quelque 500 grévistes (sur 2.020
dans la ville), se rassemblent devant le local. La police les
invitant à se disperser, ils se dirigent vers la maison des
Syndicats et tiennent un meeting en faveur de la grève. Le
soir, au cours d'une réunion des délégués ouvriers de Flens-
burg, personne en dehors des chefs syndicaux ne se prononça
en faveur du compromis de Bonn. La colère des ouvrierä est
dirigée contre l'accord, mais aussi, à partir de ce moment, au
moins autant contre la manière bureaucratique dont il a été
conclu par la Fédération des Métaux. La grève tourne. Elle
est orientée contre l'exploitation capitaliste, mais aussi contre
la bureaucratie syndicale, contre le fait que celle-ci peut
conclure, sans consulter personne d'autre qu'elle-même, un
accord qui engage les ouvriers. Au référendum les grévistes
votent à 76,25 % pour la poursuite du mouvement (1)
(1) Dans son interview au Spiegel, Sührig, dirigeant de la grève,
parle de l'attitude ouvrière après le compromis de Bonn: « Les collè
gues le Schleswig-Holstein étaient de cet avis; à Bonn nous avons été
vendus et trahis ». Pour Sührig il s'agit d'une méprise dont le grand
coupable est la presse : le vendredi 25 janvier au matin, lorsque les
accords ont été signés, la presse les a reproduits sans préciser qu'ils
devaient être soumis pour approbation aux deux parties en présence:
Fédération syndicale et Fédération patronale. Mais cette méprise dont
l'origine est à chercher dans les journaux tout récents, est extrêmement
forte: question du Spiegel : « Vous n'avez rien pu faire contre (cette
méprise) ? Réponse: « Nous n'avons rien pu faire... Nos collègues
n'etarent simplement plus dans l'état d'esprit nécessaire pour accorder
foi à nos explications. Cela alla si loin qu'ils déchirèrent ou brûlèrent
les Streik Nachrichten de lundi. Ou bien ils nous les renvoyèrent. Ils ne
voulaient entendre aucune explication une fois leur opinion formée... »
Les milieux capitalistes pour expliquer l'attitude ouvrière ont
adopté le thème des « agitateurs extrémistes ». Personne n'a eu l'idée
que tout simplement la classe ouvrière voulait être indépendante. Les
grévistes avaient effectivement réagi devant les informations de la presse
130
La dernière phase de la grève commence le 1er février
avec les nouveaux pourparlers et se termine le 15 avec la re-
prise du travail. Le 10, la Commission d'arbitrage réunie cette
fois à Kiel, soumet aux ouvriers une nouvelle proposition sur
laquelle délégués syndicaux et patrons étaient tombés d'accord.
Cette proposition contient ceci d'insolite que, sous certaines
conditions, elle accorde 100 % d'indemnité pour les trois pre-
miers jours de maladie (alors que jusque là ceux-ci n'étaient
pas couverts du tout), mais elle ne les accorde pas pour les
jours suivants. Les conditions sont: appartenance à l'entre-
prise depuis un mois; maladie de 14 jours au moins (pour une
maladie de 7 jours, l'indemnité est de 50 %). Ainsi les patrons
avaient en réalité gain de cause. La barrière à l'absentéisme
payé était posé. Le principe des 100 % d'indemnité était
accepté pour sauver, dans une certaine mesure, la face aux
syndicats.
Le nouveau référendum eut lieu le 10 février. A une
exception près (1) le syndicat ne convoque pas de réunion.
Le journal socialiste Frankfurter Rundschau (15-2-57) estime
que cette mesure a pour but d'empêcher les oppositionnels de
radicaliser les ouvriers. Le résultat du référendum fut:
39,6 % en faveur de la reprise du travail, 57,66 % contre.
Une majorité de 75 % étant statutairement nécessaire pour
la continuation de la grève, le syndicat proclama la reprise du
travail. La grève la plus longue en Allemagne depuis 1905 (2)
prenait fin.
Contrairement à ce qu'il avait fait quinze jours aupa-
ravant, le Syndicat refusa de rendre publics les résultats de
détail du referendum. C'est que les grandes entreprises votè-
rent massivement contre la reprise du travail et que le syn-
dicat craignait le déclenchement de grèves sauvages. D'après
le journal Die Welt, (14-2-57) 82,5 % des grévistes de Flens-
burg (« cette ville calme et paisible ») auraient voté contre la
reprise du travail. Aux Chantiers Howaldt de Kiel, qui em-
ploient 10.000 ouvriers, 30 % seulement des grévistes
s'étaient prononcés pour la reprise du travail.
qui, dans son ensemble, reproduisait ces déclarations patronales et syn.
dicales qui donnaient toutes comme certaine la fin de la grève.
Après le référendum, les capitalistes du Schleswig-Holstein décla-
raient: « Nous ne reconnaissons plus nos ouvriers ». Quant à Sührig, il
ne semble pas avoir tiré de conclusions de son échec. Question du Spie-
gel: « Les membres du syndicat ont-ils la possibilité d'élire une autre
direciion si une nouvelle fois ils se trouvent en désaccord avec ieurs
responsables? » Réponse: « Non, la démocratie ne va pas si loin ».
Question: « Vous êtes inamovibles? » Réponse: « En tous cas dans
cette grève ». Question: « Aussi bien dans vos fonctions de dirigeants de
la grève? » Réponse: « Bien sûr, puisque j'y ai été nommé par la
commission des salaires de Schleswig-Holstein. »
(1) A Flensburg, où nous retrouvons Sührig: « ...au cours de la
réunion Sührig... est sifflé et des cheurs parlés lui crient de s'en aller ».
(Die Welt 14. 2. 57).
(2) Grève du textile à Crimmitschau en Saxe, qui dura cinq mois.
-
131
-
Il est difficile de dire au juste ce qui, entre les deux
referendums, avait fait changer d'avis 15 à 20 % des gré-
vistes. Auprès de la petite bourgeoisie, la grève commençait
à être impopulaire : il se peut qu'une partie des ouvriers se
soient laissés influencer. La bureaucratie syndicale a joué sur
l'isolement et l'émiettement des ouvriers : au referendum de
janvier les réunions avaient donné aux grévistes le sentiment
qu'ils sont tous pour la poursuite du mouvement. Surtout la
grève n'avait pas réussi à s'étendre : Circonscrite au Schles-
wig-Holstein, posant une revendication qui à la limite devait
bouleverser la vie des entreprises, elle ne pouvait en fin de
compte aboutir.
Ouvriers, Patrons, Syndicats, Parti communiste.
La classe ouvrière d'Allemagne occidentale comme celle
de toutes les sociétés modernes, est encadrée en même temps
par plusieurs appareils bureaucratiques. Il est difficile de
saisir la lutte et la vie de cette classe ouvrière sans l'envisager
par rapport à ces appareils. Mais bien entendu, dans le cadre
de cet article, il ne peut être question d'une analyse étendue
de ce problème : nous nous proposons simplement de mieux
éclairer la grève du Schleswig-Holstein.
Nous avons vu que la Fédération des Métaux avait dé-
clenché une grève ouvrière dans les conditions choisies par
elle et que en somme, malgré un « accident », elle a réussi
également à faire rentrer les ouvriers au travail. Face aux
grévistes, le syndicat s'est comporté à un moment donné plus
ou moins en porte-parole, lorsqu'il y a été forcé par le refe-
rendum de janvier, mais en général il a été un intermédiaire
relativement indépendant, agissant suivant sa propre logique.
Sans doute le syndicat affirme-t-il qu'il agit en tenant compte
d'éléments que les ouvriers confinés dans leur usine ou dans
leur province ne peuvent apercevoir. Et d'une certaine ma-
nière, c'est exact. Déclencher la grève au Schleswig-Holstein,
c'était habile. Les caisses du syndicat étaient pleines : on pou-
vait tenir longtemps (1).
(1) Le déclenchement et le déroulement des grèves a été mis au
point de manière minutieuse par le II° Congrès de la Fédération des
Métaux (septembre 1952). Le règlement s'y rapportant comporte douze
articles. Citons :
1° Le déclenchement de la grève nécessite l'approbation de la di-
rection fédérale. De même l'organisation de piquets de grève.
2° La direction fédérale doit être avertie au moins un mois à
l'avance du déclenchement d'une lutte offensive, par les directions syn.
dicales locale et régionale.
3° Dérogation au délai d'un mois si un changement brusque et
inattendu est intervenu dans la vie de l'usine.
4° Si au même moment, il y a une grève ailleurs, ou si dans une
usine il y a trop peu d'ouvriers syndiqués, la direction fédérale peut
refuser son autorisation à la grève.
5° Les décisions de la direction fédérale doivent être suivies en tout
132
.
On arrachera quelques concessions aux patrons, dans ce
Land et, ce précédent acquis, il sera sans doute possible de
les étendre par voie législative à tout le pays. Le raisonne-
ment paraît impeccable, mais les ouvriers ne l'ont pas
accepté.
Les cadences du travail en Allemagne se sont accrues
d'année en année. Les maladies de cour, maladie des « ma-
nagers » il y a vingt ans, sont devenues une maladie ouvrière.
Les salaires sans doute se sont accrus mais la part des salaires
dans le revenu national, a diminué d'année en année (1). Et
face aux dirigeants syndicaux qui conseillaient régulièrement
aux ouvriers de ne pas trop travailler, se sont brusquement
levés ces mêmes ouvriers qui ne les écoutaient pas, mais qui,
posant à leur manière le droit au repos mettaient en même
temps en question un élément du système d'exploitation.
Nous avons là un exemple de ce que les bureaucraties appel-
lent l'irrationalité des ouvriers.
Il faut tenir compte de la manière dont les pourparlers
sont menés. La Fédération des Métaux a 1.290 permanents;
la cotisation est d'une heure de travail par semaine et le
nombre des membres de près de 1.600.000. Comme les au-
cas. Si une grève est déclenchée malgré l'avis de la direction, les gré.
vistes renoncent à toute aide.
L'article 7 précise le montant de l'aide qui dépend de deux élé.
ments: le nombre des cotisations versées; la durée de la grève.
(Cf. Adolf Weber: Der Kampf zwischen Kapital und Arbeit, p. 174,
Tübingen, 1954).
La Fédération des Métaux constitue en quelque sorte une puissanc
financière. Ses entrées d'argent se chiffrent à 2 millions de marks par
semaine (environ 170.000.000 de francs). « Elle place cet argent dans
des banques », précise Sührig dans son interview au Spiegel. Il reste
cependant assez discret sur ce point. Il précise seulement que la grève
coûte au syndicat 2 millions de marks par semaine et que: « on peut
tenir ». Visiblement les syndicats avaient prévu une lutte « à l'améri.
caine ». à coups de millions. Ajoutons que suivant les statuts du syn.
dicat, seuls les membres qui ont cotisé pendant quatorze semaines au
moins, ont droit à une aide. Mais au début de la grève une décision fut
prise suivant laquelle seraient aidés même les nouveaux inscrits. Sührig
déclare à ce propos, dans le style dont il a le secret : « ...pas de droit
suivant les statuts mais nous avons dit: on doit donner quelque chose
à ces gens. Ils sont membres même s'ils n'ont payé que deux cotisations,
on doit leur donner de l'argent. » (Spiegel, 13. II. 57).
Il y a eu cependant tout au long de la lutte, quelque 3.000 grévistes
qui ont refusé de s'inscrire au syndicat malgré toutes les invites qu'on
n'a pas manqué de leur faire et qui n'ont touché aucun secours syndical.
(Ils ont pu toucher cependant, de la part des autorités, un secours pour
nécessiteux).
Il faut préciser aussi qu'il n'y a pas eu en Allemagne depuis la
guerre de grand conflit du travail où il y ait eu aussi peu de briseurs
de grève: 1 % environ. Dans les grandes entreprises notamment, le
syndicat renonça à l'organisation des piquets de grève, le besoin ne s'en
faisait pas sentir.
(1) Part du salaire dans le
national: 1949: 41,9 %.
1956: 41,2 %. Au cours de ces années cependant, le nombre des salariés
s'était accru de 30 %. (Cf. Institut für Konjunkturforschung dans la
Frank jurter Rundschau du 22.12.56)
revenu
133
-
tres Fédérations, elle entretient un Brain-Trust de spécialis-
tes, juristes et économistes, qui peuvent parler de plein pied
avec les spécialistes de la Fédération patronale respective.
Ce sont des hommes du même milieu, ils ont fait les mêmes
études, probablement ils ne sont même pas plus mal payés,
mais ils sont « pour les ouvriers »: ceci veut dire par exem-
ple que dans les pourparlers, ils essayent d'obtenir des avan-
tages pour les ouvriers. Mais ceci peut vouloir dire autre
chose encore. En effet, à partir du Conseil central de la
Fédération des Métaux, les occasions sont fréquentes de pé-
nétrer dans un Conseil d'administration d'usine ou de deve.
nir Directeur du Travail : la loi de la co-gestion de 1951 le
permet et en partie aussi la « loi constitutionnelle de l'en-
treprise » de 1952. Ceci est un chapitre à part qui reste à
écrire. Cependant, il n'est pas possible de dire que les repré-
sentants syndicaux dans les conseils d'administration ou dans
les directions d'usines se fondent parmi les représentants
des actionnaires et les autres directeurs. Ils gardent leur colo-
ration propre, ils « représentent » les ouvriers. C'est leur
seule raison d'être présents dans ces Conseils ou Directions.
Mais il est clair que la réalité de la condition ouvrière dans
les villes leur échappe: elle échappe même à un Comité
syndical local formé de permanents anciens ouvriers. C'est
dans la logique de toute organisation bureaucratique de met-
tre une barrière, de fausser les rapports entre les « admi-
nistrés » et les « administrateurs ).
Sans doute entre les dirigeants syndicaux et le patronat
il existe des tensions et des heurts parfois violents. A l'occa-
sion de la grève du Schleswig-Holstein le patronat a dénoncé
« l'irresponsabilité » du syndicat. Entre le referendum de
janvier et celui de février, une partie du patronat a eu face
au syndicat une attitude qui pourrait être résumée ainsi :
« Les syndicats ne tiennent pas en mains les ouvriers, il n'est
pas possible de traiter sérieusement avec eux. D'ailleurs de-
une instance arbitrale, ils refusent de s'engager à
l'avance à respecter la sentence de l'arbitre: ils ne savent
pas eux-mêmes comment réagiront les ouvriers. Il faudrait
que l'arbitrage soit rendu obligatoire et qu'il y ait une légis-
lation du type de la loi américaine Taft-Hartley qui per-
mette d'arrêter les grèves ». Une autre partie du patronat
conseillait plutôt aux ouvriers de ne pas suivre les « élé-
ments extrémistes » et d'accepter le compromis auquel les
syndicats avaient donné leur accord.
vant
Il semble que cette seconde tendance modérée, cher-
chant une collaboration avec les syndicats est la plus repré-
sentative du patronat allemand actuel. Au dernier Congrès
confédéral des syndicats de la République Fédérale, le chan-
celier Adenauer faisait partie des invités d'honneur et dé-
-
134
clarait : « Je ne peux absolument pas concevoir un bon
fonctionnement de notre économie sans les syndicats » (1).
Ceci ne veut nullement dire qu'il n'y ait pas également
de conflits entre dirigeants syndicaux et organismes capita-
listes qui acceptent les syndicats. Comme nous l'avons noté,
la Fédération des Métaux fait partie d'un grand nombre de
Conseils d'administration. Sans doute, les délégués syndi-
caux y demandent-ils des améliorations en faveur des ou-
vriers, et parfois ils ont du mal « à faire passer » la conven-
tion collective. Mais ils sont légalement tenus d'administrer
la société en fonction de la situation objective: c'est-à-dire
compte tenu de la loi du marché. En fait, théoriciens et
praticiens de l'économie d'outre-Rhin se plaisent à recon-
naître que l'expérience de la co-gestion est réussie, que les
syndicats n'ont pas envoyé dans les Conseils d'administra-
tion des « démagogues irresponsables ». Beaucoup plus que
sur les revendications ouvrières, les conflits dans ces conseils
semblent porter sur deux ordres de faits. Premièrement, les
Délégués du syndicat sont accusés d'entretenir des contacts
entre eux de société à société, sans tenir compte de la concur-
rence, et de former une sorte de gigantesque super-trust. En
réalité, les différences entre la bureaucratie syndicale, parti-
cipant à la gestion et la bourgeoisie capitaliste, aussi impor-
tantes soient-elles, se placent dans le cadre du même système :
du même côté de ce système basé sur la séparation du travail
de direction et d'exécution.
Il faut envisager les rapports entre dirigeants syndi-
caux et ouvriers dans le cadre de cette situation. Au cours
de la grève des Chantiers navals Howaldt de Hambourg,
dont nous donnons le récit plus bas, un ouvrier gréviste apos-
trophe un dirigeant de la Fédération des Métaux: « Tu es
membre du Conseil d'administration : pourquoi ne le con-
voques-tu pas pour qu'on nous donne satisfaction? » Et un
ouvrier de l'Aciérie Westphalen : « Si le Directeur du Tra-
vail n'intervient pas pour qu'on nous augmente... cela ne
étonne
pas :
il
patron. » (Arbeiter Politik,
22.12.55.)
Au cours de la grève du Schleswig-Holstein, le fait que
les ouvriers avaient devant eux des dirigeants syndicaux si
près du pouvoir économique, et détenant une parcelle de
ce pouvoir, a influencé leur attitude. La grève a commencé
contre les patrons, elle s'est terminée pour beaucoup d'ou-
vriers dans une grève contre les patrons et contre les « bon-
zes » du syndicat.
nous
est
(1) Le dernier congrès du D.G.B. (Fédération des syndicats alle-
mande) eut lieu du 1er au 6 octobre 1956 à Hambourg. Il faut préciser
que depuis le congrès de 1954, les syndicats avaient adopté une orien-
tation plus revendicative.
135
Depuis son interdiction l'été dernier, le Parti commu-
niste joue un rôle peu important dans les conflits du tra-
vail d'Allemagne occidentale. Au cours de la grève du Schles-
wig-Holstein, Radio-Schwerin, de la zone orientale, consa-
crait quotidiennement une émission aux grévistes. Tous les
comités de grève ont reçu de la part de la Fédération des
Métaux d'Allemagne orientale des messages de solidarité et
des propositions de secours, qui ont été régulièrement re-
poussées. Aux Chantiers Howaldt de Kiel un certain nom-
bre de délégués ouvriers avaient appartenu au parti commu-
niste : il est probable qu'ils ont milité pour la prolongation
de la grève. Surtout la presse de droite s'est évertuée à dé-
clarer communistes. tous les « éléments extrémistes
ceux qui voulaient lutter jusqu'au bout pour le paiement des
trois jours de carence. Dans d'autres cas, comme on le verra
également dans les récits de grèves donnés plus bas, la divi-
sion au sein des luttes ouvrières entre communistes et socia-
listes a contribué
comme en France à faire échouer
ces luttes.
»), tous
Sans doute serait-il nécessaire, en nous éloignant quel-
que peu de la grève du Schleswig-Holstein, de tracer un pa-
rallèle entre les syndicats d'Allemagne de l'Ouest de ceux
d'Allemagne de l'Est. Contentons-nous dans ce cadre, de pré-
ciser, qu'à côté de différences importantes, il existe aussi des
traits communs fondamentaux.
A l'Est comme à l'Ouest, les syndicats prennent part à
l'organisation de la production : du côté des organisateurs,
des dirigeants, au niveau de leur sommet, du côté des dirigés,
des ouvriers, au niveau de leur cadre de base. Plus spécia-
lement ils jouent un rôle de médiateur entre les ouvriers qui
disposent de la force productive-travail et les dirigeants de
l'économie, qui disposent de la force productive inerte (ma-
chines, bâtiments, etc.); mais à mesure que la production
se complique et qu'il est nécessaire, pour qu'elle soit ren-
table, de se concilier l'ouvrier, le rôle du médiateur s'ac-
croît. Et tout en conservant son caractère de médiateur il
tend à devenir « manager ». Comme nous l'avons vu, plus
d'un parmi les dirigeants de la Fédération allemande des
Métaux se présente face aux ouvriers, comme les dirigeants
des syndicats de l'Est, à la fois en tant qu'intermédiaire et
en tant qu'organisateur de l'économie (1).
1956 est une année de succès relatif pour la Fédération
des Métaux et pour les syndicats allemands en général. C'est
(1) Il est intéressant de noter que la Fédération des métaux consti-
tue l'aile gauche du D.G.B. Ceci signifie notamment que ses dirigeants
utilisent plus ou moins une terminologie marxiste pour critiquer la
gestion capitaliste de l'économie.
136
la première année depuis la guerre où le salaire s'accroît
plus vite que la productivité du travail. C'est également
l'année où la Fédération des Métaux a déclenché une lutte,
qui dès le début s'annonçait longue et dure. C'est que, nous
l'avons noté, l'accord de juin ne contente pas les ouvriers
et qu'il faut cette fois obtenir des concessions sur le terrain
des conditions de travail. En ceci, la grève du Schleswig-
Holstein ressemble aux grandes grèves des dockers anglais,
aux grèves américaines de l'automobile et par certains côtés,
à la grève de 1955 de Nantes (1). Mais portant sur les condi-
tions de travail, la grève est infiniment plus dangereuse et
plus difficile à manier. C'est que très vite, elle peut « dé-
vier » et au lieu de simplement rogner la marge des béné-
fices capitalistes, comme une grève de salaires, elle peut
en question implicitement, sinon explicitement, le
principe même de l'organisation du travail dans l'usine,
donc la source même de ces profits. Il semble que ce type
de grèves en Allemagne comme ailleurs, soit destiné à deve-
nir de plus en plus fréquent,
Déjà des « grèves sauvages » dont nous donnons deux
exemples (2) s'étaient tournées en Allemagne, non seulement
contre le patron mais contre le syndicat. Elles répondaient,
en dehors des revendications qu'elles présentaient, à la vo-
lonté ouvrière d'indépendance. Des grèves pour les condi-
tions de travail peuvent facilement devenir des grèves anti-
syndicat. Les syndicats allemands étaient, nous l'avons noté,
en perte de vitesse. La grève du Schleswig-Holstein n'a certes
pas arrêté ce mouvement.
Les grèves sauvages, la grève si insolite et si normale
pour le droit de « tire au flanc », la rébellion aussi des
« demi-forts » – rébellion des jeunes qui saisissent le pre-
mier prétexte pour se battre avec les flics, pour braver toute
règle établie, pour faire du scandale dans la rue, mais aussi
pour protester contre le service militaire et se trouver parmi
les premiers dans certaines grèves : tout ce monde qui bout
sous une très forte charpente sociale, montre bien que l’Al-
lemagne n'est pas aussi sage et aussi digne d'être donnée en
exemple que certains le voudraient.
La grève du Schleswig-Holstein a été une manifestation
d'indépendance prolétarienne et de volonté d'égalité, une
tentative pour pratiquer une brèche dans le système d'exploi-
tation. Sans doute elle n'a pas créé de formes nouvelles auto-
nomes d'organisation du prolétariat et elle n'a pas mis en
question non plus le problème de la gestion de l'entreprise
capitaliste. De ce point de vue elle est en retard, par exem-
ple, sur la grève des dockers anglais.
(1) Cf. nº 18 de « Socialisme ou Barbarie ».
(2) V. plus bas, p. 139 et suivantes.
137
Mais elle a tenté de résoudre de manière nouvelle une
contradiction aiguë de la vie ouvrière dans les usines : con-
tradiction entre les heures supplémentaires et le besoin de
repos et de liberté --- contradiction qui finit toujours par
entamer la solidarité des ouvriers.
En ceci, cette lutte, que certains ont voulu confinée dans
une province perdue du Nord de l'Allemagne, prend une
valeur d'exemple. Ces métallos harassés par les cadences, et
qui se sont retrouvés dans la grève, ont élevé leurs problè-
mes concrets, communs à tous les ouvriers, jusqu'à une lutte
pour l'égalité et la liberté donnant à ces derniers termes une
valeur pleine.
Hugo BELL
1
Deux grèves sauvages
en Allemagne
Nous donnons d'après la revue « Arbeiterpolitik » paraissant à
Stuttgart (n° du 7-9, 21-9 et 5-11 1955) Jeux récits de grèves sauvages.
Celles-ci se sont déroulées en été et automne 1955 à Hambourg et à
Brème. Nous reproduisons ces récits en les abrégeant quelque peu.
GREVE SAUVAGE AUX .CHANTIERS NAVALS DE HAMBOURG
A Hambourg, aux chantiers navals de Howaldt et de Stülken, on a
fait grève sans l'appui du syndicat pour une augmentation de 20 pfennig
de l'heure, 40 mark par mois pour les employés et 20 mark pour les
apprentis en attendant conclusion d'un nouveau tarif. Comment en est-on
venu là?
L'action est partie du chantier de Howaldt. Les chauffeurs, les
riveurs et les soudeurs avaient réclamé une augmentation en adressant
une pétition à la direction du chantier. La direction avait jusqu'au ven-
dredi 19 août pour répondre. Elle repoussa la demande.
Le lundi matin 22 août, réunis en assemblées de branches, les sou-
deurs et les chauffeurs décidèrent de refuser pendant quatre semaines de
faire des heures supplémentaires. D'autre part les soudeurs résolurent
d'aller manifester devant les bâtiments de la direction. Par l'intermé.
diaire d'un membre du Conseil d'Entreprise les compagnons renouve-
lèrent la demande d'augmentation. La commission de négociations leur
ayant communiqué le résultat négatif, il fut spontanément décidé qu'on
ne bougerait pas de l'endroit. Plus tard les camarades parcoururent l'en-
treprise pour exhorter les autres ateliers et les autres branches à parti-
ciper à la grève. Le mardi matin à la réunion du personnel on décida de
ne pas reprendre le travail avant d'avoir obtenu satisfaction.
