Socialisme ou Barbarie - NO. 25 (JUILLET-AOÛT 1958)

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Table des matières

LA CRISE FRANÇAISE ET LE GAULLISME:
CHATEL, S. & P. CANJUERS: La crise de la république bourgeoise 25:1-19
LABORDE, François: La guerre "contre-révolutionnaire", la société coloniale et de Gaulle 25:20-27 = La guerre des algériens
LEFORT, Claude: Le pouvoir de de Gaulle 25:28-40
CHAULIEU, P.: Perspectives de la crise française 25:41-66 = FR1958D
TÉMOIGNAGES:
MOTHÉ, D.: Ce que l'on nous a dit 25:67-71
M. L.:Chez Mors 25:71-72
BERTHIER, R.: Quinze jours d'agitation, vus par les employés d'une grande entreprise 25:73-77
UN INSTITUTEUR: Les enseignants et la défense de la république 25:77-80
C[HATEL], S..: Les étudiants de la Sorbonne et la crise 25:80-82
B.: Les réactions ouvrières au Mans 25:83-88
La grande manifestation du 28 mai 1958 (extrait de Tribune Ouvrière) 25:88-90
A. G., S., OUVRIER TAILLEUR: À la manifestation de 28 mai 25:90-91
DOCUMENTS:
POUVOIR OUVRIER Tract diffusé le 27 mai par le groupe Pouvoir Ouvrier 25:92-96 = FR1958E
Numéro spécial de Tribune Ouvrière diffusé le 19 mai chez Renault 25:96-98
Tract publié le 30 mai par les organisations regroupées dans le "Comité d'Action Révolutionnaire" 25:99
Tract diffusé le 20 ma[i] par les Étudiants de Socialisme ou Barbarie 25:99-101
GROUPE D'EMPLOYÉS DES ASSURANCES, DE LA BANQUE, DE LA SÉCURITÉ SOCIALE: Tract publié par un groupe d'employés le 3 juin 25:101-103
PUBLICITÉS: Présence Africaine, Arguments 25:[104]
À PARAÎTRE DANS LES PROCHAINS NUMÉROS


SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, PARIS-X
C. C. P. : Paris 11987-19
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU
R. MAILLE
CI. MONTAL - D. MOTHE
Gérant : P. ROUSSEAU
250 francs
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Le numéro
Abonnement un an (4 numéros)
Abonnement de soutien
Abonnement étranger
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Volumes déjà parus (I, n°8 1-6, 608 pages ; II, nºs 7-12,
464 pages ; III, nºs 13-18, 472 pages) : 500 fr. le volume.
IV, n°* 19-24, 1 112 pages : 1000 fr. le volume.
100 francs
L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
50 francs
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SOCIALISME
OU. BARBARIE
La crise de la
république bourgeoise
Un mois après le 13 mai, personne ne peut vraiment dire
qu'il ait été atteint dans sa chair, ni que sa condition ait vrai.
ment changé ; toute tension ou presque a disparu de l'atmo-
sphère, la vie, en somme, se poursuit comme avant. Pourtant
chacun également a conscience que de graves événements se
sont produits et pas seulement de vaines agitations super-
ficielles ; chacun s'accorde à reconnaître que la IV° Républi-
que est morte. Pour essayer de comprendre quand exacte-
ment elle est morte, comment et pourquoi, il faut évidemment
remonter jusqu'assez loin dans le temps. A la lumière des
événements d'aujourd'hui, s'éclaire un long processus qui
commence à la Libération et qui s'il fut d'abord lent et incer-
tain s’est accéléré brutalement depuis la guerre d’Algérie.
SITUATION AVANT LE 13 MAI
Ce processus revêt trois aspects qu'en termes très schéma.
tiques nous nous bornerons ici à indiquer.
Le premier, sensible à tous, évident, c'est la décomposi-
tion de l'Etat, c'est-à-dire de l'instrument par lequel la classe
dominante dans un pays capitaliste fait prévaloir ses intérêts
généraux non seulement sur ceux de la classe exploitée, mais
aussi sur les intérêts particuliers de ses différentes sections
ou de couches qui lui sont liées.
Le second aspect qui est à la fois cause et conséquence
du premier, c'est le désintérêt de catégories de plus en plus
larges de la population à l'égard du régime de la République.
La conscience se fait de plus en plus vive que ce régime est
incapable d'intégrer la population dans une collectivité natio-
nale vivante fût-elle axée sur l'exploitation. La politique
de la République exprime à chaque instant une somme inco-
hérente d'intérêts particuliers mais dans cette somme per-
1
3
SOCIALISME OU BARBARIE
sonne
ne
se reconnaît, chacun proteste et se détourne si
bien que l'Etat se trouve privé de tout support réel ; ce qui
ne fait qu'accroître l'incohérence de ses activités et renforce
d'autant les raisons qu'a chacun de ne plus se sentir concerné.
La politique de la Ivº République est prise dans un engre-
nage qui conduit, d'une part, l'Etat à n'être plus un instru-
ment efficace entre les mains de la classe dominante, et
d'autre part, la population et notamment la classe ouvrière,
à n'être plus dupe de la mystification qui lui présente cet
Etat comme
son émanation plus ou moins directe. Il y a
là la prémisse fondamentale d'une prise de conscience de
classe. D'autant que pour le prolétariat cette critique du ré-
gime s'accompagne d'une expérience de plus en plus poussée,
sinon de la véritable nature, du moins de l'incapacité totale
de ses organes politiques ou syndicaux.
Cependant, et c'est le troisième aspect de ce processus,
tandis que l'Etat se décompose et que la population se replie
sur elle-même, certaines couches plus ou moins parasitaires
ou arriérées de la bourgeoisie se cristallisent pour la défense
de leurs intérêts particuliers ; et depuis le début de la guerre
d'Algérie surtout, autour des milieux coloniaux tendent à se
regrouper et à s'organiser les éléments les plus réactionnaires
de la société.
Ces différents facteurs se trouvent concrétisés dans la
période qui précède immédiatement le 13 mai et qui recou-
vre à peu près la durée de la crise parlementaire ouverte par
la chute de Gaillard.
Le développement de la guerre d'Algérie a fini par poser
devant le Parlement et en termes tels qu'il n'est plus possible
de s'y dérober, l'ensemble des problèmes de la société fran-
çaise que la bourgeoisie esquivait depuis la Libération :
Le bombardement de Sakhiet d'abord, puis la conférence
de Tanger qui aboutit à la création d'un front maghrébin
enferment le gouvernement dans l'alternative d'une guerre
à outrance étendue à toute l'Afrique du Nord ou d'une négo-
ciation avec le F.L.N.
L'évolution même de cette guerre aboutit à une impasse
qui exige si on veut la poursuivre la fin de la « politique des
petits paquets » dénoncée par Clostermann, c'est-à-dire le rap-
pel de plusieurs classes, l'extension des crédits militaires, etc.
Il n'est pas davantage possible de continuer à financer
cette guerre
surtout si on veut l'intensifier
par
le défi.
cit budgétaire. La condition du prêt américain est justement
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LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE
que ce déficit soit maintenu au plafond de 600 milliards ;
or, la seule continuation de la guerre coûte déjà un supplé-
ment de 80 milliards.
Enfin l'exigence toujours plus sensible d'une rationali-
sation de l'économie française par la suppression des secteurs
marginaux, etc., s'impose tout-à-coup avec une actualité vio-
lente : le déséquilibre des importations et des exportations,
l'épuisement des devises prévu pour septembre, les réper-
cussions de la récession américaine et la pénurie de main-
d'œuvre dans certains secteurs ouvrent la perspective d'une
crise économique et d'une indispensable politique autoritaire
d'austérité.
Or, tous ces problèmes qu'on ne peut plus éluder requiè-
rent pour leur solution une paix prochaine en Algérie. Ainsi
on ne peut plus continuer comme avant. Sur le plan parle-
mentaire lui-même il n'y a plus de majorité pour la politique
de Gaillard : l'affaire de Sakhiet a brisé le front socialistes-
radicaux-M.R.P.-indépendants. Le successeur de Gaillard ne
peut pas faire la même politique que lui alors que Gaillard
avait fait la politique de Bourgès-Maunoury qui avait fait
la politique de Mollet... Mais, et cette filiation de ministères
gigognes le montre déjà, il n'y a pas non plus la possibilité
de faire aucune autre politique dans le cadre du régime.
Soustelle, Duchet, Bidault, Morice et consorts peuvent bien
faire tomber les gouvernements après les avoir pénétrés de
leur influence et les avoir fait pourrir de l'intérieur, ils sont
incapables de gouverner eux-mêmes. Le rapport des forces au
sein du Parlement ne laisse aucune chance à leur « politique
de xénophobie et d'intransigeance oppressive » (Le Figaro).
Ce qui signifie d'autre part que la pression de plus en plus
forte des ultras d’Algérie pour la guerre à outrance ne peut
pas trouver un plan d'application effectif dans le cadre du
régime parlementaire.
Mais même si les politiciens bourgeois parvenaient à for-
muler une politique cohérente et à s'y résoudre, ils ne dis-
poseraient plus pour l'appliquer d'un appareil d'Etat qui leur
obéisse. La crise qui vient de s'écouler a dissipé après coup
toutes les illusions que l'on pouvait avoir au sujet de la
prétendue solidité de l'appareil d'Etat français et de son
« indéfectible attachement à la République >> ainsi que l'affir-
mait une pétition des C.R.S. à Coty quelques jours après le
13 mai. Mais dès avant la crise, de nombreux indices exis-
taient. La manifestation de la police le 13 mars a montré com-
bien profondément ce corps est gangrené par l'antiparlemen-
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3
SOCIALISME OU BARBARIE
tarisme, le gaullisme, l'idéologie fasciste. L'armée, jusque dans
ses sommets les plus intégrés au « système » n'a pas caché que
ses veux vont à un pouvoir fort qui lui donnerait les moyens
de mener efficacement « sa » guerre ; Ely est entré en con-
flit avec Chaban-Delmas et a menacé de démissionner.
C'est en Algérie que la décomposition du pouvoir légal
a atteint son degré limite. Déjà lors de l'enlèvement de Ben
Bella, puis plus récemment, avec le bombardement de Sakhiet,
il est apparu que le ministre résidant n'est plus qu'un fan-
toche chargé de ratifier les actes d'un gouvernement occulte,
en grande partie aux mains des militaires. Mais les civils
eux aussi se sont montrés de plus en plus indépendants, sans
pour autant
se faire sanctionner. Bien au contraire : les
dirigeants des manifestations interdites sont reçus par le pré-
fet et félicités de l'ordre et de la dignité dans lesquels les
manifestations se sont déroulées; quant aux ministre rési-
dant, membre du gouvernement de la République, il se fait
le conseilleur des colons et les invite à frapper au bon moment,
à ne descendre dans la rue que lorsque la situation sera
vraiment mûre. En fait, dès lors existe à Alger un nouveau
pouvoir mixte, à la fois civil et militaire, d'orientation tota-
litaire et réactionnaire qui s'installera au grand jour dans
la soirée du 13 mai.
Ainsi à la veille du 13 mai une constatation s'impose :
la bourgeoisie française ne peut plus faire prévaloir son
intérêt général de classe dominante dans la forme actuelle
de son pouvoir. La IV° République est donc condamnée à ses
propres yeux. Elle est condamnée aussi et depuis longtemps
aux yeux des couches arriérées de cette bourgeoisie qui
ne peuvent pas davantage dans ce cadre faire triompher leurs
intérêts particuliers. Le prolétariat ne se sent pas concerné
non plus par ce régime; il a montré, au moment du départ
des rappelés par exemple, que la « nation » n'avait plus
aucun sens pour lui ; et il sait bien que la République n'est
que le régime politique le plus commode pour ses exploi-
teurs. Cessant ainsi d'être soutenue par personne, la Républi-
que, coque vide, va s'effondrer au premier choc, celui que
lui portent les colons d’Alger.
LES EVENEMENTS D'ALGER
Les déclarations de Pflimlin avant le débat d'investiture
du 13 mai reflètent, bien timidement, l'intention des cou-
ches conscientes de la bourgeoisie métropolitaine de sortir
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LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE
des différentes impasses fondamentales dans lesquelles elle
se trouve enfermée et pour cela d'en finir avec la guerre
d’Algérie. Le mot « pourparlers » est prononcé alors pour
la première fois depuis le Front Républicain, même s'il est
assorti de la condition : « A partir d'une situation de force »
qui laisse prévoir dans l'immédiat, à l'intention d'Alger,
une intensification de la guerre. Mais une profonde diffé-
rence d'objectifs se fait jour clairement entre la bourgeoisie
française et sa fraction d’Alger. Pour la première la guerre
n'est plus un moyen suffisant de régler le problème algérien;
ce sera une monnaie d'appoint dans la négociation avec le
F.L.N. Pour les colons d’Alger au contraire, la guerre jusqu'à
la victoire totale sur l'ennemi est la condition unique de leur
survie car seule elle permettrait le maintien de ses privilèges
de couche exploiteuse. Une épreuve de force va donc écla-
ter.
La riposte d'Alger à Pflimlin c'est la menace d'un nou-
veau 6 février. Mais alors qu'en 1956 Alger s'était contentée
d'exiger - et d'obtenir
- que le gouvernement s'engage
dans la politique de guerre contre la volonté clairement
exprimée de la majorité métropolitaine qui avait porté au
pouvoir le Front Républicain, Alger, le 13 mai, va beau-
coup plus loin et cherche à imposer à la France une nou-
velle forme de pouvoir. C'est pourquoi le mouvement du
13 mai est beaucoup plus qu'une manifestation couronnée
de succès dans l'immédiat. C'est pourquoi aussi on ne peut en
rendre compte en termes de « complot » comme se sont éver-
tué à le faire les gens de gauche. Même s'il est évident que
ce mouvement à été organisé par les réseaux gaullistes, les
groupements d'intérêts coloniaux, l’U.S.R.A.F., les anciens
combattants, etc., il est non moins évident qu'on ne peut
l'expliquer sans faire intervenir les forces les plus profondes
de la société algérienne.
Ces forces, que F. Laborde analyse par ailleurs, présen-
tent des facteurs de cohésion considérables. Le premier c'est
que dans la société blanche d'Algérie l'exploitation des mu-
sulmans et la guerre contre eux ont fondu toutes les classes
en une seule communauté groupée autour de ses privilèges
que fonde la race. Le second tient au milieu exceptionnel
qui est celui d'Alger: cette ville est le point où la conjonc-
tion des civils blancs et des « troupes spéciales », où leur
imbrication a été la plus complète. De la bataille d’Alger
date une solidarité profonde, une sorte de symbiose qui a
conféré aux
« troupes spéciales >> une teneur sociale, une
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SOCIALISME OU BARBARIE
orientation politique qu'elles n'avaient pas par elles-mêmes
et aux « petits blancs » une confiance illimitée en eux-mêmes
et une force matérielle effective.
Le mouvement du 13 mai présente un premier carac-
tère original qui le différencie nettement des précédentes
manifestations des masses européennes à Alger et dans d'au-
tres villes : il est absolument dépourvu de racisme. Aucune
scène de lynchage (de « ratonnade ») ou de
pogrom comme
il s'en était produit au cours de la bataille d'Alger par exem-
ple ou à Philippeville ou ailleurs encore. Le 13 mai les
Européens d’Alger n'ont pas dirigé leur colère contre les
Musulmans, bien qu'au départ, le prétexte de la manifesta-
tion soit une cérémonie au monument aux Morts en l'hon-
neur des trois soldats français prisonniers exécutés par le
F.L.N. Tous les actes qui ont suivi sont dirigés contre la
métropole et son « système ». C'est là le sens de la prise
du Gouvernement Général dont pourtant on ne peut pas dire
que la politique de ceux qui y furent ministres ait été bien
dure aux Européens ! Mais le Gouvernement Général était
un instrument du système, de ses politiciens pourris et divi-
sés entre eux-mêmes par les partis. Dans l'esprit des colons
c'est la métropole et son régime, ce n'est plus la rébellion
qui est rendue directement responsable de la menace d'évic-
tion qui pèse sur eux. La rébellion, elle, n'est plus mena-
çante à Alger. La bataille menée à la fin de l'automne der-
nier par Massu et ses paras associés à la population blanche
a été gagnée et cette victoire a montré ou paru montrer
qu'en consentant l'effort nécessaire on pouvait venir rapide-
ment à bout des rebelles. La menace ne vient plus d'une
force adverse que l'on peut vaincre, croit-on, mais d'une
métropole qui manque de ténacité, d'« idéal », qui n'étant
pas sur place ne connaît pas la réalité et prend le F.L.N.
pour plus fort qu'il n'est, qui envisage des pourparlers avec
lui sans l'avoir auparavant désarmé, et en fin de compte se
prépare à « brader l'Algérie française ».
Aussi le 13 mai les Algérois posent-ils nettement le
problème du pouvoir et ici intervient un second caractère
profondément original de ce mouvement. Il est le seul exem-
ple d'un mouvement fasciste de masse englobant l'ensemble
d'une population et prend par là même un aspect qui en
fait le pendant réactionnaire d'une révolution prolétarienne.
Le mode de regroupement autour du comité de salut public
résout en effet à la fois les deux problèmes que pose la
constitution d'un parti de masse : la direction et le recrute-
!
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LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE
clair que
ment. Pendant plusieurs jours on a vu ce phénomène unique,
que seules peuvent expliquer les conditions uniques qui sont
celles d'Alger, d'une direction politique à objectifs et idéo-
logie profondément réactionnaires soumise au contrôle de sa
base réunie quotidiennement en une sorte d'assemblée géné-
rale sur le Forum.
Aussi n'est-il pas étonnant que l'on puisse observer dans
ce mouvement d'Alger certains des traits que Trotsky déga-
geait dans son analyse de la Révolution Permanente, et en
particulier le phénomène du débordement par les masses des
cadres qu'elles-mêmes se donnent mais qui tendent aussitôt
à les endiguer. L'armée a joué ici ce rôle de cadre et il est
dès le départ une certaine tension a existé non
seulement entre la foule et Salan qui a commencé par se
faire conspuer mais plus généralement entre elle et les offi-
ciers qui n'étaient sans doute pas aussi prêts qu'ils voulaient
bien le dire à brûler leurs vaisseaux et qui surtout, restent
des hommes d'ordre qui ne tiennent pas à laisser se déchaîner
des forces sur lesquelles leur pouvoir ne pourrait avoir de
prise. Ils ont cherché à officialiser la « révolution d'Alger ».
Ces chefs militaires ont laissé éclater leur inquiétude
devant l'insurrection, leur désarroi même à certains moments.
Massu le lendemain du jour où il a adressé au Président
de la République le fameux télégramme « moi, général
Massu » explique en termes plus qu'embarrassés comment
il a été porté à la tête du mouvement par la foule et « un
grand jeune homme à lunettes ». Puis c'est de nouveau la
confiance, l'outrecuidance même. Salan se livre à la même
valse hésitation entre Alger et Paris. C'est que ces hommes
se sentent plus ou moins confusément dans une impasse; ils
ne voient pas d'issue politique à leur tentative. Et de fait
il n'y en a pas : le mouvement d’Alger est né dans les condi-
tions très particulières qui sont celles de l'Algérie et par
là même il lui est interdit de se propager sur un terrain pro-
fondément différent comme est celui de la métropole. L'armée
n'aurait aucune prise sur la société française, au moins dans
son état actuel. Elle ne trouverait aucune force sociale encore
cristallisée qui lui permettrait d'avoir cette prise. Le mouve-
ment du 13 mai est ainsi suspendu au-dessus du vide.
Le mythe de de Gaulle est venu lui donner une perspec-
tive et une issue possible. Cependant il est clair que ce mythe
a été injecté de l'extérieur par quelques hommes politiques
métropolitains tels que Delbecque ou Neuwirth puis surtout
SOCIALISME OU BARBARIE
Soustelle, et que pour tous ceux qui l'ont reçu et adopté
il n'a pas du tout la même teneur ni le même poids.
Pour la clique de Sérigny, ex-pétainistes et lecteurs assi-
dus de. Rivarol, ce ralliement à de Gaulle n'a guère qu'une
signification tactique; elle voit surtout en lui un nom utile
à la propagande et une force utilisable pour faire triompher
sa politique de guerre.
Pour l'armée il est difficile de savoir au juste ce qu'il
représente. Disons seulement qu'on ne voit pas sur quoi
de sérieux se fonde la légende de l'armée gaulliste. Il est
probable que le ralliement à de Gaulle n'est qu'une manifes-
tation de plus chez les chefs militaires de leur absence totale
de perspective politique et de leur détresse devant l'explosion
de forces sociales qu'ils n'arrivent qu'imparfaitement à contrô-
ler.
La déclaration de de Gaulle le 15 mai cautionne impli-
citement le « coup d’Alger ». Il répond à l'espoir que les
gens d’Alger ont mis en lui; son crédit auprès d'eux s'en
accroît d'autant. Enfin l'arrivée de Soustelle établit un lien
politique vivant entre Alger et de Gaulle, entre Alger et la
métropole.
Pour préciser et rendre plus manifeste cette issue poli-
tique l'armée et les gaullistes organisent des démonstrations de
fraternité franco-musulmane. Ils prétendent ainsi montrer que
l'intégration est immédiatement applicable et administrer à la
métropole et au monde la preuve que du mouvement du
13 mai sort directement la fin de la guerre d'Algérie. Que
ces fameuses démonstrations aient été « spontanées » ou réa-
lisées sous la contrainte n'a par conséquent pas grand intérêt.
De fait, elles ont eu ce résultat d'avoir converti, au
moins verbalement, les Européens d’Alger à l'intégration,
en commençant probablement par les « petits blancs » pour
qui cette solution peut apparaître illusoirement comme un
moyen de rester en Algérie - et d'inciter la métropole à
accentuer la politique de guerre, condition nécessaire à la
réalisation de cette intégration.
Pour renforcer l'effet de ces manifestations Alger se livre
à une intense propagande dont il ressort en particulier, pen-
dant plusieurs jours, qu'il n'y a plus de guerre d'Algérie.
Cette propagande va jusqu'à la suspension des exécutions
de rebelles et à la libération de détenus politiques. Un mal-
entendu de quatre ans s'est par miracle dissipé. Ce miracle
c'est le simple appel à de Gaulle qui l'a accompli et l'espoir
LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE
ses
d'un renouveau qu'on veut lui faire incarner. Le F.L.N. lui.
même semble prêt à se rallier à de Gaulle... Et réellement,
certaines déclarations de nationalistes algériens tels que
Ferrhat Abbas et Amrouche peuvent accréditer cette mysti-
fication.
Cependant en Algérie le mouvement s'étend sous
deux formes. Des mouvements de la population européenne
appuyée et encadrée par les paras installent dans les princi-
pales villes des C.S.P., chassant les préfets et les administra-
teurs civils récalcitrants et remplaçant les rouages du système
par un nouveau mode d'administration qui ne fait que conti-
nuer celui qui a permis la victoire d'Alger et dans lequel
une confusion totale est instaurée entre le politique, l'admi-
nistratif, le judiciaire et le policier tandis qu'une nouvelle
division du travail est définie d'une façon on ne peut plus
claire par Massu : les civils, en liaison avec la population
connaissent les gens qui répandent des idées fausses, ils en
donnent le nom aux militaires qui se chargent du reste... Le
second aspect du mouvement et son corollaire indispensable
ce sont les démonstrations de fraternité franco-musulmane
qui ont lieu dans toutes les villes.
La généralisation du mouvement d'Algérie est couronnée
par la création du C.S.P. d’Algérie et du Sahara qui coordon-
ne et institutionalise le mouvement du 13 mai. Il se propose
évidemment de promouvoir la venue de de Gaulle au pou-
voir et cela par une extension du mouvement à la métropole.
C'est l'amorce de ce processus que constitue la prise du pou-
voir en Corse par des C.S.P. le samedi 24 mai.
Cependant, au fur et à mesure que le mouvement se
propage et vieillit, la mystification dont il essayait de s'entou-
rer se dissipe et les contradictions éclatent au grand jour.
Très vite devant les exigences de la réalisation, le conte-
nu du programme d'intégration que consentent à conserver
les colons fond comme neige au soleil. Au C.S.P. de l'Algérie
et du Sahara, les Musulmans ne sont représentés que par 13
membres sur 72. On recommence à parler d'aménagements
du droit de vote et les élections municipales promises par
de Gaulle pour juillet sont ajournées sine die. Soustelle
lui-même, dans une interview au Times le 11 juin parle de
faire représenter les Musulmans dans une assemblée des pro-
vinces du type du Sénat américain. Quant aux communiqués
sur la guerre ils reprennent bientôt et on s'aperçoit après
coup que les opérations n'ont jamais cessé. Le F.L.N. clarifie
sa position.
9
SOCIALISME: OU BARBARIE
D'ailleurs le dynamisme du mouvement d'Alger retombe.
La population ne peut vivre indéfiniment en état de mobili-
sation permanente; elle abandonne le Forum et par là même
rompt ou du moins relâche le lien qui l'unissait au C.S.P.
et qui faisait de lui un organisme représentatif. De nouveau
la politique revient aux politiciens, civils et militaires, et les
divergences s'accusent : ainsi, il semble que pour les mili-
taires il faille avoir une attitude dure avec la Tunisie comme
le montre l'incident de Remada, tandis que Soustelle souhaite
négocier avec Bourguiba et s'entendre avec lui contre le
F.L.N. Mais surtout les divergences se manifestent à propos
de l'intégration, comme on l'a vu, et à propos de l'attitude
à tenir envers de Gaulle; les colons, par exemple, ne sont
prêts à l'appuyer qu'autant qu'il accepte d'aller dans leur
sens.
PENDANT CE TEMPS, A PARIS...
Tandis qu'à Alger, les hommes, organisés et conscients
de leurs objectifs, prennent en main leur propre sort, créent
les organes originaux de leur pouvoir et en somme créent
véritablement l'histoire, à Paris les professionnels de la poli-
tique, les spécialistes des décisions générales, les faiseurs
patentés d'histoire, étalent grotesquement leur vacuité et leur
incohérence, se répandent en faux-semblants, accélèrent leur
agitation en raison directe de la légèreté et de l'inconsistance
plus grande de leurs gestes; bref, en une véritable apothéose,
fusent dans le bluff, la mystification et le sordide purs. A l'in-
verse de bien des journaux de gauche, nous pensons qu'il
faut opposer non pas la vanité des gens d'Alger à on ne sait
quel sérieux soudain retrouvé de Paris, mais bien le sérieux
des gens d'Alger à la vanité d'un gouvernement de Paris
qui n'exprime plus d'autre réalité dans la société que soi-
même et dont le rôle n'est, en somme, que de mourir en
bonne et due forme. Par un comble d'ironie, le sort a choisi
pour jouer le rôle du plus minable des capitulards liquida-
teurs un homme de belle allure, aux traits empreints de
noblesse, de ténacité et d'expérience comme un Auguste de
Comédie Française et doué d'une « belle voix pleine » dans
laquelle le chroniqueur du Monde semble découvrir le plus
éclatant des mérites politiques.
Devant l'ultimatum d'Alger exigeant la création en France
d'un nouveau type de pouvoir, calqué sur celui que la société
algéroise vient de se donner, la bourgeoisie nationale ne peut
pas purement et simplement capituler. C'eût été reconnaître,
10
LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE
dans un moment décisif, à la couche parasitaire d'Alger, le
droit de trancher selon ses intérêts les questions d'intérêt
général du pays. Plimlin est donc investi massivement; mais
il est évident qu'en tant que pouvoir il ne pourra rien faire
sinon essayer, dans la mesure infime de ses moyens,
de geler les événements et surtout d'incarner le régime pour
servir à la bourgeoisie française de monnaie d'échange avec
de Gaulle. Cette monnaie est certes purement fictive, mais
dans la détresse où se trouve la bourgeoisie l'acceptation
par de Gaulle de se plier à ces formes, si vides soient-elles,
doit servir à la bourgeoisie de test pour savoir si de Gaulle
est par elle utilisable. La situation de Pflimlin dans ces condi-
tions est paradoxale. Jamais sous la IV° République un
gouvernement n'a disposé d'un appareil légal qui lui donne
les pouvoirs prévus par la loi sur l'état d'urgence; jamais
président du Conseil n'a été investi par une majorité aussi
massive. Pourtant jamais pouvoir n'a été aussi démuni de
moyens de se faire obéir, puisqu'il ne dispose plus de la
direction de la guerre, ni de la police, et bien faiblement
de l'administration ainsi que le montrent les événements de
Corse. Qu'il multiplie les fanfaronnades républicaines, qu'il
arrête des militants d'extrême-droite, qu'il menace d'établir
les responsabilités du coup d’Alger, que son compère Jules
Moch, ministre dur, concentre des policiers et des C.R.S., que
les parlementaires montent la garde jour et nuit dans l'hémi-
cycle, etc... ou qu'il précipite les capitulations, passant de
l'affirmation audacieuse qu'à Alger « il s'est trouvé des chefs
militaires pour prendre une attitude d'insurrection contre la
loi républicaine », à la délégation des pouvoirs de la Répu-
blique à Salan et au vote de félicitations à l'armée, expédiant
presque tout de suite des vivres, des médicaments et des
troupes à l'Algérie qui en réclame, tout cela a la même teneur,
tout cela sonne le creux, l'inutile, le gratuit, puisqu'il ne dis-
pose plus d'aucun instrument capable d'appliquer une poli-
tique quelconque, qu'elle soit de lutte ou de capitulation.
Privé de toutes les réalités du pouvoir, PAimlin songe
que le moment est venu de réformer ce pouvoir. Il « entend
démontrer que la lourde machinerie parlementaire et consti-
tutionnelle peut parfaitement fonctionner et même être amen-
dée ». La difficulté est évidemment de faire sortir un pouvoir
fort du cadavre d'un pouvoir faible sans rien lui ajouter de
vivant. Pflimlin espère-t-il vraiment réaliser ce miracle ou
se contente-t-il une fois de plus de faire semblant ? Toujours
est-il que par ce jeu et ce ton Pflimlin et la plupart des
parlementaires ont voulu paraître faire du gaullisme sans
11
SOCIALISME OU BARBARIE
de Gaulle : or il semble que de larges secteurs de la bour-
geoisie aient pris pendant un temps pour argent comptant
le langage de Pflimlin, croyant peut-être avoir affaire à un
gouvernement républicain décidé à aller jusqu'au bout dans
la lutte contre la rébellion d’Alger et son extension en
France. En cela Pflimlin ne fait que suivre la logique de
son impuissance qui le pousse à boursouffler sans cesse davan-
tage les apparences du pouvoir; et les bourgeois, la logique
de leur peur qui les porte à chercher un abri contre les
parachutistes derrière tout ce qui pourrait ressembler à une
protection même si ce n'est qu'un camouflage.
Toujours est-il également que l'orientation tangible don-
née par Pflimlin à la politique du gouvernement républicain
et qui se concrétise par l'aggravation de 80 milliards des
dépenses militaires et par la prolongation officielle jusqu'à
27 mois du service militaire rendent encore plus impensable
que jamais l'intervention des masses ouvrières populaires en
sa faveur, sans pour autant désarmer le moins du monde les
ultras d'Alger.
Pendant que ce gouvernement existe pour la seule raison
qu'il faut que la bourgeoisie nationale puisse tenter de faire
croire à Alger et à elle-même qu'elle ne s'est pas inclinée
devant l'ultimatum, cette même bourgeoisie éprouve de Gaulle,
essaye de le faire se déclarer pour savoir s'il est prêt à renier
le mouvement du 13 mai et à se donner ouvertement pour
l'homme chargé de faire respecter les intérêts généraux de la
classe dominante menacée, ou s'il choisit de se faire porter
au pouvoir par la fraction la plus réactionnaire de la société
française et pour elle. Mais de Gaulle lui, sait bien que s'il
renie le mouvement d’Alger, il renie la seule force sociale
massive qui le pousse, se condamne à n'être qu'un homme
seul et à ce moment perd tout caractère d'interlocuteur vala-
ble pour la bourgeoisie. Aussi, le 15 mai, dans sa première
déclaration approuve-t-il tacitement le coup d’Alger sans se
déclarer solidaire de ses objectifs. La bourgeoisie proteste
dans sa presse et l'accuse de n'être que l'homme des factieux.
Cependant, il maintient cette attitude, lors de sa confé-
rence de presse du 19 mai, en la nuançant et en la clarifiant
de manière à dissiper les inquiétudes à propos de la procé-
dure qu'il emploierait pour accéder au pouvoir. Il explique
que « les pouvoirs de la République, ce ne peut être que
ceux qu'elle-même aura délégués », parle d'investiture, assure
qu'il n'a aucune envie de jouer les dictateurs, et rappelle
qu'il a déjà une fois restauré la République. De plus il énonce
plus complètement sa position : les événements d’Algérie
$
12
L.4 CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE
sont l'effet de la décomposition de l'Etat et du régime des
partis; l'armée a eu raison de canaliser le mouvement; le
régime des partis est incapable de régler le problème de
« l'association de la France avec les peuples de l'Afrique » :
il faut donc changer le régime. Bien que de Gaulle ne précise
pas quelle solution il envisage au problème algérien ni à
celui des rapports généraux entre la France et ses ex-colonies,
il est évident que, régler le problème de l'association de la
France avec les peuples d'Afrique ne peut pas signifier faire
guerre contre ces peuples ni donc continuer jusqu'à la
victoire la guerre d'Algérie.
La conférence de presse du 19 mai est donc propre à
rassurer la bourgeoisie métropolitaine sur deux points : d'une
part de Gaulle ne cherchera pas à prendre le pouvoir par la
force; il accepte de se soumettre à la légalité républicaine
et au système. D'autre part, et ce point donne sa significa-
tion profonde au premier, il ne se présente pas comme
l'homme des colons et des généraux; le gouvernement qu'il
propose n'est pas celui qu'exigeait Alger, c'est-à-dire un gou-
vernement capable d'imposer la guerre totale à la popula-
tion française. Il prétend au contraire, à long terme au moins,
régler définitivement le problème algérien et par conséquent
en finir avec cette guerre.
En fait dès le lundi 19 mai, les bases d'un retour de
de Gaulle au pouvoir sont posées. La bourgeoisie, de plus
ou moins bon gré va y adhérer. Mais elle hésite, ses parle-
mentaires se font prier. Elle paraît vouloir évaluer la portée
réelle du mouvement d’Alger : si décidément il ne peut s'éten-
dre plus loin, ce ne vaut peut-être pas la peine de se jeter
dans l'« aventure » de Gaulle.
Ces hésitations, ces longueurs montrent combien la bour-
geoisie est affolée. Treize ans de lâcheté, assortie de cruautés,
ne l'ont pas préparée à prendre un engagement historique.
Si finalement elle choisit de Gaulle ce n'est pas délibéré-
ment, sereinement. C'est un pari qu'elle fait. Elle mise sur
le milieu de de Gaulle qui est celui du grand capital financier
(dont les représentants auront une part décisive dans le gou-
vernement); elle mise sur les paroles de de Gaulle, ses pro-
messes de respecter les règles légales, etc., et surtout sur les
intentions qu'on lui prête, et qui ne font que refléter les
intérêts bien compris de ce grand capital précisément, de
résoudre les problèmes coloniaux... Elle mise sur la critique
que de Gaulle a toujours faite du système des partis et sur
l'espoir que lui saura effectuer la réforme essentielle des insti-
tutions. Peut-être enfin, grâce à lui, pourra-t-elle non seule-
13
SOCIALISME OU BARBARIE
ment se tirer du mauvais pas où elle se trouve mais même
effectuer cette opération de rationalisation générale du régime
et de la société française qui est en dernière analyse la condi-
tion de sa survie en tant que classe dirigeante.
En somme, objectivement, il s'agit de se servir de la
force des colons et de celles qui peuvent se cristalliser parmi
les couches arriérées de la société française pour réaliser
des objectifs qui sont étrangers et même hostiles à ces cou-
ches. Mais cette tentative porte en elle-même d'énormes con-
tradictions : car de Gaulle ne peut pas s'appuyer franche-
ment sur ces couches s'il veut les supprimer en tant que
couches parasitaires; ou bien, s'il s'appuie sur elles, il se
condamne à ne pas résoudre les problèmes fondamentaux de
la France et de plus il risque de plonger le pays dans une
période de luttes sociales intenses dont le patronat ne veut
à aucun prix.
