Socialisme ou Barbarie - NO. 22 (JUILLET-SEPTEMBRE 1957)

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Table des matières

CHAULIEU, Pierre: Sur le contenu du socialisme (II) 22:1-74 = FR1957C*
MOTHÉ, D.: L'usine et la gestion ouvrière 22:75-111 = Journal d'un ouvrier
MAILLE, R.: Les nouvelles réformes de Khrouchtchev 22:112-125
MOTHÉ, D.: Agitation chez Renault 22: 126-144 = Journal d'un ouvrier
LE MONDE EN QUESTION:
CHAULIEU, Pierre: La situation française 22:145-148 = FR1957D
LABORDE, François: Les comptes du "gérant loyal" 22:148-152
BERTHIER, R.: Les grèves d'avril-mai 22:152-158
[Introduction:] La contre-révolution en Hongrie 22:158-160
LEROY, M.: Six mois de Kadarisation 22:160-163
LEFORT, Cl.: La situation en Pologne 22:163-165
LE REVEIL DES INTELLECTUELS ET DES ÉTUDIANTS EN U.R.S.S. (avec extraits de presse):
[Introduction] 22:165
Questions déplacées 22:166
Dans les universités 22:166-168
Une lettre de Moscou 22:168-171
TENSOR, S.: Grèves en Grande-Bretagne 22:171-173
LEFORT, Claude: Mise au point 22:173
Appel aux lecteurs 22:174
PUBLICITÉS:
Arguments, Les Lettres Nouvelles 22[:175]
Présence Africaine 22:[176]
À PARAÎTRE AUX PROCHAINS NUMÉROS


SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, Paris-X®
C. C. P. : Paris 11987-19
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU
R. MAILLE
CI. MONTAL
D. MOTHE
Gérant : J. GAUTRAT
Le numéro
200 francs
Abonnement un an (4 numéros)
600 francs
Abonnement de soutien
1.200 francs
Volumes déjà parus (I, nº 1-6, 608 pages; II, nºs 7-12,
464 pages; III, nº 13-18, 472 pages) : 500 fr. le volume.
SOCIALISME
OU BARBARIE
Sur le contenu du Socialisme
a été
Une première partie de ce texte
publiée dans le N° 17 de Socialisme ou Barbarie,
PP. 1 à 22. Les pages qui suivent représentent une
nouvelle rédaction de l'ensemble et leur compré-
hension ne présuppose pas la lecture de la partie
déjà publiée.
Ce texte ouvre une discussion sur les ques-
tions de programme. Les positions qui s'y trou-
vent exprimées n'expriment pas nécessairement
le point de vue de l'ensemble du groupe Socia-
lisme ou Barbarie.
L'évolution de la société moderne et du mouvement ouvrier
depuis un siècle, et en particulier depuis 1917, impose une révi-
sion radicale des idées sur lesquelles ce mouvement a vécu
jusqu'ici. Quarante années se sont écoulées depuis le jour où une
révolution prolétarienne s'emparait du pouvoir en Russie. De cette
Tévolution, finalement, ce n'est pas le socialisme qui a surgi, mais
une société d'exploitation monstrueuse et d'oppression totalitaire
des travailleurs ne différant en rien des pires formes du capita-
lisme, sauf que la bureaucratie a pris la place des patrons privés,
et le « plan la place du « marché libre ». Il y a dix ans, nous
étions rares à défendre ces idées. Depuis, les travailleurs hongrois
les ont fait éclater à la face du monde.
L'immense expérience de la révolution russe et de sa dégéné-
rescence, les Conseils ouvriers hongrois, leur activité et leur
programme sont les matériaux premiers de cette révision. Ils sont
loin d'être les seuls. L'analyse de l'évolution du capitalisme et
des luttes ouvrières dans les autres pays depuis un siècle, et sin-
gulièrement à l'époque présente, montre que partout les mêmes
problèmes fondamentaux se posent dans des termes étonnam-
ment similaires, appelant partout la même réponse. Cette réponse
est le socialisme, le socialisme, qui est l'antithèse rigoureuse du
1
.
.
capitalisme bureaucratique instauré en Russie, en Chine et ail-
leurs. L'expérience du capitalisme bureaucratique permet de voir
ce que le socialisme n'est pas et ne peut pas être. L'analyse des
révolutions prolétariennes, mais aussi des luites quotidiennes et
do la vie quotidienne du prolétariat permet de dire ce que le socia-
Usme peut et doit être. Nous pouvons et nous devons aujourd'hui,
basés sur l'expérience d'un siècle, définir le contenu positif du
socialisme d'une manière incomparablement plus précise que
n'avaient pu le faire les révolutionnaires d'autrefois. Dans l'im-
mense désarroi actuel, des gens se considérant comme partisans
du socialisme, sont prêts à affirmer qu'ils « ne savent pas ce qu'il
faut entendre par ce terme ». Nous prétendons montrer que, pour
la première fois, on peut savoir ce que signifie concrètement le
socialisme.
L'analyse que nous allons entreprendre n'aboutit pas seule-
ment à la révision des idées qui ont généralement cours sur le
socialisme, et dont beaucoup remontent à Lénine et quelques-unes
à Marx. Elle aboutit également à une révision des idées générale-
ment répandues sur le capitalisme, son fonctionnement et la
racine de sa crise, idées dont certaines viennent, avec ou sans
déformation, de Marx lui-même. En fait, les deux analyses vont
ensemble et exigent l'une l'autre.
Cette révision, bien entendu, ne commence pas aujourd'hui.
Plusieurs courants ou révolutionnaires isolés en ont fourni des élé-
ments depuis longtemps. Dès le premier numéro de Socialisme ou
Barbarie, nous nous efforçions de reprendre cette tâche de façon
systématique. Les idées centrales se trouvent déjà formulées dans
l'éditorial du numéro 1 de cette revue : que la division essentielle
des sociétés contemporaines est la division en dirigeants et exé-
cutants, que le développement propre du proletariat le conduit à
la conscience socialiste, qu'inversement le socialisme ne peut
être que le produit de l'action autonome du proletariat, que la
société socialiste se définit par la suppression de toute couche
séparée de dirigeants et par conséquent par le pouvoir des orga-
nismes de masse et la gestion ouvrière de la production. Mais nous
sommes nous-mêmes restés, d'un certain point de vue, en deçà
de leur contenu.
Ce fait ne mériterait pas d'être mentionné, s'il ne traduisait
pas lui aussi, à son niveau, l'action des facteurs qui ont déterminé
l'évolution du marxisme lui-même depuis un siècle : la pression
énorme de l'idéologie de la société d'exploitation, le poids de la
mentalité traditionnelle, la difficulté de se débarrasser des modes
de pensée hérités.
En un sens, la révision dont nous parlons ne consiste qu'à
expliciter et à préciser ce qu'était l'intention véritable du marxisme
à son départ et qui a toujours été le contenu le plus profond des
luttes prolétariennes que ce soit à leurs moments culminants ou
dans l'anonymat de la vie quotidienne de l'usine. En un autre
ons, olle conduit à éliminer les scories accumulées pendant un
Hoclo autour de l'idéologie révolutionnaire, à briser les verres
déformants à travers lesquels nous avons tous été habitués à
1
2
MN
regarder la vie et l'action du proletariat. Le socialisme vise à
donner un sens à la vie et au travail des hommes, à permettre
à leur liberté, à leur créativité, à leur positivité, de se déployer,
à créer des liens organiques entre l'individu et son groupe, entre
le groupe et la société, à réconcilier l'homme avec lui-même et
avec la nature. Il rejoint ainsi les fins essentielles du proletariat
dans ses luttes contre l'aliénation capitaliste non pas des aspi-
rations se perdant dans un venir indéterminé, mais le contenu des
tendances qui existent et se manifestent dès aujourd'hui, que ce
soit dans les luttes révolutionnaires ou dans la vie quotidienne.
Comprendre cela, c'est comprendre que pour l'ouvrier le problème
final de l'histoire c'est un problème quotidien ; c'est, du même
coup, comprendre que le socialisme n'est pas la « nationalisation »,
la « planification », ou même l'augmentation du niveau de vie ---
et que la crise du capitalisme n'est pas l' « anarchie du marché »,
la surproduction ou la baisse du taux de profit. C'est, enfin, voir
d'une façon entièrement nouvelle, les tâches de la théorie et de la
fonction d'une organisation révolutionnaire.
Poussées à leurs conséquences, saisies dans toute leur force,
ces idées transforment la vision de la société et du monde, modi-
fient la conception aussi bien de la théorie que de la pratique
révolutionnaire.
4
:
La première partie de ce texte est consacrée à la définition
positive du socialisme. La partie suivante (1) s'occupe de l'analyse
du capitalisme et de sa crise. Cet ordre, qui peut paraître peu
logique, se justifie par le fait que les révolutions polonaise et
hongroise ont fait de la question de la définition positive de l'or-
ganisation socialiste de la société une question pratique immé-
diate. Mais il découle également d'une autre considération. Le
contonu même de nos idées nous amène à soutenir qu'on ne peut
finalement rien comprendre au sens profond du capitalisme et
de sa crise sans partir de l'idée la plus totale du socialisme. Car
tout ce que nous avons à dire peut se réduire en fin de compte
à ceci : le socialisme, c'est l'autonomie, la direction consciente
par les hommes eux-mêmes de leur vie ; le capitalisme privé
ou bureaucratique c'est la négation de cette autonomie, et sa
crise résulte de ce qu'il crée nécessairement la tendance des hom-
mes vers l'autonomie en même temps qu'il est obligé de la sup-
primer.
-
LA RACINE DE LA CRISE DU CAPITALISME
L'organisation capitaliste de la vie sociale - et nous parlons
aussi bien du capitalisme privé de l'Ouest que du capitalisme
bureaucratique de l'Est crée une crise perpétuellement renou-
velée dans toutes les sphères de l'activité humaine. Cette crise
apparaît avec la plus grande intensité dans le domaine de la
VAN
(1) Elle sera publiée dans le prochain numéro de cette revue.
3
production (2). Mais la situation, quant à l'essentiel, est la même
dans tous les domaines qu'il s'agisse de la famille, de l'éduca-
tion, de la poliuque, des rappports internationaux ou de la cul-
ture. Parioui, la struciure capitaliste consiste à organiser la vie
des hommes du denors, en l'absence des intéressés et à l'encon-
tre de leurs tenaances et de leurs intérêts. Ce n'est là qu'une autre
maniere ae aire que la société capitaliste est divisée entre une
mince couche de airigeants, qui ont pour fonction de décider de
la vie de tout le monde, et la grande majorité des hommes, réduits
à exécuter les décisions des airigeants et, de ce fait, à subir leur
propre vie comme quelque chose d'étranger à eux-mêmes.
Cere organisauon est proronaément irrationnelle et contra-
dictoire, et le renouvellement perpétuel de ses crises, sous une
forme ou une auire, est absolument inévitable. Il est proiondé-
ment irrationnel de préienare organiser les hommes, qu'il s'agisse
de proauction ou ae vie politique, comme s'ils étaient des objets,
en ignorant délibérément ce qu'eux-mêmes pensent et veulent
quant à leur propre organisation. Dans les faits, le capitalisme
est obligé de s'appuyer sur la faculté d'auto-organisation des
groupes humains, sur la créativité individuelle et collective des
proaucieurs, sans laquelle il ne pourrait pas subsister un jour.
Mais toute son organisation officielle à la fois ignore et essaie de
supprimer le plus possible ces facultés d'auto-organisation et de
creation. Il n'en résulle pas seulement un gaspillage immense, un
énorme manque à gagner; le système suscite obligaioirement la
réaction, la lutte ce ceux à qui il prétend s'imposer. Longtemps
avant qu'il ne soit question de révolution ou de conscience politi-
que, ceux-ci n'accepient pas, dans la vie quotidienne de l'usine,
d'èire traités en objets. L'organisation capitaliste ne peut pas se
faire seulement en l'absence des intéressés, elle est obligée en
meme temps de se faire à l'encontre des intéressés. Son résultat
n'est pas seulement le gaspillage, c'est le contlit perpétuel.
Si mille individus ont un potentiel donné de capacités d'orga-
nisation, le capitalisme consiste à en prendre à peu près au
hasard une cinquantaine, à leur confier les tâches de direction
et à décider que les autres sont des cailloux. C'est déjà là, méta-
phoriquement parlant, une perte d'énergie sociale à 95 %. Mais
ceci n'est qu'un aspect de la question. Comme les neuf cent cin-
quante restants ne sont pas des cailloux, et que le capitalisme
est simultanément obligé de s'appuyer sur leurs facultés humaines
et de les développer pour pouvoir fonctionnner, ils réagissent à
cette organisation qu'on leur impose, ils luttent contre elle. Leurs
facultés d'organisation, qu'ils ne peuvent exercer pour un système
qui les rejette et qu'ils rejettent, ils les déploient contre ce sys-
tème. Le conflit s'installe ainsi en permanence au coeur de la vie
sociale. Il devient, en même temps, la source d'un nouveau gas-
pillage : car les activités de la petite minorité de dirigeants, ont
(2) La production, l'atelier de l'usine
et le « marché ».
non pas l' « économie >>
dès ce moment pour objet esssentiel non pas tant d'organiser
l'activité des exécutants, mais de riposter à la lutte des exécutants
contre l'organisation qui leur est imposée. La fonction essentielle
de l'appareil de direction cesse d'être l'organisation et devient la
coercition sous ses multiples formes. Le temps total passé au sein
de l'appareil de direction d'une grande usine moderne à organiser
la production est moins important que le temps dépensé, directe-
ment ou indirectement, à mater la résistance des exploités
qu'il s'agisse de surveillance, de contrôle des pièces, de calcul de
primes, de « relations humaines », d'entrevues avec les délégués
ou les syndicats, ou finalement de la préoccupation permanente
visant que tout soit mesurable, vérifiable, contrôlable pour
déjouer à l'avance la parade que pourraient inventer les tra-
vailleurs contre une nouvelle méthode d'exploitation. La même
chose vaut, avec les transpositions nécessaires, pour l'organisa-
tion d'ensemble de la vie sociale et pour les activités essentielles
de l'Etat moderne..
Mais l'irrationalité et la contradiction du capitalisme n'appa-
raît pas seulement dans le domaine de l'organisation, de la forme
de la vie sociale. Elle apparaît encore plus dans le fond, dans le
contenu de cettte vie. Plus que tout autre régime social, le capi-
talisme a mis le travail au centre des activités humaines et plus
que tout autre régime il tend à faire de ce travail une activité
proprement absurde. Absurde non pas du point de vue des philo-
sophes ou des moralistes mais du point de vue de ceux qui
l'accomplissent. Ce n'est pas seulement « l'organisation humaine »
de la production, c'est la nature, le contenu, les méthodes, les ins-
truments et les objets de la production capitaliste qui sont en
cause. Les deux aspects sont bien entendu inséparables mais il
est d'autant plus important de mettre en lumière le second. Par la
nature du travail dans l'usine capitaliste et quelle que soit la
source finale de l'organisation, l'activité du travailleur, au lieu
d'être l'expression organique de ses facultés humaines, devient
un processus étranger et hostile qui domine son sujet. A cette
activité, dont les principes qui la règlent, les modalités qui la
concrétisent, les objectifs qu'elle sert lui sont ou doivent lui être
étrangers, le prolétaire n'est relié en thorie que par ce fil ténu et
incassable la nécessité de gagner sa vie. Son propre travail,
sa propre journée qui va commencer, se dressent désormais
devant lui comme des ennemis. De ce fait, le travail signifie
à la fois une mutilation continue, un gaspillage constamment
renouvelé de force créatrice et un conflit incessant entre le tra-
vailleur et son activité, entre ce qu'il tendrait à faire et ce qu'il
est obligé de faire.
De ce point de vue aussi, le capitalisme n'arrive à survivre que
dans la mesure où la réalité ne se plie pas à ses méthodes et à
son esprit. Ce n'est que dans la mesure où l'organisation « offi-
cielle » de la production et de la société est constamment
5
contrecarrée, corrigée, complétée par l'auto-organisation effective
des travailleurs que le système parvient à fonctionner. Ce n'est
que dans la mesure où l'attitude effective des travailleurs face au
travail est différente de celle qu'ils devraient avoir d'après le
contenu et la nature du travail sous le capitalisme que le proces-
sus de travail parvient à être efficace. Les travailleurs arrivent à
s'approprier les principes généraux régissant leur travail -aux-
quels d'après l'esprit du système ils ne devraient pas avoir accès
et que le système essaie par tous les moyens de leur rendre obs-
curs. Les travailleurs concrétisent constamment ces principes
d'après les conditions spécifiques dans lesquelles ils se trouvent
--- tandis que cette concrétisation devrait être faite uniquement par
l'appareil de direction, dont c'est là la fonction présumée.
Toute société d'exploitation vit parce que ceux qu'elle exploite
la font vivre. Mais les esclaves ou les serfs font vivre les mai-
tres et les seigneurs en conformité avec les normes de la société
des maîtres et des seigneurs. Le prolétariat fait vivre le capita-
lisme à l'encontre des normes du capitalisme. C'est en cela que se
trouve l'origine de la crise historique du capitalisme, c'est en cela
que le capitalisme est une société grosse d'une perspective révo-
lutionnaire. L'esclavage ou le servage fonctionnent pour autant
que les exploités ne luttent pas contre le système. Mais le capita-
lisme n'arrive à fonctionner que pour autant que les exploités lut-
tent contre le fonctionnement qu'il tend à imposer. L'aboutisse-
ment final de cette lutte, l'élimination complète des normes, des
méthodes, des formes d'organisation capitalistes et la libération
totale des forces de création et d'organisation des masses, c'est le
socialisme.
LES PRINCIPES DE LA SOCIETE SOCIALISTE
La société socialiste c'est l'organisation par les hommes
eux-mêmes de tous les aspects de leurs activités sociales ; son
instauration entraîne donc la suppression immédiate de la divi-
sion de la société en une classe de dirigeants et une classe
d'exécutants.
Le contenu de l'organisation socialiste de la société est
tout d'abord la gestion ouvrière. Cette gestion, la classe ouvrière
l'a revendiquée et a lutté pour la réaliser aux moments de son
action historique : en Russie en 1917-18, en Espagne en 1936,
en Hongrie en 1956.
La forme de la gestion ouvrière, l'institution capable de la
réaliser, c'est le Conseil des travailleurs de l'entreprise. La ges-
tion ouvrière signifie le pouvoir des Conseils d'entreprise et
finalement, à l'échelle de la société entière, l'Assemblée cen-
trale et le Gouvernement des Conseils. Le Conseil d'usine ou
d'entreprise, assemblée de représentants élus par les travailleurs,
révocables à tout instant, rendant compte régulièrement devant
ceux-ci de leurs activités et unissant les fonctions de délibération,
6
de decision et d'exécution, est une création historique de la classe
ouvrière qui a surgi, de nouveau, chaque fois que le problème
du pouvoir dans la société moderne s'est trouvé posé. Comités de
fabrique en Russie en 1917, Conseils d'entreprise en Allemagne
en 1919, Conseils ouvriers en Hongrie en 1956 ont exprimé, au
nom près, le même mode d'organisation original et typique de la
classe ouvrière,
Définir concrètement l'organisation socialiste de la société,
n'est rien d'autre que tirer les conséquences de ces deux idées,
gestion ouvrière et Gouvernement des Conseils, elles-mêmes
créations organiques de la lutte du prolétariat. Mais cette défi-
nition ne peut se faire qu'en essayant de décrire les grandes lignes
du fonctionnement et des institutions de cette société.
Il ne s'agit pas, ici, de donner des « statuts » à la société
socialiste. Il est bien entendu que les statuts comme tels ne
signifient rien. Les meilleurs statuts ne valent que pour autant
que les hommes sont constamment prêts à défendre ce qu'ils
contiennent de sain, à suppléer à ce qu'il y manque, à changer
ce qu'ils contiennent d'inadéquat ou de dépassé. De ce point
de vue, tout fétichisme de la forme « soviétique » ou de la
forme « Conseil » est évidemment à condamner. Les règles de
l'éligibilité et de la révocabilité à tout instant ne suffisent abso-
lument pas en elles-mêmes à « garantir » que le Conseil restera
l'expression des travailleurs. Il le restera aussi longtemps que
les travailleurs seront prêts à faire tout ce qu'il faut pour qu'il
le reste. La réalisation du socialisme n'est pas une affaire de
changement de législation; elle dépend de l'action autonome de
la classe ouvrière, de la capacité de la classe à trouver en elle-
même la conscience des buts et des moyens, la solidarité et la
détermination nécessaires.
Mais cette action autonome ne reste pas et ne peut pas
rester informe. Elle s'incarne nécessairement dans des formes
d'action et d'organisation, dans des méthodes de fonctionnement
et dans des institutions, qui peuvent la servir et l'exprimer de
façon adéquate. Autant que le fétichisme « statutaire », il faut
condamner le fétichisme « anarchiste » ou « spontanéiste » qui,
sous prétexte que finalement la conscience du proletariat décide
de tout, se désintéresse des formes d'organisation concrètes que
cette conscience doit utiliser si elle veut être socialement effi-
cace, Le Conseil n'est pas une institution miraculeuse; il ne peut
pas être l'expression des travailleurs, si les travailleurs ne sont
pas décidés à s'exprimer par son moyen. Mais il est une forme
d'organisation adéquate : toute sa structure est agencée pour
permettre à cette volonté d'expression de se faire jour, si elle
existe. Le Parlement, par contre, qu'il s'appelle « Assemblée
nationale » ou « Soviet suprême » (1) est par définition un type
(1) Le « Soviet Supreme » actuel, bien entendu.
7
d'Institution qui ne saurait être socialiste : il est fondé sur la
separation radicale entre la masse « consultée » de temps en
temps, et ceux qui, censés la « représenter », restent incontrô-
lables et en fait inamovibles. Le Conseil est fait pour repré-
senter les travailleurs, et il peut cesser de remplir cette fonction;
lo Parlement est fait pour ne pas représenter les masses, et cette
fonction-là, il ne cesse jamais de la remplir.
La question de l'existence d'institutions adéquates est donc
essentielle pour la société socialiste. Elle l'est d'autant plus,
que cette société ne peut s'instaurer que par une révolution,
c'est-à-dire par une crise sociale au cours de laquelle la
conscience et l'activité des masses parviennent à une tension
extrême. C'est dans cet état que les masses arrivent à faire table
rase de la classe dominante, de ses forces armées et de ses orga-
nisations, et à dépasser en elles-mêmes le lourd héritage de siè-
cles de servitude. Cet état n'est pas un paroxysme, mais au
contraire une préfiguration du degré d'activité et de conscience
des hommes dans une société libre. Le << reflux de l'activité
révolutionnaire » n'a rien de fatal. Il est cependant toujours
possible, face à l'énormité des tâches à accomplir. Et tout ce qui
accumule les obstacles, déjà innombrables, devant l'activité
révolutionnaire des masses, favorise ce reflux. Il est donc essen-
tiel que la société révolutionnaire se donne, dès ses premiers
jours, le réseau d'institutions et de méthodes de fonctionnement
qui permettent et favorisent le déploiement de l'activité des
masses, et qu'elle supprime parallèlement tout ce qui l'inhibe
ou le contrecarre. Il est essentiel qu'elle se donne, à chaque pas,
des formes stables d'organisation qui deviennent les modes
normaux d'expression de la volonté des masses, aussi bien dans
les « grandes affaires » que dans la vie courante qui est, en
vérité, la première grande affaire.
La définition de la société socialiste que nous visons com-
porte donc nécessairement une certaine description des insti-
tutions et du fonctionnement de cette société. Cette description
n'est pas « utopique » (2), car elle n'est que l'élaboration et
l'extrapolation des créations historiques de la classe ouvrière, et
en particulier de l'idée de la gestion ouvrière.
Le principe qui nous guide dans cette élaboration est
celui-ci : la gestion ouvrière n'est possible que si l'attitude des
individus face à l'organisation sociale change radicalement. Cela,
(2) Au risque de renforcer l'aspect « utopique » de ce texte, nous
avons utilisé partout, en parlant de la société socialiste le futur, pour
éviter l'emploi du conditionnel, ennuyeux à la longue. Il va de soi
que cette manière de parler n'affecte en rien l'examen des problè-
mes, et le lecteur remplacera facilement : < La société socialiste
sera... » par : « L'auteur pense que la société socialiste sera... >>
Quant au fond : nous avons délibérément réduit au minimum
les références à l'histoire ou à la littérature. Mais les idées énoncées
dans les pages qui suivent ne sont que les formulations théoriques
8
à son tour, n'est possible que si les institutions qui incarnent
cette organisation sociale acquièrent pour les individus un sens,
si elles font partie de leur vie réelle. De même que le travail ne
prendra un sens pour les individus que dans la mesure où ils le
comprendront et le domineront, de même les institutions de la
société socialiste devront être compréhensibles et contrôlables (3).
La société actuelle est une jungle obscure, un encombre-
ment de machineries et d'appareils dont personne, ou presque,
ne comprend le fonctionnement, que personne ne domine en
fait et auxquels finalement personne ne s'intéresse. La société
socialiste ne pourra exister que si elle amène un changement
radical de cette situation, si elle introduit une simplification
extrême de l'organisation sociale. Le socialisme, c'est la transpa-
rence de l'organisation de la société pour les membres de la
société.
Dire que le fonctionnement et les institutions de la société
socialiste doivent être compréhensibles, signifie que la société
doit disposer du maximum d'information. Ce maximum d'infor-
mation n'équivaut nullement à l'accumulation matérielle des
données. Le problème ne consiste absolument pas à munir cha-
que habitant d'une Bibliothèque nationale portative. Le maximum
d'information dépend au contraire tout d'abord d'une réduction
des données à l'essentiel, afin qu'elles deviennent maniables par
tous. Cette réduction sera possible du fait que le socialisme
signifiera immédiatement une simplification énorme des pro-
blèmes, et la disparition pure et simple des quatre cinquièmes
des réglementations actuelles, devenues sans objet. Elle sera,
d'autre part, facilitée par l'effort systématique vers la connais-
sance de la réalité sociale et sa diffusion, comme aussi vers la
présentation simplifiée et adéquate des données. Nous donne-
rons des exemples des immenses possibilités existant dans ces
domaines plus loin, à propos du fonctionnement de l'économie
socialiste.
Pour que
le fonctionnement et les institutions de la société
socialiste puissent être dominés par les hommes, au lieu de les
de l'expérience d'un siècle de luttes ouvrières : expérience positive
ou expérience négative, conclusions directes ou conclusions indirectes,
réponses effectivement données aux problèmes qui ont été posés ou
réponses à des problèmes qui n'auraient pas manqué de l'être si
telle ou telle révolution s'était développée. Il n'y a pas une phrase de
ce texte qui ne se relie ainsi aux questions qu'implicitement ou expli-
citement les luttes ouvrières ont déjà rencontrées. Cela devrait clore
la discussion sur l' « utopisme »,
Une élaboration analogue des problèmes d'une société socialiste
est donnée par Anton Pannekoek dans le premier chapitre de son
livre The Worker's Councils (Melbourne, 1950). Sur la plupart des
points fondamentaux, notre point de vue est extrêmement proche
du sien.
(3) Bakounine déjà formulait le problème du socialisme comme
étant d' « intégrer les individus dans des structures qu'ils compren-
nent et qu'ils puissent contrôler ».
..
9
dominer, il faut réaliser, pour la première fois dans l'histoire, la
démocratie. Démocratie signifie étymologiquement, la domina-
Hon des masses. Mais nous ne prenons pas le mot « domination »
on ton sens formel. La domination réelle ne peut pas être
confondue avec le vote; le vote, même libre, peut être, et est
le plus souvent, la farce de la démocratie. La démocratie n'est
pas le vote sur des questions secondaires, ni la désignation de
personnes qui décideront elles-mêmes, en dehors de tout
contrôle effectif, des questions essentielles. La démocratie ne
consiste pas non plus à appeler les hommes à se prononcer sur
des questions incompréhensibles ou qui n'ont aucun sens pour
eux. La domination réelle, c'est le pouvoir de décider soi-même
des questions essentielles et de décider en connaissance de cause.
Dans ces quatre mots : en connaissance de cause, se trouve tout
le problème de la démocratie (4). Il n'y a aucun sens à appeler
les gens à se prononcer sur des questions, s'ils ne peuvent le
faire en connaissance de cause. Ce point a été souligné depuis
longtemps par les critiques réactionnaires ou fascistes de la
« démocratie » bourgeoise, et on le retrouve parfois dans l'argu-
mentation privée des staliniens les plus cyniques (5). Il est évi-
dent que la « démocratie » bourgeoise est une comédie, ne
serait-ce que pour cette raison, que personne dans la société
capitaliste ne peut se prononcer en connaissance de cause, et
moins que tout autre les masses, à qui l'on cache systématique-
ment les réalités économiques et politiques et le sens des ques-
tions posées. La conclusion qui en découle n'est pas de confier
le pouvoir à une couche de bureaucrates incompétents et incon-
trôlables, mais de transformer la réalité sociale, de façon que
les données essentielles et les problèmes fondamentaux soient
saisissables par le individus, et que ceux-ci puissent en décider
en connaissance de cause.
Décider signifie décider soi-même ; décider de qui doit
décider n'est déjà plus tout à fait décider. Finalement, la seule
forme totale de la démocratie est la démocratie directe. Et le
Conseil des travailleurs de l'entreprise n'est et ne doit être que
l'instance qui remplace l'Assemblée générale de l'entreprise
dans les intervalles de ses sessions (5 a).
(4) L'expression se trouve chez Engels, Anti-Dühring, (éd. Costes),
T. III, p. 52.
(5) On a ainsi pu lire, il y a quelques années, sous la plume d'un
« philosophe » à peu près ceci : Comment oserait-on discuter les
décisions de Staline, puisqu'on ignore les éléments sur lesquels il
était le seul à pouvoir les fonder ? (Sartre, Les Communistes et la
Paix.)
(5 a) Lénine ne perd pas une occasion, dans L'Etat et la Révolu-
tion, de défendre l'idée de la démocratie directe, contre les réformistes
de son époque, qui l'appelaient avec mépris « démocratie primitive ».
10
La réalisation la plus large de la démocratie directe signifie
que toute l'organisation économique, politique, etc., de la société
devra s'articuler sur des cellules de base qui soient des collec-
tivités concrètes, des unités sociales organiques. La démocratie
directe n'implique pas simplement la présence physique des
citoyens dans le même lieu lorsque des décisions doivent être
prises ; elle implique aussi que ces citoyens forment organique-
ment une communauté, qu'ils vivent dans le même milieu, qu'ils
ont la connaissance quotidienne et familière des sujets à traiter,
des problèmes à résoudre. Ce n'est qu'au sein d'une telle unité
que la participation politique de l'individu devient totale, à
condition que l'individu sente et sache que sa participation aura
un effet, autrement dit que la vie concrète de la communauté
est dans une large mesure déterminée par la communauté elle-
même, et non pas par des instances inconnues ou hors d'atteinte
qui décident pour elle. Par conséquent, le maximum d'autonomie,
d'auto-administration, doit exister pour les cellules sociales.
Ces cellules, la vie sociale moderne les a déjà créées et
continue à les créer : ce sont essentiellement les entreprises
« moyennes » ou « grandes » de l'industrie, des transports, de
commerce, de banque, d'assurances, des administrations publi-
ques, où les hommes, par centaines, par milliers ou par dizaines
de milliers, passent l'essentiel de leur vie attelés à une tâche
commune, où ils rencontrent la société sous sa forme concrète.
L'entreprise n'est pas simplement une unité de production, elle
est devenue l'unité primaire de vie sociale de la grande majorité
des individus (6). Au lieu de se baser sur des unités territoriales
que le développement économique a rendu complètement arti-
ficielles -- sauf lorsque précisément il a maintenu ou leur a
conféré à nouveau une unité de production, comme le village à
un bout, la ville d'une seule entreprise ou d'une seule indus-
trie, à l'autre bout la structure politique du socialisme s'arti-
culera sur les collectivités de travailleurs unifiées par un travail
commun. La collectivité de l'entreprise sera le terrain fécond de
la démocratie directe, comme le furent en leur temps et pour
des raisons analogues la cité antique, ou les communautés démo-
cratiques des fermiers libres aux Etats-Unis de XIXe siècle.
Cette démocratie directe indique toute l'étendue de la
décentralisation que la société socialiste sera capable de réaliser.
Mais, en même temps, il faudra qu'elle résolve le problème de
l'intégration de ces unités de base dans la société totale, qu'elle
réalise la centralisation sans laquelle la vie d'une nation moderne
s'effondrerait aussitôt.
(6) V. sur cet aspect de l'entreprise Paul Romano, L'ouvrier amé-
ricain, dans le n° 5-6 de cette revue, pp. 129-132, et R. Berthier ;
Une expérience d'organisation ouvrière, dans le n° 20 de cette revue,
pp. 29-31.
11 -
Ce n'est pas la centralisation comme telle qui conduit dans
la société moderne à l'aliénation politique, à l'expropriation du
pouvoir au profit de quelques-uns. C'est la constitution d'appa-
reils séparés et incontrôlables, ayant la centralisation comme
tache exclusive et spécifique. La bureaucratie et son pouvoir sont
inseparables de la centralisation, aussi longtemps que la centra-
lisation est conçue comme la fonction indépendante d'un appareil
Indépendant. Mais dans la société socialiste, il n'y aura pas de
conflit entre l'autonomie des organismes de base et la centra-
lisation, dans la mesure où les deux fonctions découleront des
memes organes, où il n'y aura pas d'appareil séparé chargé de
reunifier la société après l'avoir fragmentée et il faut rappeler
que c'est cette tâche absurde qui forme la « fonction » de la
bureaucratie.
La monstrueuse centralisation caractéristique des sociétés
modernes d'exploitation, et la liaison intime de cette centrali-
sation avec le totalitarisme de la bureaucratie dans une société
de classe amène aujourd'hui, chez beaucoup, une réaction
violente, explicable et saine, mais qui reste dans la confusion,
passe de l'autre côté de la barrière et par-là même renforce
l'ennemi qu'elle veut abattre. La centralisation, voilà l'ennemi,
c'est le cri que poussent, en France aussi bien qu'en Pologne
ou en Hongrie, beaucoup de révolutionnaires honnêtes revenus du
Stalinisme. Mais cette idée, déjà ambiguë, devient catastro-
phique sans ambiguïté lorsqu'elle conduit, comme c'est souvent
le cas, à demander formellement soit la fragmentation des instan-
ces du pouvoir, soit purement et simplement l'extension des
pouvoirs d'organismes locaux ou d'entreprise, en négligeant ce
qui se passe au niveau du pouvoir central. Lorsque des militants
polonais, par exemple, pensent trouver la voie de la suppression
de la bureaucratie dans une vie sociale organisée et dirigée par
« plusieurs centres » l'administration d'Etat, une Assemblée
parlementaire, les Conseils d'usine, les syndicats, les partis poli-
tiques comment ne pas voir que ce « polycentrisme » est
équivalent à l'absence de centre réel, et que, comme la société
moderne ne peut pas s'en passer, cette < Constitution »
pourra jamais exister que sur le papier, et ne servira qu'à cacher
le véritable centre réel se formant à nouveau au sein de la
bureaucratie étatique et politique d'autant plus redoutable
et incontrôlable ? Comment ne pas voir que, si l'on morcelle
les organes accomplissant un processus vital, on crée par là même
dix fois plus impérieusement le besoin d'un autre organe réuni-
fiant les morceaux dispersés ? De même, si on s'axe uniquement
ou même essentiellement sur l'extension des pouvoirs des
Conseils au niveau de l'entreprise particulière, comment ne pas
voir qu'on livre par-là même ces Conseils à la bureaucratie cen-
trale, qui seule « sait » et « peut » faire fonctionner l'écono-
mie dans son ensemble (et l'économie moderne n'existe que
comme ensemble) ? Ne pas vouloir affronter le problème du
pouvoir central, revient en fait à laisser à la bureaucratie
celle-là ou une autre le soin de le résoudre.
ne
12
La société socialiste devra donc de toute évidence donner
une réponse socialiste au problème de la centralisation, et cette
réponse ne peut être que la prise en mains de ce pouvoir par la
Fédération des Conseils, l'institution d'une Assemblée centrale
des Conseils et d'un Gouvernement des Conseils. Nous verrons
plus loin que cette Assemblée et ce Gouvernement ne signifient
pas une délégation du pouvoir des masses, mais une expression
de ce pouvoir. Il nous faut seulement ici exposer le principe
essentiel de leurs rapports avec les Conseils et les communautés
sociales, car ce principe affecte de plusieurs façons le fonction-
nement de toutes les institutions de la société socialiste.
Dans une société où la population est expropriée du pouvoir
politique au profit d'une instance centralisatrice, le rapport
essentiel entre cette instance et les instances inférieures qu'elle
contrôle (ou finalement la population) peut être résumé comme
suit : les communication qui vont de la base au sommet trans-
mettent uniquement des informations, les communications qui
vont du sommet à la base transmettent essentiellement des déci-
sions (et subsidiairement, le minimum d'informations nécessaires
à l'intelligence et à la bonne exécution des décisions du sommet)
En cela s'exprime non seulement le monopole du pouvoir exercé
par le sommet
monopole de décision mais aussi le monopole
des conditions du pouvoir, puisque le sommet est le seul à possé-
der la « totalité » des informations nécessaires pour juger et
décider et que pour toute autre instance ou individu l'accès à
des informations autres que celles concernant son secteur ne
peut être qu'un accident que le système tend à empêcher, ou
qu'il évite de toute façon à favoriser).
Dire que dans la société socialiste le pouvoir central ne sera
pas une délégation, mais une expression du pouvoir des masses,
signifie une transformation radicale de cet état de choses. Des
courants dans les deux sens seront instaurés entre la « base >>
et le « sommet ». Une des tâches essentielles de l'instance
centrale sera de retransmettre les informations recueillies à
l'ensemble des organismes de base. Le Gouvernement des Conseils
aura parmi ses fonctions principales d'être un collecteur et diffu-
seur d'information. D'autre part, dans tous les domaines essen-
tiels les décisions seront prises par la base et remonteront vers
le sommet, chargé d'en assurer ou d'en suivre l'exécution. Un
double courant d'informations et de décisions sera ainsi instauré,
et cela ne concernera pas seulement les rapports entre le Gouver-
nement et les Conseils, mais sera le modèle de toutes les rela-
tions entre les institution, de n'importe quel type, et les parti-
cipants (7).
(7) Encore une fois, on n'essaie pas ici de définir des statuts à
toute épreuve. Il est clair que collecter et diffuser des informations,
par exemple, n'est pas une fonction neutre. Toutes les informations
ne peuvent être diffusées ce serait le plus sûr moyen de les ren-
dre incompréhensibles ou inintéressantes le rôle du Gouverne-
ment est donc de toute évidence un rôle politique, même à cet égard.
-
13
LE SOCIALISME, C'EST LA TRANSFORMATION DU TRAVAIL
RMA
Le socialisme ne peut s'instaurer que par l'action autonome de
la classe ouvrière, il n'est rien d'autre que cette action autonome.
La société socialiste n'est rien d'autre que l'organisation de cette
autonomie, qui à la fois la présuppose et la développe.
Mais cette autonomie est la domination consciente des
hommes sur leurs activités et leurs produits, il est clair qu'elle
ne peut pas être seulement une autonomie politique. L'autonomie
sur le plan politique n'est qu'un aspect, une expression dérivée de
ce qui forme le contenu propre et le problème essentiel du socia-
lisme : l'instauration de la domination des hommes sur leur activité
première, qui est le travail. Nous disons bien : instauration et non
pas : restauration. Jamais en effet un tel état n'a existé dans l'his-
toire, et de ce point de vue toutes les comparaisons avec des situa-
tions historiques passées — celle de l'artisan ou du paysan libre,
par exemple pour fécondes qu'elles soient à certains égards,
n'ont qu'une portée limitée et risquent d'aboutir à des utopies à
rebours,
Que l'autonomie ne peut pas ce confiner au domaine politi-
que, se voit immédiatement. On ne peut concevoir une société
d'esclavage hebdomadaire dans la production interrompu par des
Dimanches d'activité politique libre (1). L'idée que la production et
l'économie socialistes pourraient être dirigées à quelque niveau que
ce soit par des « techniciens » supervisés par des Soviets, des
Conseils ou autres organismes incarnant le pouvoir politique de la
classe ouvrière, est un non-sens. Le pouvoir effectif dans une telle
société reviendrait rapidement aux dirigeants de la production. Les
Soviets ou Conseils dépériraient tôt ou tard dans l'apathie de la
population, qui ne nourrirait plus de son intérêt et de son activité
des institutions qui auraient cessé d'être déterminantes dans le
déroulement de sa vie essentielle.
L'autonomie ne signifie donc rien si elle n'est pas gestion
ouvrière, c'est-à-dire détermination par les travailleurs organisés
de la production, à l'échelle aussi bien de l'entreprise particu-
lière que de l'industrie et de l'économie dans son ensemble.
Mais, à son tour, cette gestion ouvrière ne peut pas rester extérieure
au travail lui-même, elle ne peut pas rester séparée des activités
productives. La gestion ouvrière ne signifie absolument pas le rem-
placement de l'appareil bureaucratique qui dirige actuellement la
C'est pourquoi aussi nous l'appelons Gouvernement et non « Service
Central de Presse ». Mais ce qui est important, c'est que sa fonction
explicite est d'informer, qu'il en a la responsabilité. La fonction
explicite du Gouvernement actuel est de cacher la réalité à la popu-
lation.
(1) C'est pourtant à cela que revient la définition de Lénine :
« Le socialisme, c'est les Soviets plus l'électrification, >>
14
production par un Conseil des travaillleurs aussi démocratique,
révocable, etc., que soit celui-ci. Elle signifie que pour l'ensemble
des travaillleurs, des rapports nouveaux s'instaurent avec le tra-
vail et à propos du travail. Elle signifie que le contenu même
du travail commence à se transformer aussitôt.
Actuellement l'objet, les moyens, les modalités, le rythme du
travail sont déterminés en dehors des travailleurs par l'appareil
bureaucratique de direction. Cet appareil ne peut diriger que par
le moyen de règles universelles abstraites, fixées « une fois pour
toutes » et dont la révision péricdique inévitable signifie chaque
fois une « crise » dans l'organisation de la production. Ces règles
comprennent aussi bien les normes de production proprement dites
que les spécifications techniques, les taux de salaire et les primes
comme l'organisation productive à l'atelier. L'appareil bureau-
cratique de direction une fois supprimé, ce type de réglemen-
tation de la production ne pourra plus subsister, ni pour la forme
ni pour le fond.
En accord avec les aspirations les plus profondes des ouvriers,
les « normes » de production dans leur signification actuelle
seront abolies et une égalité complète en matière de salaire sera
instituée. Cela signifie la suppression de la contrainte économique
sauf sous la forme la plus générale du « qui ne travaille pas,
ne mange pas » -- comme de la discipline imposée extérieure-
ment, par un appareil spécifique de coercition productive. La
discipline de travail sera la discipline imposée par le groupe de
travaillleurs à ses membres individuels, par l'atelier aux groupes
qui le composent, par l'Assemblée de l'entreprise aux ateliers.
L'intégration des activités particulières en un tout se fera essen-
tiellement par la coopération des divers groupes d'ouvriers ou
ateliers, elle sera l'objet d'une activité coordinatrice permanente
des travailleurs. L'universalité essentielle de la production
moderne se dégagera de l'expérience concrète du travail et sera
formulée par des conférences de producteurs.
Donc la gestion ouvrière n'est ni la « supervision
d'un
appa-
reil bureaucratique de direction de l'entreprise par des représen-
tants des ouvriers, ni le remplacement de cet appareil par un
autre analogue formé par des individus d'origine ouvrière. C'est
la suppression de l'appareil de direction séparé, la restitution de
ses fonctions à la communauté des travailleurs. Le Conseil d'en-
treprise n'est pas un nouvel appareil de direction ; il n'est qu'une
des instances de coordination, une « permanence » et le lieu régu-
lateur des contacts de l'entreprise avec l'extérieur.
Cela déjà signifie que la nature, le contenu du travail com-
mence à être transformé aussitôt. Le travail actuellement est dans
son essence une activité d'exécution séparée, la direction de leur
activité étant soustraite aux exécutants. La gestion ouvrière signi-
fie la réunification des fonctions de direction et d'exécution.
Mais même cela n'est pas suffisant ou plutôt conduit et
conduira immédiatement plus loin. La restitution des fonctions de
direction aux travailleurs les amènera nécessairement à s'attaquer
à ce qui est actuellement le noyau de l'aliénation, c'est-à-dire à la
15
structure technologique du travail, de ses objets, de ses instru-
ments et de ses modalités, qui font qu'obligatoirement le travail
domine les producteurs au lieu d'être dominé par eux. Les tra-
vailleurs ne pouront évidemment pas résoudre ce problème du
jour au lendemain, sa solution sera la tâche de cette période his-
torique que nous désignons par socialisme. Mais le socialisme,
c'est d'abord et avant tout la solution de ce problème. Entre le capi-
talisme et le communisme il n'y a pas trente-six périodes et
« sociétés de transition », comme on a voulu le faire croire, il n'y
en a qu'une : la société socialiste. Et cette société n'est caractérisée
en premier lieu ni par la liberté politique, ni par l'expansion des
forces productives, ni par la satisfaction croissante des besoins
de consommation, mais par la transformation de la nature et du
contenu du travail, ce qui signifie : la transformation consciente
de la technologie héritée de façon à subordonner pour la pre-
mière fois dans l'histoire cette technologie aux besoins de l'homme
non pas seulement en tant que consommateur, mais en tant que
producteur. La révolution socialiste signifiera le début de cette
transformation, et sa réalisation marquera l'entrée de l'humanité
dans l'ère communiste. Tout le reste la politique, la consom-
mation, etc. ce sont des conséquences, des conditions, des
implications, des presuppositions qu'il faut voir dans leur unité
systématique, mais qui précisément ne peuvent acquérir cette
unité, ne peuvent prendre leur sens, qu'en étant organisées autour
de ce centre qu'est la transformation du travail lui-même. La liberté
des hommes sera une illusion ou une mystification si elle n'est
pas liberté dans leur activité fondamentale l'activité produc-
tive. Et cette liberté n'est pas un cadeau de la nature, ni ne surgira
d'elle-même, par surcroît, d'autres développements : les hommes
auront à la créer consciemment. En dernière analyse, c'est cela
le contenu du socialisme.
Les conséquences qui en découlent pour ce qui est des tâches
immédiates d'une révolution socialiste sont capitales. Les travail-
leurs s'attaqueront au problème de la transformation de la nature
du travail à la fois par ses deux bouts. D'un côté, il y a le besoin
d'accorder au développement des capacités et des facultés pro-
prement humaines des producteurs l'importance primordiale.
Cela implique, en tout premier lieu, la démolition graduelle
pierre par pierre de ce qui subsiste de l'édifice de la division du
travail. D'un autre côté, il y a le besoin d'une réorientation de
l'ensemble du développement technique et de son application à
la production.
Ce ne sont là que deux aspects de la même chose, qui est le
rapport des hommes à la technique. Considérons le deuxième
aspect, le plus tangible, celui du développement technique comme
tel.
On peut poser, en première approximation, que toute la tech-
nologie capitaliste, toute l'appplication actuelle de la technique
à la production, est viciée à la base, en ce que non seulement
ellle est inapte à aider l'homme à dominer son travail, mais que
son but premier est exactement le contraire. On pense et on dit
16
d'habitude que la technologie capitaliste vise à développer la
production pour le profit, ou la production pour la production, et
indépendamment des besoins des hommes les hommes étant
conçus dans ce contexte comme les consommateurs potentiels des
produits. Il s'agirait donc d'adapter la production aux besoins réels
de consommation de la société, aussi bien quant à son volume
que quant à la nature des objets produits.
Ce problème existe, bien entendu. Mais le problème profond
est ailleurs. Le capitalisme n'utilise pas une technologie qui serait
en elle même neuire à des fins capitalistes. Le capitalisme a créé
une technologie capitaliste, qui n'est nullement neutre. Le sens
réel de cette technologie n'est même pas de développer la pro-
duction pour la production; c'est en premier lieu de se subordon.
ner et de dominer les producteurs. La technologie capitaliste est
essentiellement caractérisée par la tentative d'éliminer le rôle
humain de l'homme dans la production et à la limite, d'élimi-
ner l'homme tout court. Qu'ici, comme partout ailleurs, le capi-
talisme n'arrive pas à réaliser sa tendance profonde
venait, il s'écroulerait aussitôt n'affecte pas ce que nous disons.
Au contraire, cela éclaire un autre aspect de sa contradiction et
de sa crise.
s'il y par-
Le capitalisme ne peut pas compter sur la coopération volon-
taire des producteurs ; au contraire, il doit faire face à leur hosti-
lité, au mieux à leur indifférence quant à la production. Il faut donc
que la machine impose son rythme de travail; si cela n'est pas
réalisable, il faut qu'elle puisse permettre de mesurer le travail
effectué; dans tout processus productif, le travail doit être mesu-
rable, définissable, contrôlable de l'extérieur autrement ce pro-
cessus n'a pas de sens pour le capitalisme. Il faut en même
temps, aussi longtemps que l'on ne peut pas se débarrasser com-
plètement du producteur, que celui-ci soit remplaçable à l'extrême
– donc qu'il soit réduit à sa plus simple expression, celle de la
force de travail non qualifiée. Il n'y a ni complot, ni plan conscient
derrière tout cela. Il y a simplement un processus de « sélection
naturelle » des inventions appliquées dans l'industrie qui fait que
celles qui correspondent au besoin fondamental du capitalisme
d'avoir affaire à un travail mesurable, contrôlable, remplaçable
sont préférées aux autres et sont seules ou en majorité appli-
qués. Il n'y a pas de physique ou de chimie capitalistes : il n'y
a même pas de technique, au sens général du terme, capitaliste;
mais il y a bel et bien une technologie capitaliste, en entendant
par ce terme, dans le « spectre » des techniques possibles d'une
époque (déterminé par le développement de la science), la
< bande » des procédés effectivement appliqués. A partir du
moment, en effet, où le développement de la science et de la
technique permet un choix entre plusieurs procédés possibles,
une société choisira infailliblement les procédés qui ont pour elle
un sens, qui sont « rationnels » dans le cadre de sa logique de
classe. Mais la « rationalité » d'une société d'exploitation n'est
-17 –
pas la rationalité d'une société socialiste (3). La modification
consciente de la technologie sera la tâche centrale d'une société
de travailleurs libres. D'une façon correspondante, l'analyse de
l'aliénation et de la crise de la société capitaliste doit partir de ce
noyau de tous les rapports sociaux qui est le rapport de produc-
tion concret, le rapport de travail, conçu sous ses trois aspects
indissociables : rapport des travailleurs avec les moyens et les
objets de la production, rapport des travailleurs entre eux, rap-
port des travailleurs avec l'appareil de direction de la production.
C'est Marx, comme on sait, qui a le premier accompli ce pas
historique de dépasser la surface des phénomènes du capitalisme
le marché, la concurrence, la répartition – et de s'attaquer
à l'analyse de la sphère centrale des rapports sociaux, les rapports
de production concrets dans l'usine capitaliste. Le Volume I du
« Capital » attend encore sa continuation. La caractéristique la
plus saisissante de la dégénérescence du mouvement marxiste
est sans doute le fait que ce point de vue, le plus profond de tous,
a été rapidement abandonné, même par les meilleurs, au profit
d'analyses des grands phénomènes, analyses qui de ce fait
se trouvaient soit complètement faussées, soit limitées à des aspects
partiels et par là même conduisant à une optique catastrophique-
ment faussse (4). Il est frappant de voir Rosa Luxembourg consa-
crer deux importants volumes à l'« Accumulation du Capital »
en ignorant totalement ce que le processus d'accumulation signi-
fie dans les rapports de production concrets, en ne se préoccu-
pant que de la possibilité d'un équilibre global entre production
et consommation et en pensant découvrir à la fin un processus
automatique d'effondrement du capitalisme (ce qui, faut-il le dire,
est faux concrètement et absurde a priori). Il est tout autant frap-
(3) Le fait qu'on choisit parmi plusieurs procédés techniquement
possibles et que l'on aboutit ainsi à une technologie effectivement
appliquée dans la production concrétisant la technique (comme
savoir-faire général d'une époque) est analysé par les économistes
académiques. Cf. par exemple Joan Robinson, The accumulation of
capital, (Londres 1956), pp. 101-178. Mais évidemment le choix est
toujours présente dans ces analyses comme découlant de critères de
< rentabilité » et essentiellement des prix relatifs du capital et du
travail ». Ce point de vue abstrait n'a que très peu de prise sur la
réalité de l'évolution industrielle, Marx, par contre, souligne le conte-
nu social du machinisme, sa fonction d'asservissement des exploités.
(4) Cela a été le grand mérite du groupe américain qui publie
« Correspondance » de reprendre l'analyse de la crise de la société
du point de vue de la production et de l'appliquer aux conditions de
notre époque. V. leurs textes traduits et publiés dans Socialisme ou
Barbarie : L'ouvrier américain, de Paul Romano (nºs 1 à 5-6) et
La reconstruction de la société, de Ria Stone (nºs 7 et 8).
En France, c'est Ph, Guillaume qui a repris ce point de vue (voir
son article Machinisme et Proletariat dans le n° 7 de cette revue).
Plusieurs idées de ce texte-ci lui sont dues, directement ou indirec-
tement.
- 18
pant de voir Lénine, dans « L'Impérialisme », partir de la consta-
tation fondamentale et juste que le processus de la concentration
du capital est parvenu au stade de la domination des monopoles
et négliger la transformation des rapports de production dans
l'usine que signifie cette concentration, passer à côté du phéno-
mène fondamental de la constitution d'un appareil énorme de
direction de la production, qui désormais incarne l'exploitation,
et voir la conséquence primordiale de la concentration dans la
transformation des capitalistes en rentiers « tondeurs de coupons ».
Le mouvement ouvrier paye encore les conséquences de cette
manière de voir et, d'un certain point de vue, pour autant que
les idées jouent un rôle dans l'histoire Khroutchev est au pou-
voir en Russie en fonction de l'idée que l'exploitation ne peut être
que la « tonte de coupons »,
Mais il faut remonter plus loin. Il faut remonter à Marx lui-
même. Si Marx a mis en lumière, de façon incomparable, l'alié-
nation du producteur dans le processus de production capitaliste,
l'asservissement de l'homme à l'univers mécanique créé par lui,
son analyse est parfois incomplète, lorsqu'elle ne voit dans cette
activité que l'alienation. Dans « Le Capital » -- par opposition à
ses manuscrits de jeunesse -- il n'apparaît guère que le prolé-
tariat est — et ne peut qu'être — porteur positif de la production
capitaliste qui est obligée de s'appuyer sur lui comme tel et de le
développer comme tel en même temps qu'elle essaie de le réduire
à un rôle purement mécanique et à la limite de l'expulser de la
production. De ce fait même, cette analyse ne voit pas que la crise
première du capitalisme est cette crise dans la production, décou-
lant de l'existence simultanée de deux tendances contradictoires
dont aucune ne saurait disparaître sans que le capitalisme s'ef-
fondre. On y montre le capitalisme comme « le despotisme dans
l'atelier et l'anarchie dans la société » - au lieu de le voir comme
le despotisme et l'anarchie à la fois dans l'atelier et dans la société.
On est ainsi amené à chercher la raison de la crise du capitalisme
non pas dans la production – sauf en tant qu'elle développe
l'oppression, la misère, la dégénérescence, mais aussi la
révolte »; le nombre et la discipline du proletariat mais dans
la surproduction et la baisse du taux du profit. On ne peut donc
pas voir que, aussi longtemps que ce type de travail subsiste, cette
crise même subsistera et tout ce qu'elle entraîne, quel que soit
le régime non seulement de propriété, mais même de l'Etat et
finalement même de gestion de la production.
C'est ainsi que Marx arrive, dans certains passages du « Capi-
tal » à ne voir dans la production moderne que le fait que le pro-
ducteur est estropié et réduit à un « fragment d'homme » — ce qui
est vrai tout autant que le contraire et, ce qui est encore plus
grave, à relier cet aspect à la production moderne et finalement à
la production comme telle, au lieu de le relier à la technologie
capitaliste. C'est la nature de la production moderne comme telle,
c'est une étape de la technique à laquelle on ne peut rien, - c'est
le fameux « règne de la nécessité » qui serait le fondement de cet
état de choses. C'est ainsi que la prise en mains de la société par
19
les producteurs - le socialisme - arrive parfois à signifier pour
Marx seulement une gestion politique et économique extérieure
laissant intacte cette structure du travail et en réformant simple-
ment les aspects les plus « inhumains ». Cette idée s'exprime clai-
rement dans le passage connu du Volume III du « Capital », où
Marx dit, en parlant de la société socialiste :
« Le règne de la liberté ne commence en effet que lorsqu'il
n'existe plus d'obligation de travail imposée par la misère ou les
buts extérieurs; il se trouve donc par la nature des choses en
dehors de la sphère de la production matérielle proprement dite...
Dans cet état de choses, la liberté consiste uniquement en ceci :
l'homme social, les producteurs associés, règlent de façon ration-
nelle leurs échanges avec la nature et les soumettent à leur
contrôle collectif, au lieu de se laisser aveuglément dominer par
éux; et ils accomplissent ces échanges avec le moins d'efforts
possible, et dans les conditions les plus dignes et les plus adéqua-
tes à leur nature humaine. Mais la nécessité n'en subsiste pas
moins. Et le règne de la liberté ne peut s'édifier que sur ce règne
de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condi-
tion fondamentale. » (5).
S'il est vrai que « le règne de la liberté ne commence que
lorsqu'il n'existe plus d'obligation de travail imposée par la misère
ou les buts extérieurs », il est étonnant de lire sous la plume de
celui qui a écrit que « l'industrie est le livre ouvert des facultés
humaines », que « donc » la liberté se trouve en dehors du travail.
La conclusion vraie que Marx lui-même a tirée en d'autres
endroits est que le règne de la liberté commence lorsque le
travail devient activité libre aussi bien dans ses motivations que
dans son contenu. Dans cette conception, par contre, la liberté est
ce qui n'est pas travail, ce qui entoure le travail soit le temps
libre » (réduction de la journée de travail), soit la « réglementation
rationnelle » et le « contrôle collectif » des échanges avec la
nature, minimisant les efforts et préservant la dignité humaine.
Dans cette perspective, effectivement la réduction de la journée
de travail devient la « condition fondamentale
puisque finale-
ment l'homme ne serait libre que dans ses loisirs.
La réduction de la journée de travail est en vérité impor-
tante, non pas pour cette raison, mais pour permettre aux
hommes de réaliser un équilibre entre leurs divers types d'acti-
vité. Et l' « idéal » à la limite, le communisme, n'est pas la
réduction de la durée de travail à zéro, mais la libre détermination
par chacun de la nature et de la durée de son travail. La société
socialiste pourra et devra réaliser la réduction de la journée de
travail, mais ce ne sera pas là sa préoccupation fondamentale.
Son souci premier, ce sera de s'attaquer au « règne de la néces-
sité » comme tel, de transformer la nature même du travail. Le
problème n'est pas de laisser un « temps libre » -- qui risquerait
(5) Le Capital, tr. Monter, T, XIV, PP. 114-116:
M
20
de n'être qu'un temps vide aux individus, pour qu'ils
puissent le remplir à leur guise de « poésie » ou de sculpture sur
bois. Le problème est de faire de tout le temps un temps de liberté,
et de permettre à la liberté concrète de s'incarner dans l'activité
créatrice. Le problème est de mettre la poésie dans le travail (6).
La production n'est pas le négatif qu'il s'agit de limiter le plus
possible pour que l'homme puisse se réaliser dans les « loisirs ».
L'instauration de l'autonomie, c'est aussi c'est en premier lieu
l'instauration de l'autonomie dans le travail.
Sous-jacente à l'idée que la liberté se trouve «
en dehors
de la sphère de la production matérielle proprement dite se
trouve une double erreur. D'un côté, que la nature même de la
technique et de la production moderne rend inéluctable la domina-
tion du processus de production sur le producteur au cours du
travail. D'un autre côté, que la technique et en particulier la tech-
nique moderne, suit un développement autonome, devant lequel il
n'y a qu'à s'incliner, et qui posséderait par surcroît cette double
propriété : d'une part, réduire constamment le rôle humain de
l'homme dans la production, d'autre part, augmenter constamment
son rendement. De ces deux propriétés inexplicablement combi-
nées, résulterait une dialectique miraculeuse du progrès tech-
nique : asservi de plus en plus au cours du travail, l'homme serait
désormais en mesure de réduire énormément la durée du travail,
si seulement il parvenait à organiser rationnellement la société.
Or, pour les raisons indiquées plus haut, il n'y a pas de déve-
loppement autonome de la technique appliquée à la production,
de la technologie. De l'ensemble des technologies que rend pos-
sibles le développement scientifique et technique de l'époque, la
société capitaliste réalise celle qui correspond à sa structure de
classe, qui permet au capital de mieux lutter contre le travail. On
tend à considérer généralement que l'application de telle ou telle
autre invention à la production dépend de sa « rentabilité » écono-
mique. Mais il n'y a pas de « rentabilité » économique neutre, la
lutte de classe dans l'usine est le facteur principal qui détermine
la rentabilité. Une invention donnée sera préférée par la direction
de l'usine à une autre, toutes conditions égales d'ailleurs, si elle
augmente l'indépendance du cours de la production par rapport
aux producteurs. L'asservissement croissant de l'homme découle
essentiellement de ce processus, non pas d'une malédiction inhé-
rente à une phase donnée du développement technologique. Il n'y
a pas non plus de magie dialectique de l'asservissement et du
rendement : le rendement augmente en fonction de l'énorme essor
scientifique et technique qui est à la base de la production
moderne, et malgré, non pas à cause de cet asservissement. L'asser-
vissement signifie simplement un gaspillage immense, du fait
que les hommes ne contribuent à la production que pour une frac-
tion infinitésimale de leurs facultés totales. (Ceci n'implique aucune
161 Poési'e signiite très exactement création,
21
idée a priori sur ces facultés. Aussi basse que soit l'appréciation
qu'en font M. Dreyfus ou M. Khroutchev, ils seraient obligés d'ad-
mettre que leur organisation de la production n'en met à contri-
bution qu'une partie infime.)
La société socialiste n'aura donc à subir aucune sorte de
malédiction technique. Ayant supprimé les rapports capitalistes-
bureaucratiques, elle s'attaquera simultanément à la structure
technologique de la production qui en est à la fois le support
et le produit éternellement renouvelé.
LA GESTION OUVRIERE DE L'ENTREPRISE
La capacité des ouvriers d'un atelier ou d'un département
d'organiser eux-mêmes leur travail ne fait guère de doute. Les
sociologues d'industrie bourgeois eux-mêmes non seulement le
reconnaissent, mais sont obligés de constater que les « groupes
élémentaires » d'ouvriers accomplissent d'autant mieux leur
tâche, que la direction les laisse en paix et n'essaye pas de les
<< diriger » (7).
Mais comment le travail de tous ces « groupes élémentaires »
ou bien des ateliers et des départements sera-t-il coor-
donné ? Les théoriciens bourgeois, après avoir constaté que
l'appareil de direction actuel, formellement chargé de cette coor-
dination, est en fait peu capable de la réaliser véritablement,
parce qu'il est sans prise sur les producteurs et déchiré par des
conflits internes, en un mot, après l'avoir détruit par leurs criti-
ques, n'ont rien à mette à la place. Et, comme au-delà de
l'organisation « élémentaire » de la production, il faut bien une
organisation « secondaire », ils en reviennent finalement au même
appareil bureaucratique de direction, qu'ils exhortent de « com-
prendre », de s'« améliorer », de « faire confiance aux gens »,
etc (8). On peut en dire autant, à un autre niveau, des diri-
(7) Le texte de D, Mothé, « L'usine et la gestion ouvrière », qu'on
lira plus loin, est déjà une réponse de fait - venant de l'usine même
aux problèmes concrets de gestion ouvrière de l'atelier et d'organi-
sation du travail. En renvoyant à ce texte, nous n'envisageons ici
que les problèmes de l'usine dans son ensemble.
