Socialisme ou Barbarie - NO. 30 (AVRIL-MAI 1960)

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Table des matières

MOTHÉ, D.: Les ouvriers et la culture (avec note éditorial) 30:1-44
LYOTARD, Jean-François: L'état et la politique dans la France de 1960 30:41-72 = La guerre des algériens
ANDERSON, Sherwood: Lève les yeux (traduit par Andrée Lyotard, avec note de la traductrice) 30:73-76
DOCUMENTS:
P. B.: Les kibboutz en Israël 30:77-82
JOURNET, P.: Un exemple d'industrie à l'américaine: Péchiney 30:83-86
LE MONDE EN QUESTION: Les Actualités (avec commentaires):
Une gauche prudemment paresseuse (Claude Bourdet dans France-Observateur) 30:87
Leur délire (Le Monde, Éditorial) 30:87
L'amour à la française (conclusion d'un tract) 30:88
P. M.: La grève du 1er février dans une école 30:88-89
Pourquoi nous n'avons pas participé à l'arrêt national du travail du lundi 1er février 1960 (Tribune Ouvrière) 30:89-90
Leur logique (R. Barillon dans Le Monde) 30:90
Leurs hommes d'État (Le Monde) 30:90
Les Français, ce peuple minable, indigne de son chef (François Mauriac dans L'Express) 30:91
La France en période non fécondable (François Mitterrand, dans L'Express) 30:91
Petit guide de l'étudiant en désarmement moderne (L'Humanité et discours de N. Khrouchtchev) 30:92
La voie polonaise du socialisme (Financial Times et Le Monde) 30:92-93
Extrait de Correspond[e]nce 30:93
Une grève sauvage en Angleterre 30:93-94
La bourgeoisie proteste contre la violation des règles syndicales par les ouvriers et leur manque de sens tactique (The Economist) 30:94
Fin du miracle allemand? (The Economist) 30:94
Fin de la grève de l'acier aux États-Unis 30:94-96
Leur organisation (Samuel Huntington dans Foreign Affairs et M. Merzagora, Président du Sénat Italien dans Le Monde) 30:96-97
La grande démocratie d'outre-Atlantique (The Economist) 30:97
Leurs aveux (Adlai Stevenson dans Foreign Affairs) 30:97
"La bonne vie" (commentaire sur un numéro spécial de Life) 30-97-98
Leur culture (Jean Can dans L'Express, suivi d'un commentaire) 30:99
"Tragique méprise...il l'avait pris pour un blouson noir" 30:99-101
Jeunesse rose (The Economist) 30:101
Répression de l'antisémitisme et répression de la jeunesse 30:101-102
CHATEL, S.: Les masses africaines et les plans européens de décolonisation 30:103-106
Entretien avec un martiniquais 30:106-109
CANJUERS, P.: A propos de Come Back Africa 30:108-[111]
À nos lecteurs 30:112
BULLETIN D'ABONNEMENT 30:113-114
PUBLICITÉS:
Arguments, Passato e Presente 30:115
Présence Africaine 30:[116]
À PARAÎTRE DANS LES PROCHAINS NUMÉROS


SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, PARIS-X
Règlements au C.C.P. Paris 11 987-19
Comité de Rédaction :
Ph. GUILLAUME
F. LABORDE – D. MOTHE
Gérant : P. ROUSSEAU
Le numéro
Abonnement un an (4 numéros)
Abonnement de soutien
Abonnement étranger
3 N.F.
10 N.F.
20 N.F.
1.3 XI.
Volumes déjà parus (I, nºs 1-6, 608 pages ; 11, 11" 7-12,
+64 pages ; III, nº 13-18, 472 pages : 5 V.F. le volume.
IV, nos 19-24, 1112 pages : 10 N.F. le volume.
L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure.. 1,00 N.F.
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
0,50 N.F.
Les ouvriers et la culture
Le texte de D. Mothé publié ci-dessous
ne prétend pas apporter une « réponse >
au problème de la culture, de sa relation
avec les travailleurs, de son avenir dans
une société socialiste. Mais, décrivant la
critique de fait que le proletariat exerce
de la culture contemporaine - qu'il lui
soit hostile, qu'il l'ignore ou qu'il tente d'y
participer pour des raisons « mauvaises >>
du point de vue de ceite culture elle-même,
---- il offre le seul point de départ possible
pour une discussion du problème, à la-
quelle nous comptons consacrer plusieurs
textes dans les numéros à venir de Socia-
lisme ou Barbarie.
SITUATION CULTURELLE DU TRAVAILLEUR.
La technique, la connaissance d'un métier, la connais-
sance en général ont eu dans toutes les sociétés un objectif
social. On apprenait et l'enseignement avait pour but de
servir la communauté, aussi bien la famille que le clan ou
la tribu. Aujourd'hui la technique et les connaissances
qu'on apprend à la majorité de la population ne servent
pas la société ; ce sont des connaissances artificielles.
Prenons des exemples : l'Africain qui construit une
pirogue a appris la technique de creuser les arbres. Il a
consacré une grande partie de sa vie à l'apprendre. Il a
d'autre part consacré une autre partie importante de sa
vie à confectionner d'autres objets domestiques. Son exis-
tence est liée à ses connaissances. Il a appris tout ce qui
lui était vital, tout ce qui lui servait à vivre. Son existence
et ses connaissances, sa vie quotidienne, ses gestes et sa
vie intellectuelle sont intimement liés et se confondent.
Passons à l'OS sur sa machine. Il a appris ce qu'il fait
10 heures par jour en une heure de temps. En supposant
qu'il reste OS toute sa vie, il n'aura plus rien à apprendre
dans son existence de travailleur, c'est-à-dire la majeure
partie de son temps. Il aura beau avoir la TV, aller au
cinéma, avoir une automobile, manger à sa faim, il aura
-
1
une vie infiniment inférieure à celle de cet Africain qui
fabriquait sa pirogue. Il travaillera comme un automate,
fera des gestes machinalement ; sa vie intellectuelle, s'il
se fait violence pour en avoir une, devra se porter sur des
connaissances complètement extérieures à sa vie, à son
travail. Il devra apprendre des choses qui ne lui serviront
pas pendant la période de temps qu'il donne à la société.
Une première constatation en découle : dans le premier
cas, l'expérience quotidienne que fait l'Africain a une valeur
intellectuelle et éducative ; dans le deuxième cas, l'expé-
rience quotidienne de l'OS est la négation de l'intelligence;
non seulement elle n'a aucun effet éducatif, elle a au
contraire des effets démoralisants. Un vieil Africain aura
appris toute sa vie, aura pu enrichir sa technique, ses
connaissances ; l'OS à l'âge de la retraite aura pendant
toute sa vie de travailleur appris seulement pendant quel-
ques heures la technique de son travail.
La société capitaliste puise dans cette réserve inutilisée
d'intelligence. Chaque fois que la technique de la produc-
tion change, et elle change de plus en plus souvent, chaque
fois que les chaînes sont transformées, les machines modi-
fiées, les fabrications bouleversées, alors on prend l'OS,
on l'adapte à un autre travail, à une autre technique. Ce
dernier devra pendant toute sa vie d'ouvrier attendre que
les bouleversements techniques viennent le sortir de son
travail d'automate pour le remplacer par un autre travail
d'automate. A l'OS on ne demande de penser que pour
s'adapter à un travail où il ne devra plus réfléchir.
Si les ouvriers se contentaient de cet état, il est évident
que notre société serait une société d'arriérés mentaux. S'il
n'en est pas ainsi, c'est tout simplement parce que les
hommes réagissent et que leur constitution s'oppose à cela.
Que se passe-t-il donc ?
Eh bien l'OS, 10 heures sur 10 fait marcher son intei-
ligence pour autre chose que son travail, réfléchit, comment
il va pouvoir passer au mieux son temps, essaie d'avoir
du temps libre pour communiquer avec ses camarades. Il
essaie de briser la monotonie, joue, fail des farces, lutte
contre la maîtrise, imagine ce qu'il fera quand il sera sorti
de l'usine, etc.
Dans l'atelier ce besoin perce à toutes les occasions.
Les travailleurs essaieront pour un oui ou pour un non de
faire fonctionner leur intelligence, d'apprendre, de connaî-
tre de nouvelles techniques, de s'approprier de nouvelles
connaissances. Les discussions les plus hétéroclites auront
lieu, on parlera sport, politique, voiture, jardinage, n'im-
porle quoi pourvu que l'échange permette de combler ce
grand trou que la société capitaliste ne peut combler.
Mais surtout, la vie intellectuelle du travailleur com-
mencera ou tendra à se manifester dès qu'il aura pointé
son carton et qu'il franchira les portes de l'atelier. Il
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essaiera de faire fonctionner son cerveau, mais souvent un
autre obstacle se dressera devant lui : la fatigue physique
qu'il a accumulée dans la journée.
Alors en désespoir de cause il attendra le samedi et le
dimanche et essaiera enfin pendant ces deux jours d'être
un individu complet. Sorti de son travail il essaie souvent
de se replonger dans un monde totalement différent, il
essaie d'imiter la vie de l'Africain qui construit sa pirogue.
Ce même ouvrier à qui l'on explique tous les jours la
supériorité de sa civilisation n'aspire qu'à une chose, c'est
d'imiter le mode de vie de ceux qu'on lui présente comme
des primitifs ou des sauvages.
Mais cette vie sera artificielle et même avec l'aide de
son imagination il ne pourra être satisfait. Le pêcheur
n'attrapera plus des poissons pour se nourrir, le chasseur
chassera en essayant de tuer plus de gibier que son voisin,
mais pas pour se défendre contre les bêtes sauvages.
L'amateur de montagne marchera, escaladera non plus
pour se déplacer d'un endroit à un autre mais pour éprouver
sa force et son intelligence. Le bricoleur fabriquera ses
objets personnels plus souvent pour exercer une activité
créatrice que pour consommer ces objets eux-mêmes.
Combien de bricoleurs passent leur temps à confec-
tionner des objets qu'on trouve sur le marché à des prix
ridicules ! Ceux qui achètent des voitures plus pour les
réparer que pour se faire transporter...
Tout cela, ce sont des activités humaines, des activités
de remplacement. Bien qu'elles soient considérées souvent
en dehors des activités culturelles proprement dites, elles
font partie des loisirs et sont des activités qui ont un carac-
tère de substitution certainement plus grand que les acti-
vités culturelles.
Ces activités de substitution se transforment chez
certains en des activités complémentaires. Puisque le tra-
vail empêche toute activité intellectuelle, bien des loisirs
devront combler cette lacune. Les loisirs seront consacrés
presque uniquement à faire fonctionner son cerveau, à
apprendre, à étudier. C'est cela que la société appelle la
culture et les loisirs.
La technique dans la production consistera à chercher
les meilleures façons de se débrouiller, de se ménager
certaines habitudes, un certain confort. Pour la plupart on
s'installe dans la production comme dans son ménage, de
façon à y vivre le mieux possible. Une fois installé l'ouvrier
n'apprend plus rien, il végète, il produit sans y penser. Cette
situation, il essaie de la changer dans ses loisirs.
Pour beaucoup de jeunes qui font du sport ou qui se
livrent à des activités culturelles, une partie des loisirs
consiste à apprendre quelque chose. On fait dans les loisirs
ce qu'on ne peut pas faire dans le travail, on apprend, on
.
:
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se perfectionne, on étudie la technique du sport et de la
culture.
La vie de ces ouvriers se trouve ainsi partagée en deux
parties bien distinctes. Dans une partie du temps on tra-
vaille, dans l'autre on se réalise ou on essaie de le faire.
Si on regarde avec un peu de recul, cette société nous
apparait comme une communauté de fous. On y voit des
gens qui passent la plus grande partie de leur temps enfer-
més dans des usines à se lamenter et qui, dès qu'ils sont
sortis de l'usine commencent à faire des choses qui peuvent
paraître sans beaucoup plus d'intérêt et pour lesquelles
ils se passionnent.
A première vue pousser une lime avec les mains ou
pousser un ballon avec les pieds sont deux activités qui
n'ont pas en soi beaucoup de différence. Dans la société
actuelle ces deux activités sont considérées par ceux qui
les pratiquent comme essentiellement différentes. Pousser
un ballon du pied sous la pluie sans que cela rapporte un
centime est considéré par les footballeurs comme la chose
la plus agréable qu'ils font dans leur vie.
Celui qui marche pendant des heures sous un froid
glacial dans la neige et qui risque sa vie pour atteindre le
sommet d'une montagne considère que son sort est infini-
ment plus enviable que lorsqu'il se trouve dans son bureau
bien chauffé à aligner machinalement des chiffres.
Celui qui fait du judo ou de la boxe a plus de satis-
faction à recevoir des coups et à risquer une blessure qu'à
être à sa machine à faire des pièces. On pourrait multiplier
les exemples. Tout ce que nous voyons tous les jours; toute
notre activité pourrait dans ce sens paraître absurde et
démentielle au premier ethnologue papou qui débarquerait
dans cette société capitaliste.
Donc à première vue, ce n'est pas parce que le travail
est plus dur physiquement ou intellectuellement que le
sport ou la culture qu'il est honni par les travailleurs. C'est
plutôt le contraire. Le travail est physiquement et intellec-
tuellement une activité beaucoup plus facile, beaucoup
moins pénible que la technique du football ou celle des
échecs. La différence entre les activités productives et les
activités de loisir est en général de cet ordre. La technique
du travail est beaucoup plus facile que celle des loisirs et
pourtant le travail est incontestablement plus inhumain,
plus atrophiant, plus honni que n'importe quelle activité
culturelle et sportive.
Apprendre la sidérurgie est un jeu d'enfant à côté de
l'histoire de l'art. Pourtant des foules de gens et de travail-
leurs s'intéressent à cette dernière bien qu'elle ne leur
rapporte rien et qu'elle les fatigue dans la mesure où ils
sont obligés d'apprendre des choses en dehors de leurs
heures de travail, c'est-à-dire sur leurs heures de sommei!
et de repos.
Mais ces mêmes travailleurs qui ont une activité
culturelle ou sportive seront certainement choqués si vous
leur dites qu'il pourrait exister une société dans laquelle le
Travail ne serait pas une contrainte « S'il n'y a pas de chef
personne ne travaillera > disent-ils. Le même individu qui
dit cette phrase s'épuise dans des activités extra-produc-
tives bien qu'il n'y soit contraint par personne.
Les individus apprennent seulement pendant une par-
lie de leur vie. Les écoliers, les étudiants, les apprentis
apprennent à temps plein ; mais lorsqu'ils sont intégrés
dans la production ils apprennent entre 1 à 5 pour cent de
leur lemps de travail. Un ouvrier à la chaîne apprend 0,01
pour cent, un technicien ou un chercheur apprend 10 pour
cent de son temps.
Quand cet ouvrier pratique le football il apprend à
60 pour cent de son temps pendant l'entraînement. Celui
qui se passionne de théâtre apprend dans la même propor-
tion, celui qui conduit sa voiture, qui répare son poste de
télévision, celui qui fait du ski, celui qui campe, celui qui
pêche, celui qui chasse, qui joue au bridge, qui collectionne
des timbres, le colombophile, le peintre du dimanche, le
bricoleur, le passionné d'art lyrique, celui qui jardine.
TOUS, apprennent infiniment plus de choses dans la tech-
nique du sport, du jeu ou de la culture qu'ils n'apprennent
en travaillant.
C'est parce qu'ils deviennent à la fois des individus qui
font fonctionner leur cerveau cl des individus actifs qu'ils
préfèrent s'adonner à ces occupations et y dépenser leur
temps et leur argent.
Les historiens qui décriront la société capitaliste mon-
treront aux hommes des générations futures que cette société
avait créé un « jour de supplice » pour les travailleurs. Ils
décriront le lundi avec toute la tristesse qu'à ce jour pour
tous ceux qui ont pris pendant un ou deux jours l'habitude
d'être d'autres individus et que l'on oblige à retomber dans
la production.
Peut-être certains iront-ils jusqu'à affirmer que la
société capitaliste était devenue si barbare et si inhumaine
pour les travailleurs qu'elle avait fini par inventer les week-
end pendant lesquels les travailleurs pouvaient faire autre
chose que produire et même avoir l'illusion qu'ils n'étaient
plus dans la même société et qu'ils ne faisaient plus partie
de ce monde.
La société avait créé, diront-ils, le lundi pour humilier
et pour faire souffrir les millions de travailleurs. Mais
aucun historien ne pourra décrire l'atrocité de ces milliers
de lundi qui déchirent les travailleurs et les emplissent de
tristesse, de ce jour qu'ils ne supportent qu'à cause du
samedi et du dimanche.
Ils devront aussi décrire comment tous les jours de
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travail auront miné les travailleurs jusqu'à écraser certains
sous leur activité routinière et leur faire dire le lundi « je
me suis emmerdé dimanche ».
Il n'est pas rare d'entendre dire que le monde dominé
par l'argent a réussi à déformer les individus à tel point
que ces derniers n'agissent qu'en fonction du gain.
Souvent on prend l'épicier, le paysan, les classes
moyennes pour montrer que toute leur vie est orientée vers
une seule chose : « gagner de l'argent », accumuler des
richesses. Toute l'activité de ces couches sociales est domi-
née par cet objectif. La littérature, de Balzac à Zola, el
même la littérature moderne n'ont pas cessé de montrer
cet aspect.
La société industrielle a modifié cette orientation pour
une couche de plus en plus grande de la population : pour
les travailleurs.
Il est difficile aujourd'hui de comparer l'activité intel-
lectuelle d'un ouvrier et celle d'un paysan ou de monsieur
Grandet. Le paysan qui essaie d'accumuler des richesses a
une certaine latitude personnelle. Il peut réfléchir à ses
marchés, combiner ses achats, modifier ses cultures, etc.
Le prolétaire pour gagner de l'argent doit attendre 10 heu-
res dans l'usine, doit attendre une semaine ou une quin-
zaine pour être payé ; son activité intellectuelle ne peut
pour ainsi dire pas l'aider à gagner plus. Il doit attendre.
Si son activité intellectuelle est liée à celle de l'argent, i!
faudra qu'il essaie de crever le plafond des normes, qu'il
essaie de fayoter pour avoir une place meilleure, mais ces
activités ne favorisent pas les meilleurs. Crever les normes
ou fayoter ne demande pas une activité cérébrale particu-
lière.
Le paysan qui a réussi un bon marché, qui a rusé pour
s'enrichir, peut y trouver une satisfaction et se dire que la
richesse est liée à son intelligence, à ses maneuvres, à ses
astuces.
Tandis que l'ouvrier ne pourra absolument pas tirer
de satisfaction de ce genre. Pour gagner plus l'ouvrier
devra s'opposer à la communauté des autres ouvriers, se
faire traiter de « salope », avoir des inimitiés, se fatiguer
un peu plus, s'aplatir, s'humilier un peu plus et c'est tout.
Voilà l'activité qui peut le conduire, en tant qu'individu, á
une augmentation de salaire.
Donc si l'activité des travailleurs était fonction de
l'argent on aurait dans la société une multitude d'individus
s'entre-déchirant, se combattant, et n'arrivant même pas
à obtenir ce qu'ils veulent puisque seule une infime mino-
rité pourrait bénéficier de la promotion.
Si les travailleurs veulent gagner plus d'argent ils
doivent se poser des problèmes infiniment plus compliqués
que celui du paysan. Ils doivent s'organiser et lutter collec-
tivement. Toute leur activité intellectuelle sera une activité
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sociale. Tandis que l'activité intellectuelle du paysan qui
· réussit à vendre sa vache plus cher que celle de son voisin,
reste une activité intellectuelle personnelle. Mais la seule
activité intellectuelle sociale qui rapproche l'ouvrier mo-
derne de l'Africain est une activité qui s'oppose à la société
capitaliste et qui tend à rapprocher les travailleurs entre
eux.
La course vers la richesse, ou plutôt le désir des tra-
vailleurs de s'approprier plus de richesse, suppose une
activité qui en elle-même est une activité positive, est une
activité intellectuelle très élevée. Pour s'en convaincre il
suffit d'assister à une grève pour voir aussitôt les travail-
leurs se réaliser, modifier totalement leur comportement,
devenir des hommes heureux.