Cependant que de Gaulle envahit peu à peu toute la
scène, PAimlin continue à faire semblant d'exister, encouragé
par les partis « ouvriers » et notamment le P.C. qui voit en
lui sa dernière chance. Cela ne peut pas durer. Le samedi
24 mai le mouvement des C.S.P. s'étend à la Corse sans que
le gouvernement puisse rien faire de plus que d'expédier
là-bas cent trente C.R.S. qui participent à l'occupation de
la préfecture aux côtés des paras. La menace pèse mainte-
nant sur la métropole même, de la constitution d'un parti
fasciste de masse groupé autour des C.S.P. Le processus du
recours à de Gaulle subit une nette accélération. Le mardi
27 mai il annonce qu'il a « entamé le processus régulier
nécessaire à la formation d'un gouvernement républicain ».
Mais à cause de l'attitude de certains parlementaires, les
socialistes notamment, qui se prennent à leur propre jeu
de « Conventionnels » et ne veulent pas comprendre que le
moment est venu de se mettre en vacances, plusieurs jours sont
encore nécessaires pour fabriquer une majorité favorable à
l'investiture de de Gaulle.
L'ATTITUDE DES ORGANISATIONS
PENDANT LA CRISE
Ce rôle joué par la S.F.I.O. dans le développement de la
crise, ce retard de dernière minute apporté au scénario de
l'accession au pouvoir de de Gaulle n'ont pas besoin de longs
commentaires. Lassée de faire au gouvernement le jeu de la
droite rétrograde et de porter la responsabilité des capitu-
lations successives de la bourgeoisie métropolitaine devant
14
LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE
les exigences des colons, la S.F.1.0. avait décidé de ne plus
partager le pouvoir et de faire une cure d'opposition. Mais
devant la menace d'un coup d'état de de Gaulle, appuyé
sur les sections dures de l'armée, la masse des cadres du parti
socialiste ne pouvait qu'opérer une volte-face, précipiter Mol-
let, Moch, etc., au gouvernement, s'accrocher désespérément
au régime républicain et à l'appareil administratif dont elle
avait colonisé des sections entières : industries nationalisées,
administrations des T.O.M., etc. D'où le dernier sursaut,
l'appui de la grève de la C.G.T. le mardi 27, la manifestation
de la Nation à la République le 28, la motion du groupe par,
lementaire contre de Gaulle et le vote hostile de la majorité
de ce groupe le jour de l'investiture. Mais ne retrouvant
après leur retour précipité qu'un pouvoir en complète dislo-
cation, les socialistes ne pouvaient pour finir que capituler
devant de Gaulle, dont le retour avait été comploté par leur
propre secrétaire général Guy Mollet, et accepter la solution
confuse et précipitée imposée par les événements eux-mêmes
plus que décidée consciemment, de la bourgeoisie française
dont ils n'ont jamais été que les fidèles serviteurs.
La série des votes-suicides du P.C. pose, elle, un pro-
blème. La nuit du 13 mai, Pflimlin rassure Alger sur ses
intentions, parle de « tragique méprise », promet que pas une
seconde il n'oubliera que l'ennemi est à l'extrême-gauche :
l'extrême-gauche ne s'oppose pas à son investiture. Plimlin
présentant la loi sur l'état d'urgence assure qu'il s'en servira
pour frapper autant l'extrême-droite que l'extrême-gauche.
Le groupe communiste vote pour, après que Duclos a rappelé
à Pflimlin qu'on ne lutte pas contre les ennemis de la liberté
en baillonnant les amis de la liberté. Puis ce sont les votes
pour la reconduction des pouvoirs spéciaux, immédiatement
transmis au « fasciste Salan » et sur la réforme constitution-
nelle, « vêtement taillé sur mesure pour de Gaulle » comme
disait Mendès-France, l'hommage voté à l'armée au coude-à-
coude avec Morice, Duchet, Dides, et Tixier-Vignancourt,
l'acceptation tacite des décrets sur la prolongation du service
militaire à 27 mois et sur l'augmentation de 80 milliards
des dépenses de guerre.
A cette attitude au Parlement correspond le sabotage sys-
tématique de toute offensive sérieuse des masses dans le pays
et l'abandon de la cause de l'indépendance algérienne, ce
vieux cauchemar qui téléscopait le rêve de la réconciliation
entre la bureaucratie stalinienne et la bourgeoisie. Le seul
mot d'ordre autorisé c'est : « Défense de la République » On
appelle les masses à se tenir prêtes, mais comme seule action
15
SOCIALISME OU BARBARIE
on propose la vigilance ou le débrayage de deux heures.
On rassemble nuit après nuit les militants dans les sections,
on les met en faction aux points stratégiques : mairies, admi-
nistrations, P.T.T.; on fait courir les bruits les plus alarmistes
possible : un soir ce sont les étudiants de l’U.E.C. qui atten-
dent une colonne blindée en marche sur Paris, un autre soir
on attend d'une minute à l'autre une descente de paras.
N'importe quoi est bon pourvu qu'on occupe les militants,
qu'on les crève, qu'on les empêche de réfléchir. Le P.C. et
la C.G.T. ont tellement peur que la mobilisation ouvrière
même dirigée et encadrée par les staliniens effraye la bour-
geoisie, la précipite du côté d’Alger que c'est seulement lors-
que de Gaulle aura déjà commencé à préparer directement
sa venue au pouvoir et que les dirigeants S.F.I.O., M.R.P.
et radicaux sentant que l'opération est réussie auront décidé
qu'une manifestation de républicanisme à l'usage de la base
est profitable, qu'ils oseront appeler leurs propres adhérents
à descendre dans la rue : mais à la condition de crier« Vive
la République », de chanter la Marseillaise et de respecter
la police. Dimanche enfin, à l'heure où de Gaulle est déjà
investi, on livre les militants, préalablement fractionnés et
dispersés aux quatre coins de Paris, aux matraques de la
police, dans un dernier baroud d'honneur.
La politique du P.C. du 13 mai au 1" juin est en fait
la cristallisation des contradictions générales auxquelles sont
soumis l'ensemble des partis staliniens occidentaux depuis
trente ans et plus dramatiquement encore depuis la Libéra-
tion. La bureaucratie ne cherche pas seulement à se main-
tenir à la tête du proletariat, elle a encore des intérêts histo-
riques, liés à la concentration du capital et à la fusion du
capital et de l'Etat et exigeant donc le renversement du capi-
talisme tel qu'il existe, particulièrement en France. Mais
d'autre part cette bureaucratie n'est qu'une section de la
bureaucratie au pouvoir en Union Soviétique et doit à chaque
instant soumettre son intérêt particulier à l'intérêt général
de la bureaucratie russe : or cet intérêt exige d'une part la
« paix sociale », d'autre part le relâchement de l'Alliance
Atlantique. De Gaulle satisfait précisément à ces deux condi-
tions. De plus empêché de faire sa propre révolution bureau-
cratique et donc privé de la possibilité de mobiliser les masses
autour de mots d'ordre révolutionnaires, le P.C. ne peut que
s'intégrer à l'appareil économique et politique de la bourgeoi-
sie, alors que cette intégration est rendue impossible par la
division du monde en deux blocs et la conscience qu'a la
hourgeoisie d'une opposition irréductible de ses intérêts pro-
16
LÀ CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE
fonds à ceux de la bureaucratie. La seule chose qui puisse
pousser la bourgeoisie à oublier cette opposition et à prendre
au sérieux le réformisme du P.C. c'est un coup de force
d'éléments marginaux du capitalisme qui tentent d'imposer
leurs intérêts au reste de la société, bourgeoisie et prolétariat
confondus : c'est devant une telle situation que le P.C. croyait
se trouver le soir du 13 mai.
La suite des votes par lesquels le PC s'est rendu à une
politique qu'il n'avait cessé de combattre depuis des années
(guerre d'Algérie, régime présidentiel, etc.), son sabotage
systématique de toute velléité d'action de sa part, l'abandon
de toute référence à la guerre d'Algérie et à l'indépendance
algérienne, son exaltation devant le retour au ministère de
l'Intérieur d'un des socialistes qu'il avait le plus villipendé,
tout cela s'ordonne dans la tentative frénétique de s'intégrer à
la majorité gouvernementale et d'être accepté comme le repré-
sentant loyal et sans arrière-pensée du prolétariat dans l'union
qacrée devant le fascisme.
En fait la bourgeoisie a refusé le marchandage que lui
proposait le PC. Ceci pour plusieurs raisons : d'abord parce
que le PC a été incapable de mobiliser les masses pour défen-
dre une république que celles-ci identifient à la guerre et
à l'exploitation capitaliste ; deuxièmement parce que la bour-
geoisie a rapidement vu la possibilité à travers de Gaulle,
d'arriver à composition avec Alger tout en évitant l'exten-
sion du mouvement du 13 mai à la France, alors qu'elle a
toujours refusé de prendre au sérieux le réformisme du PC.
Pour le PC le « chapitre 13 mai » est terminé : les vieux
slogans sont de nouveaux bons, l'« indépendance algérienne »
est ressorti du placard où on l'avait rangé de peur qu'il n'effraie
la bourgeoisie. Pour la bureaucratie, l'Histoire est une notion
abstraite, une horloge dont elle peut tourner les aiguilles.
Mais l'Histoire reprend ses droits : aujourd'hui tout est chan-
gé. Les questions auxquelles le PC a été incapable de trouver
une réponse dans la situation précédente se reposent aujour-
d’hui dans une situation où le PC a encore moins de chances
qu'autrefois de pouvoir les résoudre. Le PC ne peut de toute
évidence s'intégrer dans le cadre de l'état gaulliste, comme
songent à le faire les cadres des syndicats réformistes, ni fu-
sionner avec ce grand parti ouvrier réformiste dont il est plus
que jamais question dans les milieux de gauche. A l'autre
extrême il y a l'isolement et le « gauchisme ». Mais quoi
qu'il fasse le PC devra tenir compte du dégoût, que la crise
précédente a encore décuplé, qu'inspirent au prolétariat ses
combinaisons politiques. En même temps qu'il a jugé la Répu-
17
SOCIALISME OU BARBARIE
blique bourgeoise, le prolétariat a dit clairement ce qu'il
pensait du PC.
DE GAULLE AU POUVOIR :
EPILOGUE D'UNE CRISE ?
La composition du ministère, l'investiture, le renouvelle-
ment des pouvoirs spéciaux pour l'Algérie, les pleins pouvoirs
pour six mois, la réforme de la procédure de révision consti-
tutionnelle, tout cela est expédié par de Gaulle en quelques
jours ; mais aussi bien, il n'y a eu pour cela qu'à faire fonc-
tionner la machine à voter parlementaire. Mais déjà bien des
partisans du général pour lesquels il signifiait la rupture avec
le système, éprouvent une amère déception à retrouver autour
de leur grand homme tous les politiciens abhorrés, et jusqu'à
Thomas, éternel ministre des P.T.T.
Cependant la première épreuve véritable du nouveau
gouvernement se présente lorsque de Gaulle, après avoir ren-
voyé les parlementaires dans leurs foyers part à Alger affron-
ter les foules et leurs CSP. Alors commencent à éclater les
contradictions de ce pouvoir, et la profonde équivoque sur
laquelle il repose. A Alger de Gaulle s'efforce de rallier
à lui l'armée. Pour cela il se rallie lui-même au mythe de
l'intégration et s'interdit ainsi de s'engager sur la voie qui
mène à la solution du problème colonial et, quant à l'Algérie,
s'enferme dans la perspective de la guerre. De Gaulle ne par-
vient pas pour autant et malgré des trésors d’imagination
dépensée à l'invention de phrases creuses, à imposer son
autorité de chef de l'Etat. Les paras enferment ses ministres
pour les empêcher de paraître avec lui au balcon officiel.
Les CSP expriment, et Salan transmet, leur désapprobation
du projet d'élections municipales au collège unique qui
sont l'alpha et l'oméga de la politique de de Gaulle, sa seule
chance, aussi infime soit-elle, de rallier à l'intégration une
fraction des musulmans. Les officiers malgré de vives pres-
sions refusent de quitter les CSP.
De Gaulle a beau capituler devant les colons et le noyau
dur des officiers paras, il ne capitulera, à leur gré, jamais
assez : 'en s'entourant d'hommes du système, en se soumettant
à une parodie de légalité républicaine, en s'opposant à l'ex-
tension du mouvement du 13 mai à la France, à la fascisation
de la société métropolitaine, et à l'épreuve de force avec le
mouvement ouvrier, de Gaulle risque de se condamner défi-
nitivement à leurs yeux. Déjà Poujade comprend que « de
Gaulle se fout de notre gueule », met l'UDCA au service du
18
LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE
mouvement du 13 mai, et invite Massu à prendre le pouvoir
à Paris même.
De l'autre côté, par son incapacité à faire rentrer Alger
dans l'ordre national bourgeois, de Gaulle commence à se
disqualifier aux yeux de la bourgeoisie. Cette impuissance
qu'il hérite du régime tient à l'absence d'une force sociale
capable d'appuyer à la fois ses objectifs et ses moyens. Cette
force, il s'est donné lui-même un délai fort court pour la
créer il faut en effet qu'il soit à même de l'utiliser d'une
façon décisive lors du référendum d'octobre et des élections
qui suivront. Ainsi, s'il se borne à continuer sur sa lancée, de
Gaulle risque soit d'être dépassé par un véritable homme fort,
porté, lui, par une force sociale effective fasciste soit
de rendre l'impasse du régime français encore plus tragique
et dans les deux cas il a de fortes chances de déboucher sur
la guerre civile.
:
S. CHATEL.P. CANJUERS.
19
La guerre
“contre-révolutionnaire”,
la société coloniale et de Gaulle
Le totalitarisme militaire qui s'est découvert lors du coup
d'Alger est le produit direct de la guerre « contre-révolution-
naire » (1) en société coloniale. Il n'est pas question d'en
faire ici la théorie. On veut seulement
1° L'identifier comme totalitarisme authentique, à la dif-
férence des mouvements que le PC ou la gauche dénoncent
comme « fascistes » à tout propos et hors de propos.
2° Situer sa position et définir son importance dans les
récents événements d'Algérie.
Quelles ont été les forces en présence dans le coup d’Al-
ger ? Quelle est la dynamique de leur développement ?
1° Deux composantes de la situation algérienne n'ont
pratiquement joué aucun rôle :
Le FLN n'est pas intervenu comme élément directe-
ment engagé dans la lutte : il ne tient plus Alger depuis un
an ; mais en un sens toute l'affaire a été organisée à son
intention, non moins qu'à celle de Paris ;
- Le « pouvoir républicain » n'existait déjà plus à Alger
ni dans les villes, reprises en main par l'armée. Il en a été
chassé il
у un an, en même temps que le FLN : pour
détruire les réseaux frontistes, il a fallu détruire la légalité.
Le plein pouvoir militaire s'est établi sur cette double des-
truction. L'occupation matérielle du ministère de l'Algérie
et des préfectures a donc été symbole plus qu'initiative « ré-
volutionnaire ». Sur ce plan, le coup d’Alger n'apporte aucun
élément neuf ; il porte au jour un processus latent entamé
depuis un an, par lequel les militaires en sont venus à déte-
nir la totalité des pouvoirs.
a
(1) Nous prenons cette expression dans le sens que lui donne le bré.
viaire de Massu : Contre-révolution, stratégie et tactique.
20
LA SOCIÉTÉ COLONIALE ET DE GAULLE
/
2° Mais que signifie le « pouvoir militaire »? On dira
que l'armée est un instrument, qu'elle n'est pas une force
sociale. A travers l'armée, qui détient réellement le pouvoir
à Alger ? Au service de quelle force sociale est-elle placée ?
C'est à cet égard que le coup d’Alger révèle un fait nouveau :
la présence d'un embryon d'organisation authentiquement
totalitaire dans l'armée. Nous disions dans un précédent arti-
cle que l'armée « exprime désormais la seule « Algérie fran-
çaise », elle en est le fidèle reflet » (2). Cette appréciation
doit être corrigée : le rapport de militaires à ultras n'est
pas de simple subordination. Les ultras n'ont une réalité
politique qu'autant que l'armée contient le FLN. Il y aurait
donc un partage du pouvoir entre militaires et ultras, c'est-
à-dire une situation politique instable, dont l'issue signifierait
sûrement la subordination d'un groupe à l'autre.
Mais cette appréciation de l'armée et de sa postiion dans
la société coloniale algérienne est encore trop sommaire. D'une
part l'armée n'est plus un simple instrument, que celui qui
s'en empare peut manier à sa guise. Le processus qui l'a por-
tée au pouvoir dans la société algérienne échappe dans une
large mesure au contrôle, non seulement de la bourgeoisie
française, qui ne peut plus qu'enregistrer ce processus en
donnant à Salan des pleins pouvoirs qu'il a déjà, mais même
à celui des ultras, qui n'ont pas été peu surpris par la grande
exhibition de « fraternisation » mise en scène
par
l'armée
sur le Forum le 16 mai. Et d'autre part l'armée française
en Algérie ne constitue pas actuellement une force politique
homogène : tous les militaires ne visent pas le même objectif.
Ce sont ces deux aspects que nous voulons nous borner
à éclairer, parce qu'ils permettent de comprendre ce qui s'est
passé à Alger ainsi que les perspectives actuelles.
3° Tout d'abord l'armée tend à se constituer en force
autonome. Elle n'est pas une force sociale, c'est vrai. Mais
elle est un appareil organisé, et cet appareil peut dans cer-
taines conditions exercer le pouvoir, sinon pour son propre
compte, au moins avec une certaine indépendance à l'égard
de la classe pour le compte de qui elle l'exerce en dernière
analyse. En Algérie, ces conditions ont été les suivantes : l’im-
puissance de la bourgeoisie française et de son personnel
politique traditionnel en face du FLN les a conduits à repor-
ter leur pouvoir sur le commandement militaire ; complémen-
(2) Socialisme ou Barbarie, nº 24, p. 23.
21
-
SOCIALISME OU BARBARIE
tairement, ce report d'autorité a été rendu nécessaire par la
nature de la guerre que conduisait le Front.
Le commandement militaire, surtout à l'échelon exécu-
tif, a fini par identifier la nature de cette guerre : dans
sa stratégie comme dans sa tactique, elle n'est pas différente
de celle du Viet-Minh dans les débuts de la guerre d'Indo-
chine. Tactique de harcèlement, d'embuscade, d'engagement
limité aux situations favorables, d'évanouissement devant les
« bouclages » ; stratégie politico-militaire de mise en place
d'un appareil de gestion de la société, ici clandestin, là ma-
nifeste, et pouvant passer d'un état à l'autre selon la situa-
tion militaire : « L'armée est dans le peuple comme un pois-
son dans l'eau. »
Les officiers parachutistes connaissent le principe de
Mao tse toung pour l'avoir éprouvé au Viet Nam, non moins
que les ci-devant sous-officiers français devenus colonels algé-
riens. A offensive « révolutionnaire », disent-ils, riposte « con-
tre-révolutionnaire ». L'objectif devient alors pour eux, non
de vaincre l’ALN, tâche qu'ils savent interminable parce
qu'ils ont compris qu'il n'y a pas de victoire purement mili-
taire dans ce type de combat et que l'armée de libération
renaît de ses cendres ; mais de vaincre le peuple algérien
lui-même. Deux solutions sont offertes : exterminer ce peuple,
mais ce n'est politiquement pas possible à une grande échelle,
et surtout c'est contradictoire : une société algérienne sans
algériens, c'est comme une société bourgeoise sans ouvriers ;
ou bien rallier ce peuple, par tous les moyens.
L'armée s'engage alors dans une lutte politique, qui est
la véritable partie jouée au-dessous des bulletins d'Etat-Major.
Il lui faut mettre au rancart le mythe de la « rébellion » et du
même coup celui de la légalité : il n'est pas question qu'elle
demeure une force de police mise à la disposition des préfets
pour mater la révolte de quelques hors-la-loi contre le gou-
vernement de la France ; elle comprend que ses avions et
ses mitrailleuses ne sont pas des armes décisives contre l'appa-
reil frontiste ; il lui faut les registres d'état civil, le cadastre,
les dossiers de police, le contrôle des transports, la surveillance
et l'entretien des routes, des voies ferrées, le contact perma-
nent avec les Algériens, bref tous les moyens de la gestion
administrative ; il lui faut encore donner à cette adminis-
tration une autorité réelle, s'installer dans les mechtas, vivre
avec les villageois, faire l'école, soigner, aller chercher la
semence et la répartir, protéger la récolte, organiser les mar-
chés et la poste, régler les dissensions locales. Le « quadril-
22
LA SOCIÉTÉ COLONIALE ET DE GAULLE
COLON
:
lage » militaire devient ainsi une sorte de gestion sociale
complète, qui apparaît en clair dans les villes avec le décou-
page en secteurs de quartiers, sous-secteurs d'ilôts et d'im-
meubles, avec les sections administratives urbaines, dans cer-
taines campagnes avec les sections administratives spéciales.
Pour effectuer cette implantation, tous les moyens sont utili-
sés dénonciation par
les indicateurs recrutés chez les fron-
tistes qui ont capitulé sous la torture, chez les maquereaux
et les prostituées des casbahs, paternalisme des anciens offi-
ciers des Affaires indigènes, esprit missionnaire de certains
jeunes officiers de Saint-Cyr, etc. Ainsi l'armée s'assigne des
tâches de plus en plus semblables, dans leur forme, à celles
qu'accomplit le Front, encore que contraires dans leur objet.
Elle devient de plus en plus un organisme de gestion de la
société elle-même. Sa pratique tend vers le totalitarisme.
C'est cette expérience qui se cristallise dans le noyau des
officiers parachutistes. Ils ont une pratique directe et an-
cienne de cette guerre beaucoup plus sociale que militaire ;
ils ne cachent pas leur admiration pour leur adversaire ; ils
veulent se modeler sur lui. « Nous avons au secteur d’Alger-
Sahel, disait Godard le 22 mai, une organisation des Euro-
péens et une autre des Musulmans. Elles ont été d'ailleurs
calquées sur l'organisation du FLN. La première est le dis-
positif de protection urbaine, la seconde le dispositif d'or-
ganisation des populations musulmanes » (3). C'est alors que
ces officiers rencontrent la contradiction qui les force à choi-
sir : ou bien discipline envers la classe qui les emploie, la
bourgeoisie, ou bien subversion totalitaire. Et c'est là que
l'armée se divise.
4° Car l'armée ne constitue pas une force politique homo-
gène. Pour les officiers parachutistes, il est évident que la
poursuite victorieuse de la guerre algérienne exige que la
nation française tout entière soit mobilisée. Mobilisée mili-
tairement sans doute, parce que les effectifs actuellement
engagés ne sont pas encore assez nombreux pour
réaliser avec
succès la gestion totale de la société algérienne que ce noyau
totalitariste se propose ; mais mobilisée économiquement,
parce que les officiers et leurs conseillers civils savent bien
que l'appareil militaire écrasant qu'ils réclament pour pour-
suivre la guerre entraînera à brève échéance une crise éco-
nomique et qu'il faut auparavant museler les ouvriers fran-
(3) Le Monde, 30 mai 1958.
23
SOCIALISME OU BARBARIE
çais ; mais enfin mobilisée idéologiquement, parce que l'appa-
reil militaire ne peut rien sans une participation active de
toutes les classes de la nation à la guerre. Cette mobilisation
a été effectuée sans difficulté dans la société européenne
d'Algérie ; parce que celle-ci conçoit ses rapports avec les
Algériens sous une forme quasi-totalitaire ; mais la base
sociale de l'armée est en France ; il faut donc mobiliser la
France.
Ces perspectives sont authentiquement totalitaires si l'on
entend par totalitaire une structure politique telle qu'un appa-
reil politico-militaire fortement hiérarchisé et centralisé acca-
pare le pouvoir social essentiel : celui de décider de la répar-
tition du produit social, par conséquent de gérer toute la
société. Il n'y a aucun doute que le noyau militaire dont
nous parlons se propose clairement un tel objectif.
Mais il est non moins certain qu'une fraction, plus im-
portante actuellement, hésite devant l'issue de la subversion
totalitaire, et se cantonne dans le gaullisme. Elle choisit
ainsi la discipline envers la classe dirigeante, à la condition
toutefois que cette classe se discipline elle-même. Ses con-
victions gaullistes sont antipartis et antiparlementaires, mais
elles ne sont pas totalitaires ; de Gaulle représente pour elle
une discipline imposée à toutes les fractions de la classe
bourgeoise et aux travailleurs, et si cette aile de l'armée sou-
tient de Gaulle, ce n'est pas pour qu'il impose à la bourgeoisie
un appareil totalitaire, c'est au contraire pour qu'il lui rende
sa puissance et pour que celle-ci, à travers lui, donne à l'armée
des ordres clairs et les moyens de l'exécuter ; c'est aussi
parce qu'il lui paraît le seul homme capable de mettre un
terme au conflit algérien dans des conditions « honorables >>
pour l'armée, c'est-à-dire autres que celles de Dien Bien Phu
ou de Port-Saïd.
Il y a donc au sein de l'armée, en Algérie même et sans
parler de l'armée stationnée en France, deux forces politi-
ques substantiellement divergentes ; elles se sont rassemblées
transitoirement sur une plate-forme gaulliste, mais cette plate-
forme était pour le noyau parachutiste un programme mini-
mum, tandis que l'aile authentiquement gaulliste en faisait
toute sa doctrine.
5° L'initiative de l'occupation du G.G. et de la formation
du Comité de Salut Public, le 13 mai, n'est pas venue de
l'armée, mais des leaders des groupes et des réseaux qui se
sont constitués au sein de la population européenne d’Algérie
depuis trois ans, et qui se sont multipliés depuis un an avec
24
LA SOCIÉTÉ COLONIALE ET DE GAULLE
l'appui du commandement militaire, parce qu'ils servaient
son projet de reprise en main de la société tout entière :
groupe Union et fraternité française (poujadiste), groupe
et réseau Union nationale pour l'Algérie française (grande
colonisation), groupe Combattants de l'Union Française
(Biaggi), groupe Union générale des étudiants (Lagaillarde)
et Association générale des élèves des lycées et collèges d’Al-
gérie (Rouzeau), etc. Il faut y ajouter certaines associations
professionnelles (Chambre de commerce, Chambre d'agricul-
ture, certains syndicats) les amicales provinciales (Corses, etc.),
les associations d'anciens combattants. Toutes les catégories
d'âge et toutes les classes sociales sont ainsi pratiquement
saisies dans le tissu de ces organisations. Cette politisation
intense prend appui sur l'angoisse des « petits blancs », l'énor-
me majorité des Européens en Algérie, mais elle prend ses
directives à l'Echo d'Alger, organe des colons. Son objectif
est fort simple : destruction totale du FLN, retour au statu
quo, conservation intégrale de la société coloniale.
Le 13 mai a été « fait » par ces groupes, avertis par
Lacoste qu'un « Dien Bien Phu diplomatique » se préparait à
Paris. Lagaillarde a pris le GG, les hommes de Trinquier,
rappelés de la frontière tunisienne, l'ont laissé faire. Le
Comité du 13 mai a donc été constitué à partir de deux forces :
le noyau militaire totalitariste et les organisations colonia-
listes. Dès sa naissance, le Comité était donc hétérogène
politiquement. Il est, en effet, impossible d'identifier les
objectifs totalitaires des officiers parachutistes et les objectifs
colonialistes des organisations algéroises. Celles-ci étaient spon-
tanément portées à une guerre de liquidation de tous les
Algériens qui ne se décideraient pas à rester des « bougnou-
tandis que ceux-là étaient résolus à user de la force
sociale que leur donnait le noyautage des couches algériennes
urbaines et suburbaines, pour freiner le processus d'écartèle-
ment des deux communautés et pour les réintégrer sous son
autorité. Le conflit portait donc sur la politique algérienne
proprement dite, c'est-à-dire sur l'attitude à l'égard de la
société coloniale : les organisations algéroises voulaient une
guerre répressive classique, les officiers recherchaient une
victoire de type « contre-révolutionnaire », ce qui impliquait
l« intégration » des Algériens. Mais l'accord se faisait provi-
soirement contre Pflimlin ; cependant que le gros de l'armée
demeurait dans l'expectative et commençait à mancuvrer avec
son opportunisme traditionnel entre Paris, les ultras et les
paras.
les »,
25
SOCIALISME OU BARBARIE
:
6° Dès le lendemain 14 mai, une nouvelle force entrąit
dans le Comité, qui allait étouffer ses contradictions sans
pour autant les résoudre, et lui offrir des perspectives de
développement politique du côté de la métropole. C'était l'aile
gaulliste de l'Union pour le salut et le renouveau de l'Algérie
française, représentée par Delbecque et Neuwirth. L'USRAF,
qui est essentiellement un appareil issu de l'ancienne police
secrète de la France Libre et des groupes de choc RPF ras-
semble des gaullistes « purs » (Soustelle) et des hommes de
la bourgeoisie vichyste (Morice, Sérigny). Son implantation
en Algérie n'était pas très ancienne, mais elle s'était consoli-
dée à partir du jour où Soustelle avait consenti à travailler
avec les capitaux de Sérigny et des colons. D'autre part elle
avait rapidement pénétré parmi les cadres militaires gaullistes
grace aux complicités de ministres comme Chaban-Delmas.
Delbecque et Neuwirth allaient donc offrir aux trois forces
en présence, officiers paras, ultras et armée, un même objec-
tif : la prise du pouvoir par de Gaulle.
Mais les ultras ne sont pas gaullistes le moins du monde :
ils savent de Gaulle hostile au statu quo algérien et ne sont
pas loin de le tenir pour un dangereux bradeur... Pour faire
sauter leur résistance, Delbecque prend alors appui sur l'appa-
reil militaire qui mobilise la casbah, et place les ultras devant
le « miracle » accompli : les Algériens veulent être intégrés
à la France gaulliste ! C'est le 16 mai.
Stupéfaction générale, et particulièrement des français
d’Algérie, qui sans rien comprendre à la mascarade sentent
cependant que le retour au statu quo est provisoirement
compromis. Les ultras encaissent le coup, en se réservant
de saboter l'intégration que les gaullistes veulent leur impo-
ser. Cependant ceux-ci marquent des points : le 17, Soustelle
arrive à Alger, le 19 de Gaulle soutient publiquement le
mouvement, le 22, Salan crie Vive de Gaulle sur le Forum, le
24 la Corse se réveille gaulliste sans le savoir, le 29 le Par-
lement capitule.
Il s'agit d'une victoire des gaullistes civils et militaires,
ouvrant la perspective d'un « Etat fort » et bourgeois. Mais
ni les visées totalitaires des colonels paras, ni les visées colo-
nialistes des organisations algéroises ne peuvent y trouver
satisfaction. Pour les premiers, de Gaulle est une étape, un
Neguib dont Massu serait le Nasser, comme ils l'ont dit ;
pour les seconds, de Gaulle est un otage, comme ses prédéces-
seurs à Matignon. Et cela d'autant plus que de Gaulle vient
26
LA SOCIÉTÉ COLONIALE ET DE GAULLE
1
au pouvoir par des voies centristes, après un début de mobi-
lisation des travailleurs.
7° Les forces en présence à Alger restent affrontées . :
une armée qui est actuellement encore gaulliste en majorité ;
un noyau totalitaire, qui n'a pas la capacité d'étendre la
« fraternisation » au-delà des couches algériennes isolées de
tout contact avec le FLN, mais qui cherche à organiser en
France la mobilisation de toutes les classes sous le drapeau
tricolore ; des organisations ultras, qui contraintes de ne pas
se couper de l'armée, ont avalé le projet d'intégration comme
une couleuvre, mais sont prêtes à soutenir les officiers paras
dans leur programme totalitaire pour couper court à ce qu'ils
croient être la politique algérienne de de Gaulle. Enfin, le
FLN dont le potentiel politico-militaire est intact, sa force,
la paysannerie, n'ayant pas été atteinte sérieusement par la
stratégie « contre-révolutionnaire », et dont le potentiel diplo-
matique sera bientôt reconstitué par l'impuissance même de
de Gaulle.
Le seul problème immédiat quant aux rapports de ces
différentes forces est donc celui-ci : l'armée restera-t-elle gaul-
liste ? De Gaulle arrachera-t-il d'elle le noyau totalitaire et
l'obligera-t-il à faire plier les organisations colonialistes ? Ou
bien au contraire l'expérience totalitaire qu'elle fait en Algé-
rie continuera-t-elle de se transformer en conscience et en
organisation ? La réponse à cette question réside finalement
dans la lutte de classes en France.
François LABORDE.
27
Le pouvoir de de Gaulle
Ce fut donc le 13 mai. A vrai dire, l'événement, on l'atten-
dait depuis trop longtemps pour qu'il surprît. Mais on avait
pris l'habitude d'attendre sans croire absolument qu'il pût se
produire quelque chose de décisif, tant ce régime avait,
depuis des années mis d'astuce à durer. Souffreteux depuis
sa naissance, voué à des crises périodiques, il avait si souvent
fait annoncer sa mort qu'on s'était accoutumé à le voir
vivre, jour après jour, se tirer d'une épreuve, l'une après
l'autre et simuler l'éternité. On attendait aussi sans prévoir.
La guerre d'Algérie paraissait avoir accumulé des effets assez
explosifs pour qu'une déflagration fasse trembler notre société.
Mais on s'interrogeait : serait-ce un nouveau Sakhiet, dix
fois plus grave que le précédent, une insurrection arabe dans
les villes, un Dien Bien Phu dans l’Aurès ou bien la sécession
des colons ? L'événement, ce fut donc le coup de force ultra-
para. Il dépassa l'attente et l'imagination, faisant mesurer
soudain, à l'étalon des faits, ce qu'était devenu la 4€ Républi.
que : le royaume des apparences.
De ce retour à la vérité, on ne peut simplement se réjouir
On ne se réjouit pas de la menace d'un conflit ,quand celui-ci
s'engagerait de telle manière qu'on aurait toutes les chances
d'être la victime. On ne se réjouit pas du pire, dans le seul
espoir qu'il porte un changement, trop instruit qu'on est par
l'expérience historique, de ce que le pire n'est pas toujours
sûr. Mais cette prudence avouée, il faut reconnaître, au lieu de
gémir, comme certains, sur la mort du régime, que nous
somme passé, dans l'espace de 15 jours d'une histoire de
rêve à la réalité. Qui voulait ne pas voir est mis en demeure
de voir.
Mais voir, qu'est-ce donc, en ces lendemains de naufrage ?
C'est d'abord prendre la mesure du vide.
Sur l'emplacement de ce qu'on appelait sérieusement, il
y a deux mois encore, les institutions de la bourgeoisie et les
institutions du prolétariat, rien n'est demeuré debout. Non
pas que le Parlement soit supprimé. Il n'est qu'en congé. Ni
que les partis soient dissous, ils sont en veilleuse. Ni que les
28
.
LE POUVOIR DE DE GAULLE
syndicats soient brisés, ils continuent de publier et de multi-
plier leurs motions habituelles. Les institutions se sont défai-
tes sans que les paras eussent à intervenir. Elles se sont seu-
lement avérées vaines. Vains, un parlement et un gouverne-
ment qui étaient censés détenir tous les pouvoirs mais dont
l'autorité fit rire le premier capitaine ou le premier flic venu;
des partis dont les manœuvres, les alliances, les conflits parais-
saient déterminer le cours des choses et qui s'évanouirent
au premier grondement de voix de l'homme providentiel ;
des organisations « ouvrières », des syndicats, qui groupaient
des millions de travailleurs et ne surent faire mieux que de
balbutier des appels à la vigilance.
Beaucoup sentent déjà, s'ils ne l'expriment pas encore,
qu'il est impossible de continuer de discuter, comme par le
passé, de l'efficacité des moyens politiques traditionnels, de
continuer de prétendre que les intérêts des travailleurs dépen-
dent du succès de la campagne du P.C. en faveur de l'alliance
socialiste, de la résistance qu'opposera la minorité du P.S. à
Mollet, et Mollet à la séduction de Pinay, des accords que
passeront ou ne passeront pas les centrales syndicales rivales.
