Socialisme ou Barbarie - NO. 24 (MAI-JUIN 1958)

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Table des matières

[ÉDITORIAL:] Prolétariat français et nationalisme algérien 24:1-16
LABORDE, François: Mise à nu des contradictions algériennes 24:17-34 = La guerre des algériens
BRUNE, Pierre: La lutte des classes en Chine bureaucratique 24:35-103
LE MONDE EN QUESTION:
Le rôle des délégués du personnel (article de la Tribune ouvrière Renault) 24:104-107
LEFORT, Claude: Pologne: la Kadarisation froide 24:107-110
MAILLE, R.: Les grèves en Espagne 24:110-112
TENSOR, S.: Notes sur l'Angleterre 24:112-113
GUILLAUME, Ph.: Les leçons d'Henri Lefièvre, militant ouvrier 24:114-119
BOURDET, Yvon: La Nouvelle Vague 24:119-125
NEUVIL, René: Le travail...dans la chlorophylle 24:125-128
GUILLAUME, Ph.: Une belle conscience socialiste: Eugène Thomas, ministre socialiste des P.T.T. 24:128-134
GUILLAUME, Ph.: Rectification au flash sur la grève des postiers de Lille (No 23) 24:134
CHATEL, S.: Un meeting de gauche consacré à l'Algérie 24:134-136
IMBERT, M.: Au S.N.I.: réintégration des exclus 24:136-138
LES LIVRES:
BOURDET, Yvon: La nouvelle classe dirigeante par Milovan Djilas 24:139-149
CHATEL, S: Histoire du premie[r] mai de Maurice Dommanget 24:151-152
LES FILMS:
M. M.: La Blonde Explosive [Will Success Spoil Rock Hunter] de Frank Tashlin, No Down Payment de Martin Ritt 24:152-154
LE THÉÂTRE:
CANJUERS, P.: Paolo Paoli d'Arthur Adamov 24:155-156
CORRESPONDANCE:
MERCIER: Lettre du Maroc à propos de l'Algérie 24:157
GALLIENNE: Lettre d'un camarade résidant en Tunisie 24:157-158
VINAZZA, Aldo: Lettre d'un camarade italien d'Azione Communista 24:158
GIGANTE, R: Lettre de Gênes: ce qu'il faut ou ne faut pas discuter 24:159
XXX: Lettre d'un lecteur de Belfort 24:159
Comité de liaison des métallurgistes de la région parisienne et Comité de liaison interprofessionnel 24:160
ANNONCE: Cercle d'Études Sociales 24:160-161
À nos lecteurs 24:161
TABLE DES MATIÈRES DU VOLUME IV 24:162-165
PUBLICITÉS:
Arguments, Tribune Marxiste 24:166
Les Lettres Nouvelles, Présence Africaine 24:167
ANNONCE: Réunion publique 24:168
À PARAÎTRE DANS LES PROCHAINS NUMÉROS


SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, PARIS-X
C. C. P. : Paris 11987-19
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU
R. MAILLE
CI. MONTAL
D. MOTHE
Gérant : J. GAUTRAT
250 francs
Le numéro
Abonnement un an (4 numéros)
Abonnement de soutien
Abonnement étranger
800 francs
1.600 francs
1.000 francs
Volumes déjà parus (I, n°1-6, 608 pages ; II, n°8 7-12,
464 pages ; III, nº 13-18, 472 pages) : 500 fr. le volume.
L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
100 francs
50 francs
SOCIALISME OU BARBARIE
Prolétariat français
et nationalisme algérien
La campagne qui précéda les élections de janvier 1956
porta, pour la première fois, le problème algérien devant
l'opinion publique toute entière. Les slogans de paix lancés
par le Front républicain et le Parti Communiste répondaient
alors aux sentiments de la plus grande partie de la population,
et l'on se souvient de l'écho qu'ils rencontrèrent. Les promes-
ses ne furent pas tenues. Au pouvoir, Mollet leur fit le sort
que l'on sait : en guise de paix, il offrit la « pacification ».
De la droite la plus bête du monde, comme il dit si bien,
il fut le gérant, et pendant un temps le héros, au service
de ses intérêts, à l'image de sa bêtise, à la mesure aussi de
sa confusion. La SFIO n'était pas cependant si puissante qu'elle
pût, par sa seule défection, paralyser les forces sociales qui
s'opposaient à la guerre. On le vit bien quand les premiers
envois de troupes en Algérie se heurtèrent à un mouvement
énergique et spontané de protestation. Deux ans après, nous
devons nous en souvenir, sous peine de ne rien comprendre
à ce qui se passe aujourd'hui sous nos yeux : des troubles
dans les rues, dans les gares d'où partaient les trains mili-
taires, des arrêts de travail dans diverses usines, des manifes-
tations de rappelés dans les casernes ou dans les trains qui
les emportaient vers les ports d'embarquement révélèrent la
violence de l'opposition populaire une violence, il faut
le reconnaître, dont l'histoire offre peu d'exemples analogues.
Ces manifestations se seraient-elles amplifiées, il est impos-
sible d'imaginer que la guerre d'Algérie eût pu suivre son
cours. Elle le suivit pourtant grâce au concours que le PCF
apporta au gouvernement Mollet. Dans une période où celui-ci
s'interrogeait sur son pouvoir d'engager la population dans
la guerre, où des manifestations coordonnées, des grèves géné-
ralisées auraient pu interrompre la mobilisation et contrain-
dre la bourgeoisie à la paix, au moment décisif où tout était
encore possible, le PCF choisit la politique du front unique
avec le parti socialiste.
Le vote des pouvoirs spéciaux, l'argument proclamé dans
l'Humanité, et mille fois susurré à l'oreille du militant que
- 1
cu
en
serait plus grave que de rejeter la SFIO dans le camp
roite, l'affirmation traditionnelle, simpliste mais effi-
ue la population considérée dans son ensemble n'était
pas mûre pour des actions violentes, l'inertie de l'appareil
en réponse aux appels des militants, le respect soudain affiché
dans les entreprises pour les consultations les plus démocrati-
ques possibles des ouvriers et le refus simultané de prendre
l'initiative de les consulter, enfin l'active dérivation de l'éner-
gie populaire dans l'entreprise la plus vaine et la plus gra-
tuite de protestation (les campagnes de pétition), désarmèrent
peu à peu tous ceux qui attendaient qu'une organisation
puissante prît la tête du mouvement ou tout au moins mît
ses forces à son service.
Dans le même temps, loin d'éclairer la nature de la
Résistance algérienne, le sens révolutionnaire de la revendi-
cation de l'Indépendance et le rôle dirigeant du FLŇ, le PCF
se déclarait pour « l'existence et la permanence de liens poli-
tiques, économiques et culturels particuliers avec la France >>
et demandait l'ouverture de « négociations loyales entre le
gouvernement français et les représentants de tous les courants
du mouvement national, de toutes les couches sociales de la
population algérienne sans distinction d'origine » (1).
Il fallait donc, en présence de l'hostilité de la SFIO,
l'absence du soutien pratique et idéologique du PCF, que
les masses tirent d'elles-mêmes la force nécessaire pour com-
prendre et agir, qu'elles s'engagent indépendamment des syn-
dicats qui soutenaient la politique de l'un ou l'autre Parti
dans la voie d'une lutte autonome et qu'elles forgent des
organismes nouveaux susceptibles d'impulser cette lutte. Sans
doute la combativité populaire était elle insuffisante, la diffi-
culté des tâches excessive, le terrain même de la lutte défa-
vorable à une action qui n'aurait rien signifié de moins
qu'une transformation radicale de la situation du mouvement
ouvrier. Nous ne nous proposons ni de justifier, ni même,
pour l'instant, d'expliquer le cours qu'ont suivi les événe-
ments, mais seulement de rappeler comment s'est établie la
situation qui dure jusqu'à ce jour, dans laquelle la guerre.
se déploie sans rencontrer aucune résistance collective et
à la faveur d'une indifférence croissante de la classe ouvrière.
Le premier mouvement de résistance collective vaincu,
soit depuis l'été 56, la guerre d'Algérie soumet progressivement
la société entière à sa logique. Répétition du processus indo-
chinois, a-t-on dit. Mais l’Algérie n'était pas l'Indochine et
les effets de cette seconde guerre coloniale ne pouvaient que
dépasser considérablement ceux de la première, au point de
déclencher une crise sociale, économique et politique et de
faire peser une menace directe sur le régime.
(1) Déclaration du B.P. du P.C.F.. le 2 mars 1956.
Outre toutes les raisons, économiques, stratégiques et idéo-
logiques qui ont incité la bourgeoisie métropolitaine à s'oppo-
ser par la force aux revendications du peuple algérien, l'exis-
tence d'une population française de plus de 700.000 âmes
de l'autre côté de la Méditerranée a déterminé essentiellement
sa conduite. Sans doute l'influence des gros colons s'est-elle
exercée sur le gouvernement et le Parlement comme s'était
exercée celle des colons d'Indochine, mais elle a été d'une puis-
sance incomparable parce qu'elle s'est trouvée fondée sur
la cohésion de la société française d'Algérie, dont la com-
munauté d'intérêts et l'unité de comportement tranchaient
radicalement sur le morcellement social et politique de la
bourgeoisie, et plus largement, de la population métropoli-
taine.
La guerre ne pouvait avoir aux yeux des Français d'Algé-
rie la fonction qu'elle avait à ceux de la bourgeoisie métro-
politaine. Pour cette dernière, elle était un moyen. Recourir
à ce moyen en vue de défendre des intérêts économiques
précis, d'interdire une émancipation qui risquait d'entraîner
la désagrégation finale de l'empire colonial, de préserver
aussi une certaine image de la grandeur nationale, n'empêchait
pas qu'il fut confronté à d'autres exigences : maintenir l'ex-
pansion économique, la paix sociale, l'équilibre des finances,
la position internationale de la France. Il était donc possible,
en France, que découvrant l'échec de la pacification et le
coût démesuré de la guerre, la bourgeoisie finit par abandon-
ner la partie. Aux yeux des colons d’Algérie, en revanche
la guerre était une fin en soi, la condition permanente de
leur existence. Peu importaient ses conséquences économiques
financières ou diplomatiques; peu importait même, pourrait-
on dire, qu'elle parût interminable. Dût-elle durer cent ans,
elle se trouvait justifiée du fait qu'elle assurait la subsistance
d'une société autrement vouée à la dislocation.
Si l'on considère, brièvement ce qui s'est passé effective-
ment depuis deux ans, il faut convenir que la bourgeoisie
française d'Algérie a peu à peu imposé sa loi à la métropole
et qu'elle commence de lui imposer sa norme sociale. Ou,
pour le dire autrement, la guerre dans laquelle s'est engagé
le gouvernement Mollet soutenu à l'origine par la quasi-tota-
lité du Parlement s'est développée en fonction du milieu
social algérien et par un choc en retour tend à provoquer
un changement de régime en France.
Il est clair que la bourgeoisie française a tenté le plus
longtemps possible d'éluder les conséquences d'une véritable
guerre en Algérie. Ni sur le plan militaire, ni sur le plan
financier elle ne s'est résolue à employer les moyens qui
étaient à la mesure de l'entreprise. La guerre a d'abord été
financée exclusivement grâce à l'accroissement du produit
national; ensuite les réserves d'or et de devises ont été pro-
gressivement épuisées, tandis que la stagnation des salaires
réels se trouvait habilement masquée grâce aux manipulations
3
de l'indice des prix. Des impôts nouveaux importants étaient
en revanche constamment et obstinément refusés par la droite
la plus belliciste. Dans le même temps le gouvernement avait
pour principale activité de dissimuler la situation réelle à
l'opinion publique et de donner le change dans les rencontres
internationales pour éviter une condamnation de la guerre.
La persistance du conflit a ensuite rendu nécessaire une autre
politique, mais on ne peut dire que la gestion Gaillard ait
répondu à une perspective nouvelle de la bourgeoisie. Il était
inévitable, si l'on continuait la guerre, de s'attaquer directe-
ment aux salaires de la classe ouvrière; mais impossible de
faire mieux que de rogner insensiblement sur leur valeur
réelle (soit une baisse de 5 % entre juillet 57 et février 58,
selon les statistiques officielles) si l'on voulait préserver la
paix sociale. Inévitable de recourir au secours américain,
mais impossible de ne pas accepter des conditions aux termes
desquelles les dépenses budgétaires et donc les dépenses mili-
taires devaient être maintenues à un niveau fixe. Inévitable
de réduire les importations mais impossible de ne pas s'expo-
ser alors à un ralentissement de la production. Le gouverne-
ment, et la droite, ont en chaque occasion résisté aux mesures
de vraie austérité qu'aurait requises une économie de guerre
et cherché à entretenir le conflit aux moindres frais. Si la
situation présente un trait nouveau en 1958, c'est seulement
celui-ci : les représentants de la bourgeoisie sont de plus en
plus nombreux, dans toutes les formations politiques, à s'aper-
cevoir
que
la guerre est sans issue, et simultanément qu'il est
impossible d'y mettre un terme.
Cette évolution serait inintelligible si l'on 'négligeait les
transformations qui se sont opérées parallèlement en Algérie
même. A vouloir décrire la situation en termes purement
formels, on devrait observer qu'il y a là, d'une part, une
population menacée dans ses privilèges, d'autre part une
armée envoyée de la métropole pour assurer sa sécurité. La
population fait preuve d'une cohésion remarquable exprimant
par le truchement de ses représentants politiques et dans
le cadre de multiples organisations municipales, corporatives
ou professionnelles la volonté non équivoque de ne rien céder
de ses avantages. L'armée en présence d'une rébellion aux
multiples foyers, soutenue par l'immense majorité de la popu-
lation se comporte comme toute armée d'occupation dans des
circonstances analogues, usant de représailles collectives, ratis-
sant des régions entières, s'emparant d'otages, ouvrant des
camps de concentration, bref cherchant à décourager la résis-
tance de l'adversaire par la terreur. Mais en fait la distinc-
tion entre une population de colons et un appareil de répres-
sion militaire a perdu son sens. L'armée s'est fondue progres-
sivement dans la population. Celle-ci en raison de son nombre
(plus d'un million d'Européens) et en vertu de la communauté
d'intérêts qu'elle représente en face de la résistance algérienne
tend à composer une société qui – si dépendante soit-elle,
4
dans tous les domaines, de la métropole - possède une auto-
nomie certaine. Le comportement de l'armée, comme d'ailleurs
celui du gouvernement d'Alger (en principe simple déléga-
tion du gouvernement métropolitain) a été fondamentale-
ment déterminé par l'existence de cette société. Symétrique-
ment, l'indépendance de la colonie s'est considérablement
renforcée du fait qu'elle disposait pratiquement d'un appa-
reil militaire et policier de plus en plus puissant. Finale-
ment se sont conjugués des intérêts économiques détermi-
nants, un appareil militaro-policier, et une idéologie raciste,
nationaliste et totalitaire (encore est-il vrai que le nationa-
lisme est inspiré par la France d'Algérie bien plus que par
la France métropolitaine). En employant le terme dans un
sens délibérément inadéquat - car la société européenne
d'Algérie ne dispose évidemment pas, répétons-le, d'une
infrastructure qui lui permettrait de mener à son terme un
processus qu'elle a la seule faculté d'ébaucher, - nous dirons
qu'un fascisme s'est ébauché de l'autre côté de la Méditer-
ranée.
C'est en France seulement que cette tendance peut être
développée. Mais comment ne le serait-elle pas, aussi long-
temps, du moins, qu'un mouvement des masses ne vient pas
transformer la situation ? Tandis
que
les gouvernements
successifs s'agitaient à la fois pour assurer la poursuite de la
guerre et en dissimuler la portée, une métamorphose s'est
opérée en France même sous l'influence de la situation algé-
rienne. A peine est-il besoin d'en indiquer les signes. Sur
le plan parlementaire, les formations de droite commencent
de s'orienter vers la solution d'une dictature militaire, la
petite bourgeoisie lasse, cent fois bernée et naturellement
stupide accueille avec satisfaction cette perspective; les ban-
des de Biaggi et de Le Pen multiplient impunément les
coups de force; la terreur contre les nord-africains s'installe;
l'opinion libérale est progressivement muselée, ses meetings
interdits, ses journaux saisis; enfin la population métropoli-
taine s'accoutume à toutes les formes de la répression : ce
qui eût déclenché un scandale il y a encore quelques années
est devenu familier, la torture promue institution clandestine
du régime fonctionne quotidiennement avec la complicité de
tous.
A considérer la situation depuis l'été 56, il faut convenir
qu'aucune force sociale n'est venue en contrarier l'évolution.
Des intellectuels ont protesté, des militants chrétiens ont mené
une énergique campagne contre la torture, des journaux libé-
raux, France-Observateur ou l'Express, ont eu le mérite de
dénoncer semaine après semaine la fausse pacification et de
réclamer une négociation. La classe ouvrière n'est pas apparue
sur la scène politique.
En réalité il ne s'agit pas seulement d'une absence. Ima-
giner qu'à la suite des échecs du printemps 56, la classe
ouvrière se soit bornée a attendre une occasion favorable à
.
5
son intervention est absurde. Rien ne sert de le dissimuler :
le prolétariat a été lui-même contaminé par le climat de la
guerre coloniale. Il ne pouvait en être autrement : une fois
que le cycle de la guerre se développe, il entraîne, au moins
pour une période donnée, la société entière dans son méca-
nisme. Le phénomène n'est pas nouveau et il serait absurde
d'en conclure à la dégénérescence du mouvement ouvrier
ou à la disparition de l'internationalisme révolutionnaire.
Chaque fois qu'il est privé d'initiative politique et de la
perspective d'une lutte contre le capitalisme, le prolétariat
se trouve investi par l'idéologie bourgeoise.
Dans la situation actuelle cette idéologie s'exprime dans
la propagande incessante de la presse, de la radio et du ciné-
ma en vue d'une justification de la guerre. Jour après jour
la description des sévices commis par le FLN est complai-
samment diffusée, tandis que le terrorisme français est soi-
gneusement dissimulé. On répète de mille manières que la
perte de l'Algérie serait une catastrophe nationale dont le
prolétariat serait la première victime. On répand l'illusion
qu’un dénouement militaire est prochain, que des réformes
démocratiques sont en cours. On discrédite habilement le
nationalisme algérien en insinuant que le départ des Fran-
çais provoquerait l'entrée des Américains en Afrique du Nord.
Or cette propagande est d'autant plus efficace, qu'elle vient
recouper une méfiance populaire de plus en plus répandue
et absolument justifiée à l'endroit des questions proprement
politiques. Les ouvriers sentent justement que la lutte des
blocs à l'échelle mondiale est impliquée dans tous les événe-
ments contemporains, comme ils sentent non moins justement
que les rivalités entre grandes formations politiques ne con-
cernent pas leurs propres intérêts. Le sens de la lutte des
peuples coloniaux est ainsi enfoui sous des considérations
extrinsèques, comme le vrai visage de la politique est enfoui
sous les traits trompeurs de la politique mystificatrice du
monde officiel.
Pénétrés par l'idéologie bourgeoise, paralysés par le poids
de leurs propres problèmes, au moment même où ils pres-
sentent une mystification universelle, les ouvriers en viennent
dans certains cas à épouser inconsciemment des attitudes pro-
prement réactionnaires : une hostilité teintée de racisme se
fait jour à l'égard du nord-africain, responsable de toutes les
difficultés actuelles.
Dans un tel climat l'action de militants révolutionnaires
est devenue tout à fait abstraite, à ce point contre le courant,
qu'elle ne peut manquer d'apparaître comme une simple pro-
testation morale. Voici où nous en sommes; et le premier
devoir est sans doute de prendre la mesure exacte de cette
situation.
Encore faut-il s'apercevoir que le cycle qui se développe
depuis deux ans est en train de s'achever. Comment imaginer
6
une nouvelle baisse du niveau de vie, un nouvau prêt améri.
cain, un nouveau Sakhiet, un autre Gaillard et le jeu perpé-
tuel du mensonge et de la ruse en regard d'une guerre tou-
jours plus. exigeante ?
Dans tous les domaines, les marges de manoeuvre de la
bourgeoisie française se sont considérablement rétrécies. Nous
l'avons déjà noté, l'expansion économique donne des signes
de fléchissement. Un effondrement financier n'a été évité en
décembre dernier que grâce à un prêt américain. Mais celui-ci,
dont une première tranche a seulement été versée pour l'ins-
tant, n'a été octroyé qu'à des conditions précises : le strict
maintien de l'équilibre budgétaire et le rétablissement de la
balance des comptes extérieurs. Il est clair que si les exporta-
tions continuent de stagner, ou même diminuent (comme la
récession économique qui se développe aux Etats-Unis peut
le provoquer), le gouvernement, une fois ses devises épuisées,
n'aura plus d'autre choix que de limiter les importations et
par conséquent de freiner la production. Il est non moins
clair que, sous l'action d'un facteur imprévu mais fort prévi-
sible, tel qu'une offensive assez sérieuse du FLN pour exiger
de nouveaux envois de troupe, ou 'un mouvement de revendi-
cations assez ample pour provoquer une hausse des salaires, de
nouvelles dépenses bouleverseraient la politique d'ensemble
du gouvernement. On n'imagine plus, d'autre part, le renou-
vellement d'un prêt américain. Depuis Sakhiet, la détérioration
de la situation diplomatique de la France s'est accélérée et
la procédure des « bons offices » anglo-américains a montré
la volonté des Occidentaux de s'intéresser directement à la
situation en Afrique du Nord.
Dans de telles conditions, la bourgeoisie se trouve con-
trainte de trouver une nouvelle voie, alors même qu'elle se
refuse à effectuer un choix. Tandis que la droite la plus
offensive s'oriente vers une solution de force, le parti socia-
liste ébauche timidement un tournant politique, conscient qu'il
risque d'être, dans un certain temps, menacé dans sa propre
existence; le PCF, sans changer d'orientation, semble prêt
à tolérer des manifestations de masse pour démontrer sa force.
Il n'est pas du tout dans intentions de prévoir
l'évolution de la situation politique en France; nous sommes
seulement convaincus qu'une nouvelle conjoncture s'esquisse
dans laquelle la guerre d'Algérie va apparaître aux yeux
des masses 'sous un jour nouveau, et passer au premier plan
de leurs préoccupations.
nos
:
Ce qui, hier encore, résonnait comme une protestation
abstraite, peut dans une période prochaine acquérir une
efficacité. Encore faut-il que ceux qui disposent de quelque
influence clarifient leur propre pensée et sachent ce qu'ils
ont à dire. Or, reconnaissons-le : il règne dans l'avant-garde
une confusion idéologique, il se manifeste une hétérogénéité
de positions et les signes d'un désarroi dont on aurait pu
7
penser qu'ils seraient l'attribut exclusif de la pensée bour-
geoise. Cette situation paradoxale tient sans doute, pour une
part, au caractère singulier de la lutte algérienne et de la
société dans laquelle elle se développe; nous sommes pourtant
convaincus qu'en dépit de cette singularité le problème est
susceptible d'être posé en termes rigoureux et de recevoir une
réponse communiste.
En tout premier lieu, il convient de rappeler qu'un com-
muniste (1) ne peut qu'être pour le soutien incondionnel
des mouvements d'émancipation des peuples coloniaux. Une
telle position est d'abord fondée sur la certitude que le prolé-
tariat ne saurait défendre les intérêts des classes qui l'exploi-
tent. Le colonialisme étant intimement lié au mécanisme de
l'exploitation capitaliste, le prolétariat ne peut que se désoli-
dariser de toute action · visant à maintenir la domination
impérialiste de son propre pays sur un peuple colonisé. Toute-
fois ce dernier argument est encore abstrait en ce sens qu'il
vaut indépendamment de toute référence à une situation his-
torique déterminée. Peu importe dans une telle perspective
le caractère particulier du mouvement d'émancipation :
l'occasion de celui-ci s'affirme ou se réaffirme un principe
dont la valeur est permanente, celui de l'opposition irréduc-
tible des classes. Or quelle que soit la portée théorique d'un
tel principe on peut douter qu'il ait en lui-même une quel-
conque efficacité. Il énonce la vérité de la position du pro-
létariat dans la société en termes très généraux, il est vérifié
chaque fois que la lutte des ouvriers conteste radicalement
l'ordre capitaliste, mais il n'introduit pas à la compréhension
des liens qui unissent ouvriers métropolitains et colonisés,
il n'établit aucune relation positive entre les actions des uns
et des autres.
L'idée d'un soutien inconditionnel à fournir au peuple
colonisé n'acquiert un contenu positif qu'avec la reconnais-
sance explicite de son droit à l'indépendance. Elle va ainsi
au-delà de ce que le leninisme définissait, d'autre part, comme
le défaitisme révolutionnaire. Cette dernière formule signifie
que les ouvriers doivent lutter contre leur propre bourgeoisie
engagée dans un conflit inter-impérialiste et, en précipitant
sa défaite, transformer celle-ci en révolution. Le défaitisme
révolutionnaire tel que les bolchéviks l'ont pratiqué implique
au fond une ignorance délibérée des fins et de la conduite
de « l'adversaire ». Qu'on appelle à la fraternisation avec le
prolétariat du camp « ennemi », qu'on lui suggère un com-
portement révolutionnaire symétrique du sien propre, bref
qu'on manifeste un internationalisme positif, n'empêchent
qu'en dernier ressort le défaitisme révolutionnaire est fondé
sur cette idée : le prolétariat doit se détourner de la guerre
(1) Nous employons ce terme dans son vrai sens et non pour dési.
gner un militant du P.C.F.
8
et considérer comme son affaire personnelle la destruction
du pouvoir bourgeois dans son pays, quelles qu'en soient les
conséquences.
Aux sociaux-démocrates qui soutenaient qu'une telle
stratégie exigeait que les divers proletariats engagés dans
le conflit agissent de concert, faute de quoi une révolution
unilatérale provoquerait la victoire de l'impérialisme ennemi,
les bolcheviks répondaient en substance que les ouvriers
n'avaient pas à s'embarrasser de ces considérations, la tâche
étant non de choisir entre tel ou tel camp impérialiste, mais
de se battre sur un terrain de classe dans le seul cadre pos-
sible, le cadre national.
Ce qui répond aux conditions de la guerre inter-impéria-
liste ne répond pas de toute évidence à celles de la guerre
menée contre un peuple colonisé. Dans ce dernier cas, la cause
de « l'adversaire » ne peut
manquer d'être considérée en
elle-même et jugée légitime. Il est donc très étonnant que des
militants d'avant-garde, confrontés au conflit algérien s'arrê-
tent en fait à une position voisine du défaitisme révolution-
naire. Soutiennent-ils la thèse de l'indépendance, ils se bor-
nent à expliquer que la désagrégation de sa puissance colo-
niale affaiblit l'impérialisme français, déchaîne des conflits
au sein de la bourgeoisie et crée une situation politique favo-
rable à la lutte prolétarienne. Thèse, au reste, très contes-
table, inspirée par la tradition plutôt que par l'observation
de la réalité. Peu importe qu'elle soit ou non exacte, il nous
suffit d'en dégager le sens : le communiste se situe alors en
regard du mouvement d'émancipation dans une perspective
analogue à celle du bourgeois libéral. L'un parle des intérêts
bien compris de la France, l'autre des intérêts bien compris
du proletariat; mais tous deux fondent la justification de
l'indépendance sur des considérations extrinsèques.
Si nous voulons restituer au soutien inconditionnel son
contenu positif, nous devons d'abord écarter résolument cette
attitude. Nous devons mettre au centre de notre argumentation
l'idée que la lutte des colonisés pour leur indépendance a
une valeur révolutionnaire, qu'elle est intrinsèquement juste.
Bref, nous devons concentrer notre attention et celle des
autres sur le phénomène de l'émancipation nationale; prendre
pour référence absolue le combat que mènent les algériens
opprimés pour s'affranchir de l'oppression et exclure toute
considération tactique, visant soit à subordonner le soutien
des travailleurs métropolitains aux avantages prétendus qu'ils
en retireraient, soit à escamoter de quelque manière que ce
soit la vérité d'un tel combat. Cette perspective est, en outre,
nous en sommes convaincus, la seule que les ouvriers puissent
adopter s'ils viennent à prendre position activement en face
du problème algérien : il n'y a pas de solidarité internatio-
naliste possible en dehors d'une pleine reconnaissance par les
exploités de la légitimité de la lutte d'autres exploités.
1
*
Encore faut-il comprendre les « résistances » que nous
signalions à l'égard d'un soutien véritablement positif. Sur
quoi sont-elles donc fondées ?
Sans doute doit-on en chercher l'origine dans la situation
privilégiée du prolétariat français par rapport au peuple
algérien, sans doute est-il également vrai que la différence
de culture et de meurs et par suite le comportement
même des travailleurs algériens dans la métropole - crée un
obstacle à la solidarité dans le cadre même de la production.
Mais à ces facteurs de situation se superposent des motifs
proprement idéologiques dont l'examen et la critique revêtent
aujourd'hui une grande importance.
En bref, ce qui est par beaucoup contesté c'est à la fois
les objectifs et les méthodes de la révolution algérienne. Et
les doutes qui naissent sur les fins et les moyens se renforcent
mutuellement: la revendication nationale paraît d'autant plus
suspecte que le terrorisme répugne, celui-ci d'autant plus
condamnable que le nationalisme décoit.
La suspicion qu'éveille la revendication de l'indépendance
nationale est fondée d'abord sur la considération de l'histoire
récente des luttes coloniales. Dans tous les cas où l'impéria-
lisme a dû céder et reconnaître son indépendance à un pays
qu'il dominait, s'est institué un système de classe qui tend à
se modeler soit sur le capitalisme de lype occidental, soit
sur le capitalisme de type bureaucratique. Cette expérience
engendre un scepticisme à l'endroit des mouvements d'éman-
cipation qui n'existait pas autrefois. De fait, les militants
révolutionnaires ont longtemps vécu dans l'illusion (dont la
mise en forme rationnelle se trouve dans la théorie trotskyste
de la Révolution permanente) que la bourgeoisie indigène
d'un pays colonisé était incapable de soutenir une lutte réso-
lue contre l'impérialisme et de satisfaire les revendications
nationales démocratiques auxquelles son destin était apparem-
ment lié. Les com mmunistes ne couraient donc aucun risque en
soutenant ces revendications qui avaient le mérite de mobi-
liser les classes exploitées, de leur faire faire l'expérience de
l'incapacité de leur bourgeoisie et de leur faire découvrir au
travers de la lutte des objectifs socialistes. Cette illusion ne
fut d'ailleurs pas l'apanage d'une petite minorité gauchiste
ou trotskyste; elle fut aussi partagée, bien que sous une
autre forme, par de nombreux militants du PC. Certes ces
derniers condamnaient le schéma trotskyste de la révolution
permanente, mais ils substituaient an prolétariat le Parti qui
seul à leurs yeux pouvait conduire à son terme la lutte pour
l'indépendance et, grâce à la position dirigeante ainsi acquise
dans la société, instituer progressivement un régime socialiste.
Le tableau qui s'offre aujourd'hui jette le trouble parmi
les uns et les autres : il faut reconnaître que dans plusieurs
cas la bourgeoisie indigène a tiré tout le bénéfice de la lutte
pour l'indépendance, par exemple en Inde, en Tunisie, au
Maroc, et d'autre part que là où le PC s'est trouvé à la tête
d'un mouvement victorieux s'est instituée une dictature bureau-
cratique, par exemple en Indochine.
Au scepticisme s'ajoute chez certains la prise de conscience
que le nationalisme exprime une tendance rétrograde dans
le monde actuel. A l'heure où les nations se trouvent de plus
en plus dépendantes les unes des autres, intégrées dans des
blocs qui se disputent la domination du monde, à l'heure où
une révolution socialiste s'avère nécessairement internationale,
la revendication par un peuple de son indépendance paraît
une fiction.
Certes, rares sont ceux qui sur la base de telles consi-
dérations s'opposent à l'indépendance de l'Algérie, une telle
conclusion revenant pratiquement à soutenir la cause de l'im-
périalisme français. Mais entre ceux qui vont jusqu'à juger
le nationalisme algérien réactionnaire et ceux qui l'estiment
inévitable, tout en s'en désintéressant, la transition est insen-
sible. Admet-on le droit des Algériens à leur indépendance,
on ne fait que le concéder du bout des lèvres, au nom d'une
prétendue nécessité de l'histoire ; secrètement on demeure
convaincu que l'émancipation nationale est étrangère à l'idéo-
logie socialiste et, par suite, que la lutte des Algériens ne
concerne pas le mouvement ouvrier français.
Une telle attitude suppose en tout premier lieu une
méconnaissance radicale de la situation coloniale et des condi-
tions d'oppression en Algérie. Même si demain l'indépen-
dance doit permettre à une minorité autochtone d'exploiter
« en toute propriété » les masses algériennes, il n'en est pas
moins vrai que la lutte actuelle exprime aux yeux des masses
le refus de l'exploitation telle que l'exerce l'impérialisme
étranger, sous la forme la plus brutale, la plus élémentaire
et la plus compète : la plus brutale car l'oppression du
peuple algérien est incomparablement plus dure que celle qui
frappe la classe ouvrière dans quelque pays que ce soit; la
plus élémentaire parce que c'est au niveau biologique que
les besoins des individus se trouvent frustrés; la plus com-
plète enfin car c'est à la fois sur le plan économique, poli-
tique et culturel que les hommes font l'expérience de l'aliéna-
tion. La situation coloniale fait que l'émancipation nationale
a un contenu social immédiatement sensible, ou, pour mieux
dire, que toutes les revendications sociales distribution des
terres aux paysans dépossédés, hausse des salaires, assurance
de
moyens
de subsistance aux sans-travail, etc. impliquent
nécessairement une lutte nationale, l'exploitation se trouvant
essentiellement liée à la domination française. En d'autres
termes encore, la situation coloniale est totalitaire et la révolte
qu'elle suscite ne peut que confondre la diversité de ses objec-
tifs; on n'en peut conclure que les revendications sociales
sont effacées ou dissimulées, elles affectent bien plutôt toutes
les autres revendications en les radicalisant : le droit d'appren-
dre sa langue à l'école, et d'abord le droit de s'instruire et
celui de reconnaître son passé culturel, le droit de voter
11
librement et celui de s'exprimer ne sont pas aux yeux de
l’Algérien opprimé ce qu'ils paraissent être quand nous les
énonçons, de simples droits politiques et culturels; ils sont
autant de manières d'affirmer le refus de l'exploitation, de
manifester la volonté positive de prendre son sort entre ses
mains. En ce sens la lutte du colonisé en faveur de l'émanci-
pation est matérialiste comme l'est la lutte du proletariat
dans un pays industrialisé. Certes l'une et l'autre ne s'exercent
pas au même niveau, les besoins qu'il est impossible au colo-
nisé de satisfaire, le prolétariat ne les ressent plus pour la
plupart car il expérimente l'exploitation essentiellement dans
le cadre du travail industriel, au sein d'une situation nou-
uelle qui lui permet de forger l'image d'une société sans
classes; mais cela ne signifie pas que les besoins soient étran-
gers les uns aux autres ni même qu'on puisse les étaler sur
une échelle de sorte que les revendications des colonisés
apparaissent au prolétariat comme absolument dépassées. En
elles s'expriment une contestation radicale de l'exploitation,
un besoin d'humanisation de la société, bref une universalité
qui débordent les conditions particulières de la lutte, les rat-
tachent au mouvement socialiste, les rendent contemporaines
des revendications prolétariennes.
Au fond, tous ceux qui nient que le mouvement algérien
concerne directement la classe ouvrière française sont victimes
d'un évolutionnisme rudimentaire profondément étranger à
l'esprit du marxisme. Ils ne veulent voir dans la révolution
en pays colonial qu'une révolution bourgeoise en retard et
ne discernent pas que la domination impérialiste a créé un
problème national spécifique; ils jugent que la révolution
bourgeoise elle-même n'a jamais fait qu'instituer le pouvoir
d'une nouvelle classe dirigeante et mener l'humanité d'une
étape à une autre et ne comprennent pas que cette révolution
a engendré à chaque fois un mouvement des masses qui contes-
tait sinon dans ses objectifs au moins dans sa dynamique
toute oppression de classe. Ces erreurs conjuguées, ce sim-
plisme aveuglent : sous prétexte que des objectifs socialistes
ne sont pas formulés par les Algériens, le sens révolution.
naire de leur émancipation disparaît ; sous prétexte que
demain s'instaurera un capitalisme indigène, il est ignoré
qu'un bouleversement social d'une extraordinaire ampleur
s'effectue sous nos yeux, que les masses hier encore apparem-
ment écrasées, annihilées sous l'oppression, tentent de prendre
leur sort entre leurs mains, découvrent leur immense pouvoir
transforment leur vision du monde et se frayent une voie
historique nouvelle.
Reconnaître la validité de cette lutte c'est notre pre-
mière tâche. Il n'en découle nullement que nous devions
nous dissimuler et dissimuler aux autres d'une part ses consé-
quences probables dans un avenir prochain, d'autre part
qu'elle exprime déjà dans son développement actuel des aspi-
rations sociales et des intérêts divers.
19
En soutenant comme nous l'avons fait que l'oppression
coloniale crée un problème national spécifique, nous ne vou-
lions pas dire que celui-ci abolissait, même provisoirement,
tous les autres problèmes qui naissent de la différenciation
sociale de la population algérienne; nous voulions seulement
montrer que la lutte nationale est du point de vue des masses
opprimées une lutte sociale et en tant que telle qu'elle est
positive. Il n'en demeure pas moins que les intérêts des diver-
ses classes unies dans la lutte ne coïncident pas. En vain mas-
querait-on cette divergence en faisant observer que la société
algérienne est beaucoup moins différenciée que d'autres socié-
tés coloniales. Certes il est vrai qu'en regard d'une paysannerie
qui constitue l'immense majorité de la population et d'un
prolétariat concentré dans quelques grandes villes qui n'excède
sans doute pas quelques pour cent des travailleurs actifs, se
situe une bourgeoisie très mince, composée principalement
de commerçants et d'intellectuels et privée de toute fonction
dans l'appareil d'exploitation capitaliste. Mais le pouvoir de
cette couche ne vient pas seulement de son nombre et de ses
fonctions actuelles; sa culture, son expérience politique, le sou-
tien international dont elle jouit et bien sûr la conscience
qu'elle a de- sa supériorité sur la masse des fellahs, déter-
minent sa conduite et frayent la voie à son développement.
En outre, la guerre elle-même a engendré un nouveau type
de différenciation : un embryon de bureaucratie militaire
et politique dont les membres proviennent de diverses cou-
ches sociales s'est constitué qui ne peut manquer d'accuser
délibérément tous les traits qu'ils a d'abord acquis « naturel-
lement », dans les conditions particulières de la lutte clandes-
tine et de la guerre de maquis : soit la conscience de sa
fonction dirigeante, de ses privilèges hiérarchiques, d'une
autorité fondée sur l'obéissance aveugle des exécutants. De
quelle manière fusionneront ou ont déjà fusionné les
éléments bourgeois traditionnels et les nouveaux cadres, nous
l'ignorons, mais il est hautement vraisemblable que ces der-
niers constitueront l'élément moteur du nouveau régime; non
seulement ils détiennent la force, mais les exigences écono-
miques auxquelles doit faire face un pays sous-développé les
mettent en bien meilleure posture que les bourgeois libéraux
pour prendre des mesures radicales de nationalisation et de
planification. En tout cas, et c'est ce que nous voulons mon-
trer pour l'instant, la perspective de ces éléments, bourgeois
ou bureaucrates, est étrangère à celle des paysans et des
ouvriers exploités, alors que leur lutte est commune. On ne
saurait d'ailleurs conclure que l'antagonisme des classes se
manifestera rapidement avec éclat; pour se risquer à prévoir
il faudrait poursuivre l'analyse sociale et chercher à déter-
miner la physionomie singulière des classes exploitées au lieu
de se borner à parler d'elles de manière abstraite. A titre
d'indication, on dira seulement qu'il est insuffisant de parler
de « la classe paysanne », quand on inclut sous ce concept à
12
côté d'une masse de petits propriétaires une masse plus impor-
tante de sans-travail, d'origine paysanne certes, mais en dehors
du circuit de la production, totalement dépossédés, voués de
naissance au chômage. Comme il est insuffisant, d'autre part,
de ne considérer comme ouvriers que les quelques centaines
de milliers de travailleurs occupés actuellement dans des entre-
prises et sur des chantiers, puisque de nombreux algériens
viennent temporairement dans les usines métropolitaines et
que le nombre de ceux qui ont une expérience et une men-
talité de prolétaires est beaucoup plus élevé qu'il ne paraît
tout d'abord. Ces aspects tout à fait singuliers de la situation
des exploités ont apparemment une signification opposée ;
dans le premier cas, ils font craindre que le pouvoir nouveau
trouve un soutien facile dans une masse « lumpenisée », prête
à se battre avec acharnement pour obtenir un changement
quelconque, mais sans doute peu consciente des problèmes
posés par un nouvel ordre social. Dans le second cas, ils font
espérer qu'une perspective prolétarienne autonome se des-
sine beaucoup plus rapidement que dans d'autres pays sous-
développés.
Cependant les possibilités offertes par la situation objec-
tive sont une chose, la prise de position des éléments révo-
lutionnaires en est une autre. Dès maintenant, il est sûr que
doivent être dégagées les aspirations propres des couches
exploitées et mises en avant les solutions qui leur conviennent:
notamment la confiscation des terres des gros colons et leur
appropriation par les paysans algériens, selon des formules
qui répondent dans chaque cus particulier à leurs besoins,
doivent être au centre des revendications révolutionnaires.
Ces revendications ne pourront se propager et une perspective
autonome s'esquisser que si elles sont formulées au cours même
de la lutte d'émancipation et permettent une clarification idéo-
logique, voire des regroupements sur la base d'un programme
exprimant les intérêts des masses dépossédées.
Les remarques qui précèdent déterminent une attitude à
l'égard des organisations politiques qui dirigent la Résistance
algérienne. Nous avons suffisamment dit que nous embrassions
la cause des exploités en lutte et non celle d'un Ferhat
Abbas, celle d'Oulémas ou celle de bureaucrates politiques
pour exclure toute apologie des organisations en tant que telles.
Celles-ci sont hétérogènes, et par les intérêts sociaux qu'elles
représentent et par les tendances qu'elles comportent. Aucune
d'elles n'a défini un programme social précis.
Les tentatives qui ont été faites pour définir le MNA
comme le seul mouvement révolutionnaire ne reposent sur
aucun argument sérieux; elles se fondent essentiellement sur
l'influence longtemps prédominante de cette organisation sur
les travailleurs algériens de la métropole. Mais, outre que
cette influence s'est considérablement amenuisée, elle tenait
plus à une situation de fait ---- la présence de l'appareil MNA
en France qu'à des facteurs idéologiques. Aujourd'hui
les positions conciliatrices du MNA, sur la base de l'abandon
du préalable de l'Indépendance, font craindre qu'il soit prêt
à faire des concessions essentielles pour regagner artificielle-
ment un rôle dirigeant sur la scène politique. Les réserves
qu'inspire le MNA ne suffisent nullement à valider le FLN
dont il est impossible d'assumer les méthodes de guerre : le
terrorisme aveugle en Algérie, la liquidation implacable des
éléments oppositionnels, le contrôle absolu exercé par les
chefs sur la base militante. On doit donc distinguer les orga-
nisations des tendances ou des éléments révolutionnaires qui
existent en leur sein et avec lesquels seuls le prolétariat fran-
çais peut s'identifier.
Pourtant cette attitude critique n'est pas non plus entiè-
rement satisfaisante. Nous ne pouvons perdre de vue que nous
sommes en France et que nous devons dans toute la mesure
de nos moyens, qui sont d'ailleurs fort limités combattre
l'idéologie bourgeoise et l'inertie de l'opinion en face du pro-
blème algérien. Nous ne saurions non plus lorsque nous consi-
dérons la conduite de la guerre, oublier les conditions sociales
singulières dans lesquelles celle-ci a lieu. Ces deux réserves,
au reste, se conjuguent car, dans la réalité, l'efficacité de la
propagande officielle sur les horreurs du terrorisme FLN tient
a ce qu'elle vient recouper une incompréhension du véritable
caractère de la révolution algérienne.
Il devrait être clair qu'il est impossible de projeter sur la
guerre d'indépendance le schéma d'une révolution proléta-
rienne, qu'il est vain d'attendre d'une population aux 9/10
paysanne et dont une énorme masse se trouve « lumpenisée »
des méthodes de lutte analogues à celle d'un prolétariat
avancé. Ou bien il faut juger que les Algériens ne sont pas
des exploités assez propres, assez décents, assez policés pour
mériter d'être soutenus ; ou bien il faut, reconnaissant la
validité de leur cause d'exploités, accepter la lutte qu'ils
mènent avec les conséquences qu'elle implique.
En bref, il convient de distinguer (bien que cette dis-
tinction ne soit pas facile à opérer) les moyens délibérément
utilisés par un appareil politique en vue d'instaurer à la
faveur de la guerre un pouvoir incontrôlé sur les masses et
les moyens auxquels les masses elles-mêmes ont spontanément
recours en vue de se libérer d'une oppression séculaire. De
toutes manières, les ouvriers ne peuvent que dénoncer avec la
dernière véhémence la propagande bourgeoise qui, au moment
où elle feint l'indignation morale, couvre la répression exercée
par les parachutistes et les policiers « les plus civilisés du
monde ».
Finalement, à quoi servirait de le nier : il n'y a pas
entre les divers mouvements révolutionnaires une convergence
automatique. Le combat que déclenche un peuple colonisé
ne suscite que dans des circonstances exceptionnelles le sou-
tien de ceux qui devraient pourtant y reconnaître l'écho de
leurs propres aspirations. Et, de fait, un tel soutien implique
une action et non l'affirmation platonique d'un principe
internationaliste. Et cette action elle-même suppose à son
tour un certain rapport de forces entre les travailleurs et leur
propre adversaire de classe, qui est relativement indépendant
des conditions internationales. La capacité de se dégager de
l'idéologie bourgeoise et, en comprenant le sens de la solida-
rité internationaliste, de trouver des formes adéquates d'in-
tervention, n'est donc pas immédiatement donnée; elle est
le plus souvent acquise grâce à une avant-garde organisée
qui formule une conception universelle de la révolution.
Dans les circonstances présentes, la solidarité se fraye d'au-
tant plus difficilement la voie, qu'une telle avant-garde est
dispersée, et qu'au contraire les prétendues directions du
prolétariat paralysent de toutes les manières possibles les
initiatives de lutte et déforment systématiquement le sens
de la révolution algérienne.
Que le prolétariat français ne soit pas parvenu à apporter
un appui aux Algériens en lutte et qu'il ne réussisse pas non
plus à se frayer une voie propre en dehors des partis bureau-
cratiques, exprime en définitive une seule et même situation.
Celle-ci ne peut se transformer que sous tous les aspects à
la fois : en déclenchant une lutte en France, en ébranlant
le poids des appareils bureaucratiques, le prolétariat ne pour-
rait que reconnaître simultanément la vérité de la révolution
algérienne et lui apporter un soutien pratique.
Mise à nu des contradictions
algériennes
Le texte ci-dessous est une contribution à la dis-
cussion des problèmes posés par la situation algé-
rienne, discussion qui sera poursuivie dans les
prochains numéros de cette revue, en particulier
par un deuxième article de F. Laborde consacré
à l'analyse du contenu social et des contradictions
de la lutte nationale algérienne. Le lecteur peut
se référer également aux textes de F. Laborde
déjà publiés dans Socialisme ou Barbarie : « La
situation en Afrique du Nord » (N° 18), « La
bourgeoisie nord-africaine » (N° 20), «Nouvelle
phase dans la question algérienne » (N° 21), com-
me aussi au texte de D. Mothé, « Les ouvriers
français et les Nord-Africains » (N° 21).
Le massacre de Sakhiet a porté au grand jour le fait que
les multiples contradictions internes de la situation algérienne
ont subi un approfondissement considérable depuis l'été der-
nier.
D'une
part
les rapports de force au sein du FLN se sont
modifiés à la suite de la reconquête des villes par l'armée et
par la police françaises : le pont entre la résistance et les euro-
péens, qui passait il y a un an encore par la bourgeoisie
musulmane attentiste et les « libéraux » français à Alger, ce
pont a été coupé. Par conséquent l'appareil politico-militaire
bourgeois du Front a fait porter tout son effort sur la conso-
lidation de l'armée paysanne. Dans cette phase, toute ouverture
de type bourguibiste devient impossible, à la fois parce que le
gouvernement français, grisé par ses « succès », n'en veut pas,
et parce que la jeune paysannerie qui vient gonfler les rangs
de l'ALN constitue une force politique profondément intran-
sigeante. Sakhiet est, en ce premier sens, la manifestation expli-
cite de l'échec du bourguibisme, tant en Algérie qu'en Tunisie,
donc la victoire d'une ligne politique caractéristique d'une
couche sociale qu'il conviendra d'analyser avec soin parce
qu'elle révèle des modifications dans les rapports de force
internes aux mouvements nationalistes maghrébins, et annonce
du même coup la structure de classe de ces jeunes nations.
D'autre part du côté français, la reconquête des villes
algériennes a parachevé la fusion de l'armée avec la société
coloniale en même temps que la subordination du gouverne-
ment d'Alger à celle-ci. L'effort militaire, mais surtout le
paroxysme dans la répression, que cette reconquête supposait,
exigeaient le muselage de l'opposition en France. Ce muselage
est facilité par le fait que cette opposition est de pure forme
puisque les organisations d'où elle pouvait venir, SFIO et PC
essentiellement, participent directement ou indirectement à la
répression en Algérie. Mais il faut ajouter, pour être exact,
que la classe ouvrière française ne s'est pas battue contre la
guerre d'Algérie depuis deux ans. On se trouve là devant
un fait massif, irréfutable en tant que réalité, et qui oblige
la pensée révolutionnaire à reprendre à zéro son analyse de la
question coloniale si elle veut pouvoir en .exprimer et en
modifier la réalité.
Nous voulons dans ce premier article, mettre d'abord
l'accent sur ce fait, au risque de scandaliser les hommes « de
gauche » pour qui la solidarité agissante des prolétariats et
des peuples coloniaux ou le schéma de la révolution perma-
nente demeurent des tabous. Lorsque des concepts ou des
schémas sont démentis par la réalité historique depuis 40 ans,
la tâche des révolutionnaires est de les détruire sans rémis-
sion et de les remplacer par d'autres qui rendent une lutte
efficace possible. C'est dans cette perspective, c'est-à-dire dans
le dessein d'apporter une première contribution à la révision
complète de la question coloniale, que nous soulignerons ici
ce qui nous paraît être la clé de la situation créée actuelle-
ment par la guerre d'Algérie, à savoir l'enfouissement des
antagonismes de classe dans la société coloniale.
Cette interprétation ne signifie pas qu'il convient d'aban-
donner le concept de classe sous prétexte qu'il n'y aurait pas
de classes en Algérie, comme le disaient naguère les Messalistes,
ni davantage de soutenir inconditionnellement le FLN en tant
que tel ; mais il faut montrer comment et pourquoi une direc-
tion bourgeoise (FLN) est capable de mobiliser avec succès
toutes les classes algériennes dans la lutte pour l'indépendance,
c'est-à-dire montrer que la signification de cet objectif est
capable de masquer transitoirement les objectifs de classe
dans la conscience des travailleurs algériens, et pourquoi cette
idéologie nationaliste a pu acquérir une telle puissance. Car
s'il est vrai qu'elle ne fait que masquer les antagonismes réels,
que nous chercherons à découvrir par la suite, et qui s'expri-
ment d'ores et déjà dans les rapports de force actuels au sein
du FLN, on n'est pas quitte avec le mouvement national-colo-
nial pour l'avoir décomposé en ses éléments simples : l'idéolo-
gie qui l'anime, même si en dernière analyse elle est compo-
site, est vécue comme une réponse unanime à une situation
ressentie de manière unanime par tous les Algériens (de même
que, complémentairement, tous les Européens d’Algérie ressen-
tent unanimement leur situation et y répondent unanimement,
quels que soient les antagonismes internes qui les opposent
réellement).
Autrement dit, l'idéologie nationale (de même que l'idéo-
logie colonialiste qui est son pendant) n'est pas une simple
fiction qu'on pourrait s'estimer malin d'avoir dénoncée comme
une mystification fabriquée par la bourgeoisie nationaliste
algérienne pour les besoins de sa cause. Ce serait au contraire
de la supprimer comme réalité vécue effectivement, qui serait
fictif, et c'est ce que nous dirons en attaquant comme abstrait
un économisme ou un sociologisme qui se contenterait de
repousser l'indépendance avec un sourire : qu'il se mette donc
lui-même à l'épreuve de la réalité, et qu'il préconise donc le
mot d'ordre « classe contre classe » dans la situation algé-
rienne actuelle ! Il faut en finir avec un certain marxisme de
patronage : une idéologie n'a pas moins de réalité, même et
surtout si elle est fausse, que les rapports objectifs auxquels
ce marxisme veut la réduire. Nous voulons donner d'abord son
plein poids de réalité à l'idéologie nationale algérienne. Dans
un autre article, nous chercherons à montrer comment cette
réalité idéologique s'inscrit dans la dynamique contradictoire
de la société coloniale.
Approfondissement des contradictions en Algérie
L'Algérie n'est déjà plus « française » en ce sens d'abord
que la politique française en Algérie se définit désormais à
· Alger, non à Paris, en ce sens aussi qu'Alger détient moins
que jamais l'autorité sur l'Algérie réelle.
Examinons ce deuxième point d'abord : il est le moteur
de toute la dynamique. En automne 1957, après des mois de
répression féroce, le FLN se voyait contraint d'abandonner à
peu près complètement l'agitation urbaine : une grève comme
celle de la fin janvier 1957 était devenue impossible. Les cou-
ches qui participaient à l'action dans les villes, instituteurs,
commerçants, ouvriers et employés, avaient été décimées par la
police et l'armée : jetés dans les prisons et dans les camps,
torturés à mort, guillotinés, les hommes des réseaux avaient
pour la plupart disparu de la lutte politique. Les « libéraux >>
eux-mêmes, les sans-parti, européens en général, étaient con-
damnés au silence
par la menace ou par l'exil et se voyaient
contraints d'abandonner l'espoir qu'ils avaient pu nourrir
pendant le double jeu du Molletisme de servir d'intermé-
diaires entre la résistance et la répression. Leur disparition
du terrain politique coïncidait avec l'apparition de la droite
au pouvoir à Paris. Le FLN ne pouvait même plus se mani-
fester par cette forme de présence et de protestation politi-
ques qu'est le terrorisme. Ecrasé par un appareil policier et
militaire innombrable et qui jouissait du soutien actif de la
population européenne (1), isolé des quelques européens qui
voulaient garder le contact avec lui, convaincu que tout contact
était désormais voué à l'échec, le Front faisait alors porter tout
son effort sur les maquis.
85 % des Européens habitent les villes. En se tournant
vers les campagnes, le FLN rompait nécessairement avec les
Européens. La rupture entre les communautés, déjà profonde
et ancienne, s'aggravait davantage. Le guerillero, figure pay.
sanne par excellence, prenait le pas sur le clandestin des
médinas. La consolidation de l'Armée de Libération apparais-
sait au Comité de Coordination et d'Exécution comme la tâche
immédiate d'abord pour des raisons de propagande interne et
internationale (la session de l'ONU approchait), ensuite parce
que l'afflux considérable des recrues rendait urgente la forma-
tion des cadres politiques et militaires. Le gonflement des
effectifs depuis un an (2), connu alors même que les ultras
criaient victoire, montre que le recul du FLN dans les villes
ne signifiait pas qu'il avait perdu contact avec les masses
musulmanes. Au contraire le FLN avait poursuivi le travail
de pénétration politique et administrative que nous décrivions
précédemment (3) à tel point que les troupes de l'ALN per-
daient de plus en plus leur caractère initial de formations
irrégulières : la conscription lève désormais tous les jeunes
Algériens de 18 à 25 ans, les responsables locaux des Assem-
blées populaires les rassemblent et les confient à des respon-
sables militaires qui les escortent en Tunisie ou dans les
zones abandonnées par les troupes françaises, les jeunes recrues
y reçoivent, dans des camps d'entraînement, une formation
militaire et politique, puis un équipement complet, et partent
prendre la relève dans les secteurs de combat. Cette organisa-
tion, dont les effets sont indéniables, suppose évidemment la
participation active de la paysannerie algérienne tout entière.
La masse des combattants algériens est donc composée de
jeunes paysans qui doivent avoir une moyenne d'âge de vingt
ans ; cette composition sociale et démographique est évidem-
ment essentielle pour qui veut comprendre la combativité
des troupes ALN et la direction de leur combat. En tant que
paysans coloniaux tout d'abord ce sont des hommes qui n'ont
rien à perdre dans la lutte, puisqu'ils n'avaient rien avant de
l'entreprendre : 70 % des exploitations musulmanes étaient
jugées, en 1952, économiquement inviables; elles le sont deve-
(1) Dans les villes à forte majorité musulmane (Constantine, etc.),
le FLN n'a pas été abattu ; c'est la preuve du rôle joué par les Euro-
péens dans la répression.
(2) Estimations officielles : en février 1957, 20.000 fellagas ; en
février 1958, 35.000. Estimations de R. Uboldi (Temps modernes, décem.
bre 1957) : 100.000 réguliers et 300.000 partisans.
(3) «Nouvelle phase dans la question alagérienne », Socialisme ou
Barbarie, nº 21.
nues plus encor
ore du fait des combats et de la répression, qui
ont rendu inutilisables quantité de terres (comme en témoigne
le ralentissement très sensible des rentrées foncières, dans l'Est
algérien notamment). Et d'autre part ces paysans totalement
expropriés sont nés en 1938, ils avaient 7 ans, l'âge de raison,
quand la légion « nettoyait » le plateau de Sétif et la petite
Kabylie, 14 ans quand Messali fut déporté à Niort, 16 ans
quand le CRUA lança l'offensive la nuit du 1er novembre 1954.
Leur contact avec l'administration française n'est même pas
passé par le canal traditionnel de l'école, puisque 2 % seule-
ment de la population algérienne (117.000 enfants) étaient
scolarisés en 1950. Qu'est-ce alors que la France pour eux,
hormis le garde-champêtre, la police, la troupe ? « De la
France, ils ne connaissent qu'un seul visage, celui de l'« enne-
mi » à qui ils font face, qui tire, blesse et tue », écrit R. Uboldi.
Il va y avoir quatre ans qu'ils n'ont pas vu un Français sans
armes. Le sentiment de subir une occupation étrangère, la
conviction que les soldats français défendent un pouvoir
usurpé, la certitude enfin que ce pouvoir n'est déjà plus
en état d'administrer effectivement un peuple qui se rebelle
contre lui, cet agrégat d'idées-forces qui forme l'idéologie natio-
nale ne peut qu'accélérer chez ces jeunes paysans, et par con-
séquent dans la base même de l’ALN, le processus d'éloigne-
ment à l'égard de tout ce qui est français, qu'accroître leur
indifférence aux problèmes français, que décrocher de plus en
*plus la dynamique de leur lutte de la considération des rap-
ports de force en France.
Les positions intransigeantes prises par le FLN dans les
articles d'El Moujahid ou dans les déclarations de ses porte-
parole à Tunis ou à Washington, expriment à coup sûr cette
pression de la base combattante et de son idéologie sur l'en-
semble de l'appareil militaire et politique. Plusieurs journa-
listes en ont témoigné. Le commandant du 1 bataillon de la
Base Est confie à R. Uboldi : « Les moins de vingt ans sont
les plus intransigeants. Pour ma part je n'ai certes pas une
excessive sympathie pour l'ennemi que je combats. Mais je
connais un autre visage de la France : Voltaire, Montaigne,
les Droits de l'Homme, la Commune, Sartre, Camus, en un
mot ce qu'il y a de meilleur chez l'ennemi. » Visiblement la
tension entre les cadres et les soldats ALN exprime à la fois
une différence d'âge et un antagonisme de classe sociale. Or,
malgré la tendresse que les intellectuels algériens qui consti-
tuent une partie de l'armature politique et militaire du Front
ressentent pour la culture française, l'appareil frontiste s'est
vu contraint de manifester en termes très durs son méconten-
tement contre son partenaire politique « naturel », la « gauche »
française. Nous reviendrons sur ce point, mais il convenait de
noter tout de suite que cette rupture traduit certainement
une modification des rapports de force internes à la résistance
algérienne, laquelle résulte à son tour de la situation militaire
actuelle.
Par un processus inverse, mais complémentaire, les condi-
tions dans lesquelles la reprise en main des principales villes
d'Algérie s'est effectuée, ont aggravé la rupture entre le
gouvernement d'Alger et celui de Paris. La liquidation des
réseaux clandestins avait exigé l'utilisation de troupes de choc,
la participation active de la population européenne aux mili-
ces civiles, la suppression des dernières entraves juridiques aux
perquisitions, aux arrestations, aux détentions, aux interroga-
toires, aux condamnations, aux exécutions. L'occupation d'Al-
ger par les parachutistes pendant plusieurs mois et la déléga-
tion officielle des pleins pouvoirs à leur commandant cons-
tituait en fait une situation politique nouvelle : toutes les déci-
sions urgentes relevaient désormais de l'autorité militaire, qui
paraissait détenir de ce fait la souveraineté dans les villes.
En réalité la situation était tout autre ; de la collabo-
ration plus étroite entre les militaires et l'administration
civile et policière qu'elle entraînait, il devait résulter une
collusion originale des attitudes propres à chacune des deux
parties : la mentalité revancharde des vaincus de l'Indochine
et de Suez, la tradition colonialiste ultra du Gouvernement
général. Et l'ensemble exerçait sur la direction politique de
l’Algérie, Lacoste et son entourage immédiat, une pression de
plus en plus forte. Ce même esprit ultra dont nous verrons
qu'il n'est pas la propriété des seuls grands colons, et qui a
toujours corrodé les bonnes intentions des dépositaires du
pouvoir républicain à Alger au point qu'aucun n'a jamais rien
pu changer en Algérie tandis que l'Algérie les a tous changes,
parachève alors sa pénétration dans le ministère de l'Algérie.
Lacoste s'identifie totalement avec le Français d'Algérie : plé-
béianisme, coup de gueule, tricolorisme, chantage sécessio-
niste, poing sur la table, tartarinades. Il exige, il obtient. Mais
nul ne s'y trompe, ce n'est pas Lacoste qui a le pouvoir à
Alger, c'est Alger qui a le pouvoir sur Lacoste.
Or Alger, ce n'est même pas le commandement militaire.
C'est un commandement militaire assailli par une population
qu'il a délivrée du terrorisme. Assailli dans la rue, au point
qu'on a vu les parachutistes se tourner contre les Européens.
Assailli surtout par les porte-parole des Français d’Algérie, les
chefs de la milice, les directeurs de journaux, les maires, les
présidents d'associations d'anciens combattants, les présidents
des étudiants patriotes etc., toutes organisations qui ont des
représentants, des « amis », des débiteurs dans la totalité de
l'appareil administratif et répressif de l'Algérie. Et quelle est
la signification sociale de ces associations ? Elles représentent
la quasi-totalité des Européens d’Algérie, toutes classes con-
fondues.
C'est donc bien l’Algérie française qui gouverne Alger en
même temps que Paris, par le canal des organisations, de la
police et de l'administration, de l'armée et enfin du ministère.