« L'amour du gain » est donc lié tellement aux pro-
blèmes sociaux pour les travailleurs que cet objectif en lui-
même suppose une activité totalement différente de celle
des autres couches de la société. Cet objectif en entraine
automatiquement un autre : l'objectif de l'organisation. Si
les travailleurs discutent salaires ce n'est plus en évaluani
ce qu'ils devraient gagner, mais c'est en cherchant com-
ment s'y prendre pour gagner plus, comment s'organiser,
comment lutter.
SOLUTION : LA CONSOMMATION DE LUXE.
T..., contremaitre, a une auto, une Dauphine. Tous les
midis il vient la regarder. Il essaie d'entraîner un collègue
et pendant 15 à 20 minutes il parle de sa voiture.
Que dit-il ? Il parle. Il est inépuisable. Il admire, il
aime la voiture. Une grande partie de sa vie et de ses loisirs
sont destinés à sa voiture, une partie de ses loisirs sont
destinés à s'occuper de sa voiture. Il est sûr de lui. J'ai dit
qu'il est contremaître. Quand on le rencontre, nous ouvriers,
on sait à son regard qu'il est chef ; et pourtant il s'apitoie,
il n'est plus qu'un enfant devant sa Dauphine que des O.S.
ont fabriquée.
Sa voiture c'est sa médaille, c'est son galon de contre-
maitre ; il pense que c'est grâce à sa voiture que dans la
rue et le dimanche on peut juger qu'il est contremaître et
c'est là qu'il se trompe. La médaille de contremaitre,
l'ouvrier qui est sous ses ordres s'est privé pour l'acheter
aussi et le dimanche si, dans les rues de Paris, les Dau-
phines du contremaître et de l'O.S. s'arrêtent côte à côte au
même feu rouge, celui qui en jouira le plus ne sera pas le
contremaître. Il se sentira frustré et certainement pensera
que le monde est injuste.
Le frère de mon copain a une voiture. Le dimanche,
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lui, sa femme et sa fille dans la Dauphine vont manger
dans un restaurant situé à 100 ou 150 km. de Paris.
Le lundi il demande à son frère :
Où as-tu été ?
Moi j'ai été à Orléans, à Dreux... Nous avons été au
restaurant.
Il a été, lui, où vont les bourgeois. Pendant une journée
il a imité son chef, il a franchi la barrière. Son frère me dit
qu'il s'est emmerdé à les imiter. Il s'est transformé pendant
un dimanche en bourgeois et le lundi il est aussi triste que
nous.
Les loisirs c'est changer sa condition ; ne plus être un
subalterne, être mêlé aux cadres, vivre comme dans des
films ou les romans. Souvent, c'est s'ennuyer.
Son frère me dit :
- j'achète une tente pour sortir avec ma femme et
mes gosses, Pendant deux ans mes frères me regardent, un
peu méprisants. Puis ils se décident. Ils achètent un maté-
riel de camping supérieur au mien. La tente est plus grande,
le matériel plus confortable, tout est mieur. Ils vont camper
et ils s'emmerdent...
J'achète un frigidaire. Plusieurs mois après, mon
frère en achète un plus grand, mais comme il est plus mal
logé que moi il est obligé de le mettre dans sa chambre. Il
est satisfait d'avoir un frigidaire plus grand que le mien,
mais pour rentrer dans sa chambre on est obligé de faire
des acrobaties. Le frigidaire de mon frère l'empêche de
mettre son pantalon.
Tous après le travail se lancent dans les loisirs. Chacun
essaie de trouver après son travail ce qui lui manque,
chacun essaie de se réaliser et c'est la cohue, la bousculade;
la plupart retombent dans les mêmes contradictions.
Beaucoup utilisent leurs loisirs et leur temps de libre
non pas pour se détendre, mais souvent pour prendre une
revanche sur leur condition sociale.
Le monde est un monde hiérarchisé et concurrentiel ;
eh bien, le dimanche on se fabrique un personnage artifi-
ciel mais bien situé sur l'échelle hiérarchique, un person-
nage qui n'est plus un subalterne.
La condition sociale s'évalue pour les autres par les
biens de consommation ou le mode d'existence.
Combien d'ouvriers préféreront attendre pour ache-
ter des marchandises d'avoir suffisamment d'argent pour
acheter les marchandises de meilleure qualité. La qualité
des biens de consommation c'est le symbole de la richesse.
Combien ne disent-ils pas qu'ils préfèrent rester chez
eux plutôt que d'aller en vacances et se conduire comme
des gens pauvres. Combien vous diront la joie qu'ils ont
eu à se mélanger aux autres couches de la société, d'avoir
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été dans un grand restaurant, le grand hôtel, et de s'être
confondus avec les bourgeois. Certains même poussent la
joie jusqu'à faire scandale pour prendre leur revanche.
Le choix des loisirs et de la culture ne peut être com-
pris que dans cette optique. Pour la société actuelle, les
loisirs et la culture sont le complément donné aux gens
pour se libérer, pour se défouler ; c'est la thérapeutique,
mais comme tout médicament il est artificiel et il n'est pas
curatif. Les morphinomanes de la culture et des loisirs
retombent très vite dans les contradictions du monde qu'ils
veulent fuir.
Ch. a une voiture. Il vit à l'hôtel, il est P1 mais à voir
sa voiture on le croirait au moins chef d'atelier. Il s'est
· acheté une « Vedette » avec laquelle il vient à son travail.
Cette voiture lui impose pas mal de servitudes sans
parler des dépenses qu'elle entraine ; il est obligé le matin
de se lever plus tôt que s'il venait par le métro pour pouvoir
garer sa voiture près de l'usine. Lui qui pointait au dernier
moment, arrive maintenant trente minutes avant l'heure à
l'atelier. Puis le soir il prend sa voiture et doit faire des
acrobaties pour se sortir des embouteillages.
Le dimanche il ne va pas loin. En vacances il va dans
son village d'origine et ne se déplace presque pas. Pourquoi
a-t-il une voiture ?
C'est une chose que l'on comprend dès qu'il vous
emmène en voiture. Tous les soirs il juge à haute voix les
autres conducteurs. Il les engueule s'il pense qu'ils font
des fautes. Il minute son temps et devient intarrissable sur
le sujet circulation. A l'atelier il ne manque pas de signaler
si une voiture l'a doublé à droite, si un conducteur n'a pas
respecté la priorité.
Il parle beaucoup voiture avec d'autres. Lui si calme,
se passionne, se transforme grâce à sa Vedette. La voiture
lui sert beaucoup plus pour meubler ses conversations, pour
l'occuper que pour le transporter. Il a acquis un objet et
s'en sert comme les femmes se servent des bijoux. Sa voiture
est un joyau et comme tel c'est un symbole, c'est le symbole
de la richesse. Ce symbole le satisfait. Mêlé au flot des
voitures dans les rues de Paris, qui pourrait croire que Ch.
est P1? Là Ch. devient un automobiliste, son matricule
Renault s'est changé en numéro minéralogique.
Au volant il se réalise vraiment. Toute la journée il a
les manivelles à la main, mais il n'apprend plus rien dans
son travail. Il ne peut que suivre la routine, il ne détermine
presque rien. Dans sa voiture c'est différent, il est devenu
un homme qui commande son moteur, qui, par une légère
pression du pied peut faire augmenter la vitesse, s'arrêter,
éviter un passant, occasionner un accident. Pour ces deux
raisons Ch. est satisfait 1/2 heure par jour : 1/4 d'heure
pour venir, 1/4 d'heure pour retourner chez lui.
Ch. dépense du temps, de l'argent pour cette sensation
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journalière, pour se croire un autre homme 1/2 heure par
jour plus le samedi et le dimanche. Pour le moment Ch.
est convaincu qu'il n'y a qu'une Vedette qui puisse lui
procurer ce sentiment de ne plus être un matricule. Sa
Vedette remplit en grande partie ses besoins culturels et
ses occupations. Il se documente sur la voiture et apprend
empiriquement à conduire et à se conduire avec elle. Il
apprend, il comprend, il est actif, il bricole aussi sa voiture,
son attitude n'est pas passive. Il préférera comprendre et
arranger son embrayage que d'aller voir « Les Caprices de
Marianne > au TNP. Il en tirera infiniment plus de joie.
L'acquisition de nouvelles richesses peut être une sorte
d'activité parallèle à l'activité productive des travailleurs.
Mais cette course à de nouvelles richesses n'a pas de limite.
Dire aujourd'hui que le prolétariat n'a plus l'esprit
de classe parce qu'il jouit d'une voiture ou d'une TV est
une absurdité. Croire qu'il puisse exister un niveau de
richesse qui paralyse ou satisfasse les individus n'a pas
de sens. Tout d'abord parce que cette course aux richesses
n'a pas de limite, elle est relative. La course aux richesses
est pour ainsi dire la seule morale de la société. On travaille
pour un salaire, on s'élève dans la hiérarchie sociale par
un plus grand salaire. Tout dans la société est caractérisé
par l'argent et par les richesses. Le symbole de la réussite
et de la considération c'est l'acquisition des richesses de
la société.
Ceux qui auront une 4 CV voudront obtenir une Dau-
phine, puis une Versailles, puis une Jaguar, etc.
Les travailleurs sont prêts à se battre non pas pour
manger mais pour obtenir les richesses dont jouit la bour-
geoisie, et penser qu'il existe une limite à ces richesses
au-delà de laquelle les travailleurs sont satisfaits tandis
que la bourgeoisie n'a pas de limite dans la convoitise n'a
pas de sens.
L'idéal que la société donne aux individus c'est la
« tranquillité ». Ce qui importe c'est de se tailler une place
dans la vie où on ne s'emmerde pas trop : « être pénard ».
Etre pénard, qu'est-ce que ça veut dire ? Acquérir tout le
confort nécessaire pour satisfaire ses besoins ; avoir un
frigidaire, une automobile, un bel appartement, la TV. Etre
pénard c'est aussi avoir un travail régulier avec l'assu-
rance d'être payé à chaque quinzaine. L'idéal que nous offre
la société c'est celui-là et ceux qui parviennent à acquérir
peu à peu ces deux choses devraient se sentir pleinement
satisfaits.
Un ouvrier P3 dont la femme travaille et qui habite la
région parisienne peut acquérir cela. Quand il rouspétera
et se battra « pour le beefsteack > on lui dira : « De quoi
vous plaignez-vous ? Vous n'êtes pas malheureux ». Cette
10
partie des travailleurs qui se balade en voiture, qui utilise
le confort que la société produit est une partie seulement
de la classe ouvrière. Ce sont les ouvriers qualifiés les mieux
payés et ceux qui vivent dans les zones favorisées. Dans
les villes industrielles du Nord ou de l'Est ou les petites
villes du Midi de la France même les ouvriers plus qualifiés
doivent souvent vivre comme vivait leur arrière-grand-père.
Cette différence de condition de la classe ouvrière fait
justement donner à certains ouvriers les plus favorisés ce
sentiment de réussite. Un travailleur qui transformera au
cours de quelques années son mode d'existence aura l'im-
pression d'avoir fail quelque chose, d'avoir vaincu des
forces qui s'opposaient à son bien-être. Il pourra avoir
d'autant plus ce sentiment si ce n'est qu'une partie des
Iravailleurs qui réussit à se payer la voiture, le logement
el la TV. Il parlira à la conquête de ces richesses avec
peut-être le même sentiment qu'un bourgeois du xixe siècle
qui se taillait une place dans la société concurrentielle.
Mais notre ouvrier une fois atteint le frigidaire et la
Dauphine n'aura plus qu'à favoriser ses enfants s'il en a,
leur procurer le confort qu'il a dû acquérir lui-même et
enfin attendre patiemment la retraite. Mais la génération
de ses enfants n'aura certainement pas les mêmes problè-
mes à résoudre et en arrivant à l'âge de raison la voiture
et le frigidaire leur seront des objets aussi familiers que
l'est aujourd'hui le fourneau à gaz.
Revenons à ce ménage d'ouvrier favorisé.
Celui-ci peut sentir très rapidement la superficialité de
celle conquête des richesses ; cela peut très vite le lasser,
ou bien, il peut n'y trouver qu'un goût très restreint. Mais
il peut y trouver aussi une satisfaction et cette satisfaction
ne sera pas qu'il jouisse tous les soirs en s'installant au
volant de sa voiture, ce sera le fait qu'il a acquis cette
voiture par son travail et son intelligence. La voiture
deviendra un objet plus personnel dans la mesure où le
nombre d'ouvriers possesseurs de voiture est limité. Il
comparera sa condition à celle des travailleurs plus défa-
vorisés. Il pourra invoquer une quantité d'arguments
prouvant que sa situation dépend de lui. Il se situera donc
dans cette hiérarchie sociale et regardera les richesses qu'il
a acquises comme les symboles de son poste, de sa place
dans l'échelle hiérarchique, il jouira de sa voiture par
rapport à ce qu'elle représente dans la société et non par
rapport aux services qu'elle lui rend. Quel est l'individu
qui pourrait s'enorgueillir aujourd'hui d'avoir un appareil
photo ? de jouir de cet appareil photo ? L'appareil est
considéré comme un objet utile pour faire des photos, on
s'en sert pour cette fin et on le laisse dans un coin quand
on ne veut pas faire de photos.
Mais avoir un appareil de marque est différent, on le
montre aux amis, on le porte partout, on ne s'en sert pas
- 11
seulement pour faire des photos mais pour l'exhiber, pour
le montrer comme une marque de richesse, une marque de
réussite, parce que l'appareil est un objet rare et on se
personnalise en l'acquérant.
Les taudis, les ouvriers mal payés, les quartiers Nord-
Africains, les manœuvres, les balayeurs, en un mot le
prolétariat surexploité, la plus basse catégorie de travail-
leurs avec son mode d'existence et sa misère, tout cela
donne souvent, il faut le dire, un sentiment de supériorité
à certains travailleurs qui sont sortis de cette couche.
Cette hiérarchie au sein du prolétariat même est un
facteur de stabilité. Pas mal d'ouvriers appartenant aux
couches les plus favorisées trouvent une satisfaction dans
leur existence, -- non pas dans la voiture ou la machine à
laver -, mais dans le fait que derrière eux il y a toute une
catégorie de travailleurs qui ne peuvent pas jouir de ces
richesses et qu'eux-mêmes ils ont dû attendre et peut-être
lutter pour les acquérir.
L'acquisition de richesses, la consommation de luxe
si elles constituent un idéal pour les travailleurs sont
appelées à être un idéal toujours insatisfait. Seule une
petite catégorie peut avoir un statut privilégié et se juger
par rapport à ceux qui ne sont pas favorisés.
LES ACTIVITES CULTURELLES.
Ernest a plus de 40 ans, c'est un ouvrier cultivé.
Il y a une chose qui singularise Ernest vis-a-vis des
autres, c'est son érudition. Ernest a collectionné son savoir
avec autant de minutie qu'il en met à fabriquer ses pièces.
Il a rangé soigneusement tout son savoir, et sa mémoire
qui n'est pas mauvaise lui sert à repêcher ses connaissances
chaque fois que l'occasion se présente.
Quand dans nos discussions nous nous heurtons aux
limites de notre culture il y a toujours l'un d'entre nous
qui propose d'aller demander à Ernest.
Ernest répond avec beaucoup de bienveillance aux
questions avec les dates et les chiffres à l'appui et avec,
par-dessus le marché, deux ou trois anecdotes se rappor-
tant à la question.
La spécialité d'Ernest est la marine. Pour tout ce qui
concerne les bateaux Ernest est imbattable.
Quel est le nom de l'avant du bateau ?
Ernest répond : « La partie avant d'un bateau... > II
emploie des formules précises qui ressemblent à celles du
dictionnaire et se met aussitôt à donner les différents
aspects du problème. Puis quand l'explication est terminée
il ajoute immanquablement : « à ne pas confondre avec... »
et suit une explication détaillée sur la chose qu'il ne faut
pas confondre et qui est différente d'une troisième qu'il
énumère sans se faire prier.
12
Ernest n'a jamais été marin, il a toujours été ouvrier;
il est P2 chez Renault et y restera jusqu'à sa mort. La
culture d'Ernest l'aide à rêver et à penser à autre chose
depant sa machine. Il aimerait utiliser ses connaissances et
puisqu'il ne peut le faire il n'a plus que la ressource
d'être considéré comme le petit Larousse par les autres.
C'est une maigre compensation pour toutes les choses qu'il
at assimilées. Il en a conscience et avec les ans il s'aigrit
de plus en plus.
Ses connaissances l'aident à philosopher, chose qu'il
fait volontiers. Il dit souvent :
Tu crois que c'est passionnant ce que je fais ?
Et il fait suivre cette remarque d'une réflexion pessi-
mixte sur la condition de l'homme. Sa remarque n'est jamais
faite sur un ton larmoyant, mais un ton gouailleur, cynique
ou futaliste.
D. est très pris par la culture. Il a vu beaucoup de
pièces de théâtre. Il a lu beaucoup de choses, aussi bien
dans le Larousse que dans les livres qui lui sont tombés
sous la main. Depuis que son fils est en 6° au lycée il se
passionne de toutes les matières. Il a assisté à un nombre
impressionnant de conférences, aussi bien sur l'art que sur
l'astronomie, en passant par la géographie et la technique.
D. est un passionné de culture, rien que ce mot allume son
regard. Et pourtant malgré tout le mal qu'il se donne, D.
ne se souvient pas de beaucoup de choses et ce n'est vrai-
ment pas de sa faute. Il mélange la distance de la Lune au
Soleil avec celle de la Terre a Mars. Il ne se souvient plus
comment s'appelait le frère de Louis VI et se perd dans
toutes les reines qui se sont appelées Anne ou Marguerite
ou Marie. Il y a Anne d'Autriche, Marguerite de Navarre,
Marie de Médicis, ce que tout le monde sait, mais le nom
de leur mari s'est perdu au cours d'une conférence sur
l'exploration des volcans.
D. est passionné de connaissances mais doit être
tellement déçu de ne pas pouvoir tout emmagasiner, telle-
ment triste de perdre des connaissances au fur et à mesure
qu'il en enregistre. Toute la culture semble faite pour des
surhommes et il n'y a pas de surhomme, et puisque D. est
ambitieur, il en est pour ses frais.
LA CULTURE SPECIALISEE
La connaissance est à la portée de tous ; il suffit de
pousser quelques portes, de sacrifier une partie des loisirs
pour entrer dans ce monde particulier. La culture se pré-
sente comme une quantité de cases séparées représentant
chacune une spécialité. Il y a des facilités pour chacune
de ces matières : des clubs, des livres, des conférences, des
13
cours par correspondance, etc. Ainsi n'importe qui peut
s'intéresser à n'importe quoi.
Cette constatation est le grand cheval de bataille de
toutes les propagandes. Ce sont ces cercles culturels qui
servent à évaluer la civilisation d'un pays ou les mérites
d'un régime. On montrera les ouvriers de Stalingrad en
train de monter une pièce de théâtre ou un sexagénaire
américain suivant des cours à l'Université.
Dans les pays modernes la culture est à la portée de
n'importe quelle main et comme toute société moderne
prétend que la hiérarchie sociale est basée sur la connais-
sance, on peut en conclure que les plus érudits, ceux qui
seront les plus cultivés, seront les plus riches intellectuel-
lement et financièrement.
Malheureusement la réalité est différente. Chaque
branche de la connaissance est hérissée de barrières qui
font que ces branches ne communiquent pas entre elles.
Mais ce n'est pas le plus grave. L'autre caractéristique
de ces spécialités de la connaissance c'est qu'elles s'entou-
rent elles-mêmes de barrières qui les font s'isoler de plus
en plus non seulement des autres connaissances mais aussi
du monde réel. Le monde de la connaissance est un monde
à part ; c'est une société où la spécialité est devenue la
valeur la plus essentielle et ou tout le reste découle de cette
valeur.