Mardi le travail était complètement interrompu à Howaldt. Voila
comment se passaient les journées de grève: le matin les collègues arri-
vaient à l'heure habituelle au chantier, se changeaient, mais personne ne
travaillait. Par la suite chaque matin, aux réunions de personnel, on
vota pour savoir s'il fallait interrompre ou continuer la grève. Dans la
journée les ouvriers se tenaient un peu partout sur le chantier, ils jouaient
aux cartes, se baignaient, et l'habituelle journée de travail terminée,
rentraient chez eux. Des délégations essayèrent d'entrer en relations
avec d'autres chantiers navals (Chantier Allemand - Stülken Chantiers
du Nord) afin d'engager là aussi les compagnons à entrer en grève.
Mercredi des gardiens essayèrent de couler le dock III. Quand on
l'apprit, des centaines d'ouvriers du chantier se précipitèrent au dock et
en empêchèrent ainsi l'immersion. Dans la nuit de mercredi à jeudi, des
contremaîtres et des ingénieurs parvinrent, aidés de la police maritime à
couler le dock V et à sortir le vapeur qui se trouvait là. Les collègues
apprirent du comité de grève les noms des participants. Mercredi après-
midi on exhorta les employés à cesser le travail en leur garantissant que
les ouvriers les soutiendraient.
-
139
!
A une exception près le conseil d'entreprise (1) du chantier de
Howaldt demeura passif. Le chantier de Stülken débraya le jeudi. Au
Chantier Allemand (le plus grand de Hambourg les délégués syndicaux
réussirent à triompher de l'opinion favorable à la cessation du travail.
Au chantier du Nord, il y eut d'abord de l'agitation, puis il fut simple.
ment décidé qu'on refuserait de faire des heures supplémentaires.
Jeudi après-midi (25 août) Deibicht, représentant de la centrale
syndicale des métaux, essaya de parlez aux collègues du Chantier
Howaldt. Après avoir d'abord refusé de parler à la tribune devant le
bureau du conseil d'entreprise (il ne le fit que sur la promesse expresse
du Comité de grève qu'il ne lui en coûterait pas un cheveu), Deibicht
défendit l'attitude de refus adoptée par le syndicat. Il fit allusion aux
négociations de tarif (qui, par la grève, furent avancées de trois se-
maines: « On ne doit pas devancer les pourparlers de salaires. Les
ouvriers montrent un égoïsme d'entreprise ». Là-dessus, Bartum, le porte-
parole du Comité de grève, marqua que les collègues ne voulaient une
augmentation qu'en attendant la conclusion du tarif et le paiement des
jours de grève. Le collègue Petersen (membre du Comité de grève) de-
mande pourquoi Deibicht, en sa qualité de membre du Conseil d'admi-
nistration, ne fait pas convoquer ce dernier, afin de lui faire connaître
les revendications. Au milieu du tumulte général, les délégués syndicaux
quittent la tribune sans reprendre la parole. Lors du vote pour savoir
si on continue ou non la grève vote auquel pour la première fois par-
ticipent également les employés 50 voix sont en faveur de l'inter-
ruption.
Jeudi soir les patrons décrètent le lock-out et le directeur Scheckel
annonce le licenciement par radio.
Vendredi matin, aucun vapeur et aucun bac n'abordant la station
de Howaldt, les grévistes s'essemblèrent à l'horloge des embarcadères.
Après une brève allocution du Comité de grève, les collègues se diri-
gèrent vers le marché. C'est là qu'on paya la 34 semaine de salaire.
En chemin il y eut un incident quand la police essaya d'arrêter les
membres du Comité de grève. Les collègues se groupèrent autour de leur
comité pour le défendre contre la police. Mais, d'une manière générale,
les collègues furen disciplinés. Après la paie, les policiers les remer-
cièrent pour le calme et l'ordre qu'ils avaient observés.
Samedi soir 27 août une manifestation des grévistes se déroula à
Hambourg-Altona. 4.000 collègues s'y trouvaient. Des membres du Comité
de grève parlèrent. Le collègue Bartum exposa encore une fois les raisons
de la revendication et qualifia le lock-out d'énorme bluff : « Les patrons
ont besoin de nous, sinon qui fait le travail? La grève s'est déclenchée
spontanément parce que les patrons sont grippesqus. Ce que nous avons
fait est juste. La grève durera tant que nous n'aurons pas remporté la
victoire. » On décida de faire un tract et de se réunir dans les blocs
d'habitation.
Voila pour les faits.
Pourquoi les compagnons furent-ils amenés à entrer en grève contre
les patrons et la bureaucratie syndicale? La grève est née spontanément
à la suite du refus des patrons d'accorder l'augmentation. Beaucoup de
colère s'était accumulée chez les compagnons. Au chantier de Howaldt
le prêt habituel avait été également refusé. A cela s'ajoutait le renché-
rissement de la vie, l'augmentation des prix du loyer, du gaz, de l'eau, du
lait Les circonstances, le besoin d'ouvriers spécialisés. Les offres d'emploi
faites par d'autres chantiers ne sont pas des cas isolés.
Les mêmes paroles revenaient inlassablement « ils ont besoin de
nous; qu'ils nous donnent seulement nos papiers, on retrouvera du
travail aussitôt ailleurs. » Un point non moins important est l'introduction
au dernier tarif de septembre de trois nouveaux groupes de salaires. La
répartition en différents échelons détermina une vive agitation. Chez
les chauffeurs les compagnons sont échelonnés du groupe II au groupe V.
(1) Conseil élu par le personnel, généralement sous l'influence du
syndicat.
140
-
La bureaucratie syndicale rejeta d'emblée la grève comme étant
sauvage. Les responsables de la Maison du Syndicat exhortèrent les
compagnons à reprendre le travail sous prétexte qu'ils gênaient les
pourparlers de tarif. Mais les ouvriers de Howaldt s'y refusèrent. Sans
20 pfennigs d'augmentation et le paiement des jours de grève, ils n'étaient
pas disposés à reprendre le travail. Pour les compagnons le fait que les
syndicats aussi bien que les patrons parlent de l'avancement des pour-
parlers, n'était pas une garantie.
Les premières discussions ont déjà eu lieu. On n'avait pas confiance
dans le bureaucrate syndical et les patrons 20 pfennigs sinon pas de
poignée de main. Le nombre des ouvriers organisés à Howaldt est de
27 / 37 % au Chantier Allemand. D'ailleurs la grève a été princi-
palement menée par les non organisés. Evidemment les organisés consi-
dèrent les revendications comme justifiées, désapprouvent l'attitude des
bonzes, n'ont pas non plus beaucoup de confiance. Mais ils se tiennent à
l'écart. La bureaucratie syndicale espère se sortir de la grève par la
conclusion anticipée du tarif. Elle n'a absolument rien compris à ce qui
se passait sous ses yeux. Elle n'était pas du tout dans la course. Que
les ouvriers réclament une augmentation trois semaines avant les pour-
parlers n'arrivait pas jusqu'à leurs petits cerveaux réformistes. Au lieu
d'exploiter ce combat des ouvriers pour faire pression dans les pour-
parlers avec les patrons ils ont essayé de freiner l'action des ouvriers
au chantier, de les démoraliser et pratiquement ainsi de faire un front
commun avec les patrons contre les ouvriers.
Beaucoup doivent peu à peu se rendre compte que le grand danger
réside dans le fait que de nombreux collègues se détournent des syndicats.
Du reste on jette déjà les cartes syndicales au panier. Et, parmi les
collègues on pouvait entendre « On devrait balancer les cartes et ouvrir
notre propre boutique ».
-
sur
La grève des ouvriers de Howaldt et de Stülken s'émietta de jour
en jour davantage au cours de la deuxième semaine. La première semaine
on pouvait se rendre compte au chantier, que les ouvriers étaient par.
faitement d'accord, que le Comité de grève les représentait tous. A la fin
de la première semaine et au début de la deuxième, on sent, bien que
les ouvriers ne le disent pas clairement, que l'état d'esprit est favorable
à la reprise. On n'est plus aussi disposé à prendre pour argent comptant
ce qui vient du Comité de grève. L'absence de confiance se traduit par
le fait qu'on ne s'inscrit pas comme l'avait demandé le Comité
la liste de grève. Les collègues de Howaldt et de Stütken ont peut-être
aussi l'impression d'être lâchés par les ouvriers des autres chantiers. Il
est possible que beaucoup aient compris que pour lutter contre les
patrons et la bureaucratie syndicale la force des deux chantiers se révé-
lerait très vite insuffisante.
D'autre part si l'on cherchait des alliés, seul le K.P.D. (Parti Com-
muniste Allemand) offrait son aide aux grévistes. Et de ce partenaire
on ne voulait pas. Bien des compagnons refusent leur confiance au
K.P.D. en tant que Parti. Bien sûr, une partie du Comité de Grève était
composée de communistes mais s'ils avaient la confiance au chantier
c'est en tant que collègues, non en tant que communistes. Du chantier
on pouvait contrôler les collègues du Comité de Grève, ils travaillaient
sous les yeux des compagnons.
Après le lock-out ça n'a plus été possible, il est certain que les
collègues ont alors senti l'emprise grandissante du K.P.D. sur le Comité
de Grève. Peut-être plus d'un collègue a-t-il été étonné de voir Bartum,
le porte-parole du Comité de Grève, participer à une conférence orga-
nisée par le K.P.D. pour le personnel ouvrier, alors qu'on croyait qu'il
n'était d'aucun Parti. Il fut du reste arrêté par la police, mais devait
être libéré le lundi matin.
La police, comme on pouvait s'y attendre, prit nettement position
pour les patrons. Mais individuellement les policiers marquèrent de la
sympathie pour les grévistes. Et cela pas seulement parce que les com-
pagnons s'étaient montrés disciplinés. Il n'y a pas eu d'incident sérieux
141
tout au long de la grève. Lorsque les patrons, au début de la deuxième
senisine invitèrent les ouvriers par lettrc individuelle à reprendre le
travail, la plupart suivirent. Tous les compagnons n'étaient pas convoqués
en même temps. On en convoquait seulement 1.000 à 2.000. Les vapeurs
H.A.D.A.G., des chantiers en grève furent détachés des embarcadères,
éloignés du pont de transbordement. Ainsi non seulement les ouvriers
étaient isolés les uns des autres mais la police pouvait exercer plus faci-
lement son contrôle.
Les premiers jours deux cordons de police s'interposaient entre le
pent et le chantier, on ne pouvait passer que sur présentation de la convo.
cation. Les premiers jours aussi des bateaux de la police maritime
ascortèrent les vapeurs. Ces mesures, que les ouvriers considéraient à
juste titre comme des chicanes mesquines, durèrent bien une semaine,
le soir elles retardaient les ouvriers.
On ne pouvait pénétrer dans le chantier qu'avec un laisser-passer
délivré à l'entrée compagnons lock-outés et licenciés ne pouvaient se
rendre au chantier que sous la conduite de la police. Celle-ci devait
prendre garde à ce que les compagnons ne parlent à personne. On talon-
nait les contremaîtres et les chefs d'équipe pour que le temps de travail,
les pauses, etc... soient très strictement observés. De simples remarques
comme de dire par exemple, que la grève avait été justifiée, étaient dan-
gereuses. Quant aux collègues qui n'avaient pas été réembauchés, il ne
s'agissait pas uniquement de meneurs de grève, de communistes ou de
camarades ayant joué un rôle particulièrement actif dans la grève. On
essaya à cette occasion de se débarrasser de compagnons un peu âgés,
dont plus d'un avait attrapé des cheveux blancs au chantier. De nom-
breux compagnons furent repris lorsqu'ils portèrent plainte ou lorsqu'ils
menacèrent de faire appel au Tribunal du Travail. La raison qu'on leur
donnait était la suivante: il s'agissait d'une erreur venue « d'en-haut ».
Certains aussi rentrèrent par l'intermédiaire de contremaîtres qui avaient
besoin d'eux.
Un certain nombre d'ouvriers spécialisés ont demandé leurs papiers
et sont allés dans d'autres entreprises. A cette occasion, un chantier aurait
enfreint les conventions patronales qui interdisent l'embauche des
grévistes.
La grève est un sujet de vive préoccupation pour les ouvriers. On
discute; déjà l'idée de l'occupation des lieux se faisait jour. On aurait
dû rester dans l'entreprise. La question des syndicats ne laisse pas non
plus les ouvriers indifférents. A cet égard les initiatives doivent revenir
aus ouvriers ay nt une conscience de masse. Ils doivent montrer aux
ouvriers qui ne sont pas organisés, la différence existant entre le ver-
biage réformiste, les activités des bonzes et la pensée syndicale. Ne s'en
prendre qu'aux bonzes peut paraître radical mais ne traduit en fait
que l'impuissance.
Si l'on attribue au K.P.D. le rôle d'organisateur de la grève, on lui
ait beaucoup d'honneur. Quand la grève a éclaté le K.P.D. n'est même
pas arrivé à convaincre les ouvriers de faire une grève de solidarité au
chantier Allemand qui avait été autrefois sa citadelle. Sans doute leurs
« feuilles d'information » publiées pendant la grève affirment-elles que
ça fermente dans les entreprises et qu'on est à la veille d'une grève.
Et pourtant les groupes d'Entreprises communistes n'ont pas réussi à
entraîner les ouvriers dans une action de solidarité. Le K.P.D. était le
seul parti à soutenir la grève idéologiquement et financièrement. Et c'est
précisément cette ingérence qui a poussé les ouvriers, comme il a déjà
été dit à se détourner de la grève et du Comité.
La plus grande partie des subsides émanant de la D.D.R., (1)
l'argent recueilli ne ven pas uniquement du K.P.D. de nombreux
compagnons s'abstinrent d'aller chercher les secours. Des pères de famille
s'opposèrent au départ de leurs enfants quand ils apprirent qu'on les
envoyait en D.D.R.
tout
(1) République démocratique allemande: Allemagne de l'Est.
142
Les comptes rendus qu'a donné le a Hamburger Zeitung », journal
communiste, du déroulement de la grève ont été objectifs jusqu'au lock.
out. On entendait ainsi dire « Tout cela est vrai, il n'y a pas de men-
songe, nous avons fait cela ». Mais le K.P.D. reperdit la deuxième semaine
cette sympathie acquise au cours de la première. Contrairement à ce
qu'affirmaient les journaux bourgeois et social-démocrates la grève s'était
déclenchée spontanément. Seuls les ouvriers de Stülken se joignirent à
ceux de Howaldt. Evidemment on discutait beaucoup dans les chantiers
mais on ne cassait pas le morceau. Cette circonstance poussa les gré-
vistes à retourner dans l'entreprise. La discussion sur les salaires ayant
été avancée de trois semaines, la grève eut moins de chance encore de
durer. C'est ce que le K.P.D. a tout simplement omis de prendre en
considération.
Mercredi 30 août on parlait encore de la solidarité du front de
grève. C'est ce qui faisait bien rire les 3.500 ouvriers du chantier. Ce
n'est que le jeudi qu'on remarqua que la plupart étaient déjà dans l'en-
treprise et l'après-midi on décida de reprendre le travail.
Le nombre des participants aux réunions de grève montre d'ailleurs
que les ouvriers ne marchaient plus. Si le samedi soir (27 août) 4.000
personnes environ assistaient à la réunion du Comité de grève, il n'y
en avait plus que 1.500 le mardi (30) et à peu près 500 le jeudi. Parmi
les participants se trouvaient nombre de femmes, des ouvriers des autres
entreprises, etc... Les rapports du « Hamburger Zeitung » étaient de
moins en moins précis. Aucune indication de nombre. A la place on
trouvait maintenant des superlatifs tel que « massif » « des milliers »,
Voici la véritable image de la « grève organisée » et « dirigée » par
les communistes: les ouvriers ont faussé compagnie aux phraseurs. Grâce
à son appareil le K.P.D. pouvait se faire de la réclame, influencer le
Comité de Grève, mais non les ouvriers. Il l'a sans doute payé de
l'anéantissement par les patrons, de son groupe d'entreprise.
La grève a dénoncé la crise de confiance opposant les ouvriers à
la direction syndicale qui fut tout étonnée du déclenchement de la grève.
C'est dirc combien elle a perdu le contact avec les ouvriers. Cette absence
de confiance n'est pas sensible seulement au chantier naval, mais aussi
dans d'autres entreprises du pays.
L'entreprise Heidenreich et Harbeck ne fournit pas le premier
exemple de réunion syndicale où les collègues demandent au caissier
de rendre des comptes sur l'argent des cotisations. Les questions des
ouvriers tournaient autour des salaires des bonzes, des Mercédès, des coo-
pératives bancaires du syndicat, des coopératives d'habitations.
La grève spontanée qui a révélé pas mal de défauts d'organisation
a prouvé aussi que les prétentions du syndicat à la direction étaient forte-
ment compromises.
La direction née de la grève tomba bientôt sous l'influence du
K.P.D. qui ne se montra pas non plus capable de diriger les ouvriers.
etc...
GREVE SAUVAGE DES OUVRIERS DU PORT DE BREME
2.000 à 3.000 ouvreirs du port se rassemblèrent le 29 septembre
devant la remise 13. Leur porte-parole devait protester contre le per-
pétuel ajournement des délibérations engagées avec la Société par le Con-
seil d'Entreprise, au nom des compagnons.
Voici quelles étaient les revendications:
Une aide domestique de 80 mks versés en une seule fois, une aug-
mentation journalière de 2 mks, une augmentation de 3 mks accordée
pour travail pénible aux portefaix.
La police interdit le rassemblement sous prétexte qu'il « n'était
pas annoncé ». Les ouvriers marchèrent alors vers le bureau central de
la rue Tilsitt, encadrés de policiers, munis de lances de pompiers, au
son de la musique des hauts-parleurs. La dite musique ne fut pas inter-
rompue lorsque les ouvriers arrivèrent. Comme le directeur de la Société,
143
D' Bierwirth était apparu à la fenêtre, ur ouvrier lui répéta les teven.
dications. Bierwirth fit d'abord le jovial pour engager les ouvriers du
port à reprendre le travail. Mais déjà irrités par la venue immédiate de
la police, les gars ne se rendirent pas aux vaines promesses. Aussitôt
Bierwirth prit un ton dédaigneux et hostile.
Si au début, il n'avait pas été question de faire grève l'action
conjuguée de la police et des patrons entraîna, après l'échec des pour
parlers entre Bierwirth et la délégation des ouvriers, la décision spon-
tanée de faire grève. La commission déléguée fut élargie en Comité de
Grève ayant pour principal porte-parole le communiste Lieberum qui
travaille depuis quelques mois au port. Les ouvriers de la Société d'Entre-
pôts qui ne travaillent que sur les quais ne participèrent pas à la grève.
Ici c'est le parti socialiste qui domine. Aux entrepôts de grains, par
contre, on remarqua un état d'esprit favorable à la participation, mais
le Conseil d'Entreprise s'y opposa parce que « si cela devait réussir on en
profiterait de toutes façons. » Cet « argument » déchaîna alors l'indi-
gnation de tous les compagnons actifs du port. Le 1er octobre la police
du sénateur socialiste Ehler fermait les portes du port et occupait toutes
les entrées et les sorties afin de « protéger hommes et marchandises du
port ». Entre temps le Comité de Grève exigeait qu'on éloigne la police,
qu'on ne prenne pas de mesures de représailles, que les jours de grève
soient payés.
Dès le début le syndicat O.T.V. (transports publics) se détourna de
la grève. Il fit publier dans les quotidiens bourgeois de Brême, de concert
avec l'Association Centrale des Entreprises Portuaires Allemandes, que les
discussions concernant la Convention Collective annoncée devaient être
terminées avant le 2 octobre. En même temps il exhortait les ouvriers à
attendre les négociations. Dans les premiers jours de la grève l'O.T.V.
fit savoir que le 29 septembre on avait dit aux ouvriers que les pour-
parlers de salaires devaient avoir lieu les 5 et 6 octobre.
La Société essaya de suggérer au public que la grève, sous le
couvert de revendications économiques, avait des dessous politiques.
Suivant le « Weser Kurier » du 3 octobre, 'treize bateaux quittèrent
le port le 2 octobre avec un chargement partiel mais 8 furent détournés.
Le Comité de Grève envoya des délégations à Hambourg, à Brem-
kiven et autres mais elles ne parvinrent pas à entraîner ces ports dans
la grève.
La Société crut pouvoir ébranler les grévistes par une lettre où
elle insistait sur la retraite des vieillards, l'assurance invalidité, les indem-
nités pour maladie et accidents.
Après avoir d'abord poussé à la reprise du travail le syndicat O.T.V.
déclara le 3 octobre que les représentants élus à la Commission de Sa-
laires par les ouvriers du port chargeraient les Conseils d'Entreprise de
mener les pourparlers dans leurs entreprises en vue d'obtenir une aide
pour l'approvisionnement d’hiver. Le Comité de Grève se borna à ré-
clamer l'aide non remboursable de 80 mks pour la rentrée des pommes
de terre. Le 4 octobre la Société lock-outa les grévistes.
Radio Brême et le journal socialiste « Bremer Volkszeitung » ne
participèrent pas à la conférence de presse organisée par le Comité de
Grève. Les réunions de grève durent être remises parce que la Société,
en vertu de son « droit de propriétaire » interdit aux grévistes l'entrée
de son domaine. Les envoyés spéciaux des quotidiens bourgeois ne purent
rester à la réunion de grève du matin 5 octobre car on les accusait de ne
pas renseigner exactement le public C'est à l'unanimité que les 1.500
ouvriers présents décidèrent de lécommander le « Weser Kurier » et le
« Bremer Nachrichten ».
Par ailleurs on décida de choisir une délégation pour entrer en
pourparlers avec le syndicat et la Société et montrer que l'on était prêt
à discuter.
Invité à parler, le président du Conseil d'Entreprise Lampe, affirme
n'avoir rien négligé pour défendre ses camarades. Les grévistes avaient
bun moral. Le même jour à 2 heures il y eut un nombre égal de par.
ticipants.
144
La délégation de six membres que l'on avait envoyée à Hambourg
rapporta que là-bas l'atmosphère était tendue. L'Union libre des Femmes
Démocratiques (1) demanda les adresses des femmes des grévistes pour
les aider.
Le 6 octobre au cinéma « Kurbel », les quinze orateurs se pronon-
cèrent en faveur de la continuation de la grève, la participation était la
même que celle de la veille. Evidemment les ouvriers présents refusèrent
d'entendre le communiste Beermsun du « Comité de Grève ». Le Comité
de Grève fit savoir que la police avait installé dans la salle un dispo-
sitif d'écoute.
A la fin de la réunion les compagnons se rendirent au port pour
toucher leur argent. Il y avait des cordons de policiers qui veillaient à
ne laisser payer chaque fois que de petits groupes. Un représentant syn.
dirai qui était apparu le 4 octobre devant le local de grève fut sommé
par les grévistes de répéter au local ce qu'il avait dit le matin à la
réunion. Il préféra se mettre sous la protection que lui offrait la police.
Dès le 3 octobre il y avait une faille dans la grève lorsque ceux
que l'on appelle les « batards » reprirent peu à peu le travail. Ce sont
des arrimeurs, recevant leur alaire des entreprises d'arrimage, mais
dépendant pour leurs autres droits de la Société du port. Petit à petit
un certain nombre d'employés du port se joignirent à eux. Des étudiants
ot des élèves marins se firent embaucher par la Société. Mais les ouvriers
stables, qui ont cinq jours de travail garantis, tinrent du début jusqu'à
la fin.
Un tribunal condamna à trois et cinq mois de prison deux ouvriers
du port dant la bile s'était quelque peu échauffée. Ils furent arrêtés dès
proclamation du jugement. Les gars protestèrent énergiquement contre
cette manière de les traiter comme des voleurs. A cette occasion le Comité
de Grève dénonça le rapport du journal « Bremer Nachrichten ». La
police procéda à des arrestations provisoires. Relachés la nuit les collè-
gues furent en butte aux chicaneries des employés du sénateur socialiste
Ehler dont les voitures de police déposèrent loin de leur domicile,
les obligeant ainsi à faire une longue marche pour rentrer chez eux.
Le 14 octobre 78 % des 777 grévistes se prononcèrent pour une
reprise du travail. Les collègues lock-outés pendant la grève devaient faire
une nouvelle demande d'embauche, l'aide domestique serait versée à
titre de prêt sur demande. La Société déclara qu'elle n'avait pas l'inten-
tion de contester aux ouvriers leurs anciens droits, mais les jours de
grève ne seraient pas payés. Entre temps un certain nombre de collègues,
on ne sait exactement combien pour l'instant, furent envoyés à l'Office
du Travail avec un bulletin de la Société. On lisait sur le bulletin
« Cergédié pour participation à une grève sauvage ». En pareil cas
suivant les dispositions qui règlent le marché du travail, et l'assurance
de chômage, l'indemnité de chômage est refusée. Mais à Brême, ainsi
que nous l'apprenons d'un collègue touché, l'Office du Travail s'est résolu
à donner des secours immédiats.
Le K.P.D. distribua aux grévistes des colis de vivres et ménagea aux
femmes et aux enfants des séjours en zone orientale. Bien que le K.P.D.
ait influencé de façon décisive le Conseil d'Entreprise et le Comité de
Grève comme cela s'était déjà passé une fois à la Société de la Weser
le précédent président socialiste ayant mécontenté, on élut un Conseil
d'Entreprise à majorité communiste les grévistes ne voulurent pas
entendre parler des mots d'ordre du K.P.D. De toute la grève, le
Conseil d'Entreprise ne se manifesta pratiquement pas.
(1) Influencée par les communistes.