Etre mis en demeure, par l'événement, de voir le vide,
c'est être simultanément confronté à une nouvelle représenta-
tion de la politique, à la recherche d'un nouveau fondement
de l'action, c'est-à-dire de moyens d'organisation qui expri-
ment directement les intérêts et la volonté des travailleurs, au
lieu d’en marquer seulement l'incidence dans le jeu des
forces politiques bourgeoises.
Si hier cette recherche n'était encore que l'affaire de
quelques-uns, les événements qui se sont déroulés tendent et
tendront à en faire demain l'affaire d'un grand nombre.
LA CRISE DU REGIME
Encore devons-nous, en tout premier lieu, tenter de
comprendre le sens de la situation nouvelle créée par l'avène-
ment du gaullisme. La critique radicale de l'ancien régime
et du rôle qu’ont exercé, dans son cadre, les grandes orga-
nisations « ouvrières » ne nous dispense pas, au contraire nous
impose d'analyser, dans leur singularité, les traits de la crise
et de l'évolution qui se dessine.
Que le régime parlementaire s'effondre, sans que ce soit
le résultat d'une guerre civile, ni même de grandes luttes
sociales, que les syndicats et les partis de gauche soient impuis-
sants à mobiliser la classe ouvrière et ne fassent pratique-
29
SOCIALISME OU BARBARIE
.
ment rien en ce sens, bien qu'ils n'aient connu aucune défaite
spectaculaire et continuent de bénéficier, apparemment, du
soutien d'importantes masses de travailleurs, que le proléta-
riat lui-même exprime son indifférence, son mépris vis-à-vis
du régime, mais qu'en dépit de sa force immense, il ne fasse
rien pour traduire en acte sa critique, tout ceci confère à la
situation présente un caractère singulier, absolument original,
et qu'on ne saurait expliquer par des références classiques
à des précédents historiques.
Plutôt que de parler sommairement, comme le font cer-
tains, de l'avènement du fascisme, il convient d'abord de
s'interroger sur le sens de la crise.
Assurément, une première explication souvent formulée
se propose : la guerre d’Algérie est la cause de la crise. De
fait, la bourgeoisie française a été incapable de régler sur
de nouvelles bases ses rapports avec les peuples qu'elle domi-
nait autrefois. Après avoir perdu l'Indochine, au terme d'une
guerre longue et coûteuse, puis consenti à l'indépendance du
Maroc et de la Tunisie, sous la menace d'une guerre générale
en Afrique du Nord, sans en tirer le bénéfice que lui aurait :
procuré des méthodes libérales, la bourgeoisie s'est obstinée
à maintenir intacts ses privilèges en Algérie. La masse des
Français présents en Algérie, son homogénéité face à la mena-
ce arabe, l'évolution de l'armée marquée par ses précédents
échecs, le style de la guerre qui confère à cette armée le
rôle d'une police et d'une administration ont engendré une
situation d'un type nouveau. En bref, les organisations de
masse, l'appareil militaro-policier, l'idéologie raciste et natio-
naliste ont composé en profondeur jusqu'à constituer une nou-
velle structure sociale, jusqu'à donner naissance à un nouvel
Etat. Dans le même temps, en métropole, l'Etat se décom-
posait.
Mais cette explication de la crise est partielle. Elle n'of-
fre que sa cause prochaine et ne révèle qu'un aspect de
l'évolution sociale. On ne peut dire, sans plus, que pou-
voir politique s'est désagrégé parce que la guerre a déplacé
son centre réel de France en Algérie. S'il en a été ainsi, c'est,
qu'en fait, la bourgeoisie métropolitaine n'a pas réussi à
déterminer une politique propre, pas plus une politique de
guerre qu'une politique de paix. Les gouvernements succes-
sifs, les partis de droite et de gauche qui les ont soutenus ont
été incapables de choisir entre les exigences de la guerre,
qui appelait un effort militaire et financier considérable et
celles de l'équilibre social. Leurs hésitations ne faisaient que
le
30
LE POUVOIR DE DE GAULLE
ressources
refléter le désarroi de la bourgeoisie française, elle-même
déchirée entre des options contradictoires. A la fois celle-ci
cède au chantage exercé par les colons d’Alger et, à sa
manière, refuse la logique de la guerre, dont les effets pour-
raient être un conflit généralisé en Afrique du Nord, un iso-
lement international de la France, et un bouleversement de
l'économie nationale. Tandis que les gouvernements font des
acrobaties pour trouver des
sans décréter des
impôts massifs ni attaquer de front les salaires ouvriers, le
patronat continue de viser l'expansion économique et la paix
sociale.
Le transfert du pouvoir de France en Algérie ne peut
être compris que si l'on embrasse du regard la situation dans
son ensemble. D'une part la colonie française d’Algérie se
trouve cimentée par la défense de ses privilèges au point de se
donner de nouvelles institutions, d'autre part la bourgeoisie
métropolitaine divisée, élude les décisions qu'elle aurait à
prendre, résiste à toute politique et prive le pouvoir de toute
base réelle.
Or, aussitôt qu'on considère cette crise, en métropole, on
doit convenir qu'elle est considérablement aggravée par le
conflit algérien, mais qu'elle n'en est pas simplement l'effet.
L'incapacité de la bourgeoisie française à se donner un pou-
voir qui exprime ses intérêts généraux est ancienne; elle est
déjà manifeste entre les deux guerres ; comme
on l'a sou-
vent dit, elle est chronique. Elle n'a fait que s'étendre depuis
dix ans, jusqu'à ce que sous le poids de difficultés d'un type
nouveau (créées par l'émancipation des peuples colonisés)
l'Etat se désagrège.
Pourquoi donc la décomposition du pouvoir s'est-elle
accélérée depuis les lendemains de la Libération ? On ne peut
ignorer cette question sans s'interdire de comprendre le véri-
table sens de la crise. Or la réponse il faut la chercher
d'abord dans les transformations qu'a connues la société fran-
çaise. La première série de ces transformations intéresse la
vie de l'Etat. Celui-ci a vu son rôle et ses activités s'étendre
considérablement; il dirige un immense secteur de la pro-
duction, il intervient sans cesse dans la vie économique géné-
rale, il détermine par son comportement celui de toutes les
entreprises privées. La seconde série de transformations con-
cerne l'expansion économique, le nouvel essor de l'industria-
lisation et la rationalisation des secteurs de production et
de distribution qui l'accompagne. Cette expansion ne se tra-
duit pas seulement en termes quantitatifs, elle provoque un
31
SOCIALISME OU BARBARIE
changement dans les formes de l'exploitation, du même ordre
que ceux qu'on peut observer dans toutes les grandes nations
industrielles modernes. En bref, la lutte pour l'intensification
et la normalisation du travail devient déterminante. Le patro-
nat accepte progressivement l'idée de faire des concessions
de salaire pour obtenir des travailleurs une indispensable
coopération. La standardisation et la qualité des produits
imposent de plus en plus la stabilisation de l'emploi et des
modes de négociation susceptibles de prévenir les conflits
sociaux.
Ces deux processus sont de toute évidence convergents,
ils requièrent l'un et l'autre une modification du pouvoir
politique, une nouvelle relation entre les facteurs politiques,
économiques et sociaux de la puissance capitaliste. En d'au-
tres termes, ils appellent une organisation d'un type anglo-
saxon, où l'unification des forces politiques (le régime du
bi-partisme) et l'intégration de la bureaucratie d'Etat, de
la bureaucratie politique et de la bureaucratie syndicale,
beaucoup plus poussées que dans le modèle français, répon-
dent effectivement aux exigences d'une société moderne.
Une telle tendance s'est effectivement manifestée depuis
la Libération. Elle s'est incarnée, un moment, dans le tripar-
tisme ; elle est repérable, bien qu'elle apparaisse sous des
aspects très différents, aussi bien dans l'entreprise du R.P.F.
que dans celle du mendessisme. Elle a déterminé l'évolution
de certains partis politiques : le P.S. et le M.R.P. s'intègrent
à l'appareil d'Etat, ils se partagent un nombre important de
postes-clé non seulement dans les ministères mais dans les
grandes administrations et les entreprises nationalisées, ils
tendent à contrôler, par l'intermédiaire de centrales syndi-
cales à leur service, de larges secteurs de la force de travail;
ils se bureaucratisent, forgeant des appareils tout-puissants qui
assurent coûte que coûte la discipline interne.
Cependant cette évolution n'a fait que s'amorcer. Loin
de se développer, le processus d'unification politique s'est
inversé. Après l'échec du tripartisme, on a vu la résurrection
du parti radical et des formations de la droite traditionnelle,
puis l'émergence du poujadisme et la scission radicale. Avec
l'émiettement des forces politiques s'est donc de nouveau
épanoui le modèle du multipartisme propre à l'avant-guerre,
en dépit de inadéquation aux exigences de la société con-
temporaine. La décomposition du pouvoir paraît ainsi résul-
ter d'une contradiction entre une évolution progressive dans
32
LE POUVOIR DE DE GAULLE
l'ordre des structures et une évolution régressive dans celui
des superstructures.
Mais cette observation est encore superficielle. Il faut
d'abord remarquer que les transformations partielles du
modèle politique traditionnel accentuent elles-
mêmes la para-
lysie du régime. La structuration croissante de quelques grands
partis engendre des conduites monolithiques et une inertie
du système. Leur participation à la gestion de l'Etat, à tous
ses niveaux, installe cette inertie en son coeur. Enfin et sur-
tout le pouvoir se morcelle à un niveau plus profond que
celui des partis; cet effritement, inconnu dans le passé, nous
met en présence d'un phénomène qu'on ne saurait situer
à partir des catégories traditionnelles de structure et de super-
structure. L'extension des activités de l'Etat, la multiplica-
tion des zones de son intervention provoquent, en effet, une
organisation parallèle des groupes d'intérêt dont le sort dé-
pend, à quelque degré, de ses décisions. Formidable réseau
qui comprend des centaines d'associations, tend à couvrir
tous les domaines de l'activité économique et sociale et se
'modèle spontanément sur le réseau étatique. A chaque dépar-
tement d'un ministère, à chaque commission du Parlement
répond un ou plusieurs groupements qui possèdent leur appa-
reil, leur bureau d'études, leur office de propagande, leur
presse et des ressources financières importantes, quelquefois
considérables. La méconnaissance du véritable rôle de ces
organismes vient de ce qu'on est souvent abusé par des ima-
ges populaires anciennes : comme si la pression des groupes
privés sur un gouvernement prenait nécessairement la forme
d'une intervention d'agents secrets du capital auprès de minis-
tres ou de hauts fonctionnaires. Cette imagerie ne présente
qu'un aspect mineur de la réalité. Le rôle des puissances
occultes qui alimentait la critique « policière » d'une presse
d'extrême-gauche, avant la guerre, est infiniment moins impor-
tant que celui des nouvelles puissances organisées, et tout
à fait visibles, qui interviennent à tous les niveaux de la vie
de l'Etat pour déterminer ses décisions.
Que représentent ces groupements ? Tantôt des organis-
mes tentaculaires, qui fédèrent un grand nombre d'associa-
tions, et prétendent contrôler de très vastes champs d'intérêts
- telles la Confédération générale des petites et moyennes
entreprises, la fédération nationale des syndicats d'exploi-
tants agricoles, le comité d'action et de liaison des classes
moyennes – tantôt des associations professionnelles plus ou
moins larges, mais d'autant plus efficaces que leurs intérêts
33
2
SOCIALISME OU BARBARIE.
sont clairement délimités — tels les groupes de betteraviers,
de bouilleurs de cru, de planteurs de blé, de viticulteurs, etc.,
tantôt des coalitions comme celles qu'on a désignées sous
le nom de lobby de l'alcool ou de lobby de la route, tantôt
des associations de défense d'un statut social qui, lorsqu'il
s'agit de défense d'un statut de colon menacé, se multiplient
et se constituent en lobby-lobby indochinois, lobby algérien
qui couvre une dizaine d'organismes particuliers.
Ces groupements luttent avec des moyens divers pour
imposer leurs revendications qui reflètent, par définition, des
intérêts particuliers, ils exercent une pression constante sur
les centres de décision pour faire prévaloir leur propre pers-
pective sur les questions économiques qui les concernent.
Mais les termes de revendication ou de pression traduisent
mal leur action et leur puissance. Ils laissent entendre qu'il y
a une distance nette entre le Pouvoir et les groupes, comme
si ceux-ci n'étaient que les clients de celui-là. En fait cette
distance n'existe pas; les groupes ont leurs représentants dans
toutes les formations politiques, ils contrôlent souvent les dé-
putés, dont l'élection dépend de leur soutien, notamment de
l'attitude de leur presse. Par le canal des partis, et en parti-
culier des commissions parlementaires qui présentent une
zone d'action idéale, ils disposent d'une information constante
sur toutes les activités et tous les projets de l'Etat. C'est
l'étendue de cette information qui donne la mesure exacte
de leur participation au pouvoir.
En face des groupements, l'Etat n'a pas de secret. A peine
a-t-il un corps propre. Il tisse sa toile au jour le jour dans
l'inextricable enchevêtrement des cellules parasitaires qui
pompent sa substance et paralysent son essor. Au moment
même où son champ d'action se trouve immensément agrandi,
la prolifération des organisations privées crée dans son espace
un encombrement tel qu'aucune action neuve n'est plus pos-
sible. Cette incapacité se manifeste notamment par l'échec
de toute tentative de réformer la fiscalité et de contrôler
efficacement les prix. Le résultat en est que l'expansion éco-
nomique finit par être freinée par une crise financière et
l'inflation.
Ainsi a-t-on pu parler d'un retour à la féodalité ou bien
d'une résurrection du corporatisme, s'effectuant parallèlement
à la concentration économique et à l'étatisation. En réalité
ces deux processsus sont liés. Ce qui est déterminant et
qui ne doit pas dissimuler l'évocation d'une lointaine his-
toire — c'est que la prolifération de groupements privés de
1
.
34
LE POUVOIR DE DE GAULLE
tout genre signifie une structuration sociale d'un type nou-
veau qui vient répondre à la rationalisation du capitalisme
et de l'Etat moderne. Il s'agit d'une réponse de défense. En
d'autres termes nous sommes en présence d'un phénomène
de contre-structure. En effet, le foyer d'où tirent leur origine
un très grand nombre de groupements privés réside dans
des couches sociales spontanément rebelles à toute organisa-
tion : le petit commerce, la petite industrie, l'artisanat, l'agri-
culture. En France, les couches dites moyennes, en raison
de leur importance numérique, ont toujours pesé de manière
décisive dans les élections; mais leur dispersion, leur mode
de travail, leur mentalité ne les prédisposaient pas à jouer
un rôle social actif. Elles ne s'organisent qu'à partir du mo-
ment où la rationalisation des secteurs les plus dynamiques
de la société leur suggère les cadres structurels de leur action
et les provoque à les constituer sous peine de périr.
Sans doute en de nombreux cas, les organisations privées
sont-elles souvent manoeuvrées en fait par les représentants
des grosses entreprises, alors même que les petits bourgeois
sont mis en avant. Mais l'essentiel est qu'elles tirent leur effi-
cacité de la participation en masse de ces derniers.
Le régime du multipartisme et le régime des groupe-
ments privés n'ont pas seulement des effets similaires, ils se
renforcent l'un l'autre. L'action des groupements est d'autant
plus efficace qu'elle joue sur un clavier étendu et bénéficie
de la concurrence que se livrent les partis, se disputant la
faveur de leurs clients. La multiplication des partis est ainsi
sans cesse confirmée par le jeu des groupements. Réciproque-
ment ceux-ci sont encouragés à agir et à se multiplier en
raison du jeu des partis. L'Etat se désintègre sous l'effet de
ce double processus.
Comment expliquer ce phénomène ? Il serait probable-
ment vain de lui chercher une cause unique. Assurément, et
nous l'avons déjà évoqué, le rôle que jouent en France des
couches moyennes qui tirent leur revenu d'un mode de pro-
duction archaïque est déterminant. Luttant pour la défense
de leurs intérêts ces couches s'opposent vigoureusement à
toutes les mesures susceptibles d'accélérer l'évolution sociale.
Mais cette cause n'est efficace que dans la seule mesure
où le régime politique lui permet de jouer sans restriction
aucune. Les facteurs qui ont favorisé le maintient de ce
régime doivent donc être pris aussi en considération. L'un
de ces facteurs, le plus difficile à apprécier, concerne la men-
talité de la bourgeoisie française. Sa propension à se détermi-
-
35
SOCIALISME OU BARBARIE
ner en fonction de critères idéologiques fait naître des lignes de
clivage qui ne recoupent pas toujours les frontières d'intérêt.
Par exemple se classer à droite ou à gauche est quelquefois
obéir à une tradition plutôt que choisir en regard de la
situation présente. L'opposition entre les partisans de l'ensei-
gnement confessionnel et les défenseurs de la laïcité illustre
encore mieux cette relative importance de l'idéologie.
Un autre facteur intéresse le comportement de certains
secteurs du grand capitalisme dont l'attitude malthusienne,
favorisée par la situation de l'impérialisme français d'avant-
guerre, a résisté aux transformations survenues depuis la Libé-
ration et encourage délibérément les tendances régressives des
couches les plus arriérées.
Enfin, et ce facteur est sans doute essentiel, la situation
faite au P.C. altère fondamentalement le fonctionnement du
régime politique. Son exclusion du jeu parlementaire, alors
que sa politique est, en fait, réformiste et que le nombre de
ceux qui lui apportent leurs suffrages lui confère une force
déterminante provoque une paralysie du système. La droit
traditionnelle se trouve ainsi artificiellement revalorisée, les
formations dites de gauche et de centre gauche condamnées
à des alliances avec l'aile conservatrice; plus profondément,
l'Etat se trouve privé du soutien de couches sociales qui sont
parmi les plus favorables à son intervention. Ce dernier fac-
teur montre que la situation française ne peut être analysée
en soi, abstraction faite des rapports existants à l'échelle
internationale, soit de l'antagonisme URSS-USA.
Les conséquences du morcellement du pouvoir sont clai-
res : l'Etat se trouve incapable d'affronter aucun problème
qui intéresse la vie nationale dans son ensemble, de prendre
des décisions qui bouleversent le statu quo des partis et des
groupements. La question posée par la guerre d'Algérie, com-
me toutes celles qui appellent une réorganisation des rapports
de la France et des pays autrefois colonisés, s'avère insurmon-
table. L'échec longtemps dissimulé de l'Etat, impuissant à
promouvoir une réforme fiscale, se transforme en effondre-
ment. Le problème de l'existence de l'Etat et de sa nature se
trouve alors posé.
LE GAULLISME: SES DEUX FACES
L'avènement du gaullisme ne se laisse comprendre que
restitué dans le cadre de la crise de l'Etat. En un sens, il
est évident qu'il est la conséquence d'événements bien déter-
36
LE POUVOIR DE DE GAULLE
minés, qu'il s'insère dans une conjoncture particulière. De
Gaulle incarne la dictature réclamée par le mouvement de
masse d’Alger et par l'Armée. Le fascisme dont les prémisses
ont été posées de l'autre côté de la Méditerranée cherche
confusément son aboutissement dans la métropole en la per-
sonne de de Gaulle. Encore est-il vrai que l'appel à celui-ci
implique une faiblesse de la part de ceux qui parlaient dans
le même temps de conquérir Paris, l'arme à la main. L'hom-
me, par son passé, par ses déclarations antérieures, n'est
jamais apparu comme un héros fasciste pas même comme
un champion de l'anti-communisme.
Quoiqu'il en soit, le mouvement d'Alger ne découvre
qu'une face du gaullisme. Son autre face ne s'éclaire qu'à
la lumière de la situation de la bourgeoisie métropolitaine.
A ses yeux, ou du moins aux yeux de ses éléments les plus
conscients et les plus dynamiques, il répond à la nécessité
de créer un pouvoir fort, susceptible d'imposer silence aux
fractions rivales et de faire prévaloir l'intérêt général des
couches dirigeantes. Le régime parlementaire, dans la forme
qu'il a prise depuis quelques années, s'avérant incapable de
résoudre aucun des problèmes essentiels posés par l'essor du
capitalisme, la solution de Gaulle est apparue inévitable.
Pour le dire en d'autres termes, de Gaulle se présente
comme seul capable de promouvoir une réforme sociale, du
type de celle que préconisait le mendessisme; car seuls des
moyens autoritaires et le soutien de la droite la rendent
aujourd'hui possible. Position paradoxale, certes. Mais si la
nature du gaullisme est ambiguë, c'est qu'elle exprime une
ambiguïté objective. La crise joue à deux niveaux : celui
d'Alger, et celui de la France. Elle est crise de conjoncture
et crise de structure. A vouloir ne considérer que les événe-
ments d'Alger, l'insurrection de l'Armée et des colons, et leurs
prolongements en France, on risque de faire de l'avènement
du gaullisme la première étape d'un processus qui mènerait
nécessairement à l'instauration du fascisme. Mais si important
que soit le coup de force d'Alger il n'indique qu’un aspect
de la situation. Aussitôt qu'on tourne son regard vers la
société métropolitaine le tableau se modifie. En France les
conditions qui suscitent le pouvoir gaulliste ne composent
nullement une situation pré-fasciste.
Ce n'est pas qu'on veuille juger d'une situation sociale
en termes purement économiques ; en réalité, les rapports de
production sont des rapports de classe, l'état de ces rapports
façonne le comportement et la mentalité des couches sociales
37
SOCIALISME OU BARBARIE
antagonistes. Or, nous l'avons dit, les objectifs fondamentaux
du patronat, depuis des années, sont l'expansion économique
et la paix sociale. Ceux-ci n'ont pas varié. Ils demeurent
d'autant plus déterminants que la concurrence étrangère et
l'échéance prochaine du marché commun feraient d'une
récession économique en France un désastre.
Mais le terme d'objectif abuse encore car il évoque une
politique consciente, dont l'accomplissement dépendrait de
conditions de fait. La politique patronale s'inscrit dans ces
conditions et détermine elle-même la réalité. L'expansion éco-
nomique signifie le plein emploi ; la paix sociale signifie des
salaires « acceptables » (et, de fait, la baisse du niveau de vie
a été jusqu'à maintenant assez réduite pour empêcher des
conflits sociaux). Comment mieux dire que les facteurs de
trouble (le chômage, la paupérisation de larges couches de
travailleurs) qui sont à l'origine de tout mouvement fasciste,
font dans le présent absolument défaut ?
Assurément, de nombreux éléments petits bourgeois et
paysans, se sentent menacés par l'essor de la rationalisation
et défendent avec acharnement leurs privilèges. Leurs ressenti-
ments les conduisent à se cristalliser autour des forces poli-
tiques les plus réactionnaires. Mais, dans le présent, ces cou-
ches ne sont pas évincées du processus de production et de
distribution et ruinées; elles ont été et restent artificielle-
ment préservées. Leur perspective n'est nullement celle de
la guerre civile. Elles applaudissent Poujade dans les meetings
mais ne sont pas prêtes à fournir des troupes de choc.
Ou bien l'on ne sait pas ce que l'on dit quand on parle
de fascisme, ou bien il faut, au moins, évoquer une dictature
fondée sur un mouvement de masse, une exploitation force-
née de la classe ouvrière, une réorganisation de la production
en liaison avec une politique de guerre. Nous venons d'indi-
quer que la situation présente n'offre ni le premier ni le
second trait du fascisme. Que se dessine le troisième n'est
pas moins improbable. Une idéologie nationaliste et belliciste
n'a pu se développer dans certains pays entre les deux guer-
res, que parce qu'elle répondait à une situation internationale
déterminée, dans laquelle le partage du monde semblait pos-
sible. Aujourd'hui les rêves de grandeurs de l'Armée fran-
çaise ne peuvent faire que le monopole de la puissance ne
soit définitivement entre les mains de l'URSS et des USA.
La France est vouée à jouer les satellites ou les comparses,
de toute manière réduite à un rôle marginal.
Dans un tel contexte, la fonction du gaullisme ne saurait
38
LE POUVOIR DE DE GAULLE
excéder les possibilités qui lui sont tracées dans la réalité.
Appelé à masquer temporairement les antagonismes qui ont
fait éclater le régime parlementaire, le gaullisme est destiné
à amorcer une réforme de l'Etat, une réorganisation du pou-
voir bourgeois qui rendra une expression aux intérêts géné-
raux des couches dirigeantes. Est-ce à dire que cette tentative
doive nécessairement réussir ? Il est vrai que, dans l'immédiat
les antagonismes ne sont nullement résolus; tous les pro-
blèmes qui se posaient à Mollet ou à Pflimlin se reposent à
de Gaulle. Mais parmi ces problèmes, certains appellent des
réponses à brève échéance (la guerre d'Algérie), d'autres à
plus longue échéance (réaliser une véritable mutation de l'or-
ganisme économique). La solution des premiers écarterait la
menace que les seconds font peser sur la société et permet-
trait de les affronter. Or, il faut reconnaître que la position
de de Gaulle est infiniment plus forte que celle de ses pré-
décesseurs. En bref, il se trouve dans une situation, qu'on
a traditionnellement nommée dans le mouvement marxiste,
de bonapartisme. Les rapports de force entre les différentes
couches sociales sont tels que le pouvoir d'un individu se
trouve exceptionnellement décuplé. Apparemment au-dessus
des classes, en fait, représentant les intérêts de la fraction
la plus éclairée du capital, (qu'on considère seulement son
entourage...), de Gaulle est en mesure de manœuvrer effi-
cacement en opposant l'une à l'autre les diverses forces poli-
tiques et en les rendant conscientes tour à tour de leurs pro-
pres limites.
FACE AU GAULLISME
Il est douteux que dans une telle situation, les travail-
leurs soient prochainement victimes d'une offensive contre
leurs salaires et contre leurs libertés. L'anti-fascisme qu'agite
fébrilement le P.C. (mais pour combien de temps ? Les rela-
tions de l'URSS et de de Gaulle le détermineront), après
avoir répondu au coup de force d'Alger par des motions de
confiance au gouvernement et à l'Armée montre assez bien
l'échange subtil entre les méthodes de démobilisation et de
surmobilisation. La politique du P.C. dans le prolétariat est
une politique d'auto-justification; rien de plus.
En fait, les conditions de l'exploitation demeureront sans
doute inchangées dans la période prochaine. A cette réserve
près que certaines illusions sur le gaullisme risquent de se ré-
pandre dans les milieux les plus arriérés de la classe ouvrière.
39
SOCIALISME OU BARBARIE
Qu'en conclure sinon que la lutte dans le cadre de l'entre-
prise est plus que jamais déterminante ? Les chances de déve.
loppement de cette lutte se sont cependant considérablement
accrues. Une expérience très importante a été faite : celle de
l'inefficacité de « puissantes » organisations syndicales dont
le prestige, si vain qu'il fût, restait grand aux yeux des masses.
Les travailleurs ont refusé d'entrer en lutte pour la défense
de la république ; ils ont pris conscience de leur propre hos-
tilité au régime, ils ont senti que les institutions politiques
officielles leur étaient étrangères, ils se sont simultanément
aperçus que les syndicats n'étaient que des appendices de ces
institutions.
Le problème de la lutte sociale se pose en termes nou-
veaux, au moins aux yeux d'une avant-garde qui se trouve
placée devant la tâche de forger de nouveaux organes de
classe, effectivement autonomes. Cela ne signifie pas que
cette avant-garde soit immédiatement en mesure de se regrou-
per. Si le PC et la CGT étaient contraints de mener
politique « dure », il est encore possible qu'ils rassemblent
un certain nombre de leurs militants actuellement découragés.
La dynamique de la situation offre, cependant, les conditions
d'une cristallisation d'éléments minoritaires clairvoyants et
combatifs.
Ce n'est qu'en octobre qu'il sera possible de voir si la
résistance des ouvriers se manifeste activement. Si elle se mani.
feste, sans doute verra-t-on naître des comités de luttes, des
modes de regroupement divers qui traduiront la volonté des
travailleurs ou d'une fraction des travailleurs de prendre
enfin leur sort entre leurs mains !
une
Claude LEFORT.
40
Perspectives de la crise française
Les événements qui se sont déroulés depuis le 13 mai
en Algérie et en France sont l'expression d'une crise de
structure profonde de la société française. En même temps,
ils aggravent cette crise et ouvrent une période de transfor-
mation du système capitaliste qui, quelle que soit son issue,
laissera peu de choses intactes de la France d'après guerre.
Dans l'arrivée de de Gaulle au pouvoir après le coup
d'Alger, beaucoup ne voient que le résultat d'un processus
périphérique : la guerre d'Algérie et l'incapacité de la bour-
geoisie de résoudre les problèmes que lui pose depuis quatre
ans cette guerre. Mais quelle est l'origine de cette incapacité ?
Pourquoi la bourgoisie française a-t-elle été dans l'impossibi-
lité de trouver une solution quelconque au problème algérien
et de l'imposer à ses fractions particulières, à commencer par
les colons et la caste militaire d'Alger ? Pour peu que l'on
approfondisse l'analyse, on est obligé de constater que cette
situation traduit une crise profonde des institutions politiques
du capitalisme français, qui s'est constamment manifestée
depuis 1945 (1). Devant les graves problèmes que lui ont
successivement posés la reconstruction, l'Indochine, la C.E.D.,
la Tunisie, le Maroc et finalement l'Algérie, la bourgeoisie
n'a pu par le moyen de ses instances politiques normales, le
Parlement et les partis, ni définir une politique cohérente
exprimant les intérêts généraux du capitalisme français, ni
subordonner les intérêts particuliers de ses diverses fractions
aux nécessités de fonctionnement général du système.
La crise des institutions politiques, c'est le fait que la
bourgeoisie n'arrive plus à gérer la société à son profit de
façon relativement efficace et cohérente par le moyen de
la république parlementaire. Mais cette crise, à son tour,
n'est pas autonome ; elle n'est que l'expression, sur le plan
politique d'une crise beaucoup plus générale et profonde,
(1) Voir l'article Mendès France : velléité d'indépendance et tenta-
tive de rafistolage dans le N° 15-16 de cette revue, pp. 1 à 21.
41
SOCIALISME OU BARBARIE
d'une véritable crise de structure affectant tous les aspects
de l'organisation de la société capitaliste française.
Toute société capitaliste moderne est déchirée par une
contradiction fondamentale qui découle de sa division en
classes. L'exploitation de la population travailleuse par une
minorité crée constamment une opposition irréductible d'inté-
rêts entre les classes. La gestion de la production et de la
société par une minorité suscite, quelle que soit la forme du
régime, une anarchie et une irrationalité permanentes. Le
fonctionnement du système capitaliste est donc constamment
mis en question, soit par la lutte, ouverte ou cachée, des
hommes contre l'organisation sociale ; soit par leur retrait,
l'apathie et l'indifférence face aux activités et aux institutions
qui devaient incarner la vie sociale : l'entreprise, la collec-
tivité locale, les partis politiques, le système de gouverne-
ment, l'idéologie elle-même. Le système capitaliste est con-
damné de rouler de crise en crise et de conflit en conflit
parce que, loin d'intégrer les hommes à la société, il les
force constamment à la fois de lutter contre l'organisation
sociale et de l'abandonner à son sort. Telle est finalement la
situation en Angleterre aussi bien qu'en Russie, aux Etats-
Unis aussi bien qu'en Pologne, en Chine aussi bien qu'en
Suède.
Telle est aussi la situation en France. Mais ici, cette con-
tradiction fondamentale se complique d'une contradiction
spécifique au capitalisme français, conduisant à une crise au
deuxième degré. On peut résumer ce deuxième aspect de la
crise du capitalisme français en disant qu'il existe, côte à côte,
deux France : une France 1958 et une France 1858. C'est
la coexistence, d'un côté, d'une grande production indus-
trielle moderne, d'un courant d'innovation technique, de ratio-
nalisation et de concentration qui pénètre à un degré crois-
sant les diverses couches de la vie économique et sociale — et,
de l'autre côté, d'une foule de secteurs, de méthodes, de
formes, de structures et d'institutions arriérés sinon archaï-
ques, survivances cristallisées d'époques révolues qui étouffent
et étranglent le passage du capitalisme français au type mo-
derne exigé par les conditions de la deuxième moitié du xx
siècle. C'est l'Atar volant et le bistrot du coin, les records mon-
diaux détenus par les locomotives de la SNCF et l'importance
de M. Gingembre, les machines-transfert chez Renault et le
quart de la population active dans une agriculture qui n'arrive
même pas à nourrir le pays, les ordinateurs électroniques
42
PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE
devenus monnaie courante dans les grandes compagnies et les
millions de petits commerçants ne tenant pas de comptabilité.
En effet, après une longue période de retard relatif par
rapport aux autres puissances industrielles, le capitalisme fran-
çais a fini par participer au développement accéléré qui
caractérise l'économie capitaliste mondiale. Depuis la fin de
la guerre, l'industrie française présente une des expansions
les plus fortes à l'échelle internationale. Malgré la gabegie
épouvantable de sa direction politique, les conflits internes,
les guerres coloniales, les frais généraux énormes occasionnés
par les subventions aux secteurs improductifs, le capitalisme
français a pu rattraper une partie de son retard de la période
précédente. De 1948 à 1957 --- année où la reconstruction
était achevée, au sens que la production avait retrouvé son
niveau de 1937 — la production industrielle française a aug.
menté de 75 % ; de 1953 au premier trimestre 1958, elle aug-
mentait de 57 %, contre 52 % en Allemagne occidentale et
33 % seulement pour l'ensemble des pays de l'Europe occi-
dentale (2).
Cette évolution n'affecte pas seulement le volume maté-
riel de la production. L'augmentation de la production n'a
été possible qu'en fonction d'un puissant courant de moder-
nisation, qui a modifié les techniques de production, les mé-
thodes d'organisation, la structure des entreprises et jusqu'aux
attitudes du grand patronat. Le mouvement de concentration
des entreprises s'est accéléré ; de nouvelles régions du pays
ont été soumises à l'industrialisation. Les secteurs les plus
« avancés » du patronat adoptent une attitude « américani-
sante » face au problème des salaires ; l'évolution des salaires
nominaux et réels de 1953 à 1956 montre qu'en temps « nor-
mal », le patronat essaie de prévenir les conflits de travail
en cédant sur les rémunérations, qu'il fait bien entendu payer
aux salariés par une augmentation encore plus importante du
rendement.
Cette expansion considérable de la production n'a pu, en
effet, se réaliser que grâce à une élévation très importante de
la productivité du travail. De 1950 à 1957, le rendement par
(2) Pourcentages calculés d'après les indices fournis par V. Paretti -
G. Bloch, La production industrielle en Europe occidentale et aux Etats-
Unis de 1901 à 1955, in Moneta e Credito, Nº 36, Rome 1956, et ceux du
Bulletin Statistique de l'O.N.U., N° de mai 1958 (New-York).
43
SOCIALISME OU BARBARIE
heure-ouvrier dans les industries manufacturières a augmenté
de presque 50 % soit de 6% par an en moyenne, rythme
de progression des plus élevés à l'échelle internationale.
Remarquons en passant que pendant la même période, les
salaires réels horaires dans les mêmes industries n'augmen-
taient au plus que de 40 % (si l'on accepte les indices offi-
ciels et officiellement truqués du coût de la vie) (3).
Mais ce courant d'expansion, de modernisation, de con-
centration et de rationalisation se heurte constamment à
l'« autre France » dont il menace l'existence, et qui en même
temps l'empêche de se développer. Plusieurs contradictions
particulières expriment concrètement ce conflit.
Le développement rapide d'une grande industrie moderne
est à la longue incompatible avec le maintien de secteurs
entiers de l'économie (agriculture, petit commerce, petites
industries) sous leur forme anachronique actuelle et avec la
conservation des couches de la population correspondantes.
L'existence de ces secteurs et de ces couches, avec l'impor-
tance numérique qu'ils gardent en France, grève énormément
les frais généraux de l'économie et de la société, diminue le
rythme possible d'accumulation du capital, limite le réservoir
de main-d'œuvre « libre » à exploiter par le grand capital.