Ce n'est pas Mollet qui a intercepté Ben Bella, mais ce n'est
même pas Lacoste ; ce n'est pas Gaillard qui a ordonné le
raid de Sakhiet, mais ce n'est pas non plus Lacoste, ni même
probablement Chaban-Delmas. Le pouvoir des ultras s'est
installé sans partage dans les villes algériennes ; c'est l'armée
qui l'a reconstitué, mais il a pénétré l'armée elle-même. Celle-
ci a beau être composée surtout de métropolitains, elle exprime
désormais la seule « Algérie française », elle en est le fidèle
reflet, et l'« Algérie française » se complaît en elle.
En fait il n'y a déjà plus d’Algérie française, en ce sens
que « la France » n'est plus présente sous aucune forme en
Algérie : dans les campagnes il y a une administration FLN ;
dans les villes il y a une administration ultra, nulle part Paris
n'est présent.
Approfondissement des contradictions en France
Mais par tous ses pores la France s'imbibe de l'Algérie.
L'opinion mondiale en a pris conscience brutalement au
niveau le plus accessible, après Sakhiet : le monde entier a su,
et Washington a su, que Gaillard couvrait après coup une
opération militaire et politique qu'il n'avait pas décidée et
qu'il tenait sans doute pour inopportune. Les motivations de
ce jeune Premier sont trop limpides pour mériter une longue
analyse : un vif goût du pouvoir, une ambition d'un autre
âge n'ont ici d'importance qu'autant qu'ils le contraignent à
épouser sans broncher la cause de sa majorité parlementaire.
Or sa majorité, c'est la droite, plus les socialistes. Ceux-ci,
par la voix de Mollet, qui s'y connaît, ont découvert que cette
droite est la plus bête du monde. Mais ils n'ont pas divorcé
pour autant, la bêtise n'étant pas un motif statutaire de divorce
à la SFIO, et toute droite ayant la gauche qui lui convient.
Après tout si la droite règne en France, c'est la faute aux
tomates du 6 février 1956 : derrière Duchet, ce sont les patrio-
tes d’Alger qui commencent à insinuer leur slogans, leurs
hommes, leurs organisations, leurs journaux, leurs raisons
et leur déraison dans la vie quotidienne de ce pays. L'atmo-
sphère algérienne commence d'oppresser la vie politique fran-
çaise : on voit surgir le béret mi-parachutiste mi-PSF, la
main gantée, le travesti guerrir, la cocarde abondante, le style
musclé et paradeur, le ton énervé (mais aussi l'amitié pour les
flics et la préférence pour les rues bourgeoises) des Français
de souche et des fascistes à l'état naissant.
Ces animaux grotesques nous viennent d'Alger qui est le
lieu au monde où la décomposition de l'empire colonial fran-
çais, incarnée par les troupes même qui y campent, est le
plus ressentie comme une affaire de vie ou de mort. Mais
d'Algérie reviennent aussi, point grotesques, plus inquiétants,
les hommes qui ont fait cette guerre, bon gré mal gré. Eux
aussi ont subi l'érosion puissante que la société coloniale,
quand elle atteint la limite de sa tension et quand ses contra-
dictions éclatées au grand jour la déchaînent, exerce impitoya-
blement sur tous les hommes qui y vivent. C'est bien, en effet,
dans la société algérienne elle-même que les jeunes venus de
toutes les classes sociales françaises vivent pendant leur séjour
en Algérie : l'armée où ils sont incorporés reflète, nous l'avons
dit, cette société, elle en prolonge en clair et jusqu'à l'absurde
la fonction fondamentale, laquelle est de supprimer l'huma-
nité du « crouille ». La décomposition des valeurs démocra-
tiques : respect de la personne, égalité, etc., est facilitée par le
fait d'abord que ces valeurs n'ont déjà pas grande assise
dans une société de classes où l'observation la plus fruste
les voit quotidiennement violées, ensuite par la campagne
que la presse bourgeoise mène depuis quatre ans bientôt pour
faire admettre cette guerre comme légitime, enfin et surtout
parce que, ne resteraient-ils que 20 mois en Algérie, la briè-
veté (toute relative !) de l'intervalle est largement compensée
par l'efficacité d'une vie militaire qui n'est elle-même qu'une
vie coloniale plus intensive. Inutile d'insister : qu’on lise les
témoignages des rappelés, le dossier Muller, «Une demi-
campagne », le texte de Mothé ici-même (4), on aura tous les
documents nécessaires, s'il en est besoin, pour analyser et
reconstituer la décomposition idéologique que produit la pres-
sion de la société algérienne sur les hommes du contingent.
Reste enfin que cette perméabilité à l'atmosphère colo-
nialiste, qui est la seule grande victoire remportée par la
droite chauvine dans sa guerre, n'est possible que grâce à
l'absence de combativité des ouvriers français sur la question
algérienne. Il s'agit là évidemment du fait fondamental à par-
tir duquel l'isolement du FLN, la reconquête des villes algé-
riennes par les ultras, le bombardement de Sakhiet, la multi-
plication en France des manifestations d'éléments fascisants,
l'aggravation de l'arbitraire policier du gouvernement sont pos-
sibles. Tout le monde sait bien que si le mouvement sponta.
né par lequel les rappelés commençaient il y a deux ans à
manifester leur refus de partir n'avait pas été combattu de
front par les partis et les organisations « de gauche », ou
condamné par leurs manoeuvres à dépérir, rien de tout cela
ne se fût passé. Mais depuis lors jamais les ouvriers n'ont ma-
nifesté directement, par des actions sans équivoque, leur soli-
darité avec la lutte des Algériens. Pourquoi ?
On peut invoquer des raisons manifestes : la SFIO et le
PC ont tout fait pour empêcher un éclaircissement du pro-
blème algérien à l'occasion de ces refus de partir, et pour
lasser la combativité des travailleurs. Les motifs de la SFIO
sont clairs et ne méritent pas qu'on s'y arrête. La ligne du
PC est plus sinueuse et nous y reviendrons plus loin. Mais
de toute façon, expliquer la passivité de la classe ouvrière
par le seul caractère dilatoire des manœuvres du PC et de la
(4) « Les ouvriers français et les Nord-Africains », Socialisme ou
Barbarie, nº 21.
CGT, c'est postuler justement ce qu'on veut expliquer, c'est
admetttre que les ouvriers français n'étaient pas réellement
prêts à combattre sur ce terrain (5). Ces mêmes ouvriers ont
manifesté par ailleurs et dans le même temps qu'ils étaient
en état de prendre en main leurs propres revendications
quand il s'agissait d'objectifs effectivement recherchés par
eux. Sans doute ces mouvements sont-ils demeurés sporadiques,
sans doute se sont-ils heurtés constamment au problème préala-
ble d'une organisation capable de briser le carcan syndical,
et sans doute ne l'ont-ils pas résolu encore. Il n'est pas ques-
tion de sous-estimer l'inhibition que les ouvriers ressentent
et qu'ils expriment quotidiennement devant l'énormité des
tâches qu'il leur faut affronter dès qu'ils cherchent à aller
plus loin et à aller ailleurs que là où les directions syndicales
prétendent les faire aller. De ce point de vue la lutte contre
la guerre d'Algérie devait rencontrer les mêmes difficultés
écrasantes, les mêmes manoeuvres de diversion, les mêmes
combines inter-syndicales que toutes les luttes revendicatives
rencontrent depuis des années. Mais il reste que, depuis deux
ans, on a vu des ateliers et des bureaux, des usines, des grou-
pes d’usines (Saint-Nazaire, etc.) et des secteurs entiers de
l'économie (banques) entrer dans des luttes tantôt violentes
et brèves, tantôt longues et résolues, pour les salaires et les
conditions de travail, mais on n'a jamais vu débrayer contre
la guerre d'Algérie. Il ne peut être question d'admettre une
absence généralisée de combativité; il faut constater que la
solidarité avec la lutte du peuple algérien n'est pas ressen-
tie assez intensément par les travailleurs français pour les
amener à exercer « leurs » organisations une pression
telle que celles-ci soient contraintes de s'engager résolument
dans la lutte contre la guerre. Il s'agit là du reste d'une cons-
tatation absolument générale qui dépasse les limites du pro-
blème algérien : quand c'était l'indépendance du Viet-Nam,
de la Tunisie, du Maroc qui était en question, la classe
ouvrière française n'a pas non plus lutté énergiquement pour
aider les peuples colonisés à rejeter le joug de l'impérialisme
français. Quand les Mau-Mau se sont soulevés contre la colo-
nisation britannique, les ouvriers anglais sont-ils intervenus
à leurs côtés dans la lutte ? Et les ouvriers hollandais ont-ils
soutenu le mouvement indonésien ? Il faut bien constater que
la solidarité des proletariats des vieilles nations capitalistes
avec le mouvement des jeunes nations colonisées ne se mani-
feste pas spontanément, parce que les ouvriers européens
n'ont pas une conscience vivante de la convergence des objec-
sur
(5) C'est ce que montre l'article de Mothé déjà cité. Sa conclusion
impute au PCF sans doute la responsabilité de la passivité ouvrière à
l'égard de la question algérienne, mais toute la première partie montre
que cette passivité repose sur un divorce beaucoup plus profond, qui
est proprement sociologique.
tifs de la lutte nationale coloniale et de la lutte de classes,
parce que le schéma classique de cette convergence demeure
abstrait pour eux, parce qu'enfin ce qui demeure concret pour
les ouvriers français, c'est le cousin ou le copain tué en Algérie,
c'est le fusil qu'on leur confie là-bas pour quelques mois
avec mission de défendre leur peau, ce sont les attentats dans
leurs quartiers truffés de Nord-Africains, c'est surtout la diffi-
culté de fraterniser dans l'usine même avec des travailleurs
séparés d'eux par toute une culture (6).
L’Algérie et la « gauche ».
La situation est actuellement telle que la guerre algé-
rienne est une guerre qui ne paraît pas concerner le prolé-
tariat français. Il s'ensuit que les quelques intellectuels qui
ressentent cette guerre comme leur affaire sont isolés dans
une indifférence générale, et qu'ils ne peuvent trouver dans
la dynamique d'une lutte ouvrière qui n'existe pas les ensei-
gnements, les directives de réflexion et finalement les concepts
qui leur permettraient de saisir exactement la signification his-
torique du combat algérien et plus généralement du mouve-
ment d'émancipation des pays coloniaux. La réflexion sur la
question algérienne, et les positions par où elle conclut,
sont frappées de stérilité du fait que ces théories sont éla-
borées en dehors de toute pratique. Bien entendu les diri-
geants et les intellectuels des organisations « de gauche »
ne sont pas en peine pour continuer d'appliquer au combat
FLN les appellations contrôlées de la tradition réformiste
ou révolutionnaire concernant la question coloniale, mais
il se trouve que ces appellations ne sont pas contrôlées par
la réalité depuis quarante ans.
Emue par les accusations d'« inaptitude à ce combat »
(anticolonialiste), d'« incapacité à dominer l'ensemble des
problèmes qui se posent à son pays », d'« opportunisme et de
chauvinisme » que le FLN porte contre la « gauche démocra-
tique et anticolonialiste » dans ses organes, cette gauche
adresse aux frontistes des appels pressants à leur réalisme
politique, s'enquiert anxieusement de leur sectarisme, les con-
jure de lui faciliter la tâche. De cette manière elle manifeste
sans doute son « sens politique », la conscience de sa
ponsabilité », finalement son réformisme à peine moins mol
que Mollet; et surtout elle vérifie l'appréciation même que le
Front porte sur elle et plus encore son impuissance à situer
correctement la résistance algérienne dans un schéma histo-
rique.
On le voit bien par la solution qu'elle ne cesse de pré-
coniser : quelque chose comme une négociation, le plus vite
< res-
(6) Voir l'article de Mothé cité.
possible. Et par le rôle qu'elle s'est réservé : peser sur les
deux parties, pour les amener à composition. Or il est bien
évident que ni cet objectif ni cette fonction n'ont le moindre
caractère révolutionnaire : la négociation tout de suite peut
avoir un sens dans les conditions où se trouvait la révolu-
tion russe à Brest-Litovsk par exemple, mais quel sens aurait
eu politiquement une table ronde des maquisards yougoslaves
et des généraux allemands en 1942 ? La situation du FLN
n'est sans doute pas la même, mais on ne voit pas qu'elle
justifie le défaitisme que lui suggère la gauche française. Tout
le monde convient qu'une défaite militaire pure et simple
de l'ALN est exclue. Et cette gauche lui offre une défaite
politique ! C'est qu'elle se place « au-dessus de la mêlée »,
qu'elle prétend incarner « l'intérêt général », qu'elle souhaite
mettre un terme au massacre. Nous ne doutons pas de l'excel-
lence de ses sentiments, mais enfin ils visent objectivement
à faire accepter à la résistance algérienne un compromis
parfaitement pourri avec Alger, c'est-à-dire avec les ultras,
dont elle sait qu'elle ne tardera pas à se repentir. Entendus
des maquis, il faut avouer que les appels des gauches à la
modération, leur « mettez-vous à notre place » doivent reten-
tir du bruit fêlé de la vieille marmite social-traître.
Et ce ne sont
pas
les
arguments que cette même « gauche »
tourne vers la bourgeoisie française qui peuvent convaincre
le FLN de l'authenticité de son zèle internationaliste; car
enfin que lui répète-t-elle à satiété ? Que la grandeur de la
France souffre de la poursuite de cette guerre, que
le
pres.
tige de la France à l'étranger s'effondre, que l'intérêt bien
compris de la France exige la négociation, qu'on ne peut
sauvegarder les légitimes intérêts de la France à Alger et au
Sahara en continuant de se battre, etc. Quoi de plus chauvin,
finalement, que cette rhétorique ? Ses compromis constants
avec les porte-paroles du capitalisme éclairé montrent à l'évi-
dence que dans les faits la gauche dépense un trésor de
compréhension à l'endroit des intérêts du capital français
tandis qu'elle n'est jamais parvenue à prendre comme seul
axe de référence légitime pour fonder sa position l'intérêt
du prolétariat colonial pour lui-même et en lui-même. La
crainte de la droite, de sa censure, etc., ne peut constituer
un alibi suffisant; la vérité est tout autre.
Le PCI pour sa part occupe dans la gauche une position
qui le délimite clairement et qui prend appui sur une appli-
cation massive de la théorie de la Révolution permanente
au problème algérien. Comme le PPA, issu de l'Etoile Nord-
africaine avait indiscutablement une base ouvrière en France
et paysanne en Algérie, comme d'autre part les dirigeants
MTLD qui se sont ralliés au FLN penchaient à la veille de
l'insurrection vers la participation aux municipalités algé.
riennes, le PCI conclut que le FLN est réformiste et le MNA,
issu des messalistes, révolutionnaire. Comme enfin le PCI a
appris dans la Révolution permanente qu'une bourgeoisie
coloniale est incapable de réaliser l'indépendance par ses
propres moyens, et qu'il faut qu'une révolution prolétarienne
vienne prolonger la révolution démocratique pour que les
objectifs bourgeois compatibles avec 'le socialisme puissent
être réalisés par surcroît, le PCI conclut qu'il est de bonne
politique de soutenir Messali, c'est-à-dire la révolution prolé-
tarienne. Le « sectarisme » du FLN et l'esprit conciliateur
des déclarations messalistes paraissent-ils contredire cette
interprétation, les trotskystes expliquent alors qu'en réalité
l'intransigeance de l'objectif frontiste -- l'indépendance
n'a pas d'autre fin que d'interdire la présence du MNA à la
négociation future et que de briser ainsi dans l'oeuf les pos-
sibilités d'un développement révolutionnaire dans l'Algérie
de demain. Ainsi s'expliqueraient les meurtres perpétrés par
les frontistes sur les militants, messalistes. La bourgeoisie
algérienne profiterait du terrorisme, arme contraire à la
tradition ouvrière, pour détruire physiquement l'avant-garde
de son proletariat. Le PCI conclut donc paradoxalement que
la seule attitude révolutionnaire authentique consiste à lutter
pour « un cessez le feu, la convocation d'une conférence de
la table ronde regroupant des représentants de tous les cou-
rants politiques et religieux, de tous les groupes ethniques
de l’Algérie, l'organisation d'élections libres sous le contrôle
d'instances internationales ». (La Vérité, 6 février 1958).
On a là un exemple stupéfiant du degré de fausse abstrac-
tion auquel peut atteindre une réflexion politique quand
elle a sombré dans le dogmatisme. Tout d'abord le nerf même
de cette position est faux : le schéma de la Révolution per-
manente est absolument inapplicable à l'Afrique du Nord (7).
Il suppose en son fond un développement combiné de la
société coloniale tout autre que celui que l'on constate dans
les pays du Maghreb. « Dans la révolution russe, écrit Trotsky,
le proletariat industriel s'était emparé du terrain même qui
servit de base à la démocratie semi-prolétarienne des métiers
et des sans-culottes à la fin du XVIII° siècle... Le capital
étranger... rassembla autour de lui l'armée du proletariat
industriel, sans laisser à l'artisanat le temps de naître et de
se développer. Comme résultat de cet état de choses, au
moment de la révolution bourgeoise, un prolétariat industriel
d'un type social très élevé se trouva être la force principale
dans les villes » (Intervention au Congrès de Londres, 1907;
souligné par nous). Avant de généraliser le schéma, il convien-
drait donc de s'assurer que la pénétration capitaliste en AFN
et particulièrement en Algérie a pris les mêmes formes qu'en
Russie lors de la phase impérialiste et qu'elle y a produit les
mêmes effets : tout prouve le contraire.
6
.
(7) Voir « La Bourgeoisie Nord-Africaine », Socialisme ou Barbarie,
nº 20, p. 191 et suivantes.
Il est donc dérisoire de se représenter le MNA héritier
du MTLD et PPA, comme l'avant-garde révolutionnaire du
prolétariat algérien et Messali comme son Lénine. Que les
rédacteurs de la Vérité relisent donc le compte-rendu du II*
Congrès national du MTLD (avril 53), ils n'y trouveront pas
une ligne autorisant cette interprétation; mais ils trouveront
dans la résolution finale le principe : « la prospérité écono-
mique et la justice sociale », qui est déclaré réalisable notam-
ment par : « la création d'une économie véritablement natio-
nale, la réorganisation de l'agriculture dans l'intérêt des Algé-
riens, notamment réforme agraire..., la répartition équitable
du revenu national pour atteindre la justice sociale, la liberté
syndicale ». Cependant que ce même Congrès « assure Messali
de son indéfectible attachement à l'idéal qu'il représente ».
Décidément le MTLD n'était pas, et le MNA n'est pas, le
bolchévisme algérien, tout simplement parce qu'il ne peut pas
y avoir de bolchévisme algérien dans les conditions actuelles
du développement de l'industrie. Et ce n'est pas parce que
400.000 ouvriers nord-africains travaillent dans les ateliers et
sur les chantiers français qu'ils constituent une avant-garde
prolétarienne: ce serait oublier qu'ils sont ici des émigrés, qu'ils
ne s'intègrent pas, qu'ils ne peuvent pas s'intégrer à la classe
ouvrière française, qu'ils retournent toujours chez eux, trans-
formés sans doute
par la vie en usine, mais surtout confirmés
dans leur vocation algérienne. Enfin même si tout ce que
nous venons de dire était faux, il resterait que ces 400.000
travailleurs ne sont pas sur les lieux même de la lutte, alors
qu'une poussée révolutionnaire en direction du socialisme, si
elle doit s'exercer dans le mouvement même de la révolution
bourgeoise, exige que le prolétariat armé participe directe-
ment à la lutte et soit apte à vaincre sur place la contre-
offensive de la bourgeoisie nationale. Qu'est-ce que la révo-
lution permanente quand la classe ouvrière est séparée de sa
bourgeoisie par 1.350 km de terre et d'eau ?
Cela ne signifie pas, on l'a compris, que le FLN soit
davantage l'incarnation du prolétariat algérien. C'est un front
national, c'est-à-dire une < union sacrée » des paysans, des
ouvriers, des employés et des petits bourgeois, à direction
bourgeoise. Le CCE en est le Comité de Salut Public, toutes
choses égales d'ailleurs : il exerce sur l'ensemble des classes
algériennes une dictature énergique, qui n'hésite pas devant
la terreur. Nul besoin d'aller chercher, pour expliquer le
meurtre de Ahmed Bekhat, dirigeant syndicaliste messaliste,
par le Front, l'influence pernicieuse d'un stalinisme qui noyau-
terait la direction frontiste : l'hypothèse est digne tout au plus
de la pénétration de notre ministre de l'Algérie et de ses
compères modérés. Il n'y a aucune collusion du FLN et du
PC, pas plus français qu'algérien.
Au contraire la mollesse du PC sur la question algérienne
est désormais légendaire, à droite comme à gauche. La ligne
officielle justifiait cette attitude par les perspectives d'un
Front Populaire. Il est vraisemblable que la direction stall-
nienne a suffisamment perdu le sens de l'analyse politique
pour qu'on puisse la soupçonner d'avoir effectivement songé
à déborder Mollet « par la base ». C'est en tout cas certain
qu'elle n'a jamais renoncé à vouloir noyauter l'Etat, comme
la SFIO le fait. On s'accorde en général à lui reconnaître
une autre intention encore : avant-poste de Moscou sur les
bords de la Méditerranée occidentale, il préfère aider l'impé-
rialisme français à se maintenir en Algérie tant bien que mal
(le pire étant le mieux, avec une limite : le maintien de la
présence française) que de le voir délogé par l'impérialisme
américain. Léon Feix écrivait déjà en septembre 1947 : « L'in-
dépendance de l'Algérie constituerait à la fois un leurre et
une consolidation des bases de l'impérialisme. » (8). Et ce
n'est évidemment pas par hasard qu'après Sakhiet, Moscou
n’a trouvé à soupirer auprès des Arabes que : « et dire que
c'est avec des armes américaines »... Bien entendu la ligne
théorique du PC sur la question algérienne s'est maintenant
incurvée vers l'indépendance, mais il n'y a pas longtemps, et
c'est sous la menace de la bourgeoisie progressiste française
qui risquait fort de le ridiculiser complètement en proposant
un Etat algérien pendant qu'il persistait à voir dans l'Union
française « la seule possibilité pour les peuples d'outre-mer
de marcher à la conquête de la liberté et de la démocratie >>
(Léon Feix, 1947). Dans la pratique, rien n'est changé, le
PC se contente simplement de relancer de temps à autre une
« campagne pour la paix en Algérie » par le truchement d'or-
ganisations éculées et dans la forme ultra progressiste de
signatures de pétitions.
Cette attitude n'est pas d'hier : en 1936 le PC attaquait
violemment les messalistes, il les dénonçait comme alliés des
colons fascistes; le Congrès musulman de janvier 1937 (il n'y
avait pas encore de PC algérien) à Alger expulsait de la salle
les membres de l'Etoile nord-africaine qui chantaient l'hymne
de l'indépendance, enfin il « laissait » dissoudre l'Etoile par
Blum sans commentaire. On reconnaîtra dans cette tactique
la conséquence nécessaire de l'unité d'action systématique avec
la social-démocratie et la bourgeoisie « de gauche »; il faut
y voir aussi l'expression de la politique stalinienne d'absorption
des peuples allogènes par les PC des métropoles. A cette
époque le PC pouvait espérer s'emparer du pouvoir à Paris :
il n'était pas question de laisser échapper Alger. Mais si l'on
remonte encore plus loin dans l'histoire des rapports du PC
et de l'Algérie on constate qu'au Congrès de l'Internationale
de 1921, c'est-à-dire bien avant que le stalinisme fût né, le
délégué du PCF pour l'Algérie prenait déjà position contre
tout nationalisme algérien. En 1922, après l'appel de Moscou
pour la libération de l'Algérie et de la Tunisie, la section
(8) Cité par C.-A. Julien, l'Afrique du Nord en marche, p. 133.
de Sidi Bel Abbès, la première à avoir adhéré à la III° Inter-
nationale attaqua à fond : « Le projet de soulèvement de la
masse musulmane algérienne (est) une folie dangereuse dont
les fédérations algériennes du PC qui ont avant tout le sens
marxiste des situations ne veulent pas se rendre responsables
devant le jugement de l'histoire communiste » (8). Lors du
soulèvement du 8 mai 1945, les hommes du PCA se retrou-
vèrent aux côtés des forces de l'ordre pour participer à la
répression. Marty n'eut pas de mal à reconnaître au Congrès
de mars 1946 que le PCA apparaissait aux algériens « comme
un parti non algérien »... Au delà des compromis constants
que le PCF a toujours recherché « à gauche », c'est-à-dire
du côté du réformisme et de la bourgeoisie progressiste, l'atti-
tude fondamentale des militants staliniens d'Algérie à l'égard
du mouvement national a toujours exprimé, dans sa grande
majorité et jusqu'en 1955, leur appartenance à une société
coloniale. Cette réactivité caractéristique et constante, jointe à
la tactique du PCF, n'a pas peu contribué à obscurcir l'appré-
ciation que « la gauche » métropolitaine pouvait porter sur
le nationalisme algérien.
Nation et classe en Algérie.
.
Il est vrai qu'en elle-même la lutte algérienne n'a pas
trouvé dans la formulation que lui donne le Front un contenu
de classe manifeste. Est-ce parce que la direction bourgeoise
qu'est le Front veut étouffer ce contenu ? Sans doute. Mais
c'est aussi parce qu'il le peut. Et s'il y parvient si aisément
que la gauche française y perd son marxisme, ou ce qui lui
en tient lieu. c'est que le propre de la société coloniale algé-
rienne réside en effet en ceci que les frontières de classe y
sont enfouies profondément sous les frontières nationales.
C'est d'une manière tout à fait abstraite c'est-à-dire exclusive-
ment économiste, que l'on peut parler d'un proletariat, d'une
classe moyenne, d'une bourgeoisie en Algérie. S'il y a une
paysannerie, c'est qu'elle est algérienne tout entière et exclu-
sivement, et c'est cette classe-là qui constitue évidemment la
base sociale du mouvement national, en même temps qu'elle
est l'expression la plus claire de l'expropriation radicale que
subissent les travailleurs algériens en tant qu'algériens. Nous
analyserons son mouvement historique et ses objectifs par
la suite. Mais ce n'est pas, par définition, au niveau de la
paysannerie que la soudure des classes en dépit des antago-
nismes nationaux peut se faire, puisqu'au contraire c'est dans
la classe paysanne, la seule classe exclusivement algérienne,
que la conscience nationale pouvait évidemment trouver son
terrain le plus favorable. Aucun Européen d'Algérie ne par-
tage le sort du , fellah, aucun ne subit l'exploitation de la
même manière que lui : la position dans les rapports de pro-
duction est ici spécifiquement algérienne. Là où commence le
problème, c'est quand, la position dans les rapports de pro-
duction étant apparemment la même pour des Algériens et
pour des Européens, les uns et les autres se regroupent non
sur la base de cette position, mais sur celle de leur nationalité
respective.
En réalité, si l'on excepte les serviteurs les plus notables
de l'administration française, les beni-oui-oui professionnels,
comme les appelaient leurs concitoyens eux-mêmes, caïds,
aghas, bachaghas, présidents d'anciens combattants musul.
mans, etc., aucun bourgeois algérien, eût-il épousé une fran-
çaise, singerait-il à la perfection les moeurs françaises, n'est
admis dans la société européenne .Et il n'en est pas un
qui n'ait, au cours de sa vie, essuyé sous une forme ou sous
une autre une humiliation inoubliable. Aucun employé ou
commerçant européen n'habite le même immeuble, le même
quartier que le commerçant ou l'employé algérien. Les ouvriers
européens enfin ne fraternisent pas avec leurs camarades
algériens : tout d'abord parce qu'ils n'habitent pas non plus
ensemble; Bab El Oued n'est pas loin de la Casbah, mais le
cordon de police qui cerne la ville arabe isole celle-ci du
quartier ouvrier européen; ensuite parce qu'il y a une hiérar-
chie du travail qui fait que l'ouvrier européen, plus qualifié,
s'assure les travaux les plus rémunérateurs et les moins dis-
crédités; parce que même si Européens et Algériens travaillent
dans le même atelier ou sur le même chantier, le chef d'équipe
ou de chantier est nécessairement européen; parce qu'enfin
même dans les syndicats et les organisations ouvrières, quels
qu’aient été les efforts de la CGT depuis 1948 environ, la
hiérarchie coloniale se reflète au point que les « dirigeants »
algériens de ces organisations faisaient figures d'hommes de
paille et somme toute de pendants « à gauche » des béni-oui-
oui. La bonne foi, le désir réel de rompre cette malédiction
coloniale, le courage des militants des organisations ne peuvent
être suspectés : mais leur échec exprime de manière parfois
tragique l'impossibilité où ils se trouvaient, avant l'insurrec-
tion, de reconstituer une solidarité de classe au sein d'une
société fondée sur sa suppression. En fait, l'immense majo-
rité des travailleurs algériens restait à l'extérieur de ces orga-
nisations et ne se regroupait qu'au sein du seul parti qui
malgré ses défauts, ou à cause d'eux, permettait à ces tra-
vailleurs de fraterniser sans arrière-pensée, c'est-à-dire préfi-
gurait une communauté effectivement algérienne.
On ne peut pas comprendre autrement que la population
européenne d'Algérie, où les grands colons sont peu nom-
breux, en raison même de la concentration de la propriété
foncière, où les ouvriers et les employés sont une majorité
elle-même exploitée, ne se soit pas désolidarisée de la politique
ultra, qu'elle l'ait au contraire soutenue dans sa grande majo-
rité. On ne peut pas non plus comprendre le succès de l'in-
surrection elle-même, qui, décrétée par quelques activistes
fatigués de l'inaction des dirigeants, n'eût pas pu s'étendre
1
et se consolider comme elle l'a fait si les masses algériennes
n'avaient pas ressenti que la lutte était placée sur le bon
terrain. La rupture était telle qu'aucune lutte algérienne ne
pouvait escompter prendre appui sur la solidarité massive des
ouvriers européens. On ne peut enfin comprendre le « secta-
risme » actuel du FLN, quand il affirme que « tout soldat
français en Algérie est un soldat ennemi » et « entretient avec
l'Algérien des rapports basés sur la force », si on ne voit
pas dans cette intransigeance, peut-être choquante aux oreilles
délicates de cette « gauche » française souvent paternaliste
et toujours traîtresse avec le peuple algérien, l'expression
directe de la fissure qui traversait et qui écartelait toutes les
classes de la société algérienne.
Si la solidarité des Français en Algérie n'a jamais été
sérieusement brisée, de façon que les forces sociales se regrou-
pent sur des positions de classe, cela signifie qu'à travers toutes
leurs conduites, les Français d’Algérie, fussent-ils des salariés
exploités au même titre que les Algériens, ne parvenaient
pas à se penser autrement que comme des Français occupant
l’Algérie. Et alors il faut le dire clairement : la nation algé-
rienne qui se constituait malgré eux ne pouvait s'affirmer
que contre eux. Il n'y a dans cette hostilité aucune mystique
de la guerre sainte, aucune résurgence barbare, mais un peu-
ple (et c'est intentionnellement que nous employons ce con-
cept si peu marxiste), c'est-à-dire l'amalgame de couches
sociales antagonistes, qui est replongé dans la conscience de
cette solidarité élémentaire sans laquelle il n'y aurait même
pas de société, dans la conscience de former un organisme
total où le développement des contradictions intrinsèques
suppose d'abord la complémentarité de ce qui se contredit;
la colonisation tout à la fois crée les conditions de cette com-
plémentarité et bloque son développement; la conscience
d'être exproprié de soi-même ne peut alors qu'être nationale.
Allons plus loin : la lutte nationale, dans les formes
mêmes où elle est menée par le FLN, n'est pas seulement
libératrice pour les travailleurs algériens. Ce n'est que par son
succès que les travailleurs européens d’Algérie peuvent être
arrachés à la pourriture de la société et de la conscience colo-
niale : dans une Algérie indépendante, sous quelque forme
que l'on voudra, les rapports de classe émergeront du maré-
cage où les rapports de domination actuels les ont engloutis.
Cela ne signifie nullement que la nouvelle classe dirigeante
ou l'appareil étatique de cette Algérie n'engagera pas rapide-
ment le combat pour mater les travailleurs : mais tous les
travailleurs seront ensemble, Algériens et Européens, pour
soutenir la lutte de classes.
Avec le massacre de Sakhiet, on peut dire que la rupture
entre les deux communautés s'est approfondie plus que jamais :
Alger fait sa guerre en dehors de Paris, et pousse Paris à faire
!
sa guerre. Mais aussi le FLN remporte sa plus retentissante
victoire sur le Bourguibisme. Paris comme Bourguiba repré-
sentaient, au moins en principe, des forces médiatrices entre
les ultras et les nationalistes. La politique centriste (9) que
Bourguiba menait à Tunis pour étouffer les contradictions
sociales de la jeune République se trouve comme frappée
par la foudre. Cependant l’ALN prend insensiblement pos-
session du territoire tunisien, et l'idéologie frontiste, à laquelle
font écho dans la presse tunisienne les Jeunes Turcs de
l'Action, s'insinue dans les masses tunisiennes exaspérées par
le chômage. Les colons français de Tunisie serrent les rangs
derrière le Président. 15.000 à 20.000 combattants algériens
en Tunisie attendent l'arme au pied que les militaires français
s'en aillent; les effectifs dont dispose Bourguiba sont moitié
moindres. «La vigilance des combattants, écrivait Ben Bella,
il y a trois ans, tuera dans l'oeuf le Bourguibisme en Algé.
rie ». La logique aveugle des ultras risque de le tuer dans sa
fleur en Tunisie, où la direction bourgeoise classique n'est
pas si forte qu'elle puisse longtemps résister à l'hostilité crois.
sante des classes laborieuses soutenue par le dynamisme des
frontistes. La lutte que Sakhiet a ainsi mise à jour, c'est celle
qui a pour enjeu la nature du pouvoir en Afrique du Nord
demain. Mais c'est là un problème qui exige une étude plus
longue.
FRANÇOIS LABORDE
(9) Cf « La Bourgeoisie Nord--Africaine », Socialisme ou Barbaric,
n° 20,
p.
192.
La lutte des classes
en Chine bureaucratique
« Ces erreurs ne peuvent pas influer sur le point
principal, à savoir que la fraternité est devenue
le principe générateur de la production. »
J.-P. SARTRE :
Mes impressions sur la Chine nouvelle
Jen-Min-Jih-Pao, 2 novembre 1955.
I. - MALAVENTURE DE Mme DE BEAUVOIR ET COM-
PAGNIE.
En France, la Chine de Mao-Tsé-Toung occupe une place
un peu à part dans les préoccupations de tous les penseurs
d'avant-garde, qui entreprirent de se porter au secours du
stalinisme avec tout l'arsenal de leur philosophie, juste vers
le temps où les maîtres du Kremlin eux-mêmes s'apprêtaient
à révéler au monde que le stalinisme n'était qu'une vieillerie
assez sinistre, bonne à être mise au rebut. Ce n'est pas que
les intellectuels des Temps Modernes aient été sans éprou-
ver parfois quelqu'effroi devant le style de la politique stali-
nienne. Mais ballotés par les contradictions du siècle, ils
s'étaient pris de dégout pour la bourgeoisie dont ils sortent
à une époque où trente ans de contre-révolution stalinienne
victorieuse les avaient persuadés qu'en dépit de tout, la
marche en avant du stalinisme se confondait avec le mouve-
ment même de l'histoire. Constatant que la bourgeoisie déca-
dente ne pouvait plus donner que le spectacle d'une farce
ignoble et sanglante, ils avaient décidé d'opter pour la tragé-
die stalinienne, persuadés que par ce choix amer, mais viril,
ils se jetaient en plein coeur du courant historique du siècle.
Hélas ! A peine les prophètes des Temps Modernes avaient-
ils achevé de démontrer que toute critique de l'URSS ne
pouvait relever que d'un moralisme stérile qui n'aurait jamais
de prise sur l'histoire, que dans l'Est de l'Europe, les ouvriers
entreprenaient de faire, par les armes, la critique du stali-
nisme et de l'URSS. Presque coup sur coup, la révolte de
Berlin et de l'Allemagne orientale, puis les émeutes de Poznan,
le mouvement populaire d'Octobre en Pologne et la Révolu-
tion des Conseils ouvriers de Hongrie, dégringolaient en cas-
cade sur la tête de nos philosophes et n'en finissaient pas
de les ridiculiser. Les malheureux s'étaient jetés à la ren-
contre de l'histoire trop tard, juste au moment où l'histoire
changeait de sens et du coup, leur philosophie du sens de
l'histoire s'était développée à contre-sens de l'histoire.
Du moins la Chine leur offrait-elle une dernière conso-
lation. Là, pas de procès des vieux dirigeants de la Révolu-
tion, pas de masses ouvrières insurgées et d’usines reprises
aux travailleurs à coups de canons, pas de délégués des con-
seils ouvriers pendus par l'Armée Rouge. Sartre, puis Simone
de Beauvoir étaient allés successivement visiter la Chine. ILS
ne rentrèrent pas déçus. Ce n'est pas en vain qu'ils avaient
affronté les fatigues d'un si long voyage. Ils avaient bien vu,
de leurs yeux vu, le Pays des Harmonies économiques et
sociales. Sartre avec des mots mesurés et une émotion conte-
nue, fit part aux lecteurs de France-Observateur de l'enthou-
siasme qu'il avait éprouvé à visiter un pays où tous les actes
du gouvernement témoignent d'un « humanitarisme profond ».
Plus prolixe, S. de Beauvoir usa de près de cinq cents pages
pour persuader à son tour ses lecteurs que la Chine était
bien près de devenir en dépit de sa pauvreté vertueuse
l'Etat réalisé des philosophes. Au printemps 1957, la Longue
Marche venait à point. L'ouvrage allait permettre de substi-
tuer, dans la mythologie dont se nourrit la gauche française,
la Chine à l'URSS dont le prestige « progressiste » a été quel-
que peu
les vagues successives de révoltes du pro-
létariat d'Europe orientale contre la Bureaucratie.
Mais l'Histoire est une déesse cruelle. Avant même que
les dernières pages de la Longue Marche aient été imprimées,
on apprenait de la bouche même de Mao-Tsé-Toung que
tout n'allait pas en Chine aussi bien que l'avait pensé S. de
Beauvoir. Des contradictions étaient apparues aux pays des
Harmonies sociales. Des grèves et des manifestations avaient
éclaté dans les villes; des troubles avaient agité les campa-
gnes; le mécontentement avait gagné les universités. Pendant
que l'auteur de la Longue Marche travaillait à expliquer
comment une concordance parfaite avait pu s'établir en Chine
entre la volonté du peuple et celle du gouvernement, le spec-
tre de la Révolution hongroise planait sur les faubourgs
misérables de la Chine ouvrière, rôdait dans les villages asser-
vis par la Bureaucratie et arrachait à Mao-Tsé-Toung un
premier cri d'alarme.
Il n'est plus nécessaire désormais de s'occuper des fables
que nous raconte S. de Beauvoir. La lutte de classe des
ouvriers et des paysans chinois a surgi au grand jour et souf-
abîmé par
flete comme il convenait les impudents mensonges de cette
dame. Une fois de plus le confusionnisme politique a tourné
à la confusion des confusionnistes.
II. - LA REVOLUTION BUREAUCRATIQUE-PAYSANNE
(1949-1950).
Il n'est pas question de retracer ici l'histoire, même som-
maire, de la révolution chinoise et de décrire les phénomènes
conjoncturels à travers lesquels elle s'est accomplie .Cependant
il n'est pas possible d'établir la signification historique des
luttes de classes qui se livrent actuellement en Chine, si on
ne part pas d'abord d'une analyse de la Révolution de 1950
et des modifications fondamentales qu'elle a successivement
apportées à la structure de la société chinoise.
En faisant ressortir l'essentiel du processus historique
qui s'accomplit en Chine, il s'agit seulement de montrer qu'en
dépit de ses nombreux caractères particuliers, la Chine n'est
pas une exception historique. Au contraire, son développe-
ment ne fait que reproduire dans ses lignes fondamentales
un processus plus général qui, dans son cheminement con-
tradictoire, tend d'abord à substituer de nouvelles formes
d'exploitation aux anciennes pour déboucher ensuite sur une
mise en question radicale de ces nouvelles formes d'exploi-
tation, par le prolétariat et les paysans. L'histoire de la
Chine depuis les premières années trente, c'est avant tout
l'histoire de la montée irrésistible de la domination du capi-
talisme bureaucratique. C'est aussi depuis 1956, l'histoire
de l'approfondissement de la révolte des ouvriers, des
paysans et de l'intelligentsia contre le capitalisme bureau-
cratique et des premières manifestations parfois explosives
de cette révolte.
La nature de la révolution qui en 1950 a abattu le pou-
voir de Tchang-Kai-Shek défie en effet toutes les analyses
« marxistes traditionnelles. En réalité ce qui s'est alors passé
en Chine n'est intelligible qu'en fonction de l'extraordinaire
bouleversement qu'a subi la société chinoise sous l'impulsion
de la concentration capitaliste. A partir de la crise de 1930
la concentration en Chine a littéralement brûlé les étapes et
à travers la guerre son processus n'a cessé de s'accélérer.
Quelques années ont suffi pour que le grand capitalisme
chinois devienne une organisation de trusts monopolistes reliés
entre eux par des alliances familiales les fameuses quatre
grandes familles - qui ont fait de l'appareil de l'Etat natio-
naliste leur instrument docile et leur quasi-propriété. Ruinée
par les monopoles, la bourgeoisie chinoise s'est fonctionna-
risée. Dès l'époque de la guerre, l'appareil d'Etat et l'appareil
de gestion des monopoles qui sont pratiquement confondue
ont absorbé 7 ou 8 millions de personnes issues pour la plu
part de la classe moyenne en pleine désintégration.
Or ce processus de concentration intervient alors même
que la Chine capitaliste n'est jamais parvenue à rompre le
cordon ombilical qui la reliait au semi-féodalisme, à l'usure
et au compradorisme (1). L'énorme appareil d'un capitalisme
monopoliste et bureaucratisé se greffe sur une économie semi-
féodale et semi-coloniale. L'agression nippone en rejetant
le gouvernement de Tchang-Kaï-Sheck vers le lointain Set-
Chouen où le féodalisme est encore presqu’intact et le déve-
loppement industriel nul ne fait qu'accentuer cette formida-
ble inégalité du développement interne du capitalisme chinois.
Pendant toute la période de Tchoun-king l’oligarchie finan-
cière qui domine le Kuo-Ming-Tany tire ses profits non pas
des industries dont le manque de machines et de matières
premières limite le développement à quelques usines de
guerre, mais de la rente foncière, de l'usure, de la spécula-
tion sur les grains et plus tard sur les produits industriels
qu'envoie l'Amérique. Or loin d'être un obstacle au dévelop-
pement du profit le retard économique de l'Ouest chinois
s'avère bientôt pour les monopoles une véritable mine d'or,
car la rareté des marchandises porte les bénéfices commer-
ciaux à des taux inouis. Dès lors, emportés par un malthu.
sianisme économique sans frein les monopoles limitent volon-
tairement le développement de la production pour maintenir
au maximum le profit commercial. A mesure qu'il accentue
son caractère monopoliste, le capitalisme chinois redégringole
aussi rapidement de la phase industrielle à un stade purement
usuraire et commercial. A la fin de la guerre cette évolution
régressive est pratiquement terminée. Lorsque les troupes
du K.M.T. reprennent possession de la Chine, les monopoles
sa saisissent avidement de presque toutes les entreprises indis-
tinctement qu'elles soient japonaises ou chinoises. En 1949,
80 % de l'industrie lourde, 60 % de l'industrie légère, 92 %
des dépôts bancaires sont aux mains de l'oligarchie (2). Mais
mul ne se soucie de faire marcher ces usines abandonnées à
(1) On appelle compradores une catégorie particulière de marchands
dont l'existence était liée à la domination des impérialistes. Au sens
propre du terme les compradores étaient des commerçants autochtones
établis dans les ports qui, en raison de leur connaissance du pays et de
sa langue, étaient utilisés par les compagnies commerciales impérialistes
pour acheter des produits indigènes dans l'arrière-pays et y vendre les
marchandises qu'apportaient les navires étrangers. A mesure que la
domination impérialiste sur la Chine se fit plus totale, et que le com-
merce extérieur chinois se développa, la couche des compradores prit
une importance croissante. Les compradores enrichis, dès le début du
XX° siècle, se mirent à leur tour à équiper des usines mais sans
renoncer pour autant à leur fructueux rôle d'intermédiaire. De là l'atti-
tude perpétuellement vacillante de cette fraction de la bourgeoisie qui
se trouvait à la fois solidaire de l'impérialisme et opposée à celui-ci
dans la mesure où elle se transformait en une classe d'industriels na-
tionaux.
(2) Gluckstein : Mao's China. London, 1957. P. 189.
la rouille. En 1949 la production de la houille a reculé de
plus de 50 %, celle du fer et de l'acier de 81 à 83 %,
celle des tissus de coton de 75 % par rapport au maximum
d'avant-guerre (3). En fait le fonctionnement du grand capi.
talisme est devenu complément indépendant de la production
industrielle chinoise : c'est dans la spéculation financière
et le marché noir des produits américains que les quatre
grandes familles ramassent leurs derniers milliards. L'Etat
nationaliste n'est plus qu'un gigantesque organisme de com-
pradores des USA qui étrangle de ses propres mains l'écono-
mie nationale et se subordonne volontairement aux Yankees.
Les maîtres de la Chine n'aspirent désormais qu'à être les
gendarmes et les courtiers de l'impérialisme américain. Qu'im-
porte la ruine des usines chinoises ! Dans l'immédiat le recul
de la production ne fait que multiplier les occasions de spé-
culer à mesure que les produits se raréfient. Pour l'avenir
l'oligarchie conservera ses somptueux profits en tondant les
paysans, en monopolisant le commerce des marchandises que
les navires US débarqueront en Chine et en prélevant des
« royalties » sur les matières premières que les compagnies
américaines viendront exploiter sur le territoire national.
Vingt ans après « la Révolution nationale », le K.M.T. est
devenu le principal instrument de la subordination de la
Chine à l'impérialisme. La nation n'a échappé au joug du
colonialisme japonais que pour être menacée de vassalisation
par l'Amérique à laquelle elle risque de se trouver plus
étroitement assujettie qu'elle ne l'a jamais été à aucun autre
état impérialiste.
Or, en même temps qu'elles préparent les conditions
d'un formidable rebondissement des luttes révolutionnaires,
la décadence du capitalisme chinois et sa concentration con-
comittante bouleversent la société et renversent de fond
comble sa dynamique historique.
Tandis que dans les campagnes la crise agraire s'appro-
fondit d'année en année et crée les conditions d'une jacquerie
gigantesque contre le féodalisme et ses prolongements capi-
talistes dans les villes, les forces de la révolution proléta-
rienne déclinent et se désagrégent. L'arrêt des usines et le
chômage décomposent le proletariat. Il est devenu objective-
ment impossible que la révolution paysanne qui arrive à
terme opère sa jonction avec une révolution ouvrière.
Par contre entre le prolétariat exsangue et l'oligarchie
appuyée sur l'impérialisme de nouvelles forces de subversion
grandissent dans les flancs de la société et vont acquérir en
quelques années un poids social déterminant. Ce sont d'abord
les éléments bourgeois et petits bourgeois que la concentration
capitaliste dépouille de leurs entreprises et enferme dans
en
(3) Report on Fulfilment of the National Economic Plan of the
People's Republic of China in 1955. Pékin 1956, p. 28.
une situation intolérable. A tous ceux-là, s'ajoutent finalement
une bonne part des fonctionnaires, des bureaucrates, des
officiers du K.M.T. qui, payés avec des dollars qui se déva-
luent de jour en jour dans des proportions hallucinantes,
sombrent dans une misère inouïe. Sauf une fraction assez
large de l'intelligentsia radicalisée, ces milieux restent il est
vrai, emmurés dans une mentalité et des conceptions pure-
ment bourgeoises de l'avenir national. Mais la misère mon-
tante va corroder bien des préjugés, bouleverser bien des
idées et finalement conduire une masse grossissante de ces
déclassés à chercher une issue à leur situation dans la sub-
version d'une société qui est devenue pour eux un véritable
enfer.
Or dans le Nord de la Chine, l'Etat de Mao-Tsé-Toung
projette précisément vers l'avenir, l'image d'une révolution
qui, appuyée sur la force immense de la paysannerie, opère
un reclassement, aux étages supérieurs d'une nouvelle société,
de tous ces éléments ci-devant bourgeois que la crise du
capitalisme monopoliste rejette sans trêve ni cesse vers les
bas-fonds de la Chine. En vingt ans en effet le P.C.C. a été
lui-même complètement transformé par les bouleversements
qu'a subis la dynamique de la révolution chinoise. Il a cessé
d'être un parti ouvrier en voie de dégénérescence bureaucra-
tique pour devenir un appareil d'Etat et une armée qui enca-
drent et dirigent les soulèvements endémiques de la paysan-
nerie. Au noyau primitif de révolutionnaires professionnels
souvent formés à Moscou, de ministres de Hankéou, d'officiers
rouges de Whampoa, se sont ajoutés des cadres paysans, puis
surtout à partir de la guerre, des centaines de milliers d'étu-
diants, de petits bourgeois ruinés, de fonctionnaires et même
d'officiers révoltés par l'incurie du K.M.T. Ainsi ont surgi
un nouvel Etat et une nouvelle couche dirigeante que le
Parti a forgé littéralement, à travers tout un processus com-
plexe, au cours duquel il a unifié, épuré, « remoulé idéolo-
giquement » tous les éléments hétérogènes que dès l'époque
de la guerre la concentration et la crise du capitalisme expul-
saient de la société bourgeoise et faisaient refluer vers la
Chine rouge.
Après 1945, l'attraction qu'exerce la Chine Rouge sur la
masse croissante des déclassés qui se trouvent emprisonnés
dans la vieille société s'amplifie rapidement tandis que l'aggra-
vation de la crise agraire donne une impulsion foudroyante
à la révolte rurale. A défaut de la bourgeoisie et du proléta-
riat décomposés par la crise, ce sont ces couches produites
par la désagrégation de la classe moyenne, qui en se regrou-
pant autour du P.C.C. et de son Etat vont fournir à la
révolution rurale l'élément coordinateur et dirigeant que la
paysannerie parcellaire a toujours été incapable de produire
par elle-même. La crise du capitalisme chinois débouche ainsi
sur quelque chose qu'on n'avait jamais vu : une « révolution
bureaucratique » qui n'a pratiquement aucune base prolé-
tarienne mais se donne pour infanterie la plus formidable
guerre des paysans de l'Histoire.
En effet lorsque l'explosion de la jacquerie. allume la
guerre civile entre les deux Chines, le pouvoir du K.M.T.
craque et tombe en pièces. Les paysans enrôlés dans les
troupes du K.M.T. refusent de combattre l'Armée Rouge
qui est à l'avant-garde de la révolution agraire, par corps
d'armées entiers se mutinent et passent à l'ennemi. Les étu-
diants et les jeunes bourgeois paupérisés franchissent les
lignes et vont s'enrôler parmi des « cadres » qui partout
prennent en mains la direction de la révolte contre le féoda.
lisme.
Dans les villes, les fonctionnaires qu'on ne paie plus, les
bourgeois exaspérés par les pillages du K.M.T. sabotent les
mesures de défense et se mettent au service du nouveau
pouvoir dont l'implantation suit pas à pas l'avance de
l'Armée Rouge. Lorsque en 1950 celle-ci atteint les frontières
du Viet-Nam, elle n'a pas vaincu la Chine nationaliste en
écrasant ses armées. Elle a désintégré et absorbé son appareil,
province par province, ville par ville. Au moment ou Tchang-
Kaï-Sheck et sa clique fuient à Formose la presque totalité
des armées nationalistes y compris des généraux et quelques
dix millions de fonctionnaires du K.M.T. se sont ralliés au
nouvel Etat. Activement, le P.C.C. travaille à amalgamer l'ap-
pareil de direction qu'il a créé dans la Chine du Nord et
celui qui a d'abord grandi dans la Chine nationaliste mais
s'est finalement révolté contre l'oligarchie monopoliste et
intégré à l'Etat stalinien. Face à une bourgeoisie démantelée
par la concentration capitaliste, à une classe ouvrière que le
recul de la production a socialement désintégré et politique-
ment paralysé, à une paysannerie qui aussitôt après avoir
réglé leur compte aux seigneurs ne songe qu'à l'exploitation
de la parcelle de terre nouvellement conquise, les éléments
bureaucratiques que la Révolution a rallié autour du P.C.C.
ont acquis un poids social énorme. Lorsque par un simple
décret, les propriétés des quatre grandes familles du K.M.T.
sont transférées à l'Etat, celui-ci se trouve placé d'un seul
coup à la tête de tous les secteurs clefs de l'économie. La
concentration capitaliste a créé toutes les conditions écono-
miques et sociales pour que le capitalisme bureaucratique
surgisse brusquement de la Révolution avec une force écra-
sante qui va lui permettre de modeler et de transformer à
son gré toute la structure de la Chine. Cette transformation
présente, bien entendu, tous les aspects « positifs » de la
révolution bourgeoise-démocratique classique. Les rapports
pré-capitalistes à la campagne sont détruits. Le pouvoir d'une
oligarchie parasitaire, liée à l'impérialisme étranger et frei-
nant le développement industriel, est renversé. La servitude
séculaires des femmes et des jeunes est brisée. Les masses sont
désormais entraînées, de gré ou de force, dans l'arène des
luttes économiques et politiques, en fonction de l'étatisation
et de l'industrialisation.
Mais cette transformation s'accomplit en même temps que
l'instauration d'un régime d'exploitation au profit d'une nou-
velle classe dominante, la bureaucratie.
III.
LES CONTRADICTIONS DE LA PERIODE DE
TRANSITION (1950-1954).
La Révolution bureaucratique se présente en effet à la
fois comme le produit historique de la concentration capi-
taliste et comme le point de départ d'une rapide accélération
de celle-ci.
Manquant de cadres compétents pour prendre en mains
la gestion de la totalité des usines et jugeant la classe bour-
geoise trop affaiblie pour être inquiétante, le P.C.C. s'est
d'abord proposé de laisser coexister avec le secteur d'Etat, les
quelques entreprises privées que la bourgeoisie était parve-
nue à conserver. Dans les deux ou trois premières années qui
suivirent la Révolution, nombreux furent les observateurs
qui s'étonnèrent de voir cet Etat « communiste » respecter
les propriétés de la bourgeoisie et aider les entrepreneurs privés
à faire redémarrer la production dans leurs usines. C'est qu'à
cette époque le parti, qui reconnaît que la plupart de ses mem-
bres n'entendent rien au « travail économique », n'a que trop à
faire pour remettre en marche et diriger l'énorme appareil
industriel dont il hérite du K.M.T. et il se soucie peu d'ac-
croître ses difficultés en expropriant les derniers capitalistes.
Il se borne à les contrôler le plus possible en fixant leur
attribution de matières premières, les salaires des ouvriers,
et en achetant les produits de leurs entreprises. C'est la
période dite de « Démocratie Nouvelle ».
Mais très vite des contradictions surgissent entre le secteur
privé et le secteur étatisé aussi bien dans les campagnes que
dans les villes. Au lendemain de la guerre, dans ce pays ruiné
de fond en comble, l'Etat ne peut donner à la bureaucratie
que des privilèges infiniment maigres. Fonctionnaires et ca-
dres sont payés en nature et les rations qui leur sont attri-
buées leur permettent juste de vivre. La bourgeoisie, que le
redressement de la production recommence à enrichir, les cor-
rompt en toute facilité. Des centaines de milliers d'entre eux
se laissent tenter et les capitalistes peuvent bientôt impuné-
ment frauder le fisc, spéculer et tricher sur la qualité des
produits qu'ils vendent à l'Etat. Même les simples boutiquiers
pratiquent cette politique. Il est évident que si on n'y met
un terme la bourgeoisie va rapidement se subordonner une
partie de l'appareil dirigeant et rétablir partiellement son
influence sur l'Etat. C'est pourquoi dès l'automne 1951, le
parti frappe pour trancher les liens qui se reforment entre
le capitalisme privé et l'appareil bureaucratique. Coup sur
coup, la campagne des « 5 Anti » et la campagne des
« 3 Anti » sément la panique parmi les bourgeois fraudeurs et
les bureaucrates corrompus. La campagne des 3 Anti déclen-
chée à la fin de 1951 vise les fonctionnaires qui se sont rendus
coupables : 1° de corruption, 2º de gaspillage, 3º de bureau-
cratisme. La campagne des 5 Anti, déclenchée quelques
semaines plus tard attaque les 5 vices de la bourgeoisie : 1° la
pratique des pots de vin, 2° la fraude et l'évasion fiscale, 3° le
vol des biens de l'Etat, 4° la malfaçon et l'emploi de maté-
riaux défectueux dans la fabrication de produits livrés à
l'Etat, 5° l'obtention de secrets économiques dans des buts
de spéculation. C'est un avertissement : le parti montre qu'il
est le maître de l'Etat et qu'il entend le rester.
Mais le problème de l'embourgeoisement des couches
bureaucratiques se pose d'une manière plus inquiétante encore
dans les campagnes. Les cadres qui représentent le parti et
l'Etat dans les villages sont encore très mal différenciés de
la paysannerie. Il n'y a guère de bureaucrates rétribués
comme tels à l'échelon des districts et des provinces. Dans les
villages, les commandants des milices paysannes, les dirigeants
des associations de fermiers et les représentants du parti sont
d'anciens tenanciers ou des ouvriers agricoles qui n'ont eu
garde de s'oublier lorsqu'on a procédé au partage des terres.
Or, dans les campagnes où la révolution a seulement détruit
le féodalisme, le développement de la production marchande
conduit à un rapide processus de différenciation au sein de
la paysannerie. Une nouvelle couche de paysans riches se
reconstitue qui se subordonnant les plus pauvres par l'inter-
médiaire de l'usure et du commerce des grains, leur arrache
leurs terres et les réduit au rang de salariés agricoles. Nom-
breux sont les « cadres >> villageois qui profitant de leur auto-
rité et de leurs relations pour obtenir du crédit auprès des
banques populaires locales, se transforment en usuriers, agran-
dissent leur domaine et embauchent des ouvriers. Deux ans
après la Révolution, le parti est en train de devenir dans
les campagnes l'organe d'une nouvelle classe de paysans riches
qui exploite cruellement les éléments les plus défavorisés (4).
Loin de se renforcer, l'appareil de contrôle de la bureaucratic
centrale sur les villages est en train de se laisser altérer
rapidement par le développement de la production mar-
chande.
Toutes ces contradictions latentes entre les deux secteurs
de l'économie atteignent enfin une phase aiguë lorsque, en
1952, la bureaucratie, soucieuse de se donner l'infrastructure
nécessaire à sa consolidation, entreprend de mobiliser toutes
les ressources de la Chine et de mettre sur pied un premier
plan quinquennal d'industrialisation. Ce projet n'implique
d'ailleurs nullement tout d'abord la liquidation de la bour-
(4) Jen-Min-Jih-Pao, 8 juin 1953 ; 1er mars 1954.
geoisie. Même en comptant les spécialistes fournis par l'U.R. .
S.S., les « cadres économiques » restent rares et ceux qu'on
est parvenu à former depuis deux ans suffiront à peine pour
les nouvelles usines qu'on va construire. Il n'est pas question
de se passer du concours des patrons privés qui seront main-
tenus à la tête de leur entreprise pour collaborer à la tâche
commune. Dès cette époque la suprématie économique et
politique de la bureaucratie est telle que celle-ci ne redoute
plus guère les velléités « restaurationnistes » d'une bourgeoi-
sie que la campagne des « 5 Anti » a terrifiée et paralysée.
L'industrialisation à outrance à laquelle s'est résolu le parti
procède de bien d'autres soucis que de celui de sauvegarder
la prépondérance du capitalisme d'Etat sur le secteur privé
qui est déjà très largement distance.
En réalité dès la fin de la guerre, l'industrialisation de
la Chine était devenue un impératif catégorique. A l'arrière-
fond de la crise permanente de la société chinoise, il y avait
avant tout le sous-développement catastrophique du pays et
c'est faute d'avoir été capable d'arracher les forces de pro-
duction à leur stagnation que le K.M.T. n'avait jamais pu
complètement se consolider. Le recul de la production qui
s'était produit à la fin de la guerre avait été à son tour direc-
tement à l'origine de l'écroulement de l'appareil de domi-
nation nationaliste. Mais le changement de gouvernement et
la destruction des racines féodales de l'exploitation capitaliste
ne résolvait pas le problème posé par la décomposition de
l'ancienne société et sa bureaucratisation. En s'agrégeant les
anciens fonctionnaires du K.M.T., et les petits bourgeois
déclassés, l'appareil stalinien ne faisait qu'accentuer l'hyper-
trophie de l'Etat chinois par rapport à une société trop
pauvre et trop misérable. Dans les premières années qui sui-
virent la Révolution le parti avait contenu cette contradiction
dans des limites tolérables en imposant à la bureaucratie dans
son ensemble, une austérité et une simplicité plus que jaco-
bines. Mais les ravages qu'opérait la corruption dans l'appareil
« l'embourgeoisement » rapide des cadres ruraux montraient
assez la précarité d'une politique fondée sur la vertu.
Continuer à faire mener à la nouvelle couche dirigeante
un train de vie qui eut révolté les ouvriers européens les plus
mal payés, c'était tôt ou tard, en dépit de toutes les mesures
terroristes, s'exposer à voir refleurir la corruption de l'admi-
nistration comme aux plus beaux temps du K.M.T. Augmen-
ter les traitements sans arracher la production à sa stagna-
tion, c'était retomber dans les anciennes ornières et marcher
droit vers un conflit avec les masses populaires. Il n'existait
pas d'autre issue pour les couches sociales, dont les caractères
particuliers de la crise et de la révolution chinoises avaient
fait une nouvelle classe dirigeante, que de se lancer à corps
perdu dans une politique d'industrialisation pour se donner
les moyens d'exister comme classe privilégiée. A défaut la
bureaucratie chinoise eut été inévitablement vouée à la désa-
grégation et à plus au moins long terme à un écroulement
qui n'eut fait que répéter à peu de choses près, celui de
l'appareil parasitaire du K.M.T.
Cependant la lutte pour l'accroissement du revenu natio-
nal n'était pas seulement nécessaire pour permettre à la
bureaucratie d'assurer sa cohésion en se différenciant en
classe privilégiée. La construction de centaines d’usines nou-
velles, en multipliant les fonctions bureaucratiques, allait
aussi lui permettre de proliférer rapidement afin d'acquérir
les dimensions et les assises sociales suffisantes pour régner
sur 600 millions d'hommes. Surtout la création d'un grand
appareil moderne de production allait lui donner les moyens
de tenir en respect l'impérialisme. Sans doute la Chine alliée
de l’U.R.S.S. n'est pas dans une situation comparable à celle où
était cette puissance après la première guerre mondiale. Quels
que soient les regrets qu'ait pu inspirer aux Américains la
perte de l'immense marché chinois, il est certain qu'ils y
regarderaient à deux fois, avant d'essayer de renouveler les
exploits du Japon en Chine. Mais le soutien accordé par
les U.S.A. au gouvernement de Formose, les initiatives intem-
pestives de Mac Arthur en Corée, les tentatives de blocus
économique, ont créé chez les dirigeants de Pékin, une véri-
table psychose de l'agression impérialiste, surtout dans les
premières années cinquante. Ces hommes qui venaient juste
de s'installer dans les palais de Pékin, n'avaient aucune envie
d'être un jour contraints de se retirer de nouveau dans les
villages sordides du lointain Chen-si pour y recommencer la
guérilla contre des troupes américaines. Nul doute que le
souci de rattraper à n'importe quel prix le retard économique
et par suite stratégique dont est handicapé leur pays, face
aux impérialismes, n'ait joué un rôle de premier plan dans
leur décision de pousser sur un rythme effréné l'industria-
lisation du continent chinois.