(8) Voir exemple, dans l'excellente synthèse de la « sociologie
industrielle » que fait J.A.C. Brown (The Social Psychology of Indus-
try, Penguin Books, 1954) la contradiction totale entre l'analyse
dévastatrice qu'il donne de la production capitaliste et les seules
conclusions qu'il en tire - exhortations morales adressées à la direc-
tion pour qu'elle « comprenne », « s'améliore », « se démocratise », etc.
Qu'on ne dise pas qu'un « sociologue industriel » n'a pas à pren-
dre position, qu'il décrit des faits et ne pose pas des normes : consell-
ler l'appareil de direction de « s'améliorer », c'est prendre position
et une position dont on a démontré précédemment soi-même
qu'elle est entièrement utopique.
22
-
-
geants russes « déstalinisés » et « démocratisés » (9). C'est que
les uns et les autres ne peuvent pas reconnaître la capacité
gestionnaire des ouvriers au-delà d'un cadre très restreint. Ils
ne peuvent pas voir dans la masse des travailleurs d'une entreprise
un sujet actif de gestion et d'organisation. Pour eux, au-delà des
dix, quinze ou vingt individus commence la foule, hydre aux
mille têtes qui ne peut pas agir collectivement ou alors seule-
ment dans l'hystérie et le délire - et que seul un appareil de
direction et de coercition, conçu à cette fin, peut maîtriser et
« organiser ».
Ce point de vue ne peut pas nous préoccuper. En réalité,
on sait que les défauts et les incohérences de l'appareil bureau-
cratique de direction sont tels que même aujourd'hui les ouvriers
individuels ou les « groupes élémentaires » d'ouvriers sont obli-
gés de prendre à leur charge une bonne partie des tâches de
coordination (10). Et l'expérience historique prouve que la classe
ouvrière est parfaitement à même de résoudre le problème de la
gestion des entreprises. En Espagne, en 1936-37, les ouvriers
n'ont éprouvé aucune difficulté à faire marcher les usines. A
Budapest, en 1956, d'après les récits, des réfugiés hongrois, les
grandes boulangeries (employant des centaines d'ouvriers) ont
fonctionné pendant les jours de l'insurrection et après, sous la
direction des ouvriers, comme jamais auparavant. Ces exemples
pourraient être facilement multipliés.
La manière positive de discuter ce problème n'est pas de
supputer dans l'abstrait les capacités gestionnaires des ouvriers
mais d'examiner les fonctions réelles de l'appareil de direction
actuel, celles qui gardent un sens dans une entreprise socialiste
et la façon dont ces dernières pourront être accomplies,
Ces fonctions sont actuellement de quatre types :
Des fonctions de coercition.
Des « services généraux » de toute sorte, non direc-
tement reliés à la fabrication.
Des fonctions « techniques ».
Des fonctions de « direction au sommet », au sens strict
du terme.
La première partie des fonctions de l'appareil de direction
actuel concerne les tâches de coercition des travailleurs. Ces
fonctions et les postes correspondants par exemple la sur-
veillance, les contremaîtres, une partie des « services du per-
sonnel », etc. - seront purement et simplement supprimés.
Chaque groupe d'ouvriers est parfaitement capable de se disci-
pliner lui-même, comme aussi de conférer l'autorité nécessaire,
-
(9) Voir les textes du XX° Congrès du P.C.U.S. analysés par
Claude Lefort, Le totalitarisme sans Staline, nº 19 de cette revue, en
particulier pp. 59-62.
(10) Voir le texte de D. Mothé, L'usine et la gestion ouvrière,
publié plus loin,
23
-
si une tâche particulière exige un commandement individuel, à
quelqu'un choisi en son sein.
Une deuxième partie comporte l'accomplissement de tâches
qui, en elles-mêmes, ne sont nullement des tâches de direction,
mais des tâches d'exécution indispensables au fonctionnement
de l'entreprise et séparées de la fabrication directe. C'est le cas
de la majeure partie des « bureaux » actuels. Rentrent ici l'ap-
pareil comptable, les services commerciaux et les services géné-
raux de l'entreprise. Au sein de ces services, le développement
moderne de la production a rendu le travail tout autant divisé,
parcellaire et socialisé que dans la fabrication directe. Les neuf
dixièmes du personnel qui s'y trouvent n'accomplissent et n'accom-
pliront, leur vie durant, que des tâches d'exécution parcellaires.
Des réformes importantes devront être réalisées dans ces ser-
vices. Tout d'abord, la structure capitaliste de l'entreprise y
entraîne en général un gonflement démesuré de l'emploi (11) et
il est probable que la transformation socialiste entraînera des
grandes économies de travail dans ces secteurs. Ensuite, certains
parmi ces services verront non seulement leur importance se
réduire, mais leur fonction se transformer. Les services commer-
ciaux actuels, par exemple, qui sont en train de connaître un
développement vertigineux, deviendront dans une économie
socialiste planifiée des services d'approvisionnement et de livrai-
son, chargés essentiellement de tâches de comptabilité-matière
d'un côté, de transports extérieurs de l'autre, en liaison avec les
services homologues des usines-fournisseurs et des magasins de
vente aux consommateurs. Ces transformations, et d'autres ana-
logues, effectuées, ces services ne seront plus que des « ate-
liers » comme les autres, organisant eux-mêmes leur travail
propre, en contact et coordination avec les autres ateliers. Ils
ne peuvent tirer aucune prérogative particulière de la nature de
leur travail. Aucune n'en découle en fait d'ailleurs aujourd'hui,
et ce n'est qu'en fonction d'autres facteurs la division entre
travail manuel et « intellectuel », la hiérarchie beaucoup plus
poussée dans les bureaux que les individus à la tête de ces
services accèdent parfois au sommet de la véritable « direction »
de l'entreprise.
En troisième lieu, il y a l'appareil « technique » proprement
(11) Voir, sur le gonflement extrême des services « improductifs >>
dans l'usine actuelle G. Vivier, La vie en usine, dans le n° 12 de cette
revue, pp. 39-41. Vivier estime que, pour l'entreprise qu'il décrit,
« sans réorganisation rationnelle des services, 30 % des employ's sont
en surnombre » (les mots soulignés le sont dans l'original).
-
24
dit de l'usine, des ingénieurs aux dessinateurs. De celui-là aussi
il est vrai que l'évolution moderne l'a transformé en un appareil
collectif, au sein duquel le travail est divisé et socialisé et qui
ne comprend pour les neuf dixièmes que des exécutants parcel-
laires. Mais, ceci posé quant à sa structure interne, il est certair
qu'il accomplit quant au reste de l'usine quant aux services
de fabrication une fonction de direction. C'est cet appareil
technique collectif qui détermine ou est censé déterminer, une
fois les objectifs et l'échelle de production définis, les moyens
et les modalités de la production, décide des transformations
nécessaires de l'outillage, fixe la séquence et les modalités de
chaque opération, etc. En théorie, les services de fabrication
ne sont que des simples exécutants des consignes données par
le service technique de l'usine, et une séparation complète
existe entre ceux qui formulent ces consignes et ceux qui sont
chargés de les exécuter dans les conditions concrètes de la
production de masse.
Cette situation repose, jusqu'à un certain point, sur un fait
réel : la spécialisation et la compétence scientifique et technique
réservées à une minorité. Mais il n'en découle nullement que la
meilleure manière d'utiliser cette compétence serait de lui
laisser la décision quant à la marche réelle de l'ensemble de la
production. Cette compétence est, par définition, limitée à un
secteur ou un aspect précis du processus de fabrication; sorti de
ce secteur, le technicien n'est pas plus en mesure de prendre
responsablement une décision que n'importe qui d'autre. Même
au sein de ce secteur, d'ailleurs, son point de vue est fatalement
partiel. D'un côté, il ignore et tend à négliger les autres secteurs,
qui nécessairement influencent le sien. D'un autre côté, et sur-
tout, il est séparé du processus réel de production.
Cette séparation des techniciens et du processus effectif
de production est actuellement une des principales sources de
gaspillage et de conflits dans l'usine capitaliste. Elle ne peut
être supprimée que si une coopération profonde s'instaure entre
les services « techniques » et les services << productifs » de
l'usine. Cette coopération reposera sur la détermination collec-
tive, en commun, par les ouvriers chargés de la réalisation d'un
processus de fabrication et les techniciens, des moyens et des
modalités de cette réalisation. Cette coopération pourra-t-elle
s'effectuer sans conflits ? Il n'y a aucune raison intrinsèque pour
que des conflits insurmontables surgissent. Les ouvriers n'ont
pas d'intérêt à contester les réponses que le technicien, comme
technicien, donne aux problèmes techniques qui se posent, et,
s'il y a contestation, elle peut se résoudre rapidement dans l'ex-
périence : le domaine de la production permet des vérifications
presque immédiates de ce qui est avancé par les uns ou par les
autres. Que pour telle pièce ou tel outil (dans un état donné
des connaissances et dans des conditions données de production),
telle composition de métal soit la plus indiquée, par exemple, ne
peut pas être et ne sera pas objet de controverse. Mais les
réponses ainsi fournies de façon définitive par la techniquen
25
1
définissent qu'un cadre général ou une partie seulement des
- éléments déterminant le processus concret de production. Au
sein de ce cadre, il existe une multitude de façons d'organiser
ce processus, et le choix ne peut se faire qu'en fonction, d'une
part, de considérations d' « économie » en général économie
de travail, de matières premières, d'énergie, d'outillage -- d'au-
tre part, et surtout, de considérations relatives au sort des hom-
mes dans le processus de production. Pour ces dernières, seuls
les hommes sont par définition compétents, la compétence du
technicien, comme tel, est absolument nulle (12). Par consé-
quent, l'organisation réelle du processus de production ne peut
qu'appartenir à ceux qui l'accomplissent, après prise en consi-
dération des éléments techniques fournis par les techniciens
compétents. En fait, un va-et-vient permanent sera évidemment
instauré, ne serait-ce que parce que les producteurs envisageront
de nouvelles manières d'organiser la fabrication qui poseront
des problèmes techniques, pour lesquels les techniciens devront
fournir les éléments certains ou probables d'appréciation, avant
qu'une décision en connaissance de cause ne puisse être prise.
Mais la décision, dans ces cas comme dans les autres, appar-
tiendra aux producteurs (y compris les techniciens), de l'ate-
lier, si elle n'affecte que l'atelier, de l'entreprise, si elle affecte
toute l'entreprise.
Les raisons d'un conflit possible entre travailleurs et tech-
niciens ne sont donc nullement techniques; si un tel conflit
surgissait, il serait un conflit nettement social et politique. Il ne
pourrait découler que de l'éventuelle tendance des techniciens
à assumer un monopole effectif de direction, à constituer à
nouveau un appareil bureaucratique dirigeant. Quelle est la force
et l'évolution probable de cette tendance?
Nous ne pouvons pas entrer ici dans un examen, même
sommaire, de cette question. Qu'il suffise de rappeler que ce
ne sont pas les techniciens qui forment la majorité ou même
une part essentielle de l'appareil supérieur de direction de la
production, de l'économie ou de la société actuelles et cela
dévoile en même temps le caractère mystificateur des arguments
tendant à prouver que la classe ouvrière serait incapable de
gérer la production, parce qu'elle ne disposerait pas des « capa-
cités techniques nécessaires ». Dans leur grande majorité, les
techniciens n'occupent que des positions subalternes et n'ac-
complissent que des tâches d'exécution parcellaires. Ceux parmi
les techniciens qui arrivent au sommet, n'y sont pas en tant que
(12) Autrement dit, ce que nous contestons fondamentalement, c'est
qu'il puisse y avoir une technique capable d'organiser les hommes
extérieure aux hommes eux-mêmes (c'est finalement aussi absurde
que l'idée d'une psychanalyse à laquelle le psychanalysé resterait
extérieur, et qui ne serait qu'une « technique » de l'analyste). Il y
a simplement des techniques de l'oppression et de la coercition, et
des techniques de l' « intéressement personnel » qui d'ailleurs
restent toujours finalement inefficaces.
-
26
-
techniciens, mais en tant que « dirigeants » et « organisateurs ».
Le capitalisme actuel est un capitalisme bureaucratique, il n'est
pas et ne sera jamais un capitalisme technocratique. La techno-
cratie est une généralisation vide de sociologues superficiels ou
une rêverie de techniciens éprouvant durement leur impuis-
sance devant le régime actuel et son absurdité. Les techniciens
ne constituent pas une classe à part; du point de vue formel ils
ne sont rien de plus qu'une catégorie de travailleurs salariés et
l'évolution du capitalisme moderne, en les transformant de plus
en plus en exécutants parcellaires et remplaçables, comme en
réduisant leur pénurie relative, tend à les rapprocher du prolé-
tariat. A ce rapprochement s'oppose leur place dans la hiérarchie
des revenus et des « positions sociales », comme aussi ce qu'il
leur reste de perspective de « percée » individuelle. Mais cette
perspective se ferme au fur et à mesure que la profession se mas-
sifie d'un côté, se bureaucratise de l'autre. Parallèlement, une
révolte se développe devant les irrationalités du système capi-
taliste et bureaucratique et contre l'impossibilité où se trouve le
technicien parcellaire et fonctionnarisé de donner libre cours à
ses facultés d'invention et de travail. A une fraction de techni-
ciens déjà arrivés ou arrivistes, qui se placent résolument du
côté de l'exploitation, s'oppose ainsi une minorité croissante de
techniciens révoltés, prêts à collaborer au renversement du sys-
tème. Au milieu se trouve la grande majorité des techniciens
subissant dans l'apathie leur sort d'employés privilégiés, dont le
conservatisme présent signifie précisément qu'ils ne risqueraient
pas un conflit avec le pouvoir réel, quel qu'il soit, et que l'évo-
lution ne peut que tendre à radicaliser. Il est donc extrêmement
probable que le pouvoir ouvrier dans l'usine, après avoir éliminé
un petit nombre de techniciens-bureaucrates, sera activement
appuyé par une fraction substantielle des autres et pourra sans
conflit majeur intégrer le reste dans le réseau de coopération
de l'usine.
Reste la véritable « direction » de l'entreprise, qui en fait
occupe actuellement très peu de personnes (les gens qu'un Prési-
dent-Directeur Général « consulte » avant de prendre une déci-
sion se comptent en général sur les doigts dans les entreprises
les plus importantes). Les tâches de cette direction sont de deux
ordres : d'un côté, prendre des décisions, en fonctions de fluc-
tuations du marché ou des perspectives à long terme, relative-
ment aux investissements, aux stocks, à l'échelle de fabrica-
tion etc ; d'un autre côté, assurer la coordination des divers
services de l'entreprise et, en particulier, des diverses fractions
de l'appareil bureaucratique.
Une partie de ces tâches disparaîtra dans une économie pla-
nifiée : ainsi toutes les décisions reliées actuellement aux fluc-
tuations du marché (échelle des fabrications, niveau des inves-
tissements, etc). D'autres seront vraisemblablement réduites
27
considérablement : ainsi la coordination entre les divers secteurs
de l'entreprise se présentera sans doute de façon beaucoup plus
simple si les producteurs organisent eux-mêmes leur travail et si
les divers groupes, ateliers ou départements, peuvent se mettre
directement en contact les uns avec les autres. D'autres, en
revanche, seront beaucoup plus poussées : ce sera le cas, en
premier lieu, pour ce qui est de l'élaboration active des possi-
bilités, des objets et des moyens de production future, autrement
dit, des propositions concernant la place de l'entreprise dans le
développement d'ensemble de l'économie. L'ensemble de ces
tâches de direction sera à la charge de deux organes :
a) Un Conseil des délégués d'atelier et de bureau, élus et
révocables à tout instant. Dans une entreprise de cinq à dix
mille travailleurs, ce Conseil pourrait comprendre trente
cinquante membres. Les délégués ne sortiront pas de la pro-
duction. Ils se réuniront en séance plénière aussi souvent que
cela s'avérera, nécessaire à la lumière de l'expérience (probable-
ment une ou deux demi-journées par semaine). Ils rendront
compte à leur camarades d'atelier ou de bureau de cette séance,
dont ils auront vraisemblablement discuté déjà auparavant les
sujets avec eux. Ils assureront une permanence centrale formée
d'un ou plusieurs délégués à tour de rôle. Ils auront, parmi leurs
tâches principales, à assurer les liaisons avec le « monde exté-
rieur ».
b) L'Assemblée Générale de tous les travailleurs de l'usine,
ouvriers, employés et techniciens, instance suprême de décision
pour tous les problèmes concernant l'entreprise dans son ensem-
ble ou résultant de divergences ou de conflits entre secteurs.
Cette Assemblée Générale sera la restauration de la démocratie
directe, dans le cadre naturel du monde moderne, l'entreprise
comme unité sociale de base. Elle devra ratifier toutes les déci-
sions du Conseil autres que de simple routine. Elle pourra évoquer
toutes les décisions prises en Conseil des délégués, les ratifier
ou les infirmer ; elle décidera elle-même des questions qui
doivent lui être soumises directement. Eile aura une périodicité
fixe -- une ou deux journées par mois, par exemple et pourra
être convoquée à tout instant si un nombre donné de travailleurs,
d'ateliers ou de délégués le demandent.
Quel sera le contenu effectif de la gestion ouvrière de l'en-
treprise, les tâches permanentes qu'elle aura à accomplir ?
On peut voir plus clair dans ce problème en considérant
schématiquement la gestion ouvrière sous deux aspects, l'aspect
statique et l'aspect dynamique.
Sous aspect statique, nous entendons qu'un objectif donné
de production est fixé à l'entreprise par le plan pour une période
donnée (nous verrons plus loin comment se fait la détermination
de cet objectif) et qu'en même temps sont fixés les moyens au
sens le plus général, dont disposera l'entreprise pour la réalisation
de cet objectif. Le plan définira, par exemple, comme objectif de
- 28
.
production pour telle usine d'automobiles, la production annuelle
de tel nombre de voitures de tel type, et lui allouera à cette fin
les quantités de matières premières, énergie, outillage, etc. néces--
saires en même temps qu'il définira la quantité d'heures de
travail (autrement dit, la durée du travail étant fixée, le nombre
de travailleurs) correspondant à cette production.
Sous cet angle, la gestion de l'entreprise par les travailleurs
signifie que ce sont ces derniers qui ont la charge et la respon-
sabilité de réaliser l'objectif qui leur est assigné avec les moyens
mis à leur disposition. La tâche des travailleurs de l'entreprise
est donc homologue aux tâches « positives » de l'appareil de
direction actuel, qui aura été supprimé : l'organisation du travail
de chaque atelier ou département par les travailleurs eux-mêmes;
la coordination du travail des ateliers en rapport productif immé
diat par les contacts directs entre intéressés (s'il s'agit de pro-
blèmes limités ou de la routine de la production), par réunions
de délégués, ou par assemblées communes de deux ou plusieurs
ateliers ou départements (s'il s'agit de problèmes plus impor-
tants) ; la coordination des travaux de l'ensemble de l'usine,
par le Conseil d'entreprise et l'Assemblée Générale ; la liaison
avec le reste de l'économie, assurée par le Conseil.
Dans ces conditions l'autonomie, par rapport à la production,
signifie la détermination des modalités de réalisation de certains
objectifs donnés à l'aide de moyens généralement définis. Entre
ces objectifs et les moyens dont il est nécessaire qu'ils soient
définis par le plan (parce qu'ils découlent de la production
d'autres entreprises), il y a un « jeu » important, un processus
de concrétisation qui ne peut être effectué que par les travail-
leurs de l'entreprise : objectifs et moyens ne déterminent pas
automatiquement et exhaustivement les modalités de travail,
d'autant plus que la définition des moyens par le plan reste for-
cément générale et ne peut ni ne doit descendre jusqu'à tous
les « détails » importants. Cette concrétisation, cette détermi-
nation des modalités de réalisation de l'objectif de l'entreprise
à l'aide des moyens fournis est le premier domaine d'exercice
de l'autonomie des travailleurs. Il est très important. Mais il
est limité et il est d'une importance cruciale de prendre nette-
ment conscience de ses limitations, car celles-ci définissent le
cadre inévitable de départ de la production socialiste le cadre
qu'elle aura à faire reculer au fur et à mesure de son dévelop-
pement.
L'autonomie ainsi conçue, sous l'aspect statique, est évi-
dement tout d'abord limitée dans la détermination des objectifs
de la production. Les travailleurs d'une entreprise donnée parti-
cipent à la détermination des objectifs de production de leur
entreprise, du fait qu'ils participent à la détermination du plan
dans son ensemble. Mais ils ne déterminent pas eux-mêmes
d'emblée et tout seuls ces objectifs. Dans l'économie moderne,
ou la production de chaque entreprise à la fois conditionne celle
de toutes les autres et est conditionnée par celle-ci, la défin
nition d'objectifs de production cohérents ne peut pas se faire
29
par chaque entreprise particulière, elle doit se faire par et pour
toutes ensemble, et le point de vue général ne peut que prévaloir
sur le point de vue particulier.
L'autonomie est également limitée dans la détermination
des moyens de production. Les travailleurs d'une entreprise ne
peuvent pas déterminer en pleine autonomie les moyens qu'ils
préfèrent utiliser, car ces moyens ne sont que le résultat de la
production d'autres entreprises; une telle autonomie signifierait
que chaque entreprise pourrait déterminer les objectifs de pro-
duction de toutes les autres, et ces autonomies s'annuleraient
réciproquement. Cette limitation est toutefois beaucoup moins
rigide que la première - celle relative aux objectifs — car des
modifications des moyens de production proposées par l'usine
utilisatrice peuvent être facilement réalisables par l'usine pro-
ductrice sans entraîner pour cette dernière des servitudes addi-
tionnelles; cela se voit tout à fait clairement dans le cas des
grandes usines de production mécanique — automobile, par
exemple — à intégration poussée, où une bonne partie de l'ou-
tillage utilisé est fabriquée par l'usine même, et où par consé-
quent la coopération des ateliers fabriquant l'outillage et des
ateliers utilisateurs pourra conduire à des modifications extrême-
ment amples des moyens de production actuellement utilisés (13).
+
Mais si l'on considère ce que l'on peut appeler l'aspect
dynamique de la gestion ouvrière, c'est-à-dire la fonction de la
gestion ouvrière dans le développement et la transformation de
la production socialiste, plus exactement le fait que ce déve-
loppement et cette transformation seront l'objectif premier de
cette gestion, tout ce que nous venons de dire doit être repris
et les limites de l'autonomie reculent graduellement.
On peut le voir tout d'abord sur le plan de la détermination
des moyens de production. Partant de la technologie héritée du
capitalisme, la production socialiste s'attaquera comme nous
l'avons dit à la transformation consciente de cette technologie.
L'aspect premier de ce problème est celui-ci : actuellement,
l'équipement - et, plus généralement, les moyens de produc-
tion est en principe conçu et fabriqué indépendamment de
son utilisateur et de son point de vue (on prétend, bien entendu,
en tenir compte, mais cela n'a rien à voir avec le point de vue
de l'utilisateur placé dans les conditions concrètes de produc-
tion de l'usine capitaliste). Or l'équipement est fabriqué pour
être consommé productivement et le point de vue de ce consom-
mateur productif, c'est-à-dire du producteur - utilisateur de
l'équipement, est primordial. Dans la mesure où le point de vue
du producteur de l'équipement est également important, le pro-
blème de la définition des moyens de production ne peut être
résolu que par la coopération vivante de ces deux catégories de
(13) Voir l'artlele de D. Mothé publié plus loin.
30
-
travailleurs. Au sein d'une usine intégrée, cela implique le
contact permanent entre les catégories correspondantes d'ate-
liers. A l'échelle de l'économie entière, cela doit se faire par
l'instauration de formes permanentes, normales, de coopération
entre usines comme entre secteurs de la production. (Ce pro-
blème est distinct de celui de la planification générale ;
celle-ci pose un cadre quantitatif tant d'acier, tant d'heures
de travail, à un bout, tant de produits de consommation finals,
à l'autre bout — mais n'a pas à intervenir dans la forme, le
type, etc., des produits intermédiaires.) Cette coopération pren-
dra nécessairement deux formes. D'un côté, les problèmes du
choix des meilleures méthodes et de leur propagation, de l'uni-
formisation et de la rationalisation seront l'objet de la coopé-
ration horizontale des Conseils organisés par branche et secteur
d'industrie (textile, chimie, mécanique, industries électri-
ques, etc). D'un autre côté, l'intégration des points de vue des
producteurs et des utilisateurs de l'équipement, et plus générale-
ment de tous les produits intermédiaires, sera l'objet de la
coopération verticale des Conseils représentant les étapes suc-
cessives de production (sidérurgie industrie des machines-
outils-industrie mécanique, par exemple). Dans les deux cas, cette
coopération devra s'organiser sous des formes permanentes, de
Comités verticaux et horizontaux des représentants des Conseils
d'entreprise comme aussi de Conférences des producteurs plus
larges.
En considérant donc le problème sous l'angle dynamique
qui est finalement le seul important on constate que le
terrain d'exercice de l'autonomie s'élargit énormément. Déjà,
au niveau des entreprises, mais surtout au niveau de la coopé-
ration entre entreprises, les producteurs détermineront eux-
mêmes les moyens de production. Ils seront par là à même de
dominer graduellement le processus du travail, puisqu'ils auront
non seulement à en définir les modalités, mais qu'ils pourront en
modifier la base technologique.
Ce fait lui-même modifie ce que nous avions dit sur la
détermination des objectifs. Les trois quarts de la production
moderne (brute) sont constitués par des produits intermédiaires,
par des moyens de production au sens le plus général. La déter-
mination des moyens de production par les producteurs signifie
donc immédiatement une participation directe extrêmement
importante à la détermination des objectifs de production (puis-
que la nature des objets intermédiaires sera définie en commun
par les producteurs et les utilisateurs de ces objets). La limi-
tation qui subsiste et qui est importante découle de ce
que finalement ces moyens doivent servir, quelle que soit leur
nature précise, à la production de biens de consommation finals
et que ces derniers ne peuvent être déterminés que de façon
générale, par le plan.
Mais, à cet égard aussi, la considération de l'aspect dyna-
31
mique modifie radicalement la situation. La consommation mo-
derne est caractérisée par l'apparition incessante de nouveaux
produits. Ce sera aux entreprises produisant des biens de consom-
mation de concevoir, d'étudier et de réaliser ces nouveaux
produits.
Ceci pose le problème plus général du contact entre pro-
ducteurs et consommateurs. La société capitaliste repose sur une
scission complète de ces deux aspects de l'homme, et sur l'exploi-
tation du consommateur comme tel. Il ne s'agit pas simplement
de l'exploitation monétaire ou de la limitation des revenus. La
production capitaliste prétend satisfaire plus que toute autre
dans l'histoire les besoins des masses, mais en fait c'est elle qui
détermine sinon ces besoins eux-mêmes, du moins la manière
de les satisfaire. Le point de vue du consommateur n'est qu'une
des nombreuses variables que manipulent les techniques de
vente modernes. La scission entre producteur et consommateur
apparaît avec une évidence particulière dans la question de la
qualité des produits. Le dialogue entre l'ouvrier-homme et l'ou-
vrier-robot que résume D. Mothé dans son texte publié plus
loin : « Tu crois que c'est important, cette pièce ? - Qu'est-ce
que ça peut te faire. Ça va dans le mur », montre de façon sai-
sissante pourquoi le problème de la qualité est insoluble dans le
cadre de la société d'exploitation. Le vulgaire voit dans une mar-
chandise une marchandise, au lieu d'y voir un moment de la lutte
de classe cristallisé ; il voit dans les défauts des marchandises des
défauts, au lieu d'y voir la résultante d'un conflit de l'ouvrier
avec lui-même, de l'ouvrier avec l'exploitation, et des diverses
instances de la bureaucratie de l'usine les unes avec les autres.
La suppression de l'exploitation entraînera d'elle-même une
modification de cet état de choses, et l'ouvrier pourra lui-même
faire prévaloir, au cours de son travail, son attitude de consomma-
teur éventuel de ce même produit. Mais la société socialiste
devra sans doute, à sa première phase, envisager l'instauration de
formes normales autres que le « marché >> de contact entre
producteurs et consommateurs comme tels.
-
Dans tout ce qui précède, nous avons présupposé la division
du travail héritée de la société actuelle, qui fournira le point de
départ. Mais nous avons déjà indiqué plus haut que la société
socialiste ne peut pas ne pas s'attaquer, dès son premier jour,
à la démolition de cette division. C'est là un problème immense,
qui ne peut pas être traité dans le cadre de ce texte. Les pre-
miers jalons de sa solution, cependant, apparaissent dès main-
tenant. La production moderne, en ruinant pour une grande
partie les qualifications professionnelles d'autrefois et en créant
des machines universelles semi-automatiques ou automatiques
a démoli elle-même l'ossature traditionnele de la division du
travail dans l'industrie et a donné naissance à un ouvrier univer-
sel, pouvant se servir de la plupart des machines utilisées après
un court apprentissage. Décortiquée de ses éléments de classe,
32
la répartition des travailleurs au sein d'une grande entreprise
moderne correspond de moins en moins à une véritable division
du travail et de plus en plus à une division des tâches. Les tra-
vaileurs sont rivés à des endroits donnés du mécanisme produc-
tif non pas en fonction d'une correspondance irrévocable entre
leurs « qualifications » et les « exigences du travail », mais
parce que c'était la place disponible, parce qu'elle leur confère
tel ou tel avantage - en fin de compte, parce qu'on les a mis
là, tout simplement. L'usine socialiste n'aura évidemment
aucune raison d'accepter la rigidité artificielle des emplois qui
prévaut actuellement. Elle aura tout intérêt à susciter une rota-
tion des travailleurs entre ateliers et départements, comme
aussi entre départements et « bureaux ». Une telle rotation ne
peut que faciliter énormément la participation active et en
connaissance de cause des travailleurs à la gestion de l'usine,
dans la mesure où une proportion croissante de travailleurs sera
familiarisée de première main avec le travail d'un nombre crois-
sant d'ateliers. La même chose vaut pour la rotation de travail-
leurs entre différentes entreprises, et pour commencer entre
entreprises productrices et utilisatrices.
Quant à ce qui subsiste du problème de la division du tra-
vail proprement dite, il ne peut être traité qu'en liaison avec le
problème de l'éducation - non seulement des nouvelles géné-
rations, mais aussi des adultes que nous ne pouvons pas
aborder ici.
SIMPLIFICATION ET RATIONALISATION
DES PROBLEMES GENERAUX DE L'ECONOMIE
Le fonctionnement de l'économie socialiste implique la
direction consciente des processus économiques par les produc-
teurs à tous les niveaux, et tout particulièrement au niveau
central. Il est complètement illusoire de croire, soit qu'une
bureaucratie centrale laissée à elle-même ou
< contrôlée »,
pourrait diriger l'économie vers le socialisme (elle la conduirait
à nouveau vers l'exploitation), soit que des mécanismes objectifs
« automatiques » pourraient être établis qui, comme des appa-
reils de pilotage, orienteraient à chaque instant l'économie dans
le sens voulu. Dans tous ces cas direction de l'économie par une
bureaucratie « éclairée », régulation par des mécanismes de
« vrai marché >> restaurés dans la pureté originelle qu'ils
auraient, semble-t-il, possédée avant que le capitalisme ne les
corrompe, ou régulation par un super-ordinateur électronique
la même impossibilité fondamentale apparaît. Tout plan pré-
suppose une décision sur le taux d'expansion de l'économie, et
ce taux à son tour dépend essentiellement de la répartition du
produit social en consommation et investissement (14).
(14) On pourrait ajouter : 1) qu'il dépend aussi du progrès tech-
nique. Mais ce progrès est fonction essentiellement des investisse-
33
Or il n'y a aucune base rationnelle « objective » permet-
tant de déterminer cette répartition. Une décision d'investir 0 %
du produit social n'est ni plus ni moins « rationnelle » objec-
tivement qu'une décision d'en investir 90%. La seule ratio-
nalité qui puisse exister en la matière, c'est la décision que pren-
nent les hommes sur leur propre sort, en connaissance de cause.
Et la détermination des objectifs du plan par les travailleurs qui
auront à l'exécuter est la seule garantie, en fin de compte, de leur
participation spontanée et volontaire à l'effort de sa réalisation
et donc d'une mobilisation effective des individus autour à la
fois de la gestion et de l'expansion de l'économie.
Mais ceci ne signifie pas que le plan et la direction de l'éco-
nomie ne sont que « politique pure ». La planification socialiste
s'appuiera sur des éléments rationnels objectifs et elle est seule
capable d'intégrer ces éléments à une orientation consciente de
l'économie. Ces éléments sont des moyens extrêmement puis-
sants d'« économie » de pensée et de travail, de simplification
de la représentation de l'économie et de ses lois, permettant
de rendre accessibles les problèmes de la gestion centrale à l'en-
semble des travailleurs. Une gestion ouvrière de la production
non plus au niveau de l'usine particulière, mais au niveau de
l'ensemble de l'économie n'est possible que si les tâches de
direction ont subi une énorme simplification, de telle façon que
les producteurs et leurs organes collectifs puissent avoir sur les
problèmes décisifs des opinions en connaissance de cause. Il faut,
autrement dit, que l'immense chaos des faits et des relations
économiques puisse être réduit en quelques données qui conden-
sent de façon adéquate les problèmes posés : limitées en nom-
bre, compréhensibles, résumant sans déformation et sans mysti-
fication, suffisantes pour juger. Une telle condensation adéquate
peut avoir lieu, parce qu'il y a premièrement un linéament
rationnel de l'économie, deuxièmement, des techniques modernes
de compréhension de l'économie, troisièmement, la possibilité de
mécaniser et d'automatiser tout ce qui n'est pas domaine de
décision humaine proprement dite.
La discussion de ces éléments, de ces techniques et de ces
possibilités est donc indispensable dès maintenant. Sans le déblaie-
ment étendu du terrain qu'ils permettent, la gestion ouvrière
de l'économie risquerait de s'écrouler sous le poids de la matière
qu'elle doit dominer. Il va de soi que cette discussion est loin
d'être exclusivement « technique » dans son contenu, et que nous
serons constamment guidés par les principes généraux posés au
départ.
ments consacrés directement et indirectement à la recherche ; 2) qu'il
dépend de l'évolution de la productivité du travail. Mais celle-ci
dépend à son tour du capital disponible par ouvrier et du niveau tech-
nique (deux facteurs qui nous ramènent à l'investissement) et, sur-
tout, de l'attitude des producteurs face à l'économie. Celle-ci est
directement liée à leur attitude face aux objectifs du plan et à la
méthode dont ils ont été déterminés, donc nous renvoie aux facteurs
discutés dans le texte.
34
L'usine du plan
Un plan de production, qu'il concerne une usine particulière
ou l'ensemble de l'économie, est un raisonnement (comportant
un très grand nombre de raisonnements secondaires) qui se réduit
à deux prémisses et une conclusion. Les deux prémisses sont :
les moyens dont on dispose au départ (équipement, main-d'oeuvre,
stocks, etc.) et la situation qu'on se propose d'atteindre (produc-
tion de telles quantités d'objets et de services spécifiés au cours
de telle période). Nous les appellerons respectivement les condi-
tions initiales et l'objectif. La conclusion, c'est le chemin qu'il
faut suivre pour passer des conditions initiales à l'objectif (tels
produits intermédiaires à fabriquer au cours de telle pério-
de, etc). Nous appellerons cette conclusion les objectifs inter-
médiaires.
S'il s'agit, à partir de conditions initiales simples, de réaliser
un objectif simple, l'objectif intermédiaire peut être déterminé
immédiatement. Au fur et à mesure que les conditions initiales
ou l'objectif ou les deux se compliquent ou s'écartent dans le
temps, la détermination des objectifs intermédiaires devient
évidemment plus difficile. Dans le cas de l'économie, la com-
plexité des éléments est telle (il y a des milliers de produits dif-
férents, plusieurs procédés de fabrication possibles pour beau-
coup d'entre eux, et la production de chaque catégorie de pro-
duits met à contribution directement ou indirectement prati-
quement celle de tous les autres), qu'on pourrait penser qu'une
planification rationnelle (au sens d'une détermination a priori
de tous les objectifs intermédiaires une fois les conditions ini-
tiales et l'objectif final fixés) est impossible. C'est ce qu'ont
affirmé d'ailleurs pendant longtemps les apologistes de la « libre
concurrence ». Il n'en est cependant rien (15). Le problème
peut être résolu en général, et les techniques disponibles de
calcul économique et de calcul tout court permettent de le
résoudre d'une façon remarquablement simple. Une fois les
conditions initiales (la situation de
de l'économie au départ)
connues et l'objectif ou les objectifs finals fixés, on peut rédui-
re tout le travail de planification (la détermination des objectifs
intermédiaires) à un travail purement technique d'exécution,
qui lui-même peut être mécanisé et automatisé à un degré
énorme.
La base de ces méthodes est précisément l'idée de l'inter-
dépendance totale des divers secteurs de l'économie (le fait que
(15) La « planification » bureaucratique pratiquée en Russie et
dans les pays satellites ne prouve rien, ni dans un sens ni dans l'autre.
Elle est tout autant irrationnelle, contient tout autant d'anarchie et
de gaspillage (« extérieur », indépendamment du gaspillage dans les
usines et la production) que le « marché » capitaliste, quoique
bien entendu sous une autre forme. Nous avons fourni une brève
description de ce gaspillage et une analyse des racines de cette irra-
tionalité dans le N° 20 de cette revue (La révolution prolétarienne
contre la bureaucratie, pp. 139 à 156.)
35
tout ce qu'un secteur utilise pour produire est déjà produit d'un
autre, et inversement que tout le produit de chaque secteur doit
en fin de compte être utilisé par les autres). A cette idée qui
remonte à Quesnay, et qui forme la base de l'analyse de l'accu-
mulation capitaliste par Marx, un groupe d'économistes améri-
cains autour de W. Leontief ont pu depuis vingt ans donner
une expression statistique et une application à l'économie réelle
qui vont s'amplifiant constamment (16). Cette interdépendance
signifie qu'à tout instant (pour un état donné de la technique
et une structure donnée de l'équipement de l'économie) la pro-
duction de chaque secteur est liée par des relations relative-
ment stables aux quantités de produits d'autres secteurs que
ce secteur utilise (consomme productivement). Tout le monde
sait qu'il faut une quantité donnée de charbon pour produire
une tonne d'acier de tel type, et qu'en plus il faut tant de fer-
raille ou de minerai de fer, tant d'heures de travail, tant de
dépenses d'entretien et de réparations, etc. Le rapport « char-
bon utilisé-acier produit », exprimé en valeur, est le coefficient
technique courant déterminant la consommation productive de
charbon par unité d'acier produite.
Si l'on veut augmenter la production d'acier, au-delà d'un
certain point il ne servira à rien d'augmenter les quantités de
charbon, ferraille, etc, livrées aux acieries ; il faudra construire
des nouveaux fours, autrement dit augmenter l'équipement ou
la capacité productive installée des acieries. Pour produire telle
quantité additionnelle d'acier, il faudra donc produire telle et
telle quantité d'équipement (de type spécifié). Le rapport
« telle quantité de tel type d'équipement-capacité de produc-
tion d'acier par période », exprimé en valeur, est le coefficient
technique de capital déterminant la quantité de capital utilisé
par unité d'acier produite au cours d'une période.
Tout cela est parfaitement connu et banal, et on peut s'en
tenir là s'il s'agit de la direction d'une seule entreprise ; chaque
firme se base sur ces considérations - beaucoup plus détail-
lées - lorsque, ayant décidé de produire tant ou d'augmenter
sa capacité de production de tant, elle achète ses matières pre-
mières, embauche de la main-d'oeuvre ou commande son équi-
pement. Mais lorsqu'on considère l'ensemble de l'économie, le
problème change : l'interdépendance des secteurs fait que
l'augmentation de la production d'un secteur se répercute (à
des degrés différents) sur tous les autres et finalement sur le
secteur même dont on est parti. Une augmentation de la pro-
duction d'acier exige immédiatement une augmentation donnée
de la production de charbon ; mais cette dernière entraîne, sup-
16) La littérature relative à ce sujet s'accroit tous les jours. Le
point de départ d'une étude du sujet reste toujours le travail de
W. Leontief, The structure of American economy, New York, 1951,
V. aussi Leontief and others Studies in the structure of American
economy, New York, 1953.
36
accrus
-
posons, d'un côté l'accroissement de tel type d'équipement des
mines, d'un autre côté, l'embauche de main-d'oeuvre supplé-
mentaire. Les besoins accrus d'équipement des mines entraî-
nent (supposons) une demande additionnelle d'acier - et
d'autres types de produits et de travail. La demande addition-
nelle d'acier se répercute à son tour sur la demande de char-
bon et ainsi de suite. De son côté, la main-d'oeuvre nouvel-
lement employée a
es revenus
donc elle achète
davantage de biens de consommation de divers types, dont la
production exige telles et telles quantités de matières premiè-
res, d'équipement, etc (et à nouveau de charbon et d'acier). Ce
n'est pas la plaisanterie sur l'âge du capitaine, mais un des pro-
blèmes centraux auxquels la planification doit — et peut --
répondre de combien augmentera la demande de bas nylon
dans les Basses-Pyrénées si on construit un haut-fourneau en
Lorraine ?
La méthode des matrices de Léontieff, combinée à d'autres
méthodes modernes (l' « activity analysis » de Koopmans (17)
dont la « recherche opérationnelle » est un cas particulier) per-
met, dans le cas d'une économie socialiste, la solution en théo-
rie exacte de ce problème. Une matrice est un tableau dans
lequel sont disposés systématiquement les coefficients techni-
ques (courants et de capital) exprimant la dépendance de cha-
que secteur par rapport à chacun des autres. Tout objectif
final défini se présente comme une série de biens d'utilisation
finale en quantités spécifiées devant être produits au
d'une période donnée. Dès que cet objectif final est donné, la
solution d'un système d'équations simultanées permet de défi-
nir immédiatement tous les objectifs intermédiaires, donc les
tâches à réaliser pour chaque secteur de l'économie.
Cours
La solution de ces problèmes sera la tâche d'une entreprise
spécifique, mécanisée et automatisée à un degré important, et
dont le travail consistera en une véritable « fabrication en série »
des plans et de leurs diverses pièces détachées. Cette entreprise,
c'est l'usine du plan.
L'atelier central de l'usine du plan sera probablement
(pour commencer) un ordinateur électronique dont la mémoire
magnétique aura emmagasiné les coefficients techniques et les
capacités installées de production de chaque secteur et qui,
« nourri » avec des objectifs hypothétiques, « produira » les
tâches de production par secteur que ces objectifs implique-
(17) Voit T. Koopmans, Activity analysis of production and allo-
cation, New York, 1951.
37
raient (y compris, bien entendu, les heures de travail qu'aurait
à fournir dans chaque cas le secteur « travailleurs ») (18).
Autour de cet atelier seraient disposés d'autres analogues,
dont les tâches seraient : étude de la répartition et des flux
régionaux de la production courante et des investissements nou-
veaux ; étude de divers optima techniques, compte tenu de l'in-
terdépendance générale ; détermination de la valeur unitaire
des diverses catégories de produits, etc.
Deux services de l'usine du plan méritent une mention
particulière : le recensement et le service des coefficients
techniques.
La qualité du travail de planification, ainsi conçu, dépená
de la qualité de la connaissance réelle de l'état de l'économie
qui est à sa base ; l'exactitude de la solution dépend, autrement
dit, de la connaissance adéquate des « conditions initiales » et
des coefficients techniques. Des recensements industriels et
agricoles sont faits à intervalles réguliers dans les pays capita-
listes avancés dès maintenant ; ils offrent une base de départ,
mais ils sont extrêmement fragmentaires, imprécis, inexacts et
inadéquats. Un inventaire propre et complet sera la première.
tâche d'un pouvoir ouvrier. Mais cet inventaire, qui implique une
préparation sérieuse considérable, ne sera pas fait par décret du
jour au lendemain, ni ne sera achevé une fois fait. Son perfec-
tionnement et sa mise à jour sera une tâche permanente de
l'usine du plan, en coopération étroite avec les services corres-
pondants des entreprises. Les résultats de ce travail modifieront
et enrichiront chaque fois la mémoire de l'ordinateur central (qui
pourra d'ailleurs se charger lui-même d'une partie considérable
de la tâche).
D'un autre côté, la détermination des coefficients techniques
posera des problèmes analogues. Elle peut être faite grossière-
ment au départ à partir de données statistiques générales (« en
moyenne, le textile a utilisé tant de coton pour produire tant de
cotonnades »), mais elle devra être rapidement précisée par le
travail des techniciens de chaque secteur, capable de fournir des
relations beaucoup plus précises. Aussi bien la connaissance
graduellement améliorée des coefficients techniques que surtout
la modification réelle de ces coefficients à la suite des nouveaux
développements de la technologie entraîneront des révisions pério-
diques des données emmagasinées par l'ordinateur.
(18) La division de l'économie en une centaine de secteurs, cor-
respondant à la capacité présente des ordinateurs électroniques, est
à peu près « à mi-chemin » entre la division en deux secteurs, biens
de production et biens de consommation, avec laquelle travaillait
Marx, et les quelques milliers de secteurs qu'exigerait une division
parfaitement rigoureuse. Il est probable qu'elle sera suffisante dans
la pratique. Elle pourrait d'ailleurs être facilement raffinée dès main-
tenant par une solution du problème en plusieurs étapes.
38
Une connaissance aussi farge de l'état réel et des possibi-
lités de l'économie, la révision perpétuelle des données maté-
rielles et techniques et les conclusions instantanées qui pourront
en être tirées chaque fois signifieront des gains dont il est diffi-
cile de se faire une idée, mais dont il est probable qu'ils seront
immenses. Nous ne citerons que deux indications. Dans une série
de problèmes particuliers, l'emploi des méthodes modernes et des
calculateurs électroniques a permis de donner des réponses
s'éloignant considérablement de la pratique suivie jusqu'alors et
beaucoup plus économiques et rationnelles. Or ces possibilités
restent actuellement inexploitées dans le domaine où elles doivent
être de loin les plus importantes, celui de l'économie dans son
ensemble. D'autre part, toute modification technique dans un
secteur donné peut en principe affecter les conditions de renta-
bilité et le choix rationnel des méthodes de production dans
tous les autres secteurs. L'économie socialiste pourra tenir compte
de cet effet intégralement et instantanément. L'économie capi-
taliste n'en tient compte qu'en petite partie et avec des délais
considérables.
La réalisation matérielle de cette usine du plan sera immé-
diatement possible dans un pays moyennement industrialisé.
L'équipement nécessaire existe d'ores et déjà, les hommes capa-
bles de le faire fonctionner également. Des branches profession-
nelles qui n'ont pas de raison d'être dans une économie socia-
liste, comme les banques et les assurances, effectuent actuelle-
ment, à l'aide de ces mêmes moyens modernes, un travail iden-
tique dans la forme. S'adjoignant des mathématiciens, des écono-
métriciens et des statisticiens, les travailleurs de ces secteurs
pourront fournir le personnel de l'usine du plan. Et la gestion
ouvrière, les exigences d'une économie rationnelle, donneront
une impulsion extraordinaire au développement, à la fois « spon-
tané et automatique » et conscient, des techniques logiques et
mécaniques de la planification,
Pour résumer : le rôle de l'usine du plan ne sera évidem-
ment pas de décider du plan. Les objectifs du plan seront déter-
minés par la société, sous une forme que nous décrirons plus
loin. Le rôle de l'usine du plan sera : avant l'adoption du plan,
de calculer et de présenter à la société les implications et les
conséquences du plan ou des plans proposés. Après l'adoption du
plan, de réviser constamment les données de la planification
courante, et de tirer le cas échéant les conséquences de ces modi-
fications, en informant l'Assemblée centrale et les secteurs inté-
ressés sur les changements d'objectifs intermédiaires - donc de
tâches de production qui doivent en découler. Ni dans le
premier cas, ni dans le second elle n'aura à décider elle-même
de quoi que ce soit, sauf, comme toute autre usine, de l'organi-
sation de son propre travail.
1
39
Le marché des biens de consommation
Avec une technique donnée, la détermination des « objec-
tifs intermédiaires » est comme nous venons de le voir une affaire
mécanique (avec une technique en évolution permanente, d'au-
tres problèmes se posent, que nous traiterons plus loin). Mais
qu'en est-il des biens de consommation ? Comment sera faite la
détermination de la liste et des quantités des biens de consom-
mation à produire ?
Il est clair d'abord que cette détermination ne peut pas se
faire de façon démocratique directe. La décision de planification
proposée à la société ne peut pas porter, comme sur un objectif
final, sur la liste complète dans le détail des biens de consomma-
tion à produire et de leurs quantités. Une telle décision ne serait
pas démocratique, car elle ne serait pas prise en connaissance
de cause : personne ne peut prendre une décision sensée sur des
listes comportant des milliers d'articles en quantités variables.
Deuxièmement, une telle décision équivaudrait à une tyrannie
de la majorité sur la minorité, dépourvue de toute justification.
Si 40 % de la population désirent consommer tel article et sont
disposés à payer pour l'avoir, il n'y a aucune raison de les en
priver sous prétexte que les autres n'en veulent pas. Il n'y a pas
de goût plus logique qu'un autre, ni une raison quelconque pour
prendre une décision tranchant le problème, puisque la satisfac-
tion des désirs des uns n'est pas incompatible avec celle des
désirs des autres. Le rationnement car c'est à cela qu'un
système de décision majoritaire reviendrait en l'occurrence wie
est le mode le plus irrationnel de régler ce problème ; mode
intrinsèquement absurde partout ailleurs que sur le radeau de
Méduse ou dans la forteresse assiégée.
La décision de planification concernera donc le niveau de vie
ou le volume global de la consommation en termes de revenu
disponible pour chacun et non par la composition dans le détail
de cette consommation.
Si le volume global de la consommation est défini, on pour-
rait être tenté de traiter les articles dont il se compose comme
des « objectifs intermédiaires ». On pourrait dire : « Lorsque
les consommateurs disposent de tel revenu, ils achètent telle
quantité de cet article ». Mais ce serait là une réponse artifi-
cielle et finalement erronée. La détermination d'un objectif de
niveau de vie n'entraîne pas pour la consommation humaine des
implications du type de celles qu'entraîne pour la production
de charbon la décision de produire tant de tonnes d'acier. Il n'y
a pas des « coefficients techniques » du consommateur. Dans la
production matérielle, ces coefficients ont un sens intrinsèque,
dans le domaine de la consommation, ils ne représenteraient qu'un
artifice comptable. Certes, il y a une régularité statistique de
la structure de la demande des consommateurs, en fonction de
leur revenu, régularité sans laquelle l'économie capitaliste privée
ne pourrait pas fonctionner. Cependant cette régularité est toute
MM
40
info
relative. Ce qui est plus, elle sera modifiée de fond en comble
pendant la période socialiste : une redistribution étendue des
revenus aura lieu ; des bouleversements multiples surviendront
sur tous les plans ; le viol permanent des consommateurs par
la publicité et les techniques de vente du capitalisme cessera ;
d'autres goûts surgiront en fonction de l'accroissement du temps
libre. Enfin, la régularité statistique de la demande des consom-
mateurs ne résoud pas le problème des écarts que la demande
réelle au cours d'une période peut présenter par rapport au plan.
Une planification réelle ne peut pas dire : « le niveau de vie
augmentera de 5 % l'année prochaine, cela, comme l'expérience
nous l'enseigne, entraînera une augmentation de 20 % de la
demande de voitures, donc il faut produire 20 % de voitures de
plus » et s'en tenir là. Elle sera obligée de commencer ainsi, à
défaut d'autres critères ; mais elle doit comporter, incorporée
à sa structure, des mécanismes correctifs pouvant répondre aux
écarts de l'évolution réelle par rapport à l'évolution « prévue ».
Pour ces raisons, la société socialiste réglementera la
structure de sa consommation à partir du principe de la souve-
raineté du consommateur - ce qui implique l'existence d'un
marché réel pour les biens de consommation. La décision géné-
rale de planification définira la proportion de son produit que
la société veut consacrer à la satisfaction de ses besoins de
consommation, celle consacrée aux besoins de la collectivité
(« consommation publique ») et celle consacrée au développe-
ment de forces productives (« investissement »). Mais la
structure de la consommation sera définie par la demande des
consommateurs eux-mêmes.
Comment fonctionnera ce marché, comment s'y réalisera
l'adaptation réciproque de l'offre et de la demande ?
Il y a d'abord une condition d'équilibre global : l'ensem-
ble des revenus distribués (salaires, retraites, etc.) devra être
égal à la valeur (quantités x prix) des biens de consommation
offerts au cours de la période.
Une première décision « empirique » devra être prise pour
commencer sur la structure de la consommation. Elle s'appuiera
sur les régularités statistiques traditionnellement « connues »,
en les corrigeant pour tenir compte de l'effet des facteurs nou-
veaux (égalisation des revenus, par exemple). Elle devra prévoir
également la constitution de stocks plus élevés que ceux qui
sont « techniquement » nécessaires.
Les écarts possibles du déroulement réel de la consomma-
tion par rapport aux prévisions rencontreront trois « amortis-
seurs » ou processus de correction successifs :
a) variations des stocks,
b) hausse (ou baisse, en cas de déficit de la demande) du
prix de la marchandise considérée aussi longtemps que les
stocks continuent à baisser (ou à s'accumuler) avec explication
au public de la raison de cette modification des prix.
c) entre temps, rajustement de la structure de la produc-
tion des biens de consommation, jusqu'au point où le flux de pro-
41
Men
ME
***
duction devient égal (après reconstitution de stocks normaux)
au flux de la demande. A ce moment-là, le prix de vente est
ramené au prix normal.
Etant donné le principe de la souveraineté des consomma-
teurs, l'écart entre demande réelle et production prévue doit
être corrigé non pas par l'instauration d'une différence perma-
nente entre prix de vente et prix normal, mais par la modifica-
tion de la structure de la production. En effet, un tel écart
signifie ipso facto que la décision de planification était erronée
dans ce domaine.
Monnaie, prix, salaires et valeur
Beaucoup d'absurdités ont été dites sur la monnaie et sa sup-
pression dans une société socialiste. Il est pourtant clair que le
rôle de la monnaie est radicalement transformé à partir du
moment où elle ne peut plus être instrument d'accumulation
ou de pression sociale, personne ne pouvant posséder des
moyens de production et tous les revenus étant égaux. Les tra-
vailleurs toucheront un revenu ; et ce revenu prendra la forme
de signes leur permettant de répartir leurs dépenses comme ils
l'entendent dans le temps et entre divers objets. Luttant contre
des réalités et non contre des mots, nous n'avons aucune hési-
tation à appeler ce revenu « salaire », et ces signes « monnaie ».
De même, nous avons appelé plus haut « prix normal »
l'expression monétaire de la valeur-travail (19). Cette valeur,
seule base rationnelle possible d'une comptabilité sociale et
seul étalon de mesure ayant une signification pour les hommes,
sera nécessairement le fondement du calcul de rentabilité de
la production socialiste (calcul dont l'objet essentiel sera la
réduction des coûts directs et indirects en travail humain). La
détermination du prix des objets de consommation à partir de
leur valeur signifiera que pour chacun le coût des objets de
consommation apparaîtra comme l'équivalent du travail qu'il
(19) La valeur-travail comprend évidemment le coût social actuel
de l'équipement usé en cours de période. Voir, sur le calcul de la
valeur-travail à l'aide de la méthode matricielle, Sur la dynamique
du capitalisme dans le n° 12 de cette revue, pp. 7 à 22. L'adoption de
la valeur travail comme étalon équivaut à considérer ce que les
économistes académiques appellent « coût normal à long terme ».
Le point de vue exprimé dans le texte correspond à celui de Marx, qui
est en général violemment combattu par les économistes académi-
ques, même « socialistes » ; pour ceux-ci, ce serait le « coût margi-
nal » qui devrait déterminer les prix (cf. par exemple Joan Robinson,
An essay on Marrian economics, Londres 1947, pp. 23 à 28). Nous ne
pouvons entrer ici dans cette discussion. Disons seulement que l'ap-
plication du principe du coût marginal signifierait que le prix du
billet Paris-New York par avion devrait être égal tantôt à zéro et
tantôt au coût d'un Super-Constellation.
42
aurait lui-même dépensé à les produire muni de l'équipement
et de la capacité sociales moyennes.
Ce sera une simplification et une clarification si l'unité
monétaire est le « produit net d'une heure de travail », c'est-
à-dire l'unité de valeur, et le salaire horaire une fraction de
cette unité (égale au rapport consommation privée/production
nette totalel, de telle façon que la « décision fondamentale »
de la planification (répartition de produit social entre consom-
mation et investissement) soit immédiatement évidente à cha-
cun, de même que le coût social de tout objet qu'il achète.
L'égalité absolue des salaires
Suivant l'aspiration profonde des ouvriers, - les revendica-
tions ouvrières, lorsqu'elles s'expriment indépendamment de la
bureaucratie syndicale, sont de plus en plus souvent dirigées
contre la hiérarchie des salaires (20) une égalité absolue pré-
vaudra en matière de salaires. Aucune justification, autre que
l'exploitation, ne peut fonder l'existence d'une hiérarchie des
salaires (21), qu'elle corresponde à la qualification profession-
nelle ou à des différences de rendement. Si le travailleur avan-
çait lui-même les frais de la qualification professionnelle, et si
la société socialiste le considérait comme s'il était une « entre-
prise », la récupération de ces frais au cours de sa vie active
pourrait tout au plus justifier » un écart allant dans le cas
extrême de 1 à 2 (entre le manoeuvre-balai et le spécialiste de
la chirurgie du crâne). Mais les frais de formation seront avan-
cés par la société (ils le sont en fait dès maintenant dans la plu-
part des cas), et le problème de leur « récupération » n'a pas
de sens. Quant au rendement, il dépend déjà actuellement
beaucoup moins de la prime, et beaucoup plus de la contrainte
imposée par les machines et la surveillance, d'un côté, de la
discipline des groupes élémentaires des travailleurs dans l'ate-
lier, de l'autre. La société socialiste ne peut pas imposer l'aug-
mentation du rendement par la contrainte économique, sans
entrer de nouveau dans tout le fatras capitaliste des normes,
de la surveillance, etc. La discipline de travail résultera (comme
(20) Les grèves de Nantes, en 1955, se sont déroulées sur une reven-
dication anti-hiérarchique d'augmentation uniforme pour tous. Les
Conseils ouvriers hongrois demandaient la suppression des normes
et une limitation sévère de la hiérarchie. Ce qui transpire des décla-
rations officielles indique qu'une lutte permanente contre la hiérar-
chie se déroule dans les usines russes. V. La révolution prolétarienne
contre la bureaucratie, dans le n° 20 de cette revue, pp. 149-153.
(21) Pour une discussion détaillée du problème de la hiérarchie
voir Les rapports de production en Russie, dans le n° 2 de cette revue,
pp.- 50 à 66. V. également sur la dynamique du capitalisme, nº 13,
pp. 67 à 69.
43
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AXATDA
1
c'est en partie le cas aujourd'hui déjà) de l'organisation du groupe
élémentaire des travailleurs dans l'atelier, de la coopération et
du contrôle réciproque des ateliers dans l'usine, des conféren-
ces des productions des diverses entreprises et des divers sec-
teurs. Le groupe élémentaire de travailleurs dans un atelier
peut en règle générale discipliner un individu, et, si celui-ci se
révèle incorrigible, l'obliger à quitter l'atelier. Le récalcitrant
n'aurait alo d'autre recours que de chercher à entrer dans un
autre groupe de travailleurs et à s'en faire accepter ou de rester
sans travail.
L'égalité des salaires donnera un sens réel au marché des
biens de consommation où chaque participant sera enfin doté
pour la première fois d'un vote égal. 'Elle supprimera un nombre
infini de conflits, aussi bien dans la vie courante que dans la
production, et permettra de réaliser une cohésion extraordi-
naire des travailleurs. Elle détruira à sa base toute la monstruo-
sité mercantile du capitalisme, privé ou bureaucratique, la
commercialisation des personnes, cet univers où l'on ne gagne
pas ce que l'on vaut, mais où l'on vaut ce que l'on gagne. Quel-
ques années d'égalité des salaires et peu de chose subsistera de
la mentalité présente des individus.
La décision fondamentale
La décision fondamentale, c'est la décision par laquelle la
société détermine l'objectif final du plan. Elle concerne les deux
données, qui, en fonction des « conditions initiales » de l'écono-
mie, déterminent l'ensemble de la planification : le temps de
travail que la société veut consacrer à la production ; la partie de
la production qu'elle veut consacrer respectivement à la consom-
mation privée, à la consommation publique, à l'investissement,
Dans la société capitaliste privée ou bureaucratique, le temps
de travail est déterminé par la classe dominante, au moyen de
contraintes directes (c'était le cas jusqu'à hier dans les usines
russes) ou économiques. La société socialiste subira elle aussi la
contrainte de l'économie puisque une décision de modification
de la durée du travail se répercutera (toutes choses égales par
ailleurs) sur la production. Mais elle pourra décider en connais-
sance de cause, devant les données du problème clairement expo-
sées.
La société socialiste sera la première société moderne à
pouvoir déterminer de façon rationnelle la répartition du produit
social entre consommation et investissement (22). Dans la société
capitaliste privée, cette répartition est effectuée de façon abso-
lument aveugle, et il est vain de chercher une « rationalité »
quelconque dans les facteurs qui déterminent le volume de l'inves-
(22) Nous laissons désormais de côté le problème de la consomma-
tion publique.
44
L
A.
rissement (23). Dans la société bureaucratique, le volume de
'investissement relève d'une décision entièrement arbitraire de
a bureaucratie centrale, qui n'a jamais été capable de la justifier
autrement qu'en psalmodiant des litanies sur la « priorité de
l'industrie lourde » (24). Mais y aurait-il une base rationnelle
<< objective » d'une décision centrale en la matière, cette décision
serait ipso facto irrationnelle si elle était prise en l'absence
des seuls intéressés de l'ensemble de la société. Elle reprodui-
rait la contradiction fondamentale de tout régime d'exploitation :
elle traiterait les hommes dans le plan comme une variable à
comportement prévisible parmi d'autres, elle les transformerait
donc en objets dans son principe théorique et serait rapidement
amenée à les traiter en objets dans la pratique. Elle contiendrait
le germe de son propre échec, puisque au lieu de stimuler la
participation des producteurs à l'exécution du plan, elle les éloi-
gnerait d'un plan étranger à leur volonté. Il n'y a pas de rationalité
« objective » permettant de décider, à l'aide de formules mathé-
matiques, de l'avenir de la société, de son travail, de sa consom-
mation, de son accumulation. La seule rationalité dans ce domaine,
c'est la raison vivante des hommes, la décision des hommes eux-
mêmes sur leur propre sort.
Mais cette décision ne sera pas un coup de dés. Elle s'ap-
puiera sur une clarification complète des données du problème,
elle sera une décision en connaissance de cause.
La possibilité de cette clarification résulte de l'existence,
pour un état donné de la technique, d'un rapport déterminé entre
l'investissement et l'accroissement de production que cet inves-
tissement permet. Ce rapport n'est rien d'autre que le résultat
de l'application à l'ensemble de l'économie des « coefficients
techniques de capital » dont nous avons parlé plus haut. Tel
investissement dans les acieries permet tel accroissement du
produit net des aciéries ; et tel volume global d'investissements
(23) Dans son œuvre principale, consacrée à cette question, et
après un usage modéré d'équations différentielles, Keynes parvient
à la conclusion que la déterminante principale de l'investissement
sont les « esprits animaux » des entrepreneurs (The General Theory,
pp. 161-162). Quant à l'idée que le volume de l'investissement serait
essentiellement déterminé par le taux d'intérêt et que ce dernier
découlerait du jeu des « forces réelles de la productivité et de l'épar-
gne », il y a longtemps qu'elle a été démolie par l'économie acadé-
mique elle-même (v. par exemple Joan Robinson, The rate of interest
and other essays, 1951).
(24) On chercherait en vain dans les copieux travaux de M. Bet-
telheim la moindre tentative d'une justification rationnelle quelcon-
que du taux d'accumulation « choisi > par la bureaucratie russe.
Le « socialisme » de tels « théoriciens > ne signifie pas seulement :
Staline (ou Kroutchev) seul peut savoir. Il signifie aussi : ce savoir,
de par sa nature, n'est pas communicable au reste de l'humanité.
Dans un autre pays, et en d'autres temps, cela s'appelait le Führer-
prinzip.
T.