Maintenues par des mesures de protection adoptées systéma-
tiquement et consciemment par la bourgeoisie française afin
de préserver l'« équilibre social » du pays, ces couches ont
fini par bloquer le fonctionnement économique et politique
du système. Il ne s'agit pas simplement des betteraviers et
(3) De 1950 à 1957, l'indice de production des industries manufac-
turières a augmenté de 64 %, celui du total des heures-ouvrier fournies
de 10 % en fonction d'une augmentation de l'emploi de 7 % et d'un
allongement de 2,7 % de la durée du travail. D'autre part, le taux horaire
moyen du salaire dans les mêmes industries est passé de 81,4 F en 1950
à 164,5 F en 1957, augmentant de 102 %; mais l'indice des prix à la
consommation familiale à Paris augmentait de 33 % entre 1950 et 1956,
ce qui est certainement une sous-estimation car en 1956 la manipulation
de l'indice par Ramadier était déjà en cours. Pour tenir compte de ce
facteur, et aussi de la hausse importante des prix survenue en 1958, il
faut majorer le pourcentage indiqué ci-dessus d'au moins 3 % pour 1956
et 8 % pour 1957 (V. l'article de G. Mathieu dans Le Monde du 17 juin
1958). La hausse réelle des prix de 1950 à 1957 serait donc d'au moins
48 : %, et le salaire horaire réel aurait augmenté au plus de 37 % pendant
la même période, soit substantiellement moins que le rendement horaire
des ouvriers. Pourcentages calculés d'après les indices publiés dans le
Bulletin de Statistiques générales de l'O.E.C.E., mai 1958, pp. 11 et 110-111.
44
PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE
des bouilleurs de cru, une bonne moitié de l'agriculture
française est dans ce cas (4). Le petit commerce jouit de pri-
vilèges fiscaux exorbitants, tandis que la législation en vigueur
pénalise en fait les grands magasins et les magasins à suc-
cursales multiples .Une protection douanière parmi les plus
élevées au monde permet à une foule de petits industriels de
vivre richement — et fait qu'en même temps, pour un niveau
donné de salaires, le niveau des prix est peut-être de 10 ou
20 % plus élevé qu'il ne devait l'être.
Cette structure sociale se reflète directement sur le plan
politique, et tend à rendre le capitalisme français ingouver-
nable pour peu que des problèmes graves se posent à sa direc-
tion politique. La survie prolongée de couches arriérées, leur
poids numérique exceptionnel dans une société capitaliste
moderne, outre ses effets économiques néfastes, a contribué
à bloquer le système parlementaire. Elle a, en effet, maintenu
et aggravé le morcellement des partis politiques bourgeois
et par là même, elle a constamment subordonné l'existence
d'un gouvernement au maintien du statu quo ou à l'augmen-
tation des privilèges et de la protection dont jouit telle ou
telle catégorie particulière. Ce qui se passait ainsi au niveau
du gouvernement central contribuait à renforcer encore les
traits rétrogrades de la structure économique et sociale ; Par-
lement et gouvernement, au lieu d'être en dernière analyse
les instances de rationalisation et de coordination chargées
de faire prévaloir les intérêts généraux du capitalisme sur les
intérêts particuliers de telle ou telle fraction bourgeoise ou
petite bourgeoise, sont devenus presque exclusivement les
instruments de ces intérêts particuliers. L'absence d'un grand
parti réformiste, le morcellement de la représentation politi-
que des couches salariées entre la SFIO et le PC a, à son
tour, puissamment favorisé cette situation ; aucune pression
politique réformiste n'obligeait la bourgeoisie à se discipliner
et sa représentation politique à se grouper au sein d'un
grand parti conservateur. La moitié d'une « opposition »
parlementaire, le PC, étant exclue du jeu, les politiciens bour-
(4) En 1955, la proportion de la population active civile dans l'agri-
culture était de 27 %; on peut comparer ce pourcentage avec celui de
pays dont la production agricole est relativement de loin supérieure à
celle de la France, comme le Danemark (24 %), le Canada (20 %), les
Pays-Bas (13 %) pour ne pas parler des Etats-Unis (11 %) v. le Bulletin
de Statistiques générales de l'O.E.C.E., septembre 1957, p. 52.
45
SOCIALISME OU BARBARIE
geois et « socialistes » ont pu, sans risque électoral, se plon-
ger dans les combines jusqu'au cou.
Cette situation s'est répercutée sur l'appareil d'Etat, lui-
même colonisé par les diverses fractions économiques et poli-
tiques. Les problèmes créés par cette colonisation ne faisaient
qu'aggraver ceux que posait le besoin urgent d'une rénovation
de cet appareil. Les nécessités de gestion centrale d'une éco-
nomie moderne, dont l'Etat est à la fois le pivot et l'unité la
plus importante, sont en effet devenues incompatibles avec la
structure actuelle de l'Etat français, démodé, incohérent, con-
tradictoire, noyé dans une réglementation qui ne pose jamais
un principe sans lui opposer aussitôt quatre exceptions cha:
cune assortie de seize restrictions. Elles sont tout particuliè-
rement incompatibles avec la structure antédiluvienne des
finances publiques et des institutions économiques centrales,
une taxation basée essentiellement sur les impôts indirects,
l'exemption fiscale accordée en pratique aux revenus élevés,
une système de crédit extrêmement moderne sous Napo-
léon III, une banque centrale dont le gouverneur est menta-
lement contemporain de Jean-Baptiste Say.
Dans ces conditions, le capitalisme français depuis 1945
n'a pu élaborer et appliquer aucune politique cohérente aux
problèmes graves qui l'affrontaient, et au plus grave d'entre
tous, au problème du sort de son ancien empire colonial.
Le même type de contradiction que celui défini plus haut
à propos de l'économie, de la politique, etc., se présente aussi
dans ce domaine. Aussi bien, sur le plan économique, les
conditions modernes d'exploitation capitaliste, que, sur le
plan politique, le réveil des peuples coloniaux sont désor-
mais incompatibles avec le maintien des structures coloniales
du xixe siècle. Celles-ci, même si elles se traduisent par des
profits essentiels pour tel ou tel groupe capitaliste, signifient
finalement une lourde charge pour l'ensemble du capitalisme
français ; et la tentative de maintenir la domination colo-
niale devient, du point de vue capitaliste même, une affaire
en pure perte, dès qu'il s'agit de mener une guerre comme
celle d'Indochine ou d’Algérie. Mais l'incapacité de discipli-
ner, hier les profiteurs d'Indochine, aujourd'hui les colons
d'Algérie – en même temps que de concevoir une politique
à plus long terme préservant ce qui peut être réellement
préservé des anciennes positions de l'impérialisme français, a
fait que celui-ci a roulé de défaite en défaite et d'« aban-
don » en
« abandon », tout en se ruinant dans des guerres
coloniales sans issue. Ces guerres, à leur tour, ont aggravé
46
1
PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE
aussi bien les difficultés économiques que la décomposition
politique en France même.
Bien entendu, à un certain degré, ces problèmes existent
pour tout capitalisme moderne, car ils résultent en dernière
analyse de ce phénomène caractéristique de toute société
capitaliste, la coexistence de secteurs avances et de secteurs
arriérés, le retard que prend constamment tel ou tel secteur
de la vie sociale sur les autres et l'incapacité de résoudre
rationnellement et sans crise les conflits qui en naissent. Le
capitalisme américain est obligé de « protéger » ses fermiers,
qui ont une importance politique sans rapport avec leur
poids dans la société ; l'impérialisme britannique doit faire
face aux problèmes énormes que lui pose la démolition gra-
duelle de son ancien pire colonial. Mais dans aucun autre
grand pays moderne on n'observe l'ensemble de ces contra-
dictions posées à un tel degré d'acuité, se conditionnant à tel
point les unes les autres, laissant finalement une marge aussi
réduite à des solutions de réforme partielle et graduelle.
x
C'est la totalité bien organisée de ces contradictions qui
forme cette jungle inextricable dans laquelle a été finalement
dévorée, le 1er juin 1958, la république parlementaire en
France.
La guerre d'Algérie a été l'expression condensée de toutes
ces contradictions, en même temps qu'elle les a portées à
leur paroxysme (5). Suffisamment fort pour éviter une défaite
militaire pure et simple, l'impérialisme français ne l'est pas
assez pour aboutir à une victoire. Sa décomposition politique,
le poids sans cesse croissant des colons et des militaires
d'Alger face à un appareil d'Etat qui se liquéfiait, l'empêchè-
rent constamment non seulement d'imposer, mais même d'ima-
giner une solution de « compromis ». Il faut d'ailleurs ajouter
que les difficultés objectives d'une telle solution sont presque
insurmontables. La guerre ainsi perpétuée s'est répercutée
hors de toute proportion sur la situation économique. Une
véritable politique de guerre exigeait un financement de
guerre. En soi, ce financement n'avait rien d'impossible ;
pour un pays dont le produit national s'accroît de 800 á
1 000 milliards de francs par an et où tous ceux qui ont de
(5) V. les articles de F. Laborde consacrés à la question algérienne
dans les Nºs 18, 20, 21 et 2 4de cette revue, comme aussi l'éditorial du
N° 24, Prolétariat français et nationalisme algérien.
47
SOCIALISME OU BARBARIE
l'argent constituent une source jamais encore utilisée d'impo-
sition, on devrait pouvoir financer sans difficulté majeure
une guerre deux fois plus coûteuse. Mais personne n'a pu
discipliner la bourgeoisie pour lui faire supporter une partie
des frais de sa guerre
d'autant plus, qu'elle-même ne sait
pas finalement si elle veut ou non de cette guerre. De cette
façon, la guerre financée exclusivement par l'augmentation
de l'exploitation des salariés a contribué à créer une situation
sociale en France proche à tout instant de l'explosion. Mais
cela ne suffisait pas, il a fallu que l'incapacité et la gabegie
de la direction politique bourgeoise plongent depuis un an
l'économie dans une crise aiguë des finances extérieures,
se surajoutant au déséquilibre plus ou moins permanent des
échanges internationaux de la France depuis la fin de la
guerre mondiale. Il a encore fallu que la décomposition du
pouvoir central en France permette et favorise activement la
constitution en Algérie d'une domination totalitaire des colons
et des militaires s'érigeant.en Etat dans l'Etat et imposant
leur volonté au gouvernement de Paris pour tout ce qui
concernait l'Afrique du Nord longtemps avant le 13 mai. De
telle sorte que lorsque de vagues velléités de sortir de l'im-
passe algérienne se sont manifestées parmi des fractions de
la bourgeoisie métropolitaine et de son personnel politique,
la rébellion d’Alger a éclaté, portant brutalement au grand
jour l'effondrement du pouvoir central de Paris, du Parle-
ment, du gouvernement et des partis.
L'objectif de la rébellion d’Alger était évidemment la
continuation et l'intensification de la guerre en Algérie, à
imposer au besoin par la force aux fractions de la bourgeoisie
métropolitaine qui pourraient s'y opposer. Dans la logique
de l'opération, la suppression de toute opposition en France
et la nécessité d'imposer aux salariés' une nouvelle réduction
de leur niveau de vie constituent des conséquences inélucta-
bles. Le mouvement d'Alger ne pouvait que tendre -- et tend
toujours vers l'instauration d'un régime totalitaire en
France.
Les conditions cependant n'en étaient pas données en
France même, ni du point de vue d'un mouvement de masse
fasciste ou fascisant, ni du point de vue d'une option défi-
nitive du grand patronat dans ce sens. Celui-ci était et reste
toujours loin de faire intégralement siens les objectifs d'Alger ;
encore moins était-il disposé à risquer une guerre civile pour
les faire prévaloir. Avec beaucoup de prudence au départ,
mais avec une astuce. et une hardiesse croissantes au fur et
48
PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE
à mesure de l'évolution de la crise, de Gaulle a été poussé
sur le devant de la scène. Par son truchement, le grand patro-
nat s'emparait de la crise ouverte à Alger, et essayait en
même temps d'en profiter pour commencer une « remise en
ordre » des problèmes de sa gestion d'ensemble. Il s'agissait
bien entendu de parer d'abord au plus pressé, de restaurer
l'unité de l'état et du pouvoir capitaliste et de son ultime
recours, l'armée. Mais en même temps, il s'agissait de liquider
la république parlementaire ingouvernable, de préparer une
« solution » au problème algérien, et finalement, à plus long
terme, de procéder à une certaine rationalisation des struc-
tures économiques, politiques, sociales et coloniales.
La première partie de l'opération a brillamment réussi.
Mettant à profit la rébellion d'Alger, le débarquement en
Corse, la confusion généralisée, la pourriture socialiste, l'in-
capacité et l'impuissance des staliniens, le dégoût des ouvriers,
combinant adroitement le chantage à la guerre civile et les
assurances de républicanisme, de Gaulle arrivait au pouvoir
dans toutes les formes et se payait le luxe même de participer
aux jeux du Palais-Bourbon et de séduire Kriegel-Valrimont.
Les journalistes sérieux déliraient sur les nouveaux talents
qu'on lui découvrait, les petits bourgeois ahuris de voir l'As-
semblée menée tambour battant au suicide se sentaient enfin
gouvernés, le frisson sacré parcourait le dos de tous ceux qui
s'étaient fait une certaine image de la France.
Trois jours plus tard, le voyage d’Alger montrait que
l'homme-miracle présentait des ressemblances inquiétantes
avec Félix Gaillard : ses discours entérinaient de plus en
plus franchement la politique des colons, ses ministres enfer-
més dans un placard portaient un témoignage accablant sur
la restauration du pouvoir gouvernemental. Les brouillards
parlementaires dissipés, il apparaissait que les vrais problè-
mes restaient posés, plus entiers que jamais.
se
Comprendre la contradiction devant laquelle se trouve
désormais placé le régime de Gaulle demande que l'on com-
prenne les tâches qui objectivement - indépendamment des
idées, et des intentions des individus et des groupes
posent devant le capitalisme français. Pour sortir de sa crise,
celui-ci doit désormais réaliser sa « dernière révolution bour-
geoise ». Il doit passer de ses structures actuelles à une struc-
ture moderne, correspondant aux conditions de l'époque, dont
le modèle est donné par les Etats-Unis, l'Angleterre ou l'Alle-
magne occidentale. Il doit liquider ses éléments d'arriération,
49
SOCIALISME OU BARBARIE
rationaliser son organisation d'ensemble, se donner un état
et un gouvernement. Cette mutation profonde devra s'effec-
tuer sur plusieurs plans à la fois. Certes, les problèmes ne
présentent ni les mêmes difficultés, ni la même importance, ni
la même urgence d'une solution ; la crise des devises et le
problème politique doivent être résolus dans les trois mois,
la question algérienne dans l'année qui vient, l'Afrique noire
peut attendre davantage et l'agriculture encore plus. Mais les
problèmes qui, pris isolément, « pourraient attendre » com-
mandent la solution de ceux qui ne le peuvent pas : la ques-
tion algérienne domine la situation politique dans l'immédiat,
et rapproche, chaque jour davantage, l'échéance africaine.
Il y a incontestablement dans le régime de Gaulle un côté
que l'on pourrait nommer le « mendesisme autoritaire », cor-
respondant objectivement à la nécessité de transformation de-
finie plus haut, et subjectivement à une conscience de plus
en plus nette de cette nécessité dans les milieux du grand
patronat. Il est également incontestable que théoriquement,
la possibilité que cette transformation s'effectue « à froid >>
existe et qu'un ensemble de solutions « rationnelles » (du point
de vue de la classe dominante) pourrait être mis en avant.
Dans la réalité cependant, les obstacles dans la voie de cette
transformation, les oppositions qu'elle suscitera de tous les
côtés et la faiblesse intrinsèque du régime de Gaulle sous sa
forme actuelle sont tels que l'entrée du pays dans une période
de crise sociale profonde et de conflit ouvert entre les classes
apparaît comme l'éventualité la plus probable. Les problèmes
de gestion de la société ne sont pas, en effet, des problèmes
de géométrie, et les solutions « rationnelles >> ne valent rien
si elles ne sont pas accompagnées de la force nécessaire pour
les imposer.
Ainsi, dans le domaine colonial, l'impérialisme français
« devrait » s'orienter comme l'ont fait l’Angleterre et les Pays-
Bas sans pour autant s'écrouler, vers la seule solution logique :
la liquidation graduelle de ses colonies en tant que colonies.
Il pourrait se fixer comme objectif de préserver une partie
plus ou moins grande de ses positions économiques, politi-
ques et militaires — mais il ne peut plus continuer à jouer, ,
ni en Algérie ni bientôt en Afrique noire, avec l'indépendance
dans l'interdépendance, l'intégration dans la désintégration et
autres chimères poursuivies jusqu'ici par ses hommes d'Etat
réalistes. Le choix en lui-même est simple et clair : ou bien
céder chaque fois ce qui doit être cédé, en essayant de conser-
50
PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE
ver ce qui peut l'être et se passant désormais de colonies,
comme l'ont fait ou sont en train de le faire l'Italie, l'Alle-
magne, les Pays-Bas, l'Angleterre, etc. ; ou bien continuer à
s'enfoncer dans une série de conflits ruineux et amenant un
résultat final pire que tout compromis (Indochine, et même
dans la pratique Tunisie et Maroc).
Il suffit de voir ce qui s'est passé en Algérie depuis le
1" juin pour comprendre que les chances pratiques d'une solu-
tion « logique » sont négligeables. De Gaulle est venu au pouvoir
entouré d'un halo mystérieux, présenté discrètement comme
l'homme de la pacification, des solutions libérales etc. Mais
une fois à Alger, il a été obligé d'entériner purement et sim-
plement les solutions des militaires et des colons. Les journa-
listes se sont livrés à d'interminables exégèses pour déterminer
si de Gaulle était pour ou contre l'« intégration », pourquoi
refusait-il d'employer le terme, ce que celui-ci signifie exac-
tement etc. Cependant une chose est claire, de Gaulle s'est
prononcé inconditionnellement pour le maintien de la domi-
nation impérialiste française en Algérie — et l'a confirmé de
façon répétée par la suite. Ses intentions ou ses réserves men-
tales n'ont aucune importance réelle, au contraire : diverge-
raient-elles entièrement de ce qu'il a dit, cela ne démontrerait
que davantage ce que nous voulons démontrer. Les colons et
l'armée d'Alger ne suivent de Gaulle que dans la mesure où
il paraît soutenir leurs solutions. Qu'une divergence réelle
apparaisse, et Alger se comportera face à de Gaulle comme
face à Pflimlin. La raison est celle qui a forcé de Gaulle à dire
ce que les Algérois voulaient écouter : c'est que de Gaulle n'a
aucune force propre à Alger. Aussi longtemps que la résitance
algérienne dure, et même si cette résistance venait à s'ef-
fondrer --- l'Algérie ne pourra être tenue que par cet appareil
militaro-fasciste qui s'y est forgé depuis deux ans, qui encadre
de manière totalitaire la population, et qui n'a aucune raison
de se soumettre à des directives venues de Paris. Paris ne
pourrait se soumettre Alger que soit en cassant cet appareil,
ce qui est proprement inconcevable car cela signifierait casser
l'armée, dernier recours du capitalisme français, – soit en le
résorbant dans un appareil plus large de même nature ayant
instauré sa domination en France.
Cette réalité algérienne déterminera tout aussi fatalement
la véritable nature de l'intégration. Les porte-parole des colons
mentionnent déjà, à propos du collège unique, la nécessité de
« domestiquer la loi du nombre » et manifestent leur horreur
face aux aspects « bassement matérialistes » de l'intégration ;
51
SOCIALISME OU BARBARIE
de Gaulle leur fait obligatoirement écho en mettant noblement
l'accent sur l'« intégration des âmes ». L'intégration du
S.M.I.G., des allocations familiales et de la scolarisation est évi-
demment une mesquinerie sordide de ceux qui n'ont rien
compris à la régénération spirituelle du 13 mai. Quelle que
soit sa définition juridique, l'intégration sera appliquée en
fait par les colonels et de Sérigny. Salan a déjà montré avec
un laconisme tout militaire ce qu'elle signifie, en répondant
au journaliste qui lui demandait s'il serait possible d'orga-
niser des élections municipales dans un mois : « Il suffit de
doubler le quadrillage ». (6).
Il est donc presque certain que la fin des opérations mili-
taires en Algérie est encore plus éloignée après le voyage
d'Alger qu'avant. Quelle qu'ait pu être la proportion de mas-
ses musulmanes mystifiées par le nom de de Gaulle, les colons
et les paras se chargeront de parfaire leur éducation politique
rapidement. Dans ces conditions, un isolement et un affaiblis-
sement durable du F.L.N. apparaissent comme hautement
improbables.
Sur le problème algérien, la situation du gouvernement de
Gaulle apparaît donc en clair. Le résultat évident du voyage
d’Alger et de la « solution » qu'il a fournie sera, dès que
s'achèvera une première phase de flottement, l'enfouissement
dans la guerre, la consécration de la politique des colons et de
l'armée comme politique gouvernementale - en bref, une évo-
lution qui contient des éléments irréversibles et qui ne peut
qu’accentuer encore le caractère explosif du problème algérien.
La guerre d'Algérie commande directement les aspects
critiques de la situation économique en France. D'un côté, la
continuation de la guerre et la prolongation du service mili-
taire à 27 mois ; d'un autre côté l'intégration, même si elle
n'est qu'un simulacre, créeront des charges accrues pour l'éco-
nomie française, à un moment où celle-ci doit, de façon
urgente, dégager des ressources pour combler enfin le déficit
de ses échanges extérieurs (7). De façon combinée, se posent
ici au capitalisme français les problèmes de sa gestion écono-
(6) Le Monde, 11 juin 1958.
(7) Les quelques 600 millions de dollars empruntés à l'étranger au
début de cette année, qui devraient permettre de financer ce déficit jusqu'à
la fin de 1958, seront d'après les estimations officielles actuelles épuisés
vers le début de l'automne.
52
PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE
mique d'ensemble dans les deux domaines qui relèvent direc-
tement de l'Etat : les finances publiques et les finances exté-
rieures. Ces problèmes doivent être résolus de façon urgente.
La question de l'intégration du capitalisme français dans
l'économie mondiale, question « à long terme », devient une
question « à court terme » sous la forme de la nécessité abso-
lue d’équilibrer dans les mois qui viennent le commerce exté-
rieur, car il n'y a plus de quoi payer le déficit. Il est tout aussi
clair qu'à la longue, une réforme profonde des finances publi-
ques est indispensable. L'importance économique de l'Etat
capitaliste moderne, le fait qu'il consomme un quart du pro-
duit national et qu'il en brasse sous une forme ou une autre
presque la moitié rendent impérieuse la rationalisation de sa
gestion financière ; il sera en effet impossible au capitalisme
français de lutter sur les marchés mondiaux avec succès et de
diminuer la tension sociale à l'intérieur aussi longtemps que
son système fiscal créera des inégalités exorbitantes entre
entreprises et secteurs de l'économie, qu'il avantagera les bran-
ches les plus arriérées et les moins concentrées aux dépens des
branches les plus modernes, qu'il laissera la bourgeoisie en
dehors du financement des frais généraux de son propre régime.
Mais cette réforme des finances publiques, nécessaire « à la
longue », devient également aujourd'hui un problème immé-
diat, car avec la structure actuelle le financement de la guerre
ne peut se faire que de façon inflationniste, et l'inflation
aggrave la crise des paiements extérieurs.
Ici encore, la solution théorique ne fait pas défaut ; elle
consisterait à dévaluer le franc pour équilibrer le commerce
extérieur et à imposer les revenus capitalistes au degré néces-
saire pour équilibrer le budget, diminuant en même temps les
impôts indirects pour compenser la hausse des prix qui pour-
rait résulter de la dévaluation et minimiser les risques de
conflits sociaux. Mais la simple présence de Pinay, cet illusion-
niste pour foire de province, au ministère des Finances montre
déjà que le gaullisme ne compte pas imposer une discipline
économique au capital ; les premières mesures et déclarations
de Pinay se caractérisent par une rigoureuse continuité avec
la pagaïe financière de la IVe République. L' « équilibre »
de l'économie capitaliste française, qui devra se réaliser à tout
prix, risque encore de se faire par l'inflation, la hausse des
prix et la réduction du pouvoir d'achat des salariés.
En troisième lieu, il s'agit d'opérer, dans les mois qui vien-
nent, une transformation complète des structures politiques.
53
SOCIALISME OU BARBARIE
Même si le gouvernement de Gaulle parvenait à donner une
réponse quelconque aux autres problèmes qui se posent dans
l'immédiat, le capitalisme français doit, de façon urgente et
impérative, sortir de son anarchie politique précédente. Ce
n'est
pas là une nécessité « logique », c'est un état de fait.
Quelles que soient les idées, les intentions et les attitudes des
personnes, des groupes et des classes, une chose est certaine :
le régime politique de la IV° République est mort, ses struc-
tures parlementaires sont disloquées, les partis dans leur grande
majorité n'ont plus guère de consistance et d'emprise sur la
société. Sous une forme ou sous une autre, le capitalisme fran.
çais doit essayer de se donner dans les mois qui viennent les
institutions politiques adéquates à sa domination.
La république capitaliste moderne, même lorsqu'elle n'est
pas « parlementaire » au sens strict du terme (comme aux
Etats-Unis), implique, pour fonctionner normalement l'exis-
tence de deux partis principaux, un parti « de droite » (conser-
vateurs, républicains, démocrates-chrétiens) et un parti « de
gauche » (travaillistes, démocrates, social-démocrates). Le parti
« de droite » est le parti directement capitaliste, le parti « de
gauche », le plus souvent « ouvrier réformiste » est dominé
par une bureaucratie qui, tout en poursuivant ses intérêts par-
ticuliers et essayant d'utiliser l'Etat pour accroître sa puissance
économique et politique, n'en est pas moins intégré dans le
système capitaliste. L'existence du parti « de gauche », même
lorsqu'il n'y a pas alternance au pouvoir, force les politiciens
de droite à se grouper dans une organisation politique relati-
vement cohérente, et la bourgeoisie à accepter un minimum
de discipline collective pour maintenir l'essentiel de sa domi-
nation. La pression exercée par une puissante bureaucratie
syndicale réformiste unifiée joue dans le même sens.
On a vu plus haut les raisons pour lesquelles une telle
structure ne peut pas se réaliser en France. Le morcellement
des partis de droite a des racines sociales profondes ; son
maintien est facilité par le fait qu'il n'y a pas et ne peut pas y
avoir de grand parti « de gauche » de type réformiste, l'exis-
tence et l'influence électorale du P.C. formant un obstacle
infranchissable dans cette voie.
Quelle que soit la solution qui sera donnée par de Gaulle
au problème des institutions (élection directe du chef de l'exé-
cutif ou désignation de celui-ci par un collège de « notables »,
etc.), elle pourra difficilement fonctionner si la question des
partis n'est pas résolue. Or s'il est vrai que l'ancienne structure
54
PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE
des partis est actuellement plus ou moins disloquée, rien
n'existe qui pourrait en prendre la place. Un grand « rassem-
blement gaulliste » qui se bornerait à réunir tout l'ancien per-
sonnel politique, serait un fourre-tout, non un parti capable
de gouverner ; pour en créer un digne de ce nom, il faudrait
que de Gaulle se tourne carrément contre ce personnel, le
liquide, trouve des cadres, leur fournisse une idéologie. Tout
cela ne peut pas se faire du jour au lendemain, et n'est pas en
'train de se faire.
terme »
Deux caractéristiques essentielles font de la situation fran-
çaise actuelle une situation grosse d'une crise. D'un côté, des
problèmes qui sont par leur nature des problèmes « à long
relations avec les colonies, gestion économique
d'ensemble, structures politiques en sont arrivés au point
où ils exigent une solution rapide. D'un autre côté, l'interde-
pendance des problèmes et de leurs solutions est devenue
directe et immédiate. Par exemple l'impérialisme français
pourrait, intégration ou pas, s'installer encore pour des années
dans la guerre d'Algérie s'il parvenait à résoudre, parmi d'au-
tres problèmes, celui de son financement ; mais sa situation
politique le lui interdit. De ce fait, ses difficultés économiques
deviennent beaucoup plus graves qu'il n'était théoriquement
nécessaire et cela à son tour aggrave la situation politique.
En conséquence, les colonisés d’Algérie se trouvent renforcés
dans leur volonté de résistance, et d'autres, comme ceux d'Afri-
que noire, s'enhardissent et commencent à exiger leur propre
indépendance.
Or toutes les solutions qui pourraient et qui devront
être données à ces problèmes, impliquent que le gouvernement
est capable de frapper plus ou moins durement toutes les cou-
ches de la population. Si l'on veut arrêter la guerre d'Algérie,
il faut frapper les colons et la caste militaire ; si l'on veut la
continuer, il faudra réduire encore le niveau de vie des sala-
riés ; si l'on ne veut ou l'on ne peut pas le faire, il faut frapper
la petite et moyenne bourgeoisie. Il faudra liquider les anciens
partis et leur personnel politique ; il faudra en partie domes-
tiquer, en partie désintégrer la bureaucratie syndicale.
Le gouvernement de Gaulle ne dispose d'aucune force
propre pour imposer de telles solutions. Et il est possible fina-
lement qu'il ne fasse rien et que de Gaulle ne soit qu'un autre
Gaillard ; c'est tout au moins ce qu'il est en fait jusqu'ici. Mais
si de Gaulle peut supporter d'être un Gaillard, la situation ne
le peut pas. Si le gouvernement continue à traîner sans répon-
55
SOCIALISME OU BARBARIE
dre aux problèmes qui se posent au capitalisme français, la
crise n'en sera qu'à peine ajournée et très certainement aggra-
vée.
Inversement, si le gouvernement de Gaulle doit commencer
à imposer des solutions il faudra qu'il se crée la force sociale
dont il ne dispose pas encore. Il faudra qu'il suscite un
rassemblement réactionnaire et fascisant, capable de faire voter
la nouvelle constitution, de s'assurer une majorité aux instan:
ces élues de la V° République, de terroriser les opposants, peut
être d'attaquer les grévistes.
Un certain fascisme est déjà au pouvoir à Alger. Mais la
constitution d'un mouvement fascisant en France se heurte à
des difficultés considérables. D'un côté, la situation économique
de la petite bourgeoisie ne la pousse pas actuellement vers une
organisation totalitaire utilisant des méthodes violentes de
lutte politique. En même temps, la grande bourgeoisie conti-
nue à s'orienter vers une « remise en ordre » pacifique et légale
de son régime et veut éviter les difficultés internationales aussi
bien que les conflits intérieurs que susciterait la tentative d'ins-
tauration d'un régime totalitaire. Mais les déterminations éco-
nomiques ne sont pas les seules, et la lutte de classes n'est pas
un jeu d'échecs. Des couches importantes de la petite bour-
geoisie sont de plus en plus polarisées par l'idée de l' « Etat
fort » et le mythe nationaliste. Comme dans toutes les sociétés
modernes, la jeunesse, et en particulier la jeunesse petite bour-
geoise, est entièrement disponible ; elle se moque de la répu-
blique, de la « politique » traditionnelle et des partis ; certes,
les déterminations de classe jouent aussi chez elle, mais à un
degré considérablement moindre que pour les adultes, car, en
même temps qu'influencée par son milieu immédiat, elle est
le plus souvent en révolte contre celui-ci. Une grande partie
de cette jeunesse pourrait basculer dans une direction ou dans
l'autre du jour au lendemain si elle croyait y apercevoir une
issue et tout simplement des raisons de vivre que la société
établie est depuis longtemps incapable de lui fournir. L'orien-
tation du grand patronat vers une transformation pacifique
n'aura plus grand sens si les difficultés se perpétuent et les
conflits sociaux se développent.
Des rassemblements se dessinent déjà qui, pour avoir au
départ des apparences anodines et même franchement ridicules
en la personne du brave général Chassin, n'en présentent pas
moins des allures nettement fascisantes. Le réseau de « Comi-
tés de Salut public » déjà constitué forme le linéament d'un
mouvement du même type qui pourrait se structurer et se cris-
56
PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE
talliser, avec l'aide d'éléments militaires et para-militaires, si
la situation s'aggravait. Et l'on ne peut absolument pas exclure
que ce mouvement, en se développant, dépasse et écarte de
Gaulle, trop mou et trop vieille France pour l'exprimer tota-
lement.
Mais ce qui importe dans la situation actuelle n'est ni la
psychologie de de Gaulle ni même les chances et la définition
exacte d'un mouvement fasciste en France. C'est la crise de
structure devant laquelle se trouve le capitalisme français et
par là même l'ensemble de la société. La république parle-
mentaire est déjà morte. Mais cette mort ne résoud aucun pro-
blème ; au contraire, elle fait qu'ils sont tous posés ouverte-
ment et brutalement, qu'ils exigent une solution massive et
rapide.
L’Algérie n'a été ni pacifiée, ni intégrée, et très probable-
ment elle ne sera ni l'un ni l'autre. La poursuite et l'intensifi-
cation de la guerre, comme aussi le rétablissement des finances
extérieures qui doit être opéré dans un délai de quelques mois,
ne pourront se faire que sur le dos des salariés, par une nou-
velle réduction du niveau de vie. L'échafaudage politique du
gaullisme, à peine installé, craque de divers côtés. Si de Gaulle,
devant les difficultés objectives énormes et les contradictions
qui minent son propre pouvoir plutôt, pour l'instant, son
absence de pouvoir continue à hésiter et à tergiverser, la
crise n'en sera que plus grave à une échéance à peine retardée.
Si de Gaulle essaie d'apporter des « solutions » aux problèmes
du capitalisme français, il ne pourra les réaliser qu'en taillant
dans la chair de toutes les couches de la société (sauf bien
entendu Rotschild et quelques autres du même bord). Pour
ce faire, il ne dispose d'aucune force réelle. L'armée n'est pas
avec lui, Alger n'est pas avec lui sauf dans la mesure où lui,
de Gaulle, est avec Alger. De toute façon, ni l'Almérie, ni
l'armée ne peuvent gouverner la France, qui n'est pas le Véné-
zuéla. Que ce soit de Gaulle ou un autre, celui qui mettra en
avant les solutions indispensables pour que le capitalisme
français puisse continuer devra disposer d'une force réelle en
France même. Cette force ne peut plus être celle des partis
parlementaires d'hier, discrédités, disloqués, désormais prati-
quement inexistants.
Tout le monde en France sait que l'on ne pourra pas
continuer à vivre demain comme on a vécu hier. Tout le monde
sait que l'on assiste à une mutation profonde de la société
française. Mais cette mutation ne pourra pas se faire sans crise.
57
SOCIALISME OU BARBARIE
On ne peut actuellement en préciser ni les rythmes ni les for-
mes exactes. Mais il serait presqu'inconcevable que puisse
avoir lieu une transition en froid de la situation d'hier vers
la « République pure et dure » de Rotschild-de Gaulle. La
perspective de loin la plus probable est que la liquidation de
la situation d'hier ne pourra avoir lieu qu'à travers la tenta-
tive d'instauration d'un régime autoritaire sinon totalitaire,
et que cette tentative n'ira pas sans une crise sociale profonde
et sans luttes.
La classe ouvrière, comme classe, est restée en dehors de
la crise ouverte le 13 mai. Dans son énorme majorité, elle a
refusé de suivre les consignes du P.C. et de la C.G.T. – en
elles-mêmes ridicules l'appelant à faire échec aux paras
par des grèves de deux heures. Elle n'a que très peu participé
à la manifestation du 28 mai. Dans les grandes usines pari-
siennes, on peut estimer de 5 à 10 % la proportion de travail.
leurs qui se sont rendus à la manifestation ; le pourcentage a
été peut être plus élevé dans les petites usines, mais au total
les ouvriers parisiens n'ont fourni qu'un tiers des manifestants
tout au plus. Ce qui est encore plus important, les ouvriers
n'y sont pas allés en tant qu'ouvriers, ils se sont fondus dans
la population démocratique en général. Les mots d'ordre,
expressions, tentatives se situant sur un terrain de classe obser-
vés lors de la manifestation ont été extrêmement rares.
Les raisons de cette attitude apparaissent clairement à
travers les discussions qui ont eu lieu pendant cette période
dans les entreprises. L'attitude des ouvriers ne traduit nulle-
ment une « dépolitisation », ou une apathie pure et simple,
comme des politiciens de gauche le croient et veulent le faire
croire. Depuis le 13 mai, il n'y a eu qu'un seul sujet de conver-
sation dans les entreprises : la politique (8). Mais quelle poli-
tique ? Eh bien, une politique extrêmement élevée d'un point
de vue révolutionnaire. Les ouvriers et la plupart des salariés
en général vomissent la république capitaliste. Ils ont explici-
tement refusé de se livrer à des singeries, comme les manifes-
tations où l'on chante en chour la Marseillaise ou les télé-
grammes envoyés au Palais Bourbon, pour défendre un régime
dont ils ont depuis longtemps perçu la pourriture et la décom-
position intégrales. Cela n'est pas infirmé, mais ou contraire
(8) V. l'article de D. Mothé, « Le fascisme ne passera pas (?) » dans
l'Express du 5 juin 1958.