La passion industrialisatrice qui dévore la bureaucratie
chinoise, sa volonté fanatique de tout subordonner à l'accom-
plissement du plan, la brutalité avec laquelle elle brisera tous
les obstacles qui s'y opposent, ne font que traduire la pression
qu'exerce sur elle la nécessité historique qui ne lui laisse
d'autre alternative que de vaincre sur « le front de la cons-
truction économique » ou de périr.
Or, très vite, l'expérience va révéler que dans cette lutte
acharnée où se joue son destin, la bureaucratie ne peut pas
atteindre les objectifs qu'elle s'assigne sans reviser de fond
en comble toute la politique qu'elle a menée depuis 1950 vis-
à-vis des classes moyennes . et de la paysannerie. En moins
d'un an, la mise en route du premier plan quinquennal, con-
duit à un formidable rebondissement du processus de trans-
formation bureaucratique de la société chinoise.
En raison de la prépondérance qu'il a acquise dans l'in-
dustrie lourde et le commerce de gros, l'Etat parvient certes
à contrôler d'assez près les activités de toutes les entreprises
privées dont il achète la production. Mais aussi longtemps
que le commerce dans son ensemble n'est pas étatisé, une
partie importante de la vie économique échappe au contrôle
de la bureaucratie. Ainsi en va-t-il pour la plupart des indus-
tries qui fabriquent des moyens de consommation et pour
l'agriculture dont les activités continuent à être régies par
les lois du marché capitaliste au sens classique du mot. Or,
dans cette économie désorganisée par la crise, la guerre,
et la révolution, les marchandises restent rares et, en dépit
de la surveillance du gouvernement, le commerce garde for-
cément des caractères spéculatifs. Jusqu'en 1953 en particu-
lier, les prix des produits de consommation, aussi bien agri-
coles qu'industriels, continuent à marquer de fortes oscilla-
tions qui rendent impossible jusque dans les usines étatisées
l'établissement d'un équilibre stable entre les prix, les salai-
res et les profits. Une véritable lutte pour le profit s'établit
entre l'Etat et la bourgeoisie qui, par son anarchie congé-
nitale, sème continuellement le désordre dans la planifica-
tion, déroute les prévisions, empêche l'Etat de fixer le taux
de l'accumulation au niveau qu'il juge nécessaire et sape
ainsi les bases mêmes de l'accumulation de la bureaucratie.
Cette contradiction entre le capitalisme bureaucratique
et la production bourgeoise ou marchande se manifeste avec
une acuité particulière dans les rapports entre la ville et
la campagne. En Chine la réforme agraire n'a engendré
aucune chute de la production agricole. Les grands domaines
seigneuriaux arrentés à parcelle aux tenanciers ne possédaient
aucune supériorité technique sur les fermes des plus pauvres
laboureurs. Néanmoins, depuis la Révolution, les villes en
pleine croissance souffrent d'une cruelle pénurie de ravitaille-
ment. C'est que, délivrés de la rente foncière, les paysans
affamés ont accru leur consommation et la proportion des
grains commercialisés a reculé d'autant. Cette tendance des
paysans à se replier sur une économie purement familiale a
du reste été accentuée par la disproportion croissante des
prix agricoles et industriels. La Chine comme l'U.R.S.S. des
années vingt connaît le problème des ciseaux qui, en s'écar-
tant, tendent à rompre la liaison entre la campagne et la
ville. Estampés par les mercantis qui sillonnent les campagnes
en leur vendant les produits industriels trop rares à des prix
exorbitants, les paysans se défendent en ne cédant leurs pro-
duits qu'à des prix qui dépassent parfois de 40 % ou 50 % les
tarifs officiels (5). Craignant que la hausse des prix indus-
triels ne s'amplifie encore, ils stockent leurs produits et
résistent à la perception des impôts fonciers bien que ceux-ci
12 % à 13% de la récolte céréalière soient notoirement
(5) Chang-Yu-Chiang. Brilliant achievement in the domestic trends
of our country in 1951. Ching-Chi-Chou-Pao. Shanghaï. 24 janvier 1952
et J.M.J.P. 7 mars 1954.
moins lourds que sous le K.M.T. (6). Les stocks de grains que
l'Etat parvient à constituer sont par suite insuffisants pour
faire face à tous les besoins. A l'automne 1953, le gouverne-
ment ne parvient à enrayer une soudaine poussée des prix
qu'en jetant en toute hâte sur les marchés urbains une partie
des réserves de grain qu'il avait constituées pour solder les
importations de matières premières et de biens d'équipement
nécessaires à l'industrialisation (7). Il faut se rendre l'évi-
dence : il est impossible de mettre en route le plan quin-
quennal sans contraindre les paysans à livrer davantage de
produits, sans briser l'emprise que le capitalisme conserve
par le truchement du marché à la fois sur les paysans et
les ouvriers comme consommateurs.
Conséquence directe de la crise des derniers mois de
1953, la tendance de droite qui pendant toute l'année a
bataillé contre les « superindustrialisateurs » pour une politi-
que de compromis avec les classes moyennes et la paysanne-
rie, perd rapidement du terrain (8). Le 10 février 1954, Liu-
Chao-Chi, une des plus hautes autorités du parti après Mao,
annonce que la période de transition est terminée et que
la Révolution aborde l'étape « socialiste ». Il tonne contre
les droitiers, les « agents de la bourgeoisie dans le parti »,
les fonctionnaires qui « collaborent avec les spéculateurs et
les abritent ».
Au printemps, le sort de la droite est réglé. Jao-Chou-
Che et Kao-Kang qui ont préconisé une industrialisation pru-
dente sont sous les verrous. On apprendra bientôt qu'ils se
sont suicidés. Dans les mois qui suivent, les comités munici-
paux provinciaux du parti sont remaniés de fond en com-
ble et toute une hiérarchie d'organes de surveillance est mise
en place du haut en bas de l'appareil. Depuis le début de
l'hiver, toute la Chine sait pourquoi le parti fait ces prépara-
tifs de bataille : c'est la « collectivisation » totale qui se pré-
pare (9). Après trois ans de pause, la concentration étatique
du capital repart de l'avant, s'accélère, bouleverse de fond en
comble la structure de la Chine et apporte une solution radi-
cale aux contradictions qui minaient la consolidation du capi.
talisme bureaucratique.
IV. – LE CAPITALISME BUREAUCRATIQUE ENVAHIS-
SANT. 1954-1956.
Les décisions qui ont été prises sont, en effet, appliquées
avec une volonté inébranlable. Tous les obstacles sont impi.
(6) Kao-Kang. La reconstruction économique du Nord-Est, Pékin
1950, p. 7, 9 et Problèmes économiques nº 141, décembre 1950.
(7) Ta-Kun-Pao. 2 mars 1954.
(8) Hopei-Je-Pao. 17 mars 1953 et J.M.J.P. 26 mars et 25 mai 1953.
(9) New China News Agency, 19 novembre 1953 et 28 février 1954.
toyablement brisés et trois ans suffisent pour que, par
la
violence ou la persuasion, l'énorme masse des paysans, des
marchands et des artisans et les derniers capitalistes eux-
mêmes emportés par une formidable transformation sociale
soient totalement intégrés au système bureaucratique.
Dès 1956, les entreprises bourgeoises — il en restait encore
en 1952, 45.000 qui fabriquaient 39 % de la production indus-
trielle sont investies de toutes parts par la marée mon-
tante du commerce étatisé. Le commerce d'Etat des produits
de gros qui en 1952 n'absorbait que 54 % de la production
des entreprises privées, en absorbe 79 % en 1954, 82 % en
1955. En 1956, il n'existe pratiquement plus de « marché
indépendant » pour les produits industriels (10). Les entre-
prises privées ne forment plus que des îlots bourgeois, cernés
de tous les côtés par le capitalisme bureaucratique. Les patrons
maintenus à la tête des usines privées sont réduits à l'accom-
plissement de fonctions bureaucratiques au sein d'entreprises
qui, détachées du marché, ont déjà cessé de fonctionner
selon les lois du capitalisme traditionnel.
Du reste, avant même que cette transformation soit ter-
minée, l'Etat entreprend de s'immiscer dans la gestion même
des entreprises. A partir de 1954 apparaissent en effet des
entreprises mixtes, c'est-à-dire des entreprises où l'Etat inves-
tit un certain pourcentage de capitaux additionnels de sorte
que celles-ci se trouvent placées sous la co-propriété et la
co-gestion du patronat et de la bureaucratie. A cette étape, les
patrons deviennent des êtres sociaux curieusement hybrides.
Ils sont encore des bourgeois en ce sens qu'ils continuent à
toucher des profits au titre de la propriété d'une fraction
du capital de l'entreprise. Mais ils sont déjà aussi des bureau-
crates par la fonction directoriale qu'ils accomplissent et par
le traitement qu'ils reçoivent à ce titre. Mais la perception
d'un profit s'ajoutant à leur traitement, dernier signe qui les
distingue des directeurs de l'Etat siégeant à côté d'eux, va
à son tour disparaître. En 1955, en effet, tandis que la pres-
que totalité des entreprises privées sont devenues des entre-
prises mixtes, les patrons doivent accepter que les profits
qu'ils touchent tous les ans soient considérés comme rembour-
sement par tranche de leurs capitaux, de sorte que
leur
caractère de propriétaire capitaliste va s'abolir un peu plus
chaque année (11). En 1956, la presque totalité des capitalistes
est engagée dans ce processus de transformation et participe
à des séances de rééducation et de « remoulage idéologique »
destinées à faire d'eux des bureaucrates comme les autres.
La Chine a résolu le problème du manque de cadres écono-
.
(10 Lavallée-Noirot-Dominique : Economie de la Chine Socialiste.
Genève 1957, p. 267.
(11) Ibidem, p. 148.
1.8
miques en absorbant et en s'assimilant à peu près intégrale-
ment la classe bourgeoise.
A elle seule l'étatisation de la production industrielle et
du commerce de gros ne permet pas cependant à la bureau-
cratie de contrôler les prix des produits de consommation et
de résoudre les difficultés que provoquent leurs fluctuations
dans la mise en route du Plan. Mais à mesure qu'elle pro-
gresse, la monopolisation du commerce de gros donne à l'Etat
les moyens de se subordonner entièrement le commerce de
détail aussi bien dans les villes que dans les campagnes.
grands magasins, simples boutiquiers ou même colporteurs
sont contraints, sous peine de se voir refuser tout approvi-
sionnement, de se soumettre aux transformations que l'Etat
va leur imposer. Tandis que les grandes maisons commer-
ciales deviennent, selon le même processus que les usines
de la bourgeoisie, des entreprises mixtes et finalement des
entreprises d'Etat, les boutiquiers et les artisans sont groupés
en coopératives de production et d'échange. Dès 1956, 80 %
du commerce du détail est aux mains du commerce d'Etat
et des coopératives qui revendent au prix fixé par l'Etat les
produits que celui-ci leur fournit. En tant que mode d'inté-
gration des différentes entreprises et d'adaptation de la pro-
duction à la consommation, le marché capitaliste ne joue plus
pratiquement aucun rôle et jusque dans les plus lointains
villages les rapports bureaucratiques commencent à éclore du
sein des organismes commerciaux.
Les coopératives artisanales ou commerciales - beaucoup
sont à la fois l'un et l'autre
ne sont, en effet, que des
organismes de transition. Les petits producteurs et les bouti-
quiers qu'elles rassemblent sont d'abord rémunérés à la fois
en fonction du travail qu'ils fournissent et de la valeur du
capital qu'ils ont apporté à l'entreprise. Mais comme tous
les ans une part du profit réalisé est versé à un fonds com-
mun d'accumulation, la part des actionnaires dans le capital
total de la coopérative et les dividendes qu'ils reçoivent au
prorata finiront par devenir insignifiants. D'ailleurs, les coopé-
ratives sont à leur tour transformées en entreprises mixtes.
En 1956, 15 % d'entre elles ont déjà subi cette transforma-
tion (12). Bien que cette évolution ne soit pas terminée, on
aperçoit clairement où elle conduit : la petite bourgeoisie se
décompose pour donner naissance à une masse de travail.
leurs qui deviendront de simples salariés et à une couche
de dirigeants de coopératives qui comme la bourgeoisie indus-
trielle, est en train de s'intégrer à la bureaucratie.
Parallèlement l'étreinte de l'Etat s'est resserrée
les campagnes et la bureaucratie a entrepris d'enraciner
.
sur
(12) Chen-Yun, On the socialist transformation of private industry
and commerce, Pékin 1956. Lavallée-Noirot-Dominique, op. cit., p. 269,
270.
/
une
solidement sa domination dans les centaines de milliers de
villages dispersés dans l'immense Chine.
Faute de cadres et par crainte aussi d'entrer brutale-
ment en conflit avec masse de plus de 500 millions
de paysans, l'Etat n'a pas procédé d'un seul coup à la col-
lectivisation de l'agriculture.
Dans une première phase, il a d'abord simplement
entrepris d'établir son contrôle sur les échanges entre les
villes et les campagnes en substituant des organismes d'Etat
au capitalisme commercial. « Afin de stabiliser les prix,
d'éliminer la spéculation sur le marché aux grains et de
fournir les denrées nécessaires à la consommation nationale
et à la population », le gouvernement institue au début de
1954 un système de livraison obligatoire des céréales (13).
Tout commerce privé des grains est désormais strictement
interdit. Les paysans devront tous les ans livrer à l'Etat
un certain pourcentage de leur récolte de 16 à 25 % +
suivant les années à des prix fixés par le gouvernement (14).
Dans le courant de 1954 le monopole commercial de l'Etat
s'étend à tous les produits agricoles les uns après les autres.
Or le rapport entre les prix agricoles et industriels, variable
d'ailleurs suivant les régions, est établi d'une façon défa-
vorable à la paysannerie de sorte que celle-ci résiste tena-
cement aux livraisons obligatoires qu'elle juge à la fois
ruineuses et excessives. Pour briser la résistance paysanne
la bureaucratie recourt à la violence. La dissimulation des
grains est assimilée aux crimes de sabotage et d'activité
contre-révolutionnaire. Au printemps 1954 l'Etat crée des
tribunaux circulants qui se déplacent d'un village à l'autre
avec les collecteurs de grains (15). Malgré ce déploiement
de terreur, la paysannerie résiste et fraude. Les cadres décla-
rent qu'entre toutes leurs tâches « l'achat des grains est
le plus sale boulot » (16). Lorsque la résistance ouverte est
impossible, les paysans. ont recours aux ruses les plus variées:
ils livrent à l'Etat des grains mouillés ou qui n'ont pas été
criblés, de manière à frauder sur les quantités. Ailleurs ils
distillent clandestinement le riz. Dans certains cantons, 60
et même 85 % des paysans sont reconnus coupables de sem-
blables pratiques (17). Il est évident que la monopolisation
du commerce rural ne suffit pas à assurer à l'Etat, le con-
trôle effectif des activités de 110 millions d'exploitations
paysannes.
(13) N.C.N.A. 28 février 1954.
(14) N.C.N.A. 28 juillet 1955 et Dumont ; Révolution dans les
campagnes chinoises, Paris 1957, p. 120 et 145.
(15) J.M.J.P. 20 mai 1954.
(16) J.M.J.P. 10 mai 1955.
(17) J.M.J.P. 27 juin 1954. Ta-Kun-Pao. 20 février 1954.
C'est la raison fondamentale pour laquelle la bureaucra.
tie se lance en 1954 dans la collectivisation des campagnes,
qui jusque-là n'avait été entreprise que sur une échelle très
limitée, à titre en quelque sorte expérimental, dans les
régions les plus anciennement libérées. La collectivisation
apparaît au Parti comme la solution idéale de tous les
problèmes que lui pose la question agraire. Non seulement
la collectivisation permettra de couper court au développe-
ment d'une paysannerie riche qui sape le contrôle de l'appa-
reil bureaucratique sur la campagne et même le décompose,
mais elle créera les conditions objectives de l'enracinement
dans le village d'une couche de nouveaux dirigeants dont la
situation sera liée à la consolidation des nouveaux rapports
sociaux et qui servira d'instrument et de point d'appui à
l'appareil central dans le monde rural. Surtout la collectivi-
sation donnera à l'Etat la possibilité d'établir un contrôle
beaucoup plus serré sur les produits des champs, d'orienter
la production agricole conformément à ses plans, et d'inté.
grer étroitement la totalité des activités économiques des
ruraux au fonctionnement global du capitalisme bureaucra-
tique. Ce qui se prépare c'est, étape par étape, la transfor-
mation de plus de 500 millions de paysans parcellaires en
salariés de l'Etat.
Dès 1954, les différentes organisations du Parti travail.
lent à former les 6 ou 7 millions de cadres qui seront néces-
saires à la collectivisation agricole. Cependant, le Parti évite
de s'attaquer de front au principe de la propriété paysanne.
C'est à travers toute une série de stades transitoires habile-
ment reliés entre eux que les attributs de la propriété privée
sont les uns après les autres éliminés, jusqu'à ce que la
paysannerie soit totalement dépossédée à la fois de la terre
et des moyens d'exploitation.
A la première étape, il ne s'agit que de grouper les
paysans en équipes d'entraide mutuelle saisonnière, d'abord,
puis permanentes. Sans que le régime de la propriété de la
terre et de l'appropriation de la récolte soit en rien modifié,
les paysans mettent en commun leur force de travail et leur
cheptel pour effectuer les travaux agricoles sur la terre de
chacun d'eux. Les animaux de trait et les charrues sont
mis à la disposition de l'équipe, mais restent propriété privée
et le propriétaire reçoit une sorte de loyer de l'animal ou
de l'outil. Ce n'est que dans la phase suivante qu'apparaît
un début de propriété collective : les membres de l'équipe
mettent en commun les fonds dont ils disposent pour acheter
charrues et animaux.
A partir de 1954, ces équipes de travail, constituées
d'abord dans les plus anciennes zones rouges, s'étendent à
toute la Chine, cependant que celles qui ont été formées les
premières, déjà consolidées, sont transformées en coopéra-
tives. C'est la deuxième étape.
Désormais, la terre est mise en commun, les enclosures
supprimées et la récolte devient propriété du groupe. Cepen-
dant il subsiste encore des traces de la propriété privée,
car les coopérateurs sont rémunérés à la fois en fonction
des journées de travail qu'ils ont fournies et de la valeur
de la terre et du cheptel qu'ils ont apportés au fonds com-
mun. Mais cette « rente foncière » que les paysans continuent
à toucher au titre de la propriété de la terre et du cheptel
devient rapidement un élément secondaire. Tous les ans,
en effet, la coopérative réserve une partie de ses revenus au
rachat des bêtes ou des outils, fournis par les paysans les plus
riches, de sorte qu'au bout d'un certain temps le cheptel
devient intégralement propriété collective de la coopérative.
Quant aux autres revenus perçus au titre de la propriété de
la terre, ils sont graduellement réduits tandis que ceux
payés en fonction du travail accompli sont augmentés. Fina-
lement les paysans sont amenés à renoncer d'eux-mêmes au
paiement de la rente foncière car, s'ils en exigent le verse-
ment, ils doivent acquitter sur leurs propres revenus, le
paiement de l'impôt foncier qui autrement est pris en charge
par la coopérative. Tout est alors prêt pour que la coopérative
subisse une ultime transformation et devienne une « coopéra-
tive de type supérieur ».
Dans ce dernier cas, la terre et le cheptel
à l'excep-
tion de quelques potagers autour du village sont devenus
la propriété de la coopérative que dirige une équipe de
cadres nommés par le Parti. Ce sont outre le directeur, des
comptables, des caissiers, des secrétaires, des magasiniers,
sans compter des propagandistes, des surveillants et des
chefs de brigade de travail, parfois des conseillers d'agro-
technique, en tout dix à vingt personnes suivant la taille
des coopératives, qui groupent de 100 à 300 familles. Véri-
tables représentants de l'Etat, dans les villages, les cadres
orientent la production en fonction des besoins du Plan et
exécutent rigoureusement les livraisons de produits que récla-
me la bureaucratie centrale. Quant aux paysans, dépouillés
de la propriété de la terre, des moyens d'exploitation, et de
la libre disposition de la récolte, qui aussitôt coupée est
engrangée dans les greniers de la coopérative sous la garde
vigilante des cadres, ils sont en fait devenus des prolétaires.
Répartis en brigades de travail, constamment surveillés par
les chefs d'équipe, ils n'ont plus qu'à exécuter les tâches
qui leur sont commandées en attendant d'être payés à la
manière des salariés suivant le travail qu'ils ont accompli
dans l'année. Le fait que la propriété de la terre est une
propriété coopérative et non une propriété d'Etat ne change
rien au fond des choses : ce qui a surgi au terme de la
collectivisation agricole c'est l'implantation des rapports
bureaucratiques dans les campagnes (18).
Ce bouleversement des rapports de production dans les
villages, conduit avec une incroyable rapidité, s'est terminé
dans les derniers mois de 1956. Alors qu'il n'y avait que
15.000 coopératives en 1952, il y en a 114.366 en 1954,
663.742 en 1955. Au cours de l'été 1955, dans un discours
retentissant, Mao ordonne de forcer le rythme de « la mar-
che triomphante du socialisme dans les campagnes ». Dès
lors, toutes les prévisions antérieurement établies sont dépas-
sées. Il y a 1.003.657 coopératives en Juin 1956. En décembre,
96 % des foyers paysans sont collectivisés, 86 % des coopé-
ratives sont déjà de type supérieur (19). La bureaucratie
contrôle désormais la Chine rurale comme jamais aucun des
régimes qui se sont succédés dans cette vieille nation n'avait,
sans doute, réussi à le faire.
Au terme de ce formidable processus de transformation,
une Chine nouvelle est née, caractérisée par une extraordi-
naire simplification des antagonismes sociaux, Les anciennes
oppositions entre la bourgeoisie et le proletariat, entre les
paysans riches et les ouvriers agricoles, entre les marchands
spéculateurs et usuriers et les pauvres des villes et des cam-
pagnes, ne sont plus désormais que des souvenirs. Dans
les usines, les magasins, les villages, il ne reste face à face
que deux classes : les travailleurs en totalité dépouillés de
leurs moyens de production et la bureaucratie devenue la
personnification du capital parvenu aux dernières limites
de la concentration. Le rapport capitaliste sous
sa forme
bureaucratique s'est ainsi trouvé généralisé comme jamais
il ne l'avait été en Chine à l'étape bourgeoise du développe-
ment historique.
V. – LA DICTATURE DE LA BUREAUCRATIE ET DU
PARTI.
Bien entendu, cet immense bouleversement social ne
s'est pas effectué en trois ans sans une intervention constante
de la violence. Une légende tenace veut que le stalinisme
chinois ait, entre autres particularités, une prédilection pour
les méthodes de persuasion et de rééducation et répugne
à l'emploi de la terreur. Il est bien vrai que les discours
des maîtres de Pékin se distinguent par leur éloquence pré-
cheuse et que le moralisme de la vieille culture chinoise y
transparaît assez souvent sous le jargon stalinien. Mais en
(18) Cf. Model regulations for an agricultural producer's cooperative
et Model regulations for an advanced agricultural producer's coopera-
tive. Pékin 1956.
(19) Lavallée-Noirot-Dominique, op. cit., p. 212.
réalité, l'action répressive de la police et des tribunaux est
venue chaque fois qu'il a été nécessaire au secours de la
propagande et de la persuasion et la Chine bureaucratique
n'ignore pas plus que l’U.R.S.S. la toute-puissance de la
police politique.
La lutte pour l'étatisation déclenchée en 1954 s'est accom-
pagnée en particulier d'une rapide extension de la politique
de répression à toutes les couches de la population. Par
centaines de milliers, les boutiquiers, les artisans, les paysans,
les patrons privés, se sont retrouvés en compagnie des « cri-
minels de guerre » et des féodaux dans les « camps de réédu-
cation par le travail » que le régime a multipliés pour « re-
mouler » l'idéologie de ceux qui étaient mal convaincus des
avantages du « socialisme ». La paysannerie surtout a résisté
parfois avec fureur à la collectivisation. Sans doute la lutte
entre les paysans et l'Etat n'a pas pris comme en U.R.S.S,
les proportions d'une guerre civile larvée. C'est qu'à partir
de la réforme agraire le processus de différenciation interne
de la paysannerie s'était développé avec une extrême rapi-
dité. Incapable de vivre sur des parcelles trop petites, une
très forte proportion de la paysannerie était dès 1954 pro-
létarisée ou plus souvent encore endettée auprès des « kou-
laks >> usuriers (20). La majorité des ruraux, par suite, n'a
pas fait bloc derrière les paysans riches et aisés et ceux-ci
n'ont pu opposer à l'Etat qu'une résistance désordonnée et
sans espoir. Le conflit pourtant a été parfois violent. Des
émeutes ont éclaté, des villages ont été incendiés, des cadres
ont été assassinés et les forces de sécurité sont entrées en
action pour briser la « contre-révolution » (21). Mais surtout
à mesure que
les masses des
paysans ont compris où conduisait
« la marche triomphanté du socialisme », ils ont essayé de
dérober à l'Etat les quelques biens qu'ils possédaient. Par
millions, ils ont abattu les arbres et les animaux pour les
vendre avant qu'ils soient collectivisés. En 1956, il n'y a plus
que 80.000.000 de porcs contre 100.000.000 en 1954 (22).
Pour vaincre ces multiples formes de résistance, déman-
teler l'ancienne structure sociale, canaliser la population
dans les nouveaux rapports sociaux et assurer leur consoli-
dation, l'Etat a été contraint de mettre sur pied un formi-
dable appareil de répression. Dans les villages, dans chaque
rue des villes, dans les usines, les magasins, les écoles, des
comités de surveillance ont été établis (23). La pratique des
(20) J.M.J.P. ll novembre 1951, 19 juillet 1952, 8 juin 1953.
(21) Kansou-Jih-Pao. 15 mars 1956 et Chih-Chih-Chou-Tsé 25 mars
1956.
(22) Kansou-Jih.Pao 27 décembre 1956. Ta-Kun-Pao 21 décembre 1955.
J.M.J.P. 18 décembre 1955 et 17 mai 1956.
(23) N.C.N.A. 10 août 1952. Chung. Kuo. Ching. Nien. Jih. Pao.
6 août 1955.
amalgames judiciaires n'a du reste aucun secret pour la police
et à longueur d'année la radio diffuse les débats de procès
publics où sont condamnés des paysans qui ont fraudé le
fisc, des ouvriers accusés de grèves perlées et de sabotages,
des intellectuels non conformistes pêle-mêle avec d'authen-
tiques agents secrets de Formose. Sans
cesse,
le Ministère
de la Sécurité presse la police de renforcer sa vigilance et
d'étendre ses investigations pour dépister les contre-révolu-
tionnaires cachés. C'est par millions que se comptent les
indicateurs « aussi nombreux que les poils d'un tigre » (24).
L'intégration des divers éléments bureaucratiques en une
nouvelle classe dirigeante « unifiée et monolithique » s'est
faite elle-même à travers un processus où la violence a joué
un rôle déterminant. A mesure que la concentration étatique
s'est développée, que l'industrialisation a multiplié les usines
et que l'Etat, devenu l'organe central de direction de la vie
économique, a projeté ses ramifications dans toutes les sphères
de l'activité, les couches bureaucratiques ont connu une rapi-
de prolifération. D'après diverses indications de source offi-
cielle, on peut calculer que la bureaucratie qui, en 1950, ne
groupait encore que 12.000.000 d'individus, en comprend
au moins 25.000.000 en 1956 (25). En tenant compte des
familles des bureaucrates, la couche dirigeante de la Chine
ne doit pas compter moins de 50 à 60 millions de personnes,
c'est-à-dire qu'elle équivaut à la population totale d'un grand
Etat européen. Le peuple chinois, pourtant habitué de longue
date à subir des régimes despotiques, a été stupéfait par les
dimensions qu'a prises l'édifice qui le domine et l'a baptisé
« la pagode aux 18 étages » (26).
Or la bureaucratie chinoise se caractérise par des origines
sociales particulièrement hétérogènes. Les éléments issus du
prolétariat et de la paysannerie sans terre sont loin de consti-
tuer la majorité des couches bureaucratiques. Ce n'est guère
que dans les coopératives agricoles, dans les syndicats et dans
les étages inférieurs de l'appareil de direction des usines,
que se trouve une forte proportion de cadres issus des classes
laborieuses. Les autres branches de l'appareil bureaucratique
ont absorbé un nombre particulièrement élevé de fonction-
naires de toutes catégories, de spécialistes des problèmes
financiers, économiques, militaires ou culturels qui avaient
d'abord été des serviteurs de l'Etat nationaliste ou même des
Japonais. A tous ceux-là se sont ajoutés des centaines de mil-
liers de dirigeants de coopératives commerciales ou d'entre-
prises privées qui, il y a quelques années encore étaient tout
simplement des bourgeois. Sans doute, l'obligation de s'inté-
(24) Hsin-Houa-Je-Pao. Nankin 10 juillet 1957.
(25) J.M.J.P. 9 janvier 1957 et Tong-Tchi-Kong.Tso-Tong-Hsin. 14 dé.
cembre 1956.
(26) J.M.J.P. 5 juin 1957.
1
.
1
grer à la nouvelle couche dirigeante qui était faite à ces
divers éléments par la concentration étatique, n'avait en soi
rien de dramatique. Pour la plupart d'entre eux paysans,
ouvriers ou même petits bourgeois, l'accès à des postes bureau-
cratiques a représenté une énorme ascension sociale. La
bourgeoisie elle-même n'a pas, du point de vue matériel,
perdu grand chose en se laissant absorber par la bureau-
cratie. C'est qu'en effet, à mesure que la production a rat-
trapé, puis dépassé, son niveau d'avant-guerre, la bureaucra-
tie s'est arrogé, malgré la pauvreté du pays, d'exorbitants
privilèges.
Bien qu'elles n'aient pas encore le standing de l'aristocra-
tie soviétique, les couches moyennes et supérieures de la
bureaucratie chinoise vivent déjà fort bourgeoisement. Si les
cadres ruraux n'accèdent qu'à une modeste aisance de paysans
cossus, les ingénieurs gagnent déjà de 20 à 40 fois le salaire
ouvrier de base. Les appointements de directeurs d'usine
seraient 55 fois supérieurs à ceux des ouvriers du rang.
Quant aux bureaucrates de rang supérieur ministres,
chefs de cabinet ils ont des revenus royaux 200 ou 300
fois plus élevés que ceux du prolétariat (27). Après le puri-
tanisme ostensible des années révolutionnaires, le goût du
confort et du luxe reparaît. Les femmes recommencent à
s'habiller d'élégantes robes de soie, les hommes dédaignent
le bourgeron de coton bleu pour les uniformes de drap et
intriguent afin de se faire attribuer des autos
de préfé-
rence américaines pour se rendre à leur travail. On achète
des meubles, des bibelots, des tableaux, on s'envoie des
cadeaux, on s'invite entre cadres à des réceptions et des ban-
quets. Chez soi, on apprend à vivre agréablement comme
« ces camarades » qui à Canton habitent des hôtels particu-
liers, emploient 12 domestiques pour une famille de quatre
personnes, se font préparer quotidiennement des repas ne
comptant pas moins de cinq plats rares et coûteux avec du
thé de la meilleurs qualité vendu au prix de 40 yuans le
kilogramme (28). C'est, par parenthèse, le salaire mensuel
d'un ouvrier qualifié.
Habitués à vivre confortablement chez eux, les bureau-
crates entendent retrouver pour leur travail un cadre digne
de leur rang. Une proportion énorme des crédits affectés
à la construction a été dilapidée pour l'édification d'immeu-
bles administratifs luxueux et somptueusement décorés où
a entassé des tapis et des meubles d'art achetés à des prix ·
on
(27) Cf. les données fournies par le Chang-Chiang-Jih-Pao' 19 juin
1951. Sundarbal < China to-day » Allahabad 1952 p. 62, 127, 128.
B. Shastri. «Red China : workers' paradise. Thought. New-Delhi. 7 no-
vembre 1953.
(28) Tung-Pei-Jih-Pao. 1er décembre 1951 et Nan-Fang-Jih-Pao. 14 juin
1952.
insensés (29). Le nombre des autos affectées à chaque ser-
vice a fini par devenir si important qu'il a fallu en limiter
les attributions. C'est qu'en effet le coût d'entretien de l'ap-
pareil administratif s'accroît de manière inquiétante passant
de 1.310 millions de yuans en 1950 à 4.690 en 1954, sans
compter les traitements (30).
Cependant, si l'octroi d'importants privilèges crée les
conditions objectives d'un renforcement de la cohésion sociale
de la bureaucratie face aux exploités, les diverses couches
que la concentration capitaliste intègre à l'appareil dirigeant
ne sont pas pour autant spontanément capables de surmon-
ter la diversité de leurs origines et de s'arracher à l'emprise
de leur passé. La « pagode aux dix-huit étages » est en réalité
une tour de Babel. Sans le Parti qui travaille à leur conférer
une structure hiérarchisée, leur impose une unité idéologi-
que et leur inculque la conscience de leur destinée historique,
les éléments qui se trouvent promus au rang de nouvelle
classe dirigeante par le capitalisme bureaucratique ne forme-
raient qu'une cohue tirant l'Etat dans toutes les directions.
La bureaucratie ne devient une classe dirigeante qu'en se
subordonnant elle-même à la dictature du Parti. Incarnation
suprême de sa vérité idéologique, gardien de ses intérêts
historiques, le Parti est à la fois l'organe de la domination
bureaucratique et le maître tout puissant et redoutable de la
bureaucratie. Il ne la porte au rang de classe dirigeante qu'en
la rudoyant et en la terrifiant pour la « remouler » idéologi-
quement.
Ce processus de « remoulage idéologique » a pris en Chine
une importance et une brutalité d'autant plus grandes que
la « révolution bureaucratique » était beaucoup plus une méta-
morphose d'une partie des anciennes classes dominantes
qu'une subversion de ses classes par de nouvelles couches
dirigeantes issues des classes laborieuses. Or, étant donné
la rapidité avec laquelle s'est fait le processus de transforma-
tion révolutionnaire un décalage s'était établi entre la muta-
tion sociale que subissaient les anciennes couches bourgeoises
et la transformation beaucoup plus lente de leur mentalité et
de leur idéologie. Des centaines de milliers d'hommes s'étaient
trouvés projetés brusquement par la Révolution à des postes
bureaucratiques alors qu'ils demeuraient subjectivement des
bourgeois conservant mille liens de participation avec les
diverses formes de l'ancienne idéologie.
A y réfléchir, toutes les révolutions procèdent à leur
manière à un « remoulage idéologique » dans la mesure où
(29) J.M.J.P. 7 août 1954.
(30) Po I Po « Report on the 1953 Budget of the People's Republic
of China. Pékin 1954. Teng. Hsiao. Ping. Report on the 1954 State
Budget at the thirty-first Meeting of the Central People's Government
Council. Pékin 1954.
elles substituent un nouveau système de valeurs et de règles
sociales à celui qui vient de s'écrouler. Mais alors que les
classes qu'elles portent au pouvoir ont généralement disposé
de siècles entiers pour se différencier de l'ancien ordre social
et s'assumer comme classes nouvelles, la majeure partie de
l'appareil bureaucratique chinois s'est trouvé en quelques
années seulement et parfois en quelques mois arraché au
moule de l'ancienne société et jeté dans l'univers nouveau.
C'est pourquoi sa réadaptation subjective au nouvel état
social opérée sous la férule du Parti qui avait eu, lui, un
quart de siècle pour mûrir son idéologie, s'est faite de
manière spectaculaire sous la forme du « lessivage des cer-
veaux ».
a
Tout a commencé par une querelle littéraire en appa-
rence insignifiante. En 1952, un érudit, le professeur Yu-Ping-
Pô réédite avec quelques additifs sa thèse, parue en 1923,
sur un roman classique du 18° siècle, « Le Rêve de la chambre
rouge ». En septembre 1954, deux jeunes étudiants attaquent
Yu-Ping-Pô dans la revue de l'Université du Shantoung, l'ac-
cusant de faire de la critique littéraire « idéaliste ». Le 23
octobre, le J.M.J.P. surenchérit sur leurs attaques : Yu-Ping-Pô
est grandement coupable de n'avoir pas montré que « le rêve
de la chambre rouge »
un contenu de classe anti-féodal.
A l'automne, Kuo-Mo-Jo - l'Aragon de la Chine — amplifie
les attaques. La critique du roman devient une affaire d'Etat.
Dans un interview du 8 novembre, Kuo-Mo-Jo précise d'ail-
leurs que l'affaire dépasse en réalité la personnalité de Yu-
Ping-Pô et qu'il s'agit d'un règlement de comptes entre le
matérialisme et l'idéalisme (31). En fait, c'est l'établissement
du totalitarisme idéologique qui se prépare.
Mais soudain, un écrivain marxiste, Hu-Feng, membre du
Parti depuis 1937, un des meilleurs poètes de la Chine rouge
de Yénan, se dresse contre la menace du Jdanovisme. Hu-
Feng crible de sarcasmes « le grand Kuo-Mo-Jo » et dénonce
les dogmes Jdanoviens comme « les cinq poignards plantés
dans le crâne des écrivains chinois » (32). Dès lors, les choses
ne traînent pas. La querelle littéraire tourne à la bataille
politique, puis à l'épuration. La presse dénonce Hu-Feng
comme déviationniste et l'accuse d'avoir organisé un réseau
contre-révolutionnaire. Kuo-Mo-Jo et les pontifes du réalisme
socialiste réclament l'arrestation de Hu-Feng et de ses com-
plices. Ils l'obtiennent aussitôt (33). Aux premiers mois de
l'été 1955, la chasse aux « Hu-Fengistes » et aux « contre-
(31) Kuang-Ming-Jih-Pao. 8 novembre 1954.
(32) Wen-Hui.Pao 30 mai 1955.
(33) J.M.J.P. 18 mai, 24 mai, 10 juin 1955.
révolutionnaires cachés dans les organismes dirigeants » bat
son plein (34).
Un à un, les intellectuels, écrivains, professeurs, journa-
listes, puis les juges et les magistrats, les techniciens et fina-
lement « les travailleurs intellectuels » de tout ordre sont
impérativement invités à scruter leur âme pour y déceler
toute trace de « Hu-Fengisme » ou de « sentiment contre-
révolutionnaire caché » et à se mettre en règle avec le
« marxisme ». Ils doivent d'abord comparer leurs pensées
avec les textes qui leur sont expédiés sur tous les problèmes
idéologiques qui les concernent. Puis, il leur faut compa-
raître en public, dans des « meetings d'auto-critique », au
cours desquels toute leur vie publique et privée - y compris
les détails les plus intimes et les plus scabreux - est passée
au crible sous les clameurs des assistants qui posent des ques-
tions et exigent que rien ne soit caché.
Bien entendu, l'intelligentsia chinoise n'a pas accepté de
se livrer de gaîté de coeur à ces sordides déballages. Mais,
dès le début, les récalcitrants ont été arrêtés, traduits devant
des meetings d'accusation et parfois exécutés à titre d'exem-
ple. Très vite les intellectuels ont compris qu'une « auto-
critique franche et totale >> certains ont dû la recommencer
plusieurs fois – était le meilleur moyen d'avoir la paix, et,
la mort dans l'âme, ils sont venus clamer publiquement leur
dégoût pour leur propre passé et leur adhésion enthousiaste
aux principes matérialistes. De mois en mois d'ailleurs, le
concept de «Hu-Fengisme» se révèle extensible à l'infini
et il englobe successivement les libéraux de toutes nuances,
les catholiques, les boudhistes, et les taoïstes (35). C'est en
réalité la liquidation totale de tous les courants de pensée
étrangers au stalinisme qui s'opère. Pendant toute l'année
1955 le Parti taille à vif dans la chair de la bureaucratie.
Comme en U.R.S.S., la bureaucratie n'est devenue une classe
dirigeante qu'en subissant un terrible processus d'auto-muti.
lation.
Mais s'ils tremblent devant le Parti et paient souvent cher
leurs privilèges, les bureaucrates n'en sont pas moins aux yeux
des masses populaires des seigneurs tout puissants « enfermés
dans leurs chaises à porteurs », en tous points semblables
aux mandarins de l'ancienne Chine (36). En réalité un monde
sépare la bureaucratie des classes populaires.
Comme dans tous les Etats bureaucratiques, en dépit
de la fiction selon laquelle le Parti et l'Etat représentent
les travailleurs, les paysans et les ouvriers chinois ont été,
en effet, radicalement privés de toute participation à la direc-
(34) N.C.N.A. 9-10 juin 1955. Chung-Kuo-Ching-Nien-Jih-Pao. 21 juillet
1955.
(35) J.M.J.P. 6 et 13 juillet 1955.
(36) J.M.J.P., 5 juin 1957.
tion de la vie sociale et en premier lieu à la direction de
leur propre activité laborieuse. Cela est tout à fait clair pour
les ouvriers, auxquels l'Etat ne s'est même pas soucié de
donner un semblant de représentation auprès des organes
centraux de la planification qui décident unilatéralement,
aussi bien de l'orientation de la production que du taux de
l'accumulation et de la répartition du produit social. Au
sein même de chaque entreprise, les ouvriers ne sont rien
qu’un simple élément du processus productif, comme les
machines et les matières premières. Tout au plus la loi
prévoit-elle qu’un comité où siègent les représentants des
syndicats, assistera le Directeur nommé par l'Etat et respon-
sable devant lui seul, des tâches que la commission du Plan
confie à son entreprise (37). Mais les textes législatifs ne
laissent planer aucun doute sur les fonctions de ces « repré-
sentants ouvriers » auprès de la direction. Leur tâche est de
l'aider à « renforcer la discipline du travail, d'organiser la
masse des ouvriers, pour que celle-ci prenne une nouvelle
attitude à l'égard du travail » et « de susciter des campa-
gnes d'émulation dans la production ». Entièrement aux
mains de permanents nommés par le Parti et spécialement
appointés pour cette tâche, l'appareil syndical n'est qu'un
instrument de direction de la force de travail
par
l'Etat. « Il
constitue, ainsi que le disait Li-Li-San, alors vice-président
de la C.G.T., la meilleure garantie des administrateurs dans
la réalisation de leur tâche » (38).
Malgré les apparences, la situation des paysans dans le
processus productif n'est pas différente de celle des ouvriers.
A s'en tenir à la lettre des textes législatifs, les coopératives
agricoles pourraient apparaître comme de véritables com-
munes de paysans dirigeant souverainement leurs affaires.
En principe, c'est en effet l'assemblée générale des villageois
qui élit ces organes dirigeants, approuve le budget de la
coopérative et la répartition des profits entre tous ses mem-
bres (39). Mais en réalité la coopérative est étroitement
subordonnée à la bureaucratie centrale. C'est l'Etat qui lui
assigne la nature et le volume de la production qu'elle doit
accomplir, en fonction des besoins du plan quinquennal.
C'est lui qui fixe unilatéralement les prix auxquels il achète
les produits agricoles ainsi d'ailleurs que le pourcentage an-
nuel du profit que la coopérative doit accumuler pour moder-
(37) Kao-Kang, op. cit., pp. 26, 27.
(38) Loi sur les syndicats de la République Populaire de Chine,
Pékin 1950 et Rapport présenté le 28 juin 1950 à la ge séance du
Conseil du Gouvernement par Li-Li-San, vice-président de la C.G.T.
chinoise.
(39) Model regulation for an advanced agricultural producer's coope.
rative, op cit., art. 55, 56, 57.
niser ses moyens d'exploitation (40). Du seul fait de cette
intégration de la coopérative au fonctionnement global de
l'économie bureaucratique, la souveraineté économique du
paysan se trouverait déjà singulièrement limitée. Mais à
l'intérieur même de la coopérative, cette souveraineté n'est
qu'une fiction juridique. D'abord parce qu'il n'est pas vrai
que « les cadres soient élus » par les paysans. Ce sont des
« spécialistes » qui ont été formés par le Parti et sont nom-
més, révoqués ou déplacés par lui à volonté (41). Tout au
plus, demande-t-on parfois aux ruraux de ratifier les décisions
qu'on a prises sans eux. D'autre part, le système de gestion
des coopératives est beaucoup trop complexe pour que les
paysans puissent effectivement user de leur droit de contrôle.
Le travail rémunéré n'est pas en effet la journée de travail
effectivement accomplie, mais une journée de travail « abstrai.
te » établie en fonction d'un système compliqué de normes,
de points et de primes de rendement dont le calcul échappe
à ces paysans aux neuf-dixièmes illettrés (42). Lors des assen-
blées générales, les ruraux s'égarent dans le dédale des chif-
fres qui se multiplient, s'additionnent et se soustraient dans
le rapport financier. Les plus hardis réclament des explica-
tions. Ne comprenant pas, ils répètent les mêmes questions.
Les cadres s'impatientent et les paysans intimidés, finissent
par se taire en ruminant leur mécontentement (43). Le sys-
tème de gestion ne correspond pas au niveau culturel des
villages, et par suite, il ouvre la porte à toutes les fraudes
de la bureaucratie rurale qui, pratiquement, truque les
comptes à volonté, pour accroître ses privilèges (44). En
réalité les rapports sociaux dans le village collectivisé com-
me dans les villes reposent sur une division tranchée entre
dirigeants et simples travailleurs, et les relations qui se sont
établies entre les cadres et les paysans sont loin d'être idylli-
ques. Dénonçant les excès des «cadres ruraux », l'éditorialiste
du « Quotidien du Peuple » écrivait le 27 juin 1956 : « Les
cadres locaux ne disposent pas seulement de moyens poli-
tiques mais aussi de moyens économiques pour terroriser
les gens. Ils déclarent : « Du moment que la terre appartient
aux coopératives nous tenons les paysans à la gorge et ils
font' ce que nous voulons ». Celui qui n'obéit pas aux cadres
voit réduire son salaire ou suspendre son droit au travail.
Ils emploient cette double méthode de pression au
cours
des réunions et même des manifestations culturelles » (45).
(40) Ibidem, art. 43 et J.M.J.P., 14 janvier 1957.
(41) N.C.N.A., 17 janvier 1957.
(42) Model regulation..., op. cit., art. 32, 33, 34.
(43) J.M.J.P., 1er décembre 1956.
(44) J.M.J.P., 1er décembre 1956 et 31 janvier 1957.
(45) J.M.J.P., 27 juin 1956.
On est bien loin, on le voit, de la démocratie socialiste au
village.
Face à l'Etat tout puissant qui a cimenté son appareil
de domination par la terreur et le monolithisme idéologique,
les paysans et les ouvriers de la « Chine socialiste » ne sont
rien que la matière brute destinée à produire la plus-value
nécessaire à l'industrialisation.
Mais il est vrai que pour les néo-staliniens eux-mêmes,
tout cela ne constitue que de terribles et tristes nécessités qui
se trouveront rétrospectivement justifiées à l'échelle de l'his-
toire par le miracle de l'industrialisation du plus grand pays
arriéré de la terre. Voyons donc maintenant ce qu'il en est
effectivement des merveilles du plan quinquennal chinois
et de la « supériorité historique » que la bureaucratie s'attri-
bue volontiers à elle-même dans la tâche de développer les
forces de production.
VI.
LA CROISSANCE ECONOMIQUE ET SA PHYSIO-
NOMIE.
Depuis 1952, première année de l'après-guerre où on peut
considérer que la production chinoise est redevenue normale
et où le premier plan quinquennal a commencé à être orga-
nisé, le revenu national est passé de 83 à 125 milliards
de yuans, soit un accroissement global de 52 %, un peu plus
de 10 % par an (46).
Le rythme de la croissance est surtout remarquable pour
l'industrie dont la production passe d'une valeur de 27 mil-
liards de yuans à 53,5 milliards en 1957, presque le double.
Pour toute une série de produits de base, le taux d'accrois-
sement de la production est à première vue impressionnant.
Pendant le premier quinquennat, la production de la
houille augmente de 78 %, celle de l'acier de 205 %, celle
de l'électricité de 118 % (47). Mais les chiffres absolus don-
nent une idée plus réelle des résultats atteints par l'industrie
chinoise. Avec 113 millions de tonnes de houille, 15 milliards
de Kwh d'électricité, 4,1 millions de tonnes d'acier, la Chine
est encore loin d'être une grande puissance industrielle. Si
on la classait parmi les nations, la Chine prendrait rang
pour les produits industriels de base, juste avant la Pologne,
et sauf pour le charbon, nettement au-dessous de la Belgique.
Après cinq ans d'efforts, la Chine est encore très au-dessous
du niveau de la Russie de 1928 (47). Il est vrai que
les usines
(46) Report on Fulfilment of the National Economic Plan of the
People's Republic of China in 1955. Pékin 1956, et Lavallée, Dominique,
Noirot, op. cit., p. 176.
(47) Li-Fu-Chun. Report on the first five year plan for developement
of the national economy of the People's Republic of China. Pékin
1955 et N.C.N.A., 14 juin 1956.
5
construites depuis 1952, fournies la plupart, par l’U.R.S.S.,
correspondent aux tout derniers progrès de la technique,
notamment en Mandchourie. Malgré cela, la croissance de
la production industrielle a été nettement plus lente qu'elle
ne l'avait été en U.R.S.S. pendant le premier plan quinquen-
nal, où elle était de 19,3 % par an alors qu'elle n'a été en
Chine
que
de 14,7 % (48).
En raison de son extrême pauvreté, la Chine en effet
ne peut pas investir un aussi fort pourcentage de son revenu
national que
le faisait l’U.R.S.S. au début de son industria-
lisation. Alors que l’U.R.S.S. investissait alors 33. % de son
revenu national, la Chine n'est jamais parvenue à en investir
plus de 23 % (49). Par tête d'habitant, le taux des investis-
sements est dérisoire. Il passe de 6 dollars US en 1953 à 8
en 1957, contre 45 dans les satellites russes d'Europe dans
les années qui suivent la deuxième guerre mondiale (50).
Mais dans aucun de ces Etats, le revenu par tête d'habitant
n'est aussi faible qu'en Chine et, en dépit des résultats
limites qu'elle a obtenus, l'industrialisation pèse d'un poids
énorme sur les travailleurs chinois. Au VIII Congrès du
Parti, Po-I-Po a reconnu qu'il était impossible de maintenir
la croissance du taux des investissements sans s'exposer à
de graves dangers et il a proposé de les stabiliser aux alen-
tours de 20 % du revenu national.
Le poids de l'industrialisation est en effet d'autant plus
lourd
pour les masses laborieuses que, plus encore qu'en
U.R.S.S., le développement économique est en Chine carac-
térisé par une disproportion croissante entre la section de
la production qui fabrique des moyens d'équipement et la
section qui produit des moyens de consommation. Depuis
1952, 88,8 % des investissements ont été opérés dans la
section I de la production, proportion plus forte qu'en Russie
où, à l'époque du premier plan, cette section n'absorbait que
QUANTITES DE PRODUITS ANNUELS DISPONIBLES
par tête d'habitant en Chine et en U.R.S.S.
Produits
Mesures
Chine 1957
T.R.S.S. 1928
Kg
Houille
Kg
25,2
32,5
Electricité
Kwh
6,5
27,6
Acier
226
273
Cotonnades
M
8,85
18
Céréales
Kg
305
475
D'après Yang-Chien-Paï : «A comparative analysis of China's First
five year plan and the Soviet Union's First year plan. Tung-Chi-Kung.
Tso-Tung-Hsun, août 1955.
(48) Ibidem.
49) Textes du ge Congrès, to. I, op. cit., p. 305.
(50) Economic survey of Europe Genève 1949, p. 203. A titre de
comparaison, l'investissement brut par habitant et par an est de l'ordre
de 200 dollars U.S. dans les pays industrialisés d’Europe occidentale
et de 500 dollars aux Etats-Unis.
85,9 % des investissements totaux. Les investissements dans
la section qui produit les moyens de consommation ne repré-
sentent en Chine, pendant le premier quinquennat que 11,2 %
du total, alors qu'ils étaient de 14,1 % en Russie au cours
de la période correspondante (51). Si l'on tient compte de
l'usure qui est intervenue dans un outillage qui datait d'avant-
guerre, on aboutit à la conclusion que les investissements
pratiqués dans la section II ne doivent guère avoir permis
qu'un accroissement très faible du potentiel existant avant
la Révolution.
Ce point de vue n'est pas contredit par le fait que la
production de toute une série de marchandises de consom-
mation s'est accrue, quoique dans des proportions plus faibles
que celle des industries de la section I. La production du
sucre aurait en effet augmenté de 108 %, celle de la farine
de 56 %, celle des cotonnades de 47 % (52). Mais cet accrois-
sement a été obtenu beaucoup plus par une meilleure utili-
sation des entreprises existantes que par la construction de
nouvelles usines. A partir de 1930, et pendant toute la durée
de la crise mondiale, les fabriques chinoises en effet ne
travaillaient qu'au ralenti ou même en s'arrêtant périodique-
ment. La révolution et le capitalisme bureaucratique ont
supprimé en Chine les problèmes de la concurrence impéria-
liste et de la surproduction relative, permettant ainsi de
mieux utiliser le potentiel de l'appareil de production natio-
nal. Mais la priorité absolue accordée au développement
de la section I a fait surgir d'autres problèmes. Si les usines
travaillant à la fabrication des moyens de consommation ont
accru leur production, elles n'utilisent toujours pas la tota-
lité de leurs capacités, car elles manquent désormais de
matières premières. Raffineries d'huile et de sucre, minote-
ries, filatures, continuent à n'utiliser que 70 à 80 % de leurs
possibilités (53). Là aussi les. pourcentages d'accroissement
font illusion. En augmentant de 108 % la production de ces
raffineries, la Chine n'est tout de même parvenue qu'à fabri-
quer 520.000 tonnes de sucre. C'est, pour une population de
plus de 600.000.000 d'habitants, environ un tiers de la pro-
duction française. En accroissant de 47 % la production des
cotonnades, la Chine – si elle n'exportait pas de tissus de
coton ne parviendrait pas à fournir 9 mètres de cotonnade
par an à ses habitants. Ce ne serait pourtant que le strict
minimum, car les costumes de coton s'usent très vite et il
en faut plusieurs par an à chaque travailleur.
(51) Li-Fou-Tchoun. Rapport sur le Premier Plan Quinquennal pour
le développement de l'économie nationale de la République Populaire
de Chine, Pékin, 1956, p. 50.
(52) Report on the fulfilment of the National economic plan ; op.
cit., p. 23.
(53) J.M.J.P., 11 novembre 1954, 26 juillet 1955, 9 juillet 1956.
Cette disproportion entre les deux sections de la produc-
tion apparaît dans toute son ampleur si on compare le déve-
loppement des industries et de l'agriculture depuis cinq ans.
Faute d'investissements suffisants, l'agriculture n'a pas pu
faire face aux exigences de la construction économique et
son retard a enrayé la croissance de la production des biens
de consommation. Certes, l'Etat a employé des millions
d'hommes paysans requis et condamnés au travail correc-
tif — pour remettre en état les digues et les ouvrages d'irri-
gation. Sur le Ho-Hang-Ho et ses affluents tout un système
de barrages a été édifié qui fournit de la houille blanche,
régularise le cours des fleuves et permet d'irriguer les ter-
res (54). Dans la plupart des villages, le temps laissé libre
par le travail agricole à la morte saison, a été utilisé à défri-
cher et à irriguer de nouvelles terres. Ces divers travaux
ont permis d'accroître de 5.000.000 d'hectares la superficie
cultivée (55). Entre 1952 et 1957, les chiffres les plus optimis-
tes ne font cependant ressortir qu'un accroissement de 23 %
de la valeur de la production agricole alors que dans le
même temps la valeur de la production industrielle a dou-
blé (56). En réalité les paysans sont bien loin d'être libérés
de ces calamités séculaires que sont en Chine les inondations
et les sécheresses. Depuis 1950, presque tous les ans de vastes
régions de la Chine ont connu de véritables disettes. On
a multiplié les ministères, les bâtiments administratifs, les
palais de la culture au luxe éblouissant, et on n'a eu ni
assez d'argent, ni assez de ciment pour maîtriser les fléaux
naturels. Trop d'acier a été utilisé pour les armements et
les usines de guerre la défense nationale absorbe 15 %
du revenu national pour qu'on puisse produire une quan-
tité convenable de charrues métalliques et de pompes d'arro-
sage (57). Les rues des grandes villes de Mandchourie voient
se multiplier les voitures américaines mais les paysans conti-
nuent à s'atteler eux-mêmes aux charrues et la quantité d'en-
grais dont ils disposent 2 kg à l'hectare demeure déri-
soire.
Le labeur acharné imposé aux ruraux
dans l'ensemble
le nombre annuel des journées de travail aurait doublé dans
les coopératives — a cependant permis d'élever sa produc-
tion des principales denrées agricoles. En 1957, la Chine a
produit 193 millions de tonnes de produits vivriers contre
164 en 1952, 1.635.000 tonnes de coton brut, contre 1.175.000
en 1952. Mais cet accroissement de la production rurale elle-
-
(54) Teng-Tse-Houei. Rapport sur le plan d'aménagement complet
du Aeuve Jaune et de la mise en valeur de ses ressources hydrauli-
ques. Pékin 1956.
(55) Report on the fulfilment, etc., op. cit., 31.
(56) Textes du 8° Congrès, tome 2, p. 47.
(57) Ta-Kung-Pao, 29 janvier 1955. N.C.N.A., 15 juillet 1956.
65
ou
même a été déterminé moins par le souci d'augmenter la
consommation des masses que par celui d'accélérer le rythme
de la construction de l'industrie lourde. Une fraction crois-
sante des excédents des produits arrachés à la terre chinoise
a été en effet exportée pour solder les importations de
matières premières, de machines et de biens d'équipement
qui représentent 88,5 % des achats que la Chine fait à l'étran-
ger. Il est vrai que si on en croit les chiffres officiels ces
exportations de produits agricoles (céréales, thé, soie, oléa-
gineux) ou de produits industriels de consommation (coton-
nades) ne représentent qu'un faible pourcentage de la pro-
duction annuelle, 1,2 % en 1953, 1,6 % en 1957 (58). Mais
si l'on tient compte du fait qu'avant-guerre 42 % des impor-
tations chinoises étaient constituées par des produits de con-
sommation et que d'autre part la population s'est accrue
d'environ 12 % depuis 1952, on aboutit à la conclusion que
la quantité de produits disponible par habitant est demeurée
entièrement stationnaire que, plus vraisemblablement
encore, elle a diminué à
mesure que
l'industrialisation a été
mise en route (59). Tous les chiffres officiels que peuvent
invoquer les « amis » de la Chine bureaucratique ne sau-
raient prévaloir contre ce fait brutal : en 1954 il a fallu
instituer le rationnement des produits céréaliers, et en 1955
et 1956 les autorités ont été contraintes de réduire encore
les rations (60). Pékin a dû finir par laisser transpirer la
vérité : le premier plan quinquennal s'est terminé dans une
atmosphère extrêmement tendue provoquée par une pénurie
catastrophique de vivres et de vêtements aussi bien dans les
campagnes que dans les villes. La multiplication des mines
de toutes sortes, des hauts-fourneaux, des usines et des acie-
ries ultra-modernes fabriquant des moyens de production,
eu pour contre-partie une sous-production chronique des
biens de consommation et par suite une sous-consommation
permanente des travailleurs.
La plıysionomie de la croissance économique reflète ainsi
très exactement la structure de classe de la société chinoise
et les mobiles de l'industrialisation bureaucratique. Unique-
déterminée par la nécessité pour la bureaucratie de
renforcer sa puissance face au monde impérialiste et d'aug.
menter le surproduit nécessaire à la consolidation de son
appareil, l'accumulation se réalise d'une façon indépendante
de la consommation des masses ou plus exactement en fonc-
tion inverse du développement de cette consommation. Alors
que dans l'étape antérieure du procès historique du capita-
а
(58) Discours de Chen-Yun, le 21 juillet 1955, cité par Dumont,
op. cit., p. 118.
(59) Ta-Kung-Pao, 6 octobre 1954 et Ching-Chi-Tao-Pao, août 1955.
(60) J.M.J.P., 9 décembre 1956. N.C.N.A., 2 décembre 1956, 7 dé-
cembre 1956.
66
comme
lisme, l'accumulation maximum et l'exploitation maximum
dont la première se nourrit, entrent inévitablement en con-
tradiction par suite des difficultés et finalement de l'impossi-
bilité de réaliser la plus-value à mesure que le revenu réel
des travailleurs diminue, la suppression du marché et de ses
fonctions traditionnelles permet en principe indéfiniment au
capitalisme bureaucratique de pousser à fond et parallèlement
l'accumulation et la surexploitation. Naturellement dans le
capitalisme bureaucratique des disproportions se produisent
aussi entre les sections et les différentes branches de la pro-
duction, ne serait-ce qu'en raison de l'anarchie de la gestion
bureaucratique. Mais si de graves perturbations peuvent en
résulter, le cycle de la production ne peut jamais se trouver
interrompu par l'impossibilité de valoriser les produits, puis-
que, par définition, la substitution de la planification étatique
au marché supprime le problème. Autre chose si, au bout
d'un certain temps, la résistance du prolétariat oblige les
bureaucrates à « concéder » une élévation du niveau de vie,
on l'a vu en U.R.S.S. depuis quelques annnées et
comme on le verra plus loin dans le cas de la Chine. C'est
pourquoi, bien plus encore que dans les formes antérieures
du capitalisme, la production bureaucratique est « une pro-
duction pour la production, un élargissement de la produc-
tion sans élargissement correspondant de la consommation ».
Toute la prétendue supériorité historique du système bureau-
cratique de planification et sa capacité à développer très
vite les forces de production ne découlent en définitive que
de la liberté que lui confère la suppression du marché de
draîner dans des proportions énormes le capital additionnel
vers les industries lourdes sans que jamais « la puissance
productive entre en contradiction avec la base étroite sur
laquelle reposent les rapports de consommation ». Si tant
est qu'il y ait là un progrès, c'est uniquement du point
de vue des couches exploiteuses qui se trouvent délivrées des
contradictions qui à travers les crises périodiques contrai-
gnent le capitalisme traditionnel à réajuster de temps à autre
la consommation et la production.
Dans la course à la puissance, le capitalisme bureaucra-
tique dispose d'un atout de première importance : c'est qu'il
n'est pas contraint, comme le sont les Etats bourgeois par la
nécessité de réaliser la plus-value, de « gaspiller » une partie
des capitaux qu'il extorque aux travailleurs à développer
la fabrication de moyens de consommation au détriment des
industries de guerre ou des entreprises pouvant éventuelle-
ment être utilisées pour la guerre. Sur ce point du moins
le capitalisme bureaucratique chinois ne présente aucune
particularité par rapport aux autres Etats du bloc oriental
si ce n'est peut-être l'acharnement exceptionnel qu'il déploie,
en raison du retard de la Chine, pour imposer aux masses
toujours davantage de travail sans contre-partie.