Pour les spécialistes de l'Art, c'est une société où les
valeurs essentielles sont celles de l'Art, où toute la petite
société repose sur l'Art. Donc cette société s'oppose et se
moque de l'autre société réelle où tout repose sur l'Argent.
Ils se moqueront des gens qui sont préoccupés par l'argent,
mais se lèveront tôt le matin et courront pointer leur
carton pour gagner de l'argent. Quand ils ont gagné de
l'argent, alors ils se replongent dans l'autre société.
Ceux qui font du théâtre ou sont amateurs de théâtre
ont construit un monde où tout est centré sur le théâtre ;
c'est la société Théâtre. Le théâtre est comme la vache des
Hindous : objet adoré, adulé, le langage est le langage du
théâtre. Il y a des expressions en argot ou jargon de
théâtre. Mais la société Théâtre est trop petite, c'est un
monde qu'ils voudraient étendre, et les initiés du théâtre,
comme ils savent qu'ils excellent dans la matière, vou-
draient bien voir agrandir leur monde. Parce que dans la
société Théâtre, ils savent qu'ils ont des chances de briller,
de se réaliser, d'avoir une meilleure place que dans la
société capitaliste. De plus les gens du théâtre veulent une
société Théâtre très large pour agrandir leur champ, pour
pouvoir communiquer continuellement avec les initiés du
théâtre.
Dès que la société Théâtre veut s'agrandir, on passe
au prosélytisme, on fait de la prapagande pour le théâtre.
14
Robert Planchon vient à la sortie des usines Renault
pour faire de la propagande pour le théâtre populaire. Il
harangue les ouvriers et leur dit que le théâtre qu'il fait
n'est pas comme les autres ; c'est un théâtre à la portée
de tous.
« Avant il n'y avait que les bourgeois qui pouvaient
aller au bord de la mer; aujourd'hui les travailleurs ont
conquis les plages. Eh bien pour le théâtre c'est pareil, il
faut que les travailleurs accaparent des spectacles qui sont
restrix trop longtemps le privilège des bourgeois ».
Il affirme ensuite que son théâtre est différent des
autrex : n'importe qui peut comprendre.
Autour de la place il y a de grands panneaux sur
lexquels sont collés des photos du théâtre de Robert Plan-
chon. Ce sont des scènes de « Henri IVde Shakespeare et
des scènes d'une pièce de Marivaux.
Quelques ouvriers regardent ces images, d'autres sont
sceptiques. La troupe Robert Planchon distribue un journal
qui a pour « objectif de diffuser la culture ». En gros titre:
Y a-t-il un scandale Marivaux ? ». J'attends les réflexions
ou les réactions des 0.S. qui flânent. Il n'y a aucune réfle-
xion. Tout le monde se tait. Personne n'ose émettre une
opinion sur cette question de Marivaux.
Et puis, qui peut bien être Marivaux ?
Les amateurs de théâtre sont allés trop loin, ils se
sont fermés du reste de la société. Le monde du théâtre pour
être compris doit initier les gens non pas au théâtre mais
au langage du théâtre, aux problèmes que les amateurs de
théâtre ont soulevés. Les amateurs de théâtre doivent
apprendre aux gens à s'initier à la vie de leur societė
Théâtre, à respecter les tabous, à être conformistes, dans
cette société Théâtre.
On peut prendre n'importe quelle branche de la cul-
ture ; chaque fois on retombe dans les mêmes ornières.
Chaque branche culturelle tend à s'éloigner de la
société, à former une autre société, mais elle tend aussi à
englober l'autre société dans son propre monde et c'est là
qu'elle échoue ; elle tend à se populariser et c'est justement
cela qu'elle ne peut pas faire car elle s'est coupée de la
société véritable. Une culture populaire ?
Un théâtre populaire ne peut pas être un théâtre qui
met en scène des amoureux du xviu siècle ou des guerriers
de l'époque élizabéthaine.
Un théâtre populaire ne pourrait être qu'un théâtre
qui mettrait en scène des problèmes du peuple.
Une culture populaire ce n'est pas la vulgarisation de
toutes les connaissances qui existent. Une culture popu-
laire c'est la connaissance de choses qui ont un rapport
direct avec la vie du peuple. Et s'il n'y a pas de culture
populaire c'est que toute la culture en général ne tend pas
à s'attacher aux problèmes réels de la société.
15
Au contraire elle tend à s'en éloigner pour se protéger,
pour créer un monde factice et pour revenir, toute harna-
chée de son armure et de son bouclier se présenter au
peuple et dire :
« Venez à moi, venez dans mon enceinte ».
Et pourquoi dans cette enceinte plutôt que dans une
autre ? Pourquoi consacrer son temps au monde du théâtre
plutôt qu'à celui de la musique, de l'art, de l'alpinisme, de
la colombophilie, de la religion ou de la pêche ? Pourquoi ?
LA CULTURE ECARTELEE
OU LA CULTURE QUI A GRAVI LES ECHELONS DE LA
SOCIETE.
La société dans laquelle nous vivons est une société
figée. Les fils de bourgeois font des études ou prennent la
suite de leurs parents. Ils ont 90 chances sur 100 de devenir
bourgeois. Les places dans la société leur sont réservées
dès leur naissance. Ils peuvent prolonger leurs études et se
cultiver.
La classe ouvrière a elle aussi sa place réservée dans
la société. Un fils d'ouvrier a 99 chances sur 100 de rester
ouvrier. Il n'y a en France que 3 pour 100 d'étudiants qui
sont fils d'ouvriers.
Le cloisonnement de la société entre bourgeois et
prolétaires n'est pas une invention de marxistes attardés;
et pourtant n'importe quel juriste vous dira qu'un ouvrier
peut très bien devenir professeur, que rien ne l'en empêche,
qu'il peut obtenir des bourses... Et si vous demandez à ce
juriste les raisons pour lesquelles les fils d'ouvriers restent
presque toujours des ouvriers, il vous répondra sans doute
que c'est par atavisme, ou bien que les ouvriers n'aiment
pas se cultiver, qu'ils aiment mieux travailler de leurs
mains, que la culture et les études les rebutent.
Mais si vous lui demandez pourquoi les études les
rebutent alors il vous dira peut-être que c'est parce que la
culture rebute les ouvriers que les ouvriers n'aiment pas
la culture, et il accusera les ouvriers et jamais la culture.
Pourtant la culture et les études n'ennuient pas uniquement
les ouvriers, elles ennuient beaucoup de personnes, certai-
nement pas plus les ouvriers que les autres.
Essayons de nous placer dans la situation de ce fils
d'ouvrier qui va au lycée et dont les parents sont prêts
à faire des sacrifices financiers pour qu'il devienne un
cadre.
Il rentre du lycée après avoir appris le latin et la
littérature française. Il doit analyser les sentiments de
Chimène et apprendre des poèmes où les mots français qu'il
étudie sont pour lui des mots étrangers dont personne ne
16
se sert chez lui ; personne ne se sert de ce langage dans
la rue et chez ses amis d'enfance.
On se sert de ce langage dans les livres et un peu au
lycée où le professeur soigne tellement son vocabulaire qu'il
fait rire les élèves. Mais ce langage est sérieux car c'est lui
qui permet de passer les examens et de devenir un cadre,
un chef. C'est le langage des élites.
Pourtant malheur à lui s'il essaie de s'exprimer dans
la langue de Corneille chez ses parents, il se fera ridicu-
liser : son père qui travaille sur une chaine se demandera
si son fils n'est pas devenu fou. Voilà comment la culture
apparaltra à ce fils d'ouvrier. Il y aura d'un côté ce qu'il
upprend au lycée et de l'autre ce qu'il apprend dans la vie,
ce qu'il apprend chez lui ; d'un côté les histoires qu'il
onlend raconter par sa mère qui fait le marché, les histoires
quo rapporte son père et de l'autre les histoires de son
professeur. Entre elles aucun lien, aucune parenté n'appa-
ratt, plutôt un conflit.
considérera soit ses parents, soit ses professeurs
comme des imbéciles; il considérera soit les histoires réelles
de ses parents, soit les tragédies du lycée comme ayant
de l'intérêt. Il pourra difficilement concilier les deux.
Et s'il concilie ces deux mondes contradictoires ce ne
sera la preuve que d'un manque de sensibilité et d'intel-
ligence, la marque précise de l'aliénation.
Le fils d'ouvrier déjà en 68 se heurtera aux contradic-
tions de la lutte de classes, il se heurtera à la culture comme
à une chose étrangère et mystérieuse.
Plus ses études se prolongeront, plus le fils d'ouvrier
sera entouré de gens étrangers à son milieu. Beaucoup de
gosses de sa condition auront abandonné soit par manque
de moyens, soit par dégoût de la culture. Il se trouvera
de plus en plus isolé au milieu d'un monde étranger par
ses manières, ses façons de vivre, ses plaisanteries ; un
monde souvent hostile. Il pourra difficilement s'adapter à
cę milieu, faire comme les autres, recevoir ses camarades
chez lui, être reçu chez eux. Les différences sociales créeront
des conflits de plus en plus grands. Il n'en restera que
3 fils d'ouvriers pour 100 élèves au moment d'aller à
l'Université.
La forme de l'enseignement, la culture ont déjà été
des barrières pour l'ouvrier, parmi les grandes barrières
qui l'ont contraint à rester ouvrier.
Cette barrière de la culture va se dresser en face de
lui pendant toute sa vie d'ouvrier. Elle sera inséparable
de la notion de classe. Pour lui la culture sera celle des
bourgeois.
Au lycée, à l'Université il y a les examens où le succès
est basé sur les connaissances, et les examens sont des
portes pour des situations données. Une fois l'Université
-
17 —
ou l'école professionnelle abandonnée, la promotion obéit
à d'autres critères. On passe du monde scolaire au monde
industriel et de la société fictive à la société réelle. L'ou-
vrier même en travaillant peut suivre des cours du soir, il
peut passer des essais professionnels pour gravir des éche-
lons hiérarchiques. Mais là il ne s'agit pas seulement
d'examen. La promotion obéit à un grand nombre de lois
totalement indépendantes de la connaissance.
1°) La loi de l'offre et de la demande :
Pour passer d'un échelon professionnel à un autre, il
faut que la branche dans laquelle on travaille ait besoin
de cette catégorie ou manque de main-d'oeuvre. Si la
demande de main-d'ouvre est plus grande que l'offre alors
le P1 fera le travail du P2 toul en restant P1.
2) La loi de la concurrence :
S'il y a plus de demandes que d'offres la loi de la
concurrence interviendra. On sélectionnera non seulement
ceux qui savent le mieux travailler, mais aussi ceux qui
ont fait preuve de plus d'assiduité, ceux dont le compor-
tement est jugé docile, les moins revendicatifs, etc. Le
fayotage, le piston, seront les éléments principaux qui
interviendront dans cette sélection.
Est-il besoin d'ajouter qu'un ouvrier au maximum de
sa catégorie a, comme l'on dit, son bâton de maréchal,
c'est-à-dire qu'il a atteint les plus hauts cimes de la pro-
motion. Un OS2 restera OS2, un P1 pourra devenir P2,
peut-être P3 et c'est tout.
On voit toutes les difficultés qui s'opposent aux
ouvriers pour changer de coefficient hiérarchique à l'inté-
rieur d'une même catégorie.
Evidemment, ces difficultés sont décuplées s'il s'agit
de changer de catégorie, pour qu'un OS devienne qualifié
ou pour qu'un ouvrier qualifié passe dans la maîtrise ou
devienne technicien.
Pour qu'un OS devienne qualifié il lui faut apprendre
le métier et pour apprendre le métier il faut qu'il le
pratique. Ou bien son chef consent à lui faire faire un
travail au-dessus de sa qualification en le payant comme
un OS pendant plusieurs mois pour qu'il s'initie au métier,
ce qui est considéré comme une grande faveur, ou bien
ses rapports avec la maîtrise sont mauvais pour des raisons
extra-professionnelles et alors il restera toute sa vie OS.
Pour qu'un professionnel passe dans la maîtrise ou
dans les bureaux techniques la chose sera encore plus
compliquée. Il faudra que l'ouvrier suive des cours du soir
après 9 heures de travail, suive des cours théoriques, les
mathématiques, la législation sociale, etc., toute une série
de matières dont il ne se sert pas et dont il ne voit pas
l'utilité immédiate. Résoudre des problèmes d'algèbre en
gagnant sa vie et tout en résolvant tous les problèmes qu'un
ouvrier adulte doit résoudre dans sa vie, est un véritable
18
tour de force. C'est un prodige si on arrive à trouver de
l'intérêt pour ce genre d'études abstraites.
Au bout de 3 années de cours du soir il y a des
examens, il y a des « commissions »... et là encore les lois
concurrentielles jouent plus que jamais. On se trouve non
seulement devant toute une catégorie d'ouvriers qui veulent
quitter les manivelles mais aussi devant une catégorie
encore plus grande d'étudiants possesseurs de diplômes et
qui veulent se caser dans les places les mieux payées.
La sélection doit donc tenir compte d'un tas d'autres
considérations qui n'ont rien à voir avec les connaissances
abstraites ou concrètes, mais uniquement avec les rapports
sociaux.
Les barrières de classe sont des barrières qui séparent
les ouvriers des cadres et ces barrières ne recoupent pas
les barrières de la connaissance. Des fils de directeurs, des
gens pistonnés, des fayots réussissent d'emblée à franchir
ces barrières.
Pendant 3 années des ouvriers d'un atelier, dont cer-
tains adultes, suivaient les cours du soir. Tout le monde
les considérait comme des originaux.
Un jour comme je questionnais l'un d'eux sur les
raisons de leurs études il me dit qu'il étudiait les maths
pour trois raisons :
- la première c'est qu'il était utile de faire fonction-
ner son cerveau. Il trouvait nécessaire de faire de
la gymnastique cérébrale comme de la culture
physique, car dans son travail de tous les jours il
n'utilisait pas cette partie de son anatomie.
la deuxième c'est que dans l'avenir il avait peur
que les ouvriers soient réduits de plus en plus à
des fonctions d'OS et qu'il espérait, si cela se pro-
duisait, que ses connaissances lui permettraient de
rester qualifié.
- la troisième raison c'est qu'il voulait montrer à son
chef d'équipe qu'il en savait plus long que lui.
Pas un ne pensait que les études qu'il faisait lui per-
mettraient de quitter les manivelles, chose qu'ils souhai-
laient pourtant tous très ardemment.
La culture, la connaissance depuis l'enfance jusqu'a
la vie productive de l'ouvrier sont des matières qui ont
trois caractéristiques essentielles :
1°) ce sont des matières abstraites sans lien avec
la réalité.
.. 2) ce sont des matières qui n'ouvrent pas les
barrières de classe.
3') ce sont des marchandises de luxe.
- 19
COMMENT SE PRESENTE LA CULTURE DANS LA
SOCIETE.
La culture dans la société est orientée dans certaines
directions. Jamais société n'a consommé autant de livres,
autant de spectacles télévision et cinéma - n'a lu
autant de journaux, ou de revues, ou de romans, n'a écouté
autant de musique et de chansons.
La culture populaire aujourd'hui c'est cette culture qui
est consommée journellement en grande quantité par les
ouvriers et les employés, qui est vendue à bas prix, et qui
est favorisée et propagée aussi bien par les patrons et les
sectes religieuses que les organisations ouvrières.
Plus le travail devienl parcellaire, plus il devient abru-
tissant et sans intérêt, plus les travailleurs consomment
ces marchandises qui les divertissent. Plus cette culture les
éloigne de leur travail, plus ils la consomment. Plus les
spectacles font rire, plus les romans impressionnent, plus
les films procurent des émotions, plus ils sont populaires.
La monotomie du travail a trouvé son antidote : c'est le
spectacle, la lecture et le disque.
Toute une partie de la population est occupée à dis-
Iraire l'autre partie qui produit des objets de consomma-
tion. L'industrie du spectacle, du cinéma, du livre occupe
des millions de personnes. La société moderne a créé une
industrie nouvelle, l'industrie de distraction, qui fabrique
« l'art » à la demande, qui produit chaque jour à la chaîne
de quoi faire rêver des millions de travailleurs de l'indus-
trie, des millions de paysans et de bourgeois.
Si une partie des travailleurs consomme cet art, cette
culture pour se distraire, une autre partie essaie de cher-
cher dans la culture la substance qui pourra combler le
vide intellectuel de leur occupation. Ils essaient de com-
prendre leur société, d'avoir une vision générale du monde;
ils essaient de trouver une explication universelle des
choses qu'ils font, des choses qu'ils voient, des événements
qui se produisent.
Recherche de distraction,
Acquisition de connaissances techniques capables
de faire gravir les échelons hiérarchiques de la
société,
Recherche de connaissances universelles,
ce sont les trois choses souvent mêlées que les travailleurs
essaient de trouver dans la culture.
Les trouvent-ils ?
Les marchandises, la culture qu'ils trouvent sur le
marché et à l'aide de quoi ils essaient de satisfaire leur
besoin, leur servent-elles à cet effet ? En fonction de quoi
produit-on cette culture ? Est-ce la loi de l'offre et la
demande qui guide la production littéraire, musicale,
technique...?
20
Tout d'abord la production culturelle est une industrie
qui est entre les mains de la bourgeoisie, d'industriels qui
produisent une marchandise bien particulière puisqu'elle
est destinée à forger la conscience des travailleurs. C'est
une marchandise produite par les capitalistes et qui est
faile non pas réellement à la mesure du marché, mais aussi
à la mesure de la société. C'est une marchandise morale ;
c'est une marchandise qui doit non seulement être vendue
mais remplir son objectif éducatif, c'est-à-dire faire de ceux
qui la consomment des citoyens soumis à cette société.
Des industriels qui produiraient une littérature des-
tinée à inculquer aux prolélaires l'idée de leur propre
destruction est un illogisme qui pourrait être réalisé dans
des sociétés en décomposition mais qui est exclu dans des
sociétés policées et dictatoriales. De toute façon, pour éviter
que des industriels à courte vue propagent des idées subver-
sives l'Etat établit une censure supplémentaire, et la
censure la plus efficace en fin de comple est souvent la
censure de la société elle-même dans son ensemble.
Pour qu'un livre ne soit pas lu, il suffit qu'un éditeur
refuse de l'éditer, il suffit que les critiques se taisent. Il
suffit que la mécanique de l'industrie de la culture ne
fonctionne pas ou fonctionne mal. Il suffit aussi que l'ou-
vrage se heurte aux habitudes prises par les consommateurs
de culture qui eux-mêmes ont été déformés par tout ce
qu'ils consomment.
Les fervents de lecture ne sont qu'une partie de la
société ; les gens qui lisent ne sont qu'une minorité du
prolétariat et la culture pour arriver à eux doit passer par
le crible et par l'acceptation des gens qui lisent, par la
partie cultivée. Un roman par exemple n'est popularisé,
mis en feuilleton qu'après cette épreuve et cette grille ne
laisse se propager qu'une partie bien particulière de la
culture.
Les travailleurs trouvent sur le marché une marchan-
dise sélectionnée. Ils trouvent des connaissances suscepti-
bles de leur donner un rang dans la société, des connais-
sances qui les distraient de leur travail, et c'est avec ce
qu'ils trouvent, ce qu'ils achètent, qu'ils se forment une
idée universelle du monde. C'est avec ces images déjà
faussées par la société qu'ils doivent reconstruire comme
un puzzle le vrai visage de leur monde.
C'est avec ces images qu'ils doivent réussir à s'évader
de la réalité, c'est avec ces images qu'ils doivent tenter de
se frayer une place de choix dans la société.
LA CULTURE FAITE POUR SE DISTRAIRE OU LA
CULTURE QUI NE SERT A RIEN.
C'est la culture la plus répandue. La population y
participe en la jugeant. L'appréciation du roman, du film,
21 -
du spectacle de télé est sa seule façon de participer à cette
culture.