58
PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE
confirmé par le fait qu'une fraction des couches salariées,
actuellement certes très restreinte (9) subit l'influence du gaul.
lisme, cette attitude traduit la conscience de l'impossibilité
de continuer dans le régime précédent, la transposition du
dilemme devant lequel se trouve placée la société française
tout entière au sein de la classe ouvrière.
La réponse de la quasi-totalité des organisations et des
politiciens de gauche (nous ne parlons pas ici du P.C. et de la
S.F.I.O., mais des petites organisations ou des militants indi-
viduels se plaçant sur un terrain de classe) à cette attitude
ouvrière est une pure acrobatie intellectuelle. Elle revient
finalement à distinguer l'idée de la république de sa réalité,
à inviter les ouvriers à bien comprendre la distinction entre
le principe républicain et son incarnation par Pinay-Pflimlin-
Mollet-Thorez en même temps que la distinction entre le tout
et la partie : vous manifesterez pour la liberté de la presse,
les droits de réunion et d'association, etc. non pas pour les
C.R.S., Coty, la guerre d'Indochine et d'Algérie, les taudis,
Boussac et les betteraviers. On invitait ainsi les ouvriers à une
schizophrénie volontaire : vous allez crier « Vive la Répu-
blique » tout en pensant intérieurement, « A bas la républi-
que ». C'est ainsi que Claude Bourdet et Massu peuvent par-
faitement chanter la Marseillaise en choeur : l’un gueule plus
fort « contre nous de la tyrannie », l'autre, « le jour de gloire
est arrivé », et tous les deux, fortissimo :
citoyens ! » (10)
Face à ces « marxistes » distillant une pure essence de la
république à partir de vulgaires phénomènes comme la bette-
rave, Lacoste, etc., les ouvriers se sont montrés, à leur habi-
tude, des solides dialecticiens. L'idée de la République, c'est
sa réalité
et sa réalité forme un tout. Ce tout ne vaut pas
que
l'on se tue pour
le maintenir à l'existence. Face aux poli-
ticiens et aux intellectuels qui revenaient en pratique au plus
vulgaire ,antifascisme, invitant les ouvriers à cette absurdité
monstrueuse : une lutte purement négative, les ouvriers se
sont laissé guider par cette vérité élémentaire que toute néga-
tion est affirmation, et que lutter simplement contre de Gaulle,
cela signifie (quoiqu'on en pense le soir dans son lit), lutter
pour Pinay, Pflimlin, etc. Non pas par leur « apathie », mais
« aux
armes
(9) Voir certains des témoignages publiés plus loin dans ce numéro.
(10) Sauf que Massu, plus républicain que Bourdet, prend à ce mo-
ment là les armes effectivement.
59
SOCIALISME OU BARBARIE
explicitement, dans leurs discussions, les ouvriers ont fait la
critique du régime.
Cette critique ne les a et ne pouvait pas dans les circons-
tances données les conduire à une action positive. La pression
objective sous laquelle se trouve la classe ouvrière n'est pas
suffisante pour la forcer à agir à tout prix. Dans leur grande
majorité, les ouvriers n'ont pas pensé et ils ont eu raison
qu'avec l'installation de de Gaulle au pouvoir tout était achevé ;
ils pensèrent et continuent à penser plutôt que tout commence.
Ils restent dans l'expectative. En même temps, ils perçoivent
que dans les circonstances actuelles, une modification de la
classe ouvrière ne peut pas être et ne sera pas dirigée vers des
objectifs partiels : s'il s'agit de lutter contre de Gaulle, on ne
pourra pas le faire par des pétitions, ni pour restaurer la répu-
blique précédente. Par quel moyens ? Et vers quels objectifs ?
C'est un énorme saut que devra accomplir la classe ouvrière,
qui actuellement regarde pensivement le précipice, se deman-
dant si elle est capable de le franchir, et ce qu'elle trouvera
sur l'autre rive. Le problème qui se trouve objectivement posé
à elle, et dont elle prend sous une forme ou sous une autre
conscience, c'est le problème du socialisme et du pouvoir
ouvrier.
Or ce problème, aucune des organisations ayant une
audience quelconque ne le pose. Le coup d’Alger, l'arrivée de
de Gaulle au pouvoir auraient pu devenir le point de départ
d'une contre-offensive ouvrière si une organisation révolution-
naire importante avait existé, aidant la masse des travailleurs
à dépasser leurs hésitations, montrant qu'il existe une autre
voie en dehors du dilemme PAlimlin-de Gaulle, permettant aux
initiatives et aux actions des divers secteurs de la classe de
communiquer entre elles et de se coordonner. C'est une tauto-
logie que de dire que les conditions qui ont prévalu depuis
1945 en France et dans le monde n'ont pas permis la
constitution d'une telle organisation. Cela l'est moins, que de
dire que depuis 1953, avec le changement de situation qui a eu
lieu aussi bien à l'échelle internationale qu'à l'échelle fran-
çaise, on aurait pu faire beaucoup plus que l'on n'a fait dans
cette voie, et que nous portons notre lourde part de responsa-
bilité dans cette affaire.
S'il n'y a pas de sens à parler de « défaite » de la classe
ouvrière le 1er juin 1958, ou à décrire sa situation actuelle
comme un « recul », il est certain que les modifications dans
la situation objective qui sont déjà intervenues et qui ne ces-
60
PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE
seront pas de s'accumuler placeront les possibilités de lutte
ouvrière dans la période à venir sur un terrain entièrement
nouveau.
Deux facteurs importants vont caractériser la nouvelle
situation.
Tout d'abord, une nouvelle aggravation des conditions de
vie. Quelles que soient les mesures prises ou non prises par
ailleurs, le rétablissement d'un équilibre économique est une
nécessité urgente pour le capitalisme français. Les dépenses
en Algérie, militaires ou civiles (probablement les deux à la
fois) vont augmenter. La balance extérieure doit à tout prix
être rétablie dans les mois qui viennent ; les effets de la déva-
luation Gaillard sont déjà complètement annulés par la hausse
des prix intérieurs, et la prolongation de la récession améri-
caine rend encore plus difficile une augmentation suffisante
des exportations. La majeure partie de l'opération de redres-
sement, quelle que soit sa forme, retombera sur le dos des
salariés.
En deuxième lieu, la classe ouvrière va se trouver plus
que jamais séparée de « ses » organisations. Les organisations
syndicales ou politiques qui depuis longtemps voyaient s'ame-
nuiser leur influence réelle sur la classe ouvrière, ont été dis-
créditées aux yeux de tous pendant les trois semaines de « lutte
républicaine ». Dès maintenant, une partie de l'appareil diri-
geant de F.O. et C.F.T.C. est en train de s'intégrer ouvertement
au gaullisme. Le P.C. et la C.G.T., en crise profonde depuis
deux ans, déconsidérés encore plus pendant la crise où ils ne
sont apparus que comme les défenseurs les plus forts en gueule
et encore ! du gouvernement Pflimlin, sont déjà en train
de jouer consciencieusement et loyalement le rôle de l'« oppo-
sition de Sa Majesté ». Observés ironiquement de tous les
côtés, chacun attendant le moment où Moscou leur indiquera
qu'il faut mettre à leur anti-gaullisme une sourdine, ils décou-
vrent maintenant qu'un problème des salaires existe pour la
classe ouvrière ! Mais ils n'entreprennent ni ne sont capables
d'entreprendre une organisation des luttes revendicatives ; dès
maintenant, ils axent toute leur activité sur la préparation du
référendum constitutionnel, substitut du parlementarisme qui
a constitué depuis des années l'essentiel de leur activité.
Les réactions de la masse des travailleurs dans la période
à venir seront évidemment déterminées tout d'abord par l'évo-
lution de la situation objective. Si de Gaulle parvenait à éta-
blir une unité dans le camp bourgeois, à imposer une disci-
pline aux diverses fractions économiques et politiques à
61
SOCIALISME OU BARBARIE
commencer par Alger, les militaires et les colons ; si les masses
musulmanes d’Algérie, écrasées par quatre années de guerre,
leurrées par l' « intégration » abandonnent petit à petit le
FLN, si une compétition russo-américaine pour les faveurs de
de Gaulle facilitent la position internationale de celui-ci et
lui permettent de trouver des emprunts extérieurs, la pression
exercée sur le prolétariat français serait d'autant diminuée, et
la transition vers une « République des notables » pourrait
avoir lieu sans conflit violent.
Si ces conditions ne se trouvent pas réunies, la situation
s'aggravera aussi bien sur le plan économique que sur le plan
politique. Nous avons dit plus haut les raisons pour lesquelles
on doit penser actuellement que c'est là la perspective la plus
probable. Certes, même dans ce cas il n'y a aucune garantie
automatique de l'entrée des masses en action. En octobre-
novembre 1957, devant une aggravation rapide de ses condi-
tions de vie, la classe ouvrière n'a pas pu dépasser les problè-
mes d'organisation et d'orientation qui se posaient à elle si
elle voulait agir. Cela se répétera-t-il dans les mois qui vien-
nent ? Les problèmes vont se poser de façon plus brutale
et urgente ; mais la classe ouvrière trouvera-t-elle la force
de tirer d'elle-même toutes les réponses à une situation qui
pose l'ensemble des problèmes de la société moderne ?
Personne d'autre que la classe ouvrière elle-même ne peut
trancher cette question et notre rôle, en tant que révolu-
tionnaires, n'est pas de spéculer sur la capacité de la classe
ouvrières, de créer sa réponse à la situation présente, mais de
l'aider à le faire.
Cela
pose
à tous les militants révolutionnaires des tâches
considérables et urgentes.
+
La première de toutes, c'est d'aider la classe ouvrière
à réaliser ses propres formes d'organisation autonome. Auto-
nome signifiant très précisément : rompant dans les faits avec
toute dépendance à l'égard de la bureaucratie syndicale ou
politique, se situant sur le terrain exclusif des intérêts des tra-
vailleurs, ayant comme principe que les ouvriers eux-mêmes
doivent décider souverainement de leurs propres affaires.
Dans la période qui vient, si de tels organismes parvien-
nent à se former, ils ne pourront sans doute être au départ
que des organismes minoritaires, des Comités de lutte regrou-
pant des travailleurs qui ont pris conscience de la nature et
du rôle de la bureaucratie « ouvrière », politique et syndicale,
comme aussi de la liaison profonde des problèmes revendica-
62
PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE
tifs et des problèmes politiques, et qui sont décidés à travailler
en commun pour préparer les luttes à venir.
Ce travail peut prendre diverses formes, mais il peut
commencer par la publication de journaux d'entreprise, orga-
'nes d'expression libre de tous les travailleurs se situant sur
le terrain de la défense des intérêts de leur classe. De tels
journaux, publiés précisément par des groupements minori-
taires en dehors de toute obédience syndicale ou politique,
existent dans certains secteurs depuis des années et ont effec-
tué un travail fécond : c'est Tribune ouvrière de Renault,
Tribune des cheminots, le Bulletin Employé des Assurances
Générales-Vie, Tribune ouvrière Morse, la Tribune libre Bré.
guet, la Tribune des Enseignants, etc. Un travail de regrou-
pement de ces camarades à l'échelon parisien et national est
en cours (11).
La constitution de tels comités autonomes doit se faire
aussi bien avec les travailleurs inorganisés qu'avec ceux qui
continueront à appartenir à des syndicats. Sans aucun dogma-
tisme sur la question, il ne faut plus s'embarrasser de consi-
dérations relatives au problème syndical. D'aucun point de
vue, ce problème ne peut désormais être considéré comme im-
portant : ni du point de vue de la structure organisationnelle,
les sommets de l'appareil syndical ayant clairement démontré
leur intégration au système politique de la IV° république
et la « base » ayant montré qu'elle ne suit absolument plus
leurs consignes ; ni du point de vue du terrain sur lequel se
situe le syndicalisme et des objectifs qu'il se propose, les pro-
blèmes revendicatifs apparaissant de plus en plus clairement
liés aux problèmes politiques. Là où des syndicats locaux ou
de corporation ou des minorités syndicales se situant sur une
base saine existent - par exemple, l'Union départementale
F.O. de Nantes, le syndicat des métaux de Bordeaux, le syn-
dicat des charpentiers en fer C.G.T. de la région parisienne,
la tendance Ecole émancipée dans la F.E.N., en partie la
F.N.S.A. des P.T.T., etc., il faut trouver une forme les asso-
ciant avec les groupes de camarades s'organisant sur une base
autonome. Pour les éléments syndicalistes révolutionnaires, le
moment est venu de montrer qu'ils mettent la solidarité avec
les intérêts de la classe ouvrière et avec les camarades qui
s'organisent pour les défendre au-dessus du fétiche de la
forme syndicale, à partir du moment où celle-ci risque d'abou-
(11) V. le N° 24 de Socialisme ou Barbarie, p. 160.
63
SOCIALISME OU BARBARIE
tir en fait à la solidarité avec des appareils dont la complicité
totale avec le système capitaliste n'est plus à démontrer.
!
L'autre: tâche qui est devant nous dans la période qui
vient, c'est la construction d'une organisation révolutionnaire.
Les possibilités de cette construction existent maintenant pour
la première fois dans la France d'après guerre à une échelle
considérable. Une des caractéristiques les plus frappantes des
dernières semaines a été l'extrême sensibilisation politique de
grandes masses de travailleurs, mais aussi, de la part d'une
foule d'éléments d'avant-garde, la compréhension de la néces-
sité de s'organiser pour s'agir. Parmi les militants qui avaient
rompu avec les organisations bureaucratiques, mais qui ne
voyaient pas la nécessité, la possibilité ou les formes d'une
action à entreprendre ; parmi ceux qui étaient restés à l'écart
parce qu'ils percevaient la nature bureaucratique des orga-
nisations ; enfin et surtout parmi les jeunes, qu'aucune orga-
nisation jusqu'ici n'a pu polariser, il existe des milliers de
militants virtuels débarrassés des schémas mystificateurs,
ayant compris que plus on le « réforme », plus le capitalisme
reste le même, que le socialisme n'est pas le pouvoir de la
bureaucratie mais le pouvoir des masses des travailleurs, qu'une
organisation politique révolutionnaire doit exister pour aider
l'action du proletariat et non pas pour le commander ou se
substituer à lui.
Cette avant-garde diffuse sera prête, dans les mois qui
viennent, à s'organiser, à condition que l'organisation qu'on
lui propose tire clairement toutes les leçons de la période
historique qui s'est écoulée depuis 1917, aussi bien quant au
programme, que quant à sa structure organisationnelle et
ses méthodes de travail, et que, finalement, quant à ses rap-
ports avec le prolétariat. Le programme de cette organisation
doit être le socialisme incarné par le pouvoir ouvrier, le
pouvoir total des Conseils de travailleurs réalisant la gestion
ouvrière de l'entreprise et de la société. Sa structure doit être
une structure prolétarienne démocratique, exprimant la domi-
nation de la base sur tous les aspects de la vie et de l'activité
de l'organisation et supprimant la distinction entre dirigeants
et exécutants au sein de celle-ci.
Ses méthodes de travail doivent accorder la primauté à
l'initiative de la base, permettre à l'ensemble des militants de
comprendre ce que l'organisation est en train de faire et de
le contrôler. Ses rapports avec la classe doivent être - basés-
sur le principe que la source première et dernière du socia-
64
PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE
lisme c'est le prolétariat lui-même, que la tâche de l'organisa-
tion est de compléter et d'aider à s'exprimer l'expérience
vivante de la société qui se forme dans le prolétariat et non
pas de lui imposer coûte que coûte une ligne d'action élabo-
rée par l'organisation en dehors de la classe. Autrement dit,
que l'organisation n'est qu'un moment et un instrument de
la lutte du prolétariat pour le socialisme, qui a certes son
rôle propre et actif à jouer, qui doit prendre ses initiatives sous
sa responsabilité et mettre en avant ses idées mêmes, qu'elles
soient ou non partagées par la majorité de la classe, mais
qui en définitive prend totalement au sérieux dans tous ses
actes et toutes ses manifestations l'idée que le socialisme ne
peut être réalisé que par l'activité consciente et autonome des
masses travailleuses, n'est rien d'autre que cette activité.
Ce sont là les idées que nous défendons depuis 10 ans dans
cette revue, et qui sont à la base d'une organisation qui s'est
constituée à Paris pendant les derniers événements (12).
Il est enfin une tâche d'importance capitale, et dont la
réalisation faciliterait énormément aussi bien les regroupe-
ments de travailleurs dans les entreprises que la constitution
d'une organisation : c'est la publication, dans le plus bref
délai, d'un journal ouvrier à l'échelle nationale ouvert à tous
ceux qui, en rupture avec le régime capitaliste aussi bien
qu'avec les appareils bureaucratiques « ouvriers », mettent
en première ligne de leurs préoccupations la défense des inté-
rêts des travailleurs par l'action des travailleurs eux-mêmes.
Ce journal devra réaliser simultanément deux fonctions :
- D'une part analyser et interpréter les événements,
mettre à nu le rôle des organisations bureaucratiques, poser
clairement le problème du régime et montrer la possibilité
d'une solution ouvrière à la crise actuelle de la société fran-
çaise, d'une réponse socialiste incarnée par le pouvoir ouvrier.
- D'autre part, donner la parole aux travailleurs, per-
mettre à tous ceux à qui les moyens d'expression sont refusés
par la société capitaliste et ses appendices bureaucratiques,
syndicaux ou autres, d'exprimer leur expérience, leurs besoins,
leurs idées ; par là même, permettre la communication des
idées et des expériences au sein de la classe ouvrière que
la bureaucratie syndicale et politique a pour mission de mor-
celer et de cloisonner et l'élaboration d'une réponse com-
mune aux problèmes qui se posent aux travailleurs.
(12) V. plus loin dans ce numéro, le tract signé Pouvoir Ouvrier:
65
3
SOCIALISME OU BARBARIE
Ce journal sera immédiatement et intégralement à la dis-
position de tous les regroupements autonomes se formant au
sein de la classe ouvrière, de toute catégorie de travailleurs
entrant en lutte, pour diffuser leurs appels, faire connaître
leurs objectifs, etc.
Un tel journal, outre son importance capitale du point
de vue de la diffusion et de la clarification des idées, sera un
organisateur collectif d'une grande efficacité. Ouvert à tous
les travailleurs voulant lutter pour les objectifs de leur classe,
il leur permettra de se regrouper afin de lui fournir leur col-
laboration, de le diffuser, de le faire discuter autour d'eux, de
contrôler sa ligne.
Nous invitons tous les lecteurs de la revue à prendre
contact avec nous pour nous aider à la réalisation de ce
journal, dont il serait indispensable que le premier numéro
paraisse en septembre.
Pierre CHAULIEU.
1
66
Témoignages
CE QUE L'ON NOUS A DIT
Il y a eu les événements du 13 mai à Alger. Depuis, la situation a
évolué avec rapidité pour aboutir en fin de compte à l'avènement de de
Gaulle le 1er juin.
Pendant toute cette période beaucoup de gens qui s'intéressaient à la
situation se sont posé ces questions :
va-t-il y avoir une riposte des partis républicains et de la gauche ?
va-t-il y avoir une riposte de la classe ouvrière ?
La réponse à ces deux questions a été négative.
Les partis républicains et les syndicats ont progressivement capitulé
pour aboutir à l'abdication pure et simple devant de Gaulle. C'était à
prévoir et il n'est pas très intéressant d'analyser les raisons de cette sou.
mission. Mais la classe ouvrière, elle, qui dans les événements voyait la
menace d'un régime fasciste ? Pourquoi ne s'est-elle pas opposée ? Pour-
quoi n'a-t-elle pas combattu ?
La réponse, ce sont les ouvriers de différentes entreprises qui nous la
donnent. C'est ce qu'on nous a dit et nous essayons ici de transcrire le
plus fidèlement ces témoignages.
C'est un ouvrier tourneur d'une petite usine métallurgique, militant
de l'U.G.S. :
Il n'était pas rare, nous dit-il, d'entendre des ouvriers employer le
slogan d'« Algérie française » avant les événements. Pourtant les événe-
ments d’Alger semblent avoir provoqué une certaine inquiétude. L'Algérie
française a des conséquences inattendues et peut-être dangereuses.
Au premier débrayage lancé par la C.G.T. c'est la confusion la plus
totale. Le débrayage est prévu, nous le savons, pour 15 heures, avec ordre
de rester dans les ateliers. Les délégués eux-mêmes ne paraissent pas
enthousiastes pour le faire. Le nôtre, nous dit ce camarade, est sourd-muet,
ce qui explique bien des choses. En fin de compte notre atelier n'a débrayé
qu'à 20 %.
Cependant des discussions se font autour du mot d'ordre de grève.
D'une part on décrète l'état d'urgence, et de l'autre les communistes qui
l'ont voté veulent que l'on défende nos libertés. Et peu à peu l'idée de
de Gaulle fait du chemin. Peut-être va-t-il changer quelque chose dans
cette pagaïe de parlement ?
Le deuxième débrayage de mardi 27 ne recueille aucun suffrage.
Personne n'est d'accord.
Enfin le troisième débrayage du 28 pour la manifestation, qui aurait
recueilli peut-être plus d'adeptes, est pratiquement un échec car les élé-
ments qui organisent d'habitude les débrayages et entraînent les autres ne
sont pas là (sans doute font-ils équipe).
67
SOCIALISME OU BARBARIE
Ce camarade intervient pour dire aux ouvriers qu'il ne s'agit de faire
grève pour défendre ni Pflimlin ni Mollet mais pour défendre les libertés
ouvrières. Ce langage semble recouper l'unanimité de l'opinion des
ouvriers.
Il dit que les ouvriers devraient apparaître sous leur propre visage
et non pas sous la bannière des parlementaires pourris. Là aussi on est
d'accord. Mais comment manifester le visage du prolétariat ?
De toute façon la grève n'est pas combinée comme une grève poli-
tique ; les gars, s'ils ne la font pas, c'est parce qu'ils ne se sentent pas
assez forts pour la faire et qu'ils craignent encore de se battre pour les
autres.
Dans toute cette période il n'y a pas eu de discussions sur les reven-
dications.
Un ouvrier de la S.N.E.C.M.A. à Kellermann, militant lui aussi de
l’U.G.S. nous confirme que le débrayage du mardi 27 fut un échec. Des
militants cégétistes veulent bien débrayer à condition que les trois syndi-
cats (C.G.T., F.0. et C.F.T.C.) se mettent d'accord.
Le débrayage du 28 par contre est plus suivi : un millier de grévistes
environ. A la grande manifestation du 28, le service d'ordre est contre
ceux qui veulent lancer des mots d'ordre, mais bientôt il doit capituler.
Les manifestants lancent des slogans mais le service d'ordre canalise tout
en demandant de crier seulement « vive la République », « le fascisme
ne passera pas », etc...
Le lendemain beaucoup ont l'espoir de voir une grève générale lancée
par les syndicats. La manifestation les a regonflés. Mais rien ne vient, les
militants du P.C. expliquent qu'il faut attendre et rester vigilants.
Le dimanche 1er juin, j'ai manifesté encore avec les militants du P.C.
Nous avons été à la République avec en tête des jeunes filles avec des
fleurs. Les C.R.S., comme il fallait s'y attendre, n'ont pas été touchés par
le caractère pacifique de la manifestation ; ni les jeunes filles ni les fleurs
n'ont arrêté leur ardeur et leur zèle policier, ils ont tapé.
Pourtant dans cette manifestation de désespoir les gars du P.C. étaient
optimistes, ils criaient « le fascisme ne passera pas » et ils semblaient le
croire.
Une ouvrière de Lavalette nous précise que dans son usine il n'y a
pratiquement plus d'organisation syndicale après le grand lessivage de
1952. Les débrayages n'ont pas réussi. Un bon nombre d'ouvriers a aussi
un espoir en de Gaulle et une certaine admiration pour les gars d'Alger
qui eux savent ce qu'ils veulent, savent s'organiser, ah, si les ouvriers
étaient comme eux !...
Cette camarade déduit de cela que si l'on avait donné des mots
d'ordre justes (c'est-à-dire autres que ceux de défendre la république), ils
se seraient battus. Mais, nous dit-elle, le plus harassant dans ces événe-
ments ce fut la confusion totale des ouvriers. 5 % seulement ont débrayé
le 28.
Un ouvrier anarcho-syndicaliste du syndicat C.G.T. des charpentiers
en fer était lui aussi avec tous les gars de son syndicat prêt à la bagarre.
Il y a eu quatre débrayages sur des chantiers en province. Les gars étaient
impatients et voulaient faire quelque chose à tout prix. La république,
68
TÉMOIGNAGES
dit-il, on s'en fout. Mais c'est nos libertés qu'il faut défendre. Et cette
opinion était unanimement partagée par les copains.
Alors comme les mots d'ordre du syndicat n'arrivaient pas, on a pris
des contacts avec les copains qu'on connaissait et on a fait une affiche
avec eux, contre l'état d'urgence. Nous avons constitué un Comité révo.
lutionnaire avec la Fédération anarchiste et les Trotskystes ce qui nous
a valu l'hostilité de l'Union départementale et de l'Union des syndicats
des métaux. Ensuite nous avons envoyé une délégation à la Fédération
des métaux et nous leur avons demandé s'ils étaient prêts à lancer la grève
générale : « quand est-ce que vous serez décidés à lever le cul de votre
fauteuil ? »
Henaf promet en douce qu'il va y avoir un mot d'ordre de grève
générale pour le lundi 2 juin, pour calmer les « énervés ». Malheureuse-
ment beaucoup croient encore aux paroles d'Hénaf et attendront.
La Fédération de la métallurgie ne reste pourtant pas sans rien faire.
Elle condamne l'initiative des charpentiers en fer d'avoir signé une affiche
avec des anarchistes et des trotskystes. Elle refuse ensuite de donner les
timbres au syndicat. Dans les réunions les charpentiers en fer ont à faire
face sur deux fronts : l'un, la menace fasciste, l'autre le syndicat lui-
même. « Nous ne voulons pas être les bonnes à tout faire de la C.G.T.
Nous ne voulons pas engraisser de nos cotisations tous ces gens qui se
conduisent comme des patrons et non comme des syndicalistes ». Alors
les gars se sont dépensés à droite et à gauche pour faire quelque chose.
Vingt gars de chez nous n'ont pas été travailler pour aider les gars de la
F.E.N. à préparer leur grève du vendredi 30. Entre temps un gars de chez
nous était obligé de corriger un militant de la C.G.T. qui l'avait traité de
gaulliste. Et puis le dimanche il y a eu l'opération « baroud d'honneur ».
Qu'allions-nous faire ? Allions-nous nous faire massacrer pour sauver
la face du P.C. ? Allions-nous donner quelques morts pour les colonnes
de l'Huma, au moment où toute action de commando était vouée à
l'échec ? Nous avons un pourcentage de 3,6 % de morts accidentelles dans
notre corporation, c'est ce que nous donnons aux patrons, c'est suffisant
pour ne pas en donner d'autres au P.C.
Le dimanche nous y avons été tout de même et à Belleville nous.
avons vu revenir les gars matraqués de la République. Ils avaient mis les
fleurs en avant, les salauds. Même les militants du P.C. en étaient écourés.
Lundi les gars étaient dégoûtés nous avions encore raté une occasion
de plus et cela parce que la C.G.T. avait freiné le mouvement.
*
Un militant de la Fédération nationale des syndicats autonomes
P.T.T. nous dit que dans le bureau où il travaille, pour le débrayage du
28, sur 100 employés, 29 ont débrayé seulement. Là aussi pas mal de gars
pensent que de Gaulle c'est peut-être une chance. Il n'y a pas beaucoup
de combativité car la plupart des employés sont des femmes et les seuls
combatifs sont ceux de la C.G.T. La situation est assez amorphe dans l'en-
semble, bien qu'un Comité de Vigilance et un Comité de Salut public se
soient formés au bureau de Paris.
**
Un camarade qui revient de Nantes nous explique brièvement l'atmos-
phère. Nantes pas joué un rôle de pointe dans ces événements, étant
donné que le mouvement ne pouvait être que national ; beaucoup avaient
les yeux fixés sur Paris. Paris pouvait être le point de départ, mais comme
Paris n'a pas bougé, Nantes n'a pas voulu se lancer encore une fois seul
69
SOCIALISME OU BARBARIE
dans la bagarre. Les ouvriers sont assez écourés de voir le recul systéma-
tique de la C.F.T.C. et du bureau confédéral F.0. devant de Gaulle. La
direction de ces centrales est déchirée car certains dirigeants voudraient
collaborer purement et simplement avec de Gaulle. Ce flottement au som.
met est accueilli avec hostilité par les militants de base.
D'un autre côté le patronat semble déjà mener une offensive. Un
indice : une déléguée F.0. des Prisunic vient d'être licenciée. Motif :
avoir participé à un débrayage.
***
Une camarade appartenant à la S.N.C.F. nous dit que les débrayages
ont été surtout suivis par les militants et sympathisants communistes,
à part les « roulants », nous dit-elle, qui sont toujours d'accord pour dé-
brayer. Mais les ouvriers ne voulaient pas participer à des manifestations
pour « défendre les fauteuils et les cigarettes des députés ».
**
Un ouvrier C.G.T. d'un dépôt de la R.A.T.P. nous dit que les deux
premiers débrayages n'ont pas été suivis. Par contre pour la manifestation
du 28, les gars étaient partisans du débrayage. La C.G.T. avait proposé
de débrayer à 17 h 30 pour manifester à 17 heures. Les gars n'étaient pas
d'accord et à mon dépôt le délégué s'est fait siffler quand il a annoncé
que les bus ne devraient pas débrayer. Malgré cela, à 16 heures, 50 %
des ouvriers, ont débrayé et sont partis à la Nation. Le lendemain tous les
gars étaient gonflés à bloc et ceux qui n'étaient pas venus à la manifesta-
tion le regrettaient. Puis des militants du P.C. sont venus le jeudi 29 pour
faire débrayer les gars : soi-disant que les paras avaient pris Tarbes. Nous
étions sceptiques. Nous avons fait une résolution pour défendre nos
libertés.
Une camarade d'une usine de matériel électrique à Puteaux nous dit
que le mardi 27 la C.G.T. avait fait débrayer un certain temps pour
prendre la température. Le lendemain les délégués C.G.T. proposent le
débrayage à six heures moins le quart et demandent aux ouvriers de se
rendre à la mairie. La camarade qui pensait que cette façon de débrayer
était inefficace et prévoyait que les ouvriers rentreraient chez eux plutôt
que d'aller à la mairie, propose de se rassembler à l'usine. Le rassemble-
ment a lieu, mais devant la cantine et beaucoup en profitent pour prendre
et rentrer chez eux. Le lendemain cependant beaucoup regret.
taient de ne pas avoir été à la manifestation. Les délégués C.G.T. pro-
posent d'envoyer un télégramme à Coty, mais la proposition est re-
poussée.
la por
.
Un ouvrier qui travaille dans un atelier d'outillage chez Citroën nous
dit que les ouvriers de son atelier ne s'intéressent guère aux événements
du 13 mai. Personne, à part quelques étrangers, italiens ou espagnols, ne
discutait de la question. Il a fallu les événements de Corse pour qu'enfin
les ouvriers s'inquiètent de la situation. Certains disaient alors que le
régime de de Gaulle ne pouvait pas être pire que la pourriture de la
république. D'autres au contraire, sans vouloir soutenir la république,
étaient inquiets de voir de Gaulle prendre le pouvoir. Mais tout cela
n'allait pas plus loin.
70
!
TÉMOIGNAGES
Le mardi 27 pourtant, lorsque la C.G.T. a lancé le mot d'ordre de
grève la plupart étaient prêts à débrayer. Mais les débrayages chez Citroën
posent de graves problèmes. La moindre action est sévèrement réprimée
par la direction qui licencie ceux qui font le moindre mouvement. Chacun
espérait donc que le mouvement partirait spontanément mais personne ne
voulait prendre l'initiative. Les outilleurs attendaient que les gars des
chaînes débrayent les premiers pour les suivre. Et peut-être les gars des
chaînes attendaient-ils les outilleurs pour faire de même. Personne ne pre-
nait l'initiative, c'est pourquoi il n'y eut pas de débrayage.
Le lendemain mercredi 28 mai, personne n'attendait plus ou n'espérait
plus que quelqu'un prenne l'initiative. D'ailleurs beaucoup se consolaient
en pensant que débrayer pour la république n'en valait pas la peine.
Malgré tout, ce camarade pense que si l'on avait donné des objectifs
ouvriers à ces débrayages, peut-être certains se seraient-ils lancés à prendre
l'initiative. La maîtrise sentait la situation et ne cessait de rôder et d'éviter
les discussions. Mais ce camarade pense que des petits débrayages de la
sorte n'encourageaient pas les ouvriers à les suivre. Le raisonnement des
plus combatifs pouvait se résumer à ceci : nous voulons bien risquer notre
place mais pas pour deux heures de grève. Nous voulons bien risquer
notre place mais pour faire quelque chose d'efficace. Tous ces mouvements
ne leur paraissaient pas sérieux et le but qu'ils se proposaient ne les tou.
chait pas beaucoup.
Ce camarade conclut en disant que la grande lacune dans cette situa.
tion est le manque d'une organisation véritablement révolutionnaire qui
puisse propager des idées sur lesquelles les ouvriers pourraient se raccro-
cher et lutter.
Voici tout ce que nous ont rapporté ces ouvriers qui sont des mili.
tants révolutionnaires.
D. MOTHẾ.
CHEZ MORS
Voici ce qui s'est passé chez Mors, entreprise électro-mécanique à
Clichy, groupant 253 ouvriers, 97 employés, 136 maîtrises et assimilés
(coefficient supérieur à 210), 48 ingénieurs.
Le 14 mai au matin, les travailleurs de l'entreprise sont conscients de
la gravité des événements (coup d'Etat des militaires d'Alger) et ils savent
que la poussée fasciste est cette fois dangereuse. Et l'on entend beaucoup
dire : c'est aujourd'hui que l'on devrait faire la grève générale. Mais les
organisations syndicales conseillent : « Soyez vigilants, tenez-vous prêts »
19 mai. La C.G.T. lance un ordre de grève de quelques heures pour
l'après-midi, contre la conférence de presse de de Gaulle. Tracts à la can-
tine nous invitant à suivre les consignes. Dans notre atelier qui ne groupe
que des techniciens, nous voulons, comme nous avons coutume, réunir
les gars pour discuter de notre participation à la grève. Les gars sont
divisés. Ils n'aiment pas les grèves cégétistes orchestrées par le P. C., et
le malaise s'accroît quand un camarade pro-C.G.T. prend la parole :
71
SOCIALISME OU BARBARIE
« Il ne doit pas y avoir de discussion, dit-il, et encore moins de décision.
Chacun est libre, mais tout le monde doit être conscient du danger qui
nous menace, tout le monde devrait débrayer. Il n'y a pas à discuter ».
Une prise de position aussi catégorique, au milieu de camarades habi.
tués à prendre leur décision en commun après assemblée, discussion et
vote à la majorité, cela jette un froid et tourne court la discussion. Et
l'après-midi, nous ne débrayons pas totalement, mais seulement aux 2/3.
Donc à trois heures, nous nous rendons dans la cour de l'usine, où
soixante-dix personnes seulement sont rassemblées. L'ordre de grève a été
très peu suivi. Là, le délégué de la C.G.T. prend la parole. D'une voix
monocorde, il lit son papier sur les événements, dans l'indifférence géné-
rale. A la fin, il propose d'envoyer une lettre (c'est très à la mode) au
président Coty, pour lui dire que l'on n'est pas content du tout sur les
événements d'Alger, et qu'en somme, on compte sur lui pour défendre les
« libertés républicaines ». Un camarade demande si l'on ne pourrait pas
ajouter l'arrêt de la guerre d'Algérie. Le délégué de la C.G.T. répond
qu'il n'y voit pas d'inconvénient. Mais enfin... ce n'est peut-être pas néces-
saire pour ne pas créer de confusion (la C.G.T. a dû donner des ordres
précis). Un autre prend la parole et demande si au lieu de se rassembler
dans la cour, on ne ferait pas mieux de descendre dans la rue avec les
copains d'autres boîtes, et placer le problème là où il se trouve. Ce n'est
pas à nous de défendre Pflimlin et consorts. Nous devrions aller de l'avant
et poser les problèmes ouvriers. Le délégué C.G.T. dit qu'il est en partie
d'accord, mais qu'il faut d'abord défendre la république (les ordres, c'est
les ordres !) A quatre heures, reprise du travail, sans beaucoup de com-
mentaires.