VII. LES CONTRADICTIONS DU PROCES DE L'AC-
CUMULATION BUREAUCRATIQUE.
Cependant, si dans le capitalisme bureaucratique la pos-
sibilité de crises au sens classique du terme n'existe plus,
il n'en résulte pas que la planification étatique fasse dis-
paraître toutes les contradictions de nature à ralentir l'expan-
sion des forces de production. C'est seulement dans les cons-
tructions fantastiques des théoriciens de la bureaucratie que
la croissance économique s'opère selon un processus d'une
rationalité sans défaut. Dans la réalité, l'économie bureau-
cratique, demeurant basée sur l'aliénation et l'exploitation,
ne dépasse les contradictions qui tiennent aux lois du marché
que pour voir resurgir plus âprement celles qui sont enraci-
nées dans l'aliénation et l'exploitation elle-même. Tout com-
me dans les autres formes historiques du capitalisme, le
développement des forces de production ne se réalise dans
les Etats bureaucratiques qu'à travers un immense gaspillage
de forces humaines et de richesses.
Bien entendu, en elle-même l'existence d'une couche
bureaucratique largement privilégiée et d'ailleurs en grande
partie oisive - la presse chinoise révélera que dans cer-
taines administrations le tiers du personnel est en surnombre
et qu'une partie tue le temps en lisant des journaux et en
jouant aux cartes - entraîne une dilapidation considérable des
richesses qui pourraient être autrement consacrées à des
investissements productifs (61). Même dans un Etat comme
la Chine où la bureaucratie n'a pas encore atteint sa densité
sociale définitive et où les privilèges, ceux des 7 millions de
cadres ruraux en particulier, sont actuellement moins déve-
loppés qu'ailleurs, le coût d'entretien de l'appareil dirigeant
absorbe une part effarante du revenu national. En 1954, les
constructions d'immeubles administratifs absorbent à elles
seules, 21,6 % des investissements pratiqués par les six minis-
tères industriels (62). A cette date, 18 % des revenus de
l'Etat sont engloutis par les dépenses administratives.
Cela représente environ 8 % du revenu national (63). Cela ne
constitue d'ailleurs qu'une faible partie du coût d'entretien de
l'appareil bureaucratique car celui-ci ne se limite pas à l'ad-
ministration proprement dite. En particulier, les traitements
et les primes que perçoivent les ingénieurs, les techniciens,
les permanents des syndicats et les stakhanovistes qui font
indubitablement partie de l'appareil d'exploitation ne sont
pas comptés au chapitre des dépenses administratives, mais
(61) J.M.J.P., 9 décembre 1956. N.C.N.A., 2 décembre 1956, 7 dé-
cembre 1956.
(62) Li-Fu-Chun, op. cit., p. 104.
(63) Chiffres calculés d'après les données fournies par Po-I-Po et
Teng-HSiao-Ping. - « Report on the 1953 State Budget... » et « Report on
the 1954 State Budget... », op. cit.
68
des salaires payés aux travailleurs. D'autre part, les cadres
et les dirigeants des coopératives de toutes sortes ne sont
pas en principe des salariés mais des copropriétaires des
entreprises qu'ils dirigent et dont ils absorbent une part des
profits. Tous ensemble, ces divers éléments ne doivent pas
englober moins de 15 millions de personnes. En attribuant
à ces diverses couches qui comprennent les éléments les
moins privilégiés de la bureaucratie les cadres ruraux ont
des appointements sans doute inférieurs à ceux des ouvriers
d'élite, — des revenus équivalant seulement au double des
revenus moyens des ouvriers, et en tenant compte de la bureau-
cratie administrative, on aboutit à la conclusion que la couche
dirigeante chinoise absorbe au moins 20 à 25 % du revenu
national.
On voit ce que vaut l'argumentation de ces staliniens
éclairés qui, sans nier le développement d'une lourde bureau-
cratie privilégiée dans les pays « socialistes », essaient de jus-
tifier « historiquement » son existence et ses privilèges « dans
la période de transition » par la nécessité de « maintenir élevé
le rythme de l'accumulation socialiste ». S'il est exact que
l'accroissement des privilèges de la bureaucratie de plus en
plus nombreuse permet de faire suer aux travailleurs davan-
tage de plus-value destinée à être capitalisée, le développe-
ment de cet appareil en lui-même absorbe une part croissante
de plus-value qui se trouve ainsi soustraite au fonds d'accu-
mulation. Or, la surexploitation des masses rendue possible
par la différenciation de la bureaucratie, ne compense pas
l'augmentation corrélative des faux frais d'extraction de la
plus-value qu’occasionne l'entretien de l'appareil dirigeant.
On le voit bien dans le cas d'un pays comme la Chine où la
productivité du travail et le revenu national sont encore fai-
bles : pour accumuler au maximum 23 % du revenu national,
il faut d'abord constituer un appareil qui en absorbe 20 à
25 %
et c'est là certainement une sous-estimation. Mais il
est vrai que cette étonnante absurdité du système est destinée
à s'atténuer avec le temps. La bureaucratie en effet n'est pas
vouée à une prolifération infinie et le coût de l'appareil finira
donc
par
atteindre un plafond ou tout au moins par marquer
un ralentissement. Par contre, même si le taux de l'accumu-
lation se maintient approximativement au même niveau, la
croissance du revenu national entraînera en valeur absolue
une augmentation continuelle des investissements. Le rapport
entre le volume de l'accumulation et celui de « la consom-
mation improductive » de la bureaucratie ne se maintiendra
donc pas identique à ce qu'il est, actuellement, dans la période
de mise en place de l'appareil de domination et d'exploitation
Si considérable soit-il, le « coût social » de l'appare:
dirigeant n'est cependant qu'un des aspects de l'irrationnalité
profonde du capitalisme bureaucratique. La bureaucratie ne
se contente pas de prélever une fraction énorme du produit
social pour sa consommation, elle dirige l'économie d'une
-
+
façon finalement tout aussi anarchique que le capitalisme
privé.
A la différence de ce qui se produit dans l'économie
bourgeoise où la façon dont sont gérées les entreprises se
trouve sanctionnée sur le marché, éventuellement par la fail-
lite de l'entrepreneur, dans le système bureaucratique les
revenus des dirigeants sont en principe indépendants de la
situation économique réelle des entreprises dont ils ont la
charge. Ceux-ci sont des fonctionnaires rémunérés selon leurs
positions dans la hiérarchie administrative et leurs reve-
nus ne dépendent pas comme ceux des capitalistes des lois
de la concurrence. La substitution de la planification au
marché n'en nécessite pas moins un contrôle rigoureux de
la production, et à défaut de la concurrence, ce sont des
mesures administratives qui sanctionnent les fautes ou les
erreurs commises dans la gestión de l'entreprise. Chacune
d'elles est assujettie à un plan et à des normes et les organes
dirigeants se voient attribuer des primes ou au contraire des
amendes et même des peines judiciaires suivant qu'ils ont ou
non accompli la tâche qui leur a été confiée. Les primes
remplacent les gros bénéfices et la menace de la prison celle
de la faillite.
Or ce système qui fait vivre les dirigeants sous la menace
permanente de la destitution ou de l'arrestation, provoque de
leur part des réactions de défense qui font que la terreur
administrative, loin de rationnaliser la gestion de l'économie,
y sème un incroyable désordre. Pour se protéger, les cadres
s'organisent en cliques et en syndicats d'intérêts particuliers
dont les membres se couvrent mutuellement et qui casent des
yens à eux dans tous les services importants. De là non seu-
lement le gonflement démesuré de certains services, mais l'im-
possibilité pour l'appareil central d'attribuer les postes selon
les compétences réelles. Continuellement la presse chinoise
déplore les fautes et les erreurs dues à l'incompétence des
cadres dont souffrent les machines et les ouvriers victimes
d'accidents du travail exceptionnellement nombreux (64). A
cela s'ajoute que les membres des différentes cliques dont les
intérils sont interdépendants ferment les yeux sur les truqua-
ges et les fausses déclarations sur l'état réel de la production
qu'ils sont amenés les uns et les auires à faire pour ne pas
perdre les primes ou subir des sanctions. La proportion des
malfaçons est en effet incroyable. Si les usines livrent les
quantités de produits qu'elles sont tenues de fabriquer, c'est
très souvent au détriment de la qualité ou même parce que
des produits défectueux sont carrément mêlés aux autres.
C'est ainsi que les mines livrent du charbon qui n'a pas
été epierré et qui est inutilisable, les usines métallurgiques
des pièces qui n'ont pas les qualités requises et doivent être
(64) J.M.J.P., 11 mars, 20 août 1954.
envoyées à la refonte. Des usines chimiques envoient aux
coopératives commerciales des chaussures de caoutchouc dont
les semelles ont des trous « gros comme des haricots » disent
les paysans. C'est parfois jusqu'à 40 et 50 % des produits livrés
qui sont défectueux (65).
Conséquence : les entreprises travaillent d'un mois à
l'autre avec une énorme irrégularité, contraintes parfois de
réduire à l'extrême leurs activités lorsqu'elles reçoivent des
arrivages de matières premières inutilisables. Des fabriques
et des mines accomplissent 10 % de leur plan en janvier, 360 %
en mars, 14 % en avril et 249 % en juin (66). Cette irrégu-
larité dans la marche des usines est accentuée par le stockage
des matières premières et des machines. Sachant que les
retards dans la livraison des matières premières de rechange
ou la livraison soudaine des produits défectueux peuvent les
empêcher d'accomplir leur plan et leur valoir suppressions
de primes et sanctions, les dirigeants d'entreprise prennent
leurs précautions. En 1954, on découvre par exemple que les
mines de Kaïlan ont eu la prudence d'acheter suffisamment
d'acier à ressorts pour couvrir leurs besoins pendant 60 ans
et des charbons de moteurs électriques pour 20 ans (67).
Souvent les matières premières, les machines et les pièces de
rechange stockées pour parer à toute éventualité sont entre-
posées en plein air et se détruisent.
Pendant ce temps d'autres usines réduisent leur produc-
tion ou même s'arrêtent faute de pouvoir réparer leurs ma-
chines ou parce qu'elles ont épuisé leurs matières premières.
Ailleurs on a équipé les usines d'une capacité énorme et la
production de matières premières ne permet pas d'utiliser
tout leur potentiel. Des aciéries du dernier modèle soviéti.
que s'arrêtent parce qu'on ne produit pas assez de fer à faible
teneur phosphorique. L'extraction de gypse ne correspond pas
aux capacités des fabriques de ciment. On a installé des
machines coûteuses qu'on ne peut utiliser d'une manière ren-
table, faute de moyens pour les approvisionner sur un rythme
suffisant (68). Ce ne sont pas seulement les industries qui
fabriquent des moyens de consommation, c'est en réalité l'en-
semble de l'industrie qui fonctionne en n'utilisant que 70 ou
80 % de son potentiel.
Ainsi pendant cinq ans, la bureaucratie, plaçant au-dessus
de tout la nécessité d'industrialiser rapidement, a fait suer
sang et eau aux ouvriers et aux paysans pour équiper les
usines qu'elle est incapable de faire fonctionner à plein ren-
dement. Il faut bien une fois encore se résigner à déplaire
(65) Ta-Kung-Pao, 20 juillet 1954. J.M.J.P., 13 décembre 1954 et
30 mars 1955 et Li-Fu-Chun, op. cit., pp. 108-109.
(66) J.M.J.P., 18 août 1953.
(67) J.M.J.P., 24 juillet 1954.
(68) J.M.J.P., 4 novembre 1952.
aux avocats de la bureaucratie : le développement des forces
de production n'apporte aucune justification aux privations
que subissent les travailleurs chinois, car une proportion
énorme de la plus-value qui leur est extorquée sert à alimen-
ter non pas l'accumulation, mais l'exploitation et le gas-
pillage de la bureaucratie. Bien plus, les effets négatifs de
l'exploitation et de l'anarchie bureaucratique sur la croissance
des forces de production se développent de manière cumu-
lative, accroissent démesurément les privations des masses
et font ainsi surgir par ricochet un nouvel obstacle à l'accu-
mulation, la crise de la productivité du travail.
Surmenés et exaspérés par la sous-consommation perma-
nente qui leur est imposée, les ouvriers découvrent rapide-
ment que « la marche triomphante du socialisme » ne change
en rien leur situation dans le processus productif et ils réa-
gissent en refusant de collaborer et finalement en s'y oppo-
sant d'une manière de plus en plus ouverte. Malfaçons, absen-
téisme, maladies simulées, luttes contre les cadences, grèves
perlées et finalement arrêt du travail et manifestations de
rue constituent autant de ripostes successives des ouvriers
à l'intensification de l'exploitation. Depuis cinq ans, une
lutte sournoise et dissimulée, puis ouverte et violente, se livre
dans les mines et les usines entre les travailleurs et la bureau-
cratie. Depuis la « collectivisation », cette lutte s'étend à son
tour au village, où les paysans ne sont plus que des prolé-
taires. Loin d'être une condition indispensable à la prétendue
« accumulation socialiste », la différenciation de la bureau-
cratie en classe privilégiée et exploiteuse débouche sur l'appro-
fondissement de nouveaux antagonismes sociaux qui ont pour
effet de miner et de ralentir continuellement le rythme de
l'expansion de la production et de l'accumulation.
VIII. LA CLASSE OUVRIERE FACE A L'EXPLOITA.
TION BUREAUCRATIQUE.
Aussitôt le pouvoir conquis, la bureaucratie chinoise a
rejeté son masque ouvriériste et a révélé son véritable visage
de nouvelle classe exploiteuse. Les unes après les autres les
revendications traditionnelles du mouvement ouvrier chinois
sont cyniquement reniées à grand renfort de propagande ; la
bureaucratie s'est efforcée de convaincre le prolétariat que les
pratiques qui sous le K.M.T. étaient dénoncées comme l'ex-
pression de la rapacité capitaliste, devenaient sous le nouveau
régime la pierre angulaire de l'édification du socialisme.
Dès 1950, le parti et les syndicats multiplient les cam-
pagnes pour s'efforcer de persuader les ouvriers que leur
intérêt bien compris exige d'eux un changement complet de
leur attitude vis-à-vis de la production. A la cadence de
plusieurs par semaine, les réunions se succèdent au
desquelles les bureaucrates syndicaux entreprennent de réédu-
quer les travailleurs et de les convaincre qu'en arrivant au
cours
travail en retard, en s'absentant sans raison, en faisant la
pause dans l'usine, ils ne font que se nuire à cux-mêmes.
Mais cette orchestration de la productivité se termine sur
un demi-échec. Quelques centaines de milliers d'ouvriers tout
au plus, participent aux campagnes pour le développement de
la production. L'étatisation laisse subsister intacte au sein
de l'entreprise bureaucratique la contradiction entre le rap-
port capitaliste qui tend à nier le rôle humain de l'ouvrier
dans la production et l'impossibilité de faire fonctionner
l'usine moderne avec sa technologie complexe et fragile, sans
que les ouvriers déploient dans le travail des qualités qui
n'appartiennent qu'à l'homme. Après deux ans de tentatives
sans succès pour obtenir la collaboration active de l'ensemble
des ouvriers à la production, en 1952 la bureaucratie institue
le salaire aux pièces (69).. Il s'agit de briser l'apathie que la
classe ouvrière chinoise continue à manifester dans son ensem-
ble face à la production bureaucratique en intéressant à titre
individuel les travailleurs à la bonne marche de l'entreprise,
en dépit des rapports sociaux qui, privant les ouvriers de la
direction de leur propre activité laborieuse en les asservis-
sant à la machine et à travers elle, à la volonté extérieure
de la classe dirigeante exploiteuse, leur font éprouver leur
propre travail comme une activité qui leur est étrangère et
ennemie. Indubitablement, la bureaucratie parvient par le
salaire aux pièces, pour un temps, à imposer sa volonté aux
travailleurs. Ceux-ci sont classés en cinq catégories qui se
subdivisent à leur tour en huit échelons avec des salaires de
base différents établis en fonction des rendements des ouvriers
modèles (70). Sous peine d'être rémunérés au-dessous de la
norme avec un salaire de famine, un nombre croissant d'ou-
vriers est obligé de « faire de la productivité ». La bureau-
cratie clame ses victoires. Entre 1953 et 1956, la productivité
du travail augmente de 69 %. Dès 1953, 80 % des ouvriers
participent aux campagnes de production (71).
Le système des normes et du salaire aux pièces a désa-
grégé l'unité de la classe ouvrière. Tandis qu'une majorité
de travailleurs atteint péniblement les normes, une minorité
de travailleurs de choc se détache, bat des records et accu-
mule les privilèges (primes, logements neufs, congés payés
dans les maisons de repos, etc.) (72). Il est vrai que les
exploits des stakhanovistes chinois relèvent souvent de la plus
franche galéjade, comme le record battu par ce mineur,
Chew-Wen-Tsin qui, plus fort que Stakhanov en personne,
(69) Provisional Regulation concerning Wages in State-operated Facto-
ries, Mines and Communications Enterprises. Pékin 1952.
(70) Hsueh-Hsi, 1er octobre 1952.
(71) J.M.J.P., 1er avril 1955. Textes du gº Congrès, t. I, op. cit., p. 47.
P. 47.
(72) Glueckstein, op. cit., p. 230.
extrait le 19 mars 1951, 243 tonnes de charbon en 7 heures
20 de travail (73).
Mais les « trucs » auxquels recourent les ouvriers de choc
importent peu aux dictateurs du Plan. L'essentiel est, qu'en
échange des privilèges dont on les gave, les stakhanovistes
remplissent le rôle qu'on attend d'eux : enfoncer les normes
pour montrer qu'elles sont trop basses et qu'il est par consé-
quent possible et légitime de précipiter encore les cadences
du travail. Comme en U.R.S.S., le stakhanovisme n'est en
Chine qu'une énorme mystification destinée à détacher du
prolétariat une aristocratie du travail qui devient auxiliaire
de la bureaucratie dans sa lutte pour intensifier l'exploita-
tion.
Dès 1953 cependant, la bureaucratie doit quelque peu
déchanter. La lutte des travailleurs surexploités renaît dans
les usines. Le système des normes et du salaire aux pièces
n'est pas d'une efficacité totale. L'absentéisme, le retard
au travail, la pause pendant la journée, l'arrêt du travail
avant l'heure, reparaissent. Les congés sous prétexte de mala-
die se multiplient affectant parfois jusqu'à 15 et même 20%
des ouvriers dans certaines entreprises (74). Mécontents des
conditions de travail, des ouvriers quittent certaines usines
pour aller chercher du travail ailleurs. Ce mouvement prend
une ampleur exceptionnelle dans les mines, menaçant de
semer le désordre dans les plans de la bureaucratie (75).
Celle-ci riposte alors à l'indiscipline grandissante des ouvriers
en prenant des mesures de coercition. En 1954, elle promul-
gue un Code du Travail. Les ouvriers sont désormais rivés à
l'usine ou à la mine. Chacun d'eux est pourvu d'un livret
de travail et il ne peut changer d'emploi sans obtenir un
visa des autorités. Pour lutter contre l'absentéisme, le relâ-
chement de l'effort dans le travail, la détérioration des ma-
chines et des matières premières, tout un catalogue de sanc-
tions est établi : amendes, mises à pied, rétrogradation, ou
renvoi pur et simple (76). Des tribunaux industriels sont
créés dans toutes les villes ouvrières pour appliquer ces nou-
veaux règlements (77). Dès 1954, ils fonctionnent à plein
rendement. Deux mois après sa création, le tribunal industriel
de Tien-Tsin a prononcé 61 condamnations, rien que parmi
(73) People's China, 1er Avril 1951.
Indiquons pour souligner l'énormité de ces chiffres que dans les
mines de Pensylvanie aux U.S.A. où pourtant l'abattage et l'évacuation
de la houille sont entièrement électrifiés, le rendement du mineur
américain ne dépasse pas 4 tonnes et demie par jour. C'est pourtant
près de 3 fois rendement des mineurs français.
(74) J.M.J.P., 8 juillet 1953. N.C.N.A., 16 juillet 1953. Kung-Jen.
Jih-Pao, 3 juin et 5 août 1953.
(75) Chung-Kuo-Ching-Nien-Pao, 2 décembre 1954.
(76) J.M.J.P., 18 juillet 1954.
(77) N.C.N.A., 12 mai 1954.
les cheminots de cette ville. Les sanctions sont lourdes :
à Harbin des ouvriers se sont vus retenir à titre d'amende
92 % de leur salaire (79). L'année 1954 marque un tournant :
désormais entre la bureaucratie et le prolétariat une lutte
sans répit et de mois en mois plus acharnée se livre dans
les entreprises. Les signes précurseurs de la crise de 1956-
1957 commencent à transparaître.
Au bout de quatre ans d'expérience, les illusions que le
prolétariat avait pu entretenir sur la véritable nature du
régime qui sortait de la Révolution se dissipent rapidement.
Toutes les ruses de la propagande sont impuissantes contre
l'expérience qu'ont les ouvriers de la réalité de la vie quoti-
dienne.
Sous l'aiguillon des normes et du salaire aux pièces, ceux-
ci ont déployé dans les usines un effort exténuant qui n'a
cessé de s'accroître à mesure que les stakhanovistes ont aidé
les bureaucrates à relever les normes. Il est vrai que la journée
de travail a été limitée en principe à 8 heures. Mais dans la
réalité cette limitation légale de la durée du travail n'est
qu'assez irrégulièrement respectée en raison de l'irrégularité
du fonctionnement des usines. Lorsque les dirigeants s'aper-
çoivent qu'ils ont pris du retard dans l'accomplissement du
plan, ils exigent des ouvriers qu'ils fassent autant d'heures
qu'il est nécessaire. Le nombre d'heures supplémentaires est
théoriquement fixé à 48 heures par mois. Mais pratiquement,
il n'est pas rare que des ouvriers soient contraints de tra-
vailler jusqu'à 16 ou 18 heures par jour. Le prolétariat paie
cher les conséquences de l'incurie bureaucratique (80).
Les périodes de pointe engendrent en effet chez les ou-
vriers une mortelle fatigue ruinent leur santé, et multiplient
les accidents du travail (81). Dans certaines usines, 20 %
des ouvriers tombent malades après ces périodes de sur-
menage et la production s'en trouve gravement désorga-
nisée (82). Depuis l'introduction du salaire aux pièces le
nombre des accidents du travail a augmenté de 42 % dans les
mines. Partout le mauvais état sanitaire des travailleurs porte
préjudice à la production (83). Dans certaines usines 40 %
des ouvriers sont rongés par la tuberculose. Dans les transports,
des coolies sont contraints de porter sur leur dos des charges
si lourdes qu'ils finissent par vomir du sang. En fin de jour-
née certains s'effondrent avec leur charge et se blessent la
colonne vertébrale. Les machines et les matières premières
souffrent à leur tour de l'allongement de la journée de tra-
vail et de l'accélération insensée des cadences. La bureaucra-
(79) Dailey-Workers. Pékin, 18 mai 1956.
(80) Kung-Jen-Jih-Pao, 29 mai 1952. N.C.N.A., 17 septembre 1952.
(81) Kung-Jen-Jih-Pao, 27 mai 1955.
(82) Chiang-Chang-Je-Pao, 27 octobre 1951.
(83) J.M.J.P., 26 août 1952.
tie elle-même reconnaît que le nombre trop élevé des acci-
dents du travail, le délabrement physique des travailleurs,
l'usure prématurée des machines, le gaspillage des matières
premières compromettent l'accomplissement des plans (85).
Les ouvriers estropiés qui s'entassent dans les hôpitaux et les
pièces ratées qui s'amoncellent devant les usines constituent
autant de témoignagnes des progrès de la rationalisation que
le système de « l'émulation socialiste » permet d'introduire
dans la production.
Or, en échange de ce labeur meurtrier dans l'enfer des
usines, la bureaucratie n'a guère pu offrir au prolétariat que
des promesses et des chiffres truqués pour le persuader que
le niveau de vie s'améliorait malgré tout. Il est difficile
dans ce domaine de déceler la vérité à travers l'écheveau
des renseignements fragmentaires et souvent d'ailleurs contra-
dictoires que livrent incidemment les documents officiels.
Disons cependant tout de suite qu'il n'est pas vrai que la
situation des ouvriers soit pire que sous le K.M.T. Les salaires
réels qui, sur la base de l'indice 100 en 1925, étaient tombés
à 60 dans les années 30 avaient rattrapé dès 1952 le niveau
où ils étaient après la première guerre mondiale (86). Mais
depuis 1952 ils semblent n'avoir augmenté qu'avec une extrè-
me lenteur. En 1953 le salaire moyen était de 40 y. dans la
région du Yang-Tsé. En 1955, il est de 42 y. pour l'ensemble
de la Chine. Officiellement, les salaires réels devaient s'ac-
croître de 2,3 % par an. Mais ce taux d'accroissement n'a
pas toujours été atteint. En 1954, l'ensemble des salaires n'a
été élevé que de 0,2 % et dans certaines industries on a même
enregistré une baisse (87). De toute façon, l'accroissement des
salaires n'a pas été du tout proportionnel à l'augmentation de
la productivité du travail ainsi que le promettait continuelle-
ment la bureaucratie dans le but d'inciter les ouvriers à accé-
lérer les cadences. Si on en croit les statistiques gouverne-
mentales elles-mêmes, entre 1953 et 1956 l'accroissement des
salaires réels n'atteint pas 7 %, tandis que l'augmentation de
la productivité du travail est de 69 %. Il est hors de doute
que le taux de l'exploitation a démesurément augmenté depuis
la mise en route du Plan quinquennal.
Les chiffres moyens ne rendent d'ailleurs pas compte de
la situation concrète des différentes catégories de travailleurs.
Le système des salaires aux pièces a introduit au sein du
prolétariat une différenciation sociale extrêmement accentuée.
Dès 1952, alors que certains ouvriers de choc gagnent jusqu'à
70 y. par mois, il existe des maneuvres dont le salaire n'at-
teint
pas
10 y. Depuis lors, ces différences se sont accentuées,
car chaque fois qu'est intervenu un relèvement du salaire il a
(85) Cheh-Fang-Je-Pao, 22 juin 1954.
(86) Glükstein, op. cit., p. 254-255.
(87) Textes du 8° Congrès, to. I, p. 292. N.C.N.A., 29 juin 1956.
été proportionnellement plus fort pour les catégories les mieux
rétribuées. D'autre part, avec la mise en vigueur en 1954
d'un système de pénalisation destiné à réprimer les malfaçons
et les détériorations de machines, les amendes et les mises à
pied se sont multipliées. En 1956, jusqu'à 40 % des travail-
leurs sont pénalisés dans certaines usines, notamment les
vieux qui n'arrivent pas à suivre les cadences et les jeunes
ruraux mal adaptés au travail industriel (88). Le système
des normes aboutit à la création d'une aristocratie du travail
dont le niveau de vie monte rapidement et qui s'oppose à une
masse de parias brisés de fatigue sur lesquels pleuvent sans
cesse amendes et retenues de salaire.
Ce clivage interne de la classe ouvrière apparaît dans
toute son ampleur lorsqu'on jette un coup d'œil sur le pro-
blème du logement. La crise du logement, qui était dès avant
la guerre une des plaies de la Chine, n'a fait que s'aggraver
avec la croissance des villes industrielles.
Seule l'aristocratie du travail parvient à se loger dans les
nouveaux blocs d'habitation que le régime construit et fait
volontiers visiter aux journalistes étrangers. Là, les mineurs
et les métallurgistes « d'élite » occupent des appartements
de deux ou trois pièces où existe un certain confort. Mais la
grande masse des ouvriers qui gagnent de 20 à 30 y. par
mois ne profite pas de ces appartements dont les loyers sont
inabordables 10 à 40 y. par pièce et par mois (89). Ils
s'entassent à raison de 4 ou 5 personnes pour une pièce unique
dans les immeubles délabrés des vieux faubourgs. Même dans
les nouveaux centres industriels, plusieurs familles ouvrières
doivent souvent se contenter de partager une seule pièce, et
dans certaines villes on s'est borné, pour parer au plus pressé,
à construire des dortoirs collectifs pour les travailleurs et
leurs familles (90). Si on ajoute à cela qu'à partir de 1954,
les rations de vivres sont diminuées, que la pénurie des pro-
duits industriels de consommation s'aggrave de sorte que
même lorsqu'ils ont l'argent nécessaire les ouvriers ne trou-
vent pas toujours à acheter ce dont ils ont besoin, on com-
prend aisément que le prolétariat contienne mal son mécon-
tentement.
En fait, la situation se tend dans les usines. Malgré l'ab-
sorption par l'appareil de direction des entreprises ou par la
bureaucratie syndicale, de plus de 1.500.000 ouvriers qui
avaient travaillé sous les Japonais ou le K.M.T. et étaient
rompus aux méthodes de la lutte ouvrière clandestine, malgré
l'afflux vers les villes de jeunes ruraux près de 60 % de la
(88) Kung.Jen-Jih-Pao, 18 mai 1956.
(89) N.C.N.A., 9 et 21 juillet 1955. J.M.J.P., 19 juin 1955.
(90) J.M.J.P., 26 juin 1956, 3 mars 1957. N.C.N.A., 30 février 1953.
J.M.J.P., 19 juin 1955.
1
classe ouvrière - pour lesquels l'embauchage dans une usine
représente quand même une promotion sociale, malgré
le salaire aux pièces, lentement l'unité de la classe ouvrière
se ressoude (91). Dès 1954, les ouvriers dépassent les formes
de lutte purement individuelle comme l'absentéisme, et les
maladies simulées et commencent à se donner les rudiments
d'organisation que suppose l'apparition de grèves perlées (92).
C'est la première riposte collective du prolétariat chinois au
système des normes et au stakhanovisme. La presse officielle
s'affole et dénonce avec fureur « les contre-révolutionnaires »,
les « saboteurs », les « anarchistes », qui poussent les ouvriers
à ralentir les cadences. Les menaces et les sanctions pleuvent.
Mais à cette date, la majorité des 10 millions d'ouvriers
que l'industrialisation a rassemblé dans les villes ne se laisse
plus berner avec des mots ni facilement intimider. A l'au-
tomne 1954, la pression exercée par la masse des ouvriers sur
les stakhanovistes et les cadres est si forte qu'ils doivent modé-
rer leur zèle. Des membres du parti troublés par ce qui
arrive refusent d'appliquer contre les ouvriers des sanctions
qui leur paraissent inspirées « des méthodes capitalistes de
direction » et « du style de travail des seigneurs de la guerre »
(93). Craignant d'avoir des histoires avec le personnel et
sachant du reste qu'ils seront tenus pour responsables si des
incidents éclatent, les dirigeants des entreprises hésitent à
employer des méthodes dures, de crainte d'accroître l’exaspé-
ration du prolétariat. A l'expérience, la bureaucratie des usines
a appris à mesurer l'ampleur des perturbations que les mille
formes de la résistance ouvrière peuvent provoquer dans l'ac-
complissement du plan. Prudemment, elle préfère fermer les
yeux sur les « violations de la discipline du travail » pour ne
pas faire exploser par des sanctions la colère des travailleurs.
Pas à pas, la bureaucratie recule devant la poussée des
ouvriers qui prennent à mesure conscience de leur force. En
1955, c'est seulement en promettant pour l'année suivante
une amélioration du ravitaillement et une augmentation subs-
antielle des salaires --- 13 1/2 % - que la bureaucratie par-
vient à éviter que des incidents se produisent.
Après 25 ans de prostration et de misère sans espoir, le
prolétariat chinois revigoré par le recul du chômage et en
réalité rajeuni par les progrès de l'industrialisation - 40 %
des ouvriers ont moins de 25 ans réaffirme sa puissance et
sa combativité. Dans la grande usine moderne, sous la dicta-
ture inhumaine du capital d'Etat, le lien s'est renoué entre
les traditions de lutte des derniers survivants des épopées
révolutionnaires des années vingt et les énergies intactes de
la nouvelle génération ouvrière.
.
(91) J.M.J.P., 19 octobre 1957. Kung-Jeng.Jih-Pao, 3 et 5 juin et
5 août 1953.
(92) J.M.J.P., 30 mars, 6 juin, 20 août 1954.
(93) J.M.J.P., 22 Octobre et 16 Novembre 1954.
IX. - L'EXPLOITATION DES PAYSANS.
Dans un pays où malgré les progrès de l'industrie, plus
de 500.000.000 de personnes continuent à vivre du travail agri-
cole, c'est naturellement la paysannerie qui fournit la plus
forte proportion de la plus-value nécessaire à l'industriali-
sation et au développement des privilèges de la bureaucratie.
La bureaucratie chinoise et ses apologistes occidentaux
se sont donnés beaucoup de peine pour camoufler la façon
dont s'opère l'appropriation par l'Etat d'une part croissante
du surproduit paysan. Le mécanisme de l'exploitation bureau-
cratique des ruraux présente pourtant peu de mystère. Elle
se fait tout simplement par le moyen de la fiscalité et, de plus
en plus, par le canal des organismes commerciaux d'Etat. Le
capitalisme bureaucratique n'a fait que pousser jusqu'à leur
limite absolue les transformations qui avec l'apparition des
monopoles permettaient déjà à ces organismes de réaliser le
profit commercial maximum par la fixation unilatérale des
prix d'achat et des prix de vente. L'étatisation du commerce
a été l'équivalent de la formation d'un monopole unique per-
mettant à l'Etat de fixer arbitrairement les rapports entre les
prix agricoles et industriels de manière à pouvoir exploiter
les ruraux à la fois comme producteurs et comme consom-
mateurs.
Effectivement, à mesure que l'étatisation du commerce
a progressé, le poids des impôts fonciers a diminué, passant
de 20 % de la récolte céréalière en 1950 à 13,2 % en 1952
pour se stabiliser finalement aux environs de 12 % (94). Aussi-
tôt, les amis de la Chine en ont complaisamment déduit que
les prélèvement opérés par l'Etat sur le travail des ruraux
avaient tendance à diminuer et que par conséquent les
paysans étaient en train de s'enrichir. Mais en réalité si l'Etat
a réduit le taux de l'exploitation fiscale c'est que l'étatisa-
tion du commerce lui a donné les moyens de dépouiller les
paysans d'une manière beaucoup plus efficace. Alors que les
ruses dont ils usaient pour frauder le fisc étaient loin d'être
sans effet, depuis qu'ils sont intégrés aux coopératives les pay-
sans sont sans moyen de défense contre l'exploitation com-
merciale
que leur impose l'Etat. Ils ne peuvent plus que
subir les prix fixés dans les lointains bureaux de la planifi-
cation. Désormais c'est à travers le phénomène des ciseaux
que s'opère pour l'essentiel l'exploitation des ruraux.
Bien qu'en 1955, l'Etat ait réduit de 17,25 % l'écart exis-
tant entre les prix industriels et les prix agricoles, celui-ci
n'en laisse pas moins de larges possibilités de profits à la
bureaucratie (95). Entre 1949 et 1952, en effet, tandis que
les prix agricoles étaient passés de l'indice 116 à l'indice 206,
(94) Glükstein, op. cit., p. 99, note 2.
(95) Textes du 8° Congrès du P.C.C., Pékin 1956, 2" Vol., p. 216.
les prix industriels grimpant beaucoup plus vite avaient monté
de l'indice 136 à l'indice 440 (96). Malgré le réajustement
opéré, l'écartement des ciseaux est donc demeuré ruineux
pour
les paysans:
Alors
que
la vente de 50 kilos de grain
permettait autrefois aux paysans d'acheter quatre costumes
de travail, elle ne leur permet plus en 1953 que d'en acheter
deux (97). Le rapport est d'ailleurs beaucoup plus défavora-
ble pour toute une série d'autres produits tels que les oléa-
gineux, le thé, la soie, les porcs, dont le prix d'achat a été
fixé beaucoup trop bas, reconnaîtra le 8° Congrès du Parti
en 1956 (98). On apprendra par la même occasion que cette
situation est aggravée par la coutume qu’ont les organismes
commerciaux tout puissants de déprécier systématiquement
la qualité des produits qu'offrent les coopératives, de manière
à les acheter toujours au cours le plus bas (99).
Les bénéfices réalisés par l'Etat par le commerce des
produits agricoles ne paraissent pas pourtant être aussi exor-
bitants qu'ils sont en U.R.S.S. La différence entre le prix
d'achat du riz dans le Set-Chouen et son prix de vente à Shan-
ghaï est de l'ordre de 30 % (100). A Canton, les légumes sont
revendus à des prix qui sont de 120 à 160 % supérieurs à
ceux pratiqués à l'achat (101). Mais il faut tenir compte des
frais élevés de la circulation dans cet immense pays où les
movens de transport demeurent insuffisants. Si on en croit
certaines déclarations officielles, l'Etat ne ferait aucun béné-
fice dans le commerce des grains. Il est permis d'en douter
car dès 1954 les autorités déclaraient avoir réussi à réduire
de 5,3 % le coût des transports et de 13,7 % les frais du com-
merce (102).
De toutes façons l'Etat se rattrape sur les bénéfices qu'il
réalise dans la vente des produits industriels dans les cam-
pagnes. Il est vrai que depuis 1953 les prix sont approxima-
tivement stables. Il n'en résulte pas pour autant que
les béné-
fices de l'Etat soient demeurés stationnaires. D'abord, parce
que la qualité des produits mis en vente a été systématique-
ment abaissée, ce qui constitue en soi une hausse des prix
(96) Far Eastern Economic Review, 26 janvier 1950. New-York Times
19 février 1951 et Ching-Chi-Chou-Pao, Nankéou, 26 janvier 1952.
(97) Nang-Fang-Jih-Pao, 19 février 1953.
(98) Textes du de Congrès, to. II, op. cit., p. 220.
(99) Textes du ge Congrès, op. cit., pp. 220-223.
(100) N.C.N.A., 12 décembre 1954 et China News Service, 24 décem-
bre 1954.
(101) Dumont, op. cit., p. 451.
(102) Textes du de Congrès, to. I, p. 55 et to. II, p. 221 et Li-Fu-
Chun : « Rapport sur le Premier Plan quinquennal présenté le 5 juil.
let 1955 », Notes et études documentaires nº 2.098, 10 novembre 1955,
op. cit., p. 17.
camouflé (103). Ensuite parce qu'avec l'élévation de la pro-
ductivité du travail et les campagnes contre le gaspillage
des matières premières que la bureaucratie prétend avoir
menées avec succès, les prix de revient ont baissé. En 1954,
cette baisse serait de 5,4 %. Si on tient compte par ailleurs
de la réduction des frais de la circulation on aboutit à la
conclusion que la stabilité des prix de vente masque en réa-
lité un accroissement considérable des profits commerciaux
de l'Etat (104).
A ces profits commerciaux s'ajoutent des impôts indirects
établis depuis 1952 sur les produits les plus courants. Ils
sont loin d'être négligeables, atteignant 3 à 7 % des prix
pour les cotonnades, 20 % pour les draps de laine, 10 % pour
l'huile, 20 % pour le thé, etc. (105). Il est bien probable que
les revenus que l'Etat en tire sur la consommation de plus
de 100.000.000 de familles paysannes compensent largement la
réduction de l'impôt direct intervenue en 1952 (105 a).
Enfin l'étatisation du commerce a donné à l'Etat une
source de profits supplémentaires en lui conférant le mono-
pole de la vente de moyens de production aux coopératives.
Certes la collectivisation ne s'accompagne d'aucune révolution
technologique dans la campagne. On est encore bien loin
d'une agriculture mécanisée de type soviétique : tracteurs
et moissonneuses-combinées restent des monstres inconnus
dans les villages chinois. Mais l'Etat n'en a pas moins poussé
sa sollicitude envers les paysans, jusqu'à contraindre les
coopératives à accumuler dans de fortes proportions leurs
revenus annuels pour acheter de l'outillage moderne, c'est-à-
dire, pour l'instant, de simples charrues de fer, des batteuses
à manivelle, des pompes à main pour l'arrosage. Les modestes
progrès qu'introduit ce nouvel outillage dans les campagnes
sont payés cher par les paysans. C'est parfois jusqu'à 30 %
de ses revenus que le village a dû consacrer à ces achats.
Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que depuis
1953, la situation des paysans se soit dans l'ensemble aggra-
vée. Non pas qu'elle soit pire ou même comparable à ce
qu'elle était sous le féodalisme et le Kuo-Ming-Tang où
c'était d'une façon ou d'une autre 70 ou 80 % du produit
de son travail qui était arraché au tenancier. Mais à mesure
que l'Etat, en monopolisant le commerce et en collectivisant
les villages, a renforcé son emprise sur toutes les activités
des ruraux, il est parvenu à leur extorquer beaucoup plus
1
(103) Textes du de Congrès, to. I, p. 55.
(104) Li-Fu-Chun : « Rapport sur le premier plan ». Ibidem.
(105) J.M.J.P., 31 décembre 1952 .
(105 a) Bien entendu les ouvriers paient comme les paysans les
impôts sur la consommation. De même lorsqu'ils. achètent des produits
dans les magasins d'Etat, ils versent eux aussi leur tribut au capitalisme
commercial étatisé.
étonnant que
de produits qu'il n'avait pu le faire pendant la brève période
qui suivit le triomphe de la révolution agraire.
Tout d'abord les paysans travaillent dans les coopératives
beaucoup plus qu'ils ne le faisaient sur les terres individuelles.
Soumis au système des normes, talonnés par les chefs de bri-
gade, les paysans ont dû accomplir des efforts écrasants sans
parvenir d'ailleurs à réaliser des plans qui avaient été fixés
à des niveaux insensés. La presse reconnaît que des bêtes
et des hommes sont morts à leur tâche et que la santé de
beaucoup de paysans a été gravement altérée par l'excès de
labeur (106). En raison de l'exiguïté du terroir du village
et de la surpopulation rurale, le nombre de journées annuel.
les de travail peut pourtant paraître faible. Il oscille de 270
jours presque autant que les ouvriers à une centaine
et parfois moins dans les régions montagneuses où peu de
terres sont cultivables (107). Mais le travail agricole com-
porte lui aussi des périodes de pointe, comme les labours,
les moissons, le repiquage du riz, où la terre ne peut pas
attendre et où la durée du travail n'a pratiquement pas
d'autre limite que les forces du paysan. Il n'est donc pas
des bêtes et des hommes soient dans la période
des gros travaux tombés d'épuisement alors que dans l'en-
semble les progrès de l'irrigation, les défrichements, la mul.
tiplication des récoltes par la diversification des cultures,
dues à de meilleurs assolements, ont permis de doubler
le nombre des journées annuelles de labeur.
Etant admis qu'ils travaillent davantage et que la valeur
de la production agricole est passée de 51 à 58 milliards
de yuans entre 1950 et 1956, tout le problème est de savoir
si depuis la collectivisation le niveau de vie des
paysans
s'est dans l'ensemble relevé.
La presse fournit de nombreux indices qui donnent à
penser qu'il n'en est rien. Dès l'été 1956, les paysans du
Kwantoung se plaignent que leurs revenus n'ont augmenté
que « sur le papier » (108). Les journaux reconnaissent que
dans beaucoup de cas le relèvement du niveau de vie des
paysans est sans rapport avec le surcroît de travail qui leur
a été imposé (109). On finira par admettre que les revenus
des villageois ont assez souvent baissé (110). On est loin en
tout cas des promesses mirobolantes de 1954. On avait alors
promis aux ruraux que leur entrée dans« le système socia-
liste » leur vaudrait un accroissement de 90 % de leurs
(106) J.M.J.P., 7 septembre 1956, 14 janvier 1957. Lianing-Jih-Pao,
14 janvier 1957.
(107) Dumont, op. cit, p. 456. Lavallée, Noirot..., op. cit. p. 211.
(108) N.C.N.A., 18 août 1956.
(109) Nang Fang-Jih-Pao, 30 août 1956.
(110) N.C.N.A., 18 août 1956.
gains... A l'automne 1956, après la vente de la dernière
moisson, les déceptions furent amères.
En mettant les choses au mieux, le système des primes
de rendement a peut-être élevé le niveau de vie d'une mino-
rité qui formera une aristocratie du travail dans le village
Mais l'immense masse de paysans parvient tout juste à vivre
et une forte minorité - au moins 15 % de la paysannerie
vit dans la misère et souffre de la sous-alimentation (111).
Ainsi en va-t-il pour les paysans des coopératives pauvres
et surpeuplées et pour les hommes déjà vieux et malades
qui réussissent difficilement à accomplir les normes. D'après
Chou-En-Laï, dans l'ensemble, le niveau de vie des paysans
ne dépasse pas la moitié du niveau de vie des ouvriers. Dans
le Kwantoung, il est équivalent à celui des ouvriers les plus
mal payés « qui ne gagnent que quelques yuans par
mois » (112). Certains paysans même ont des revenus qui
n'atteignent pas 70 yuans, dans l'année (113). Surtout les
ruraux qui sont partiellement rémunérés en nature, manquent
d'argent. Ils attendent avec impatience, au seuil de l'hiver,
qu'on leur règle ce qu'on leur doit pour acheter des vête-
ments. Il y a des familles qui ne disposent même pas des
faibles sommes nécessaires pour acheter l'huile et le sel
indispensables à la cuisine quotidienne (114).
Ūne partie des paysans pauvres qui, quatre ans après la
réforme agraire était retombée sous la domination des kou-
laks et des marchands usuriers avaient accueilli la collecti-
visation comme une solution possible à leurs difficultés : le
manque de terre et moyens de travail. Mais à mesure que
les paysans ont fait l'expérience des nouvelles formes d'ex-
ploitation auxquelles ils ont été soumis et que la réalité
à démenti cruellement les promesses fantastiques qu'on leur
avait faites, une sourde rumeur de colère a commencé à mon-
ter des campagnes.
Trois ans après le déclenchement de la collectivisation,
aux yeux des paysans comme aux yeux des ouvriers, le capi-
talisme bureaucratique s'est dépouillé de son mystère.
X.
LA CRISE DE L'AUTOMNE 1956 : PREMIER SYMP-
TOME DE LA REVOLTE OUVRIERE ET PAY-
SANNE.
com-
A partir de l'été 1956, le ton de la presse
chinoise
mence à changer. Les chants de victoire, les congratulations,
les félicitations que le Parti se décerne à lui-même laissent
(111) J.M.J.P., 27 juin 1957.
(112) Tchoung-Kouo-Tching-Nien, 1er janvier 1957.
(113) J.M.J.P., 27 juin 1957.
(114) Tching-Nien-Pao, 15 mars 1957. Foukien-Jih-Pao, 11 et 12 août
1956.
de plus en plus la place à des considérations sur les difficul.
tés qui résultent de l'Etat arriéré du pays, sur les erreurs
qui ont été commises et sur le manque d'expérience des
cadres. Aux premiers jours de l'automne, le doute n'est
plus permis; ce n'est pas seulement la déstalinisation offi
cielle consécutive au rapport Krouchtchev qui introduit ces
notes insolites dans la presse de Pékin : c'est une crise très
grave qui est en train de mûrir en Chine.
A la base de tout il y a une soudaine aggravation de la
pénurie des produits alimentaires. Le mythe de la « marche
triomphante du socialisme dans les campagnes » s'écroule.
Les objectifs démesurés assignés aux coopératives n'ont pas ·
été atteints (115). D'abord parce que les calamités naturelles
une fois de plus s'en sont mêlées. Inondations et sécheresse
ont détruit une partie des récoltes et il a fallu en toute hâte
renvoyer du grain dans les villages pour éviter la famine
dans les campagnes (116). Mais d'autre part, depuis la mois-
son de l'été, les paysans ont perdu leurs illusions sur les
coopératives. Loin de les arracher à leur individualisme, en
les intégrant à des coopératives pour mieux les exploiter,
l'Etat les repousse vers les formes les plus rétrogrades d'acti.
vité. Lorsqu'ils découvrent que le travail sur les terres col-
lectives ne leur rapporte qu'une rémunération dérisoire, les
ruraux les négligent systématiquement pour consacrer tous
leurs efforts aux enclos qu'on leur a laissés en pleine propriété
autour des maisons. Dans certains villages, alors que ces
potagers ne représentent que 2 à 3 % de la superficie du
terroir, les paysans en retirent jusqu'à 60 % de leur revenu,
ce qui suffirait à montrer de quel poids écrasant l'exploita-
tion bureaucratique pèse sur les coopératives (117). Avec
une hargne féroce de paysans trompés, les villageois mal-
mènent et blessent le bétail collectif, détériorent l'outillage
des coopératives et apportent aussi peu de soin que possible
aux cultures (118). Les cadres déplorent qu'on ne trouve
jamais de volontaires pour le travail collectif. En pleine
moisson, les paysans s'entendent pour faire la grasse matinée
et les cadres sont obligés de se lever à 4 heures du matin
pour les réveiller avec des porte-voix faute de quoi personne
ne se lève avant 8 heures (119). Le capitalisme bureaucratique
a vraiment fait surgir quelque chose de neuf à la campagne :
les paysans qui se désintéressent des récoltes et dorment indif-
férents au retard de la moisson.
(115) J.M.J.P., 14 janvier 1957.
(116) Ta-Kong.Pao, 10 novembre 1956. N.C.N.A., 26 novembre 1956.
(117) J.M.J.P., 13 février 1957.
(118) Liaoning-Jih-Pao, 14 janvier 1957. J.M.J.P., 22 février 1957.
(119) J.M.J.P., 4 janvier 1957.
Lorsque, en octobre, le gouvernement affolé par la pénu-
rie de produits agricoles dans les villes, rétablit le commerce
libre de certaines denrées secondaires - fruits, légumes,
cufs, volailles, etc. les paysans ne se contentent plus de
rechigner au travail (120). Par milliers ils quittent les champs
pour aller à la ville vendre les produits de leur jardin ou
de leur basse-cour alors que la moisson d'automne bat son
plein dans les campagnes (121). C'est une désertion massive
des villages qui commence. Les équipes de moissonneurs s'en
trouvent souvent désorganisées de fond en comble, 80 %
des
paysans étant parfois partis faire du commerce à la
ville(122). Dans les rues de Pékin, et dans les villes du Kwan-
toung ils sont des dizaines de milliers qui font du porte
à porte avec leurs paniers et « dorment la nuit dans des
ruelles en plein air » (123).
Cet exode rural s'accentue pendant tout l'hiver. Lorsque,
la dernière récolte de l'année engrangée et vendue, on dis-
tribue aux paysans leurs revenus, ceux-ci sont si maigres
que des familles entières décident sans délai d'émigrer vers
les villes où d'ailleurs le chômage les attend. Par centaines
de milliers, les paysans fuient les campagnes comme un enfer.
Trente mille ruraux s'infiltrent à Canton, 700.000 personnes
affluent à Shanghaï. Dans toutes les villes, la masse des chô-
meurs grossit démesurément. La criminalité augmente. Les
autorités, épouvantées par cet exode rural qui désorganise
les coopératives, finissent par décider au mois de mars de
refouler vers les villages ces vagabonds (124). Il est évident
que les rapports de production bureaucratiques dans l'agri-
culture ne se maintiennent que grâce à la solidité de l'appa-
reil d'Etat et que si celui-ci s'écroulait sous le choc du pro-
létariat dans les villes, on assisterait rapidement, comme
en Hongrie, à une dislocation des coopératives, qui ne sont
pour les paysans que les latifundia de la bureaucratie.
Or, la crise agraire se répercute brutalement sur le
niveau de vie du prolétariat qui depuis deux ans attend
avec une impatience grandissante une revalorisation des salai-
res plus sérieuse que celles qui sont intervenues en 1954 et
1955. Mais si en 1956, la masse globale des salaires augmente
de 13,5 % – en fait la hausse est proportionnellement plus
forte pour les catégories privilégiées cet accroissement
de pouvoir d'achat est en grande partie annulé par la hausse
des prix et la pénurie générale des produits de consommation.
Dès octobre, le rétablissement partiel du commerce libre
(120) N.C.N.A., 24 octobre 1956.
(121) J.M.J.P., 27 octobre 1956.
(122) N.C.N.A., 2 décembre 1956.
(123) N.C.N.A., 21 novembre 1956.
(124) Foukien-Jih-Pao, 10 mars 1957 et Tsing-Tao-Pao, 24 mars 1957.
provoque la réapparition du marché noir des produits agri-
coles. En nove
vembre, la presse annonce que les rations de riz
et de farine devront être réduites de 15 à 20 % (125). Con-
séquence de l'abattage du bétail par les paysans, la viande
de porc est devenue introuvable (126). La disproportion
entre le développement des deux sections de la production
accuse ses effets. Les magasins sont aussi désespérément vides
de produits industriels que de denrées agricoles (127). Pour
acheter le moindre article il faut faire la queue pendant
des heures (128). Même lorsque les ouvriers ont de l'argent,
ils ne trouvent pas les objets dont ils ont besoin.
Or, c'est au moment où la pénurie de produits consom-
mables avive l'irritation d'un proletariat qui depuis 2 ans
manifeste une impatience croissante, que de surcroît, l'écho
des événements de Pologne et de Hongrie atteint la Chine.
Les dirigeants de Pékin ont tout de suite compris la
différence qu'il y avait entre le réformisme de Gomulka
et la révolution des Conseils Ouvriers de Hongrie. Si la
presse chinoise a été aussitôt favorable à une politique qui
en Pologne conservait l'essentiel de la structure bureaucrati-
que tout en prenant ses distances vis-à-vis de Moscou, elle
a par contre immédiatement rendu compte de la révolte de la
Hongrie comme d'un complot réactionnaire fomenté par les
impérialistes. Mais on avait trop abusé en Chine de ce genre
d'épithètes contre toutes sortes de gens pour que le prolé-
tariat chinois, lui-même en lutte contre le régime totalitaire,
prenne les ouvriers de Budapest qui tombaient sur les barri-
cades pour des voyous fascistes payés par l'Amérique. Dès
novembre, malgré le caractère grossièrement mensonger des
informations diffusées en Chine, les ouvriers et les étudiants
d'avant-garde, souvent même des membres du Parti, ont par-
faitement compris ce qui se passe à Budapest. Dès lors la
révolution hongroise agit comme un puissant accélérateur
sur la montée de l'opposition à travers toute la Chine.
Inquiets, les dirigeants chinois prennent leurs précau-
tions. Les conférences des forces de sécurité se multiplient.
Partout la police est sur les dents. On annonce çà et là la
découverte de complots et les accusés avouent, comme tou-
jours, qu'ils sont des agents de Formose (129).
Malgré cette terreur préventive, des incidents se produi-
sent en novembre à Shanghaï. Des affiches oppositionnelles
sont collées dans les usines, les rues, les venelles des vieux
quartiers ouvriers. Des slogans sont incrits sur le mur et dans
(125) N.C.N.A., 26 novembre 1956.
(126) Che-Che-Chou-Tse, 10 novembre 1956.
(127) J.M.J.P., 11 février 1957.
(128) Che-Che-Chou-Tse, 10 novembre 1956.
(129) N.C.N.A., 15, 19 et 26 novembre 1956.
de rue
les W.C. Des tracts polycopiés circulent. Il est hors de doute
qu'il existe, à l'origine de tout cela des noyaux révolution-
naires clandestins. Cette campagne d'agitation trouve de larges
échos parmi les masses. Des ouvriers, des employés d'usine,
auxquels se joignent des chômeurs et des paysans qui ont
fui les coopératives, créent « de l'agitation et des troubles ».
Des manifestations s'organisent qui réclament une hausse des
salaires, de meilleures conditions de vie, une amélioration
du ravitaillement du marché. Des mouchards sont assassi-
nés (130).
Dans les mois qui suivent, des grèves et des manifesta.
tions éclatent dans les autres régions de la Chine. Rien que
dans le Kwantoung, 13 grèves accompagnées de manifestations
se succèdent dans le courant de l'hiver (131). La
région de Pékin et la Mandchourie s'agitent bientôt à leur
tour. Dans les mines du Nord-Est les ouvriers malmènent
les médecins qui refusent de leur délivrer des certificats
de maladie de complaisance (132). Les mineurs se couchent
au fond des puits et refusent de travailler (133).
Généralement, après s'être mis d'accord sur leurs reven-
dications, les ouvriers commencent par envoyer des lettres
et des pétitions à leurs. dirigeants. Puis il distribuent des
tracts, collent des affiches dans les usines et les rues. Parfois
ils arrêtent le travail, manifestent bruyamment leur mécon-
tentement, s'attroupent dans les où ils provoquent
«toutes sortes de désordres ».
Comment les forces de l'ordre réagissent-elles devant ces
manifestations ? On est très mal renseigné, car la presse chi-
noise est très discrète sur ce point. Le 10 juin 1957 un jour.
nal de Pékin parlera cependant «de mitrailleuses qui ont
été installées pour réprimer des troubles » cependant qu'un
opposant déclarera qu'il se pourrait bien « qu’un jour ces
mitrailleuses soient retournées et tirent en
sens contrai.
re » (134). La bureaucratie a-t-elle dès l'automne mitraillé
les ouvriers ? On ne sait. Mais ce qu'il y a de certain, c'est
que la police a tout essayé pour désorganiser l'avant-garde
qui s'est spontanément organisée dans les usines et les mines.
La presse officielle le confirme qui dénonce avec rage l'action
des « éléments troubles », « des meneurs »,
« des anarchis.
rues
1
tes ».
Les revendications mises en avant par ces « anarchistes »
ne sont pourtant que très élémentaires et souvent même au
début, particulières à chaque usine. Les grévistes réclament
(130) Hsin-Wen-Jih-Pao, 30 novembre 1956.
(131) N.C.N.A., 14 mai 1957.
(132) J.M.J.P., 30 juin 1957.
(133) J.M.J.P., 21 janvier 1957.
(134) J.M.J.P., 13 mai 1957 et Tchoung-Kouo-Tsing-Nien-Pao, 10 juin
1957.
l'amélioration des cantines, l'installation de lavabos, parfois
ils protestent contre le prix trop élevé des transports, les
mauvaises conditions de logement et aussi bien entendu, l'in-
suffisance des salaires et du ravitaillement (135). Mais bientôt
leur critique prend plus d'ampleur. Ils s'attaquent à l'arbi.
traire des bureaucrates qui dirigent les entreprises, à la façon
dont ceux-ci distribuent primes et amendes et procèdent à la
répartition du personnel dans les différentes catégories pro-
fessionnelles (136). De là à contester le principe même de
la direction bureaucratique de l'usine et des privilèges de
l'appareil il n'y a qu’un pas. Il est franchi dans le Kwan-
toung, ce vieux bastion de la révolution prolétarienne, ou
les ouvriers protestent contre l'augmentation plus forte des
salaires dont a bénéficié « le personnel de direction et de
contrôle ». Ils réclament une gestion démocratique des usines :
l'idée apparaît que les organes de direction de l'entreprise
devraient être élus par les ouvriers (137). Les événements
vont vite. Au printemps, la lutte du prolétariat est en train
de déboucher sur mise en question des fondements
mêmes de la société bureaucratique.
Or, face à la menace qui monte, la bureaucratie et le
Parti lui-même se présentent comme un bloc beaucoup moins
solide qu'on aurait pu le penser. A leur tour, l'intelligentzia
et la jeunesse ont subi le choc de la déstalinisation et de la
Révolution hongroise. Sous la poussée des événements, l'appa-
reil se fissure.
!
une
XI.
PRODROMES DE DECOMPOSITION DANS LE
REGIME TOTALITAIRE.
La terreur, la surveillance constante du Parti, n'ont pas
réussi à conférer à la bureaucratie une réelle unité. Au
contraire, la brutalité des méthodes employées pour « mono-
lithiser » les couches bureaucratiques, la suspicion perma-
nente dans laquelle ont été tenus les sans-parti et les adhé-
rents des partis démocratiques ont fait de la plupart de ces
éléments, des opposants muets. Les universitaires, les tech-
niciens, les spécialistes de tout ordre, l'intelligentzia de la
vieille génération en général, qui avait toujours frondé le
K.M.T. et souvent durement subi sa répression, n'a pas par-
donné au parti les humiliations qu'elle a subies au cours
des campagnes de « remodelage idéologique ». Tous ces gens
ont été mortellement ulcérés d'être contraints sous la menace,
de clamer en public que toute leur culture, toutes leurs
et leurs travaux antérieurs ne valaient rien faute
Quvres
(135) N.C.N.A., 14 mai 195 7.
(136) J.M.J.P., 21 janvier 1957.
(137) N.C.N.A., 14 mai 1957.
d'être conformes aux canons du « matérialisme dialectique ».
Ils n'ont jamais admis de voir leurs cours surveillés, leurs
travaux contestés, leurs livres censurés et corrigés, leurs moin-
dres paroles suspectées par les blancs-becs souvent incultes
que le parti utilise comme inquisiteurs. Le marxisme officiel,
réduit à 4 ou 5 « lois dialectiques » sommaires assorties de
quelques schémas économiques ou sociologiques grossiers,
est devenu le cauchemar idéologique de l'intelligentzia. Pour
ces milieux, Hu-Feng et tous ceux qui ont péri à la suite
de cette sombre affaire, sont demeurés des héros tombés pour
la liberté de la culture.
Cette opposition cependant, en dépit de la violence ver-
bale avec laquelle elle explosera au printemps 1957, n'a qu'une
importance secondaire. Quand ils ont pu ouvrir la bouche,
ses porte-paroles ont gémi sur l'atmosphère de terreur perma-
nente où on les a fait vivre « comme des oiseaux effrayés
par l'arc » (138). Ils ont reproché au Parti de doubler
les organismes qui les dirigent et de ne leur laisser aucune
initiative (139). Ils ont réclamé qu'on tienne compte des
compétences et non des opinions politiques pour l'avance-
ment administratif (140). Certains se sont enhardis jusqu'à
demander des sanctions contre les responsables des épurations
qui ont fait périr des innocents (141). Pas un n'a entamé
une véritable critique du régime et mis en question les rap-
ports de classe sur lesquels il repose. Ils ne sont au fond
que des bureaucrates libéraux qui réclament la fin de la
terreur, les libertés nécessaires, un Habeas corpus et d'abord
pour eux-mêmes. Liés au Parti et au régime par leurs privi-
lèges, ils n'aspirent en réalité qu'à vivre avec plus de sécurité
dans la Chine telle qu'elle a été modelée par la révolution
bureaucratique. Tout au plus favoriseraient-ils un change-
ment qui leur donnerait un plus large accès aux cercles
dirigeants. L'un d'eux formulera très bien cela en écrivant :
« Nous soutenons tous le Parti mais nous n'avons pas oublié
que nous sommes nous aussi les maîtres du pays » (141).
Moins assagie par les années, moins sceptique, pas encore
aliénée par l'appartenance à la couche privilégiée, la jeunesse
des écoles il y a environ 700.000 étudiants va manifester
par contre une tout autre audace dans la critique du régime.
Le Parti n'a ménagé aucun effort pour former dans les
Universités une nouvelle génération de cadres et de techni-
ciens parfaitement conformiste destinée à relever progressive-
ment les anciennes couches imprégnées des poisons idéologiques
de l'ancien régime. Les universités chinoises ressemblaient
(138) J.M.J.P., 24 mai, 12 juin 1957.
(139) Kouang-Ming-Jih-Pao, 9 mai 1957.
(140) J.M.J.P., 2, 11 et 15 juillet 1957.
(141) N.C.N.A., 11 juin 1957.