MAN
permet tel accroissement net du produit social global (25). Par
conséquent, tel rythme d'accumulation permet tel rythme d'ac-
croissement du produit social, donc du niveau de vie (ou des
loisirs) – et finalement, telle fraction du produit consacrée à
l'accumulation permet tel rythme d'accroissement du niveau de
vie. Le problème peut donc être posé dans ces termes : telle
augmentation immédiate de la consommation est possible
mais elle signifie qu'on renonce à toute augmentation pour les
années à venir. Telle autre augmentation, plus limitée, permet-
trait au produit social et donc aussi au niveau de vie de s'accroître
au rythme de x % par an, et ainsi de suite. « L'antinomie entre
le présent et le futur », avec laquelle se gargarisent les apolo-
gistes du capitalisme et de la bureaucratie, sera encore là, mais
clairement exposée ; et la société pourra la trancher, consciente
du cadre et des implications de sa décision.
Finalement donc, tout plan soumis aux travailleurs pour
décision devra spécifier :
La durée de travail qu'il implique.
Le niveau de consommation pendant la première période.
Les ressources consacrées à l'investissement et à la
consommation publique.
(25) Cet accroissement net n'est évidemment pas la somme pure
et simple des accroissements dans chaque secteur ; plusieurs élé-
ments s'ajoutent et se retranchent pour passer de celle-ci à celui-là.
Telles sont par exemple les « utilisations intermédiaires » des produits
de chaque secteur, d'un côté, les « économies extérieures », de l'autre
(un investissement dans une branche, en supprimant un goulot
d'étranglement, peut permettre l'utilisation de capacités de produc-
tion déjà installées dans d'autres secteurs, jusqu'alors gaspillées).
Mais le calcul de cet accroissement net ne présente aucune difficulté
particulière ; il est effectué automatiquement en même temps que
le calcul des « objectifs intermédiaires » (mathématiquement, la
solution de l'un donne immédiatement la solution de l'autre).
Nous avons discuté le problème de la détermination globale du
volume des investissements ; la place ne nous permet pas de discu-
ter le problème du choix des investissements particuliers. Bornons-
nous à quelques Indications. La répartition des investissements par
secteurs est automatique une fois l'objectif final déterminé (tel
niveau de consommation finale implique directement ou indirecte-
ment, telle et telle capacité installée dans chaque secteur). Le choix
de tel type d'investissement entre plusieurs amenant le même résul-
tat ne peut que dépendre essentiellement des considérations rela-
tives à la situation que tel ou tel type d'équipement crée aux travail-
leurs qui l'utilisent, et, d'après tout ce que nous avons dit, le point de
vue de ces derniers sera décisif. Entre équipements équivalents sous
cet angle, (centrales thermiques et hydrauliques, par exemple) le
critère de rentabilité est toujours applicable. Là où le calcul de la
rentabilité implique l'utilisation d'un taux d'intérêt « comptable »,
la société socialiste sera encore en position de supériorité sur l'éco-
nomie capitaliste : elle utilisera comme « taux d'intérêt » le taux
d'expansion de l'économie, car on peut montrer que ces deux taux
doivent être nécessairement identiques dans une économie ration-
nelle (von Neuman. 1937).
46
- Le rythme d'augmentation de la consommation pendant
les périodes à venir.
- Les tâches de production incombant à chaque entreprise.
Nous avons par endroits, afin de simplifier, présenté la déci-
sion sur l'objectif du plan et la détermination des objectifs inter-
médiaires (implications du plan quant à telle et telle production
spécifique) comme deux actes consécutifs et uniques. Mais en
réalité, il y aura un va-et-vient continu entre ces deux phases, et
pluralité de propositions. D'un côté, les travailleurs ne peuvent
décider en connaissance de cause de l'objectif de la planification
que s'ils en connaissent les implications pour eux-mêmes, non
seulement en tant que consommateurs, mais en tant que produc-
teurs de telle entreprise spécifique. D'autre part, il n'y a de déci-
sion en connaissance de cause que si cette décision peut tenir
compte de l'ensemble des possibles, donc si elle est choix portant
sur une gamme d'objectifs et d'implications. Par conséquent, le
processus de décision prendra la forme suivante : discussion par
les Assemblées d'entreprise et élaboration par les Conseils de
propositions totales ou partielles portant sur les objectifs et les
possibilités de production pour la période à venir ; regroupement
par l'usine du plan de ces propositions, élimination des proposi-
tions irréalisables ou entraînant des sous-emplois non voulus ;
élaboration des propositions réalisables (regroupées pour autant
qu'elles sont compatibles) et de leurs implications sous la forme
la plus concrète possible (« la proposition A implique que l'usine
X augmentera l'année prochaine sa production de r % avec l'aide
de l'équipement additionnel Y »); discussion de ces propositions
au sein des Conseils et des Assemblées, éventuellement contre-
propositions et répétition de la procédure précédante ; discussion
finale et vote majoritaire au sein des Assemblées d'entreprise.
LA GESTION DE L'ECONOMIE
On a vu ce que signifie la gestion ouvrière de l'entreprise :
la suppression de l'appareil de direction séparé et la réalisation
des tâches de direction par les travailleurs eux-mêmes, orga-
nisés sous forme d'Assemblées d'un ou de plusieurs ateliers ou
bureaux, d'Assemblée générale de l'entreprise et de Conseil
de l'entreprise.
La gestion ouvrière de l'économie dans son ensemble signi-
fie également que la direction de l'économie n'est pas confiée
à un appareil de direction spécifique, mais qu'elle appartient
aux travailleurs organisés.
L'exposé qui précède montre que cette direction est par-
faitement réalisable. Sa présupposition, c'est la clarification
et l'exploitation des possibilités de la technique moderne par
les hommes ; c'est l'utilisation consciente d'une série de pro-
cédés, de moyens et de mécanismes, appuyés sur une connais-
47
sance de la réalité de l'économie, qui déblayent le terrain et
simplifient les problèmes essentiels posés à la société. Tels sont,
d'un côté, le « marché » de biens de consommation, l'égalité
des salaires, la liaison entre les prix et les valeurs. D'un autre
côté, et surtout, l'existence de l' « usine du plan ». La partie
de loin la plus étendue des travaux de planification ne comporte
que des tâches d'exécution et peut donc être confiée à une
entreprise mécanisée et automatisée qui n'a pas comme telle
ni rôle ni fonction politique et qui se borne à mettre à la dispo-
sition de la société les divers plans possibles et les implications
de ces plans pour chacun, tant du point de vue de la production
que du point de vue de la consommation.
Ce déblaiement effectué, et les orientations cohérentes
possibles dégagées devant la population, le choix est effectué
par celle-ci. Chacun peut décider des objectifs du plan en
connaissance de cause, puisqu'il connaît les implications de tel
ou tel choix pour lui-même en tant que consommateur et pro-
ducteur. Les éléments du plan sont partis comme propositions
des diverses entreprises ; ils ont été élaborés sous forme d'une
gamme de plans cohérents possibles par l' « usine du plan » ;
ces plans reviennent finalement devant les Assemblées d'entre-
prise, qui en discutent et votent.
Le plan une fois adopté, il trace le cadre des activités éco-
nomiques dans la période qu'il couvre et il en constitue le point
de départ. Mais le plan ne domine pas la vie économique de la
société socialiste. Il n'est que ce point de départ, constamment
repris et modifié. La vie économique et donc aussi totale
de la société ne peut pas reposer sur une rationalité technique
morte, donnée une fois pour toutes. La société ne peut pas
s'aliéner à ses propres décisions. Ce n'est pas seulement que
la réalité ne peut que s'écarter, sous une foule d'aspects, du
plan le plus « parfait » du monde. C'est que l'activité gestion-
naire des travailleurs tendra constamment, directement ou indi-
rectement, à modifier à la fois les données et les objectifs du
plan. De nouveaux produits, de nouveaux moyens de pro-
duction, de nouvelles méthodes, de nouveaux problèmes et de
nouvelles difficultés aussi surgiront constamment ; des temps
de travail diminueront, des prix seront modifiés entraînant des
réactions des consommateurs ou des déplacements de la
demande. Certaines de ces modifications n'affecteront qu'une
seule entreprise, d'autres plusieurs. et il y en aura sans doute
qui se répercuteront sur l'ensemble de l'économie (26).
L' « usine du plan » n'aura donc pas à fonctionner un jour tous
(26) De ce point de vue, s'ils n'étaient pas faux, les chiffres mon-
trant année après année la réalisation à 101 % des plans porteraient
la condamnation la plus sévère de l'économie et de la société russes.
Cela signifierait, en effet, qu'en pace de cinq ans, rien ne se
passe dans le pays, que pas une idée originale n'a germé où que ce
solt (ou alors, que Staline les avait toutes prévues et incorporées
d'avance dans le plan, laissant dans sa bonté aux inventeurs la joie
Wusoire de la découverte).
les cinq ans, elle aura vratsemblablemenl à fonctionner tous
Yes jours, pour une raison ou pour time altre.
Le contenu de la gestion de l'économie
Ce que nous avons dit jusqu'ici concerne surtout la forme
de la gestion de l'économie, les institutions et les mécanismes
qui en assureront le fonctionnement démocratique. Cette forme
permettra à la société de donner à sa gestion de l'économie le
contenu qu'elle veut - en un sens plus étroit, d'orienter libre-
ment le développement économique.
Mais de tout ce que nous avons dit, il résulte que ce déve-
loppement visera des fins essentiellement différentes de celles
que lui attribuent dans les sociétés contemporaines les idéolo-
gues et les philanthropes les mieux intentionnés. On considère
comme allant de soi que l'économie idéale est celle qui assure
le rythme le plus rapide de développement de la production maté-
rielle, et, conjointement, de réduction de la durée du travail. Cette
idée, prise absolument, est absolument absurde. Plus exactement,
elle n'est que la condensation extrême de toute la mentalité, la
psychologie, la logique et la métaphysique du capitalisme, de sa
réalité aussi bien que de sa schizophrénie. Le travail c'est l'enfer
- il faut donc le réduire le plus possible. M. Wilson ou M.
Khrouchtchev ne peuvent rien donner à la population, que des
voitures et du beurre. Il faut donc que la société soit persuadée
qu'elle n'est heureuse que si elle possède le plus de voitures pos-
sible, que si elle « rattrape la production américaine de beurre
dans trois ans ». Et lorsque les hommes arrivent à avoir les voi-
tures et le beurre qu'ils peuvent utiliser, il ne leur reste plus qu'à
se suicider. C'est ce qu'ils font dans ce pays idéal qui s'appelle
la Suède. Cette mentalité « acquisitive », que le capitalisme fait
vivre et qui le fait vivre, sans laquelle il ne pourrait fonctionner
et qu'il pousse au paroxysme, a pu être une folie utile pendant une
phase du développement de l'humanité. Mais elle mourra avec le
capitalisme. La société socialiste ne sera pas cette course absurde
derrière des pourcentages d'augmentation de la production - ce
ne sera pas là sa préoccupation fondamentale.
La satisfaction des besoins de consommation, de même
qu'une répartition plus équilibrée du temps des individus entre le
travail productif et leurs autres activités, seront sans doute des
objectifs essentiels d'une économie socialiste, tout au moins
pendant sa première phase. Mais le développement des hommes et
des communautés sociales sera le principe central. Une part très
importante de l'investissement de la société sera donc sans doute
orientée vers les transformations de l'équipement, vers l'éduca-
tion universelle, vers l'abolition de la division entre la ville et la
campagne. Le développement de la liberté dans le travail et les
facultés créatrices des producteurs, la création de communautés
humaines intégrées et complètes, seront les voies dans lesquelles
l'humanité socialiste cherchera le sens de son existence et
qui lui permettront, par surcroît, de réaliser toute la puissance
matérielle dont elle aura besoin.
49
-
LA GESTION DE LA SODIETE
Nous avons déjà vu le type de modifications qu'entraînera
la coopération verticale et horizontale des Conseils d'entreprise,
coopération qui sera organisée par des Comités d'industrie for-
més par des délégués des entreprises. Une coopération analogue
devra s'instaurer sur le plan régional, dans le cadre de Comités
représentant toutes les unités de la région. Et finalement, cette
coopération devra s'instaurer sur le plan national, pour l'ensem-
ble des activités de la société, économiques ou non. Un orga-
nisme central qui sera l'expression des travailleurs devra assu-
rer, d'un côté, les tâches de coordination économique générale
pour autant qu'elles ne sont pas couvertes par le plan, plus
exactement pour autant que le plan est constamment ou fré-
quemment modifié (ne serait-ce que la décision de déclencher
la procédure de revision du plan doit être prise par quelqu'un) ;
d'un autre côté, les tâches de coordination des activités des
autres secteurs de la vie sociale qui n'entrent qu'en partie ou
pas du tout dans la planification proprement dite ou dans
aucune espèce de planification. Cet organe central sera l'éma-
nation des Conseils, l'Assemblée Centrale des délégués des
Conseil, désignant en son sein un Conseil central, le « Gouver-
nement ».
Ce réseau d'Assemblées et de Conseils n'est rien d'autre
que l'Etat et le pouvoir de la société socialiste, tout l'Etat et
tout le pouvoir. Il n'existe aucune autre institution pouvant
diriger, pouvant prendre des décisions déterminantes pour la vie
des hommes. Pour s'en assurer, il faut montrer :
a) Qu'une telle organisation peut embrasser l'ensemble de
la population de la nation, et non seulement l'industrie ;
b) Qu'elle peut organiser, diriger et coordonner toutes les
activités sociales qui ont besoin d'être organisées, dirigées et
coordonnées, et en particulier les activités non économiques ;
autrement dit, qu'elle peut accomplir les fonctions de l' « État >>
socialiste (qu'il ne faut pas confondre avec les fonctions de
l'Etat contemporain).
Nous aurons, ensuite, à considérer quelle peut être la signi-
fication de l'« Etat », des « partis » et de la « politique » dans
cette société.
Les Conseils, forme exclusive et exhaustive d'organisation de
la population
L'organisation des travailleurs par Conseils ne pose pas
de problème particulier pour ce qui est de l'industrie (en pre-
nant ce terme au sens le plus général : mines, énergie et services
publics, manufactures, transports et communications, bâtiment
et travaux publics). La transformation révolutionnaire de la
société partira précisément de la constitution de Conseils par
les travailleurs de l'industrie et est impossible sans celle-ci.
50
**
Dans la phase postrévolutionnaire de normalisation des rap-
ports sociaux, un problème sera posé par la nécessité de regrou-
per les travailleurs d'entreprises peu importantes, pour en faci-
liter et simplifier la représentation ; il va sans dire que ce
regroupement se basera au départ sur un compromis entre des
considérations de proximité géographique et d'intégration indus-
trielle. Ce problème est toutefois d'une importance limitée, car
si le nombre de ces entreprises est grand, le nombre de tra-
vailleurs qu'elles occupent ne représente qu'une petite fraction
du total des travailleurs industriels.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l'organisation de
la population par Conseils peut trouver un fondement tout aussi
naturel dans le cas de l'agriculture que dans celui de l'industrie.
On pense traditionnellement que la paysannerie ne peut que
créer des difficultés considérables à un pouvoir prolétarien à
cause de sa dispersion, de son attachement à la propriété, de
son arriération politique et idéologique. Il est certain que ces
facteurs existent, mais il est fort douteux que la paysannerie
montrerait une hostilité active face à un pouvoir prolétarien
ayant à son égard une politique intelligente - c'est-à-dire
socialiste. Le « cauchemar paysan » qui obsède actuellement
beaucoup de gens résulte du téléscopage de deux problèmes
complètement différents : d'une part, le rapport de la paysan-
nerie avec un pouvoir et une économie socialiste dans le cadre
d'une société moderne ; d'autre part, le rapport de l'Etat et de
la paysannerie en Russie en 1921 et en 1932, ou dans les pays
satellites de la Russie de 1945 à maintenant. La situation qui
a conduit en Russie à la N.E.P. en 1921 n'a pas de valeur d'exem-
ple historique pour un pays même moyennement industrialisé, car
elle n'a aucune chance de s'y répéter. 11 s'agissait d'une agri-
culture qui ne dépendait pas du reste de l'économie nationale
pour ses moyens de production, que sept ans de guerre et de
guerre civile avaient achevé de replier sur elle-même, et à qui
l'on demandait de fournir ses produits aux villes. sans pouvoir
lui donner quoi que ce soit en échange. En 1932 en Russie,
comme après 1945 dans les pays satellites, on a assisté à une
résistance absolument saine de la paysannerie contre l'exploi-
tation monstrueuse que lui imposait l'Etat bureaucratique dans
le cadre de la collectivisation forcée.
Dans un pays comme la France pourtant « arriéré » eu
égard à l'importance de la paysannerie un pouvoir proléta-
rien n'aura pas à craindre la grève du blé, ni à organiser des
expéditions punitives dans les campagnes. Précisément parce
qu'elle est attachée à ses intérêts, la paysannerie n'aura cure
d'entrer en lutte contre un Etat qui pourra en riposte la priver
immédiatement d'essence, d'électricité, d'engrais, d'insecticides
et de pièces de rechange. Elle ne le ferait que si elle était pous-
sée à bout, soit par l'exploitation, soit par la politique absurde
de collectivisation forcée. Mais l'organisation socialiste de l'éco-
51
LI
IE
nomie signifiera une amélioration immédiate de la situation
économique de la majorité des paysans, ne serait-ce qu'en fonc-
tion de la suppression de l'exploitation qu'ils subissent actuel-
lement de la part des gros intermédiaires. Quant à la collecti-
visation forcée, elle est l'antithèse exacte d'une politique socia-
liste dans le domaine agricole. La collectivisation de l'agriculture
ne peut être que le produit du développement organique de la
paysannerie, aidé par l'évolution technique; sous aucune condi-
tion elle ne saurait lui être imposée par la contrainte directe
ou indirecte (économique).
Le pouvoir socialiste commencera par reconnaître l'auto-
nomie la plus large des paysans dans la gestion de leurs propres
affaires. Il les invitera à s'organiser en Communes rurales, cor-
respondant à des unités géographiques et de culture, compor-
tant des populations approximativement égales. Chaque Com-
mune aura, à l'égard du reste de la société, et quant à son
organisation politique, le statut d'une entreprise ; son orga-
nisme souverain sera l'Assemblée générale, sa représentation
permanente le Conseil de paysans. La Commune rurale et son
Conseil auront la charge de l'auto-administration locale ; ils
décideront, en particulier, si, quand et comment ils veulent
procéder à la constitution de coopératives de production, sous
quel statut, etc, D'autre part, la Commune et son Conseil seront
responsables face au plan et au gouvernement, et non les
paysans individuels comme tels. La Commune s'engagera vis-à-
vis du plan à livrer telle fraction de la récolte ou telle quantité
de produits spécifiés, et recevra des quantités fixées de moyens
de production et d'argent (27). Ce sera à elle de répartir les
obligations et les recettes entre ses membres.
La situation est analogue à celle existant dans l'industrie
pour ce qui est des moyennes et grandes entreprises de services
(27) Des problèmes économiques complexes, mais nullement inso-
lubles, se posent à cet égard, dans lesquels nous ne pouvons pas mal-
heureusement entrer ici. Ils se résument en ceci : Comment se fait
la détermination des prix agricoles en économie socialiste ? La diffi-
culté réside en ce que l'application de prix uniformes pourra main-
tenir des inégalités importantes de revenu (des « rentes différen-
tielles ») entre communes rurales ou même entre paysans de la
même commune. La solution complète du problème dépend évidem-
ment de la socialisation intégrale de l'agriculture. Entre temps, il
faudra réaliser des solutions de compromis. Telle pourrait être, par
exemple, l'imposition des communes les plus « riches > combinée
à des subventions accordées aux communes les plus pauvres, jusqu'à
atténuer substantiellement ces inégalités (les supprimer complète-
ment par ce moyen équivaudrait à une socialisation forcée). A noter
qu'une partie des différences actuelles de rendement provient du
maintien artificiel d'exploitations sur des sols pauvres ou avec une
capitalisation primitive, que l'Etat capitaliste subventionne pour des
raisons politiques. Le pouvoir socialiste pourra réduire rapidement
ces écarts en refusant de subventionner des activités non rentables
ot on offrant d'autres solutions aux paysans affectés comme aussi
on aidant l'équipement des communes saines mais pauvres.
et l'ensemble des
(commerce, banques, assurances, spectacles
administrations de l'ex-Etat); 8)
Elle est analogue à celle existant dans l'agriculture, pour
ce qui est des mille et une formes de petite exploitation qui
subsistent dans les villes (petit commerce, services « personnels »,
artisanat, certaines professions « libérales », etc.). Les solutions
ici aussi ne peuvent qu'être du même type, en ce sens que le
pouvoir ouvrier n'imposera en aucun cas une socialisation forcée,
mais exigera de ces catégories de la population de se grouper
dans des collectivités (associations ou coopératives) qui seront à
la fois leurs organes politiques représentatifs et les instances
reponsables face aux organismes de gestion de l'économie. Il n'est
pas question pour l'industrie socialisée, par exemple, d'approvi-
sionner individuellement chaque petit commerçant ou artisan,
elle approvisionnera la coopérative dans laquelle ceux-ci sont
regroupés, à charge pour elle d'organiser les rapports entre ses
membres. Et, sur le plan politique, le choix pour ces catégories
sera d'être représentées sous la forme de Conseils, ou de ne pas
pouvoir l'être du tout, puisqu'il ne peut pas être question d'élec-
tions générales de type français ou russe. Mais il ne faut pas
méconnaître que ces solutions présentent un défaut grave par
rapport aux Conseils des grandes entreprises ou même aux Com-
munes rurales : ces derniers ne reposent pas sur l'identité de la
profession (cela serait plutôt, dans la mesure où cela existe, leur
faiblesse) mais sur l'unité d'un travail et en même temps sur une
vie commune. Ils représentent, autrement dit, des unités sociales
organiques. Une coopérative de petits commerçants ou artisans,
dispersés localement et séparés dans leur travail et dans leur vie,
ne reposera jamais que sur une parenté d'intérêts économiques au
sens étroit, et en cela aussi elle sera un héritage capitaliste que
la société socialiste devra éliminer au plus tôt. La solution sera
(28) Voir, sur la structure d'une grande compagnie d'Assurances
en train de subir une « industrialisation > rapide aussi bien techni-
quement que socialement et politiquement, les articles d'Henri Collet
(La grève aux A.G.-Vie dans le n° 7 de cette revue, pp. 103 à 110)
et de R. Berthier (Une expérience d'organisation ouvrière : Le Conseil
du personnel des A.G.-Vie, dans le n° 20 de cette revue, pp. 1 à 64).
Sur la même évolution en cours aux Etats-Unis, et englobant de plus
en plus les secteurs « tertiaires » voir c. Wright Mills, White Collar,
New York, 1951, en particulier pp. 192 à 198. Pour mesurer l'impor-
tance des changements qui sont à attendre dans ce domaine, 11 faut
comprendre que l'industrialisation des bureaux et des « services >>
et finalement, l'industrialisation du travail « intellectuel », en est
encore à ses premiers balbutiements. Cf. N. Wiener, Cybernetics,
New York et Paris, 1951, pp. 37-38.
Dans un tout autre secteur, celui du théâtre et du cinéma, on
peut comparer aux idées émises dans le texte le rôle multiple éco-
nomique, politique, de gestion du travail qu'a joué pendant la
révolution hongroise le Comité révolutinnaire des travailleurs du
secteur. V. Les artistes du théâtre et du cinéma pendant la révolution
hongroise, dans le n° 20 de cette revue, pp. 98 & 104.
53
donnée en partie par l'absorption rapide d'une partie de ces
couches de la population, aujourd'hui hypertrophiées, par les
autres occupations, en partie par l'aide que la société pourra
leur apporter pour fonder des entreprises importantes, gérées en
commun.
Il faut répéter, à propos de ces catégories, ce que nous avons
déjà dit à propos des paysans : nous n'avons aucune expérience de
l'attitude de ces couches face à un pouvoir socialiste. Elles sont
sans doute, au départ et jusqu'à un certain degré, attachées à la
« propriété ». Mais jusqu'à quel point ? Ce que nous savons,
c'est comment elles ont réagi lorsque le stalinisme a voulu les
faire entrer de force dans un bagne, non pas dans une société
socialiste. Une société qui, leur laissant une grande autonomie
quant à leurs propres affaires, organisera rationnellement leur
intégration dans l'économie, leur fournira l'exemple d'une gestion
socialiste et les aidera positivement si elles veulent avancer vers
la socialisation, jouira auprès d'elles d'un autre prestige et aura
sur leur évolution une autre influence qu'une bureaucratie exploi-
teuse et totalitaire, qui par tous ses actes n'a fait que renforcer
l' « attachement à la propriété » de ces couches et les rejeter des
siècles en arrière.
Les conseils, forme universelle d'organisation des activités sociales
Les cellules de base de l'organisation sociale que nous venons
d'envisager ne sont nullement des simples organes de gestion de
la production. Ils sont en même temps et surtout, les organes de
l'auto-administration de la population sous tous ses aspects : d'un
côté les organes de l'auto-administration locale, d'un autre côté,
les seules articulations du pouvoir central, qui n'existe que comme
fédération et regroupement de la totalité des conseils.
Dire que le Conseil d'entreprise sera l'organe d'auto-adminis-
tration des travailleurs et non seulement de gestion de la produc-
tion, signifie simplement reconnaître que l'entreprise n'est pas
seulement une unité de production, mais une cellule sociale,
qu'elle est devenue le lieu principal de « socialisation » des
individus où tendent à se dérouler une foule d'activités autres que
le simple « gagne-pain » : cantines, coopératives, colonies de
vacances, clubs, bibliothèques, loisirs, maisons de santé ou de
repos, où les liens humains les plus importants se nouent, autant
sur le plan privé que sur le plan « public ». L'individu moderne
est actif, dans la mesure où il l'est, comme individu public, beau-
coup plus par son activité syndicale ou politique dans l'entreprise
qu'en tant que « citoyen » abstrait mettant tous les quatre
ans un bulletin de vote dans une urne. La transformation des
rapports de production et de la nature même du travail ne pourra
d'ailleurs que renforcer énormément la signification - désor-
54
-
mais exclusivement positive de la communauté des travail -
leurs pour chaque individu qui y appartient.
Par conséquent, le Conseil d'entreprise ou la Commune
rurale absorbera la totalité des fonctions « municipales » actuelles
et une foule d'autres que la centralisation monstrueuse de l'Etat
contemporain soustrait aux organes locaux à la seule fin de mieux
assurer le contrôle de la classe dominante et de sa bureaucratie
centrale sur la population. Rentrent ici tous les services et entre-
prises « municipaux » et « communaux », comme aussi l'exercice
direct de la « police » (par des détachements de travailleurs armés
désignés à tour de rôle), celui de la justice de première instance
et le contrôle de l'éducation à ses premières phases.
Certes, les deux regroupements - productif et local — ne
coïncident pas actuellement dans beaucoup de cas : les habita-
tions ne sont pas toujours concentrées autour du lieu de travail.
Dans la mesure où cet écart est nul ou négligeable comme
c'est le cas de beaucoup de villes ou de quartiers industriels, ou
des Communes rurales — gestion de la production et autoadminis-
tration locale s'effectueront par les mêmes Assemblées générales
et les mêmes Conseils. Dans la mesure par contre où un écart
important existe, il faudra que des Conseils locaux (Soviets) s'ins-
tituent, représentant à la fois les diverses entreprises de la localité
et les habitants comme tels. Dans la première phase, de tels
Conseils locaux seront nécessaires dans beaucoup de cas. Mais il
faut les concevoir comme des organes « latéraux » chargés des
affaires locales, en coopération, au niveau local et national, avec
les Conseils de producteurs qui seuls représentent les instances
de pouvoir (29).
Le problème posé par l'écart de ces deux types de regroupe-
ment pourrait être résolu presqu'immédiatement par des change-
ments organisés de lieux d'habitation des travailleurs. Mais ce
n'est là qu'un petit aspect de la question. En fait, il s'agit d'un
des problèmes fondamentaux qui se poseront à la société socialiste
et qui met en cause son orientation générale pour des décennies,
La concentration des habitations autour des locaux de production
(29) Bien que le mot en russe signifie « conseil », le Soviet russe
ne doit pas être confondu avec le Conseil dont nous avons parlé tout
au long de ce texte. Ce dernier, basé sur l'entreprise peut jouer aussi
bien un rôle politique qu'un rôle de gestion de la production. Il est
par essence un organisme universel. Le Soviet (conseil) des Députés
Ouvriers de Pétrograd de 1905, issu de la grève générale, quoiqu'ex-
clusivement formé d'ouvriers, est resté un organe uniquement poli-
tique. Les Soviets de 1917 le plus souvent basés sur la localité, étaient
des institutions purement politiques au sein desquelles se réalisait
le front unique de toutes les couches populaires s'opposant à l'ancien
régime. (Voir Trotsky, 1905 et Histoire de la Révolution russe.) Leur
rôle correspondait aux conditions du pays, en particulier à « l'arrié-
ration » de l'économie et de la société russes et aux éléments « bour-
geois démocratiques » de la révolution de 1917. Comme tels, ils appar-
tiennent au passé. La forme normale de représentation des travail-
leurs à l'époque présente est incontestablement le Conseil d'entre-
prise.
· 55
-
ou le contraire---pose toute la question des aspects économi-
ques, sociaux et humains de l'urbanisme au sens le plus profond
du terme, et finalement le problème même de la division entre
la ville et la campagne. Nous n'avons pas à entrer dans ce domaine
mais simplement à souligner que la société socialiste ne pourra
envisager, dès le départ, ces problèmes que comme des problèmes
totaux, engageant tous les aspects de la vie des individus et de
sa propre organisation économique, politique et culturelle.
Ce que nous avons dit de l'auto-administration locale s'étend
sans peine au niveau régional. Des Fédérations régionales des Con.
seils d'entreprise et des Communes rurales auront la charge de
la coordination des activités de ces Conseils à l'échelon régional
et de l'organisation des activités qui n'apparaissent qu'à cet
échelon.
1
1
L'industrialisation de l' « Etat »
Nous venons de voir qu'une série de fonctions de l'Etat
actuel seront confiées aux organes d'auto-administration de la
population, et cela ne concerne pas seulement les fonctions
« territoriales » locales ou régionales. Mais qu'adviendra-t-il
des fonctions vraiment « centrales » de l'Etat, celles qui concer-
nent par leur contenu l'ensemble de la vie nationale de façon
indivisible ?
Dans une société de classe, et en tout cas dans la société
capitaliste « libérale » du XIX siècle, la fonction ultime de
l'Etat c'est de garantir par le monopole légal de la violence le
maintien des rapports sociaux existants. En ce sens, Lénine avait
raison en reprenant l'expression d'Engels (30) d'affirmer contre
les réformistes de son époque que l'Etat n'était rien de plus que
« les détachements spécialisés d'hommes armés et les prisons ».
En même temps, le sort de cet Etat lors d'une révolution socialiste
était clair : cet appareil d'Etat devait être détruit, les « détache-
ments spécialisés d'hommes armés » dissous et remplacés par
l'armement du peuple, la bureaucratie permanente abolie et rem-
placée par des fonctionnaires élus et révocables.
La concentration du capitalisme en même temps que sa crise,
l'intégration croissante de tous les domaines de la vie sociale et
le besoin correspondant de les soumettre tous au contrôle de la
classe dominante ont amené depuis cette époque une extension
énorme de l'appareil d'Etat, de ses fonctions, de sa bureaucratie.
L'Etat n'est plus simplement un appareil de coercition qui s'est
élevé « au-dessus » de la société ; il est la pièce centrale du
mécanisme quotidien du fonctionnement de la société, et, à
Bol Vok* L'Etat et la Révolution.
56
LI
SCH
la limite, il apparaît comme résorbant l'ensemble des activités
sociales (comme dans la société capitaliste bureaucratique pleine-
ment réalisée : Russie et pays satellites). Au-delà du « pouvoir »
au sens étroit, l'Etat contemporain assume un rôle chaque jour
accru de direction et de gestion non seulement de l'économie mais
d'une foule d'activités sociales. Et, parallèlement, il se charge lui-
même d'activités qui n'ont en soi rien d' « étatique » mais qui
sont devenues des instruments précieux de ses fonctions de domi-
nation ou qui impliquent la mise en oeuvre de moyens considéra-
bles qu'il est seul à posséder.
Cette situation fait que, dans beaucoup de têtes, le mythe de
l' « Etat , incarnation de l'idée absolue » que raillait Engels, a
été remplacé par le mythe de l'Etat, incarnation inexorable de la
centralisation et de la « rationalisation technique » de la vie
sociale moderne. Cela conduit certains, d'un côté, à considérer
les conclusions que Marx, Engels ou Lénine ont tiré de l'analyse
théorique de l'Etat et de l'expérience des révolutions de 1848, de
1871 ou de 1905, comme dépassées, utopiques ou inapplicables ;
d'un autre côté, à avaler tranquillement la réalité de l'Etat russe,
par exemple, qui constitue (non pas dans ce qu'il cache la
terreur policière et les camps de concentration mais dans ce
qu'il proclame officiellement dans sa Constitution) la négation la
plus totale qui se puisse concevoir de la conception marxiste de
l' « Etat » socialiste et l'exacerbation la plus monstrueuse des
caractères de l'Etat capitaliste les plus violemment critiqués par
Marx ou Lénine (séparation radicale des gouvernants et des gou-
vernés, inamovibilité des fonctionnaires, traitements et privilèges
de ceux-ci incomparablement supérieurs à ceux de n'importe
quel Etat bourgeois, etc.).
Mais cette évolution elle-même contient le germe de la
solution. L'Etat moderne est devenu une immense entreprise
l'entreprise de loin la plus importante dans la société
moderne. Ses fonctions de direction, il ne peut les accomplir que
dans la mesure où il s'est transformé en une énorme cons-
tellation d'appareils d'exécution, au sein desquels le travail est
devenu un travail collectif, divisé et spécialisé. Il y a ici, à
une échelle beaucoup plus grande, le même développement que
celui qu'a subi la direction de la production dans les entreprises
particulières. Dans leur immense majorité, les administrations
publiques ne font qu'accomplir des tâches spécifiques, sont à
proprement parler des entreprises spécialisées dans telle ou telle
catégorie de travaux (dont certains sociaiement nécessaires et
d'autres purement parasitaires ou rendus nécessaires par la
structure de classe de la société) ; le « pouvoir » n'a pas plus
de liaison intrinsèque avec ces travaux qu'avec la production
d'automobiles, par exemple. La notion de « pouvoir » et de
« droit administratif » qui reste collée à ce qui est en réalité
une série de « services publics » est un héritage juridique sans
$7 -
contenu réel dont la seule fonction est de protéger l'arbitraire
et l'irresponsabilité des sommets bureaucratiques (31).
Dans ces conditions, la solution ne se trouve pas
dans
l' « élection et la révocabilité des fonctionnaires » ; celle-ci,
dans la plupart des cas, n'est ni nécessaire - ces fonctionnaires
n'exercent aucune espèce de pouvoir – ni possible
ils sont
des travailleurs spécialisés et on ne pourrait pas davantage les
« élire » que des tourneurs ou des médecins. La solution consis-
tera en ce que la plupart des administrations de l'Etat actuel
seront purement et simplement industrialisées, ce qui ne sera
très souvent que la reconnaissance explicite et la déduction des
conséquences d'un état de fait déjà réalisé. Cette industriali-
sation signifie concrètement :
a) La transformation explicite de ces « administrations »
en entreprises de même statut que les autres entreprises, au
sein desquelles le processus de mécanisation et d'automatisation
du travail pourra être systématiquement développé dans grand
nombre de cas ;
b) La gestion de ces entreprises par le Conseil des travail-
leurs qu'elles occupent, et l'autonomie de ces travailleurs pour
ce qui est des modalités d'organisation de leur propre travail
(32) ;
1
c) La limitation de ces entreprises à leur rôle d'entre-
prises, c'est-à-dire aux tâches d'exécution qui leur incombent et
dont l'objet et l'orientation générale sont définis par la société.
On a vu que tel sera le cas avec l' « usine du plan ». Il le
sera également pour tout ce qui, des administrations actuelles
relatives à l'économie, subsistera ou pourra être utilisé après
transformation (finances, commerce extérieur, agriculture,
industrie, etc.). De même pour ce qui est d'une série de fonc-
tions de l'Etat qui sont d'ores et déjà proprement industrielles
(travaux publics, transports et communications, santé publique
et sécurité sociale, etc.). C'est en fin de compte également le
cas de l'éducation.
Le pouvoir central : Assemblée et Gouvernement des Conseils
Ce qui subsiste des fonctions de l'Etat tombe sous trois
catégories : les bases matérielles du pouvoir ou de la coercition,
(31) Voir dans le livre de J. Ellul, La technique ou l'enjeu du siècle,
(Paris 1954) le chapitre IV : La technique et l'Etat. Malgré son opti-
que fondamentalement fausse, Ellul a le mérite d'analyser certains
de ces aspects essentiels de la réalité de l'Etat moderne, joyeusement
ignorés par la plupart des sociologues et écrivains politiques, * mar-
xistes » ou non.
(32) La formation de Conseils des travailleurs des administra-
tions de l'Etat était une des revendications des conseils ouvriers
hongrois.
58
it.
-
les « détacheme...s spécialisés d'hommes armés et les prisons >>
autrement dit l'armée et la justice ; la « politique » au sens
étroit du terme, intérieure et extérieure autrement dit, les
problèmes que pourra poser au pouvoir ouvrier une opposition
au régime ou le maintien de régimes d'exploitation dans les
autres pays ; la véritable politique, la vue globale, la coordina-
tion et l'orientation de l'ensemble des activités sociales.
Pour ce qui est de l'Armée, il va de soi que les « détache-
ments spécialisés d'hommes armés » seront supprimés et rem-
placés par l'armement du peuple. Les travailleurs des entreprises
et des Communes formeront les unités d'une armée non plus
permanente, mais territoriale, chaque Conseil ayant la charge
de la police dans sa région. Des regroupements régionaux per-
mettront l'intégration des unités locales et l'utilisation ration-
nelle de l'armement « lourd ». Dans quelle mesure des formes
d'armement « stratégique » ne pouvant être utilisées que cen-
tralement resteront nécessaires, cela ne peut être décidé à
priori (33) ; dans l'affirmative, chaque Conseil devrait contri-
buer par un contingent à la formation de certains services mili-
taires centraux, qui seront sous le contrôle de l'Assemblée cen-
trale des Conseils.
Pour ce qui est de la justice, elle sera confiée aux orga-
nismes de base, chaque Conseil étant tribunal de première
instance pour les infractions commises dans son ressort. Des
règles de procédure établies par l'ensemble des Conseils, comme
peut être également le droit d'appel devant le Conseil régional
ou l'Assemblée centrale, garantiront les droits individuels. Il
ne saurait être question de Code Pénal, ni d'établissements
pénitentiaires, la notion même de « peine » étant absurde du
point de vue d'une société socialiste ; les jugements ne pour-
ront viser que la rééducation du délinquant et sa réintégration
dans le milieu social. La privation de liberté n'a de sens que
s'il est jugé que l'individu constitue un danger permanent pour
les autres, et dans ce cas ce ne sont pas des établissements
pénitentiaires, mais des institutions essentiellement « pédago-
giques » et « médicales » (« psychiatriques ») qui devront s'en
charger.
(33) Il est clair que non seulement les moyens mais la conception
d'ensemble de la guerre pour un pays socialiste ne peuvent pas être
copiés sur ceux d'un pays impérialiste, et il vaut pour la technique
militaire ce que nous avons dit de la technologie capitaliste : il n'y a
pas de technique militaire neutre, il n'y a pas de bombe atomique au
service du socialisme. C'est Ph. Guillaume qui a clairement montré
qu'une révolution prolétarienne doit nécessairement élaborer une
stratégie propre et des méthodes se conformant à ses fins sociales et
humaines (voir La guerre et notre époque, dans les n° 3 et 5-6 de
cette revue). La nécessité des armements dits « stratégiques » ne va
donc nullement de soi pour un pouvoir révolutionnaire.
59
Les problèmes politiques au sens étroit aussi bien qu'au
sens large sont les problèmes qui concernent l'ensemble de
la population et que seule celle-ci est habilitée à résoudre. Mais
elle ne peut les résoudre que si elle est organisée à cette fin.
(Actuellement, tout est organisé pour empêcher la population
d'être à même de résoudre les problèmes politiques et pour
la persuader que seuls des spécialistes de l'universel, les politi-
ciens qui généralement n'ont d'universel que leur ignorance
de toute réalité particulière en possèdent les solutions.)
Cette organisation comportera, d'un côté le Conseil et l'Assem-
blée générale des travailleurs de chaque entreprise, milieu
collectif vivant de formation et de lutte des opinions et der-
nière instance souveraine pour toute décision politique ; d'un
autre côté, une institution centrale, émanation directe des
organismes de base, l'Assemblée centrale des Conseils. L'exis-
tence d'une telle instance centrale est évidemment nécessaire
non seulement en fonction de questions qui demandent une
décision immédiate (quitte à ce que cette décision soit ensuite
ratifiée ou renversée par la population) mais surtout parce qu'une
élaboration, une clarification et une information préalables à
la décision sont presque toujours indispensables et qu'inviter
la population à se prononcer sans cette préparation ne serait
souvent qu'une mystification équivalant à la négation de la
démocratie (puisque négation de la possibilité de décider en
connaissance de cause). Il faut qu'il existe une forme sous
laquelle les problèmes sont soumis à la discussion et la décision
de la population, une décision sur le moment où ils le sont, etc.
Comme nous l'avons dit déjà plus haut, ces fonctions ne sont
nullement techniques », elles sont essentiellement et profon-
dément politiques, l'instance qui les accomplit est bel et bien
un pouvoir central (quoique très différent dans sa structure
et dans son rôle du pouvoir central actuel) et il n'est pas de
société socialiste qui puisse s'en passer.
La question réelle n'est pas celle de l'existence ou non d'une
telle instance, mais de son organisation de telle façon qu'elle
n'incarne plus l'aliénation du pouvoir politique de la société entre
les mains d'un corps spécialisé, mais qu'elle soit l'expression et
l'instrument de ce pouvoir politique. Et cela est parfaitement
réalisable dans les conditions de la société moderne.
L'Assemblée centrale des Conseils sera formée par des délé-
gués des organismes de base (ou de regroupements de ces orga-
nismes, entreprises, communes rurales, etc.), élus directement par
les Assemblées générales de ces organismes et révocables à tout
instant. Ces délégués pas plus que ceux aux Conseils d'entre-
prise ne sortiront pas de la production. Ils se réuniront en
session plénière aussi fréquemment que ce sera nécessaire ; il est
certain qu'en se réunissant deux jours par semaine ou une semaine
par mois ils pourront abattre beaucoup plus de travail effectif que
les parlements actuels (qui, à vrai dire, n'en accomplissent aucun).
Ils devront rendre compte de leur mandat périodiquement (une
.
60
fois par mois, par exemple) devant l'entreprise ou les entreprises
qu'ils représenteront (34). Ils désigneront en leur sein ou torme-
ront par rotation le Gouvernement, permanence de quelques
dizaines de membres chargés de préparer le travail de l'Assem-
blée, d'agir à sa place lorsque celle-ci n'est pas en session et de
la convoquer extraordinairement si c'est nécessaire.
Si le Gouvernement prend des décisions lorsqu'il peut et doit
soumettre les questions à l'Assemblée, ou des décisions que
celle-ci désapprouve, il est responsable devant l'Assemblée et
encourt les sanctions de celle-ci. Si l'Assemblée prend indûment
des décisions à la place des Assemblées d'entreprise ou des déci-
sions contraires à la volonté de celles-ci, ses membres sont respon-
sables devant leurs mandants et encourent les sanctions de leur
part (dont la première est évidemment la révocation). Ni le Gou-
vernement, ni l'Assemblée ne peuvent persévérer, car ils n'ont
pas de pouvoir propre, ils sont révocables, et finalement les tra-
vailleurs des entreprises sont armés. Mais si l'Assemblée laisse
faire le Gouvernement, ou si les travailelurs laissent faire leurs
délégués à l'Assemblée, il n'y a évidemment rien à faire. La
population ne peut exercer le pouvoir politique que si elle veut
l'exercer. Cette organisation fait simplement que la population
pourra exercer le pouvoir, pourvu qu'elle le veuille.
Mais cette volonté elle-même n'est pas une force occulte,
apparaissant et disparaissant de façon inexplicable. L'aliénation
politique dans la société capitaliste n'est pas seulement l'existence
d'institutions qui par leur structure rendent « techniquement »
impossible l'expression et l'exercice de la volonté politique du
peuple. L'aliénation politique actuelle consiste en ce que cette
volonté est tuée à sa racine, que sa formation même est empêchée,
que finalement l'intérêt pour la chose publique est totalement
supprimé. Rien n'a une résonance plus sinistre que les complaintes
des démocrates libéraux sur l' « apathie politique du peuple »,
apathie que leur régime politique et social créerait à nouveau
chaque matin si elle n'existait déjà. Cette suppression de la volonté
politique dans les sociétés modernes résulte aussi bien du contenu
de la « politique » actuelle que de son mode d'expression et de la
distance infranchissable qui la sépare de la vie réelle des gens.
Son contenu, c'est de mieux organiser la société d'exploitation,
c'est-à-dire l'exploitation de la société. Son mode d'expression est
nécessairement la mystification, par le mensonge direct ou l'ab-
straction. Le monde dans lequel elle se déroule, c'est celui des
(34) En France, cette Assemblée pourrait être formée de 1.000 à
2.000 délégués (un délégué par 10.000 ou 20.000 travailleurs). Un com-
promis doit être réalisé entre deux exigences : comme Assemblée de
travail, cette Assemblée ne doit pas être trop nombreuse ; d'autre
part, elle doit fournir la représentation la plus large et la plus directe
des milieux dont elle est issue.
61
..
« spécialistes », des combines secrètes et de la fausse technique
occulte.
Toutes ces conditions seront radicalement modifiées dans
une société socialiste. L'exploitation étant supprimée, le contenu
de la politique sera la meilleure organisation de la vie commune.
Une attitude. différente des individus face à la chose publique en
sera la conséquence immédiate, puisque les problèmes politiques
seront les problèmes propres de chacun, qu'il s'agisse de l'entre-
prise ou de la vie nationale, et que son attitude face à ces problè-
mes jouera un rôle et aura des résultats perceptibles pour chacun.
Le mode d'expression de la politique consistera à mettre les vrais
problèmes à la portée de chacun. La distance séparant les
« sphères politiques » de la vie réelle des gens sera totalement
supprimée.
Ces points méritent quelques explications. Qu'il s'agisse du
mode d'expression et du contenu de l'activité politique ou de la
distance qui la sépare de la vie réelle et des intérêts des gens,
on prétend aujourd'hui de tous les côtés que ces phénomènes sont
dominés par une évolution technique irreversible, qui supprime
toute possibilité réelle de démocratie (35). Le contenu de la politi-
que la direction de la société est devenu, dit-on, hautement
complexe, il embrasse une foule extraordinaire de données et de
problèmes dont chacun ne peut être dominé qu'en fonction d'une
spécialisation poussée. Ceci étant, il est évident que ces problè-
mes ne pourraient jamais être exposés au public de façon compré-
hensible -- ou alors, seulement au prix de simplifications qui les
déforment totalement. Comment s'étonner donc que le grand
public ne s'intéresse à la politique guère plus qu'au calcul diffé-
rentiel ?
Si ces arguments présentés comme le dernier cri de la socio-
logie politique, mais en réalité vieux comme le monde (36) prou-
vaient quelque chose, ils prouveraient non pas que la démocratie,
mais que la direction de la société tout court, quelle qu'en soit
la forme, est impossible. Car le politicien devrait être alors
l'incarnation du Savoir absolu et total. Aucune spécialisation tech-
nique, aussi poussée soit-elle, ne qualifie son possesseur à la
domination de disciplines autres que la sienne. Une assemblée
de techniciens, dont chacun représenterait la pointe la plus
avancée du savoir de sa branche, n'aurait, comme assemblée de
techniciens, compétence pour résoudre aucune question :
seul individu pourrait se prononcer sur chaque problème spéci-
fique, et absolument personne sur les problèmes généraux.
Ni la société actuelle n'est dirigée par les techniciens comme
!
un
(35) C'est le point de vue de J. Ellul dans son livre déjà cité, dont
la conclusion est qu'« il est parfaitement vain de prétendre soit
enrayer cette évolution, soit la prendre en main et l'orienter ». La
technique, pour lui, n'est qu'asservissement se développant de lui-
même, indépendamment de tout contexte social.
(36) Ils sont longuement discutés par Platon, et le Protagoras leur
est en partie consacré.
62
w
tels (et ne pourrait jamais l'êtrel, ni ceux qui la dirigent n'in-
carnent le Savoir absolu — mais plutôt l'incompétence géné-
ralisée. En fait, d'ailleurs, la société actuelle n'est pas dirigée,
elle évolue à vau-l'eau. Exactement comme la direction au
sommet de l'appareil bureaucratique d'une grande entreprise,
la « direction » politique actuelle ne fait que rendre des sen-
tences arbitrales et profondément arbitraires tranchant
entre les avis des divers services techniques qui la « servent »
et qu'elle ne peut absolument pas dominer. En ceci, elle subit
le choc en retour de son propre système et connaît la même
aliénation politique qu'elle impose au reste de la société. Le
chaos de son organisation sociale et le développement de
chaque branche pour elle-même lui rendent impossible l'exer-
cice rationnel (de son propre point de vuel du pouvoir qu'elle
détient (37).
Si nous discutons ce sophisme, c'est qu'il nous met sur la
voie d'une vérité importante. Exactement comme dans le cas
de la production, on met en cause la technique et la « techni-
cisation » modernes en général, au lieu de voir qu'il s'agit de
la technologie capitaliste spécifique. Comme dans le cas de la
production, de même dans le cas de la politique, le capitalisme
signifie non seulement l'utilisation à des fins capitalistes de
techniques « en soi neutres », mais la création et le dévelop-
pement de techniques spécifiques, visant là l'exploitation et
l'aliénation du producteur, ici l'oppression, la mystification et
l'aliénation politique du citoyen. Si, sur le plan de la produc-
tion, le socialisme signifiera la transformation consciente de
la technologie, afin de mettre la technique au service des
hommes, sur le plan politique le socialisme signifiera une
transformation analogue, afin de mettre la technique au ser-
vice de la démocratie.
La technique politique est essentiellement la technique
de l'information et de la communication. Nous prenons ici ces
mots avec leur sens le plus large : les moyens matériels d'in-
formation et de communication ne sont qu'une partie des
techniques correspondantes. Mettre la technique de l'infor-
mation au service de la démocratie ne signifie pas seulement
mettre les moyens matériels d'expression à la disposition de la
population (ce qui est, certes, fondamental), ni ne coïncide
avec la diffusion de toutes les informations et de n'importe
quelles informations sous n'importe quelle forme. Cela signifie
tout d'abord mettre à la disposition des hommes les éléments
nécessaires pour prendre des décisions connaissance de
les éléments que les hommes estimeront nécessaires.
Cela signifie traduire fidèlement
nombre limité et
en
Cause
en
un
(37) Cf. C. Wright Mills, White Collar, pp. 347-8, et The Power
Elite (New York, 1956), pp. 134 sq., 145 sq. et ailleurs, sur le manque
effectif de tout rapport entre la direction politique ou celle des entre-
prises et des capacités « techniques » quelconques.
63
compact d'éléments significatifs pour chacun les données
essentielles des problèmes qui doivent être décidés. Nous
avons pu donner un exemple précis d'une telle information
plus haut, à propos de la planification. L'information véritable
ne consisterait nullement, dans ce cas, à asséner une biblio-
thèque d'économie, de technologie et de statistique sur la
tête de chaque habitant; l'information qui en résulterait serait
strictement nulle. L'information qui sera fournie par l' « usine
du plan » à la population sera à la fois compacte, significative,
suffisante et fidèle : chacun saura le travail qu'il aura à four-
nir, la consommation dont il pourra jouir si telle ou telle
variante de plan est adoptée. Voilà comment la technique (en
l'occurrence, l'analyse économique, la statistique et le calcu-
lateur électronique) peut être mise au service de la démocratie
dans un domaine décisif (38).
La même chose vaut pour la technique de la commu-
nication. On prétend que les dimensions mêmes des sociétés
modernes rendent impossible l'exercice de la démocratie. Les
distances et les nombres excluraient désormais la démocratie
directe et seule serait possible une démocratie représentative,
qui renferme toujours un élément d'aliénation du pouvoir poli-
tique des représentés aux représentants.
En fait, il y a plusieurs façons de concevoir et de réaliser
la démocratie représentative le Parlement en est une, le
Conseil en est une autre et il est difficile de concevoir l'alié-
nation politique au sein d'un Conseil fonctionnant d'après sa
propre règle. Mais si les moyens de communication modernes
sont mis au service de la démocratie, les domaines où la repré-
sentation paraît inévitable peuvent subir un rétrécissement
énorme. Les distances matérielles sont plus petites dans la
France du XXe siècle qu'elles ne l'étaient dans l'Attique du
Ve siècle avant Jésus-Christ; la portée de la voix de l'orateur
donc aussi le nombre d'une assemblée y était limitée
par la puissance de ses cordes vocales, aujourd'hui elle n'est
limitée par rien (39). Les distances du point de vue de la
communication des idées, d'ailleurs, n'ont pas rétréci; elles
sont devenues nulles. Si la société le considérait nécessaire,
-
(38) Il n'y a pas de < cybernétique politique » pouvant définir les
éléments nécessaires à la prise d'une décision ; seuls les hommes peu-
vent les déterminer.
(39) « Platon définit l'optimum de population d'une cité par le
nombre des citoyens qui peuvent entendre la voix d'un seul orateur.
Aujourd'hui, ces limites ne désignent pas une cité, mais une civili-
sation. Partout où les instruments néotechniques sont disponibles et
où l'on parle un langage commun, il y maintenant les éléments s'une
unité politique qui se rapproche presque des plus petites cités de la
Grèce jadis. Les possibilités en bien ou en mal sont immenses. « (L.
Mumford, Technique et civilisation, Paris 1950, p. 219).
64
elle pourrait dès demain réaliser une Assemblée générale de
la population française; il suffirait pour cela de mettre en
contact entre elles par radio-télévision (multiplex) les Assem-
blées générales des entreprises et des communes. Des liaisons
analogues plus restreintes pourraient être réalisées dans une
multitude de cas (40). De toute façon, les séances de l'Assem-
blée centrale des Conseils et de Gouvernement pourraient être
radio-télévisées ce qui, combiné avec la révocabilité des
délégués, maintiendrait les institutions centrales sous le
contrôle permanent des travailleurs et altérerait profondément
la notion même de « représentation » (41).
En bref : on
se lamente de ce que l'étendue de la cité
moderne, comparée à celle de la cité d'autrefois des dizai-
nes de millions au lieu de dizaines de milliers rende impos-
sible la démocratie directe, au lieu de voir : d'abord, que l'épo-
que moderne a créé de nouveau le milieu organique dans
lequel il faut commencer par instaurer cette démocratie, à
savoir l'entreprise; ensuite, qu'elle a créé et peut encore déve-
lopper indéfiniment les moyens d'une démocratie véritable à
l'échelle de dizaines de millions. Aux problèmes d'une société
supersonique, on ne voit de réponse que dans cette diligence
postale de la machinerie politique qu'est le Parlement et on
en conclut que la démocratie est devenue impossible. On
prétend faire une analyse « nouvelle » – et on ignore ce qu'il
y a de vraiment nouveau dans l'époque actuelle : la liberté de
transformation du monde matériel, la technique, et son porteur
vivant, le proletariat.
(40) On dira que le problème du nombre reste, et que jamais les
gens ne pourront s'exprimer en un temps raisonnable. Mais 1° dans
aucune assemblée dépassant 15 ou 20 personnes la totalité des parti-
cipants ne s'exprime ; la proportion de gens qui demandent la parole
décline très rapidement avec le nombre des participants. La raison
en est claire : 2° les opinions possibles ne varient pas à l'infini, ni
les arguments. Dans les réunions ouvrières libres, organisées par
exemple pour décider d'une grève, 11 n'y a jamais eu de difficultés
dues au nombre des interventions ; les deux ou trois opinions fonda-
mentales étant exprimées, et quelques arguments échangés, on passe à
la décision,
L'étendue des discours est le plus souvent inversement propor-
tionnelle à leur poids. Benoit Frachon a parlé au dernier congrès de
la C.G.T. quatre heures (Le Monde du 19 juin 1957) pour ne rien
dire. Le discours de l'éphore qui a persuadé les Spartiates à entre-
prendre la guerre du Péloponnèse tient dans Thucydide vingt et
une lignes (1,86) ; sur le laconisme des assemblées révolutionnaires
voir la description des séances du Soviet de Pétrograd par Trotsky
(1905, p. 97) et celle d'une réunion des représentants des usines de
Budapest pendant la révolution hongroise par un participant (dans
le n° 21 de cette revue, pp. 91-92).
(41) On pourrait évidemment s'amuser à radio-téléviser les séances
du Parlement actuel ; ce serait un excellent moyen de faire baisser
la vente d'appareils.
65
« Efat », « partis », « politique »
Qu'est-ce que l'« Etat », la « Politique » et les « Partis >>
dans une telle société ?
Nous avons vu ce qu'il en est de l' « Etat ». Il y a un
« Etat », dans la mesure où il n'y a pas encore pure et simple
« administration des choses », où il y a toujours possibilité de
contrainte à l'encontre d'individus ou de groupes, où la déci-
sion de la majorité s'impose à la minorité, où des limitations
subsistent à la liberté des individus. Il n'y a plus d'Etat dans
la mesure où les organismes qui exercent le pouvoir ne sont
rien d'autre que les organisations productives ou locales de la
population, où les institutions d'organisation de la vie sociale
ne sont plus qu'un aspect de cette vie même, où ce qui subsiste
d'instances centrales est sous le contrôle direct et permanent
des organismes de base. Cela est la situation de départ. Le
développement de la société ne peut qu'amener une atrophie
rapide (le « dépérissement » des traits « étatiques » de l'orga-
nisation sociale : les raisons d'exercice de la contrainte dispa-
raîtront graduellement, le champ d'exercice de la liberté des
individus s'élargira. (Il va de soi que nous ne parlons pas, icl,
des « libertés démocratiques » formelles, que la société socia-
liste ne peut, au total, qu'élargir considérablement dès ses
premiers jours, mais des libertés essentielles — non pas du droit
à la vie, mais du droit de faire ce qu'on veut de sa vie.)
La politique dans une telle société, débarrassée du fatras
et des mystifications actuelles, n'est rien d'autre que la recher-
che, la discussion et l'adoption de solutions aux problèmes de
caractère général engageant l'avenir de la société — qu'il
s'agisse d'économie, d'éducation ou de rapports avec le reste
du monde, ou qu'il s'agisse des relations internes entre diverses
couches et classes sociales. Ces décisions concernent l'ensemble
de la population et lui appartiennent.
Sur ces problèmes politiques, il est probable et même
certain qu'il y aura des orientations différentes, dont chacune
sera ou se voudra systématique et cohérente; et il y aura des
gens qui partageront ces orientations, et qui se trouveront
dispersés localement et professionnellement. Ces gens se regrou-
paront pour défendre leurs orientations autrement dit,
ront des partis. Les Conseils, à l'échelle nationale, auront à
décider s'ils considèrent l'orientation de tel ou tel parti compa-
tible avec le statut de la nouvelle société, et donc si ce parti
peut fonctionner légalement.
forme-
-
66
Il serait vain d'essayer de se dissimuler qu'une contradic-
tion existe entre l'existence de partis et le rôle des Conseils. 11
est impossible que les deux aillent en se développant simulta-
nément. Si les Conseils réalisent leur fonction, ils seront le
milieu vivant principal non seulement de confrontation, mais de
formation des opinions politiques. Or, un parti est toujours un
milieu exclusif de formation de l'opinion de ses militants de
même qu'un pôle exclusif de leur loyauté. L'existence parallèle
des Conseils et des partis signifie qu'une partie de la vie poli-
tique réelle se déroulera en dehors des Conseils, et que des gens
tendront à agir dans les Conseils en fonction de décisions déjà
prises ailleurs. Si cette tendance devait prédominer, elle amène-
rait rapidement l'atrophie et finalement la disparition des
Conseils. Inversement, le développement socialiste ne pourra
être caractérisé que par l'atrophie progressive des partis.
Cette contradiction ne peut être supprimée par un trait de
plume, ou par des dispositions « statutaires ». L'existence des
partis traduit la persistance de traits hérités de la société capi-
taliste et, tout particulièrement, d'intérêts divergents et
d'idéologies leur correspondant, même après leur disparition.
Les gens ne formeront pas des partis pour ou contre la théorie
des quanta, ni à partir de simples divergences d'opinion sur tel
ou tel point particulier. La vie ou l'atrophie des partis sera la
mesure exacte de la capacité du pouvoir ouvrier d'unifier la
société (42).
Si des partis exprimant la survie d'intérêts ou d'idéologies
divergents existent, un parti ouvrier socialiste, partisan de cette
orientation, existera également. Il sera ouvert à tous les parti-
sans du pouvoir des Conseils, et se différenciera de tous les
autres, à la fois dans son programme et dans sa pratique, préci-
sément sur ce point : son activité fondamentale ne visera que
ceci, que les Conseils concentrent tout le pouvoir et qu'ils
deviennent les seuls centres de la vie politique. Cela implique
aussi qu'il luttera contre la détention du pouvoir par un parti
particulier, quel qu'il soit.
Il est, en effet, évident que la structure démocratique du
pouvoir dans la société socialiste exclut qu'un parti « détienne
le pouvoir » - ces mots n'ont même plus de sens dans le cadre
que nous avons décrit. Dans la mesure où des grands courants
d'opinion se forment et se séparent sur des questions impor-
(42) Ce qui constitue les partis n'est pas la divergence d'opinions
comme telle, mais la divergence sur des points fondamentaux et
l'unité plus ou moins systématique de chaque « ensemble d'opinions »,
autrement dit, une orientation d'ensemble correspondant à une idéo-
logie plus ou moins définie, qui à son tour découle de l'existence de
situations sociales conduisant à des aspirations contradictoires. Aussi
longtemps que de telles situations existent et que les aspirations
qu'elles suscitent sont ainsi « projetées » politiquement, on ne peut
< supprimer » les partis et au fur et à mesure qu'elles disparais-
sent il est absurde de penser qu'll s'en formera sur des « divergen-
ces >> en général.
67
tantes, il est possible que les tenants du point de vue majori-
taire soient plus souvent que d'autres délégués dans les
Conseils, etc. (Ce n'est point fatal, cependant, car un délégué
à un Conseil est élu essentiellement sur une base de confiance
totale ne dépendant pas nécessairement de sa prise de position
sur telle ou telle question). Mais les partis ne seront pas des orga-
nismes briguant le pouvoir; et l'Assemblée centrale des Conseils
ne sera pas un « parlement ouvrier »; les gens n'y seront pas
désignés en tant que membres d'un parti. La même chose vaut
pour le Gouvernement issu de cette Assemblée (43).
Le rôle d'un parti ouvrier socialiste sera sans doute grand
au départ; il aura à défendre de façon systématique et cohé-
rente cette conception, il aura une lutte importante à mener
pour dévoiler et dénoncer les tendances bureaucratiques, non
pas en général, mais là où elles se présentent concrètement;
aussi et peut-être surtout il sera le seul capable au départ
d'indiquer rapidement les voies et les moyens d'organisation et
de domination de la technique et des techniciens permettant la
stabilisation et l'épanouissement de la démocratie ouvrière. Le
travail du parti pourra, par exemple, accélérer considérablement
la mise sur pied des mécanismes de planification démocratique
que nous avons analysés plus haut. Le parti est, en effet, la seule
forme sous laquelle peut se réaliser déjà dans la société d'exploi-
tation une fusion entre intellectuels et ouvriers qu'autrement
cette société rend impossible - et qui puisse donc permettre
la mise rapide de la technique au service du pouvoir ouvrier.
Mais si, quelques années après la révolution, le parti
« continue à se développer », ce sera le signe le plus certain
qu'il est mort en tant que parti ouvrier socialiste.
-
Les libertés et la dictature du proletariat
Le problème des libertés politiques se présente sous deux
aspects : la liberté des organisations politiques et les droits des
différentes couches sociales.