Le chant : le spectateur n'a pas chanté, il a vu et
entendu le chanteur sur une scène, un chanteur célèbre
dont les journaux parlent régulièrement. Il critique le
chanteur, mais même cette critique il l'a trouvée toute faite
dans son journal quotidien. Il y a des spécialistes qui criti-
quent, comme il y a des spécialistes qui chantent. Il y a
des spécialistes qui critiquent les critiques, les critiques
qui se critiquent entre eux. La participation du spectateur
ne sera souvent qu'un choix. Il aimera tel chanteur plutôt
que tel autre, parce qu'il préfère tel critique à tel autre,
et cela même, non pas à cause de sa valeur en tant que
critique mais en fonction de la nature du journal qui criti-
que. Ainsi parfois il suffit qu'un chanteur ait certaines
sympathies pour un parti et ce chanteur sera jugé non pas
en fonction de son chant ou de la nature des choses qu'il
chante ou de sa voix, mais en fonction de ses sympathies
politiques.
Les chanteurs font ainsi leur publicité en chantant
gratuitement pour telle fête populaire ou telle oeuvre. Ces
actes sont sûrement plus importants pour eux que de
cultiver leur voix ou leur technique.
Combien de fois n'a-t-on pas entendu ce genre de
phrase : « Il chante bien, mais je ne l'aime pas ». Une
autre fois au sujet de Picasso, un militant communiste
disait « qu'il peignait bien mais qu'il ne l'aimait pas ».
La critique, c'est-à-dire la participation, subit déjà une
déformation.
Il y a les modes, il y a ce que dit le journal d'art, il y a
ce que disent les snobs, il y a ce que disent les bien
pensants.
Le jugement et la critique se font en fonction de tout
cela.
Quel est l'individu assez courageux sans être snob qui
osera dire qu'il ne comprend pas le théâtre classique ou
qu'il y trouve les personnages ridicules ! Pour cela il faudra
qu'il affronte toutes les idées conventionnelles, les milliers
de mots, les centaines de critiques littéraires et presque
tous les fondements de sa propre civilisation.
Se cultiver signifie apprendre un certain nombre de
choses qui ne servent pratiquement à rien, si ce n'est à se
revaloriser vis-à-vis des autres, c'est-à-dire pouvoir affirmer
et démontrer son savoir et par cela se faire remarquer, être
considéré ou même meubler ses conversations avec ses
semblables. C'est cette culture-là qui est admise et déve-
loppée par les journaux et les livres, que ce soit dans le
domaine littéraire, cinématographique, théâtral, philoso-
phique ou historique.
Ces sujets sont considérés comme des sujets de l'élite.
La bourgeoisie en fait sa consommation courante et jour-
22
nalière, aussi la classe moyenne, les employés et même une
partie de la classe ouvrière essaient de s'approprier cette
culture pour goûter les joies de la conversation. Là c'est
un peu comme le prolétaire qui essaie de s'approprier le
luxe des bourgeois, de lui voler ses sujets favoris et de s'en
servir. Mais si le luxe et le confort matériel offrent une
certaine jouissance, il n'en est pas de même obligatoirement
pour la culture.
Autrefois la bourgeoisie singeait les nobles, les imitant,
essayant de s'asseoir à leur table en s'initiant à leur
conversation, à leur langage. Aujourd'hui on peut dire qu'il
en est un peu de même pour une partie du prolétariat qui
essaie de s'initier à la culture. Mais là apparaît cependant
une contradiction. Si pour les bourgeois la culture a été un
signe de distinction, actuellement par contre dans la mesure
où cette culture se vulgarise, se propage dans les couches
inférieures de la société, cette culture n'a plus la valeur
distinctive qu'elle avait autrefois. Par exemple, parler de
l'existentialisme dans un salon n'a d'intérêt, même si le
sujet par lui-même est lassant, que si dans cette discussion
chacun peut prouver qu'il fait bien partie de l'élite c'est-à-
dire qu'il est capable de dire quelque chose à ce sujet. Dès
que le problème de l'existentialisme est propagé et que les
midinettes en font un de leurs passe-temps favoris, à ce
moment il devient inopportun pour la bourgeoisie de conti-
nuer dans cette voie. Les sujets doivent être changés. Il est
à remarquer qu'il en est de même pour les mots. La culture
s'entoure de remparts pour qu'elle puisse garder de plus
en plus son caractère de culture privée. Cette propriété
privée est entourée d'une foule d'obstacles et l'un des plus
importants est celui du langage. Les mots ont leur mode
comme les vêtements. Les inots connaissent une vogue et
ne sont vraiment appréciés que lorsqu'ils ne dépassent pas
un certain cercle. Dès qu'ils sont popularisés ils sont rejetés
par les promoteurs de la culture qui en emploient d'autres.
La culture est devenue ainsi une marchandise qui est créée
par des spécialistes (écrivains, philosophes) et qui est
consommée « neuve » par la bourgeoisie et les cercles
d'intellectuels, et par la suite appropriée par les plus basses
conches de la société qui s'en servent comme d'une mar-
chandise déjà utilisée. La vogue de la culture est à quelque
chose près comme la vogue des automobiles. Les premiers
modèles sont consommés par les riches, et les vieux modèles
et les voitures d'occasion par le prolétariat.
On voit donc que, comme pour la bourgeoisie, la culture
est une marque de distinction pour le proletariat. Mais cet
aspect de la culture s'il est le seul pour la bourgeoisie
n'est pas le seul pour le prolétariat, car cette culture ne
peut absolument pas le satisfaire.
Dès que les idées sont propagées et connues par les
basses couches de la population, la bourgeoisie ne peut
23
NE
plus y trouver sa justification de classe dominante. Pour
le proletariat par contre l'appropriation de cette culture est
à la fois façon de manifester son égalité vis-à-vis des petits
bourgeois et souci de se différencier des autres couches de
la société. C'est là le caractère positif de la culture -- dont
l'appropriation est la manifestation de son égalité intellec-
tuelle avec la bourgeoisie - mais aussi négatif dans la
mesure où cette culture abstraite ne peut pas être popu-
larisée à l'extrême et tend à différencier le prolétaire de
sa propre classe. C'est surtout le cas des employés qui
trouvent souvent dans la culture le dernier moyen de se
différencier des ouvriers, la nature de leur travail leur
permettant de moins en moins de le faire.
Le fait qu'un ouvrier aujourd'hui puisse se permettre
de discuter et de juger le dernier film ou le dernier livre
paru, tend à lui prouver que son intelligence n'est pas
inférieure à celle du bourgeois. Il a puisé les idées souvent
dans le même arsenal. La culture que propagent les intel-
lectuels s'est ouverte à tous. Les critiques littéraires et
cinématographiques écrivent dans des journaux qui peu-
vent être achetés par tout le monde. Et souvent, si cette
culture tend à devenir abstraite et incompréhensible pour
éliminer une grande partie de la population, cette élimina-
tion ne se fait pas obligatoirement au détriment de prolé-
tariat, elle se fait aussi au détriment des bourgeois, ce qui
fait que cette partie de la culture au lieu d'être réservée
aux bourgeois, arrive à n'être absorbée que par des spécia-
listes, que par des intellectuels de profession : par exemple
les amateurs de cinéma créent un jargon qui est connu
uniquement par des amateurs de cinéma, bourgeois ou
ouvriers.
Pour le bourgeois il y a sa vie, ses occupations et la
culture. Pour le prolétaire il y a sa vie, ses occupations
et la culture. Pour l'un comme pour l'autre il n'y a aucun
lien entre les trois choses.
Pour aucun des deux la culture ne sert à déterminer
sa vie ou ses occupations. Pour les uns la culture sert à se
justifier, pour les autres à nier leur infériorité et à se
justifier du même coup pour refuser leur condition de
prolétaire. C'est souvent l'unique satisfaction que leur
donne la culture.
En quoi la vision du Cid peut-elle influencer la vie ou
les occupations du bourgeois ou du prolétaire ? Si ce n'est
que souvent pour l'un comme pour l'autre la vision de
cette pièce le remplit d'ennui. En quoi Rodrigue ou Faust
peuvent-ils enseigner quoi que ce soit à l'ouvrier ou au
bourgeois ?
Mais l'influence de toutes les conventions pèse aussi
bien sur le bourgeois que sur le prolétaire. La structure
de la société tend à conserver à la culture son caractère
abstrait pour satisfaire le bourgeois et le justifier. Mais
24
elle impose aussi au prolétariat ce genre de culture dont
il ne se sert que comme réaction contre sa classe domi-
nante.
Les comités d'entreprise abondent dans ce sens en
vulgarisant la culture, en la propageant, en la popularisant;
ils lendent à hisser la classe ouvrière à ce niveau culturel
car pour les chefs ouvriers cette culture ne peut en rien
les gêner. Les organisations ouvrières hissent la classe
ouvrière à la connaissance des délices de la bourgeoisie,
elles la hissent aussi à son niveau de bêtise. Il n'y a pas
de propagation d'une culture différente de celle utilisée
par la bourgeoisie.
Et les comités d'entreprise, et le TNP font jouer pour
les ouvriers Le Cid et Britannicus, enseignent le dimanche
aux ouvriers que dans tel château Mme de Pompadour
séduisait Louis XV, ou font admirer le chapeau que portait
Napoléon à Sainte-Hélène.
Cette culture ne sert à rien dans la société si ce n'est
à tranquilliser l'ouvrier qui peut le lundi à son travail
s'enorgueillir d'en savoir autant que son patron.
L'ouvrier peut se mettre dans la peau du personnage
de la pièce de théâtre qu'il voil, il peul se mettre un
moment dans le rôle de Julien Sorel, il peut être Britan-
nicus, mais cette forme d'identification n'a qu'un but :
c'est le faire s'évader de sa condition.
Britannicus ne l'aide pas à résoudre ses propres pro-
blèmes, il ne peut même pas faire de Britannicus ou de
Julien Sorel un sujet de conversation dans son milieu car
ce sont des personnages étrangers qui vivent dans un autre
monde.
Cette culture veut être le produit de remplacement que
ta bourgeoisie offre à l'ouvrier, mais elle ne peut pas l'être.
En dépouillant son travail des problèmes culturels, elle lui
a donné en échange des ersatz de vie culturelle. Elle le
mystifie doublement :
-- la première fois en le spoliant de son activité
créatrice dans son travail,
la deuxième fois en lui imposant des problèmes
culturels étrangers, en le mettant pendant la durée
d'un spectacle dans le personnage d'un bourgeois,
d'un noble ou d'un général. Le lendemain matin
cette même bourgeoisie le dépouillera encore une
fois de ce personnage et le mettra en face de la
réalité de sa condition prolétarienne.
La culture est devenue une marque de standing social,
mais malgré tout même cet aspect aliéné de la culture
contient un aspect positif qui est l'abolition du tabou
culturel.
De moins en moins les ouvriers essaient d'orienter
leurs recherches sur le plan professionnel car ils n'y trou-
25
vent pas de débouchés. Du fait que de plus en plus le
travail est divisé, que l'ouvrier a un travail qui lui demande
de moins en moins de connaissances professionnelles, ses
préoccupations professionnelles disparaissent.
L'ouvrier n'a pas l'esprit préoccupé par un travail qu'il
fait par routine, souvent machinalement. L'ouvrier est
libéré de toutes les préoccupations professionnelles et il
peut utiliser son activité cérébrale à d'autres problèmes.
Tout d'abord parce que, aussi abruti par le travail soit-
il, son rôle de manuel ne peut le satisfaire en rien. Ensuite
parce qu'en dehors de l'usine ou en dehors de ses rapports
avec les pièces qu'il produit, une quantité de problèmes
culturels se posent.
L'introduction de la politique à l'usine, les luttes syn-
dicales, la politique au travers du poste de radio ou de
télé, les documentaires cinématographiques lui ouvrent la
voie à des connaissances hétéroclites, mais qui dépassent
son univers professionnel. Il en est de même des sports
et des rapports sociaụx des sportifs ainsi que de la critique
du sport et de son aspect mercantile.
L'ouvrier vit au milieu des problèmes de l'humanité,
il ne vit plus seulement au milieu des problèmes profes-
sionnels.
La culture qui autrefois était réservée aux classes
dominantes se vulgarise. On alimente les cerveaux ouvriers
comme leur estomac, et le commerce de la culture fait de
la concurrence au cassoulet.
Stendhal, Sartre, Peter Cheney, Victor Hugo, indiffé-
remment, sont vendus en livres de poche ; les bibliothèques
d'usine distribuent la plus mauvaise littérature qu'on puisse
imaginer, mais la plus mauvaise littérature réelle sort
l'ouvrier de ses propres problèmes, lui montre qu'un autre
monde existe, lui fait entrevoir malgré tout l'autre côté de
la barricade, arrive à lui montrer la pauvreté morale de
ceux qui le dirigent, détruit le prestige de ceux qui le
commandent.
L'ouvrier du xx° siècle n'a plus de respect pour ses
exploiteurs. Il les connait dans l'usine, dans les livres, les
côtoie au cinéma, à la plage, il les imite dans leurs plaisirs,
dans leurs loisirs, il essaie d'envoyer ses enfants faire du
ski, ii fera de la montagne comme eux. Plus rien n'est
labou, le quartier de la Madeleine lui appartient ; il fait
la queue avec les fils de son patron au cinéma des Champs-
Elysées. Il s'habille comme lui même s'il doit faire des
heures supplémentaires pour payer son costume. La société
le contraint à rester ouvrier mais lui donne comme change
le plaisir de singer son patron, et le sociologue de gauche
qui voit l'ouvrier sur les grands boulevards se demande
inquiet : « le prolétariat existe-t-il ? » ou encore : « le
socialisme est-il réalisé ? ».
Oui le prolétariat n'a jamais été aussi prolétariat, mais
26
en aliénant ce prolétariat, en le frustrant de toute créati-
vité humaine, la société a fait se déverser ses appétits
intellectuels hors de sa profession, dans tous les domaines
de la vie. La vie culturelle de la société se trouve subite-
ment envahie par ce prolétariat, par ces midinettes qui
apprennent la musique ou le tennis, par l'OS qui dévore
les films des plus stupides aux meilleurs. On l'empêche à
l'usine d'avoir la moindre petite idée sur son travail, il y
cherche pourtant des idées pour se défendre contre l'enva-
hissement de la technique des autres, et, hors de l'usine,
pour se réaliser en tant qu'homme.
La société n'a plus qu'une chose à faire : sélectionner
la culture, lui vendre une culture qui lui cache les problè-
mnes universels du monde, qui lui dissimule encore davan-
tage sa situation d'aliéné.
Les marchands sont là, ils veillent ; les fabricants de
science et de littérature fabriquent ce qu'on veut leur
acheter, vendent ce qu'on leur demande de vendre.
L'Académie française, la recherche scientifique, les
trusts de l'Eglise, les monopoles politiques fabriquent la
culture. Mais comme la société capitaliste n'est pas un
régime de castes, qu'il n'y a pas de livres sacrés, les lectures
de monsieur de Gaulle peuvent être celles de la midinette
du 14.
Celle culture s'infiltre dans tous les pores de la société,
elle subit sa division sociale, elle s'intègre dans la hiérar-
chie et elle apparaît enfin métamorphosée, défigurée, sem-
blable à l'image monstrueuse du monde qu'elle vient de
traverser.
Nous avons vu au départ comment elle était une cul-
ture de classe ; nous allons voir maintenant comment elle
tente de résister à son envahissement par le prolétariat et
ce que devient cette culture qui veut résister à son écarte-
lement.
On retrouve au sein de la classe ouvrière deux attitudes
envers la culture comine l'on trouve deux attitudes en face
de la société. Certains ont une attitude conservatrice, ils
acceptent la culture comme ils acceptent la société. Ils
essaient de s'infiltrer dans cette culture, de l'acquérir
comme ils cherchent à s'infiltrer dans la hiérarchie sociale.
Ils essaient d'apprendre pour accaparer des choses qui
leur échappent et qui les écrasent.
Une grande partie de la classe ouvrière a une attitude
hostile devant la culture comme devant la société. Ils vous
disent qu'ils ont perdu l'espoir de changer de condition.
Ils sont ouvriers et savent qu'ils le resteront. Ils en tirent
une hostilité envers le monde qui les a confinés une fois
pour toutes dans une condition subalterne. Ils se sentent
enfermés dans une caste et ne l'acceptent pas car il est
indéniable que tous les ouvriers ont un idéal commun dans
toute leur vie : ne plus être ouvriers.
27
La culture ne se présente pas à eux comme une prodi-
galité de la société, comme un moyen de se distraire. La
culture se présente comme l'ennui.
Pour une grande partie de la classe ouvrière, son
hostilité à la culture part du fait qu'elle a conscience de
sa situation et qu'elle place la culture dans son véritable
contexte.
Il ne s'agit pas ici de faire l'apologie de ceux qui refu-
sent de lire ou de ceux qui s'entourent d'un scepticisme à
toute épreuve. Mais de cette constatation nous devons tirer
autre chose que ce qu'en tirent les militants de la gauche.
En effet, nous l'avons vu, pour les organisations ouvrières
et les partis de gauche, il s'agit de persuader la classe
ouvrière d'absorber cette culture et les militants se trans-
forment en apôtres diffusant cette culture qui est étrangère
aux ouvriers.
La conclusion n'est pas d'avoir une attitude anti-cultu-
relle et d'approuver l'ignorance. Nous devons partir d'une
première constatation, c'est que les ouvriers qui se passion-
nent de culture ne sont pas les ouvriers les plus conscients,
les plus ouverts, les ouvriers les plus intelligents, en un
mot ce qu'on appelle l'élite de la classe ouvrière. La quan-
lité de connaissances n'est pas une démarcation. Person-
nellement, je suis tenté de dire le contraire, qu'une très
faible proportion de ces ouvriers arrivent à avoir conscience
de leur propre situation. La culture est souvent pour eux
un élément supplémentaire d'aliénation.
L'autre constatation est que les ouvriers incultes,
c'est-à-dire ceux qui se refusent à lire ou qui lisent très
peu, les ouvriers qui ont des lectures faciles : Le Parisien,
France-Soir, Confidences, ne sont pas les éléments les plus
rétrogrades de la classe ouvrière.
L'initiation à cette culture que l'on trouve dans la
société n'est pas un passage obligatoire vers l'émancipation
des travailleurs ; bien souvent c'est le contraire qui se
produit.
Il y a deux ans R. est revenu du régiment écaure
comme beaucoup, et il nous a parlé de ce qu'il avait vu.
Hostile à la guerre d'Algérie, hostile an militarisme, hostile
à la patrie, hostile à tout le monde, hostile aur ouvriers
qui n'avaient rien fait contre la guerre. R. est revenu avec
cet état d'esprit.
Aujourd'hui R. en plus de son travail s'occupe de
culture populaire. Il est passionné de théâtre, va au TNP,
le dimanche il sort avec Loisirs et Culture, il est accompa-
gnateur, c'est lui qui explique aux autres ouvriers ce qu'ils
voient et ce qu'ils doivent savoir. R. est passionné de litté-
rature, il connaît des tas de tirades par cour. Corneille et
Victor Hugo n'ont pas de secret pour lui.
R. se cultive de plus en plus, il lit sans arrêt, va de
plus en plus au TNP.
28
Aujourd'hui R. est de plus en plus hostile à son monde,
å son milieu.
Quand R. parle de théâtre ses camarades le regardent
comme un marsien. Quand il récite un poème on est
étonné. R. communique de moins en moins avec son monde.
La vie de R. commence à la sortie de l'usine, toute sa vie
intellectuelle se fait à l'extérieur de l'usine, se fait en dehors
de ses camarades de travail. Pour R. l'usine est une cala-
mité et R. devicnt de plus en plus hostile à son milieu.
Sortir de l'usine est pour lui une obsession, il souffre
certainement plus que les autres de faire ses 9 heures. La
culture qu'il absorbe à dose massive lui permet de rêver
devant sa machine et de penser qu'un jour il quittera les
manivelles et l'usine. Il sait qu'il connait plus de choses
que ses camarades.
Il a hésité : soit continuer l'armée, soit rentrer dans
la vie civile comme Os. Il aurait préféré faire sa carrière
dans l'armée, mais des circonstances extérieures l'en ont
empêché, il est devenu civil.