(142) Kouang-Ming-Jih-Pao, 2 juillet 1957.
davantage à des séminaires qu'à des Facultés ou à des Insti-
tuts techniques. Tout avait été méticuleusement calculé pour
que pas un seul instant les étudiants n'aient le loisir de se
laisser aller à des réflexions ou à des lectures personnelles.
Soixante-dix heures de cours et d'études par semaine aux-
quelles s'ajoutaient des réunions politiques, des séances col-
lectives d'auto-critique et des activités sportives obligatoires,
avaient enfermé les étudiants dans un univers abrutissant
et monstrueusement monotone (143). Jour après jour, semai-
ne après semaine, leur étaient interminablement assénées
les mêmes formules stéréotypées empruntées au jargon du
Parti, les mêmes développements rigoureusement orthodoxes
auxquels les professeurs, le nez collé dans les manuels offi-
ciels, n'osaient changer le moindre mot ni ajouter le moindre
commentaire (144). Mais ces usines particulières destinées à
la fabrication de bien-pensants en série ont fait une reten-
tissante faillite. La jeunesse s'est rebellée contre cette extra-
vagante machine à « modeler les cerveaux » et, par réaction,
elle est devenue follement romantique, éperdument indivi-
dualiste.
A partir de la rentrée scolaire de septembre 1956, une
sorte de mal du siècle ronge les étudiants. Le dégoût de la
vie, le scepticisme, le désintérêt de tout deviennent brusque-
ment à la mode (145). « Je n'ai jamais aimé ce monde et
ce monde ne m'a jamais aimé » gémit un cœur solitaire et
mélancolique (146). On ne peut pas étudier lorsqu'on a vingt
ans et qu'on ne croit plus à la vie : un à un les étudiants
désertent les cours. Au mépris des règlements, ils partent
se promener à la
campagne se réunissent dans leurs
chambres pour discuter. C'est la première reconquête d'une
parcelle de liberté personnelle.
Les autorités universitaires réagissent contre la désertion
des cours et organisent le pointage des absents. Les étudiants
trouvent la parade : ils assistent aux cours mais en lisant
ostensiblement des romans. Des loustics préparent des ques-
tions insidieusement embarrassantes à poser aux professeurs.
Lorsque ces malheureux éludent les réponses, ricanements ou
réflexions insolentes leur font perdre la face. En octobre
pour la première fois, les étudiants de la Chine nouvelle
chahutent. Les autorités sont complètement débordées. En
novembre, les étudiants en prennent de plus en plus à leur
aise : ils décident qu'ils n'assisteront plus aux séances de
sport, ni aux réunions politiques où se déversent les menson-
ou
(143) J.M.J.P., 4 septembre et 4 octobre 1956.
(144) Jeunesse de Chine, 1er juin 1957.
(145) N.C.N.A., 29 novembre 1956.
(146) N.C.N.A., 12 juillet 1957.
90
.
ges officiels sur la Hongrie et que désormais l'après-midi
sera consacrée à la sieste (147).
Il y a bien sûr dans tout cela, après de dures années
de. surmenage, une large envie de se détendre et de rire.
Les réactions des étudiants ne sont dépourvues ni d'outrance
purement verbale ni de nihilisme tapageur et stérile. Mais
par-delà ces enfantillages, il y a aussi chez eux une volonté
têtue de se délivrer d'un système de bourrage de crâne qui
les épuise et les révolte. Les éclats de rire, les plaisanteries
et les insolences sont moins dirigées contre la personne des
professeurs que contre l'« uniformisation de la personnalité »,
1'« immobilisme culturel » et « le bandage de la pensée » (148).
C'est en réalité une révolte contre l'abrutissant dressage sta-
linien.
Dès le mois de novembre d'ailleurs, une grande partie
des étudiants passe des déclamations romantiques et de la
gesticulation à la lutte politique. Pour beaucoup de jeunes
du Parti le rapport Krouchtchev a été le point de départ
d'une sorte de dégel de la pensée. Les événements de l'au-
tomne ne font que précipiter la débâcle de leur « totalitarisme
idéologique ». La Révolution Hongroise et en Chine même
les grondements de colère qui montent de la paysannerie
des bagarres et des grèves éclatent au début de l'hiver dans
les villages
- leur apportent de bouleversantes évidences.
Dans ces milieux, pendant tout le mois de novembre et de
décembre, on discute passionnément de ce qui se passe en
Pologne, en Hongrie et en Chine. En janvier il est indubi-
table que les courants oppositionnels sont apparus parmi les
jeunes intellectuels du Parti qui dépassent singulièrement
la déstalinisation officielle et la revendication d'une libérali-
sation de la Dictature bureaucratique. En même temps que
dans les usines, une avant-garde révolutionnaire est en train
de se former dans l'intelligentzia.
Très vite, à la lumière de ce qui se passe en Chine et
des nouvelles qui arrivent de Budapest, ces militants par-
viennent à la conclusion que « le Parti est l'incarnation du
despotisme bureaucratique » et que le « socialisme ne peut
pas se développer autrement que sur la base d'une démocra-
tie directe ». Pour eux, la lutte des ouvriers de Hongrie
est une lutte « pour le principe de la démocratie directe »
et il faut « transmettre tout le pouvoir aux Comités Ouvriers
de Budapest » (149).
Dans le courant de janvier, les dirigeants du Parti s’in-
quiètent de ce qu'ils appellent « les tendances à l'anarchis-
(147) Kouang-Ming-Jo-Pao, 26 octobre 1956. N.C.N.A., 29 novembre
1956 et Tchang-Kouo-Tsing-Nien, 1er décembre 1956.
(148) Kouang-Ming-Je-Pao, 29 octobre 1956. N.C.N.A., 29 novembre
1956.
(149) Tcheng-Tche-Hsue-Hsie, 13 février 1957.
91
me » (lis it la democratie extreme ». Le 25 janvier l'éditoria-
liste du Kouang-Ming-Je-Pao se scandalise des idées « que pro-
fessent certains jeunes du Parti ». Un jeune, dit ce journal,
a donné de la démocratie la définition suivante : « En toutes
choses et quelle que soit l'importance de l'affaire en question,
il faut que les masses populaires puissent voter. Si l'opinion
des masses juge qu'une question doit être résolue de telle
façon, la direction doit alors résoudre inconditionnellement
la question de cette façon ». La revue théorique Huse-Hsi du
18 janvier déplore que beaucoup de jeunes en soient venus
à considérer « comme une seule et même chose, les 4 struc-
tures de l'Etat socialiste et le Bureaucratisme... Certains
pensent que si on fait du pouvoir étatique le facteur impor-
tant du développement et des rapports économiques, alors on
ne peut parler de communisme. Ils considèrent que si la
construction socialiste est dirigée par l'Etat on ne peut éviter
l'influence du bureaucratisme ». Le 3 mars 1957 la même
revue juge indispensable pour remettre les choses au point
de réfuter après les avoir exposées à sa manière les théories
de Bakounine sur le rôle de l'Etat.
Mais que les jeunes révolutionnaires chinois aillent ou
non chercher la clarification de leurs idées dans les vieilleries
anarchistes n'a pour l'instant que peu d'importance. Le fait
décisif, c'est qu'au moment où elle succombe à des milliers
de kilomètres de là, des communistes chinois de la nouvelle
génération reprennent à leur compte l'essentiel du programme
de la Révolution des Conseils Ouvriers de Hongrie.
XII. – UNE REVOLUTION PHILOSOPHIQUE.
Face à cette agitation qui monte dans les usines, les
villages, les universités, et commence à décomposer le Parti
totalitaire lui-même, les sphères dirigeantes hésitent et tergi-
versent. En octobre, en novembre encore, la presse dénonce
l'activité des « contre-révolutionnaires », des « agents de For.
mose » et de « l'imperialisme ». La police réprime l'agitation,
s'acharne à découvrir les meneurs et à anéantir les complots.
Mais en décembre, déjà les appréciations officielles se font
plus nuancées. Les dirigeants de Pékin prennent conscience
de l'ampleur de l'opposition et après ce qui s'est passé à
Budapest, ils n'ont garde de répéter les mêmes erreurs que
Geröe et Farkas, de crainte de finir comme eux. Ainsi que
le dira le « Quotidien du Peuple », la « répression est une
méthode dangereuse car
non seulement elle ne peut pas
résoudre les contradictions qui sont à la base des troubles
mais encore elle peut les augmenter et les aggraver » (150).
Désormais les grèves ouvrières, l'agitation qui gagne les cam-
(150) J.M.J.P., 13 mai 1957.
92
pagnes et les incidents qui se produisent dans les Universités
ne sont plus seulement attribuées aux « contre-révolution-
naires >> cachés. C'est le « bureaucratisme » qui devient le
grand responsable de tous les maux dont souffre la nation.
En janvier, le tournant est pris. Les cadres moyens et subal-
ternes sont pris à partie avec une extraordinaire violence. Il
n'est pas de crime dont ils ne soient coupables : méthodes
dictatoriales, arrogance envers les masses, arbitraire, incom-
pétence, corruption, fainéantise. Si le peuple est mécontent,
c'est parce que la véritable politique du Parti a été trahie
par ceux qui étaient chargés de l'appliquer. Au mépris de
toutes les instructions qu'ils avaient reçues, les cadres n'ont
montré « aucun souci des souffrances du peuple », ils ont
« étouffé les opinions des masses », et usé de leur autorité
pour « opprimer les travailleurs et violer leurs intérêts » (151).
Des organismes de contrôle sont aussitôt mis sur pied pour
surveiller le comportement des cadres et recevoir « les plain-
tes écrites et verbales » contre « les fonctionnaires qui portent
atteinte aux droits des travailleurs> (152). La démagogie
anti-bureaucratique devient si violente, qu'on peut se deman-
der si les maîtres de Pékin ne vont pas, selon les meilleures
traditions staliniennes, décimer une partie de l'appareil pour
fournir des victimes expiatoires aux colères populaires.
Mais à cette heure critique de son histoire, ce ne sont
plus les ruses sanglantes du défunt dictateur de Moscou qui
inspirent à la bureaucratie chinoise le style de sa politique.
C'est de Varsovie que vient la lumière. Lorsqu'en février,
tous les cadres supérieurs sont invités à se réunir pour exa-
miner la situation, le sage Mao ne réclame pas des têtes. Il
fait au Parti des révélations philosophiques.
On a fait à ce paysan instruit, qui est en réalité le prince
des politiciens empiristes, une réputation d'homme d'Etat
philosophe. C'est sans doute pour justifier cette réputation
que, dans son discours du 28 février, Mao n'hésite pas à
s'élever jusqu'aux considérations les plus générales et les plus
abstraites (153).
En réfléchissant sur ce qui s'est passé en Europe orien.
tale et sur ce qui arrive en Chine même, Mao a
brusque illumination : c'est que contrairement à ce qu'on
avait pensé jusque-là, abusés qu'on était par des « conceptions
métaphysiques », il y a 'en réalité deux types de contradic-
tions dans le développement des sociétés.
Les premières, qui se manifestent dans les sociétés repo-
sant sur l'exploitation de l'homme par l'homme, prennent
eu
une
(151) J.M.J.P., 1l et 13 janvier 1957.
(152) J.M.J.P., 11 janvier 1957.
(153) Cf. le texte du discours qui ne sera publié à Pékin dans le
Jen-Min-Jih-Pao que le 19 Juin 1957 et les commentaires de la nouvelle
« ligne générale » dans l’éditorial du J.M.J.P., 2 mai 1957.
93
racine dans l'antagonisme insurmontable des classes et ne
peuvent être résolues que par la violence révolutionnaire.
Cela, tout le monde le savait, plus ou moins, depuis long.
temps. Mais ce que révèle Mao, c'est qu'il exisťe un second
type de contradictions au sein desquelles, il y a bien un
antagonisme des termes opposés, mais englobés dans une tota-
lité qui, en dépit des oppositions internes qu'elle contient
n'a pas, elle, de caractère antagonique. Ainsi en va-t-il, des
contradictions qui se sont développées au sein du peuple
chinois. Car il faut oser le dire, il y a des contradictions
au sein du peuple chinois. Rien n'est d'ailleurs plus normal,
car, rappelle Mao, tout n'est que contradiction dans la nature
et le monde. Sans contradictions, il n'y aurait pas de mou-
vements, sans mouvement pas de progrès, et par conséquent
pas de Chine progressiste.
Seulement, si les « contradictions internes au peuple »
sont le moteur du progrès, en raison de leur nature particu-
lière elles ne se développent pas du tout de la même façon
que les contradictions qui déchirent les sociétés capitalistes.
Ainsi par exemple, les contradictions qui se sont manifestées
en Chine entre « le gouvernement et les masses », entre « ceux
qui occupent des positions de direction et ceux qui sont
dirigés » ne peuvent pas du tout être assimilées aux contra-
dictions qui se développaient jadis dans la Chine du K.M.T.
Ce serait méconnaître que, précisément en raison de leur
nature non antagonique, elles peuvent se résoudre pacifique-
ment, sans intervention de la violence, car elles ne donnent
pas lieu à des luttes de classes. Toutes les erreurs du passé
viennent de ce qu'on n'a pas tenu compte de la nature et
des lois spécifiques du développement de ces contradictions,
et qu'on les a traitées comme de vulgaires contradictions
antagoniques, en usant pour les résoudre, d'une violence tout
à fait inadéquate.
Mais c'était à une époque où l'esprit n'avait pas encore
émergé complètement des brumes de la pensée « métaphy-
sique ». La raison encore tenue en esclavage par la logique
qu'une contradiction existe ou n'existe pas. Mais Mao parle
et les ténèbres se dissipent à sa voix. Son audacieux génie
de dialecticien dépasse cette antinomie de la raison, en syn-
thétisant l'existence et la non-existence de la contradiction
dans la notion nouvelle et, pensera-t-on ingénument, contra-
dictoire, de contradiction non-contradictoire.
Désormais les bases théoriques de la lutte contre le
« bureaucratisme » et le révisionnisme sont jetées. Quoique
radicalement opposées, ces deux « déviations » ne sont que
les deux faces d'une même erreur : l'assimilation des « con-
tradictions internes au peuple » à celles qui déchirent l'uni-
vers capitaliste. De là, deux attitudes symétriques.
Celle des tenants du « bureaucratisme » qui, ne sachant
pas distinguer les luttes qui se livrent au sein du peuple
94
de celles qui surgissent entre le peuple et ses ennemis, sont
incapables d'opposer autre chose que la violence et la terreur
à toute manifestation d'opposition. Inefficace et dangereuse,
leur politique est une des pires séquelles du stalinisme. Héri-
tant de sa manie de voir des contre-révolutionnaires partout,
elle ne fait
que favoriser les menées des « révisionnistes ».
Ceux-ci partant de la même confusion, mais se plaçant
à un point de vue opposé, assimilent les contradictions entre
les dirigeants et la masse à une contradiction de classe et
prétendent la résoudre par l'élimination d'un des termes
contraires. Ils nient le « rôle dirigeant du Parti et de l'Etat >>
et tombent dans le « démocratisme extrême ». Ce sont au fond
des anarchistes.
Mais la dialectique de Mao, en posant que « les contra-
dictions internes au peuple » sont tout à la fois et indissolu-
blement contradictoires et non-contradictoires, permet de
renvoyer dos-à-dos « le bureaucratisme » et le « révisionnis-
me » qui ne tiennent compte que d'un aspect de la réalité.
Elle leur oppose la vision d'une évolution pacifique de la
société socialiste au cours de laquelle les contradictions ne
surgissent que pour se résoudre aussitôt selon un processus
continuel qui n'est que la consolidation elle-même du socia-
lisme. Ainsi se trouve sauvegardé du moins verbalement
le caractère dialectique du devenir des sociétés socialistes
et la différence irréductible qui les oppose aux sociétés d'ex-
ploitation. Tandis que ces dernières sont vouées à la vio-
lence et aux crises révolutionnaires, la société socialiste a
la possibilité de marcher de l'avant en apportant elle-même
leur solution aux contradictions successives qui apparaissent
dans son sein et déterminent son mouvement historique.
Il suffit pour cela que ses dirigeants apprennent à « consi-
dérer l'ensemble des choses », à « voir non seulement leur
côté positif mais aussi leur côté négatif », de sorte que par
des méthodes appropriées, « les choses mauvaises puissent
être transformées en bonnes choses ».
En dépit de la phraséologie marxiste, les innovations
philosophiques de Mao débouchent sur quelque chose qui est
aussi vieux que le charlatanisme social-démocrate : la concep
tion réformiste de l'évolution sociale. Comme n'importe quel
réformiste, Mao veut lui aussi, arranger les choses, corriger
les abus, et résoudre progressivement les problèmes sans crise
violente.
Cependant s'il est vrai que par ses conceptions de base
le réformisme de Mao ressemble comme un frère à celui des
bourgeois éclairés du 19e siècle et de leurs compères sociaux-
démocrates, les deux frères sont nés à quelques trois quarts
de siècle de distance dans des univers totalement différents
et, bien entendu, ils n'ont pas été engendrés pour le même
usage.
L'ancien chef des armées rouges qui s'est formé à tra-
vers trente ans de luttes atroces contre le K.M.T. et
ses
95
serve
divers alliés, ne s'est évidemment pas converti aux platitu-
des théoriques sur le progrès pacifique dans le monde impé-
rialiste à une époque, où les sociaux-démocrates ne se don-
nent même plus la peine de faire semblant d'y croire. Le
néo-réformisme de Mao est à usage rigoureusement interne.
C'est un réformisme de la bureaucratie, valable seulement
à l'intérieur du bloc des « Etats socialistes ». C'est pourquoi
en même temps qu'il réduit les notions essentielles de la
dialectique à de simples jeux de mots pour donner un sem-
blant de couverture théorique au tournant politique que la
poussée des masses contraint le P.C.C. à opérer, Mao con-
une philosophie révolutionnaire pour interprèter le
devenir du monde. impérialiste.
Cette conception éclectique du procès historique mondial
ne fait au fond que refléter la situation contradictoire de
la bureaucratie dans cette seconde moitié du 20e siècle. D'un
côté, dans la mesure où elle demeure engagée dans un conflit
avec la bourgeoisie, elle conserve apparemment et continue
à répandre certains côtés de l'idéologie révolutionnaire. Mais
en même temps, dans la mesure où, comme nouvelle classe
exploiteuse, elle subit à son tour, dans les pays qu'elle domine
déjà, les premiers assauts de la révolution prolétarienne, et
où elle voit un nombre croissant de « révisionnistes » utiliser
contre elle les catégories de la dialectique révolutionnaire,
celle-ci lui devient insupportable. C'est pourquoi, comme le
fit en son temps la pâle bureaucratie réformiste, elle truque
et falsifie la philosophie révolutionnaire de Marx et cher-
che à l'accoupler avec une vulgaire théorie du progrès.
Car en laissant de côté les tours de passe-passe auxquels
se livre Mao, tel est bien le sens de son fameux rapport :
prouver que les choses peuvent s'arranger sans grève, sans
émeute, en « rectifiant » les excès les plus criants du régime
et les abus de l'appareil. La philosophie de Mao est une
philosophie de circonstance : devant l'orage qui gronde, le
Parti affolé entame une fuite éperdue en avant et mène à
fond la critique du « bureaucratisme » pour rattraper les
masses, qui elles, commencent à faire, par la violence, la cri.
tique de la bureaucratie.
XIII.
DU CARACTERE EXPLOSIF DES CONTRADIC-
TIONS NON CONTRADICTOIRES.
Au printemps, en effet, tandis que l'agitation continue
sporadiquement, le Parti déclenche une campagne de « cri-
tique et de rectification >> destinée à corriger « le style de
travail » de l'appareil. A cette date, celui-ci est complètement
isolé des masses. Désormais les slogans et la propagande tom-
bent dans le vide. Pour gagner de vitesse les événements,
le gouvernement a pourtant multiplié les concessions et les
bonnes paroles. Aux étudiants il a accordé un allègement
96
sur-
de leur programme et un assouplissement de la discipline
universitaire (154). Pour plaire à l'intelligentzia, le Parti
a abandonné la lutte contre le Hu-Fengisme et battu en retraite
dans la question du réalisme socialiste. « Les cent fleurs
de la culture et les cent écoles » ont été appelées à rivaliser
de nouveau librement (155). Pour couper court à l'agitation
paysanne, les autorités ont ramené à 5 % du revenu annuel
, le taux des investissements obligatoires dans les coopératives
alors qu'on leur avait parfois imposé une accumulation de
20 et 30 % de leur profit (156). Après avoir quelques mois
plus tôt dénoncé les grévistes comme les ennemis du peuple,
on déclare hypocritement que la grève est légitime « pour
lutter contre le bureaucratisme » et qu'« aucun « leader » de
grévistes ne sera puni » (157). On promet aux ouvriers de
faire l'impossible pour améliorer leur situation et notamment
en faisant des économies administratives par la suppression
des emplois bureaucratiques inutiles. Justement on découvre
que dans certains services le tiers du personnel est en
nombre et on annonce à grands cris démagogiques, qu'on
va remettre les fainéants au travail. Comme aux temps héroï-
ques de 1942, où dans la Chine rouge affamée, soldats, offi-
ciers et fonctionnaires avaient travaillé à cultiver les champs,
il est même question de faire participer la bureaucratie dans
son ensemble aux tâches matérielles de production. Au prin-
temps, le maire de Pékin, celui de Tien-Tsin, le gouverneur
du Hopeï paient d'exemple et consacrent quelques heures à
la construction de routes. D'autres dirigeants vont travailler
parmi les paysans et dans les usines pendant leurs loisirs.
Il s'agit de combler à n'importe quel prix le fossé qui sépare
désormais la bureaucratie des travailleurs et de renouer le
dialogue.
Tel est bien d'ailleurs le but de la campagne « de cri-
tique et d'auto-critique » qui commence après la fête du
1er Mai. Bureaucrates et ouvriers, cadres et paysans, profes-
seurs et étudiants, militants et « sans-parti » vont se réunir
dans toute la Chine, pour se dire en toute franchise ce qui
ne va pas et chercher en commun les solutions et les « recti-
fications » souhaitables. Il est bien entendu du reste que
« les meetings de rectification » ne devront avoir d'autre but
que de renforcer « l'unité du peuple » et non pas de régler
des comptes. La critique doit avoir « la douceur de la brise
et de l'ondée ».
(154) Kouang-Ming-Jih-Pao, 26 et 29 octobre 1956.
(155) Lou-Ting-Yi : « Que s'épanouissent les floraisons multiples,
que de multiples écoles rivalisent. », Pékin, juin 1956.
(156) Nang-Fang-Jih-Pao, 30 août 1956.
(157) Déclaration de Chu-Yang, Directeur de la propagande, 7 mai
1957.
97
1
1
"Dun cependant les bouches ne s'ouvrent pas facile-
ment. Non
pas que les sujets de mécontentement fassent
défaut. Mais beaucoup d'opposants, habitués aux ruses de la
dictature, craignent un piège et ne parlent qu'en tremblant
« comme s'ils s'avançaient sur une mince couche de glace >>
(158).
Mais au bout de quelques jours les plus hésitants s'enhar-
dissent et c'est soudain un déluge de critiques et d'attaques
de plus en plus véhémentes contre le régime.
Il y a de tout, des récriminations personnelles, des ran-
coeurs, des ambitions déçues, des rêveries technocratiques, des
illusions sur les démocraties occidentales, des notes de mys-
ticisme religieux, des vagues nostalgies du passé. Mais ce
sont là des propos que tiennent les « vieilles barbes » des
« partis démocratiques » qui ont été invités les premiers à
parler (159).
Dans les universités où les meetings de « rectification »
commencent bientôt après, les déclarations des étudiants et
des professeurs atteignent en quelques jours une incroyable
audace. Utilisant cet entracte de liberté que leur offre le
régime totalitaire, les universitaires, le plus souvent membres
du Parti, transforment les « meetings d'autocritique >>
véritable tribune politique d'où ils parlent à toute la Chine.
Le sujet tabou est enfin abordé : celui des privilèges de
la bureaucratie. « Certains disent que le niveau de vie s'est
élevé », clame un professeur. « Pour qui s'est-il élevé ? Pour
ces membres et ces cadres du parti, qui jadis traînaient des
souliers éculés et qui aujourd'hui roulent en conduite inté-
rieure et portent des uniformes de drap » (160). « Ces privi.
lèges, continue un autre, sont des crimes contre le peuple,
car les honoraires que touche un cadre sont payés par des
vingtaines et même des centaines de paysans qui triment
toute l'année » (161). Les hauts dignitaires du parti consti-
tuent une classe privilégiée. Les dirigeants du parti à l'éche-
lon provincial ou municipal sont « des empereurs lo-
caux » (162). « Il faut supprimer tous les privilèges des
membres du Parti » (163).
Non sans commettre parfois les pires confusions théori-
ques,
des étudiants contestent carrément le caractère socialiste
du régime. Le 23 mai, une étudiante du Parti qui a combattu
pendant quatre ans dans une unité de partisans rouges, pro-
clame à l'Université de Pékin : « Le vrai socialisme est très
en
(158) N.C.N.A., 3 mai 1957.
(159) J.M.J.P., 31 mai 1957, Tchoung-Kouo-Tsing-Nien-Pao, 10 juin
1957. J.M.J.P., 12 juin, etc...
(160) J.M.J.P., 31 mai 1957.
(161) Cheng-Yang-Jih-Pao, 13 août 1957.
(162) J.M.J.P., 20 juillet 1957.
(163) J.M.J.P., 13 août 1957.
98 -
démocratique. Pour moi c'est un socialisme construit sur des
bases féodales. Nous devons considérer comme insuffisants
le mouvement de rectification du Parti. Les masses populaires
ne sont pas idiotes. Nous devons véritablement résoudre les
problèmes et pour ce faire, il n'y a qu'un moyen, mobiliser
et soulever les masses ». Des timorés, terrifiés par ces paroles,
lui crient de s'arrêter et de quitter la tribune. Elle prie ceux
qui ont peur de sortir et continue acclamée par une partie
de l'assistance : « Ni l'Union Soviétique, ni la Chine n'ont
encore supprimé la distinction entre les classes. En particulier
ces deux pays pratiquent la dictature du prolétariat (sic).
Le socialisme c'est la suppression des classes. Ni l'Union Sovié-
tique ni la Chine ne sont des pays véritablement socialistes.
Nous devons chercher à réaliser le vrai socialisme. Je pro-
pose que des mesures radicales soient prises pour révolution-
ner complètement le système social existant actuellement,
Je n'approuve pas le réformisme. Ce qu'il faut c'est un chan-
gement radical, une transformation totale ». Elle termine en
disant : « Parmi les membres du Parti un grand nombre
sont des oeufs pourris, des vauriens, un certain nombre sont
des gens intellectuellement inertes et immobiles. Seule une
petite minorité sont de vrais bolchevicks » (164).
Ce stupéfiant appel révolutionnaire n'est pas isolé. En
juin, un professeur de Nankin appelle les étudiants à faire
« deuxième libération du peuple chinois » (165). Des
universitaires de Chen-Yang proclament que « les Etats socia-
listes sont en pleine crise et que l'heure d'un grand cham-
bardement est arrivée » (166). Les étudiants de l'Université
Tsinghoua de Pékin estiment qu'« on est à la veille d'un
incident polonais ou hongrois » (167).
Ce ne sont pas que des paroles d'intellectuels grisés par
leur soudaine liberté. Parmi les orateurs les plus fougueux
il y a des militants du Parti, anciens combattants de la
guerre civile, pour qui l'agitation révolutionnaire n'a pas de
secret et qui ont appris très jeunes à ne pas se payer de
mots. Très vite d'ailleurs cette agitation s'organise. Les murs
de la cantine de l'Université de Pékin se couvrent de papil-
lons multicolores portant des caricatures, des poèmes satiri-
ques, des revendications, des mots d'ordre à l'emporte-
pièce (168). Des groupes révolutionnaires se forment : « La
société des cent fleurs », « Remède Amer », « La voix des
basses classes » (169). Ils publient des tracts, des bulletins,
et notamment « Place publique », rédigé par des communistes
une
(164) J.M.J.P., 30 juin 1957.
(165) Weng-Houeï-Pao, 29 juin 1957.
(166) J.M.J.P., 13 août 1957.
(167) J.M.J.P., 6 juillet 1957.
(168) N.C.N.A., 3 juillet 1957.
(169) Kouang-Ming-Je-Pao, 26 mai 1957.
99
qui lancent un manifeste réclamant la liberté de la presse
« le renversement de la nouvelle oppression » la « démocratie
socialiste » (170). Les mots d'ordre se diffusent dans l'Univer-
sité et gagnent les autres écoles et instituts techniques de la
ville. En même temps l'agitation s'organise en direction de
la population ouvrière de Pékin car le groupe qui publie
« Place Publique » connaît son affaire et se donne pour objec-
tif « de devenir le noyau directeur des masses actuellement
en mouvement ». (171)
Les autres universités de Chine suivent bientôt. Fin
mai, des groupes oppositionnels se sont formés à Tien-Tsin,
Harbin, Sian, Changhaï, Nankin, Chen-Yang et diffusent
des feuilles non contrôlées par le · Parti. Tous ces groupes
révolutionnaires manœuvrent avec une habileté consommée.
Ils prennent la tête des revendications des étudiants, politi-
sent les problèmes et portent l'agitation dans les rues. On
sent la marque d'hommes qui ont été formés par le mouve-
ment communiste. Dans les premières semaines de juin, il
devient évident que cette avant-garde cherche par des mani-
festations de rues à entraîner derrière elle le prolétariat et
à aller aussi loin que possible.
A Hang-Yang, le 12 juin, des centaines d'étudiants des-
cendent dans les rues en chantant des hymnes révolution-
naires qu’on clamait autrefois contre le Kuo-Ming-Tang. Ils
distribuent des tracts, se heurtent durement à la police et
donnent l'assaut aux repaires de la bureaucratie. Le siège
du Parti et la Préfecture sont envahis. Les émeutiers pénè-
trent dans le logement du Préfet et écrivent sur la façade :
« Préfet sans morale ni culture; chiens courants des brutes
du Comité Central » et aussi « Que tous ceux qui mange'it
sans travailler disparaissent ». Le soir ils font prisonnier
un tinéral qui les a traités de contre-révolutionnaires et ils
l'enferment dans l'Université barricadée.
Le lendemain, 13 juin, les étudiants retournent à la
Préfecture avec des cordes, dans l'intention évidente de can.
turer le préfet lui-même. Ce digne fonctionnaire les reçoit en
leur demandant qu'« ils ne dépassent pas les limites de ce que
permet la démocratie ». Aussitôt une bagarre s'engage entre
les cadres qui entourent le préfet et les manifestants qui
essaient de s'emparer de lui. Le préfet est passé à tabac
mais réussit à s'enfuir, cependant que plusieurs cadres sont
ligotés et amenés par les étudiants qui perdent un prisonnier.
Tout l'après-midi, bagarres et manifestations continuent.
Des ouvriers commencent à s'ameuter. Des paysans viennent
des villages voisins pour savoir de quoi il retourne. Les auto-
rités envoient en toute hâte des équipes de cadres leur expli-
quer qu'il s'agit d'une manifestation du Kuo-Ming-Tang. Le
.
.
(170) N.C.N.A., 12 Juillet 1957.
(171) J.M.J.P., 24 Juillet, 21 Août 1957.
100
par
14, les forces de répression isolent l'Université. L'affaire se
termine par un compromis : les combattants se restituent
réciproquement les prisonniers (172).
Ces journées du 12 et 13 juin sont décisives. Elles prou-
'vent jusqu'à l'évidence que «la campagne d'auto-critique »
déclenchée Mao loin de détendre la situation est en train
d'ouvrir les vannes de l'agitation révolutionnaire. Le rétablis-
sement de la liberté ne fait que donner aux opposants le
moyen de s'organiser, de diffuser leurs slogans et d'étendre
leur agitation en direction des masses. Sans doute les groupes
révolutionnaires des universités n'ont pas encore réussi à
opérer leur jonction avec l'avant-garde ouvrière et les paysans.
Mais partout la bureaucratie constate que la campagne de
rectification ébranle son autorité. Les cadres ruraux se plai-
gnent que les paysans leur rient au nez quand ils leur don-
nent des ordres et les menacent, s'ils insistent, de se plaindre
d'eux à la prochaine réunion de « redressement » (173). Les
sociétés secrètes religieuses qui traditionnellement servent de
cadre à la révolte rurale se reconstituent. Déjà des villageois
se sont enhardis jusqu'à ligoter des cadres et à les rouer
de coups, comme de vulgaires seigneurs. A Pékin les ambi-
tieux s'agitent. Des dirigeants des « partis démocratiques » et
des universitaires réputés libéraux se consultent pour envisa-
ger ce qu'il faudrait faire « dans le cas où les étudiants se
ligueraient avec les travailleurs » et où le P.C.C. ne parvien-
drait plus à contrôler la situation (174). Décidément les évé-
nements de Budapest hantent toute la Chine. L'appareil
bureaucratique en tout cas ne se fait pas d'illusion : à con-
sidérer la rapidité avec laquelle les événements ont marché
depuis le Premier Mai, il est évident que si on n'arrête pas
ces stupides attaques contre le bureaucratisme, qui de jour en
jour attisent les flammes de la révolte, dans quelques semaines
il sera peut-être trop tard. Prise de panique une fraction de
l'appareil on dit que Liu-Shao-Chih est à sa tête
dresse contre le réformisme de Mao et exige sans délai, qu'on
mette un terme à cette politique de suicide.
Ce qui s'est passé au Bureau Politique dans la nuit du 13
au 14.quand arrive la nouvelle des incidents de Hang-Yang
n'a pas été révélé. Mais ce qui est certain c'est que le 14 juin,
l’éditorial du très officiel « Quotidien du Peuple » marque
un brutal renversement du cours politique libéral inauguré
depuis l'hiver. Le Parti proclame soudain le socialisme en
danger et dénonce les menées des « droitiers » qui cherchent
à renverser le régime. C'est la contre-attaque victorieuse de
la bureaucratie. Dès lors la campagne contre le « bureaucra-
se
(172) J.M.J.P., 8 Août 1957 et' Tchoung-Kouo-Tsing.Nien-Pao, 10
Août 1957.
(173) J.M.J.P., 4 janvier 1957, 31 janvier 1957.
(174) J.M.J.P., 15 juillet 1957.
101
tisme » cède la place à une campagne contre les « droitiers »
et à une relance du « moulage idéologique » qui était décidé-
ment très insuffisant. Dès juillet, l'inquisition a repris ses
droits et les amalgames policiers recommencent : il n'y a pas,
il n'y a jamais eu d'opposition populaire en Chine, rien que
des complots contre-révolutionnaires (175). La dictature
retourne à ses délires paléo-staliniens et les révolutionnaires
rentrent dans la clandestinité. Quelques actes de désespoir
marquent encore les derniers soubresauts d'une révolte qui
n'a pas eu le temps de déployer sa puissance. Çà et là des
étudiants lancent des grenades sur les bonzes de l'appareil.
Des paysans qui ont causé des désordres sont fusillés en juillet.
Les révolutionnaires arrêtés avouent qu'ils étaient des agents
de Formose et qu'ils travaillaient à rétablir le capitalisme.
Les mensonges officiels recouvrent de nouveau la lutte des
classes.
Après sept ans de dictature totalitaire les groupes révo-
lutionnaires qui se sont formés dans les usines et les univer-
sités ne pouvaient pas en quelques semaines se donner l'orga-
nisation nécessaire pour affronter dans une bataille générale
l'appareil bureaucratique. La Chine n'est pas la Hongrie et
dans l'immensité du pays dix millions d'ouvriers et sept cent
mille étudiants ne constituent encore que de petits noyaux
séparés les uns des autres par des milliers de kilomètres. Il y
a, après tout, autant de distance entre Canton et Harbin
qu'entre Barcelone et Moscou. La masse énorme de la paysan-
nerie à son tour n'est qu'un conglomérat de groupes villageois
isolés dont les particularismes se trouvent accentués à l'ex-
trême par la diversité des conditions locales. Sans doute la
classe ouvrière, la paysannerie et l'intelligentzia révolution-
naire seront-elles à la longue amenées par la logique même
de leur lutte contre l'ennemi commun, à se coaliser pour
frapper ensemble. Mais au printemps 1957, les choses n'en ,
étaient pas encore là. A l'exemple de ceux de Budapest, les
groupes révolutionnaires des universités faisaient l'impossible
pour opérer leur jonction avec l'avant-garde des usines. Mais
les problèmes que posait l'unification du mouvement révolu-
tionnaire ne pouvaient pas être résolus en quelques semaines.
Il eût fallu des délais beaucoup plus longs pour que les
noyaux d'agitateurs qui se multipliaient puissent surmonter
leur dispersion et leur émiettement, entrer en contact, coor-
donner leur action et se donner des moyens d'expression à
l'échelle de la nation. Inévitablement, dans la première étape,
les actions révolutionnaires qui s'engageaient çà et là devaient
conserver le caractère d'actions locales, désordonnées, indé-
pendantes les unes des autres. Alors que les groupes révolu-
tionnaires des différentes régions n'avaient encore aucune
possibilité d'acquérir une vue d'ensemble de la situation dans
(175) J.M.J.P., lºr, 16, 21 et 22 juillet 1957.
102
ce pays démesuré, avec sa puissante organisation centralisée
étendant ses ramifications jusque vers les plus lointains villa-
ges et son monopole des moyens d'information l'appareil bu-
reaucratique conservait une supériorité écrasante. La densité
des centres industriels et universitaires sur la carte de Chine
est encore trop faible pour que la révolution ait pu en quel.
ques jours créer spontanément, comme elle l'avait fait en
Hongrie, son propre système d'organisation et de liaison face
à celui de la bureaucratie. A plus forte raison était-il exclu
qu'elle ait la possibilité de faire pénétrer ses mots d'ordre et
son organisation dans des centaines de milliers de villages
sans lesquels elle ne peut pas vaincre dans un pays sociale-
ment aussi arriéré que la Chine.
La volonté affirmée par les révolutionnaires chinois de
faire de leur pays une deuxième Hongrie devait inévitable-
ment se briser sur l'immaturité des conditions objectives
nécessaires pour que le proletariat chinois se sente de taille
à poser carrément sa candidature à la gestion directe de la
société et de la production. En juin 1957, l'adoption du
programme de la Révolution Hongroise par la jeunesse révo-
lutionnaire de Chine ne pouvait être encore qu'une anticipa.
tion historique.
Mais l'agitation du printemps dernier n'en est pas moins
lourde de signification. Sept ans après son avènement triom-
phal, la bureaucratie chinoise a vu à son tour se dresser
contre elle la menace de la Révolution Prolétarienne. La nou-
velle politique dont le rapport Mao avait voulu jeter les fon-
dements théoriques a duré en tout et pour tout un mois et
demi et elle s'est terminée par des lancements de grenades.
Pas plus en Chine qu'ailleurs il n'existe de voie conduisant
sans douleurs à une libération du régime bureaucratique et
encore moins à on ne sait quelle régénération du socialisme.
Ou bien la Révolution brise l'appareil bureaucratique ou bien
celui-ci rétablit sa domination terroriste sur les travailleurs
et l'ensemble de la société. Cela, après les Hongrois et les
Polonais, les révolutionnaires chinois le savent désormais
parfaitement.
Les journées fiévreuses du printemps 1957 en Chine ont
entièrement confirmé le verdict historique rendu l'automne
précédent par les événements de Hongrie.
!
Pierre BRUNE.
103
LE MONDE EN QUESTION
1
1
.
LE ROLE DES DELEGUES DU PERSONNEL
:
Nous reproduisons ci-dessous un article sur les délégués
du personnel publié dans Tribune Ouvrière Renault du
mois d'avril 1958.
aurons
1
1
2
1
1
1
.
1
.
1
IUS
!
Le 23 avril commencera à la Régie la série des élections de
printemps. Nous
ces jours-là les élections des délégués du
collège « ouvriers-employés », ensuite les élections du 2e et du 3e collège.
Nous aurons certainement au mois de mai les élections au Comité
d'Entreprise. C'est donc pendant deux mois que nous allons être sol.
licités de toutes parts à grand renfort de millions de francs et de
centaines de milliers de tracts, d'affiches, puis des meetings et surtout
par un déferlement de démagogie et de mensonges, pour tenter de
modifier légèrement le pourcentage des résultats. ,
Il est à prévoir que des débrayages d'avertissement et les petites
grèves viendront renforcer la campagne électorale; ils auront pour
but de nous faire croire que tel ou tel syndicat est vraiment le défen.
leur de notre sort.
Mais toute cette agitation ne pourra pas cacher notre situation
qui va en empirant, et ne pourra pas cacher non plus le véritable
caractère des délégués du personnel. Il est bon de revoir comment
a évolué la notion des délégués du personnel et leur rôle :
Depuis le début de la grande industrie et jusqu'en 1936 les tra-
vailleurs de la plupart des industries n'avaient pas de représentation
légale. C'était l'ouvrier le plus combatif de l'atelier ou de l'usine qui
d'une manière tout à fait « illégale » portait les revendications de ses
camarades devant le patron. Ce camarade et quelques autres, souvent
très faible minorité, s'organisèrent en syndicat le plus souvent
clandestin. Ils ne disposaient d'aucune protection. Leur force n'était
que la combativité de leurs camarades de travail. Il y avait discussion
permanente des revendications, l'élaboration des cahiers revendicatifs
sie faisait dans les ateliers et souvent il fallait se battre pour protéger
les militants et tenter d'obtenir des améliorations de salaire, de condi.
tions de travail, etc.
Sans moyens financiers, sans protection légale, ces minorités de
militants syndicaux ont arraché pour nous en cinquante années de
lutte : la diminution de la journée de travail (des 12 et 14 heures
quotidiennes qui se faisaient au début du siècle aux 8 heures de 1936),
des améliorations de salaire continuelles, l'élévation du standing de vie
des travailleurs, des droits et des protections de toutes sortes et enfin
les congés payés.
Tout cela fut obtenu dans une lutte permanente et dans la clan.
destinité. Pendant cinquante ans beaucoup de nos pères furent vic-
times de la répression patronale, réduits au chômage, emprisonnés, ins-
crits sur les listes noires et même tués dans les batailles de rues. Mais
tout cela a abouti à juin 1936 et à la trahison, car avec un mouvement
de cette ampleur, il aurait été possible, non seulement d'obtenir les
améliorations que nous connaissons, mais aussi la destruction une fois
pour toutes de ce régime d'exploitation. Les partis et les syndicats
s'orientèrent dès ce moment-là dans la collaboration de classes et depuis
avons perdu dans la légalité tout ce que nos pères avaient su
obtenir par la lutte. La perte des 40 heures et la détérioration conti.
muelle de notre pouvoir d'achat alors que nous travaillons plus dur
que nous produisons individuellement trois quatre fois plus
qu'à cette époque, sont deux exemples frappants de ce recul.
1
1
1
110 IIS
ou
104
et
En les légalisant, nous avons aussi perdu nos délégués du personnel.
Comment ? Nous avons vu que le délégué dans la période clandestine de
lutte n'était pas élu, il était seulement le camarade le plus combatif.
Le jour où l1 n'avait plus la confiance de ses camarades, alors un
autre le remplaçait. Il n'y avait même pas besoin d'élections pour cela,
ce changement constant de « délégués » a permis qu'un nombre
important de militants ouvriers se forme.
Après 1936 tout fut légalisé mais nous conservions encore le droit
de choisir nos délégués. En général nous avions un seul syndicat et
de plus les élections se faisaient par atelier. Nous avions la possibilité
de choisir celui que nous consi ns comme le plus qualifié d'entre
nous pour transmettre nos revendications. Il nous représentait en dehors
des grandes périodes de lutte où nous élisions de larges comités de
grève. Les délégués de l'entreprise se réunissaient, s'informaient mutuel.
lement et coordonnaient l'action de toute l'entreprise et souvent ils se
réunissaient aussi avec les délégués des autres usines pour fixer en com.
mun des actions élargies.
Que sont devenus les délégués du personnel ?
Ils ne sont plus désignés par nous dans nos ateliers.
Ils ne nous représentent plus mais représentent les syndicats.
Ils sont souvent délégués à vie et refusent que nous leur don.
nions des ordres.
Lors des mouvements de septembre et octobre derniers, un délégué
répondit à ses camarades d'atelier, réunis pour discuter de l'action :
« Je n'ai pas d'ordre à recevoir de vous, mon rôle est de vous transmet-
tre les ordres de mon syndicat. » Il prétendit « qu'on voulait le déboulon.
ner ». Nous aurions bien du mal à le déboulonner étant donné que ce
n'est pas nous qui l'avons désigné mais son syndicat et que la loi
est là pour le protéger, lui et ses semblables, contre les travailleurs qui
pourraient ne pas être contents de son attitude.
Les délégués disposent de privilèges importants. Ils sont des auto-
rités ayant leur propre hiérarchie (petits délégués distributeurs de
tracts, dévoués, ils tentent de défendre leurs camarades : ils sont les
premières victimes en cas de licenciement. Et les grands délégués ne se
salissant plus les mains à la machine; certains n'ont même plus de poste
de travail, ils passent l'année en costume de ville à se promener dans
l'usine « pour nous défendre ». Ce sont les nouveaux « spécialistes » de
notre époque.) Ils se réunissent une fois par mois au « parlement de
l'usine » où la plupart du temps la direction répond NON à toutes leurs
demandes, qui sont en général des revendications qui ne seront jamais
obtenues par des bavardages avec le patron mais par la lutte.
Ne pouvant rien obtenir dans le « parlement de l'usine », face au
patron, ils se disputent entre eux, épousent les querelles de leurs bou-
tiques syndicales au lieu de se réunir dans l'usine et avec d'autres
usines pour coordonner l'action décidée dans les ateliers. De surcroît
certains sont des cumulards et en dehors de leur poste de délégué ils
sont aussi pêle-mêle : responsable syndical, représentant à la caisse de
retraite, au comité d'entreprise et dans les multiples commissions, sous-
commissions, organismes de loisirs, de sports... Ils ont tellement de
choses à faire qu'ils ne font, à de très rares exceptions près, rien de bien.
Ils se plaignent que personne ne veut prendre de responsabilités,
mais sont les syndicats auxquels ils appartiennent qui ont créé
cette situation. De nos jours pour être délégué il ne faut pas être le
plus combatif mais le plus soumis aux ordres de son syndicat. Celui qui
n'est pas dans la ligne sera exclu ou du moins perdra son poste de
délégué. L'opposition des travailleurs et les engueulades que le délégué
reçoit n'incitent pas les ouvriers à remplir ce poste.
Ceci est la situation dans l'usine Renault, mais cette situation n'existe
pas partout. Dans beaucoup de petites boîtes, en province particulière-
ment, les délégués sont encore les plus combatifs et les plus repré-
sentatifs de leurs camarades de travail.
ce
105
avons :
Comment obtenir de véritables délégués du personnel ?
La première condition c'est d'élire les délégués par atelier. Faire
autant de collèges qu'il y a d'ateliers dans l'usine pour permettre de
choisir entre nous celui qui devra être notre représentant, c'est-à-dire
celui qui transmettra ce que nous désirons à la base. Que celui-ci soit
membre d'un syndicat ou qu'il soit « inorganisé » ne change rien à la
question. Son rôle est de représenter ses camarades de travail et non pas
de transmettre les ordres élaborés en haut, à l'extérieur de l'usine, par
des gens qui ne connaissent pas nos besoins, nos volontés et qui la plu-
part du temps utilisent notre lutte à des fins qui n'ont rien à voir
avec nos intérêts de travailleurs.
Le délégué appartenant à un syndicat s'engage d'abord à être le
représentant de son atelier. Il est entièrement libre de faire partager
à ses camarades de travail les idées de son syndicat et de les appeler
à se syndiquer, mais il ne peut pas imposer à ses électeurs ses direc-
tives. Ce sont les électeurs qui doivent donner les ordres et les mandats
impératifs. Le délégué doit accepter d'être révocable à tout instant sur
la demande de la majorité de son collège électoral.
Les délégués doivent s'engager à se réunir en assemblée d'usine pour
discuter en commun avec tous les autres délégués, représentant chacun
leur atelier, sans tenir compte de leur appartenance syndicale. En effet
on voit actuellement les délégués des différents syndicats de chez Renault
refuser de se rencontrer en commun pour discuter des revendications et
de coordonner les actions qui se font dans l'usine. Il ne suffit pas de
proposer l’unité d'action comme le fait la C.G.T. il faut réaliser notre
unité, nous-mêmes, dans les ateliers.
Ces formes d'organisation d'élection et de contrôle des délégués
du personnel ne sont pas une vue de l'esprit. Elles existent dans la
pratique ; en Angleterre par exemple, nous
1° Le « Trade Unions Council », c'est-à-dire la confédération des
syndicats anglais.
2° Les « Shop Stewards Commitees » qui sont les comités des
délégués du personnel directement élus dans les entreprises et qui
jouent un très grand rôle dans la lutte revendicative, particulièrement
dans la lutte quotidienne contre les cadences de travail, contre l'auto-
mation et les licenciements que le patronat voudrait imposer.
Les travailleurs anglais se sont battus 40 ans
pour ces comités
et ils doivent les défendre continuellement contre les patrons et les syn-
dicats. Les travailleurs anglais possédant cet organisme de lutte se
défendent beaucoup mieux que nous contre toutes les mesures que les
directions des entreprises voudraient imposer aux travailleurs. On ne
voit pratiquement jamais un ouvrier licencié pour son action reven-
dicative.
En France, la loi du 16 avril 1946 précise : « Le scrutin est de liste
et à deux tours avec représentation proportionnelle. Au premier tour
de scrutin, chaque liste est établie par les organisations syndicales les
plus représentatives. Si le nombre de votants est inférieur à la moitié
des électeurs inscrits, il sera procédé, dans un délai de 15 jours, à un
second tour de scrutin pour lequel les électeurs pourront voter pour
des listes autres que celles présentées par les organisations syndicales. »
Nous aurions donc le droit théorique de voter pour des candidats
autres que ceux présentés par les organisations syndicales mais il fau.
drait pour cela que la majorité des électeurs s'abstienne au premier tour
de scrutin.
Pour réaliser cela il faudrait que la totalité des travailleurs de la
Régie Renault puisse être informée, mais il n'y a pas d'organisme, en
dehors des organisations syndicales, qui ait les moyens matériels d'in-
formation et d'explication pour faire comprendre tout ce mécanisme.
Le système du collège unique pour tous les ouvriers et employés est si
vaste que même si la majorité des travailleurs est mécontente des
délégués qui sont imposés par les syndicats, il n'est pas possible d'ob.
tenir de véritables délégués nous représentant.
106
Pourtant la loi et surtout une interprétation, faite par Croizat dans
une circulaire du 7 mai 1946 et qui disait : « J'appelle tout particulière-
ment votre attention sur ces dispositions qui permettront soit de consti-
tuer un collège unique, soit, le plus souvent, de prévoir des collèges
plus nombreux que ne l'indique la loi. Il sera souvent parfois souhai-
table, en effet, dans les entreprises importantes, de constituer des
collèges par atelier, conformément à une pratique traditionnelle en la
matière » permettant de faire autrement.
C'est bien notre avis et cela faciliterait l'élection de travailleurs
véritablement représentatifs, mais cela ne fait pas l'affaire des syndicats,
que ce soient les uns ou les autres. Ainsi se référant à une autre partie
de la loi ils ont trouvé le moyen de s'arranger avec le patron par des
protocoles d'accord ; en effet, la loi dit :
« Le nombre et la composition des collèges électoraux peuvent
être modifiés par les conventions collectives existant ou par des accords
passés entre organisations patronales et ouvrières. »
C'est le cas chez Renault. Chaque année la direction et les syndicats
signent des protocoles d'accord pour fixer le nombre des collèges et le
nombre des délégués. Pour pouvoir avoir une véritable représentation
des ateliers il faudra tout chambarder. Aujourd'hui nous n'avons, en
tant que minorité, qu'une possibilité : refuser tout ce système électoral.
C'est pourquoi un certain nombre de travailleurs de l'usine refusent
d'aller voter et que d'autres mettent dans les urnes des bulletins blancs.
Par ces gestes nous affirmons notre opposition à plébisciter la politique
des syndicats, à refuser le système et à préparer pour demain une
véritable démocratie dans laquelle les délégués seront les représentants
des travailleurs et non pas des instruments entre les mains des poli-
ticiens.
Cela viendra un jour, jusque-là nous serons esclaves de la collabora.
tion entre syndicats et patrons.
un
POLOGNE : LA KADARISATION FROIDE
« L'idée de l'autonomie ouvrière a été introduite à tort depuis
octobre 1956 dans la pratique de la gestion des entreprises, ce qui
a donné lieu à de regrettables conflits avec les représentants syndi.
caux, la direction de l'usine, et la cellule du Parti ». Cette déclaration
de Gomulka devant le 4º congrès national des syndicats polonais marque
tournant décisif dans l'évolution de la situation. Tournant qui
n'était nullement imprévisible, et qu'au risque de paraître pessimiste,
Socialisme ou Barbarie avait annoncé dès l'année dernière. La preuve
en est faite, une fois de plus : Les Conseils ouvriers alors même
qu'ils sont privés de toute fonction politique, alors même que leurs
droits dans le cadre des entreprises sont strictement limités et leurs
possibilités d'action réduites au point de les transformer en simples
témoins de la direction constituent une menace pour le pouvoir ;
c'est qu'ils tendent à se comporter comme s'il leur était permis de
décider sur toutes les questions que règle la direction de l'entreprise
ou la bureaucratie centrale et tendent à incarner aux yeux des travail.
leurs, pour cette raison même, un nouveau pouvoir. Gomulka n'avait
accepté la création de Conseils ouvriers, après les journées d'octobre,
qu'en espérant trouver en eux des auxiliaires, susceptibles d'amener les
ouvriers à coopérer avec les organismes dirigeants en vue d'accroître
la production; mais les Conseils ne s'étaient eux-mêmes constitués et
n'avaient répondu aux aspirations des travailleurs que parce qu'ils
apparaissaient comme des organes autonomes de représentation. La
position des ouvriers et celle de l'appareil étatique étaient ainsi en
conflit dès l'origine et ce conflit ne pouvait que s'accentuer avec le
temps, les Conseils se fédérant, en dépit des recommandations qui
leur étaient prodiguées, et dans chaque entreprise débordant le cadre
formel d'activités dans lequel on prétendait les enfermer; l'appareil
107
connu
est la
de son côté cherchant à restaurer le pouvoir incontrôlé de la direction
de l'usine et du Parti.
Après avoir rusé avec les Conseils (Gomulka ne déclarait-il pas,
il y a six mois à peine, que le système de l'autonomie ouvrière avait
donné la preuve qu'il était viable) le gouvernement se permet aujour-
d'hui de les attaquer de front : ceux-ci se trouvent désormais noyés
dans chaque entreprise au sein d'un organisme plus large, la conférence
d'autonomie ouvrière (selon un usage stalinien éprouvé l'idée est con-
damnée et le terme préservé) où les directives du Parti seront assurées
de triompher.
Cette mesure s'inscrit, en outre, dans une offensive d'ensemble
contre les ouvriers polonais. Gomulka, dans le même discours, les
avertit que les salaires n'ont déjà que trop augmenté en regard de la
productivité, que les normes doivent être relevées et, enfin et surtout,
que les grèves sont incompatibles avec « l'ordre et la légalité socialistes ».
Sur ce dernier point on peut mesurer le chemin parcouru depuis
octobre 1956. En reconnaissant, à cette époque, que la grève de Poznan
avait été légitime et que les ouvriers n'avaient fait que sanctionner
l'impuissance du gouvernement, Gomulka rompait apparemment avec le
stalinisme. La fiction d'une identité de l'Etat et du proletariat semblait
dissipée. La voici maintenant réaffirmée et simultanément réintroduite
la phraséologie stéréotypée des temps passés. Gomulka n’invoque pas
seulement une situation de fait conjoncturelle, la crise économique,
pour déconseiller les grèves, il adopte une position idéologique qui
fut essentielle au stalinisme et dont le principe bien
clictature de l'Etat et du Parti sur le prolétariat.
En vain prétendrait-on justifier l'évolution du gomulkisme par des
considérations purement techniques, relatives à l'état présent écono-
mique et social de la Pologne, quand Gomulka lui-même ne le fait
pas. Les difficultés que rencontre le gouvernement pour remédier au
chaos engendré par l'ancien régime sont une chose, les méthodes
utilisées par le gouvernement, à la faveur de ces difficultés, pour res-
taurer un appareil bureaucratique incontrôlé en sont une autre.
Depuis octobre 1956 la situation économique ne s'est pas sensi-
blement améliorée, mais dans le même temps la politique suivie n'a
pu que renforcer la méfiance des masses à l'égard du régime, décou-
rager les initiatives révolutionnaires et par conséquent contribuer à
l'aggravation d'une situation que certains veulent, par ailleurs, pré-
senter comme dictant tous les choix. Les difficultés économiques, qu'il
est assurément impossible de sous-estimer, paraissent cependant d'au-
tant plus déterminantes que les méthodes politiques accusent
cesse la distance entre l'appareil bureaucratique et les masses et font
de plus en plus dépendre la production de la contrainte.
A ceux qui jugent inévitables les dernières
annoncées
par Gomulka devant le congrès des syndicats, on peut facilement répon-
dre qu'elles ne le sont que dans le cadre d'une perspective déterminée.
L'accroissement de la production et le relèvement des normes ne peu-
vent être obtenus qu'à la condition de désarmer la résistance ouvrière,
soit de réduire au silence les conseils d'entreprise et d'interdire les
grèves, ceci est bien vrai, mais encore faut-il reconnaître qu'il n'y a
pas de raison pour la classe ouvrière de se sacrifier quand les moyens
lui sont retirés de connaître la situation économique et de déterminer
elle-même la politique à suivre.
Dire, maintenant, que les ouvriers polonais s'avèrent incapables
de résoudre les problèmes posés par l'organisation de la production
(au reste cette incapacité qu'on prétend être l'attribut d'un proletariat
« arriéré », les staliniens en ont toujours fait le prétexte de leur poli-
tique en France, quand ils partageaient les responsabilités du pouvoir),
dire encore que les intellectuels révolutionnaires ignorent tout de la
réalité sociale et sont guidés par des utopies, c'est oublier que gou-
vernement Gomulka depuis son avènement s'est acharné à les empê.
cher de jouer un rôle politique dirigeant. Si son action a été à cet
égard efficace et s'il a pu se reconstituer un appareil bureaucratique
sans
mesures
108
aux
en
ce
sens
solide, c'est essentiellement en raison de la menace d'une intervention
russe et des conditions très particulières créées par la lutte contre le
stalinisme. D'une part, l'exemple hongrois a littéralement paralysé les
forces sociales révolutionnaires en Pologne; d'autre part la lutte contre
l'oppression totalitariste a momentanément confondu toutes les oppo-
sitions et subordonné les éléments qui luttaient pour des transforma-
tions radicales à l'aile libérale de la bureaucratie. Dans ce climat, le
gomulkisme n'a d'ailleurs dévoilé que peu à peu ses intentions. Jusqu'à
l'été dernier, semble-t-il, l'offensive menée dans le parti contre les
révisionnistes et les critiques adressées aux conseils s'effectuaient encore
dans les limites d'un compromis. Porté au pouvoir par le mouvement
ouvrier et les intellectuels de gauche du Parti, Gomulka s'est long-
temps contenté de multiplier les remontrances à l'égard de ces derniers
et de censurer leurs publications tandis qu'il s'employait à limiter
l'activité des conseils. Ce n'est qu'avec l'interdiction de Po Prostu en
octobre dernier, et avec les mesures nouvelles prises contre la classe
ouvrière que la phase offensive de rebureaucratisation se trouve amor.
cée.
Ce serait sans doute une erreur de penser que cette phase puisse
se développer pacifiquement, que le gouvernement s'en tienne
mesures actuelles et que celles-ci ne rencontrent pas de résistance dans
la population. Les événements d'octobre 1956 ont marqué une véritable
révolution idéologique et
un changement qui est irréver.
sible. La critique de l'idéal et de la réalité bureaucratiques a été si
profonde qu'il est inimaginable que soit jamais restaurée l'adhésion
au régime qui avait caractérisé les premières années de la démocratie
populaire. En outre la suppression de la terreur, le climat de liberté
qui continue de régner en Pologne font que les informations et les
critiques continuent de circuler dans tous les secteurs de la société.
Toutes les tentatives que fait l'appareil bureaucratique pour soustraire
sa politique au contrôle des masses ne sauraient empêcher la démystifi-
cation de suivre son cours. Au contraire, celle-ci n'a sans doute fait
que s'approfondir durant les derniers mois. Les éléments communistes
de gauche qui ont longtempsaccordé leur confiance à Gomulka ne
peuvent que reconnaître maintenant la divergence de leurs objectifs
et de ceux de l'aile libérale de la bureaucratie. Il devient clair pour
un nombre croissant de militants que deux courants essentiellement
différents se sont exprimés en octobre dans la lutte contre le stalinisme.
Selon l'un, il ne s'agissait que d'une réforme du régime, de supprimer
la terreur policière, d'éliminer le gaspillage économique, d'obtenir
un minimum de coopération de la part des travailleurs; selon l'autre,
il s'agissait d'un bouleversement des rapports sociaux, d'une instauration
progressive de la gestion ouvrière, de la démocratisation effective des
organes de pouvoir, d'une libéralisation totale de la culture. Il se
révèle maintenant que le dilemme réforme ou révolution a
aussi plein dans les démocraties populaires que dans les démocraties
occidentales, et que les masses émancipées du stalinisme ne peuvent
attendre d'une aile de la bureaucratie la solution des problèmes qu'elles
ont elles-mêmes' à résoudre.
Que cette expérience ne puisse se traduire, en Pologne, dans une
période proche, d'une manière positive, c'est le plus probable. Mais une
telle expérience déborde les frontières de la Pologne. En Hongrie,
en Chine, en U.R.S.S. bien que dans des conditions différentes
se produire : le même effondrement du stalinisme, la même
-démystification des masses, le même effort de la bureaucratie libé-
rale pour assouplir la dictature et gagner la confiance populaire, la
même incapacité des appareils à mener à bien une simple réforme,
vu les mêmes espoirs déçus et provoquée la même prise de
conscience des exigences révolutionnaires.
Les événements de Pologne ont en ce sens une portée universelle,
mais s'ils demeurent à nos yeux privilégiés, c'est que la libéralisation
du régime a été considérablement plus loin qu'en U.R.S.S. et que la
réaction n'a pas suivi la voie terrible qui fut réservée à la Hongrie.
un
sens
on
а
vu
on
a
i
ino
En demeurant dans les limites d'une kadarisation froide le gomulkisme
continue de présenter au ceur de l'univers néo-stalinien les contra-
dictions les plus explosives : on peut être sûr qu'elles n'ont pas fini
d'exercer leurs effets.
Claude LEFORT.
LES GREVES EN ESPAGNE
Est-ce le commencement de la fin ? Dans les faubourgs ouvriers de
Barcelone, les corons des Asturies, les usines et les villages d'Espagne
on n'hésite plus à poser la question. Après les grèves de mars-avril,
les travailleurs savent qu'ils n'ont pas été battus, ils sont chaque jour
plus conscients de leur force.
C'est en mai 1947 que la première étincelle de la lutte ouvrière
jaillit dans le pays basque après huit années de terreur totalitaire.