145
Les ouvriers français
et les Nord-Africains
La grève des Algériens chez Renault
Les voitures de la police circulent autour de l'usine,
tout rassemblement de Nord-Africains est immédiatement
embarqué au poste. Des communistes qui distribuent des
tracts ou des brochures sur l'Algérie sont aussitôt arrêtés,
quelques-uns sont battus par la même occasion. Les autres
ouvriers passent, regardent, n'interviennent pas. La grève
est très largement suivie; rares sont les Nord-Africains qui
travaillent. Ceux qui débarquent du métro ne vont pas plus
loin
que la porte. Ils se rencontrent, se parlent et s'en retour-
nent par petits groupes. Pas de discussions violentes, pas de
grands gestes, l'atmosphère est plutôt gaie.
– La grève? Dans mon bureau, dit un dessinateur, les
types s'en foutent. Ils n'en parlent même pas. Oh, ils ne sont
pas
hostiles aux Nord-Africains, mais ça ne rentre pas dans
leurs préoccupations. Tu comprends, il y a tous les problèmes
que pose la voiture et surtout celui de trouver de l'essence,
alors c'est bien suffisant.
Nous, à l'entretien, les ouvriers sont contre cette grève.
Ils « bouffent du crouill », bien que certains manifestent leur
admiration sur le succès de la grève : « Quand ils font grève,
eux, ça marche ».
— Dans notre atelier, dit un O.S., à part le délégué F.O.
qui est franchement hostile, les autres ouvriers sympathisent
avec la grève. Le délégué F.0. s'est fait engueuler par nous.
Puis il s'est tourné vers un espagnol et lui a demandé de se
taire parce qu'il était un étranger. « Si tu n'es pas content, va
dans ton pays ».
Un électricien qui défendait la grève raconte comment
il s'est fait prendre à partie par tous ses camarades:
Dans un atelier d'outillage il y a beaucoup de discus-
sions. Une proposition de faire une collecte pour soutenir les
Nord-Africains de l'atelier en grève a été accueillie par un
tollé d'indignation.
146
-
Dans un atelier, 17 ouvriers à qui on demandait de rem-
placer les Nord-Africains pour des travaux de manæuvre ont
refusé. Ils ont été immédiatement licenciés.
Un militant communiste est licencié pour avoir distribué
des tracts contre la guerre.
Yveton est guillotine; à part les communistes, personne
n'en parle.
Aux endroits où les ouvriers Nord-Africains sont mélangés
aux ouvriers français il semble que la solidarité soit plus
forte. Il s'agit donc surtout des ateliers de fabrication et des
chaînes. Au contraire, dans les ateliers d'ouvriers qualifiés,
là où les Nord-Africains sont peu nombreux et réduits à des
travaux subalternes, l'hostilité est plus grande. Là où il n'y a
pas de contact le chauvinisme a plus de prise.
Les écueils de la fraternisation
La majorité du prolétariat nord-africain est un prolé-
tariat nouvellement émigré, sans tradition prolétarienne; la
plupart du temps anciens paysans, ils différent par leur mode
de vie et leurs coutumes du prolétariat français. Les obstacles
auxquels se heurte le Nord-Africain nouvellement débarqué
en France ne sont pas seulement des obstacles dûs au racisme
que développe la bourgeoisie française, mais des obstacles
bien plus profonds. Il entre dans un monde totalement diffé.
rent du sien, le monde capitaliste, un monde qui s'oppose a
tout son héritage culturel et humain, un monde totalitaire
qui ne peut rien accepter de sa personnalité, qui est destiné
à le broyer, à le transformer entièrement et à l'intégrer
à la grande armée du proletariat moderne. Voilà l'obstacle
fondamental auquel il va se heurter et contre lequel il
va lutter. Sa lutte de ce fait sera plus dure, elle sera dou-
ble. Il devra à la fois lutter comme prolétaire exploité
contre le capitalisme, il devra aussi lutter contre une civi.
lisation étrangère qui veut l'assimiler et là son combat sera
mené contre l'ensemble de la société française, le prolétariat
y compris, et c'est dans ce combat que le nationalisme puisera
sa force,
Tout d'abord les liens humains qui unissent les ouvriers
français sont d'une nature toute différente des liens qui unis-
sent les populations nord-africaines. Ces liens ont pour seule
origine le travail et ils sont très complexes. C'est dans la
lutte contre le travail, contre l'exploitation quotidienne que
se forgent les liens des prolétaires, mais la nature de leur
travail les amène à s'opposer non seulement aux représen-
tants de l'autorité mais aussi à leurs propres camarades. Les
rapports entre proltaires dans ce sens sont beaucoup plus
rudes et brutaux que les rapports entre paysans d'un même
groupe. Le paysan algérien lui n'est habitué à s'opposer qu'à
la nature ou aux autres communautés, mais non aux hom.
147
1
mes de son entourage. La plupart du temps il reconnaît l'au-
torité de ses chefs, c'est une autorité qui a des racines ances-
trales, religieuses et familiales. Il ne la conteste pas. La
société dans laquelle il vient d'être plongé ignore ces liens;
l'autorité du contremaître ou du flic est une autorité arbi-
traire et conventionnelle qu'il admet difficilement. La désa-
grégation de la famille prolétarienne par la vie d'usine rend
encore plus étranger le prolétaire français aux yeux d'un
Nord-Africain. Les liens humains entre prolétaires sont su-
perficiels, ils sont une nécessité, ils disparaissent la plupart
du temps dès que la nécessité ne s'en fait plus sentir; ces
liens, c'est le travail, mais une fois le travail terminé l'ou-
vrier français redevient un homme isolé. Les liens humains
entre Nord-Africains sont plus profonds et plus durables.
Nos rapports humains ont été remplacés souvent par des
rapports hiérarchiques, ce qui les rend bien souvent durs et
violents. Qui de nous n'a pas un sobriquet péjoratif, qui de
nous ne se fait pas insulter dans la journée? L'esprit gouail-
leur du titi parisien ou du titi d'une usine quelconque est
né de ces rapports cyniques, parfois cruels. Cette atmosphère
est si étrangère au Nord-Africain qu'il se cantonne souvent
dans le mutisme, il évite d'adresser la parole aux Français.
Le mot « crouil » ou « raton » sont pour lui les pires injures
qu'il pardonnera difficilement et qui pourtant ne sont pas
toujours le produit du racisme mais de la violence des rap-
ports humains entre ouvriers. Le Nord-Africain arrive avec
un sens profond de la dignité humaine ; cette dignité s'exprime
chez le prolétaire d'une façon totalement différente, par une
défense et une lutte continuelle contre la société. C'est tout
un autre monde et l'adaptation y est très difficile. Tous ces
facteurs entraînent le repli des Nord-Africains sur eux-mê-
mes, un refus de s'adapter qui ne fait qu'accentuer la sépa-
ration de ces deux proletariats. La société veut les dépouiller
de toute leur personnalité; ils résistent et leur lutte
devient une défense contre toute atteinte à cette personna-
lité. Leurs coutumes, leurs rites religieux deviennent par ce
fait un signe distinctif auquel ils s'accrochent obstinément.
Un Nord-Africain à qui je demandais un jour s'il
croyait vraiment que manger du cochon pouvait le damner
répondit qu'il ne le croyait pas mais que jamais il n'en-
freindrait les rites musulmans devant un Français. Ces rites
étaient devenus pour lui une sorte de drapeau et de signe
distinctif qui pouvait se résumer ainsi : les Français pillent
notre pays et nous colonisent sous prétexte qu'ils ont une
civilisation plus moderne que la nôtre. Ils nous 'traitent
comme des parias, un peuple qui n'a rien et qui doit tout
apprendre auprès de ses maîtres; eh bien, nous, nous leur
montrons que nous avons une civilisation à nous, différente
de la leur. Nous sommes un peuple qui a une personnalité.
L'observation de ces rites religieux était pour lui un signe
de cette personnalité.
148
L'ouvrier français a tendance à regarder avec un certain
mépris le mode de vie que les Nord-Africains s'obstinent à
conserver. Le chauvinisme a de ce fait beaucoup plus de
prise sur lui. Un ouvrier italien ou balkanique, quand il
entre en France, entre avec ses traditions de prolétaire qui
sont sensiblement les mêmes que celles du Français. L'ou-
vrier français, s'il peut manifester une certaine sympathie
aux Nord-Africains parce qu'ils sont eux aussi des exploités,
est profondément choqué par leur refus d'adaptation. Un
ouvrier disait qu'il avait rompu avec une famille de Nord-
Africains le jour où cette famille a marié sa fille. Les rites
du mariage, la conception des Algériens sur les femmes
l'avaient profondément révolté.
Les Nord-Africains occupent des emplois subalternes.
Très rares sont les professionnels. Dans les ateliers d'outil-
lage ils sont manæuvres ou O.S. Ils ne sont pas uniformé-
ment répartis. Ils occupent les emplois les plus durs et les
moins payés (fonderie, forges, bâtiment). Ainsi le travail ne
les intègre pas obligatoirement au prolétariat français; là
aussi ils sont brimés, auprès des ouvriers français ils sont
souvent encore des parias. Quitté l'usine, ils se retrouvent
dans les mêmes quartiers; ils ont leurs restaurants, leurs
bistrots, vivent dans les mêmes hôtels — souvent plusieurs
dans la même chambre. Ils mènent une vie séparée de celle
des Français et tout contribue à cette séparation. Le déve-
loppement de la guerre avec son cortège d'atrocités réci-
proques ne fait qu'accentuer cette séparation. La propagande
française et celle du F.L.N. peuvent y puiser tous leurs argu-
menst et accentuer cette haine. De plus, le caractère parti-
culier d'une guerre de partisans, avec d'une part les métho-
des policières et d'autre part un terrorisme aveugle, donne
à cette lutte un caractère de plus en plus national et lui
enlève tout caractère de classe. Le terrorisme n'est pas sélec-
tif, le serait-il que la propagande de la bourgeoisie française
n'aurait vraisemblablement aucune prise. Tout le monde a
pu remarquer comment les ouvriers avaient accueilli la
nouvelle de l'attentat contre le général Salan que l'on
croyait être un acte du F.L.N. Que les Nord-Africains s'at-
taquent aux cadres de la société, personne n'y voyait d'in-
convénient, au contraire, car là on ne s'attaquait plus aux
Français aveuglément mais à la même catégorie sociale que
les ouvriers méprisent.
Les faits sont là, ils sont le produit d'une situation réelle
mais ils sont aussi provoqués par la politique des organisa-
tions algériennes et par celle des organisations « ouvrières
françaises ». Que ce soit d'un côté le F.L.N. et le M.N.A. ou
de l'autre les syndicats ou les partis « de gauche » français,
ni les uns ni les autres 'essaient de donner à cette lutte un
caractère prolétarien. Les organisations nord-africaines po
sent le problème uniquement sur le plan nationaliste: la na-
tion algérienne libre et souveraine. Elles se placent sur le
149
-
plan de la juridiction internationale, font appel à l'O.N.U.,
aux grandes puissances, au monde arabe. A part l'indépen-
dance, aucune revendication sociale n'est mise en avant. Le
prolétariat français, qui ne croit pas en son gouvernement,
et qui a une certaine méfiance vis-à-vis de ses chefs syndicaux
et politiques reporte cette méfiance et cette opposition sur
les chefs politiques et militaires du mouvement algérien.
L'émancipation du prolétariat nord-africain par l'indépen-
dance nationale, il n'y croit en général pas. Quand le M.N.A.
fait l'apologie du plan Eisenhower, l'ouvrier français a des
doutes sur les véritables intentions du M.N.A. Quand le
F.L.N. s'appuie sur Nasser, l'ouvrier français se méfie. Jamais
ni le F.L.N. ni le M.N.A. ne posent les revendications du
prolétariat et de la paysannerie, jamais ils ne s'adressent au
prolétariat français.
De leur côté, les organisations françaises restent sur la
même base nationaliste. La C.G.T., le P.C., la Nouvelle Gau:
che brandissent le slogan déjà bien usé du droit des peuples
à disposer d'eux-mêmes. Evidemment un tel slogan dans la
bouche du P.C. ou de la C.G.T. est uniquement un moyen de
propagande quand on songe à leur position vis-à-vis du peu.
ple hongrois ou seulement quand on se rappelle que les
communistes s'opposèrent en 1945 à la rébellion du Cons-
tantinois, et qu'ils traitaient à l'époque le P.P.A. de inou-
vement fasciste. Cela mis à part, ces organisations se placent
aussi sur un terrain bourgeois. Pour elles, il s'agit de con-
vaincre la bourgeoisie de la non-rentabilité de cette guerre
et de faire confiance à l'O.N.U. ou aux grandes puissances.
Cette propagande n'a pas beaucoup de prise sur le proléta-
riat français, ni même sur les militants de ces organisations.
Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, n'est-il pas le
droit des politiciens de la bourgeoisie à disposer de leur pro-
létariat? Il suffit de voir comment les communistes firent
pour convaincre les ouvriers que la révolution hongroise
était une contre-révolution fasciste. Ils essayèrent de démon-
trer par des mensonges que les Hongrois voulaient se libérer
des Russes pour faire venir des Américains. Cet argument,
bien que faux, avait prise sur certains ouvriers. Le fait que
les Hongrois faisaient appel à l’O.N.U. était pour eux une
preuve du caractère bourgeois de cette révolte. La réalité du
monde moderne partagé en zones d'influence contribue à dis-
siper chez beaucoup d'ouvriers ces illusions sur le problème
de l'indépendance nationale. Des revendications essentielle-
ment prolétariennes seraient-elles mises en avant qu'elles au-
raient beaucoup plus de chance de rallier le prolétariat fran-
çais à la
de l'indépendance algérienne. L'idée :
« D'abord l'union nationale, après on verra... » ne fait que
brouiller le problème au lieu de l'éclaircir, car le seul allié
véritable que peut avoir la classe ouvrière algérienne ce n'est
ni l'O.N.U., ni les grandes puissances, mais uniquement le
cause
-
150
prolétariat des autres pays et en particulier le prolétariat du
pays impérialiste.
L'expérience des rappelés
Quelle expérience les rappelés ont-ils tiré de cette
guerre?
Il est difficile de dégager des conclusions précises. A
vrai dire, il semble que les six mois que les jeunes ouvriers
ont passés en Afrique du Nord n'ont pas beaucoup modifié
l'attitude du proletariat français vis-à-vis de la guerre et
des Nord-Africains. Les ouvriers qui ont été en Algérie n'ont
pas été surpris par ce qu'ils ont vu. Ce qu'ils ont vu, ils le
savaient déjà avant de partir. Ils ont vu la misère et l'arrié-
ration des Nord-Africains, chose qui ne pouvait que les
émouvoir, si ceux qui étaient victimes de cette misère
n'avaient pas en même temps représenté le danger perma-
de l'ennemi. Il n'y a pas eu de choc psychologique; le
soldat avant de partir avait été prévenu par la presse de
ce qu'il allait voir. Il n'y a pas eu non plus de transforma-
tion radicale de l'ouvrier en véritable soldat. Ce qu'on lui
demandait c'était plutôt l'acte de présence qu'une véritable
guerre. A part les risques d'embuscade et les patrouilles, la
guerre n'a pas été tellement différente d'une simple période
militaire. Les actes de répression n'ont pas été confiés aux
rappelés et on n'a pas brisé leur résistance à la discipline.
La tactique du quadrillage et les tentatives de pacification
ont donné à cette guerre un aspect qui rappelait par certains
côtés la « drôle de guerre » de 1939, avec cette différence que
le soldat français avait certains des privilèges de l'armée
d’occupation. Bien rares sont les rappelés qui sont revenus
atterrés par leurs six mois. La plupart en parlent comme
d'une aventure qui les a sortis de leur routine. Très peu en
gardent une mauvais souvenir. Le ressentiment des rappelés
serait plutôt tourné vers l'armée et ses inepties, mais même
là ce ressentiment n'est pas toujours positif. Les avantages
qu'ils auraient pu avoir comme armée d'occupation étaient
contrecarrés par le caractère particulier de cette guerre qui
se veut en même temps pacificatrice. Les plaintes des rappe-
lés sont souvent axés sur cette contradiction. Combien de
fois le rappelé ne s'est-il pas moqué amèrement du fait qu'on
lui interdisait de tirer ou qu'il devait rendre des comptes
sur le nombre de balles qui lui était attribué? Il en conclut:
« Nous n'avions pas le droit de nous défendre. » Quelle drôle
de guerre, qui interdit de tuer les ennemis et les ennemis,
c'était un peu tout le monde.
Un rappelé raconte qu’un jour ils volèrent des oranges
dans une propriété, en menaçant les gardiens musulmans de
leur mitraillette. Il raconte cela comme un fait naturel.
151
« Nous étions soldats, après tout », dit-il pour s'excuser.
Puis il commence à s'indigner car un lieutenant qui avait
pris la guerre pacificatrice au sérieux distribua les oranges
aux enfants d'un village. Il conclut: « C'était un vrai con. »
Et il raconte comment les autres officiers se moquèrent de
ce lieutenant. Ce rappelé est un bon ouvrier, un bon cama-
rade qui a l'estime de tous dans son atelier. Sauf chez quel-
ques militants communistes, la solidarité prolétarienne entre
les rappelés et les Nord-Africains ne s'est pour ainsi dire ja-
mais manifestée. Pourtant, il serait faux de croire que l'ou-
vrier, parce qu'il a revêtu l'uniforme, a perdu toutes les
réactions qui le caractérisent dans l'usine. Le rappelé s'est
conduit comme un soldat envers les Nord-Africains, il s'est
souvent conduit comme un ouvrier vis-à-vis de ses chefs. Il
a emporté dans son paquetage le même mépris qu'il réserve
à ceux qui sont chargés de l'opprimer dans le civil. Il a réagi
contre la discipline de l'armée, mais comme cette discipline
limitait aussi son pouvoir d'occupant, bien souvent il avait
tendance à tout mettre dans le même sac, les Nord-Africains
et le Haut Commandement. Certains vont jusqu'à reprocher
une complicité tacite entre eux : « Tout ça, c'est un coup
monté. » Même les plus crédules ne croyaient pas en leur
mission pacificatrice; quant au patriotisme, ils en étaient
totalement dépourvus. Ce qui comptait surtout pour la plu-
part, c'était de passer les six mois le mieux possible. « Dans
notre compagnie, dit un rappelé, nous étions divisés en qua-
tre groupes : les fainéants, les buveurs, les voleurs et les
tueurs. » Tous réagissaient selon leur tempérament et ces
réactions s'opposaient à la discipline militaire. Cette disci-
pline n'était pas serrée et son relâchement s'est souvent fait
sur le dos du fellah. La seule sympathie qu'ils manifestaient
pour leurs chefs, c'était pour ceux qui, rappelés comme eux,
réagissaient à la discipline, enfreignaient les consignes et
faisaient preuve du plus grand « je m'en foutisme ». Aucune
estime pour ces officiers qui prenaient au sérieux cette petite
guerre. N'étaient-ils pas dupes ? « Les chefs du F.L.N., eux,
n'étaient pas stupides; eux, au moins, ils prenaient la guerre
au vrai sens du mot ». Ce qui domine c'est surtout une réac-
tion de soldat indiscipliné. La plupart sont partisans « de
tout laisser tomber ». D'autres ajoutent: « Il n'y a qu'à tout
détruire avant de partir. » D'autres vont encore plus loin :
« Y a qu'à tous les tuer. » Les Nord-Africains sont considérés
comme ennemis, mais les Européens ne sont pas pour cela
des amis. En ce sens, la propagande raciste n'a pas plus de
prise que la propagande communiste. Pas un rappelé qui ait
exprimé la moindre solidarité avec les Européens d'Afrique
du Nord. De plus, la réaction de l'ouvrier empêche toute soli-
darité avec les couches privilégiées. La réaction du soldat
d'occupation va jusqu'au bout de sa logique. L'Algérie c'est
la terre hostile; les habitants, des ennemis. Malgré les excès
de langage propres aux Français, l'ennemi n'est pas aussi
152
par leurs
haï qu'on pourrait le penser. Le rappelé n'avait pas affaire
à des soldats mais à des partisans. Il n'a aucun respect pour
les valeurs guerrières de son ennemi. a Ils n'ont rien, ils sont
misérables », voilà l'ennemi contre lequel il doit se battre.
Le patriotisme n'a aucune prise; il ne se sent pas un héros
de combattre une telle armée. Le rappelé peut rarement faire
état de ses exploits ou de ses faits d'armes, si ce n'est que
des faits peu avouables qu'il dira à ses copains, mais qui
sont loin d'être à son avantage.
Les rappelés se sont aussi sentis un peu
trahis
camarades; après tout le battage contre la guerre, ils sont
tout de même partis. Quelques-uns ont gardé une certaine
rancour qu'on les ait laissés partir. Un rappelé de retour a
de suite demandé, goguenard: « Alors les gars, on fait tou-
jours de l'action contre la guerre? » L'un d'eux, ancien cégé-
tiste, ajoutait : « Ils peuvent toujours venir me chercher pour
faire quoi que ce soit, c'est fini, ce sont tous des salauds. »
Non seulement il reprochait aux communistes d'être partis,
mais aussi il leur reprochait d'être avec les fellagas. Com-
bien de communistes se sont plaints de perdre leurs mili-
tants dans cette guerre : « Quand ils reviennent, ils tournent
leur veste », dit l'un d'eux qui ajoute aussitôt : « Tout ça
c'est le fruit de la propagande bourgeoise. » C'est en réalité
bien autre chose.
Pourtant la situation était différente, au début de l'été
dernier dans les usines et dans les gares.
Les rappelés de juin 1956 n'étaient-ils donc pas les mê-
mes hommes que ceux qui reviennent aujourd'hui? Jamais,
peut-être, dans l'histoire d'une armée on n'avait assisté à un
tel phénomène. Les mobilisés refusaient de partir, se cou-
chaient sur les rails, arrêtaient les trains, tiraient les son-
nettes d'alarme. Partis de Nancy au cri de: « Lacoste au
poteau », c'est avec ce même cri que souvent ils ont débarqué
à Alger même. Une telle « mobilisation » n'a pas de précé-
dent dans l'histoire. On pouvait se demander si la bourgeoi-
sie française disposait encore d'une armée. Atteignant une
telle intensité, le refus des soldats de s'en laisser conter,
d'accepter la discipline bourgeoise, traduisait un état d'es-
prit dont on aurait pensé, en d'autres temps, qu'il annonçait
une révolution à bref délai.
Dans les usines, les ouvriers français s'agitaient. Il y a
eu des manifestations de masse à Grenoble, à Nantes, un peu
partout: en province, les ouvriers et la population manifes-
taient dans les gares. Une grande partie de la population
était hostile à la guerre et manifestait spontanément cette
hostilité (1).
(1) Voir le « Journal d'un ouvrier », publié dans le n° 19 de cette
Revue.
153
L'
La situation était différente mais elle s'est détériorée en
l'espace d'une année.
Les partis de gauche s'étaient hissés au Parlement en
s'appuyant sur cette hostilité à la guerre de la population.
Des radicaux aux communistes, tout le monde était contre
la guerre.
Un immense espoir avait rayonné après les élections du
2 janvier. Mais l'espoir de la population était basé sur les
promesses des partis, les espoirs des partis de gauche étaient
différents. Pour les radicaux et les socialistes, l'espoir c'était
de former le gouvernement; pour les communistes, c'était la
perspective d'un Front Populaire avec les radicaux et les
socialistes.
Une fois élus, les partis suivirent la politique qui devait
les mener à leurs propres buts. Les socialistes se sont char.
gés de continuer la guerre en Algérie. Ils demandèrent au
Parlement des pouvoirs spéciaux pour cela. Et les commu.
nistes les ont votés.
Après avoir voté, les ouvriers ont signé des pétitions
juste au moment où le gouvernement rappelait les classes.
Beaucoup d'ouvriers ont obéi aux consignes de la C.G.T. ou
du P.C.; il y a eu des grèves symboliques, des rappelés ont
été accompagnés aux gares au son de la Marseillaise. Il y
a eu des pétitions portées aux maires par des cortèges paci-
fiques, les maires ont porté ces pétitions aux députés, les dé-
putés au gouvernement, mais toujours rien. Le P.C. jouait
le jeu parlementaire et ne voulait pas dépasser cette action.
Il semblait que les députés communistes étaient tout d'un
coup convaincus que le Parlement pouvait arrêter la guerre.
Pourtant, nous l'avons déjà dit, lorsque la guerre les a
touchés de près, lors du rappel des disponibles, les ouvriers
étaient prêts à agir. Le « Journal d'un ouvrier », publié dans
le n° 19 de cette Revue, montre comment chez Renault une
grande partie des ouvriers était disposée à lutter pour empê-
cher le départ de leurs camarades d'atelier. Il montre éga-
lement que les possibilités qui incontestablement existaient
alors, ont été minées, sabotées, finalement supprimées par
l'attitude des organisations « de gauche » et en premier lieu
du Parti Communiste et de la C.G.T. Tantôt par des maneu-
vres savantes, tantôt plus brutalement, les communistes ont
essayé de mener en bateau les ouvriers, jusqu'à ce que leur
élan soit épuisé et ils y ont réussi.
Aujourd'hui, les communistes continuent de même;
mais si l'on vient critiquer leur attitude, ils répondent :
Que voulez-vous qu'on fasse d'autre? Ne voyez-vous pas
l'apathie de la classe ouvrière ? Ils oublient pourtant d'ajou-
ter que chaque fois que la classe ouvrière tente de sortir de
cette « apathie », tous leurs efforts visent à l'y replonger.