Seuls les Conseils, à l'échelle nationale, peuvent être juges
du caractère permissible ou non des activités d'une organisation
politique. Le critère de fond qui devra les guider dans ce juge-
ment ne peut être que celui-ci : l'organisation en question
vise-t-elle à restaurer un régime d'exploitation autrement dit,
vise-t-elle à supprimer le pouvoir des Conseils ? S'ils jugent que
(43) Les événements de Pologne ont encore fourni une confirma-
tion de l'idée que le parti ne saurait être un organe de gouvernement.
(V. dans le n° 20 de cette revue La révolution prolétarienne contre
la bureaucratie, p. 167 et, dans le n° 21, La voie polonaise de la
bureaucratisation, p. 65-66.)
68
tel est le cas, les Conseils ont le droit et le devoir de se défen-
dre, en interdisant ces activités. Il est clair que ce critère est
loin d'offrir automatiquement une réponse dans chaque cas
précis - mais il est également clair qu'une telle réponse auto-
matique ne peut pas exister, et que les Conseils auront chaque
fois la responsabilité politique de la réponse, au milieu de deux
risques également grands : laisser agir impunément les ennemis du
socialisme qui visent à le tuer ou le tuer eux-mêmes par des
restrictions extrêmes à la liberté politique. Et il ne faut pas
minimiser la portée de ce problème en disant qu'un courant
politique tant soit peu important ne peut qu'être représenté dans
les Conseils : il est parfaitement concevable et même infiniment
probable que des tendances existeront au sein des Conseils
s'opposant au pouvoir total des Conseils.
La « légalité des partis soviétiques », par laquelle Trotsky
croyait, en 1936, donner une réponse à ce problème, ne le
résoud en effet nullement. Si le seul danger pour la société socia-
liste était celui que lui feraient courir des partis bourgeois « res-
taurationnistes », il est probable que, ces partis ne trouvant pas
de soutien au sein des Assemblées ouvrières, ils seraient auto-
matiquement exclus de la légalité politique. Mais le danger
principal que court une révolution socialiste, une fois le capi-
talisme privé liquidé, ne vient pas des tendances restauration-
nistes; il vient des tendances bureaucratiques. De telles ten-
dances peuvent trouver un soutien auprès de fractions de la
classe ouvrière, d'autant plus que leur programme ne vise et
ne visera pas la restauration des formes d'exploitation tradition-
nellement connues, mais se présente comme une « variante » du
socialisme. A ses débuts, lorsqu'il est le plus dangereux, le
bureaucratisme n'est ni un système social, ni un programme
clair : il n'est qu'une attitude de fait. Les Conseils ne pourront
le combattre qu'à partir de leur expérience concrète. Mais un
courant révolutionnaire au sein des Conseils dénoncera toujours
le « commandement unique de l'usine par le directeur >> tel
qu'il est pratiqué en Russie ou la direction centrale de l'éco-
nomie par un appareil séparé comme en Russie, en Pologne ou
en Yougoslavie comme une variante, non pas du socialisme,
mais de l'exploitation; et il luttera pour la mise hors la loi des
organisations qui défendent ces objectifs.
Il est à peine nécessaire d'ajouter que si des limitations
de l'activité politique de telle ou telle organisation peuvent
s'avérer indispensables, aucune limitation n'est concevable dans
le domaine de l'idéologie et de la culture (44).
-
.
(44) Une véritable culture socialiste ne peut que signifier une
variété réelle de tendances, « écoles », etc., beaucoup plus grande
qu'aujourd'hui.
69
fait pas
Mais, indépendamment de la question des organisations
politiques, le problème se pose : toutes les couches de la popu-
lation ont-elles et peuvent-elles, dès le départ, avoir les mêmes
droits et participer également à la direction politique de la
société ? Que signifie, dans ces conditions, la dictature du pro-
létariat?
La dictature du prolétariat signifie ce fait incontestable,
que l'initiative et la direction de la révolution socialiste et de la
transformation consécutive de la société ne peuvent qu'appar-
tenir au prolétariat des usines. Elle signifie donc que le point
de départ et le centre du pouvoir socialiste seront les Conseils
ouvriers au sens strict du terme. Mais le prolétariat ne vise pas
à instaurer une dictature sur la société et sur les autres couches
de la population; il vise à instaurer le socialisme, à savoir une
société dans laquelle les différences entre « couches » ou classes
sociales doivent s'atténuer rapidement pour finalement dispa-
raître. Le prolétariat ne peut diriger la société vers le socia-
lisme que dans la mesure où il associe les autres couches de la
population à cette direction, où il leur reconnaît toute l'auto-
nomie compatible avec l'orientation générale de la société, où
il les élève au rôle de sujets de la direction politique et il n'en
ce qui serait contradictoire avec toute son orienta-
tion des objets de sa propre direction. C'est cela que traduit
l'organisation générale de la population en Conseils, l'autonomie
étendue de ces Conseils dans leur domaine propre, la participa-
tion de tous ces Conseils au pouvoir central, que nous avons
définies plus haut.
Si la prépondérance numérique du prolétariat n'est pas
grande, si la révolution se trouve, au départ, dans une position
particulièrement difficile, si d'autres couches adoptent une atti-
tude d'hostilité active au pouvoir des Conseils ouvriers, la dicta-
ture du prolétariat se traduira concrètement par une participa-
tion inégale des diverses couches de la population au pouvoir
central. Le prolétariat pourrait être ainsi amené à ne concéder
au départ aux Conseils paysans, par exemple, qu'un vote de
poids inférieur à celui des autres Conseils, quitte à augmenter
ce poids au fur et à mesure que les tensions de classe s'atté-
nueront.
Mais la portée réelle de ce problème est limitée. Le prolé-
tariat ne peut garder le pouvoir que s'il gagne à lui la majorité
des couches salariées, même si elles ne sont pas dans l'industrie.
Or, les salariés forment l'écrasante majorité des sociétés moder-
nes — et chaque jour qui passe accroît leur importance. Dans
ces conditions, si une forte majorité du proletariat des usines et
la majorité des autres couches salariées sont du côté du pouvoir
révolutionnaire, le régime ne serait pas vitalement menacé par
une opposition politique de la paysannerie (qui, d'ailleurs, n'est
nullement un bloc homogène); si elles ne le sont pas, on
voit pas, de toute façon, comment ce pouvoir pourrait s'instaurer
et encore moins durer.
ne
- 70 -
.
7.
LE
LES PROBLEMES DE « TRANSITION »
-
La société dont nous avons parlé n'est pas le communisme,
qui suppose la liberté totale et la domination complète des
hommes sur leurs activités, l'absence de toute contrainte et
l'abondance - en bref, une nouvelle structure de l'être humain.
Mais cette société, c'est le socialisme, et le socialisme est
la seule société de transition entre le régime d'exploitation et le
communisme, c'est le seul type de société capable de conduire
l'humanité au communisme. Ce qui n'est pas socialisme, tel que
nous l'avons défini, n'est pas société de transition, mais société
d'exploitation. Et toute société d'exploitation est, si l'on veut,
société de transition mais de transition vers une autre forme
d'exploitation. La transition vers le communisme n'est possible
que si l'exploitation est immédiatement abolie
car, autre-
ment, l'exploitation se perpétue et s'amplifie d'elle-même. L'abo-
lition de l'exploitation n'est possible que si toute couche de
dirigeants séparés est abolie - car dans les sociétés modernes
c'est la division en dirigeants et exécutants qui est la racine de
l'exploitation. L'abolition de toute direction séparée signifie la
gestion ouvrière de tous les secteurs d'activité sociale. La ges-
tion ouvrière n'est possible que dans le cadre des nouvelles
formes d'organisation démocratique directe des producteurs, que
représentent les Conseils; et cette gestion ne pourra se conso-
lider et s'élargir que dans la mesure où elle s'attaque aux sources
profondes de l'aliénation dans tous les domaines et, en premier
lieu, dans le domaine du travail.
Cette position, dans son fond, coïncide absolument avec la
substance des idées de Marx et de Lénine sur ce problème.
Marx n'a jamais envisagé qu'une forme de société de transition
entre le capitalisme et le communisme, qu'il appelle indiffé-
remment « dictature du proletariat » ou « phase inférieure du
communisme »; et il va de soi, pour lui, que cette société signi-
fierait dès le premier jour la suppression de l'exploitation et de
l'appareil d'Etat séparé (45). Les positions de Lénine, dans « L'Etat
et la Révolution », ne sont, à cet égard, qu'une explication et
une défense des thèses de Marx contre les réformistes de son
époque.
Ces vérités élémentaires ont été systématiquement défor-
mées ou passées sous silence depuis la dégénérescence de la
révolution russe. Laissons de côté les staliniens, dont c'était et
c'est le rôle de présenter les camps de concentration, le pou-
voir absolu du directeur de l'usine, le salaire aux pièces et le
stakhanovisme comme l'image achevée du socialisme. Mais, sous
une forme plus subtile et tout autant dangereuse, la même mys-
tification a été propagée par le courant trotskiste et par Trotsky
lui-même, qui sont parvenus à inventer un nombre chaque jour
croissant de « sociétés de transition » s'emboîtant tant bien que
mal les unes dans les autres. Entre le communisme et le capita-
145) Voft la « Oritique des programmes de Gotha et d'Erfurt
- 71
...
lisme, il y avait le socialisme; mais entre le socialisme et le capi-
talisme, il y avait l' « Etat ouvrier »; entre l' « Etat ouvrier »
et le capitalisme, il y avait l' « Etat ouvrier dégénéré » (qui est
susceptible, la dégénérescence étant un processus, de gradations :
dégénéré, très dégénéré, monstrueusement dégénéré, etc.).
Après la guerre, on a assisté à la naissance de toute une série
d'Etats ouvriers qui étaient dégénérés sans avoir jamais été
ouvriers (les pays satellites). Tout cela, afin d'éviter de recon-
naître que la Russie était redevenue une société d'exploitation
qui n'avait rien de socialiste, ni de près, ni de loin, et que la
dégénérescence de la révolution russe obligeait à réexaminer
l'ensemble des questions relatives au programme et au contenu
du socialisme, au rôle du prolétariat, à la fonction du parti, etc.
L'idée d'une « société de transition » autre que la société
socialiste, dont nous avons parlé, est une mystification. Cela ne
veut pas dire, tout au contraire, que des problèmes de transition
n'existent pas; en un certain sens, toute la société socialiste est
déterminée par l'existence de ces problèmes et son activité vise
à les résoudre. Mais des problèmes de transition existent égale-
ment en un sens plus étroit : ce sont ceux qui découlent des
conditions concrètes de départ devant lesquelles se trouvera
placée chaque fois une révolution socialiste, et qui rendent plus
ou moins aisée, orientent vers telle ou telle forme la concréti-
sation des principes qui sont l'essence du socialisme.
C'est ainsi que la révolution ne peut que commencer dans
un pays ou groupe de pays. De ce fait, elle aura à subir des
pressions d'une nature et d'une durée extrêmement différentes.
D'autre part, quelle que soit la rapidité de l'extension interna-
tionale de la révolution, le degré de maturation d'un pays jouera
un rôle important dans la concrétisation des principes dų socia-
lisme. L'agriculture, par exemple, sera un problème probable-
ment important en France et ne le sera guère aux Etats-Unis
- ou en Angleterre (où le problème serait, inversement, celui
de la dépendance extrême du pays par rapport aux importations
alimentaires). Nous avons été amenés à envisager, au cours de
notre analyse, plusieurs problèmes de ce type et nous croyons
avoir montré que des solutions allant dans le sens du socialisme
existent dans chaque cas. Nous n'avons pas pu envisager les
problèmes particuliers qui découleraient d'un isolement prolongé
de la révolution dans un pays et nous ne pouvons guère le
faire ici. Mais nous espérons que toute l'analyse qui précède
montre implicitement qu'il est faux de croire que les problèmes
nés d'un tel isolement sont insolubles, qu'un pouvoir proléta-
rien isolé doit mourir héroïquement ou dégénérer, qu'il ne peut
tout au plus que « tenir » en attendant. On ne peut attendre,
on ne peut tenir qu'en construisant le socialisme autrement
on a déjà dégénéré, et l'on n'attend plus rien. Cette construc-
tion du socialisme pour un pouvoir ouvrier dès le premier jour,
72
es
non seulement est possible elle est ineluctable, autrement ce
pouvoir n'est déjà plus un pouvoir ouvrier (46).
Le programme que nous avons développé est un programme
actuel, actuellement réalisable dans un pays moyennement indus-
trialisé. Il définit les mesures ou l'esprit des mesures
et l'orientation que les Conseils devront adopter dès les pre-
mières semaines de leur pouvoir, qu'il s'étende sur plusieurs pays
-ou sur un seul. Peut-être, s'il s'agissait de l'Albanie, il n'y aurait
rien à faire. Mais si demain en France, ou même en Pologne
comme hier en Hongrie des Conseils ouvriers se constituaient,
établissaient leur pouvoir et n'avaient pas à subir une invasion
militaire étrangère, ils ne pourraient rien faire d'autre que :
-
Se fédérer au sein d'une Assemblée centrale et se déclarer
le seul pouvoir dans le pays;
Procéder à l'armement du prolétariat et à la dissolution de
la police et de l'armée régulières;
Proclamer l'expropriation des capitalistes, la destitution de
tous les dirigeants de la production et la gestion de chaque
entreprise par les travailleurs de l'entreprise organisés dans
leur Conseil;
Proclamer la suppression des normes de travail et instaurer
l'égalité complète des salaires et traitements de toutes sortes;
Inviter les autres catégories de salariés à former des Conseils
et à prendre en main la gestion de leurs entreprises respec-
tives;
Inviter, en particulier les travailleurs des administrations de
l'Etat à former des Conseils, proclamer la transformation de
ces administrations en entreprises, privées de tout pouvoir
général et gérées par les travailleurs qui s'y trouvent;
(46) Toute la discussion sur le « socialisme dans un seul pays » entre la
fraction stalinienne et l'Opposition de gauche (1924-1927) montre à un degré
effrayant comment les hommes font leur histoire en croyant savoir ce qu'ils font
et en n'y comprenant rien, Staline affirmait la possibilité de la construction du
socialisme dans la Russie isolée, en entendant par socialisme l'industrialisation
plus le pouvoir de la bureaucratie. Trotsky affirmait que cette construction était
impossible, en entendant par socialisme pratiquement une société sans classes.
Chacun avait raison dans ce qu'il affirmait, et tort en niant l'affirmation de
l'autre. Ni l'un ni l'autre ne parlaient en fait de socialisme, et personne pen-
dant toute la discussion n'a mentionné le régime des usines russes, le rapport
du prolétariat avec la direction de la production, et le rapport du parti bolchevik,
où se déroulait la bataille, avec le prolétariat, principal intéressé en fin de
compte dans l'affaire,
-
- 73
Inviter les paysans et les autres catégories non-salariées de
la population à former des Conseils et à envoyer leurs repré-
sentants auprès de l'Assemblée centrale;
Procéder à l'organisation de l' « usine du plan » et soumettre
rapidement à l'approbation des Conseils d'entreprise un pre-
mier plan économique provisoire;
S'adresser aux travailleurs des autres pays en expliquant la
teneur et le sens de ces mesures.
Toutes ces mesures seraient d'une nécessité immédiate
et elles contiennent l'essentiel du processus de construction du
socialisme.
(La suite au prochain numéro.)
Pierre CHAULIEU.
L'usine et la gestion
ouvrière
son
Il est difficile d'avoir une vue d'ensemble des choses
dans notre société. C'est encore plus difficile pour un ouvrier
à qui l'organisation du monde reste cachée comme une chose
mystérieuse obéissant à des lois magiques et inconnues de
lui. L'ouvrier ne perçoit d'abord les choses que
dans
cadre bien étroit; il doit se battre pour voir plus loin. Notre
horizon se trouve limité à la parcelle de travail que l'on nous
demande et nous impose. A côté nous ne savons plus ce qu'il
y a. Notre travail, nous ne savons plus ce qu'il devient; il
est lancé dans la machine de l'organisation; nous l'avons fait,
nous ne le verrons plus, à moins qu'un hasard nous le fasse
rencontrer et alors le plus souvent ce sera la surprise, l'éton-
nement ou la déception de constater que ce que nous avons
fait sert à quelque chose ou est complètement inutile. Nous
ne devons rien savoir et l'organisation du monde semble
être l'organisation de notre ignorance. Toutes nos rancours
devant notre cloisonnement éclatent à tout instant. L'ouvrier
se plaint six jours par semaine à ses camarades en ne pensant
qu'au jour où la société le libérera de sa tâche fastidieuse et
abrutissante. Mais ces rancours n'intéressent personne en
dehors de nous. Nous sommes des hommes libres, nous avons
le droit de vote et celui de nous exprimer sur les problèmes
généraux du monde, mais on refuse d'entendre notre voix
sur ce que nous faisons tous les jours, sur la partie de l'uni-
vers qui est la nôtre. Nous savons par expérience que notre
bulletin de vote ne change en rien cet univers. Nous expri.
mer, nous le pouvons, mais cette expression reste limitée à
nos camarades. Nous sommes seuls. Personne ne se soucie
de nous, de ces rancæurs et on tend à nous démontrer que
ces soucis sont étrangers aux problèmes généraux de la
politique.
La classe ouvrière a ses taudis, ses bas salaires et tout le
lot de misère qui en découle, tout ce qui apitoie la littéra.
ture, les touristes et les organisations syndicales, mais il y a
1
1
75
une autre misère sur laquelle pèse un énorme silence, c'est
la misère qui émane de son rôle dans le travail.
Les journaux syndicaux, pour s'opposer au patronat,
s'appuient sur les « salaires de misère », sur les « cadences
infernales », sur les « normes inhumaines ». Cela ne met pas
en cause la société capitaliste, le système n'est pas attaqué,
la
soupape de sûreté peut jouer: si la classe ouvrière menace,
il suffit d'augmenter les salaires et de diminuer les normes
et les cadences. Voilà l'harmonie du monde réalisée. La lutte
entre les patrons et les syndicats se fera autour de l'évalua-
tion de cette misère. Pour les uns comme pour les autres,
le mensonge deviendra la base de l'argumentation.
C'est ainsi que l'on peut voir dans la « Vie Ouvrière »
des images représentant l'ouvrier français affamé, devant
un morceau de pain inaccessible, tandis
que
les journaux
bourgeois tireront les conclusions les plus optimistes du
nombre de voitures et de postes de télévision que la classe
ouvrière possède. Les syndicats reprochent aux patrons de
faire des superbénéfices, « d'y aller un peu fort ».
Les patrons répondent que les ouvriers ont plus de
richesses qu'il y a 50 ans. De cette controverse est née la
codification de la consommation de l'ouvrier, le « minimum
vital ». Les syndicats tendent à prouver qu'il est de l'intérêt
du patron de bien alimenter la classe ouvrière.
L'ouvrier, comme consommateur, est maintenu à son
rang de machine, il a les mêmes besoins que cette dernière:
alimentation, entretien, repos. C'est sur cette base essentiel-
lement bourgeoise que se place le syndicat. Il discute avec
le patron en adoptant ses critères. Sur ce terrain, des discus-
sions interminables peuvent s'ouvrir pour savoir si le repos
et l'alimentation de l'ouvrier, sont suffisants; pour cela on
mettra à contribution les techniciens de la machine humaine,
médecins, psychologues, neurologues, etc... Les syndicats
pourraient ainsi polémiquer pendant des mois pour faire
admettre au patronat et' au gouvernement que l'on doit rem-
placer la balle de tennis par le ballon de foot-ball dans les
213 articles du minimum vital. L'ouvrier n'en reste pas moins
la chose de la société, il est devenu la machine aux 213 articles.
L'ouvrier a beau manger des bifteacks, et même avoir la
télévision et son automobile, il reste dans la société une
machine productive et rien de plus et c'est là sa grande
misère; elle se manifeste en moyenne 48 heures par semaine.
Il serait faux de croire que l'aliénation cesse dès qu'il a
franchi les murs de l'usine. Nous nous bornerons cependant
ici à décrire ce qui se passe à l'intérieur de ces murs et, là,
nous abandonnerons l'idée que l'homme est une marchandise.
Nous n'évaluerons pas sa misère et sa souffrance au nombre
de pièces et de mouvements qu'il fait dans une heure ou une
journée de travail, ni au salaire qu'il touche dans la quin-
zaine; nous nous baserons sur le simple fait qu'il est un
homme, avec toutes les conséquences que cela implique. Sa
76
.
lutte, c'est la revendication permanente de ce droit d'être
reconnu comme tel et c'est cela qui au départ est contesté
par tout le système social.
Est-ce la rançon inévitable du progrès et de la société
moderne, comme veulent nous le faire croire aussi bien les
défensours que les détracteurs de ce soi-disant progrès ?
C'est à cette question que nous voulons répondre le plus
concrètement possible; c'est pourquoi nous éviterons de pré-
senter une image générale de la vie des ouvriers en usine.
Les lignes qui vont suivre sont la description d'un atelier bien
particulier, des contradictions de son organisation, de la
réaction des ouvriers et enfin des solutions qu'une société
socialiste peut apporter. Dans une prochaine étude nous nous
proposons d'aborder un autre secteur bien plus complexe,
le secteur du travail à la chaîne. Pour l'instant, il s'agit d'un
atelier d'outillage des usines Renault qui groupe des ouvriers
qualifiés, c'est-à-dire des ouvriers qui ont appris un métier
et qui jouissent d'une certaine autonomie et de certains pri-
vilèges. C'est ce que l'on nomme habituellement, « l'aristo-
cratie ouvrière ». Cette autonomie est toutefois contrebalancée
par les efforts de rationalisation de la Direction qui rend ce
travail de plus en plus parcellaire, d'autant plus que, dans
cet atelier plus que dans tout autre, l'ouvrier tend à ignorer
ce qu'il fait puisqu'il ne fabrique pas de pièces destinées
aux voitures. Il fabrique des pièces et des outils destinés aux
machines qui usinent ou montent les éléments des voitures.
Bien que la critique de l'organisation de l'atelier, et les
solutions proposées soient relatives à cet atelier et rien de
plus, il découle de cet exemple une série d'idées qui ont une
valeur universelle. Mais tout d'abord, il faut voir ce qui se
passe dans cet atelier.
Pour les raisons que nous avons indiquées plus haut, il
est difficile de donner une vue générale de l'organisation de
l'usine. Il y a, bien sûr, les schémas d'organisation qui sont
à la disposition du public et que publie le Bulletin Mensuel
Renault. Mais quel est le rapport entre ces schémas et la
réalité, entre le plan de la Direction et l'accomplissement
de ce plan par les différents services et par les travailleurs ?
Pour répondre d'une façon aussi globale à cette question, il
faudrait supposer qu'une personne puisse connaître en détail
tous les rouages de cette organisation. C'est justement cette
possibilité que nous nions. Bien sûr, les « managers » (1) de
l'usine connaissent par cour le schéma de cette organisation,
(1) La direction, les cadres et la maîtrise, excepté toutefois la
maitrise subalterne, chefs d'équipe et contremaitres.
77
...
... -
www
mais leur connaissance n'est que théorique. La majeure partie
de la réalité de la production leur est inaccessible, cachée par
la petite maîtrise, par les ouvriers et par les techniciens, du
simple fait que les « managers » ne sont pas seulement des
gens qui doivent coordonner, mais aussi des gens qui com.
mandent et exercent une coercition. Cette coercition, arme
redoutable qui menace chacun, à des degrés différents,
est un phénomène qui paralyse toute la hiérarchie de cette
organisation et qui rend les subordonnés aussi méfiants vis-
à-vis de leurs supérieurs que l'enfant vis-à-vis de l'adulte.
La seule façon d'avoir une vue globale de l'industrie
serait d'obtenir un témoignage de ceux qui participent à cette
industrie et surtout de ceux qui réalisent ces schémas, bien
plus que de ceux qui les conçoivent,
Cet article est fait seulement par un ouvrier. C'est pour-
quoi il ne donnera qu'une vue partielle et c'est pour cette
raison aussi que la prétention de l'article n'est pas de répondre
à tous les problèmes de l'organisation de l'usine, mais à ceux
qui touchent le secteur de certains ouvriers qualifiés : les
outilleurs.
LA REPARTITION RATIONNELLE
Quand la Direction présente un schéma rationnel de
l'usine, n'importe qui est enclin à le considérer comme vrai.
Pourtant ce qui nous est perceptible est tout à fait différent.
Notre atelier figure en bonne place dans ce schéma, pourtant
à notre échelle, il nous est difficile de parler de rationalité,
ce que nous percevons est la négation même de tout plan
organisé, en d'autres termes c'est ce que nous appelons « le
bordel ».
La rationalisation de la main-dæuvre
Si vous demandez à la Direction l'effectif de l'atelier,
c'est-à-dire le nombre d'ajusteurs, de fraiseurs, de tourneurs,
etc., les différentes catégories parmis ces compagnons, P1,
P2, P3, le nombre d'OS, et que vous contrôliez par vous-
mêmes, vous serez étonné de ne pas y retrouver votre compte.
Si vous approfondissez la question, vous serez encore plus
étonné de constater que des ajusteurs sont sur des machines,
que des tourneurs sont sur des fraiseuses, que des OS font le
même travail que des professionnels, qu'une grande partie
des ouvriers fait un travail qu'il n'a jamais appris à l'école
professionnelle, et que des OS font un travail qu'ils sont
censés ne pas connaître. Si vous avez cru un seul moment à
la rationalisation de la main-d'æuvre, cet unique passage
dans l'atelier vous fera perdre en un instant toute illusion
à ce sujet,
Que se passe-t-il done ?
- 78
5
*
N'étiez-vous pas imbus de la formule que vous aviez
apprise dans les manuels et les revues de l'industrie, ou par
les exposés des « managers » : « L'ouvrier est payé selon ses
capacités professionnelles et le travail qu'il fait » ? Cette
formule perd tout son sens dès que l'on a franchi les murs
de l'atelier, elle n'a rien à voir avec la réalité.
Pourquoi y a-t-il des Os, des P1, P2, P3 ? Pourquoi tel
ouvrier est dans une catégorie plutôt qu'un autre ? Pour
répondre à cela, il faut non seulement oublier la formule
qu'on vous a apprise, il faut aussi fermer les yeux sur le
travail qu'effectuent les ouvriers, il faut encore plus, il faut
connaître l'histoire de chaque ouvrier. C'est le seul moyen
de savoir pourquoi un tel est plus payé qu'un autre. Son
travail peut bien être identique à celui d'un ouvrier d'une
autre catégorie, c'est son passé seul qui compte. Mais il serait
trop long de vouloir rapporter l'histoire d'une centaine d'ou.
vriers, aussi nous nous bornerons à regrouper ces histoires.
Certains sont ouvriers qualifiés parce qu'ils ont passé par
l'école professionnelle de l'usine. Mais ne croyez pas qu'ils
font obligatoirement le métier qu'ils ont appris. Il y a des
ajusteurs, par exemple, qui ont appris pendant trois années
leur métier et qui ont été placés dans l'atelier sur des machines
qu'ils ne connaissaient pas auparavant. Ils sont fraiseurs,
raboteurs ou surfaceurs, parce que le métier d'ajusteur est
en voie de disparition et que l'on a besoin de plus en plus
d'ouvriers sur machine. Ils sont passés dans leur nouveau
métier avec la classification de l'ancien. Ainsi il n'est pas
rare de voir un ajusteur P2 faire du jour au lendemain le
travail d'un fraiseur P2, mais comme on peut changer plus
facilement de travail que de catégorie professionnelle, l'ajus.
teur P2 restera toute sa vie classé comme ajusteur, bien qu'il
ne touche plus de lime. Par contre l'OS qui travaille sur une
fraiseuse, et qui fait le même travail qu'un fraiseur Pl ou
P2, ne pourra acquérir cette qualification et ce salaire
qu'après le
passage d'un essai, et les essais ne sont pas fonc-
tion, comme nous le verrons, de sa volonté, mais surtout du
nombre de places disponibles.
Voici quelques cas parmi tant d'autres :
Un ouvrier travaille sur une machine comme OS. Il veut
passer un essai pour devenir professionnel, Comme il a appris
étant jeune le métier d'ajusteur, il demande à passer un
essai d'ajusteur. A force de demander on finit par lui faire
passer son essai, qu'il réussit. Il devient ainsi ajusteur Pl.
Changera-t-il de métier ? Non. Il continuera ce qu'il a fait
jusqu'à présent. Il restera sur sa machine (une surfaceuse),
mais gagnera plus, parce qu'il est capable d'exercer le métier
dont il ne se sert pas et dont l'usine n'a pas besoin. Un autre
OS travaille sur une fraiseuse, mais il préfère passer un essai
de tourneur, car il a fait son apprentissage dans cette profes-
sion. Il passe l'essai, le réussit et devient tourneur Pl. Il ne
touchera certainement jamais plus un tour de sa vie.
1
79
*
n.
1
1 1 1 1. PEALINN. TRIKINI!
III. LIII
Ici ont peut tirer deux conclusions.
La première sur le plan du travail. La classification pro-
fessionnnelle est indépendante de la capacité de l'ouvrier à
exercer cette profession, elle dépend des nécessités de la
production et elle dépend de « l'essai ».
La deuxième conclusion se situe sur le plan du salaire.
dire
que
la
paye n
n'est
pas
fonction du travail effec-
tué, mais de l'essai
que
l'on
passe.
On peut
L'essai
Tout d'abord il est difficile de donner les raisons pour
lesquelles certaines demandes d'essai sont acceptées, d'autres
refusées, explicitement ou implicitement. C'est une loi qui
doit obéir à un certain nombre de facteurs qui nous sont
étrangers, et que seuls la maîtrise ou le bureau d'embauche
sont susceptibles de connaître. Une chose est sûre, c'est que
l'acceptation des demandes d'essai est indépendante de la
capacité de l'ouvrier de faire le travail de la catégorie pro-
fessionnelle qu'il sollicite. De plus la difficulté des essais
est sans commune mesure avec le travail que le compagnon
devra effectuer par la suite. Ceci fait hésiter l'ouvrier à
demander le passage de l'essai. Il sait qu'il est capable de
faire le même travail que son voisin, mais il doute de réussir
un essai dont les cotes et le temps exigés sont extrêmement
difficiles à réaliser. Il y a des ouvriers qui doivent recom-
mencer plus de 6 fois leur essai (ce qui leur demande plusieurs
années) pour passer à une catégorie supérieure, et cela bien
qu'ils fassent le travail de cette catégorie depuis longtemps.
Mais la réussite de l'essai ne dépend pas seulement de la
qualité de l'essai lui-même, il dépend d'autres facteurs bien
plus importants. Il dépend de l'appreciation du chef d'ate-
lier, ce que les ouvriers nomment communément « la cote
d'amour » et qui elle, dépend le plus souvent des relations de
l'ouvrier avec la maîtrise. Il dépend du « coup de téléphone »
qui est l'appui d'une personne influente de l'usine. Il dépend
de l'appui d'un syndicat influent de l'usine, comme le sont ac-
tuellement F.O. ou le S.I.R.
L'ouvrier qui est rentré à l'usine tout de suite après la
guerre a eu des possibilités bien plus grandes qu'aujourd'hui.
L'usine avait besoin d'ouvriers qualifiés pour mettre les chai-
nes en route. Elle en a créé de toutes pièces. Beaucoup d'O.S.
sont devenus professionnels. Les essais étaient moins difficiles;
ils étaient passés dans l'atelier de l'ouvrier et sur sa machine.
Tout le monde (ses camarades et la maîtrise) était prêt à lui
donner un conseil ou à l'aider s'il se trouvait en difficulté. Il
arrivait ainsi que l'essai soit le produit de la collaboration de
tout l'atelier. Dans certains cas même, s'il était jugé trop dif-
ficile, ou pour plus de sûreté, c'était le meilleur ouvrier du
coin qui l'effectuait. Un tel essai qui paraissait avoir enfreint
les règlements, était en réalité un essai qui correspondait
80
$.
INDI'11'!
I"
11.IIIIII!!!!!!!!!!!
beaucoup plus justement au mode de travail effectué cou-
ramment. Beaucoup d'O.S. devinrent des ouvriers qualifiés,
quelques qualifiés passèrent sans trop de difficultés dans la
maîtrise. Les possibilités de promotion à l'intérieur de la maî-
trise furent aussi facilitées. Depuis plusieurs années, ces pos-
sibilités se sont réduites au point qu'un O.S. a peu de chances
de passer professionnel et qu'un professionnel, à moins d'une
chance exceptionnelle, ne passera jamais dans la maîtrise ou
ne deviendra jamais technicien.
Malgré cette anarchie dans la répartition de la main-d'oeu-
vre l'atelier inarche. L'O.S. qui fait un travail de P2 se dé-
brouille, l'ajusteur à qui l'on donne une machine nouvelle
se débrouille, il apprend son métier. On verra par la suite que
ce débrouillage n'a rien à voir avec le débrouillage individuel.
L'ouvrier ne peut apprendre son métier ou faire un métier
qu'il ne connaît pas, que parce qu'il vit dans une collectivité,
parce que ses camarades lui enseignent et lui communiquent
leur expérience et leur technique. Sans cet apport des autres
ouvriers l'irrationalité de l'utilisation de la main-d'oeuvre en-
traînerait des catastrophes dans la production. En un mot, si
les ouvriers n'accomplissaient pas, en plus de leur travail, ce
rôle de moniteurs d'école d'apprentissage pour lequel ils ne
sont pas payés, il serait impossible à la Direction d'obtenir
une aussi grande mobilité et une aussi parfaite adaptation des
ouvriers.
Le choix des organisateurs
Comme nous l'avons vu, la répartition de la main-d'æu-
vre est soumise pour une grande part, directement ou indi-
rectement, à l'arbitraire de la maîtrise, mais les ouvriers réa-
gissent contre cet arbitraire. Il y a la pression constante d'une
moralité collective des ouvriers qui les empêche bien souvent
de se plier aux exigences de cette maîtrise. L'ouvrier est con-
tinuellement jugé par ses camarades. Il est le plus souvent
jugé ouvertement devant tout le monde. Un fayot, un ouvrier
qui respecte trop la discipline de l'usine, est condamné par
ses camarades, Cette condamnation exerce une pression si réel-
le
que
même les plus individualistes sont bien souvent obligés
de céder. Un ouvrier qui moucharde ouvertement se trouve
dans un tel climat d'hostilité de la part de ses camarades que
sa vie à l'atelier devient extrêmement pénible. L'atelier est
l'endroit où nous vivons la plus grande partie de notre vie.
Nous vivons en collectivité et les rapports humains que nous
avons entre nous ont une importance considérable et jouent
un rôle primordial dans la production. Chaque geste est jugé,
au point que si un ouvrier reste à bavarder amicalement plus
de dix minutes avec son contremaître, il court le risque de se
faire siffler et traiter de fayot.
Nous réussissons tous à nous laver les mains avant l'heu-
re, nous sommes arrivés à ce résultat progressivement. Bien
81
8
que la maîtrise exerce une pression en sens inverse, à partir
du moment où cette habitude a été introduite, il est devenu
presque impossible de la faire cesser. La pression collective
est trop forte. Tout le monde se lave les mains avant l'heure,
et pourtant c'est interdit, mais si l'un de nous refuse de com-
mettre cette infraction, il sera désapprouvé par l'ensemble des
ouvriers. Les désapprobations de ce genre ont une portée si
grande qu'il n'y a pas d'exception dans ce domaine. La pro-
motion ouvrière par voie de fayotage est donc considérable-
ment freinée par cette morale tacite. Mais dès que nous pas-
sons à l'échelon supérieur, c'est-à-dire dans les rangs de la
maîtrise, cette moralité s'évanouit subitement. Il n'y a plus de
morale collective dans les fonctions de coercition. On parvient
dans le camp de la maîtrise parce que l'on possède des quali-
tés de « chef », de « dirigeant », c'est-à-dire ce que l'on ap.
pelle dans notre langue des qualités de « garde chiourme ».
Le choix des organisateurs obéit à cette loi. Ce sont les plus
dévoués à la direction qui sont choisis. Ce sont ceux qui sont
le plus capables de s'opposer à cette morale collective des ou-
vriers, ceux qui doivent s'opposer à toutes les infractions au
règlement. Mais là aussi, ce choix est tout à fait interprétatif
et arbitraire. Il y a un essai qui sert de barrière entre les dif-
férentes catégories d'ouvriers, et on a vu que cet essai était
surtout symbolique. Dans le cas de la maîtrise, cet essai, qui
s'appelle « la commission », est encore beaucoup plus symbo-
lique. Après avoir passé la commission seuls seront admis dans
les différentes catégories de la maîtrise ceux qui auront fait
preuve des qualités indispensables à cette fonction. Mais cela
ne suffira pas, il faudra aussi faire partie des coteries, avoir
du piston. Ici, la course à la promotion ne rencontre plus les
barrières de la moralité collective que nous avons trouvées
chez les ouvriers. C'est la loi effrenée de la concurrence qui
joue, et qui surpasse toutes les autres lois. Pour grimper les
échelons hiérarchiques, il ne faut pas seulement avoir passé
la commission, il ne faut pas seulement être bien noté par la
Direction, ne pas avoir de grève à son actif, il ne faut pas seu-
lement avoir du piston, car le piston est aussi une chose qui
se généralise, il faut aussi avoir le meilleur piston et, chose
inévitable comme aux courses ou plutôt aux stock-cars, il faut
éliminer les concurrents dangereux. Ici l'élimination des con-
currents ne se fait pas par la violence, La seule arme c'est le
mouchardage et le dénigrement. Ces lois sélectives des orga-
nisateurs, qui ne figurent sur aucun manuel jouent, pourtant,
un rôle considérable dans la rationalisation de la production
elle-même.
Cette espèce de concurrence entre les organisateurs pro-
voque-t-elle l'émulation ? Certainement pas. Les organisa-
teurs, dont le seul contrôle vient d'en haut, pratiquent à leur
échelle le même système que nous, le débrouillage, mais ce
débrouillage-là n'a rien de collectif, il est individuel et im-
pitoyable. Le débrouillage, la concurrence, la responsabilité
82
-
limitée vis-à-vis de la Direction, aucun contrôle de la part des
ouvriers, tout cela provoque une sorte d'anarchie dont nous
ne percevons à notre niveau que les conséquences. L'énumé-
ration de ces conséquences pourrait à elle seule remplir des
volumes.
Pourquoi avons-nous le mauvais boulot ?
Parce que nos chefs ne savent pas se débrouiller.
Pourquoi avons-nous de bonnes machines ?
Parce que le chef est copain avec celui qui est chargé
de repartir les machines.
Etc., etc.
Le chef d'atelier, les contremaîtres essaieront de se dé-
brouiller pour que l'atelier marche bien. Ils se débrouilleront
aux dépens des autres ateliers. La vision générale de l'intérêt
de toute l'usine n'existe pas à l'échelle du chef d'atelier. On
ne peut dire où elle commence. Existe-t-elle seulement ?
L'usine n'est à personne si elle n'est pas aux ouvriers. Elle
n'est pas la propriété de la maîtrise, qui n'a que des parcelles
de responsabilité. Tous ces « managers » ne sont que des ca-
pitaines, souvent des petits despotes, parfois de braves types
obsédés
par
leur
propre situation, qui se tiennent en équilibre
sur cet échafaudage hiérarchique et sont tourmentés par une
seule idée : rester à leur poste, au besoin aller plus haut, mais
au-delà, RIEN.
LA FONCTION DE L'OUVRIER
Dans l'atelier tout est organisé pour que l'ouvrier ait le
moins de contact possible avec ses cam
marades, l'ouvrier doit
rester à sa machine et on fait tout pour qu'il y reste, pour que
son temps rapporte, car l'ouvrier, en dehors de sa machine
est censé ne pas produire et, ce qui est plus grave, ne pas
produire de profit pour l'usine. Aussi va-t-on jusqu'à consi-
dérer que, lorsque nous serrons la main à un de nos camara-
des, nous enfreignons la loi sacrée de l'usine : nous sommes
dans une collectivité de production, mais on tend continuelle-
ment à nous isoler par tout un système de surveillance très
complexe, comme si nous étions, chacun de nous, un artisan
isolé. Nous avons des dessinateurs qui ont dessiné les pièces
que nous avons à faire, des techniciens qui ont indiqué la suc-
cession des opérations d'usinage à effectuer, et qui les ont ré-
parties aux différents types de machines-outils, nous avons un
magasin, qui doit nous procurer l'outillage dont nous avons
besoin, au-dessus de nous nous avons les chefs d'équipe, con-
tremaîtres, chefs d'atelier, qui doivent nous procurer du țra-
vail et nous surveiller ; au-dessous de nous nous avons des
convoyeurs qui doivent nous apporter les pièces à usiner. Nous
avons des contrôleurs qui vérifient notre travail et parfois des
supercontrôleurs qui notent tous les quarts d'heure si notre
machine fonctionne, des chronométreurs qui nous allouent des
temps, des agents de sécurité qui veillent à la protection de
83
-
notre corps ; nous avons enfin des délégués syndicaux qui pré-
tendent s'occuper de nos intérêts. Tous, jusqu'au balayeur
qui vient nettoyer notre place, tous s'occupent de nous, pour
que nous n'ayons qu'une chose à faire : faire marcher la ma-
chine et ne pas nous occuper du reste.
Un organisateur : le chef d'équipe
Nous faisons un travail très divers et parfois très com-
plexe, c'est-à-dire un travail qui exclut l'automatisme. Il y a
un travail purement intellectuel d'interprétation du dessin :
nous devons décider de l'organisation des opérations d'usi-
nage. Les gammes (1) ont beau avoir été prévues, les techni-
ciens ont beau avoir mentionné ce que nous avons à faire, nous
mâcher tous les calculs, nous devons dans certains cas person.
naliser notre travail, c'est-à-dire trouver une combine pour
le faire plus vite et plus facilement. Mais cela ne peut pas
être une cuvre individuelle, c'est une cuvre éminemment
collective. Là, intervient le métier, l'expérience, la routine,
c'est-à-dire des éléments qui se trouvent répartis inégalement
chez tous les ouvriers, non réunis chez un seul. Pour faire
la pièce, nous avons besoin de voir nos camarades, et de dis-
cuter avec eux. La Direction, pour éviter cette hérésie. a in-
venté le super-homme, le super-ouvrier qui doit réunir tou-
tes les connaissances, qui doit accumuler toutes les expériences
et connaître toutes les combines ; cet homme, elle en a fait le
chef d'équipe. Le choix de cet homme n'a pas été sans difficul.
tés, bien sûr, les fonctions de chef d'équipe, doivent exiger que
ce soit le meilleur ouvrier, mais le meilleur ouvrier n'est pas
forcément dévoué à la Direction, d'autre part la division ex-
trême du travail a atteint aussi les ateliers d'outillage, de telle
sorte que bien qu'un compagnon doive savoir tout faire, on
essaie de plus en plus de le spécialiser, et de ce fait, il sera
d'autant plus difficile de trouver un ouvrier qui ait une expé-
rience générale sur le travail. De plus la Direction hésite à
prendre un ouvrier qui donne entière satisfaction pour l'en-
lever à sa machine et le mettre derrière un bureau. (2)
(1) Lorsqu'un ouvrier réclame du travail à son chef d'équi-
pe, il reçoit un carton de commande derrière lequel est collé le
dessin de la pièce à usiner. Sur ce carton, est inscrite toute la
succession des opérations à effectuer, depuis la fonderie ou le
tronçonnage du métal, jusqu'au montage de la pièce sur son en-
semble mécanique. La gamme du carton est donc l'inscription
des opérations successives, qui sont suivies des temps alloués
pour l'usinage, du numéro de l'atelier où se fera cet usinage, et
clu nom de l'ouvrier qui l'effectuera.
(2) Le chef d'équipe gagne environ de 10 à 20.000 francs de
plus qu'un compagnon ; en principe, il ne travaille pas manuel-
lement. Son bureau se trouve au milieu des machines, il n'a pas
de cage vitrée, sa vie est pratiquement liée avec celle des com-
pagnons. Sa véritable fonction est :
84
..
Enfin, il n'est pas obligatoire qu’un ouvrier qui aurait
ces qualités de super-ouvrier possède aussi des qualités de
surveillant, exerce son autorité, et maintienne la discipline.
Pour que le chef d'équipe acquière ces qualités, on lui fait
quitter sa machine, ce qui l'entraîne de plus en plus à per-
dre contact avec le travail qui se trouve en perpertuelle trans-
formation. En donnant un rôle coercitif au chef d'équipe,
on lui enlève du même coup la confiance des ouvriers. Ainsi,
en voulant éviter toute collaboration entre les ouvriers,
voulant créer un super-ouvrier, la Direction a enlevé un
ouvrier productif à sa machine, l'a confiné dans un travail de
paperasse et l'a privé pratiquement de tout rôle productif
et d'organisation. Les privilèges qu'elle lui a donnés ne sont
pas même suffisants pour qu'il accepte d'accomplir son au-
tre rôle de surveillance et de coercition. Chose plus impor-
tante, la Direction n'a pas pu éviter la collaboration des ou-
vriers entre enx, comme nous allons le voir plus loin.
en
Le problème de la responsabilité
.
La responsabilité de l'ouvrier tend de plus en plus à
être réduite. Cela n'est pas ici poussé jusqu'au maximum
comme dans les chaînes, où l'0. S. n'est pratiquement res-
ponsable de rien, seuls le régleur, les chefs et les différentes
catégories de contrôleurs étant considérés comme responsa-
bles. L'ouvrier est responsable de la parcelle de travail qu'il
accomplit et rien de plus : il ne doit pas s'occuper de savoir
si cette parcelle est valable par rapport à l'ensemble. D'ail-
leurs comment pourrait-il le faire, puisque tout est organisé
pour lui cacher cet ensemble ?
Il doit donc s'en tenir aux directives qu'il reçoit, c'est-
à-dire au dessin. Il doit travailler en aveugle et faire unique-
ment ce qui est nécessaire pour dégager sa responsabilité. Mais
là intervient l'homme. Que va-t-il faire, accomplir son rôle
d'automate ou bien réagir ?
L'ouvrier se trouve placé devant une alternative. La pre-
mière possibilité est de dégager sa responsabilité, c'est-à-dire
se conformer au dessin et faire en sorte que la pièce soit accep-
tée par le contrôle. Le règlement et l'organisation de l'usine
:
Celle d'agent de transmission entre les ouvriers et les
autres services de l'usine. Mais il arrive bien souvent que les
ouvriers se passent de cet intermédiaire par souci d'efficacité
ou de rapidité;
Celle de surveillance et de contrôle, Mais, pratiquement,
cette fonction est assurée par le système de travail au temps qui
interdit en principe à l'ouvrier de faire autre chose que de tra-
vailler et, d'autre part, par le bureau de contrôle.
En réalité, le chef d'équipe intervient lorsqu'une bataille de
boules de chiffons menace de gagner tout l'atelier. Il place la
plus grande partie de sa journée à bavarder. Sa grande misère,
c'est l'ennui.
85
ne sont conçus qu'en fonction de cette attitude. Si donc l'ou-
vrier s'en tient à cette solution, il travaillera dans le seul but
d'être payé, c'est-à-dire de faire accepter sa pièce.
La deuxième possibilité est d'essayer de comprendre à
quoi sert la pièce, pour qu'elle soit non seulement bonne au
contrôle mais utilisable, ou bien pour faciliter la tâche du
compagnon qui prendra la suite des opérations (3).
C'est le drame de conscience, c'est la tragédie de l'ou-
vrier. D'un côté il peut réagir individuellement en ne s'occu-
pant que de son propre intérêt matériel, de sa paye et c'est
ce que le règlement lui demande de faire; de l'autre sa réac-
tion peut être profondément sociale : il cherchera à deviner
le but de son travail, il essaiera d'être solidaire de ses ca-
marades en leur facilitant la tâche.
Mais alors il lui faudra affronter le règlement et là aussi
il devra tricher.
C'est ici que se situe le dialogue entre l'ouvrier et sa cons-
cience (qui est le même que celui qu'il tient avec ses cama-
rades). Ce dialogue a ses mots particuliers, son propre argot
et on le retrouve journellement parce qu'il nous obsède.
L'ouvrier homme. A quoi sert cette pièce ?
L'ouvrier robot. Qu'est-ce que ça peut te foutre.
L'ouvrier homme. Crois-tu que cette cote a de l'im-
portance ?
L'ouvrier robot. Ça va dans le mur (4).
L'ouvrier homme. En as-tu déjà fait?
L'ouvrier robot. Tu te fais du mouron pour RIEN.
L'important est que tu sois payé.
L'ouvrier homme. Enfin, tu crois que ça ira ?
L'ouvrier robot. Tu n'en achètes pas ? ALORS !..,
Les erreurs
Un artisan qui fait une machine du commencement à la
fin, qui exécute lui-même tous les rouages de l'appareil et qui
a l'idée de l'objet fini dans sa tête, travaille en fonction de
cet objet idéal : de ce fait il sera moins susceptible que qui-
conque de faire des erreurs ; il sait ce qui est important et
(3) Parfois, pour nous faciliter le travail, nous nous mettons
directement en rapport avec ceux qui prendront la suite de l'opé-
ration et, là, il nous arrive de passer entre nous de véritables
arrangements secrets. Ainsi pour l'usinage d'outils de tour, cer-
tains fraseiurs consentent à finir directement les pièces à la ma-
chine, de telle façon que l'ajusteur qui prend l'opération sui-
vante, n'a pratiquement plus de métal à enlever à l'outil. Il est
convenu au préalable que ce dernier partagera le temps alloué
fraiseur qui lui a fait le travail.
(4) Expresion courante qui signifie que la pièce n'a pas be-
soin de plus de précision qu'un morceau de ferraille qui est ci-
menté dans le mur.
avec
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ce qui ne l'est pas, de plus, s'il fait des erreurs, il les répa-
rera au fur et à mesure, l'erreur sur une pièce peut être com-
pensée par la modification de la pièce sur laquelle la première
vient s'ajuster, sans mettre en cause le mécanisme de l'objet
lui-même.
La chose est bien différente quand chaque rouage de la
machino est confié non pas à un, mais à 10 ouvriers de diffé-
rentes professions dont aucun ne connaît l'importance du tra-
vail qu'il exécute. Les possibilités d'erreur se trouvent multi-
pliées par le fait qu'il y a un plus grand nombre d'exécu-
tants, qu'aucun des exécutants n'a la machine idéale dans la
tête, c'est-à-dire qu'aucun ne sait à quoi sert la pièce. Il ne
s'agit évidemment pas ici que l'ouvrier ait une connaissance
abstraite de tout le mécanisme de l'appareil qu'il contribue
à fabriquer, mais qu'il ait la connaissance concrète de la
partie de cet appareil où doit s'adapter sa pièce.
Cette connaissance peut le guider et dans la manière de
faire sa pièce et dans le soin qu'il doit apporter aux diffé-
rentes parties de cette pièce.
De plus, chaque exécutant est soumis à une pression
constante de l'organisation de l'usine, pression qui s'exerce
d'une façon aveugle elle aussi.
Pour ne parler que de la plus importante de ces pres-
sions, il suffit de mentionner que depuis le dessinateur jusqu'à
celui qui termine la pièce, en passant par la dactylo qui copie
les games et les temps sur les cartons que l'on donne aux
ouvriers, tous sont soumis plus ou moins directement à l'im-
pératif du bureau des méthodes : aller toujours plus vite.
Un cas où les fonctions de l'ouvrier sont universelles
au
Il arrive dans certains cas que des ouvriers enfreignent les
règlements et essaient de passer par dessus le cloisonnement
des fonctions et l'isolement des travailleurs: c'est l'exemple
de l'atelier qui fait les outils « widias ».
Quand le fraiseur de cet atelier reçoit une commande à
exécuter, il doit d'abord se procurer lui-même le dessin, con-
sulter les fichiers et faire donc un travail pour lequel il n'est
pas payé, car ce temps n'est pas prévu par le chrono. En tant
qu’automate, il devrait faire la pièce conformément
dessin, mais il sait par expérience que ce n'est surtout pas
cela qu'il doit faire, car il pourrait avoir beaucoup d'ennuis.
C'est-à-dire qu'il se fera engueuler si les outils qu'il a
faits ne sont pas utilisables, même s'ils correspondent fidèle-
ment au dessin. Le dessin est la reproduction finie de l'outil,
mais il arrive fréquemment qu'en cours de fabrication, une
modification mineure du dessin puisse avantager le déroule-
ment des opérations d'usinage.
Or, les outils doivent sortir finis des ateliers et doivent
s'adapter non pas au dessin, mais au besoin des ateliers qui
se servent de ces outils. Dans cet atelier des outils « widias »,
87
**
tai ne comprend qu'un petit nombre d'ouvriers (une cin-
quantaine), les affûteurs ont passé des consignes orales qui
modifient les cotes et le dessin original, aux surfaceurs, qui
ont passé des consignes orales aux fraiseurs, etc., tout cela
en vue de faciliter le travail de chacun. Ces consignes n'ont
pas été codifiées, on se doute un peu pourquoi ; ces modifi-
cations qui sont fréquentes, pour être codifiées devraient con-
tinuellement remonter la chaîne des bureaux et cela pourrait
entraîner des heurts et des difficultés de toute sorte, et frois-
ser bien des susceptibilités. C'est pourquoi l'atelier marche
sur un mode plutôt artisanal. Il faut dire que la chose serait
bien trop simple si ce mode de fonctionnement était reconnu,
si la coopération entre les ouvriers pouvait se réaliser, mais
il n'est pas reconnu, il est tacite. Ceux qui finissent les pièces
sont de « vulgaires OS », tandis que ceux qui les commen-
cent sont, pour la plupart, des ouvriers qualifiés, et entre
les deux il y a une différence de paye de quelque 15.000 fr.
par mois. Qu'un OS conseille un ouvrier qualifié pour accom-
plir son travail est déjà une anomalie qui contredit le système
hiérarchique de l'usine, si absurde soit-il.
Autre obstacle l'ouvrier est considéré comme un être
privé de toute responsabilité, aussi sa moindre initiative peut
se retourner contre lui. D'autre part, s'il se conforme stric-
tement au dessin, il se fera engueuler si la suite des opé-
rations rencontre des difficultés. Donc, pour dégager sa res-
ponsabilité, l'ouvrier peut demander au chef d'équipe quelle
forme il doit donner à sa pièce, et le chef d'équipe en parlera
au contremaître ; tous deux iront au bureau du contrôleur
pour lui demander, à lui, ce que l'ouvrier leur avait demandé
à eux ; le chef d'équipe, le contremaître et le contrôleur iront
enfin auprès de l'affûteur poser la même question. La réponse
suivra le même chemin et l'ouvrier pourra enſin commencer.
Mais comme l'ouvrier est pressé, il se passera souvent de tous
ces intermédiaires. Il ira voir directement les ouvriers qui
prennent la suite des opérations, ce qui lui est théorique-
ment interdit. Mais il ne commencera pourtant pas encore
son travail à ce moment. Après avoir modifié la forme de la
pièce et parfois le dessin, il faudra modifier les délais ; cette
modification devra suivre le chemin inverse et remonter à
ses origines.
L'ouvrier connaît le tarif des opérations, mais il n': au-
cun droit de modifier quoi que ce soit ; seuls les différents
responsables se partagent les parcelles de ce droit ; voici
donc ce qui en résulte. L'ouvrier ajoute au crayon le délai
supplémentaire sur sa commande, qu'il donne ensuite au
chef d'équipe, qui, lui, repassera à l'encre ce que l'ouvrier
a écrit au crayon et signera, puis enfin le chrono viendra su-
perviser le tout en apposant sa propre signature. Après s'être
métamorphosé en clirono, chef d'équipe, contrôleur, contre-
maître, notre ouvrier reprend sa place à sa machine, bien
heureux s'il peut se faire pardonner toutes les infractions qu'il
88
vient de commettre. Mais il sait par expérience que tout lui
sera pardonné si ça marche ; dans le cas contraire, ses initia-
tives lui retomberont dessus, comme un boomerang qui au-
rait manqué son but. Si ça ne marche pas, on peut lui re-
procher deux choses : soit de ne pas avoir pris d'initiatives,
soit d'en avoir pris de mauvaises. Mais gardons-nous de ver-
ser des larmes : s'il sait prouver qu'il n'est pas un robot dans
son travail, il sait aussi le prouver quand on vient l'engueu-
ler.
La rationalisation de notre outillage
L'atelier d'outillage est la grande victime de la contradic-
tion qu'il y a entre les efforts de rationalisation et les limites
de celle-ci. On tente de standardiser l'outillage et de le fa-
briquer en série, mais l'outillage est trop divers et la produc-
tion trop étroite pour pousser ces méthodes jusqu'à leur li-
mite, c'est-à-dire pour transformer les ateliers d'outillage en
chaîne d'outillage.
L'obstacle lont nous allons parler vient du fait que l'ate-
lier reste donc un hybride entre l'atelier de style artisanal et
l'atelier de fabrication en série. Un mélange de petit atelier
fonctionnant sur le mode du travail à l'unité ou de la petite
série et d'atelier de fabrication moderne.
Tout d'abord nous devrions avoir notre outillage livré par
un convoyeur, mais la diversité de notre travail entraînerait
alors une augmentation trop considérable de convoyeurs, qui
de plus devraient connaître le travail, ce qui n'est pas le cas, ,
c'est-à-dire avoir les mêmes connaissances que le compagnon
qu'ils doivent servir. Par conséquent, nous devons chercher
notre outillage nous-mêmes, et nous absenter de la machine
assez longtemps lorsque nous devons faire la queue au maga-
sin. Si l'outillage n'est pas disponible, il faut le commander
pour l'obtenir quelques jours plus tard.
L'atelier d'affûtage est un atelier séparé, il reçoit les li-
vraisons d'outils à affûter la semaine suivante. Si donc un
ouvrier remet un outil à affûter selon un certain profil à son
magasin, il peut attendre jusqu'à 15 jours avant de recevoir
l'outil. En réalité, il s'agit d'un travail d'affûtage qui néces-
site tout au plus 5 à 10 minutes de travail et pour lequel l'ou-
vrier devra interrompre son travail pendant une dizaine de
jours. Si nous nous conformons à cette règle, il faut atten-
dre, laisser notre travail, entreprendre autre chose, tout le
temps que nous avons passé au réglage de notre machine est
ainsi perdu, et, de plus, ce temps ne nous sera pas compté.
Si nous objectons au chrono que son délai est trop court,
parce que nous avons eu des ennuis avec l'outillage, il nous
répond que ses temps ne peuvent tenir compte de ces inci-
dences. Il n'y a pas d'outillage, oui, mais il devrait y en avoir
et à cela le chrono n'y peut rien. Pour ne pas perdre de temps
nous arrangeons nous-mêmes notre outillage, nous préférons
89
ILLUNDU
perdre un peu de temps à nous transformer en affûteur que
d'attendre. Mais là encore, nous devons affronter les foudres
du magasinier qui nous reproche, avec juste raison, d'avoir
modifié un outillage qui se trouve par là même inutilisable
pour les autres.
Il aurait mieux valu procéder régulièrement en faisant
notre demande au magasinier qui, lui, aurait fait un bon de
commande au magasin central, qui, à son tour,
aurait
pu
cher-
cher dans son stock, s'il ne possédait pas un outil de la forme
demandée.
Ainsi, on aurait évité de gaspiller un outil, mais on aurait
gaspillé du temps.
Il arrive que les pièces que nous faisons suivent un cer-
tain roulement, c'est-à-dire que nous savons que les mêmes
commandes reviendront à l'atelier au bout d'un certain temps;
pour cette raison, nous nous fabriquons des outils ou des
montages pour aller plus vite. De ce fait, chaque fois que
nous recevons une commande, nous essayons de nous rensei-
gner auprès de nos camarades, nous cherchons à savoir si
l'un de nous qui a déjà fait ces pièces n'a pas inventé une
combine pour aller plus vite. Normalement, ce n'est pas le
chemin
que nous
devrions suivre, il faudrait demander au
chef d'équipe qui, lui, nous mettrait en relation avec le com-
pagnon qui pourrait nous documenter et nous faire bénéfi.
cier de son outillage personnel.
Comme on le voit ici, la multiplication des intermédiai-
res qui séparent l'ouvrier et le stock d'outillage et les affû-
teurs est un obstacle permanent que nous devons surmonter.
Nous le surmontons en créant nous-mêmes un espèce de ma-
gasin plus ou moins clandestin où nous stockons pour nous et
pour nos camarades certains outils que nous nous sommes
procurés. Encore une fois, nous avons court-circuité l'organi-
sation de l'usine, encore une fois nous sommes en faute, mais
ce n'est qu'à ce prix que nous pouvons travailler.
Mais ce processus normal a un grand inconvénient, c'est
qu'il met au courant le chef d'équipe de nos combines et ce
dernier risque d'en informer le chrono ou les autorités supé-
rieures, ce qui pourrait nous amener à une baisse de nos
délais. Pour nous, la chose est claire: chaque découverte
nouvelle doit se traduire
par
un allègement de notre
peine, tandis que pour la Direction, au contraire, chaque
innovation doit se concrétiser par une augmentation de notſe
travail. Là encore, la conception de l'ouvrier robot se heurte
à la réalité, elle provoque le gaspillage et tend à être un frein
dans la production, c'est-à-dire qu'elle atteint l'objectif con-
traire à celui qu'on s'était proposé.
La lutte contre les délais
Chaque pièce, en plus de sa forme et de la qualité de son
métal, a dans l'usine une autre propriété : son délai d'usi-
90
-
nage. Ce délai est inscrit sur la commande que reçoit l'ou-
vrier. Mais un système de travail au rendement a été institué
et chaque ouvrier a la possibilité de dépasser les temps al.
loués.
Ainsi, si une pièce qui a un temps alloué de 1 h. 30 est réa-
lisée en 1 h., l'ouvrier recevra un supplément de paye; on
dit qu'il règle à 150%; en réalité cette possibilité est deve-
nue peu à peu la règle. Aujourd'hui l'ouvrier qui fait ses
pièces conformément au temps alloué est non seulement lésé
sur son salaire, mais encourt le risque de se faire renvoyer.
Ce qui n'était au départ qu'une possibilité, est devenu une
obligation,
Il faut dire que cette obligation de travailler plus vite
que
les temps alloués a une limite qui est fixée par la Direc-
tion. Cette Jimite était,, juste après la guerre, de 138 % en-
viron; la pression syndicale, qui à cette époque soutenait
farouchement l'accélération de la production, a fait monter
ce plafond progressivement. Aujourd'hui l'ouvrier a le droit
de régler à 153 %, c'est à dire que dans une quinzaine de
travail de 100 heures il pourra effectuer 153 heures de délais,
les heures de délais qu'il fera au dessus de 153 heures ne se-
ront pas payées.
Il existe deux façons d'établir un délai pour le chrono;
si la pièce n'a jamais été faite et que le compagnon qui a
fait la pièce a accepté le délai, toutes les pièces qui suivront
auront le même délai C'est ainsi que s'établissent les délais
et nous le savons. Quand un compagnon fait une pièce nou-
velle il doit bien faire attention à ne pas laisser passer un
délai trop court; pour cela, le plus souvent, il est contrôlé
par ses camarades qui risquent d'ici peu de retrouver la mê.
me pièce. C'est à ce moment là que se déroule une sorte
de farce jouée par l'ouvrier et le chrono. L'ouvrier essaie
d'avoir le temps le plus long, le chrono essaie d'octroyer le
délai le plus court. Mais personne n'est dupe, chaque par-
tenaire connait à fond le rôle de l'autre, il connait jusqu'aux
répliques. Le chrono essaie donc au départ de mettre un
délai faux, c'est à dire au dessous de ce qu'il juge norma-
lement faisable, puisqu'il pense que l'ouvrier a de fortes
chances de protester. L'ouvrier essaie lui, de réclamer un
délai au dessus de ce qu'il peut réaliser, parce qu'il compte
avec tous les impondérables dont le chrono ne veut pas tenir
compte. Puis, c'est le marchandage, d'où naîtra finalement
le délai,
Le délai sera le produit de cette lutte, de plus il sera
faussé
par d'autres répercussions du système. Pour
éviter les augmentations de salaire, la Direction a relevé les
plafonds des coefficients de production. Ils sont ainsi passés de
138 % à 153 % depuis la guerre. Mais comme l'ouvrier veut
faire sa paye au maximum, il exige que le délai alloué soit
à son tour majoré de 53 %. S'il fait une pièce en 1 heure de
temps il exigera que le délai inscrit soit plus long de 53 %.
encore
91
-
LLLLLL
PU
Les délais sont ainsi d'autant plus faux. Une fois établi, le
délai sera contrôlé par l'ouvrier, qui tient sa propre comp-
tabilité des temps qu'il a obtenus. Chaque fois que la pièce
reviendra dans l'atelier, lui ou ses camarades pourront en
vérifier l'exactitude. Ainsi le délai inscrit sur un carton est
beaucoup plus fonction de la combativité et de la vigilance
de l'ouvrier, ou de la personnalité du chrono, que de la rè-
gle à calcul. Il arrive que justement certains ouvriers ont eu
trop de complaisance avec le chrono et que certaines pièces
sont matériellement impossibles à usiner dans les temps pré-
vus. Dans ce cas que se passe-t-il ? Comme il n'est plus ques-
tion de toucher au délai, qui une fois établi, est devenu tabou,
le chef d'équipe peut compenser ce « mauvais travail » en
donnant à l'ouvrier lésé des pièces dont le délai est bien au
dessus de ce qu'il réalise habituellement. On peut y remédier
aussi par des moyens plus ou moins tolérés, c'est-à-dire que
que l'on se prête ou se donne des heures pour pouvoir réa-
liser le maximum du coefficient. Enfin, peut par
des moyens
illégaux falsifier purement et simplement les cartons où sont
enregistrés les délais. L'ouvrier doit donc continuellement
se défendre pour gagner le maximum de salaire, il doit aussi
se défendre s'il veut satisfaire son amour-propre d'ouvrier,
c'est-à-dire faire quelque chose d'utile.