Mais ce qu'il voulait c'est surtout gravir les échelons
de la société, ne plus rester OS, il refusait de laisser inuti-
lisées ses possibilités intellectuelles. L'activité culturelle des
syndicats et du parti communiste répondait à la fois à cette
passion et à son besoin de lutter contre le statut actuel de
la société, contre l'injustice et l'impossibilité de gravir les
échelons de la société.
D'autre part il a l'impression profonde d'appartenir à
une catégorie différente d'individus sélectionnés par la
connaissance. Il aurait voulu être acteur de théâtre, il a
réussi à ne plus être OS.
Aujourd'hui R. est toujours révolté contre sa condi-
tion. Il pense qu'il pourrait être autre chose qu'ouvrier.
Il y a une liaison entre sa culture et le refus de sa
condition mais il y a aussi une liaison entre sa culture et
le mépris de sa classe.
R. a passé son dimanche à expliquer les beautés et les
mystères des châteaux à d'autres ouvriers. Il l'a fait san
etre rétribué. Passer son dimanche à faire le professeur lui
plait beaucoup. Pour cela il apprend l'archéologie et l'his-
toire dans des manuels et il transmet ensuite ses connais-
sances en essayant de ne pas se tromper. Il est heureux si
on s'intéresse ou si l'on pose une question, mais malheu-
reusement les choses qu'il enseigne ne passionnent pas
d'une façon égale les autres ouvriers.
Un jour il s'est lancé dans une grande explication sur
l'histoire du château. Il était si passionné qu'il avait oublié
son auditoire et quand il s'est retourné il s'est aperçu qu'il
n'y avait plus personne pour l'écouter.
Un autre jour à la fin d'un voyage, aphone, il a
demandé aux gens de son car ce qu'ils pensaient de la
journée :
- 29
Ça vous a plu?
Oui très bien, on a très bien mangé.
R. a une rancour contre les gens qui se passionnent
plus de gastronomie que d'histoire de France. R. est triste
de s'apercevoir qu'il ne peut pas accomplir son rôle de
colporteur de la culture.
R. voudrait être un acteur.
M. est un révolté. Il n'a jamais lu que des romans
policiers. Les seuls livres sérieux qu'il a lu sont le Mani-
feste Communiste et L'Etat et la Révolution. Il a refusé de
lire autre chose. Fils de déporté il a été à l'UJRF, s'est
battu contre la police dans les manifestations. Sa réaction
contre la culture est la même que celle qu'il a contre la
société. Tout ce que dit le gouvernement ou la maitrise est
accueilli par lui avec méfiance et hostilité, il cherche systé-
matiquement les mauvaises raisons. Il a de ce fait acquis
beaucoup de sens critique. La culture a sur lui le même
effet. Il refuse systématiquement d'assister à toutes les
représentations théâtrales, il refuse de lire. Le cinéma de
quartier et les romans faciles lui paraissent suffisants. Il
se moque de tout ce qui est incompréhensible et tout ce
qui est incompréhensible est pour lui ennemi. C'est une
façon de tromper les gens. Quand on emploie un mot qui
lui est étranger, il interrompt et exige une explication. Il n'a
aucune honte de son ignorance. Cette ignorance fait partie
de sa condition et la connaissance abstraite des choses est
pour lui la mystification du réel.
M, est un ouvrier combatif et intelligent. Il ne connai-
tra jamais Racine, Corneille, il n'ira jamais au TNP, ne lira
jamais Sartre, n'écoutera jamais Mozart et pourtant M. est
un ouvrier qui a une vision universelle du monde, un
ouvrier qui, malgré son ignorance, a une vue générale des
choses bien plus pertinente que la plupart des fervents de
culture.
Il n'est pas aussi écrasé par elle. Sa connaissance des
choses, il la puisée dans les rapports avec ses camarades
à l'usine, dans la lutte politique et dans les grèves. Son
ignorance et la réticence devant la culture sont pour lui
des moyens de défense.
Si quelques ouvriers passent par l'initiation et la
connaissance de la culture pour arriver à comprendre leur
situation d'exploités et réagir contre elle, la majorité au
contraire, manifestent leur condition d'exploités en s'oppo-
sant à la culture existante.
LA CULTURE POPULAIRE.
Les organismes de culture populaire prétendent élever
le travailleur et lui donner des armes pour sa vie quoti-
dienne.
- 30
Elever le travailleur c'est lui montrer et lui apprendre
des choses qui dans la société sont destinées à cet effet.
Tout cela suppose au départ que l'élévation humaine ne
peut se faire ni dans le travail ni dans les activités sociales
des individus.
Il fut un temps dans le mouvement ouvrier où la
culture populaire était faite par les syndicats ou les orga-
nisations politiques. Cette culture était éminemment poli-
tique et sociale, elle tenait à élever le travailleur en lui
faisant comprendre sa situation, la place qu'il occupait
dans la société et le faisait participer à la lutte pour son
émancipation.
La bourgeoisie accablait de son mépris cette culture
politique, elle niait la politique comme activité culturelle.
Aujourd'hui la politique des organisations ouvrières
s'est changée en technique, en tactique et en stratégie ; tout
le contenu profond de la politique a disparu et ne peut plus
prétendre à conserver son rang de connaissance univer-
selle.
Ces organisations essaient pourtant de monopoliser
toutes les activités des travailleurs et de prendre en charge
le travailleur en dehors de son travail.
Puisqu'il ne va plus à la Bourse du Travail, puisqu'il
va de moins en moins dans les cellules politiques, puisqu'il
va de plus en plus au spectacle, les militants des organi-
sations politiques ont eux aussi été au spectacle, mais
comme organisateurs.
Les organisations politiques ont créé des organisations
culturelles et de loisirs, ou noyauté celles qui existaient.
C'était surtout les organisations catholiques et reli-
gieuses qui détenaient depuis longtemps ces bastions en
les opposant aux politiciens des mouvements ouvriers.
Autrefois les organisations culturelles catholiques diffé-
raient des organisations syndicales ou politiques en ceci :
elles enseignaient outre la morale religieuse ce que toute
organisation culturelle, qu'elle soit de droite ou de gauche,
enseigne aujourd'hui. La culture c'est aujourd'hui aussi
bien ce qu'enseigne le curé ou l'organisation culturelle
dirigée par le patron paternaliste que celle qu'enseigne le
militant communiste. Tout s'est nivelé ; il n'existe qu'un
enseignement culturel : celui de la bourgeoisie.
La tâche qui consiste à élever les hommes, c'est quoi
en fin de compte ?
C'est le travail qui consiste à choisir pour le compte
des travailleurs leur spectacle, leurs livres et leurs occupa-
tions.
Pour ce qui est du choix des spectacles et des livres
la chose est compliquée au départ. Le choix fait par un
communiste est différent du choix fait par un catholique,
et l'organisation culturelle risque vite de tourner en que-
relle politique pure et simple. Dans ce cas les communistes
31
ne recruteraient que leurs adhérents et les catholiques que
les leurs. Le but des organisations culturelles est différent,
elles veulent grouper le plus possible de travailleurs et
pour cela ne pas rebuter ceux qui désertent les organi-
sations politiques et syndicales. Le camouflage doit se faire
de façon à recruter le plus possible.
Autrefois la culture ouvrière dans les Bourses du
Travail attirait les ouvriers les plus dynamiques parce que
cette culture leur apprenait des choses qui avaient un
rapport avec leur vie de prolétaire.
Aujourd'hui les organisations culturelles pour attirer
les travailleurs leur proposent une culture qui n'a aucun
rapport avec leurs préoccupations, qui ne les élèvera pas
du tout, mais qui, le plus souvent, les noiera dans les
aspects complexes de l'Histoire de l'Art, qui les écrasera
encore plus dans cette culture parcellaire.
La culture de ces organisations n'élèvera pas l'homme
en lui faisant comprendre ce qu'il est -- un homme exploité
- en lui faisant comprendre sa propre vie et son sens ;
en lui donnant la possibilité de participer à une activité
créatrice. Ce qu'on donnera au travailleur ce sera une
culture sans issue. La vie de Michel-Ange, la peinture des
Flamands, les amours de Mozart, sont des connaissances
qu'il accepte mais qui ne le concernent pas, et qui restent
pour lui extérieures et mortes.
Les organisations culturelles l'auront peut-être fait
vibrer à la vue d'un tableau, l'auront fait vibrer à l'Histoire
de son pays. Il aura vibré le dimanche et retournera à son
travail où il ne pourra plus vibrer et où il acceptera son
rôle d'aliéné en attendant le dimanche suivant, où l'orga-
nisation culturelle le fera vibrer de nouveau sur Napoléon
et Joséphine ou sur les catacombes. La culture populaire
a trouvé ainsi sa véritable place dans la société capitaliste.
Les organisations politiques et syndicales peuvent gérer
et organiser cette culture dans les comités d'entreprise et
ailleurs, tout cela à une condition, c'est que cette culture
soit la « bonne » culture, c'est-à-dire une culture qui aliène
davantage le travailleur au lieu de l'élever et de l'aider à
se libérer.
Les organisations culturelles et des loisirs ont non
seulement à se concurrencer entre elles, mais elles doivent
rivaliser aussi avec d'autres organisations purement com-
merciales qui s'assignent le même but qu'elles. Les diver-
gences qui séparent ces organismes se réduisent en fin de
compte à très peu de chose, c'est-à-dire à la démagogie
pure et simple. Cette démagogie des organisations de gau-
che consiste à persuader les ouvriers que la culture et les
loisirs qu'ils leur distribuent sont arrachés à la bourgeoisie,
et que tel musée visité est à mettre au palmarès des
victoires ouvrières.
Visiter la cathédrale de Chartres est présenté aux
-
32
ouvriers comme un premier pas vers l'émancipation totale.
Voir le salon de Marie-Antoinette est la parcelle de culture
que l'on arrache à cette bourgeoisie conservatrice et rétro-
grade qui a tendance à garder ses secrets et ses trésors
culturels pour sa propre consommation personnelle.
De cette idée découle pour ces organisations toute une
série de conséquences logiques. En effet puisque la classe
ouvrière doit conquérir la culture qui est détenue par la
bourgeoisie elle doit le faire avec tout l'acharnement d'une
bataille. La culture doit donc être accaparée, avec avidité,
pendant le peu de loisirs des ouvriers. Ils doivent profiter
de ces loisirs pour ingurgiter la culture. Ils doivent profiter
de la ville qu'ils traversent pour visiter le plus de musées.
Ils doivent profiter de la ville où ils habitent pour y voir.
le plus de spectacles. Ils doivent profiter des heures de
voyage pour admirer le paysage, connaitre ses couches
géologiques et son histoire, enfin le soir, après une journée
bien remplie de culture, savourer la détente culturelle par
des jeux culturels et des chants qui glorifient cette époque
révolue, et enfin, hélas, aller dormir.
Ces organisations pour diffuser la culture emploien!
les mêmes méthodes que les patrons pour faire produire
les ouvriers.
Le stakhanovisme culturel succède au stakhanovisme
productif et l'ouvrier qui veut se cultiver par l'intermédiaire
de ces organismes voit sa vie prise entre les cadences de
la production et celles de la culture.
Le tourisme moderne a créé des obligations nouvelles;
il a créé une technique touristique qui a elle-même créé un
enseignement particulier. Il faut apprendre à bien se servir
d'une carte et d'un guide, puis, lorsqu'on sait se servir
d'un guide, si l'on veut profiter de la région, il faut l'étudier.
Toute cette technique est longue et fastidieuse et les
organisations de loisirs ont créé des spécialistes qui font ce
travail ; ce sont les accompagnateurs.
Ainsi le travailleur qui se promènera en collectivité
le dimanche, n'aura pas à perdre son temps à étudier ces
choses, il aura le spécialiste de la culture qui lui débitera
tout le savoir nécessaire à l'oreille. Il suffisait d'un pas,
il est franchi; la bureaucratisation des loisirs est accom-
plie.
Bien sûr là aussi tout dépend de la couleur de cette
bureaucratie. Si le technicien de la culture est un catho-
lique, il insistera plus sur les scènes religieuses de l'église
que l'on visite, tandis que le communiste préférera montrer
où est né Robespierre.
De toute façon il faudra malgré tout que les techni-
ciens de la culture usent de prudence pour passer leur
marchandise car les objets à cultiver risquent de réagir
par un abandon pur et simple de ces organisations et
refuser tout simplement de se « faire cultiver ».
33
Voilà ce qu'on présente aux ouvriers comme l'une de
leurs conquêtes. Voilà comment la vision de la Joconde
est rattachée aux conquêtes sociales de 1936. Voilà com-
ment les organisations ouvrières essaient de justifier leur
rôle culturel dans la société. Elles n'osent pas avouer
qu'elles sont là pour continuer le travail que faisaient avant
elles les organisations conservatrices, elles ajoutent à cette
culture l'étiquette de populaire.
Bien avant eux Hitler organisait « la force par la
joie ».
La culture propagée par les nazis n'avait rien qui la
différenciait de celle faite par Tourisme et Travail. Le rôle
de ces organismes est de prendre en charge l'ouvrier après
son travail et, à des prix modiques, lui inculquer le chau-
vinisme, l'histoire des grands hommes qui ont exploité ses
ancètres ou qui les ont fait mourir sur les champs de
bataille. Ils lui inculqueront les notions de beauté qui sont
les notions cataloguées comme telles par toute la société.
Ils lui donneront une culture artistique qui ne sera qu'une
connaissance des artistes et de leurs auvres, de l'art que
faisaient les artisans du Moyen Age ou les aristocrates du
xviir siècle. C'est cette culture qui prétendra élever le tra-
vailleur. Entre cette culture et son travail il y aura toujours
un grand vide. Il apprendra comme il travaillera, sans
comprendre, sans savoir pourquoi.
Beaucoup iront là parce que c'est le seul moyen de
voyager pour pas cher, le seul moyen de voir des spectacles
à bon marché.
Pour d'autres ce sera pour combler le vide et l'ennui
de leur vie ou pour meubler leurs conversations ou pour
accumuler les signes extérieurs de richesse intellectuelle.
Pour d'autres, enfin, l'horreur de ces loisirs populaires
ne fera que les enfermer encore plus dans leur vie indivi-
duelle. Ils préféreront le vide familial à ces montagnes de
culture sans intérêt, ils n'auront de la collectivité que deux
images bien peu alléchantes :
-- l'usine où l'on fabrique des objets,
l'organisation des loisirs où l'on transmet la culture
et la joie.
Dans les deux cas ils ne seront que des objets passifs.
LA RECHERCHE DE CONNAISSANCE UNIVERSELLE.
Il existe une autre forme de culture qui semble beau-
coup plus utile, c'est la culture sociale, la culture politique.
Une culture qui a un rapport direct avec la vie de tous
les jours pour l'ouvrier puisque elle tend à l'émanciper de
sa condition. Voyons ce qu'il en est.
Il n'y a pas de culture prolétarienne qui se différencie
de la culture bourgeoise par la nature des sujets. La
« culture > actuellement transmise aux ouvriers par les
34
organisations ouvrières a, tout d'abord, rompu totalement
avec l'histoire du mouvement ouvrier. La littérature stali-
nienne ou réformiste est devenue nationaliste, chauvine.
Les sujets de cette littérature sont les mêmes que ceux des
journaux bourgeois. On vante le patriotisme de la classe
ouvrière. Toutes les révoltes, les révolutions sont montrées
sous un jour nationaliste. Les traditions du mouvement
ouvrier ont été complètement effacées. Une infime minorité
d'ouvriers savent ce que le 1" Mai signifie ; pourtant les
histoires du 1" Mai remplissent tous les ans les colonnes
des journaux. Mais l'histoire d'un fait dans la mesure où
il n'est pas relié à la réalité perd toute sa signification. On
a beau écrire des tas d'histoires sur le 1 Mai, comment
ce fait peut-il être compris si par ailleurs on s'oppose à
toute notion d'internationalisme prolélarien et à toute
notion de lutte de classe ?
Les traditions du mouvement ouvrier ne sont plus
vivantes dans la classe ouvrière parisienne et chez les
jeunes dans toute la France. Bien mieux : l'histoire des dix
dernières années a été tellement déformée par la littérature
que les ouvriers qui ont participé à des événements arrivent
parfois même à dénaturer les faits qu'ils ont vécus.
Les journaux syndicaux et politiques ont deux parties,
l'une théorique et ennuyeuse, l'autre vivante destinée à
amener les lecteurs à assimiler la partie ennuyeuse, mais
qui ne diffère pas de la partie analogue des autres jour-
naux. Ce sont les conseils culinaires, les conseils juridiques,
le coin du bricoleur et les bandes dessinées. Même en
faisant des concessions, ces parties des journaux sont
moins bien faites que celles de France-Soir, et les parties
< sérieuses » n'apportent rien d'original à la culture
ouvrière, si ce n'est un dogmatisme pour certains; pour les
jeunes, cette littérature est synonyme d'ennui.
La disparition du mouvement ouvrier en tant que tel,
c'est-à-dire la disparition de l'idéologie des syndicats et
des partis ouvriers fait disparaître de plus en plus dans
la classe ouvrière toutes les traditions, tout ce qu'il y a
toujours eu en elle de spécifique.
Les brochures, les pamphlets ne circulent plus chez
les ouvriers. Les brochures sont distribuées gratuitement
à la porte des usines et même ainsi elles ne sont pas lues,
car effroyablement ennuyeuses et vides. Les Bourses du
Travail n'ont plus de signification ; ce sont de vieux
bureaux sales où les vieux militants vont encore et où les
jeunes sont de moins en moins nombreux.
La Bourse n'est plus leur maison ; ils iraient défendre
leur bistrot où ils se réunissent plutôt que la Bourse où ils
ne mettent jamais les pieds.
La culture, les ouvriers ne la trouvent plus, comme
au temps de Pelloutier, dans le mouvement ouvrier. Ils se
ruent alors dans les cinémas et sur la télévision.
35
Ils ingurgitent la mauvaise propagande, disent les
vieux militants qui tous les matins lisent l'Huma, et ont
perdu, eux, tout esprit critique sans aller au cinéma, ni
regarder la télé.
La rupture se fait de plus en plus, et pourtant des
militants s'accrochent et essaient de renouer avec le vieux
mouvement ouvrier. De petits groupes anarchistes ou trots-
kystes font lire Bakounine, Marx, Trotsky à un petit
nombre d'ouvriers qui souvent se perdent dans les idées
pour abandonner définitivement toute activité et théoriser
à longueur de journée. Au hasard des ateliers on rencontre
ainsi ces vestiges de la culture passée qui restent la comme
les ruines d'une ancienne civilisation. Ils vivent avec leur
passé et ont condamné définitivement le monde. Les mots,
les expressions qu'ils utilisent, sont démodés et incompré-
hensibles pour les jeunes.
Que faut-il faire ? De l'archéologie révolutionnaire ?
Déterrer l'Histoire et la propager à la manière de l'Armée
du Salut ? Réconcilier la classe ouvrière avec son histoire
en diffusant des brochures ? Les ouvriers ne sont pas des
historiens ; ils vivent avec leur temps et veulent des répon-
ses adaptées à leur époque.
Que la Commune ait été une Révolution ouvrière, est-ce
que cela peut aider à résoudre les problèmes actuels ?
Certainement nous le pensons plus que jamais ; mais
si l'histoire de la classe ouvrière était si peu riche que
chaque fois il faille retourner cent ans en arrière pour faire
prendre aux ouvriers conscience de leur sort, tout espoir
d'émancipation serait à jamais enterré.
L'histoire de la théorie ?
Mais pour comprendre les théories passées il faut en
étudier l'histoire et créer des Universités où les ouvriers
iront ---- une infime minorité seulement d'ailleurs, – mais
seront des auditeurs passifs, ils ne créeront rien du tout,
ce seront des élèves et leur savoir ne leur servira pas dans
l'immédiat, il aura le même caractère que celui qu'absor-
bent ceux qui suivent les cours du soir.