Tout en empêchant l'action réelle des ouvriers, la seule
efficace, contre la guerre d’Algérie, le P.C. a crié et continue
-
154
à crier qu'il veut « la paix en Algérie ». La paix en Algérie,
mais comment? Pendant des mois, il a fait signer aux gens
des pétitions. Depuis quand les pétitions peuvent-elles arrê-
ter une guerre? Pourtant les communistes s'acharnaient là-
dessus. Pourquoi? Ils devaient faire « quelque chose » pour
la paix en Algérie; mais pas une action réelle. Une telle
action les entraînerait trop loin, dans une période où ils peu-
vent difficilement dépasser le cadre de l'« opposition de
Sa Majesté » En même temps, le but du P.C. c'était de se
réconcilier avec les socialistes; l'unité d'action entre Tho-
rez et Mollet est pour Thorez plus important que la paix
en Algérie. Or, ce sont les socialistes, c'est Mollet qui fait
la guerre en Algérie. Comment lutter à la fois pour la paix
en Algérie et pour l'unité d'action avec Mollet? La pétition
résoud cette quadrature du cercle: elle permet de paraître
lutter pour la paix en Algérie, et en même temps, de ne pas
couper les ponts avec les socialistes. On en arrive ainsi à
ce paradoxe: l'action inutile, dont la pétition est l'exemple
le plus probant, est présentée par le P.C. comme l'action la
plus efficace. Et elle est en fait efficace non pas en vue
de la paix en Algérie, mais en vue des maneuvres politiques
du P.C., qui doit concilier la chèvre et le chou.
Mais cette efficacité, les ouvriers s'en foutent. Les
pétitions n'ont servi à rien — les ouvriers signent donc de
moins en moins. « Ils sont apathiques », dit le P.C. Non; ils
refusent de se laisser mener en bateau plus lougtemps.
Mais cette politique du P.C. n'avait pas seulement pour
conséquence de lasser les ouvriers les plus combatifs ; elle
attirait à elle aussi les ouvriers les moins combatifs. Ceux
qui ne voulaient rien faire d'autre que tranquilliser leur
conscience.
Bien plus : le P.C. utilisait ce phénomène comme argu-
ment. Aux ouvriers combatifs il opposait l’apathie des au-
tres. « Vous êtes pour des actions énergiques, oui, mais les
ouvriers ne sont pas prêts à de telles actions. » Il montrait
les risques des actions énergiques qui pourraient être illé-
gales, en employant les mêmes arguments que la bourgeoisie,
en traitant les plus acharnés « d'aventuristes » et en insis-
tant en particulier sur les risques que courait le parti cans
cette situation.
Puis, quand les possibilités d'action diminuèrent avec
le temps, quand les éléments combatifs se lassèrent, quand
les jeunes furent rappelés en Algérie, beaucoup de militants
communistes reprochèrent aux ouvriers de ne pas avoir agi
de façon plus énergique, de ne pas avoir systématisé des
actions telles que celles qui eurent lieu à Nantes ou à Gre-
noble.
Si le P.C. peut jouer ce jeu c'est qu'en fait il a un double
visage : il a les traits officiels que montre sa presse, mais il a
aussi ceux que lui donnent ses militants les plus énergiques
dans les usines. Freinés, abandonnés à l'isolement, quand
155
leur action pourrait être efficace ces militants deviennent les
garants de la combativité du parti, les glorieux exemples que
l'on cite, quand le problème de les soutenir ne se pose plus.
L'action parlementaire de P.C. constitue son lien avec
la bourgeoisie et les autres partis de gauche. L'action de
quelques militants dévoués constitue son lien avec le prolé-
tariat. Tandis que la première est légale, la deuxième est
clandestine et limitée, l'extension de cette deuxième forme
risquant d'entraîner l'exclusion de la première. Les quelques
emprisonnés communistes dans cette affaire sont devenus des
instruments de propagande pour le parti, bien plus efficaces
auprès de la classe ouvrière que n'importe quelle déclaration
parlementaire.
Hostilité, méfiance, indifférence, dans le meilleur des
cas sympathie - voilà l'attitude des ouvriers vis-à-vis des
Nord-Africains. Elle n'aboutit qu'exceptionnellement à la
solidarité véritable.
Est-ce là seulement le produit des influences bourgeoi-
ses? Certainement pas. Face à la guerre menée par la bour-
geoisie, à quoi pouvait donc se raccrocher le prolétariat fran-
çais? A l'action préconisée par les partis de « gauche »?
Nous avons vu ce qu'il en était. Il aurait fallu d'abord dire
la vérité au proletariat, quitte à ne pas être entendu de lui.
Mais on a menti aux ouvriers, on a tranquillisé la conscience
des plus faibles, on a évité les insomnies aux plus lâches, on
a fait croire qu'on pouvait arrêter une guerre avec une péti-
tion. La bureaucratie politique « de gauche » a vanté sa
puissance pour avoir la confiance du prolétariat. Comme la
grenouille de la fable, elle s'est démesurément gonflée, elle
a lassé le prolétariat — c'est pourquoi elle n'est restée qu'une
grenouille qui est en train d'en crever. Elle a flatté les ou-
vriers, clamé des victoires qui n'en étaient pas, et par là elle
n'a fait que préparer leur défaite dans cette guerre. Mais
qu'on ne s'y trompe pas : les flatteries affichées sur les co-
lonnes de l'Humanité n'ont qu'un sens: donner un espoir à
bon marché, même s'il est faux. En réalité, la bureaucratie
ne croit pas en la classe ouvrière, et, quand un militant im-
patient ou déçu viendra se plaindre, elle rejettera toutes
les calamités sur cette classe qu'elle ne cesse d'encenser:
« C'est de la faute des ouvriers, qui ne veulent rien faire. »
Glorifié par devant, sali par derrière, l'ouvrier-lampiste
sera tenu comme le seul responsable de sa défaite.
La guerre a suivi son cours. Alors les espérances sont
tombées. Ceux à qui on donne un fusil tirent: « Il faut bien
se défendre. » A quoi s'accrocher, à quelles espérances?
La seule qui reste bien souvent, c'est a la quille ».
Les indécis se font une raison. La guerre d'Algérie ce
n'est pas la guerre de 1914-18 ou de 39-45. Les pertes sont
relativement petites. Il faut patienter et le soldat a la quasi-
156
certitude de rentrer chez lui au bout de six mois. Il est possi-
ble aussi que le commandement ait tenu compte de l'état
d'esprit manifesté par les rappelés en France. Les « coups
durs », la répression ont pu être surtout confiés aux paras,
à la Légion, à des régiments plus dociles (1). De toute façon,
une grande partie des troupes a été surtout utilisée pour
« faire masse », en particulier dans les villes, sans participer
activement aux opérations.
Et puis il y a l'engrenage de la guerre.
Certains en emboitant le pas, y trouvent une certaine
allégresse. Un ouvrier rappelé explique que lui aussi, bien
qu'il soit hostile à la guerre, il a été gagné par le milita-
risme. « Nous avons été canardés; eh bien, le commandant
a dû nous retenir; tous, nous voulions aller déloger les fel-
lagas dans la montagne. » Il ajoute, un peu consterné:
a Même moi, j'étais décidé à aller me battre, je ne sais pas
pourquoi ».
De là il n'y a qu'un pas pour arriver à participer aux
atrocités. Un ouvrier explique qu'un autre rappelé avait été
muté dans sa compagnie : « Ils m'ont viré parce que je
chantais trop l'Internationale », disait-il.
Celui-ci, quelques jours plus tard, avec un de ses cama-
rades organisait le viol d'une musulmane dans une mechta.
Ni les soldats, ni les ouvriers ne savent plus à quoi s'ac-
crocher, n'ont plus d'espérances. « Il faut attendre que cela
finisse. » « Combien de temps crois-tu que cela va du-
rer? » Voilà les réflexions que l'on entend à présent. Il y
a quelques mois, on disait : « Il faut faire quelque chose »,
a on n'ira pas à la guerre ».
Maintenant les ouvriers s'enferment dans un individua-
lisme sans issue, c'est la politique du débrouillage individuel.
C'est la rançon de la défaite que les ouvriers ont subie. Pour
ne pas avoir été spectaculaire, cette défaite n'en est pas
moins claire; la réaction des ouvriers n'a pas pu surmonter
les obstacles, ni de la bourgeoisie, ni de la bureaucratie poli-
tique du P.C. et du P.S.
Cette défaite fait aussi partie de l'expérience ouvrière
- et cette expérience n'est pas perdue. La prochaine fois,
il sera infiniment plus difficile aux bureaucrates du P.C.
et du P.S. d'endiguer et de faire dévier le mouvement des
ouvriers.
D. MOTHE.
(1) Le « Dossier Jean Muller », publié par Témoignage Chrétien
permet de nuancer beaucoup cette hypothèse, mais la confirme dans
T'ensemble.
157
LE MONDE EN QUESTION
L' « OPPOSITION COMMUNISTE » EN FRANCE
S'il fallait la caractériser d'un mot, à la fois dans sa genèse et
dans sa vocation, on pourrait dire que l'opposition au sein du P.C.F.
est essentiellement orthodoxe. A condition de se souvenir que l'ortho-
doxie, dans l'univers stalinien et néo-stalinien, se définit non seulement
par rapport à une doctrine mais par rapport à des institutions dont la
doctrine elle-même n'est que le point d'honneur et la justification idéo-
logique.
Que cette opposition exprime un certain nombre de tendances
authentiquement centrifuges, inquiétudes et révoltes, et qu'elle les ren-
force en les cristallisant, ce n'est pas douteux; mais ces tendances ne
sauraient l'expliquer à elles seules. Depuis la constitution du P.C.F. en
parti rigoureusement stalinien (accession de Maurice Thorez au secré-
tariat général en 1930), elles sont un fait permanent et d'ailleurs inévi.
table, étant donné la contradiction elle aussi permanente entre les
intérêts révolutionnaires du prolétariat et la politique du parti bureau-
cratique. Or elles n'ont jamais abouti jusqu'ici à la formation d'une véri-
table opposition, c'est à dire d'une fraction intérieure organisée, protes-
tataire ou réformatrice. Chaque crise importante (procès de Moscou,
pacte germanosoviétique, affaire Tito, procès Rajk) donnait tout au
plus le signal d'un certain nombre d'abandons. C'est que rien n'autorisait
alors à envisager la possibilité d'un renversement du cours officiel.
Depuis la défaite définitive, en 1929, de l’Opposition « bolchevique-
leniniste », le stalinisme se présentait comme un système monolithique
fortement hiérarchisé à l'échelle nationale et internationale, et toute
tentative minoritaire se savait par avance vouée à l'échec. Une opposition
ne pouvait donc se constituer qu'à l'extérieur du P.C., même quand elle
visait en fin de compte à une reconquête ultérieure. Le choix n'était
qu'entre la sécession et la soumission.
Avec la mort de Staline, la « politique Malenkov », le XX° Congrès
et le rapport Kroutchev s'ouvre en apparence une nouvelle période.
Non seulement quelques-uns des dogmes les mieux assis de l'orthodoxie
stalinienne sont révoqués, mais la direction russe de l'ex-Komintern
semble à la recherche d'un cours nouveau. Les militants ébranlés par
les « révélations » officielles ou officieuses, déçus par l'orientation inté-
rieure du P. C. F. (problème algérien, politique d'unité), irrités par
l'arbitraire, les incohérences ou les absurdités de son idéologie (théorie
de la « science de classe », tendances au nationalisme culturel, antimal.
thusianisme obscurantiste) et vaguement tentés par la « voie yougo-
slave » se persuadent peu à peu qu'ils ont à l'Est des garants et des
alliés, et qu'ils sont plus proches de la nouvelle orthodoxie que leurs
propres dirigeants. L'orientation apparente du P.C. italien, l'évolution
des P.C. polonais et hongrois, ne peuvent que les confirmer dans cette
opinion. Les « staliniens endurcis » du Bureau Politique connaissent
alors le temps du mépris: leurs jours sont comptés, et ils semblent les
seuls à ne pas le savoir. Le congrès du Havre témoigne, dans sa prépa-
ration comme dans son déroulement, de leur aveugle obstination. Les
intellectuels écartés des assises ou publiquement foudroyés, bien loin
d'enregistrer leur défaite, y voient une erreur supplémentaire de la
« fraction dirigeante », et donc le gage de sa prochaine catastrophe.
Jusqu'à la présence du Russe Souslov, lequel n'a pourtant pas la répu-
tation d'un « libéral », et l'évident appui qu'il prête à Maurice Thorez,
qui sont interprétés comme des signes favorables: Souslov, dit-on, n'a
pas ses yeux dans sa poche, il a vu et jugé bien des choses, et nu!
doute qu'il prépare à son retour un rapport meurtrier sur la « bureau-
158
>>
cratisation » du P.C.F. Dans les colloques de la dissidence, circule alors
le mot d'ordre: « Préparons le 15° congrès », qui en sous-entend un
autre: « Kroutchev avec nous.
Ainsi peut-on dire que cette opposition, quant à sa genèse, est un
produit indirect de la « déstalinisation » inaugurée, comme on le sait,
par les staliniens de Moscou. Ses thèmes et ses objectifs pourront
évoluer, subir même, dans le détail, de curieux renversements du pour
au contre, elle restera marquée par ses origines. Les opposants d'au-
jourd'hui se remettront difficilement d'avoir été d'abord des malins
ou des demi-malins qui croyaient avoir compris avant les autres, et
mieux « pris le tournant ».
Puisque l’Opposition est essentiellement orthodoxe, ou plus exac-
tement super-orthodoxe, elle ne peut déborder le terrain choisi par
les initiateurs du XX° Congrès: celui de l'idéologie. Il y aurait, derrière
les crimes du stalinisme, des erreurs de méthode, des défauts de juge-
ment, une sorte de pathologie politique plus ou moins collective, bref
un état d'esprit à réformer, et de la libre discussion devrait jaillir l'in.
dispensable Lumière.
Chacun sait qu'une classe dirigeante admet bien qu'on critique ses
structures mentales ou même ses procédés policiers, pourvu qu'on laisse
intacts ses privilèges. Chacun sait aussi qu'en face de cette tolérance
limitée, l'analyse marxiste se donne pour principe essentiel de consi-
dérer dans une structure historique non ce pour quoi elle se donne
mais ce qu'elle est en fait, et d'en appeler du masque de l'idéologie
aux réalités de la politique et de l'économie.
Or les analyses de l'Opposition et de ses amis hors-parti procèdent
encore d'une démarche inverse, assez bien caractérisée par ces lignes
parues dans France-Observateur du 1-11-1956: « Celle-ci (l'Opposition)
va être tôt ou tard conduite à dénoncer le stalinisme sous son aspect
français, et à lui opposer un certain nombre de mots d'ordre (élections
véritables à tous les échelons, contrôle étroit de la gestion financière
du parti, de la nomination de ses fonctionnaires, révision des exclusions,
dénonciation des falsifications apportées à l'histoire du parti, etc.). De
même, elle sera amenée par la logique des choses à combattre non seu-
lement les méthodes générales du stalinisme, mais aussi ses répercus-
sions pratiques sur la politique française et donc à évoquer la façon
dont sont conduites et la campagne contre la guerre d'Algérie et les
luttes syndicales. » Il apparaît clairement que pour l'auteur et les inspi-
rateurs de texte la
est d'ordre idéologique (les métho-
des) et les conséquences d'ordre politique. En face d'un phéno.
mène comparable (la faillite de la II° Internationale), Lénine invoquait
autrefois des causes d'ordre social (naissance d'une aristocratie ouvrière,
constitution d'une bureaucratie syndicale et politique, etc.), et cepen.
dant la social-démocratie n'avait pas derrière elle un fait social aussi
massif que celui constitué par le régime bureaucratique russe derrière
les différents P.C. Mais l'Opposition est incapable d'entreprendre une
analyse radicale du stalinisme, pour cette raison simple qu'une telle
analyse détruirait nécessairement le mythe de la « destalinisation »,
qui est sa raison d'être.
Force lui est donc d'abandonner toute « plateforme » cohérente.
Elle doit se contenter de thèmes marginaux ou futiles (le birth-control,
les yeux d'Elsa), ou bien aborder les grands sujets (Ìuttes ouvrières,
question algérienne, expédition d'Egypte) d'un point de vue
étroit pour ne pas mettre en cause le système bureaucratique. Pour
prendre un exemple simple et dont les données sont connues de tous,
l'Opposition peut reprocher à la direction du P.C. sa mollesse dans
la défense des revendications nationales algériennes, d'une part; sa
complaisance excessive à l'égard du régime social de l'Egypte, de l'au-
tre; mais elle ne peut guère se permettre un rapprochement qui con.
duirait vite de Thorez à Kroutchev et de l'idéologie stalinienne aux
investissements soviétiques. Elle se trouve donc contrainte à une guérilla
honteuse, et d'autant plus difficile à conduire que l'appareil du parti
la somme en toute occasion de dévoiler ses raisons secrètes et 'tire parti
се
cause
assez
159
de chacune de ses réticences, interprétée comme un signe de duplicité.
Il faut ajouter qu'une extraordinaire diversité d'opinions et de tendances
dans le détail vient encore semer le trouble dans ses rangs, et qu'elle
ne peut combattre cette confusion qui tient à la précarité de ses prin-
cipes: c'est ainsi qu'elle se rattache officiellement au cours droitier de
la nouvelle équipe russe, mais que l'essentiel de ses critiques à l'équipe
Thorez sont des critiques « par la gauche ». La seule revendication
qu'elle puisse unanimement soutenir est la démocratisation de la vie
interne du P.C. (élections réelles, liberté de tendances, etc.). ,
Le répertoire de l'Opposition (on ne peut guère parler de pro-
gramme) explique son recrutement: fondamentalement idéologique, elle
ne peut guère rallier que des idéologues. Non que la masse des adhé-
rents ouvriers soit pleinement satisfaite de l'attitude du parti et sans
inquiétude devant les obscurités de la politique néo-stalinienne; mais la
critique mutilée qu'on lui en présente ne l'aide guère à saisir en quoi
les intérêts fondamentaux du proletariat, et non les franchises de quel-
ques intellectuels, sont engagés dans une agitation qui lui paraît au
premier abord stérile ou suspecte. C'est pourquoi, dans son immense
majorité, elle reste indifférente à ces querelles.
L'Opposition reste donc le champ des intellectuels: écrivains, jour-
nalistes, professeurs, étudiants, membres des professions libérales et
fonctionnaires divers. Ils ne désespèrent pas officiellement de rallier
un jour la classe ouvrière, mais confessent en privé qu'ils n'en voient
guère le moyen. Leur action est essentiellement préparatoire: il s'agit
moins d’influer sur la politique suivie par la direction pour tenter de
la modifier, que de gagner à la cause oppositionnelle une masse tou-
jours plus large d'adhérents qui constitueront un jour la nouvelle direc.
tion. L'élaboration d'un programme apparaît donc tout aussi inutile
qu'impossible: il ne s'agit que de se compter. Dans un tel contexte,
une expression comme: « l'Opposition progresse v ne signifie pas qu'elle
marque des points contre l'appareil, mais qu'elle se renforce numéri.
quement. Au surplus une action résolue, se donnant une base program-
matique et une organisation propre, risquerait de décontenancer les
militants et d' « affaiblir le parti » – un parti qu'il s'agit au contraire
de préserver dans une sorte d'hibernation, pour le retrouver un jour
tout prêt à servir une cause rénovée. Une telle conception de l'histoire
peut paraître étrange, et pourtant il est certain que bien des membres
de l’Opposition se reposent sur cette sorte d'attentisme. En réalité, ils
savent que leur victoire dépend pratiquement de l'évolution favorable
du rapport des forces au Kremlin, qu'ils considèrent comme inéluctable.
Et ce n'est pas le moindre paradoxe de cette opposition « nationale »
et « démocratique » que d'être séparée de sa propre classe ouvrière
et de tout attendre d'une directive venue d'ailleurs. N'importe, elle
attend son heure et se constitue secrètement en équipe de rechange.
La question à la mode vers la fin d'octobre 1956 est: qui sera le Go-
mulka ou le Nagy français?
C'est alors qu'intervient la grande épreuve: le voyage éclair de
Kroutchev à Varsovie, les massacres de Budapest, ramènent à leurs
justes proportions les intentions libérales du 20° Congrès et le contenu
du mot « déstalinisation ». L'Opposition se trouve brutalement coupée
des bases logistiques de son idéologie puisque les modèles jusqu'alors
licites auxquels elle rattachait sa filiation sont contestés, emprisonnés,
voire fusillés. L'effet est celui d'une réhabilitation à rebours. Hier,
l'Opposition se sentait, du point de vue de l'orthodoxie, plus innocente
que ses juges, elle triomphait par anticipation; elle se réveille coupa-
ble, et déjà condamnée.
On pourrait croire que ce choc a éveillé dans ses rangs une véri.
table conscience oppositionnelle, et marqué pour elle le signal d'une
attitude nouvelle, étrangère aux illusions et aux équivoques de la
période précédente. Mais les faits, et les rares textes publiés, montrent
exactement le contraire. L'insurrection hongroise pose en effet une
160
1
question claire à laquelle il faut répondre clairement; voici comment
répond un des porte-parole de l'Opposition, sous le pseudonyme d'An.
toine Roger et sous le titre prometteur: « L'Opposition communiste
progresse », dans les colonnes de France-Observateur: « Pour les
communistes français comme pour l'ensemble des communistes dans le
monde, le 3 novembre, il ne restait plus autre chose à faire: l'armée
rouge devait intervenir, en accord avec le gouvernement Kadar. Les
mouvements antigouvernementaux étaient passés sous le contrôle des
fascistes. La terreur blanche sévissait, etc. » Voilà pour une fois une
prise de position sans équivoque. L'expérience cruciale a eu lieu. Il
faut choisir. L'Opposition choisit en refusant de connaître le seul
mouvement réellement oppositionnel qui se soit produit au sein du
monde communiste; entre Kadar et les conseils de Csepel, elle choisit
Kadar, c'est-à-dire Kroutchev, c'est-à-dire Thorez. Elle rentre sous terre,
mais elle reste orthodoxe.
Mais, dira-t-on, que peut-elle faire ensuite, ayant jeté toutes ses
armes? La question est hors de sens, car encore une fois il ne s'agit
pas de faire, mais d’être. Voici, toujours sous la plume d'Antoine Roger,
une définition assez rigoureuse de l'opposant: « L'opposant, c'est celui
qui reste et qui se bat pour le triomphe de son point de vue, en
mettant de son côté toutes les chances de succès. » Mettre de son côté
toutes les chances de succès, nous venons de voir ce que cela signifie.
L'opposant, c'est celui qui reste. Où donc? Au parti, bien sûr. Mais
le verbe est employé ici absolument, parce qu'en effet tout son sens
est ramassé en lui-même. L'opposant, c'est celui qui reste, en général,
dans l'absolu. Qui reste où il est. Et qui pourra dire, comme l'autre,
au jour du règlement: « J'ai vécu. » L'Opposition, c'est la force
d'inertie.
Pour certains, de telles concessions sont des ruses nécessaires. On
sait ce que valent en général ces habiletés, et comment l'appareil fait
son profit de la moindre « concession d tactique. Mais il faut voir sur
pièces combien pèse la contre-partie (c'est toujours Antoine Roger qui
parle): « Des camarades demandent une « plateforme ». La plateforme,
mais c'est le parti tout entier qui l'élaborera, et il s'agit moins de chan-
ger de plateforme politique que de mours dans le parti... Nous vou-
lons que cessent les censures et les mensonges... Nous voulons en finir
avec la mise en tutelle des conférences réputées souveraines... Pour
vaincre la machine répressive, nous exigeons le vote secret. » On voit
que le bilan est plutôt maigre: Sur le plateau des « concessions »,
le reniement des ouvriers hongrois; sur le plateau des revendications, le
vote secret. En présence d'une telle balance, on comprend le mot prêté à
Laurent Casanova selon lequel l'existence de l'Opposition renforce le
parti plutôt qu'elle ne l'affaiblit. On peut en outre prévoir sans pessi.
misme qu'avec une telle tactique, le vote secret n'est pas pour demain.
Cependant, l'Opposition « progresse ». Au Quartier Latin, on parle
de 15 cellules dissidentes. Un comité clandestin de liaison avec l'oppo-
sition socialiste, qui a ses lettres de noblesse et quelques lustres d'an-
cienneté, est en voie de formation. Les événements les plus décisifs sont
attendus pour les prochaines conférences de sections. Les opposants
communistes déploient une activité considérable, puisqu'ils militent au
moins deux fois : une fois comme communistes, et une fois comme oppo-
sants. Pour les élections du Premier secteur de Paris, certains ont mené
de front une campagne électorale officielle pour Monjauvis et une autre,
clandestine, pour Bourdet, voire pour Hervé. Après quoi, le secret de
l'isoloir a dû trancher de singuliers cas de conscience. En décembre 56
paraît le numéro 1 de l'organe officieux de l'Opposition:« L'ETIN-
CELLE, pour le redressement démocratique et révolutionnaire du
P.C.F. », qui engage le fer avec Thorez et Servin. Il serait fastidieux
d'analyser les thèmes de cette polémique qui ne contient rien de nou-
veau par rapport aux précédentes critiques de l'Opposition. L'inter-
vention soviétique en Hongrie est encore une fois justifiée comme a iné
vitable... sous peine de catastrophes de plus grande envergure encore ».
161
Encore une fois la diatribe se termine sur la revendication-tarte-à-la-
crème d'un Congrès extraordinaire élu au vote secret (1).
On peut dire en somme que l'Opposition a bien refoulé, au sens
psychanalytique, l'affaire hongroise. Elle veut tout ignorer de ses réper-
cussions pourtant évidentes sur sa propre situation. Condamnée par
la mort sans phrases de la « déstalinisation », elle se refuse à consi-
dérer cette condamnation et continue de miser sur un retournement
dont l'éventualité est sans cesse démentie par les faits. Elle ne peut
admettre que Thorez ait mieux joué qu'elle. Elle se prétend toujours
orthodoxe au moment même où il devient évident qu'elle ne l'est plus;
elle le prétend non seulement parce que les rites de la polémique au
sein du P.C. l'y obligent, mais parce qu'elle le croit. Elle a trouvé en
Gomulka une figure exemplaire qui exprime parfaitement son choix
d'une opposition tolérée, et si possible au pouvoir. On pourrait évi-
demment se demander ce que c'est au juste que ce Gomulkisme qui
se retrouve chaque matin à l'endroit précis où le rapport des forces
l'a placé pendant la nuit, et qui par là ressemble plus à un baromètre
enregistreur qu'à une doctrine d'avant-garde Mais l'Opposition n'a que
faire d'une doctrine: elle cherche un alibi.