La semaine se passe en discussion pour certains, en indifférence pour
les autres. Après la Pentecôte et le coup d’Ajaccio (27 mài), nouvel ordre
de grève de la C.G.T. pour l'après-midi (contre l'investiture de de Gaulle).
Le matin, le délégué C.G.T. est arrêté devant la porte de l'usine alors
qu'il distribue des tracts. Nous espérons que toute l'usine va réagir. Non,
seulement cinq dévoués C.G.T. vont à la mairie demander sa libération.
Il est relâché à midi.
Le matin, une réunion des délégués s'est prononcée contre la grève
de l'après-midi. En effet, cette heure de grève aurait entraîné le non
paiement du lundi de la Pentecôte. Perdre une heure, quelques travailleurs
sont décidés à la perdre, mais une journée, le jeu en vaut-il la chandelle ?
Pour le délégué C.G.T., on ne doit pas regarder à cela, il y a ordre de
grève, on doit débrayer. L'intérêt des travailleurs est là où le syndicat
le dit. Malgré cet avis, aucun débrayage n'a lieu. On se réserve pour le
lendemain.
28 mai. Grand jour, enfin, nos chères orgar tions, syndicales et
partis ont décidé de nous faire défiler pour « défendre la république ».
Il faut bien finir en beauté cette mascarade. Aussi à 4 heures, c'est en
masse que nous débrayons. On est bien 15 ou 20 à quitter l'usine pour
aller place de la Nation.
Et depuis, tout est rentré dans l'ordre.
M. L.
72
TÉMOIGNAGES
QUINZE JOURS D’AGITATION, VUS PAR LES EMPLOYES
D'UNE GRANDE ENTREPRISE
14 mai. Tout le monde connait les nouvelles par la radio et les
journaux du matin : « Alors, t'as vu à Alger ; si ça pouvait leur foutre
tous la frousse » (leur, ce sont les députés, c'est le régime parlementaire).
Un gars de F.O. est plus précis : « S'ils pouvaient foutre à la porte tous
ces fumiers-là ». Mais c'est un gars de la C.F.T.C. qui envisage des consé-
quences dans le travail : « On va avoir le tour de vis et il faudra obéir ;
tu vas voir la paie ». Si l'indifférence au sort du régime parlementaire,
pour ne pas dire l'hostilité est générale, une séparation s'opère curieuse-
ment entre ceux qui sont le plus intégrés dans l'entreprise et ceux qui
rechignent habituellement sous l'autorité du patron. Cela passe à travers
les syndicats et est indépendant de l'étiquette que l'on pouvait coller en
fonction de cette appartenance. Ceux qui acceptent « l'ordre » de l'entre-
prise expriment ce besoin d'ordre qui mettra fin à la pagaïe du régime
parlementaire, un même souci « d'efficience » qui les rend prêts à voir
avec sympathie un régime fort, de Gaulle ou Front Populaire, mais sans
en envisager les conséquences (Il y aurait beaucoup à dire sur cette
attitude). Ceux que le travail « fait suer » et qui pensent plutôt à l'heure
de la sortie ou à la pêche à la ligne du samedi, n'envisagent pas les
solutions « possibles » mais les conséquences en dehors de toute solution :
ils sentent que tout cela est en dehors d'eux mais qu'ils en feront les frais.
15 mai. Ceux qui lisent habituellement les journaux sont mieux
au courant ; ils discutent des chances des uns et des autres. « Les géné-
raux, c'est comme les députés, c'est leur place qui compte. Tu te figures
que Salan va couper les ponts ; il pense à sa carrière et à son avancement ;
il va jouer le tampon entre Paris et Alger ». Il n'y a pas de crainte bien
forte d'un changement profond. Beaucoup disent « c'est de Gaulle »
comme ils disent le vendredi : « c'est Reims qui gagnera ». Avec les
mêmes nuances de sympathie ou d'inquiétude. Mais pour beaucoup, c'est
quelque chose d'extérieur, que l'on suit, dont on parle beaucoup dans le
bureau, à la cantine, au bistrot en prenant le café de midi, mais quelque
chose d'extérieur quand même. Le secrétaire de la section C.G.T. est au
café ; un gars l'interpelle ironique : « Alors, tu te prépares »
coup là, on va l'avoir » « Oui, mais de Gaulle 58, ce n'est pas de
Gaulle 46. Il n'y a qu'un moyen pour changer tout, c'est la grève géné-
rale ». Le secrétaire opine plus ou moins ; manifestement, il n'a pas
d'ordres et il n'ose ni approuver ni désapprouver.
Nous sommes un groupe à nous retrouver hors des syndicats et à sortir
de temps à autre un tract explicatif, cherchant à dégager ce que les
employés de l'entreprise pensent. Rencontre, ce jeudi soir avec un copain.
Que ferons-nous si les événements se précipitent, si les syndicats lancent
un mot d'ordre de grève générale ? Le feront-ils ? Si la C.G.T. le lance
seule, il ne sera pas suivi ; et il semble bien improbable qu'ils se
mettent tous les trois pour le faire. Si pourtant cela se produisait, nous
nous y associerions et nous dirions pourquoi en essayant d'expliquer la
situation, en donnant les raisons de l'attitude des syndicats. Pour l'instant,
il n'y a rien et les délégués ne suivront que des ordres précis de leurs
centrales, et resteront même en deçà si ces ordres peuvent menacer leurs
« places » dans la boîte.
Vendredi 16. Etat d'urgence. C'est donc si grave, semble penser
chacun. Le vote du P.C. éclaire un peu. Discussion dans le couloir avec
« Се
73
SOCIALISME OU BARBARIE
-
un F.0. et un non syndiqué (il a été à la C.G.T. il y a très longtemps
mais maintenant, il est écouré et ne pense qu'à la retraite) ; c'est l'atti.
tude du P.C. qui est au centre. Le vote pour Mollet en 56, les manifes-
tations de rappelés, comment la C.G.T. a laissé choir les dernières grèves
d'octobre. Arrive le délégué C.G.T. de la boîte d'à côté, un paquet de
tracts sous le bras. Sur le thème « Alerte, Vigilance... ». Il entend la fin
de la conversation. Devant les autres qui sont d'accord sur la critique
du P.C. et en bon membre du parti il essaie de défendre la ligne,
mais d'une manière si désabusée qu'il en fait presque pitié : « Tout ça,
c'est la faute aux socialistes. Tu parles, comme si Mollet en 58 n'était
pas le même qu'en 56. Oui, mais il y avait son programme.

as-tu vu qu'un programme électoral servait à autre chose qu'à en fiche
plein la vue aux électeurs ? » La conversation traîne ainsi. Personne ne
convaincra personne.
Samedi et dimanche. - Les « organisations » commencent à parler de
grève, d'une manière si vague que ça ne contribue pas peu à accroître
la confusion. La C.G.T. paraît plus précise puisqu'elle parle d'un arrêt
très limité des transports pour lundi après-midi. On va essayer de faire
le tract dont on avait parlé. Un copain prépare un projet.
Lundi 19. Les journaux parlent toujours de grève, mais pas de
tract des syndicats ; seuls des militants du P.C., pas de la boîte, distribuent
à la sortie de midi une déclaration du bureau politique du P.C. « Union
et action pour liquider le complot fasciste ». Il en traîne pas mal sur
les trottoirs et dans les caniveaux autour de la sortie ; ça n'accroche pas
du tout.
Un gars de la C.G.T., ex-délégué, m'accroche dans le couloir. « Alors
on va défendre la République ? » Plus besoin d'entrée en matière : je
lui montre notre projet de tract : « C'est tout à fait ça ».
Avant la rentrée d'une heure, on se retrouve quelques copains pour
en parler. Toute une partie du projet expose les événements ; « tout ça,
ce n'est pas la peine d'en parler, les gars le savent bien ». A part ça,
tout le monde est d'accord.
Mardi 20. Le tract est distribué à la sortie de midi. Il n'en traîne
pas un seul par terre et en entrant à la cantine on en voit beaucoup qui
sont plongés dedans. Quand j'arrive à ma table, un copain m'interpelle :
« Quand tu seras à la Santé, j'irai te porter des oranges ». Boutade ?
Inquiétude ? Solidarité ?
Toute cette semaine, les partis et les organisations brandissent leurs
épouvantails pour « faire marcher » les troupes. Quand on ne veut pas
appeler franchement les travailleurs sur tel ou tel mot d'ordre, quand on
manœuvre, on essaie de les paralyser en leur fichant la frousse. La guerre
civile, le fascisme, il faut bien exciter un peu l'imagination des gens pour
les amener à accepter telle ou telle solution passivement si on ne veut
pas qu'ils interviennent activement.
Un ex-C.G.T. en arrive presque à dire qu'il est pour de Gaulle, ce
qui lui vaudra pendant des semaines des plaisanteries sur le thème :
«. Alors, tu l'as formé ton comité de salut public à Asnières ? »; mais
c'est le même qui, après une brève discussion, admet que toutes les solu-
tions qu'on nous présente, de Gaulle ou Front Populaire, feront le jeu
des capitalistes et que seuls des conseils ouvriers seraient le socialisme.
Un autre, ex-C.G.T. qui participe à cette discussion me dit à part qu'il
n'est pas pour la violence ; la .guerre civile paraît le hanter ; après il
revient aux conseils ouvriers ; pour lui, ce n'est pas possible parce qu'il
n'arrive pas à imaginer .quoi que ce soit en dehors de la société actuelle :
74
TÉMOIGNAGES
« Tu auras toujours des cossards, des mecs qui voudront passer avant
les autres ; regardes donc ce qui se passe dans la boîte ; tout ça c'est
beau, mais c'est de l'utopie ». J'ai beau lui expliquer qu'à partir du
moment où il n'y aura plus de questions de places à prendre, de domi.
nation sur les autres ou de questions d'argent pour justifier les ambitions,
tout cela disparaîtra ; il n'en démord point.
Ailleurs les employés demandent des informations ; ils se doutent
que des combines se passent et que la censure, c'est aussi pour cacher
tout le trafic des partis et des syndicats, pour faire avaler la carte de Gaulle.
Toujours aucun tract des syndicats. Si : un compte rendu de com.
mission paritaire qui fait rigoler tout le monde, tellement ça paraît
anachronique, après que le bruit ait couru que les syndicats lieraient la
grève « politique » à la grève « pour les salaires ».
Mardi 27 mai. Nouveau tract du P.C. distribué encore par des
gars qui ne sont pas de la boîte. « Pour écraser le complot et sauver la
République, faites grève aujourd'hui 27 mai à 14 heures ». Avec de belles
phrases ronflantes dans le genre : « Les mains fraternelles qui s'étreignent
à cette heure dans les usines, les chantiers, les bureaux vont rester insé.
parables pour mener le combat jusqu'à son terme ».
Mercredi 28. Encore un tract du P.C. distribué dans les mêmes
conditions : « La République vous appelle. Tous ce soir à 17 heures à
la Nation ». Mais elle n'appelle personne la République, tout au moins
dans la boîte. Sauf pour savoir s'ils auraient des trains pour retourner
chez eux, ça n'émeut personne la grève du 27. Ce matin 28, un des
délégués C.G.T. n'est pas là, il est malade, il a une indigestion :
« C'est
toujours comme ça, avec lui, chaque fois qu'il y a quelque chose d'im-
portant », ajoute celui qui donne la nouvelle.
Rencontre avec le secrétaire C.G.T. à la rentrée de midi :
« Alors
je t'emmène ce soir, si tu veux on y va ensemble. » - « Justement, on en
discute tout de suite dans la section, mais ils (les syndiqués) ne sont pas
chauds ; déjà la semaine dernière, ils ont dit que tout ça ne les intéressait
pas, que c'était de la politique, qu'ils voulaient bien faire grève mais
pour les salaires. » « Tu ne sais pas leur expliquer ; ce n'est pas en
leur parlant de fascisme que tu feras comprendre quelque chose ; personne
ne sait ce qu'est le fascisme. Si au lieu de demander l'application de
l'état d'urgencé aux généraux, tu expliquais ce qu'un gouvernement « fort »
peut signifier pour les salariés, peut-être ils t'entendraient mieux ; mais
que veux-tų qu'ils pensent quand, dans le même temps, le P.C. vote un
Hommage à l'Armée ». Maintenant, il y a des témoins, les confidences
sont finies : « Où puises-tu tes informations ? Tu ne dois pas lire le bon
journal. » « Dans le journal officiel. » « Moi aussi, imagines-toi ».
Et il s'en va en ajoutant : « On en reparlera ».
Je parle autour de moi de mon intention « d'y aller » en curieux ;
même sous cet angle, ça n'éveille guère d'échos. « Tu vas te faire casser
la figure », (sous entendu : bien inutilement). Echange d'impressions sur
l'importance que ça peut avoir, et sentiment que ça ne changera rien.
Le lendemain, on saura que seuls quelques-uns y sont allés, individuel-
lement et surtout pas pour « défendre la République ». A 16 heures, la
direction fait dire qu'on peut quitter, mais par petits groupes à cause
des transports ? pour d'autres motifs ? (nous sommes dans une société
nationalisée). Mais l'immense majorité des employés sont retournés chez
eux pourtant la participation à la manifestation ne les aurait aucunement
gênés sur le plan de la boîte.
75
SOCIALISME OU BARBARIE
Jeudi 29 mai. Simple curiosité autour de la manifestation ; de
l'étonnement au sujet de son ampleur, mais aucun regret de « ne pas y
avoir été ». L'issue des événements ne fait plus guère de doute mainte-
nant et les tractations donnent l'impression d'être si souterraines que
personne n'essaie de chercher à y voir clair.
Devons-nous sortir un autre tract ? « Ça ne servira pas à grand chose,
dit un camarade, les gens ont compris ». « On a sorti un premier tract,
que répétera-t-on maintenant, sinon qu'on avait raison ». D'autres ne sont
pas de cet avis ; un tract qui essaie d'expliquer tout le déroulement des
événements est préparé le dimanche 1er juin.
Lundi 2 juin. Le « baroud d'honneur » du P.C. dans les rues de
Paris la veille provoque quelques commentaires. Un gars de la C.F.T.C. :
« Ils ont du cran, il y en a au moins 400 de blessés (je crois qu'il confond
avec les arrestations) ». Là le but du P.C. est bien atteint : faire croire
qu'il est resté jusqu'au bout le seul défenseur de la « république ».
Ca prépare des moissons futures. J'essaie d'expliquer. Je parle de la
manifestation du 28 où le P.C. canalisait bien les manifestants et formait
des cordons de militants pour protéger les flics alors qu'il y avait 250.000
personnes dans la rue ; et 'trois jours plus tard envoie deux ou trois
dizaines de mille de militants bien dévoués pour simplement marquer
le coup. Tout ça c'est bien du cinéma pour les gogos. Il a l'air de
comprendre, mais je sens qu'il reste une nuance de sympathie pour les
gars « qui ont fait ça ».
Le tract est distribué à midi. Le camarade qui n'était pas d'accord
sur son utilité refuse de le distribuer.
« Tu m'as fait avoir des histoires avec ton tract », me dit un syndiqué
C.G.T. J'avais dit des choses à peu près pareilles à la réunion de section
et ils m'ont presque accusé de l'avoir écrit ».
Le lendemain, dans un bureau, discussion au départ avec un employé
qui m'a accroché en me disant : « Vous, vous êtes dépassés », puis avec
trois, puis avec dix. Bientôt tout se centre sur l'attitude du P.C. ; et il
faut expliquer : le P.C. c'est le soutien sans réserve de la politique russe ;
or, les Russes sont pour de Gaulle car il va mettre des distances avec les
Etats-Unis. Pour le P.C., l'essentiel est de sauver la face ; tout ce qu'il
a fait aussi bien au Parlement que vis-à-vis des ouvriers n'a eu que ce
seul but : du baratin, des grands mots, canaliser les mouvements possibles
et quand tout est fini, une manifestation sporadique pour faire croire
qu'ils se battent jusqu'au bout. Et il faut parler de 44-46, de 36.
D'un autre côté, on sent une sorte de réserve, comme un désaccord,
sur la critique du P.C. Il reste malgré tout pour certains et peut-être
parmi les moins prêts à accepter un régime type démocratie popu.
laire un parti « pour les ouvriers » et quand on dit que c'est un parti
« contre les ouvriers » et en fin de compte un parti conservateur et réac-
tionnaire, c'est un peu comme si l'on brisait une idole ; on sent une
réaction hostile et une sorte d'isolement.
Il y a aussi la peur, même si elle n'est pas exprimée. A force de
parler de dictature, on finit bien par semer un peu plus d'inquiétude qu'il
n'en faut. Dire « ça va barder » accroche toujours un peu plus que de
dire « il ne se passera rien ».
Maintenant que tout ce premier acte de comédie est terminé, il
semble que, ce sont ces impressions vagues qui subsistent. On se rend
compte aussi de certains faits qui avaient échappé sur le moment : « A la
direction, ils ont eu une sacrée trouille, et ce n'est pas encore calmé »
<
76
TÉMOIGNAGES
(ce sont presque d'ex-fonctionnaires, casés depuis la nationalisation).
« As-tu remarqué que depuis quinze jours on n'a jamais été aussi tran.
quilles ». C'est un vieil employé, qui part bientôt à la retraite, qui
énonce quelques vérités : « De Gaulle, c'est les gros ; il ne se produira
rien ; ils vont faire ce que la direction fait ici, du paternalisme ; les
syndicats, ils se feront posséder sur leur terrain ; d'ailleurs ils finiront
tous par marcher dans la combine ; même s'il y a des changements, tu
retrouveras les mêmes ici à la direction, au syndicat. S'ils ont eu la
frousse un moment, ils s'en sont remis et sauront bien garder leur
place ».
Mais le rythme d'intérêt pour les événements au jour le jour est
rompu. On en parle bien encore, mais les sujets « de tous les jours >>
prennent le pas. Les syndicats essaient de relancer des histoires de classi-
fication. Ce mois-ci, des primes importantes tombent ; les départs en
vacances commencent. Tout continue. En arrière plan ce qui reste des
craintes entretient une certaine attention. Mais pour l'instant, ça s'est
arrangé. Le fascisme, personne n'arrive à imaginer ce que ça peut être
dans l'entreprise. Derrière de Gaulle, les patrons restent les nôtres bien
sûr, ça ne fait pas de doute. Mais on verra bien en octobre.
R. BERTHIER.
LES ENSEIGNANTS ET LA DEFENSE DE LA REPUBLIQUE
!
Le mardi 13 mai, dès l'annonce des événements d'Alger, le S.N.I. a
donné l'ordre aux instituteurs d'être vigilants et de se tenir prêts. Par la
suite, il ne cessera de clamer son attachement au gouvernement légal,
quelles que soient les mesures prises par ce gouvernement. Et il ne lui
reprochera qu'une chose : c'est d'avoir démissionné.
Lundi 19 mai, conférence de presse du général de Gaulle. L'agitation
est grande à l'école. Le plus sérieusement du monde, notre secrétaire
syndical nous annonce que nous serons peut-être amenés à nous rendre
à l'Hôtel de Ville pour « défendre physiquement la République ». Des
moyens de transport ont été prévus. Nous lui répondons qu'il ne se
passera rien à l'Hôtel de Ville, que nous voulons savoir pourquoi le
S.N.I. n'a pas répondu à l'ordre de grève lancé pour l'après-midi par la
C.G.T. Nous demandons qu'on fasse au moins une réunion du personnel
de l'école. Après s'être fait beaucoup prier, il décide de faire cette
réunion et court prendre des ordres au syndicat. A 16 h. 30 il est de
retour et nous propose une motion : « Les instituteurs réunis tiennent à
affirmer leur attachement indéfectible aux institutions républicaines, et
au régime constitutionnel. Dans les heures graves que vit notre pays,
il n'est pas de solution en dehors de la légalité républicaine et du gouver-
nement légitime. Le régime de pouvoir personnel est contraire à cette
légalité. La remise des pouvoirs de la République à un homme, aussi
grand que soit son passé, serait incompatible avec les institutions ».
Nous proposons une autre motion : « Les instituteurs réunis, devant
la tournure prise par les événements : 1) intensification de la
guerre
d’Algérie ; 2) arrivée de Soustelle à Alger ; 3) formation d'un Comité
de Salut Public pour toute l'Algérie ; 4) déclaration de Pflimlin justi-
77
SOCIALISME OU BARBARIE
fiant les actes des chefs militaires d'Alger ; 5) conférence de presse du
général de Gaulle ; 6) interdiction de toute contre-manifestation, consta-
tent que le gouvernement utilise l'état d'urgence pour préparer l'arrivée
légale de de Gaulle au pouvoir et informent leur organisation syndicale
qu'ils sont prêts à recourir à la grève générale si de Gaulle prend le
pouvoir, même légalement ».
Plusieurs collègues sont d'accord avec nous, mais voteront contre
parce qu'il faut faire l'unité et notre motion ne peut pas recueillir l'adhé.
sion de tous. Nous n'avons que deux voix. Les communistes font approuver
un amendement sur la nécessité de la grève au cas où la légalité répu-
blicaine ne serait pas respectée.
Les vacances de Pentecôte nous ont dispersés ensuite. Nous nous
retrouvons le matin de la grève du 30 mai. Il n'y a pas eu de réunion
locale, plusieurs le regrettent disant que cela aurait dû se faire automa-
tiquement. Certains vont faire le tour des quelques écoles où l'on tra-
vaille encore pour tâcher de persuader les collègues de faire grève au
moins l'après-midi.
C'est individuellement ue nous allons au meeting de l'après-midi à
la Bourse du Travail. Bien avant 17 h. 30, les salles sont combles, la
foule déborde dans la rue, 10 000 personnes peut-être... L'assemblée est
nerveuse, prête à réagir, mais les opinions peu précises. Des enseignants
pensent que la solution de Gaulle est la seule possible, mais que notre
mouvement est nécessaire pour permettre à de Gaulle de mieux résister
aux exigences des gens d'Alger ; d'autres parlent surtout des dangers
que court la laïcité. Les communistes sont désireux de se montrer les
meilleurs défenseurs de la République. Il y a des groupes d'amis de
l'Ecole Emancipée, des sympathisants de l'U.G.S., partisans de l'action.
Nombreux sont ceux qui pensent que l'arrivée de de Gaulle au pouvoir
ne peut plus être évitée, mais l'opinion générale est que l'action peut
empêcher l'instauration d'un « vrai fascisme ». « Le fascisme ne passera
pas » est le mot d'ordre repris le plus souvent. Les discours se succèdent.
Comme d'habitude, Ruff échauffe l'assemblée, c'est lui qui lance les
phrases les plus radicales, qui est le plus longuement acclamé. Forestier
et Lauré sont interrompus plusieurs fois. Lorsqu'ils prononcent la phrase
désormais bien connue : « Nous sommes opposés à tout pouvoir per-
sonnel d'un homme, aussi grand que soit son passé » et qu'ils enchaînent
en faisant l'éloge du passé du général de Gaulle, leur voix est couverte
par les cris de la salle : « A bas de Gaulle ! ». Forestier s'interrompt
pour rappeler les assistants à l'ordre : « Nous devons donner l'exemple
de la discipline, de Gaulle appartient à notre histoire nationale... » Mais
la salle répond « De Gaulle au musée ».
Chaque fois qu'il est question d'action, des clameurs montent :
« Unité ! Unité ! », Lorsqu'on en vient à l’Algérie, les orateurs devien-
nent prudents et vagues. Mais personne ne crie « Paix en Algérie » comme
cela s'était produit lors du dernier meeting.
A la fin du meeting, un groupe chante l’Internationale. Grande
indignation des communistes qui parlent de provocation. C'est des
< trotskards » disent-ils avec mépris. De l'autre côté de la salle on entonne
la Marseillaise, mais personne ne la reprend. On se disperse. Des groupes
discutent devant la Bourse. Quelques-uns se dirigent vers la place de la
République en scandant : « De Gaulle au musée » et « Le fascisme ne
passera pas ». Dès qu'ils se sont suffisamment éloignés de la Bourse, la
police les charge avec ardeur, à coups de matraques et de pèlerines,
il y a des blessés.
78
TÉMOIGNAGES
Le lendemain, réunion syndicale du quartier. Un peu plus de monde
que d'habitude. Ordre du jour : la situation et nos rapports avec les
comités de vigilance du quartier. Nous exposons notre point de vue
et le résumons dans une motion :
« Les instituteurs réunis pensent que l'arrivée de de Gaulle au pou.
voir est l'aboutissement d'une politique de capitulation et de collaboration
de classes. En conséquence, ils estiment que le seul moyen de résister à
la « fascisation » progressive du pays qui va s'ensuivre est de ne pas
renouveler ces erreurs. Il faut donc : 1) défendre énergiquement et sans
concessions nos conditions de vie et de travail ; 2) nous unir avec les
autres travailleurs pour des actions larges et générales ; 3) nous préparer
à l'action dès maintenant.
Localement : a) Nous ferons des assemblées fréquentes et nous ferons
de la propagande pour qu'elles soient largement fréquentées ; b) Nous
prendrons contact avec les autres travailleurs pour préparer des actions
unies et larges. Sur le plan national : conscients du danger de domestica-
tion qui menace notre organisation, nous demandons à notre direction
syndicale : 1) de ne faire aucune concession sur le plan revendicatif ;
2) de dénoncer rigoureusement toute mesure « fasciste » contre la liberté
de parole et d'expression ; 3) de prendre nettement position sur la guerre
d'Algérie, car c'est de là que vient tout le processus de fascisation que
nous subissons.
Nous pensons que seule une base vivante et combative permettra à
notre organisation syndicale de résister victorieusement aux tentatives de
domestication du gouvernement ».
Immédiatement, les communistes présentent une autre motion : féli-
citant le syndicat pour son action, demandant au gouvernement de ne pas
capituler et de « régler le conflit algérien ». Renseignements pris, il ne
s'agit même pas de la guerre d’Algérie, par « conflit algérien » ils enten-
dent le coup de force des généraux.
On nous reproche d'être des défaitistes (de Gaulle n'est pas encore au
pouvoir !) et des diviseurs, car une prise de position sur la guerre d'Algé-
rie empêcherait l'union de tous.
La motion des communistes est adoptée.
Suite de l'ordre du jour. Il est décidé d'envoyer des observateurs aux
deux comités de vigilance du quartier. L'un est patronné par la C.G.T.
et accepte tout le monde. L'autre réunit les différents partis politiques
sauf le P.C.F. Le but du S.N.I. est de faire l'union des deux comités.
On décide également de faire un bulletin de sous-section. Voilà un
an que cette décision a été prise, jamais le bureau n'a daigné l'appliquer.
Mais cette fois-ci l'appui des communistes permettra de prendre les pré-
cautions indispensables. Le bulletin sera rédigé uniquement par le bureau,
il n'est pas question d'y critiquer les positions de la direction syndicale.
Il contiendra les positions officielles, pas autre chose. Le premier bulletin
n'aura qu'un article : Pourquoi nous avons fait la grève ? On y lira donc
ce qui a été répété sur tous les tons avant, pendant et après le 30 mai :
« Il s'agit essentiellement d'un acte de civisme destiné à prouver l'atta-
chement de tous les travailleurs de l'Education nationale au régime répu-
blicain, aux institutions démocratiques, à leur libre fonctionnement, cet
ensemble constituant les garanties essentielles des libertés fondamentales ».
Que ces libertés sur le papier n'aient servi ni à arrêter la guerre d'Al.
gérie, ni à empêcher les gouvernements précédents de mener une politique
anti-ouvrière, de réduire l'enseignement à sa triste situation actuelle, que
les députés républicains élus au suffrage universel aient accordé ensuite
i
79
SOCIALISME OU BARBARIE
leur confiance à de Gaulle, que le régime républicain se transforme lui.
même en régime autoritaire, que le contenu de la République soit tout
simplement un régime capitaliste où les travailleurs ne sont que des exécu-
tants sans aucun pouvoir réel, tout cela n'est pas bon à dire, ce serait...
du pessimisme sans doute ?
Le S.N.I. préfère rester dans le domaine des principes abstraits
République, républicain, constitution, etc. - et voit dans le succès de la
grève du 30 mai la justification de son orientation passée et présente.
Le succès de cette grève a été dû essentiellement au désir de la grande
masse des enseignants de faire quelque chose pour s'opposer au processus
de fascisation amorcé par le coup d’Alger, mais aussi, il faut le dire, aux
illusions de cette même masse sur la capacité des organisations et partis
« républicains » de mener une lutte effective sur ce terrain.
Or, les illusions ne changeront pas les faits. De même que dans le
passé le réformisme du S.N.I. et des autres syndicats (qui n'était même
plus du vrai réformisme mais tout simplement une série de dérobades,
de capitulations et de refus d'engager l'action) a permis la détérioration
des conditions de travail et de vie des enseignants et des autres salariés,
laissant constamment le champ libre à la politique gouvernementale qui a
abouti à la situation actuelle, aujourd'hui la défense de principes républi.
cains abstraits que la République elle-même renie et le refus pratique
d'affronter les vrais problèmes Algérie, salaires, lutte concrète contre
les mesures autoritaires ne ferait qu'immobiliser les travailleurs et
favoriser ainsi la politique des partisans de l'Etat fort.
UN INSTITUTEUR.
LES ETUDIANTS DE LA SORBONNE ET LA CRISE
Depuis des années, les étudiants de la Sorbonne (Lettres) se battent
contre quelques groupuscules fascistes qui attaquent les vendeurs de la
presse de gauche et sabotent, avec la protection de la police, les meetings
et les manifestations anti-colonialistes. Et les organisations de gauche, sur-
tout le P.C., se sont toujours servi de cette lutte pour enterrer les pro-
blèmes fondamentaux, sous prétexte que les divergences devaient être
oubliées au profit de l'union sacrée contre le fascisme.
Ce fascisme dont on leur parlait tellement, les étudiants ont eu l'im-
pression, pendant les jours qui suivirent le 13 mai, qu'il se dévoilait enfin
et que la lutte serait cette fois décisive. Même ceux parmi les étudiants
qui étaient conscients du fait que les organisations et leurs appendices
étudiants ont toujours tout fait pour freiner les luttes que les étudiants
essaient de mener depuis 55 contre la guerre d'Algérie ou pour utiliser ce
potentiel de lutte dans leurs combinaisons parlementaires, même ceux-là
pensaient que cette fois les organisations ne pourraient plus reculer. Ils.
disaient en conséquence que le devoir des étudiants était d'obliger les
organisations à prendre des positions de plus en plus radicales.
Vendredi 16 mai, le Comité de Défense républicaine de la Faculté
des Lettres (cartel d'organisations allant des étudiants M.R.P. au P.C.)
fait distribuer un tract à la porte de la Sorbonne affirmant qu'il faut s'unir
pour défendre la République, « quelle que soit (notre) opinion sur la
solution à apporter au problème algérien ». Verbalement, un rendez-vous
80
TÉMOIGNAGES
pour manifester l'après-midi même est répandu. Pendant ce temps nous
nous mettons nous-mêmes en place et distribuons un tract dénonçant la
« défense de la République » et les organisations qui propagent ce mythe,
et invitant les étudiants à se constituer en Comités et à lutter pour ce qui
les concerne vraiment : la fin de la guerre d'Algérie, le pouvoir des tra-
vailleurs.
Notre tract est lu par un des dirigeants de l'Union des Etudiants com-
munistes à la Sorbonne qui rassemble les plus jeunes et les plus mystifiés
de ses troupes, et les dirige sur nous aux cris de « provocateurs, flics ».
On nous arrạche des mains quelques centaines de tracts, mais, mis à part
ces quelques jeunes qui n'ont pas encore entendu parler du XXe Congrès,
la majorité des étudiants communistes se refusent à cette besogne. D'ail.
leurs les dirigeants eux-mêmes sentent qu'au moment où on parle tant
d'unité, l'utilisation de la violence contre une minorité risque d'effarou.
cher les socialistes, les radicaux, les M.R.P., etc. Malgré tout la plupart
des étudiants nous désapprouvent : « Au moment où les fascistes organi.
sent la prise du pouvoir, vous distribuez un tract de division ; seule notre
union peut nous sauver ». « Vous n'appelez pas à la manifestation de ce
soir ; vous sabotez notre action ». « Vous mettez le fascisme et la Répu-
blique sur le même plan, vous faites donc le jeu du fascisme ». L'avis de
presque tous est qu'il suffit de les pousser pour que les organisations
agissent : la manifestation prévue pour l'après-midi en est une preuve.
Un stalinien pacifique nous demande de distribuer notre tract le len-
demain, pour ne pas troubler la belle preuve d'unité que constitue l'appel
du Comité de la Faculté des Lettres. Lorsque nous refusons et expliquons
que nous dénonçons justement cette unité et le mot d'ordre de défense de
la République qui l'accompagne, le stalinien nous supplie de baisser la voix
et, se tournant vers les étudiants qui de plus en plus nombreux font cercle,
leur dit qu'il s'agit d'une « conversation privée » qui ne les concerne pas.
L'idée que les étudiants puissent se réunir et discuter eux-mêmes de leur
sort terrorise les staliniens qui n'arrêtent pas d'essayer de disloquer les
groupes qui se sont formés spontanément et rappellent qu'« il est interdit
de tenir des réunions politiques dans la cour de la Sorbonne ».
Au cours de l'après-midi nous apprenons que la manifestation qui ser:
vait aux uns à nous traiter de diviseurs et de Aics, et à d'autres à réaffir-
mer leur foi dans les organisations, est purement et simplement décom-
mandée, en vertu de l'état d'urgence et par respect pour la légalité répu-
blicaine. En compensation on nous offre pour ce mardi de la semaine
suivante un meeting « strictement corporatif » de l’U.N.E.F. (syndicat étu.
diant). Peu après un avis du doyen de la Faculté autorisant ce meeting
est affiché sur les portes.
A la suite de cette distribution nous prenons contact avec des cama.
rades qui travaillent au sein de diverses organisations et partis de masses.
Ils estiment que notre tract se situe à un niveau beaucoup trop théorique
pour l'étudiant moyen qui ne comprend rien, disent-ils, à notre critique
des organisations dites ouvrières. Pour ces camarades nous aurions dû
insister exclusivement sur la nécessité d'une lutte décisive de l'ensemble
des travailleurs contre le fascisme et la guerre d'Algérie. La critique des
organisations viendra automatiquement quand les étudiants se seront aper-
çus concrètement de leur passivité et de leur trahison. Quant à la forme
d'organisation que nous proposons, le Comité autonome, il est utopique :
les étudiants les plus combatifs ont encore confiance dans les organisa-
tions, nous ne pouvons donc que suivre le courant, tout en appelant les
étudiants radicaliser et à redresser les organisations « par la base ».
81
SOCIALISME OU BARBARIE
Malgré nos divergences, ces camarades promettent de veiller sur notre
sécurité à l'intérieur de la Faculté. Effectivement ils seront là chaque fois
que les plus excités des staliniens chercheront à se défouler sur nous de
l'inactivité où les tient leur parti, et arrêteront les bagarres après les pre-
miers échanges de coups.
Plusieurs étudiants ont été frappés par le fait que nous sommes les
seuls à présenter une analyse cohérente de la situation en même temps
que nous apportons une perspective claire d'organisation et de lutte. Nous
nous regroupons donc immédiatement, écrivons et distribuons un second
tract, au début de la seconde semaine de la crise. A côté de nous des
étudiants distribuent un communiqué de l’U.N.E.F. annonçant que son
meeting « strictement corporatif » est interdit : « L'U.N.E.F. a estimé
qu'il n'était pas possible de passer outre à cette interdiction, en engageant
une épreuve de force. Restez vigilants, conclut le communiqué, la défense
des libertés syndicales républicaines et démocratiques exige qu'à tout ins-
tant vous soyez prêts à répondre aux mots d'ordre de vos syndicats ».