Une période du mouvement ouvrier s'est écoulée. Il
y a eu une coupure définitive et sans précédent. Même les
plus terribles répressions n'avaient pas coupé le mouve-
ment ouvrier ; cela l'avait affaibli, comme en 1848 ou après
la Commune, mais jamais le mouvement ouvrier n'avait
perdu ses traits spécifiques, son histoire, ses traditions, ses
principes pour lesquels des milliers d'ouvriers sont morts.
Tout cela est aujourd'hui oublié, perdu, irretrouvable;
nous sommes dans cette période de coupure où après tous
les grands héros du mouvement ouvrier, les Varlin, les
Pelloutier, nous voyons des Thorez, des Mollet. Après la
richesse idéologique du mouvement ouvrier nous lisons
aujourd'hui l'Humanité ou le Populaire. Même l'Empire
36
Romain avait laissé des ruines ; le mouvement ouvrier lui,
n'a laissé surnager que des déchets.
Une chose est indéniable, c'est que le mouvemen!
ouvrier révolutionnaire qui se créera n'aura plus pour soul-
tien ou pour lien ce passé et ces traditions. Il repartira, non
pas en s'appuyant sur son histoire, mais en créant une
nouvelle histoire.
Ceci n'est évidemmenl pas particulier à la France. Que
restera-t-il de Lénine après Krouchtchev en Russie ? Que
restera-t-il de 1936 en Espagne aujourd'hui ? Tout a été
déformé, galvaudé, oublié.
La rupture avec sa bureaucratie, la classe ouvrière la
paie par une rupture avec son propre passé. Elle identifie
de plus en plus le mouvement ouvrier avec la bureaucratic
ouvrière et l'histoire du mouvement ouvrier avec l'histoire
de la bureaucratie. Cette rupture est un des grands points
positifs de son histoire et les révolulionnaires n'ont absolu-
ment rien à y perdre. Mais ils ne peuvent absolument pas
trier le bon grain de l'ivraie et la tradition ouvrière qui était
considérée autrefois comme un support pour les militants,
n'existe plus.
C'est dans cette situation que certains ouvriers cher-
chent une explication universelle des choses dans la poli-
tique.
Voyons un peu ce que les partis peuvent leur offrir.
La culture politique et nous voulons dire, bien
entendu, ce qui passe pour « culture politique » aujour-
d'hui ---- est tout d'abord aussi abstraite, parcellaire, incom-
préhensible et a autant de rapport avec la réalité journa-
lière que la psychologie de Don Rodrigue ou la nature du
chapeau de Napoléon avec la vie d'un os.
Tout d'abord on persuade le militant ouvrier que
l'émancipation des travailleurs devra passer aussi bien par
l'appropriation des moyens de production capitaliste que
par l'appropriation de la connaissance des intellectuels. Il
faut accaparer leur savoir pour que la classe ouvrière
puisse diriger la société. Mais comme devant cette masse
énorme de choses à apprendre, cette somme de connais-
sances hétéroclites il est impossible de penser qu'un jour
ou l'autre une seule personne dans le monde puisse les
assimiler, on admet que seule une élite d'individus peut
s'approprier cette culture, la transmettre aux autres et se
servir de cette culture pour le bien de l'humanité, tandis
que les bourgeois s'en servent pour le mal. La culture
politique ne peut être créée que par les « élites » que sont
le Comité central des partis.
Ce sont eux les intellectuels de la politique, ce sont
eux qui produisent, et les militants serviles ont pour
fonction encore de transmettre cette politique à leurs
camarades de travail.
37
Si donc, dans le premier cas, l'ouvrier-consommateur
de culture de tout à l'heure ne faisait qu'assimiler la
culture bourgeoise pour son propre compte, pour se hisser
au niveau du bourgeois ou pour se différencier de ses
camarades qui ne sont pas des initiés, l'ouvrier militant
lui, après avoir assimilé la culture politique, la propage:
il ne se cantonne pas à une simple passivité, il devient actif,
mais son activité tend à en faire un intermédiaire et rien
de plus. Il transmet.
Il existe un stade supérieur du militant ouvrier, c'est
celui qui joue un rôle dans l'usine parce qu'il est délégué,
ou dans la société parce qu'il est conseiller municipal par
exemple. Là il ne fait pas que transmettre, il obéit évidem-
ment aux consignes que lui donne sa centrale syndicale
ou son parti, mais il peut tout de même avoir une certaine
marge d'initiative. Un délégué d'atelier peut trouver un
bon argument ; un conseiller municipal peut réussir par
son audace à faire construire un urinoir.
Mais la culture de ces militants sera une culture très
parcellaire. Par exemple le militant syndical devra connai-
tre les lois du travail, il devra aussi connaître tous les
règlements intérieurs de l'usine et les accords, et les con-
ventions collectives, sans parler de la juridiction. Le
militant syndical pour remplir convenablement son rôle
devra avoir des connaissances de droit, et ce n'est pas un
hasard si les syndicats donnent comme seule formation à
leurs militants une formation juridique.
Pour ces militants la vision de la société se réduit tout
à coup à des codes, à des lois ; la vision du inonde devient
une vision de juriste qui n'arrive à poser les problèmes de
l'exploitation qu'en termes juridiques : il faudrait augmen-
ter le minimum vital, --. instituer la loi des 40 heures
payées 48, -- faire des accords pour un mois de congés
payés, -- accorder les mêmes lois aux horaires qu'aux
mensuels etc.
C'est ce qu'est devenu le syndicalisme dans les pays
modernes. Mais cette transformation des militants ouvriers
en juristes canalise toute leur connaissance dans des sujets
qu'ils ne peuvent débattre qu'avec les patrons, la maîtrise
ou les autres militants. Leur culture devient incompréhen-
sible pour leurs camarades de travail, leur langage aussi.
La plupart des tracts syndicaux sur des problèmes parti-
culiers deviennent incompréhensibles pour une autre usine
ou même un autre atelier. Ici on parlera de la prime d'huile
et de son application particulière, là de la prime d'insalu-
brité, là du travail aux pièces etc.
La tactique syndicale reviendra à mener une action
pour que telle ou telle loi passe, à mener une action pour
que tel parti soit élu aux élections, que tel gouvernement
soit à la tête de la société. Mais comme elle est liée à l'acti-
vité des partis politiques proprement dits, il arrivera tout
38
simplement que l'activité syndicale visera à soutenir tel
parti ou tels hommes politiques. La tactique se perd dans
les subtilités des luttes de clan, des luttes politiques qui se
passent dans les couloirs et qui se traduisent dans les
usines, soit par une agitation sur tel point, soit par une
mise en veilleuse des revendications, soit par une politi-
sation des mouvements etc.
La culture des militants vuvriers les coupe très rapi-
dement de reste de leurs camarades de travail et fait qu'ils
ne peuvent utiliser leurs connaissances que dans un
milieu particulier.
Un délégué du personnel épris de culture et de politi-
que rédigea une lettre de condoléances à Jean Vilar au sujet
de la mort de Gérard Philippe. Il tenta de faire signer cette
lettre comme il faisait signer ses pétitions. Beaucoup
s'étonnèrent d'une telle démarche. Par contre, quelques
semaines plus tard, ce même délégué ignorait l'existence
d'une grève qui avait lieu dans l'usine, à 150 metres de
son atelier.
Aussi abstraite que cette culture puisse paraitre elle
une justification pour les militants ; c'est de s'être
approprié une culture qui n'était détenue autrefois que
par les intellectuels et les patrons. Les militants trouvent
une satisfaction aussi grande à discuter des conventions
collectives, que certains à parler du Cid. Cette culture les
rehausse au niveau de leur classe dominante, souvent en
contre-partie elle les confond avec elle. Et de toute façon
elle leur donne ce sentiment indiscutable, qu'elle les diffé-
rencie des autres travailleurs. Elle est, en même temps, la
source de tout un tas de subtilités, de querelles, où chaque
tendance essaiera de justifier sa propre tactique en dénon-
çant la taclique syndicale de la tendance adverse.
Nous avons parlé des militants syndicaux. Voyons les
militants politiques.
L'idéologie de ces militants exprime essentiellement
l'idée que la société capitaliste doit être remplacée par une
autre société que les élites ouvrières dirigeront. Pour
remplacer la société actuelle, il faut la connaître. Il faut
dénoncer le système social et politique, c'est-à-dire connai-
tre les rouages politiques de la société. Dénoncer les autres
partis, justifier son soutien à telle tactique devient une
connaissance spéciale d'autant plus compliquée qu'une
grande partie des tractations sont secrètes, que les discus-
sions particulières dans les hautes sphères ne sont pas
divulguées et déterminent la plupart du temps toute l'orien-
tation des partis.
N'est-il pas courant d'entendre dire par le militant
de base : « Si le parti a pris telle décision, c'est qu'il a eu
certainement des raisons pour le faire ».
La connaissance est hiérarchisée. Seul le Comité central
- 39
a une connaissance universelle, tandis que les échelons
subalternes ont des connaissances particulières et fragmen-
tées. Ainsi le Comité central a une culture lui permettant
de résoudre le problème de la tactique de ses ministres ou
de la tactique électorale ou parlementaire. La culture du
militant de base ne lui permet que de résoudre les problè-
mes concrets du travail de sa cellule, comment diffuser,
comment faire la propagande pour les idées du Comité
central.
La culture politique ressemble ainsi à une espèce
d'Université où sont séparés d'une part les professeurs, de
l'autre les élèves et où la seule ambition de ces derniers
est de passer du côté des professeurs. La propagande
diffusée par le journal est la leçon du jour que chacun
s'applique à répéter. La participation à la culture univer-
selle est devenue pour le militant de base la faculté de
pouvoir la colporter. Il est l'organe de transmission de
cette culture mais il n'est qu'un organe de transmission ;
sa propre intervention dans la culture se réduit au fait
qu'il a plus ou moins bien appris et compris les idées de
ses professeurs. Son application, son intelligence, son
activité intellectuelle, sont comparables à celles de l'écolier
qui doit apprendre, non pas chercher ou créer.
Le militant apprend et s'initie à la politique comme
il apprendrait et s'initierait à l'histoire, à la psychanalyse
ou à la mécanique. Mais le fait qu'il choisisse ce genre de
connaissances plus qu'un autre est justement qu'il suppose
que la politique est la clef, est la connaissance universelle,
et que les autres ne peuvent être apprises et comprises qu'à
travers la politique.
Il choisit aussi cette connaissance parce qu'elle se
rattache à l'idée qu'elle est l'instrument de sa propre libé-
ration, et qu'elle est liée à des activités qui ne sont pas
strictement limitées à l'étude. Sur ce plan là, il existe un
rapport très étroit entre l'étude du catéchisme pour un
chrétien et de l'Humanité pour un communiste ; pour l'un
comme pour l'autre ils trouvent dans cette activité intellec-
tuelle le moyen de sauver l'humanité. Mais pour l'un
comme pour l'autre cette étude les dépasse, les soumet à
des idées qu'ils n'ont pas contribué à élaborer et dans
lesquelles ils ne peuvent que difficilement se retrouver.
La culture du militant comme celle du chrétien au lieu
de le libérer ne fait que le soumettre.
La critique est considérée par l'un comme par l'autre
comme de l'hérésie.
Ils se posent en défenseurs du dogme et c'est là leur
seule participation à la culture.
Voilà tout l'aspect négatif de l'activité culturelle du
militant. Au lieu de participer à cette culture, il doit
apprendre des idées complètement élaborées par les autres.
Il ne pourra participer à cette élaboration qu'après avoir
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lui-même réussi ses examens universitaires, ce qui, dans
un parti, revient à avoir gravi les échelons hiérarchiques.
Mais là encore, cette ascension n'a pas de rapport avec la
culture que l'on défend et que l'on apprend. Arrivera au
Comité central, non pas le militant le plus appliqué, non
pas celui qui aura pu ingurgiter toute la propagande au
jour le jour ou celui qui aura efl'ectué les tournants poli-
tiques avec le plus de rapidité ; non, cette ascension poli-
tique obéit à d'autres mobiles qui n'ont rien à voir avec
la culture. Dans la religion chrétienne le Pape n'est pas
celui qui connaîtra le mieux les dogmes, dans le parti le
secrétaire général du Comité central ne sera pas celui qui
connaitra le mieux les sciences politiques ou les théories
générales. Dans un cas comme dans l'autre ce sera l'homme
le plus habile à se hisser dans la hiérarchie ; celui qui aura
su bien maneuvrer, qui aura su soutenir telle personnalité,
qui aura su se faire protéger par l'homme qui dirige.
Les luttes entre les hommes dans une hiérarchie
obéissent aux mêmes lois, que ce soit dans l'usine, dans
l'administration, dans la religion ou dans la politique. Le
plus habile, celui qui a bien choisi son protecteur est le
seul qui a ses chances. L'ascension de tous les directeurs
d'usine, de tous les homines politiques, de tous les Papes
obéit à ces lois.
Une autre loi peut aussi être dégagée. Celui qui attein-
dra les sommets de la hiérarchie politique sera celui qui
aura réussi à être le plus populaire.
La popularité elle aussi obéit à des lois qui sont bien
particulières. Les Césars faisaient la leur en distribuani
des vivres à leurs clients et en organisant des jeux pour
la population de Rome. Doriot a fait la sienne en luttant
contre les bourgeois dans sa municipalité. D'autres ont fait
la leur parce qu'ils étaient de bons orateurs. D'autres parce
qu'ils se présentaient aux gens comme l'incarnation de
l'honnêteté, parce qu'ils avaient un physique bonhomme.
D'autres parce qu'ils ont eu assez de soutien dans la
presse pour qu'on fasse d'eux des héros. Il existe des gens
qui ont pour principale fonction de populariser des grands
hommes, ce sont les journalistes. Match peut faire d'un
crétin une idole simplement en le photographiant au milieu
de ses enfants ou en train de serrer la main à un ouvrier
ou à une mère de famille nombreuse ou encore en le mon-
trant en train de cultiver ses fleurs.
Mais tout cela n'a rien à voir avec la culture propre-
ment dite. Et pourtant les appareils politiques sont dirigés
par les personnes qui ont obéi à ces lois et non par ceux
qui en savent le plus, mais par ceux qui savent certaines
choses et qui ont des aptitudes dans certains domaines.
Le paradoxal c'est que, lorsqu'il s'agit de chefs poli-
tiques, ce n'est pas ce qu'ils savent le mieux qu'il leur faut
enseigner, mais ce qu'ils savent le moins et, dans certains
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cas, ce qu'ils ne savent pas du tout. Jean XXIII pourrait
beaucoup mieux enseigner les mille et une ruses pour se
faire élire Pape, que les dogmes. Thorez serait plus apte
à faire des conférences sur l'art et la manière de rester
plus de 25 ans secrétaire au Comité central qu'à parler du
marxisme qu'il ne connaît pas. Krouchtchev ou Guy Mollet
pourraient publier des études de grande valeur sur l'art
de se hisser au pouvoir.
Mais ni les uns ni les autres n'auront à parler de ces
choses qu'ils connaissent bien, ils devront produire des
idées toujours en fonction du besoin de conserver leur
poste et ce sont ces idées qui seront la pâture intellectuelle
de leurs militants de base.
C'est une des raisons qui font que pour beaucoup de
militants de base la politique ne suffit pas à alimenter leur
besoin de connaissance et leurs besoins intellectuels ; alors
ils se rejettent vers la culture d'une façon désordonnée en
apprenant tout ce qui peut leur tomber sous la main. Un
militant communiste me disait un jour : « Maintenant je
me consacre à la culture ». Seulement cette culture il
l'acceptait dans la mesure où elle ne gênait pas des concep-
tions générales.
La culture est bien si elle trouve un lien avec la poli-
tique du parti ; elle est acceptable si elle ne contredit pas
cette politique ou se trouve en marge, elle est ennemie et
à combattre si elle s'y oppose.
Le choix de la connaissance est donc limité pour le
militant. L'histoire est le sujet de prédilection dans la
mesure où l'histoire ne porte pas à conséquence. Parler de
Louis XIV n'engage pas. L'Art aussi. On peut parler des
peintres du xix" siècle sans s'opposer à la ligne. De plus
le sujet est le monopole des gens cultivés. Par contre les
connaissances qui mettent en question la société ou la
morale sont écartées en tant que connaissances perverses.
Tout ce qui contredit la politique du parti est aban-
donné, banni.
Et qu'est-ce qui contredit plus la politique du parti
que la réalité de la vie quotidienne ?
Un gerie de culture révolutionnaire peut-il exister
dans la société actuelle ?
Les organisations politiques bureaucratiques répondent
par l'affirmative à cette question — mais ce qu'elles enten-
dent par culture n'a rien à voir avec une culture révolu-
tionnaire.
Le stalinisme développe la culture politique comme
n'importe quelle université bourgeoise. La culture c'est ce
qu'on apprend dans les livres, dans le journal quotidien,
c'est une culture statique --- et c'est finalement un dogme.
En même temps, il propage une idée encore plus fausse,
qui a des conséquences encore plus graves. C'est l'idée que
42
la classe ouvrière n'a qu'une expérience parcellaire et
qu'elle ne recherche pas des idées universelles ou qu'elle
ne peut arriver à ces idées qu'en se soumettant à un dogme
idéologique, à l'idéologie du parti.
On sait à quoi conduisent ces positions. Toutes les
solutions staliniennes se ramènent à ceci : dans une société
dirigée par les communistes tout sera résolu, ou bien les
problèmes qui se posent aujourd'hui n'existeront plus. C'est
l'Etat ou le Parti qui donnera une réponse à tous les
problèmes. Donc les hommes vivant dans une société capi-
ialiste ne peuvent que s'inscrire au parti pour renverser
l'état capitaliste et voir tous les problèmes résolus en puis-
sance. Mais pas plus dans la société stalinienne que dans
la société actuelle les hommes ne seront pas maîtres de leurs
problèmes. Ce ne sera pas à eux de les résoudre, mais au
Comité central - et évidemment on sait très bien comment
il les résoudra.
Nous ne pouvons chercher une réponse au problème
de la culture et de l'idéologie révolutionnaire qu'en adop-
iant une optique radicalement différente.
Dans une usine les ouvriers émettent des opinions sur
l'organisation de l'atelier, ils critiquent l'organisation
actuelle et donnent des idées sur ce que cette organisation
devrait être.
La culture révolutionnaire ne peut être que celle qui
a un rapport direct avec les problèmes humains, avec toutes
les questions que se posent les hommes. Elle ne peut s'enri-
chir que si les hommes participent activement à la solu-
tion de ces problèmes.
Il n'y a pas les faits d'un côté, qui se passent de
commentaires et de l'autre les théories qui ignorent les
faits. Il y a les faits de tous les jours qui soutiennent les
idées ou les soulèvent. La vraie politique c'est la discussion
de ces faits, c'est leur interprétation.
C'est ce que fait le prolétariat. El c'est cela la culture
vivante ; c'est par là qu'il enrichit ses connaissances et son
expérience humaine, et non pas en apprenant l'histoire de
Marie-Antoinette.
Il n'y a pas, d'un côté les préoccupations matérielles
des ouvriers et, de l'autre, les préoccupations intellectuelles
des intellectuels. Les idées universelles ne sont pas le
privilège des intellectuels. Les ouvriers sont irrésistible-
ment poussés à voir plus loin que leurs « intérêts immé-
diats », ils cherchent une conception générale, une inter-
prétation globale du monde et de la société. Comment
expliquer autrement l'accaparement de la culture bour-
geoise par les ouvriers, leur adhésion aux grands courants
politiques ?
Mais cette tendance des ouvriers se heurte à un obsta-
cle insurmontable : la division entre la culture et la vie
réelle, qui est le trait fondamental de la société capitaliste
43
à cet égard. Tout début d'une culture révolutionnaire se
traduira par un début de suppression de cette division.
Cela déjà montre que si la critique de la culture ne peut
se faire que dans l'optique d'une critique générale de la
société capitaliste, elle ne peut trouver de prolongement
positif que dans une perspective sociale différente. C'est ce
manque de perspective sociale différente qui fait aujour-
d'hui que les idées de la gauche sur la culture ne présentent
aucune différence de celles de la bourgeoisie, et qu'elles se
réduisent à un væu pieux et absurde : il faut que les
ouvriers se cultivent. A cela nous pouvons que répondre:
il faut que les ouvriers détruisent les habitudes et les
formes culturelles qui existent en détruisant la société de
classe elle-même et cette lutte sera un enrichissement de
la culture humaine bien plus profond que toutes les
« éducations du peuple », même si elle devait se solder par
la destruction de tous les monuments et musées qui ne
servent le plus souvent qu'à camoufier l'abêtissement
collectif de cette société.