On voit où se situe son paradoxe fondamental: ce courant second,
né d'un tournant avorté de la politique néo-stalinienne, est déchiré
entre la logique de ses idées et celle de son attitude. Les critiques
qu'elle dirige contre le P.C., conduites jusqu'au bout, peuvent mener
à une prise de conscience radicale; quelques-uns parmi les opposants
s'engagent peu à peu dans cette voie: mais pour autant que leur
réflexion aboutisse, ils rompent totalement avec le stalinisme et quit-
tent tout à la fois le P.C. et son Opposition. Ceux qui préfèrent suivre
la logique des « concessions » ne tarderont pas à rejoindre, avec ou
sans mauvaise conscience, le bercail stalinien. Bref, en tant que super-
orthodoxie, l'Opposition n'est qu'une super-mystification. En tant que
tendance révolutionnaire authentique, elle ne peut se réaliser qu'en se
démystifiant, c'est-à-dire en cessant d'être une Opposition.
Gérard GENETTE.
NOUVELLE PHASE DANS LA QUESTION ALGERIENNE
Nous voulons simplement faire ici le point d'une situation qui
évolue très rapidement, en soulignant les résultats originaux que le
développement des contradictions algériennes depuis un
a pro-
duits (2).
an
(1) Cet article était déjà écrit lorsque parut le deuxième numéor
de l'Etincelle, qui fait état d'une diffusion de 8.000 exemplaires. Il y
a peu à en dire. Comme d'habitude, les analyses fondamentales sont
remises à plus tard, et les animateurs du bulletin semblent soucieux,
avant tout, de prouver leur loyalisme. Citons cette phrase qui résume la
situation: « Nous savons que des dizaines de camarades découragés et
sur le point de quitter le parti ont repris, grâce à notre initiative, con-
fiance et espoir. C'est un premier résultat qui n'est pas néligeable. Nous,
les « liquidateurs », nous agissons déjà comme un ferment de vie et de
renouveau pour le Parti. »
D'autre part, l'Express publiait le 15 février un texte émanant d'un
« groupe oppositionnel » distinct de celui de l’Etincelle. On y trouve
une analyse assez fantaisiste des diverses « tendances » du P.C.F. et
une définition prorammatique du socialisme qui décourage, entre autres,
le commentaire: « Le socialisme que nous voulons réaliser n'est pas
identique au système actuel de l'Union Soviétique. Il doit chercher à
combiner la propriété collective des moyens de production essentiels à
une démocratie économique et politique dans laquelle cette propriété
sociale ne serait pas une abstraction, mais une réalité perceptible à la
conscience des membres de la collectivité pris individuellement. »
(2) Cf. Socialisme ou Barbarie, n° 18, « La situation en Afrique
du Nord ».
162
!
I. Sur le plan international.
Le problème algérien a été internationalisé en fait et comme pro-
blème, lors du dernier débat à l'O.N.U. et du vote de la résolution
finale. Ainsi la bourgeoisie française n'a pas pu étouffer complètement
le bruit que font les 500.000 paires de bottes de ses soldats à la recher-
che d' « une poignée de terroristes ». Mais le F.L.N. n'a pas obtenu
la condamnation de la France. Cet insuccès tout relatif, car on est en
droit de penser que le F.L.N. ne désire pas obtenir une médiation de
10.N.U. est dû tant à l'U.R.S.S. qu'aux Etats-Unis.
1. La « modération » soviétique.
La position du bloc soviétique sur la question algérienne demeure
pour l'instant inchangée; elle explique l'inaction persistante du P.C.F.
sur le plan métropolitain. Il s'agit de maintenir l'Algérie autant que
possible dans l'orbite de la domination économique, politique et cultu-
relle française, afin de laisser ses chances à la succursale algérienne du
P.C. français. Moscou et le Comité Central de Paris n'ont pas encore
varié sur ce point: rapprochement avec la S.F.I.O., réticence à soutenir
la résistance armée algérienne depuis novembre 54, sabotage systéma-
tique de la lutte contre la guerre d'Algérie au sein de la classe ouvrière
française (tous les militants non-staliniens qui ont essayé d'organiser
cette lutte se sont heurtés aux manæuvres des secrétaires locaux).
Mais simultanément, et à mesure que le conflit algérien s'intensifie
les communistes algériens ont subi de plus en plus la répression, qui
tend, assez sottement de son point de vue, à les amalgamer avec les
nationalistes. Le Parti français voit certainement sans déplaisir la ré-
pression travailler pour lui: la mort et les tortures infligées aux mili-
tants algériens assurent au P.C.A. une place dans le martyrologue de
la future république algérienne; et la ligne sinueuse, opportuniste et
aventuriste qu'il suit actuellement ouvre peut-être la voie à un renver-
sement de politique, si le conflit des blocs se rallume à l'échelle inter-
nationale et si le P.C. passe dans l'opposition résolue en France.
Par conséquent la tactique du P.C. et de Moscou est strictement
fonction des rapports internationaux, la modération actuelle pouvant
faire place très bientôt à une vigoureuse reprise de la propagande contre
la « sale guerre D.
2. Le « soutien » américain.
La « gauche » française a paru déçue du soutien apporté par les
Etats-Unis à Pineau: elle paraissait espérer que les « bêtises » de
Suez seraient sanctionnées par les Américains à l'O.N.U. Il n'en a rien
été, apparemment. C'est que la désagrégation du bloc occidental lors de
Suez avait atteint la limite tolérable. Les contradictions apparentes entre
intérêts français et intérêts américains au Moyen-Orient devaient être
étouffées, et la diplomatie américaine a prêté un appui « loyal » à
la délégation française. Mais il est déjà certain que ce sauvetage sans
vergogne a été acquis moyennant promesse française de trouver
solution à brève échéance.
Le Moyen-Orient et l'Afrique dans son ensemble apparaissent de
plus en plus à l'impérialisme américain comme un enjeu de première
importance dans la lutte pour la domination mondiale, maintenant
que le partage est à peu près fait en Asie; et il paraît décidé à y
relayer, dans les formes nouvelles imposées par les jeunes bourgeoisies
récemment affranchies, l'impérialisme franco-anglais partout où celui-ci
ne parvient pas à abandonner les vieilles formes de domination colo-
niale. C'est le cas en Algérie. Inutile d'énumérer tous les avantages poli-
tiques, économiques, stratégiques, diplomatiques que le capitalisme
yankee pense tirer d'une « indépendance » politique des pays nord-
africains.
Par conséquent le soutien apporté par les Etats-Unis à la France
lors du débat à l’O.N.U. doit être interprété davantage comme un répit
que comme une victoire de la « thèse française », et les moyens de
pression des Etats-Unis sur la France, dans un moment où celle-ci est
une
163
menacée d'une crise financière, économique et sociale, sont suffisants
pour que les perspectives d'un règlement de la question algérienne
commencent à s'entr'ouvrir.
Dans la mesure où il s'inscrit dans le processus d'émancipation
politique des pays du Moyen-Orient et d’Afrique et où son issue condi-
tionne directement ou indirectement l'accès au marché africain, le
conflit algérien commence donc à revêtir une signification internatio-
nale qu'il n'avait pas à ses débuts. Il semble que la convoitise de plus
en plus pressante des impérialismes concurrents doive conduire le capi.
talisme français, d'une manière ou de l'autre, et à travers quantité de
contradictions, à lui chercher positivement l'issue la moins défavorable
pour ses propres intérêts. Cette tâche, assez démesurée au regard des
aptitudes des gouvernants français actuels ou éventuels, est cependant
facilitée par une modification sensible de la situation algérienne elle-
même.
par consé.
II. Sur le plan algérien.
Cette modification, intervente en une année, paraît être caracté-
risée par l'approfondissement et l'accélération du processus d'unifica-
tion nationale. Cet élément nouveau semble favoriser de son côté les
conditions d'un règlement futur. Il convient d'envisager séparément le
progrès du mouvement national dans les classes urbaines et dans les
campagnes.
1. Le F.L.N. et les classes urbaines.
Signification de la grève. La grève de la fin janvier a exprimé
l'adhésion massive des différentes classes urbaines musulmanes à l'idée
nationale. Elle touchait d'une part tous les salariés: domestiques, ou-
vriers et employés du secteur privé et du secteur public, fonctionnaires,
enseignants, etc., d'autre part les commerçants et artisans
quent la quasi-totalité de la population musulmane des villes. Le dé-
ploiement des forces de répression était tel (le corps expéditionnaire
retour de Suez cernait Alger) que l'adhésion de ces catégories sociales
au mouvement de libération nationale ne pouvait se manifester que
négativement, par l'abandon pur et simple de toute vie collective. Les
salariés et les boutiquiers rompirent ce minimum de solidarité qui, en
fait, associe les hommes, même au sein d'une société déchirée, et qui
prolonge, en fait, le geste du boulanger, du docker ou du fonctionnaire
en activité sociale. Ainsi l'appareil répressif fut-il, au début de la grève,
isolé de la réalité sociale, il apparut comme un organisme massif et
cependant sans poids; en abandonnant leur fonction, les travailleurs
musulmans effectuèrent à une moindre échelle, mais au même titre
que les travailleurs hongrois, la critique la plus radicale qui soit de
rEtat, ils révélèrent concrètement son abstraction.
Mais un dictateur sans échine populaire à faire plier ressemble à
un paranoiaque. L'appareil répressif abandonné par la réalité sociale,
reconstruisit comme un décor une « réalité » imaginaire: un par un,
on alla débusquer, avec des camions chargés de mitrailleuses et gueu-
lant de la musique arabe suprême ruse psychologique de nos spécia-
listes de l'âme musulmane les travailleurs, les écoliers, les fonction-
naires, les instituteurs, chez eux. On les mit en place. Alors le pro-
consul descendit du Palais, fit trois pas très entourés rue Michelet, et
eut la bonté de juger cette mise en scène vraisemblable.
La Résistance et les commerçants. Mais laissons le petit roi à son
délire logique. En réalité, le F.L.N. est désormais présent dans la petite
bourgeoisie commerçante sous la forme de l'Union générale des com-
merçants algériens, et dans la classe ouvrière grâce à l'Union générale
des travailleurs algériens. La grève a manifesté l'ampleur et l'efficacité
du travail de pénétration des frontistes au sein de ces deux classes qui,
il y a un an encore, demeuraient relativement en marge d'un mouve-
ment principalement paysan.
La consolidation F.L.N. chez les commerçants doit pouvoir s'expli-
quer par l'absence complète d'organisation de cette classe, livrée jus-
-
164
-
qu'à présent sans défense aux maîtres ultras des Chambres de commerce
algériennes monopolisant le commerce de gros, et aux petits racistes du
mouvement poujadiste algérien amateur de pogroms. Il semble que ce
soient les excès du gros commerce européen, perpétrés par les bouti-
quiers poujadistes qui aient déclenché chez les commerçants musul-
mans (et quelquefois juifs) le réflexe anti-monopoleur et nationaliste,
Pénétration dans la classe ouvrière. La pénétration nationaliste dans
la classe ouvrière est, de son côté, un fait original. Bien entendu, le
M.T.L.D. de Messali était un mouvement nationaliste essentiellement
appuyé sur la classe ouvrière, principalement les émigrés en France.
Mais il n'était jamais parvenu à produire une analyse précise de la
société musulmane algérienne: partant de la constatation que bour.
geoisie et classe moyenne musulmanes n'avaient aucun développement,
et qu'il « existe une vaste et très étendue toile de fond: la masse »,
il s'intitulait lui-même « parti de masse », après avoir conclu « qu'en
réalité il n'y a pas de classes sociales distinctes en Algérie et que, du
point de vue social, le pays, pris dans son ensemble, ne présente pas
d'antagonisme de classes » (20 Congrès national M.T.L.D., avril 53).
Cette appréciation, quelque peu surprenante et sans doute explicable
par la situation du mouvement avant le début de la lutte armée, faisait
du M.T.L.D. une organisation monolithique et sans doctrine, incapable
par exemple de proposer aux paysans ne fût-ce qu'une réforme agraire.
Par un mouvement inverse, le Front, qui paraît conscient des objec-
tifs spécifiques aux diverses classes sociales ,cherche à coordonner et à
contrôler l'action de chacune d'elles par le moyen des Unions (Træ-
vailleurs, Commerçants, Etudiants). C'est dans le cadre de cette stra
tégie que l'U.G.T.A. a vu le jour. La dernière grève semble montrer
qu'elle a pratiquement éliminé la C.G.T. comme organisation ouvrière
ayant prise sur les masses musulmanes en Algérie: la C.G.T. était carac-
térisée par une direction syndicale européenne versant parfois dans le
paternalisme et toujours soumise aux fluctuations de la centrale fran-
çaise, par la prééminence en son sein d'une aristocratie du travail (che
minots et fonctionnaires) parfois fascisante, par ses objectifs strictement
revendicatifs, métissés cependant de macuvres staliniennes assez gros-
sières. La nouvelle centrale cherche au contraire à prendre appui sur
les ouvriers agricoles, les dockers, les mineurs et a les nobiliser en
vue d'objectifs nettement nationalistes en même temps que sociaux. Elle
prétend expressément remplir la fonction de l'U.G.T. tunisienne ou de
I'U.T. marocaine lors de la lutte pour l'indépendance dans ces deux
pays. Le Front cherche ainsi à soutenir la lutte des bataillons paysans
de l’A.L.N. pour la lutte sociale des organisations ouvrières, et à étendro
le sabotage de l'économie coloniale à partir des terres jusqu'aux ate-
liers, aux mines et aux ports.
Si l'on considère les conditions de clandestinité absolue imposées
par la répression à cette extension de l'emprise frontiste, il faut con-
clure qu'en un an elle a fait des progrès très sensibles; le Front a
incorporé des classes sociales nouvelles dans la lutte nationale, il a
multiplié ses responsables, il a fait pénétrer son idéologie jusque dans
les rangs des travailleurs manuels et intellectuels et des commerçants,
il a gagné les villes jusque-là isolées par les troupes de tout contact
avec la résistance paysanne. La cristallisation du processus national
s'est donc sensiblement accélérée, en même temps que se poursuit la
formation du personnel de la future administration de la nation.
2. L'appareil F.L.N.
Ce dernier caractère, qui est parallèle à ceux que nous venons
d'examiner, constitue un autre aspect de l'approfondissement du pro-
cessus national.
L'extrême faiblesse relative de la petite bourgeoisie musulmane
distinguait sensiblement, il y a un an encore, la situation algérienne des
situations marocaine ou tunisienne. La direction des maquis n'était pas
encore suffisamment consolidée, techniquement ni socialement, pour
pouvoir garantir aux interlocuteurs français éventuels un cessez-le-feu
165
ou une réforme agraire « raisonnable ». La lutte armée en particulier
conservait dans une large mesure son caractère dispersé et relativement
spontané de guérilla, elle mobilisait pour une statégie locale les réser
ves d'exaspération des paysans misérables et chômeurs. Il ne s'agissait
certes pas d'une jacquerie répressible par la force, nous avons toujours
pensé au contraire qu'il s'agissait d'un processus irréversible; mais
l'appareil dirigeant la lutte armée et le contenu social des maquis de-
meuraient l'un et l'autre encore extrêmement fluides, strictement subor.
donnés aux conditions locales et sans objectifs politiques coordonnés.
Consolidation militaire. Au contraire, tous les faits que l'on peut
saisir à travers la censure d'Alger témoignent des progrès considérables
de l'organisation militaire et politique de la résistance algérienne.
L'A.L.N. a étendu son champ opérationnel à la totalité du territoire
algérien; elle en a organisé la responsabilité militaire en provinces,
zones, régions, secteurs ; chaque territoire militaire semble confié à
une direction étroitement contrôlée par les politiques; des grades et
des soldes ont été institués. A ce noyau de permanents militaires vien-
nent se joindre des partisans qui prennent les armes et les déposent
selon les exigences et les possibilités de la situation locale. Il semble
donc que le quadrillage réalisé par les forces de répression a été accom-
pagné, voire même précédé du quadrillage effectué par la résistance
algérienne.
Consolidation politique et administrative. Une prise de possession
politique et administrative consolide cette implantation militaire. Les
commissaires politiques constituent dans les villages des comités res-
treints chargés d'organiser les cellules F.L.N. Le mot d'ordre est : tout
pour la lutte armée; l'objectif est la politisation des campagnes sur la
base idéologique de l'indépendance nationale et de la réforme agraire
(partage des terres). Cette pénétration politique tend à prendre le carac-
tère d'une administration effective, coexistant avec l'administration fran-
çaise ou la remplaçant. Le succès de cette prise de possession paraît
vérifié par la dissolution de la totalité des anciens organismes admi-
nistratifs, depuis l'Assemblée algérienne jusqu'aux djemaas officielles
en passant par les communes mixtes : c'est que la petite fraction des
féod et des bourgeois musulmans qui collaboraient encore avec l'ad-
ministration française il y a un an a été physiquement et politiquement
éliminée, de sorte que l'efficacité des décisions d'un préfet ne paraît
pas outrepasser la portée des mitraillettes de son escorte. Le divorce
de l'appareil gestionnaire et de la réalité sociale, qui fut si frappant
dans les villes lors de la dernière grève, semble à peu près constamment
réalisé dans les campagnes. Il semble que le but du F.L.N. soit d'ores
et déjà de constituer dans tous les villages des « Assemblées populai-
res », embryons des futures communes qu'il contrôlerait étroitement en
monopolisant la présidence de ces assemblées ; les conditions de clan-
destinité dans lesquelles cette nouvelle étape s'effectue sont extrême-
ment favorables à un noyautage efficace.
Fonction des classes moyennes dans cette consolidation. Il est évi-
dent que ce travail de mise en place d'un appareil militaire, politique
et administratif sur tout le territoire algérien supposait que le F.L.N.
disposât des couches musulmanes économiquement les plus aisées et
culturellement les plus développées. La désertion des facultés, des lycées
et des écoles par la population d'âge scolaire qui comme dans tous
colonisés représente une proportion importante de la popu-
lation totale a rendu disponible une masse considérable de la jeu-
nesse intellectuelle: elle constitue pour le F.L.N. un apport précieux,
d'abord par son degré de culture très supérieur à celui de la masse
paysanne, ensuite parce que sa jeunesse même la rend absolument im-
perméable aux séductions de la collaboration avec l'administration
française. D'autre part, la classe moyenne des commerçants musulmans,
ralliée dans sa majorité à la résistance, lui apporte bon gré mal gré ses
fonds (auxquels il faut ajouter les impôts prélevés sur les fermiers
et les propriétaires européens).
Caractères originaux du Front. On peut donc conclure que l'adhé-
sion de la faible classe moyenne commerçante et intellectuelle au mou-
les pays
166
vement national, qui s'explique finalement par l'impossibilité où elle
se trouvait de se développer au sein de la structure coloniale, conduit
à la constitution d'un appareil politico-militaire original. Il est carac-
térisé par l'encadrement des masses paysannes (fellahs, métayers et
ouvriers agricoles), par les éléments les plus éclairés et les traqués venus
des couches petites-bourgeoises numériquement très faibles. Ces élé-
ments apportent avec eux leur psychologie spécifique: « rationalisme »,
goût de l'organisation, conviction de l'importance des cadres, tendance
au centralisme d'une part, et d'autre part populisme, dévouement sin.
cère à la cause des masses misérables, sentiment authentique de parti-
ciper à leur épreuve. C'est cette psychologie qui s'exprime sur le plan
de son idéologie nationaliste, à la fois négativement et positivement.
Négativement d'abord en ce que cette couche est dans son immense
majorité absolument dénuée de tout fanatisine religieux et de tout pan-
arabisme réactionnaire; elle a été éduquée dans les écoles françaises,
elle connaît mieux Descartes que le Coran (nous n'avons ici ni à nous
en louer ni à le déplorer); elle ne désire pas détruire la religiosité
paysanne ni les « confréries », elle est prête à en tenir compte, mais
dans la perspective d'une résorption progressive du caractère « totali.
taire » de la pratique islamique; elle est non moins prête à lutter contre
le clergé musulman vendu à l'administration française, et se vante déjà,
à l'occasion, de savoir ne pas épargner sa vie, même dans les mos-
quées.
Par ses aspects positifs ensuite, l'idéologie F.L.N. témoigne encore
de la psychologie que nous avons dite: elle est révolutionnaire sur son
propre terrain historique, c'est-à-dire bourgeoise sur le nôtre; elle veut
partager les terres parce qu'elle ne peut pas concevoir pour l'instant
d'autre solution à la misère agraire; elle veut réaliser une démocratie
politique parce qu'elle ne peut pas concevoir que « le peuple » puisse
trouver une expression à sa volonté autrement que dans le cadre insti.
tutionnel que lui a enseigné le juridisme français.
Par conséquent la « pauvreté » du programme F.L.N. est une pau-
vreté pour nous, ce n'est pas une pauvreté en soi, ce n'est surtout pas
la manifestation d'un machiavélisme conscient qui entretiendrait à des-
sein le vague sur ses intentions dernières pour mieux imposer sa
« solution » plus tard.
Mais en regard de cette idéologie pleine de bonnes intentions et
vide d'analyse positive (mais peut-on demander à la bourgeoisie de faire
l'analyse critique de la révolution bourgeoise?), se dresse la plus ex.
trême intransigeance quant à la discipline de l'organisation: exclusi-
visme rigoureux sur le terrain de la représentativité politique, centra-
lisme à peine démocratique dans la circulation des informations et des
consignes.
L'exclusivisme résulte pour sa part de la situation historique des
partis algériens avant novembre 54: il a mis fin au jeu de bascule du
P.C.A., à l'attentisme du M.T.L.D. et de l'U.D.M.A., à l'inaction des
Ulémas. Le Front est devenu maintenant, en fait, le seul appareil capa.
ble de regrouper les militants sortis des anciennes formations et de
s'agréger quantité d'inorganisés. Sur ce point sa ligne est celle du parti
unique et la lutte armée ainsi que la clandestinité favorisent cet
exclusivisme.
Quant au centralisme, il est né des conditions mêmes de la lutte: le
Front a été primitivement un organisme militaire, la subordination de
toute son activité au soutien de l’A.L.N. et des partisans renfermait en
elle la nécessité d'une direction unique et toute-puissante. Voici plus
de deux ans que cette direction n'a pas été contrôlée par la masse et
que les inasses au contraire reçoivent l'empreinte de sa propagande et
de son action. Il faut ajouter à cela le fait que les cadres issus de la
petite bourgeoisie qui s'incorporent depuis un an au F..LN. ne feront,
en raison du niveau culturel qui les différencie des paysans, qu'accen-
tuer la tendance au centralisme incontrôlé.
Or cet appareil, unique et centralisé, est poussé par la logique
du développement à s'implanter de plus en plus solidement dans
les campagnes et dans les villes, et à contrôler de plus en plus
167
étroitement la totalité de la société musulmane. Il tend désormais à
prendre en main l'administration du pays. Cela signifie que le F.L.N.
se prépare d'ores et déjà au rôle de couche gestionnaire de la société
algérienne et qu'il travaille objectivement à réaliser la confusion de
l'organisation actuelle et du futur Etat.
Il est encore trop tôt pour savoir si une fois le conflit achevé l'ap-
pareil s'incorporera et se supprimera dans un Etat de type « démocra-
tique » ou si au contraire il digérera l'Etat pour réaliser finalement
un nouvel exemplaire de ces « régimes forts » que produisent les jeu-
nes nations politiquement émancipées de la tutelle colonialiste. De
toute façon le problème est déjà posé dans les faits.
La profonde modification interne de résistance, telle que nous
venons de la décrire transforme la signification globale du conflit algé-
rien. L'organisation frontiste constitue désormais pour un gouvernement
français un interlocuteur indiscutablement capable de faire cesser le
feu dans tous les secteurs, capable de freiner s'il le faut le mouvement
paysan de partage des terres, bref capable de sauvegarder les intérêts
et les vies des Européens pendant une phase transitoire. Ce n'est que
par un artifice grossier que les couches dirigeantes à Paris et à Alger
prétendraient procéder en Algérie à une opération de simple police.
Même si la forme du conflit s'est apparemment peu modifiée, son con-
tenu en revanche a « basculé »: il ne s'agit plus de liquider des ban-
dits, ni de « pacifier » des populations égarées, mais de marquer des
points en vue de la négociation; tel est le sens du combat qui désor.
mais s'impose, bon gré mal gré, aux deux camps. Il faut du reste
noter au passage l'imbécillité de l'alternative dans laquelle s'est en-
fermé le gouvernement français actuel: car ou bien il poursuit la guerre
et il accélère alors la montée du F.L.N. au pouvoir; ou bien il remplit
a intentions » déclarées, et la nature du contrôle exercé par le
F.L.N. sur les masses assure à ce dernier le succès en cas d'élections
libres.
Si l'on ajoute enfin les motifs internationaux qui militent en faveur
d'un règlement de la question et que nous avons invoqués pour com-
mencer, il semble que l'on puisse conclure que l'affaire algérienne est
entrée dans une nouvelle phase dont le sens est la cessation du conflit
armé.