Quatre ans plus tard, en 1951, c'était le fameux boycottage des trams
suivi de la grève générale à Barcelone et dans tout le Nord indus-
triel. Il fallut attendre cinq autres années pour qu'éclate le troisième
mouvement, les grèves d'avril-mai 956 au pays basque et en Navarre.
L’agitation n'a pas cessé depuis. Grèves sporadiques (Asturies, mars
57, Bilbao, septembre 57), nouveau boycottage des transports (Barce.
lone, janvier 57) et, parallèlement, mouvements de protestation dans
les Universités (1). C'est que la solide haine des masses pour le régime
qui représente et protège l'ordre social traditionnel est quotidienne-
ment alimentée par le spectacle du luxe insolent des exploiteurs, par
la morgue, le ridicule et l'incapacité des « classes dirigeantes »; c'est
qu'elle est exaspérée par la hausse constante du coût de la vie. Dans
la situation de crise où se trouve plongé le franquisme, peu à peu
les travailleurs perçoivent la possibilité d'intervenir pour leur propre
compte, pour affirmer et défendre leurs propres intérêts aussi bien
contre le régime que contre le patronat.
Dans ce sens, la grève des Asturies est un exemple de courage,
de prudence et de résolution. On sait qu'elle a éclaté le 4 mars à la
mine Maria-Luisa, dans la zone d'Oviedo, où avait déjà commencé
le mouvement de grève de l'année dernière. Huit ouvriers ayant été
renvoyés pour production insuffisante, le travail fut arrêté par solida-
rité. Deux jours plus tard, 1.200 travailleurs de la mine El Fondon
rejoignaient les grévistes. Le mouvement prenait alors caractère
plus général de protestation contre une récente décision gouvernemen-
tale précisant que la durée maximum de la journée de travail dans
les mines serait de huit heures sans donner lieu au paiement de l'heure
supplémentaire (la 8°) admis jusqu'alors. Les autorités fermaient immé.
diatement les puits touchés par la grève, mais celle-ci s'étendait à la
vallée de Langreo et, en peu de jours, 30.000 mineurs arrêtaient com.
plètement le travail. Des milliers de gardes civils, forces de police,
flics en civil, occupaient les villages miniers, C'est sans ressource et
soumis à cette énorme pression policière que les mineurs ont complè-
tement paralysé le bassin pendant quinze jours. Conscients des dangers,
sans réunion et en apparence sans même se concerter, ils ont organisé
l'arrêt, et la reprise, à la barbe de la police, sans que celle-ci parvienne
à découvrir les organisateurs. Aussi les arrestations opérées l'ont été
le plus souvent au hasard. Mais les jeunes ont été particulièrement
visés : une grande partie de ceux qui étaient exemptés du service
militaire en
tant que mineurs ont été repris et envoyés au Maroc ou
un
(1) Voir : « La lutte des classes en Espagne », S. ou B., n° 9, avril.
mai 52; « En Espagne : de la résistance passive à la résistance active »,
S. ou B., n° 21, mars-mai 57.
110
comme
en
avons
à Ifni. C'est que la participation de la jeunesse a été massive et enthou-
siaste et c'est là un des traits les plus importants de ces grèves.
Quelques jours après la fin du mouvement dans les Asturies, c'est
à Barcelone que des grèves éclataient. Le 25 mars, alors que des tracts
circulaient dans la ville depuis quelques jours invitant à la solidarité
avec les mineurs, cinq usines se sont mises en grève, dont des grandes
entreprises occupant plusieurs milliers d'ouvriers comme la E.N.A.S.A.
(camions) et l’Hispano-Olivetti (machines à écrire). D'autres usines
importantes ont suivi le lendemain : Lamparas Z. (1.000 ouvriers dont
une majorité de femmes), S.E.A.T. (automobiles), Maquinista Terrestre
y Maritima (gros moteurs). Les 27, 28 et 29 mars, en dépit des com.
muniqués et des menaces du Gouverneur, le mouvement s'élargissait
à d'autres grandes usines : Batllo (outillages), Hunot, Seda, Fabra y
Coats (textiles), Maquitrans (tracteurs), et à certaines petites entre-
prises de la banlieue. 50.000 ouvriers participaient à la grève. La comme
dans les Asturies, ce sont des jeunes ouvriers sans aucune expérience
de lutte qui en ont été souvent les instigateurs. A l'usine «X», des
jeunes sont allés trouver deux camarades de travail connus
des militants : « Vous qui savez organiser ces choses-là, il faut faire
la grève, les mineurs sont en mouvement, il faut sortir des tracts,
appeler à la grève générale »; les deux militants ne s'y attendaient pas;
quelques heures plus tard le travail s'arrêtait à l'usine.
En fait, personne ne sait comment le mouvement a éclaté à Barce-
lone. Aucune renvendication précise. Les uns disaient « c'est pas soli-
darité avec les mineurs des Asturies » ou encore « avec les mineurs de
Berga » (mines de Catalogne où 'venait d'avoir lieu une grève très
dure, dont la presse française n'a pas parlé), d'autres parlaient du
coût de la vie, de solidarité avec les étudiants (de l'Université de
Barcelone, en grève aussi), tous affirmaient : c'est parce que nous
assez ! Quand les ouvriers ont arrêté le travail chez Hispano-
Olivetti, le directeur a convoqué les responsables du Syndicat officiel
(phalangiste) et leur a demandé de s'informer des revendications des
ouvriers. Les responsables sont
en disant : il n'y en pas,
ils disent que c'est pour protester! Le directeur est resté stupéfait,
mais les ouvriers savaient que leur revendication dépassait le cadre
de l'usine, qu'elle concernait le régime tout entier.
Au même moment, la grève touchait également toute
d'industries du pays basque. A Saint-Sébastien, presque toutes les entre-
prises étaient arrêtées. Des grèves éclataient à Eibar, Pasajes, Renteria,
Andoain, Tolosa, Irun. Grève perlée aux hauts fourneaux de Baracaldo.
Le 3 avril encore, un arrêt de travail se produisait aux établissements
« Aranzabal », à Vitoria.
Dans une région où aucun mouvement n'avait encore eu lieu depuis
le franquisme, à Valence, 3.000 ouvriers de l' « Union de Levante >>
(chantiers navals) se mettaient en grève le 27 mars et manifestaient
à l'occasion du lancement d'un pétrolier et de la visite d'un ministre.
Deux autres chantiers rejoignaient le mouvement. Grève perlée aux
hauts fourneaux de Sagonte.
On sait que le mouvement gréviste s'est résorbé. Après les mineurs,
les travailleurs de Barcelone, de Valence, du pays basque ont repris
le travail. Mais ils ne l'ont pas repris battus. Ils ont lancé un avertis-
sement. Ils ont éprouvé leur force. Des concessions ont même été arra-
chées ici et là. Le Gouvernement, tout en essayant d'arrêter les « me-
neurs » (automatiquement classés comme « communistes »), n'a pas osé
jusqu'ici entreprendre une répression massive. Les temps ont changé,
en effet. Le régime est en pleine crise politique et se débat dans des
difficultés économiques extrêmement graves. La bourgeoisie, en parti-
culier, cherche des « solutions de remplacement »; on se démène dans
les milieux dirigeants pour préparer un régime de transition; bien des
gens cherchent à se blanchir en faisant de l'opposition. La solution
monarchiste, qui, tout en conservant intactes les structures traditionnel.
les, offrirait une façade libérale, permettrait-elle d'éviter « une explo-
sion populaire » ? C'est la question que se posent les classes dirigeantes.
revenus
une série
ווו
Solution provisoire, il est vrai, car rien ne pourra empêcher le violent
antagonisme des classes d'éclater de nouveau au grand jour.
Aucun changement de décor politique ne pourra désormais arrêter
la nouvelle vague ouvrière. Elle déferlera plus puissante, ses échos
réveilleront dans les villages les paysans exploités. Des nouvelles géné-
rations de travailleurs commencent à entrer dans la lutte. Elles appren-
dront en
peu de temps que c'est l'ordre social lui-même qu'il faut
bouleverser de fond en comble.
R. MAILLE.
NOTES SUR L'ANGLETERRE
Contre les armements.
Ce n'est pas seulement en France que le P.C. et d'autres groupe.
ments mènent une campagne verbale contre l'installation de rampes de
lancement de fusées. En Angleterre il se passe la même chose. Mais il y
a là un autre mouvement contre les rampes qui est plus significatif
et bien embarrassant pour les staliniens. Ce mouvement a été déclenché
par les plombiers d’Aberdeen qui ont déclaré « travail noir » (black
work) tout travail lié à la construction de ces bases. Raisonnement très
simple : « Nous ne voulons pas de cela, donc nous n'y travaillerons
pas. »
Cette même idée a déjà été reprise par plusieurs organisations,
dont les branches locales du syndicat des électriciens( le seul syndicat en
Angleterre qui soit entre les mains des staliniens) et du syndicat des
métallos, auxquelles s'ajoutent des sections isolées du Parti Travailliste,
notamment à Leeds. Inutile de dire que plusieurs résolutions demandant
que . les syndicats centraux interdisent ce travail n'ont pas reçu de
réponse favorable de la part des dirigeants syndicaux et travaillistes.
La plupart des résolutions visent la fabrication des bombes H aussi
bien que les rampes de lancement. On remarque également une agitation
contre la bombe H dans de larges couches d'intellectuels et d'étudiants
et la question est devenue une préoccupation de l'aile gauche du groupe
parlementaire du Parti Travailliste (« Victory for Socialism ») qui reste
bevaniste après la désertion de leur leader. Mais cette dernière se garde
bien de toute relation avec les propositions d'action directe des ouvriers,
qui n'ont donc d'autre appui politique que celui des groupements d'ex-
trême-gauche.
Mouvements revendicatifs
Il y a
en Angleterre deux sortes de grèves : les grèves qui sont
ordonnées et contrôlées par la direction centrale des syndicats et les
grèves locales, qui presque toujours ne touchent qu'une seule entreprise,
déclenchées par les travailleurs indépendamment des syndicats, et dont
une partie même se fait contre le syndicat, et même, à la limite, seule-
ment contre le syndicat.
La dynamique de ces grèves révèle la véritable nature du triangle
ouvriers-syndicat-employeurs. La grève est déclenchée soit par un comité
de « shop-stewards », soit par une section du syndicat qui agit sans
consulter les échelons supérieurs de la hiérarchie syndicale. La grève
cours, les ouvriers engagent une lutte avec le syndicat pour qu'il
reconnaisse leur grève et garantisse ainsi aux ouvriers le paiement d'un
« salaire de grève » prélevé sur les fonds syndicaux, mais cet appel au
syndicat a, en revanche, pour résultat d'aider celui-ci à faire accepter
par les ouvriers des négociations interminables devant les tribunaux et
les commissions.
en
112
eu
Parmi les grèves locales de ces six derniers mois, celles de la cons-
truction ont un intérêt particulier. Rien qu'à Londres, il y en a
au moins six, dont les revendications portaient toutes sur les conditions
de travail et les licenciements de « shop-stewards ». Malgré un chômage
de 50.000 ouvriers dans ce secteur, des victoires considérables ont été
remportées par les grévistes. Un élément nouveau a été la formation
d'un comité d'ouvriers du bâtiment (rank and file commitee).
Sur le plan national, c'est le mouvement revendicatif du personnel
des autobus et cars qui attire l'attention. Rappelons qu'en juillet 1957
a eu lieu la première grève officielle dans ce secteur denuis de longues
années. Bien que le syndicat en question (T. G. W.U.) soit un des plus
conservateurs et bureaucratisés, il fut cependant contraint par l'attitude
des ouvriers à déclencher une grève illimitée des autobus de province
(les grèves de 24 ou 48 heures sont presque inconnues en Angleterre)
qui apporta une hausse des salaires. Le trait franpant de cette grève fut
la violence, très remarquable pour l’Angleterre, des accrochages entre les
grévistes d'une part et les flics et les jaunes d'autre part.
Après cette grève, c'était au tour des employés des autobus do
Londres de revendiquer une augmentation des salaires. En janvier,
Frank Cousins (secrétaire du T.G.W.U.) réussit, mais avec beaucoup
de peine, à faire accepter la négociation aux délégués des ouvriers, qui
étaient partisans d'une grève sans discussions. Les négociations s'éter:
nisent, mais les ouvriers ont déjà refusé à l'unanimité une augmentation
pour le seul personnel roulant de Londres Centre (qui est de 36.000
employés contre 15.000 dans les autres catégories). On constate que
Cousins n'est pas du tout maître de la situation, qui menace d'un jour
à l'autre d'échapper à sa direction.
A propos de M. Cousins, remarquons qu'à Liverpool son syndicat
vient de reprendre l’offensive contre le syndicat autonome des dockers.
Il s'agit d'interdire le travail à tout docker qui n'adhère pas au T.G.W.!.
Une grève de 9.000 dockers a suiyi cette attaque. La bataille dans les
ports entre le T.G.W.U. et les dockers continue. (Cf. Socialisme ou
Barbarie, nº 18.)
Ce mouvement est un exemple de ce type de grèves contre un syndi.
cat dont on a parlé au début de cette note. A quel noint l'antagonisme
ouvrier-syndicat est devenu, un élément de la conscience des dockers,
c'est ce qui est illustré par le fait suivant : à la question qui leur était
posée par des sociologues de Liverpool « Qui est votre employeur ? »,
un grand pourcentage de dockers répondit : « Le T.G.W.U. ». (Ajoutons
que l'intégration du syndicat à l'administration des docks a atteint
un niveau extraordinaire.)
se
Revendication gestionnaire.
aux
en
L'histoire suivante s'est déroulée vers la fin de l'année dernière
dans une usine de Londres spécialisée dans la production de boîtes
de vitesse. La direction de cette usine avait annoncé « shop-
stewards » qu'elle était dans l'obligation de licencier 80 ouvriers
raison d'une baisse de la demande. Après une agitation les« shop-
stewards » ont obligé le directeur à examiner avec eux l'organisation
de l'entreprise, atelier par atelier. Ils lui ont montré toute une série de
modifications dont chacune permettait de réintégrer un certain nombre
d'ouvriers. Ne pouvant rien objecter à leurs arguments, le directeur a
dû battre pas à pas en retraite et a finalement été amené à réduire son
projet primitif de licenciement à huit ouvriers. Mais, à ce point, il
a fait preuve d'une résistance entêtée, bien que le licenciement de huit
hommes, soit tout à fait dépourvu de sens dans une usine de 1.000 ou.
vriers. Il ne s'agissait plus des besoins de l'entreprise et des possibilités
de travail, mais bien plutôt d'affirmer, même symboliquement, que c'est
le patron qui dirige.
S. TENSOR.
LES LEÇONS D’HENRI LAFIEVRE, MILITANT OUVRIER
Il est toujours difficile d'écrire sur un ami disparu alors même
que cet ami est une grande figure du mouvement ouvrier et que, par.
tant, il ne vous appartient pas. On pense trop à l’ami.
Qui était Henri Lafièvre qui vient de mourir d'un cancer, à l'âge
de 54 ans, après avoir passé six mois d'hôpital en hôpital dans des
conditions morales atroces ? Pour ceux qui l'ont connu, syndicalistes
ou politiques, ou qui seulement même l'ont approché, il faudrait des
pages et des pages pour répondre à cette question sans amputer une
personnalité aussi riche. Pour ceux, comme la majorité de nos lecteurs,
qui ne savent rien de lui on peut se contenter de quelques mots
secs. Il a été un des fondateurs du syndicat autonome des P.T.T.
(F.N.S.A.) et durant des années il a milité au sein du parti trotskyste
(P.C.I.).
Ces quelques mots, pour des étrangers suffisent, parce qu'il est
fort rare que l'existence d'un authentique militant ouvrier soit une
épopée ou une chanson de geste. Que l'on relise l'histoire du mouve-
ment ouvrier d’Edouard Dolléans, surtout les honnêtes deux premiers
volumes, et l'on verra combien le militantisme ouvrier est loin de la
chanson de geste, combien il prête peu à la dramatisation théâtrale.
Henri Lafièvre était de cette race d'hommes je pense aux Tollain
et aux Varlin, le « réformiste » et le « révolutionnaire » qui ont été
à l'origine du mouvement ouvrier moderne. Plus près d'eux certaine-
ment par la trempe et par la foi que des petits « fonctionnaires
ouvriers » du syndicalisme contemporain.
Ce qu'il faut faire connaître d’Henri Lafièvre ce n'est pas l'histoire
de son existence (bien qu'il serait utile de le faire un jour) mais
les leçons de cette existence, particulièrement de ces quinze dernières
années. Pour ce faire, il suffit de l'avoir connu. Cet être était telle-
ment limpide et sain que le fréquenter quelques heures était déjà un en-
seignement. L'ayant assez connu durant ces douze dernières années,
l'ayant beaucoup fréquenté dans les toutes dernières années de
vie, je pense pouvoir tirer · des relations que j'ai eues avec cet homme
que je respectais plus peut-être que tout autre et qui était devenu
mon ami, beaucoup plus que quelques enseignements fragmentaires,
une véritable leçon de militantisme ouvrier et peut-être même une
compréhension plus riche de la mentalité ouvrière dans ce qu'elle a
de meilleur et de plus authentique.
Pour ceux qui ont eu le privilège de participer tant soit peu à la
vie privée d'Henri Lafièvre la première chose qui frappait c'était une
complète harmonie entre sa vie de militant et sa vie privée. L'expé-
rience prouve combien il est difficile d'accorder le véritable militan.
tisme qui est fait de dévouement constant et d'abnégation avec
vie privée équilibrée et heureuse. Pour Lafièvre ces difficultés ne
blaient pas exister. Heureux de vivre, aimant la vie il passait pourtant
la quasi totalité de son existence éveillée (et combien de ses nuits !)
à æuvrer pour sa cause, pour ainsi dire comme on ne cesse de respi.
rer. Ce n'est pas, on le comprendra bien, que,
pour tous,
le militantisme ne constitua point pour lui une source de difficul.
tés insurmontables. Tout d'abord la fatigue et même l'épuisement
finirent par venir à bout de son extraordinaire résistance physique.
Bien que nous l'appelions tous « Le Vieux » c'est un être jeune d'esprit
et de cæur, jeune même dans son enveloppe corporelle, mais miné
par l'intérieur, aux organes fatigués, usé par le travail et les veilles,
qui vient de disparaître. Ensuite la gêne matérielle. On ne nourrit pas
une femme et quatre enfants, dont le dernier n'est pas même un ado.
lescent, avec line paye en fin de carrière de facteur-chef sans
que le seul fait de ne jamais faire d'heures supplémentaires ou de
prendre presque tous ses repas à l'extérieur n'entraîne des difficultés
inextricables. Oui, de telles difficultés furent son lot, plus qu'à d'autres
mieux payés. C'est sa mort prématurée qui en fut la rançon. Mais
ces difficultés étaient celles de sa classe, celles de ses camarades de
sa
une
sem-
comme
114
travail et il ne voyait pas comment il pourrait y échapper, lui comme
les siens, sauf par cette révolution prolétarienne qui faisait partie de
ses convictions politiques. C'était même très certainement la première
et simple raison pour laquelle il croyait à la révolution et à sa néces-
sité. Sur ce plan le réformisme n'était pas son fait. Il n'avait pas
besoin de philosophie pour cela, le sort réel de ses camarades facteurs
mis en présence de la bêtise des solutions réformistes lui suffisait
amplement. Je n'en veux pour exemple que ce passage, qu'il m'avait
pratiquement dicté, d'un petit article que j'avais fait sur une grève
de postiers : « Acceptez, dit F.0., ce 210 atttribué au choix. Il porte
sur à peu près 22 % des effectifs intéressés qui sont de 36.400 environ,
soit 8.000 gars qui seront nommés préposés spécialisés super-facteurs,
chargeurs, manutentionnaires. Comme d'autre part la durée de cette
réforme a été fixée à quatre ans, cela signifie que dans 18 ans environ
(4 x 4,5) les quelques 38.000 postiers intéressés (8.000 x 4,5) auront
atteint le 210 ». Comment un Lafièvre aurait-il pu être réformiste. Je
le vois encore un soir, fort tard, qui m'expliquait cela avec ses petits
yeux rieurs, à la fois heureux de la clarté de sa démonstration et
indigné de la pourriture F.0. Militait-il encore à cette heure tardive
ou vivait-il seulement la joie de démasquer un mensonge et la chaleur
d'une solidarité ouvrière bien comprise ?
Voilà donc quelles étaient les bases idéologiques du Vieux, puisées
à la source de l'expérience même, et s'il est exact qu'il avait lu Lénine
on peut dire que sur ce plan il ne pouvait rien y apprendre qu'il
ne sạche déjà.
Cela m'amène à parler de la seconde leçon qu'Henri Lafièvre nous
donne et cela malgré les désaccords qui ont toujours subsisté entre
nous. Sa vie proprement politique et sa vie syndicale procédaient d'un
seul et même mouvement de l'esprit et des sentiments. Il n'était pas
déchiré entre les deux, son indépendance d'esprit était trop totale pour
cela. Ici il convient de s'expliquer clairement. On sait que toute la
philosophie de la F.N.S.A. repose sur l'apolitisme. Apolitisme inspiré
du syndicalisme révolutionnaire d'autrefois ou apolitisme pur et simple,
on ne saurait trop dire. Un mélange variable des deux où le second
l'emporte quand même. Lafièvre qui de toute manière n'était pas
anarcho-syndicaliste ne se faisait aucune illusion à cet égard. Il est
tout cas tout à fait clair qu'Henri Lafièvre, malgré les attaques
malhonnêtes dont il a été l'objet, a respecté cet apolitisme empirique
de son syndicat, peut être plus que tout autre. On va comprendre
aisément pourquoi.
Revenant de son enterrement, un de ses camarades du syndicat
me demandait, un peu inquiet : « Mais il ne militait plus chez les
trotskystes, n'est-ce pas ? » Je lui répondis que c'était exact
depuis déjà un bon bout de temps. J'ajoutais que ce qu'on pouvait
dire politiquement de Lafièvre était fort simple : il n'était pas réfor.
miste, c'est-à-dire qu'il croyait à la prise du pouvoir et à la dictature
du prolétariat. Il pensait que le regroupement proprement politique
d'une avant-garde comprenant à la fois des intellectuels et des ouvriers
était indispensable. Enfin, pour être plus précis encore, contrairement
à la majorité des trotskystes il ne pensait pas que l’U.R.S.S. fut un
Etat ouvrier dégénéré, mais bien l'expression d'une nouvelle forme
de domination de classe. C'était d'ailleurs ce dernier point qui expli-
quait qu'il ait voté pour notre tendance lorsque il y a plus de
nous étions encore dans le P.C.I. et que nous militions
ensemble et qu'il fut resté sympathisant de notre Revue .
L'essentiel de ses positions de fond est là et il aurait été étonnant
qu'un homme de son envergure et de son intelligence n'ait pas opté
pour ces positions fondamentales du mouvement ouvrier révolutionnaire
moderne. Quant à ses appartenances ou ses sympathies formelles elles
sont de peu d'intérêt, et il serait absurde pour les uns comme pour
les autres de vouloir s'annexer Henri Lafièvre, après sa mort. Et à
ce titre, même le syndicalisme autonome auquel il a sacrifié sa vie
en
en fait
8 ans
115
ou
son
ne saurait l'annexer entièrement. L'important c'est de voir quel était son
comportement effectif.
Il est certain que le passage de cet autodidacte à l'âge de douze
ans il était aux champs, et cette grande intelligence aimait à rappeler
qu'il était un primaire dans le parti trotskyste lui a permis de relier
son expérience personnelle à la grande expérience collective du mou-
vement ouvrier depuis plus d'un siècle et demi. Il n'a jamais renie
cet apport, de même qu'il a toujours exprimé de la considération pour
l'apport original de Socialisme Barbarie. Il serait donc vain
de soutenir que Lafièvre n'était pas un militant politique. Il l'était
ardemment, et
arrestation durant l'occupation pour
son action
internationaliste (et non de « Résistance », car nous sommes quelques-
uns dans les petits groupes de gauche de l'époque, trotskystes, bordi-
guistes ou anarchistes, à avoir eu l'honneur de combattre l'occupation
nazie avec les armes de l'internationalisme prolétarien) en donne la
preuve irrefutable.
Cependant Henri Lafièvre avait une manière toute personnelle de
régler ses rapports avec la politique. Il était prêt à aller 'très loin,
étant d'un esprit assez libre et original pour cela, mais à une condition
absolument impérative : ne jamais se trouver coupé de ses postiers,
mieux encore de ses facteurs, ses camarades de travail et ne jamais
cesser, ne serait-ce qu'un seul instant, de lutter à leur côté. Pour un'
politique « pur » il y a des hauts et des bas dans l'activité, il y a des
moments où l'on se sent impuissant à intervenir et où l'on dit « atten.
dons, le temps travaille pour nous ». Il n'était pas question que Lafièvre
s'arrêtât un seul instant d'intervenir. Son activité dévorante ne pouvait
avoir qu’un terme, la mort, et ce fut celui qu'elle eut.
Tout ce qui pouvait servir pratiquement à son action quotidienne
dans son milieu de travail, il l'acceptait avec joie, sans considération
formelle d’apolitisme. Par contre toutes les suggestions qui ne lui sem.
blaient pouvoir trouver terrain d'application immédiat étaient à
rejeter à ses yeux, au moins dans le présent. Et pourtant ce qu'il avait
rejeté hier il était prêt à l'accepter le lendemain si seulement son imagi.
nation, qui était grande, lui faisait entrevoir une possibilité d'action
pratique. Certes son expérience le rendait prudent et il préférait tou-
jours une réalisation à une proposition. Par contre une réalisation dont
il ne voyait pas la possibilité de la transposer chez les postiers, et
singulièrement chez les facteurs lui paraissait dénuée d'intérêt. (1)
Au fond, comment en aurait-il pu être autrement ? Comme tout véri.
table ouvrier c'est dans son expérience vécue de prolétaire qu'il avait
puisé sa compréhension totale du monde et se couper de cette source
c'était se perdre. Il en est de même pour tous les ouvriers authentiques
et la particularité de Lafièvre résidait en ce que la largeur exception-
nelle de son intelligence et la finesse de sa sensibilité lui avaient permis
d'élever cette compréhension aux niveaux les plus hauts. Où aurait-il
été sans cette mort prématurée, nul ne le sait. Tout ce que l'on peut
un
(1) Cela a été le cas pour l'expérience du Conseil des Assurances
qu'il connaissait bien grâce à notre Revue et ceci malgré mon plaidoyer.
Il était déjà moins réticent vis-à-vis de tentatives comme celles de « Tri-
bune Ouvrière » de chez Renault, encore qu'il fut gêné par son anti-
syndicalisme de principe. Par contre, il avait été enthousiasmé par l'idée,
préconisée par certains camarades de notre groupe, de lancer un journal
ouvrier national. Il voyait là un moyen efficace de déborder le cadre
professionnel postier, ce qui était un de ses soucis les plus constants.
Son udhésion réfléchie à ce projet extra-syndical avait pour fondement
le peu d'illusions qu'il se faisait de la possibilité de réaliser un tel débor.
dement par des voies purement syndicales, bien qu'il ait participé à de
telles tentatives, faute de mieux. A vrai dire, à ce niveau, son indépen.
dance d'esprit était totale et il était prêt à accepter tout
ce qui lui
semblait pouvoir « servir » efficacement à la lutte ouvrière.
116
sont
dire c'est que le caractère de son inspiration, basée sur l'expérience
ouvière directe, conférait à la compréhension qu'il avait des choses
à la fois la souplesse qui permet d'évoluer et la fermeté qui le rendait
si passionnément sûr de lui.
Mais contrairement à ce que certains de ses camarades syndicalistes
sont peut-être tentés de croire, son attitude vis-à-vis du syndicalisme
n'était pas fondamentalement différente de son attitude vis-à-vis de la
politique. Cela est compréhensible s'il est vrai que, comme je l'ai
dit, son militantisme politique et son militantisme syndical procédaient
d'un seul et même mouvement de l'esprit et du cæur.
La F.N.S.A. est une fédération de syndicats autonomes. qui réunit
en son sein plusieurs syndicats distincts : celui des cadres, celui des
agents, celui des employés, celui des lignes et enfin celui des ouvriers.
Lafièvre, en dehors de ses fonctions fédérales, était le secrétaire général
du syndicat des agents, c'est-à-dire des facteurs d'abord, puis de tous
les manuels de la distribution, chargeurs, manutentionnaires, convoyeurs
de courriers, etc. Dans les Postes cette catégorie représente environ un
quart de l'ensemble du personnel. A la fédération le syndicat des
- employés était le deuxième en importance, après le syndicat des agents.
Dans la corporation ces derniers sont aussi les plus nombreux, peut-
être un peu moins de la moitié des postiers. Les agents forment une
population mixte, la base y est représentée par les guichetiers dont le
plus grand nombre est terriblement mal payé, et les sommets
déjà des sortes de petits cadres. Le syndicat correspondant reflète assez
bien le caractère hybride de ce recrutement, à la fois des gens exploités
au dernier degré et des petits privilégiés. De plus les agents sont un
personnel de bureau et non un personnel manuel. Les cadres repré-
sentent un peu plus d'un dixième des postiers et les inepties criantes
de l'Administration en ont fait une catégorie souvent assez combative,
malgré leur situation relativement privilégiée. Leur syndicat est le
troisième en importance à la fédération autonome. Les « lignards »,
qui représentent environ un dixième des postiers sont les gars qui
posent et entretiennent les lignes aériennes et souterraines ; ce sont
de vrais ouvriers, mais de même que les ouvriers proprement dits, qui
ne forment que moins de cinq pour cent des effectifs, ils sont assez
faiblement représentés à la F.N.S.A. La C.G.T. est par contre assez forte
dans ces milieux.
Tout cela pour expliquer que, dans le cadre de la fédération auto-
nome en tout cas, les employés représentent le prolétariat de la « société »
postière. C'est d'ailleurs vrai en général, car dans une « entreprise »
comme les Postes dont l'activité essentielle a le caractère d'un service,
on ne peut dire que les ouvriers proprement dits et les lignards soient
l'élément le plus représentatif du proletariat postier. Il est cependant
vrai qu'un fort syndicat des lignes et des ouvriers eut renforcé les
tendances prolétariennes de la F.N.S.A.
Ainsi Henri Lafièvre s'est tout naturellement trouvé dans la situation
où son expérience et son milieu de travail coïncidaient avec la fraction
prolétarienne de la « société » postière. L'un des fondateurs de la
F.N.S.A., appelé à des responsabilités fédérales, il était normal dans ces
conditions qu'il s'élevât à une conception stratégique qui avait pour
essence de subordonner l'ensemble de l'action fédérale aux intérêts de
la fraction prolétarienne des postiers. Toutes proportions gardées, de
même que Marx a pu dire que le prolétariat, en défendant ses propres
intérêts, défendait les intérêts de la société toute entière, Lafièvre
pouvait, en inversant ce raisonnement, estimer que défendre les intérêts
véritables de la fédération, c'était subordonner les intérêts particuliers,
catégoriels, des diverses couches de postiers à la défense des intérêts
des catégories les plus basses, c'est-à-dire des employés.
Cette politique syndicale fut toujours la sienne et le fond positif
de la F.N.S.A. à sa belle période (il en reste d'ailleurs quelque chose)
c'est effectivement cette subordination consciente de toutes les caté.
gories de postiers aux plus défavorisés. Certes, mener une telle politique
dans la pratique n'est pas commode. Tout d'abord la simple lutte quo-
un
ter au
au
tidienne contre l'esprit catégoriel est déjà quelque chose de fort difficile.
Ensuite il existe une contradiction apparente dans le fait de défendre
des intérêts généraux en les subordonnant à des intérêts particuliers,
fussent-ils ceux des couches les plus exploitées. C'est là vieux
problème que le mouvement ouvrier a toujours eu de la peine à affron-
cours de son histoire : comment peut-on faire comprendre aux
autres couches exploitées de la population que leur intérêt général passe
par la défense des intérêts « particuliers » des ouvriers. Pour cela il
faut saisir ce que malheureusement peu sont capables de faire
que les revendications des plus défavorisés ont, dans une société de
classe, le caractère d'être des revendications universelles, car elles s'atta-
quent directement à l'universalité de l'exploitation, et ne sont pas, comme
certains le croient, des revendications catégorielles « ouvrières »
même titre que les autres. Enfin la plus grande difficulté de toute
stratégie a toujours été celle de son application correcte, à chaque ins-
tant, sans se perdre dans les détails, ni dans les méandres des polémi.
ques du moment.
C'est certainement ici que Henri Lafièvre excellait. S'il ne fût
pas le seul, ce fut quand même lui qui a été à l'origine de la concep-
tion fondamentale de la F.N.S.A. suivant laquelle avant de défendre
des revendications hiérarchisées il fallait d'abord s'occuper des basses
catégories, dont l'existence était la plus dure. Ce fut là le point
de départ des revendications anti-hiérarchiques, dont Lafièvre était
le partisan le plus conséquent.
Ainsi qu'on le voit, dans le syndicalisme comme dans la politique,
la démarche de sa pensée était la même. Comment pourrait-on défendre
des revendications hiérarchisées alors que la base, la masse des postiers,
n'a même pas de quoi vivre ? La Fédération doit subordonner toute
son action à cet impératif immédiat, après on verra.
Je ne crois pas beaucoup déformer la pensée de Henri Lafièvre en
disant que cet « après on verra » était devenu pour lui une clause de
style et qu'il était contre la hiérarchie en principe, mais je ne saurais
en dire autant de tous ses camarades du syndicat pour qui
au moins
certains d'entre eux cette attitude n'est que temporaire et nullement
contradictoire avec une revalorisation ultérieure de la hiérarchie.
Toujours est-il et c'est peut-être le plus important
que Lafièvre
avait justement l'art de présenter la défense des plus exploités comme
l'a.b.c. de la défense de tous.
Une précision est ici nécessaire car il convient d'être encore plus
honnête, si possible, avec les morts qu'avec les vivants. Dans cette idée
unique des revendications anti-hiérarchiques on peut distinguer deux
idées différentes : la première relève de la véritable stratégie ouvrière
ne pouvait, à ce titre, échapper au sûr instinct de Lafièvre. Il
faut lutter sans cesse contre la division des exploités, unifier leurs luttes
en unifiant leurs conditions salariales. Ceci évidemment par le haut. La
seconde idée implique une véritable conception du socialisme mo-
derne : dans un monde où les conditions réelles de l'emploi et de
la fonction tendent à s'égaliser, l'égalisation des rémunérations est deve-
nue la marque la plus tangible de l'émancipation sociale.
Avec cette deuxième idée on atteint le point où le syndicalisme
rejoint la politique dans ce qu'elle a de plus profond. Tout fait croire
que Lafièvre en était arrivé là, de cette manière concrète qui est
propre aux prolétaires qui ne dissocie jamais complètement la concep-
tion universelle de la pratique quotidienne de la lutte, de cette manière
qui a été celle des ouvriers hongrois lors de la révolution d’octobre 1956
qui exprimaient dans le mot d'ordre concret de la suppression des nor-
mes la conception universelle de la gestion ouvrière. Ici ça a été la
conception faite vie, chez Lafièvre on trouve cette chose rare qu'est la
vie faite conception.
Donner une image tant soit peu fidèle de Henri Lafièvre est impos-
sible sans parler de cet aspect fondamental de son caractère qu'était la
passion polémique.
et
118
Cette passion trouvait un aliment constant dans la lutte intersyn.
dicale. Personne n'était plus sûr de son bon droit que lui. Il est inutile
de faire ici allusion à ses polémiques avec F.O., la C.G.T. ou la
C.F.T.C. qui vont de soi. Les meilleurs exemples on les trouvera dans
son attitude vis-à-vis des syndicats ou des syndiqués qui étaient le plus
proches, au moins en apparence, de lui. Alors, il était impitoyable.
Lui parlait-on de la fraction « Ecole émancipée » de la Fédération
Nationale des Enseignants, que ses amis trotskystes prisent tant, qu'il
fulminait aussitôt : « Ils sont toujours prêts à signer des déclarations
et des manifestes fracassants sur la guerre d'Algérie, l'expédition de
Suez ou la révolution hongroise, mais lorsqu'il s'agit de revendications
ils se taisent ou défendent la hiérarchie d'une manière plus ou moins
ouverte. » Pour lui la lutte ouvrière et révolutionnaire commençait à
la base, sur les questions les plus élémentaires et, à défaut d'une prise
de position sans équivoque sur ce théâtre d'opération terre à terre,
la phraséologie révolutionnaire n'était pour lui que du vent. Les mots
c'est facile et cela ne coûte rien, mais il faut d'abord voir si la
modeste action quotidienne est en harmonie avec l'idéologie affichée ou
si cette idéologie ne fait que servir de couverture à gauche d'un com-
* portement beaucoup plus équivoque.
Je citerai un deuxième exemple, tout différent celui-là. Le camarade
Hébert de Nantes est régulièrement cité en exemple par les trotskystes.
Lafièvre, sans le sous-estimer, loin de là, était intraitable sur un point :
Hébert, à ses yeux, n'avait pas fait tout ce qu'il avait fallu pour faire
déborder les luttes nantaises de leur cadre départemental. Il fallait,
disait-il, faire débarquer à Paris une délégation de cent gars de Nantes,
de toutes tendances syndicales ou non syndiqués, qui seraient descendus
aux sièges parisiens des centrales, forcer messieurs les bureaucrates
à une solidarité active, quitte à tout foutre en l'air comme dans les
bureaux des patrons nantais. Peut-être, comme je le crois, Lafièvre
se faisait-il quelques illusions sur ce point car c'était postuler un
intérêt et un attachement aux syndicats que les ouvriers n'ont plus
beaucoup mais ce qu'il faut retenir de cela c'est que pour lui la
lutte contre les appareils bureaucratiques ne pouvait se concevoir que
comme une lutte concrète, directe, physique même, des syndiqués et
des ouvriers eux-mêmes contre ces appareils. A ses yeux. Hébert sur
ce plan était un timide. Malheureusement Lafièvre était, à ma connais-
sance, le seul dans ces milieux syndicaux « révolutionnaires » qui ne fut
pas un timide et à ce titre il lui a été difficile d'aller très loin dans
cette voie.
Peut-être est-ce là le dernier trait de caractère d'Henri Lafièvre qu'il
faille noter : il était isolé dans le syndicalisme car c'était un homme
d'un autre âge qui brûlait d'une flamme depuis longtemps éteinte dans
ces milieux.
A cet égard, si dure que soit sa perte pour le syndicat auquel il
avait consacré les dernières années de sa vie, on peut affirmer sans
crainte d'exagérer que c'est le mouvement ouvrier dans son ensemble
qui perd avec Henri Lafièvre les services irremplaçables d'une vaste
intelligence et d'une immense expérience qui nous manqueront mainte-
nant à jamais.
Ses amis, comme moi, le pleurent tout simplement.
Ph. GUILLAUME.
.
LA NOUVELLE VAGUE
L'enquête sur la jeunesse « déclenchée le 3 octobre dernier sur
l'initiative de l’Express » (1) est une caricature caractéristique du style
(1) Comme dit L'Express, Nº 337, p. 19.
119
de cet hebdomadaire. Le questionnaire salonnard est du genre de ceux
que publient les magazines féminins pour amuser les lectrices qui ont
le louable souci « d'étonner » leurs maris. Malheureusement, cette fois,
l'absence de sérieux tente de se dissimuler sous une couverture « scien.
tifique » et sous la « neutralité d'un commentaire objectif ». Mais ce
mince vernis ne fait que mieux apparaître l’improvisation de l'amateur:
et l'intention publicitaire de l'entreprise.
I.
Le style « Express » de l'enquête.
de se
On retrouve dans ce montage spectaculaire, le même dynamisme
de commande et ce machiavélisme au petit pied d'une équipe journa.
listique qui se veut tout à fait au courant des lois les plus modernes du
maniement des foules. Certes, les bonnes vieilles méthodes ne sont
pas abandonnées ; on conserve le goût du rare et du sensationnel ; on
n'hésite pas à titrer, sur fond rouge « Exclusif ! Le document de
l'année (2). RAPPORT NATIONAL SUR LA JEUNESSE.» (N° 337,
couverture). Maison aura remarqué le qualificatif « national » d'une
ambiguïté calculée ; la rédaction de l’Express peut facilement expliquer
que cet adjectif signifie seulement que l'enquête concerne la France
entière et qu'il ne faut nullement penser à des expressions comme
« éducation nationale » ; « bibliothèque nationale » où le mot se rappro-
che de « officiel », « étatique ». Simple coïncidence ! Ou, plutôt, coïn-
cidence profonde : le nouveau style consiste à se présenter comme un
service public, objectif et désintéressé ; c'est par philantropie pure
qu'on donne de bonnes adresses et des conseils à Madame ; « L'Express
n'a, dans cette entreprise, que le mérite de l'avoir suscitée et finan.
cée ». (3) Ah! les braves gens ! Toutefois, il ne suffit pas
faire estimer, il faut PLAIRE. Voici l'art du maquillage de l'information
emprunté à la technique cinématographique : cadrage et gros plans.
Sur la couverture, symbolisant la « Nouvelle vague », une succulente
fille mûrie au soleil (N° 328) ou un jeune homme, intelligent et fort,
aux dents d'ivoire (N° 337). On pourrait poursuivre (N° 331, p. 29) : La
Maman pin-up, entourée de beaux enfants (N° 331, p. 31), le bel apprenti
(N° 338, p. 15) la jolie gamine lutinée qui suce, avec une paille et un
certain sourire, le Coca-Cola de son amoureux. (N° 329, p. 19). Certes,
il y a du vrai dans le cliché et la jeunesse est belle ; mais, sont-ce là
les illustrations d'une enquête qui se prétend représentative « non pas
d'une fraction de la population jeune, mais de toute (4) la jeunesse fran.
çaise ». Sans doute est-il déplacé d'évoquer ici les malades, les infirmes,
les estropiés et, tout aussi bien, ceux qui ont le visage et les mains
marquées par un travail dur et salissant, ceux qui ne sourient pas parce
qu'ils n'ont pas de travail, pas de maison, ou un salaire dérisoire ?
Voilà, dira-t-on, des questions moroses et débilitantes, tout juste dignes
des entrefilets pleurnichards de L'Humanité ; la réussite d'un journal
nécessite un optimisme conquérant et des slogans qui claquent: LA NOU-
VELLE VAGUE ARRIVE ! Nouvelle supercherie du cadrage; ou pourrait
croire qu'il s'agit d'un phénomène brusque, telle une invasion de sau-
terelles qui a surpris tout le monde. En fait, la nouvelle vague arrivait
(2) « Nous pouvons nous permettre de dire qu'il s'agit là d'un docu-
ment capital tel qu'il n'en a encore jamais existé en France. » (N° 337,
p. 19). Voilà. Eviter surtout le complexe d'infériorité.
(3) Express, Nº 337, p. 19.
(1) Souligné par l’Express N° 329, p. 19. Cependant on nous pré-
cise : « Les réponses individuelles... publiées en attendant les résultats
collectifs ont déjà provoqué un intérêt tel que de tous côtés, des Fran.
çais et des étrangers de haute renommée nous ont fait savoir qu'ils
suivaient ces travaux avec attention et qu'ils retenaient plusieurs exem-
plaires du document final ». Tant mieux !
120
aussi bien le 3 octobre 1956, elle arrivera encore le 3 octobre 1958 et
davantage en 1963. On répondra que ce stratagème ne trompe personne ;
c'est vrai, mais il y a plus : on considère arbitrairement, comme for-
mant un tout, les 8 millions de Français qui ont de 18 à 30 ans. Or, les
résultats du sondage montrent que 76 % des jeunes estiment que leur
génération ne se distingue pas de la précédente et que 8 % n'ont pas
d'opinion sur cette question. Pour sauver l'objet de l'enquête, « le
commentaire objectif » de l’I.F.O.P. (5) précise, papelard : « les jeunes
de 1957 s'identifient largement à la génération de leurs parents. Cette
identification est surtout affective. Elle procède peu du jugement intel.
lectuel. Les critères de continuité ou de différence sont superficiels >>
(N° 338, p. 16). En réalité, ce qui est superficiel, n'est-ce pas la question
et la notion abstraite et conventionnelle de « génération » ? Plus loin,
le glossateur anonyme (objectif) semble l'admettre. qui précise, en
ses conclusions : « La jeunesse... ne se conçoit pas en termes de groupe
et ne s'assigne aucun but commun » (N° 338, p. 21). Ce qui est éton-
nant, c'est qu'on s'étonne de ce fait. On met ensemble des jeunes
dont les uns avaient, pendant l'occupation de 13 à 17 ans, les autres
de 1 à 5 ans; est-il indifférent d'avoir vécu sa prime enfance, dans
l'avant-guerre, de 1927 à 1937, ou à l'époque des bombardements ?
D'avoir été un J3 affamé et industrieux ou un adolescent des années
50 à 57 ? Certes, jamais l'approximation qui a nom «une génération »
n'est précise ni homogène ; les conditions générales de vie n'influent
pas également sur tous les sujets, mais s'il est « génération »
hétérogène c'est plus que toute autre celle qu'étudie l’Express avec la
belle assurance du somnambule.
Franchement, pourquoi une telle enquête ? Encore une fois, ce
n'est pas l'objet (ici la jeunesse) qui est apparu brusquement comme
problème; la question est suscitée artificiellement de l'extérieur (cadrage
et gros plan). Ce qui est nouveau c'est moins la jeunesse que l'intérêt
des hommes politiques « qui voient loin » à l'égard de la jeunesse.
Rousseau avait découvert l'enfant et suscité de nouveaux principes
pédagogiques ; découvre maintenant la jeunesse
facteur
politique à 'retardement. La jeunesse c'est le bras séculier de la nation
(son armée) et la majorité de l'électorat de demain. Or intéresser
l’Express à la jeunesse n'est-ce pas intéresser la jeunesse à l’Express ?
N'est-il pas habile de laisser à d'autres la moûture de la graine coriace
des années maigres et de se réserver les vastes hectares du blé en
herbe ? Sauvy est là pour ouvrir les yeux et supputer les moissons
futures. En ce sens, le relèvement démographique de la France, pose
et posera des problèmes et des enquêtes pourraient être utiles, si elles
étaient sérieusement préparées, si d'abord, par exemple, la validité des
questions était éprouvée par une pré-enquête (6). Tel ne semble pas
avoir été le cas des 24 questions publiées étourdiment par l’Express.
une
on
comme
11.
Un questionnaire salonnard.
Presque toutes les questions, publiées dans l’Express du 3 octobre
dernier, sont ou imprécises, voire ambiguës, ou sans objet, si ce n'est
d'une extravagante futilité. (Ces distinctions scolaires n'excluent pas le
cumul).
a) Imprécision (Question 7): Etes-vous heureux ? L'interrogation
est tellement vague que 1% seulement répondent comme le jeune garçon
de Samuel Beckett : « Je ne sais pas Monsieur » (7). Une telle ques.
tion * vaseuse » n'appelle ni « oui » ni « non », ni même « je ne sais »
(5) Institut Français d'Opinion Publique.
(6) En ce sens, l'enquête de l’Express est utile, comme exemple de
ce qu'il ne faut pas faire.
(7) En attendant Godot, P, 87.
121
qui a sa netteté. L'expérience montre que le « flou » des réponses
est corrélatif de celui de la question : 61% se disent « assez heu-
reux » et 14 % « pas très heureux » ! D'autre part, parmi les 24 %
qui se disent « très heureux » figurent ensemble « le pourceau satis-
fait » et le « saint émacié ». Enfin, a-t-on posé cette question le samedi
après-midi ou le lundi matin ?
b) Ambiguïté : Prenons comme échantillon, cette fois, la question
N” 9: « Est-ce que l'amour a de l'importance pour vous? Est-ce que
la fidélité vous paraît essentielle en amour ? » Pourquoi inclure les
deux questions sous le même numéro ? Ce défaut se répète plusieurs
fois et l’I.F.O.P. a été obligé de publier les divers tableaux des cal.
culs statistiques sans tenir compte du numérotage de l’Express (ques-
tions 6, 9, 15, 24). Interrogés sur l'importance de l'amour, les jeunes
répondent : Beaucoup, 48 %, Assez, 32 %, Peu, 13 %, Pas, 5 %;
mais parmi les premiers, l'un justifie sa réponse ainsi : « l'amour est
une chose bien agréable quand c'est bien fait » ; l'autre : « l'amour...
permet d'échapper à la réalité »; un troisième : « le romantisme existe
et existera toujours » (N° 337, p. 20). On additionne bordel et carmel
à cause de la rime. Cette stupidité se répète. Question 15: « La société
française se transformera-t-elle en société socialiste ? » La question sui-
vante et les commentaires montrent qu'un partisan du socialisme, tel
que le décrit Chaulieu, par exemple, serait compté avec les staliniens.
Question 4: « Quel est votre métier ? (Ou, si vous ne travaillez pas
encore, quel sera votre métier ?) En êtes-vous satisfaits ? ». Ainsi on
comptabilise tranquillement ceux qui sont satisfaits du métier qu'ils
exercent et ceux qui sont satisfaits du métier qu'ils envisagent d'exercer
dans l'avenir ! Le présent et l'avenir, le possible et le réel, il ne faut
pas être pointilleux; simples nuances !
c) Sans objet : L'Express pouvait savoir par l'I.F.O.P. que les jeunes
gens de 18 à 30 ans se répartissent ainsi : ouvriers 44 %, salariés agri.
coles 9 %, agriculteurs 14 %. Dans ces trois catégories, on trouve
donc les deux tiers de « la nouvelle vague » masculine; sachant cela
ou ayant omis de s'en informer, on pose la question suivante, en pré-
cisant, chaque semaine, qu'on s'adresse « à toutes les couches de la
population française ayant de 18 à 30 ans »; question 21 : « Si vous
deviez désigner un des auteurs suivants comme ayant plus spécialement
marqué l'esprit des gens de votre âge, qui choisiriez-vous ? Alain,
Aragon, Bernanos, Breton, Camus, Gide, Malraux, Mauriac, Maurras,
Sartre ? » Nos enquêteurs improvisés confondent la jeunesse française
une terrasse des Champs-Elysées; ils ont mis au point leur ques-
tionnaire autour d'une tasse de thé, ou en fumant des cigarettes sur
un divan. Ainsi le berger de la Lozère doit choisir entre Alain et
Breton ! Le compte-rendu signale que 48 % « ne peuvent pas répon-
dre » (8).
Mais ce n'est pas seulement à cette question salonnarde qu'il leur
est impossible de répondre.
d) Futilité, extravagance : La question Nº 10, par exemple, décou-
rage,
on dit, le commentaire : « D'après vous, qu'est-ce qui
mène le monde à l'heure actuelle ? (par ex. le pétrole, la finance, la
foi, la technique, la passion politique, les instincts sexuels, le hasard
ou quoi d'autre ?) » Les enquêteurs de l’I.F.O.P. ont-ils jugé cette
question trop stupide pour être posée ? le pourcentage des « ne peuvent
répondre » aurait-il trop mis en lumière la pédante futilité de la
question ? Quoi qu'il en soit, le « rapport national » ne donne aucun
chiffre, ni aucun commentaire concernant cette question. Il en est de
même pour la question Nº 17 : « Croyez-vo
-vous que vous verrez de votre
avec
.
comme
(8) Nous montrerons plus loin que ce chiffre ne désigne aucune
proportion scientifique car les réponses faites aux enquêteurs de l'I.F.O.P.
ont été comptées avec les lettres reçues par l'Express.
122
vivant une nouvelle guerre mondiale ? » Toutefois, répondant à la
première question : « Qu'aimeriez-vous savoir sur votre avenir ? », 7 %
demandent : « Y-aura-t-il une guerre mondiale ? ». Mais il est évident
qu'ils ne posent sérieusement cette question à personne, pas plus que
les 6 % qui se montrent curieux « de la date de leur mort». La
rédaction de l’Express, au contraire, a fort curieusement spéculé sur
le goût supposé des jeunes pour le prophétisme vide. Question N° 19 :
« La guerre d'Algérie va-t-elle durer longtemps ? » ou question n° 2 :
« Votre génération sera-t-elle différente de la précédente ? »; ou, ques.
tion 15 : « La société française se transformera-t-elle, dans l'avenir, en
société de forme socialiste ? » Ainsi on prend les jeunes pour des
clients des tireuses de cartes ou des amateurs de paris; on les interroge
sur ce qu'ils ne savent pas et sur ce qu'ils ne peuvent savoir; à quoi
cela rime-t-il de comptabiliser ces ignorances ou ces hypothèses ? Il
est vrai qu'un questionnaire étudié peut comprendre une question
d'apparence stupide qui a pour but d'interroger indirectement (symboli.
quement, au sens psychanalytique) lorsqu'on a de bonnes raisons de
penser qu'une question directe déclencherait un mécanisme de défense.
Mais ce problème ne se pose guère qu'en ce qui concerne les questions
< indiscrètes ». Lorsque 52 % des jeunes répondent qu'ils « ne savent
pas si la guerre d'Algérie va durer encore longtemps » cela ne signifie
nullement qu'ils se désintéressent de cette affaire par exemple. Les
enquêteurs, sans doute conscients de la frivolité d'une semblable ques-
tion, paraissent pour ne pas perdre leur temps avoir profité
de l'occasion pour interroger les jeunes sur le racisme; malheureuse-
ment si quelques extraits de réponses sont publiés (N° 337, p. 23), il
n'en eſt pas de même pour les chiffres statistiques.
La « valeur » de ce questionnaire de fantaisie ruinerait à lui seul
l'enquête, mais il y a plus : le traitement des données a été incorrect
et le commentaire anonyme de l’I.F.O.P. d'une indigence rare.
III. Le caractère scientifique de l'enquête.
Pendant toute la durée de l'enquête, l’Express insiste, chaque
semaine, sur le caractère ultra-moderne des techniques de sondage uti-
lisées et sur les « garanties d'objectivité qu'apporte un organisme comme
l'I.F.O.P.». Que faut-il en penser ?
a) Sondage incorrect. Pour administrer un questionnaire quelcon-
que à la population française, âgée de 18 à 30 ans, il faut non seule-
ment connaître son nombre mais sa répartition selon les âges (com.
bien ont 18 ans, combien 19, etc.), le sexe, la situation de famille,
le métier, les régions. Le nombre de paysans à interroger en Corrèze
devra être calculé en tenant compte de tous ces facteurs presque tous
variables selon les départements (si on se fie à cette division gros-
sière). Un calcul du même genre devra être effectué pour chaque pro-
fession et pour chaque département. Il faudra savoir non seulement
le nombre global de paysans à interroger en Corrèze, mais combien
de tel âge, combien de célibataires, etc. Ce travail délicat d'échantillon-
nage ou bien n'a pas été fait, ou s'il l'a été n'a servi de rien. En
effet, l'Express a toujours indiqué que les deux sondages (celui de
l'I.F.O.P. et celui de l’Express) ont été simultanés. Dans le N° 328, p. 18
et 19, il est précisé : « Deux méthodes seront employées simultané-
ment. d'une part, le questionnaire de base sera rendu public par l'Express
et plusieurs autres journaux (9). D'autre part l'I.F.O.P. mènera par
les méthodes psychologiques approfondies qu'il a mises au point et
par les méthodes d'enquête représentative, une étude nationale >>
voici l'aveu essentiel : « Toutes les lettres que nous
seront
aussitôt transmises à l’I.F.O.P. qui LES JOINDRA interviews
et
recevrons
aux
(9) On ne précise pas quels journaux.
123
ne
approfondies de ses enquêteurs ». Dès lors les calculs statistiques per-
dent toute base représentative scientifique. L'I.F.O.P. n'a pas la possi.
bilité de défalquer les réponses reçues par l’Express, puisque les deux
sondages sont simultanés. A supposer que l’I.F.O.P. ait attendu, pour
établir ses échantillons que toutes les réponses soient transmises par
l’Express (10), il n'aurait pu néanmoins les déduire, car l’Express a
omis de demander à ses lecteurs d'indiquer leur profession ! Voici le
texte intitulé « Pour répondre » : « Indiquer... vos âge, sexe, situation
de famille, niveau d'études faites, département habité, tendance poli.
tique. Et, si vous le désirez, nom et adresse. Votre réponse peut être
rigoureusement anonyme ». Ainsi, on a compté ensemble : 1) les réponses
aux enquêteurs de l’I.F.O.P.; 2) Les réponses anonymes reçues par
l’Express; 3) les réponses signées adressées au même journal. Tout
pouvait encore être sauvé; il suffisait de publier, à part, les statisti.
ques de chaque groupe de réponses. La comparaison des divers chiffres
aurait été instructive. Ces distinctions n'ayant pas été faites, parler de
« la valeur scientifique » des résultats est escroquerie ou sottise. On
n'indique même pas le nombre de chaque groupe de réponses. Chacun,
dès lors comprend sans peine que si l'on avait « aiouté » aux chiffres
de l’I.F.O.P. ceux qui résulteraient de la « comptabilisation » des répon.
ses adressées à Rivarol ou à France Nouvelle, la proportion de ceux
qui pensent que le régime communiste améliorerait leur situation serait
otablement changée et il n'y aurait probablement pas 9 % de jeunes
pour penser que Mauriac a marqué leur génération. Si, enfin. on
s'est pas servi, pour les statistiques, des lettres rerues par l’Express,
pourquoi ne pas le préciser ? Pourquoi laisser explicitement entendre
le contraire : « Le document que nous publions... est intégralement
rédigé par l’I.F.O.P., qui a effectué le dépouillement et l'analyse de
tous les résultats » (N° 337, p. 19). La rédaction de l'hebdomadaire
aioute, avec son patelinage coutumier : « Nous nous sommes volontaire-
ment abstenus de tout commentaire qui aurait pu risquer de dénaturer
un texte qui doit garder son caractère strictement scientifique », comme
s'il suffisait qu'une głose soit anonyme pour qu'elle n'altère point le
« caractère scientifique » de l'enquête !
b) Indigence du commentaire. Pourtant, il est partiellement exact
ce commentaire « n'altère rien », tant son insignifiance est grande.
En voici quelques échantillons : « la privation de distractions est... plus
marquée en habitat rural ou dans les petites villes »; « la privation
du logement est davantage le propre de la fraction des jeunes de 25 à
30 ans... elle prend plus de relief en milieu urbain » (N° 337, p. 21).
Voilà les curieuses révélations que des « Français et des étrangers
de haute renommée » ont reçues en « plusieurs exemplaires » ! (N° 337,
p. 19). Ce problème du logement, en milieu urbain, se pose avec acuité,
< notamment précise le commentaire objectif
pour les cadres,
professions libérales, employés et ouvriers » (N° 337, p. 21). Les paysans
de Paris, eux, ne se plaignent pas.
Malgré ce goût pour les truismes, le glossateur laisse entendre
qu'il en sait beaucoup plus qu'il n'en dit: citant les privations ressen.
ties par les jeunes qui ont été interrogés, soit les loisirs, moyens per-
sonnels de transport, distractions, appareils ménagers, logement, il les
qualifie de « privations apparentes » et, un peu plus loin, il explique
« apparences » par « l'immaturité apparente » de ces jeunes (Nº 337,
p. 21). Le glossateur ne croit pas devoir s'expliquer davantage; qui
sait ? un puits obscur peut paraître profond.
Sous la modestie de la constatation scientifique tente surtout de se
dissimuler la pauvreté de pensée. Les résultats statistiques « montrant »
que
(Os
(10) Pourquoi n'a-t-on pas demandé aux lecteurs d'envoyer directe.
ment leur réponses à l'l.F.O.P. ? Aurait-on alors reçu des lettres comme
celle qui commence ainsi : « J'aimerais savoir si j'aurais eu l'occasion
de tuer Mendès-France (le roi des salauds) » ? (Express, Nº 332, p. 14).
124
un
que 75 % environ des jeunes ne pensent pas avoir d'influence sur les
destinées de leur pays, le commentateur exprime objectivement son
étonnement : « Il faut souligner le nombre très important de ceux qui
se sentent entièrement à la merci des événements » (N° 337, p. 22). Et
il veut approfondir : « Dans le fond, dit-il, l'attitude de passivité est
faite à la fois d'indifférence ET d'un sentiment d'impuissance ». Il
précise que l'indifférence se trouve surtout chez les plus jeunes : le
sentiment d'impuissance chez les plus âgés. Le glossateur ne semble
pas soupçonner qu'entre cette indifférence et ce sentiment d'impuissance
il peut exister une relation dialectique. Il s'en tient à la constatation
et poursuit : « Dans les deux cas, l'ignorance ou l'indifférence pour
les problèmes politiques proprement dits est fréquemment ASSOCIEE
à cette passivité et à cette inaction. » On comprend à demi-mot : si ces
jeunes s'intéressaient à la politique, ils échapperaient à cette indiffé.
rence et à ce sentiment d'impuissance. Hypothèse gratuite de notre part !
dira-t-on... Après avoir cité un certain nombre de témoignages désabu.
sés : « Les syndicats sont tous des girouettes, des pantins » ou « Je n'ai
pas le sentiment de participer activement à la vie socio-économique. Le
syndicalisme n'est pas mon domaine », le glossateur ajoute : « La fraction
la plus mûre du groupe rend un son assez différent, mais elle reste
numériquement faible » (Nº 338, p. 18). Point de doute : si 75 % de
jeunes ne pensent pas avoir d'influence sur les destinées du pays,
c'est parce qu'ils ne sont pas « mûrs », ils sont donc dans l'illusion.
En fait, l'illusion ne serait-elle pas de croire que militer dans un
parti ou dans un syndicat est moyen d'action réel et efficace ?
Certes ces actions militantes peuvent provoquer certains changements,
mais ces changements n'échappent-ils pas au contrôle de la base ? Les
jeunes, ne se laissent plus duper par les faux-semblants du contrôle
électoral et parlementaire. Voilà qui est décourageant, en effet, mais
pour qui ?
Est-ce leur faute si les jeunes ressentent confusément
institutions économiques et politiques actuelles comme un Destin ?
Ls élections sont une grande habileté pour faire adhérer les gens
à une politique qui leur est étrangère, tout comme la dispersion des
.« parts » aux petits porteurs permet à des minorités de diriger sans
contrôle les biens des autres. Sans doute, la majorité des jeunes ne
sait-elle pas encore explicitement cela, mais elle semble en avoir déjà
le pressentiment. Elle commence à discerner ce qui se cache d'égoïste
et de sordide sous les belles envolées dominicales ou journalistiques
(« les plis du drapeau, l'honneur de la France ! ») Savoir où n'est pas
la vérité, c'est, selon Socrate, avoir déjà fait la moitié du chemin.
Le glossateur note objectivement qu'actuellement les jeunes n'envisa.
gent plus guère le sacrifice de leur vie que « dans le cadre étroit de la
famille ». Ne peut-on voir là un avertissement aux exploiteurs ? Certes,
il serait ridicule de ne considérer ce désintéressement de la chose publi.
que que comme une critique du régime capitaliste et comme une reven.
dication consciente du contrôle réel et permanent des affaires publiques.
Ce que nous avons voulu souligner c'est la part de lucidité qui peut
expliquer, chez certains, le « désintérêt ».
Il reste que cette enquête est beaucoup plus proche de l'explo::
tation publicitaire de la croyance naïve des gens dans les résultats
de la science que de la science elle-même.