Notre second tract est beaucoup mieux reçu que le premier. Après
les manifestations décommandées de vendredi et de mardi, le vote de l'état
d'urgence et des pouvoirs spéciaux pour Salan, il ne vient plus à l'esprit
de personne de nous accuser d’être des « diviseurs », ni d'accorder encore
la même confiance aux organisations. Mais si on a cessé de faire confiance
aux organisations, on ne voit pas ce qui peut être fait sans elles : « Si
quelque chose vient, ce sera d'elles ». L'idée de comité est en partie accep-
tée : mais on le conçoit toujours comme devant pousser les partis et
entraîner les comités anti-fascistes et de défense républicaine en les dé
bordant.
La crise évolue très vite vers la solution de Gaulle, et ceux parmi les
étudiants qu'une extension du mouvement du 13 mai à la métropole aurait
tiré de leur apathie ou de leur suivisme, ne voient plus l'urgence d'une
action. D'autre part, certains étudiants qui étaient prêts à faire quelque
chose avec nous en dehors des organisations, estiment que la tâche dans
la situation nouvelle créée par la venue au pouvoir de de Gaulle, c'est le
« regroupement de la gauche », et participent ainsi à la rationalisation
du système politique au sein de l'Etat fort, au même titre que le M.R.P.
ou la S.F.I.O.
Alors que de Gaulle est déjà virtuellement au pouvoir, la seule et
unique manifestation étudiante de toute la crise, réunit environ 2000 per-
sonnes dans la cour de la Sorbonne, sur appel d'un cartel de comités de
défense républicaine. Seul à parler de la guerre d'Algérie, l'orateur de
l'U.G.S. suscite en le faisant la consternation générale. Malgré cette petite
scène de famille entre l’U.G.S. et le P.C., les étudiants réunis là sont ravis,
chantent la Marseillaise avec enthousiasme, crient « le fascisme ne passera
pas » et « Front populaire ».
Beaucoup d'étudiants restent donc captifs des mystifications bureau-
cratiques, tandis que l'énorme majorité se replie sur elle-même, refusant
plus que jamais l'activité politique ou subissant l'idéologie de la classe
dominante. Mais la crise du 13 mai a jeté une lumière extraordinairement
crue sur la décomposition des organisations dites ouvrières et sur le rôle
profondément réactionnaire qu'elles jouent dans la société d'exploitation.
En vivant au jour le jour cette crise une minorité d'étudiants a fait une
critique définitive des organisations et se pose aujourd'hui le problème
de sa propre organisation dans la période qui vient.
S. C.
82
TÉMOIGNAGES
1
LES REACTIONS OUVRIERES AU MANS
Cet article à pour but de rappeler l'attitude et l'action des orga-
nisations politiques et syndicales au Mans, au cours des deux semaines
qui ont suivi le 13 mai. Je voudrais ensuite rapporter l'opinion et les
réactions de camarades ouvriers non engagés, travaillant dans la plus
grosse usine du Mans : Renault.
skole
Les réactions au coup de force d'Alger se sont affirmées le vendredi
16 mai seulement : l'Ascension avait gêné les contacts, et les organisa-
tions attendaient les mots d'ordre.
En fait, un seul problème se posait pour les « dirigeants de gauche » :
former un comité de vigilance; une seule inconnue : l'attitude de la
S.F.I.O., qui conditionnerait celle de F.0., des radicaux et éventuelle-
ment, du M.R.P. et de la C.F.T.C.
La S.F.1.0. était le seul objectif du P.C.
L’U.G.S. décida de n'adhérer qu'à un comité unique. La F.E.N.
(syndicats d'enseignants) dont l'action allait être importante, décida
elle aussi de n'adhérer qu'à un comité unique, et forte de son indé-
pendance politique, s'efforça de promouvoir cette union.
Les tentatives se déroulèrent en deux temps, séparés par le congé
de Pentecôte.
1. LES NEGOCIATIONS : LEUR ECHEC
La C.G.T. et le P.C. ouvrirent le feu dans l'après-midi du 16 mai.
Plusieurs dizaines de milliers de tracts, dit-on, avaient invité les tra-
vailleurs et la population à un meeting qui devait réunir 600 à 800
participants. Les slogans de « vigilance », qui allaient servir de pensée
et d'action pendant 15 jours, furent repris successivement par la C.G.T.,
I’U.J.C.F. et le P.C. Un seul incident notable : le secrétaire P.C. faisait
un exposé de la situation politique, expliquant le vote communiste
favorable à l'investiture Pflimlin. Comme il l'avait écrit dans le tract
distribué quelques heures plus tôt, il affirmait que le P.C. veillerait
à la défense des libertés, et s'opposerait à la prolongation du service
militaire ; il parlait encore, quand on lui apprit le vote du P.C. pour
l'état d'urgence. Après un recul, il annonça la nouvelle, s'efforçant de
l'expliquer; il y eut un moment d'hésitation et de trouble parmi l'assem-
blée des militants. Le discours fut applaudi; mais chacun s'en alla
pressé : cette douche à chaud avait créé un malaise.
Le soir : le P.C. tentait de constituer un comité unique. A ses
appels élargis, avaient répondu la C.G.T., la F.E.N., l’U.G.S.. Ces deux
dernières organisations expliquèrent leur position. Des paroles aigres
furent échangées. L'U.G.S. fut prise à partie : elle rappela que le seul
tract unitaire était celui des P.T.T., rédigé sur l'initiative d'un camarade
U.G.S. de la C.F.T.C.; elle prétendait clarifier : le P.C. l'accusa de
semer le désordre et la division. (Toutefois, le P.C. l'annexait dans son
compte-rendu, paru dans la presse: « un meeting P.C. - C.G.T. - U.G.S. ».)
Le lendemain, un enseignant apolitique, délégué à cette réunion, démis-
sionna de son syndicat pour protester contre les manœuvres
et les
atermoiements de la F.E.N. devant une situation exceptionnelle : pour-
quoi ne pas adhérer au premier comité qui se présentait ?
83
SOCIALISME OU BARBARIE
avez-vous
Samedi 17 mai : journée des espérances et des réalités. Comme
prévu, deux comités ou plutôt deux regroupements
étaient en
train de se constituer. La F.E.N. prit la direction des opérations.
a) une première réunion, suscitée par elle, groupait à 14 heures
P.C., C.G.T., U.J.C.F., U.G.S.; 2 délégués de la C.F.T.C. « observaient »;
ils se récusèrent pour toute signature ou action, affirmant qu'ils atten-
daient des ordres de Paris, et qu'ils ne voulaient pas gêner les « négo-
ciations menées sur le plan national. Manquaient au rendez-vous :
S.F.I.O., Radicaux, M.R.P. et F.0.
La réunion se limita à un dialogue tortueux, que l'on voulait
rendre pathétique, entre le délégué du S.N.I. (instituteur, proche de
la S.F.I.O.) qui affirmait ne rien pouvoir accepter, si l'unité n'était pas
réalisée, et le secrétaire du P.C., qui voulait à tout prix faire quelque
chose avec quelqu'un, donc avec les présents : les autres viendraient
ensuite. Il interrogeait la F.E.N., l’U.G.S. : oui ou non,
conscience du danger ? Oui ou non, voulez-vous faire quelque chose ?
Et sans attendre, il déclarait que le P.C. travaillerait pour la défense
de la République, où que ce soit, avec qui que ce soit, ajoutant qu'il
signait « en blanc » quelque papier que ce soit, pour montrer sa totale
bonne volonté. Le secrétaire de l’U.D.-C.G.T. était entièrement d'accord,
et lui aussi voulait « travailler » et tout de suite. Après des paroles
d'exaltation unitaire, il insinua, tournant le dos aux observateurs de
la C.F.T.C., que les travailleurs jugeraient des bons et des méchants,
et qu'après tout, si on ne voulait pas travailler avec eux, les gars de
la C.G.T. se lanceraient seuls dans la lutte, et que c'etait déjà com.
mencé (des délégués C.G.T. ont effectivement formé des . comités dans
certaines entreprises : ceux-ci n'ont jamais eu d'action propre).
Les enseignants ramenèrent la discussion à son début et à sa fin:
le comité unique. On apprit qu'une réunion suscitée par la S.F.1.0.
se tiendrait au même lieu quelques instants plus tard : 2 camarades
furent chargés d'y assister, d'y parler dans le sens unitaire, et de faire
le soir même à 21 heures un compte-rendu.
b) La réunion appelée par la S.F.1.0. rassemblait : les Radicaux,
M.R.P., F.0. et les 2 observateurs C.F.T.C. qui avaient participé à l'autre
réunion. Les dirigeants S.F.1.0. affirmèrent explicitement qu'il ne saurait
être question, en aucun cas, de comité avec le P.C. L'un d'eux expliqua
qu'il ne fallait pas murer l'avenir : si de Gaulle prend le pouvoir et
dissout le P.C., la S.F.I.O. sera la grande force de l'opposion et aura
une belle carte à jouer. On se sépara ; des contacts seraient maintenus.
c) A 21 heures, nouvelle réunion : F.E.N., P.C., C.G.T., U.J.C.F.,
U.G.S.. Le ton fut amer : le P.C. était nerveux, surtout que la dernière
possibilité de se raccrocher officiellement aux républicains allait lui
échapper. Pas un mot cependant contre la S.F.1.0.; mais toute
ranceur contre les petits : U.G.S., S.N.I., C.F.T.C. Toute la journée
on avait eu l'impression que le P.C. ne désirait qu'une chose :
être
violé par la S.F.1.0.; les petites organisations devaient provoquer la
chose, il était assez grand pour s'arranger du reste.... Déjà, cependant,
certains militants s'impatientaient; un professeur remarqua que
serait la classe ouvrière, dans la rue, qui ferait obstacle au fascisme,
s'il y avait lieu : c'était première fois que l'on parlait de la classe
ouvrière en tant que telle.
Même réaction à l'U.G.S. quelques jours après : pour ses membres,
l'action unitaire était toujours l'objectif essentiel, mais les maneuvres
des uns et des autres ne trompaient plus personne. La vraie question
sa
ce
+
84
TÉMOIGNAGES
était enfin posée : comment réagissaient les ouvriers ? Mal, disait-on.
Ils sont dégoûtés, ils sont gaullistes, affirmaient certains. Que faire ?
Que dire ? Répéter les slogans; ou bien analyser la situation. Un sym-
pathisant intellectuel progressiste voulait que l'on cachât systéma-
tiquement toutes les fautes passées des uns et des autres. Il approuvait
pleinement un tract P.C.-U.J.C.F. énumérant les responsables de la
guerre d'Algérie : « Soustelle · Morice Duchet - Sérigny · Borgeaud... >>
Mais d'autres militants affirmaient que les ouvriers étaient las des
refrains mensongers; que les mots d'ordre de débrayages n'avaient
pas réussi (5 % Renault, 40 % Jeumont, sans perspectives). Finalement
un tract fut rédigé, il analysait les responsabilités de la S.F.I.o. (politi-
que algérienne, Suez, etc...) et du P.C. (pouvoirs spéciaux, autoritarisme
par rapport aux revendications ouvrières), il appelait les travailleurs
à s'organiser eux-mêmes, non pour défendre Pflimlin, 'mais pour pro-
mouvoir la démocratie et le pouvoir des ouvriers. Ce tract fut distribué
en très petit nombre.
La semaine s'achevait dans la désillusion : on savait qu'il n'y
aurait pas d'unité ni à Paris, ni ici. Ceux qui avaient cru le Front
populaire près d'être réalisé, pleuraient sur la bêtise des hommes et
des partis et songeaient aux vacances prochaines. Ceux qui avaient agi
sans illusion, prétendaient qu'ils allaient continuer et avouaient tout
bas que de Gaulle n'attendrait plus longtemps P.C. et S.F.I.O. Les autres
disaient que « le fascisme ne passera pas » et que « l'on défendra la
République ».
2.
LES MANIFESTATIONS
La démission de Pflimlin (mercredi 28), la perspective proche d'un
gouvernement de Gaulle, ont précipité les décisions. Chacun s'est
empressé de faire ce qu'il fallait.
Un tract U.J.C.F. proclamait : « de Gaulle, c'est Franco ».
Le 27 mai : journée de lutte de la C.G.T. Un tract C.G.T. (il y en
eut presque chaque jour) expliquait longuement aux travailleurs de
Renault : « L'armée au pouvoir avec De Gaulle, c'est la dictature de la
grosse bourgeoisie sur la classe ouvrière »... «Avec ce nouvel Etat, même
s'il porte encore le titre de République, il ne serait plus question pour
les travailleurs de chez Renault de répartitions des bénéfices, car la
nationalisation de la Régie serait vite remise en cause »...
« La classe ouvrière doit montrer sa détermination de sauver la
République et sa volonté que soit écrasé le complot »... « La C.G.T., tenant
compte des situations particulières à l'entreprise »(la perspective de la
prime exceptionnelle en juillet sans doute, qui poussait les ouvriers
à refuser la grève), invitait « l'équipe du matin à assister à un meeting
à 15 heures », tous les travailleurs à constituer « des comités de vigi-
lance antifascistes » et à former des « délégations auprès des pouvoirs
publics ».
Un post-scriptum critiquait vivement « la décision de F.0. et de la
C.F.T.C. d'organiser mercredi 29 seulement des actions dont la nature
ne correspond pas d'ailleurs à la gravité de la situation.»
« Les travailleurs ne manqueront pas de juger sévèrement ces diri.
geants pour n'avoir pas répondu aux propositions de la C.G.T.. Les
travailleurs ne se laisseront pas diviser par des attitudes aussi regret-
tables et aussi peu conformes aux nécessités de la défense républicaine.
Ils demeureront unis et agissants face à l'agression des comploteurs. »
85
SOCIALISME OU BARBARIE
a) Le lendemain 28 mai, un meeting était organisé où prirent la
parole C.G.T., U.J.C.F., P.C., précédés par un militant de l'U.G.S. et
par un membre de la S.F.I.O. (ceci mérite une explication : ce dernier,
une notabilité sarthaise, socialiste en rupture de ban, est utilisé réguliè-
rement par le P.C. pour propager ses mots d'ordre unitaires; de son
côté, le personnage n'oublie pas ses « amis » S.F.1.0. : il a réussi ce
soir-là à faire acclamer, par une salle communiste aux 4/5, le nom
de Pineau, pour sa présence de la Nation à la République). 2.500 à
3 000 personnes : discours violents et exaltants des orateurs du P.C. sur
les thèmes suivants : de Gaulle, c'est la dictature, c'est l'asservissement
des ouvriers. La preuve : sa parenté noble, ses liaisons avec la haute
finance, son projet (1951) de suppression des comités d'entreprise. Rien
sur la politique passée, rien ou presque sur la guerre d'Algérie. Seule
possibilité pour arrêter le fascisme : l'union des travailleurs socialistes
et communistes. Les discours incendiaires retombèrent sur le seul mot
d'ordre : « Vigilance ». L'assemblée se séparait, il était 23 h 30, quand
un militant C.F.T.C.-U.G.S. s'approcha de la tribune, discuta quelques
instants, puis proposa d'aller à la préfecture. Il y eut un moment d'agi-
tation, des voix crièrent : « A la préfecture ». Bientôt le secrétaire
P.C. s'empara du micro, enjoignit aux assistants de ne pas suivre les
provocateurs et finalement s'écria : « Service d'ordre, emmenez
ce pro-
vocateur ». Il expliqua ensuite que la manifestation
autorisée par
le préfet devait se dérouler dans le calme.
La discussion fut rude à la sortie, entre les militants U.G.S. et
quelques communistes attardés; ceux-ci regrettaient, mais se justifiaient :
« Ils avaient une responsabilité », disaient-ils. Certains militants criti-
quaient amèrement le « dirigisme » du P.C., son manque de confiance
dans la classe ouvrière, sa volonté d'empêcher la libre expression de
chacun.
b) Jeudi 29 mai, réunion F.E.N. pour préparer la grève prévue
pour le lendemain. Le secrétaire rappelle les efforts de la Fédération
en vue de former un comité unique.
Le S.N.I. invite ses adhérents à un meeting et à une manifestation
le lendemain, ajoutant « la gravité de la situation, le peu de temps,
nous interdisent de vous donner aujourd'hui plus de précisions » !!!
c) Vendredi 30 mai, la grève des enseignants. Elle est suivie par
les instituteurs dans une proportion supérieure à l'habitude : 90 %
lycée de garçons, 50 % ; au collège technique, 80 %. Dans ces deux
établissements, des adhérents mous d'habitude, mais qui suivaient, ont
travaillé, prétendant que « de Gaulle » n'égalait pas « fascisme », qu'il
fallait voir, et que l'action venait trop tard.
Le S.G.E.N. (C.F.T.C.) a fait grève : le S.N.I. n'a pas voulu d'action
commune, malgré l'avis favorable de l'enseignement secondaire : la
situation « exceptionnelle » ne faisait pas oublier la querelle essentielle.
Instituteurs et professeurs se réunirent l'après-midi. 700 présents
écoutèrent des orateurs qui rappelèrent les tares et l'incapacité de la
république qui se mourait, les responsabilités de chacun dans la tâche
de construire l'avenir.
A 18 h 30 manifestation dans les principales artères du Mans à
laquelle étaient conviés les enseignants. Cette manifestation était la
réplique du défilé de la Nation à la République, organisée par S.F.1.0.-
M.R.P., Radicaux, qui avaient distribué de nombreux tracts. Ce que
voyant, le P.C. invita ses adhérents à une manifestation aux mêmes
lieux, à la même heure (on a su que des contacts avaient eu lieu la veille,
au
86
TÉMOIGNAGES
où la S.F.I.O. avait accepté cette perspective : n'avait-elle pas avoué à
la F.E.N. qu'elle était incapable de rassembler un nombre « convenable »
de sympathisants ?) La manifestation réunit à peu près 10 000 personnes.
Les dirigeants S.F.I.0. affectaient de ne pas voir les communistes qui
« collaient » à leurs basques ; les slogans criés par la foulé : « Le
fascisme ne passera pas ! » « A bas de Gaulle », « Dronne au poteau »,
« Chapalain (sénateur-maire gaulliste) au poteau ». On chantait la Marseil-
laise et l'Internationale. On hurlait en passant devant le « Maine Libre »
(journal local du groupe « Parisien Libéré »). Avec tout cela, pas
mal de rires, de discussions; du recul par rapport à l'événement même
que l'on créait. Beaucoup de petits bourgeois, de ruraux venus parfois
de loin; assez peu d'ouvriers (snectacle bien différent de celui du 25
octobre 1957 qui avait réuni 6 à 8 000 ouvriers à la maison sociale).
La foule se dispersa; beaucoup ils le disaient avaient l'im-
pression d'avoir enterré dignement et convenablement la IVe République.
D'autres expliquaient que les socialistes avaient voulu se réserver une
belle campagne électorale. Tout le monde était fatigué.
Je voudrais maintenant rapporter l'essentiel de plusieurs conver-
sations que j'ai eues avec des camarades de la R.N.U.R., avec l'un
d'eux surtout; il est régleur, lit Tribune Ouvrière depuis plus d'un
an, s'est constamment montré d'accord avec ce journal ouvrier qu'il
fait lire à une trentaine d'ouvriers. Il était d'accord avec le dernier
tract T.O. sauf en ce qui concerne de Gaulle et l'Algérie.
Il s'efforce, m'a-t-il dit, d’être auprès de moi l'interprète des
ouvriers.
Quelle est l'opinion des ouvriers ?
Les ouvșiers ont refusé de suivre les partis de gauche et leurs
syndicats. Pour les 8 500 ouvriers (1 800 syndiqués) de l'usine, 5% en
moyenne ont suivi les mots d'ordre de débrayage lancés par la C.G.T.
La majorité est pour de Gaulle, parce qu'ils sont dégoûtés par la
politique de ces douze dernières années.
Et de Gaulle, qu'en pensent-ils ?
Eh bien ! des copains qui lisaient T.O. et qui étaient d'accord,
sont allés coller des affiches gaullistes. Ils en ont assez de votre répu-
blique. De Gaulle au moins, il sait ce qu'il veut, et il le fait. Tu com.
prends, c'était de Gaulle ou le Front Populaire. Le Front Populaire,
les Communistes ? Tous ces gens qui disent « non » aujourd'hui, et qui
obligeraient tout le monde à dire « oui », s'ils y étaient eux !
Ils sont contre un général en France; mais n'y a-t-il pas des maré-
chaux au gouvernement en URSS ? Et puis, la Hongrie, tu crois qu'on l'a
oubliée ?
Et de la Droite, n'as-tu pas des craintes ?
De Gaulle ce n'est pas Massu. Je te l'avais dit, qu'il saurait
les faire taire. As-tu vu ses premiers actes en Algérie : il a engueulé
Massu, il a fait taire les comitards. Et qui aurait pu réaliser cette
fraternisation franco-musulmane ? Je te l'ai dit : les ouvriers veulent
que la France reste en Algérie. De Gaulle, il a dit ce qu'il veut, et
il le fera; il prendra les moyens. Il y a du travail à faire; et d'abord
payer les travailleurs algériens. Mais il le fera, et alors on pourra 'voir
clair. D'ailleurs, son gouvernement n'est pas un gouvernement de droite;
les gars criaient parce qu'il avait gardé Mollet; je leur ai expliqué
que c'était pour ne pas se laisser embarquer par la droite.
87
.
SOCIALISME OU BARBARIE
avance
Que pensent les ouvriers et les syndicats de l'avenir avec de
Gaulle ?
Les syndicats, ils attendent, la C.G.T. refuse : il lui était diffi-
cile de faire autrement. Mais la C.F.T.C., qui est la plus active depuis
2 ans, pourrait bien gagner encore, après son
aux élections
du comité d'entreprise. J'ai discuté avec un délégué C.G.T. Lui non
plus, il ne comprend pas, et il pense que si de Gaulle continue comme
ça... Mon camarade ajoute : Ce sera comme pour les accords Renault.
Non d'abord; et puis ils suivront ».
Les ouvriers ne se font pas d'illusions. Ils savent que de Gaulle,
ce ne sera pas le socialisme, et qu'ils ne s'occuperont pas tout seuls
de leurs propres affaires. Mais où est le vrai socialisme ? Qu'est-ce que
les autres ont fait, ou proposé ? L'association Capital-Travail ? Les
ouvriers en ont entendu parler depuis longtemps, et ils sont méfiants.
Mais enfin, ils sauront à quoi s'en tenir ! Quelques-uns se souviennent
du programme du C.N.R. Ce serait un grand pas en avant. Les ouvriers
sont dans l'expectative; ils attendent.
Les options principales exprimées dans cette conversation m'ont été
confirmées par plusieurs camarades ouvriers. Elles expliquent l'attitude
des ouvriers de Renault pendant les événements récents.
Les points d'interrogation sont : de Gaulle et l'Algérie2 ? De Gaulle
et l'action ouvrière ?
Ces ouvriers savent que de Gaulle, ce n'est pas le pouvoir ouvrier.
Mais ils pensent qu'un arbitre qui a la force vaut mieux qu'une bande
de rats qui mangent le fromage par l'intérieur.
B.
1
LA GRANDE MANIFESTATION DU 28 MAI 1958
Nous avons participé à la manifestation du mercredi 28 mai organisée
par les partis « républicains ». Du point de vue manifestation de masse
c'était formidable. En effet des mouvements de ce genre on n'en voit pas
tous les jours ou tout au moins il s'en produit un tous les vingt ans. Mais
c'était hélas de par son caractère, d'un platonisme exagéré, et pour cause...
Les partis et les organisations syndicales ne voulaient pas aller plus loin
que ce qu'ils s'étaient fixé : la défense de la République un point c'est
tout. Pour s'apercevoir du frein employé par ces partis et par leur service
d'ordre, il faut se reporter à la fin du défilé, c'est-à-dire à la place de la
République.
Plusieurs choses se sont passées à différents endroits de cette place. Ce
qui va suivre en décrit une.
Rue du Temple : un groupe de manifestants se dirige dans cette rue,
mais à cent mètres : cordon de flics. Les gars s'arrêtent et se retournent
vers la grande place pour appeler d'autres camarades en renfort et essayer
de franchir le mur de C.R.S. Ce groupe avait vraiment envie de se battre
et de faire quelque chose de positif, de marquant et, de ce fait, donner à
88
TÉMOIGNAGES
cette manifestation un autre caractère. Mais il y eut parmi les manifes-
tants et le service d'ordre des partis de gauche un remous terrible. Une
chaîne humaine s'est formée, organisée par les militants de gauche entre
les flics et les gars qui voulaient aller à la bagarre. « Ne faites pas ça
camarade ». « Vous allez au massacre ». « Ce n'était pas notre mot
d'ordre ». « Nous défendons la République ». « Dans le calme et la
dignité ». « Le fascime ne passera pas ». « Pas de provocation », etc...
Ces derniers mots d'ordre sont sortis de la bouche d'un maire communiste
qui s'est débattu comme un rat pris au piège pour empêcher les gars
d'aller plus loin.
Plusieurs responsables syndicaux ont pris la parole pour appeler les
manifestants à rester calmes. « Dispersez-vous camarades ». « Restons vigi.
lants ». « Nous avons atteint notre objectif ». « Le fascisme ne passera
pas ».
Visiblement les gars n'étaient pas contents. « La République on s'en
fout ». « Les partis de gauche ont depuis 13 années fait le jeu de la
droite, les organisations syndicales pour garder tout un tas de privilèges
nous bernent et nous mentent depuis autant de temps. C'en est assez. Nous
avons droit à nos libertés. Nous voulons nous défendre nous-mêmes et
vivre dignement ».
Tout ceci a duré un peu plus d'une demi-heure. Des discussions, par.
fois violentes, ont eu lieu entre responsables de partis et travailleurs. Il
faut, dans le caractère de cet incident, retenir deux choses :
1° « Pas de provocation » ou bien « Ne jouez pas aux provocateurs »
(paroles de responsables syndicaux ou autres dirigeants de partis).
Mais de qui se moque-t-on ? Nous travailleurs, des provocateurs ? Et
les milliers de flics, gendarmes, C.R.S. qui fermaient toutes les rues, bou-
levards et avenues de la place de la République, que sont-ils ? Les défen.
seurs de la République sans doute ? Les partis de gauche nous ont bernés
une fois de plus.
N'oublions pas Nantes et Saint-Nazaire : ce sont bien les C.R.S. qui
ont chargé et tué les travailleurs qui luttaient pour de meilleures condi.
tions de travail. D'ailleurs ce n'est pas la peine de se reporter à ces deux
villes mais seulement lorsqu'une grève éclate n'importe où, qui envoie-
t-on pour contraindre par la force les ouvriers ? Encore les C.R.S. et l'on
voudrait nous faire croire que ce sont des défenseurs de la République
et des libertés. C'est vraiment n'avoir plus aucun sens de la dignité que
d'affirmer de telles choses.
2° « Vous allez au massacre ».
Encore une fois de qui se moque-t-on ? Avec 200 ou 250 000 manifes-
tants nous allions au massacre ? Nous ne le pensons pas. Le petit nombre
de gars qui était là (dans la rue du Temple) aurait automatiquement
entraîné la masse des manifestants qui se trouvait encore sur la grande
place. Mais il ne fallait pas aller plus loin.
200 ou 250 000 manifestants c'est trop, mais pour le dimanche 1er juin
on envoie volontairement se faire massacrer une dizaine de milliers de
travailleurs. Où se trouve le rapport de force ? Le parti communiste vou.
lait faire son baroud d'honneur avec seulement quelques milliers de mili-
tants. Le lundi matin, il y aurait eu de grands titres dans leurs journaux :
« les martyrs du dimanche 1er juin pour la défense de la République ».
Il faut bien se mettre quelque chose sous la dent...
Heureusement il n'y a pas eu de victimes mais des heurts violents
et des arrestations ont été effectuées. Et où est le résultat positif de tout
cela ?
$
89
SOCIALISME OU BARBARIE
Beaucoup de travailleurs sont écœurés, d'autres disent « maintenant
on va bien .voir ». Mais c'est hélas tout vu. Il faudra encore se battre pour
obtenir quoi que ce soit et peut-être maintenant encore plus difficilement.
(Extrait de Tribune Ouvrière de juin 1958)
A LA MANIFESTATION DU 28 MAI
Au départ la préfecture avait demandé que l'on s'en tienne sur
les pancartes à « Vive la République », à l'exclusion de tout autre mot
d'ordre. Mais les différents services d'ordre se trouvèrent assez rapide-
ment dans l'impossibilité de faire respecter la consigne et tout le bou.
levard Voltaire retentit bientôt de « Front populaire ! » « Les Paras à
l'usine ! »,
Paix en Algérie ! », se couvrant plus ou moins les uns les
autres et voisinant avec des lambeaux de « Marseillaise » et d'« Inter-
nationale ».
Vers 20 heures, trois heures après le commencement du défilé,
des groupes compacts stationnent aux abords de la place de la Répu-
blique. Pour aller plus avant je rejoins le cortège et me mêle au groupe
des militants de l’U.G.S. Là, mêmes pancartes qu'ailleurs mais l'on
insiste sur les slogans les plus « à gauche » de la journée et de temps
en temps l'on chante le poing levé le refrain de l' « Inter » (que nous
ne connaissions pas plus avant, notre chant de lutte est d'ailleurs assez
confondant). A un moment donné deux ou trois gars (trotskystes «en
fraction » ?) scandent : « Dé-sar-mons les Pa-ras ! » et les voisins cor.
rigent ausitôt : « Dé-sar-mez les Pa-ras ! » Çà et là quelques U.G.S.
membres du service d'ordre ont sans doute un peu gênés pudique-
ment et habilement rabattu sous le rouge, le bleu et le blanc de leur
brassard tricolore.
Nous laissons sur la droite la caserne de Gardes Mobiles et arrivons
à l'entrée du boulevard Magenta. C'est le dernier tournant : un cordon
de jeunes militants se tenant par la main barre la grande artère où l'on
aperçoit, à quatre cents mètres, plusieurs cars de police placés en travers
et de nombreux C.R.S. Tel un disque rayé, un bureaucrate répète sur
ton excédé : « Disloquez-vous camarades ! Rentrez chez vous ! »
D'autres ramassent systématiquement les pancartes et les dressent contre
une devanture de boutique.
Après le « dernier tournant », une majorité gagne le Métro, d'autres
restent, « pour voir ». Par-ci, par-là l'on discute, mais sans animation.
Plus loin, même scénario : une chaîne humaine barre l'accès de la
rue du Temple. Derrière elle, à quelques centaines de mètres, les C.R.S.
On est plus nerveux ici : de brèves bagarres ont tout à l'heure éclaté
entre flics et jeunes manifestants ayant débordé le service d'ordre.
Tout près un groupe assez important écoute quelque chose. Je
m'approche : deux ou trois membres des syndicats indépendants s'en-
gueulent plus ou moins avec un petit bureaucrate. La « discussion » se
situe à un niveau très bas, le type des S.I. reprochant au stal de
vouloir «imposer ses idées à tout le monde » en échange de quoi il
écope d'extraits entiers de l'« Huma ». Je saisis alors au bond une
nouvelle citation du gars du P.C. : « Mais enfin quel sens ça peut-il
avoir de défendre une République qui vote 80 milliards supplémentaires
un
90
TÉMOIGNAGES
pour la guerre d'Algérie et officialise les 27 mois de service militaire ? »
L'autre m'assène un nouvel extrait de Courtade ou de. Stil, les « syn.
diqués indépendants », se sentant hors du coup, la bouclent, je réplique
et le groupe se resserre autour de nous, intéressé. Ce sont des ouvriers
ou de petits employés probablement influencés par le P.C. : ils restent
silencieux, n'interviennent ni dans un sens ni dans l'autre, mais écoutent.
On continue comme ça quatre ou cinq minutes et chaque fois que la
tête de mon partenaire s'éclaire je comprends qu'il vient tout à coup
de se rappeler deux ou trois fragments de Wurmser. Enfin quelqu'un
bouge dans l'auditoire : « Mais toi, qu'est-ce que tu préconises ? »
« Les conseils ouvriers ! » je réponds. < Bravo, voilà » (J'ai de la
chance: c'est quelqu'un qui a toujours suivi les minorités. Du coup,
çà fait diversion en ma faveur, les auditeurs tendent l'oreille, on
enfin sortir des classiques). Alors le bureaucrate gonfle la voix :
« D'abord, est-ce que tu es syndiqué ? Non ? Bon, je ne discute
pas avec toi. » Je lui fais observer « qu'il n'y a que quatre mille
syndiqués chez Renault » et sur ces entrefaites arrive un responsable du
service d'ordre qui vient de s'apercevoir que quelque chose d'insolite
se passe : « Pas de groupes, camarades ! Vous devez vous disperser ! »
Ce que nous faisons, d'autres stals s'étant approchés.
va
A. G.
* *
Si la foule a été si nombreuse, c'est que la manifestation n'a pas été
interdite, que par conséquent, en s'y rendant, on ne courait pas le risque
de se heurter aux forces de police.
Il y avait aussi le sentiment réconfortant que la gauche tout entière
y serait, qu'elle reconstituerait son unité, grâce à la bienveillance des
autorités encore en place.
Pour beaucoup, une majorité sans doute, il y a eu une vague décep-
tion quand, arrivés place de la République, il fallut rentrer chez soi : la
dispersion après avoir éprouvé cette force d'être ensemble innombrables.
Ce soir là, ne pouvait-on pas dépasser la place de la République ?
S., ouvrier tailleur.
91
Documents
TRACT DIFFUSE LE 27 MAI
PAR LE GROUPE « POUVOIR OUVRIER»
La mascarade qui durait depuis quinze jours est finie. Les palabres
ministérielles, les carrousels des partis, l'hommage unanime voté par
l'Assemblée, communistes compris, à « l'Armée et à ses chefs », toute
la farce parlementaire à laquelle les travailleurs ont assisté, tantôt ironi-
ques, tantôt exaspérés, s'achève sur le drame : la rébellion des colons
et des militaristes d'Alger s'étend à la France.
De ce drame, ce seront les travailleurs qui auront encore à payer
les frais. Leur premier intérêt, leur premier devoir, c'est d'essayer de
voir clair dans la situation, par delà les discours trompeurs des ministres,
des généraux et des partis.
QUE VEULENT LES COLONS
ET LES « COMITES DE SALUT PUBLIC » D'ALGER ?
Les colons et les généraux d'Alger veulent imposer l'intensification
de la guerre d'Algérie. C'est pour eux le seul moyen de maintenir leurs
privilèges monstrueux et leur domination sur le peuple algérien qui n'en
veut pas.
La
guerre
dure depuis quatre ans et engouffre chaque année des
centaines de milliards. Pour l'intensifier, il faut encore plus d'argent et
encore plus d'hommes. La guerre exige maintenant qu'on réduise encore
plus le niveau de vie des salariés et qu'on prolonge le service militaire.
Pour appliquer cette politique, il faut supprimer toute opposition à la
guerre, empêcher que l'opinion publique soit informée, interdire les
grèves. En un mot, pour mener la guerre à outrance, les colons d'Alger
veulent imposer en France un « gouvernement fort », c'est-à-dire une
dictature.
Pendant les quinze jours de son gouvernement, Pflimlin a tout fait
pour donner satisfaction aux rebelles : nouveaux crédits militaires,
prolongation du service à 27 mois, octroi au gouvernement de pouvoirs
dictatoriaux par « l'état d'urgence », vote de pouvoirs spéciaux pour
l’Algérie, etc. Socialistes et communistes se sont joyeusement associés
à toutes ces mesures réactionnaires.
Mais devant la rébellion, Pflimlin n'avait et n'a aucune force réelle,
et ses actes l'ont constamment montré. Les pouvoirs dictatoriaux qu'il
s'est fait voter pour « défendre la République », il ne les a utilisés que
pour interdire réunions et manifestations de ceux qui s'opposent à la
dictature. A part cela, il a investi le rebelle Salan de tous les pouvoirs
en Algérie, il a laissé filer Soustelle, il a constamment cédé devant les
colons. Il a ainsi étalé son impuissance devant tous, et fait comprendre
aux rebelles qu'il suffit de 150 parachutistes pour conquérir un dépar-
tement.