Une telle appréciation ne signifie pas que l'on peut attendre l'ar-
mistice pour un proche avenir. D'abord parce qu'on ne saurait assez
faire sa place à l'inintelligence dont souffre la bourgeoisie française
depuis la fin de la dernière guerre mondiale, en particulier dans la
gestion de ses intérêts coloniaux: elle a cuvré avec une telle persé-
vérance à sa propre destruction qu'elle finirait par faire douter que
l'histoire soit rationnelle, si l'on ne savait que même la déraison d'une
classe qui n'est désormais pas moins dominée que dominante est encore
rationnelle. Elle peut continuer encore quelque temps à faire tuer le
contingent pour mettre plus sûrement Ben Bella au pouvoir à Alger.
Ensuite les caractères originaux de l'organisation et de l'idéologie fron-
tiste, exclusivisme et centralisme d'une part, embryon de programme
social et nationalisme « radical » d'autre part, qui sont des facteurs
de « solution », peuvent effaroucher les dirigeants français. Il se peut
qu'ils ne désespèrent pas de les supprimer ou de les atténuer par une
guerre d'usure, par des maneuvres latérales (hommes de paille, etc.).
Le quart d'heure légendaire serait alors remis à plus tard.
On ne peut nier l'existence de telles entraves et d'autres encore au
cessez-le-feu. Mais elles ne peuvent qu'approfondir en dernière instance
le processus national algérien et par conséquent au travers de multiples
contradictions conduire finalement à l'arrêt du conflit.
ses
F. LABORDE.
Chez les Postiers
UNE GREVE « CATEGORIELLE
« Pour la troisième fois en quelques jours, le personnel
» est invité par certains groupements professionnels à
» cesser le travail. >>
» J'avoue ne pas comprendre » (1).
Eugène THOMAS, ministre « socialiste » des P.T.T.
Cet aveu était superflu. Personne n'est assez naïf pour penser qu'un
ministre, fut-il « socialiste », soit capable de comprendre quoi que se
soit à rien. Les lecteurs, eux, comprendront aisément ce qui suit.
Ampleur de la grève
Le gouvernement d'abord, les journaux ensuite, même ceux qui
étaient au départ plus ou moins favorables, ont tenté par tous les moyens
de minimiser l'importance de la grève et ses répercussions sur le service
postal.
La vérité c'est que pour les catégories sur lesquelles elle a porté,
et compte tenu de son caractère d'arrêt de travail de 24 heures (ou 48
heures pour les Bureaux-gares) cette grève est comparable en plusieurs
points à la grève de 1953. En effet la manière de juger des ouvriers en
cette matière est toute différente de celle des bourgeois ou du gouverne-
ment. Ce dernier peut bien dire que seulement 12,5 % des postiers ont
débrayé, il peut bien se vanter naïvement du peu de perturbations appor-
tées au trafic postal, tout cela ne change rien à la façon dont les postiers,
eux, ont interprété la portée de leur mouvement. Or le point de vue des
postiers est ici le seul point de vue juste et il est nécessaire de le faire
partager par les autres travailleurs.
Il est tout d'abord très rare qu'une grève catégorielle, comme celle
des facteurs, ou portant sur des conditions particulières de travail,
comme celle des bureaux-gares, s'attire une participation aussi large
et aussi enthousiaste. L'ampleur de cette participation se mesure à
l'ampleur du mouvement dans les centres importants, syndicalement
(1) Cette citation est tirée d'un a Communiqué au personnel de la
Distribution signé du ministre des P.T.T. Les deux derniers para-
graphes de ce communiqué méritent d'être cités, tant ils sont révélateurs
de ce que peut être une mentalité de ministre. « J'entends bien, écrit
M. Thomas, que certains représentants syndicaux vous laissent croire
que tout est possible et qu'il convient de m' « aider » à faire oboutir vos
revendications au moyen de grèves répétées.
» Soyez assurés qu'ils se trompent et vous trompent lourdement. Ils
ne réussissent qu'à indisposer tous ceux qui examinent les questions et à
vous faire perdre la réputation de conscience professionnelle qui fait
votre force.
» Ils vous feront perdre aussi un salaire dont votre foyer a besoin
et sans doute arriveront-ils finalement à justifier l'application d'un
récent arrêt du Conseil d'Etat limitant par avance le droit de grève des
fonctionnaires. »
L'expression « indisposer ceux qui examinent les questions » est
certainement digne de Kroutchev. Les postiers, eux, ne sont pas habi-
lités pour examiner les questions, il y a des gens qui sont faits pour
ça, c'est ceux que l'on appelle les dirigeants et les bureaucrates.
Quant au coup des petits enfants qui pleurent à la maison le salaire
perda et à celui de la menace de la limitation du droit de grève, voilà
quelque chose qui est vraiment digne d'un « socialiste », car il faut être
« socialiste » pour mélanger ainsi la pleurnicherie et la menace.
-
169
organisés, tels, chez les facteurs, les grands centraux parisiens et les
bureaux de banlieue et certaines grandes villes de province. Dans
ces centres la participation à la grève a varié entre 60 et 90 %. A
Paris, seuls Paris 15 (qui est pourtant le fief du cégétiste Redon) et
Paris 17 n'ont pratiquement pas débrayé. Les autres ont débrayé à
plus de 60 %. Les plus forts ont été Paris 5, 11, et 13 où la partici-
pation s'est élevée à 90 %. Dans les bureaux de banlieue, l'impor-
tance de la participation a été encore plus lourde de signification. Ces!
bureaux de banlieue en effet se composent de 15 à 40 ou 50 facteurs
au maximum et les conditions sont donc moins favorables à des dé-
brayages. Pourtant on a constaté pour la moitié de ces bureaux de
banlieue une participation à 100 %. On peut estimer que pour Paris
et sa banlieue environ 5.000 à 6.000 facteurs ont débrayé. A la réunion
qui a eu lieu à la Bourse du Travail se pressaient 2.000 à 2.500 fac-
teurs de Paris et de banlieue (et beaucoup de banlieusards n'ont eu
ni le temps ni la possibilité de venir). L'atmosphère y était telle qu'un
responsable syndical chevronné a pu dire qu'il n'avait jamais vu une
telle réunion de facteurs, aussi nombreuse et aussi enthousiaste, même
en 1953.
On le voit, qualifier cette grève, comme l'ont fait les journaux, de
demi-échec est une absurdité au point de vue ouvrier. Quant à l'argu-
mentation statistique de M. Thomas, elle est tout simplement déri-
soire et on peut être sûr qu'il est le premier à ne lui faire aucun
crédit. Il y a environ 52.000 employés des postes qui étaient intéressés
par les revendications qui avaient justifié la grève. Sur ce nombre on
compte en France, spécialement dans les petits patelins, quelque 5.000
receveurs distributeurs. Or le receveur distributeur, qui est le patron
de la recette, tient le plus souvent le bureau avec sa femme et deux
ou trois facteurs au maximum. Cela fait au total quelque 15.000 fac-
teurs qui se trouvent dans les plus mauvaises conditions pour
faire
grève. Même en 1953 un grand nombre d'entre ceux-là n'ont pas parti.
cipé au mouvement. Ces gars-là ne sont pas des jaunes, loin de là,
mais leur abstention quasi obligatoire en l'absence d'un grand mou-
vement de fond, ne fait que fausser les statistiques au bénéfice de
l'argumentation gouvernementale.
Cette argumentation n'est d'ailleurs pas plus convaincante lors-
qu'il s'agit de mesurer l'étendue des perturbations apportées à la distri-
bution du courrier. A Paris, six jours après la grève, le 26 février,
on estimait encore nécessaires deux jours de travail pour liquider le
courrier, surtout les imprimés, en attente. L'ouverture, Porte de Ver-
sailles, d'un bureau de tri de dépannage n'a été qu'un expédient assez
inefficace et qui avait pour principale raison d'être d'accréditer auprès
du public l'idée qu'il est aisé de remplacer des postiers professionnels.
Cette idée est entièrement fausse. A la Porte de Versailles, des rempla-
çants non qualifiés n'ont pu faire le travail, tant bien que mal, que
parce qu'ils disposaient d'une aire de travail infiniment plus large
que celle dont disposent les postiers dans les bureaux. On exige, en
effet, de ceux-ci qu'ils effectuent leur travail de tri sur un espace
utile de 60 cm. de large et 80 cm. de profondeur, et pour ce faire il
faut qu'ils soient vraiment qualifiés. Les remplacements au pied levé
dont se vante tant l'Administration sont d'ailleurs, à l'occasion de cette
grève ou d'autres, la source d'aventures toutes plus rocambolesques les
unes que les autres et dont l'Administration sort chaque fois un peu
plus ridiculisée et discréditée aux yeux de ses employés. Lors de cette
dernière grève on ne sait quel responsable qui manquait du sens de
l'humour a appelé la police à son secours. Les flics ont aussitôt eu
une idée géniale: ils ont mobilisé tous les clochards qui étaient dans
les commissariats du secteur pour remplacer les grévistes. Résultat,
l'ensemble des employés de ce centre, y compris ceux qui appartenaient
à des catégories qui n'étaient pas en grève, menacèrent de débrayer si
l'on ne retirait pas immédiatement cette main-d'oeuvre supplétive, peut-
être pittoresque, mais d'un genre un peu spécial. En 1953, dans un
autre secteur, ce fut un peu plus grave. Des techniciens de la Marine
170
de guerre furent installés à la place des monteurs professionnels en
grève. Résultat, il ne fallut pas moins de quatre mois pour remettre
en état les installations après leur départ. De cet exploit les journaux
n'ont évidemment pas parlé, mais les gars du métier, eux, en parleront
encore à leurs petits-enfants.
Les lecteurs qui ne sont pas ministres voient donc que cette grève
a été loin d'tre négligeable. Encore n'ont-ils pas été en mesure de se
rendre compte de l'enthousiasme des grévistes, qui est une chose qui ne
se traduit pas en pourcentages statistiques. Dès que les trois Fédérations,
C.G.T., C.F.T.C. et Autonomes, se furent mises d'accord, les gars dé-
brayèrent sans se faire tirer l'oreille. Lors des réunions, les orateurs
étaient accueillis par les grévistes aux cris de: « Unité, Unité », ce qui
est leur manière à eux d'exprimer que leur combativité compte plus
que les antagonismes des appareils syndicaux (2).
Le contenu des revendications
Qui dit revendications catégorfelles. dit quelque chose dont le
contenu exact n'est pas très clair pour ceux qui ne sont pas de la
profession. En réalité toutes les revendications sont simples et ce n'est
que leur concrétisation dans le cadre des catégories inventées par les
classes dirigeantes pour diviser les ouvriers qui rend leur compré-
hension difficile. C'est évidemment cet aspect concret qui intéresse
avant tout les syndicats et on ne peut le leur reprocher. Mais c'est
aussi cet aspect concret qui est le moins important, car ce qui compte
c'est la signification profonde de la reevndication et non la manière
dont elle s'exprime dans le cadre des lois et de réglements existants.
Les syndicats sont la victime d'un atroce paradoxe: pour être efficaces
en tant que syndicats ils sont obligés de concentrer leur attention et
de centrer l'essentiel de leur activité non sur le contenu des revendi-
cations mais sur leur expression superficielle. On trouve là une des
bases objectives de la bureaucratisation des syndicats qui, certes, n'est
pas la plus importante ou la plus impérative, mais dont les effets sont
les plus quotidiens et les plus permanents.
Cela ne signifie nullement que les responsables syndicaux honnêtes
ne sont pas conscients du contenu profond des revendications des ou.
vriers. Cela veut simplement dire que leurs énergies s'épuisent dans
des explications et des actions particulières, et qu'il ne peut pas, pour
eux, en être autrement.
Le cas de la revendication « catégorielle » des facteurs nous per-
mettra d'illustrer ce que nous venons de dire. En effet, le contenu
de cette revendication est en fait universel.
Voyons les faits. Tout d'abord il faut savoir que lors de la réforme
de 1948 les postiers ont eu le net sentiment d'avoir été les cocus de
cette comédie administrative. Sur environ 1 million de fonctionnaires,
350.000 sont classés dans les catégories les plus basses, dénommées C
et D. Or les postiers apportent à eux seuls un contingent de 140.000 C
et D alors qu'ils ne sont au total que 230.000. Chez les postiers donc
les petites catégories représentent 60,9 % du total des postiers. Les
autres fonctionnaires apportent 210.000 employés des petites catégories
pour un effectif total de 770.000, soit en pourcentage 27,3 %. Il découle
de cette situation que pour les postiers la question des réformes passe
avant celle du minimum vital.
Ainsi les facteurs se sont battus pour obtenir une amélioration de
leur situation dans la hiérarchie des fonctionnaires. L'élément mobi-
lisateur de leur débrayage a été double: d'une part, on leur promet
cette réforme depuis le 8 novembre 1954 sans jamais la leur donner,
ensuite, M. Thomas, qui avoue ne pas comprendre, leur a offert la
(2) Sur l'ensemble des postiers qui adhèrent à un syndicat, environ
50 % adhèrent à la C.G.T., 25 % à Force ouvrière et les 25 % restant
se répartissent entre la C.F.T.C. et les Autonomes (F.N.S.A.).
171
pire des « réformes » qui pouvait leur être offerte: alors que
les
employés de la catégorie C sont à l'indice 130/195, soit de 31.700 à
41.200 francs par mois à Paris, il a créé un super-facteur, nommé au
choix, à l'indice 210, soit 44.060 francs par mois (3). La réaction des
facteurs a été immédiate: indice 210 pour tous ! Il en est toujours
ainsi : lorsque les dirigeants, quels qu'ils soient, manœuvrent pour
dresser les ouvriers les uns contre les autres, pour les diviser, ils
créent par là même l'unanimité contre eux. Ce sont là les contradic-
tions du pouvoir qui ne peut diviser les travailleurs qu'en les dres
sant unanimement contre lui. Le gain que tirent les gens qui sont au
pouvoir de telles manquvres serait bien mince s'ils ne trouvaient leur
bénéfice dans la prime à la trahison que ces manævres procurent
aux bureaucraties ouvrières, syndicales ou politiques. Nous en appor-
terons la preuve à propos de l'action jaune de Force Ouvrière.
Dans l'immédiat cependant rien n'a été plus absurde que cette
initiative ministérielle. Il y a beaucoup de vieux facteurs qui n'ont
plus grand chose à attendre de l'Administration. Si on leur avait dit:
« On vous donne l'indice 210 », jamais ils n'auraient fait grève. Au
lieu de cela on leur dit: « Durant les quatre années qui suivent, et
dans la mesure où vous n'aurez pas atteint 50 ans, vous
aurez la
possibilité de postuler le 210, qui sera accordé au choix à environ 20 %
des effectifs. »
On ne peut pas se moquer du monde d'une manière aussi inso-
lente. Non seulement la revendication attendue n'est pas satisfaite,
mais encore on introduit une mesure de division des travailleurs qui,
à elle seule, était capable de mettre le feu aux poudres.
« J'avoue ne pas comprendre », dit Monsieur le Ministre « socia
liste > Thomas...
L'opinion des postiers
Il y a des quiproquos vraiment bizarres dans le cours de la lutte
de classe. Thomas qui aime faire le matamore, déclare hautement:
« Je ne négocierai pas sous la pression. Si vous faites grève je ne
présenterai pas le projet de réforme au prochain Conseil des ministres. »
Cela fait bien auprès des lecteurs du Figaro ou de l'Aurore. Malheu-
reusement, présenter le projet au Conseil des ministres cela veut tout
simplement dire faire entériner sans discussion un projet dont les
postiers ne veulent justement pas. Conséquence, donc, de la décla-
ration de ce grand psychologue qu'est Monsieur Thomas: les postiers
font grève, comme ça le projet ne passera pas toute de suite (il fallait
attendre maintenant le retour de Mollet d'Amérique) et c'est toujours
cela de gagné. Les gars disent qu'ils savent bien que s'ils n'avaient pas
fait grève, le projet dont ils ne voulaient à aucun prix aurait été
accepté tel quel. De plus, le lendemain de la grève, Thomas le dur
déclarait à qui voulait l'entendre qu'il allait procéder à de nouvelles
a améliorations ». Du coup, les gars se sont dit que c'était bon signo
et que leur ministre fléchissait. Ils pensent qu'ils sont dans la bonne
voie et ce qu'ils réclament maintenant c'est un contre-projet présenté
par les trois Fédérations. En d'auters termes ils disent à leurs Fédéra-
tions : « Mettez vous d'accord, on fera le reste. >>
Cela ne veut pourtant pas dire que les postiers se fassent beau-
coup d'illusions. Ils savent qu'il leur faudra se bagarrer dur, mais ils
ont l'impression et c'est là l'essentiel qu'en se battant ils obtien-
dront le 210 pour tous. Pour eux, ce objectif n'est pas mince, il
ne s'agit pas d'une simple augmentation, mais surtout, sur la base d'une
augmentation, ils veulent assurer le maintien de l'unité du corps des
facteurs
que les nouvelles dispositions tendent à diviser. Sous cette
apparence catégorielle, cette action revendicative s'attaque au véri.
table cancer de la gestion administrative de l'Etat depuis la fin de
-
(3) On remarquera à ce propos que, contrairement à ce que pour-
rait croire le profane, le point n'a pas la même valeur à tous les niveaux
de l'échelle. Cela serait trop simple.
-172
la guerre: la division systématique des rangs des travailleurs de la
fonction publique. Nous en donnerons deux exemples. D'abord celui
des agents de surveillance des postes et du télégraphe. Les premiers
sont une centaine en France (dont soixante environ à Paris), les seconds
sont en tout six cent cinquante. Ils sont normalement classés à l'indice
250, mais un tiers d'entre eux, soit deux cent cinquante gars, peuvent
être élevés au choix, à l'indice 270.
Au service général, c'est-à-dire les services de guichet, les agents
(qui sont les anciens commis d'avant guerre) ont été divisés arbitrai-
rement en deux catégories : une minorité est classée contrôleur à l'in.
dice 330 avec pour 10 % d'entre eux une classe exceptionnelle à 360,
et une grosse majorité demcure agent d'exploitation à l'indice 250.
Ainsi on classe directement une minorité à l'indice terminal alors que
la justice la plus élémentaire aurait voulu que la totalité du corps
termine à cet indice maximum. Il est bien entendu que dans tous
ces cas le travail est strictement le même.
Il est particulièrement révélateur de comparer cette situation à
celle qui prévaut dans l'industrie, la métallurgie par exemple. Dans
la pratique, le travail des métallos est extrêmement divers: il y a des
bons et des mauvais boulots. L'institution des normes ou la pratique
des bons de travail a théoriquement pour objet d'égaliser ces diffé-
rents travaux. Dans la pratique il n'en est, le plus souvent, rien. Si
bien qu'on peut dire que dans l'industrie la plaie du système est que
l'on paye d'une manière égale des travaux différents, les sales boulots
étant évidemment alignés sur la rémunération des boulots faciles. Dans
l'Administration on observe le phénomène inverse: les postiers sont
payés différemment pour faire un même travail. L'essence commune
de ces deux méthodes c'est la division des travailleurs. Les revendica-
tions justes dans les deux cas sont celles qui tendent à faire obstacle
à cette division. Enfin et cela la bourgeoisie ne le comprendra jamais
la justification suprême des revendications ouvrières correctes, ce
n'est pas 10 francs de plus de l'heure, ou 10 points supplémentaires
d'indice, c'est le combat pour maintenir et renforcer l'unité de la
classe ouvrière. La base ne s'y trompe pas et elle sera toujours prête
à faire des sacrifices qui dérouteront toujours les classes dirigeantes,
car elles ignorent tout de l'aspiration profonde de la classe ouvrière
au renforcement de sa cohésion et de son unité profonde.
Force Ouvrière ou la logique de la trahison
Malheureusement les bureaucraties syndicales n'ont rien à faire de
l'unité réelle de la classe ouvrière. Elles peuvent bien bavarder sur
l'unité par le haut, celle des appareils et des bureaucraties elles-mêmes,
cela ne change rien à cette constatation. La réalité c'est que les bureau-
craties syndicales, surtout lorsqu'elles sont liées aux bureaucraties qui
sont au pouvoir, ont pour source de leur existence cette même division
des ouvriers sur laquelle reposent tous les systèmes modernes d'exploi-
tation. A l'échelle de cette petite grève « catégorielle » l'action de F.0.
nous donnera l'occasion d'illustrer ce phénomène social profond.
Tout d'abord la couverture idéologique. C'est toujours le réfor-
misme pourri des bureaucraties qui cherche ses arguments dans l'ar
senal des pires sophismes. Acceptez, dit F.O., ce 210 attribué au choix.
Il porte sur à peu près 22 % des effectifs intéressés qui sont de 36.400
environ (4), soit sur 8.000 gars qui seront nommés préposés « spécia-
(4) La réforme stipule donc précisément ceci: au bout de quatre
ans 22.400 préposés resteront dans leur situation actuelle, c'est-à-dire
qu'ils ne toucheront pas un sou de plus. 8.000 préposés « spécialisés >>
auront le 210. Il sera en outre créé un nouveau corps de 7.000 pré-
posés conducteurs facteurs motorisés qui n'existait pas jusqu'ici. Ces
derniers ne sont évidemment pas compris dans le calcul, car leur nombre
ne peut s'accroître mathématiquement au cours des années à venir. Ils
toucheront aussi le 210.
-
173
lisés »
super-facteurrs, chargeurs, manutentionnaires. Comme d'au.
tre part la durée de cette réforme a été fixée à 4 ans, cela signifie que
dans 18 ans environ (4 x 4,5) les quelque 36.400 postiers intéressés
(8.000 x 4,5) auront atteint le 210.
On croit entendre les staliniens dans les « Démocraties Popu:
laires » qui disent aux ouvriers : « Le mouvement stakhanoviste est un
grand mouvement qui finira par englober la totalité de la classe ou-
vrière », alors que la raison d'être de ce mouvement est justement de
privilégier relativement quelques-uns pour pouvoir mieux exploiter la
masse.
-
surtout
:
au
Mais les analogies que présentent toutes les bureaucraties ne s'ar-
rêtent pas au domaine de l'idéologie, loin de là.
La politique de la promotion au choix que tous les gouvernements
ont pratiquée depuis la réforme de 1948 et que le « socialiste »
Thomas tente aujourd'hui d'aggraver a
eu pour résultat
depuis l'accession au pouvoir de Guy Mollet de mettre de plus en
plus dans les mains de F.0. les cadres de la fonction publique. Nous
sommes promus au choix, se disent les cadres, adhérons donc à F.0.,
adhérons même au groupe socialiste d'entreprise, notre carrière en
sera plus rapide.
Cet état de choses est particulièrement grave, surtout dans le cas
des petits grades. Bien souvent, et lors de cette dernière grève, cela a
été un agent de surveillance qui a fait débrayer les gars de son coin.
L'agent de surveillance est un petit gradé; c'est lui qui organise le
travail de distribution et a autorité sur tout le personnel de ce service,
particulièrement sur les femmes et les rouleurs. C'est donc lui qui
est en mesure de procurer les bonnes gâches ou, au contraire, de don-
ner les sales boulots. Que se passe-t-il lorsque cet agent est à F.0.
qui est lié gouvernement? Que se passe-t-il si de plus dans
ce même coin l'inspecteur est aussi F.O.? Alors pour que les gars fassent
grève il leur faut beaucoup de courage. Dernièrement, un gréviste
écrivait à son syndicat (un de ceux qui ont lancé le mot d'ordre): « J'ai
fait la grève, mais maintenant je ne dors plus, je suis malade, mon
receveur (un F.O.) me dit qu'il est très mécontent. »
On le voit, le cycle est bouclé: les bureaucraties politico-syndi-
cales appuient une politique des rémunérations qui favorise la division
des travailleurs et cette division des travailleurs leur sert à recruter
des bureaucrates ou des agents de la bureaucratie parmi les petits arri.
vistes ou les peureux. Grâce à cela il se constitue un petit appareil
de bureaucrates ouvriers qui n'ont pour but que de briser toute grève
véritablement unitaire. La caractéristique de la bureaucratie est qu'elle
se nourrit de sa propre politique de trahison et de division. Sans
inégalité des rémunérations ouvrières, il n'y aurait pas de bureau-
crates. Sans bureaucrates il n'y aurait pas d'échec des mouvements
qui tendent à unifier la classe ouvrière. Înversement, tout mouvement
qui arrive à arracher des conditions égales de rémunération pour tous,
porte un coup mortel aux bureaucraties.
De fait, tous les types de pressions administratives et aussi toutes
les démagogies ont été utilisés par F.0. lors de cette grève. Nous ne
citerons qu'un exemple, mais qui en vaut plusieurs : celui du P.-L.-M.
Cet important centre bureau de tri et transbordement de 1.500
postiers a le grand honneur d'être doté d'un inspecteur principal F.0.
et de surcroît responsable du groupe socialiste d'entreprise de l'en-
semble du centre. Notons en passant qu'un inspecteur principal est à
l'indice 450 et qu'il a pour fonction essentielle d'être le flic de son
secteur. Voilà l'histoire.
Durant les 48 heures de grève des bureaux-gares on avait fait appel
au P.-L.-M. à la troupe pour suppléer aux grévistes. Avec un chargeur
non gréviste on mettait un griveton qui travaillait en équipe avec lui.
Cela n'a évidemment pas plu aux grévistes.
Lorsque le vendredi soir la grève prit fin, l'Administration décida de
garder les soldats et de les mettre au travail en équipe avec les gars
du transbord pour écouler le trafic engorgé. Pour aller plus vite on
174
-
» les
re-
aurait de plus fait des heures supplémentaires. Aussitôt les gars du
transbord refusèrent et de travailler en équipe avec les grivetons (5)
et de faire des heures supplémentaires. Ce refus de faire des heures
supplémentaires dura d'ailleurs jusqu'au soir du lundi suivant. Pour-
tant on leur avait retenu leurs journées de grève (« chez nous
heures de grève ne sont pas payées, dit fièrement le « socialiste »
Thomas) et pourtant, de surcroît, le tarif qui leur est payé leur permet
en une nuit d'heures supplémentaires de récupérer la valeur de deux
jours de travail.