Yvon BOURDET.
les
LE TRAVAIL... DANS LA CHLOROPHYLLE
Il est des slogans publicitaires parfois étonnants. On en trouve
partout et dans tous les domaines. Mais, dans celui du marché de la
main-d'ouvre, à part les « petites annonces », nous n'avions rien encore
remarqué. d'original. Cette acune est maintenant comblée, depuis la
125
avons
3
parution, dans le journal Le Monde du 25 février dernier, d'une série
d'articles consacrés au département du Loir-et-Cher. Nous
relevé, en effet, l'ahurissant slogan suivant : « Industriels, installez-
vous dans le Loir-et-Cher... dans la chlorophylle ». Voilà un fait nou-
veau qui assimile l'exploitation du travail à une des fonctions essen-
telles de la vie.
De fait, les spirituels publicistes qui ont trouvé cette surprenante
formule, s'adressent à une clientèle (le patronat parisien) dont les
besoins en force de travail continuent de croître depuis quelques années.
Que se passe-t-il donc pour que la situation traditionnelle, qui
voyait une grande partie de la campagne française refluer vers le
Paris industriel soit ainsi renversée ? Il semble que ce soit maintenant
les usines parisiennes qui sont attirées par la main-d'ouvre provin-
ciale.
Plusieurs causes à celà, dont les deux principales sont une classe
ouvrière urbaine de plus en plus exigeante dont la partie d'origine
paysanne s'est rapidement proletarisée, brassée et mêlée aux conditions
de vie et aux traditions de lutte des ouvriers de la cité et l'étouffe-
ment, par manque de surface, le surpeuplement de la région parisienne.
Ce qui montre par ailleurs l'incohérence économique et stratégique
d'un pays dont l'activité dépend, à 75 % de la seule capitale.
De plus, deux tendances complémentaires se sont développées ces
dernières années, l'une obligeant les industriels parisiens «en expan-
sion » à se décentraliser et à rechercher d'autres lieux d'activité extra.
muros, l'autre mettant certains départements dans l'obligation de s'indus-
trialiser sous peine d'assister à un appauvrissement rapide de la popu-
lation.
D'autre part, plusieurs raisons peuvent expliquer un relatif excès
de main-d'æuvre dans certaines provinces : mécanisation de l'agricul.
ture, disparition de certaines industries locales par exemple. Il en décou-
lerait, si le patronat parisien n'avait trouvé la « bonne solution » un
afflux de plus en plus important d'ouvriers et ouvrières originaires
des campagnes ou des petites villes vers la région parisienne. Mais,
en pareil cas, les employeurs se trouveraient dans l'obligation d'opposer
un refus à ces offres d'emplois, non par manque de travail mais par
saturation de surface. Il faut, toutefois, dire que si les chefs d'entre-
prises n'avaient pas compris la
de profits que représentait
le déplacement d'une partie de leurs usines vers des départements pro-
ches, ils auraient trouvé ou l'Etat aurait trouvé pour eux
autre solution à cette difficulté née de l'entassement caractéristique
de cette phase du capitalisme que Lewis Mumford a appelé « paléo.
technique » (1).
Certains chefs d'entreprise parisiens de grandes sociétés trouvent
plusieurs avantages très importants à la déconcentration géographique.
reliés directement à l'exploitation du travail, en regard de quelques
difficultés techniques telles que le transport inter-usine de produits
fabriqués ou de problèmes se posant au niveau de l'organisation globale
de l'entreprise.
Nous reviendrons plus loin sur cette question. Voyons, tout d'abord,
quelles sont les régions les plus spécialement visées et pourquoi. Les
départements actuellement recherchés sont ceux proches de la région
normande. Certaines villes du Nord de la France et de la Basse-Cham.
pagne sont examinées également avec intérêt. A certaines époques, ces
régions ont se développer l'industrie du tissage. De nombreuses
usines employaient en grande partie un prolétariat féminin, travaillant
sur des métiers à tisser manuels ou semi-automatiques .Ce genre de
travail exigeait, sinon une grande habileté, du moins une dextérité
à toute épreuve. Or, l'introduction de machines automatiques ainsi que
source
une
vu
(1) V. son livre : Technique et Civilisation.
126
la crise du textila sévissant, depuis quelques années, ont réduit au
chômage un grand nombre d'ouvrières.
Il existe une industrie qui exige et exigera encore longtemps
travail manuel : c'est l'industrie électrique. La fabrication de
moteurs électriques ou d'appareils de télévision et radio impose tel
type d'opération au stade, par exemple, du bobinage de moteurs ou du
câblage de postes. Les ouvrières sortant du tissage peuvent être « dres-
sées » (jargon patronal) dans un minimum de temps et deviennent des
bobineuses, soudeuses, etc... d'une qualité exceptionnelle. On voit donc,
actuellement, d'importantes sociétés fabriquant des appareils électriques
ou électroniques (tel que Philips) installer des usines dans les régions
d'Evreux, Dreux, Rouen ou Chartres.
Premier objectif : trouver la région où la main-d'ouvre disponible
s'adaptera le mieux et le plus vite au genre de fabrication prévue.
La région ou la ville étant déterminée, on recherchera le terrain à cons-
truire ou une usine existante, ancienne filature désaffectée, par exemple.
Les formalités avec les autorités administratives du département sont
le plus souvent réduites à leur plus simple expression. Toutes facilités
sont accordées à l'entreprise venant s'installer. L'implantation d'une
usine nouvelle est, dans la quasi-majorité des cas, attendue avec impa-
tience. Chômeurs totaux ou partiels et femmes d'ouvriers trouvant
immédiatement du travail, commerçants voyant leurs fonds de commerce
augmenter de valeur en conséquence, professions libérales, industries
existantes, tout le monde semble d'emblée y trouver son compte. L'his-
toire du développement de la bourgeoisie industrielle se réécrit dans
res petites villes et l'entreprise moderne se présente comme la bienfai-
trice (sic) de la région. Toutes facilités lui sont alors accordées, en
particulier, en ce qui concerne les installations assurant l'énergie néces-
saire à l'usine. Il n'est pas rare de voir par exemple, le Gaz de France
prendre entièrement à sa charge, les frais d'installation des tubes d'arri.
vée de gaz de grosse section. On voit que les conditions sont idéales
et permettent la mise en place d'ateliers neufs disposés de la façon la
plus rationnelle en fonction du processus de fabrication et organisés
dans la plupart des cas en tenant compte de l'expérience acquise dans
l'ancienne usine fabriquant le même genre de produits. On se rend
compte qu'une usine, ainsi bâtie, équipée, organisée, dont tous les
bâtiments, , machines et appareils divers sont nouveaux, permet
exploitation du travail bien plus efficiente que dans le cas d'une exten-
sion d'ateliers existants où des impératifs d'infra-structure limitent les
possibilités.
Les sociétés capitalistes qui, actuellement, peuvent mettre en route
de nouvelles usines de ce type, réunissent donc provisoirement, les con-
ditions idéales pour une importante création de plus value. C'est bien,
au propre et au figuré, « le travail dans la chlorophylle ». Les patrons
vont alors pouvoir faire tourner leur usine à l'aide d'une main-d’quvre
« facile » puisque issue soit de chômeurs partiels, soit de femmes
d'ouvriers industriels ou agricoles cherchant à « améliorer l'ordinaire >>
(phénomène particulièrement sensible depuis la dernière guerre), soit
de paysans. Par ailleurs, les ateliers et machines modernes seront, dans
les premières années du moins, d'un coût d'entretien réduit au mini-
mum. L'organisation du travail techniquement la plus parfaite possible,
des sources d'énergie peu limitées et d'un prix d'installation pratique.
ment nul réduiront sensiblement les frais généraux. Ainsi, tous
éléments réunis assureront des prix de revient les plus bas. Ceci per-
mettra d'appliquer au maximum la théorie sociale patronale avec la
création de cantines à bon marché dans des locaux « agréables », de
terrains de sports, de crèches, jardins d'enfants, etc. Les prolétaires
d'origine paysanne croiront alors à une augmentation sensible de leur
standing.
Ainsi, la possibilité apparemment illimitée de faire suer le burnous,
est créée. On assiste alors dans les ateliers au stade des différentes
opérations à une course contre la montre absolument inconnue dans la
région parisienne. Les cadences infernales trouvent ici la justification
une
ces
127
la plus complète de leur dénomination. Le travail divisé à l'excès ne
laisse aucune minute de répit aux travailleurs. Etudiés à l'avance, en
tenant compte des nouvelles machines implantées mais dans l'optique
des cadences en région parisienne, les temps sont souvent diminués
de 20 à 30 %. Les cadres supérieurs, déplacés en province et pour
cela grassement rémunérés, justifient bien entendu ainsi leur promotion
en fournissant à leur direction générale des courbes d'augmentation
de production dont on n'aurait jamais osé imaginer le tracé.
Un fait nouveau est à remarquer dans ces usines et est relatif à
l'organigramme des fonctions : c'est l'absence presque totale de techni.
ciens (ingénieurs, dessinateurs, agents divers). D'une part, il est en effet
pratiquement impossible de trouver ce genre de personnel qualifié sur
place et d'autre part, il s'est avéré extrêmement difficile d'en déplacer
de Paris. Ainsi, tous les problèmes techniques à l'échelon élaboration
et préparation sont résolus . dans les bureaux existants dans l'ancienne
usine. Il en est de même pour les ouvriers qualifiés, outilleurs par
exemple. L'outillage est exécuté ou réparé dans les ateliers spécialisés
existants à Paris. La nouvelle usine de province est donc composée, en
général, de maneuvres, d'ouvriers spécialisés, de quelques régleurs, de
contremaîtres sans qualification véritable, garde-chiourmes recrutés sur
place, et d'une équipe de direction. Il n'est pas encore possible de dire
si cette amputation modifie ou non les rapports de production mais
il est certain que cette situation mérite d'être observée.
Si l'absence totale de lutte de classe dans ces entreprises est une
réalité actuellement incontestable pour les raisons que nous avons indi-
quées plus haut, elle ne sera certainement par permanente. Nous assis-
terons, dans quelques mois ou années à des mouvements dont les
débuts auront vraisemblablement pour origine, la lutte contre les normes
menée uniquement par des ouvriers sans qualification particulière.
Quel caractère prendront-ils alors ?
René NEUVIL.
UNE BELLE CONSCIENCE SOCIALISTE : EUGENE THOMAS
MINISTRE SOCIALISTE DES P.T.T.
Nous avons déjà eu l'occasion de faire connaissance avec le per-
sonnage (1).
Nous vous le présenterons pourtant une nouvelle fois, mais d'une
manière quelque peu différente.
Nous emprunterons tout d'abord la voix de la Section des Groupes
Socialistes d'Entreprise P.T.T. de Paris Sud-Est. Dans un tract adressé
«aux travailleurs des P.T.T. et de la Fonction Publique » peu après
la grève des fonctionnaires du 19 novembre 1957 et qui avait pour
objet d'expliquer les raisons de l'abstention de la C.F.T.C. et des Auto-
nomes (E.N.S.A.) à ce mouvement il est textuellement dit : « Ces rai.
sons sont fort simples. D'abord il y a Thomas, ministre socialiste, qui
ne leur plaît pas du tout, parce qu'il a trop fait pour les postiers (sic).
Car, qu'on le veuille
sous des apparences parfois brutales,
qui déroutent même ses camarades socialistes, M. Thomas, Secrétaire
d'Etat aux P.T.T., camarade socialiste, a fait pour les postiers en un
an, plus que les ministres des P.T.T. réunis n'ont fait dans une légis-
lature. Ce n'est pas du bla-bla-bla, les faits sont là pour le prouver. »
Fermez le ban.
On est bien légèrement inquiet de « ces apparences parfois brutales »,
mais on se console vite en pensant que ce ne sont que des apparences.
oll
non,
(1) Socialisme ou Barbarie, N° 21, Chez les postiers : une grève
cutégorielle.
128
Dans la réalité » intime de son bureau, il est clair que son souci
constant de socialiste conséquent c'est la défense des intérêts profonds
de la classe ouvrière en général et des postiers en particulier.
Or justement un heureux hasard nous a permis d'entrer dans le
secret des préoccupations de cette belle conscience. Il faut dire que
nous partageons ce privilège avec des centaines de postiers qui se délec-
tent actuellement à la lecture du document exceptionnel que nous vous
présentons ici, et qui circule, sous le manteau, et sous une présentation
strictment anonyme dans ces milieux. C'est d'ailleurs ainsi que ce chef-
d'ouvre est tombé entre nos mains. Nous nous en voudrions de frustrer
les autres catégories de population de ce monument de littérature
« socialiste » et administrative. De plus, comme le style c'est l'homme
ainsi qu'on nous l'a appris à l'école, nous allons ainsi pouvoir vous
présenter Eugène Thomas, ministre socialiste par le truchement d'Eugène
Thomas lui-même.
Il est évident que nous ne pouvons garantir l'authenticité de ce
document. Nous ferons seulement remarquer : a) que cette authenticité
ne fait pas de doute pour les postiers; b) que des extraits de cette
intervention ont déjà été publiés dans la presse syndicale et aussi
dans l'Humanité depuis assez longtemps déjà et qu'aucun démenti
officiel ou officieux ne leur a jamais été opposé.
Le document.
De quoi s'agit-il ? D’une intervention écrite du ministre des P.T.T.
à l'adresse des Directeurs Généraux et Directeurs de l'Administration
Centrale, Directeurs Régionaux des Postes et Télécommunications, au
cours d'une conférence nationale, au début décembre 1957, c'est-à-dire
au lendemain de la grève de 8 jours des postiers de Lille, unanimes,
contre les réquisitions abusives (2).
Qu'on imagine donc, avenue Ségur, au siège du Ministère des
P.T.T., dans une grande salle, avec huissiers, autour du tapis vert,
une vingtaine, peut-être de messieurs dignes des messieurs qui sont
au moins à l'indice 800, pour ne pas parler de ceux qui sont hors
classe qui discutent gravement parce qu'à la suite de sanctions prises
contre quatre facteurs chefs (pardon, quatre préposés spécialisés), nom-
més au choix (mal choisis ces gaillards !) à l'indice 210 et qui n'avaient
pas obtempéré à leur réquisition lors de la grève du 25 octobre,
plusieurs milliers de postiers de Lille avaient fait grève durant huit
jours.
Eugène Thomas, ministre socialiste des P.T.T., préside. Ah ! si
l'on pouvait connaître ce qu'il y a derrière cette « apparence de bru-
talité qui déroute même ses camarades socialistes » ! Eh bien, cama-
rades socialistes, travailleurs de toutes corporations, citoyens, cet insigne
privilège vous est aujourd'hui donné. Lisez attentivement ce qui suit.
INTERVENTION ECRITE
aux
de M. Eugène Thomas, Secrétaire d'Etat aux P.T.T.,
Directeurs Généraux. et Directeurs de l'Administration Cen.
trale, Directeurs Régionaux Postes et Télécommunications,
au cours d'une conférence nationale tenue au Ministère des
P.T.T., avenue de Ségur, début décembre 1957
Messieurs,
Cette année encore, j'ai tenu à vous convier à une réunion de
coordination et d'échanges de vues avec MM. les Directeurs Généraux
et Directeurs de l'Administration Centrale.
(2) Socialisme ou .Barbarie, N° 23, Flash sur la grève des postiers
de Lille ou « vive l'inorganisation ».
190)
Je suis persuadé que de telles rencontres sont utiles. Notre but
immuable est l'amélioration constante du Service face à une demande
toujours plus exigeante de nos usagers. Vous allez donc, au cours de ces
deux jours, examiner un nombre important de questions techniques et
de questions de personnel.
Mon rôle n'est pas, vous le devinez, de me mêler à ces discussions
entre techniciens. Il consiste seulement à exprimer un certain nombre
d'observations d'ordre général.
Je déclare d'abord que des réunions comme celles de ces deux jours
perdraient une grande partie de leur intérêt si leurs décisions n'étaient
pas répercutées au stade départemental.
Je vous demande donc, dès votre retour dans vos régions, de réunir
vos directeurs départementaux, pour les aviser des diverses conclusions
auxquelles sera parvenue la présente conférence.
Je souhaite aussi qu'à leur tour, les Directeurs départementaux
réunissent leurs principaux collaborateurs; l'action de l'Administration
ne peut être ordonnée et féconde que si les détenteurs d'une fonction
d'autorité, à tous les échelons, poussent ensemble dans la même direc-
tion. Cette unité dans l'action n'est possible que si elle s'appuie sur
une conception unique des problèmes.
Je pense aussi que les contacts entre Directeurs régionau
eaux des
Postes et Directeurs régionaux des Télécommunications ne doivent pas
seulement s'établir ici sur notre initiative. Ils doivent s'établir au niveau
de la région, sur entente directe entre les intéressés et être réguliers,
et si possible fréquents.
Un échange permanent d'éléments d'information doit nous permettre
de parvenir à cette règle d'or : l'entente la plus totale entre ces deux
piliers dont l'union fait la force de notre maison : la Poste et les
Télécommunications.
Nous supportons ensemble, Messieurs, les responsabilités de cette
immense affaire que constitue notre grande administration : 240.000
fonctionnaires, une charge budgétaire de 300 milliards à administrer,
avons à diriger un personnel que je me plais souvent à citer
en exemple, mais il faut :
1° Savoir intéresser à la réussite collective de l'entreprise.
2° Instruire de nos projets d'avenir et des améliorations que nous
nous efforçons de lui apporter.
3° Préserver des tentatives intéressées et pernicieuses des entreprises
d'agitation et de désintégration.
C'est là une tâche immense qui ne supporte ni le laisser-aller, ni
l'esprit de routine.
Quand un Directeur départemental reçoit des délégations venues en
audience pour poser des questions sur des réformes de personnel, il
serait vraiment trop facile pour lui de répondre que ces questions ne
sont pas de sa compétence, mais uniquement de celle de l'administration
centrale.
Il doit pouvoir renseigner et faire le point de l'évolution de tous
les problèmes de personnel .Si cela nécessite une plus grande liaison
de la direction du personnel et des régions, cette plus grande liaison
doit être réalisée.
Il serait aussi trop facile à un directeur départemental, avant tout
soucieux de tranquillité et de popularité, de répondre qu'il est person.
nellement d'accord avec telles revendications formulées, mais que c'est
la méchante Administration centrale qui fait obstacle. Je continue à
penser qu'une telle attitude n'est pas digne d'un chef de service.
A l'occasion de récents arrêts de travail, j'ai été amené à constater
certaines maladresses regrettables certains fléchissements qui n'ont servi
qu'à renforcer l'arrogance et la combativité des interlocuteurs.
J'espère que ces faiblesses ne se reproduiront plus. Les problèmes
posés par les arrêts de travail ne se posent pas seulement dans notre
maison P.T.T. ; ils se posent dans toutes les administrations gérant des
services publics.
nous
130
Nous nous
trouvons malheureusement devant trois impératifs con-
tradictoires et inconciliables.
D'abord nous devons respecter le droit de grève.
Ensuite, nous devons, conformément aux instructions gouvernemen.
tales constantes, assurer la marche de nos services essentiels à la vie
de la nation.
Enfin, nous ne pouvons oublier que nous avons passé avec la masse
de nos usagers, une espèce de contrat moral. Si nous fixons unilatéra.
lement les taxes, les usagers, par contre, ont le droit de demander à nos
services une qualité pour eux essentielle : la continuité, la permanence.
Disons-le : toutes les difficultés que connaissent les administrations
découlent d'une carence parlementaire.
La Constitution, dans son préambule, a formellement reconnu le
droit de grève. Mais ce droit n'est pas admis d'une manière absolue. Il
doit s'exercer, selon les termes mêmes du préambule « Dans le cadre des
lois qui le réglementent ».
Ainsi, aucun doute, pour les constituants, le droit de grève dans
la fonction publique avait des limites.
On peut en quelque sorte affirmer que l'exercice intégral, sans
limite, du droit de grève, est inconstitutionnel.
Le Parlement n'a pas défini ces limites.
Les administrations ne disposant donc pas de textes légaux ont dû
définir leur doctrine en la matière en s'appuyant uniquement sur des
arrêts du Conseil d'Etat, document dont la valeur légale peut être
discutée.
La position du Conseil d'Etat sur le problème est exprimée claire-
ment dans l'arrêt DEHAENNE, du 17-7-1950. L'Assemblée Constituante
a entendu inciter le législateur à opérer la conciliation nécessaire entre
la défense des intérêts professionnels, dont la grève constitue l'une
des modalités et la sauvegarde de l'intérêt général, auquel elle peut
être de nature à porter atteinte.
Après avoir constaté l'inexistence de toute réglementation générale
dans le cadre de la loi, la Haute Assemblée a décidé : « Qu'en l'absence
de cette réglementation, la reconnaissance du droit de grève ne saurait
avoir pour conséquence d'exclure les limitations qui doivent, être appor.
tées à ce droit, comme à tout autre, en vue d'en éviter un usage abusif
ou contraire aux nécessités de l'ordre public. » Le Conseil d'Etat a affirmé
« qu'en l'état actuel de la législation, il appartient au gouvernement res-
ponsable du bon fonctionnement des services publics, de fixer lui-même,
en ce qui concerne ces services, la nature et l'étendue des dites limita-
tions. »
Le Gouvernement à qui la Haute Assemblée remettait ainsi la res.
ponsabilité des intérêts supérieurs de la Nation, a adressé aux admi.
nistrations des instructions qu'on peut qualifier de précises : circ. du
12-8-1953, complétée par les circ. du 25-9-1954, 11-3-1956, 18-11-1957 ; bref
par tous les gouvernements. Ces instructions traitent à la fois de la
détermination du personnel devant demeurer à son poste, des moyens
d'assurer la liberté du travail, du non-paiement des jours de grève.
Toutes ces instructions s'inscrivent sous une même rubrique : « Mesures
propres à assurer la marche des services publics en cas de grève. »
C'est pour appliquer ces instructions gouvernementales formelles et
répétées que l'Administration vous a envoyé des directives.
Pour faire marcher ces services essentiels, de quels moyens dispose
l'Administration ?
Pour les cadres, les fonctionnaires occupant des fonctions d'autorité
ou auxquels sont confiées des responsabilités importantes, le problème
est simple : ces fonctionnaires doivent rester à leur poste ; tout aban-
don est sanctionnable.
Le problème est moins simple pour les agents auxquels sont norma-
lement confiées des tâches d'exécution, mais dont la présence est néan.
moins nécessaire pour constituer ces effectifs réduits, indispensables à
l'exécution des services essentiels. Là, l'Administration n'a qu'un moyen :
la réquisition. Mais l'application de cette mesure s'étant révélée difficile
131
2
et lourde, on l'a remplacée en pratique par cette autre mesure : la dési-
gnation.
Messieurs, et c'est certainement ici la phrase essentielle de mon
exposé, tous nos efforts doivent tendre à convaincre le personnel de la
légalité de la mesure de désignation. Certes, elle ne découle pas d'un
texte de loi, mais elle découle d'arrêts du Conseil d'Etat, celui-ci ayant
suppléé à la carence parlementaire.
Vous saisissez l'intérêt majeur de cet aspect du problème : si la
désignation est illégale, le fonctionnaire sanctionné pour non réponse
est frappé pour fait de grève, il y a donc atteinte au droit syndical.
Si la désignation est légale, le réfractaire est sanctionné pour acte d'in.
discipline, pour refus d'obéissance.
Tant que le problème sera controversé, nous traînerons, après chaque
grère, des séquelles qui empoisonnent l'atmosphère ; je répète donc que
toute notre action doit tendre en quelque sorte à faire entrer dans les
maurs corporatives la notion de légalité de la mesure de désignation.
C'est dans ce sens que l'Administration s'est battue dans le récent
conflit du Nord. L'Administration n'a pas reculé. Elle a précisé sa posi.
tion dans une note qui a été portée à la connaissance du Comité de
grève par le préfet du Nord. Cette note disait en particulier :
« L’Administration des P.T.T. ne peut qu'exécuter les instructions
gouvernementales, réaffirmées par tous les chefs de gouvernement depuis
1953. instructions qui prévoicnt un certain nombre de mesures destinées
à assurer en cas de grève la permanence des services publics essentiels à
la vie de la nation. »
« Pour assurer cette permanence des services essentiels, la désigna-
tion et la réquisition de fonctionnaires sont des mesures dont le Conseil
d'Etat, dans de nombreux arrêts, a reconnu la légalité. »
« Une sanction prise à l'égard d'un fonctionnaire n'ayant pas répondu
à une désignation ou à une réquisition ne constitue, en aucune façon,
une atteinte au droit de grève, elle est la sanction d'un geste d'indisci.
pline. »
Et en conclusion, ce qui concerne le mouvement de Lille :
« L’Administration ne peut envisager le retrait de la sanction. Les aver.
tissements consécutifs à la grève du 25 octobre restent valables. Les
avertissements consécutifs à la grève du 19 novembre seront normale.
ment notifiées. Mais, par mesure de bienveillance, le secrétaire d'Etat
accepte de revoir, en janvier, le cas des agents sanctionnés, au
des grèves récentes, pour refus de réponse à une désignation. Il n'est
pas opposé à une amnistie administrative si, pour l'avenir, la légalité des
mesures de désignation et de réquisition est reconnue par tous.
Nous devons, inlassablement préciser et justifier la position de
l'Administration pour qu'elle soit, le plus tôt possible, admise au moins
par les organisations syndicales libres. A mon avis, la chose est possible.
He songe qu'une autre notion fut difficile à imposer : celle du non
priement des journées de grère. Nous azons con le t?mps où la
revendication du paiement des journéos de grève était posée après
Ch:120 grove. Aujourd'hui elle ne l'est plus. Le ron paiement est admis
par tous. Il faut obtenir le même résultat pour la notion de légalité
de la désignation.
Pour nous rapprocher de ce résultat, la direction du personnel
vient de décider deux mesures :
1° Pour le règlement des séquelles de grève, l'Administration utili.
sait jusqu'à présent la formule 532. Aux yeux du personnel, cette formule
présente un caractère infamant ; elle est utilisée pour les fautes de service.
Vous pensons améliorer un peu le climat en marquant nettement que
nous faisons une différence entre ce qui est activité syndicale et ce
(qui est foute proſessionnelle. A l'avenir, les explications demandées après
faits de grère le seront donc sur une formule différente du 532. Il y a
là un élément psychologique dont l'importance n'est pas négligeable.
2"L'expérience nous prouve que lorsque nous al?:ons établi les pourcen-
tages de personnel considéré comme indisnensable à la marche des services
essentiels, nous avons fixé trop haut. Chargés par les instructions gou-
en
cours
132
ne
nos
vernementales générales d'assurer dans notre maison les services essen.
iels nous avons peut-être une tendance naturelle à vouloir assurer des
services presque normaux. Je prends un exemple : un jour de grève,
nous voulons avoir à notre disposition 75 % des facteurs-chefs. Il est
bien certain que l'obligation d'assurer les services essentiels de la poste
n'exige pas un tel pourcentage dans cette catégorie des facteurs-chefs ;
il en est de même dans d'autres catégories.
La direction du personnel revoit actuellement ce problème. Je pense
que la meilleure méthode à suivre pour aboutir en cette matière à quel.
que chose de convenable est celle qui consiste d'abord à définir, tant à
la poste qu'au télégraphe et au téléphone, ce que nous entendons par
services essentiels et ensuite à fixer nos pourcentages en fonctions de
ces définitions auxquelles nous serons parvenus. Les conclusions de la
direction du personnel vous seront prochainement communiquées.
Messieurs, sur ce problème important de la cessation de travail
dans nos services, problème qui nous cause tant de soucis et qui crée
dans la corporation incompréhension et énervement, nous devons nous
dire que nous nous sentirons vraiment à l'aise, solides sur.
positions que lorsque le Parlement, répondant au vou des constituants,
aura établi ce cadre de loi réglementant le droit de grève dans la fonction
publique. En attendant ce monument législatif, nous ne pourrons qu'es-
sayer de tenir au milieu de difficultés.
Mais j'ai la conviction que la nécessité urgente de ce monument
législatif s'impose de plus en plus à l'opinion publique. La grève récente
de l’E.D.F. a créé un choc. Elle a dévoilé qu'à notre époque un groupe
restreint d'hommes, pouvant être appelés les hommes-manettes, avaient
le pouvoir exorbitant d'arrêter, seuls, toute la vie économique de la
nation. Or, une démocratie, régime hostile par définition à la dictature
d'un homme ou d'un parti, ne peut pas, sans signer sa déchéance et
son abdication, accepter la dictature d'une secte sur toute la nation. Je
pense donc que les hommes responsables du régime démocratique fran-
çais sentent de plus en plus clairement que, pour la survie même du
régime dont ils ont la charge, l'heure des décisions a sonné.
Messieu après avoir insisté, et je m'en excuse, sur un problème
important puisqu'il pose celui de l'autorité de l'Etat républicain à une
heure où les tendances anarchisantes, la négation de toute autorité devien.
nent inquiètantes, il me reste à effleurer quelques questions.
Tout au long de l'année, nous avons bataillé dans un climat difficile
pour obtenir des mesures en faveur de notre personnel : réforme du
cadre A, réforme des employés, intégrations ; vous
résultats positifs ont été obtenus, au prix de discussions et d'efforts
soutenus, qui méritent d'être soulignés devant ceux que vous recevez
en délégation et qui en seront demain les bénéficiaires. Nos fonction-
naires s'abandonnent parfois aux appels de la démagogie parce qu'ils
sont trop peu ou mal informés. C'est à vous que revient le le de
porte-parole de l'Administration, non seulement pour la défendre, mais
pour faire connaître ses efforts et les résultats de ceux-ci. Vous ne devez
jamais oublier que la seule raison d'être de certains est, en
circonstances, de cacher la vérité ou de la dénaturer. Des mises au
point exactes et claires peuvent empêcher bien des flottements.
Ce rôle de porte-parole de l'Administration, il est encore le vôtre
devant nos usagers. Dans les réunions d'Offices des Transports de
Chambres de Commerce ; vous êtes souvent saisis de doléances parce
que tel projet local d'automation rural ou de bureau de poste a dû
être abandonné ou tout au moins retardé. Demandez à vos interlocu-
teurs de ne pas se laisser masquer par un arbre la forêt, la forêt de
nos réalisations. Faites-leur sentir l'effort considérable que l'Administra-
tion a entrepris sur l'ensemble du territoire en matière d'équipement,
de télécommunication, et qui s'est chiffré en 1957 à 40 milliards. Faites-
leur comprendre que la non réalisation de tel bureau de poste n'efface
pas de ce fait que l'Administration a consacré, en cours d'année, 9 mil.
liards à ce genre de constructions.
verrez
que des
toutes
133
Dans ces réunions, que nos techniciens fassent partager à leurs usa-
gers leur fierté d'avoir construit en trois mois le câble Marseille-Alger,
ouvrant 60 voies nouvelles téléphoniques, leur fierté d'entreprendre,
avec l'industrie française, la mise en place d'une nouvelle liaison France.
Amérique du Nord, leur fierté de voir les savants et techniciens étran-
gers conclure avec notre CNET des contrats de recherches fort intéres.
sants pour nos besoins en devises et fort honorables
par
l'hommage
ainsi rendu à nos chercheurs.
Oui... Combattez les pessimismes locaux nés des retards locaux par
l'exaltation de l'effort accom/ par notre maison sur le plan national.
Certes, notre administration ne peut pas se soustraire à la politique
d'austérité imposée par les circonstances et échapper totalement à des
mesures générales d'économies. Notre budget d'équipement 1958 ne
pourra retenir, après la continuation des opérations en cours, qu'un
petit nombre de projets nouveaux. Mais nous ne devons pas oublier que
nous avons bénéficié d'un privilège relatif et le fait que nous ayons
été moins « réduits » que d'autres administrations nous permet de conti-
nuer notre marche vers les objectifs du plan de modernisation et d'équi-
pement.
Messieurs, vous
allez retourner dans vos régions. Des passages
difficiles vous attendent. Je suis convaincu que notre grande Adminis.
tration dominera, si elle sait maintenir sa cohésion. Je souhaite que
vos deux journées de travail soient fécondes.
Eugène THOMAS.
Sans commentaires et à joindre au dossier de l'anthologie des
beaux textes administratifs et du socialisme molletiste réunis. Et bravo
à la Section des Groupes Socialistes d'Entreprise P.T.T., Paris Sud.
Est.
Ph. GUILLAUME.
RECTIFICATION AU FLASH SUR LA GREVE DES POSTIERS
DE LILLE (N° 23)
Tout d'abord une coquille typographique m'a fait dire, page 78
in fine « Les états-majors des fédérations sont au complet, à la C.F.T.C.
il y a cinq secrétaires fédéraux ». C'est : « à la C.G.T.» qu'il fallait
lire. Seule cette organisation est assez riche pour se payer une telle
bureaucratie.
Ensuite, sur un autre plan, un responsable de la F.N.S.A., qui avait
lu mon article, m'a informé que leur représentant à Lille avait proposé
aux postiers de se cotiser pour envoyer une trentaine de gars à Paris
pour secouer les directions syndicales et les forcer d'appuyer le mouve-
ment sur le plan national. Les gars n'ont rien fait.
Il est clair que la suggestion était bonne. Il est probable que les
gars n'y ont pas répondu parce qu'ils jugeaient que c'était une entreprise
désespérée, puisque dans l'atmosphère surchauffée de Lille ils n'arri-
vaient déjà à rien.
Ph. GUILLAUME.
UN MEETING DE GAUCHE CONSACRE A L'ALGERIE
Un meeting « de gauche » contre la guerre d'Algérie s'est tenu au
Quartier Latin, quelques jours après le bombardement de Sidi Sakhiet
Youssef. Ont pris la parole à ce meeting : Jean Amrouche, J.-M. Dome
nach, Cl. Roy et Fr. Jeanson.
aux
et les
Amrouche est le seul orateur à avoir parlé sans équivoque de l'indé.
pendance algérienne. Son nationalisme (algérien) est conséquent et tran-
che nettement sur la position de la gauche représentée par Domenach
et Cie. Au cours du meeting la fameuse polémique entre le F.L.N.
(représenté par Amrouche) et la gauche polémique dont Cl. Roy s'est
félicité qu'elle ait pu avoir lieu malgré la guerre, admirant qu'on ait
pu passer « de la critique des armes armes de la critique », et
condensant ainsi dans la formule renversée de Marx son ouvre lamen.
table de liquidation du marxisme) a montré son vrai visage. Elle
n'oppose absolument pas les « durs >>
« mous », les militaires
(algériens) et les politiciens (français), ou encore les nationalistes du
F.L.N. et les socialistes de la gauche française, comme le prétend Gilles
Martinet par exemple. Elle cristallise simplement l'opposition absolue
qui existe entre le nationalisme algérien d'une part et d'autre part cette
entreprise de replâtrąge du colonialisme français à quoi se réduit fina.
lement la politique de la gauche et son programme :
« Liens dans l'in.
dépendance ».
Naturellement Amrouche partage avec ceux en compagnie de qui il
polémique courtoisement, le même nationalisme borné, mais au service
d'une autre nation. Définir le régime qui s'instaurerait dans l’Algérie
indépendante, et pour lequel les fellah algériens font le sacrifice de
leur vie, lui semble sans utilité : les revendications algériennes, nous
apprend-il en passant, sont « démocratiques ». Rien de plus. D'ailleurs
les orateurs qui ont suivi Amrouche n'ont pas songé à lui demander
des précisions sur ce sujet. Toutes leurs préoccupations allaient aux
fameux « Liens ». Comme l'a dit Jeanson : « Toutes ces questions (c'est-
à-dire : le programme du F.L.N., sa représentativité, le M.N.A., etc.) ne
nous regardent pas. »
Ce qui nous regarde, pour les orateurs de la gauche (Domenach,
Cl. Roy, Jeanson) c'est « l'intérêt de la France ». C'est « l'intérêt de
la France » qui demande qu'on mette fin à la guerre d'Algérie en négo-
ciant avec le F.L.N. Comment la gauche définit-elle cet intérêt ? Néga.
tivement de la façon suivante : continuer la guerre, c'est favoriser les
chances d'un coup d'Etat fasciste France : « Souvenons-nous de
l’Espagne » (Domenach). Et d'autre part, il est évident que « nous >>
ne vaincrons pas l'insurrection algérienne. Le général Leclerc l'a dit :
« La volonté d'un peuple c'est le seul engin tout terrain. » (Domenach).
Sur le contenu positif de l'intérêt de la France, les orateurs de la
gauche sont plus vagues. Domenach parle d'« ensemble maghrébien », de
la nécessité de conserver des liens « d'argent et de commerce >>
l'Algérie indépendante, et n'oublie pas le pétrole saharien. De toutes
façons cet intérêt, sur le contenu de classe duquel on évite de dire un
seul mot, est terriblement menacé. Le thème revient tout au long du
meeting : d'autres nations cherchent à remplacer la France en Afrique
du Nord, il n'y a plus un jour à perdre pour négocier, il est peut-être
trop tard, etc. Parodiant ainsi la droite, la gauche fait sans pudeur
le coup du « dernier quart d'heure ». « Faisons la paix sinon les autres
la feront à notre place » (Domenach), ou « la guerre ne doit pas prendre
fin sans que la France se trouve du bon côté » (Jeanson).
Puisque sa lutte contre la guerre d'Algérie est menée sur un plan
purement nationaliste, la critique à laquelle la gauche soumet la poli.
tique gouvernementale est elle aussi purement nationaliste : « C'est
le gouvernement qui conduit à la perte totale de l'Algérie » explique
Claude Roy. Au contraire reconnaître l'indépendance à l’Algérie c'est
reconnaître également des « liens dans l'indépendance ». Avant d'arriver
à cette conclusion Roy a eu le temps de postuler qu'« à gauche comme
à droite il n'y a que des innocents, des bons patriotes » et de réduire
par conséquent la guerre à un « conflit infernal de bonnes intentions ».
Quelle est la place dans tout cela de la classe ouvrière ? On en
parle peu. De même que le redressement de « notre » économie par la
planification et les nationalisations le laisse indifférent, de même le
prolétariat ne lèvera pas le petit doigt pour sauver les restes du colo-
nialisme français en Afrique du Nord. Cela, la gauche le sait : or, c'est
en
avec
précisément à cette entreprise de sauvetage du colonialisme français,
ébranlé dans ses fondations par l'insurrection algérienne, que se réduit
la politique de la gauche. C'est pourquoi, à l'intervention de la classe
ouvrière, elle préfère les lamentables « manifestations silencieuses »
et les protestations d'universitaires. De toutes façons elle a postulé
une fois pour toutes que le prolétariat est une masse amorphe, mani-
pulée à sa guise par le P.C., incapable d'une action autonome, sans
objectifs ni organes de lutte propres. Pour le moment Moscou tient le
prolétariat endormi : attendons qu'elle le réveille. Jeanson, justement,
vient d'affirmer que cette fois-ci, ça y est, Moscou a décidé, bientôt le
P.C. lancera les ouvriers dans la lutte contre la guerre. Réjouissons.
nous, et surtout ne nous demandons pas pourquoi le P.C. a tellement
attendu, ou pourquoi il a sacrifié la lutte ouvrière contre la guerre sur
l'autel de l'unité d'action avec le parti socialiste : là n'est pas
la
question.
La conclusion de tout cela est évidente : la gauche se propose de
sauver ce qui peut être sauvé du colonialisme français en Algérie. Son
programme c'est le replâtrage de l'édifice ébranlé du colonialisme par la
négociation avec le F.L.N. Elle ne fait ainsi que remplir sa fonction
historique qui est de sauver le système d'exploitation capitaliste chaque
fois que la lutte des masses en l'occurrence les masses algériennes
le rend inviable. Il reste cependant que les meetings de la gauche ont
un certain intérêt : ils offrent la possibilité à des militants révolution-
naires d'intervenir sur la base de la solidarité prolétarienne et de pré-
scnter des positions, par exemple sur le F.L.N. et sur les révolutions
dans les pays coloniaux en général, qui ne sont défendues par aucune
formation politique. Ils constituent également un public de jeunes gens
(i n’arpartiennent ni au P.C., ni aux partis trotskystes, ni à l’U.G.S.
Ceux-ci n'ont généralement aucune formation politique, et vont à ces
réunions comme ils lisent l’Express et France-Observateur : parce qu'aussi
verurante que leur semble la « gauche patriotique », ils ne voient, en
chors d'elle, rien d'autre et parce qu'il y a une disparition quasi totale
d'une politique révolutionnaire en France.
S. CHATEL.
AU S.N.I. : REINTEGRATION DES EXCLUS
Nous venons d'être réintégrés au Syndicat National des Instituteurs.
Nous en avions été exclus pour six mois en juillet dernier (1) pour
avoir voulu animer la vie de notre sous-section par des moyens que
la Direction syndicale a considérés, à tort, comme antistatutaires (envoi
à chaque instituteur du 14° et à quelques autres d'un projet de motion
critiquant la tactique des grèves tournantes, proposant d'envisager un
mouvement général et illimité, une augmentation uniforme, des condi.
tions de travail acceptables et des formes d'action capables de susciter
la participation de tous les instituteurs).
Les six mois écoulés, nous avons demandé notre réintégration.
Réponse de Séguy, secrétaire du S.N.I. : « Le Bureau départemental
a décidé de renvoyer votre demande de réintégration devant le prochain
Conseil syndical, des éléments nouveaux ayant été portés à sa connais-
sance pendant la durée de suspension de vos activités syndicales ».
Ces « éléments nouveaux » étaient : La Tribune des Enseignants
et l'article paru dans Socialisme ou Barbarie : « Exclusions au S.N.I. »
N'ayant reçu aucune convocation, nous nous sommes informés de la
date de ce Conseil. Nous avons également demandé à un certain nom-
(1) Voir Socialisme ou Barbarie, N" 23, « Exclusions au S.N.I. »,
page 200.
136
mor-
ceaux :
assez
saine pour
ne
bre d'instituteurs, d'assister à cette réunion. Nous ne voulions pas être
une deuxième fois exécutés sans témoins et nous pensions aussi que
la présence inaccoutumée d'une dizaine de spectateurs inciterait les
conseillers syndicaux à réfléchir et à s'appliquer d'une façon un peu
plus « personnelle ». C'est d'ailleurs ce qui est arrivé.
Notre affaire était, bien entendu, le dernier point de l'ordre du jour
C'est d’un ton plein de gravité que Séguy met le Conseil syndical
au courant des deux faits nouveaux l'article de « Socialisme ou
Barbarie » et « La Tribune ». Il a la revue à la main. A l'entendre,
on pourrait croire que nous avons voulu couper le syndicat en
« Nous avons pour devoir de défendre l'organisation syndicale,
nous devons nous montrer dignes de la confiance des syndiqués qui
nous ont élus; c'est pourquoi j'ai jugé nécessaire de consulter le Con-
seil syndical au sujet de la réintégration de ces camarades ».
Représentant l’Ecole Emancipée, Bossut explique qu'il a voté contre
les sanctions à la Commission des conflits, qu'il a voté contre notre
exclusion, que l'organisation syndicale est
pas
avoir recours à des sanctions comme moyen de défense, qu'il est faux
de vouloir se protéger de cette façon. Il ne faut pas refuser la discus-
sion, il ne faut pas appliquer une censure. Il met en garde les camarades
de la minorité (communistes), qui avaient voté pour notre exclusion,
« de ne pas se trouver un jour victimes eux-mêmes d'une décision de
ce genre ».
Voilà les minoritaires bien embarrassés ! Parce que minoritaires,
parce qu'organisés en tendance politique (dont l'organe est « L'Ecole
et la Nation »), il leur est assez difficile, maintenant que l'affaire com-
mence à être connue, de se prononcer encore pour notre exclusion.
Ils hésitent. Evidemment, disent-ils, ces camarades semblent avoir fait
un travail fractionnel, mais écrire dans une revue politique, participer
à une. Tribune de discussion, cela ne mérite pas une sanction. Les
sont pas assez précis.
Majoritaire de « gauche », Vessilier demande alors aux trois cama-
rades incriminés de répondre à deux questions :
1) Pensez-vous, comme on peut le supposer en lisant la brochure
« Comment lutter ? », que les organisations syndicales sont inaptes à
remplir leur fonction ?
En ce cas votre place n'est pas à l'intérieur du syndicat.
2) Si vous ne pensez pas cela, êtes-vous prêts à respecter les règles
de l'organisation syndicale ?
Nous prenons alors la parole et affirmons : a) le droit d'écrire
dans une revue politique; b) la nécessité de La Tribune des Ensei.
gnants; c) l'injustice de la sanction qui a été prise contre nous.
Mais l'assemblée des conseillers s'impatiente. Elle ne veut plus enten.
dre parler de l'exclusion, il ne s'agit que de la réintégration: « Vous en-
gagez-vous, oui ou non, à respecter la discipline syndicale ? » Curieuse
façon de dissocier deux choses qui n'ont de sens“ qu'ensemble puisque
s'il n'y avait pas eu d'exclusion, il n'y aurait pas de problème de réin.
tégration ! Mais de toutes parts on nous crie : « Dites oui, dites oui ».
L'atmosphère devient bon enfant. On affecte de nous traiter comme des
entêtés. Foin des problèmes !
Nous demandons ce que doit signifier ce « oui » : aura-t-on le droit
de continuer à faire paraître La Tribune ? Oui entendons-nous répon-
dre cela dépend de ce qu'elle contiendra. Dans ces conditions, nous
prononçons enfin le « oui », en précisant : Nous nous engageons à res.
pecter les règles syndicales d'autant plus volontiers que nous estimons
toujours ne pas les avoir enfreintes.
Enfin çà y est ! Tout le monde a l'air soulagé.
Sauf Seguy : « Je pense, dit-il, que le oui que viennent de pro-
noncer ces camarades n'a pas le même sens pour tout le monde. Dire
faits ne
137
oui cela doit signifier respecter les règles syndicales y compris la
décision de la Commission des conflits ».
Nous avions affirmé tous les trois que la décision d'exclusion de
la Commission des conflits était injustifiée et anti-statutaire.
Mais le Conseil syndical à large majorité décide notre réintégra.
tion,
Seguy a quand même le mot de la fin : « Attention. Je ne partage
pas l'optimisme des camarades et, la prochaine fois, c'est définitivement
que vous serez exclus ! »
M. IMBERT.
1
138
Les Livres
LA NOUVELLE CLASSE DIRIGEANTE
par Milovan Djilas
Djilas ne s'en tient pas au sujet anno
noncé, au début et à la fin de
son livre, notamment ; toutefois, la déception causée par la lecture de
cet ouvrage est autrement motivée : nous espérions un témoignage et
nous voici en présence d'un digest anticommuniste. Seule l'analyse de la
nouvelle classe (le tiers du livre) est valable quoique ni la forme ni le
contenu n'en soient nouveaux. Dès lors, il est possible d'étudier successi-
vement :
1) Ce dont on déplore l'absence : le caractère testimonial ;
2) Ce dont on déplore la présence : la critique sommaire du mar.
xisme ;
3) Ce dont on déplore la brièveté : l'analyse de la Nouvelle Classe
dominante.
1.
Le caractère testimonial.
Qui ne le saurait par d'autres sources ne pourrait croire quelques
lignes de la préface exceptées (1) que l'auteur a été « membre du qua-
driumvirat qui dirigea la Yougoslavie après 1945 ; président du parlement,
puis théoricien officiel du titisme » (2). Cet anonymat n'est pas l'effet du
hasard ; Djilas précise : « J'ai essayé de me détacher des limites qu’im.
pliquerait la considération de mes problèmes privés ». (3) Certes per-
sonne ne demandait d'autocritique, mais on aurait aimé connaître les rai.
sons qui ont amené, peu à peu (4), ce dirigeant à se rendre compte de
son appartenance à une nouvelle classe exploiteuse.
Djilas n'a pas écrit le livre que lui seul pouvait écrire et il a écrit
celui qui était déjà imprimé un peu partout, comme il le reconnaît lui.
même: « A peu près tout ce que contient ce petit livre a déjà été exprimé
autre part. » (5) Davantage, si Tito n'avait pris soin de faire condamner
Djilas à cause de ce livre même, on pourrait se demander s'il ne s'agit
pas d'un faux.
* Traduit de l'anglais par André Prudhommeaux.
Plon. 1957. 272 pages.
(1) « J'ai traversé tout l'espace qui reste ouvert à un communiste
dans la prison du système : j'ai parcouru tous les degrés du plus bas
au plus haut rang de l'échelle hiérarchique, et vice-versa. » (Préface, II).
(2) Note liminaire de l'éditeur.
(3) Préface, I.
(4) « Je ne suis pas de ceux dont la désillusion fut brutale... Je me
suis séparé du parti graduellement... à mesure que j'édifiais le tableau...
que je présente aujourd'hui au public ». (Préface, II et III).
(5) Préface, II. Cet aveu, apparemment, a échappé à Guérin et à Na-
ville qui dans Arguments (N° 6) font assaut d'érudition pour montrer que
Djilas n'a rien inventé. L'un cite Proudhon et Bakounine, l'autre Bruno
Rizzi, Burnham, etc. Quel est l'intérêt de ces recherches en paternité ?
Ou alors pourquoi ne pas citer aussi Saint-Simon ou Tocqueville et plus
précisément 0. Bauer (Bolchévisme ou Social-démocratie) ? Sans doute
139
on
ne
Son ouvrage achevé, Djilas s'est rendu compte de cette carence qu'il
a voulu pallier (20 lignes de confidences) ou justifier dans la préface :
« Le contenu de cet ouvrage pouvait être présenté d'une autre manière >>
(6), mais ce n'est pas sans mauvaise foi qu'il affirme ensuite qu'on trou-
vera, en son livre, une sorte de synthèse des trois possibilités qui s'of.
fraient à lui : écrire 1) une histoire de la révolution yougoslave,
2) la confession d'un révolutionnaire, ou 3) un ensemble cohérent
d'opinions. « On pourra trouver un peu de tout cela » (6). En réalité,
trouve qu'un ensemble d'opinions qui concernent plus souvent
l'U.R.S.S. que la Yougoslavie, Staline que Tito, bien que Djilas avoue ne
pas connaître grand chose en dehors de l'univers fermé dans lequel il a
vécu (6). La référence aux autres pays pourrait effectivement être utile,
comme il dit, pour la « mise en perspective » (7) de ce qu'il sait de son
pays ; cependant, en lisant l'ouvrage, on n'a aucunement l'impression que
la réalité yougoslave soit le point de mire ; au contraire, cette réalité n'est
presque toujours invoquée qu'à titre d'exemple secondaire (après l'exem-
ple de l’U.R.S.S.). Ainsi, quand Djilas veut marquer la différence de
salaire entre un ouvrier et un permanent du parti, il cite l'étude de Orlov :
Staline au pouvoir, publiée à Paris en 1951, qui fait état de chiffres (1.800
roubles pour l'ouvrier, 45.000 pour le permanent) qui se rapportent à la
société russe de 1935. (8)
Djilas ne pouvait-il s'appuyer sur des chiffres décrivant un éventail
de rémunérations plus près de lui, dans l'espace et dans le temps ? Quel.
les raisons ont pu motiver un tel comportement ? Ce serait, écrit-il, pour
être « aussi simple et aussi court que possible » qu'il aurait donné à ce
qu'il a vécu « la forme de la déduction logique ». (7) En fait, cette dé-
duction se traîne en longueur ; on rencontre davantage de juxtapositions
que de déductions et surtout la rareté des chiffres et des exemples fait
que les analyses sont moins « simples » que superficielles et « courtes »
au sens de sommaires. Djilas ne croit d'ailleurs pas à ces raisons puisqu'il
ajoute : « Mon excuse est que cette démarche est appropriée à mon his-
toire personnelle » (7). On pourrait voir là une allusion à son emprison.
nement, mais cette situation ne le prive pas de la mémoire de sa vie ré-
cente ; elle ne l'a pas empêché de citer le livre de Orlov (9) ; enfin Djilas
se réfère lui-même à une motivation plus essentielle : cette méthode
abstraite résulterait de sa « manière de travailler et de penser ». (My me-
thod of working and thinking) (7). Pourquoi insister sur cette absence
de caractère testimonial ? Ne suffit-il d'observer que Djilas refuse de
parler de ce qu'il connaît et qu'il bavarde autour de ce qu'il ne connaît
pas, privant ainsi son livre non seulement de tout attrait mais aussi de
toute valeur ? L'objection serait valable si l'on pouvait considérer le pro-
cédé de Djilas simplement comme un « caprice d'écrivain » ou comme un
« trait du caractère de l'auteur ». En fait, chacun voit que la résistance à
la confession est un refus de reconnaître les « erreurs du passé ». Djilas
élève toujours au niveau de l'universel et du nécessaire son expérience
serait-il plus opportun de remarquer, à la suite de Kant, qu'il y a toujours
des gens « qui ont assez d'esprit une fois qu'on leur a montré une
chose pour la retrouver dans ce qui a déjà été dit mais où personne
auparavant ne s'avisait de la remarquer ». Surtout ces rapprochements
sont souvent superficiels sinon incorrects. Lire à ce sujet la mise au point
de Lefort à propos de Burnham (Arguments, Nº 4, p. 19-20).
(6) Préface 1.
(7) Préface II.
(8) N.C. p. 54. (Nous désignerons ainsi par la suite, le livre de
Djilas : La Nouvelle classe dirigeante, par les initiales N.C.).
(9) On trouvera d'autres statistiques empruntées à des livres étran.
gers, notamment pp. 140-141, 250, 256 et des citations parfois longues pp.
14, 25, 40, 52, 111, 154, 158, 169, 172, 177, 183, 199.
!
actuelle (10), en laquelle, dès lors, logiquement aucune place ne peut être
réservée aux opinions anciennes (ou futures); son système de pensée mili.
taire et totalitaire le conduit à considérer le passé comme supprimé. Djilas
n'ose dire qu'il a toujours été pur, mais le suggère en décrivant à la fin
du livre (12), sur le mode émouvant, l'illusion du communiste sincère,
« lorsque le mouvement était encore dans sa pureté première. »
Est-il oiseux de remarquer que d'autres ex-bureaucrates (en France,
par exemple, Marty, Lecoeur, et aussi Hervé) ont eu la même attitude de
discrète pudeur ? On peut penser que la pratique qui leur était imposée
de l'autocritique a provoqué en eux une répulsion pour toute espèce de
confession et même de confidence. Mais la « résistance » paraît plus eşsen.
tielle : une « conversion » ne supprime pas le passé, leur passé ; leurs
« erreurs » sont consubstantielles à une trop prande partie de leur vie
pour qu'il leur soit possible de les voir à distance, objectivées et comme
les actions d'une bureaucratie exploiteuse. Davantage, ils se sentent pris
dans un dilemme : déclarer qu'ils étaient des exploiteurs sans le savoir
(à la manière de M. Jourdain) plaide en faveur de leur bon cæur mais
met en doute leur lucidité et par là dévalue leur prise de position présente;
s'ils se trompaient si facilement autrefois pourquoi plus aujourd'hui ?
Prétendre, d'autre part, qu'ils étaient conscients d'être des exploiteurs
serait avouer que l'intérêt personnel et le goût de la domination peuvent
être les mobiles de leur conduite. Saint Paul expliquait facilement sa
conversion par la grâce divine, une apparition brusque et éblouissante
qui avait fait tomber les écailles de ses yeux. L'ex-bureaucrate n'a pas
les mêmes facilités ; il affirme avoir trouvé le salut par lui-même et dès
lors, il ne peut se trouver d'excuses pour le passé sans se condamner pour
le présent. Il ne lui reste que le refoulement de ce passé qu'il veut dissi-
muler sous l'apparence modeste de son insignifiance. Mais cette insigni-
fiance simulée met en lumière l'importance de ce qu'on voudrait nier et,
en fait d'insignifiance ne détermine que celle réelle cette fois du
livre.
II.
La critique sommaire du marxisme.
De ce caractère superficiel, il y a d'abord une « preuve » extérieure :
de larges extraits de l'ouvrage ont été publiés par la presse d'extrême
droite, notamment par l'Aurore. Dès septembre 1957 (c.-à-d. avant la tra-
duction chez Plon) Rivarol analysait le livre sur deux grandes pages éclai.
rées par deux photographies de Djilas (sur l'une d'elles, il est aux côtés
de Tito). Le début du texte de Rivarol est le suivant : « La Nouvelle
Classe, ...a produit l'effet d'une bombe derrière le rideau de fer. La pro.
pagande communiste n'eut pas la possibilité d'utiliser contre Djilas ses
procédés habituels. Il lui fut impossible d'accuser l'ex-Nº 2 du Parti com-
muniste yougoslave de s'être vendu pour de l'or aux capitalistes. Au lieu
de choisir la liberté comme Kravchenko ou Petrov, Djilas a accepté de
devenir le prisonnier de la « nouvelle classe » dont il fut l'un des diri.
geants. Moralement il est invulnérable. Pour rendre son livre inoffensif,
il faut réfuter ses arguments. »
D'autres critiques radicales des régimes staliniens ont été publiées
précédemment, par des marxistes, sans que Rivarol manifeste le souci d'en
informer ses lecteurs. Certes Djilas n'est pas responsable directement de
l'usage.qui est fait de son texte, mais il n'est pas indifférent qu'une feuille,
spécialisée dans la réclame pour le Sonocoffre, en fasse un tel cas. Une
critique de la « nouvelle classe » ne doit-elle pas atteindre toutes les
classes exploiteuses ? Hélas ! si Djilas ne s'est pas réfugié physiquement
(10) Devant le tribunal de Sremska Mitrovica, le 4 octobre 1957, il
aurait déclaré : « Je maintiens tout ce que j'ai déclaré dans ce livre du
premier mot jusqu'au dernier. »
(12) N.C. p. 187.
14 1
en Amérique il y a apparence qu'il y soit en esprit. On en jugera par la
suite.
Pour comprendre la philosophie politique de Djilas, il faut prendre,
pour point de départ, la fin du livre. Djilas y pense que le communisme
pourrait être utile s’il consentait à se démocratiser : « Le communisme
contemporain pourrait apporter sa pierre à l'édifice planétaire s'il consen-
tait à servir politiquement l'unité mondiale par sa propre démocratisation
et en rouvrant carrément ses portes et ses fenêtres. » (13) A l'est, l'amé-
lioration dépend de facteurs politiques, à l'ouest, de facteurs économiques
(14) (comme si on pouvait ainsi dissocier ces deux facteurs). Dès lors,
Djilas croit engendrer une sirène vivante en coupant en deux femme et
poisson. Il écrit que la nouvelle classe devrait résilier son monopole sur
la propriété, sur l'idéologie et sur le gouvernement. Ce serait « le com-
mencement de la démocratie et de la liberté » (15) ; « les travailleurs
pourraient participer au fruit de leur travail ». (16) Très bien ! On croi.
rait lire une encyclique du Saint-Père. L'expression de tels veux est-elle
bien utile ? Où est l'analyse des moyens de cette transformation ? Djilas
confesse son indigence ; il ne voit pas comment les mutations qu'il sou-
haite « pourraient se produire dans les pays soumis au système » (15),
car ce serait, comme il dit, « abolir » la nouvelle classe dirigeante. Ces
changements se sont produits en régime capitaliste, note-t-il, « sous la
pression des grèves et de l'action parlementaire ». (15) Il faudrait donc
introduire, dans les démocraties populaires, la pluralité des candidats.
Les essais tentés en Yougoslavie ont été qualifiés de « déroutants » par la
direction du Parti ; ailleurs, il se peut que l'on ait eu l'intention de faire
des électeurs les arbitres entre 2 ou 3 candidats du Parti ; mais, affirme
Djilas, « la chose est difficilement généralisable ». Peut-être serait-ce,
selon lui, « le commencement d'un cours démocratique dans le système
communiste » ; aussi, « le courant de libéralisation » s'orientera plutôt
« vers le système de la gestion dite « ouvrière » et non « vers la démo.
cratie politique ». (17). Djilas se contente d'énoncer cette opposition entre
« gestion dite ouvrière » et « démocratie politique ». Il faut chercher
30 pages plus haut une critique des « conseils », mais, pour être juste, il
convient de souligner que, cette fois, Djilas parle bien des conseils you.
goslaves et que son livre aurait eu un grand intérêt s'il avait été ainsi
composé tout entier avec des informations de première main. La préten-
due gestion ouvrière et l'autonomisation des entreprises sont fictives ;
elles n'ont été, pour le régime, que des soupapes de sûreté. « Qu'est-ce, en
effet, demande justement Djilas, qu’une gestion ouvrière qui n'est pas
accompagnée d'un partage des profits entre ceux qui travaillent ? » (18)
Or la fiscalité et l'emprunt forcé, ou, comme il dit plus loin, la « confis.
cation des profits excessifs sous prétexte de réinvestissement ou de mesu.
res anti-inflationnistes » (19) ont épongé « le solde bénéficiaire que les
travailleurs croyaient pouvoir se distribuer ; il ne leur est resté que les
miettes de la table et quelques illusions de moins » (18). Il ne reste aux
travailleurs que la possession de petites sommes et le droit « de présenter
des suggestions » quant à la manière dont ces sommes pourraient être
utilisées par le Parti et les organisations syndicales (19). Djilas condamne
donc les conseils : « sans liberté universelle, la gestion ouvrière ne peut
être libre ; il est clair que dans une société asservie rien ne peut être
décidé librement par personne » (18). Ne chicanons pas sur l'imprécision
(13) N.C. p. 259.
(14) N.C. p. 258.
(15) N.C. p. 54.
(16) N.C. p. 53.
(17) N.C. p. 118.
(18) N.C. p. 81.
(19) N.C. p. 132.
142
du « rien » ni sur celle du mot « personne » (20). Il est tout aussi clair
que dans une société où s'exercerait la « liberté universelle » la gestion
ouvrière libre serait non seulement possible mais nécessaire. Djilas est
un penseur manichéiste, sans espérance, sans imagination et sans péné-
tration. « La démocratie politique » ne peut-elle être atteinte par la
gestion ouvrière ? Une liberté, d'abord octroyée, partielle et même illu-
soire ne peut-elle être dynamique ? Quand les seigneurs accordèrent les
premières franchises aux communes, leur intention n'était pas de donner,
même à échéance, le pouvoir à la bourgeoisie (21). Les révoltés de
Budapest n'ont-ils pas dit que les pseudo-conseils yougoslaves avaient eu
pour eux une valeur de signal, non certes, par ce qu'ils étaient' en fait
(ce que les Hongrais ignoraient) mais par ce qu'ils prétendaient être (qui
était, pour ces Hongrois, exemplaire).
En réalité, Djilas se livre encore ici à une « contamination » ; il faut
séparer nettement deux problèmes : d'abord, il est vrai, comme le remarque
Djilas, que le système ne peut être peu à peu réformé de l'intérieur jus-
qu'à devenir insensiblement un régime de liberté ; certes des réformes
sont possibles mais seulement, comme en régime capitaliste, à titre d'amé-
nagements ou de variantes de l'exploitation. Mais, d'autre part, il est faux
de prétendre que les libertés octroyées sont et seront de nul effet ; c'est là
adopter le point de vue des exploiteurs et il est sûr que si cette liberté
octroyée peut prendre un car ctère explosif ce sera malgré et contre la
volonté des bureaucrates. Mais il semble que toute perspective révolu-
tionnaire soit étrangère à la pensée de Djilas.