LES PROBLEMES HUMAINS A L'USINE
La lutte de classe n'est pas une idée sortie du cerveau
de Marx ou un moyen de propagande et d'agitation auprès
des ouvriers, la lutte de classe existe, il est nécessaire pour
la bourgeoisie non seulement de la reconnaître mais aussi
de lui donner un statut légal, avec ses droits et ses limites.
C'est ainsi que le problème de l'homme est entré non seu-
lement dans les préoccupations du législateur, mais aussi
dans les statuts de l'usine. A côté des services d'entretien,
de fabrication, de réparation se trouvent les services ou les
organismes qui se préoccupent essentiellement de l'homme,
de sa sauvegarde, de sa sécurité et de ses intérêts. Mais la
sauvegarde de l'homme se heurte continuellement au système
qui n'a qu'un but : l'exploiter. L'usine, l'atelier, la machine,
les cadences le prennent, le broient continuellement, tendent
à le transformer lui-même er machine, mais le corps humain
ne peut être traité comme tel sans risquer de se détériorer.
L'exploitation trop intense de l'ouvrier peut entraîner des
maladies, des arrêts de travail qui, s'ils se répètaient trop
souvent, ne manqueraient pas d'avoir de graves répercus-
sions sur la production. Le but du capitalisme est de faire
produire la classe ouvrière, de l'exploiter bien sûr, mais aussi
de la conserver et non de la détruire. Pour cela la société
a institué des services médicaux gratuits, des surveillances
médicales obligatoires dans les usines et des indemnisations
92
11''.
1.
HHLUTIE
pour les accidents. Quand on songe à la somme d'expérience
pratique à l'usine qu'a nécessité dans certains cas la forma-
tion d'un bon ouvrier qualifié ou d'un bon O.S., et parfois
même des mois ou des années d'apprentissage, on comprend
que ce matériel humain devienne pour les classes qui tirent
profit du travail un « matériel coûteux, à ménager ».
C'est
aussi pour cette raison que les rapports des industriels et de
la classe ouvrière varient suivant la classification des ouvriers.
Ainsi, on aura beaucoup moins de ménagement pour un O.S.
ou un muncuvre lorsqu'ils peuvent être remplacés immé.
diatement, sans formation préalable, que pour un ouvrier
qualifié ou un technicien, pour lequel il aura fallu des années
de formation et d'expérience. Pour les uns les cadences, les
méthodes de travail seront plus dures que pour les autres,
l'attitude de la maîtrise différera aussi, les vexations, les
engueulades seront plus fréquentes pour les uns que pour
les autres, de la même façon qu'un cheval de course est plus
choyé qu'un cheval de trait.
Les services de sécurité
La contradiction du système d'exploitation réside dans
le fait qu'il faut faire produire le plus possible à l'ouvrier,
tout en le conservant en état de produire le plus longtemps
possible. Comment cette contradiction est-elle résolue ? Pour
la Direction la chose semble simple : aux services de pro-
duction on ajoutera des services médicaux et sociaux, des ser-
vices de sécurité, des délégués.
Les accidents provoqués par les meules doivent être les
plus fréquents. L'émeri se détache de la meule et se plante
dans le cristalin. Le service de sécurité, qui a pour but de
prévenir les accidents, avait fait apposer des affiches dans
l'atelier. Dans certaines de ces affiches il était recommandé
de mettre des lunettes pour affûter ses outils. Cette recom-
mandation bien que légitime n'était suivie par personne car
l'atelier n'avait qu'un nombre restreint de lunettes et pour se
les procurer il aurait fallu que l'ouvrier fasse la queue au
magasin et perdre quelques précieuses minutes. De toute fa-
çon les ouvriers ne pouvaient se conformer à cette recom-
mandation, car le nombre de lunettes en stock était nette-
ment inférieur au nombre d'ouvriers susceptibles de les uti-
liser. Pratiquement l'affûtage des outils se faisait donc sans
lunettes et les accidents des yeux ne baissèrent pas. Après
bien des années, les services de sécurité ont pu inventer une dis-
positif ingénieux qui consiste à placer un écran de verre de-
vant la meule, ce qui évite tous les risques de blessures aux
yeux. Il serait curieux de voir par quel processus les services
de sécurité arrivèrent à ce résultat. Combien de discussions,
de rapports et de dossiers ont dû précéder cette solution que
n'importe quel ouvrier qui utilise la meule aurait pu trouver
en 5 minutes.
-
93
Mais l'important n'est pas la lenteur du fonctionnement
du service de sécurité, quand il fonctionne réellement, c'est
son système de fonctionnement qui est surtout curieux. Com-
me les services de sécurité n'ont pratiquement aucun rapport
avec les ouvriers qu'ils sont chargés de protéger, ils effec-
tuent cette protection au moyen d'affiches qui n'ont, la plu-
part du temps, aucun rapport avec le travail exécuté dans
l'atelier ou avec le type de machines utilisées. Le manque
de contact entre le service de sécurité et les ouvriers fait que
ce dernier n'agit jamais préventivement. Le seul moteur qui
fait fonctionner ce service se sont les statistiques des accidents.
De la même façon que l'on se préoccupe de l'utilité d'une
pièce une fois qu'elle est loupée, on se préoccupe des causes
de l'accident de l'ouvrier une fois qu'il est mort ou estropié
pour la vie.
Le délégué
Nous savons qu'il existe un service qui nous protège
comme un ange gardien, et comme un tel ange nous ne le
voyons jamais. Pourtant il serait faux de dire
que les services
de sécurité n'ont pas du tout de contact avec les ouvriers.
Les services de sécurité prennent contact avec le délégué, qui
lui est censé représenter les ouvriers de l'atelier auquel il
appartient.
C'est donc ici qu'intervient le délégué du personnel. Le
délégué représente les ouvriers vis-à-vis de la maîtrise et de
la direction ou du service de sécurité. C'est la courroie de
transmission qui est légalisée dans l'organisation de l'usine.
Le délégué est aussi autre chose, c'est le représentant de la
volonté des ouvriers contre la direction et contre la maîtrise.
Il a été imposé par la lutte des ouvriers pour être l'expres-
sion de leur volonté.
Enfin voilà un rouage de l'usine qui permet l'expression
de la volonté des ouvriers, dit-t-on. Au moins sur ce plan
les ouvriers ne sont plus des robots, ce sont les hommes qui
peuvent agir par l'intermédiaire du délégué. Le rideau de
l'ignorance va-t-il enfin être levé ?
Non, nous allons voir que l'ouvrier s'il ne sait pas ce
qu'il fabrique, s'il ignore comment on préserve son corps
des accidents, doit aussi ignorer comment on défend ses pro-
pres intérêts d'ouvrier auprès de la Direction. Nous ne som.
mes par
là pour savoir, nos intérêts sont remis entre les mains
d'une ou de plusieurs agences syndicales qui savent pour
nous, décident pour nous.
En effet le délégué est l'avocat des ouvriers, c'est aussi
leur représentant officiel, c'est lui qui exprime ce que pensent
les ouvriers. Mais en réalité la fonction du délégué, s'est dé-
tériorée au cours des années. Son personnage est très com-
plexe; son rôle en fait un personnage qui est intégré dans
94
l'appareil bureaucratique de l'usine, avec la différence qu'il
est toujours un ouvrier 'productif.
Le délégué a trois visages.
Premier visage du délégué
Le délégué essaie de s'informer auprès des ouvriers pour
que ceux-ci lui communiquent les revendications qu'il devra
inscrire sur le cahier de revendications et présenter mensuel.
lement à la Direction. Il faut évidemment que ces revendi-
cations ne touchent ni aux lois sur les salaires, ni aux règle-
ments de l'usine. Ce sont donc des revendications mineures,
qui ont pour objet soit l'amélioration des conditions de tra-
vail (aménagement facilitant le travail, hygiène etc) soit la
promotion ouvrière (passage d'une catégorie dans une autre).
Mais le délégué syndical est aussi représentant d'un syndicat,
ce qui gêne considérablement cette tâche. Chaque syndicat
présente un cahier de revendications sensiblement identique
à la Direction. Donc, si le délégué d'atelier est C.G.T., le
militant F.0. refusera de lui faire des suggestions, car il sait
que c'est l'obtention de telles revendications qui permet aux
syndicats d'ageurer toute leur propagande : « Voyez, disent-
ils, aux ouvriers, nous vous avons obtenu un robinet pour
vous laver les mains, faites-nous confiance, et rejoignez notre
centrale ». De plus, lorsque les ouvriers posent des reven-
dications bien plus importantes d'augmentations de salaires,
alors le délégué doit normalement en informer le syndicat.
Deuxième visage du délégué
Le délégué représente son syndicat auprès des ouvriers.
Il leur diffuse la propagande et les consignes de la centrale,
car il sait que ce n'est qu'à ce prix qu'il sera présenté aux
prochaines élections. Il va de soi que le syndicat présente
les délégués les plus soumis à sa politique. Le délégué repré-
sente ainsi la politique de son syndicat devant la Direction et
devant les autres syndicats; il essaie de conclure des alliances
avec ces syndicats, ou bien de les discréditer auprès des ou-
vriers, selon la tactique imposée par son syndicat. Souvent
d'ailleurs il s'établit une affreuse confusion.
Lorsque le délégué intervient auprès de la Direction, on
peut se demander si c'est au nom des ouvriers ou au nom de
son syndicat qu'il parle. Ce quiproquo échappe en général à
l'opinion. Lorsque le délégué va voir la Direction, il n'a au-
cun mandat des ouvriers, si ce n'est qu'il est élu une fois
par an par eux. Quand le délégué dit : les ouvriers ou la
classe ouvrière pense cela, cela veut dire, 99 fois 100, mon
syndicat m'a dit cela. Ainsi on pourrait croire que la classe
ouvrière est inféodée à autant de courants de pensée qu'il y
a de syndicats. En réalité les ouvriers ne savent pas ce que
95
EN
...
1.1 IIII.
dira le délégué à la réunion avec la Direction. Ils ne savent
pas non plus ce qui s'est dit à cette réunion.
Troisième visage du délégué
Le délégué représente aussi la loi. Il doit défendre le
Code du travail; si jamais la Direction l'enfreint, il doit faire
respecter par la Direction toutes les lois qui protègent les
ouvriers et le protègent lui-même. Mais en revanche, il est
aussi lié aux lois qui défendent la Direction contre l'ouvrier.
Ainsi pendant toute une période le délégué avait des fonc-
tions de coercition autant que la maîtrise. C'est lui qui fai-
sait la police, dénonçait publiquement les ouvriers qui poin-
taient avant l'heure, ceux qui « tiraient au flanc » etc. Au-
jourd'hui il ne défend plus le réglement avec autant de zèle,
mais il en est prisonnier.
Dans le cas où l'ouvrier enfreint le règlement de l'usine,
le délégué ne peut accomplir son rôle et il reproche souvent
aux ouvriers : « Je ne peut rien faire pour vous, vous vous
êtes mis dans votre tort » dira-t-il souvent; et ce reproche
sera d'autant plus amer qu'il traduit son impuissance (5).
Mais la plupart des différends entre les ouvriers et la
Direction se placent en marge du règlement, ce sont des oppo-
sitions bien plus profondes qui se manifestent sur bien des
plans. L'ouvrier conteste tout en principe, parce que toute
l'organisation de l'usine l'opprime. Le délégué n'a le droit
de contester que ce qui enfreint le règlement. Dans le cas
où l'ouvrier se défend contre les délais, de quel secours peut
être le délégué étranger à la profession ? Les seuls qui soient
capables de lui apporter une aide sont ses propres cama-
rades,
Avec la rationalisation du travail la défense des ouvriers
devient de plus en plus une question particulière et collec-
tive.
Particulière : parce que la division du travail est telle-
ment poussée, qu'il serait absolument impossible à un seul
individu de connaître tous les problèmes d'un seul atelier.
Lorsque un délégué est surfaceur, il lui est à peu près im-
possible de discuter seul les différends qui opposent les tour-
neurs à la maîtrise, au chrono ou au contrôle. Collective :
1
(5) Une clause des accords Renault de septembre 1955 sti-
pule que pour qu'une grève soit légale, il faut prévenir la di-
rection 8 jours avant. Ainsi toute grève spontanée des ouvriers
se place automatiquement dans l'illégalité. Dans de tels cas
les délégués qui se trouvent liés par ces accords ne peuvent
pas défendre ces grèves. Ce qui fut le cas par exemple de la
grève qui éclata aux ateliers 61/43 et 61/44, l'été 1956, où les
délégués ne purent que conseiller aux ouvriers de reprendre
le travail.
96
parce que chaque problème intéresse l'ensemble de l'équipe.
Mais il faut donner quelques exemples.
Un fraiseur, s'il veut se défendre auprès du chrono con-
tre un délai trop court devra se défendre sur le plan de sa
profession et de son expérience. Mais comme nous l'avons
vu, la profession et l'expérience sont essentiellement collec.
tives. C'est pourquoi, on essaie chaque fois de provoquer
des discussions collectives avec les chronos qui, sachant très
bien le danger d'une telle chose, refusent, la plupart du temps,
de discuter avec les intéressés et s'en refèrent au chef d'é.
quipe. Les meilleurs arguments contre le chrono ne peuvent
être trouvés que par l'équipe des ouvriers appartenant à la
même profession. Le délégué ne peut que rester muet dans
une telle controverse, s'il est étranger au boulot.
Dans un atelier de réparation, les ouvriers décidèrent
un jour de demander au chef d'atelier de ne plus venir tra-
vailler le samedi soir. Ils se rencontrèrent et discutèrent la
question ensemble. Ils firent ainsi une répétition générale
avant de voir le chef d'atelier. Ils cherchèrent tous les ar-
gument que le chef pourrait bien opposer et préparèrent une
réponse à chaque objection.
Après cette confrontation, ils désignèrent l'ouvrier qu'ils
jugèrent le plus capable pour défendre leur point de vue.
Ils obtinrent gain de cause, car le chef d'atelier ayant épuisé
tous ses arguments n'aurait pu leur donner qu'un mauvais
prétexte pour refuser. Entre temps, le délégué syndical
ayant eu vent de la chose, avait lui aussi discuté avec le chef
d'atelier, sans consulter qui que ce soit. Il ne résulta rien
de cette entrevue.
Bien qu'il cherche à s'immiscer le plus souvent possible
dans ces conflits, le délégué doit rester muet ou quêter l'in-
dulgence de la maîtrise. Seul, le rapport de force entre les
ouvriers et la maîtrise peut décider de l'issue du conflit.
Le seul moyen de pression qu'il a dans ce cas, c'est par
l'intermédiaire du syndicat. La presse syndicale en général
peut jouer un rôle de pression contre la maîtrise. De temps
en temps, tel chef est dénoncé dans le journal. Cela provo-
que bien souvent la colère du chef mis en cause, cela n'ap-
porte par contre rien de positif aux ouvriers, si ce n'est la
satisfaction d'avoir pu exercer leur vengeance. Le délégué
a en réalité un tout autre rôle, c'est un rôle extérieur à la
production. Il est beaucoup plus le représentant du syndicat
auprès des ouvriers et de la Direction que le représentant
des ouvriers auprès du syndicat et de la Direction. Son rôle
est donc de distribuer les consignes du syndicat, les journaux,
les tracts et les affiches. Le délégué, doit surtout embrigader
les ouvriers dans l'organisme qu'il représente.
Pour justifier son rôle le délégué essaie de glaner ça et
là les revendications des ouvriers qui ne touchent ni aux ques-
tions essentielles, ni aux normes de travail. Ce sont en géné-
ral les problèmes d'aménagement de l'usine, de la sécurité
97
MUI
et de l'hygiène et de la promotion ouvrière. Mais là nous
assistons à une concurrence effrenée entre le délégué et la
maîtrise. En effet ces problèmes rentrent aussi dans les fonc-
tions de la maîtrise. Il existe ainsi une espèce de course, et
lorsque l'ouvrier a besoin d'une prise de courant à portée de
son travail, il peut aussi bien la demander à son contremaître
qu'au délégué. L'un comme l'autre se feront courroie de
transmission entre l'ouvrier et la Direction, chacun avec ses
méthodes et sa phraséologie, mais quoi qu'il en soit tous les
deux ne resteront que des organes de transmission,
QUELQUES IDEES SUR LA GESTION DE L'ATELIER
un
La lutte des ouvriers contre les chefs, contre tous les or-
ganismes qui les encadrent et contre les règlements, est
frein à la production, mais aussi le seul moyen
pour que que cette production s'accomplisse. Sans cette lutte,
si l'ouvrier était complètement anihilé par la société, si cet
homme était emprisonné dans un univers Kafkaïen, il est pro-
bable qu'il n'y aurait pas de production du tout. Le capita-
lisme peut se réjouir que les hommes qu'il exploite luttent
contre sa propre absurdité, car le pire des désagréments qui
pourraient lui arriver c'est que cette lutte de classes qu'il
exècre disparaisse.
Mais cette critique de la société et de l'usine est-elle
suffisante pour affirmer que la gestion ouvrière, c'est-à-dire
le socialisme, est réalisable dans l'usine moderne ?
Il est impossible de répondre d'une façon très détaillée
à cette question, parce que le fonctionnement et l'organisa
tion d'une telle usine seront décidés par l'ensemble des ou-
vriers. Ceux-ci, parce qu'ils agiront collectivement, auront
un comportement très différent de celui qu'ils ont actuel.
lement dans la société d'exploitation. De plus, la disparition
du système mercantile changera aussi toute l'orientation de
la production. On ne produira plus que pour satisfaire les
besoins des hommes, c'est-à-dire seulement ce que les hommes
exigent que l'on produise. Aujourd'hui, les hommes consom-
ment les produits qu'ils trouvent sur le marché.
Les besoins artificiels nés du capitalisme disparaîtront
et avec eux toute une catégorie de produits. La production
sera tellement bouleversée qu'il serait ridicule de vouloir
faire un tableau détaillée de l'usine socialiste. Pourtant il
serait aussi faux de prétendre qu'on ne peut rien dire à ce
sujet.
Déjà, nous l'avons vu, l'ouvrier pour combler les lacunes
de l'organisation de l'usine passe au dessus des réglements.
Il sait faire plus que ce qu'on lui demande. Il courtcircuite
des organismes de transmission tels que la maîtrise, il rectifie
les erreurs des bureaux des méthodes, parfois celles des dessi.
nateurs ou des techniciens. Son travail l'oblige à entrer en
rapport direct avec les bureaux techniques et à participer
98
aux tâches d'organisation, mais le règlement l'en empêche.
Partout il tend à remplacer les rouages des organismes de
gestion. Dans l'usine socialiste il devra les remplacer com-
plètement. Comment ?
Les trois principes essentiels du fonctionnement de l'usine
socialiste peuvent se résumer ainsi :
--- suppression de la coercition,
suppression du système hiérarchique-bureaucratique de
transmission,
universalisation des tâches.
La suppression des organismes de coercition
Nous avons démontré dans les exemples précédents,
soit l'inofficacité dos organismes de coercition, soit leur rôle
négatif dans la production. Ou bien ces organismes ne fonc-
tionnent pas et alors ils sont complètement inutiles, ou bien
ils fonctionnent et alors ils deviennent soit une source de gas-
pillage, comme les services de chronométrage, soit un frein
pur et simple à la production et au développement technique.
Ces organismes paralysent les subordonnés et créent leurs
antidotes : la tricherie, la ruse, la méfiance et l'opposition
systématique.
1º) Suppression de la maîtrise.
Une des transformations primordiales de l'usine socialiste
sera la suppression de ces organismes de coercition, c'est-à-
dire la suppression pure et simple de la maîtrise. Aujourd'hui
la maîtrise tend de plus en plus à ne conserver que ce rôle
coercitif. Nous avons vu comment la Direction avait détourné
le chef d'équipe de son travail productif pour lui donner
un travail de surveillance et de mouchardage, qu'il refuse
d'ailleurs d'accomplir 9 fois sur 10, car il veut garder de bons
rapports avec les ouvriers avec lesquels il est en contact
permanent.
La fonction de répartition du travail qui est accomplie
par le chef d'équipe reviendrait aux équipes elles-mêmes,
qui se partageraient le travail entre elles, selon les possi-
bilités et les aptitudes de chacun. Cela se réalise d'ailleurs
dans bien des cas aujourd'hui. Les ouvriers échangent entre
eux leur travail, ou bien il arrive que le chef d'équipe fasse
la répartition après avoir consulté les ouvriers. De cette façon
le favoritisme disparaitrait obligatoirement. Quant aux fonc-
tions techniques du chef d'équipe, elles seraient remplies par
l'ensemble des ouvriers (ce qui se réalise déjà quotidienne-
ment).
2°) Suppression des services de chronométrage.
Comme nous l'avons vu, le délai est dans l'usine capi-
taliste un moyen de pression contre l'ouvrier. Il est déterminé
99
III'III!!!!!!!!!!
1111. . HILTI!. 4
11.11.11
Hw
1
beaucoup plus par les rapports de force entre les ouvriers
et les chronos que par un calcul scientifique. Dans ce sens,
le délai n'a plus de justification dans une usine socialiste.
Même actuellement, la comptabilisation des délais est une
source de gaspillage et d'absurdité.
On a rationalisé, par exemple, certains temps jusqu'à
l'absurde. Ainsi on calcule le temps de réparation d'une
machine comme celui de l'usinage d'une simple pièce. Ce
temps ne peut en aucun cas correspondre à la réalité, et
cela tout le monde le sait. La complexité d'une machine
moderne ne permet à personne, serait-il l'expert le plus
éprouvé, de déterminer en l'examinant toutes les difficultés
d'ajustage ou de montage que rencontrera le compagnon qui
la répare.
Il en est de même pour des pièces qui doivent subir une
opération nécessitant un temps d'usinage très réduit. Pour
l'ébavurage de certaines petites pièces, par exemple, le temps
passé à comptabiliser le délai peut dépasser 4 ou 5 fois le
temps d'usinage.
La seule justification du délai concerne la comptabilité :
pour servir de base à la planification et pour prévoir une
répartition approximative du travail. Mais cette détermination
comptable du délai ne peut en aucun cas être confiée à des
organismes étrangers à la production, mais seulement à ceux
qui réalisent le travail, c'est-à-dire aux ouvriers eux-mêmes.
Ces modifications entraîneraient la suppression des chro-
nos. La question se pose. donc de savoir si cette suppression
provoquerait automatiquement une baisse de la production
et inciterait les ouvriers à ne rien faire,
Dans un atelier de l'usine, la Direction a essayé de sup-
primer les chronos et a confié aux ouvriers le soin d'inscrire
leur délai. L'expérience fut un échec d'après la Direction,
qui s'empressa de tirer profit de cette expérience pour
remettre le chrono et pour prouver qu'on ne pouvait
pas faire confiance aux ouvriers et justifier l'usage de la
coercition. Il ne est pas possible de tirer la même
conclusion de cet exemple. L'indiscipline des ouvriers prou-
vait simplement que ceux-ci continuaient à agir en classe
exploitée, ce qu'ils demeuraient en réalité, puisque la Direc-
tion, tout en leur donnant le droit de gérer leurs délais, les
privait par ailleurs de tout droit sur la détermination de
leur travail et l'organisation de la production. Si les ouvriers
avaient agi autrement, cela aurait signifié qu'ils acceptaient
de ne plus se défendre contre l'exploitation en échange d'une
parcelle de confiance que leur donnait la Direction.
Voilà l'unique raison pour laquelle les ouvriers s'opposent
aux cadences. Qu'il en soit autrement, que, au contraire, cha-
que fois que l'ouvrier augmente la production, sa fatigue et
son temps de travail diminuent, alors son initiative dans
cette direction ne fera que croître. On verra alors sortir les
combines que jusque là nous avions sciemment camouflées,
nous
100
1.LT
11.III.
1114
W' . 'L' IIII. ili
11 INTRE
on verra des hommes, qui sont là uniquement pour faire
marcher leur bras, réfléchir à ces problèmes et chercher à
économiser leur force,
Ainsi les ouvriers résistent aux délais parce que les délais
sont un moyen de coercition souvent absurde, L'augmentation
des cadences de travail ne se solde par rien de positif, si ce
n'est par plus de fatigue et plus de difficultés à bien faire
le travail,
Si le résultat de son travail et de son imagination, de son
activité, se solde non pas par des discours, des félicitations
ou des augmentations symboliques de 1/2 %, mais par une
diminution réelle et immédiate de sa fatigue et de son temps
de travail, et par une augmentation dans un temps plus éloigné
de son niveau de vie et du niveau de vie de toute sa classe,
il est incontestable que l'ouvrier mettra à contribution toutes
ses facultés et la porte s'ouvrira à un développement technique
gigantesque.
La morale collective
Le mythe de la trique, une fois aboli, que peut-on dire
de positif sur ce problème ? Comment régler la discipline de
l'atelier ? Ne doit-on pas créer d'autres organismes de coer-
cition ?
Nous avons vu que, parallèlement au règlement de l'u-
sine, il existe un règlement tacite des ouvriers qui s'oppose
au premier.
Il y a dans l'atelier et l'usine deux lois. Celle de la Direc-
tion et celle des ouvriers; l'une est écrite et dispose de tout
un appareil pour se faire respecter (police, maîtrise, chronos
etc...). L'autre est tacite, sans appareil de coercition. C'est
une loi collective qui a été élaborée sans que personne ne
s'en aperçoive. Malgré tout l'appareil de coercition et les
mesures de brimade dont dispose la loi de l'usine, on peut
dire qu'elle est considérablement moins respectée que cette loi
collective. D'une façon générale, il est infiniment plus facile
de faire entorse au règlement de l'usine que de ne pas respec-
ter les lois collectives des ouvriers. Comme nous l'avons vu,
il y a un accord entre les ouvriers pour s'opposer au règle-
ment, aux délais, au contrôle, etc... Le nombre de cas de mou-
chardage est insignifiant de la part des ouvriers. Le fayotage
est très rare. Et pourtant le mouchardage et le fayotage sont
les deux seules possibilités qui s'ouvrent aux ouvriers pour
s'élever au dessus de leur rang et pour assurer leur avenir
dans l'usine.
L'ouvrier sait que ses capacités manuelles, techniques ou
intellectuelles ne le feront dépasser que dans des cas excep-
tionnels le cap du P3. L'ouvrier qui reste à l'usine a devant
lui la perspective de rester ouvrier toute sa vie. Pourtant il
se plie à cette discipline collective qui lui bouche toute pers-
pective de promotion, bien mieux, il est un défenseur de
101
LLLLLLLLL
cette discipline. Il jugera ses camarades là dessus, il ira les
engueuler s'ils enfreignent cette discipline.
Quels sont les moyens employés pour faire respecter cette
loi ? La réprobation collective, l'engueulade, le ridicule, la
mise en quarantaine, exceptionnellement la violence.
Cette pression morale est efficace, elle se passe d'appa-
reil de coercition. Prétendre que la disparition de cet appa-
reil entraînerait l'anarchie dans l'usine, c'est méconnaître
cet élément fondamental dans l'usine actuelle. On pourrait
objecter aussi que cette morale collective s'oppose aujourd'
hui surtout à la production elle-même: ( l'ouvrier cherche
à en faire le moins possible »; cette morale ne sera-t-elle
pas inéfficace s'il s'agit au contraire du développement de
la production ? Nous avons vu qu'elle n'est pas seulement né-
gative, dans l'atelier actuel elle est même très positive, et on
peut dire que sans cette morale la production serait inexis-
tante. L'opposition des ouvriers n'est pas dirigée contre le
travail comme tel. Elle est dirigée contre l'organisation du
travail et contre l'écrasement de l'ouvrier par ce travail.
La pression collective s'exerce, même aujourd'hui, dans
le sens productif. Par exemple, un ouvrier qui sabote son tra-
vail se fera engueuler par ses camarades, parce que dans le
travail collectif le sabotage d'une opération entraîne auto.
matiquement des difficultés pour ceux qui doivent effectuer
les opérations suivantes. Cette réprobation est en général bien
plus efficace que les pénalités du réglement.
Dans le cadre d'une usine socialiste, si un ouvrier ne se
conforme pas aux besoins et à la volonté de tous les ouvriers
de l'atelier il devra partir. Il n'est pas question d'autres sanc-
tions, un ouvrier ne pourra pas résister à la pression de tous
ses camarades, c'est lui-même qui exécutera la sanction en
partant, ou alors il se pliera à cette volonté collective, comme
il le fait actuellement.
La suppression du système hiérarchique-bureaucratique
La deuxième idée qui découle de cette analyse est que
l'organisation de l'usine et de l'atelier doit tendre à éliminer
cette notion de l'ouvrier-robot. Nous avons vu comment l'or-
ganisation de l'usine capitaliste, en confinant l'homme à un
travail de machine, aboutit à l'anarchie et au gaspillage. Pour
que le travail puisse se réaliser vite et bien, avec le moins
de peine possible, il est ridicule d'imposer à l'ouvrier des
cotes absurdes, des temps impossibles à tenir, il est par con-
tre indispensable qu'il comprenne son travail. Toute l'orga-
nisation de l'usine doit être orientée de façon que l'ouvrier
sache ce qu'il fait. On doit donc poser comme principe la
suppression des organismes dont la seule fonction est
de transmettre les idées et les ordres des différents services.
L'organisation de l'usine doit réaliser dans la mesure du pos-
sible le contact direct entre celui ou ceux qui font les pièces
102
et celui ou ceux qui se servent de ces pièces. Ce contact doit
s'étendre non seulement à ceux qui usinent les pièces, mais
aux ingénieurs qui les conçoivent, aux dessinateurs qui les
dessinent et ceci jusqu'à l'O.S. qui utilise les pièces. Ce con-
tact entraînera non seulement une amélioration de la qualité
des pièces, mais aussi ouvrira des possibilités énormes pour
la transformation technique de ces pièces. L'usine socialiste
doit abolir l'écran qui existe entre le technicien, l'outilleur
et l'ouvrier de fabrication.
Suppression des organismes de contrôle
Le contrôlo est actuellement étroitement lié aux organis-
mes hiérarchiques-bureaucratiques de transmission. La fonc-
tion du contrôleur est la plupart du temps de faire la liaison
entre la pièce et son utilisation, il ne fait cette liaison que
dans les cas litigieux et lorsque la pièce est terminée. Mais
lui-même n'arrive à faire cette liaison qu'indirectement.
Ainsi, si une pièce est litigieuse, il soumettra la pièce au
chef de l'atelier intéressé, qui la soumettra à son contremaître,
qui s'adressera au régleur ou à l'O.S. qui utilise la pièce et
cela dans le meilleur des cas, car, la plupart du temps le
chef d'atelier, voulant justifier son autorité, prendra une dé-
cision arbitraire. Les consignes pour la modification de la
pièce devront suivre le même chemin en sens inverse, ce
qui, la plupart du temps, atténue ou modifie les consignes
initiales.
Actuellement les contrôleurs vérifient les pièces à chaque
opération, ils vérifient si les pièces correspondent au dessin,
mais en général, de même que l'ouvrier, ils ignorent l'utili-
sation finale de la pièce. Si au contraire le travail est collectif,
la pièce sera faite en fonction de son usinage ultérieur et de
son utilisation, c'est-à-dire que l'ouvrier se mettra en rap-
port avec les autres équipes qui doivent effectuer la suite des
opérations, et avec les ouvriers qui utilisent la pièce finie.
De cette façon le contrôle de la pièce ne serait pas supprimé,
mais au contraire amplifié. Et, ce qui est encore plus impor-
tant, il serait préventif. Si l'ouvrier, avant de faire sa pièce, se
met en rapport avec les autres ouvriers qui prennent la suc-
cession des opérations, il effectue une sorte de vérification
préalable et abstraite de la pièce qu'il n'a pas encore réalisée.
Il arrive souvent qu'aujourd'hui les ouvriers se concer-
tent ainsi clandestinement pour faciliter leur tâche. Les ris.
ques d'erreurs s'en trouveraient considérablement réduits si
ce système devenait la règle et, de plus, ce contrôle perma-
nent de la pièce entraînerait obligatoirement la suppression
de 95 % de sa manutention. Rappelons qu'une pièce qui
exige, par exemple, 20 opérations pour être achevée, doit
être convoyée 20 fois du magasin aux différents ouvriers, 20
fois des ouvriers au bureau de contrôle, et 20 fois du bureau
de contrôle au magasin, sans compter les retouches possibles
103
SMDULLLLLLLL
1. II. III. II.
qui peuvent multiplier encore ces manutentions. L'ouvrier
se trouverait être responsable de ce qu'il a fait, non pas res-
ponsable auprès des différents organismes : contrôle, mai-
trise etc, mais responsable de la pièce devant l'ensemble des
autres ouvriers.
Vers l'universalisation des tâches
L'organisation socialiste de l'usine doit compenser la
parcellarisation du travail moderne par un effort d’uni-
versalisation des tâches. Nous avons vu qu'en supprimant la
bureaucratie de l'usine ces tendances à l'universalisation
pouvaient être largement développées. Ce n'est pas tout. L'u-
sine socialiste devra tout d'abord supprimer les absurdités
de la parcellarisation. Ainsi la division des tâches a été pous-
sée à un tel degré que, dans l'atelier d'outillage, pour tracer
un trait ou pour donner un coup de pointeau sur une pièce,
celle-ci doit parcourir des kilomètres et subir tout un travail
de manutention et de planning qui dépasse à lui seul dix ou
trente fois le travail nécessaire aux opérations d'usinage. Voici
un cas choisi parmi les plus significatifs.
C'est l'histoire d'une pièce. Le métal brut arrive au frai.
seur qui réalise la première opération, puis la pièce repart
au contrôle, puis est emmagasinée. La commande de la pièce
est graphiquée par le bureau du planning. La pièce repart
accompaynée d'une nouvelle opération de planning, mais cette
fois elle va à l'ajustage. L'ajusteur fait un tracé, la pièce
repart, elle va au contrôle, puis au planning et au magasin
de nouveau. La pièce part une nouvelle fois, elle revient au
fraiseur qui doit effecteur la deuxième opération. Le tracé
a été fait pour lui faciliter la tâche, mais il connait la défini.
tion du tracé : « Ce n'est qu'une indication », aussi s'il veut
éviter des ennuis il ne se fiera pas au dit tracé, ou alors il
le vérifiera de nouveau, puis, l'usinage une fois effectué, la
pièce prend un nouveau départ, suivi d'une opération de con-
trôle et de planning. Nouvel emmagasinage, nouveau graphi-
quage, puis la pièce repart, elle revient à l'ajusteur pour
être percée avec un délais de 2 minutes. La pièce repart. Nou-
veaux contrôle, graphiquage, emmagasinement. La pièce re-
vient au fraiseur qui doit effectuer une autre opération, puis
elle repart avec toutes les conséquences habituelles qui en dé-
coulent. La pièce revient à l'ajustage. L'ajusteur doit effectuer
l'ébavure (temps 2 minutes 1/2). Puis nouveau circuit, la
pièce va aboutir enfin au marquage où une graveuse lui ap-
pose un numéro dans un délai de 1/2 minute. Malgré ces
temps d'usinage dérisoires il a fallu à peu près six mois pour
la réaliser. Il aurait suffi d'une demi-journée pour la réa-
liser complètement si l'on avait laissé le fraiseur effectuer
les opérations de traçage, perçage, ébavure et marquage. Pen-
dans 6 mois la pièce a été l'enjeu de cette partie de cache-
cache. Si la pièce n'y a rien gagné, par contre elle a procuré
104
Rund
pas mal de travail aux employés, elle a provoqué une véri-
table avalanche de papiers, fiches, elle a justifié la vie de cer-
tains services, elle a peut-être provoqué quelques inquiétudes
aux gens qui sont chargés de la surveiller : les suiveurs de
pièco. Elle a aussi peut-être causé quelques insomnies au chef
du service qui en avait besoin. Mais si tout s'est bien passé
ce ne sera que demi mal. Supposons simplement que le fraj.
seur, à la dernière opération, ne respecte pas la cote essen-
tielle, alors tout sera à recommencer. Dans l'usine tout est
organisé comme si chaque profession était séparée des autres
de plusieurs milliers de kilomètres. Pourtant il n'en est rien.
L'atelier est une petite unité de travail, les 130 ouvriers qui
y travaillent rassemblent toutes les professions utiles à l'usi-
nage des pièces, mais tout est organisé de telle façon que cha-
que ouvrier est censé ne rien savoir faire en dehors de sa
profession. Dans le cas de la pièce que nous avons suivie, il
aurait guffi que le fraiseur trace, perce, ébavure et marque
sa pièce pour que cette dernière puisse être réalisée
six mois plus tôt et pour éviter tout ce gaspillage de fiches
et d'emplois inutiles. Ainsi, dans tous les cas où c'est possi-
ble, on devra laisser à l'ouvrier le soin d'usiner entièrement
sa pièce. Par exemple, une pièce qui comprend 80 % d'opé-
ration de tour, 10 % d'opération d'ajustage et 10 % d'opéra-
tion de rectification, sera confiée à un seul tourneur dans le
cas où les opérations d'ajustage et de rectification ne présen-
tent pas de difficulté particulière. Cela peut être réalisé si
l'atelier possède un nombre plus élevé de machines que d'ou-
vriers, comme c'est d'ailleurs le cas le plus courant actuelle-
ment. L'avantage d'un tel système est multiple. Tout d'abord
il est infiniment plus rapide et plus économique, ensuite il
supprime un grand pourcentage de possibilités d'erreurs.
L'ouvrier qui continue na pièce jusqu'au bout est plus
susceptible de rectifier les erreurs qu'il a pu commettre en
cours d'opération. Il peut plus facilement réaliser les opéra.
tions suivantes tenant compte des erreurs précédentes.
Enfin, ce système rend au travail une partie de son attrait,
Si l'atelier possède une grande diversité de machines on
peut aussi facilement résoudre le problème de l'affûtage. Tout
fraiseur apprend à l'école d'apprentissage à affûter ses outils,
mais dans l'usine il lui est interdit de se servir de cette con-
naissance. Comme l'affûtage est réservé à des ateliers spécia-
lisés, nous avons vu que parfois l'ouvrier était obligé d’inter-
rompre un travail pendant plus de 15 jours pour attendre
l'affûtage d'un outil. Si l'atelier dispose d'une machine à
affûter, l'ouvrier pourra lui-même réaliser cet affûtage en
5 ou 10 minutes, ce qui évite encore une fois tout le travail
de paperasse, convoyage, et qui raccourcit considérablement
le temps d'usinage de la pièce et donne à l'outil beaucoup
plus de précision. En effet, actuellement, le fraiseur qui com.
mande l'affûtage d'une pièce ne peut pas entrer en contact
direct avec celui qui effectuera le travail. Sa commande est
en
105
EN
+
réinscrite deux ou trois fois par des magasiniers ou des em-
ployés de bureau qui peuvent altérer ou déformer l'idée pri-
mitive du fraiseur, chose qui se passe très souvent. Le con-
tact entre les ouvriers des différents services est impossible
directement, il se fait par toute une série d'intermédiaires
qui modifient souvent le sens de la commande.
On devra donc essayer de redonner aux ouvriers, partout
où c'est possible, le maximum d'initiative manuelle et tech-
nique. Mais cela n'est évidemment pas possible dans beau-
coup de branches, comme les ateliers qui travaillent à la chaîne
par exemple. Le privilège des ateliers d'outillage est juste-
ment que, dans bien des cas, il suffit de « déparcellariser » le
travail pour le rendre plus rapide, plus précis et plus attrayant,
Il suffit de redonner à l'ouvrier plus d'initiative, de lui faire
utiliser une plus grande partie de ses connaissances techni-
ques pour résoudre bien des problèmes. Mais ce n'est qu'un
moyen et le moins important. Dans les endroits où la pro-
duction d'outillage est devenue une production de série de
tels changements ne peuvent être réalisés. Est-ce à dire que
l'usine est condamnée a avoir deux catégories d'ouvriers bien
distinctes : les compagnons pouvant utiliser leur connaissance
et les O.S. réduits à des tâches de robots ?
Certes non, le travail en série exige, plus que tout autre
une coopération constante entre les ouvriers.
Une ébauche de coopération
Les ateliers d'outillage, nous l'avons dit, sont des ate-
liers hybrides. On y trouve toute la gamme des travaux, de-
puis l'ajusteur qui effectue un travail très complexe jusqu'à
i'o.S. qui fait toujours les mêmes pièces, en passant par l'ou-
vrier qui fait des petites séries revenant par roulement. A
toute cette gamme de travaux correspond toute une série de
solutions, mais c'est l'idée de la coopération qui doit déter-
miner toutes ces solutions. Envisageons succesivement les
deux pôles de cette production. Prenons d'abord l'un des ex-
trêmes, celui de l'ajusteur-monteur le plus qualifié. S'il ne
coopère pas avec ceux qui réalisent les pièces de son montage,
ou si cette coopération se fait par l'intermédiaire de la bu-
reaucratie de l'usine, il devra réparer lui-même ou avec les
autres compagnons toutes les erreurs dues à ce manque de coo-
pération. Il devra ramener sa pièce au tourneur, au fraiseur,
pour qu'ils y effectuent les retouches utiles. Quoiqu'on
veuille, cette coopération est si nécessaire qu'elle se réalise
contre toutes les lois de l'usine.
Prenons le cas de ceux qui font de la grande ou petite
série. Les problèmes techniques relatifs à l'objet usiné sont
moins importants que dans le premier cas. Il s'agit d'outils
qui vont dans des assemblages standardisés, par exemple d'é.
lectrodes destinés à opérer des points de soudure etc... La
rationalisation de ces outils les réduit le plus souvent à des
106
1
formes très simples. Toutefois, les problèmes techniques
relatifs au travail lui-même sont certainement très impor-
tants. Dans l'usine actuelle ces problèmes sont réglés de la
façon suivante. Des techniciens font monter des machines
destinées à effectuer les différentes opérations sur les pièces,
s'il s'agit de grandes séries, ou bien ils répartissent le travail
sur des machines de type universel, s'il s'agit de petites sé-
ries. Une fois la production réglée, elle continuera en général
jusqu'à épuisoment de la série. Une fois monté, le système
d'organisation d'une production n'a plus beaucoup de chance,
d'évolunr, à moins qu'un technicien ou qu'un chef zélé (rare-
ment un ouvrior) y apporte certaines modifications. Les ou-
vriers s'intègreront dans ce système, en essayant de tricher, en
cherchant les moyons de se fatiguer le moins possible, tout en
cachant leurs innovations aux cadres pour que ceux-ci n'ex-
ploitent ces innovations contre les ouvriers. La production
une fois lancée stagnera jusqu'à son épuisement. L'aiguillon
du chrono n'aura aucun effet évolutif sur ce système. La
routine deviendra le seul principe de cette production, en-
traînant avec elle le profond dégoût de ceux qui l'exécutent.
L'évolution technique de ce système à moins d'accident sera
arrêtée
pour
des mois, voire des années. C'est ici que
le problème de la coopération prend toute sa signification.
C'est au cours du travail que les ouvriers peuvent apporter
des modifications constantes, non seulement sur la façon
d'exécuter le travail, mais par des améliorations des ma-
chines elles-mêmes. Dans ce sens la coopération peut ouvrir
des perspectives d'évolution technique ininterrompue. L'ou-
vrier dont le travail se réduit à une dizaine de gestes répétés
des centaines de milliers de fois a la capacité plus que qui-
conque, de donner des idées sur ce travail simple. Il a l'oc-
casion d'y réfléchir continuellement. Il a, lui seul, le privilège
d'avoir un cerveau relié directement à ses bras, un cerveau
dont on lui interdit de se servir et dont il se sert malgré tout
pour tricher et s'évader de cet univers atrophié où on l'a
confiné. Lui seul est en contact permanent avec le travail
effectif, il est au coeur de ce travail. Mais le cerveau du sys-
tème actuel n'est pas à 50 cm. du travail, il s'en trouve au-
jourd'hui éloigné de plusieurs centaines de mètres. Entre ce
travail réel et le cerveau des techniciens il y a d'innombrables
murs,
il
y a
des
cages de verre, il y a encore un mur bien
plus épais, mais qui reste invisible au visiteur de passage,
c'est l'hostilité. Le cerveau du travail a beau être pourvu
d'une somme de principes livresques, être pourvu des con-
naissances les plus larges, il lui manque la plus essentielle,
la connaissance réelle et profonde des gestes qu'il a lui-même
déchaînés, comme l'apprenti sorcier. Dans cette production
de grande ou petite série il manque une chose, c'est l'unité
du système de production. Cette organisation ressemble à un
monstre dont les membres n'obéiraient que difficilement ou
pas du tout au cerveau. Il manque la coopération réelle en-
:
107
:
tre ceux qui organisent et ceux qui produisent. Mais cette
séparation n'existe pas seulement entre le bureau des tech-
niciens et l'équipe, elle existe au sein même de l'équipe. Si
le montage et la mise au point de la série sont réalisés par
une tierce personne, régleur ou chef d'équipe, il y a division,
il y a lutte, déjà au sein de l'équipe elle-même. Si l'ouvrier
veut se reposer ou se venger de son chef, il lui reste une
seule solution légale : casser son outil ou dérégler « acciden-
tellement » sa machine. Il prouve là qu'il est capable d'ini-
tiative, c'est sa juste revanche. La plupart du temps l'ouvrier
connaît son travail, il est aussi capable de régler ses propres
outils, mais il est considéré une fois pour toutes comme dé-
pourvu de matière grise. Toute initiative lui est interdite.
Il n'y a pas que l'ouvrier qui cache le fruit de sa propre
expérience du travail. Cette appropriation personnelle de la
technique est la loi de l'usine actuelle. Le régleur et le chef
d'équipe, eux aussi, essaieront de stocker leurs connaissances
pour justifier leurs privilèges sociaux. Chacun voudra prouver
qu'il est indispensable et l'appropriation personnelle de la
technique sera pour eux un moyen de prouver leur utilité
et de lutter contre d'éventuelles mutations ou licencements.
La propagation de cette technique acquise met en péril leur
propre existence. Cette tendance existe aussi dans l'usine
chez certains vieux professionnels qui redoutent de commu-
niquer leur propre expérience de travail aux jeunes, unique-
ment afin de compenser leur infériorité physique par leurs
connaissances techniques. Si l'appropriation technique est
un moyen pour les individus de se faire valoir dans la société
actuelle, elle ne peut conserver ce privilège de valorisation
que dans la mesure où elle reste limitée à une petite couche
d'individus. Comme on le voit, la hiérarchie sociale, qui a
toujours été présentée comme un facteur du développement
technique, n'aboutit en réalité qu'au phénomène inverse :
la stagnation et la limitation de la culture.
Le but de la coopération serait au contraire de faire
communiquer les expériences et les connaissances techniques
entre elles, afin de leur donner les possibilités optima de
développement. Mais cette coopération suppose au préalable
l'abolition de toute hiérarchie sociale, aussi bien sur le plan
des salaires que sur le plan des fonctions. Une telle coopéra-
tion ne peut réellement exister que si elle est effective
et totale. C'est-à-dire si elle embrasse tout le système produc-
tif et toute la société.
Quelles sont les formes de coopération que l'on peut en-
visager ?
La coopération horizontale, c'est-à-dire celle qui mettrait
en présence les ouvriers travaillant sur des machines de même
type (coopération des fraiseurs, des tourneurs etc...) Ce sys-
tème de coopération horizontale aurait pour but de confronter
des gens qui possèdent en principe une même technique, mais
à des degrés ou des niveaux différents. Par exemple l'O.S.
108
tourneur qui travaille sur un tour automatique doit résoudre
un certain nombre de problème différents de ceux d'un pro-
fossionel qui travaille sur un tour universel. La communica-
tion de ces techniques différentes pourrait avoir des résul-
tats divers : modifications de machine, création de nou-
veaux montages, diminution de la fatigue des ouvriers, pré-
vision de systèmes de sécurité, d'hygiène, augmentation du
rendement des machines, etc... Cette coopération horizontale
devrait être réalisée sous forme de réunion périodique entre
les différents ouvriers travaillant sur le même type de ma-
chine ni appartenunt à un ou plusieurs ateliers, réunions aux-
quelins ne joindruient les ingénieurs, dessinateurs ou techni-
ciens spécialines dans cette branche. Les décisions de ces réu-
nions anraient conimuniquées par des délégués : d'autres réu-
nions de ce genre se tiendraient pour tenter d'uniformiser les
technique et de communiquer leur développement le plus
largement possible,
La coopération verticale. C'est la coopération d'ouvriers
de branches techniques différentes, mais groupés entre eux
pour réaliser une unité de production déterminée. Nous n'en-
visageons pas ici la coopération verticale à l'échelon de l'usine,
mais uniquement à celui de l'atelier. Tout d'abord, la forme
élémentaire de la coopération verticale, à son plus bas éche-
lon, c'est l'équipe. L'équipe représente la somme des ouvriers
travaillant dans un même atelier sur différentes sortes de ma-
chines et qui ont entre eux un objectif commun : la fabri-
cation de certaines pièces ou de certains ensembles de pièces.
L'équipe comprend la gamme indispensable de tous les ou-
vriers ou employés participant à cette unité de production.
Les réunions de ces équipes permettraient de mettre en pré-
sence les différentes techniques en vue de les coordonner. Il
va sans dire que la détermination de l'unité de production ne
pourrait être réalisée qu'en fonction d'une collaboration per-
sonnelle effectivement réalisable. C'est-à-dire que ces équipes
ne devront pas dépasser un certain nombre de personnes, car
elles risqueraient alors de devenir complètement inefficaces.
Les réunions d'équipes devront décider de l'organisation de
leur propre travail et de tous las problèmes relatifs à ce tra-
vail: disposition des machines, hygiène de l'atelier, etc...
Remplacer tout le système bureaucratique de l'atelier par les
assemblées de ces équipes est un moyen de résoudre les con-
tradictions de la production à l'échelle de l'équipe. L'est-il à
l'échelle de l'atelier? De l'usine?
Comment coordonner le travail des différentes équipes ?
Comment coordonner le travail des différents ateliers ?
Il n'est pas dans notre intention de répondre ici à toutes
ces questions d'une façon détaillée, mais on peut affirmer
toutefois que la coordination essentielle d'un tel système peut-
être réalisée par l'intermédiaire de responsables élus. Appe-
lons-les les délégués.
- 109
RULL LLLLLLL
Les délégués.
Leur nécessité ne peut se faire sentir que pour
les
pro-
blèmes de la coordination du travail et pour les décisions
de l'équipe qui touchent à l'ensemble de l'organisation de
l'atelier ou de l'usine. Pour les problèmes concernant l'équipe
elle-même, ce sont les assemblées de ces équipes qui décident
et qui s'organisent en fonction de ces décisions. Le délégué
ne peut être désigné que par l'équipe. Il va de soi qu'un
tel système de désignation est le seul qui permette une sélec-
tion judicieuse. Ce seront non seulement les plus aptes qui
seront élus, mais ceux qui auront fait preuve de leur qualités
humaines, morales, intellectuelles etc... La démocratie ne
doit pas être seulement limitée aux problèmes politiques. Elle
a sa valeur dans tous les problèmes humains. Elle doit régir
les rapports humains dans la production comme elle doit ré-
gir la production elle-même. En dehors de son travail de
liaison et de coordination, le délégué devra accomplir ses
fonctions productives qui se trouveront naturellement moins
étendues que celles des autres. Ces délégués ne pourront re-
tirer aucun privilège pécuniaire de leur fonction. Le délégué
ne sera pas un chef, il sera celui qui sera chargé de coordon-
ner le travail, son attitude sera totalement différente de celle
de la maîtrise.
Si le chef d'atelier a un patriotisme d'atelier, c'est pour
la défense de ses propres intérêts. Si son atelier marche, c'est
sur lui qu'en reviendra l'honneur et les possibilités d'avance-
ment. De ce fait il se moque des autres secteurs de l'usine.
Son horizon s'arrête à l'atelier. Que les voitures qui sortent
au bout de la chaîne marchent ou ne marchent pas, peu
importe si sa responsabilité est dégagée. L'important pour lui
c'est sa place et non le fonctionnement des voitures. Le chef
d'atelier de l'usine capitaliste n'est contrôlé que par ses chefs,
il doit solliciter leur générosité ou leur indulgence.
Le problème ne peut pas se poser en ces termes pour to
responsable d'un atelier socialiste; ce dernier sera contrôlé
par les ouvriers et il sera responsable devant eux. Il ne sera
qu'un exécutant de leur volonté.
Comme nous l'avons vu, le niveau de vie des ouvriers
et leur temps de travail seront étroitement liés à la production,
de telle façon que si la production est inutilisable c'est l'en.
semble des ouvriers qui en pâtira.
Ici la morale collective jouera de nouveau, Le patrio-
tisme d'atelier d'un délégué sera toujours compensé par ce
contrôle permanent des ouvriers, et par le fait qu'il n'est pas
seulement responsable de l'atelier qu'il représente, mais de
la production toute entière. On peut dire qu'à cette échelle le
développement de la responsabilité collective et individuelle
ou l'élargissement de la responsabilité des hommes, non pas
à une parcelle mais à l'ensemble de la production, est un fac-
teur primordial pour le bon fonctionnement de la production.
110
-
Mais ici nous abordons la question de la coordination
des différents ateliers. C'est une question qui soulève toute
uno série de problèmes qu'il nous est impossible d'aborder
aussi concrètement dans le cadre de cet article. L'horizon
de l'ouvrier est limité à son atelier et il lui est impossible
de dépasser, comme individu isolé, cet horizon. Ce n'est
qu'on collaboration avec ceux qui appartiennent aux autres
ateliors, aux bureaux, aux services techniques, que nous
pourrions entreprendre cette tâche.
Les idées qui sont émises dans cet article ne sont qu'une
ébauche. Elles sont le fruit d'une expérience vécue et de
nombreuses discussions avec les ouvriers de cet atelier. Il est
souhaitable
que
d'autres contributions viennent compléter
et élargir cette ébauche.
D. MOTHE.
:
Les
nouvelles réformes de
Khrouchtchev
L'article qui suit était déjà imprimé lorsque la
retentissante condamnation de Molotov, Kagano-
vitch, Malenko et Chepilov par le Comité Central
a été annoncée. Les bouleversements politiques
au sommet du Parti et du Gouvernement sont
justifiés par l'opposition de la « fraction antiparti >>
à la décentralisation, à la détente internationale
et intérieure. Qu'on élimine ainsi, brutalement,
une partie de l'équipe qui a assuré la direction
du pays depuis la mort de Staline, c'est la preuve
de la gravité de la crise actuelle, que la décen-
tralisation et la détente visent à résoudre. Qu'on
l'élimine en l'accusant de se refuser à rompre
avec « les vieilles méthodes », de s'opposer, en
substance, au « bien-être du peuple », c'est la
preuve que les masses rejettent elles-mêmes,
définitivement, ces « vieilles méthodes » et exer-
cent une irrésistible pression pour modifier leur
sort.
Certes, les coups de pioche successifs que
Khroutchtchev porte au système pour le réformer
ne changent pas sa nature de régime d'exploita-
tion. Mais ils brisent les liens qui enserraient la
société russe. Maintenant les mythes y tombent en
poussière et les classes y sont en mouvement.
5.
.
La « Loi sur le perfectionnement de l'organisation de la direc-
tion de l'industrie et de la construction », adoptée par le Soviet
Suprême le 10 mai dernier, marque incontestablement le début
d'une nouvelle phase dans le cours ouvert en 1953. Aboutisse-
ment des réformes partielles, des tâtonnements de ces dernières
années, elle ne se propose pas seulement de corriger certains
défauts de la structure économique, mais la transforme profon-
dément. Elle atteste ainsi l'importance de la crise où se trouve
plongé le régime et traduit l'énorme pression de forces sociales
112
----
et de mécanismes économiques que les dirigeants de l'U.R.S.S.
sont impuissants à maîtriser.
Le principe de la réforme est clair : « Le centre de gravité
d'une direction efficace de l'industrie et de la construction doit
être transféré à la base, plus près des entreprises et des chan-
tiers. A cette fin, il faut évidemment passer des anciennes formes
de la gestion par les ministères et les services spécialisés à des
nouvelles formes de gestion selon le principe territorial. Les formes
de cette gestion peuvent être, par exemple, les Conseils écono-
miques » (1).
Il ne s'agit pas seulement d'éliminer un certain nombre de
bureaucrates non-productifs planqués dans les administrations et
de mieux répartir l'industrie dans l'ensemble du pays. La réforme
bouleverse la structure même de la direction de la production.
L'U.R.S.S. est divisée en régions économiques administratives (105,
semble-t-il); à la tête de chacune est placé un Conseil économique
régional. Les liens directs de chaque entreprise, avec les ministères
centraux de l'U.R.S.S. sont coupés. Chaque entreprise dépendra
désormais du Conseil économique régional. Parallèlement, les
liens qui unissaient les entreprises d'importance locale aux minis-
tères centraux ou à ceux des différentes Républiques fédérées sont
supprimés et ces entreprises doivent passer sous le contrôle des
organes administratifs locaux (soviets).
Ce sont les Conseils économiques qui assureront la bonne
marche des entreprises de leur région économico-administrative
respective.
En conséquence, la loi supprime purement et simplement
vingt-cinq ministères industriels et transfère aux Conseils écono-
miques « les entreprises et organisations, l'équipement, les matiè-
res premières et autres valeurs relevant des ministères supprimés >>
(Loi). Elle transfère également à ces Conseils « les entreprises
relevant des ministères non-industriels de l'U.R.S.S. » (Loi). Les
seuls ministères industriels qui subsistent sont ceux des industries
de l'aéronautique, de la défense, de la radio-technique, des cons-
tructions navales, de la chimie et des centrales électriques. Tou-
tefois, les entreprises et organisations qui en relèvent sont éga-
lement transférées aux Conseils économiques : les seules fonctions
(« à déterminer ») de ces ministères consistent désormais à « pla-
nifier » et à « assurer un haut niveau technique », mais même ces
fonctions « sont réalisées par les ministères, par l'intermédiaire
des Conseils économiques » (Loi).
Les ministères correspondants des Républiques fédérées sont
également supprimés, les entreprises et organisations relevant de
(1) Thèses pour le rapport de N. Khrouchtchev à la 74 session du Soviet
Suprême de l'U.R.S.S. (mai 1957), publiées par Etudes Soviétiques > sous le titre
« Pour une meilleure direction de l'industrie ei de la construction en U.R.S.S. >,
page 15. Les citations qui suivent concernent soit ces Thèses soit la « Loi sur le
perfectionnement de l'organisation de la direction de l'industrie et de la construc-
tion », dont le texte se trouve dans le n° 111 d' Etudes Soviétiques » (juin 1957).
Nous nous bornerons à indiquer chaque fois : « Thèses » ou « Loi ».
TS
leur compétence sont transférées aux Conseils économiques ou aux
soviets locaux.
Le préambule de la loi ne laisse aucun doute quant qux
causes de cette réforme : « A l'heure actuelle, alors que plus de
200.000 entreprises industrielles et 100.000 chantiers existent dans
notre pays, il est impossible de diriger d'une façon concrète et
opérante la production à partir de quelques ministères et admi-
nistrations spécialisées, communs à toute l'U.R.S.S. » (Loi).
Cette impossibilité est d'ailleurs abondamment illustrée par
Khrouchtchev, avec des exemples frappants : A Leningrad, sur
360.000 tonnes de fonte et d'acier produites par an, par des usines
de la ville (dépendant de ministères différents), 110.000 tonnes
sont envoyées ailleurs, ce qui n'empêche pas d'autres entreprises
d'y faire venir 40.000 tonnes. Ce n'est pas tout : au lieu de limiter
la construction de nouvelles fonderies... on la développe, même
dans des entreprises qui exportent déjà de la fonte ! Ces produits
se promènent ainsi sur des milliers de kilomètres... Dans les
constructions mécaniques, où la situation n'est guère brillante (2).
il n'y a aucune liaison entre les différentes entreprises. Par exem-
ple, on a aggrandi l'usine Krasny Excavator, de Kiev (qui dépend
du ministère de la Construction de machines pour le bâtiment et
les ponts et chaussées). Or, l'usine fournit déjà des pièces de fonte
aux entreprises de ce ministère dans des villes situées à 3 et
4.000 kilomètres de distance, alors que de ces mêmes villes des
entreprises dépendant d'autres ministères expédient des grandes
quantités de fonte dans tout le pays. C'est pourquoi : « le prix du
transport de la fonte de l'usine Krasny Excavator, de Kiev à Tiou-
men, dépasse de 20 % le coût de la production » (Thèses).
La situation n'est pas meilleure dans le bâtiment où « les
sommes assignées à l'édification des entreprises industrielles et
des maisons d'habitation sont dispersées, les délais de construc-
tion ne sont pas observés, le coût des travaux de construction aug-
mente considérablement, les machines et les moyens de transport
sont mal utilisés, les frais d'entretien du personnel administratif
augmentent... » (Thèses), (3).
TA
(2) « Du fait du faible développement de la spécialisation et de la coopération
des entreprises, la production de la fonte, des pièces forgées et embouties se trouve
dispersée entre un grand nombre de petites eritreprises dépendant de beaucoup
de ministères et services. La production des usines spécialisées dans la production
de la fonte et de l'acier coulé et des pièces embouties est encore très petite. >
(Thèses).
(3) Elle serait même particulièrement chaotique si l'on en croit Khrouchtchev :
« Dans la région de Tchéliabinsk, par exemple, les travaux sont réalisés par 182
organisations de construction et de montage, dépendant de 25 ministères et servi-
ces; dans la région de Sverdlovsk, par 203 organisations dépendant de 30 minis-
tères et services qui effectuent souvent des travaux par l'intermédiaire de ces
diverses organisations dans le même district, dans la même rue. On en est arrivé,
par exemple, à confier l'édification de 8 maisons d'habitation dans la rue Kouz-
basskaia, à Sverdlovsk, aux organisations du bâtiment de sept ministères et ser
vices différents... (Thèses).
114
En ce qui concerne les approvisionnements : « Malgré l'exis-
tence d'un nombreux personnel dans les organisations d'approvi-
sionnement dépendant des services, les matières premières et les
matériaux sont souvent livrés aux entreprises et chantiers de
construction avec retard et incomplètement. Cela rend plus diffi-
cile le travail des entreprises et des chantiers, trouble le rythme
de leur travail, entraîne parfois des arrêts de travail des ouvriers
et de l'équipement, l'accumulation et le blocage d'importants biens
matériels dans certaines entreprises et la pénurie dans d'autres »
(Thèses).
*
En reconnaissant l'impossibilité d'assurer la marche de l'éco-
nomie au moyen de la centralisation bureaucratique, Khroucht-
chev et le Soviet Suprême reconnaissent l'énorme décalage qui
existait jusqu'ici entre la réalité officielle et la réalité tout court;
ils avouent que le monstrueux appareil bureaucratique de direc-
tion de l'économie n'était, en grande partie, que plaqué sur la pro-
duction, que cette production se développait presque en dépit de
l'appareil (4).