Le vendredi soir, donc, notre inspecteur principal débarque au
milieu des gars qui refusaient de faire des heures supplémentaires et
de travailler avec les soldats. Il s'adresse d'abord au responsable C.G.T.
qui se trouvait là: « Vous n'êtes pas des vrais résistants, dit-il, vous
avez fait de la Résistance au profit de Moscou, moi j'étais un patriote
français. » Stupéfaits de cette diatribe intempestive, les chargeurs pré-
sents qui se pressaient autour des deux interlocuteurs se mirent évi-
demment à rigoler. Furieux, Monsieur l’Inspecteur Principal se
tourna contre eux: « Vous pouvez rigoler, lorsque vous aurez les chars
russes au cul vous pourrez parler de grève. » La démagogie la plus
ignoble n'est pas, on le voit, le monopole des staliniens.
Cette histoire mérite un épilogue, qui mette en lumière l'attitude
de F.0. Nous l'avons trouvé, dans un autre secteur mais à la même
époque, chez Renault. La Hongrie, oui, cent fois oui, mais l'Algérie?
Oh! il ne s'agit pas des maquis! Il s'agit de la grève faite par les
travailleurs algériens, à Paris et en province, dans les usines, sur
l'ordre de leurs organisations nationalistes pour appuyer leur cause
lors du débat de l’O.N.U. sur la question algérienne. De la grève, encore
est-ce beaucoup dire. Beaucoup de travailleurs algériens, soit par crainte
d'être renvoyés, soit parfois par crainte d'être accusés par le F.L.N. .ou
le M.N.A. de n'avoir pas fait grève, d'être des traîtres ou des jaunes,
soit même parfois sur le conseil de ces organisations, se sont fait porter
pâles. Le plus souvent ils ont utilisé cette méthode par manque d'ar-
gent leur permettant de tenir le coup plusieurs jours. Toujours est-il
qu'étant inscrits à la Sécurité Sociale ils ont touché les prestations
correspondantes à leur congé maladie. La plupart d'ailleurs, faute de
connaître un docteur peu tâtillon ou complaisant, s'étaient fait une
quelconque blessure volontaire pour justifier leur absence. Quel est
le prolétaire qui n'a pas eu recours à ce stratagème?
Seulement voilà: F.O. Renault veillait, brûlait probablement de se
distinguer, sur son petit terrain, dans l'ignominie. Et voilà ce que
firent ceux qui crient aux égorgeurs de la Hongrie: dans un
diffusé par la Section syndicale F.0. du Département 11, à la suite
de trois petits articles essentiellement dirigés contre la C.G.T.,
trouve deux courts articles que nous reproduisons ci-dessous :
tract
on
« Grève des Nord-Africains
« Ce que nous avions prévu est arrivé.
» La Direction, prenant prétexte des déclarations dont Choc (jour-
nal C.G.T. de l'entreprise) fut l'exemple typique, a licencié certains
travailleurs nord-africains.
» Nous agissons pour que ces sanctions soient rapportées. Nous
dénonçons une fois de plus l'exploitation dont sont victimes nos cama-
rades nord-africains. »
Congrès du Syndicat F.O.
Au cours de notre congrès des 9 et 10 février, à la demande des
congressistes, la motion ci-dessous fut adoptée à l'unanimité:
?
(5) L'administration a bien gardé les soldats, mais elle a été obligée
de les faire travailler à part, tout seuls et non en équipe avec un postier
qualifié. Autant dire que leur rendement a été maigre.
-
175
« Le congrès mandate la commission exécutive du syndicat pour
entreprendre une campagne d'information pour la défense du projet
Gazier, concernant le remboursement à 80 % des frais médicaux,
» Dénonce l'attitude de certains médecins, qui ne voient que leur
intérêt personnel avant l'intérêt général.
» Condamne ceux qui se sont fait les complices des écumeurs de la
Sécurité sociale durant la période du 28 janvier ou 4 février 1957. »
ce
Cette période, on le sait, c'est celle de la grève de 8 jours de « nos
camarades nord-africains » et les « écumeurs de la Sécurité Sociale »
ce sont ces mêmes « camarades » qui se sont fait porter pâles pour
les raisons que nous avons exposées plus haut. Utiliser un tract
mode l'expression littéraire proprement prolétarien qui sert à crier
son indignation et demander justice pour dénoncer ces travailleurs
défavorisés, exploités entre les exploités, ces époux de la sale ouvrage,
en les traitant d' « écumeurs de la Sécurité Sociale », voilà ce que F.0.
a été capable de faire.
On ne peut que tirer un trait après cela.
Post-scriptum. Depuis la rédaction de cette note, Guy Mollet est
revenu des Etats-Unis, les facteurs ont de nouveau fait grève pour
24 heures... et le projet contre lequel ils luttaient a quand même été
entériné par le Conseil des ministres, à quelques modifications près, de
minime importance. Cette seconde grève, qui a été volontairement mini-
misée par la direction des journaux (quelques journalistes honnêtes
ont prévenu les syndicats qu'ils n'y étaient personnellement pour rien,
les rédactions en chef s'étant chargées de cette honorable besogne elles-
mêmes) a été en gros aussi suivie que la première et a même, aux
dires de certains, été plus « musclée que la première. Est-ce vain?
Nous ne le pensons pas. L'atmosphère à la Fonction Publique est à la
combativité. Il n'y a pas de découragement et il est exclu que les
choses restent en l'état.
Pu. GUILLAUME.
EN ESPAGNE : DE LA RESISTANCE PASSIVE A LA RESISTANCE
ACTIVE
Plongée dans une grave situation économique et sociale, qui a
déterminé tout récemment le remaniement du Cabinet franquiste, l'Es-
pagne est de nouveau à l'ordre du jour.
Après les manifestations estudiantines de février 56 à Madrid, les
grèves des ouvriers du Nord en avril et mai et les manifestations d'étu-
diants à Barcelone en novembre dernier, le boycottage des transports
publics déclenché par la population de Barcelone et repris quelques
jours plus tard par les étudiants et les travailleurs madrilènes, a été
un nouveau signe de l'hostilité des masses au régime, de leur désir d'en
finir avec la dictature franquiste.
Commencé le lundi 14 janvier, le boycottage fut marqué le
deuxième jour par des manifestations devant l'Université, où des por.
traits de Franco et de Primo de Rivera (le fondateur de la Phalange)
brûlèrent et des bagarres avec la police eurent lieu. Le dimanche 20,
alors que le mouvement se poursuivait avec un succès complet, la
« grève des spectacles » débuta: cinémas et théâtres restèrent déserts,
particulièrement dans les quartiers ouvriers, toute la semaine du 20
au 27. Treize jours durant, les Barcelonais parcoururent la ville à pied,
matin et soir, pour se rendre au travail et pour en revenir. Alors que
les soldats et les officiers eux-mêmes s'abstenaient d'utiliser les trams et
les autobus, dans les faubourgs industriels des jeunes tranportaient
-
176
gratuitement les ouvriers sur leur scooter ou leur moto et faisaient
plusieurs voyages tôt le matin. Devant la Poste Centrale, les facteurs,
chargés de lourdes sacoches, regardaient d'un oeil narquois les trams
virculant å vide et se groupaient à quatre ou cinq pour prendre des
taxis.
Ni la mobilisation des flics et des phalangistes, chargés, avec leurs
familles, d'utiliser au maximum les transports, ni l'ordre formel donné
à tous les fonctionnaires d'empronter les transports publics sous peine
de renvoi, ni les arrestations opérées par les autorités, ni l'énorme dé-
ploiement des forces de police n'arrivèrent à briser cette magnifique
protestation.
En même temps, le 18 janvier, des violentes manifestations l'étu-
diants avaient lieu à Séville, des trams étaient renversés, la police inter-
venait et faisait usage de ses armes.
Onze jours après la fin du mouvement à Barcelone, les étudiants
et les ouvriers de Madrid boycottaient à leur tour, pendant 48 heures,
les transports publics. Des manifestations se déroulaient à plusicurs
reprises dans les rues aux cris de: « Vive la liberté ! » et « Barce-
lone! »
Le prétexte immédiat de ces mouvements était la hausse des tarifs
des transports et, plus généralement, celle du coût de la vie. Mais per-
sonne ne s'est trompé sur leur signification réelle. Le même prétexte
avait été à l'origine du boycottage de 1951 à Barcelone qui, en peu de
jours, avait abouti à une grève générale imposante dans la capitale
catalane et dans plusieurs villes des environs, grève qui fit ensuite tâche
d'huile dans tout le Nord et s'acheva par le boycottage des transports
à Madrid, le 22 mai 1951.
Or, comme en 51, et sans doute plus encore qu'en 51, le caractère
politique du mouvement était manifeste. C'est contre le régime lui-
même que la majorité de la population s'est dressée.
Mais la crise du franquisme est aujourd'hui plus profonde qu'en
51. Le Ministre du Commerce Arburua avouait le 19 janvier: « La
situation économique et financière est la plus mauvaise de celles
que nous avons eu à affronter jusqu'ici. » Hausse accélérée des prix,
rattrapant et dépassant largement les maigres augmentations de salai.
res de l'année dernière, hausse du coût des matières premières impor.
tées, baisse foudroyante des réserves de dollars, gonflement de la circu-
lation fiduciaire, aggravation du déficit du budget dévoré par les dé-
penses improductives, tel est le tableau qu'on en fait actuellement dans
les milieux bourgeois.
Or ces milieux bourgeois sont profondément inquiets. A leur mé.
contentement de voir l'économie espagnole se développer difficilement
alors
que la production a considérablement augmenté dans d'autres
pays, à leur déception devant l'insuffisance des crédits américains, à
leur regret de ne pas avoir pu profiter de la manne du Plan Marshall,
toutes choses dont ils font grief au franquisme, vient s'ajouter main.
tenant l'appréhension de l'avenir. Où irons-nous si nous ne nous débar-
rassons pas de ce monstrueux appareil bureaucratique qui ronge le
budget? de ces démagogues phalangistes qui nous imposent des char-
ges sociales « écrasantes » pour essayer de se rendre populaires de
ces organismes étatiques qui empiètent dans notre domaine industriel
et commercial, nous font une concurrence déloyale et nous soumettent
à des règlements stupides et iniques? et où aboutira le mécontentement
des ouvriers? que se passera-t-il le jour où il y aura « du nouveau »?
Mais, justement, ne serait-ce pas imprudent de vouloir changer quel.
que chose ! Ainsi se lamente le bourgeois espagnol, écartelé entre son
mécontentement et sa peur. Ce n'est pas nouveau et cela dure depuis
des années. Jusqu'à présent c'était la peur de la classe ouvrière, du
prolétariat agricole, qui le dominait. Il n'avait pas oublié les sombres
années où, dépossédé de son usine, il se cachait comme un rat. Franco
et la Phalange étaient des bons gendarmes, pas des bourgeois intelli-
gents, hélas, mais des bons policiers. A présent il doute même de cela.
Ne vaudrait-il pas mieux lâcher du lest ? Et le bourgeois espagnol com-
mence à devenir a opposant », « monarchiste », voire « libéral ».
177
Mais ce que le simple fabricant de chaussettes catalan aperçoit
maintenant, les spécialistes de l'économie et de la politique le savent
déjà depuis un bout de temps. L'Eglise et l'Armée également qui cher
chent à briser la résistance de la bureaucratie phalangiste et à créer
une transition pacifique à un nouveau système politique qui succéderait
au franquisme. Pour l'Eglise et pour l'Armée, comme pour les grands
propriétaires, terriens et la bourgeoisie, l'essentiel est d'éviter toute
reprise de la lutte ouvrière et paysanne, de sortir de l'impasse actuelle
sans rien changer à la structure sociale du pays. Cela explique à la
fois l'agitation « monarchiste », les menaces de l'Armée exigeant l'évic-
tion de la Phalange, les contacts pris par des généraux et des hommes
politiques avec certaines organisations de l'émigration (socialistes, anar-
cho-syndicalistes « droitiers », staliniens) et les garanties exigées par
eux de ces organisations (abolition de la législation sociale franquiste
« trop bureaucratique », pas de grèves pendant un long délai, etc.).
Cela explique encore que des groupes gravitant dans l'orbite monar-
cho-catholique s'efforcent depuis un certain temps de se créer une cer-
taine audience populaire qui pourrait leur permettre de contrôler une
intervention généralisée des travailleurs dans la crise actuelle.
Ces tendances, qui n'ont pas hésité à participer en avril dernier
aux grèves du pays basque, sont réapparues dans le boycottage de Bar-
celone, comme semblent le prouver quelques-uns des nombreux tracts
qui ont circulé dans la ville à cette occasion. En effet, les revendica-
tions qu'on y trouve constituent une sorte de panachage des sujets de
mécontentement de toutes les couches de la population. « Ouvrier
dit l'un des tracts tu n'as ni pétrole ni gaz pour faire la cuisine.
Patron: tu n'as pas de gasoil pour ton industrie. Démontre ton mécon-
tentement en t'abstenant de monter dans les trams ». « Contre la corrup-
tion qui règne dans les hautes sphères du Gouvernement dit un autre.
Contre l'inflation provoquée par la dictature. Contre le désordre éco-
nomique actuel. Pour un salaire plus juste et rémunérateur. Pour la
défense des libertés humaines reconnues par les Nations Unies et par
l'Eglise Catholique », alors qu'un troisième invite à une journée de
prière: « Dans les églises et les foyers, nous devons prier pour que
Dieu protège notre peuple et nous donne des forces pour continuer la
lutte, sans violence, pour la liberté, la vérité et la justice », et qu'un
quatrième se termine par ce cri: « Vive la concorde nationale! »
Il est vrai que ces tracts ne prouvent pas grand'chose par eux-
mêmes, car n'importe quel petit groupe peut prendre des initiatives de
ce genre. Mais ce ne sont pas des faits isolés. Si l'on peut douter de
l'influence ou de la représentativité de la « Junte Patriotique d'Action
Citoyenne » qui a signé certaines des feuilles mises en circulation, le
pouvoir des « Juntes Militaires de Défense », formées par des officiers
de l'Armée, est incontestable. Dans leur dernier manifeste (1) adressé
à Messieurs les Généraux, Chefs et Officiers des Armées de Terre, Mer
et Air, c'est presque uu ultimatum qu'elles adressent à Franco et à la
Phalange: « Les circonstances obligèrent il y a vingt ans les Forces
Armées espagnoles à intervenir pour arrêter le processus d'anarchie et
de décomposition de la nation. Maintenant, au moment où s'achève
le cycle d'une génération, il est à craindre que les événements n'obli-
gent à nouveau la Communauté Militaire à prendre une attitude déci-
dée, de caractère préventif, pour défendre la Patrie menacée ». Et le
document, qui compare la Phalange au parti communiste et son Conseil
National au Présidium de l’U.R.S.S., accuse les phalangistes de mettre
en danger la paix et l'unité de la nation, d'être responsables de l'aban-
don du Maroc (!!), d'exercer un monopole des affaires politiques et
de mener le pays à sa perte.
De leur côté, les phalangistes répondent par une surenchère de
démagogie. S'en prenant aux vieux politiciens tricheurs, à la monarchie
(1) Reproduit par « La Batalla », organe du P.O.U.M. en France,
n° 132, 23 février 57.
178
.
de triste mémoire, aux égoïstes qui ne regardent que leur compte en
banque, ils en arrivent à préconiser la réforme agraire et la nationali-
sation des industries! De même Mussolini, en pleine dégringolade du
fascisme, s'en prenait aux bourgeois et proclamait la « République
Sociale » de Salo!
Mais la Phalange est de plus en plus isolée et l'on sent monter la
pression dans tout le pays. Aussi dans leurs publications semi-clan-
destines, les monarcho-catholiques insistent non seulement sur l'urgence
d'une solution aux problèmes posés mais sur le fait qu'elle doit être
« l'oeuvre des classes dirigeantes, si l'on veut éviter une explosion popu-
laire « comme celle de Hongrie ».
Pourtant, ces classes dirigeantes sont divisées et encore hésitantes.
Trop faible économiquement pour avoir un poids décisif, la bourgeoisie
industrielle et de tout temps été trop liée à la grande propriété ter-
rienne et à l'Eglise pour définir aujourd'hui une politique propre et
l'imposer. Elle s'est acoquinée pendant des années avec la bureau-
cratie phalangiste, avec les catholiques les plus réactionnaires, avec
les policiers et les militaires. Il ne lui est pas facile à l'heure actuelle
de prendre les initiatives politiques nécessaires et, en fait, elle les
abandonne à l'Armée.
Le régime s'effrite mais résiste, le temps presse, mais il n'est pas
encore question de le pousser. Le récent changement de Gouvernement
opéré par Franco, qui est une tentative de compromis, de neutrali-
sation des différentes tendances et, en particulier, de la fraction la plus
remuante de cette Armée, pourrait d'ailleurs accentuer l'hésitation des
milieux dirigeants et leur faire repousser encore à plus tard la délicate
et douloureuse opération politique que les circonstances sembleraient
pourtant oxiger. Car la peur est plus forte que la nécessité. Elle n'est
pas sans raisons.
Dans les universités, une partie de la jeunesse étudiante manifeste
son dégoût du régime, met en cause les principes sacrés et la vis-
queuse philosophie officielle, cherche parfois à savoir ce qu'est ce socia-
lisme tant honni...
Dans les villes et les villages, ouvriers et paysans pauvies restent
farouchement opposés non seulement au franquisme mais à leurs exploi-
teurs directs: les patrons et les grands propriétaires de terres.
Décimée par la guerre civile et la répression, découragée par la
défaite, immobilisée par le carcan de l'Etat policier, la classe ouvrière
est restée longtemps passive. Des jeunes générations entraient dans les
usines, elles ignoraient tout de la lutte ouvrière. Les hommes qui ont
30 ans aujourd'hui en avaient 9 en 1936, les jeures de 20 ans n'étaient
pas encore nés. Pourtant, dès 1947, la lutte reprenait: le 1" mai, des
grèves revendicatives éclataient dans la région industrielle du pays
basque et se prolongeaient plusieurs jours par solidarité avec les
ouvriers arrêtés par la police. C'était ensuite les événements de 1951: à
la grève générale de mars à Barcelone, faisait suite, jusqu'à mai,
une série de grèves générales dans tout le Nord, pendant lesquelles, de
nouveau, les ouvriers refusaient de reprendre le travail par solidarité
avec leurs camarades emprisonnés.
Le régime fit quelques concessions, sur le terrain des salaires no-
tamment. Mais, en dépit de la démagogie « sociale » phalangiste, il ne
voulait ni ne pouvait améliorer substantiellement le niveau de vie des
masses. Confondant la politique avec les discours, la force avec la gran-
diloquence, les réalisations avec les projets et l'Espagne avec
inêmes, les dirigeants de l'Etat se révélèrent de surcroît absolument
incapables d'assurer un fonctionnement cohérent de la vie économique.
A l'heure actuelle, placées face à une situation particulièrement
périlleuse, les classes dirigeantes, dans la crainte d'une explosion qui
embraserait tout le pays, s'orientent peu à peu vers une solution de
type monarchiste qui, tout en conservant intactes les structures tradi-
tionnelles, adopterait une politique économique plus libérale et offrirait
en pâture à la population travailleuse quelques vagues réformes démo-
cratiques.
eux
179
Cependant, il semble bien que la majorité des travailleursr ne se
trompe pas sur le sens de cette maneuvre et que les groupements mo-
narchistes et catholiques qui en sont les plus ardents' promoteurs ne
leur inspirent la moindre confiance.
Doit-on voir dans cette méfiance une des raisons de l'échec de la
grève générale de 48 heures proposée par certains de ces groupes au
cours du récent mouvement de Barcelone? Il serait risqué de l'affirmer,
car il est certain que l'énorme dispositif policier mis en place devant
les usines pour empêcher la grève, ainsi que la crainte du renvoi (2)
ont sensiblement pesé sur l'attitude des ouvriers. D'autre part, il n'est
pas prouvé que le mot d'ordre de grève ait été lancé par les responsables
de l'opposition monarcho-catholique, car l'intervention des masses tra-
vailleuses n'est nullement souhaitée par eux.
Ce qu'il y a de certain en tous cas c'est que la faiblesse des orga-
nisations clandestines à base ouvrière constitue actuellement, dans un
sens, un facteur profondément négatif.
Or, cette faiblesse n'est pas seulement due à la rigueur de la ré-
pression, mais aussi à la politique « attentiste » et de compromis avec
1'« opposition » monarcho-catholique des dirigeants socialistes et anar-
cho-syndicalistes droitiers (3) qui, négligeant les possibilités réelles d'or.
ganisation et de lutte, se placent en fait à la remorque des intellectuels
libéraux, des généraux et des évêques.
1
(2) Décret du 26 décembre 1956 sur la procédure de renvoi: « Ce
décret, accordé aux chefs d'entreprises pour « compenser » l'augmen-
tation de leurs charges sociales, les autorise à congédier leurs ouvriers
dans de nombreux cas sans avoir à en référer préalablement à la magis-
trature, comme le prévoyait auparavant la loi sur les contrats de tra-
vail, et pourrait en effet aisément servir à briser toute menace de
grève, même perlée ». Le Monde, 30-1-57.
(3) Quant aux staliniens, qui n'auraient pu obtenir de Don Juan,
le prétendant au trône, que la promesse d'une « tolérance » mais non
d'une complète légalité, ils n'en prônent pas moins la « réconciliation
nationale et les a solutions pacifiques »... avec les monarchistes et le
patronat. Dans une déclaration publiée en juillet dernier pour commé.
morer le XXe anniversaire du 19 juillet 1936, le Parti Communiste
Espagnol écrit:
« Le Parti Communiste Espagnol déclare solennellement qu'il est
disposé à contribuer sans aucune réserve à la réconciliation nationale
des Espagnols, à en finir avec la division provoquée par la guerre
civile et maintenue par le général Franco... Le Parti Communiste appelle
tous les Espagnols, des monarchistes, démo-chrétiens et libéraux aux
républicains, nationalistes catalans, basques et galiciens, cénétistes et
socialistes, à proclamer comme objectif commun à tous la réconcilia-
tion nationale ».
La neutralité a été également dans le passé la politique de l'Eg.
pagne. Pendant la deuxième guerre mondiale, Franco n'a pas pu l'igno-
rer complètement même s'il l'a compromise par une non-belligé-
rance active. Dans les milieux industriels, commerciaux et agricoles de
notre pays, de même que parmi les travailleurs et les intellectuels, on
comprend mieux chaque jour les dommages que cause à l'économie
espagnole le fait que l'Espagne soit le seul pays d'Europe à ne pas
avoir des relations commerciales directes avec les pays du monde
socialiste ».
» Le fait que l'U.R.S.S. soit prête à admettre l’Espagne dans un
pacte européen de sécurité collective, ainsi que son vote favorable à
l'entrée de l'Espagne à l'O.N.U., démontre, en même temps que le
caractère mensonger de la propagande franquiste, que le pays du socia-
lisme est animé des meilleurs sentiments d'amitié et de collaboration
vis-à-vis de l'Espagne o.
» La « troisième force » monarchiste est sans doute celle qui se
trouve le plus à droite. Dans la pratique, elle est l'expression de la
180
A chaque but, ses propres moyens. Compromis et manoeuvres sont
peut-être les moyens propres à instaurer une monarchie ou une dio-
tature militaire « de transition », destinées à sauvegarder l'ordre social
capitaliste. Ils ne peuvent pas être ceux des ouvriers et des paysans
dont le seul espoir réside dans le bouleversement de cet ordre social.
Or, la crise actuelle n'est au fond qu'une nouvelle étape de la
longue lutte qui oppose depuis un demi-siècle les ouvriers
et les
paysans espagnols à des exploiteurs particulièrement féroces, ignorants
et corrompus.
Il est probable que, cette fois-ci, ni Franco ni une éventuelle mo-
narchie n'arriveront à empêcher la résistance active des exploités de se
transformer en intervention ouverte.
R. MAILLE.
LA REVOLTE DE STOCKHOLM
Lorsque F.-R. Bastide écrivait: « Il n'y a pas de Suédois intelli-
gent qui, dès qu'on le connaît un peu, ne jette son masque d'homme
heureux, pour montrer un visage d'homme révolté », (1) il savait qu'il
ne serait pas beaucoup cru. Il s'appuyait sur quelques faits : « Certains
soirs, Stureplan, qui est notre Rond-Point des Champs-Elysées... s'emplit
d'un lent mouvement onduleux de gens qui se veulent inquiétants...
Ces oisifs se rassemblent, s'agglutinent comme des pingoins, se lassent,
grondent, s'injurient les dents serrées, se bourrent de coups fourrés,
sans un cri... Soudain, il font basculer une voiture ou deux... les agents de
police interviennent alors dignement, remettent les voitures sur leurs
roues, arrêtent un ou deux marins... Un homme, il y a deux ans, s'est
trouvé dans cette foule... a été arrêté, questionné: « Je suis venu da
Nord pour voir cela »; il avait fait 1.200 kilomètres pour « voir cela ...
on l'a mis en prison pour deux mois sous l'inculpation de vagabon-
dage ». (2) F.-R. Bastide précisait que ces faits étaient vrais. Et, brus-
quement, la « grande presse » confirmait: le soir du 31 décembre, 5.000
jeunes gens avaient envahi Kungsgatan (l'artère principale de Stockholm)
et plusieurs heures durant, avaient « tenu la rue », « molestant les
passants, renversant les voitures, brisant les vitrines et tentant finale
ment d'ériger des barricades... D'autres renversaient les pierres tumbales
qui entourent l'église voisine et jetaient du haut du pont qui eujambe
Kungsgatan des sacs de papier pleins d'essence enflammée. » La police
dut charger plusieurs fois sabre au clair; il y eut des luttes corps à
pensée catholique et monarchiste traditionnelle. Entre ses conceptions et
celles du Parti Communiste, par exemple, il y a des différences énormes.