D. MOTHE.
44
L'Etat et la politique
dans la France de 1960
M. de Sérigny rongeant les croûtons de Ben Bella á
la prison de la Santé, M. Thorez appelant le peuple à
défendre la République du Général contre les « fascistes
fauteurs de désordre », le patronat et Matignon encoura-
geant les travailleurs à faire une heure de grève-récréation
sans suppression des primes de productivité, -- devant cette
inversion apparente de tous les signes politiques, un
voyageur qui aurait quitté la France en mai 1958 croirait
rêver. Une seule constante lui permettrait de s'y reconnai-
tre : l'attitude de l'immense majorité de la population de
ce pays, toujours spectatrice.
Ce que l'on nommait « vie politique » il n'y a pas
si longtemps, c'était le fait qu'une fraction non négligeable
de la population prenait des initiatives relatives aux pro-
blèmes que rencontrait la société, participait à des réunions
politiques et y intervenait, manifestait des solutions qu'elle
croyait justes, contestait ainsi le pouvoir établi et, à défaut
de le renverser, bousculait ses plans. Or, à l'exception de
l'Algérie, où une telle vie politique, encore que déclinante,
s'est manifestée en janvier chez les Européens, et où elle
se manifeste tous les jours sans défaillance sous la forme
de l'activité armée des Algériens eux-mêmes, la France est
politiquement morte.
C'est ce fait par rapport auquel la phraséologie « de
gauche » est apparue, pendant la crise de janvier, comme
complètement anachronique ; c'est ce fait dont les révolu-
tionnaires non moins isolés que les organisations, bien
que pour d'autres raisons -- doivent s'emparer, sur lequel
ils doivent réfléchir, dont ils doivent tirer de nouvelles
manières de penser, de nouvelles manières d'agir, s'ils
entendent être cette pensée que la réalité humaine recher-
che, comme disait Marx.
De l'accession de de Gaulle au pouvoir en mai 1958,
la crise algérienne avait été l'occasion immédiate, mais la
nouvelle République avait en réalité à dénouer l'inextri-
cable complexe de problèmes que la IV° avait laissé se
nouer depuis treize ans. Tous ces problèmes pouvaient
se formuler en une seule question : la bourgeoisie française
était-elle ou non capable de procéder aux ajustements que
45
le monde capitaliste moderne, en France et au dehors,
rendait nécessaires (1) ? Ce monde constituait, par son
existence même, un ensemble de défis à la structure et
au fonctionnement de la société française, qu'on l'envisage
comme totalité économique, ou comme Etat, ou comme
métropole d'un empire colonial.
La IV° République avait manifestement échoué à
effectuer les adaptations nécessaires : une politique écono-
mique incohérente faisait alterner les décisions d'investis-
sement moderne avec les lois de soutien des secteurs les
plus arriérés de la production; la restauration du parlemen-
tarisme d'avant-guerre donnait aux différents secteurs de
la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie les moyens de
faire prévaloir tour à tour leurs intérêts particuliers, et
réduisait l'exécutif à n'être plus que l'enjeu de la lutte
entre divers groupes de pression ; enfin la situation créée
dans l'ancien empire par l'immense mouvement d'émanci-
pation qui soulevait les peuples coloniaux à travers le
monde ne suscitait à Paris aucune réponse d'ensemble,
mais les réflexes de répression colonialisté, qui conduisaient
à la longue à des abandons désastreux, alternaient avec
des tentatives sporadiques pour donner à l'impérialisme
des formes de domination plus souples que l'ancien lien
colonial.
Il n'est pas nécessaire de dresser le tableau de ce
régime (2): non seulement il n'avait pas été capable de
se donner une forme de gouvernement susceptible d'impo-
ser aux diverses fractions de la bourgeoisie une politique
conforme à ses intérêts généraux et les frais de cette poli-
tique, non seulement il avait dilapidé une partie du produit
national et la totalité de son prestige international dans
douze années de guerre coloniale pratiquement permanente,
non seulement il occupait 15 à 20 % de l'activité annuelle
des professionnels de la politique dans la préparation et
la solution de « crises > ministérielles, mais en dépit de
l'essor considérable des capacités productives une fois
passée la période de reconstruction, il réalisait encore ce
tour de force de plonger les finances de la nation dans la
crise : la balance des échanges extérieurs attestait un déficit
apparemment insurmontable que l'Etat épongeait en
puisant dans ses réserves de dollar et, quand celles-ci
étaient détruites, en se faisant renflouer par le capitalisme
américain ou allemand.
Cependant au milieu de ce gâchis, l'économie avait
fini par reconstituer sa capacité productive d'avant-guerre:
(1) Cf. l'ensemble des articles sur « La crise française et le
gaullisme », Socialisme ou Barbarie, n° 25, juillet-août 1958.
(2) Cf. dans ce même nº 25, Chatel et Canjuers : « La crise de
la république bourgeoise », et Chaulien : « Perspectives de la crise
française ».
46
bien plus, à partir de 1953, la production avait continue
de s'accroître à un rythme qui était, entre 1953 et 1957, le
plus fort de l'Europe. La petite industrie, l'artisanat, la
boutique subissait pendant cette période la concurrence
de plus en plus impitoyable des grandes entreprises,
ce dont témoignait, sur le plan politique, la poussée pouja-
diste. Nombre de travailleurs, précédemment occupés dans
les secteurs arriérés de l'économie (agriculture, artisanat,
distribution) trouvaient à s'employer dans la production
industrielle, dans les bureaux, dans les magasins à succur-
sales multiples. Dans certaines régions (Est, Nord, Loire
Atlantique notamment), les modes de travail et les formes
prises par les rapports humains s'étaient profondément
transformés. Une nouvelle société capitaliste était en somme
venue au jour, imposant ses normes de travail et sa techno-
logie, ses modèles de « commandement » et ses techniques
de manipulation des exécutants, ses idéaux de consomma-
tion, bref le nouveau contenu que le patronat moderne
donne à la « rationalisation ».
A la veille du 13 mai, le divorce était done profond
entre le dynamisme du secteur le plus moderne de l'écono-
mie française et l'impuissance politique de l'Etat bour-
geois. Par sa structure qui mettait le gouvernement à la
merci du Parlement et le Parlement à la merci des partis
et des groupes d'intérêt, cet Etat était incapable de frayer
la voie au capitalisme moderne en prenant les mesures
d'assainissement monétaire, fiscal, financier, social, colonial,
qui s'imposaient. La multiplicité même des partis, cause
immédiate de cette impuissance, ne faisait qu'exprimer sur
le plan politique l'incohérence réelle de la classe domi-
nante : le petit patronat provincial vivant d'une exploita-
tion techniquement et socialement archaïque cohabitait au
sein de cette classe avec des équipes de directeurs et
d'organisateurs dont la vision des problèmes économiques
et sociaux était déjà celle du patronat américain. Sans doute
une conjoncture favorable, comme celle qui pouvait résulter
d'un échec trop flagrant du régime (Dien Bien Phu) per-
mettait-elle parfois à la fraction de la bourgeoisie la plus
avancée d'imposer pour quelque temps sa politique ; mais
la coalition des secteurs rétrogrades se reconstituait à
brève échéance, et le carrousel recommençait (3).
La crise de mai 1958 ne résultait donc pas d'un com-
plot, en elle c'était la crise tout entière du capitalisme
français qui éclatait, et il s'avérait immédiatement qu'elle
ne pouvait être résolue comme les « crises » de la IV
République : cette fois-ci, la question : « qui gouverne en
France ? » était posée explicitement, et d'une manière telle
qu'elle n'intéressait plus seulement les professionnels de
(3) Cf. Chaulieu : «Mendès-France : velléités d'indépendance et
tentative de rafistolage », Socialisme on Barbarie, n° 15-16, oct.-déc.
1954.
47
la politique, mais objectivement toutes les classes sociales,
à commencer par le prolétariat. Ce n'était plus une crise
de cabinet, c'élait au moins une crise de régime, au plus
une crise de la société.
Au moins une crise de régime, en ce que de toute
manière le mode de gouvernement ou de non-gouvernement
de la IV° République paraissait inéluctablement condamné.
Au plus une crise de la société, si le capitalisme ne parve-
nait pas à construire et à faire accepter par l'ensemble de
la société un nouveau régime capable de mettre de l'ordre
dans les affaires, c'est-à-dire assez fort pour résoudre les
problèmes les plus urgents (finances publiques, franc, com-
merce extérieur, Algérie), assez stable pour commencer à
affranchir l'économie des obstacles qui entravaient le plus
son développement.
Il est vrai que l'état d'inorganisation politique du
prolélariat, résultat de plusieurs décades de compromissions
du PC et de la SFIO avec les partis bourgeois, faisail
« espérer » qu'une crise grave serait évitée ; d'autre part
l'adversaire que le grand capital avait à abattre immédia-
tement n'était pas la classe ouvrière, mais le bloc des
colonels et des ultras. Mais une domination, même provi-
soire, de ce bloc risquait d'entraîner l'ensemble de la
société dans une crise beaucoup plus profonde qu'une
simple crise de régime.
Les forces qui attaquaient ouvertement la IV° Répu-
blique ne visaient évidemment qu'à imposer en France un
Etat qui fût au service des intérêts du colonat européen
d'Algérie. Ces intérêts étaient complètement incompatibles
avec ceux de l'impérialisme français dans son ensemble. Il
est évident par exemple que le grand capitalisme français
ne pouvait envisager une seconde l'intégration économique
de l'Algérie à la métropole : autant renoncer à dix ou vingt
ans d'expansion normale pour se retrouver, au bout d'un
demi-siècle et de Dunkerque à Tamanrasset, à une distance
encore plus forte des grands pays capitalistes modernes.
Ne parlons même pas de ce que l'intégration eût signifié
dans le domaine politique à l'intérieur et à l'extérieur.
Mais ce que le grand capitalisme pouvait faire, et ce
qu'il fit, c'est se servir du dynamisme de l'insurrection de
mai 1958 pour se débarrasser du régime qui contrariait son
développement en France, et une fois le nouveau pouvoir
consolidé, pour se débarrasser des forces mêmes qui avaient
permis la première phase de l'opération. Il restait ainsi le
maître du terrain sans qu'une crise sérieuse fût venue
remettre en question la domination du capitalisme sur la
société française ; et d'autre part il réalisait l' « Etat
fort > que réclamait l'armée et les ultras, mais en le
confisquant à son profit.
En réalité les deux phases ont été télescopées l'une
dans l'autre, à la fois parce que le projet du grand capi-
48
talisme n'a pas été d'emblée aussi explicite que nous le
voyons à présent, et parce que, eût-il été parfaitement
systématique, il lui fallait bien épouser un certain temps
la cause de ses complices provisoires. Le courant du 13 mai
charriait donc des éléments contradictoires, défenseurs de
l'Algérie française et instruments plus ou moins innocents
du capitalisme moderne. Mais surtout cette contradiction
interne se perpétue dans l'Etat gaulliste lui-même, et
explique tout à la fois l'ambiguité essentielle de son style
politique (et oratoire) et la crise permanente qui l'habile.
D'une part il n'est pas niable que les diverses mesures
prises par cet Etat quant aux problèmes les plus urgents
hérités de la IV* République convergent dans une seule
et même signification : faire prédominer, dans l'économie
intérieure et dans les échanges extérieurs comme dans les
rapports avec les colonies et l'Algérie, l'intérêt du grand
capital ; mais d'autre part cette signification ne peut être
dégagée que très lentement. A chacune de ces mesures
correspond ou fait suite une concession en faveur de
l'adversaire que l'on cherche à juguler ; le pouvoir du grand
capital ne peut se consolider que peu à peu en manœuvrant
ses complices, exactement comme les gaullistes du 14 mai
manæuvraient à Alger les hommes du 13. Pour une bonne
partie, les crises avortées qui ont abouti à la démission
des ministres représentant la bourgeoisie française d'Algé-
rie ou les secteurs les plus arriérés de la métropole
n'exprimaient rien d'autre que la poursuite du règlemenl
de comptes entre les partenaires du 13 mai.
C'est dire qu'à cet égard déjà, la V République partage
avec la IV“ certains traits essentiels. Sans doute la subor-
dination de l'intérêt particulier de tel ou tel secteur des
classes dominantes à celui du grand capital y est-elle
beaucoup plus explicitement poursuivie que dans les régi-
mes précédents ; mais cependant la résistance de ces
secteurs n'a pas disparu, et le pouvoir de de Gaulle n'a pas
fini de ruser avec elle pour en venir à bout.
Nous reviendrons sur le caractère précaire de ce pou-
voir. Auparavant, il convient de souligner le fait qui domine
tous les autres : toute l'opération ne pouvait réussir que si
une intervention massive des travailleurs proposant une
solution révolulionnaire au problème de la société dans
son ensemble ne mettait pas en échec la « réponse » que
les milieux dirigeants entendaient donner à la crise, et
n'élargissait pas celle-ci à ses dimensions réelles. Or cette
intervention ne se produisit pas. Par un paradoxe appa-
rent, tandis que la crise exprimait ouvertement l'incapacité
du capitalisme français de gérer la société, le prolétariat
lui laissait le loisir de la résoudre au mieux de ses intérêts.
Qui plus est, il l'y aidait, par son abstention même d'abord,
par son vote lors du referendum ensuite.
De Gaulle n'a été possible que parce qu'il a été loisible
- 49
à la bourgeoisie française de contenir la crise dans les
limites de sa légalité, c'est-à-dire d'en faire une simple
crise interne à la sphère dirigeante, et non une crise de la
sphère dirigeante comme telle. Le pouvoir de la V• Répu-
blique s'est constitué, le pouvoir de la bourgeoisie s'est
reconstitué parce que les travailleurs n'ont pas tenté, pen-
dant ces quelques jours où l'Etat décomposé était soldé
dans la rue, de s'en emparer, de le détruire et d'imposer
leur solution, n'ont même pas songé, comme classe, à une
telle solution et à sa mise en œuvre, n'ont en définitive
pas contesté sérieusement, c'est-à-dire par leurs actes, la
capacité du capitalisme de régler cette crise.
Cette dépolitisation des classes exploitées, et de cette
classe exploitée, le prolélariat industriel, dont les conditions
de travail et de vie ont toujours fait l'avant-garde du
mouvement ouvrier, -- elle a donc été le fondement du
régime de de Gaulle, mais elle en est aussi l'åtmosphère
permanente, et c'est ce qu'a montré à nouveau la crise de
janvier. C'est là le fait fondamental de cette période, et à
un double titre : d'abord parce que -- on vient de le dire
-- une analyse de la V République qui omettrait la dépoli-
tisation dont elle est née et qu'elle entretient n'arriverait
à comprendre ni sa genèse ni sa vie actuelle ; ensuite parce
que, pour la critique et l'orientation révolutionnaire, une
telle dépolitisation constitue une espèce de défi, presque
un démenti : comment en effet persévérer dans le projet
socialiste, s'il apparait que ce projet n'habite plus le prolé-
tariat, au moins sous sa forme politique ? C'est cela la
question que nous pose la France de de Gaulle, et il serait
contraire à la tâche des révolutionnaires de l'esquiver, en
plaquant sur ce monde des catégories politiques désuètes.
en lui appliquant une pratique politique sans répondant
dans la réalité.
Qu'en l'absence d'une intervention massive des
travailleurs, le capitalisme français soit capable d'effectuer
sa transition à la structure réclamée par le monde moderne,
nous l'avons, dans cette Revue, toujours affirmé (4) ; c'est
au demeurant une espèce de tautologie, si l'on admet que
le seul obstacle qui rende absolument incapable une classe
dirigeante de continuer à gérer l'ensemble de la société pour
son propre compte consiste précisément dans l'initiative
révolutionnaire des masses (5).
Sans doute cette adaptation du capitalisme français
ne se fait-elle pas sans heurt, elle rencontre à l'intérieur
même des classes possédantes des obstacles qui provien-
nent de la structure même de la société française, ces
(4) Cf. l'article de Chaulieu déjà cité, dans le n° 25 de cette
revue.
(5) Cf. Chaulieu : « Sur la dynamique du capitalisme », Socia
lisme ou Barbarie, n° 12, aoùl-septembre 1953.
50
mêmes obstacles qui ont retardé autant que possible la
réorganisation d'ensemble qui s'imposait. Mais on peut
poser, à titre d'appréciation globale, cette idée : quelque
violentes que soient les résistances opposées par telle ou
telle fraction de la petite ou de la moyenne bourgeoisie à
la réorganisation de l'Etat, de l'économie, des rapports
avec les colonies, aucune n'a la force d'y faire échec de
façon irréversible. Cette réorganisation n'est pas en effet
une opération formelle, comme serait le rangement d'une
armoire ou la mise en ordre d'un dossier ; elle a un contenu
social et politique ; elle signifie que le grand capital entend
désormais faire prédominer ses intérèls sur ceux de la
petite et de la moyenne bourgeoisie.
Or on ne risque pas beaucoup en prophétisant que de
cette épreuve de force le grand capital sortira vainqueur,
dans les limites que lui imposent ses propres intérêts, bien
entendu. Il suffit de comptabiliser les moyens dont dispo-
sent les adversaires, d'analyser les problèmes que la société
française doit résoudre dans la décade qui vient si elle
veut continuer à exister comme société capitaliste qui
compte, pour conclure au succès final du « redressement >
entamé par le grand capital, -- c'est-à-dire à une centra-
lisation encore plus grande du capital, à la domination
encore plus complète des « organisateurs », à la proléta-
risation des anciennes classes moyennes, etc.
En ce sens, le système actuel, même s'il est précaire
dans sa forme politique, revêt une signification irréversible
comme instrument d'une transformation profonde dans la
société française. Quand même de Gaulle disparaîtrait
demain, quand même un « pouvoir militaire » s'instaure-
rait en France, la profonde mutation qui est en cours dans
cette société ne serait pas pour autant arrêtée. Le désordre
de la IV° République ne l'a pas empêchée, et l'offensive
du colonat algérien, la classe la plus rétrograde du pays,
qui objectivement visait la conservation à tout prix non
seulement de l'Algérie, mais aussi de la France « de papa >,
n'a réussi finalement qu'à rapprocher le grand capital du
pouvoir politique direct. S'il est vrai, comme nous allons
le voir, que le régime de de Gaulle est extrêmement pré-
caire, il l'est aussi que la transformation des bases mêmes
de la sociệté française, dont il est l'instrument, est durable
et décisive.
La première condition du redressement du capitalisme
français était politique, et paradoxalement elle est peut-
être celle qui demeure la moins satisfaite. La bourgeoisie
devait en effet se donner d'abord l'instrument étatique et
politique qui lui permettrait d'imposer à toutes les classes
les mesures propres à sortir la société de l'impasse où
l'avait laissée la IV• République. Cet instrument devait
remplir deux fonctions, et par conséquent emprunter deux
formes : d'une part libérer le gouvernement de la tutelle
51
que les partis et les groupes de pression exerçaient précé-
demment sur lui, et donc s'incarner en un pouvoir « fort >;
d'autre part, créer une organisation politique, un parti de
masse, capable de maintenir le contact du pouvoir avec
l'ensemble de la population, de contrôler celle-ci, d'obtenir
d'elle enfin l'indispensable simulacre de son adhésion à la
politique du gouvernement. On verra plus loin pourquoi
ni l'une ni l'autre de ces formes n'ont pu être réalisées par
le gaullisme, et pourquoi par conséquent sa situation poli-
tique demeure précaire.