Cet appareil ne correspondait pas non plus à la place occu-
pée par les différentes catégories sociales dans la vie du pays et
à leur importance respective dans le fonctionnement de la pro-
duction. Les dirigeants officiels de cette production des fonc-
tionnaires — en étaient, en fait, éloignés, alors que la catégorie
des dirigeants réels les directeurs des trusts, des combinats, des
usines, des chantiers, des mines, les organisateurs, les chefs de
sovkhose et de kolkhose – qui croissait numériquement à
mesure que l'industrialisation se développait, ne pouvait exercer
ses fonctions que dans des limites étroites.
Or, la pression de cette catégorie sociale n'a fait que croître
depuis le début de la destalinisation.
La discussion ouverte dans la « Pravda » autour des thèses de
Khrouchtchev a fourni aux directeurs, qui y ont participé de façon
massive, l'occasion de réaffirmer leur rôle capital et de réclamer
une nouvelle extension de leurs droits, qu'on peut résumer ainsi :
d'un côté :
accroître les stimulants matériels des chefs d'entreprise
comme le meilleur moyen d'assurer le bon fonctionnement des
usines, de l'approvisionnement, des livraisons ;
droit pour chaque entreprise de choisir les clients et les
fournisseurs « les plus rentables »;
.
w
(4) Au Soviet Suprême « Mme Osertzova, député de l'Oural du Sud, s'est
taillé un franc succès en relevant que depuis dix-huit ans quatorze ministères
construisent un combinat métallurgique à Omsk, qui n'est toujours pas achevé. Ce
combinat a produit sa première tonne de fonte en 1950. Elle a souligné à ce pro-
pos l'inutilité des ministères, précisant que depuis dix-sept ans le ministère des
métaux non ferreux ne s'est jamais occupé du combinat du nickel, ce qui n'a pas
empêché celui-ci d'accroître sa production. (A.F.P., 9-5-1957.)

1
115
-
LLLLL
LLLLLLLL
LLLLLL
limitation du rôle de la Commission du Plan d'Etat à la
coordination des activités interrégionales et de celui des Conseils
économiques à la coordination de leurs zones respectives;
- le plan général de l'U.R.S.S. doit se limiter à quelques indi-
cations générales à chaque entreprise ;
de l'autre côté :
renforcement de la discipline au sein de l'entreprise ;
droit pour le directeur de muter et de congédier librement
toutes les catégories de cadres ;
extension des droits des chefs d'atelier et contremaîtres
vis-à-vis des ouvriers (embaucher, congédier, accorder des pri-
mes, etc.);
- ouverture plus large de l'échelle des salaires et dévelop-
pement des primes progressives.
Comme on le voit, c'est un programme que ne désavouerait
pas M. Dreyfus, Directeur-Général de la Régie Renault. Et ne
serait-il pas parfaitement d'accord avec son collègue russe qui
écrit : « Il faut énumérer législativement, non pas les droits du
directeur, mais les cas où il n'a pas le droit d'agir » (« Pravda »,
3-4-57) ?
Ce programme ne fait d'ailleurs que reprendre une partie des
demandes formulées par les directeurs dans la presse russe pen-
dant l'année 1956, dont certaines avaient déjà été satisfaites :
droit de changer d'emploi ou de congédier certaines catégories
d'ouvriers et d'employés, cessation de certains contrôles financiers,
droit de passer certains contrats, etc.
Mais la politique des directeurs visait essentiellement à obte-
nir l'autonomie financière de l'entreprise, le droit de s'approvi-
sionner et d'écouler les produits directement entre entreprises, sans
passer par le canal des ministères et des services, elle visait à
la reconnaissance de l'entreprise comme cellule fondamentale de
l'économie et à la reconnaissance des dirigeants de l'entreprise
comme la seule autorité en son sein.
De telles prétentions – inconcevables dans un régime socia-
liste, mais dans un tel régime la fonction même de directeur est
inconcevable... n'étaient nullement utopiques en U.R.S.S. Dans
une société où, en dépit de l'adjectif « socialiste » dont on l'affuble
gratuitement, la production est basée sur l'exploitation des travail-
leurs, sur le monopole de la direction par une couche privilégiée,
sur l'appropriation à peine déguisée des produits par cette couche,
les prétentions des directeurs se placent dans une perspective de
rentabilité industrielle désormais plus efficace que l'ultra-centrali-
sation appliquée jusqu'ici.
Or, les thèses de Khrouchtchev, ainsi que la Loi, ne se limi-
tent pas à placer la direction de l'industrie au niveau des Conseils
économiques régionaux. On a bien soin de préciser que l'appareil
des Conseils économiques doit être le moins encombrant possible
et qu'« il faut concentrer le gros du travail de direction des entre-
prises et des chantiers dans les combinats, trusts et autres grou-
pements économiques >> (Thèses). Il faut : « augmenter la renta-
bilité des entreprises, accroître les accumulations à l'intérieur des
116
IV. 11
entreprises » (Thèses). « Il est nécessaire de consolider sérieuse-
ment l'autonomie financiare, d'étendre les droits des dirigeants
des entreprises et des organisations économiques » (Thèses). « Il
est également indispensable d'augmenter la responsabilité des
entreprises et des organisations économiques pour l'exécution de
leurs plans financiers. Il faut prendre des mesures pour que la
constitution de fonds de roulement propres aux entreprises, le
financement de grands travaux de construction ainsi que les
dépenses pour la formation de cadres et autres frais s'effectuent,
dans une mesure importante, au compte des revenus des entre-
prises » (Thèses).
La circulation des produits se fera directement entre les entre-
prises : « L'essentiel dans les questions de l'amélioration de
l'approvisionnement en matériaux et en équipement consiste dans
le développement de liens directs à l'aide de contrats entre les
entreprises qui consomment et celles qui produisent, en tant que
forme la plus rationnelle et économiquement la plus avantageuse
de l'approvisionnement matériel et de l'écoulement de la produc-
tion. Dans les contrats pour la fourniture de matériaux, doit être
prévue une sévère responsabilité matérielle pour l'observation des
conditions de livraison en ce qui concerne les délais, la quantité
et la qualité de la production. Il convient que les entreprises
accordent plus d'attention à l'édition et à la diffusion des cata-
logues de leur production... » (Thèses), (5).
En ce qui concerne la formation de cadres, ingénieurs et
techniciens, non seulement les établissements secondaires d'ensei-
gnement seront répartis dans les régions où se trouvent les bran-
ches correspondantes de l'industrie, mais « les écoles supérieures
et secondaires spéciales seront plus étroitement liées aux entre-
prises pour lesquelles elles forment des cadres » (Thèses). D'autre
part, des jeunes travailleurs de telle ou telle entreprise seront
choisis (par la direction ?) pour recevoir une formation d'ingénieur
ou de cadre sans quitter l'entreprise.
On reconnaît donc le bien-fondé des exigences des direc-
teurs. Certes, cela ne signifie ni l'instauration de la « libre entre-
prise » ni, faut-il le dire, un retour quelconque à la propriété
privée. Disposant de la masse de capitaux fournie par les reve-
nus des entreprises (le « fonds d'accumulation »), l'Etat continuera
(5) Cette circulation directe des produits entre les entreprises existait déjà à
une large échelle sous forme clandestine, ou plutôt non-officielle. Ce n'était pas
seulement une source de profits supplémentaires pour les directeurs, mais une
nécessité économique absolue dans la mesure où, pour réaliser les objectifs du
plan ou tout simplement pour assurer une marche à peu près normale de l'entre-
prise, les chefs d'entreprise devaient se procurer par «
les matières pre-
mières, les produits finis et l'équipement que les organismes officiels d'approvision-
nement ne leur fournissaient qu'avec des grands retards et incomplètement, ou
même qu'ils ne leur fournissaient pas du tout. Le marché parallèle devient main-
tenant marché officiel, sous le contrôle des Conseils économiques et des organismes
de planification.
troc
117
UULILLA
TY
WAT
d'orienter la production au moyen des plans courants et des plans
perspectifs. Le renforcement des pouvoirs de la Commission du
Plan d'Etat (Gosplan) vise très explicitement à maintenir la cen-
tralisation à ce niveau, ce qui, dit Khrouchtchev, « constitue l'un
des avantages fondamentaux du régime socialiste sur le régime
capitaliste avec ses contradictions antagonistes, la concurrence
et l'anarchie de la production qui lui sont propres » (Thèses).
Mais jusqu'où descendront les plans établis par l'organisme
central ,autre ment dit fixeront-ils des tâches précises aux Conseils
économiques régionaux, voire aux entreprises, indiqueront-ils, par
exemple, le volume et la nature des échanges de produits entre :
les entreprises d'une même région économique et des régions éco-
nomiques entre elles ou bien se limiteront-ils à tracer les lignes
générales du développement économique par régions et à fournir
aux Conseils économiques les moyens financiers nécessaires ?
Les thèses de Khrouchtchev plus explicites sur ce point
que le texte très court de la loi semblent se situer à mi-chemin
des deux solutions. La Commission du Plan d'Etat sera chargée
d'élaborer des plans généraux, courants et perspectifs, mais ces
plans ne descendront pas, semble-t-il, jusqu'à l'entreprise. D'autre
part, Khrouchtchev insiste beaucoup sur le fait que le plan géné-
ral doit être élaboré à partir des plans des entreprises et des
Conseils économiques. Il recommande également que, dans le
domaine de l'approvisionnement en matériaux et en équipement,
« la répartition de la plus grande partie de la production n'entrant
pas dans le plan économique soit faite directement par les Conseils
économiques » (Thèses).
Dans le cadre du plan général, ce sont ces Conseils écono-
miques qui « seront chargés de mettre au point et de réaliser les
plans de longue durée et les plans courants de production, de
mettre au point les plans de spécialisation des entreprises, les
plans de coopération de la production et des fournitures réci-
proques de matières premières et de produits semi-fabriqués à
l'intérieur de la zone économico-administrative, aussi bien que
dans les autres régions et républiques ; de dresser et de réaliser
les plans d'approvisionnement matériel et technique (Thèses).
Ces mêmes Conseils économiques « Doivent assumer l'entière
responsabilité de l'activité financière des associations économi-
ques spécialisées, trusts, combinats, directions qui sont de leur
ressort et, par l'intermédiaire de ceux-ci, la responsabilité de l'acti-
vité financière des entreprises et chantiers de construction. Les
Conseils économiques doivent réaliser la planification financière,
équilibrer les ressources financières, redistribuer les revenus et
les fonds de roulement et créer les réserves financières indis-
pensables. Les Conseils économiques prennent les mesures néces-
saires assurant la croissance du rendement des associations éco-
nomiques par branche, l'exécution et le dépassement de leurs
plans d'accumulation. Les droits à l'autonomie financière dont
jouissent actuellement les directions principales des ministères
doivent être octroyés aux associations économiques » (Thèses).
Il semble donc que, dans le domaine de la planification, le
118
L.
transfert d'une grande partie des attributions des organes cen-
traux aux Conseils économiques régionaux doive avoir lieu éga-
lement. Mais les Conseils économiques seront-ils capables de
contrôler effectivement le volume et la nature des échanges entre
les ontreprises ? Et qui contrôlera les échanges des entreprises
d'importance locale ? Par quel mécanisme ces échanges seront-ils
réglés do façon à les ajuster aux objectifs du plan ? Questions
auxquolla ni les Thèses ni la Loi ne fournissent de réponse.
Co qui est sûr, en revanche, c'est que la base matérielle du
pouvoir des Conseils économiques est très forte, ainsi que celle
des entreprises ollos-mêmes. Ce pouvoir, les liens économiques
entre les ontroprises, lo renforcement de l'autorité des chefs de
la production à la base », ne pourront plus être remis en ques-
tion par l'Etat sans risquer de provoquer une catastrophe, sociale
et économique. Dans ces conditions, la puissance des entreprises
et des régions économico-administratives ne pourra que s'exercer
fortement sur l'orientation des investissements, dont une partie
sera d'ailleurs librement déterminée par elles. Dans la mesure
même où la décentralisation et le pseudo-marché prévus par la
Loi deviendront effectifs, des contradictions de plus en plus fortes
surgiront entre la tendance à l'autonomie des entreprises et des
régions et le développement de l'économie fixé par le plan géné-
ral. A la base, les entreprises tendront à réinvestir elles-mêmes
le maximum de profits et à diminuer par tous les moyens la partie
versée au « fonds d'accumulation » de l'Etat, à écouler leur pro-
duction en choisissant les « clients » qui offriront les meilleurs
contrats, à choisir également les fournisseurs dans ce même
esprit, ce qui avantagera les entreprises les mieux outillées, dis-
posant de plus de stocks, etc., dont la puissance s'accroîtra ainsi,
continuellement, aux dépens des autres. Au niveau de la région
économico-administrative, la pression des entreprises s'exercera
dans le même sens ; elle sera favorisée par les grandes inégalités
de développement entre les régions et trouvera un appui dans les
différences nationales et dans l'opposition des Républiques et ter-
ritoires à la politique traditionnellement grand-russienne de Mos-
cou.
Dans les Thèses elles-mêmes, le flottement continuel entre
« centralisation » et « décentralisation », l'imprécision déroutante
de certaines mesures capitales, l'empirisme dont tout le docu-
ment est imprégné, traduisent déjà les contradictions de la nou-
velle phase, contradictions que la bureaucratie n'est pas plus
capable de résoudre qu'elle n'a été en mesure de prévenir les
conséquences néfastes du système ultra-centralisé.
Le danger n'est pourtant pas ignoré par Kkrouchtchev : « Etant
donné que la direction de l'industrie et du bâtiment sera assumée
sur place, dans les régions économiques administratives, des ten-
dances à l'autarcie, le désir de construire une économie fermée
peuvent surgir... » (Thèses). « Sur la base locale, certains travail-
leurs peuvent essayer... d'utiliser pour la satisfaction de besoins
limités à la région, au territoire ou à la république plus de capitaux
que l'Etat ne peut en affecter à ces fins. » (Thèses).
119
Leo
Il propose en conséquence de lutter contre ces tendances au
moyen de la planification d'Etat, des finances centralisées et de la
statistique. On doit utiliser également les moyens de direction
politique, c'est-à-dire, avant tout, le Parti.
1
.
Y
Le rôle du Parti est mis en avant un peu partout dans les
Thèses, mais de façon à la fois très énergique et très vague, ce
qui constitue d'ailleurs un des traits caractéristiques de la politique
de Khrouchtchev depuis le XX° Congrès. Alors qu'on dit des choses
concrètes sur l'organisation économique, sur les entreprises ou
sur les attributions de telle catégorie sociale, la fonction des cadres
du parti est toujours définie de façon générale... et contradictoire :
ils doivent s'occuper du bon fonctionnement de tout, mais ne pas
intervenir dans ce fonctionnement, ne pas remplacer les « gens
compétents », ils doivent diriger tout mais ne pas occuper les
postes de direction réelle. Dans ces conditions, rapprocher la direc-
tion de la base productive, reconvertir une bonne partie des fonc-
tionnaires en les plaçant aux échelons de direction au niveau du
trust ou de l'usine selon leurs capacités techniques (ou d'organi-
sation de la production), n'est-ce pas justement diminuer le rôle du
parti qui, en tant que tel, se trouve par définition hors de la pro-
duction ? Mais ce parti lui-même n'est pas un corps immuable et
imperméable. Une partie importante de ses cadres est composée
de chefs d'entreprise, de techniciens, d'organisateurs ; les perma-
nents eux-mêmes (les fonctionnaires « purs ») font partie du même
milieu social que les premiers, jouissent des mêmes privilèges,
baignent dans la même atmosphère. La disparition de la terreur
policière ôte d'ailleurs à ces fonctionnaires une partie de leur auto-
rité. Le secrétaire du parti de X n'aura-t-il dès lors tout intérêt à
être « bien » avec le directeur de la puissante usine Y de la loca-
lité et, dans les conditions nouvelles créées par la réorganisation
économique, l'influence de ce dernier ne sera-t-elle pas plus forte
que celle du premier ?
L'annonce faite récemment par Khroutchtchev d'une révision
de la structure des organes du parti, qui doit commencer, semble
t-il, au sommet par la libération d'une grande partie des effectifs
du Comité Central (« Pravda » 24-5-1957), reflète une tendance
certaine à une transformation du rôle du Parti qui, ossature de
l'Etat dans la période de l'industrialisation forcée, pourrait deve
nir, dans une phase de détente, un simple organisme régulateur
des intérêts des différents groupes composant la classe dominante.
Mais l'appel parallèle de Khrouchtchev au renforcement de l'acti-
vité du Parti montre que, sur ce terrain aussi, la bureaucratie se
trouve dans une situation contradictoire. Car si la décentralisation
tend naturellement à diminuer le rôle du Parti, on ne voit pas quelle
autre institution serait susceptible, dans le cadre d'une économie
étatisée, d'assurer la cohésion de la classe dominante, de com-
battre donc, dans l'intérêt même de cette classe, les tendances
centrifuges suscitées par la décentralisation.
1
120
Incertaines sur le terrain du parti, les conséquences de la
réforme sont prévisibles en ce qui concerne les relations de la
classe ouvrière avec la classe des dirigeants. En adaptant l'appa-
reil de direction à la réalité économico-sociale, la réorganisation
décidée par le Soviet Suprême ne peut manquer de dévoiler encore
plus clairement le caractère des rapports sociaux dans la produc-
tion. Le rapprochement de la direction industrielle de la base,
placera plus près des ouvriers la hiérarchie technico-administra-
tive dont dépend leur sort immédiat et la rendra plus vulnérable.
Alors que l'organisation verticole situait les centres dont dépen-
daient les conditions de vie des ouvriers à des milliers de kilo-
mètres de distance et en tous cas à une distance dans l'appa-
reil hors de portée alors qu'elle faisait apparaître, dans une
certaine mesure, la catégorie des dirigeants locaux comme sou-
mise également au « despotisme bureaucratique » de ces centres,
estompant ainsi sinon les différences de classe du moins les res-
ponsabilités de cette catégorie de privilégiés, la réforme en cours
tend à me face à face, bien plus neitement, dans tout le pays,
les forces antagoniques du Capital et du Travail.
Les informations tant officielles qu'officieuses qui viennent de
Russie ne laissent pas le moindre doute quant à l'attitude des tra-
vailleurs.
On sait que la pression ouvrière a imposé au Gouvernement,
au cours de l'année dernière, plusieurs concessions matérielles
importantes : baisse de certains produits de consommation cou-
rante, augmentation des salaires et traitements les plus bas, nou-
veau barème des pensions favorisant les ouvriers et les employés
les plus mal payés et, plus récemment, réduction des impôts sur
les salaires.
Elle a eu parfois un écho dans les journaux. C'est ainsi que
l'organe central des syndicats, TROUD, signalait déjà le 1er octobre
1955 « l'impatience » croissante des ouvriers dans des entreprises
où la législation du travail n'était pas respectée.
Mais si le Gouvernement a dû faire des concessions, sa poli-
tique de rendement devait se heurter aux intérêts des travailleurs.
En effet, sa tentative de réviser les normes pour les adapter aux
« possibilités techniques actuelles », c'est-à-dire de les relever, a
rencontré une puissante résistance ouvrière (6). Aussi, dès le mois
(6) Dans le système de rémunération le plus répandu en U.R.S.S. jusqu'ici, le
salaire aux pièces, le paiement du salaire est subordonné à l'accomplissement
d'une norme. A l'heure actuelle, ces normes sont largement dépassées par la
majorité des ouvriers. Or, les pièces faites en sus de la norme sont payées avec
une augmentation progressive, de sorte que : « Au fond, les normes sont actuel-
lement définies non par le niveau technique et d'organisation du travail, mais par
le désir de les adapter à un niveau de salaire déterminé. (Boulganine au XXe
Congrès.) Ce qui signifie qu'en dépit du salaire aux pièces, les ouvriers étaient
arrivés à imposer peu à peu aux chefs d'entreprise un certain niveau « normal »
de salaire.
121
de novembre, la presse russe, tout en recommandant aux respon-
sables de lutter contre la tendance à l'égalisation des salaires
(TROUD 21-11-1956), devait reconnaître « les erreurs et les insuf-
fisances de la réforme des salaires », après avoir constaté « des
arrêts de travail prolongés » à la suite de ces « erreurs », Erreurs
et arrêts de travail semblent avoir été assez importants pour
faire
réfléchir le Gouvernement : alors qu'en octobre 1956 il invitait les
chefs d'entreprises à aug enter les normes et à ouvrir l'éventail
des salaires, quatre mois plus tard il leur interdisait, comme le
signale encore TROUD, « toute révision précipitée, en une seule
fois, des normes et salaires » et leur conseillait de « remplacer les
anciennes normes, en coopération avec les organisations syndica-
les locales... et avec une participation active des ouvriers et des
employés ». Il leur expliquait également que « la mise en ordre
des normes de travail ne doit pas entraîner la baisse des rémuné-
rations de certains groupes de travailleurs » et que l'augmentation
de la productivité doit être obtenue principalement par « la mise
en oeuvre de nouvelles techniques
Mais l'attitude ouvrière va au-delà d'une simple réaction de
défense. Le 30-11-1956, dans un éditorial consacré aux interven-
tions d'ouvriers dans les assemblées pour l'élection de délégués
syndicaux, TROUD s'élève contre ceux qui * se targuant de leur
qualité d'ouvrier, profitant du fait que la tribune est ouverte à tous,
ces criticaillleurs et braillards qui regardent notre réalité sovié-
tique à travers des lunettes noires et cherchent à tout dénigrer,
diffament notre vie, nos mours et nos cadres... Pour eux, notre
administration n'est que bureaucratie, et nos comités syndicaux
des assemblées de fonctionnaires ».
Le même journal relate un incident qui s'est déroulé récem-
ment à la Place Rouge, à Moscou, où un ouvrier a interpellé un
membre du Soviet Suprême en ces termes : « Comme on est bien
vêtu ! Qu'y a-t-il de commun entre nous autres, travailleurs, et un
homme comme toi ? »
« Ces bavards et ces démagogues » dit TROUD dans le même
article, « sous couvert de critiques, font naître chez des gens insuf-
fissamment avertis des sentiments d'incertitude et apportent la
désorganisation dans la vie de la communauté ».
De son côté, la PRAVDA du 8-12-1956, après avoir affirmé
qu' « il n'est plus permis à aucun communiste d'adopter une atti-
tude d'apaisement à l'égard des manifestations de toutes sortes,
provoquées par l'étranger », avoue tout naïvement : « Si l'on
refuse le contact avec les masses... il se produit souvent des sur-
prises de toutes sortes. »
Il s'agit donc d'aller aux masses, d'inviter les travailleurs à
participer à la vie du pays, voire à l'organisation de la produc-
tion (ce qui, entre parenthèse, prouve bien qu'ils n'y participaient
pas jusqu'ici). De la PRAVDA aux IZVESTIA, de TROUD aux Thè-
ses de Khrouchtchev, les appels au peuple travailleur se multi-
plient... Cependant, cette participation a des limites bien précises :
justement celles de l'exécution et non de la direction. Nous retrou-
vons là, enrobée dans un langage pseudo-marxiste, la même
122
ALL
..(11111
!
RIH/
contradiction que dans les pays capitalistes occidentaux : sans la
collaboration des ouvriers à l'organisation de la production, celle-ci
rencontre des difficultés croissantes, mais les ouvriers refusent une
collaboration qui ne change rien à leur condition de simples ins-
truments d'exécution. Et c'est cette condition d'instruments que,
d'une façon encore confuse, ils mettent en cause tout autant que
leur bas niveau de vie. D'octobre à mars, l'écho de leur résistance
à l'augmentation des normes, de leur critique des bureaucrates,
de leur lutte contre la hiérarchie des salaires résonne parfois,
assourdi, dans les colonnes des journaux russes ; c'est en avril que
TROUD s'élève contre les prétentions des comités d'entreprises
(élus par les ouvriers) trop a combatifs » qui « s'imaginent possé-
der des fonctions de gestion » et déclare que « les intérêts de
l'économie socialiste exigent un renforcement par tous les moyens
du commandement unique dans l'entreprise » (10-4-1957 et 13-4-
1957).
Après son long silence de la période de l'industrialisation for-
cée, la classe ouvrière russe prend conscience de sa force et passe
de la résistance passive à la critique et à la revendication. Mais
c'est que la période du silence a été aussi celle de sa transfor-
mation : quantitative d'abord, puisqu'elle est passée de quelques
millions en 1927 à des dizaines de millions en 1957 ; qualitative
ensuite puisque les paysans arachés à la terre par les plans quin-
quennaux sont devenus des ouvriers modernes, puisque des nou-
velles générations d'ouvriers n'ayant connu que la vie urbaine et
industrielle possèdent maintenant les capacités techniques, les
habitudes, le sens de la solidarité du proletariat.
Ses premières manifestations ouvertes après la longue
résistance des années sombres sont fragmentaires, elles ne
débordent pas le cadre de l'usine. Mais la revendication de la
gestion de l'usine qui vient de faire son apparition, contient en
germe la négation d'un pouvoir politique exercé par une couche
restreinte de dirigeants.
Parallèlement au mouvement spontané des masses, une fer-
mentation extraordinaire se développe dans les universités, chez
les intellectuels et les étudiants, dont une grande partie est d'ail-
leurs d'origine ouvrière et conserve des liens avec les travailleurs,
Dans cette couche intellectuelle, qui a souffert d'une autre
manière, mais tout aussi gravement, s'est manifestée également
la volonté de changement. Sans doute est-elle divisée quant
à la portée des transformations nécessaires, comme elle l'est aussi
socialement, car si d'un côté elle touche à la classe ouvrière, de
l'autre elle rejoint la bureaucratie étatique et le milieu des chefs
de la production.
123
Ses exigences de « démocratisation » expriment donc aussi
bien la politique des dirigeants économiques qui réclament le
pouvoir absolu dans la gestion des entreprises et la réforme du
cadre trop rigide de la planification, que les aspirations des tra-
vailleurs.
Les événements de Hongrie et de Pologne ont profondément
retenti dans toute la société russe ; ils ont accéléré notablement
l'évolution dan ces milieux, qui sont en train de découvrir la
signification historique du stalinisme et des contradictions internes
de l'U.R.S.S.
Mais en Hongrie les intellectuels étaient en retard sur le prolé-
tariat. Alors que les ouvriers étaient prêts à détruire de fond en
comble l'appareil bureaucratique, alors qu'au cours de l'insur-
rection ils ont mis en cause le pouvoir de la bureaucratie à l'usine
et ont formé des Conseils qui pouvaient devenir les organes d'une
gestion socialiste de l'économie et de la société, les intellectuels
se contentaient de réclamer des réformes et, une fois les événe-
ments en marche, une partie d'entre eux s'est tout simplement
montrée incapable de concevoir une organisation politique autre
que le plus plat parlementarisme de type occidental.
Or, la situation n'est pas identique en Russie. D'abord parce
que les anciennes classes dominantes d'avant la Révolution n'exis-
tent plus, parce que la paysannerie elle-
même a été profondément
transformée, parce que la nature même des problèmes de la
société russe en 1957 exclut le retour au libéralisme bourgeois
classique. Ensuite, parce que le maintien par le régime d'une cou-
verture idéologique « marxiste » a d'autres conséquences dans un
pays comme l'U.R.S.S. où il y a eu une révolution prolétarienne en
1917. Pour les russes, aujourd'hui, étudier Lénine n'est plus seule-
ment réciter une leçon imposée d'en haut, c'est aussi plonger dans
leur propre histoire récente, étudier les causes, la signification et
le déroulement des événements qui ont conduit au régime actuel.
Le terrorisme policier maintenait cette étude dans le cadre de la
légende stalinienne. Mais la légende est détruite, dans l'esprit des
gens sinon dans la vérité officielle. Ces deux étudiants russes
expulsés de l'Université (7), qui avaient des « idées fausses » parce
qu'ils avaient lu « Dix jours qui ébranlèrent le monde », de John
Reed, qui posaient des questions avec acharnement à leur profes-
seur, existent par milliers dans les villes soviétiques. Comme en
Pologne, où des intellectuels, des étudiants, réexaminent avec pas-
sion le passé récent du mouvement ouvrier, où Trotsky n'est plus
le traître des bandes illustrées mais tout simplement l'auteur de la
grande « Histoire de la Révolution Russe » et un de ses principaux
protagonistes, le sens profond de 1917 se dégage peu à peu pour
les intellectuels de Russie et le « socialisme » des bureaucrates ne
peut leur apparaître que comme son contraire.
(7) Voir plus loin, dans le monde en Question :
des étudiants en U.R.S.S. »
« Le réveil des intellectuels et
124
D'ailleurs ,le soi-disant retour au leninisme préconisé par
Khrouchtchev, qui vise à la fois à dissimuler aux yeux des masses
le caractère et la portée réels de ses réformes et à susciter une
attitude de collaboration que l'organisation de la production exige
impérieusement, ne peut, bien malgré lui, que renforcer le
contraste. Et il ne fait pas de doute que des intellectuels et des
ouvriers de plus en plus nombreux entendent ce « retour » de
façon tout à fait différente de celle des pontifes du régime.
La conjonction organique des deux courants -- mouvement
de revendication et de gestion des masses, critique historique et
analyse théorique des intellectuels - entraînerait le passage à une
période de transformation révolutionnaire de la société russe qui
bouleverserait la situation mondiale et ouvrirait au socialisme
des perspectives immenses.
R. MAILLE.
LLLL LLLLLLLLLLLLLL
INLININ
Agitation chez Renault
Depuis la fin de la guerre les ouvriers travaillant en équipe
n'ont qu'une demi heure payée pour casser la croûte. La
disposition des cantines et leur nombre restreint font que
pratiquement les ouvriers doivent manger en un quart d'heure.
Tout d'abord le temps de se rendre à la cantine la plus pro-
che peut s'élever à plus de 5 minutes pour les ouvriers des
ateliers les plus éloignés. Puis il faut attendre les plats. Les
quelques serveuses ont beau courir et se démener, il n'en
reste pas moins que l'attente peut encore aller jusqu'à 5
minutes. Ensuite il faut attendre encore pour payer, puis
prévoir assez de temps pour être à l'heure à l'atelier. Dans
la plupart des coins la discipline était assez lâche et beau-
coup d'ouvriers se lavaient les mains, partaient avant l'heure
et revenaient souvent après le coup de klaxon. Mais depuis
le mois de février la direction fit apposer des affiches inter-
disant formellement aux ouvriers de quitter avant l'heure.
Elle donna des consignes aux chefs d'atelier et fit poster des
gardiens dans tous les coins de l'usine pour veiller à ce que
ses ordres soient respectés. Il est cependant difficile de faire
perdre leurs habitudes aux ouvriers qui considéraient les 5
ou 10 minutes prises en supplément comme des avantages
définitivement acquis, et la simple affiche de la direction ne
changea pratiquement rien à ces habitudes. Beaucoup d'en-
tre nous se firent attraper par les gardiens et récidivèrent.
Au début nous avions bénéficié de la complicité tacite d'une
bonne partie de la maîtrise, mais, après de nombreux aver-
tissements, nous avons dû nous conformer aux décisions de la
direction sous peine de nous voir congédier. Que ceci ait pro-
voqué un mécontentement c'est indéniable. Que faire ? Ac-
cepter? Courir, manger en un quart d'heure, courir de nou-
veau pour regagner nos machines avec la crainte qu'une mi-
nute de retard nous fasse perdre notre emploi ? Cette situa-
tion nous l'acceptions dans la mesure ou nous pensions que
CAs ordres n'étaient que passagers et que peu à peu nous
réussirions à tromper la vigilance des gardiens et que d'ici
126
L. . || | | | | | | | | |
11
1.1.111'111!
THEMLILINE
quelque temps nous arriverions à gagner nos 5 ou 10 minutes.
Mais cet espoir semblait ne pas se réaliser et les syndicats
s'emparèrent de l'affaire. Un matin un tract de la C.G.T fut
distribué, invitant les ouvriers des chaînes de moteurs U5 et
V5 à prendre 1/4 d'heure supplémentaire pour le casse croûte,
le lendemain vendredi.
Le 1/4 d'heure de grève fut un succès pour les deux
départements en question. Quant aux autres secteurs, ils ne
bougèrent pas. La majorité des ouvriers ignorait la reven-
dication des deux départements ; d'autres, bien qu'étant au
courant, n'osaient pas se lancer dans une action qui avait été
présentée comme particulière à ces deux départements. Le
lundi, un tract FO invitait pour le lendemain mardi les ou-
vriers travaillant en équipe du matin de débrayer 1/4 d'heure
avant l'heure de sortie et ceux de l'équipe du soir de com-
mencer 1/4 d'heure après la reprise normale. La revendi-
cation des 3/4 d'heure de casse-croûte semblait prendre de
l'extension. Pourtant que de controverses allaient susciter ces
deux mots d'ordres successifs ! Pourquoi la grève FO était-
elle lancée quelques jours après celle de la CGT ? Pourquoi
le mot d'ordre était-il différent ? Nous sentions tout d'un
coup qu'on se servait de notre mécontentement pour alimen-
ter la rivalité et la concurrence CGT et FO. Donc les discus-
sions roulèrent sur ce terrain. Doit-on faire grève pour FO
ou pour la CGT ? Le vrai problème de la revendication se
trouvait déjà à moitié estompé.
On discuta aussi pour savoir s'il était plus juste de dé-
brayer après le travail ou après le cassecroûte. L'absence
totale de discussion préalable des mots d'ordre des syndicats,
sous prétexte d'efficacité, loin d'empêcher les controverses
ne faisait que les accentuer. On refuse aux ouvriers de déter-
miner leurs formes de lutte et leurs revendications. Ils en
discutent donc une fois que les centrales ont lancé leur mot
d'ordre. Beaucoup refusent de partíciper à de telles actions
parce qu'ils ne sont pas d'accord avec tel ou tel point. Parfois
il s'agit simplement de petits points de détail, mais la raison
fondamentale de leur refus c'est qu'on les met devant une
alternative dans laquelle ils n'ont plus qu'à répondre par
oui ou par non, par un débrayage ou par une abstention.
Si on nous consultait au préalable il est évident que la plu-
part d'entre nous accepterait de se plier à la majorité, peut-
être par simple esprit de camaraderie. Mais il est évident
que cette volonté donnerait aux revendications un aspect tout
différent et réussirait à réaliser notre véritable unité.
Le lendemain matin (mardi) des tracts CGT et FO nous
annonçaient que la direction avait accepté la revendication.
Chacune de ces centrales revendiquait, bien entendu, les hon-
neurs de la victoire. En réalité la victoire était bien mince
et ne méritait pas tant d'honneur. On apprit par la suite
que la direction accordait bien 10 minutes supplémentaires
pour le casse-croûte, mais que ces dix minutes ne seraient
127
pas défalquées sur la production. Les ouvriers gagnaient dix
minutes pour manger, mais ils devraient travailler plus vite
pour les rattraper. Pour beaucoup ceci revenait, en réalité,
à légaliser ce qui se passe depuis 10 ans dans l'usine.
La grève des transports est venue se greffer quelques jours
plus tard sur cette agitation. La grève de l'administration
provoque toujours chez nous une certaine admiration. Les
postiers, les cheminots, qu'ils soient de Nantes ou de Mar-
seille, ou perdus dans un petit pays, se mettent tous en grève
en même temps. Notre situation à nous est bien différente.
Sans parler de grève de toute la métallurgie, nous sommes
incapables de coordonner des mouvements dans l'usine même.
Il est arrivé que nous apprenions au bout de huit jours que
tel atelier était en grève. Il nous est arrivé bien souvent de
ne pas le savoir du tout. Qui peut coordonner ? Les syndi-
cats ? Et si les syndicats refusent ? 9 fois sur 10, les syndi-
cats reſusent. Même les délégués ignorent le plus souvent
ce que fait leur syndicat dans l'atelier d'à-côté.
Combien de fois m'est-il arrivé d'informer moi-même
notre délégué sur les tracts ou les décisions de son syndicat
dans les départements voisins, soit parce que le hasard pla-
çait sur ma route de telles informations, soit parce que mes
amis, toujours à l'affût, ne manquaient pas de m'en parler.
Notre petit noyau de camarades, bien que coupé de tout
contact avec la direction et bénéficiant de l'hostilité générale
des syndicats, est devenue ainsi une agence d'information
qui, malgré la faiblesse énorme de ses moyens, possède un
avantage considérable : celui de fonctionner.
Le dernier jour de la grève des transports, un tract CGT
invite les autres organisations syndicales à se réunir à 10 heu-
res pour décider une action commune. Cette action c'est de
débrayer une heure. Les revendications proposées par la CGT
sont : augmentation de 30 fr. de l'heure, une prime de va-
cance de 30.000 fr., puis viennent les autres revendications
démagogiques qui sont servies régulièrement dans tous les
tracts et tous les programmes depuis de nombreuses années,
comme par exemple celle des 40 heures payées 48.
Cette proposition fut accueillie soit avec hostilité, soit
avec indifférence, et dans le meilleur des cas avec méfiance.
« C'est tous ensemblequ'il faudrait s'y mettre. » C'est le
slogan qui revient dans toutes les bouches dans de telles
occasions. La plupart ajoutent : « Et puis ce n'est pas une
heure qu'il faudrait débrayer, mais en mettre un bon coup
une bonne fois pour toutes ». Même les militants communistes
sont sceptiques, certains cégétistes franchement hostiles.
« Pourquoi ne nous fait-on pas faire grève tous en même
temps ? Maintenant que la grève des transports est presque
finie, c'est la métallurgie qui se réveille. C'est le bordel. »
128
MAS
D'autres au contraire rejettent toute la responsabilité
de ce bordel sur la mentalité des ouvriers : «Ça ne marchera
pas, on n'est pas encore assez malheureux ».
Un meeting,
Place Nationale, à 12 h. 30, devait nous
rendre compte de l'éventuelle entrevue intersyndicale. A
12 h. 30 il y a eu meeting, mais à 10 h. il n'y avait pas eu
entrevue. Comme il n'y avait pas eu d'unité syndicale; la
CGT qui réalise toujours ses objectifs, même lorsqu'ils sont
irréalisables, en a fabriqué une de toutes pièces. Dans tel
département on a trouvé un ouvrier FO, dans un autre un
ouvrier CFTC, qui ont consenti à apposer leur signature
au bas d'un tract d'atelier ou de département invitant leurs
camarades à débrayer, ou, si cela n'était pas possible, à réa-
liser leur unité d'action. G. Linet, au meeting, n'eut plus
qu'à énumérer les départements où les militants CGT avaient
avaient fait leur boulot. C'est ce qu'il appela l'unité à la
base. De retour dans les ateliers, beaucoup d'ouvriers ne
savent plus très bien que penser, les uns disant que les orga-
nisations syndicales sont toutes d'accord pour débrayer, d'au-
tres le contraire. Nous qui travaillons en équipe ne sommes
pas plus avancés par ces informateurs. Pourtant la majorité
est sceptique sur l'unité et le débrayage : « On nous fait le
coup trop souvent ».
Notre délégué qui a disparu depuis pas mal de temps à
fini par s'informer. Il surgit tout d'un coup, une pile de
tracts sous son bras, qu'il distribue fièvreusement. Il passe
comme une comète, puis il va se réfugier à sa machine et
surveille la réaction des gars avec inquiétude, mais satisfait
sans doute d'avoir fait son boulot. Nous sommes heureux
d'apprendre par le tract que notre département a lui aussi
réalisé l'unité d'action à la base. Le tract, qui est signé des
deux délégués CGT et d'un ouvrier CFTC, nous informe aussi
que notre volonté est de débrayer une heure.
Cela suscite pas mal de discussions et le délégué finit ·
par s'approcher des groupes.
On demande des explications.
C'est toute l'usine, ou bien simplement notre dépar-
tement ?
Réponse du délégué :
C'est toute l'usine,
Pourquoi le tract n'est-il adressé qu'à notre départe-
ment ?
Réponse du délégué :
Chaque département prend l'initiative de la grève,
mais ça se fait dans tous les départements.
Je montre un tract de la CFTC qui, lui, n'est pas partisan
d'une action généralisée dans l'usine.
Un cégétiste donne alors une autre version de la chose :
- Ça se fait dans chaque département où l'atmosphère
est favorable à la grève. Les copains ont demandé aux ou-
vriers, et là où ils sont d'accord, on a lancé le mot d'ordre.
.
129
*****
Dans notre atelier on nous a rien demandé, et pourtant
il y a un tract qui dit qu'on est pour un débrayage.
· A toi on a pas demandé, on s'excuse, mais aux autres
on a demandé hier.
Pourquoi n'avez-vous pas fait de réunion dans l'ate-
lier à l'heure du déjeuner?
La réponse est évasive : « Qui, on aurait dû le faire, mais
on n'y a pas pensé ».
Si on nous avait demandé, on ne se serait pas pro-
noncé pour une grève par départements mais pour une grève
dans toute l'usine.
Oui, tu parles bien, mais c'est trop tard maintenant,
dit un autre.
Malgré tout, quelques cégétistes ou sympathisants sem-
blent à présent décidés à la grève.
Nous qui travaillons en équipe, devrions débrayer à
13 h. 30. Alors c'est chaque fois le même problème, le même
malaise: doit-on débrayer même si l'on sait que c'est un
échec? Doit-on accepter d'être le jouet des syndicats, qui se
servent de nous comme des pions?
Doit-on accepter nos conditions de vie sans protester ?
Maintenant, certains sont d'accord avec le mot d'ordre
de la CGT, ils le disent du moins, mais je sais qu'ils ne
débrayeront pas. Ils se disent d'accord avec le syndicat, parce
qu'ils savent qu'il est fort. Ils ne débrayeront pas, parce qu'ils
ne veulent pas être dans la minorité qui brave la maîtrise.
Ils seront toujours là où le rapport de force est favorable.
N'y aurait-il pas de noyau de cégétistes militants autour d'eux
qu'ils ne se seraient même pas posé le problème de débrayer.
Je ne suis pas d'accord mais je débrayerais, je le sais,
aussi. N'y aurait-il pas la maîtrise qui se plante au milieu
de l'allée pour épier nos gestes, assister au spectacle de notre
division et de notre écrasement, qu'au dernier moment je
serais resté à ma machine. Mais cette scène où nous sommes
les acteurs et le chef d'atelier et le contremaître les deux seuls
spectateurs impassibles, fait définitivement pencher la balance.
N'est-il pas assez pénible d'être battu, faut-il encore être
nargué ? Faut-il plier encore sous l'humiliation de nos chefs?
« Reste donc à ta bécane; tu es fou, les cégétistes ne
débrayeront même pas. >>
J'essaie d'expliquer. Expliquer quoi ?...
Supposez que les ouvriers débrayent dans les autres
départements. Supposez tout d'un coup que Linet n'ait pas
menti pour une fois. Nous ne le savons pas, mais cela pour.
rait se faire. Il y a une chance sur 1.000 pour que cela se
réalise. Comme on ne peut pas savoir, je joue cette chance
comme aux courses.
Moi, je le sais, dit un ouvrier. La grève est un échec.
Et pour mieux me le confirmer, il me montre un cégétiste
qui s'agite fébrilement en faveur de la grève et ajoute :
130
- Moi je débrayerai après lui; alors, tu vois que je suis
tranquille de rester là.
Je trouve d'autres arguments, mais aucun n'est valable.
On me reproche aussi mon manque de lucidité politique, c'est
la mauvaise tactique que de se plier à ces mots d'ordre ab-
surdes. Mais que je dise la vérité et tout le monde me com-
prendra. J'ai envie de foutre le camp, de passer à côté de
mes chefs et de sortir respirer.
Un tract de la CGT annonce triomphalement, le lende-
main, le succès du mouvement. Ce n'est qu'un commence-
ment, proclame-t-il. Combien y a-t-il eu de commencements
comme celui-ci, qui n'ont jamais continué nulle part, sauf
dans la lassitude et le découragement des ouvriers ? L'Huma
compte 4.000 grévistes. Y en a-t-il seulement 500 ? Les
communistes multiplient-ils les chiffres par 10 ou par 100 ?
On ne peut même pas se baser sur une logique mathématique
du mensonge. C'est le bla-bla-bla continuel, toujours le
même. Le tract dit que c'est un commencement, que la direc-
tion a peur, etc... Pourquoi l'ont-ils même imprimé, tout le
monde savait ce que dirait le tract. Le bla-bla-bla est codifié,
il résiste à toutes les intempéries de la réalité.
Toute grève a son épilogue et le lendemain nous épilo-
guons sur l'échec manifeste de la grève. Trois staliniens no-
toires ont débrayé, peut-être parce que j'avais moi-même
débrayé et qu'ils craignaient qu'on ne le leur reproche. Nous
en plaisantons :
Je ne savais pas avoir tant d'influence sur les stali-
niens. Mais ce sont ceux qui ont débrayé qui se font en
général engueuler par les autres. Les temps ont changé. On
ne croit plus aux héros, seule l'efficacité compte.
Cependant beaucoup ont des idées concrètes sur la façon
d'organiser une grève.
Il faudrait dire tout ce que vous dites à toute l'usine.
Il faudrait que ça se sache.
Comment ?
Pourquoi ne ferait-on pas un bulletin d'atelier où
tous ceux qui veulent dire quelque chose au sujet de l'action
revendicative le diraient ? Communistes ou pas communistes,
FO ou rien du tout, on s'en fout. Mais que ceux qui ont des
idées les expriment. J'explique que c'est réalisable et que
c'est le seul moyen de rompre notre isolement. Réaliser la
coordination en se communiquant nos idées. Si tous les ate-
liers faisaient pareil, nous connaîtrions ce que l'on veut
faire.
Certains sont enthousiastes :
On peut proposer ça à la cellule, voir ce qu'ils en
pensent.
J'expose l'idée à la cellule, en l'occurrence deux mili-
131
tants staliniens. Ils m'écoutent tête baissée, l'air gêné. lIs
soupçonnent une mancuvre, c'est indéniable.
Dans votre tract vous demandez que l'unité se réalise
dans chaque atelier. L'édition d'un bulletin d'atelier est une
solution.
Oui, peut-être...
C'est la seule réponse. Ils n'ont pas d'opinion et ne peu-
vent pas en avoir avant d'en avoir référé à leur chef.
Eux aussi ont fait la séparation entre la propagande des
tracts, la ligne du parti, et la réalité. Ce sont les points d'un
triangle imaginaire, mais ces points n'ont aucune ligne réelle
qui les relie et c'est pourquoi il n'y a pas en fait de triangle.
Prendre l'idée du tract à la lettre, ne serait-ce pas contre-
dire la tactique du parti ?
C'est la question qu'ils se posent certainement. IIs ne
peuvent la résoudre seuls, puisqu'ils ne détiennent pas cette
ligne du parti.
Où cela les entraînerait-ils ? Ils ne peuvent plus avoir
d'initiative. Les points du triangle sont devenus des pôles qui
se repoussent.
Que les tracts ou les journaux fassent de la propagande
en ne disant pas la vérité, cela a été admis au début, peut-être,
seulement par une petite couche de politiciens « ouvriers »,
mais
peu
à peu cette idée s'est étndue comme une tache
d'huile. Aujourd'hui elle a gagné toutes les sphères du pro-
létariat. Il semble que les militants communistes croient de
moins en moins en leurs journaux. Ils pensent simplement
que leurs journaux font de la bonne propagande, mais quand
à dire la vérité, c'est une autre affaire. Beaucoup n'osent
plus dire : ( c'est vrai, je l'ai lu dans l’Huma ).
Il n'est pas rare, par contre, d'entendre un militant com-
muniste ajouter naïvement à son argumentation une phrase
« D'ailleurs, les journaux bourgeois l'ont écrit ».
Même ceux qui croient en leurs journaux sont obligés de
faire ce genre de concessions, car la grande majorité des
ouvriers n'y croient plus. Pour la première fois on a pu
constater que des journaux bourgeois avaient eu un certain
écho au sujet de la guerre d'Algérie. Les témoignages de
J.-J. Servan-Schreiber et de J. Muller ont non seulement
franchi les murs de l'usine, mais ils ont été crus. Dans cer-
tains cas le simple fait d'avoir une étiquette communiste
suffit pour détruire toute valeur à l'information, même aux
yeux des sympathisants du parti. Toutefois, exception faite
de ces témoignages, la suspicion est étendue en général à tout
ce qui est écrit. Quand on demande : « Où as-tu vu cela ? »
La seule réponse « Je l'ai lu » ou « Je l'ai vu au cinéma »,
peut provoquer l'hilarité. « Ah! si tu crois ce que tu lis...
La presse, la radio, le cinéma, tous les moyens d'information
mentent. Le mensonge est devenu un virus si étendu la
suspicion plane partout, elle dépasse les limites de la grande
comme :
que
132
ROL
RUL II '...19
dire :
presse. Tout ce qui est écrit dans les journaux et tracts de
l'usine n'échappe pas à cette règle, et pour des raisons fort
justes. Mais la méthode du mensonge systématique, bien
quelle ait prouvé à la longue sa faillite totale, n'en a pas moins
laissé une trace. On ne croit pas à la propagande, mais certains
croient qu'il faut obligatoirement mentir pour faire de la
propagande. Le mensonge est devenu pour beaucoup le prin-
cipe élémentaire de la politique. Ceci provoque à la fois
chez nous un dégoût profond pour la politique et une cer-
taine indulgence pour
le mensonge.
Les mots mêmes en ont perdu leur signification. Les in-
jures sont utilisées tellement souvent qu'elles se sont atté-
nuées. Si bien qu'aujourd'hui être traité de fasciste n'a plus
de sens. On ne fait plus la relation entre l'insulte et la réa-
lité. On dit « Tu es un fasciste » histoire de plaisanter. Si
on demandait la définition de fasciste beaucoup pourraient
« Un fasciste c'est celui qui n'est pas d'accord avec
un communiste et rien de plus »; ou bien : « C'est une insulte
qui a la même valeur que salaud ou imbécile, selon les cas ).
Vous, qui êtes restés sur vos souvenirs d'occupation ou qui
avez un peu potassé l'histoire, ne soyez plus émus par ces
exemples, la propagande, mieux que les académiciens, a mo-
difié la signification du vocabulaire.
Lorsque je m'emporte et me fâche devant devant ces
calomnies, je sens que je ne suis plus compris. Pourquoi se
fâcher devant ces accusations auxquelles personne ne croit ?
Tout le monde ne sait-il pas que la politique c'est du baratin,
et les militants des baratineurs ? Cette sorte de baratin est
devenu un espèce de mécanisme chez la plupart des militants.
D..., qui est un délégué CGT apparamment honnête, in-
troduit dans son langage des sortes de slogans qu'il sort de
temps à autre. Il semble que cela lui échappe peut-être in-
volontairement.
Je lui demande des nouvelles d'un de nos amis communs,
connu comme oppositionnel de gauche.
Est-il malade ?
Malade ! Il s'est dégonflé de venir pour ne pas faire
la grève.
Il s'agissait en réalité d'une grève d'un quart d'heure et
notre ami était absent depuis 4 jours.
Venait-il à l'idée de D... que son camarade de travail
qu'il connaissait depuis plusieurs années, préférait manquer
quatre jours plutôt que de faire 1/4 d'heure de grève ? D'où
venait ce manque absolu de psychologie ? D... ne pensait
plus, il ne cherchait pas à dire la vérité. Il faisait de la pro-
pagande.
J'étais donc venu avec ma proposition, un peu comme
un marchand qui va offrir ses articles au marché. Il fallait
133
faire ce que les syndicats ne font pas; nous informer, nous
exprimer, essayer de créer une liaison entre nous. Tout cela
était bien louable et l'on m'approuvait, mais n'étais-je pas,
moi aussi, un marchand comme les autres ? Peut-être plus
malin
que les autres. Quel piège recouvrait ma proposition ?
Pour d'autres, j'arrivais pour bousculer leur quiétude. Quelle
perspective aurait ce bulletin ? Il faudrait le faire, le dé-
fendre contre les accusations qui s'abattraient sur lui et puis
de la défense on passerait à l'attaque et le bulletin retom-
berait, un jour ou l'autre, dans les polémiques, il toucherait
lui aussi inévitablement à la politique. La même ornière était
tracée.
Nous avons déjà commencé ensemble une expérience
identique. Nous avons créé un petit journal. Mais dès le
début nous avons été obligés de répondre à tant d'accusa-
tions que notre petit bulletin avait dû aussitôt polémiquer
et traiter les sujets plus à fond. Bientôt la rédaction du jour-
nal ne reposait plus que sur un noyau de camarades de l'usine.
Il avait dépassé les limites que beaucoup ne voulaient pas
franchir. C'était inévitable. Lorsque des ouvriers expriment
des idées et qu'ils sont accusés d'être des agents du patronat,
la critique dépasse aussitôt le cadre de la simple polémique.
C'est le problème de la démocratie ouvrière et celui de toute
la société qui est mise en cause. Le simple fait de vouloir
s'exprimer implique aussitôt une série de conséquences qui
poussent automatiquement dans l'engrenage de la politique.
Vouloir s'exprimer, c'est nier que les forces syndicales repré-
sentent cette expression, c'est nier le mécanisme actuel des
délégués, nier les organes représentatifs des ouvriers, la dé-
mocratie syndicale et celle du pays... En un mot, c'est deve-
nir des diviseurs de la classe ouvrière pour les uns, des forces
incontrôlées pour les autres. Pourtant, que de choses pour-
raient être imprimées. Les idées de J., de R. ou M., ou de
80 % des ouvriers sont le bon sens même. Mais faire débor-
der le bon sens des limites de nos rapports personnels re-
présente pour le moment un effort souvent trop grand. Im-
possible de me substituer à la volonté de mes camarades.
Il fallait attendre encore que le pourrissement du syndica-
lisme se continue, jusqu'à provoquer une véritable nausée
collective. Pour le moment c'est le plus souvent le stade de
l'indifférence la plus dédaigneuse.
Les dernières élections de la Mutuelle Renault en sont
un exemple frappant. L'abstention massive a été interprétée
par les organismes officiels comme la conséquence de la mo-
dalité de vote (vote par correspondance). Mais ne peut-on
pas retourner cet argument en disant que les abstentions sont
moins élevées aux élections des délégués du personnel, tout
simplement parce que l'on vote dans les ateliers pendant les
heures de travail et que l'existence d'un prétexte pour arrêter
sa machine ferait courir aux urnes l'abstentionniste le plus
acharné ?
134
Après cela allez, si vous voulez, reprocher à la classe ou-
vrière son manque de civisme. Mais quel civisme lui demande-
t-on ? Plébisciter une fois l'an un syndicat et rien de plus.
Plébisciter des organismes incontrôlables par nous. Plébis-
citer des délégués embrigadés par les syndicats aussi étroite-
ment que des ecclésiastiques. Ce voile de l'élection ne réussit
plus à cacher pour la plupart d'entre nous les pudeurs du
système. Ce manque de civisme, ce nihilisme c'est à la suite
de notre écrasement, à la suite du mensonge systématique
qu'il est apparu depuis quelques années et nous n'avons pas
à en rougir.
L'année passée une grève symbolique d'une heure, qui
était lancée par tous les syndicats, avait rassemblé la quasi
totalité des ouvriers dans la grève. Malgré la faiblesse de
cette action le résultat fut surprenant. Le lundi, lorsque nous
nous sommes tous retrouvés, il nous semblait avoir assisté
à un grand événement. « Tout le monde a débrayé. » Ce mot
revenait sur toutes les lèvres, comme si cette heure de grève
avait été l'événement le plus heureux auquel nous ayons as-
sisté depuis longtemps. Il l'était en réalité. Nous nous ser-
rions la main sans arrière-pensée. Les vieilles animosités
s'étaient subitement évanouies. Nous étions heureux de pou-
voir tous, pour une fois, partager une même joie. Cette joie
c'était notre force, c'était notre propre confiance en nous-
même. Nous rendions-nous compte de tout ce qu'il était pos-,
sible de réaliser dans une telle circonstance ? Certainement
pas. Mais nous savions tous qu'il nous était possible de réa-
liser des choses extraordinaires. L'univers des grandes choses
nous était subitement ouvert. Il suffit d'avoir vécu un seul
de ces moments pour comprendre tout ce que pouvait changer
la réalisation de notre unité.
Plusieurs mois après, nous nous retrouvions tous aussi
divisés qu'avant, peut-être même plus. La plupart d'entre
nous, quand on aborde ce problème, ont la même amertume
que le ménage au milieu du tas d'assiettes cassées qui ont
servi à consommer sa dispute. Ils sont là, inertes et ils repré-
sentent la majorité au milieu de ces antagonistes irréconci.
liables que sont les staliniens et les antistaliniens.
C'est un thème qui hante nos discussions, celui de notre
désunion. Ce thème est une obsession sourde qui a marqué
l'usine depuis quelques années. «Tant que les syndicats ne
seront pas unis il n'y aura rien à faire ». C'est le cri de dé.
tresse de beaucoup. Cette division syndicale s'est développée
avec son cortège de polémiques allant du tract de dénoncia-
tion quotidien jusqu'au coup de poing sur la figure. Cette
petite histoire de la lutte entre CGT et FO a créé un fossé
de plus en plus grand. Il y a eu les événements extérieurs
comme ceux de l'affaire de Hongrie, qui ont accentué le fossé.
Aujourd'hui, le sectarisme stalinien a créé à son image un
135
sonner
sectarisme anti-stalinien exactement symétrique. Il existe ac-
tuellement dans la classe ouvrière un courant antistalinien
qui n'est pas un courant de droite. Certains ouvriers se sont
réfugiés à FO ou au SIR, moins à la CFTC, uniquement par
haine et dégoût du stalinisme. Ces ouvriers n'ont pas d'idéo-
logie spécifique. Ils peuvent accepter toutes les opinions, leur
esprit est généralement ouvert à tout, sauf à la question du
stalinisme, qui peut les faire parfois complètement dérai-
: leur anti-stalinisme justifie tout, il peut aussi jus-
tifier les méthodes staliniennes. Surtout depuis les événements
de Hongrie, le courant stalinien se trouve de plus en plus
isolé. Il n'y a plus la masse d'ouvriers autour de lui qui ac-
ceptait ses mots d'ordre et sa propagande. Les cris d'unité de
la CGT, s'ils contiennent un pourcentage démagogique im-
portant, n'en sont pas moins la manifestation d'un besoin
vital. Seule, la CGT ne peut rien faire, elle le sait. Aujour-
d'hui, chez Renault, on voit ressortir la gauche de la CGT,
les éléments qui ont refusé de se compromettre dans l'affaire
hongroise. C'est eux qui ont plus de caution auprès des
ouvriers, que les « durs à cuire » qui ont approuvé de A jug-
qu'à Z la politique du PC. Cette minorité a fait, ces derniers
temps, avec des éléments chrétiens, une propagande efficace
contre les atrocités d’Algérie. Ils ont réussi à avoir un cer-
tain crédit auprès des ouvriers que Linet n'aurait pas pu
avoir. La contradiction des communistes sur cette question
est inextricable. Ils ont besoin de donner un peu d'air à leurs
organisations pour qu'elles puissent se développer, et sur-
tout, pour rompre leur isolement, il leur faut rejeter leur
sectarisme aux orties. Au milieu de ces deux courants il y a
la masse des indifférents: la majorité des ouvriers, qui n'est
plus cette masse si facilement perméable à la propagande sta-
linienne. Cette troisième force inerte pose un problème de
plus en plus important. Les jeunes générations quittent l'arè-
ne de ce combat intersyndical. Les arguments de cette bataille
sont déjà trop usés. Cette lutte a singulièrement isolé les anta-
gonistes et plus elle se perpétue plus elle tend à les isoler.
Cette lutte n'est que la manifestation des luttes internes de la
bureaucratie. Le combat a beau se durcir, son écho dans les
ateliers est limité à un pourcentage d'ouvriers qui devient de
plus en plus faible. La majorité en a assez de ces chicanes
épuisantes auxquelles elle a plus ou moins participé autre-
fois. La lutte entre les syndicats a pris un petit air vieillot
et tend de plus en plus à ressembler à la lutte entre cléricaux
et anticléricaux. C'est un peu Vieille France et un peu clo-
chemerlesque. Nous avons dans nos ateliers les leaders de
cette bataille, mais ils ne ressemblent plus aux héros de la
littérature ouvrière : ce sont des sortes de Peppones ou de
Don Camillos. Ils font souvent rire.
Comme on le voit, l'unité de la classe ouvrière présente un
double aspect. Il s'agit de concilier à la fois les courants anta-
gonistes et la masse des indifférents. Et là, il s'agit bien de
136
BP)
*
deux problèmes et non d'un seul comme le prétendent la
plupart. Croire que réaliser l'unité entre les bureaucraties
syndicales amènera automatiquement les masses dans le ber.
cail du mouvement syndical, est aussi illusoire que de croire
qu'un mouvement de masse puisse effacer définitivement les
différends entre les bureaucraties syndicales. Ces différends
ne sont pas basés sur des divergences fondamentales de con-
ception, ils sont basés sur la rivalité des blocs impérialistes
qui dominent la vie politique des centrales.
Si les syndicats antistaliniens, et FO en particulier qui vit
sur la lancée de son antistalinisme, peuvent se permettre de
continuer indéfiniment à vivre isolément en s'accrochant
comme des mendiants aux basques du gouvernement, il n'en
est pas de même pour la CGT, qui a un besoin vital et per-
manent de masses pour pouvoir retirer quelque menue mo-
naie de son action revendicative.
La CGT a beau se démener, l'unité qu'elle proclame ne
peut s'obtenir qu'au prix de concessions, et aux bureaucra-
ties concurentes et aux masses des indifférents. Ces conces-
sions, ce sont des concessions politiques aux uns et des con-
cessions démocratiques aux autres. Mais il n'est pas dit que,
même au prix de ces sacrifices, la CGT puisse reconquérir ce
qu'elle a perdu. Aujourd'hui elle évite de parler de la Hon-
grie et son programme met en sourdine toute revendication
politique. Mais ce n'est plus assez maintenant, il faut encore
plus. Il faut démocratiser le plus possible. Mais là, elle ren-
contre toujours la même contradiction. Si les staliniens
cèptent de démocratiser leurs méthodes, ne verront-ils pas
s'exprimer tout un tas de griefs de la part des ouvriers de
base, qui mettront en doute la ligne politique du syndicat ?
Démocratiser et boucher les oreilles n'est pas possible. Dé-
mocratiser, c'est risquer de voir les indifférents se joindre à
un raz de marée de reproches qui pèse à plus d'un depuis
pas mal de temps, c'est risquer de voir l'appareil s'écrouler
comme un château de cartes. Démocratiser, c'est courir un
risque peut être plus grand que de se durcir. Mais sera-t-il
possible encore longtemps à la CGT de crier à l'unité dans
le désert de se lamenter sur sa solitude? Cette solitude risque
de devenir tragique pour les staliniens. Le problème de la dé-
mocratisation dépasse le cadre de la simple réforme des mé.
thodes de la CGT, il est la négation même de ses principes
fondamentaux. Si démocratiser n'était que donner la parole
à quelques bureaucrates opposants, du genre de Le Brun ou
Rouzaud, la question pourrait encore être résolue.
Mais donner la parole à une opposition de cadres n'est-ce
pas déjà donner le droit de discuter les ordres de la direc-
tion ? N'est-ce pas l'engrenage fatal ? Croire que la démo.
cratisation peut être canalisée en seulement deux ou trois
tendances bien orchestrées est une illusion, tout d'abord
parce que les divergences entre les cadres ne touchent même
plus la base. Les ouvriers sont assez étrangers à ce langage,
ac-
137. -
ils ne le comprennent pas. Ce langage est celui des techni-
ciens du syndicalisme, ce sont les problèmes du syndicat et
non directement les problèmes des ouvriers qui sont en ques-
tion. Cette soupape n'est plus suffisante. L'aboutissement
normal de la démocratisation, c'est laisser s'exprimer les mi-
litants, c'est accepter les divergences à la base, c'est laisser
s'exprimer les ouviers, les syndiqués ou les non syndiqués, et
prendre en considération cette expression. C'est instituer la
souveraineté des ouvriers, c'est aussi condamner la bureau-
cratie syndicale et les bases du syndicalisme actuel.
Que les minorités cégétistes, non pas celles des cadres, mais
celles qui se trouvent autour de certains militants non ortho-
doxes dans les usines, redonnent une certaine vitalité à la
CGT, c'est indéniable. Mais alors la scission entre la bureau-
cratie syndicale et la base se fait à un échelon plus élevé.