92
DOCUMENTS
Enhardie par la faiblesse évidente du gouvernement, par l'absence
de toute réaction réelle de la part des organisations « ouvrières », partis
et, syndicats,' la rébellion s'est emparée de la Corse et se prépare à
mettre le pied en France même. Y aura-t-il un coup de force à Paris
même, ou bien Pflimlin, « pour éviter l'effusion de sang », s'en ira-t-il
« volontairement » devant de Gaulle, après lui avoir fait le lit ? On ne
peut le prédire, mais une chose est certaine : la rébellion n'est pas dis.
posée à transiger, elle tentera d'aller jusqu'au bout, c'est-à-dire de s'em-
parer du pouvoir dans tout le pays et d'imposer la dictature de de
Gaulle.
Jusqu'ici le maître véritable de la France, le grand patronat, était
resté dans l'expectative. Il se demandait si la venue de de Gaulle au
pouvoir ne risquait pas de provoquer un conflit violent, qu'il aurait pré-
féré éviter. La lâcheté rampante des chefs socialistes et communistes,
l'absence de réaction spontanée des masses travailleuses l'ont rassuré.
Désormais, de Gaulle a le feu vert du côté du grand patronat.
1
CE QUE SIGNIFIERA LE POUVOIR DE DE GAULLE
L'indifférence ou des illusions sur de Gaulle existent dans tous les
milieux. Après tout, se disent les gens, tout plutôt que la pagaïe actuelle.
De Gaulle mettra de l'ordre.
L'ordre que mettra de Gaulle, c'est l'ordre du patronat et l'ordre
de la guerre. Si le patronat se tourne aujourd'hui vers de Gaulle, c'est
parce qu'il est le seul capable de rassembler tous les éléments fascisants
et partisans d'un « pouvoir fort ». C'est parce que, dans l'incohérence,
la pourriture et la décomposition du régime parlementaire bourgeois,
seul un tel pouvoir peut gouverner efficacement pour le patronat.
Cela veut dire : intensifier la guerre d'Algérie, faire payer les classes
travailleuses, les ligober afin qu'elles ne puissent se défendre. L'ordre
de de Gaulle signifiera que les patrons seront encore plus patrons et
les ouvriers encore plus ouvriers, les généraux encore plus généraux
et les soldats encore plus soldats.
Des gens se font aussi des illusions en pensant que de Gaulle mettra
fin à la guerre d'Algérie. Mais de Gaulle ne possède aucun truc magique
pour mettre fin à la guerre. Les illusions relatives à la « fraternisation »
d'Alger se dissipent déjà, lorsqu'on voit que les musulmans qui ont
accepté de participer au Comité de salut public d'Alger sont moins
nombreux que ceux qui collaboraient déjà avec le maire d'Alger.
Et même dans le cas improbable où de Gaulle négocierait un
compromis avec le F.L.N., les travailleurs de France auraient été au
préalable ligotés et ils le resteraient. Le patronat essaierait alors, par
une exploitation accrue, de récupérer sur leur dos aussi bien la perte
de l’Algérie que le gâchis énorme créé par quatre années de guerre.
LES PARTIS « OUVRIERS »
ASSOCIES A LA POLITIQUE DE GUERRE
Depuis 1956, les partis « ouvriers » ont été, directement ou indirec-
tement, les piliers indispensables de la politique de guerre. C'est le gou-
vernement du « socialiste » Mollet qui a rappelé les disponibles pour
intensifier la guerre, qui a organisé la répression en Algérie avec
Massu, qui a commencé à s'attaquer au niveau de vie des travailleurs.
93
SOCIALISME OU BARBARIE
C'est le parti « communiste » qui a voté les pouvoirs spéciaux en
1956 à Mollet, comme hier encore à Pflimlin, qui s'est opposé aux mani.
festations spontanées des rappelés et des ouvriers contre la guerre au
printemps 1956, qui s'est constamment refusé à prendre position active-
ment contre la guerre, pour l'indépendance du peuple algérien, pour la
défense du niveau de vie des salariés.
Aujourd'hui, socialistes et communistes s'associent aux radicaux, aux
M.R.P., aux indépendants en votant toutes les mesures réactionnaires
du gouvernement. Sous prétexte de « défendre la République », ils con-
tinuent à escamoter les vrais problèmes qui se posent :
La défense du niveau de vie des travailleurs.
La fin de la guerre d'Algérie.
Personne ne parle de ces problèmes, qui préoccupent avant tout
les travailleurs , apparemment cela n'intéresse pas les partis « ouvriers ».
Tout ce qu'ils peuvent faire, c'est de lancer des appels pleurnichards
à la « vigilance » demandant aux ouvriers de se « tenir prêts » à défendre
la République.
QU'EST-CE QUE LA REPUBLIQUE POUR LES OUVRIERS ?
Mais il faut être aveugle pour ne pas voir que les ouvriers ne se
mobilisent pas pour « défendre la République ». Pourquoi ?
Les ouvriers sont, bien entendu, contre la dictature, car ils savent
qu'elle apportera une aggravation de leurs conditions de vie et de
travail. Mais l'expérience qu'ils ont faite depuis 14 ans de la République
capitaliste ne les incite nullement à se faire tuer pour la défendre.
Ils ont vu cette République envoyer les C.R.S. tuer leurs camarades à
Nantes parce qu'ils demandaient quelques francs d'augmentation. Ils l'ont
vue jeter des milliers de milliards, pris sur leur pouvoir d'achat, dans
les gouffres des guerres d'Indochine et d’Algérie. Ils ont vu la majorité
qu'ils ont envoyée en janvier 1956 au Parlement et qui promettait l'arrêt
de la guerre en Algérie, tourner casaque du jour au lendemain et
intensifier la guerre.
Lorsque socialistes et communistes appellent les travailleurs à défen-
dre les « droits et les libertés » octroyés par la République, les tra-
vailleurs ont plutôt tendance à ricaner. Car ce sont les socialistes et les
communistes qui ont supprimé ce qui pouvait en rester, de ces droits
et de ces libertés, en votant des pouvoirs dictatoriaux à Pflimlin, que
demain de Gaulle utilisera.
La vraie force de de Gaulle, pour l'instant, ce ne sont ni les bandes
fascistes ni les généraux ; c'est la pourriture du régime, dont tout le
monde a conscience. Personne en France n'a envie de lever le petit doigt
pour défendre ce régime-là, le régime des combines et des tortures, des
Laniel et des Lacoste. Les partis « ouvriers » font en réalité le jeu de de
Gaulle et démoralisent les gens, lorsqu'ils essaient de les persuader que
la seule alternative est entre cette République-là et une dictature de
Gaulle. Car les travailleurs savent qu'entre Pflimlin et de Gaulle il
n'y a qu'une différence de degré, et que leur politique est essentielle
ment la même : une politique de guerre et d'exploitation.
94
DOCUMENTS
IL Y A UN AUTRE POUVOIR QUE CELUI DES PATRONS
ET DES PARTIS
Il y a pourtant une autre politique, radicalement opposée à celle
de Pflimlin, à celles de de Gaulle, de Mollet et de Thorez, et qui expri.
merait les intérêts des travailleurs et recueillerait l'adhésion de la grande
majorité de la population. Une politique qui supprimerait l'exploitation
capitaliste, confieraït la gestion totale des entreprises aux salariés, orien.
terait la production vers la satisfaction des besoins de la population et
non vers la guerre, ferait des organismes démocratiques des travailleurs
les seuls organes de pouvoir. Une politique qui donnerait tout le pou-
voir et tous les droits aux travailleurs, et supprimerait le pouvoir et
les droits du patronat, de ses généraux, de ses hauts fonctionnaires, de
ses politiciens.
Cette politique, ce ne sont pas les partis dits « ouvriers » actuels,
P.C.. et S.F.I.O., qui vont la proposer. Bien nichés dans le fromage par.
lementaire, ils n'en parlent jamais.
Une telle politique ne peut être imposée que par l'action et l'orga-
nisation des travailleurs eux-mêmes. Elle ne pourra être réalisée que
lorsque, dans toutes les entreprises et tous les secteurs, les ouvriers,
les employés, les petits fonctionnaires, les étudiants s'organiseront eux-
mêmes ; lorsqu'ils constitueront leurs Conseils, formés par les délégués
de chaque atelier et de chaque bureau, démocratiquement élus et révoca-
bles tout instant ; lorsque ces Conseils, fédérés à l'échelle nationale,
montreront qu'ils représentent la grande majorité de la nation, l'im.
mense pouvoir des travailleurs, et qu'ils sont capables d'imposer les inté-
rêts des travailleurs, tels que ceux-ci les jugent et les définissent eux-
mêmes, comme but suprême de toute politique.
Aussi longtemps que les travailleurs ne s'organiseront pas pour
imposer leur solution la société ne fera que se balancer entre la Répu.
blique pourrie et la dictature, sans pouvoir sortir de sa crise.
LES TRAVAILLEURS PEUVENT LUTTER
CONTRE CE QU'ON LEUR PREPARE
Mais actuellement les travailleurs sont plongés dans le désarroi.
Ils comprennent qu'on leur prépare une exploitation plus lourde, un
asservissement complet. Mais ils ne voient pas comment s'organiser et
lutter. Ils ne suivent pas, dans leur majorité, les consignes des organi.
sations actuelles politiques et syndicales, parce que 13 ans d'expérience
leur ont montré que celles-ci ne défendent pas leurs intérêts et parce
qu'actuellement ces organisations ne leur proposent rien d'autre que
la « défense de la République ».
Pourtant la force des travailleurs est immense. Une grève générale
pourrait balayer aussi bien Pflimlin que de Gaulle. Et pour s'organiser
et lutter, les ouvriers n'ont pas besoin d'attendre les consignes des orga-
nisations actuelles, consignes qui ne viendront pas. Les grandes grèves de
l'été 1953 ont été déclenchées par les travailleurs du secteur public sans
mot d'ordre des syndicats. En 1955, à Nantes et à Saint-Nazaire, les tra-
vailleurs ont mené leur lutte en laissant de côté les organisations syndi-
cales. En juillet 1957, ce sont les employés de banque qui ont fait la
grève et les syndicats qui ne se sont démenés que pour la trahir.
La seule riposte efficace contre la politique de guerre, l'exploitation
et la dictature, ce ne sont ni les « pétitions », ni la « vigilance », ni l'al-
95
SOCIALISME OU BARBARIE
liance de Thorez-Mollet avec Pleven et Pinay. C'est la lutte réelle des tra-
vailleurs par leur arme décisive : la grève.
Sur les objectifs de cette lutte, il ne peut y avoir aujourd'hui aucune
hésitation :
La paix immédiate en Algérie, par la reconnaissance de l'indépen-
dance du peuple algérien,
La défense des conditions de vie et de travail, la revalorisation
intégrale du pouvoir d'achat des salariés,
La défense des droits et des libertés des travailleurs, de leur droit
de se réunir, de manifester, de publier des journaux, de faire la grève.
La lutte réelle pour ces objectifs est capable de souder dans l'unani-
mité les classes travailleuses. Les camarades qui refusent de signer des
pétitions pour défendre le fromage des députés, marcheront avec enthou-
siasme s'il s'agit d'une lutte réelle et efficace pour la défense de leurs
véritables intérêts.
Mais cette lutte, il est évident que ni les partis ni les syndicats ne
l'organiseront. Il faut donc qu'elle soit préparée par les travailleurs eux-
mêmes. Pour cela il n'y a qu'un seul moyen :
Il faut que dans chaque atelier, chaque bureau, chaque entreprise,
les camarades les plus décidés prennent l'initiative de constituer des
Comités de lutte ouvrière pour la paix immédiate en Algérie, pour la
défense des salaires et des libertés des travailleurs.
- Il faut que ces Comités établissent des liaisons régulières entre eux,
d'entreprise à entreprise, de localité à localité.
Il faut que ces Comités appellent l'ensemble des travailleurs de leur
entreprise à exprimer leurs idées, les objectifs pour lesquels ils veulent
lutter, les moyens qu'ils considèrent comme les plus adéquats.
Il ne s'agit plus de signer des pétitions, d'envoyer des délégations, ou
ď « être prêt » comme les boy-scouts. Il s'agit de se préparer le plus tôt
possible à une lutte réelle et efficace et d'associer à cette préparation l'en-
semble des travailleurs.
Seule une telle initiative peut sortir les travailleurs de leur désarroi
actuel, leur permettre de dépasser leur morcellement, leur donner
confiance en leur force infinie. Si quelques Comités de lutte décidés à
agir efficacement se constituaient et s'adressaient aux autres travailleurs,
la France serait couverte demain de Comités semblables.
Ce texte a été rédigé et tiré par des camarades ouvriers, employés,
étudiants et intellectuels qui se sont réunis pour définir leur position face
aux événements et qui ont décidé de s'organiser en groupe pour le
POUVOIR OUVRIER
* *
NUMÉRO SPÉCIAL DE TRIBUNE OUVRIÈRE DIFFUSÉ LE 19 MAI CHEZ RENAULT
Depuis quatre ans, Tribune Ouvrière regroupe des camarades d'opi.
nions différentes mais qui sont d'accord sur cette idée fondamentale :
que la classe ouvrière ne pourra améliorer et modifier son sort que par
sa propre lutte, en s'organisant de façon autonome.
Aujourd'hui les événements posent à tous les ouvriers des problèmes
graves. Depuis deux ans, la guerre d'Algérie a créé une détérioration
importante du niveau de vie des salariés; mais ce qui se passe aujour-
96
DOCUMENTS
d'hui à Alger et à Paris risque d'avoir des répercussions infiniment plus
graves sur notre sort.
Devant cette situation ,les camarades de Tribune Ouvrière et d'autres
camarades qui n'y participent pas normalement se sont réunis pour
confronter et clarifier leurs idées sur la situation et les moyens par
lesquels les travailleurs pourraient lutter contre la détérioration de
leur niveau de vie. Voici les idées sur lesquelles nous
mis d'accord.
nous sommes
NI PFLIMLIN, NI DE GAULLE
La rébellion des colons et des militaristes d'Alger avait deux objec-
tifs :
lº Imposer au gouvernement la poursuite et l'intensification de la
guerre pour maintenir les privilèges monstrueux des colons et la domi.
nation française sur le peuple algérien qui n'en veut pas;
2° Comme la guerre devient chaque jour plus impopulaire en
France, comme il faut serrer encore plus la vis à la population tra-
vailleuse pour financer des dépenses militaires toujours croissantes,
comme il faut supprimer toute opposition à la guerre, pour eux il faut
instaurer en France un gouvernement fort, capable d'imposer à la popu-
lation la guerre à outrance.
Quelle que soit l'évolution ultérieure, que Pflimlin reste ou que
de Gaulle lui succède, il faut voir que dès maintenant la rébellion a
réussi dans le fond, car elle a imposé ces deux objectifs.
Pflimlin, qui avait fait avant son investiture de vagues allusions à
des « pourparlers » pour terminer la guerre, s'est empressé de déclarer
qu'il ne pouvait y avoir de paix en Algérie qu'après la victoire. Dès
maintenant, il porte le service militaire à 27 mois, il augmente les dépen-
ses de guerre de 80 milliards, il intensifie la fabrication et l'envoi de
matériel militaire en Algérie. En même temps, il fait voter la loi sur
« l'état d'urgence » qui supprime en réalité toutes les libertés et les
droits démocratiques. Avec cette loi, le gouvernement peut désormais
faire ce qu'il veut : mettre des individus en résidence forcée (en fait
les déporter), interdire toute manifestation et toute réunion, instaurer
la censure, interdire les grèves ,etc. Mais ce gouvernement qui soi.
disant « défend la république » n'empêche pas Soustelle et Biaggi de
filer à Alger pour prendre la tête de la rébellion; ni les colons, les
militaristes et de Gaulle de se préparer activement pour instaurer une
dictature pure et simple.
Si demain de Gaulle succédait à Pflimlin, il ne ferait que pour-
suivre et aggraver une politique pour laquelle Pflimlin a déjà entière-
ment préparé le terrain :
INTENSIFIER LA GUERRE FAIRE PAYER LA CLASSE
OUVRIERE LA LIGOTER POUR QU'ELLE NE PUISSE PAS SE
DEFENDRE.
Les partis « ouvriers », socialiste et communiste, s'associent à cette
opération : les socialistes participent au nouveau gouvernement; les com.
munistes s'abstiennent lors de l'investiture de Pflimlin et lui votent
la loi sur l'état d'urgence. Les syndicats marchent avec eux. Tout cela,
sous le prétexte de « défendre la république». Sous ce prétexte, socia-
listes et communistes escamotent complètement les deux vrais problè-
mes :
97
SOCIALISME OU BARBARIE
la nécessité immédiate de mettre fin à la guerre d'Algérie en
reconnaissant l'indépendance dų peuple algérien;
la nécessité de défendre le niveau de vie de la classe ouvrière,
qui se détériorera aussi longtemps que la guerre continuera.
Défendre la République... mais quelle République ? Celle qui, pour
alimenter les guerres coloniales, réduit le niveau de vie des travailleurs ?
Celle qui envoie les C.R.S. tuer les ouvriers de Nantes mais investit le
rebelle Salan de tous les pouvoirs ? C'est précisément la République
capitaliste française de 1958, sa pourriture et sa pagaïe qui a engendré
le coup de force d'Alger et qui fait constamment proliférer les forces
fascistes et réactionnaires en France.
Aujourd'hui, de toute façon, la « défense de la République » est une
sinistre farce. Les socialistes et les communistes associés aux partis
bourgeois en ont supprimé l'essentiel en votant des pouvoirs dictatoriaux
à un gouvernement réactionnaire pour continuer la guerre.
Devant cette situation la classe ouvrière est dans le désarroi. Elle
comprend qu'on veut préparer son asservissement complet et son exploi.
tation accrue. Elle suit de moins en moins les organisations tradition-
nelles, partis et syndicats, car l'expérience des douze dernières années
lui a montré que ceux-ci ne défendent pas réellement ses intérêts. Elle
n'a aucune envie de se mobiliser pour défendre un régime qu'elle juge
pourri, ni approuver la politique des partis soi-disant ouvriers qui en
sont devenus les auxiliaires.
Si la classe ouvrière n'est nullement disposée à payer les frais
d'une guerre criminelle et absurde, ni à laisser s'instaurer une dicta-
ture, elle est plongée dans l'inquiétude car elle ne voit pas comment
s'organiser et lutter. Pourtant la force de la classe ouvrière est immense
et pourrait balayer aussi bien Pflimlin que de Gaulle. Il suffit de lire
les journaux pour comprendre que la seule chose dont la bourgeoisie
a peur actuellement c'est la mobilisation des masses ouvrières. Si pour
organiser cette lutte les organisations traditionnelles sont carentes les
ouvriers peuvent s'organiser eux-mêmes. A Nantes et à Saint-Nazaire, en
1955, comme encore récemment en Espagne, les ouvriers ont su déclen-
cher leur lutte efficacement sans attendre les ordres des partis et des
syndicats.
La seule riposte efficace contre la politique de guerre et contre la
dictature, ce ne sont pas les palabres au parlement, ni l'alliance avec
des partis bourgeois; c'est la lutte des ouvriers. Cette lutte, les ouvriers
peuvent l'organiser eux-mêmes, en constituant dans chaque atelier, dans
chaque département des comités pour la paix en Algérie et pour la
défense des salaires et des libertés ouvrières. Si ces comités se consti.
tuent et se regroupent dans chaque entreprise et dans chaque région,
la classe ouvrière prendra conscience de sa force et pourra déterminer
elle-même, démocratiquement, les objectifs pour lesquels elle veut lutter
et les moyens qu'elle veut utiliser.
Dès maintenant, nous invitons les camarades qui se sentent proches
de ces idées, à venir en discuter avec nous, en toute liberté, autour
de Tribune Ouvrière. Un tel regroupement est une nécessité urgente,
car seul il peut nous permettre de confronter et de clarifier notre expé-
rience et nos idées et d'envisager, sur le plan de l'usine, les moyens
d'action les plus efficaces en fonction de l'évolution de la situation.
98
DOCUMENTS
TRACT PUBLIÉ LE 30 MAI PAR LES ORGANISATIONS REGROUPÉES
DANS LE « COMITÉ D'ACTION RÉVOLUTIONNAIRE »
LA MANIFESTATION OUVRIERE DU 28 MAI : UNE PREMIERE
VICTOIRE : mais la bataille n'est pas encore gagnée. De Gaulle comptait
sur la passivité des ouvriers. Des centaines de milliers de travailleurs ont
dit NON A LA DICTATURE !
De grandes espoirs sont nés, mais ce n'est pas le Parlement, ce ne
sont pas les députés qui peuvent faire barrage à de Gaulle et à la clique
militaire.
Les ouvriers exigent : le respect et l'extension de leurs libertés syn-
dicales, de réunion, de presse, etc...
la paix en Algérie
le droit du peuple algérien à disposer de lui-même.
Pour assurer la défaite de de Gaulle, les travailleurs ne doivent comp-
ter que sur eux-mêmes.
VIVE LA GREVE GENERALE !
Travailleurs !
Dans les entreprises, les syndicats, les quartiers,
Organisez vous mêmes votre propre défense !
Formez des Comités d’Action révolutionnaire ou toute autre forme
de regroupement !
Prenez contact entre vous, et avec le Comité d'Action révolutionnaire
qui s'est formé avec la participation de plusieurs organisations révolu-
tionnaires ouvrières dont :
la Fédération anarchiste, le Comité de Liaison et d'Action pour la
Démocratie ouvrière (C.L.A.D.O.), le Parti communiste internationaliste
trotskyste, les G.A.A.R., les Jeunesses libertaires, le Groupe d'Etudiants
révolutionnaires, les Groupes rive gauche des Jeunesses socialistes de la
Seine, et des militants syndicalistes de toutes tendances.
Le Comité d'Action Révolutionnairė
3, rue Terneaux, Paris (x1°)
TRACT DIFFUSÉ LE 20 MARS PAR LES ETUDIANTS DE SOCIALISME OU BARBARIE
NOUS NE POUVONS COMPTER QUE SUR NOUS-MEMES
Vendredi dernier les partis de gauche et les organisations étudiantes
nous appelaient à manifester dans le courant de l'après-midi « pour la
destitution et l'inculpation immédiate de Massu et pour l'ouverture de
poursụites contre les responsables du coup d'Etat ». Beaucoup d'étu-
diants se demandaient pourquoi on ne réclamait pas aussi l'inculpation
de Salan et s'étonnaient qu'on ait complètement escamoté le problème
crucial de la guerre et de l'indépendance algérienne. Mais ils pensaient
qu'il fallait profiter de l'occasion qui leur était offerte pour manifester
leur volonté d'en finir à la fois avec la guerre d'Algérie et le clan
Massu-Salan.
Ils apprenaient, vendredi après-midi, que la manifestation était pure-
ment et simplement décommandée. Pourquoi ?
99
SOCIALISME OU BARBARIE
Parce qu'entre-temps les partis «de gauche » venaient de voter
l'état d'urgence, c'est-à-dire d'accorder à un gouvernement bourgeois
des pouvoirs dictatoriaux sous prétexte de défendre la République. Mais
à l'heure où les appendices étudiants de ces partis sabotaient la mani.
festation de vendredi par « respect de la légalité républicaine », cette
légalité républicaine n'existait déjà plus au Quartier latin mis en état
de siège par les policiers et les C.R.S.
Les étudiants sont de plus en plus dégoûtés par les partis et les
organisations étudiantes qui ne s'adressent à eux que pour leur dire
de ne rien faire, de respecter la légalité républicaine et pour traiter
de provocateurs les plus combatifs d'entre eux. Mais comme ils ne voient
en dehors de ces organisations et partis aucun autre moyen de lutter,
ces étudiants qui manifestaient il y a deux ans en masse contre la guerre
d’Algérie glissent vers lapathie et le désespoir. Cet état de démoralisa-
tion est aussi celui de l'ensemble des travailleurs : lorsque les dirigeants
staliniens parlent de « puissante levée antifasciste » dans la classe ou-
vrière, ils mentent et ils le savent.
Pour sortir de cet état nous pensons que la première tâche est de
voir clair. Et d'abord de comprendre ceci : que Pflimlin reste ou que
de Gaulle lui succède, la rébellion des colons et des militaires est
d'ores et déjà victorieuse.
La rébellion avait deux objectifs :
1° Imposer au gouvernement la poursuite et l'intensification de la
guerre pour maintenir les privilèges monstrueux des colons et la domi-
nation française sur les Algériens;
2° Instaurer en France un gouvernement fort, capable d'imposer à
la population une guerre de plus en plus impopulaire, de supprimer
.
toute opposition à cette guerre et de la financer en abaissant brutalement
le niveau de vie des travailleurs.
Grâce au gouvernement Pflimlin-Mollet ces deux objectifs sont au-
jourd'hui atteints. Pflimlin, qui avait fait avant son investiture de vagues
allusions à des pourparlers pour terminer la guerre, s'est empressé de
déclarer qu'il ne pouvait y avoir de paix en Algérie qu'après la vic-
toire. Il porte le service militaire à 27 mois, il augmente les dépenses
de guerre de 80 milliards, il intensifie la fabrication et l'envoi de
matériel de guerre en Algérie. En même temps il fait voter la loi sur
l'état d'urgence qui supprime toutes les libertés et les droits démocra-
tiques. Avec cette loi le gouvernement peut désormais faire ce qu'il
veut : mettre les gens en résidence forcée (en fait les déporter), interdire
toute manifestation et toute réunion, instaurer la censure, interdire les
grèves.
En s'associant à cette politique, les partis « ouvriers »
se discré.
ditent irrémédiablement. Les socialistes participent de nouveau au gou-
vernement, les communistes s'abstiennent lors de l'investiture de Pflimlin
et votent la loi sur l'état d'urgence.
Nous, étudiants, nous ne pouvons nous associer ni à la politique
de Pflimlin, qui voit dans la guerre à outrance contre le peuple algérien
l'occasion de refaire l'unité nationale, ni à celle des partis de gauche
qui voient dans la « défense de la République » le prétexte pour tourner
le dos aux seuls problèmes qui nous intéressent. C'est-à-dire :
1° l'arrêt immédiat de la guerre d'Algérie et la reconnaissance de
l'indépendance du peuple algérien;
2° l'instauration d'un régime capable de sortir la société française
de la crise actuelle, d'un régime qui exprime le pouvoir démocratique
de tous les travailleurs.
100
DOCUMENTS
Pour en finir avec la guerre en Algérie, pour en finir avec la dic-
tature bourgeoise de Pflimlin-Mollet aujourd'hui, de de Gaulle demain,
nous étudiants, ne devons d'abord compter que sur nous-
mêmes. Nous
devons nous grouper immédiatement en comités étudiants autonomes
totalement indépendants des partis politiques et exiger dès demain :
L'ARRET IMMEDIAT DE LA GUERRE D'ALGERIE;
L'INDEPENDANCE DU PEUPLE ALGERIEN.
en
Tout seuls nous ne pouvons rien. Mais nous ne sommes pas seuls.
Les problèmes qui se posent à nous se posent aussi aux ouvriers : l’in.
tensification de la guerre signifie pour eux une nouvelle baisse de
leur niveau de vie ; l'état d'urgence signifie l'interdiction de leur seule
arme défensive : la grève; la politique de « défense de la République »
signifie que les partis « ouvriers » et les syndicats mettront tout
ouvre pour empêcher le prolétariat de se défendre.
Les comités que nous créerons devront entrer immédiatement en
contact avec ceux parmi les ouvriers qui cherchent eux aussi de nou-
velles formes de lutte pour riposter à la dictature, à la guerre, à la
dégradation de leur niveau de vie. C'est seulement dans la mesure où
nous réaliserons cette jonction que notre lutte a une chance de succès.
Nous pensons que pour nous, étudiants, la seule lutte efficace est
celle que nous mènerons nous-mêmes, en n'étant responsables de notre
action que
devant nous-mêmes. Nous vous appelons à vous organiser
vous-mêmes, à ne rien attendre que de vous-mêmes, à vous constituer
en comités démocratiques et à établir immédiatement des liaisons entre
ces comités.
Cet objectif n'a rien d'utopique. A Nantes en 1955, en Hongrie en
1956, pour ne citer que deux exemples, les ouvriers nt employé effec-
tivement les formes de lutte que nous vous proposons. Sont profon-
dément utopistes ceux qui croient que les organisations bureaucratiques
peuvent mener une lutte quelconque, qu'elle ait pour objectif la fin
de la guerre d'Algérie ou la fin du régime capitaliste lui-même.
Les Etudiants de « Socialisme ou Barbarie »
TRACT PUBLIÉ PAR UN GROUPE D'EMPLOYÉS LE 3 JUIN
Au ours de la semaine passée, les partis et les syndicats ont lancé
des appels pressants aux travailleurs « pour la défense de la République » :
appels dispersés, tantôt un syndicat, tantôt un parti, un jour une profes-
sion, un jour une autre, ou bien un appel à la grève, ou à « rester vigi.
lants ». Aucun n'expliquait clairement pourquoi nous devions « nous
battre »; au contraire, nous avions l'impression d'une grande confusion.
et le sentiment qu'on nous demandait de lutter pour des choses qui ne
nous concernaient pas.
POURQUOI LES SYNDICATS ET LES PARTIS ONT-ILS FAIT APPEL
AUX TRAVAILLEURS ?
La lutte actuelle est une lutte pour le pouvoir :
d'un côté, il y a les partis bourgeois traditionnels, y compris le
parti socialiste, qui depuis quinze années se sont partagés tous les postes
dans l'appareil d'état.
101
SOCIALISME OU BARBARIE
de l'autre, il y a l'armée qui essaie de se poser en organe direct de
pouvoir comme elle le fait en Algérie. Les événements d'Algérie sont nés
de cette mise au service totale de l'appareil militaire au seul profit des
colons et des patrons algériens.
Mais en France, les deux forces essentielles restent le patronat d'un
côté, et de l'autre les salariés. Le patronat ne s'intéresse qu'à sa propre
situation : il est prêt à faire confiance à n'importe quel gouvernement
pourvu que ses privilèges soient préservés et que les travailleurs puissent
continuer à être exploités de la même manière.
Les partis « en place » (M.R.P. et C.F.T.C., S.F.I.O. et F.O., radicaux)
ne sont plus rien s'ils sont lâchés à la fois par les patrons, et par la police
et l'armée. Jamais ils ne se sont sentis aussi faibles et les événements poli-
tiques de la dernière semaine ont montré dans les faits cette faiblesse. Ils
se sont trouvés tout d'un coup menacés d'être réduits à rien, de perdre
tout et alors, ils ont appelé les travailleurs à se battre pour eux sous le
couvert de la « défense de la République ».
Le 28 mai, il s'agissait uniquement pour les partis et les syndicats de
faire sauver « leurs places » au pouvoir par les travailleurs et rien d'autre.
C'est pour cela que beaucoup d'entre nous ont senti que la lutte qu'on
leur demandait leur était totalement étrangère et n'ont pas bougé.
Le Parti Communiste nous a appelé aussi à « défendre la Républi-
que » et le régime parlementaire. C'est même le seul à avoir l'air de pren-
dre au sérieux cette défense qui pour lui est importante car il ne peut
s'intégrer directement à un « régime de Gaulle ». De là, ce double jeu
parlementaire : il dit « défendre les libertés » et vote l'état d'urgence
(censure, réunions interdites, etc...) ; il dit « condamner la guerre d'Algé-
rie » et vote les pleins pouvoirs pour la guerre à outrance ; il demande
de « mettre les factieux hors la loi » et vote un « hommage à l'armée et
à ses chefs »; il se prétend le « champion de la démocratie » et donne
son vote à Pflimlin pour installer un régime fort.
La C.G.T. prolonge cette action dans les entreprises : elle répète jus.
qu'à épuisement qu'il faut « se tenir prêt » et « rester vigilants »; elle
se borne à lancer quelques débrayages « contre le fascisme » pour la
défense d'une république à laquelle personne ne s'intéresse plus.
Tout cela n'a fait qu'accroître la confusion des travailleurs face aux
événements.
COMMENT S'ETONNER QUE LES TRAVAILLEURS SOIENT RESTES
DANS LEUR GRANDE MAJORITE EN DEHORS DE LA LUTTE ?
Les travailleurs s'intéressent d'abord à leur propre situation de tra-
vailleurs.
Quand les syndiqués d'une section C.G.T. déclarent au secrétaire qui
les appelle à la manifestation du 28 mai : « ça ne nous intéresse pas, nous
voulons bien faire la grève pour nos salaires, mais pas pour ça », ils expri.
ment l'opinion de tous que, quel que soit le gouvernement qui sortira, ce
ne sera pas un gouvernement pour eux ; même des militants n'ont pas
suivi ce que leur demandait leur organisation.
Nous savons bien tous qu'un gouvernement de « droite » ou une dic-
tature ne nous apportera rien que du pire, on nous demandera de tra-
vailler plus, d'être plus mal payés, et nous n'aurons plus le droit de nous
défendre.
Un certain nombre de travailleurs sont prêts à accepter la « solution
de Gaulle » comme « arbitre » entre l'armée et les partis, comme un
102
DOCUMENTS
« moindre mal ». Certains, écourés par toutes les organisations et les par-
tis, l'acceptaient déjà il y a quinze jours en disant « il est nécessaire de
mettre de l'ordre ». D'autres, par lassitude, ou pour calmer leurs inquié-
tudes l'acceptent maintenant en disant : « Si ça peut éviter la guerre
civile, il vaut mieux avoir de Gaulle ».
Mais malgré tout, ils restent inquiets et ils partagent cette inquiétude
avec tous les autres, tous ceux qui voient à travers de Gaulle la venue de
l'armée au pouvoir avec tous les dangers que cela comporte pour tous les
salariés.
Car c'est eux qui, en fin de compte, feront les frais de la « solution
de Gaulle ».
Il est possible qu'il soit mis fin à la guerre d'Algérie, et que d'autres
mesures soient prises, mais il y aura toujours la note à payer, c'est-à-dire
faire supporter aux travailleurs les charges passées et présentes de la
guerre, et en plus, peut-être, il y aura le poids de la crise mondiale
actuelle.
Ce n'est pas pour autant que nous sommes prêts à répondre aux mots
d'ordre politiques quels qu'ils soient, qui escamotent toujours les problè.
mes qui préoccupent les travailleurs : les salaires, les conditions de tra.
vail.
Personne ne parle plus de tout cela, tout le monde se cache derrière
des phrases grandiloquentes, qui n'ont aucun sens.
NOUS NE POUVONS COMPTER QUE SUR NOUS-MEMES
Un certain nombre de travailleurs ont manifesté le 28 mai. Mais,
parmi les 250 000 personnes qui ont défilé de la Nation à la République,
il y avait au moins la moitié d'ouvriers ou d'employés qui n'étaient pas
des « hommes de parti ou de syndicat » et qui étaient venus en travail-
leurs, pour affirmer leur force de travailleurs, pour prendre conscience
de leur force. Parce qu'ils sentaient aussi que des luttes se préparent où
nous aurons besoin de toutes nos forces, où nous aurons à mettre tout de
nous-
mêmes. Les partis, les syndicats, les délégués préoccupés plus de la
défense de leurs places ou de leur organisation, nous divisaient, conti-
nuent à nous diviser et ne peuvent absolument rien faire pour nous aider
à voir clair. Bien plus, il est possible que la solution de Gaulle apporte
soit des transformations profondes de partis et syndicats, soit une inté.
gration des syndicats dans l'Etat ; cela accroîtrait encore d'autant le
désarroi des travailleurs qui s'accrochent encore, sans trop y croire, à ces
organisations.
Il devient clair que nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes.
C'est à nous seuls de prendre contact entre nous, sur le plan des entre-
prises sans tenir compte des partis ou des syndicats pour voir quels sont
nos seuls intérêts des travailleurs, les plus simples et les plus importants,
ceux pour lesquels il n'est pas besoin d'un porte parole politique ou syn-
dical et de voir ce que nous pouvons faire pour la défense de nos intérêts.
Ils ne perdaient pas la tête les patrons qui écrivaient le 23 mai que « la
crise politique prolonge la trêve sociale » (Vie Française 23-5-58). C'est
à nous seuls qu'il appartient de montrer que nous ne sommes pas dupes
et que les phrases creuses des partis ne nous font pas oublier que nous
sommes des travailleurs qui luttons d'abord pour notre vie.
Groupe d'employés des Assurances, de la Banque, de la Sécurité Sociale.
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