Pour lui, il va de soi que les échecs du passé (et notamment la mysti.
fication yougoslave) aient valeur de preuve définitive et universelle : « la
dictature du proletariat demeure, soit un idéal chimérique, soit une
fonction réservée à un groupe restreint de chefs politiques » (22). Dès
lors, il se croit autorisé à recommander les vieilles recettes : « l'autori-
sation d'un second parti » ou la restauration de la « démocratie dans le
parti unique » (23) ; la « séparation des pouvoirs » (24) et, même et
surtout, les procédés éprouvés du réformisme : « Le propre de la démo.
cratie, c'est d'être occupée au perfectionnement des petits moyens de tous
les jours » (25). Il confirme, soixante pages plus loin : « Les leaders
soviétiques n'ont jamais rien compris et ne comprennent encore rien à
la valeur de la social-démocratie réformiste » (26). Ne peut-on ajouter que
l'ouvrier français par exemple ne la comprend guère davantage ? Djilas
explique ainsi par les « succès du réformisme », la disparition des partis
communistes dans les pays économiquement développés de l'ouest (les
exceptions française et italienne étant signalées mais non expliquées.) (27)
Cette reconnaissance d'une amélioration, graduelle mais réelle, ne
contredit-elle pas ce qui a été dit des conseils ouvriers, précédemment
soumis à la loi du « tout ou rien » ? En aucune façon, dans l'esprit de
Djilas du moins ; si le réformisme peut suivre cet humble chemin, pro-
gressivement libérateur, c'est parce qu'il est déjà un « régime de liber-
(20) Djilas ne pense même pas à réfuter par ex. le néo-stoïcisme de
Doudintsev qui lui fait dire dans L'Homme ne vit pas seulement de pain
que « celui qui a appris à penser ne peut être complètement privé de sa
liberté. » Il ne nous explique pas davantage comment la « privation de
liberté » dont souffre Tito est comparable à celle d'un manouvre.
(21) Duvignaud, par ex., a développé ce thème, dans La Commune.
Plus précisément nous estimons que Djilas dénonce justement la duperie
des « conseils yougoslaves »'; mais que les conclusions qu'il en tire sur
l'impossibilité de toute gestion ouvrière sont pour le moins incorrectes.
(22) N.C. p. 96.
(23) N.C. p. 75.
(24) N.C. p. 106-107.
(25) N.C., p. 200.
(26) N.C. p. 260. Cf. aussi, remarques analogues, p. 16.
(27) N.C. p. 17-18.
143
comme
(28). La liberté politique est condition sine qua non du progrès
relatif à une plus équitable répartition des biens. Djilas n'ignore sans
doute pas la critique marxiste de la « démocratie formelle », de la « li-
berté de la presse », etc., mais il semble que la suppression de toute
liberté dans les régimes staliniens fasse apparaître la liberté formelle
une liberté réelle à laquelle manquerait seulement la « liberté
économique »! La preuve en est que les « communistes » utilisent réelle-
ment cette liberté formelle (et parfois efficacement) dans les pays bour.
geois dans lesquels ils sont en minorité ; « mais là où ils réussissent à
s'emparer du gouvernement, ils deviennent les adversaires de toute liberté
formelle, qu'ils qualifient aussi de « bourgeoise ». Alors « la dictature
du prolétariat » conduisant à « l'abolition des classes » est présentée, par
les arguties cauteleuses de Lénine, comme « une liberté réelle » (28 a).
Voilà un exemple du mécanisme de démonstration propre à Djilas : les
régimes staliniens se prétendent libres (alors qu'ils ont étranglé la liberté)
donc leur critique de la liberté formelle est fausse ! Toujours le même
manichéisme enfantin, et la même agitation journalistique à la surface de
la thèse fondamentale de Marx bien connue: « la production économique
et la structure sociale qui en résulte nécessairement, forment, à chaque
époque historique, la base de l'histoire politique et intellectuelle de cette
époque » (29). Jamais Djilas ne tente de critiquer, même à sa mesure
superficielle, cette thèse ; il se contente d'affirmer que la prise de pouvoir
par les travailleurs n'est pas nécessaire à l'instauration d'un régime libre.
On a ici un exemple de la déplorable méthode de Djilas : il a bien
discerné, pour l'avoir vécue, la pseudo-autonomie des conseils yougo.
slaves, mais il ne comprend pas que dans une société d'exploitation n'est
également possible qu'une pseudo liberté politique. Que sont, par exemple,
en réalité, les élections libres occidentales dont Djilas paraît si friand ?
Si le vice le plus apparent des élections staliniennes est la désignation
par le parti d'une liste unique de candidats, faut-il croire qu'en Occident
ces désignations sont libres ? N'importe quel prolétaire a-t-il réellement
les loisirs et l'argent nécessaires, pour mener une campagne électorale ?
Quelles sont, d'autre part, les chances d’un candidat qui n'est pas soutenu
par un parti puissant ou par de grands capitaux ? Du moins, dira-t-on,
l'électeur peut choisir son candidat ! Mais, si ce candidat n'a que quelques
voix que signifie ce choix ? Et s'il est élu, il entre aussitôt dans un autre
monde où ses actions deviennent incompréhensibles et incontrôlables.
Ainsi, la liberté des candidatures, dans un régime d'inégalités et d'exploi..
tation de classe, est bien « formelle » ; il faut que l'inculture de Djilas
soit yrande pour qu'il ne voie dans cette expression qu'une injure. La
suppression de l'aliénation économique est donc condition sine qua non
d'une liberté politique réelle ; c'est pourquoi on ne pourra parler de
conseils ouvriers autonomes que si leur gestion s'étend à tous les aspects
de la vie sociale. Djilas en conviendrait peut-être, mais il n'y croit pas.
Car les Soviets, « suprême découverte » du Marxisme, selon Lénine,
« forme politique nouvelle », selon Trotsky, ne sont, pour Djilas, que
structures illusoires qui « se transformerent presque insensiblement de
rassemblements révolutionnaires en une simple couverture pour la dicta-
ture totalitaire de la nouvelle classe » (30). Djilas n'essaye d'expliquer ni
le pourquoi, ni même le comment de cette dégénérescence. Cette expé-
rien:e manquée suffit pour que Djilas conclue que l'échec était fatal :
(28) N.C. p. 103.
(29) F. Engels. Préface du Manifeste du P.C. Ed. de 1883. Faut-il
encore citer, à ce propos, les dernières « corrections » de Staline (A propos
du marxisme en linguistique) ? L. Goldmunn parle aussi d'une « autono.
mie relative » des idéologies par rapport aux infrastructures, dans Science
humaine et philosophie. Paris 1952. p. 93.
(30) N.C. p. 97.
144
se
« Une dictature du prolétariat qui serait directement mise en æuvre par
le prolétariat lui-même est une pure utopie étant donné que nul gouver-
nement ne peut fonctionner sans appareil politique » (31).
On voit le peu de chemin parcouru par Djilas et que l'expérience
yougoslave ne lui a rien appris de positif. Le prolétariat, selon lui, est
incapable de gérer ses propres affaires et encore moins celles de la
communauté. Il est donc condamné soit à l'anarchie, soit à la délégation
de ses pouvoirs à un parti, à un groupe restreint ou à un homme. Cette
délégation ne peut être évitée. S'il y eut, dans le passé, des communautés
sans autorité ni gouvernement, il s'agissait d'une « sorte de transition
entre les formes semi-animales et les formes humaines de la vie collec:
tive » (32). Cette « preuve historique » permet à Djilas de continuer :
« Il est illusoire de prétendre que l'Etat peut disparaître soit en
résorbant soit en s'identifiant à la société » (32). Dans le régime actuel
de la Russie, Djilas trouve une parfaite confirmation : « les classes ne
disparaissent pointET l’Etat ne manifeste aucune tendance à dépé-
rir » (28). Le. « ET » laisse rêveur : n'est-ce pas plutôt parce que les
classes n'ont pas disparu que l'Etat ne peut dépérir ? Ainsi Djilas tantot
ne va pas au delà de la juxtaposition puérile de ses constatations, tantôt
(et c'est plus grave) raisonne comme l'Anglais célèbre en présence de
la femme rousse : En Russie les soviets ont dégénéré donc ils dégénè.
reront partout et toujours. Cet échec historique n'est plus conçu comme
lié à une phase donnée du mouvement ouvrier mais devient une catégorie
nécessaire de l'évolution des sociétés humaines qui voudraient s'écarter
de la démocratie occidentale. Tel est le paralogisme fondamental et quasi
permanent de ce livre. « L'échec » du stalinisme est la « réfutation » du
marxisme ; la condamnation du Stalinisme entraîne, en ce mécanisme
simpliste, celle de Marx. Djilas s'en donne à cæur joie : Marx est un
penseur banal qui a emprunté les fondements de sa philosophie « de-ci
et de-là » (33) chez Démocrite, Héraclite et Hegel. C'est un écrivain
terroriste qui ne triomphe qu'en insultant l'adversaire (méthode singée
par ses « continuateurs ») (34). Aussi, « sans les exigences politiques du
mouvement ouvrier... cette philosophie dogmatique qui s'intitule marxiste
serait oubliée, classée dans un tiroir » (Djilas ne demande pas par quel
curieux hasard c'est justement cette philosophie dogmatique
celle d'Auguste Comte ou de quelqu'autre qui a été « sauvée » des
tiroirs, alors que Marx avait lui-même abandonné par exemple l'Idéologie
allemande à « la critique rongeuse des souris ») (35). Djilas continue :
< du point de vue scientifique, l'idéologie marxiste est sans intérêt, ses
deux sources étant essentiellement la spéculation hégélienne et la méta-
physique matérialiste » (36). Cependant « les études économiques et
sociales de Marx restent de la plus haute tenue scientifique et litté.
raire » (36). Encore une fois, Djilas se contente de juxtaposer ses opinions.
Aucune analyse ne vient affirmer ni infirmer la possibilité d'une liaison
logique entre économie et philosophie marxiste. Certes, Marx n'est pas
un penseur « tabou », ce serait lui être infidèle que de croire ses thèses
« éternelles » ou simplement hors de l'histoire. On pourrait se demander
s'il y a, en effet, cohérence entre le mécanisme matérialiste de certains
aspects de la philosophie et la conception de la mission révolutionnaire
du prolétariat. Djilas n'effleure pas ces problèmes ; s'il ne voulait pas
nous faire ses confidences, du moins aurait-il dû se dispenser de « réfu.
et non
(31) N.C. p. 96.
(32) N.C. p. 102.
(33) N.C. p. 1.
(34) N.C. p. 153.
(35) Préface de la Contribution à la critique de l'économie politique
(1859).
(36) N.C. p. 7.
145
ter » le marxisme en quelques lignes ; il aurait pu ainsi consacrer son
livre entier (et non le tiers) à l'étude de la nouvelle classe qui était à
sa portée et éviter d'étaler au grand jour l'insignifiance d'une réflexion
sur la pauvreté d'un savoir.
III.
L'analyse de la nouvelle classe.
;
besoin pour
La première question est celle de la genèse de la Nouvelle classe
les lecteurs de Socialisme ou barbarie savaient déjà que la Bureaucratie
s'est imposée parce qu'elle était le groupe qui soutenait « de la façon
la plus décidée et la plus cohérente l'industrialisation » et que « la
Révolution communiste ne dévore pas ceux de ses enfants dont elle a
sa continuation à travers l'expansion industrielle » (37).
Cette nécessité économique évite Thermidor aux bourreaux, seuls sont
éliminés les « purs $ qui continuent à croire à l'idéal de la Révolution.
On pourrait ajouter que le processus thermidorien, de ce fait, s'est déclen-
ché de l'intérieur, par une réaction endogène, dont Lénine eut conscience
(38). Pour lutter contre la possibilité d'une réaction thermidorienne venue
de l'extérieur, les dirigeants imposèrent le monolithisme du parti unique
comme un dogme sacré. Djilas n'aperçoit que confusément ce processus
que Victor Serge a décrit avec précision : « Boukharine dénonça le
crime du Trotskysme qui préparait la formation d'un second parti ; et
derrière ce second parti feraient masse tous ceux qui maudissaient le
régime ; ainsi le schisme mènerait à l'effondrement de la dictature du
prolétariat, l'opposition ne serait que le bélier de « la troisième force »
silencieuse, celle-là, de la réaction. L'opposition avait très peur de ce
raisonnement dont elle admettait la justesse ; elle adressa au congrès
un nouveau message de fidélité, malgré tout. Que la « troisième force »
fût déjà organisée (silencieusement, pourrait-on ajouter), cette idée n'était
venue qu'à un jeune inconnu, Ossovski, désavoué de tout le monde » (39).
Il faut revenir aux juxtapositions superficielles de Djilas : « La Révolution
communiste n'a pu atteindre aucun des buts idéaux dont elle se réclame
depuis 40 ans. Cependant elle a introduit dans une certaine mesure la
civilisation industrielle dans les vastes étendues d’Eurasie » (40). Est-ce
cette infidélité à l'idéal qui a valeur causale positive ? Comment expli.
quer, dès lors, l'essor industriel dans les pays dont le régime politique
est corrompu, dans la France actuelle, par exemple ? D'autre part, Djilas
remarque lui-même que l'exploitation, dans un régime terroriste, a ses
limites : « Un travailleur asservi, si médiocrement qu'on le nourrisse,
coûte encore plus qu'il ne rapporte compte tenu de l'appareil admi.
nistratif, pénitenciaire et policier dont l'intervention est nécessaire pour
le contraindre au travail et son utilisation dans de pareilles conditions
devient absurde ». D'autre part, la production moderne pose d'autres
problèmes : « Une machinerie délicate et coûteuse ne peut être livrée
aux mains des travailleurs réticents, incompréhensifs ou épuisés » (41).
Encore une fois Djilas reste à mi-chemin et ne discerne pas l'incapacité
d'une direction bureaucratique du travail humain (42). Il ne donne ainsi
(37) N.C. p. 34-35.
(38) « Lénine, en ces journées noires (la révolte de Cronstadt) dit
textuellement à l'un de ses amis : « C'est Thermidor. Mais nous ne nous
laisserons pas guillotiner. Nous ferons Thermidor nous-
mêmes ! » Victor
Serge, Mémoires d'un Révolutionnaire. C. d. E., p. 129.
(39) V. Serge, Mémoires p. 225-226.
(40) N.C. p. 38.
(41) N.C. p. 136.
(42) Voir à ce sujet, entre autres les témoignages de Mothé (Socia.
lisme ou Barbarie, n° 22), et le livre de Doudintsev: L'homme ne vit pas
seulement de pain. Djilas, sur ce point aussi, est victime des idées les
146
qu'une explication superficielle de l'abrogation de « la législation sovié.
tique frappant les travailleurs de peines afflictives pour retard ou absence
au travail » (décret du 27 avril 1956). Surtout il faut rendre compte de
ce qu'on nous dit, à la fois, que les régimes staliniens assurent et entravent
le développement économique. Il aurait convenu de lever cette « appa-
rence » de contradiction. Djilas n'approfondit nullement la relation
bureaucratie-économie ; il se borne à remarquer, qu'au départ, la Nou-
velle classe était séparée des réalités économiques ; en ce sens, son ascen.
sion est radicalement différente de celle de la bourgeoisie « qui avait
été partie intégrante de la vie économique et sociale avant de saisir le
pouvoir » (43). La Nouvelle Classe fut, à l'origine, un appareil révolution-
naire clandestin. Le passage essentiel est le suivant : grâce à la révo-
lution populaire, cette minorité organisée s'empare du pouvoir politique,
destitue les classes possédantes mais ne détruit pas pour cela les réalités
économiques. Au contraire, elle se trouve bénéficier immédiatement de
« privilèges spéciaux et d'avantages économiques en raison de son mono-
pole administratif » (43) monopole qu'elle doit au Parti.
Remarquons toutefois, en passant, que ces notations suffisent à inva-
lider les assimilations superficielles et incorrectes d'un Naville. Djilas ne
reproduit pas les analyses de Burnham. Burnham explique qu'à une
société dirigée par des propriétaires succède l'ère des organisateurs, les
ingénieurs prenant la place des capitalistes. Djilas parle de tout autre
chose ;
il croit la direction par les ingénieurs nécessaire ; ce qu'il
condamne c'est la soumission des ingénieurs à un parti qui règne non
par le savoir technique mais par la police et par l'idéologie. Quoi qu'il
en soit, il reste que la Nouvelle Classe se trouve ipso facto jouir de la
propriété, telle que la définit le droit romain (« usage, jouissance et
disposition de biens matériels »). La Nouvelle Classe s'assure une part
privilégiée des ressources des biens communs, procède à la distribution,
fixe les salaires, établit des plans et dispose donc souverainement de
toutes les richesses nationales. Tout cela est bien connu, cependant Djilas
utilise quelques formules heureuses : « L'exercice du pouvoir signifie
l'usage, la jouissance et la libre disposition de presque tous les biens de
, la nation ; la propriété est liée au pouvoir lui-même... l'exercice du
pouvoir politique est la vocation idéale de tous ceux qui veulent vivre
en parasites » (44). Pour décrire ce parasitisme, Djilas délaisse, un instant,
son style abstrait : « L'établissement de la Nouvelle Classe comme posses-
plus conventionnelles : si l'adhésion des travailleurs lui paraît souhaitable
l'organisation par les ingénieurs n'en reste pas moins primordiale ; les
ouvriers ,sont incapables de diriger la production. Il ne sait pas que la
direction séparée est techniquement incapable de diriger le travail collec-
tif ; qu'elle sollicite irrationnellement l'adhésion d'un travailleur qu'elle
réduit en même temps à la fonction de rouage de machine et qu'elle ne
peut donc réussir que dans la mesure où elle échoue. Il ne comprend pas
davantage que cette séparation, loin d'être imposée par les complications
techniques du travail d'usine est un fruit de la lutte entre deux classes.
Dès lors, il n'est pas étonnant que Djilas n'aperçoive aucune explosion
possible du système et qu'il recoure, faute de mieux, à la « liberté »
occidentale.
(43) N.C. p. 47-48. Djilas n'établit pas de relation dialectique entre
la bureaucratie qui, d'abord force politique issue d'une promesse de
libération (la paix, le pain, la terre), déclenche et était seule à même
de déclencher à cause de son emprise sur les masses un formidable
processus d'accumulation qui a permis à la fois l'industrialisation et la
consolidation, sur de nouvelles bases, de la classe exploiteuse. Djilas croit
le processus achevé et la nouvelle classe définitivement « consolidée »
sur ses assises économiques, sans concevoir le dynamisme permanent du
besoin de libération.
(44) N.C., p. 55.
147
seur des richesses nationales se marque par des changements dans la
psychologie, la manière de vivre et la situation matérielle de ses membres.
Des maisons de campagne, des appartements luxueux, du mobilier et
autres instruments de confort personnel sont parmi les acquisitions des
nouveaux monopolistes. Des quartiers résidentiels spéciaux et des maisons
de repos réservées deviennent l'apanage de la haute bureaucratie diri.
geante... Le secrétaire du Parti et le Chef de la Police secrète, dans la
plupart des localités, non seulement deviennent les plus hautes autorités
reconnues, mais jouissent des plus beaux immeubles, automobiles, etc...
Les budgets officiels, les « dons » plus ou moins honorifiques, les construc-
tions exécutées pour les besoins de l'Etat : autant de sources constantes
et inépuisables de profits pour la nouvelle bureaucratie politique... Parfois,
les privilèges acquis se montrent exagérément dispendieux ou dangereux et
la possession nominale en est abandonnée... ou confiée à des hommes
de paille » (45). La description présente de Djilas semble nous mettre
en présence d'une exploitation consciente, sinon cynique. Mais, alors,
Djilas n'a-t-il pas été l'un de ces parasites ? Non, car la description pitto-
resque est corrigée par l'analyse théorique : le phénomène d'exploitation
est dissimulé sous le caractère abstrait de la possession collective ; le
pouvoir sur les hommes est caché sous l'administration des choses (46).
Masqué pour ceux qui le subissent, certes, mais aussi pour ceux qui
l'exercent : la bureaucratie dominante, force cohérente et unanime dans
la défense de son pouvoir en l'espèce, la propriété monopoliste et
l'autorité totalitaire n'a pas conscience d’exister en tant que classe
séparée (comme c'était le cas pour le Seigneur, le Clerc, le Bourgeois).
Le communiste bureaucrate « ne se rend pas compte qu'il fonde, en sa
personne, une nouvelle oligarchie ; il ne songe pas à se dire propriétaire
se tient pas redevable des privilèges dont il jouit » (47). Cette
confusion fait la force de la Nouvelle Classe ; elle peut d'autant plus
facilement diriger les forces de la population qu'elle ne s'en distingue
pas radicalement (du moins d'après l'idéologie qu'elle répand, précise
Djilas). Une fois de plus, l'ex-parasite louvoie : eu égard à ses fonctions
passées, il proclame l'inconscience des néo-exploiteurs, puis, emporté
par la polémique, il les accuse de duplicité (utilisation des hommes de
paille) ou, au moins, de mauvaise foi. Il est fort regrettable et même
paradoxal qu'on en soit réduit, sur ce point aux conjectures. Au lieu de
nous faire part de son expérience irremplaçable, Djilas se livre à une
dissertation scolaire sur l'absence de moralité de la Nouvelle Classe, sur
sa voracité, son ambition, sa férocité, sa vanité, sa duplicité (48). Ces
défauts Djilas le reconnaît ne sont pas caractéristiques uniquement
de la Nouvelle Classe. Il cherche donc des vices plus spécifiques : alors
que, dans les autres systèmes, « les phénomènes de carriérisme et de
fonctionnarisme » sont des signes de stagnation, ils sont, en U.R.S.S.,
(toujours la référence à ce qui n'est pas connu directement) le signe des
privilèges qui accompagnent le vrai pouvoir (46). De plus, les postes
administratifs ne pouvant être transmis par héritage, on constate
« circulation des élites » intégrale et accélérée. La route du sommet est
ouverte à quiconque manifeste un loyalisme sans bornes envers le Parti
et la Nouvelle Classe ; le critère discriminatif, aux derniers échelons,
est l'efficacité dans le renforcement de la Classe.
Encore une fois, Djilas ne discerne pas la dynamique implacable du
système; il note l'opposition entre l'idéologie de l'unité de classe et la
férocité des luttes pour l'ascension hiérarchique vers les sphères privi.
légiées. Loin de voir là une contradiction radicale et donc une révolution
potentielle Djilas se fie aux apparences et moralise. Il retrouve les célèbres
et ne
une
(45) N.C. p. 68. Djilas ne précise pas autrement.
(46) N.C. p. 72.
(47) N.C. p. 70.
(48) N.C. p. 71, 72, 39-41, 98, 181, 185.
148
-
formules de Tacite et de Spinoza (49) : « L'ordre et la paix sont confondus
avec le conformisme absolu » (50). Il en résulte une emprise sans précé-
dent sur les individus et sur les groupes ; bien avant le limogeage de
Joukov, Djilas affirme en le regrettant qu'il « ne saurait être
question (en U.R.S.S.) de dictature militaire » (51). D'autre part, les
grèves partielles (limitées à une ou deux entreprises) à supposer que la
terreur ne les rendît pas impossibles, seraient totalement inefficaces contre
le patron universel qui dispose de tout l'appareil de production, et, de
ce fait, n'a pas de concurrence à redouter. Une action ouvrière ne peut
réussir, précise-t-il, « sans la participation de tous les travailleurs » (52).
Les événements de Pologne ou de Hongrie qui ont étrangement secoué
la bureaucratie non seulement de ces deux pays mais aussi celle de
tous les régimes staliniens semblent, pour Djilas, ne rien signifier.
Il s'en tient à la description générale qu'il affectionne : l'idéologie totali.
tariste a pénétré « dans tous les pores de la société et de la personne,
dans la perspective des hommes de science, dans l'inspiration des poètes
et dans les rêves des amants. Se dresser contre (le régime) signifie non
seulement mourir de la mort d'un individu désespéré, mais encore être
stigmatisé et excommunié par la société » (53). Djilas, dans cette perspec-
tive, se livre à une explication des « aveux », au cours des procès ; il se
réfère vaguement à Aristote, mais tout ce qu'il dit, à ce sujet, l'a déjà
été par Koestler et n'est qu'un développement d'une analyse de Bergson
(54). On connaît le thème : il ne reste aux accusés que l'espoir de se
faire réintégrer en se rendant utile à la Classe par n'importe quel aveu.
Est-il besoin d'ajouter que Djilas ne croit pas intéressant de nous expli-
quer pourquoi, lui, accusé, n'avoue pas et n'est pas tué. Il se contente
d'expliquer ailleurs que le nouveau cours, instauré par Kroutchtchev a
été imposé par la « croissance » d’un besoin de sécurité dans les classes
possédantes » (55).
Ces extraits suffisent, semble-t-il, à justifier la déception exprimée au
début de ce compte rendu. Certes, il aurait fallu développer davantage
plusieurs points, notamment la question des rapports entre liberté poli-
tique et liberté économique et aussi les problèmes essentiels de la genèse
de la nouvelle classe, de la statique et de la dynamique de la société
soumise à cette nouvelle classe. Mais une critique n'est pas un exposé
positif. Cette confusion est assez répandue : sous prétexte de compte
rendu, le critique se livre, en fait, à un exposé de ses propres thèses.
Ici, il suffit que le lecteur comprenne qu'il n'a rien à attendre du livre
de Djilas. Cet ex-bureaucrate dénigre le marxisme sans l'avoir jamais
connu. Son prétendu dépassement n'est, dans ses grandes lignes, qu’un
piètre retour en arrière. Or, on observe là un phénomène général qui
concerne un nombre étonnamment grand d’intellectuels et de dirigeants
staliniens en rupture de ban ; le genre de critique qu'ils font, une fois
la rupture consommée, prouve qu'ils n'avaient jamais été placés sur le
plan du marxisme véritable. Déçus, peut-être, dans leurs ambitions pre-
mières, ils ne peuvent souvent manifester que leur dépit et leur incapacité.
La plupart paraissent condamnés à rejoindre d'autres fractions d'exploi-
teurs sur les deux plans corrélatifs de l'action politique et de l'élucidation
théorique.
Yvon BOURDET.
(49) Annales : « Là où ils font le désert, ils disent qu'ils font la paix »
(Tacite) et Spinoza : « Si la paix doit porter le nom de servitude, de
barbarie, et de solitude, il n'est rien pour les hommes de si lamentable
que la paix... La paix ne consiste pas seulement en l'absence de guerre ».
Traité Politique.
(50) N.C. p. 92.
(51) N.C. p. 93.94.
(52) N.C. p. 133.
(53) N.C. p. 120.
(54) Les Deux Sources de la Morale et de la Religion, p. 10-11.
(55) N.C. p. 112.
149
HISTOIRE DU PREMIE MAI
par Maurice Dommanget
L'histoire du Premier Mai, c'est l'histoire de la lutte internationale
de la classe ouvrière pour les huit heures et pour une réglementation
des conditions de travail. Maurice Dommanget (1) rappelle qu'avant
d'être la revendication centrale du mouvement ouvrier entre 1890 et
1920, les « Trois-Huit » (huit heures de travail, huit heures de loisirs,
huit heures de repos) apparaissent périodiquement au cours de l'his-
toire (par exemple chez Thomas More au 16e et chez Denis Voiras au
17°), en relation avec une conception idéaliste de la société. Les utopis
tes et les réformateurs du 18e et du 19e siècles justifient concrètement
la réduction de la journée de travail par les nécessités mêmes de la
production et montrent qu'elle va dans le sens des intérêts des em-
ployeurs. Mais en même temps ils lient la réduction de la journée
de travail à l'action des travailleurs eux-mêmes et en font un premier
pas vers le bouleversement total du mode de production capitaliste.
Au cours de la première moitié du 19e siècle le mouvement ouvrier
anglais s'organise derrière la revendication des huit heures (et du suf-
frage universel). C'est aux U.S.A. que pour la première fois, en 1886,
le 1er Mai est lié aux huit heures par l’A.F.L. (American Federation
of Labour) qui organise un vaste mouvement de grèves réclamant la
réduction de la journée de travail. S’inspirant de ce mouvement le
Congrès Socialiste International qui se tient à Paris en 1889 fait du
1er Mai une journée de lutte internationale pour les huit heures. En
France la lutte pour les huit heures est d'abord une lutte politique
dirigée par les différentes organisations socialistes, le 1er Mai est une
journée de « pression sur les pouvoirs publics » par le moyen de
délégations, pétitions, manifestations, grèves. A partir de 1905 la lutte
passe sous la direction de la C.G.T. qui organise l'« action directe » du
prolétariat, et suit l'exemple de l’A.F.L. en organisant pour les 1ers Mai
1905 et 1906 des grèves d'une ampleur qu'on n'avait jamais encore vue
en France. Le Traité de Versailles de 1919 pose le principe de l'exten-
sion de la journée de huit heures aux nations qui ne l'appliquent pas
encore, et crée une organisation permanente qui doit veiller à ce que
la réglementation des conditions de travail soit partout la même. A
partir de ce moment, le 1er Mai se vide peu à peu de son contenu de
classe : à une journée de lutte de classes se substitue un journée de
collaboration de classe, une « Fête du Travail >> que s'approprient
aussi bien Staline et Hitler que Pétain, le Pape, Evita Péron, Charles
de Gaulle, etc...
L'histoire du 1er Mai c'est donc, conclut M. Dommanget à la fin
de son étude extrêmement documentée et minutieuse, l'histoire de la
dégradation de la lutte ouvrière elle-même : « Tout se passe comme si
le prolétariat... n'avait plus conscience ni de ses responsabilités histo-
riques, ni de sa puissance, ni de son idéal d'émancipation. A cet
égard on peut dire que la décadence du 1er Mai est un des signes
les plus marquants de la dégradation du mouvement ouvrier. » M. Dom-
manget voit une des causes de cette décadence dans la conquête des
huit heures elle-même. Il remarque que la rationalisation du travail
permet une exploitation plus intense de la force de travail pour un
temps de travail plus court. Et il en conclut que, puisque « l'usure
par l'intensité du travail ne se mesure qu'à la longue, au bout d'années
sur
(1) On sait que M. Dommanget a écrit un certain nombre de livres
importants sur l'histoire du mouvement ouvrier et plus particulièrement
ses origines : « Jacques Roux, le curé rouge » (Ed. Spartacus),
« Pages choisies de Babeuf » (Ed. A. Colin), « Blanqui, la guerre de
1870 et la Commune » (Ed. Domat), etc... Voir Socialisme ou Barbarie,
N° 2 : « Babeuf » par J. Léger.
et très difficilement..., cette forme accrue d'exploitation frappe moins
la conscience ouvrière. »
On peut se demander si cette conclusion se concilie avec un aspect
essentiel des faits : dans les deux pays les plus avancés du monde
occidental, les Etats-Unis et l'Angleterre, et où l'on peut supposer que
l'« usure par l'intensité du travail >> est la plus grande, au lieu de
constater une baisse de la résistance et de la combativité ouvrières,
on voit tout au contraire une prolifération des grèves dites « sauvages »
ou « inofficielles », et en même temps que les journées de grève sont
plus nombreuses, et les grèves plus longues que partout ailleurs; d'au.
tre part, la majorité de ces grèves y sont dirigées contre les conditions
de travail, les cadences, etc..., finalement contre cette « usure par l'in-
tensité du travail » qui n'a donc pas comme résultat immédiat de
faire baisser la combativité ouvrière.
Enfin, il nous semble impossible d'isoler le phénomène de la dégra-
dation du 1er Mai de l'évolution générale du système capitaliste et de
la transformation corr
orrespondante des organes de lutte traditionnels de
la classe ouvrière. C'est par l'analyse de cette transformation des
partis ouvriers et des syndicats, d'instruments de l'émancipation des
travailleurs en instruments de l'intégration de la classe ouvrière dans
le système d'exploitation, que nous souhaitons que Maurice Dommanget
puisse un jour compléter sa nouvelle et importante contribution à
l'histoire du mouvement ouvrier.
S. CHATEL.
Les Films
LA BLONDE EXPLOSIVE
La vogue croissante des salles de « répertoire » permet de voir des
films hors circuit et rend possible la publication de notes relatives à des
films qui risquent souvent d'avoir quitté l'affiche lorsque paraît « Socia-
lisme ou Barbarie ».
Pour inaugurer cette rubrique, je vous recommande d'aller voir,
si vous ne l'avez déjà fait, le dernier film de F. Tashlin : La Blonde
Explosive.
Un agent de publicité (Tony Randall) est aux prises avec un pro-
blème décisif pour sa carrière : sur quel thème orienter la campagne
publicitaire du rouge à lèvres « Machin » ? Un hasard (sa nièce secré-
taire d'une association de « fans ») le met en présence de la super-
vedette du moment (Jane Mansfield). Mais il ne pourra obtenir son par-
rainage pour lancer le nouveau rouge à lèvres qu'à condition de se
laisser passer pour l'amant de la vedette. L'affaire réussit et
sa vie
se trouve bouleversée par le rôle qu'il doit jouer. Cette fois, Tashlin
nous peint le milieu de la publicité (il avait déjà tourné en dérision
les « comic-strips » dans Artistes et Modèles, les stars de cinéma dans
Un Vrai Cinglé du Cinéma et le rock and roll dans La Blonde et Moi).
Sur ce thème ,il accumule d'excellents gags qui ont gardé la forme bur-
lesque des Marx Brothers mais dont le contenu destructif est ouver.
tement social : descente d'avion et soins de beauté d'une star où la
vedette apparaît comme le sous-produit des films usinés à Hollywood, gros
plans humoristiques sur Jane Mansfield, vedette hypertrophiée à la
croupe puissante et aux seins énormes promis à des foules frustrées
d'amour maternel (1), séance de culture physique, scènes domestiques
et inenarrable sketch-entracte sur la T.V. où se marque l'esclavage de la
mode et des snobismes. Cette critique culmine dans la scène où Tony
Randall reçoit les clefs des cabinets directoriaux. Là, je voudrais m'ar.
rêter un peu sur ce qui est à mon avis une des meilleures réussites du
cinéma satirique (2). Grâce à sa pseudo-liaison avec la super-vedette,
notre héros a déjà gravi plusieurs échelons de la hiérarchie de son
agence. Il va maintenant accéder au titre de directeur général. Son
ancien chef, au rang de sous-directeur, lui remet les clefs des W.C.
réservés au seul directeur général, renversant du même coup le lien
de subordination qui existait entre eux deux. La séquence est très bien
jouée et plus d'un spectateur sensible doit réprimer la petite larme
qui point au bord de ses paupières. On comprend bien que le jeu
des acteurs n'est pas le seul responsable de cette émotion :
nous iden.
(1) Les figurines préhistoriques, tout aussi hypertrophiées, étaient
du moins nettement différenciées du point de vue sexuel. On ne peut
être sûr de rien avec les garces du cinéma américain qui semblent n'avoir.
conservé des caractères sexuels secondaires à peu près que la partie nour-
ricière et dont la sensualité ne dépasse guère le niveau d'un exhibition.
nisme de bon ton, suggestif et mesuré.
(2) De ce côté-ci de l'Atlantique, il a bien deux ans, les lecteurs de
S. ou B. qui suivent aussi Tribune Ouvrière avaient pu lire l'article
d'un ouvrier de la région parisienne décrivant les classes de cabinets
dans usine (cabinets d'ouvriers, d'employés, de techniciens, de
chefs de service).
son
152
-
tifiant plus ou moins au héros, nous sentons que nous arrivons au tour.
nant d'une carrière. La petite clef d'or n'est pas qu'une consécration
de la réussite ; elle est la réussite elle-même. En effet, la situation de
l'individu dans la société n'est plus garantie comme autrefois par une
structure traditionnelle stable, personne ne peut plus se contenter, s'il
le désire, de jouir d'une situation privilégiée en poursuivant quelque
idéal de vie. Si la hiérarchisation sociale s'est simplifiée, la lutte en
est d'autant plus dure et la réussite se prouve par l'agrandissement
constant de la somme de biens dont on peut disposer. Seul compte
le succès immédiat sanctionné par un revenu plus élevé et des avantages
en nature divers. Mais chacun dans cette société possède sa voiture et
son poste de T.V. Il faut donc que les objets du riche soient plus
grands, plus volumineux que ceux du moins riche. A un bout de
l'échelle la vieille Chevrolet si ce n'est le bus public à l'autre
la Cadillac en or massif. Lorsque les caractéristiques anatomiques de la
nature humaine interdisent l'augmentation de taille de certains meubles
ou objets il ne reste plus pour marquer la différence qu'à les munir
de poignées en or, perfectionner les accessoires, singulariser les dits
objets conformément à la place éminente de leur utilisateur dans la
société.
On voit que si l'auteur utilise le moule de la comédie américaine
d'avant guerre (voire de la comédie musicale dans La Blonde et Moi),
nous sommes loin des sucreries inoffensives de Capra. Sous le couvert
de la bonne humeur de mise dans ce pays optimiste, il nous balance
une peinture féroce de l'« American Way of Life ». Son procédé m'ap.
paraît plus destructeur que les analyses sérieuses de Logan (Picnic) (3)
ou de Ritt (cf. plus bas pour Les Sensuels). Le happy-end chez lui
s'intègre parfaitement à la comédie et c'est un gag supplémentaire que
de terminer le film d'une manière si heureuse pour tout le monde.
Aucune confusion n'est entretenue. On sait où Tashlin blague, on com-
prend le sérieux de ses boutades.
NO DOWN PAYMENT (PAS DE VERSEMENT COMPTANT)
Incompréhensiblement traduit par Les Sensuels, le film de Martin
Ritt n'a pratiquement pas été exploité en France (pas assez spectacu.
laire ?). C'est la peinture de la « joie de vivre » dans un lotissement
d'une ville californienne. Chaque famille possède son pavillon et
trois voisins (la quatrième face du terrain donnant sur la rue). Le
confort ménager tyrannique, l'amitié envahissante des voisins, leur
hypocrisie aussi, l'ambition et l'infantilisme moral se liguent pour
rendre la vie impossible au jeune couple venu habiter là. D'un point
de vue artistique, le film souffre peut-être d'une certaine dispersion de
l'intérêt entre plusieurs histoires. C'est que le cinéaste ne dispose pas
des nombreuses pages d'un roman pour s'expliquer. Il lui faut centrer
l'action sur quelques scènes seulement et si les personnages sont trop
nombreux ils risquent de rester un peu à l'état d'ébauche. Ce film
constitue néanmoins un excellent documentaire sur la société améri.
caine. Réaliste, et très sobre dans ses effets, il confirme tout ce qu'on
connaît de la vie américaine au jour le jour. Mais je vous signale tout
spécialement les séquences tragiques où l'ancien marin, pour prouver
sa dignité d'être humain, exhibe ses riches et pitoyables trophées
du Pacifique et, ivre un soir de désespoir, finit par violer la voisine dont
il voulait gagner l'estime. Il faut aussi entendre le dialogue du gérant de
(3) Logan d'ailleurs sait également très bien utiliser le comique sati.
rique dans Bus-Stop, mais sa critique s'applique encore à des problèmes
mineurs.
153
magasin et de sa femme à propos du logement d'un employé japonais.
L'un dénonce chez l'autre les préjugés et le pharisaïsme, le manque de
courage autre que verbal et la démission devant l'action à entreprendre.
No Down Payment n'est pas une satire des ventes à crédit. Martin Ritt
prend les réalités sociales de son pays et nous les expose telles qu'elles
sont. Il ne s'indigne pas devant la précarité du confort ainsi acheté.
Mais il montre de quel prix le progrès technique et le confort ménager
qui en découle se paie dans une société aliénée : soumission aux modes
de pensée « normaux » et conformistes, désintégration de la vie per-
sonnelle, incompréhension et opposition des individus les uns aux autres,
destruction de l'amour et de la solidarité humaine.
Tragiques ou comiques les meilleurs films aujourd'hui sont des
films « noirs ». Il y a longtemps déjà que des films avaient commencé
un travail de corrosion de la société bourgeoise, mais ils se limitaient
généralement à la surface ou à des aspects un peu en marge de la vie
sociale (« All about Eve » à propos de l'hypocrisie des rapports sociaux).
De nombreux films se tiennent encore à ce niveau (exemple le petit
film de J. Rivette « Le coup du berger »). Il faut signaler ceux qui
vont plus loin et qui placent leur critique tout près de la réalité sociale
d'aujourd'hui.
M. M.
154
Le Théâtre
PAOLO PAOLI
-
Les représentations de Paolo Paoli d’Arthur Adamov par la troupe
de R. Planchon au Vieux Colombier ont certainement constitué un des
événements de la saison théâtrale de Paris. La critique de droite comme
celle de gauche en ont témoigné, chacune à sa façon. Cet événement
n'est cependant pas un fait isolé ; il fait partie d'un effort multiforme
pour renouveler le théâtre, pour recréer ou créer un théâtre populaire.
Cette expression, employée d'abord par des animateurs de théâtre et non
par des auteurs n'en implique pas moins un bouleversement de la litté-
rature dramatique aussi bien que de la technique théâtrale proprement
dite.
En premier lieu, le théâtre populaire se définit par opposition au
théâtre bourgeois. Celui-ci est le fruit d'une civilisation où les hommes
sont aliénés dans leur activité essentielle le travail, et qui, par com-
pensation, en quelque sorte, crée dans leur vie un temps réservé mais
vide, mais mort les loisirs. Le but d'un tel théâtre est le divertisse-
ment, son contenu, la mystification, le gratuit, tout ce qui enfin a le
moins possible de rapport avec la réalité du travail.
Le théâtre populaire se définit aussi par opposition au théâtre intel-
lectuel, qui s'efforce de poser des problèmes, mais en termes éternels,
en utilisant les personnes, les actions, les discours, seulement en tant
que signes du monde intemporel des idées qui, elles, constituent les
véritables protagonistes du problème, qui tient lieu d'action dramatique.
Le héâtre populaire, au contraire, se veut profondément réaliste.
Les personnages, leurs actes et leurs paroles y sont donnés pour ce
qu'ils sont, le plus précisément possible définis et déterminés, n'ayant
finalement d'autre valeur. qu'historique. Ainsi s'explique la faveur dont
jouissent auprès des troupes « populaires », comme celle de Villeurbanne,
de Ménilmontant ou de certains centres dramatiques régionaux, les pièces
historiques et en particulier, celles de Shakespeare. Mais ce réalisme
historique n'est pas recherché en tant que valeur esthétique en soi.
Sa fonction est de placer le spectateur à un point de vue critique en
face de l'action représentée. Aussi, ce théâtre ne se propose-t-il pas d'atti-
rer sur tel ou tel personnage la sympathie ou l'horreur du public, mais
de faire comprendre à celui-ci quel est le sens véritable de telle situa-
tion, de telle action ou de tel mécanisme social. Il veut démystifier
et, à la limite, faire naître la révolte. C'est donc le contraire d'un diver-
tissement puisqu'il s'efforce de retrouver et d'approfondir, au-delà des
« loisirs », l'expérience que les hommes font de leur condition à travers
le travail.
Une telle définition du théâtre populaire reste, il est vrai, encore
très largement idéale. Car il faut d'abord, faire revenir le peuple
au théâtre, où il a perdu l'habitude d'aller, s'étant aperçu avec juste
raison que ce qui s'y passait ne le concernait en rien. Pour cela, les
troupes utilisent un certain nombre de procédés, de trucs
par quoi
d'ailleurs on a trop souvent tendance à définir le théâtre populaire
et qui dénotent, parfois, une curieuse étroitesse d'esprit sur que
l'on entend par peuple : ainsi, l'octroi de réduction sur le prix des
places aux porteurs d'une carte syndicale.
Mais ensuite, même si l'on a raison de dire qu'un théâtre c'est
d'abord la communauté formée par une troupe et un public, il faut
aussi trouver des pièces à représenter. Il semble que la littérature
contemporaine en fournisse peu. Paolo Paoli est-il une pièce populaire ?
ce
155
sorte
Assurément, c'est une pièce critique.. Et d'abord par son sujet.
même.
Adamov ne s'attaque pas tellement, selon nous, à l'époque 1900-
1914 en
tant qu'époque historique révolue, qu'au mythe de la Belle
Epoque, qui, lui, est actuel. Frapper ce mythe, c'est d'abord détruire
un mensonge en montrant de quoi il est fait et ce qu'il recouvre :
sous les plumes, les femmes faciles, les papillons, les abbés compré-
liensifs et les petites musiques fofolles, faire apparaître simultanément
l'exploitation, la justice de classe, la corruption, la guerre. Mais c'est,
d'autre part, frapper aussi l'époque qui accepte et même fabrique ce
mythe, à qui il est profitable d'appliquer le masque sur
ces années
1900-1914 et qui finalement leur ressemble dans la mesure même où
elle cherche à les travestir.
Sur un autre plan, cette pièce recèle une critique moins explicite
peut-être mais moins profonde, et qui la rapproche des pièces anté-
rieures d’Adamov. Comme La grande et la petite manæuvre, ou Tous
contre tous, Paolo Paoli est un drame de la dépossession de l'individu.
Cette dépossession apparaît clairement dans le domaine du langage.
Quoi de plus libre, de moins contraignant que le langage, en apparence ?
En fait, celui que parlent les personnages d'Adamov n'est qu'un ramassis
de formules toutes faites, de clichés, de phrases réduites à l'état de
bribes sonores; à la limite, même, il est vide de tout sens, c'est-à-dire
de toute expression spécifique d'une réalité singulière, et n'est plus
qu'une pure forme arbitrairement imposée par les forces extérieures
aux individus, totalement dépossédés. Par là, il manifeste à sa manière
la toute puissance de la société où ils vivent.
Enfin, l'optique même qui est celle de la pièce suscite une
dl'humour grinçant d'où naît avec force la critique. Cette optique est
(entrée sur le contraste entre le sérieux des personnages et de leurs
artes et le dérisoire de ce qui en constitue la matière, entre l'étroitesse
du point de vue des personnages sur le monde et la force avec laquelle
éclate à travers cette étroitesse même le totalitarisme profond de ce
monde, le contraste enfin, entre le personnage minuscule et agité,
jouant les gestes de la liberté, parlant d'abondance, et la totalité toute-
puissante à laquelle il obéit. Sur la scène, ces oppositions se traduisent
par l'alternance de scènes proprement dramatiques où évoluent les
personnages et de séances de projections où apparaissent des extraits
de journaux du temps, accompagnés de petites musiques 1900.
Mais cet humour gringant, ce spectacle grotesque d'individus dépos-
sédés et pleins d'eux-mêmes conduit finalement à une représentation
démentielle du monde qui domine l'action dramatique au lieu d'être
dominée par elle. Aussi cette alternance implacable et douze fois répétée
dont nous parlions plus haut, nous enferme-t-elle dans le rythme infer.
nal d'une mécanique à deux temps, et son emprise, les specta-
teurs subissent une sorte d'envoûtement ou d'exaspération qui
ne les laisse absolument plus disponibles pour la critique. La pièce
tend alors à se rapprocher du théâtre intellectuel ésotérique. Les actes,
les mots, les attitudes revêtent une ambiguïté troublante, car bien
qu'historiquement définis, on est tenté de les prendre pour autre chose
qu'eux-inêmes, pour des signes d'un monde absolu, métaphysique, qui
est au fond encore celui de l'absurde : le commerce des papillons, des
plumes, etc., joue ici le même rôle que la machine à sous de Ping-Pong.
Et ce n'est pas le brusque revirement du commerçant Paolo Paoli prenant
in extremis le parti de l'ouvrier Marpeaux, qui permet de reprendre
pieil sur le terrain de la critique raisonnée où pourtant la pièce place
tout d'abord le public. Il est trop tard. Le petit monde de Paolo Paoli
a fusé vers l'intemporel : ou bien on est resté à terre et on l'a perdu
de vue ou bien on l'a suivi; mais alors plutôt que sur la Révolution,
l'on débouche sur la Révolte en soi, cette vieille valeur-clé de la litté-
rature dite d'avant-garde.
P. CANJUERS.
sous
156
Correspondance
LETTRE DU MAROC A PROPOS DE L'ALGERIE.
« ...lci, les militants FLN ne comprennent pas l'inaction de la
« gauche ». Beaucoup ont été formés dans les écoles françaises et ils
croient en la France « pays du socialisme et de la démocratie ». Ils
sont très désarmés politiquement. Ils ignorent ce que peut être la
bureaucratie; il faudrait pouvoir faire une description sociologique
détaillée de ce phénomène. Un d'eux me dit, par exemple, «ici au
· Maroc, Mehdi Ben Bartra (président de l'Assemblée Constituante) et
Bouhabid (ministre de l'Economie) étaient des gens du peuple et main.
tenant ils oublient leurs origines, ils travaillent pour la bourgeoisie
marocaine », et comme il ne comprend pas pourquoi, il explique cela
par « l'esprit aristocratique des Marocains » ! Cela montre à quel point
ils sont incapables de comprendre les phénomènes sociaux; ils n'ont pas
de formation politique et ils n'ont pas le temps d'en acquérir une !
Ils sont débordés par les tâches pratiques : aide aux réfugiés et à
l'armée. J'essaie de leur faire comprendre la nécessité de cette forma-
tion, mais je n'ai que peu de succès. Alors toutes leurs bonnes inten.
tions risquent fort de sombrer. Il est vrai que le FLN adopte des
méthodes proches de celles des staliniens, d'autant plus que la brutalité
des méthodes recoupe leurs tendances les plus profondes : les vieilles
traditions de vendetta sont encore très vivantes et pour tous, même les
plus occidentalisés, l'exécution d'un adversaire politique va de soi; ils
n'hésitent pas à dire que pour amener la secte Mozabite à travailler
avec le FLN, il a fallu exécuter pour l'exemple quelques leaders récal-
citrants, et au fond, sur un autre plan, ils retrouvaient les méthodes
classiques en pays musulman. Il faut juger cela du point de vue de
leur milieu et non de notre point de vue. De même, les tueries FLN.
MNA se rapprochent de la vendetta. Le malheur est que le plus faible,
le MNA, est peu à peu amené à chercher la protection des autorités
françaises. A l'origine, le MNA qui avait plus d'expérience politique
était plus proche des intérêts ouvriers; actuellement, le MNA, pour
obtenir une certaine protection « occidentale », accuse le FLN de « favo-
riser l'extension du communisme en Algérie et, par voie de consé.
quence, la ruine de nos espoirs quant au relèvement du niveau de vie
de nos populations ». Il donne donc en fait des arguments aux autres
de la colonisation. Cette accusation est d'ailleurs absurde : le FLN éta-
blira plutôt un régime « titiste », évidemment bureaucratique, et pour
longtemps, mais qui ne sera pas soumis à Moscou et qui sera peu'.
être capable d'évoluer, mais pour le moment, il ne faut pas se faire
d'illusions, le seul régime qui pourra s'établir après la guerre sera
régime bureaucratique nationaliste avec sans doute une puissante (?)
aile gauche capable, progressivement, de s'en dégager. »
MERCIER.
un
LETTRE D’UN CAMARADE RESIDANT EN TUNISIE.
« J'ai été surpris de voir le peu de place qu'occupait dans les
numéros (de Socialisme ou Barbarie) reçus, la guerre d'Algérie. Je
suis alors souvenu que lorsque nous discutions ensemble, vous
vous acheminiez vers l'abandon des positions traditionnelles sur les
me
157
luttes des peuples coloniaux. Or, mes sept ans passés dans divers pays
arabes m'ont convaincu qu'il faut au contraire soutenir à fond les
revendications nationales de ces peuples, même si elles ne sont pas
théoriquement justes et ne constituent qu'une étape à dépasser le plus
vite possible. Aucun problème de lutte de classes ne pourra être posé
correctement en Asie ou en Afrique tant que les résidus du colonia-
lisme empêcheront les masses surexploitées de les comprendre de notre
façon. Il faut d'abord les libérer de l'oppression nationale qu'elles
subissent, en tant qu'appartenant à une autre race, avant de pouvoir
les amener à nos conceptions générales. C'est pourquoi, en Tunisie
comme dans les pays où je me trouvais auparavant Syrie, Egypte
je ne pense pas que Socialisme ou Barbarie puisse avoir beaucoup de
succès actuellement, malgré la qualité de ses études sur les pays du
monde khrouchtcheviste. An contraire, France-Observateur, l'Express, La
Révolution Prolétarienne, en ont beaucoup partout où ils sont connus.
Mais pas La Vérité de Lambert, qui se coupe des masses arabes
par son soutien inconditionnel du M.N.A, aujourd'hui extrêmement dis-
crédité en Afrique du Nord. >>
GALLIENNE.
LETTRE D’UN CAMARADE ITALIEN d’AZIONE COMUNISTA (1).
« Mon opinion sur la revue ? A mon avis, elle est, parmi celles
que je connais, la revue où l'on traite davantage des problèmes de
notre époque historique.
Je suis en désaccord, sur quelques points, avec certaines positions
assumées par la revue, ou par quelques-uns de ses collaborateurs, sur
des questions importantes. Par exemple, je pense que la thèse marxiste
sur le rôle du parti, facteur nécessaire pour tout changement révolu-
tionnaire, est toujours valable. Un certain « spontanéisme » qui apparaît
dans Socialisme ou Barbarie dans l'estimation du rôle du parti, me
donne l'impression qu'une fois pris, le chemin révisionniste présente le
danger de glissements ultérieurs. Cette question mériterait, certes, une
analyse approfondie. De toute façon, Socialisme ou Barbarie soulève
un ensemble. de problèmes très intéressants, surtout dans cette période
de stagnation des idées et de l'action de classe.
Pour le reste, je peux vous dire que je suis avec beaucoup d'in-
térêt les études approfondies qui sont publiées : très documentée
l'étude sur les événements de Pologne et de Hongrie, très profonde
l'étude de Chaulieu sur le « Contenu du socialisme », que j'aimerais
voir publiée en Italie.
Il serait utile que Socialisme ou Barbarie traite davantage de ques.
tions de nature historique, en particulier ce qui concerne la période
qui a suivi la mort de Lénine et l'intensification de la lutte interne
du PC (b) de l'URSS, jusqu'à la liquidation de la vieille garde bol-
chévique et la dissolution de l'Internationale Communiste. »
Aldo VINAZZA.
(1) Voir dans le N° 20 de Socialisme ou Barbarie, « L'avant-garde
ouvrière s'organise en Italie ».
158
LETTRE DE GENES : CE QU'IL FAUT OU NE FAUT PAS DISCU.
TER.
sommes
« Nous avons fait un deuxième bulletin, dont je vous envoie une
copie. Mais le travail ne marche pas ici en Italie. Nous ne
pas capables de trouver une orientation exacte pour le mouvement et
les éléments de gauche tendent à s'isoler de plus en plus. Nous avions
tenté de réunir les camarades de Gênes, mais nos efforts n'ont pas eu
de résultat. A Milan c'est la même chose. Maintenant je suis en train
d'organiser une bibliothèque circulante, mais la difficulté est que l'absen.
téisme augmente et je crois qu'aujourd'hui nous sommes moins nom.
breux que l'année dernière. Partout se déroule le même processus : dix
ou douze camarades, sortis de la Fédération Anarchiste ou du Parti
Communiste, tâchent de se réunir pour essayer de faire quelque chose
pour le mouvement ouvrier. Après quelque temps, les trois plus intel.
lectuels commencent à discuter et à ne pas être d'accord sur des points
que les 7 ou 10 autres ne croient pas importants. Encore trois réunions
et les présents sont seulement les trois qui discutent. Maintenant la
discussion a changé : on discute pourquoi les autres ne viennent plus,
chacun donne la faute à l'autre, et on décide de faire son propre
mouvement ouvrier. A ce point on recommence, avec d'autres groupe.
ments. Dites-moi si ça se passe aussi chez vous. »
R. GIGANTE.
LETTRE D’UN LECTEUR DE BELFORT.
Le 27 mars 1958.
Cher cam
amarade,
et
Je vous remercie de tout ceur; j'ai bien reçu toute votre documen-
tation et il est fort possible que la faute incombe à la poste au sujet
du premier envoi.
La clarté des exposés m’a enfin donné une raison d'espérer en un
avenir plus humain. Ce qui nous manque à nous, classe ouvrière,
encore à d'autres individus composant la nation et au-delà des
nations et des races, c'est une instruction sociale et politique, une prise
de conscience de la dépendance en tant que membre de la société
de tout individu.
La revue Socialisme ou Barbarie ne fait qu'exposer ce que chaque
être conscient de la situation actuelle, ressent et quelqufois exprime ;
ceci de façon spontanée, bien qu'à l'état d'ébauche et non analysé.
Expliqué à la lumière de connaissances acquises par l'étude, il devient
plus simple de comprendre le mécanisme de la transformation d'un
monde. Oui, il est juste qu'un univers où ne règne pas le vrai socia.
lisme soit barbarie.
Je suis OS aux usines Alsthom à Belfort. Ici la situation est
critique. La Direction fait pression par des licenciements et des prévi.
sions de licenciements : 2.000 pour la fin d'année sur 8.500 employés.
Personne ne bouge et ces messieurs se permettent pas mal de choses.
Personne, à part quelques durs du PC et de la CGT, n'a bougé pour
la dernière grève d'une heure pour protester contre les licenciements.
Mon camarade de travail lui-même est resté à sa place; il est CGT à
fond; je ne veux pas passer pour un con et trinquer pour les autres,
il est trop tard, m'a-t-il dit.
XXX.
159
COMITE DE LIAISON DES METALLURGISTES
DE LA REGION PARISIENNE ET COMITE DE LIAISON
INTERPROFESSIONNEL
Depuis le mois d'octobre un certain nombre de camarades métallur.
gistes travaillant dans des entreprises de la région parisienne ont consti-
tué un Comité de Liaison. Réunissant des camarades syndiqués et
d'autres qui ne le sont pas, appuyé sur des groupes qui agissent d'une
façon autonome dans certaines entreprises (Tribune Ouvrière chez Renault
et chez Morse, Tribune Libre chez Bréguet) le Comité de Liaison regrou-
pe des camarades d'une dizaine d'usines de la région parisienne (Renault,
S.K.F., Bréguet, C.I.T., Morse, Latil, Ugine, Jobin Yvon, Jeager, S.W.,
Genève) et a établi des contacts avec des camarades de la province
(Nantes, Bordeaux, Toulouse). Il se propose de permettre la libre expres-
sion des ouvriers d'aider à la confrontation et à l'élaboration collective
de l'expérience des luttes dans les différentse entreprises et de faciliter,
le cas échéant, le contact et la coordination entre travailleurs en lutte.
Le Comité de Liaison se réunit une fois par mois et publie un Bulletin
où l'on trouve les comptes rendus de ses discussions, la description de
la situation dans les usines et des articles de discussion.
Le Comité de Liaion a pris en même temps l'initiative de convoquer
des camarades de toutes les professions en vue de constituer un Comité
de Liaison interprofessionnel sur une base beaucoup plus large. Deux
réunions interprofessionnelles ont déjà eu lieu, auxquelles ont parti.
cipé outre les métallos, des employés de banque et des assurances, des
postiers, des enseignants, des fonctionnaires, etc.
Nous tiendrons nos lecteurs régulièrement informés de l'activité
de ces deux regroupements, qui représentent un effort important pour
aider les travailleurs à dépasser la fragmentation, l'absence d'information
et discussion auxquelles les condamne l'emprise de la bureaucratie syn.
dicale. Nous invitons ceux qui veulent s'associer à ce travail à écrire
à Pierre Henger, 3, rue des Sablons, Les Lilas (Seine).
CERCLE D'ETUDES SOCIALES
Le Cercle d'Etudes Sociales qui avait été constitué en janvier de
l'année dernière sur l'initiative de Socialisme ou Barbarie, a repris son
activité depuis le mois d'octobre. Douze réunions ont déjà eu lieu, au
cours desquelles les sujets suivants ont été traités : Que signifie militer
aujourd'hui ? (par Claude Lefort), Les grèves de Nantes (par D. Mothé),
Analyse de l'expérience d'un syndicat démocratique : la F.N.S.A. (par
Ph. Guillaumel, Formes de lutte et revendications ouvrières dans la
période actuelle (par Pierre Chaulicu), Quelques expériences de lutte
coloniale en Afrique noire (par H. Thomas), L'évolution actuelle de
l'économie capitaliste et le mouvement ouvrier (par P. Chaulieu), une
discussion sur le régime bureaucratique d'après les articles publiés dans
Socialisme ou Barbarie et deux exposés de camarades hongrois sur la
révolution hongroise et la politique culturelle de la bureaucratie dans
les pays de l'Est.
En même temps, le Cercle a été associé à la préparation de la bro-
chure : « Comment Lutter », dont il a discuté le projet avant sa publi.
cation.
D'ici les vacances,
les réunions suivantes vont avoir lieu :
le lundi 28 avril, sur un exposé de Claude Lefort : La situation
actuelle du P.C.F.;
le lundi 12 mai, sur les textes concernant le programme socialiste
publiés dans Socialisme ou Barbarie (Nºs 10, 17 et 22);
le lundi 2 juin, sur un exposé de S. Tensor : L'évolution de l'idée
du socialisme;
160
les lundis 16 et 30 juin, sur deux exposés de Ph. Guillaume et
H. Thomas : Les rapports de production dans l'entreprise contem.
poraine.
Toutes ces réunions auront lieu aux Sociétés Savantes, à 20 h 15
(la salle de réunion est indiquée au tableau d'affichage). Les exposés
durent environ 1 h 15, laissant ainsi 1 h 30 ou plus à la discussion.
Le but que se propose ce Cercle est la clarification des questions
théoriques qui sont actuellement déterminantes pour le développement
d'une politique socialiste révolutionnaire, en même temps que la confron.
tation des expériences de camarades appartenant à des milieux de tra.
vail ou politiques différents. Nous invitons donc les lecteurs de la
Revue à y participer, d'autant plus que l'évolution actuelle de la situation
politique en France peut mettre chacun en demeure de prendre rapide.
ment une position pratique et qu'il peut donc être important qu'il
existe un lieu de regroupement où des expériences puissent être confron-
tées, des informations échangées et une ligne d'action élaborée en
COM
mun,
A NOS LECTEURS
Nous renouvelons l'appel que nous avons déjà adressé à nos lec-
teurs pour qu'ils s'abonnent. Cela représente pour eux un intérêt finan.
cier incontestable, et aidera considérablement notre effort pour faire
paraître plus régulièrement (et, espérons-nous, bientôt plus fréquemment)
la Revue. En plus, l'abonnement crée un lien plus étroit entre les lec-
'teurs et le groupe Socialisme ou Barbarie. Les abonnés sont convoqués
à des réunions de travail, des cercles, etc. Ils peuvent, s'ils le désirent,
participer à la vie du groupe.
Nous rappelons aux lecteurs qui veulent contribuer à notre effort
qu'ils peuvent nous envoyer des adresses de camarades susceptibles de
s'abonner, auxquels nous envorrons gratuitement des numéros spécimen,
nous envoyer des adresses de librairies susceptibles de vendre la revue
et surtout nous écrire pour nous faire part de leurs idées, de leurs cri.
tiques, de faits significatifs de la vie et de la lutte ouvrières. Leurs
lettres seront publiées dans notre rubrique « Correspondance ».
Socialisme ou Barbarie a besoin d'un local, modeste mais pouvant
servir à la fois de bureau et de permanence. Nous prions les lecteurs
qui pourraient nous aider à le trouver de nous écrire.
L'abondance des matières nous empêche de publier dans ce numéro
la suite des articles de P. Chaulieu et de Claude Lefort. Elle paraîtra
dans le prochain numéro, qui contiendra également un texte inédit
en français de Georg Lukacs, Remarques critiques sur la critique de la
révolution russe par Rosa Luxembourg (extrait du livre de Lukacs,
Histoire et conscience de classe).
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