Dans certains endroits cette scission peut même s'opérer en-
tre la bureaucratie et les cadres moyens. Si l'opposition des
ouvriers se manifeste à l'intérieur des syndicats plutôt qu'à
l'extérieur, cette opposition peut redonner une certaine jeu-
nesse au syndicat. Mais le danger plane toujours. Cette jou-
vence n'est-elle pas cyanurée ? Le monolithisme une fois
abattu, les tabous dégonflés, que reste-t-il du syndicat ? Le
vent de démocratisation peut faire craquer bien des charniè-
res, bousculer ces vieillards encroûtés dans leurs tics et leurs
privilèges. Mais l'appareil est trop aguéri, trop huilé, pour
s'atomiser au premier souffle, et les syndicats tiendront tou-
jours en main leur appareil, les idoles tiendront encore. Que
seront ces Dieux s'ils n'ont plus de fidèles ? Pourtant la séni-
lité des cadres syndicaux, leur routine bureaucratique, leur
enlisement dans les manœuvres sont vite décelés
par
les
ouvriers. Ce ne sont plus que des ficelles grossières qui ont
servi pendant des années. La troupe des dupes diminue de
plus en plus.
Mais le syndicalisme anti-stalinien, dans cette perspec-
tive, que devient-il ? Son anti-stalinisme est destiné à deve-
nir de moins en moins une raison sociale suffisante pour se
maintenir. Les syndicats FO ou indépendants dans la métal-
lurgie essaient de s'adapter au rôle que la société capitaliste
moderne exige du syndicalisme. Ils essaient de mimer de plus
en plus leurs confrères, les syndicats anglais, américains ou
allemands, mais cette différence toutefois, c'est que
comparés à eux ils ne sont que des liliputiens. C'est par
leur
intermédiaire que les patrons ou le gouvernement font des
concessions à la classe ouvrière et ce sont ces derniers qui
sont devenus les meilleurs propagandistes de ces syndicats
auprès des ouvriers. Ce sont ces syndicats qui sont reçus par
la direction. Ce sont eux qui assument les fonctions d'avocat
dou ouvriers. Si on veut réussir un essai, c'est un de ces syn-
dicals qu'il faut consulter, si on veut être embauché ou évi-
avec
138
1.10.
ter un licenciement, c'est encore eux qu'il faut sonner. Mais
ils vont encore plus loin. Chez Renault, FO est devenu le
syndicat patronnal par excellence. La direction ne s'adresse
pour ainsi dire pas aux ouvriers, son paternalisme, elle le
réalise par l'intermédiaire de FO. Bien mieux, c'est FO qui
prend la responsabilité des actes impopulaires de la direction.
Si on obtient des augmentations de 1% tous les trois mois,
ils peuvent dire que c'est grâce aux accords qu'ils ont signé
avec la direction. Le paternalisme patronal a trouvé des inter-
locuteurs valables parce qu'ils ne constituent pas un danger,
qu'ils représentent les catégories les plus disciplinées, les
ouvriers les plus sages, et qu'ils sont devenus les intruments
dociles de la direction. Ce sont eux qui peuvent se taper sur
la poitrine et dire : nous sommes le syndicat constructif.
Mais que peut dire la CGT ? Elle aussi se frappe sur la
poitrine et dit : « C'est grâce à notre pression », mais per-
sonne n'y croit. La CGT frappe sur la table, mais elle n'éfa-
rouche plus la direction comme il y a quelques années. La
CGT, malgré ses voix, est aussi faible que les autres syndicats
et sa politique d'intimidation n'a plus aucun effet. Dreyfus
peut licencier des délégués, refuser de recevoir les représen-
tants élus par 60% du personnel, la CGT ne peut que verser
des larmes et se lamenter. Son syndicalisme d'action est
mort, c'est elle-même qui l'a tué pendant des années de lutte
politique.
Alors elle oscille entre deux positions. Elle essaie de
jouer le jeux des autres syndicats, d'entrer dans la foire pa.
ternaliste de la direction, et elle essaye de jouer au syndicat
révolutionnaire de masse. Mais ces deux politiques ne vont
pas ensemble. Elle refuse de signer les accords de septembre
1955, mais quelques mois plus tard change de position et
demande à parapher les accords qu'elle critique. La direc-
tion refuse. La CGT s'indigne alors, mais son indignation
n'émeut plus personne. En voulant jouer sur deux tableaux
elle ne gagne sur aucun. La direction veut des partenaires
dévoués et loyaux, et les ouvriers ne veulent plus, par leur
action, soutenir un syndicat qui les a épuisés par ses mots
d'ordre.
La bataille électorale.
.
Précédant l'élection du 7 mai, les tracts syndicaux se
sont déversés dans les rues avoisinantes de l'usine, avec un
débit exceptionnel. Les syndicats se dénoncent les uns les
autres. Le jeu est pourtant difficile, car les principes de la
coalition anti-CGT ne jouent même plus. C'est chacun pour
soi, il faut lutter contre trois concurrents à la fois. Le niveau
de bassesse, de mensonge et de ridicule atteint est incroyable.
FO ne cherche qu'à donner des garanties d'anti-stali-
nisme. Un de ses tracts annonce triomphalement qu'elle a
139
HAWA
.
THRILNIM
ALYSSA
1
voté le licenciement des quelques ouvriers qui, à Flin, s'étaient
battus contre les jaunes. La guerre d'Algérie est justifiée,
car, dit-elle, Moscou soutient les fellagas. Elle rejette la res-
ponsabilité de la crise économique aussi sur la Russie et sur
l'Egypte.
Le SIR délire. Il nous annonce que les ouvriers ont rem-
porté, en 1956, grâce à la politique de leur syndicat, plus de
victoires
que les ouvriers n'en ont remporté en 1936. Quant
à la CGT, elle énumère toutes les revendications qu'elle a eu
l'audace de poser. Dans notre atelier, un tract fait la liste des
24 revendications qui ont été posées depuis un an devant la
direction. Ces revendications portent la plupart sur le tra-
vail. Exemple : demande de la pose d'une soufflette, meil-
leure qualité des chiffons, etc. Certaines sont humoristiques :
demande de définition du terme « absence justifiée » pour
l'attribution des primes trimestrielles.
D'autres sont des revendications purement patronales.
Celle-ci, par exemple : ouverture du magasin X jusqu'à
22 h. 330 le samedi. Le délégué demande donc à la direction
que les magasiniers travaillant en équipe viennent le samedi
soir faire des heures supplémentaires, bien que ceux-ci y
soient franchement hostiles. Sans s'effaroucher, le tract re-
vendique quelques lignes plus loin, le retour aux 40 heures.
Tout est jeté pêle-mêle dans la bataille. La CGT veut con-
tenter tout le monde pour avoir des voix.
Tous les syndicats sont toutefois unanimes pour recoman-
der de ne pas s'abstenir.
Que vont faire les ouvriers en face de celà ?
En général, les ouvriers n'osent pas avouer qu'ils vote-
ront pour tel ou tel syndicat. Ils le cachent. Ils affichent au
contraire leur scepticisme. Les militants n'osent pas faire de
propagande orale. Ils sont muets, seuls les tracts parlent. La
plupart semblent étrangers à cette bataille. Ils attaquent les
autres syndicats, mais défendent rarement celui auquel ils
sont sympathisants.
Y aura-til beaucoup d'abstentions?
En écoutant ce qui se dit dans les ateliers, on pourrait
le croire. Ce qui se passe dans la réalité est pourtant diffé-
rent. Ici on ne peut donner qu'une interprétation pour expli.
quer ce décalage. Si la sympathie envers les syndicats est en
général très faible, par contre l'antipathie à l'égard de cer-
taines centrales est, la plupart du temps, très vive. Bien sou-
vent on vote pour un syndicat uniquement par antipathie
pour l'autre. De plus, la bataille électorale a conservé son
caractère de compétition, on s'y passionne un peu comme aux
Une chose paraît certaine, c'est qu'en général on
vote contre et non pour. Le deuxième aspect du vote réside
dans la cérémonie du vote lui-même. Nous avons notre temps
passé aux urnes qui nous est rétribué. Le devoir de chacun
ont donc de profiter de cet avantage acquis. Ensuite le vote
comporte toute une mise en scène qui confère une certaine
courses.
140
JUMLUNUN
dignité aux électeurs. C'est le seul moment dans l'usine où
nous nous sentons devenir quelqu'un, la seule fois dans l'an-
née où on nous demande notre opinion. Ne pas voter ou voter
blanc n'est-ce pas trahir cette confiance qu'on nous donne,
n'est-ce pas refuser ce droit à la dignité ? Ces deux aspects,
qui paraissent superficiels, déterminent le vote. Il est incon-
testable que si l'élection avait lieu un dimanche, au bureau
de mairie, le pourcentage des abstentions dépasserait toutes
les prévisions. Enfin, l'abstention n'est pas considérée com-
me un acte politique, les abstentionnistes sont aussi les élé-
ments arriérés de la classe ouvrière, ceux qui ne s'intéres-
sent qu'à eux. Comment se différencier d'eux ? L'abstention
n'est pas un moyen. Il y aussi le doute perpétuel : peut-être
un jour les syndicats changeront-ils, défendront-ils efficace-
ment la classe ouvrière ?
On ne sait jamais. Aujourd'hui l'ouvrier qui vote s'enfer-
me la plupart du temps dans l'isoloir. Il se cache pour voter,
il en est un peu honteux. Ce n'est plus comme avant, où la
plupart ne prenaient qu'un bulletin et le mettaient directe-
ment dans l'urne devant tous leurs camarades. Voilà une in-
terprétation du vote, mais seuls les résultats comptent et
c'est à ceux-ci que se réfèrent en général les gens extérieurs
à l'usine. Mais aujourd'hui, même les plus fanatiques ou les
dirigeants syndicaux, ne sont plus dupes. Ils savent que leur
armée est tout juste capable de déposer le bulletin de vote
dans l'urne. Ils savent que cette armée, comme épuisée par
cet effort, ne peut rien faire d'autre que de douter.
Pourtant notre armée allait avoir encore la force de con.
voler à une nouvelle victoire. Ce fut la grève du 17 mai.
La CFTC et la CGT lancèrent pour ce jour un mot d'or-
dre : grève de 2 heures. Ces deux heures, comme l'année pré-
cédente, étaient judicieusement choisies. Le jour était un
vendredi le dernier jour de travail et les heures en fin
d'après-midi. Cette grève allait coïncider avec la volonté de
ceux qui choisissent la fin de semaine pour prendre une heu-
re ou deux à leur compte, afin de vaquer à leurs propres
affaires.
Cette fois la grève fut précédée d'un référendum orga-
nisé par la CGT. Les ouvriers devaient se prononcer par oui
ou par non pour 2 heures de grève. La majorité se prononça
pour.
M., un cégétiste, m'apostrophe :
« Il y en a qui se considèrent trop payés. Ils ne veu-
lent pas faire grève. Il y en a d'autres qui ne répondent mê-
me pas au référendum. >>
J'explique que je n'ai aucune confiance en ceux qui orga-
nisent le référendum. Ce qu'il aurait fallu faire, c'est une
réunion d'atelier pour que tous, nous puissions nous expli-
141
-
40
quer et élire un comité de préparation à la grève. Si on fait
cela dans toute l'usine, on peut connaître en une journée
l'opinion de tous. Il ne s'agit pas de demander aux ouvriers
de répondre à un mot d'ordre d'action par oui ou par non,
ce sont eux qui feront l'action. J'ajoute que si ce système
démocratique était réalisé, il n'y aurait pas de grève de 2 heu-
res, mais une grève généralisée à l'ensemble de l'usine, car
tel est l'avis de la majorité.
M. soutient que les ouvriers ne savent pas ce qu'ils veu-
lent. Ils sont lâches, ils se dégonfleront. « Ton système ne les
changera pas ».
« Pourquoi n'essaye-t-on pas ? Ça a existé déjà et ça a
marché ».
M., bien qu'il soit jeune, a déjà la nostalgie du passé :
« Ah oui, avant, ça marchait, mais tout marchait
alors, les gars, ils en avaient dans le ventre, mais mainte-
nant... » Puis M. me regarde dans les yeux : « Tu sais pas
ce qu'il faudrait ? Une équipe de gars avec des triques et le
premier qui refuse de débrayer, on lui en met un bon coup. .
Après, tu verrais comme ça marcherait...
Après que je lui ai fait remarquer que ses considéra-
tions sont les mêmes que celles des bourgeois les plus réac-
tionnaires, nous nous séparons sans oublier de nous soulager
de quelques vacheries réciproques.
La disproportion entre la revendication et l'action pro-
posée était flagrante. Allait-on obtenir 30 francs d'augmen-
tation de l'heure avec deux heures de grève ? Les plus timo-
rés, les moins combatifs, s'accrochèrent à l'idée de la grève.
Ils voulaient montrer qu'ils n'étaient pas des jaunes et cette
démonstration n'allait pas leur coûter cher. Ce furent les
plus ardents à critiquer ceux qui se moquaient de cette grève
de deux heures. Pour une fois, les rôles étaient renversés.
Pourtant, la grève donnait un espoir, celui de la réali-
sation de notre unité. Deux syndicats s'étaient unis ; allait.
on voir enfin se réaliser ce rêve ? Non, FO et le SIR refusè-
rent de participer. Bien plus, le 17 au matin, un tract FO
fut distribué, dans lequel il était demandé aux ouvriers de
ne pas débrayer. Toute une partie était réservée à des inju-
res contre la CGT, où les événements de Budapest revenaient
comme l'argument essentiel. Des critiques plus douces étaient
faites à la CFTC, dont la faute était de s'allier à la CGT.
La partie réservée aux problèmes de l'usine était assez inat-
tendue. En effet, FO affirmait que la direction allait
augmen-
ter la prime de bilan. Le reste du tract était une condamna-
tion pure et simple de la grève comme moyen d'action dans
la période présente. Le tract eut l'effet contraire à celui
qu'il visait. Une partie d'ouvriers indifférents à la grève fut
par contre révoltée par le ton de ce tract. Comment FO con-
nait-elle les décisions de la direction ? Pourquoi était-ce le
142
1
syndicat qui condamnait une grève revendicatrice avec les
mêmes arguments qu'aurait pu donner la direction ? Cer-
tajns donc s'en indignèrent et décidèrent de faire la grève
< pour emmerder FO).
A part les bureaux, où la grève fut un échec, l'usine a
débrayé. Chacun finit donc sa semaine deux heures plus tôt
que de coutume, le coeur allègre, et certains la conscience
chaude d'avoir une action non compromettante à leur pal-
marès d'ouvrier.
Pendant les deux heures où il ne restait plus qu'une
poignée d'ouvriers dans notre atelier, l'ancien délégué FO,
socialiste notoire, passa à l'action. Il barbouilla les murs
d'affichettes de son parti et de son syndicat, insultant le PC
et la CGT et rappelant sans cesse Budapest. La conception
de l'action syndicale de ce leader ne fit que nous irriter da-
vantage quand, le lendemain, nous vîmes cette exploitation
des massacres faite à la sauvette et destinée à défendre la
cause de notre Directeur Général.
« Dreyfus a eu peur », nous dit le délégué CGT.
« Dreyfus mouille », disent certains en se frappant la
poitrine avec des airs de héros, comme si leurs deux heures
de grève étaient une médaille.
D'autres ironisent :
« Tiens, il ne doit plus dormir après cette action. Il
paraît qu'il ne couche plus chez lui ».
Une chose, pourtant, rassemble l'unanimité des opinions.
Le syndicat FO est un syndicat pourri. A part cela, ceux qui
prétendaient espérer une augmentation de salaire s'en vont
tête basse quand nous leur rions au nez. Quelques jours plus
tard, R. vient en colère :
« C'est si facile qu'ils auraient tort de ne pas en pro-
fiter ».
« On se fout de nous ».
Nous n'aurons pas d'augmentation de salaire, seulement
une prime de bilan légèrement supérieure à celle de l'année
précédente, bien que l'augmentation de la production et des
bénéfices soit considérable.
Tout est rentré dans l'ordre. Les syndicats ont applaudi
bien fort cette grève, la CGT continue sa propagande et lance
des invitations à FO pour l'unité. Que doit penser M., qui
est pour la trique ? M. se tait. Je vais le voir et lui montre
un tract CGT destiné aux cadres et à la maîtrise, où on de-
mandait à ces derniers de soutenir la grève dans la mesure
de leur possible ».
« Alors, aux ouvriers, on leur dit débrayez ; à la mais
trise, on leur dit soutenez dans la mesure du possible, et si
on a une augmentation, c'est encore eux qui toucheront le
plus ).
M. sourit, gêné. Pense-t-il qu'il faut aussi la trique pour
la maîtrise qui ne débraye pas ? Alors, si la trique n'est ni
143
1.1.1.1.11 UNTU..!'IVI.!!!!!!!LL LLLL
pour FO, ni pour la maîtrise, pour qui est-elle ? J'ai débrayé
mais je sens mon échine qui frissonne.
Le mois de mai a eu sa grève d'avertissement comme l'an-
née précédente. Les syndicats ont fait leur boulot : ils ont
fait une action. Tous les rouages semblent bien huilés dans
leur routine et leur inefficacité. Faute de grande lutte et
dépourvus de la moindre victoire, nous nous rabattons tous
sur la perspective des vacances. Plus le mois d'août appro-
che, plus tout projet d'action devient illusoire. Les trois
semaines de congé sont presque à notre portée, bien rares
sont ceux qui consentiraient à les compromettre par une
action. D'ailleurs, il faudrait avoir confiance en une action,
Mais quelle action ?
Les ouvriers n'ont pas la force de se lancer tous seuls, les
syndicats sont encore les maîtres et, aujourd'hui, leur inac-
tion suffit pour paralyser les moindres véléités revendica-
tives.
D. MOTHE.
LUTIR
*.
LE MONDE EN QUESTION
La situation française
-
On aurait tort de croire que la « crise gouvernementale » ouverte
par la chute de Guy Mollet (et non résolue par la formation du gou-
vernement Bourgès-Maunoury), n'est qu'un gag de plus dans l'inter-
minable farce de la IV° République. La bourgeoisie française a renvoyé
Mollet avec l'inconscience caractéristique d'une classe de parasites en
pleine décomposition. Mais chasser le Sganarelle auquel les fournis-
seurs refusent désormais ses chèques sans provision ne supprime pas
le découvert, ni ne dispense d'avoir à payer. Depuis bientôt trois ans,
la bourgeoisie française vit sur de la « cavalerie ». Qu'il s'agisse de
l'Algérie, de finances publiques, d'économie et de balance extérieure,
de ses problèmes sociaux ou de diplomatie internationale, elle bluffe
et elle. triche, Renverser Mollet en refusant de payer une partie
très faible de l'addition signifie vouloir continuer la tricherie,
Mais celle-ci aura bientôt fait son temps. Le départ de Mollet ouvre
une nouvelle phase dans l'histoire de la France d'après-guerre :
celle où la guerre d'Algérie et ses conséquences deviendront une préoc-
cupation quotidienne et directe de la Société.
Depuis novembre 1954, lorsqu'elle a dû faire face d'un coup au
problème algérien, la bourgeoisie française, incapable de lui donner
une solution, s'entêta à nier la réalité. Il faut reconnaitre que l'insur-
rection algérienne la plaçait devant des contradictions inextricables,
sans commune mesure avec celles de la guerre d'Indochine. Passer la
main c'était et c'est toujours une catastrophe. L'Algérie n'est
pas une colonie comme une autre; après la perte du Maroc et de la
Tunisie, c'est le dernier verrou qui protège l'exploitation impérialiste
française en Afrique. La découverte des pétroles du Sahara n'a fait
que renforcer son importance. Une couche importante d'exploiteurs
français s'y est enracinée, étroitement liée aux cercles dominants du
capital et de la politique métropolitains, et appuyée localement sur
des larges fractions de population européenne privilégiée. Aucune
base locale n'existe pour arriver à un compromis « raisonnable », et
l'on a vu d'ailleurs, au Maroc et en Tunisie, ce que ces compromis
signifient à plus ou moins court terme. Mais d'un autre côté, comment
s'imposer par les armes à une population de dix millions, pour laquelle
la « présence française » est devenue l'ennemi Nº 1 ? Comment finan-
cer cette guerre longue, importante, qui rencontre l'hostilité crois-
sante des Américains ? Comment la faire avaler à la population fran-
çaise, qui pourrait ne pas réagir s'il s'agissait, comme en Indochine,
d'une expédition d'une armée de métier financée par les Américains,
mais qui n'était disposée ni à payer, ni à se faire tuer pour les intérêts
de MM. Borgeaud et Blachette ?
Devant ces contradictions, et dans l'incohérence et l'anarchie qui
prévaut au niveau de la direction « politique » des affaires de la bour-
geoisie française, aucune solution véritable ne pouvait être élaborée;
les milieux algérois, puissamment secondés en France, imposèrent
leur politique de « pacification » c'est-à-dire de guerre. Mais cette
guerre, comment la faire ?
Les élections de janvier 1956 montraient que la majorité de la
population s'y opposait. Les manifestations des rappelés et des usines,
trois mois plus tard, sans précédant dans l'histoire française en temps
« normal » montrèrent d'ailleurs qu'on aurait eu tort de tabler sur
une indifférence générale. Un gouvernement de droite aurait pu, à ce
moment, précipiter une crise grave.
!
145
HULINI
La seule solution possible était celle que pouvaient fournir les
socialistes, valets fidèles de l'impérialisme français. Offrant la meil-
leure « couverture à gauche » possible à la conduite de la guerre, ils
apportaient en même temps indirectement à la politique impérialiste
en Algérie les suffrages staliniens. Le P. C., soucieux avant tout de ses
combines d' « unité d'action » avec les socialistes, votait les pouvoirs
spéciaux à Mollet. Réformistes et staliniens ensemble réussissaient à
enrayer les mouvements qui, au printemps 1956, se dessinaient contre
la mobilisation.
Mais le seul mot de socialiste ne suffit pas. Face à la population
en général, à sa clientèle salariée essentiellement employés et fonc-
tionnaires en particulier, la S.F.I.O. ne pouvait maintenir quelque
influence et donc être utile à la bourgeoisie que si elle donnait
ou paraissait donner quelque chose. D'où le « Fonds vieillesse », la
troisième semaine de congés payés, et le fameux « refus de la pause
sociale ». D'où surtout, le refus de financer vraiment la guerre,
comme une guerre doit l'être en bonne logique capitaliste : en préle-
vant sur le niveau de vie de la population.
L'article de F. Laborde qu'on lira plus loin montre la portée véri-
table de la politique « sociale » de Mollet; la guerre a été quand même
en grande partie financée par un accroissement de l'exploitation.
Mais il était essentiel que cet accroissement ne prit pas la forme d'une
diminution pure et simple du pouvoir d'achat : le rendement a aug-
menté sans compensation, mais les salaires réels n'ont pas été entamés.
Cela ne suffisait pas. La guerre continuait à absorber des cen-
taines de milliards, et l'issue n'apparaissait pas. L'inflation se fal-
sait sentir de plus en plus. Ramadier a voulu persuader les gens que
la falsification des indices des prix pouvait tenir lieu de politique éco-
nomique mais la tâche était difficile. Chaque falsification coûtait
d'ailleurs à l'Etat des dizaines de milliards. On vidait les caisses, pour
ne pas avoir à les remplir. Mais l'escroquerie sur le plan intérieur est
plus facile que sur le plan extérieur. Une part croissante de la pro-
duction étant absorbée par la guerre, les exportations diminuaient
continuellement, les importations ne faisaient que gonfler. A la crise
intérieure s'ajoutait une crise des paiements extérieurs, on voyait
et l'on voit toujours s'approcher le jour où les importations ne
pourraient plus être payées.
En mai, Mollet était obligé de demander à la bourgeoisie de payer
une petite partie de l'addition. Ses impôts étaient ridiculement insuf-
fisants, et frappaient beaucoup plus la population que les capitalistes.
Ceux-ci, pourtant, n'ont pas voulu en entendre parler.
Mais la droite qui a renversé Mollet doit faire désormais face à sa
situation réelle. Elle continue à se nourrir d'illusions et Bourgès n'est
rien d'autre que ces illusions à l'état gazeux. L'été sera peut-être
encore une fois la saison des songes, mais dès l'automne les vrais pro-
blèmes seront posés avec une acuité extrême.
Brièvement parlant : la guerre d'Algérie ne peut être continuée
que par un gouvernement de droite. Un tel gouvernement, en lui-
même aussi bien que par la politique qui fera sa raison d'être et par
les moyens qu'il sera de plus en plus forcé d'adopter, risque fortement
de dresser contre lui la population et de provoquer une crise sociale.
Pinay et Pleven le savent bien, qui ont refusé la Présidence du Conseil.
Comment la guerre d'Algérie peut-elle être continuée ?
Sur le plan militaire, aucune issue n'est possible. Il est presque
impossible que l'A.L.N. l'emporte mulitairement, mais il est hors de
question que la politique de « pacification » aboutisse avec ou sans
sauce de « réformes ».
Si la guerre continue, il faudra payer. Comment ? Les impôts de
Bourgès constituent une attaque contre le niveau de vie de la popu-
lation. Ils sont d'ailleurs absolument insuffisants. Lorsque Gaillard
promet à la France de déboucher, en 1959, « en plein ciel », il ment
et u le sait. Il n'y aura pas de miracle d'ici 1959. La guerre conti-
Quant, l'état des finances publiques étant ce qu'il est, le capital fran-
cals continuant à refuser de payer les frais généraux de son régime,
-
146
Gaillard ne déboucherait en 1959 que sur l'inflation galopante. Le fait
que l'expansion économique continue est une chose - et le fait que
la bourgeoisie française est à un degré de décomposition politique,
institutionnelle et même mentale qui lui interdit de mettre de l'ordre
dans ses affaires en est une autre. La guerre ne pourra être financée
que par une augmentation croissante du déficit de l'Etat, ce qui, dans
les conditions de plein emploi actuel, signifie l'inflation, la montée de
prix, et les grèves. Cela signifie aussi la continuation du déficit exté-
rieur, auquel les restrictions aux importations n'apportent guère de
remède. Le protectionnime français fait qu'en temps normal on n'im-
porte que ce qui ne peut être produit en France, de sorte que les
restrictions aux importations ou bien n'auront pas d'effet, ou bien
risquent d'atteindre des approvisionnements essentiels pour la pro-
duction ou pour l'équilibre du marché. Pendant ce temps là, les
exportations françaises disparaissent des marchés étrangers, contre-
carrées par la hausse des prix français et absorbées par les commandes
militaires de l'Etat.
Une aide américaine est plus que problématique. On évoque le
précédent de l'Indochine. Mais en Indochine, les Américains payalent
pour que la guerre soit faite; ils payeraient à la rigueur dans le cas
de l'Algérie, mais pour que la guerre cesse. La « politique arabe des
Etats-Unis va directement à l'encontre du maintien de l'impérialisme
français en Afrique du Nord. L'évolution ou le manque d'évolution
en Algérie renforce chaque jour l'hostilité américaine à la politique
française. Tous les facteurs jouent dans le même sens : la figure
conciliante que présente le F.L.N. avec les dernières déclarations de
Yazid à New-York, la réaction croissante des autres pays atlantiques
contre la politique française, le cynique démenti apporté par les
actes du Gouvernement aux promesses faites par Pineau à la dernière
session de l'O.N.U. Sur le plan international, la bourgeoisie française
devra faire face à une offensive généralisée à la session de l'O.N.U. de
l'automne.
Tout imposerait donc à la bourgeoisie française de trouver une
solution à la question algérienne. Et, malgré les manifestations de
MM. Laugier et Aron, tout indique que cette solution, elle continue
à la refuser.
Ce n'est pas là seulement de l'aveuglement. Pour les raisons indi-
quées au début de cette note, un compromis est presque impossible
à réaliser en tout cas, il a été rendu presque impossible par la
politique suivie jusqu'ici. Un abandon pur et simple, est inconcevable.
On ne perd pas l'Algérie comme on perd l'Indochine. Une armée
défaite ouvertement ou implicitement qui revient en France, des cen-
taines de milliers de réfugiés, des capitaux importants perdus, des
répercussions presque immédiates en Afrique noire. Le capitalisme
français s'est mis dans une impasse dont on ne voit guère l'issue.
Pendant ce temps, une polarisation des forces politiques dans le
pays commence. La guerre d'Algérie a créé une effervescence d'élé-
ments fascisants qui ne peut aller que s'accentuant, quelle que soit
l'issue de la question algérienne en elle-même. La continuation de la
guerre cristallisera de plus en plus l'idée de l'« Etat fort ». On en
est déjà au point où des gens « de gauche » réclament de Gaulle
au pouvoir. La cessation de la guerre rendrait disponibles des masses
d'éléments prétoriens et fascisants, et pourrait déclencher une rage
nationaliste dans la petite bourgeoisie.
Le prolétariat, de son côté, n'acceptera sans doute pas la dété-
rioration de son niveau de vie lié à la poursuite de la guerre. Dès
l'automne, le problème des salaires sera posé, et Bourgès ne profitera
plus du masque socialiste. Les appareils bureaucratiques des syndi-
cats et des partis « ouvriers » pourront-ils canaliser les luttes ouvriè-
res, les maintenir dans le cadre du régime ? La bourgeoisie se réjouis-
sait de l'usure des staliniens après les événements de Hongrie, mais
cette 'usure risque de se retourner contre elle. L'appareil stalinien est
au minimum de son influence depuis la Libération : si Thorez parle
.
147
-
i'!
CLINIC
MAV
LALINE
EJL NLC
POPISOW
de « resserrer les liens avec les masses », il faut bien comprendre qu'il
ne lui en reste pas beaucoup.
Tous les éléments d'une crise profonde couvent dans la situation
actuelle. Et encore une fois, tout dépend des ouvriers. Même de cette
impasse-ci la plus grave, peut-être, de toute son histoire la bour-
geoisie pourra sortir, malgré son incapacité, et sa décomposition, si le
prolétariat se laisse faire ou se laisse dominer par les appareils bureau-
cratiques.
-
P. CHAULIEU.
Les comptes du «gérant
loyal»
1. Le gouvernement Mollet aura mis à nu, plus manifestement
que Blum en 36, et plus cyniquement qu'aucun gouvernement socia-
liste français à notre connaissance, la fonction de la social-démo-
cratie dans ce pays : gestion à la fois démagogique et bornée du
capitalisme, Son existence aura en outre dévoilé le crétinisme et la
poltronerie des milieux dirigeants de la bourgeoisie française. Tels
sont les deux seuls titres à porter à l'actif du bilan déposé par le
domestique de celle-ci, révoqué pour son arrogance et son incapacité.
La signification apparente de la politique de Mollet est limpide :
11 s'agissait d'un national-réformisme : réformistes, la réduction des
zones de salaire, le Fonds vieillesse, les trois semaines de congés payés,
le projet Gazier, la refonte de l'enseignement; nationale, la politique
de présence française en Algérie, au Proche-Orient, dans la Petite
Europe, Abandonné à « gauche » pour ses opinions cocardières, à
droite pour sa démagogie, Mollet serait ainsi tombé à la fois pour le
salut de l'Empire et pour les conquêtes sociales. Telle est la version
accréditée par ses soins.
2. La signification réelle du bilan est assez différente.
Le bilan « national » d'abord est pas même nul ou négatif mais
catastrophique : il est de notoriété publique, jusque dans les rangs
de la droite, que les « succès » promis chaque trimestre par Lacoste
en Algérie se résument à la capture de Ben Bella. à la saisie d'une
centaine de bombes dans un garage d'Alger et à l'obtention, arrachée
à l'O.N.U. grâce au concours des évêques sud-américains, d'une simple
« recommandation ». Sur le plan militaire, pas de progrès, de l'avis
des militaires eux-mêmes. Coût global, environ deux milliards par
jour.
I'affaire de Suez a mis à dure épreuve « l'orgueil national » : on
la liquide honteusement à la faveur de l'interrègne gouvernemental.
Ici, pas même les petites satisfactions d'amour-propre policier, comme
en Algérie. Mais environ 250 milliards de pertes en tenant compte
des avoirs français bloqués par Nasser (1). En tout, Suez plus Algérie
depuis février 56, 1.150 milliards au moins pour avoir le droit de
continuer à transiter par le canal (et encore peut-être faudra-t-il
acheter des devişes fortes pour l'obtenir, ce qui aggraverait le passif
de l'opération) et pour laisser aux capitaux nord-africains le temps
de regagner la France dans de bonnes conditions : 435 milliards ont
été transférés d'Afrique du Nord en France en 1956, dont 233 de la
seule Algérie (2).
Quant aux intentions européennes du marché commun, elles ont
continué à être démenties dans les faits par la fermeture du marché
français aux produits concurrents, à quelques exceptions près, grâce
aux contingents et aux tarifs douaniers ; 11 est trop évident qu'une
1
(1) Evaluations, correctes semble-t-11, d'Armel, dans France-Observateur,
23 mai 1967.
(2) Evaluation de la Commission des comptes de la Nation, problèmes Eco-
nomniques, n° 487.
148
WOHNEN
TALLINN
bonne partie du patronat français redoute une libération intégrale
des échanges, en raison de l'infériorité en capacité technique de
nombreux secteurs économiques. Si bien que les effets de la poli-
tique protectionniste à l'exportation (difficultés croissantes de déve-
loppement) comme à l'importation (maintien du bas niveau tech-
nique) se soldent par un déficit réel beaucoup plus considérable qu'on
ne peut l'estimer sur le papier.
3. A cet échec de la politique tricolore, la droite a trouvé des
raisons et des remèdes.
Les raisons qu'elle invoque visent essentiellement l'aspect complé-
mentaire de la politique de Mollet, c'est-à-dire le réformisme, Ce
qu'elle appelle la « socialisation » d'abord, c'est-à-dire la prise en
charge par l'Etat des mesures sociales, qui se réduisent en réalité au
Fonds vieillesse, à la réduction des zones de salaires et à la générali-
sation des trois semaines de congés payés. Ensuite la politique écono-
mique de Ramadier n'a pas davantage satisfait la bourgeoisie. Le
blocage des prix, alimentaires surtout, a été obtenu quelquefois par
la pression d'importations destinées à concurrencer les prix français :
la droite impute, avec la mauvaise foi la plus évidente, à ce procédé
épisodique l'essentiel du déficit en devises. Mais surtout elle affirme.
que le blocage des prix doublé de la hausse des salaires, en entrainant
un accroissement relatif de la demande par rapport à l'offre, gonfle
anormalement la consommation intérieure, conduit à l'inflation et
détourne la production nationale des marchés extérieurs, déséquili-
brant ainsi la balance du commerce extérieur.
Elle préconise done, et tels sont ses remèdes, le déblocage des prix
intérieurs, accompagné de mesures restreignant la consommation, et
la relance de l'exportation soit par un accroissement de l'aide de
l'Etat aux entreprises exportatrices, soit par une dévaluation : ques-
tion d'onnortunité. D'autre part, elle exige des économies et une poli-
tique d'austérité. En bref il faut obtenir une paupérisation relative.
4. Le bilan du réformisme est-il donc si favorable aux travail-
leurs. si lourd pour la bourgeoisie qu'elle le prétend ? Examinons-le.
En 1956 la production non-agricole s'est accrue d'environ
6,5 % (3). Pendant la même année, le total des heures travaillées
était sensiblement le même qu'en 1955 : les conséquences du départ
des disponibles et de la généralisation des trois semaines de congés
payés ont été en effet à peu près compensées par l'immigration accrue
da fravailleurs étrangers et par l'allongement de la semaine de travail
réelle (qui est passée à 46.7 heures en octobre 1956). L'accroissement,
de la production industrielle est donc imputable à un accroissement
du rendement horaire des ouvriers de l'ordre de 6.5 %.
Cet accroissement a-t-il été accompagné d'un relèvement éaui-
valent ou supérieur du revenu réel ? L'accroissement des salaires
nominaux en 1956 est estimé à 10 % par rapport à 1955 (4). D'autre
part, l'accroissement des prix de détail entre le milieu de 55 et le
milieu de 56 est estimé à 1,4 % (5). Mais cette augmentation de
l'indice officiel des prix de détail est purement fictive : elle est le
résultat des manipulations de Ramadier sur l'indice des 213 articles.
Pour une partie. elle résulte de « blocages » de prix qui ne sont réali-
sés que sur le papier ; pour une autre, elle a été obtenue grâce aux
subventions accordées à des secteurs de plus en plus larges de la
production. Ces subventions se sont soldées dans le budget des travail-
Jeurs par un accroissement sensible des impôts directs et indirects :
la fiscalité s'est alourdie de 11.5 % par rapport à 1955. et rien n'indique
un changement de la répartition sociale de la charge fiscale. En
fait, la hausse effective des prix à la consommation dépasse large-
ment celle des indices ; le Rapport officiel sur les Comptes de la
(3) Source : Rapport sur les comptes de la Nation, Problèmes Economiques
no 485.
(4) Même source.
(5) Source : Huitième Rapport de l'O.E.C.E, sur l'Europe occidentale, Pro-
blèmes Economiques, n° 489.
149
Nation en 1956 l'estime indirectement à 4 % (6) et les diverses centra-
les syndicales la situent entre 5 et 8 %. Le revenu réel des ouvriers a
donc augmenté beaucoup moins que le rendement, si même il a
augmenté du tout. Le bilan de la politique Mollet, c'est l'alourdisse-
ment de l'exploitation des travailleurs.
5. A cet échec de la politique sociale, la « gauche » a de son côté
trouvé des raisons et des remèdes.
Le réformisme aurait été rendu impossible par la politique « natio-
nale » : les uns, comme le P.C., le disent clairement; les autres,
comme les lieutenants de Mendès-France à la Commission des Comp-
tes, le laissent entendre. La « gauche > raisonne ainsi : l'accroisse-
ment de la production n'a pas été absorbé par l'accroissement de la
consommation privée. C'est donc l'Etat qui l'a absorbé : les adminis-
trations ont en effet consommé 30 % de plus en 1956 qu'en 1955 (7).
On vient de voir que cet excédent considérable n'a pas été redistribué
aux travailleurs sous forme d'un accroissement sensible de leur
pouvoir d'achat. Il a donc été, pour sa plus grande part, englouti
dans des dépenses improductives : Suez et l'Algérie. Par conséquent
si le réformisme a échoué, c'est à cause de la politique « nationale »,
c'est-à-dire de la capitulation du gouvernement devant la bourgeoisie
et les ultras algériens.
D'autre part le soutien des secteurs exportateurs destiné à faire
rentrer des devises pour monnayer les achats militaires à l'extérieur,
outre qu'il a alourdi sensiblement la fiscalité, aurait entretenu ces
secteurs dans une euphorie factice à l'abri de la concurrence étran-
gère et encouragé les entreprises dans une stagnation technique qui
les disqualifie sur le marché mondial et élève les prix de revient sur
le marché intérieur,
Il conviendrait donc de mettre fin à la politique dite « natio-
nale », qui conduit à la faillite, en particulier en négociant une solu-
tion pacifique en Algérie. Et il faudrait mettre sur pied d'urgence un
plan d'ensemble destiné à réformer les structures économiques du
pays, afin d'élever ses capacités productives en même temps que la
consommation, seule perspective réaliste pour une politique effica-
cement réformiste.
6. Donc Mollet n'est pas du tout tombé pour avoir voulu sauver
tout à la fois l'Empire et la classe ouvrière, mais plutôt pour avoir
tout abimé : non seulement la France n'a pas « repris sa place » en
Europe occidentale, mais elle l'a laissée encore plus nettement qu'au-
naravant à l'Allemagne occidentale, au point qu'il est question qu'elle
sollicite de sa rivale un prêt en deutschmarks, non seulement ses
rapports avec le monde arabe se sont complètement détériorés, au
point qu'elle offre à Nasser de payer le passage de ses navires avec
des marchandises, non seulement sa docilité à l'égard des Etats-Unis
s'est accrue depuis l'aventure égyptienne, mais sur le plan social, on
a vu ce paradoxe : F.O. soutenir des grèves contre son patron Mollet !
La réalité est que ce gouvernement n'a eu aucune politique, pas
plus nationale que réformiste. La S.F.I.O. est venue au pouvoir dans
des conditions économiques favorables, créées en 1955 1° par la cessa-
tion de la guerre d'Indochine libérant une partie de la production ;
2° par le caractère retardataire de l'expansion française comparée à
l'expansion de ses concurrents : la réduction du déficit de la balance
commerciale observée en 1955 ne signifiait pas du tout que les pro-
duits français se trouvaient désormais en état de concurrencer avan-
tageusement les produits étrangers sur le marché mondial, elle signi-
flait seulement que l'expansion des économies concurrentes créait
une demande accrue de matières premières et de demi-produits, dont
la production française en retard n'avait pas encore besoin. Donc la
France équilibrait presque sa balance extérieure en exportant
des produits agricoles, des matières premières et des demi-produits.
*10) Rapport, etc., p. 4.
(7) I didom
150
-
en
-
Cette situation euphorique ne pouvait être que transitoire, si
l'expansion française se poursuivait. En 1956 elle s'est poursuivie, nous
l'avons vu. La balance s'est alors renversée de nouveau, parce qu'll
fallait importer pour satisfaire les nouveaux besoins de l'économie.
La consommation intérieure du surplus de production interdisait
d'équilibrer par l'exportation de produits manufacturés la perte de
uevises correspondant aux achats de matières premières industrielles.
Cette structure, qui exprime en clair le retard de l'économie fran-
çaise par rapport aux économies concurrentes et qui constitue la
Taison fondamentale de la crise (8), est déjà ancienne. Sa réforme
est retardée par les guerres coloniales que l'impérialisme français
mène, en dépit de son bon sens, depuis la fin de la dernière guerre.
Mais de toute façon une telle refonte exigerait 1° une aide extérieure
susceptible d'équilibrer le déficit extérieur pendant quelques années ;
2° un plan utilisant cette aide à des fins exclusives d'équipement,
dont le bénéfice serait pendant ces mêmes années tout entier employé
à l'exportation. Or il n'est aucun homme ni parti politique qui puisse
actuellement disposer d'une autorité susceptible de forcer la bour-
geoisie française à une pareille discipline. Ramadier n'a même pas
essayé.
7. En fait cette bourgeoisie pleutre, qui a tout fait pour détourner
l'opinion d'une véritable compréhension des problèmes posés,
quoi elle remplissait sa fonction a fini par se retirer à elle-même
la possibilité de comprendre sa propre situation. Sur la question algé-
rienne par exemple, qui se trouve posée en réalité depuis 1945 et
manifestement depuis novembre 1954, et qu'il va lui falloir affronter
positivement cet été, cette classe réputée dirigeante s'avère complè-
tement incapable d'établir un bilan intelligent et d'élaborer une
« solution » conforme à ses intérêts réels. Même à l'intérieur de ces
agences électorales de la bourgeoisie que sont les divers partis « na-
tionaux », où cependant le monolithisme idéologique est la rançon
obligatoire du carriérisme politique, des « solutions » à la question
algérienne s'entrechoquent, incroyablement contradictoires et à peu
près toutes aussi sottes les unes que les autres, qui vont de l'intégra-
tion pure et simple (général Faure) jusqu'à l'abandon résolu (Car-
tier). Il est certain que ce puzzle recouvre dans ses grandes lignes
celui des intérêts des divers groupes bancaires. Mais il est compliqué
encore par des questions de personne ou de « conscience ». Le « sur-
saut moral » de ceux qui découvrent tardivement que la répression,
surtout quand elle est coloniale, ajoute l'infamie à la violence, pro-
voque le « sursaut patriotique » de ceux, ministres ou non, qui veu-
lent effacer leur défaite en étouffant les défaitistes. On en est à
écrire des livres de morale sur l'Algérie ! Et P.-H. Simon en est à se
féliciter du cynisme de Demarquet quand celui-ci réclame une morale
d'exception pour juger une situation exceptionnelle ! Comme si la
violence et l'infamie n'étaient pas l'ordinaire de cet impérialisme
pourrissant dont la bourgeoisie française offre le spectacle depuis
douze ans, comme si la violence et l'infamie pouvaient disparaitre
sans qu'il disparaisse ! Comme si, enfin et de toute manière, une
classe dominante n'était par définition en contradiction fonda-
mentale et nécessaire avec la morale soi-disant universelle qu'elle
affiche,
Cette impuissance donc, qui se répercute jusque dans le choix du
terrain où les intellectuels bourgeois, chrétiens ou non, en viennent à
poser le problème politique, et dont les racines plongent dans une
pratique sociale ancienne motivée par la crainte de voir se repro-
duire les dures luttes prolétariennes du XIXe siècle, cette impuis-
sance condamne d'avance le successeur de Mollet aux demi-mesures :
défaitisme tempéré en Algérie, « modération sociale , > en France,
« amorce nuancée » du marché commun, etc.
(8) Voir l'article de P. Chaulieu, « Mendès-France : velléités d'indépendance
et tentative de rafistolage », Socialisme ou Barbarie, nos 15-16.
151
TAI 11.
41
16.
..SE
11.11 1.7
Y: WHAT 1.1. L. II.
M. THAT
8. La classe ouvrière n'a pas lutté énergiquement contre la guerre
d'Algérie : anesthésiée par la propagande bourgeoise ; freinée dans
son premier élan contre les rappels par les centrales réformistes aux-
quelles « collaient » C.G.T. et P.C. poursuivant leur maneuvre d'unité
avec les socialistes ; victime d'une méfiance soigneusement entretenue
à l'égard des travailleurs vivant une autre vie que la sienne la classe
ouvrière française a saisi la guerre d'Algérie de la seule manière qui
restait en sa possession, par la pratique immédiate, par son incl-
dence sur les prix, les salaires et les cadences. Elle n'est sûrement
pas prête à lutter pour mettre fin à cette guerre tant que celle-ci
restera ce qu'elle est ; il est probable qu'elle entrerait énergique-
ment dans la lutte si l'on mobilisait 2 ou 300.000 hommes de plus ;
mais il est certain qu'elle manifestera sa combativité réelle si le gou-
vernement touche aux salaires, directement ou non.
C'est le moment que le P.C. attend pour tâcher de la reprendre
en main : la crise sociale en préparation, jointe à l'échec manifeste
du réformisme en France et à l'éloignement de la répression bureau-
cratique en Hongrie, lui permet d'envisager, pour la période politique
qui vient, de sortir de l'isolement où l'adhésion au national-réfor-
misme et au kadarisme, l'avait placé. Tant que la bourgeoisie mani-
festera le même crétinisme, les staliniens, avoués ou honteux, se
croient assurés de ne pas faire faillite : ils sous-estiment, et là encore
c'est dans leur logique, le dégoût grandissant des ouvriers envers les
formes dites « progressistes d'organisation et de lutte que le P.C. et
la C.G.T, leur offrent.
François LABORDE.
Les grèves d'avril-mai
Il faut être un travailleur, ouvrier ou employé, pour connaitre
tout de la réalité de la vie d'une entreprise et des luttes qui peuvent
s'y dérouler. A défaut de récits faits par les travailleurs eux-mêmes
pour communiquer aux autres leur expérience, toute tentative d'ana-
lyse de ces luttes se heurte à cette barrière de l'information, solide-
ment dressée par tous, capitalistes, partis et syndicats et qui est en
fin de compte le plus sûr maintien du cloisonnement et des divisions
ouvrières. C'est cette barrière qui permet particulièrement aux syn-
dicats de dissimuler l'opposition permanente entre leur « politique >>
et les intérêts ouvriers, ce qu'on peut savoir de la réalité de l'entre-
prise où l'on travaille permet de comprendre le sens de ce qui se
déroule ailleurs : c'est un fil d'Ariane sûr pour se guider à travers le
labyrinthe des mensonges, des réticences, des déformations que con-
tient toute relation « d'événements sociaux »; mais cela ne permet
ni de briser les conjurations du silence, ni de rétablir la réalité des
faits (1).
La réalité de la vie ouvrière, c'est la toile de fond des luttes quo-
tidiennes, salaires, temps, brimades, primes, cadences, etc...) Hors
de l'entreprise, nous en ignorons la richesse ; les syndicats ne parlent
que des faits les plus importants eu seulement de ceux dont ils se
servent parce qu'ils ont besoin de s'en servir.
Le véritable caractère des luttes ouvrières, les faits les plus révé-
lateurs de l'action autonome des travailleurs ont toutes chances de
(1) Cette conjuration du silence ne pourrait être surmontée que par une
participation active des travailleurs communiquant eux-mêmes par leurs propres
récits leur expérience des luttes dans leur entreprise ; c'est seulement par
cette vole que tous les travailleurs pourront reprendre conscience de leur soli-
darité et de l'identité de leurs luttes, qu'ils pourront vaincre les divisions arti-
nctolles et comprendront le rôle réel dans notre société, des organisations syn-
dicalos, Tout lecteur de la revue, ouvrier ou non, devrait pouvoir ainsi commu-
niquor son expérience ou celles dont il a pu avoir une connaissance directe.
152
INIME
18. WiLL 1.11.IIII
rester ignorés si ces mêmes travailleurs ne les révèlent pas eux-
mêmes. Lorsque la presse des syndicats et des partis en parle, c'est
qu'lls peuvent les intégrer dans leur système ; mais si ces luttes sont
ainsi sorties du silence, elles sont systématiquement déformées car
elles doivent avant tout illustrer les thèmes du moment.
Les événements de Hongrie ont fait toucher aux bureaucraties
syndicales celle de la C.G.T. comme celles des réformistes, l'abime
qui pouvait les séparer des masses ouvrières qu'elles affirment, à
coup de résultats d'élections, avoir sous leur « contrôle ». Bien avant
le dernier Comité Central du P.C.F. jamais il n'y avait eu dans les
directives de la C.G.T. autant d'appels sur la nécessité « d'aller aux
masses » et de la « participation » organisée de larges couches popu-
laires ou d'appels de ce genre :
* Renforcer notre travail de masse, organiser encore plus large-
ment l'action des travailleurs et des populations de notre banlieue,
s'engager hardiment dans la bataille pour rendre encore plus solides
les accords d'unité déjà réalisés mais surtout pour réaliser le front
unique avec l'ensemble des travailleurs... en saisissant chaque évé-
nement, telles sont les tâches fixées aux communistes... »
Bien sur « le parti ne peut pas lutter à la place de la classe
ouvrière » et il appelle en conséquence < les travailleurs à prendre en
mains leur propre destinée » (2), mais il faut avant tout effacer
l'effet désastreux de prises de positions politiques trop marquées. Les
directives de la C.G.T. montrent à la fois le souci d'éliminer de l'ap-
pareil « les diviseurs de la classe ouvrière >> le désir de reconquérir
les masses en les persuadant que ce syndicat n'est en aucune manière
l'organe d'un parti.
Dès le 3 janvier, dans l'Humanité, Frachon montrait la voie ;
dans un article qui est un chef-d'ouvre du genre : si la C.G.T, n'a
pas pris position contre l'intervention russe en Hongrie, c'est par
souci d'indépendance politique ; par suite, l' « exploitation ignomi-
nieuse » des événements de Hongrie est le fait des « ennemis de la
classe ouvrière » ; « notre mission de défense des intérêts des travail-
leurs est de démasquer tous les mauvais coups qui se trament contre
eux et de les appeler à s'unir pour les déjouer tous ». Après avoir
souligné que les ouvriers ont leurs partis (sic) pour discuter politique
et condamné véhémentement à l'intérieur des syndicats « les maneu-
vres sordides en faveur de tel ou tel groupement » (sic), Frachon
conclut :
« Les organisations et militants de la C.G.T. doivent être attentifs
à dénoncer devant l'ensemble des travailleurs tous les mensonges,
toutes les calomnies, toutes les maneuvres qui ont pour but de déso-
rienter la classe ouvrière pour mieux l'écraser. AUCUNE DE CES
ATTAQUES NE DOIT DEMEURER SANS RIPOSTE IMMEDIATE ET
VIGOUREUSE » (en capitales dans le texte).
Cela se traduit en clair pour les militants syndicaux :
« L'unité qui s'était forgée et renforcée au cours des luttes
ouvrières n'était pas sans inquiéter le patronat et la réaction. Dans la
dernière période, avec l'aide des dirigeants de F.O. et de la C.F.T.C., ils
ont tenté de briser l'unité en utilisant, mensongèrement, les événe-
ments de Hongrie pour tenter de sauver la politique du gouvernement
et retarder le règlement des revendications ouvrières ». (Le Délégué
du Personnel C.G.T., nº 37, mars 1957.)
Mais cela se traduit aussi d'une tout autre manière pour la
masse :
« Aussi comme il est difficile de mettre en cause notre dévoue-
ment, notre compétence, tente-t-on de compliquer le problème... Il
est donc nécessaire si on a vraiment pour souci premier de vaincre
les patrons, de s'unir au sein de l'organisation syndicale. Les commu-
nistes sont donc aussi des syndicalistes.
(2) Rapport de Marcel Servin au Comité Central, 15 mai 57.
153
2.
.
« Dans le syndicat, les communistes n'ont pas une place à part.
Ils y viennent à titre individuel et non en fraction organisée. Au
syndicat, comme n'importe quel autre travailleur, le communiste fait
les propositions qu'il juge être conformes aux intérêts de ses collè-
gues et en définitive, c'est la solution qui est adoptée par la majorité
qui est retenue... Nous ne connaissons pas, quant à nous, d'autre
solution plus démocratique que celle-là. Alors en quoi donc la « coha-
bitation » avec les communistes est-elle impossible ? Où donc est
le « noyautage » ?... Il est absolument nécessaire que nous nous
retrouvions tous ensemble pour vaincre. Nous autres communistes,
sommes prêts à nous unir avec tous les autres travailleurs pour la
défense de nos revendications communes, quelles que soient par ail-
leurs nos divergences sur d'autres questions » (Banque Nouvelle, organe
des cellules du Crédit Lyonnais.)
Pour satisfaire certains opposants, la C.G.T. reprend le « pro-
gramme économique ». Bien qu'on ressorte des archives la paupé-
risation et que tout « plan économique » soit condamné en tant que
* réformiste », des réformes autrefois rejetées sont reprises sous
le titre de « revendications économiques et sociales des travailleurs >>
(appel pour le 31e Congrès) en même temps que disparaissent prati-
quement les mots d'ordre politiques,
Sur le plan le plus concret, celui des entreprises, il s'agit de
reprendre le « porte à porte syndical » déjà vanté en 1955 pour se
montrer sous le visage de « seul défenseur de la classe ouvrière >>
« Une telle action nationale se prépare service par service, par mille
actions diverses scellant l'unité des employés, leur donnant confiance
dans leur force, préludant à l'action générale » (tract syndical C.G.T.
Banque).
En d'autres termes il s'agit pour la C.G.T. et le P.C. d'effacer
à la fois les conséquences profondes de l'insurrection hongroise (les
militants se sentant plus isolés que jamais des masses) et ses consé-
quences superficielles (renouer le dialogue avec les autres centrales et
le gouvernement, regagner les suffrages électoraux perdus). Dans la
ligne du P.C. comme dans celle de l'U.R.S.S., les « événements » de
Hongrie doivent n'apparaitre en définitive que comme des « événe-
ments regrettables », A l'opposé, les syndicats réformistes ont pu
mesurer toute l'inanité de leurs efforts pour exploiter dans la logique
de leur idéologie de façade sur le plan politique et syndical l'insur-
rection hongroise ; maintenant tout pour eux rentre également dans
la ligne ; après quelques escarmouches d'arrière-garde sur les dépla-
cements de voix aux élections d'entreprise, toutes les bureaucraties
syndicales se retrouvent pour l'exploitation commune des luttes
ouvrières (c'est ça en définitive l'unité syndicale retrouvée).
Depuis décembre se grossit la rubrique « Luttes et succès » de
l'Humanité avec en contrepoint les « réveils des revendications
sociales » hebdomadaires de « France-Observateur », les « heures de
l'action » des réformistes (3) et en écho les « aggravations du climat
social » de la presse bourgeoise ou du gouvernement « socialiste ».
Les travailleurs de toutes les entreprises ont toujours quelque
chose à revendiquer, souvent un rajustement de salaires. Les syndi-
cats qui fin 56 freinaient les luttes, se trouvent d'accord maintenant
pour « réengager l'action » (4). Dans toutes les professions, ils tentent
le coup ; si les travailleurs profitent de cette opportunité, les syndi-
cats en tirent toute la gloire. Cette fois encore la situation écono-
mique et l'attitude de la classe ouvrière se prètent assez bien à la
manæuvre ; il y a assez de secteurs où une agitation peut se déve-
lopper et faire croire à l'efficacité des machines syndicales, mais ces
mêmes secteurs sont assez dispersés et les revendications assez par-
tielles pour que ces mêmes machines ne craignent pas d'être débor-
dées.
(9) France-Observateur, A, Détraz, Secrétaire de la Fédération du Bâtiment
O.F.T.O.
(4) Tract syndical C.G.T.-F.O-C.F.T.C. Assurances.
154
La guerre d'Algérie entretient une prospérité artificielle dans
nombre de secteurs ; à une demande accrue de main-d'ouvre cor-
respond une pénurie d'ouvriers qualifiés notamment, causée en partie
par le maintien de recrues sous les drapeaux. Dans ces secteurs
vitaux, les salaires tendent à s'adapter avec le retard habituel mais
sans luttes longues ou de grande amplitude. Par contre, ces mêmes
problèmes prennent un caractère d'acuité dans les secteurs habituel-
lement en retard : les secteurs non productifs (fonctionnaires, che-
minots, employés) et la province.
Le gouvernement donnant 11 % aux mineurs et rien pratique-
ment aux cheminots illustrerait assez bien cette idée si son attitude
n'était pas suspecte d'intentions politiques. Il est cependant évident
que les luttes actuelles tout au moins celles dont les syndicats
et les journaux parlent se situent ou bien en province (sidérurgie
de l'Est, métallurgie stéphanoise et lilloise, constructions navales,
aéronautiques) ou bien chez les employés (banques, grands maga-
-
sins).
Evidemment, il y a aussi toutes les autres luttes, celles que l'on
voit « apparaitre » dans la presse quand il est nécessaire par de
savants amalgames de les ajouter aux autres pour donner l'impres-
sion d'une action « coordonnée ».
Deux luttes peuvent permettre de montrer cette « action » des
syndicats : la grève de 48 heures de la S.N.C.F. des 17-18 avril et
les événements de Saint-Nazaire du 9 mai.
L'unanimité des cheminots à réclamer un ajustement de leurs
salaires pouvait être vantée par la C.G.T. comme un bienfait de
< l'unité syndicale » (sous entendu retrouvée) ; mais cette « unité »
des syndicats, y compris la réserve favorable des « jaunes » habituels
et la « sympathie » du gouvernement, de la radio et de la presse
bourgeoises, apparaît singulièrement étrange.
Il est, évidemment, difficile de discerner les mobiles réels de
tous ces comparses ; on peut seulement relever les points les plus
obscurs :
La pauvreté des mots d'ordre : réunion d'une commission
paritaire sur les salaires, laquelle commission, laborieusement
mise sur pied, n'a encore rien réglé, sans qu'aucune suite
n'ait été donnée à l'action entreprise ;
Le jeu politique du gouvernement : Mollet aurait donné
l'ordre à F.O. de participer à la grève (5), qu'il avait peut
être voulue en refusant toute augmentation supérieure à
1,50 %. L'écho de ce jeu était donné par la presse et la radio :
c'était vraiment insolite et inhabituel de lire ou d'entendre
des communiqués triomphants sur le succès de la grève.
C'était à qui ferait circuler le moins de trains.
L'attitude de la C.G.T., pour faire croire à une action étendue
et concertée, pour clamer qu'une « nouvelle période de gran-
des luttes revendicatives dans l'unité est commencée ». On
fourre pêle-mêle, cheminots, métro, bus, services publics, Air
France, Métallurgie (en fait, cela se localise ce jour-là, à
Rouen), batellerie, qu'ils le veuillent ou non, pour fabriquer
de toutes pièces « deux grandes journées de lutte ».
Un but a été atteint sûrement : si la C.G.T. n'est pas réintroduite
dans le circuit de discussion (elle est exclue de la commission pari-
taire), en peut dire que les syndicats réformistes et Mollet ont bien
mérité de la C.G.T. et du P.C.
Les ouvriers des chantiers navals faisaient quelque peu parler
d'eux : Dunkerque (21 mars), Le Havre, Saint-Nazaire, Lorient. Le
21 mars, les ouvriers des Ateliers et Chantiers de France à Dun-
kerque avaient pris, au cours de la lutte pour les salaires, une atti-
tude qui n'était pas sans rappeler celle des ouvriers de Saint-Nazaire
(5) Canard Enchainé, 17 ayril.
155 -
en 1955; on sentait que c'était une lutte ouvrière authentique, la
réplique du patron, le lock-out, montrait bien que l'action était celle
de tous et non une « action syndicale ». Un récit succinct permet
bien de situer ainsi cette lutte (6) :
« Depuis le début de la semaine, des pourparlers étaient engagés
entre la direction et le personnel, portant notamment sur une aug-
mentation de salaire de l'ordre de 15 % et sur le paiement de la
prime du lancement du « Minnehoma », effectué en février sans
cérémonie officielle en raison de l'agitation sociale déjà existante.
« Les soudeurs, soit trois cents ouvriers sur deux mille, prati-
quaient depuis un certain temps, des débrayages pour appuyer leurs
revendications. La tension s'accentua lorsque la direction refusa de
participer à une réunion paritaire convoquée par l'inspection du
travail, en déclarant ne pouvoir rien changer à sa position. Treize
soudeurs appartenant à des firmes sous-traitantes ayant été remis
à la disposition de celles-ci, cette mesure détermina mercredi une
vive réaction de leurs camarades, qui envahirent les bureaux admi-
nistratifs, dont l'évacuation nécessita l'intervention de la police.
« Jeudi, trois cents soudeurs en grève s'étant rassemblés, vers
13 h. 30, à l'intérieur des chantiers, accueillirent la police avec les
jets des lances d'incendie. L'intervention de deux compagnies de
C.R.S. déclencha de violentes bagarres, Repliés sur les cales de cons-
truction et les poteaux en chantier, où leur nombre se grossit de
plusieurs centaines de métallurgistes, les grévistes repoussèrent un
premier assaut en prenant pour projectiles boulons et blocs de char-
bon. La lutte gagna ensuite les bâtiments administratifs, dont les
portes furent enfoncées à coups de madriers et de cornières. Un
certain nombre de bureaux furent saccagés. Le recours aux grenades
lacrimogènes accentua encore le désordre, le vent rabattant les
gaz sur les C.R.S. Le calme ne revint que vers 16 heures. En cor-
tège, les manifestants tentèrent de se rendre à la sous-préfecture et
tinrent un meeting au cours duquel ils décidèrent de ne reprendre
le travail qu'après le retrait des forces de l'ordre et le réembauchage
des treize soudeurs licenciés.
* Les Ateliers et Chantiers de France, qui possèdent un carnet
de commandes exceptionnellement garni, ont actuellement en cons-
truction un pétrolier de 52,000 tonnes, frère du « Minnehoma », des-
tiné également à la Tide Water, de San Francisco, et deux autres
tankers de 33.000 tonnes, dont le « Chaumont », destiné à la B.P.
française. »
A Saint-Nazaire, on trouve le même fond de lutte, avec la ten-
tative de canalisation constante par les syndicats, mais sans qu'à
aucun moment apparaissent les symptômes d'une poussée identique
à celle de juillet 55. Depuis plusieurs mois les pourparlers se pour-
suivent en commission paritaire pour l'aménagement de la conven-
tion collective. Si l'augmentation du tarif des autobus fait déborder
un peu la coupe, on ouvre la soupape de sûreté ; une manifestation
de rue est organisée, mais des précautions sont prises contre de nou-
velles « aventures » : deux meetings séparés, métallurgie d'un côté ;
bâtiment de l'autre ; à part quelques carreaux cassés, il n'y a pas
d'incidents, même avec la police qui a dû se tenir bien à l'écart ;
des discours, des appels au calme, un accord signé le soir même pour
reporter l'augmentation provisoirement ; un ballet bien réglé en
haut lieu,
Quel sens donner dans ces conditions à l'explosion de l'après-
midi du 9 mai ? Il n'est même pas possible, à travers tous les récits
de presse, de se faire une idée cohérente des événements.
On ne peut en tirer qu'un récit très linéaire (7):
« On pensait qu'après une manifestation, somme toute calme et
digne, le travail reprendrait normalement l'après-midi, comme
(0) Le Monde, 23-3-57.
(7) Le Monde, 11-5-57.