Néanmoins, la participation des uns et des autres, avec nos points de
vue différents et opposés, à un régime parlementaire est parfaitement
possible ».
» L'idéologie de la démocratie chrétienne est opposé à celle du
communisme. Mais dans les articles publiés par Monseigneur Zacarias
de Vizcarra dans « Ecclesia » et dans quelques attitudes d'autorités ou
de personnalités catholiques il y a un ton conciliant, civil, lorsqu'elles
se réfèrent au Parti Communiste... ».
» Les communistes sont prêts à établir les accords, pactes, alliances
et compromis nécessaires pour obtenir la satisfaction de revendications
partielles, politiques ou économiques, de sens démocratique, dans tel
ou tel secteur de la vie nationale, même avec des forces qui ne se posent
pas encore le problème de lutter pour l'abolition de la dictature... ».
Parmi les revendications' » avancées par les dirigeants staliniens,
figure la « démocratisation » des syndicats phalangistes.
(1) La Suède (Le Seuil), p. 122.
(2) Id., p. 143.
181
corps; plusieurs policiers furent transportés à l'hôpital. « C'egt la
manifestation la plus grave qui se soit jamais déroulée dans la capitale. »
déclara le Préfet de police de Stockholm. (3)
Il faut préciser:
1°) Cette manifestation n'était dirigée contre personne; elle ne
visait à soutenir aucune revendication (« des rebelles sans cause »).
2°) Il ne s'agissait pas d'un joyeux canular. Eva Freden écrit:
« Les visages de ces adolescents sont fermés et mauvais. Ils ne s'amusent
pas... ce qu'il y a de plus impressionnant dans leur foule, c'est leur
silence .
3º) Les manifestants, fils d'ouvriers et d'employés, sont eux-mêmes
des salariés (commis de magasin ou apprentis). Ils reçoivent le salaire
d'un ouvrier qualifié de chez nous; pour peu qu'ils suivent un cours
du soir (il y a, en Suède, 530 écoles professionnelles et près de 50.000
eercles d'études) ils peuvent être, à 18 ans, des techniciens qui gagnent
de 70.000 à 100.000 francs par mois. La plupart continuent d'habiter
chez leurs parents. Ces jeunes ont déjà leur place dans la société
et pourtant, en 1955, ils ont doublé leur record de vols de voitures
(3.355) et de vélomoteurs (3.521). Chaque homme avait droit à 2 litres
d'alcool par mois (un veuf à trois litres) les femmes à un litre par tri-
mestre. Maintenant l'alcool est libre et la consommation a augmenté
de 210 %. Les parents n'interviennent pas dans le choix de l'époux, la
dot n'existe pas. On sait d'autre part les « facilités » qui sont offertes
aux jeunes en ce qui concerne les rapports sexuels avant le mariage.
Une fille de 14 ans peut rentrer chez elle à l'aube sans que personne ne
s'émeuve. Danielle Hunebelle (4) précise que « cela se fait à la
sauvette au domicile des parents, ou chez un ami, ou dans les parcs, l'été,
autour de Stockholm, ou dans l'île où l'on se rend en bateau à voile:
parfois les parents sont priés de n'avoir pas à rentrer chez eux avant le
lendemain matin. » Certes, cette liberté serait une triste «
ruse de la
nature » et engendrerait l'asservissement, à tout le moins, des femmes ;
mais la loi, depuis 1935, autorise la vente des produits anticonception-
nels, depuis 1947, l'avortement médico-social (6.000 avortements légaux
par an) et, depuis 1955, l'enseignement sexuel est obligatoire dans les
écoles. Une ligue pour l'éducation sexuelle (170.000 membres) complète
l'enseignement officiel par la radio, par les journaux; la vente des
produits anti-conceptionnels est obligatoire dans les pharmacies. Cepen-
dant les mauvaises élèves ne sont pas punies: les filles-mères ne sont
Pobjet d'aucun mépris; l'employeur n'a pas le droit de les débau-
cher; au collège, elles ont droit à un congé de grossesse; si le père
est mineur, l'Etat subvient aux besoins du nouveau-né, sinon on voit
jusq'à cinq pères présomptifs se cotiser pour entretenir le même enfant
jusqu'à l'âge de 16 ans. Il y a, en Suède, 27.000 filles-inères.
Les vieux disent: « ils possèdent tout au commencement de la
vie! » Dans ses Notes scandinaves, E. Mounier se demandait : « En
supprimant la misère, l'homme supprime les maladies de la misère; y
a-t-il des maladies du bonheur? » (5) Même dépouillée de formulation
pathétique la question demeure: comment expliquer ces mouvements
sporadiques, cette manifestation monstre du 31 décembre ?
En Suède, la forêt occupe 55 % du territoire; dans certains en-
droits, il fait nuit 8 mois sur 12. Dans un texte célèbre, (6) Alain semble
s'amuser à expliquer par le sommeil les institutions humaines: la faim
(comme le rut) dispersait les hommes, le soir la peur les rassemblait;
« les uns montaient la garde pendant que les autres dormaient »; le
matin, ils se sentaient anarchistes et partaient à la chasse; la nuit venue,
!
(3) Eva Freden dans Le Monde du 5 janvier
(4) Dans Réalités (février 1957).
(5) Dans Esprit (février 1950).
(6) Propos d'Alain, t. I, p. 60-61.
182
-
31
ils sentaient la fatigue et la peur et « ils aimaient les lois ». Mais le
sommeil est père des songes aussi et nous donne accès à l'autre monde.
Le soldat écarte les fauves et le prêtre les revenants; armée ct reli-
gion: « ô nuit, reine des villes ! »
Même si cette « explication » pouvait être prise au sérieux, il fau-
drait noter que, en Suède, les prêtres ne sont plus les témoins du mys-
tère et qu'une nouvelle angoisse naît des lois.
Les prêtres, fonctionnaires de l'Etat, enregistrent les naissances et
les décès ; ils délivrent les passeports. Après une réunion de théologiens
et d'évêques auxquels l'Etat avait demandé de rassurer les fidèles, un
grand journal de Stockholm pouvait titrer en première page: « L'enfer
n'existe pas ». (7) Sur l'écran, à l'entr'acte, on a pu lire, entre autres,
cette réclame: « Si vous avez besoin de vous détendre allez passer un
moment à l'église Jacob » (8). Les Suédois « pratiquent » leur religion,
ils ne « croient plus.
La plupart des « réformes » qui constituent le programme reven.
dicatif des divers partis soi-disant socialistes dans le monde sont réali-
sées en Suède. Un rapport du Centre national du commerce extérieur
signalait, dès 1940, que la différence de revenu entre les classes sociales
était faible. Gustav Moller, ministre des Affaires sociales de 1924 à 1926
et 1932 à 1951, a rappelé, dans un article écrit pour une revue fran-
çaise (9) que la journée de travail est réduite à 8 heures non seulement
dans l'industrie et dans l'artisanat mais aussi dans l'agriculture, l'hôtel.
lerie, le commerce et la navigation. Certes, il y a probablement une
marge des principes à l'application. Il faut pourtant constater que les
écarts de salaire, peu importants, sont encore diminués par l'impôt
progressif: dans une mine, près d’Angelholm, un ouvrier a demandé la
permission de ne pas travailler durant la dernière semaine du mois ;
il avait calculé que ce travail le faisait passer dans une ratégorie fiscale
supérieure et que, déduction faite de l'impôt, cette semaine ne lui rap-
portait que 380 francs. (10) Pourquoi, d'autre part, accumuler des
réserves ? I. y a des assurances contre les accidents, contre le chômage
(un rapport de l'O.E.C.E. de 1954 constate que le plein empoi est
devenu « chose normale en Suède ») contre les maladies, la maternité,
les enfants (allocations, repas scolaires, livres gratuits), contre la vieil-
lesse, contre la fatigue (une ménagère fatiguée peut obtenir des vacan-
ces: voyage et séjour gratuits). Des associations veillent à ce que tout
reste dans l'ordre, jusqu'à la qualité de l'unique marque de sauce-to-
mate. Mais si, à l'origine, ces organisations étaient offensives et avaient
pour but de lutter contre d'autres groupes ou contre l'Etat, elles sont
devenues
peu
à peu partie intégrante de l'Administration de l'Etat,
comme le remarquait, dans une conférence prononcée à l'Institut
d'Etudes politiques, à Paris, en 1952, Gunnar Hechscher, recteur de
l'Institut d'Etudes sociales de Stockholm. On en arrive à « une société
sans concours, une société où on a peur de la concurrence et où on pré-
fère s'arranger comme tout le monde » (11). Le programme est réa-
lisé »; le réformisme est à bout de souffle, ou plutôt à bout d'imagina-
tion; si bien qu'un délégué syndical à qui l'on demandait si l'ouvrier
n'avait plus rien à désirer, répondit: « Si, une deuxième salle de
bains » (12)
Une troisième, une quatrième, le processus kafkaen de l'angoisse est
déclanché. Que reste-t-il dès lors à faire de ce monde plat? Les relations
humaines perdent tout embigüité; si un jeune homme prend rendez-
vous avec une jolie fille « pour faire du bateau à voile », il s'agit
vraiment de bateau à voile et non d'autre chose. S'il s'agit d'autre chose,
(7) F.-R. Bastide, La Suède, p. 124.
(8) D. Hunebelle dans Réalités (février 1957).
(9) L'Age nouveau, avril-mai 1953.
(10) F.-R. Bastide, La Suède, p. 121.
(11) L'Age nouveau, avril-mai 1953, p. 29.
(12) F.-R. Bastide, id., 116.
183
on le dit. L'amour est une hygiène et une technique; on n'en abuse
pas, le plus souvent c'est l'alcool qui « y fait penser ». La religion a
perdu son mystère, l'amour sa poésie, la vie son risque et voici que le
monde que l'on a façonné selon ses désirs désormais n'est plus désiré.
La révolte « surréaliste » éclate; il n'y a pas d'autre monde ailleurs
et ce monde nous étrangle. Le directeur de l'Institut suédois
pour les relations culturelles, à Paris, C.-G. Bjurström, parlant
des « influences étrangères » cite que huit
Picasso,
Klee, Bartok, Schönberg, Elliot, Breton, Faulkner, Kafka. (13) Gunnar
Ekelof traduisit, en 1935, les surréalistes français en collaboration avec
Greta Knudson, alors mariée à Tristan Tzara. Artur Lundkvist intro-
duisit Miller, Lorca, Loutréamont. J.-C. Lambert, auquel ces renseigne-
ments sont empruntés, (14) cite ce poème de Pär Lagerkvist, prix Nobel.
auteur notamment de Barabbas:
ne
noms :
a L'angoisse est mon héritage
...vers la voûte atrophiée du ciel
A tâtons je fais le tour de cette chambre obscure
J'écorche jusqu'au sang mes mains levées. »
Nul ne prétend, certes, que les 5.000 révoltés de Stockholm avaient
lu Breton et voulaient manifester leur refus de s'adapter, comme il dit,
« aux conditions dérisoires ici-bas de toute existence ». C'est pourtant la
même révolte, la même insatisfaction, la même incapacité de s'intégrer
à une vie sociale qui a perdu toute signification, qui s'expriment dans
les écrits des littérateurs et dans la « fureur de vivre » - ou fureur de
détruire des adolescents. A sa jeunesse comme à la jeunesse des
classes moyennes la société américaine la société suédoise n'est plus
capable de proposer aucune tâche, aucun domaine dans lequel elle
pourrait librement déployer son activité pour atteindre des objectifs
qui l'engagent pleinement. La société leur refuse tout avenir vériiable;
dans le présent insipide de leurs aînés, ils peuvent déjà contempler ce
que la vie leur réserve.
Pendant longtemps, les marxistes ont critiqué le réformisme comme
incapable de « réformer » vraiment quoi que ce soit. Et il reste vrai
que, neuf fois sur dix, le « réformisme » n'est rien d'autre que la
gérance loyale des intérêts capitalistes par des soi-disant « socialistes ».
-Mais le vice le plus profond du réformisme ce n'est pas dans sa mysti-
fication qu'il faut le chercher, c'est dans sa vérité. L'exemple suédois
montre l'échec d'un réformisme véritable, qui peut augmenter les sa-
laires ou réaliser le plein emploi mais reste incapable de donner un
sens à la vie des
mmes, de les faire participer à la société. On est
bien loin de cet univers nouveau que Marx réclamait, de ce monde qui
serait la création de la spontanéité humaine et l'expression de la liberté
totale de l'homme. L'homme n'est pas seulement un consommateur; lo
socialisme n'est pas la simple élévation du niveau de vie matériel. Le
« socialisme » suédois offre l'image peut-être la plus effrayante de la
bureaucratisation d'une société, où sans camps de concentration ni con-
trainte de la faim, chacun est quand même maintenu dans un cadre de
vie sociale qui n'a pas pour lui de sens et sur laquelle il ne peut rien.
C'est ce cadre que la jeunesse suédoise désespérée essaie de briser
par des manifestations qui traduisent, à leur façon, la crise profonde
d'un ordre social devenu étranger aux hommes qui devraient le faire
vivre.
Yvon BOURDET.
(13) L’Age nouveau, p. 4.
(14)
p. 83.
-
184
EN ITALIE LA GAUCHE OUVRIERE REVOLUTIONNAIRE
S'ORGANISE
Le 16 décembre de l'année dernière s'est tenu à Milan le premier
meeting de la gauche ouvrière révolutionnaire. Ce meeting a été orgæ
nisé par quatre groupements : le groupe d' « Action Communistoj
(oppositionnels de gauche au sein du P.C.I.), la Fédération conmu-
niste libertaire, le Parti communiste internationaliste (Onorato Damen)
et les groupes communistes révolutionnaires (trotskystes). Dans l'article
qui suit je donnerai an compte rendu de ce meeting, où pour la pre-
mière fois depuis les grèves de solidarité avec la république des Soviets,
au lendemain de la révolution russe, des anarchistes et des commu-
nistes se sont retrouvés côte à côte.
Toute la matinée du 16 a été occupée par les discours des repré-
sentants des quatre organisaticas.
Onorato Damen, ancien dirigeant du Parti Communiste Italien,
expulsé pour « gauchisme » avant la dernière guerre, a dit (en résumé):
« Après conclusion du VIII Congrès du P.C.I. qui sous la direo
tion de Togliatti a été la continuation d'une politique dont le but est
de désorienter et de tromper les masses italiennes, nous apportons la
première réponse objective à cette situation. Nous sommes la première
manifestation sur la ligne historique de la continuité avec le passé, et
nous entendons l'exprimer sur le plan de l'organisation politique, pour
qu'il existe un centre qui polarise vers des objectifs révolutionnaires les
forces qui au fur et à mesure se détacheront du parti de Togliatti.
» Si nous vivons aujourd'hui dans un climat de tragédie politique
c'est parce que émergent toutes les contradictions, les conséquences de
tous les opportunismes idéologiques du P.C.I. Nous ne voulons pas faire
un procès au P.C., nous voulons parler aux masses qui sont encore en-
fermées dans le P.C. et qui par leur silence et par leur résignation ont
permis que se perpétue une politique absolument étrangère à la lutte
de classe intérieure et internationale.
» Nos quatre groupements ne sont pas déterminants dans la sitas-
tion actuelle, sur le plan de la force de masse, mais nous sommes et
nous voulons être déterminants du point de vue de l'élaboration des
instruments de la lutte de classe. Nous devons grouper les forces en
vue de la constitution d'un parti de classe. Ce parti devra être l'expres
sion physique du retour offensif de la classe ouvrière italienne. »
Masini, de la fédération communiste libertaire, de son côté, s'est
exprimé en ces termes : « Si nos quatre organisations sont réunies ici,
c'est surtout parce qu'elles portent sur la politique ouvrière en Italie,
de 1943 a aujourd'hui, un jugement critique identique.
» En 1943 la bourgeoisie était à terre. Nous avions détruit l'instru-
ment dont la bourgeoisie s'était servie pour opprimer les travailleurs
italiens. Nous avions l'Etat, l'appareil de l'Etat, la bureaucratie, la
magistrature, l'armée en morceaux devant nous. Et au milieu de cette
décomposition des instruments de la puissance de la bourgeoisie, nous
avions les formations de partisans, les organisations syndicales et ou-
vrières animées d'un esprit nouveau. Aujourd'hui la situation est
celle que Ferdinando Santti, secrétaire de la C.G.I.L., analyse dans les
termes suivants: « Il est superflu de rappeler combien dans ces der-
nières années le patronat italien s'est renforcé. La production et les
profits sont en hausse constante. La Fiat, la Montecatini, Litalcementi,
etc... font la pluie et le beau temps. Ils produisent ce qu'ils veulent au
prix qu'ils veulent. Par contre, jamais comme ces dernières années les
conditions de travail n'ont été aussi dures. Il y a un nombre fixe de deux
millions de chômeurs. Les salaires moyens sont misérables, les heures
de travail atteignent souvent les 60 heures par semaine; la discipline
dans les usines est extrêmement dure; en quelques années les accidents
du travail ont doublé.
185
-
» Aujourd'hui nous avons un proletariat privé surtout de son parti.
Le parti socialiste après tant d'années de chemin parcouru tourne le
dos au P.C.I. La bourgeoisie italienne se propose de l'attacher à son
propre chariot; avec l'unification socialiste on a essayé de porter la
scission parmi les travailleurs italiens.
» Nous sommes réunis ici surtout pour offrir aux travailleurs italiens
une reprise organisée de la lutte de classe. Les conditions pour le faire
existent. Et aux militants communistes qui retournent battus d'un congrès
(celui du P.C.I.) qui a trahi leur attente, nous pouvons dire: rien n'est
perdu s'il existe des organisations qui n'ont jamais abandonné l'idéal
communiste et qui peuvent être la base de la reprise révolutionnaire. »
Livio Maitan, pour les groupes communistes révolutionnaires
(trotskystes) a réaffirmé la validité des thèses leninistes sur la prise du
pouvoir, telles qu'elles sont enoncées dans l'Etat et la Révolution ». Je
n'insiste pas, puisque ces thèses sont très connues.
Pour Action communiste, c'est le vieux leader communiste Bruno
Fortichiari qui a parlé. Fortichiari est un ancien dirigeant de l'époque
du Congrès de Livourne et de la fondation du P.C.I. Mais contraire-
ment à Damen, Fortichiari est toujours resté en contact avec le P.C.I.
Il y a deux ans Fortichiari est sorti de sa retraite politique pour pren.
dre la tête d'un mouvement oppositionnel de gauche au sein du parti
et du journal de ce groupe: Action communiste. Les oppositionnels
d'Action communiste étaient pour la plupart des militants qui
s'étaient formés durant la guerre partisane, qui n'avaient accepté le
soutien de la république bourgeoise et le renvoi à l'infini de la révo-
lution sociale que pour des raisons de tactique, et qui brusquement
s'étaient aperçus que de renvoi en renvoi d'une reprise de l'action
révolutionnaire, le P.C.I. avait cessé d'être un parti révolutionnaire.
Aujourd'hui Fortichiari et beaucoup d'autres d’Action communiste
sont officiellement sortis du P.C.I., mais la grande masse des sympathi-
sants du mouvement est encore au sein du parti. Les positions d'Action
communiste sont très nettes en ce qui concerne la politique du P.C.I.:
selon Action communiste le P.C.I. a abandonné la classe ouvrière au
réformisme, et s'est totalement désintéressé des ouvriers agricoles, sous
prétexte que le mot d'ordre: « la terre à ceux qui la travaillent »
léserait les intérêts de la petite bourgeoisie rurale « progressiste ».
Action communiste insiste beaucoup sur la nécessité d'organiser les tra-
vailleurs agricoles, sur la nécessité d'utiliser le potentiel révolutionnaire
qui existe dans les campagnes.
Sur d'autres points les positions d’Action communiste sont impré-
eises, et évoluent très rapidement. Par exemple Action communiste a
consacré des pages entières de son journal (qui paraît deux fois par
mois) à la défense d'André Marty (et des brigades internationales en
Espagne). Des passages du rapport Krouchtchev où il est encore ques-
tion de la voie révolutionnaire ont été montés en épingle. Action com-
muniste semble abandonner l'évolution idéologique à la pression des
faits et se consacrer presqu'exclusivement au travail d'organisation.
Le meeting de la matinée du 16 a été suivi par une discussion qui
a duré toute l'après-midi. Cinq cents militants environ ont participé à
cette discussion. (Le meeting du matin avait été suivi par environ inille
personnes, ouvriers pour le plus grand nombre). Au cours de cette dis-
cussion au moins une divergence fondamentale est apparue, dans la façon
de juger l'Union soviétique. Pour les trotskystes, évidemment, l'Union
soviétique n'est qu'un Etat ouvrier dégénéré. Par conséquent on ne peut
pas avoir envers l'Union soviétique la même attitude qu'envers les
U.S.A. par exemple. Certains oppositionnels de gauche du P.C.I. (sym-
pathisants d’Action communiste), surtout les intellectuels ont partagé
I'attitude trotskyste. Mais plusieurs ouvriers du P.C.I. ont défendu, avec
les communistes libertaires et les internationalistes de Damen, la thèse
que l’U.R.S.S. est un capitalisme d'Etat.
186
La discussion s'est terminée par le vote des deux motions suivantes :
« 1° Le premier meeting de la gauche communiste se déclare solidaire
avec le proletariat hongrois qui s'est battu et se bat pour la défense de
ses droits de classe; voit et salue dans la création de Conseils ouvriers
l'organe du pouvoir de classe.
2° Le premier meeting de la gauche communiste: réaffirmant le devoir
des organisations et de tous les militants représentés de travailler pour
la reconstitution du parti de classe sur la base d'une unité de pro-
gramme et d'organisation,
considérant l'exigence de réaliser dès maintenant et dans la perspec-
tive de l'unification organique, la plus étroite unité d'action entre les
organisations représentées,
décide de constituer un Comité d'Action de la Gauche Communiste,
formé par les représentants des organisations soussignées avec la tâche
a) de promouvoir, à travers la confrontation des positions respectives,
le travail d'élaboration d'une plateforme idéologique unitaire,
b) de favoriser l'entente et la collaboration sur le plan local, des orga-
nisations adhérentes à la gauche communiste.
Signé: la Gauche Communiste. »
DIESBACH.
JOURNEES D'ETUDES ANTICOLONIALISTES
A FRONTIGNAN
Le Cercle Spartacus de Montpellier se propose de réunir pendant
les vacances de Pâques des camarades français et étrangers de différentes
tendances politiques, de différentes races pour étudier et discuter en
toute liberté le problème du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes
afin de rechercher les conditions économiques, politiques et sociales
de l'indépendance coloniale.
Les orateurs qui présenteront les différents problèmes seront pour
la plupart originaires des différents pays colonisés ; ils seront chargés de
préparer la discussion qui suivra les exposés.
Le dernier jour, les participants, après avoir étudié les différentes
aspirations nationales feront une synthèse des résolutions adoptées les
jours précédents et mettront au point une motion avec pour objectif
de promouvoir l'émancipation politique, sociale et économique des
peuples colonisés.
Mardi 23 avril: Afrique du Nord, Madagascar, Sahara.
Mercredi 24 avril: Afrique Noire, Kenya, Congo belge, Indochine.
Jeudi 25 avril: Le Droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et le
bloc occidental. Le Droit des peuples à disposer d'eux-mêmes
et le bloc oriental.
Vendredi 26 avril: Mise au point - Résolution.
Un emploi du temps précis sera remis à tous les participants.
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Hébergement à Frontignan les 23, 24, 25 et 26 avril.
Colonie de vacances les Mouettes, au bord de la mer. Repas et
coucher sur place à la colonie pour la somme de 700 fr. par jour.
Possibilité de camping. Pensions à proximité.
Le Cercle Spartacus accepte toutes suggestions et demande à ceux
qui désirent participer à ces journées d'études d'écrire avant le 15 avril
au secrétaire du Cercle Spartacus, M. LAMBERT, 14, boulevard du Jeu
de-Paume, Montpellier.
« Socialisme ou Barbarie »
a déjà publié :
1
Socialisme ou Barbarie (N° 1)
L'ouvrier américain, par Paul ROMANO (N° 1 à 6).
Lettre ouverte aux militants de la « IV. Internationale »
(N° 1).
Les rapports de production en Russie, par Pierre CHAULIEU
(N° 2).
Babeuf et la naissance du communisme ouvrier, par Jean
LÉGER (N° 2).
Le parti révolutionnaire (N° 2).
La guerre et notre époque, par Ph. GUILLAUME (N° 3 et 5-6).
La consolidation temporaire du capitalisme mondial, par
Pierre CHAULIEU (N° 3).
Les kolkhoz pendant la guerre, par PEREGRINUS (N° 4).
L'exploitation des paysans sous le capitalisme bureaucratique,
par Pierre CHAULIEU (N° 4).
Le trotskysme au service du titisme, par Claude MONTAL
(N° 4).
La bureaucratie yougoslave, par Pierre CHAULIEU et Geor-
ges DUPONT (N° 5 et 6).
Le stalinisme en Allemagne orientale, par Hugo Bell (N° 7
et 8).
La reconstruction de la société, par Ria STONE (N° 7 et 8).
Machinisme et prolétariat, par Philippe GUILLAUME (N° 7).
Voyage en Yougoslavie, par Raymond BOURT (N° 8).
La guerre et la perspective révolutionnaire (N° 9).
La lutte des classes en Espagne, par A. VEGA (N° 9).
Sur le programme socialiste, par Pierre CHAULIEU (N° 10).
La direction prolétarienne, par Pierre CHAULIEU (N° 10).
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