156
l'avaient demandé les secrétaires de syndicats, convoqués entre temps
à Nantes par M. Trouillé, préfet de la Loire-Atlantique. Mais, brus-
quement, alors que rien ne le laissait prévoir, vers la fin de l'après-
midi, tandis que M. Piconnier, secrétaire de l'Union locale C.G.T.,
pénétrait dans les chantiers navals, y ameutant les ouvriers, des
éléments vraisemblablement étrangers et guère plus de cent cin-
quante envahissaient le standard téléphonique et le détruisaient à
coups de barre de fer. D'autres mettaient le feu à la bâche d'un
camion, saccagaient deux cars servant au transport des ingénieurs
et de la maîtrise et en renversaient un dans la cour des chantiers.
Les ouvriers se rassemblèrent devant la direction, à l'intérieur des
chantiers. Ils devaient briser toutes les vitres par des jets de pierres.
La police locale intervint un peu tard et avec des moyens extrême-
ment limités.
« Ce brusque accès ne dura guère plus d'une demi-heure, mais
les dégâts étaient considérables. Le central téléphonique, complè-
tement détruit, est estimé à une vingtaine de millions. »
Des faits sont pourtant très significatifs :
la cassure entre l'action d'un groupe ( de nombre variable, de 100
à 200, d'ouvriers des chantiers ou de l'extérieur suivant les ver-
sions) agissant manifestement sur un mot d'ordre, et la masse des
travailleurs qui avaient manifesté le matin mais avaient tous
repris le travail. Cette cassure explique les sanctions prises par la
Direction (8) sans que rien soit fait par les ouvriers (à Dunkerque
c'est le licenciement de 13 soudeurs qui avait déclenché les inci-
dents). Ceci explique aussi le fait que la presse ait pu parler « de
mauvais accueil » par les ouvriers et de « découragement ». Il est
certain que toute action isolée non conforme aux intérêts des
ouvriers d'une entreprise, visant des fins qu'ils sentent étrangères,
entraîne une profonde méfiance de leur part.
Le jeu des bureaucrates syndicaux apparaît en effet bien obscur.
Alors que les trois secrétaires des syndicats des métaux sont à
Nantes en discussion, c'est le secrétaire C.G.T. de l'Union locale des
syndicats (l'homme de confiance du parti) qui vient « faire de ta-
tion » sur les chantiers au moment même où se déclenche l'action du
groupe. Les sanctions prises par le patron donnent lieu de la part de
chaque syndicat à des communiqués très ambigus. Des querelles entre
bureaucrates syndicaux de la C.G.T. semblent confirmer que certains
éléments ont agi à l'insu des autres (9).
Les récits assez embarrassés de la presse stalinienne qui vont de la
sécheresse d'une quinzaine de lignes de « l'Humanité » à un récit
grandiloquent de « Libération » (10) qui ne recouvre que du vide;
en face, on peut mettre le « que s'est-il passé ? on l'ignore » de
« France-Observateur ».
La poursuite de la lutte revendicative sous l'égide des trois syndi-
cats ; dès le 13 mai les ouvriers de l'entretien tiennent un meeting
(8) Le nombre des licenciés va de 16 à 54, suivant les journaux; ce seraient
principalement des militants C.G.T., quelques F.0.; un communiqué C.F.T.C.
précisera, après coup, que la plupart n'auraient pas participé à l'action.
(9) « La C.G.T. a réuni ce matin, à 10 heures, les cadres de son syndicat
des métaux local, ainsi que les responsables de son Union locale, soit une tren-
taine de personnes pour procéder à un examen de la situation. Il semble, en
effet, que d'assez vives divergences se soient manifestées entre les leaders cégé-
tistes. M. Busson, secrétaire du syndicat, qui avait donné sa démission jeudi
soir, pour marquer sa désapprobation sur les déprédations du central télé-
phonique a finalement été amené à conserver son poste. M. Mariller, de la
Fédération cégétiste des métaux est venu spécialement de Paris à Saint-Nazaire
pour assister notamment à la réunion de ce matin, » (Le Monde, 14 mai.)
(10) « On sent qu'il suffirait d'un rien pour faire éclater cette colère à
fleur de peau. Ce rien, cette étincelle va jaillir sur le coup de 16 eures... A
la porte du bâtiment clair comme la proue d'un navire, le long des grilles, un
gardien bouscule un ouvrier. C'est l'incident qui met le feu aux poudres, D'un
seul coup, on voit des pierres partir dans les fenêtres du bâtiment... Les grilles
deviennent la proie des flammes... Personne ne sait encore si demain grues et
titans qui semblent paralysés depuis le début des incidents reprendront leurs
fracas habituel... » Libération, 10-5-57.
157
.TV.1.1 [LINI I... 11 11
1.1.1.1. III.B II d'ERRNI ILLU
La contre-révolution en Hongrie
pour des revendications propres. Les événements du 9, les licencie-
ments, paraissent rester des événements étrangers aux ouvriers,
des événements que les bureaucraties syndicales ont étouffés bien
que causés semble-t-il par la seule C.G.T.
Est-ce que les dirigeants locaux du P.C. hantés par les directives
de retour aux masses et par les souvenirs de 55 ont cru le moment
propice, après la manifestation du matin du 9 mai, pour « amorcer >>
des luttes dont ils auraient tiré profit en les développant en chaine et
en les canalisant en même temps ? Ce n'est qu'une hypothèse que
certains des faits ci-dessus permet de considérer comme vraisem-
blable.
R.BERTHIER.
En Hongrie, la contre-révolution développe sa logique
implacable. Des milliers d'hommes ont déjà été exécutés, et
chaque jour, de nouvelles arrestations sont effectuées. Systém
matiquement, hypocritement d'abord, puis cyniquement,
le Pouvoir accomplit le plan qu'il s'est tracé d'écrasement
de toute opposition. A peine avait-il feint de reconnaître la
légitimité des revendications des conseils ouvriers, qu'il
cornmençait de tirer des usines, un à un, les éléments les
plus courageux et les plus conscients pour les jeter en prison;
depuis plusieurs mois il les extermine. Comme toujours la
Terreur contre-révolutionnaire - qu'elle porte le masque de
Thiers ou celui de Kadar s'abat d'abord sur les ouvriers.
Il sont la masse dont on ne saurait tolérer qu'elle ne soit
entièrement soumise. Hier anonymes dans le travail, ils restent
aujourd'hui anonymes dans leur mort; bien que la société
ne vive que par leur travail et qu'elle ne se transforme, quel-
quefois, que par leur combat, que par le sacrifice qu'ils font
de leur vie. La mémoire historique ne conservera pas les
noms du manoeuvre ou de l'ajusteur hongrois, pendu pour
avoir voulu rendre à la société un peu de son humanité.
Un moment sollicités de se rallier au régime, les intel-
lectuels sont à leur tour victimes d'une persécution sans
merci. Au moins leurs noms nous parviennent-ils
de Tibor Dery, de Gali, d'Imre Soos, acculé au suicide
des noms qui témoignent de la résistance à Kadar et auxquels
peuvent s'accrocher la colère, la solidarité, les espoirs de
ceux qui assistent momentanément impuissants à l'écrase-
ment de la Révolution.
ceux
Faut-il comparer la terreur exercée par le nouveau
régime et les prétendus excès des journées révolutionnaires
de novembre ? Nous avons entendu des voix s'indigner de
co qu'on pourchassait dans la rue des policiers rakosistes
pour les pendre, de ce qu'on s'attaquait même à des membres
du parti communiste. Mais quoi de commun entre la colère
158
-
des masses, fût-elle aveugle, qui éclate contre ses oppresseurs
et la violence calculée d'un gouvernement qui vise à étouffer
toute opposition au sein du peuple ?
Quand on voit la contre-révolution à l'oeuvre, peut-on,
d'autre part, s'empêcher de juger la révolution timide ?
Quand on voit qu'il y a tant de policiers pour jeter en prison
les militants des conseils ouvriers et les intellectuels de
gauche, tant de juges pour distribuer des sentences de mort,
tant de politiciens et de journalistes pour ordonner ou justi-
fier les mesures de terreur, on est frappé de la clémence
d'une révolution qui a laissé vivre presque tous ses ennemis.
En vain, assurément, l'on attendrait une protestation de
ceux qui jouaient l'indignation dans les colonnes de L'Huma-
nité : ils se taisent et ne sont pas gênés de se taire, c'est
leur politique qui règne à Budapest, Mais puisse-t-elle au
moins, cette politique, éclairer cetains qui s'ingéniaient encore
à douter, après la seconde intervention russe. Ils parlaient
d'une tragédie, de la nécessité atroce dans laquelle était
Kadar de noyer dans le sang l'insurrection pour éteindre le
putch fasciste qui couvait dans le dos du soulèvement popu-
laire, ils citaient ce Kadar qui déclarait reprendre le pro-
gramme de Nagy, gouverner avec le soutien des Conseils,
négocier le départ des Russes, amnistier les combattants :
n'était-ce pas la preuve qu'il était le sauveur, triste sauveur
sans doute, grâce à qui le Parti restait debout et l'avenir
socialiste possible. Maintenant que sont dissipées les lueurs
de l'incendie de novembre, maintenant qu'il ne demeure rien
des drames que leur imagination folle projetait sur l'âme
de Kadar, ils restent stupides à contempler la face sinistre
du dictateur méticuleux qui rétablit le régime de Rakosi.
Kadar, pourtant, n'a pas changé. Le jour où il a sauvé le
Parti, il a assumé la politique qui se développe aujourd'hui
sous nos yeux. C'était cela, sauver le Parti, c'était rétablir
l'Appareil totalitaire, séparé des masses, haï des masses qui
ne pourrait régner que par la terreur, qu'en exterminant
les ouvriers et les intellectuels révolutionnaires. Il n'y a pas
de mystère Kadar. Celui-ci fait plutôt entendre la vérité de
notre époque, dans la situation extrême où il a été placé :
que le parti bureaucratique doit être détruit si la Révolution
doit triompher.
Nous l'avons dit, il y a six mois, l'insurrection hongroise
comprenait des courants divers ; nul ne peut dire ce qu'il
en serait advenu, en l'absence de l'intervention russe. L'extra-
ordinaire mouvement des conseils ouvriers portait toute notre
espérance ; parallèlement se reconstituaient des partis
petits bourgeois et nationalistes auxquels il n'aurait pas man-
qué de se heurter ; la révolution n'avait que quelques jours
d'existence, elle devait mûrir : l'avenir était ouvert... Il n'y
avait qu'une voie certaine de contre-révolution, celle qu'ou-
159
vraient les tanks russes. On peut aujourd'hui contempler le
chemin parcouru par cette contre-révolution. Et ceux qui
ont perdu leur temps et leur honneur à discourir sur les périls
d'une réaction bourgeoise en Hongrie, quand l'urgence appe-
lait à condamner sans réserve Kadar et ses maîtres, peuvent
bien se poser cette question : « Qu'y a-t-il de pire que le
régime actuel ? Au nom de quels critères pouvons-nous juger
préférable à la possibilité d'une réaction bourgeoise, l'exis-
tence de la dictature stalinienne ? »
L'échec hongrois aurait un immense effet s'il apprenait
au moins aux ouvriers communistes et à leurs alliés intellec-
tuels à reconnaître tous leurs ennemis sous tous leurs mas-
ques et à ne rien sacrifier de leur force dans une défense
des uns contre les autres.
Six mois de kadarisation
A travers les quelques informations qu'il est possible de recueillir
sur la Hongrie, on peut voir le régime policier ébranlé en octobre
se reconstituer rapidement et l'appareil bureaucratique s'imposer
aux masses, avec de plus en plus de violence. Il est significatif que les
dirigeants ne parlent jamais des événements d'Octobre que pour les
qualifier de contre-révolution. Le 23 mars, Kadar déclarait : « Parmi
les causes de la contre-révolution figurent les erreurs de l'ancienne
direction, la trahison des renégats de la clique Nagy, l'activité des
fascistes et des anciens valets nazis. « Ainsi, la politique de Rakosi
et de Geroe est simplement taxée d'erreurs, tandis que celle de Nagy
devient trahison. Sans doute Kadar a-t-il oublié sa déclaration du
11 novembre à la radio où il affirmait que les anciens membres
du gouvernement Nagy approuvaient pleinement son programme
révolutionnaire et désiraient collaborer étroitement avec lui. Qu'il
l'ait oublié ou non, le changement de langage est déjà révélateur
d'une évolution et nous ramène tout droit aux classiques méthodes
du stalinisme pour qui l'opposition ne saurait être que trahison et
fascisme. Le gouvernement ne s'atreint plus aux promesses de
négociations sur le retrait des troupes soviétiques par lesquelles 11
leurrait les conseils ouvriers en novembre. Dès le mois de mars,
Kadar exaltait l'amitié hungaro-soviétique et quelques jours plus
tard Marosan révélait que les troupes russes resteraient en Hongrie.
Un mois plus tard, Kadar déclare à propos du stationnement des
forces soviétiques dans son pays que la Hongrie reste fidèle au pacte
de Varsovie et que la situation internationale, la militarisation de
l'Allemagne occidentale et d'autres faits inquiétants obligent les pays
du camp socialiste à se tenir prêts à toute éventualité. Toute cette
orientation politique n'a évidemment d'autre but que d'assurer le
retour à l'exploitation forcenée des travailleurs qui se révèle dès
le mois de mars. Le « Monde » nous apporte sur ce point une infor-
mation assez nette selon laquelle les syndicats hongrois réclament
« à la demande des travailleurs » que soient rétablies les décorations
et les primes en argent aux « travailleurs d'élite » et aux entreprises.
D'autre part, les ouvriers communistes des aciéries de Dunapentele
« ont décidé » de célébrer par un concours de travail la journée du
4 avril, anniversaire de la « libération » de la Hongrie par les Sovié-
tiques. Compte tenu de la baisse générale de la productivité, ces
160
-
décisions, souligne-t-on à Budapest, laissent prévoir un prochain
retour aux anciennes méthodes d'émulation du travail et de stakha-
novisme. Ainsi, les principales manifestations de l'exploitation ont
vite fait de revenir : différenciation des salaires, création d'une
aristocratie ouvrière privilégiée et, par le moyen du stakhanovisme,
développement des normes dont la suppression était une revendica-
tion constante des Conseils ouvriers. Ce retour aux anciennes métho-
des ne peut évidemment s'effectuer sans une lutte très vive contre
la pensée que le régime semble fort soucieux de ramener dans la
ligne. Les écrivains sont d'abord rappelés à l'ordre, puis sont frappés
très sévèrement et il est clair que le gouvernement n'entend pas
laisser se renouveler l'agitation des intellectuels du cercle Petoefi.
Dès le mois de mars, Josepf Ravai publiait un article retentissant
en faveur de Rakosi. Cet article est commenté dans le journal
Nepszobadsag, organe officiel du parti socialiste ouvrier hongrois.
Le commentateur Lajos Mesterhazi se déclare heureux que Revai ait
parlé et attend que Lukacs parle à son tour « mais naturellement,
ajoute-t-il, en se désolidarisant des fautes de Imre Nagy et des
siennes propres ». La tolérance du régime ne saurait aller au-delà et
Kadar, au début de mai, en anonçant que Lukacs reviendrait en
Hongrie déclarait : « Son cas n'est pas difficile à résoudre. C'est un
homme qui n'a vécu pendant trente ans que pour la science et dans
les livres. L'automne dernier il s'est empêtré dans la politique. Il ne
lui sera pas difficile de se tirer de là. S'il n'était pas entré dans cette
voie aventureuse, il ne lui serait rien arrivé. » Dans la Hongrie de
Kadar comme dans la France de Figaro, pourvu que la science et les
livres ne s'occupent ni de l'autorité, ni de la politique, ni de rien
d'important, il n'arrivera rien à l'écrivain. Seulement, comme il est
difficile de méditer sur le Marxisme sans toucher à la politique,
voilà le philosophe Lukacs dans une situation délicate. Aussi bien
s'en est-il rendu compte, puisque, rentré de Roumanie au milieu
du mois de mai, il déclarait : « Je suis revenu frais et dispos comme
vous voyez, et je veux me consacrer entièrement à mes travaux. »
Selon la conception Kadar de la science et des livres, faut-il voir dans
cette entière consécration de l'écrivain à ses travaux une volonté
de ne plus « s'empêtrer dans la politique » ? Mais le régime a une
attitude autrtement plus dure envers les écrivains plus combattifs.
L'arrestation de Tibor Déry le 23 mars en est une preuve. On lui
fait payer ainsi le rôle qu'il a joué dans l'opposition en dénonçant
< cet état de gendarmes et de bureaucrates ». Dans un article du
« Monde » Tibor Meroy commente ainsi cette arrestation : « Tibor
Dery, écrit-il, était le maître incontesté de la prose hongroise, un
humaniste véritable, un militant dévoué de la démocratie socialiste:
c'est, en somme la littérature, la pensée et le progrès qui viennent
d'être mis derrière les barreaux. » Le dernier texte de Déry, écrit
pendant la révolution, s'élevait contre un régime « qui, en préten-
dant édifier le socialisme enferme le citoyen derrière des murs de
prison imprégnés de sang et de mensonge ». Depuis cinq ans, ses
livres étaient confisqués, mais on n'avait pas encore osé l'arrêter.
Il fallait sans doute que le gouvernement Kadar sente le besoin
d'écraser énergiquement toute aspiration à un socialisme réel qui
soit le pouvoir des travailleurs et non celui d'un appareil bureau-
cratique. D'une façon générale la répression s'acharne sur les insur-
gés d'Octobre. A ce sujet, les informations publiées par la presse
constituent une assez désolante litanie. Le 8 avril, à Budapest,
condamnation de onze jeunes gens accusés d'avoir édité un journal
clandestin et d'avoir pris une part active aux événements d'Octobre,
Parmi eux, Joszef Gali, fondateur du Parti Révolutionnaire de la
Jeunesse. Celui-ci d'abord condamné à un an de prison voit sa
peine commuée en peine capitale, au mois de juin, sans qu'aucun
élément nouveau ne soit présenté par l'accusation entre les deux
verdicts. Son ami, l'acteur Imre Soos et sa femme se suicident. Selon
le « Monde » du 4 mai, des voyageurs arrivant de Budapest rappor-
taient que de nombreuses personnes blessées en Octobre 1956 sont
161
*** ***
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11
18.11%......
transférées des hôpitaux civils dans les hôpitaux de l'administration
pénitentiaire. Des personnes rétablies auraient été arrêtées à leur
domicile et accusées sur la foi de leurs anciennes blessures d'avoir
combattu les forces soviétiques ou les milices communistes. Le 9 mai,
Radio-Budapest annonce la condamnation à mort de quatre insurgés
accusés d'avoir fait sauter un pont à Poszto en novembre. Toujours au
cours du mois de mai s'ouvrait devant le tribunal militaire de Buda-
pest le procès de huit chefs de la « contre-révolution » de Dunapentele,
et Attila Szigetti, ancien président du comité révolutionnaire de Gyoer
était arrêté. Le 24 mai, le tribunal militaire de Budapest condamne
à mort Preszmayer qui fut agent de liaison du général Maleter, et
Pol Kobelacs pour avoir participé à l'attaque de Radio-Budapest le
23 octobre dernier. Maleter, officier de la Honved passé aux insur-
gés était un héros de l'insurrection. Encore ne s'agit-il que des quel-
ques informations que mentionne une presse de moins en moins
soucieuse de ce qui se passe en Hongrie. Une Commission qui rap-
porte devant l'O.N.U. estime que de 2 à 5.000 personnes ont été exécu-
tées durant ces derniers mois. Cependant, au gré de « Nepszabadsag »,
la répression n'est pas assez énergique et il dénonce le libéralisme
de certains magistrats dans la lutte contre la « contre-révolution ».
Certains verdicts lui semblent trop cléments. En revanche, dès le
mois d'Avril, la presse hongroise ouvrait une campagne pour que le
nom des victimes « Martyrs » de l'insurrection soit donné à des rues
de la capitale et d'autres villes où quelques militants communistes
et surtout des membres de la police politique trouvèrent la mort
lors des journées d'Octobre. Si l'on songe à quel point la police
politique, organe de l'oppression bureaucratique, est détestée par la
population, on voit le chemin parcouru par le régime. Ces procés
sont-ils l'annonce d'un autre, plus spectaculaire : celui d'Imre Nagy ?
Nagy a symbolisé, dans une large mesure, pour les révolutionnaires
hongrois, un socialisme véritable où le pouvoir ne serait pas confis-
que par le parti, Condamner Nagy, ce serait mettre la dernière main
à la lutte contre cette aspiration et sonner le triomphe du Stali-
nisme. Précisément tous les efforts de Kadar et des dirigeants
hongrois, depuis novembre, ont tendu à discréditer Nagy et semblent
préparer ce grand procès où la victime, soigneusement diffamée,
entraînerait dans sa honte la révolution dont elle a exprimé les
espoirs. Nous avons déjà vu que dès mars, Nagy et « sa clique >
étaient qualifiés de traîtres et de renégats. Ce même mois Marosan
déclarait : « Nous avons un compte à régler avec Imre Nagy qui, au
lieu de défendre le parti menacé, ne s'est préoccupé que de ses
rancunes et de ses ambitions personnelles », paroles où se dévoile
cette nouvelle raison d'Etat qu'est l'intérêt du Parti, au nom duquel,
le Stalinisme a toujours étouffé la critique et l'opposition. Le 16 avril,
Kiss, membre du comité central du Parti Socialiste des Travailleurs,
accuse Ferenc Janosi, gendre de Nagy et l'un de ses plus proches
collaborateurs, d'avoir été en relation avec des contre-révolutionnai-
res et il réclame l'épuration des éléments qui se sont opposés à « la
puissance des Travailleurs ». Ceci donne quelque poids aux révéla-
tions d'Anna Kethly du 26 avril : « Le régime Kadar, dit-elle, veut
forcer M. Imre Nagy à avouer qu'il a collaboré avec des services
secrets étrangers et qu'en 1953, lorsqu'il adopta sa politique libérale,
il était déjà un agent des forces impérialistes occidentales. » Elle
ajoute que les polices secrètes hongroises et soviétiques préparent
les détails des accusations « ridicules > contre Nagy. Quelques
semaines plus tard « Nepszabadsag » publie des « auto-critiques >>
inédites de Nagy, afin de prouver que le déviationnisme de l'ex-
président du Conseil se manifestait déjà en 1930. Nagy aurait reconnu
à ce moment qu'il était dans une certaine mesure, le représentant,
au sein du Parti, du déviationnisme de droite. Kadar, lui, n'y va
pas par quatre chemins et déclare qu'Imre Nagy et son gouvernement
ont été soutenus par le cardinal Mindszenty, le traitre Ferenc Nagy,
Otto de Habsbourg et Miklos Horty. Le temps est loin où Kadar,
pour désarmer les ouvrier se réclamait d'Imre Nagy. Ainsi se recrée
162
1.11.11.1
1
......!
II. FX4
ILI TIMIL 1
t...LLLILUMIINIL J.LIN
l'atmosphère des grands procès staliniens dont Khrouthchev dénonçait
le scandale aux beaux temps de la déstalinisation. Rien ne manque
des thèmes classiques, ambitions personnelles, espionnage au
profit de l'étranger, collusion avec les éléments réactionnaires
résurgences inattendues du passé. Cependant, le procès n'est pas
encore fait. Les dirigeants hongrois sentent-ils que les masses ne
sont pas prêtes pour la mise en scène et qu'elles risquent fort de
n'y voir qu'une sinistre mascarade ? On n'a guère d'informations sur
les sentiments des travailleurs hongrois, mais on peut aisément
penser que les insurgés d'Octobre doivent rester imperméables à la
propagande du gouvernement. Le retour au même système et aux
mêmes méthodes qui ont provoqué l'insurrection d'Octobre ne paraît
pas un excellent moyen de rallier les travailleurs. Et Kadar, par
avance, prononçait la condamnation de son régime actuel et recon-
naissait qu'il ne pouvait qu'être oppressif et coupé du prolétariat
quand il déclarait, le 11 novembre 1956 : « Il y a des gens, en Hon-
grie, qui craignent que ce gouvernement ne réintroduise les méthodes
de l'ancien parti communiste et son système de direction. Il n'est
pas un homme ayant une fonction dirigeante qui songe à agir ainsi,
car, même s'il le désirait, il serait balayé par les masses. » Aussi,
comprend-on qu'il tienne à la présence des troupes russes et qu'il
s'acharne, sous leur couvert, à briser l'énergie révolutionnaire des
masses.
M. LEROY.
La situation en Pologne
Il est difficile de savoir exactement comment évolue la situation
polonaise, ne serait-ce que parce que la censure tend de plus en plus
à refuser à l'opposition de gauche la possibilité de s'exprimer, Cer-
tains éléments montrent, cependant, de façon fort claire que les
conflits qui se dessinaient au début de l'année se sont considérable-
ment aggravés. Le prétendu « réalisme » de Gomulka, cher aux jour-
nalistes bourgeois de gauche, s'avère dans la réalité de plus en plus
exposé aux coups des groupes sociaux qui s'affrontent, et l'on peut se
demander sérieusement si d'ici l'année prochaine des événements de
première importance ne viendront pas de nouveau modifier la situa-
tion.
Des informations déjà anciennes prouvaient que le mouvement
des conseils ouvriers, il y a quelques mois, s'étendait, n'hésitait pas
à revendiquer un rôle économique dirigeant et prenait des initiatives
politiques. Les Conférences de représentants des conseils qui se tin-
rent à Varsovie et à Cracovie, en février dernier dénoncèrent d'une
façon violente les entraves que mettait la Bureaucratie d'Etat dans
le fonctionnement des conseils et les forces politiques qui cherchaient
à restaurer le régime stalinien renversé en octobre. A Cracovie, pour
la première fois à notre connaissance, on demanda l'extension des
pouvoirs des Conseils et leur reconnaissance comme organes diri-
geants des usines. Or ce mouvement s'est heurté au Parti, qui, d'une
façon plus nette qu'auparavant, a dénoncé les prétentions « démago-
giques » des Conseils et affirmé qu'ils ne pouvaient jouer qu'un rôle
auxiliaire. Ce n'est pas seulement l'organe officiel du Parti, Tribuna
Ludu, qui juge qu'il faut freiner le développement des Conseils, c'est
Gomulka qui déclare à la réunion du Comité central de mai qu'ils
ne peuvent songer à devenir « les organes du pouvoir politique de la
classe ouvrière » ou « des unités administratives d'un pouvoir popu-
laire » et que l'extension de leurs prérogatives ne pourrait que ren-
forcer l'anarchie économique qui règne dans le pays. Comme le gou-
vernement cherchera dans la période qui vient à accélérer le rende-
ment sans pour autant relever les salaires, on peut penser que le
163
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conflit qui l'oppose aux Conseils ouvriers deviendra aigu et que la
question même de leur existence pourrait être finalement posée.
Dans le même moment, Gomulka se heurte à une situation poli-
tique de plus en plus difficile. La ge session du Comité central, qui
s'est tenue du 15 au 18 mai, prouve en effet que les diverses tendances
politiques se sont considérablement affermies et que la phase de l'unité
nationale qui avait abouti à l'élection triomphale de Gomulka et de
ses partisans en janvier est déjà close. En fait cette unité nationale
masquait, nous avons eu l'occasion de le dire, des courants hétéro-
gènes qui visaient des fins opposées (1) ; elle ne leur en apparaissait
pas moins nécessaire, tant il était vrai que Gomulka semblait dans
l'immédiat le moindre mal aux yeux de chacun; celui qui était capa-
ble de rétablir un certain libéralisme aux yeux des petits bourgeois
et des catholiques, celui qui pouvait défendre les conquêtes d'octobre
contre la menace russe et stalinienne aux yeux de la gauche, le seul,
enfin, susceptible d'arrêter le mouvement révolutionnaire aux yeux
des staliniens. Les attaques du groupe de Natolin, notamment, étaient
souterraines; elles ne mettaient pas directement en cause Gomulka,
mais cherchaient à discréditer ses collaborateurs qui occupaient déjà
des postes de premier plan avant octobre; elles visaient essentielle-
ment à nier qu'il y ait eu en octobre un changement révolutionnaire
et, en faisant du succès de la nouvelle direction le simple triomphe
d'une clique, à lui imputer toutes les difficultés actuelles,
Le fait nouveau, c'est que la lutte politique ouverte se rétablit. Et
ce sont les staliniens qui en prennent l'initiative. Eux qui étaient,
entre octobre et janvier, quasi paralysés, idéologiquement parlant,
eux qui avaient pu craindre un moment pour leur vie et pour leur
situation matérielle, qui étaient l'objet de la haine publique ont pu
raffermir leur position au point d'attaquer le nouveau gouvernement
au Comité central sur un terrain politique (ils demandent qu'on
reprenne des mesures de collectivisation, critiquent le rôle des
conseils ouvriers, dénoncent le compromis passé avec les catholiques,
etc. Or si Gomulka a repoussé cette attaque en rappelant la faillite
du régime précédent et en jouant la carte de l'indépendance natio-
nale, il n'en est pas moins clair qu'il a cédé sur des points essentiels
à l'opposition stalinienne. L'attestent, aussi bien sa capitulation dans
l'affaire Berman (qui, bien qu'incarnant aux yeux de tous les Polonais
les crimes de la police stalinienne, se voit frappé d'une sanction insi-
gnifiante) que sa condamnation des éléments de gauche du Parti
(« Dans la situation présente, déclare-t-il, c'est le révisionnisme qui
constitue le plus grand danger pour l'unité et l'autorité du Parti »).
Le rôle de premier plan joué de nouveau par les staliniens ne
peut s'expliquer que par l'attitude de Gomulka lui-même. Profondé-
ment différent de ceux-ci en ce qu'il cherche à affranchir la Pologne
de la tutelle impérialiste russe et en ce qu'il a compris que la terreur
est à long terme totalement inefficace pour diriger un pays, il a en
commun avec eux de ne concevoir la direction de la société que sous
les traits d'une Bureaucratie d'Etat, disciplinée et cimentée grâce au
Parti. Toute la politique de Gomulka, depuis son avènement, a donc
visé à reconstituer l'Appareil du Parti et son unité, en restreignant au
maximum les pouvoirs des conseils ouvriers et en cherchant à réduire
au silence toutes les critiques des communistes de gauche qui affai-
blissaient cet appareil. Or dans le cadre du Parti, la solidarité des
fonctionnaires politiques, leur compromission avec l'ancien régime, leur
tendance naturelle à défendre leurs privilèges et à se séparer de la
masse des travailleurs, tous ces facteurs jouent plutôt en faveur des
staliniens qu'en faveur de Gomulka, dont le prestige tient surtout à
sa position nationaliste,
Entre les communistes de gauche et les staliniens il y a un anta-
gonisme idéologique radical : le paradoxe c'est que Gomulka qui a
.
(1) Socialisme ou Barbgrie, nº
21.
164
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11 PULL. IF!
incarné les aspirations des premiers ne veut se différencier des
seconds que sur des questions de méthode. La position idéologique des
staliniens se renforce donc, d'autant plus que Gomulka assure main-
tenant le gouvernement de Kadar de sa solidarité (ce qu'il s'était
longuement refusé à faire) et va en visite officielle à Berlin-Est, cita-
delle de l'ultra-stalinisme; celle de la gauche tend à s'affaiblir parce
qu'elle est mise dans l'impossibilité de s'exprimer au grand jour et
est paralysée par l'homme qu'elle a mis au pouvoir et dont elle a cru
faire son porte-parole.
Dans la période qui s'ouvre on peut penser que les staliniens joue-
ront de plus en plus à découvert. Le fait qu'ils souhaitaient la réunion
prochaine d'un congrès du Parti fait juger que leur position est forte
dans cette organisation qui reste le maître réel de la société. Contre
eux Gomulka a obtenu que le Congrès aurait lieu en décembre et il
est probable qu'il fera d'ici là les plus grands efforts pour se préparer
une majorité (il a pu introduire deux de ses partisans au secrétariat
du Parti, Morawski et Kliszko). Il est en tout cas vraisemblable que
la lutte va s'accélérer à l'intérieur du Parti d'ici le Congrès. Le tout
est de savoir si les éléments de gauche seront assez lucides pour ne
pas céder devant le chantage au péril stalinien qui ne manquera pas
d'avoir lieu, s'ils sauront comprendre que, malgré l'apparence, la lutte
dans le Parti n'est pas pour eux fondamentale, qu'en revanche leur
action auprès des conseils ouvriers et finalement la combativité dont
témoignera le proletariat polonais sont seuls capables d'empêcher
l'étouffement du mouvement d'octobre,
Ci. LEFORT.
Le réveil des intellectuels et des étudiants
en U.R.S.S.
De nombreux échos de l'effervescence qui règne dans les milieux
intellectuels soviétiques sont déjà parvenus en France. La « libéra-
lisation » inaligurée par le XX Congrès a ouvert la porte à une
révolte contre les dogmes officiels dont le feu couvait depuis de
longues années. Si la majorité des vieux opposants est morte dans
les camps ou les prisons, la contradiction flagrante entre le mythe
du « socialisme » et la réalité sociale, entre « l'épanouissement de la
culture et de l'homme soviétiques » et l'étouffante dictature bureau-
cratique dans tous les domaines des sciences, de la technique et des
arts, a engendré continuellement des nouveaux opposants, que seule la
terreur policière contraignait au silence. La bureaucratie dirigeante
fait aujourd'hui des efforts acharnés pour arrêter le mouvement.
Elle met en branle toute la machine « culturelle » de l'Etat, toute la
valetaille des intellectuels-fonctionnaires pour condamner lss dévia-
tionnistes, redresser leurs « erreurs », interdire leur expression, Cela
peut aller de la condamnation publique dans la PRAVDA jusqu'à
l'expulsion de l'Université ou l'emprisonnement. Mais c'est trop tard.
Elle pourra, pour un certain temps, empêcher les opposants de
s'exprimer ; elle ne pourra pas empêcher qu'lls deviennent de
plus en plus nombreux, que leur analyse éclaire toujours plus nette-
ment la nature sociale du régime, que leur critique creuse toujours
plus profondément dans ses contradictions.
Les extraits qui suivent permettent de se faire une idée de cette
situation nouvelle.
165
HLUSS
51!!
3.
.
QUESTIONS DEPLACEES
(Un article de la « Komsomolskaya Pravda » du 9-8-56)
Le journal explique que deux étudiants, Perow' et Konjajew, furent
renvoyés de l'Institut de Radio de Taganrog sous prétexte d'avoir
enfreint la discipline, Mais les jeunes gens restérent convaincus que
leur exclusion était due à d'autres causes, notamment aux questions
« déplacées » qu'ils avaient posées pendant le cours. Or, il s'agissait
précise l'auteur de l'article d'étudiants irréprochables simple-
ment désireux, à la suite du 20e Congrès, de se faire expliquer les
thèses exposées au cours :
« Abordant la situation politique du pays, ils demandèrent quelles
sont les causes du vieillissement de l'outillage dans notre production,
pourquoi le prix du charbon est plus élevé dans le Donbass que dans
le Kusbass, si l'on prévoyait de nouveaux tarifs et quelles en seraient
les conséquences, pourquoi divers produits manquent encore et quelles
perspectives s'offrent au développement de l'industrie à l'Est.
Parlant des problèmes internationaux, ils soulevèrent la question
de la solidarité des travailleurs lorsqu'il y a coexistence pacifique du
camp socialiste et des pays capitalistes, ou encore la question des
rapports entre la guerre et la révolution. Ils discutèrent de la situa-
tion en Allemagne après la guerre, des causes des révolutions et de
l'apparition de nouveaux pays socialistes en Europe, les démocraties
populaires. ».
« Le professeur ne sut pas donner les réponses convenables. Les
étudiants le reprirent lorsqu'il dit qu' « une révolution est un change-
ment de gouvernement » et il se troubla... >>
« Une question de Perow l'irrita particulièrement. L'étudiant avait
lu le livre de John Reed « Dix jours qui ébranlèrent le monde » et
en avait retiré une fausse image de ce qui, dans les années 1917-18,
avait opposé notre parti à ses adversaires sur l'évaluation des possi-
bilités de triomphe d'une révolution socialiste. Perow pria le profes-
seur de lui préciser la position des adversaires. Mais il n'était pas en
mesure de le faire et lui coupa purement et simplement la parole ! »
Le professeur se plaignit donc au directeur, dont le premier
mouvement fut de punir d'exclusion la malencontreuse curiosité des
étudiants, « Attitude combien aberrante ! » commente le journaliste.
Cependant, puisque des raisons de discipline avaient officiellement
motivé le renvoi des deux étudiants, il convenait que la mesure ne
paraisse pas isolée. On décida donc d'exclure quelques autres étu-
diants sous prétexte qu'ils assistaient à des cours auxquels
n'avaient pas droit !
Les étudiants furent plus tard réintégrés, mais, s'inquiète le
journaliste : « Perow osera-t-il encore poser des questions ? ». Et
de conclure : « Ce n'est pas avec de telles méthodes qu'on peut ensel-
gner le marxisme et éduquer la jeunesse. »
.
ils
DANS LES UNIVERSITES
.
KOMSOMOLSKAYA PRAVDA du 10-11-56 :
* Le camarade Khrouchtchev a déclaré que... pour améliorer
l'activité d'éducation parmi la jeunesse, il faut rectifier des opinions
erronées et riposter aur manifestations malsaines ».
LA CITE (Bruxelles), 27-11-56 :
« Interrogé au sujet de sa déclaration à propos des événements
à l'Université de Moscou au congrès socialiste, M. k, ministre du
Commerce extérieur, a donné les précisions suivantes :
De source privée mais sure, le parti socialiste belge a été informé
que des remous s'étaient produits tout récemment dans diverses
facultés de l'Untversité de Moscou.
166
-
{
Un journal mural, composé d'informations reprises de la BBC
au sujet des événements de Hongrie, avait été affiché par les étu-
diants dans une salle commune de l'Université. Le recteur fit enlever
ces affiches. Six d'entre elles furent réapposées sur les murs par les
étudiants qui placèrent un piquet pour les protéger.
Le recteur réunit alors les étudiants et leur déclara que la presse
et la radio soviétiques publiaient les seules nouvelles véridiques au
sujet de la Hongrie. Beaucoup d'étudiants protestèrent en quittant
la salle. »
KOMSOMOLSKAYA PRAVDA, 4-12-56 :
« Certaines discussions qui, ces temps derniers, eurent lieu dans
une série d'écoles supérieures, ne peuvent pas manquer de soulever
des objections. Ce n'est certainement pas que certaines de ces dis-
cussions fussent violentes; au fait, chaque discussion presuppose
qu'on défend passionnément sa propre opinion. Non, il s'agit d'autre
chose. A côté des remarques critiques intelligentes et justes, adressées
aux gens de lettres et aux artistes, ainsi qu'à leurs organisaitons,
au sujet des erreurs commises en liaison avec le culte de la person-
nalité, on a pu entendre, au cours de ces discussions, des vitupé-
rations et des déclarations démagogiques tendant à nier toutes les
conquêtes, pourtant incontestables, de notre culture socialiste.
Le pire, à notre avis, c'est que ces déclarations prennent souvent
la forme de phrases ultra-révolutionnaires dont l'audace doit frapper
l'imagination de l'auditoire et provoquer des applaudissements... >>
SOVIETSKAYA LITVA (Lithuanie), 9-12-56 :
« L'insurrection armée de la réaction contre le régime démocra-
tique en Hongrie a encouragé les réactionnaires également dans notre
République... Certains d'entre eux se sont dissimulés sous le manteau
de la critique, d'autres ont pris le masque d'une prétendue défense
de la démocratie, mais d'autres encore ont essayé de calomnier tout
à fait ouvertement et de semer la méfiance envers la politique pour-
suivie en Lithuanie par le parti communiste et le Gouvernement
soviétique... »
« Certains enseignants, tout en remarquant un état d'esprit
malsain parmi les étudiants, ne font rien pour le dissiper et
luttent pas activement contre les défauts qu'accuse le travail d'édu-
cation. »
KOMSOMOLSKAYA PRAVDA, 15-12-56 :
« Plus que jamais, les étudiants sont en train de mettre à nu les
défauts de l'activité déployée par le Komsomol dans les établisse-
ments de l'enseignement supérieur ; plus que jamais les étudiants
critiquent d'une manière pratique et efficace les défaillances dans
l'éducation...
Tout en soutenant par tous les moyens les efforts des gens actifs,
tout en défendant leurs intérêts dans la lutte contre des bureau-
crates de toute espèce, notre peuple et notre parti n'ont jamais
toléré de discoureurs, de bavards stériles, de démagogues qui se van-
tent de tout comprendre et de tout pouvoir juger. Il existe un certain
nombre de gens de cette sorte dans le milieu estudiantin. Leurs
voix se sont fait entendre, de temps à autre, aux réunions plénières et
aux conférences...
KOMSOMOLSKAYA PRAVDA, 22-12-56 (article consacré aux étu-
diants de Kharkov) :
« Dans le milieu estudiantin, qui est sain et cherche à comprendre
les choses, on rencontre, évidemment, des démagogues, des bavards,
des forts-en-gueule qui, cherchant à ba tre monnaie des difficultés
qui existent encore, se dissimulent derrière les phrases pseudo-révo-
lutionnairs. Mais ces démagogues seront d'autant plus vite détrônés
que nous expliquerons à la jeunesse plus hardiment et plus profondé-
ment la politique du Parti et ses décisions. »
ne
167
LILL
NILIMI
HULLWIJNLLWALL!
A.F.P., MOSCOU, 22-12-56 :
« Le recteur de l'université de Sverdlovk, le professeur Tchou-
farov, vient d'être révoqué pour avoir perdu le sens de la responsa-
bilité dans l'exercice de ses fonctions et « avoir dressé une barrière
entre lui et les étudiants », annonce le journal SOVIETSKAYA
ROSSIA, qui laisse entendre que cette révocation est liée aux remous
constatés en ce moment dans les milieux universitaires. Le journal
indique que « les déclarations démagogiques faites par les étudiants
au cours de réunions universitaires et de réunions du Komsomol
(Jeunesses Communistes) ont surpris les dirigeants locaux du Parti ».
Selon le journal, le mal viendrait du fait que les professeurs évitent
de répondre aux questions posées par les étudiants à la lumière de
l'abolition du culte de la personnalité. Les professeurs s'obstinent à
se référer uniquement « au passé lointain, en attendant que des
instructions venant d'en haut leur donnent des indications sur la
façon de présenter aux étudiants les événements d'actualité ». Le
journal constate enfin que, malgré l'adhésion de 90 % des étudiants
au Komsomol, « une partie des jeunes communistes manifestent de
l'apathie et ont perdu la foi dans l'aptitude de leur organisation à
présenter un intérêt quelconque. »
PRAVDA, 27-12-56 (Conférence du Comité du Parti de Moscou consa-
crée au Komsomol dans l'enseignement supérieur) :
« Certains étudiants font preuve d'un état d'esprit malsain et
tombent sous l'influence de l'idéologie étrangère. »
A.F.P., MOSCOU, 28-12-56 :
« Les étudiants soviétiques qui n'observent pas les règles du Kom-
somol sont mis au pilori dans l'organe du Ministère de la Culture,
MOSKOVSKI KOMSOMOLETS. Dans le style vivant du reportage,
l'auteur de l'article peint, en termes méprisants, plusieurs types :
d'abord celui qui écoute les radios étrangères, dont les informations
N objectives » laissent filtrer « de méchantes calomnies sur la vie du
peuple soviétique », ensuite l'étudiant « qui affecte de comprendre
ce que les autres ne comprennent pas » et qui « use d'un langage
démagogique », parlant de « son programme » de « sa plate-forme. »
TROUD, 8-1-57 :
« ...les organisations sociales actives dans les établissements de
l'enseignement supérieur... n'ont pas suffisamment lutté contre l'état
d'esprit vacillant dont font preuve des étudiants qui, tombant sous
l'influence de la propagande bourgeoise, ont exprimé des opinions
politiques notoirement fausses et malsaines. Au cours de la réunion
des responsables du Komsomol à l'Institut de mécanique, précision et
optique de Leningrad, l'étudiant Gorélik, qui a mal compris la cri-
que relative aux élections dans les organisations de la jeunesse,
parla d'un prétendu étouffement de l'initiative créatrice des étu-
diants. A l'université d'Etat de Moscou, on toléra dans le journal
mural Tribune des attaques grossières, reprenant des mensonges de
la presse bourgeoise contre la presse soviétique. A l'institut polytech-
nique de l'Oural, sous le drapeau de la critique et du développement
de la démocratie, certains étudiants firent des déclarations démago-
giques, tendant à opposer le Komsomol au Parti. >>
UNE LETTRE DE MOSCOU :
Voici les principaux passages d'une lettre reçue par un journa-
Uste autrichien ayant vécu en U.R.S.S. Elle émane d'un étudiant de
l'Université Lomonosov de Moscou et a été publiée par la revue autri-
chienne FORUM (N° 38 Février 1957). Nous la tenons pour authenti-
quo, car comment ne pas reconnaître dans son auteur un de ces
« demagogues », « criticailleurs » et « déviationnistes » qui soulèvent
l'indignation de la KOMSOMOLSKAYA PRAVDA, comment ne pas
168
faire le rapprochement entre les conclusions théoriques qu'elle rap-
porte et le contenu des « programmes » et « plate-formes » que
dénonce le MOSKOVSKI KOMSOMOLETS, sans oser les exposer ?
« C'est par les informations diffusées par des stations de radio-
diffusion occidentales, ainsi que par une nouvelle diffusée par Radio-
Varsovie, que nous avons su que les événements de l'Université Lomo-
nosov, à Moscou, ont été connus du monde occidental. Cependant,
nous avons du constater que leur déroulement et leur importance
n'avaient pas été compris correctement à l'Occident.
Pour nous autres, étudiants soviétiques, le 30 novembre 1956 a été
un jour mémorable ; certains disent qu'il a été un jour historique.
Après que le professeur B.E. Siroiëtchkovitch eut fait son cours de
marxisme-leninisme, un débat s'engagea, comme d'habitude. Au cours
de ce débat, un étudiant posa une question essentielle, une question
qui recèle peut-être en elle tout le destin de notre marxisme. Il exposa
d'abord tout à fait correctement l'enseignement de Lénine selon
lequel la grève générale est l'arme du proletariat, et selon lequel la
grève générale déclenchée pour des motifs d'ordre économique peut,
dans certaines circonstances historiques déterminées, devenir une
grève politique et finir par se transformer en soulèvement armé.
Après avoir insisté sur cette thèse de Lénine, et avoir fait observer
que la grève générale ne pouvait jamais devenir l'arme de combat
de la classe exploitante, l'étudiant demanda comment, dans un
Etat socialiste ou, pour être tout à fait concret, en Hongrie, il a pu
se produire une grève générale, étant entendu qu'il ne saurait y avoir
de grève générale dirigée contre un gouvernement communiste des
ouvriers et des paysans...
Le professeur Siroiëtchkovitch répondit en se bornant à repren-
dre les arguments invoqués par nos journaux. C'était peu pour un
débat universitaire. commença à parler de la terreur répandue par
les officiers fascisto-horthystes, et des activités diversionnistes des
impérialistes occidentaux... Ses paroles furent noyées dans les protes-
tations des étudiants qui, à grand renfort de citations de textes de
Lénine, montrèrent que le professeur n'avait pas abordé le fond du
problème. En conclusion, les étudiants invoquèrent une formule clas-
sique de Lénine, selon laquelle le « parti du type nouveau » a pour
devoir et pour tâche de faire siennes les revendications des travail-
leurs énoncées pendant la grève générale et de leur donner l'orien-
tation la plus efficace. En aucun cas le « parti du type nouveau » n'a
le droit de combattre la grève générale avec les moyens employés par
l'Etat des bourgeois et des exploiteurs, c'est-à-dire par les juridictions
d'exception, la force des armes et la dissolution forcée des conseils
ouvriers. Arrivée à ce point, le débat dégénéra en vociférations chao-
tiques; le professeur jugea préférable de vider les lieux.
La nouvelle de l'événement fit très rapidement le tour du quartier
étudiant de l'Université, Des discussions se poursuivirent; tard dans
la nuit, on alla réveiller des étudiants hongrois, hôtes de l'Université
de Moscou, pour leur demander de fournir des renseignements sur la
situation dans leur pays. Les Hongrois n'étaient pas habitués à de tels
débats à coeur ouvert et, compte tenu des renversements successifs
de la situation politique qui venaient de se produire dans leur pays ils
éludèrent toutes les questions quelque peu délicates.
Il n'empêche que le peu qu'il révélèrent fournit aux étudiants
soviétiques suffisamment de points de comparaison avec la situation
en Union Soviétique... Peu à peu, une question capitale, du point de
vue du « socialisme réalisé », se cristallisa dans leur esprit. La voici :
ne peut-on considérer que l'appareil du parti, bien que n'ayant aucun
titre formel à la propriété des moyens de production de la commu-
nauté, est devenu, par la domination effective de ces moyens de pro-
duction, par leur utilisation, par le pouvoir d'affectation et de distri-
bution des forces de travail et, enfin, par le contrôle qu'il exerce sur
les salaires, une classe d'emploiteurs dans le sens marxiste originel de
ce concept ? Et s'il en est ainsi, ne peut-on considérer que l'utilisation,
contre l'appareil du parti, de l'arme de la grève générale, peut être
légitime et même nécessaire ?
-
169
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11111
1.1.1
Le débat buta sur cette question essentielle, il se termina sans que
les participants aient pu s'accorder sur une réponse. >>
L'auteur de la lettre raconte ensuite comment des feuilles manus-
crites exigeant la vérité sur la Hongrie sont apparues le lendemain
sur les tableaux d'affichage de l'Université. Après avoir décrit la
réunion du Komsomol de l'Université où, à propos des événements
hongrois, la bureaucratie fut sévèrement attaquée, il poursuit :
« Dans la soirée, la discussion fut reprise, à la « Maison des Let-
tres » par un cercle d'écrivains et d'étudiants.
Les événements de Hongrie n'en formaient plus le thème central,
on ne les invoquait plus que comme l'exemple d'une évolution dont les
prémisses existaient partout, et même en U.R.S.S... Aussi ne manqua-
t-on de soulever, par voie de conséquence, le problème des classes
dans la société soviétique. La presque totalité des participants au
débat estimèrent que la formule officielle sur « l'alliance des ouvriers
et des paysans avec les intellectuels, sous la conduite de la classe
ouvrière » ne correspondait pas à la situation réelle et que l'opposi-
tion entre exploiteurs et exploités continuait à exister dans l'Etat
soviétique.
Seul le signe distinctif de la classe des exploiteurs, fit-on observer,
avait changé par la suppression de la propriété privée des moyens de
production. Le droit de propriété des travailleurs sur les moyens de
production, ajouta-t-on, est purement formel ; d'autre part, la pré-
férence accordée par le parti, appuyé sur une administration centra-
lisée, au développement de l'industrie lourde, avait fixé juridiquement
les différences de classe dans la société soviétique : les bénéficiaires
de cette politique avaient instauré, pour leur protection, une justice
de classe semblable à celle qui, dans la société bourgeoise, doit protéger
la classe des exploiteurs. Tout comme dans la société capitaliste, la
justice de classe de l'Etat socialiste qualifie de haute trahison tout
mouvement d'opposition contre les exploiteurs et le réprime en consé-
quence. Cet état de choses, ajoute-t-on, signifie que les objectifs de la
Révolution d’octobre s'étaient mutés en leur contraire... >>
Des divergences se manifestent à la réunion du Comité des
Komsomols convoquée pour discuter des incidents de l'Université
Lomonosov. En fin de compte, le rectorat prononce l'exclusion de 150
étudiants et suspend les cours de marxisme-leninisme jusqu'après les
fêtes de Nouvel An,
Les discussions se poursuivent chez le étudiant :
« C'est au cours de ces discussions que fut forgé le mot d'ordre de
la « révolution socialiste contre l'Etat pseudo-socialiste ». Lénine
lui-même en avait créé les bases idéologiques, et avait décrit minu-
tieusement les méthodes et la tactique du combat à mener. Les étu-
diants de nationalité russe furent les premiers à adopter ce mot
d'ordre, car ils y voyaient une possibilité de maintenir l'unité de
l'Etat. Les étudiants d'autres nationalité s'en tinrent plutôt au prin
cipe des « voies différentes vers le socialisme » ; les oppositions tra-
ditionnelles entre Russes proprement dits et les autres nationalités
de l'U.R.S.S. se manifestèrent nettement à cette occasion.
Selon toute apparence, le socialisme ne pourra se maintenir chez
nous à longue échéance que s'il se révèle possible de réaliser d'une
manière quelconque le mot d'ordre de « révolution socialiste contre
l'Etat pseudo-socialiste ». En revanche, la formule des « voies diffé-
rentes vers le socialisme », bien qu'ayant été énoncée pra les diri-
geants actuels de l'Union Soviétique, semble ébaucher une évolution
qui, au lieu de conduire à un renouveau du socialisme, semble plutôt
devoir aboutir à la naissance de nouvelles entités autonomes, voire
souveraines, dont le nationalisme risquerait de faire éclater les cadres
de l'Etat unitaire et, par voie de conséquence, la liquidation de ses
institutions socialistes. >>
La lettre explique ensuite comment des discussions semblables
ont eu lieu en d'autres points du pays : à Moscou, à Léningrad (« où
parait un journal étudiant ronéotypé « Gouloboi Bouton », qui n'est
contrôlé ni par le rectorat ni par le Komsomol, et dans lequel on
170
débat des questions du marxisme contemporain, de la création artis-
tique, etc. »), à Kiev, à Kharkov, à Sverdlovsk, à Novosibirsk, et
jusque dans les universités d'Asie centrale, à Tachkent, par exemple,
Elle se termine ainsi :
* Il est remarquable que ce mouvement n'ait pas été déclenché
par les sphères dirigeantes, et qu'il soit né spontanément, à l'inté-
rieur du camp socialiste. Il est probable que les solutions, elles aussi,
seront trouvées à l'intérieur du camp socialiste ; les sphères diri-
geantes ne les favoriseront certes pas ; mais il n'est guère probable
qu'elles seront en mesure de s'y opposer. »
-
Grèves en Grande-Bretagne
L'importante grève des ouvriers des chantiers navals et de l'in-
dustrie mécanique, qui a récemment eu lieu en Grande-Bretagne, a
paru confirmer l'idée selon laquelle deux puissances gigantesques
domineraient ce pays d'une part, les capitalistes, et de l'autre, la
fédération des Trade-Unions, le T.U.C. Cette idée correspond, sans
aucun doute, à une certaine réalité. Avec ses 8 millions d'adhérents,
le T.U.C. représente la seule fédération syndicale importante de
Grande-Bretagne, et son expression politique, le Labour Party, est
suffisamment forte pour empêcher le gouvernement de se montrer
trop coriace. Et pourtant, ce n'est là qu'un aspect parmi d'autres,
des choses : une fois de plus, les événements récents ont démontré
que le T.U.C. n'exerce pas sur la classe ouvrière un contrôle aussi
parfait que lui-même et la presse quotidienne voudraient nous le
faire croire. En fait, alors, même que la grève se développait, nous
avons été conviés à un spectacle des plus intéressants : les grands
journaux bourgeois et d'abord le « Times >> soutenant les syn-
dicats contre les ouvriers. Et le silence à peu près total observé par
la presse française sur des événements considérés Outre-Manche
comme forts importants, pose certaines questions qui valent quel-
ques instants de réflexion.
La cause immédiate de ces manifestations de tendresse à l'égard
des syndicats doit être recherchée dans un rapport rédigé par Lord
Cameron, président d'une Commission d'enquête chargée par le Gou-
vernement d'étudier ce que Lord Cameron appelle « l'état d'anar-
chie et de suspicion » qui règne aux usines Briggs (une succursale
de Ford). Le motif officiel de l'enquête était la démission d'un « shop-
steward », J. McCloughin. Mais, comme l'écrit le « Times » : « Le
rapport de la Commission d'enquête se présente comme une étude
objective sur un mal endémique dont souffre l'industrie. Cet inci-
dent ne fut que le point culminant d'une interminable série de que-
relles, de déceptions et d'arrêts de travail ; depuis 1953 on a compté
chez Briggs 500 (!) grèves non-officielles ».
Ces 500 grèves sont importantes du fait même que, à l'instar de
90 % des grèves britanniques, elles ont été non officielles, ce qui
revient à dire que les centrales syndicales ne les ont ni déclenchées
ni même soutenues. De telles grèves débutent au niveau de l'ate-
lier et sont en général dirigées par des comités de délégués d'atelier
(shop-stewards) élus plus ou moins directement et démocratique-
ment par les ouvriers eux-mêmes (ce caractère démocratique varie
considérablement d'une usine à l'autre, de même que le comité de
délégués s'identifie plus ou moins avec le comité syndical local).
Ces organisations représentent, pour la bourgeoisie, une source de
soucis toujours croissants. Il est intéressant de lire les commen-
taires auxquels la presse conservatrice se livre à ce sujet. Ainsi, le
* Times », qui écrit : « De telles organisations sont un cancer sur
le corps du syndicalisme. C'est aux syndicats eux-mêmes qu'il revient
de trouver un remède efficace s'ils veulent continuer à protéger les
intérêts de leurs membres et préserver leur autorité « (Editorial,
12-4-57) ». De même, l' « Economist » assume mais pour la pre-
mière fois à l'égard des syndicats le rôle d'oncle plein de bien-
-
17)
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11.11.III.ILIPILIPILI... MWI
..
veillance : « Ce n'est pas seulement l'industrie qui souffre du pou-
voir irresponsable des délégués, mais, par dessus tout, la direction
syndicale » (20-4-57), (c'est nous qui soulignons). Et Lord Cameron
lui-même recommanda que « les syndicats en question étudient
immédiatement l'organisation des comités de délégués et retirent
à ceux-ci le pouvoir excessif dont ils disposent ».
La relation entre les comités de délégués d'atelier et les grèves
« non-officielles », d'une part, et les syndicats officiels de l'autre,
est complexe : elle reflète le développement inégal de la classe
ouvrière britannique que le système capitaliste incite à une révolte
toujours plus affirmée, mais qui se refuse, en partie tout au moins,
à rompre avec la bureaucratie travailliste, mue qu'elle est par la
crainte que la désunion mette en danger les « réalisations concrè-
tes » du Welfare State (1) et la position du T.U.C., par une répu-
gnance traditionnelle à l'égard des schismes idéologiques, le Plein-
emploi étant en outre suffisamment nouveau pour agir comme un
frein. (2). Mais les événements récents indiquent que la classe
ouvrière rejette toujours davantage_l'autorité du capitalisme aussi
bien que celle des syndicats. Chez Briggs, par exemple, le nombre
des grèves non-officielles entraîna la signature, en 1955, d'un accord
entre la direction et les syndicats pour éliminer de telles grèves.
Depuis cette date, 234 nouvelles grèves de ce genre ont eu lieu. Lord
Cameron se plaint amèrement de ne pas voir les délégués, qui sont
souvent en même temps des représentants des syndicats, « utiliser
les puissants moyens dont ils disposent pour lutter contre la rupture
de l'accord ». Le fait essentiel est que les ouvriers se moquent
éperdument de ce que les syndicats signent ou disent. Quant aux
syndicats, ils sont contraints d'accepter, comme un mal nécessaire,
cette indiscipline chronique dont font preuve aussi bien leurs adhé-
rents que leurs représentants aux échelons inférieurs ; ils n'osent
se heurter trop directement, trop ouvertement, avec la base des
usines.
D'autres signes d'une telle évolution sont apparus lors de la
seconde flambée de grèves dans l'industrie mécanique. Rappelons
que ce mouvement débuta à la fin du mois de mars et fit rapide-
ment « boule de neige », le nombre de grèves croissant de jour en
jour ; mais l'arrêt du mouvement fut décidé bien avant que celui-ci
ait atteint son plein développement. Le vote décisif sur la reprise du
travail fut présenté par Carron, secrétaire du Syndicat de la Cons-
truction Mécanique (A.E.U.), lequel savait cependant parfaitement
que la majorité des membres y était opposée. Le « Times » du 4-4-57
décrit les incidents suivants, dont nous savons, d'après les rensei-
gnements que nous avons pu recueillir, qu'ils furent loin d'être les
seuls :
6.000 ouvriers de Glasgow conspuèrent les représentants des
syndicats qui voulaient leur parler et défilèrent ensuite à travers
la ville en criant « nous voulons la tête de Carron » ;
2.000 ouvriers manifestèrent à Manchester contre la cessa-
tion de la grève ;
1.000 ouvriers à Bristol, 600 à North Shields, 400 à Newcastle
et 400 à Slough votèrent des résolutions exprimant leur « profond
dégoût », « condamannt les dirigeants qui nous ont vendus », etc.
(1) « L'Etat Providence. »
(2) Les réalisations sociales du gouvernement travailliste (médecine gra-
tuite, facilités de logement et d'éducation), sont sans doute possible, plus consis-
tantes que ce qui existe en France, par exemple. En outre, leur coût est infé-
rieur à celui que représenterait une augmentation de 10 % des salaires. Quant à
la capacité du T.U.C. d'obtenir de hauts salaires et, par là, de rançonner l'éco-
nomie nationale comme disent les conservateurs personne n'y croit. Il y
aurait beaucoup à dire sur les idées émises par B.C. Roberets, de la London
School of Economics (pour citer un auteur éminemment respectable, peu suspect
de vouloir favoriser ces anarchistes que sont les shop-stewards). Celui-ci écrit :
« Il est à peu près certain que le niveau des salaires se serait élevé bien davan-
tage en Angleterre durant les dix dernières années si les discussions collectives
n'avaient pas été centralisées à un tel point » (Political Quarterly, July-Sept. 56.)
172
பட வாயயாம்
Ces incidents sont limités, mais ils ne sont pas isolés. L'oppo-
sition à l'égard de la direction de l'A.E.U, répond à celle des dockers
à l'égard de leur propre bureaucratie (1). Et le fait que le mouve-
ment noté chez Briggs représente un mouvement à long terme et
destiné à s'étendre, est confirmé par les statistiques concernant les
grèves. En Grande-Bretagne, la proportion des grèves portant sur
des questions de salaires par rapport au total des grèves est bien
plus faible que dans les autres pays d'Europe (50 % contre 70-90 %).
En outre, une part croissante de ces grèves a pour origine, non plus
des revendications immédiates de salaires, mais porte plutôt sur les
conditions de paiement, etc. En fait, le pourcentage des grèves por-
tant sur les salaires proprement dits, est tombé de 40 %, dans les
années 1930, à 5,8 % et 8,4 % en 1954 et 1955. La catégorie de grèves
qui s'est considérablement accrue, correspond à ce que les statis-
tiques appellent « conditions de travail, règlements et discipline ».
Durant la période 1927-38, cette catégorie représentait en moyenne
13 %, sans variations importantes correspondant aux fluctuations
économiques, alors qu'en 1954 et 1955 elles représentèrent 37 % et
35 %. En bref, la lutte de la classe ouvrière prend toujours davan-
tage la forme d'une révolte contre la discipline et l'autorité capita-
liste dans l'entreprise, ainsi que contre la discipline des syndicats
bureaucratisés. Les nouvelles grèves n'ont aucun besoin, même super-
ficiel, de négociateurs professionnels.
S. TENSOR.
(3) Cf. Socialisme ou Barbarie, no 18. La grève des dockers anglais.
MISE AU POINT
* France-Observateur » du 9 mai dernier a publié une lettre
adressée au Président de la République qui protestait contre les
entraves apportées à la liberté de l'information en ce qui concerne
la guerre d'Algérie. Ma signature figurait au bas de ce texte parmi
trente-six autres. Je tiens à préciser, à l'intention des lecteurs de
< Socialisme ou Barbarie » qui se sont étonnés de me voir accepter les
termes de cette protestation, que ma signature n'a pas été sollicitée
et que j'ignore pour quels motifs le Directeur du journal a cru pouvoir
en faire état. Il va de soi que je suis prêt à me joindre à tout mouve-
ment en faveur de la liberté de la presse, et tout particulièrement en
faveur de « France-Observateur », mais je ne saurais m'adresser au
président de la République dont la solidarité avec ceux qui mènent
la guerre en Algérie et en général avec la politique de la bourgeoisie
me paraît évidente, ni, en aucun cas, souscrire à la phrase suivante :
« Nous revendiquons pour lui (le peuple français) le droit de savoir
si ce qu'on y fait (en Algérie) est conforme ou non à l'honneur de son
drapeau. » Il n'y a pas pour moi d'honneur du drapeau qui compte; il
n'y a pas non plus de conditions qui justifient la présence d'une
armée française en Algérie contre la volonté du peuple algérien.
Claude LEFORT.
i
Le manque de place ne nous permet pas de publier dans ce
numéro la correspondance des lecteurs. Nous le ferons dans le pro-
chain numéro.
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