Mais à défaut de cet instrument parfait de domination,
la V. République tire profit malgré tout de la crise politique
dont elle est issue. Le parlementarisme et les partis en
sortent complètement disqualifiés. De Gaulle peut donc
prendre prétexte du dégoût profond que l'ensemble de la
population, y compris la classe ouvrière, voue au régime
des partis, pour assigner au Parlement un rôle de pure
figuration et laisser les partis y poursuivre en toute irres-
ponsabilité leurs jeux désormais inoffensifs. Le referendum
montre qu'en misant sur le mépris général des formes
et des forces politiques de la IV• République, de Gaulle ne
s'est pas trompé. Constitutionnellement au moins il a les
mains libres. La nouvelle Constitution dote en effet l'appa-
reil d'Etat d'une structure « forte », c'est-à-dire suffisam-
ment centralisée et hiérarchisée pour qu'en principe ses
organes deviennent relativement inaccessibles aux impul-
sions autres que celles qui émanent de son propre sommet.
En fait cette structure n'est réellement forte qu'autant
que les groupes de pression ne continuent pas à confisquer
à leur profit certains organes de l'appareil étatique. Sinon
il est évident que les directives venues du sommet ne peu-
vent se répercuter jusqu'à l'échelon exécutif, et l'on assiste
--- ce qui est le cas - à ce paradoxe d'un pouvoir dont la
forme est forte et l'efficacité très faible. La pression que
les groupes d'intérêt, et particulièrement celui de l'Algérie
française, exerçaient à travers le Parlement, est apparem-
inent éliminée mais en réalité, elle est seulement déplacée,
elle s'exerce désormais directement dans certains départe-
ments de l'administration et dans les organes d'exécution
les plus importants (armée, police, information). Cette
situation contradictoire résulte, on l'a dit, des conditions
mêmes dans lesquelles de Gaulle est venu au pouvoir : la
fraction ultra qui l'a porté à la direction des affaires, a eu
tout le loisir, pendant l'été 1958, de placer ses hommes
dans certains postes essentiels, et elle a ainsi acquis la
faculté d'enrayer en cours d'acheminement ou de stériliser
sur le terrain les mesures décidées au sommet. Si l'on
ajoute à cela que les organes ainsi colonisés sont principa-
lement l'armée et la police, que le terrain est l'Algérie, que
la confusion de l'instrument étatique et de la société algé-
rienne y est presque complète et dure depuis des années,
52
on comprend que l'action du lobby algérien s'en soit
trouvée singulièrement facilitée.
Par conséquent le régime actuel ne peul satisfaire à
l'exigence d'un Etat fort que formellement, pour ainsi dire.
En un sens c'est là la tare dont il hérite du régime précé-
dent : les habitudes de désobéissance impunie dans l'armée,
la police, l'administration (d'Algérie surtout), ajoutées aux
pressions qui émanent des secteurs les plus arriérés de la
société ne sont pas faciles à vaincre, surtout quand on est
venu au pouvoir par elles. Mais plus profondément cette
précarité de l'Etat, si sensible lors de la crise de janvier
1960, exprime plus qu'un héritage politique : elle traduit
dans la structure même de l'appareil de gestion l'hétéro-
généité réelle de la classe dominante. C'est parce qu'il y a
de considérables inégalités de développement dans le capi-
lisme français et par conséquent des fractions de la bour-
geoisie dont les intérêts se contrarient radicalement, que
l'instrument de domination de cette bourgeoisie sur la
société demeure l'enjeu de tentatives de confiscation perma-
nente. Un Etat stable suppose au moins une classe domi-
nante homogène. Actuellement la bourgeoisie française ne
pourrait sacrifier délibérément ses intérêts particuliers à
son intérêt de classe dominante que si les masses labo-
rieuses exerçaient sur les institutions politiques qu'elle leur
impose une pression réellement menaçante. Mais lant que
le prolétariat dans son ensemble n'interviendra pas, et tant
que le grand capital n'aura pas, à long terme, détruit les
bases fondamentales des couches les plus rétrogrades de la
bourgeoisie, le problème de l'Etat restera posé. Il y a là
une espèce de cercle : l'Etat bourgeois en France ne sera
jamais « fort », tant que la bourgeoisie restera divisée en
intérêts profondément contraires sur la plupart des pro-
blèmes qui se posent à elle, mais pour vaincre cette division
et amener l'ensemble des structures de ce pays à des formes
modernes coïncidant avec les intérêts du grand capital, il
faut que celui-ci dispose d'un Etat fort.
Cette difficulté objective a seulement été tournée par
l'accession de de Gaulle au pouvoir, non pas levée. La
Constitution a été tout entière taillée à la mesure du Prési-
dent, non pas élaborée dans la perspective d'une stabili-
sation durable des institutions politiques, qui les rendrait
relativement indépendantes de la personne du chef de
l'Etat. En poussant de Gaulle au pouvoir, en lui donnant
pratiquement tous les pouvoirs, le grand capital a évidem-
ment résolu le problème de première urgence que lui posait
l'insurrection de mai ; mais il n'a pas répondu et ne pouvail
pas répondre au problème fondamental de la forme que
ses intérêts doivent donner à long terme à l'appareil
étatique. La question de la longévité de de Gaulle reste de
ce fait une question angoissante pour la classe dirigeante.
Dira-t-on qu'il en va de même en Allemagne, aux Etats-
53
Unis ? Ce serait à la fois exact et inexact. Il est vrai que
dans tous les pays de capitalisme moderne, la subordination
de toutes les activités économiques et sociales à un appa-
reil de gestion politique dote celui-ci de pouvoirs considé-
rables et que la centralisation au sein de l'appareil étatique
lui-même fait de son chef le symbole de la stabilité de
la société tout entière : c'est pourquoi il parait toujours
irremplaçable, c'est pourquoi l'accident cardiaque ou la
sénescence du leader angoissent les classes dirigeantes.
Mais en même temps, ces régimes sont équipés pour éviter
un interrègne excessif : ils ont les partis. Après une gesta-
lion assez longue, si l'on en juge par l'âge moyen des
produits, ces énormes machines finissent par vomir de leurs
entrailles les successeurs tout préparés du grand homme
en place. La « compétence » de ces successeurs est hors
de doute, puisqu'elle a été éprouvée pendant les longues
années de purgatoire au sein de la bureaucratie de parti.
La transmission du pouvoir s'effectue ainsi sans heur!
après la disparition du chef de l'Etat ou du gouvernement.
Mais les partis ont dans ces régimes une autre fonc-
lion, plus importante encore, et nous retrouvons ici le
deuxième échec rencontré par le gaullisme quant au pro-
blème politique.
Sur le terrain politique la classe dirigeante affronte
la même contradiction que dans la production : d'un côté
elle accapare les fonctions de gestion et de décision, elle en
exclut complètement les travailleurs ; mais d'autre part elle
a besoin de la participation de ceux-là même qu'elle dirige,
ne serait-ce que pour savoir ce qu'ils sont, ce qu'ils font el
peuvent faire, ce qu'ils veulent et ne veulent pas faire.
Sans un minimum d'information la bourgeoisie (ou la
bureaucratie) perd complètement le contrôle de la société
réelle, ses décisions demeurent lettre morte. Dans le
domaine politique cette contradiction trouve son expression
et sa « solution » tout à la fois dans le fonctionnement des
partis, tel qu'il existe en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis.
en Allemagne Occidentale, etc. Ceux-ci remplissent exacte-
ment la même double fonction que les syndicats dans
l'entreprise. D'une part ils plongent par leur base dans
la société réelle, et expriment, à travers toutes les déforma-
tions que leur fait subir leur structure bureaucratique,
l'opinion de cette société. Mais d'autre part et surtout, le
parti représente un irremplaçable instrument de contrôle
de la population. Grâce à ses organes de propagande et à
ses militants, il peut orienter l'opinion dans tel sens qui
convient à la conjoncture, grâce à sa structure il peut
capter et canaliser les mécontentements. Enfin quand le
parti est au pouvoir, sa hiérarchie s'incorpore de haut en
bas à la hiérarchie de l'Etat, ce qui assure à ce dernier
l'efficacité que donne la discipline idéologique ou, plus
simplement, le carriérisme.
54
La compétition de deux grands partis permet à la
classe dominante, en sauvegardant les dehors de la démo-
cralie, d'avoir toujours un « Etat de rechange > en réserve;
d'autre part le parti « de gauche > oblige la bourgeoisie au
pouvoir à se plier à une discipline de classe, et inversement
sa structure quasi-étatique (« shadow cabinet ») retire à
la gauche tout contenu révolutionnaire. Les partis sont donc
des espèces de doubles de l'Etat, en même temps que les
appendices qu'il pousse dans la population pour vaincre
son isolement par rapport à la société.
Or le pouvoir gaulliste ne dispose pas de ces instru-
ments. Les conditions mêmes dans lesquelles le grand
capital s'est saisi du pouvoir en France exigeaient la mise
à l'écart de tous les partis, trop compromis dans la décom-
position du régime précédent, trop nombreux pour produire
des candidats incontestés à la présidence. Le grand capital
a pris le pouvoir contre les partis ou du moins malgré eux,
et il paraît condamné à gouverner longtemps sans eux. En
dépit des souhaits concomitants de Mollet et de Duchet,
l'évolution de l'éventail politique vers le bipartisme paraît
fort improbable, du moins à échéance prévisible.
De son côté l’UNR n'est pas un parti au sens que nous
venons de dire, mais un mouvement dont les institutions
internes n'en font pas un quasi-Etat, et dont la composition
idéologique et sociale lui interdit même de jouer le rôle de
courroie de transmission entre le pouvoir et le pays : de
ce dernier point de vue, l'UNR est un ramassis hétérogène
de notables locaux, où les hommes du grand capital voisi-
nent avec les petits patrons réactionnaires ; elle ne saurait
sortir le gaullisme de son ambiguïté, elle l'incarne.
On voit mal, dans ces conditions, comment l'Etat
pourra s'arranger de cette situation politique lamentable.
Dans l'immédiat, l'écart entre les partis et le pouvoir ne
cesse de s'aggraver, les techniciens, hauts fonctionnaires
et autres « hommes de l'organisation » sont venus, l'un
après l'autre, remplacer les ministres « politiques » défail-
lants. Mais une telle solution, si elle ne gêne pas le fonc-
tionnement de l'Etat dans la période présente, ne résoud
nullement le problème des rapports du pouvoir et de la
société.
La contradiction qui pèse sur la « solution » politique
que le grand capital a tenté de donner à la crise de mai
1958 se retrouve nécessairement dans les autres domaines.
Mais non pas également partout : là où les adversaires
bourgeois du grand capital ne peuvent lui opposer une
résistance sérieuse, la ligne générale de sa politique
s'affirme nettement ; quand au contraire le terrain en
litige est déjà occupé par ces adversaires, cette ligne
s'incurve, louvoie, le pouvoir compose, au moins momen-
tanément.
- 55
En décembre 1958, ayant obtenu le double acquiesce-
ment que la nation lui a donné lors du referendum et lors
des élections, de Gaulle sort « son > programme économi-
que. Pour l'essentiel, ce programme consiste à opérer sur
le pouvoir d'achat des salariés une ponction de l'ordre de
15 à 18 %, directement par des mesures restrictives
(blocage des salaires, freinage de la consommation), indi-
rectement par la dévaluation. La réduction de la consom-
malion intérieure qui s'ensuit, ajoutée à l'abaissement de
la parité extérieure du franc, permet de consacrer une part
beaucoup plus importante du produit national à l'expor-
tation, c'est-à-dire à la rentrée des devises fortes. En quel-
ques mois la balance extérieure est rééquilibrée et le stock
de devises reconstitué ; dès le printemps 1959 le rythme
normal d'expansion reprend, et au début de 1960 le
patronat peut envisager, si la tension sociale se fait un peu
forte ici ou là, de desserrer d'autant son étreinte sur les
salaires.
Ces mesures sont favorablement accueillies par l'en-
semble de la bourgeoisie, et pour cause : en faisant payer
aux travailleurs les frais de sa propre incurie, elles résol-
vent de la façon la plus « élégante » le problème de
l'assainissement financier. Mais le bel équilibre ainsi
obtenu n'est pas suffisant. Il ne suffit pas d'assainir les
finances de l'Etat ou le commerce extérieur en aggravant
l'exploitation ; à la longue, il faut entreprendre la ratio-
nalisation des secteurs les plus arriérés de l'économie
française. Or, comme on vient de le voir, des tentatives
même fort limitées de peser sur les prix agricoles, suscitent
immédiatement des réactions violentes de la masse pay-
sanne, pour laquelle il y a là plus qu'un marchandage sur
son niveau de revenu. A travers le problème du coût de
production des produits paysans ce n'est rien moins que le
problème de la petite propriété rurale qui est posé : par
rapport à une économie de type « américain », le système
foncier et les modes d'exploitation français sont complè-
tement inadaptés. Le malaise paysan ne peut guère qu'aller
s'aggravant. Il en est de même pour la distribution.
Sans doute les classes moyennes qui se trouvent ainsi
condamnées à long terme n'ont-elles pas en elles-mêmes
la force de faire échec à cette opération : mais elles ont du
moins l'inertie suffisante pour gripper, ralentir, étaler son
déroulement. Il est clair que le grand capital devra long-
temps faire des concessions à cette fraction de la popu-
lation active s'il ne veut pas se l'aliéner ; et il ne peut pas
se l'aliéner en raison de son énorme volume relatif, héritage
d'un siècle de politique sociale conservatrice. L'extinction
des boutiquiers, des artisans, des petits paysans du Midi
et de l'Ouest n'est donc pas pour demain, et le capitalisme
français, tout moderne qu'il puisse devenir dans le secteur
du salariat, conservera pour longtemps encore ce trait
56
spécifique qu'un tiers de la population active travaille dans
des conditions financières et techniques qui étaient celles
de 1860. C'est là la source de difficultés considérables, ne
serait-ce que celle qui résulte du caractère non-compétitif
sur le marché extérieur des prix des produits fabriqués
dans ces conditions : la libération des échanges exigée par
le secteur le plus avancé de la production devra longtemps
admettre des limitations pour quantité de produits concur.
rençant ceux de l'agriculture et de la petite industrie
françaises.
Quant au problème du rapport avec les colonies, la
Constitution indiquait déjà que le grand capital allait tenter
de le résoudre dans le sens d'un assouplissement du lien
colonial, c'est-à-dire allait rompre autant que possible avec
la tradition exclusive de la répression violente et sans pers-
pective. La suite du développement politique en Afrique
montrait bientôt l'efficacité de cette solution, l'octroi d'une
large autonomie, voire de l'indépendance permettait de
consolider aussitôt sur place une couche privilégiée locale
dont les intérêts essentiels coïncident avec ceux de l'impé-
rialisme et qui se charge elle-même de canaliser ou de
réprimer les forces que l'émancipation politique révèle
dans les masses africaines.
Sur ce point l'entreprise gaulliste ne se heurtait à
aucun adversaire réellement organisé. Mais le problème-
test, celui sur lequel « on attendait de Gaulle », celui duquel
le gaullisme était sorti, restait le problème algérien. Aucun
groupement à l'intérieur de la bourgeoisie française n'avait
su se doter d'organes d'intoxication de l'opinion, aucun
n'avait directement confisqué une large fraction de l'admi.
nistration civile et la quasi-totalité de l'appareil militaire,
aucun n'avait défié le pouvoir central, comme le colonai
d'Algérie.
La politique conforme aux intérêts du grand capital
s'avérait pour ces raisons extraordinairement difficile à
appliquer. Pendant tout l'été 1958, de Gaulle louvoie,
manæuvre, ne se prononce ni pour ni contre l'Algérie
française. A partir du référendum constitutionnel de
septembre et des élections de novembre, les premières
mesures apparaissent qui tendent à restituer à Paris sa
domination sur le secteur algérien : l'ordre intimé aux
officiers de se retirer des CSP, le rappel ou le changement
d'affectation de quelques officiers supérieurs expriment le
projet de ramener l'armée à des fonctions d'exécution ;
puis les déclarations de de Gaulle cherchent à dégager peu
à peu une sorte de troisième voie, qui ne soit ni celle des
ultras, ni celle du GPRA, mais bien celle du grand capital,
la voie d'une association qui tout à la fois sauvegarderait
l'essentiel des intérêts de l'impérialisme français en Algérie
et permettrait aux dirigeants nationalistes d'obtenir gain
- 57 -
de cause quant à leur participation aux affaires du pays (6).
Ce faisant de Gaulle allait beaucoup plus loin qu'aucun
président du conseil de la IV République ; à travers lui
le grand capital métropolitain tentait de définir pour la
première fois la ligne conforme à ses intérêts fondamen-
taux.
Cependant l'insurrection du 24 janvier 1960 devait
montrer que les adversaires de de Gaulle n'avaient pas
baissé les bras. Déjà auparavant, il était évident que les
directives émanant de l'Elysée continuaient d'être traduites
outre-Méditerranée dans la langue de l'Algérie française ;
les officiers supérieurs, les généraux et autres maréchaux
ne cessaient pas de commenter à leur manière les décla-
rations du Président ; les instructions que Delouvrier avait
reçues en prenant son poste étaient à peu près demeurées
lettre morte ; le délégué général lui-même paraissait céder
à son tour à l'irrésistible atmosphère algéroise ; les « orga-
nisations patriotiques », les groupes ultras déclaraient
ouvertement leur hostilité à la politique tracée par Paris,
et menaçaient de s'opposer par les armes à son application.
En la crise de janvier, toutes les difficultés du régime
parurent s'incarner, comme en mai 1958 celles de la IV
République. Le départ de Pinay orchestré sur le thème
algérien par l'aile ultra des indépendants, l'agitation
paysanne plus ou moins orientée par les corporatistes
donnaient consistance à l'hypothèse d'une offensive de
certaines fractions de la bourgeoisie contre la politique de
de Gaulle. Le soulèvenient des Européens d'Alger apporta
le défi explicite du lobby algérien, Le flottement du
commandement militaire et de l'autorité civile pendant
quelques jours parul enfin atteindre l'Etat gaulliste dans
sa texture même. Le tout ensemble pouvait faire songer à
une répétition du 13 mai.
Cependant des différences notables apparaissaient
bientôt entre mai 58 et janvier 60, dans le style même de
l'insurrection et dans son développement, différences qui
s'expliquent en définitive par la situation politique nou-
velle que constitue le régime.
D'abord les Européens qui intervinrent effectivement
dans la rue furent beaucoup moins nombreux et beaucoup
moins actifs qu'au 13 mai. En 58, il y avait 100 000 per-
sonnes sur le forum ; en 60, 15 000 dans le centre d'Alger
aux heures ouvrables, el pas plus de 1 000 insurgés en tout
en permanence. En 58 le mouvement s'était répandu comme
une traînée de poudre à travers toutes les villes (grâce à la
complicité de l'armée et de l'administration); en 60 il
intéresse le centre d'Alger huit jours, le centre d'Oran trois
jours, le monument aux morts de quatre ou cinq villes
(6) Cf. Lyotard, « Le contenu social de la lutte algérienne »,
Socialisme ou Barbarie, nº 29, décembre 1959-février 1960.
58
quelques heures. En 58 la totalité des organismies admi-
nistratifs de l'Algérie passe à l'insurrection ; en 60 les
insurgés ne parviennent à contrôler aucun organe vital
de la société algérienne, ils se retranchent.
Est-ce à dire que l'insurrection de janvier est le fait
de quelques comploteurs ? S'il en avait été ainsi, elle n'eût
pas tenu deux heures, surtout après la fusillade. En fait
les hommes qui ont rendu possible l'insurrection n'étaient
pas Lagaillarde, Ortiz, etc., mais les ouvriers, les employés,
les postiers, les cheminots européens qui s'insurgeaient
réellement contre ce qu'ils croient être le destin auquel
les promet la solution d'association que de Gaulle veut
imposer. Ils croient en effet - et ils n'ont sans doute pas
tort, l'exemple de la Tunisie et du Maroc en fait foi
qu'une telle association les obligera à partager leurs emplois
avec les Algériens, et qu'ainsi une bonne partie d'entre eux
sera obligée de s'expatrier, de venir en France chercher
du travail. Transposé en terre algérienne, c'est-à-dire avec
tout le contenu colonialiste inhérent à leur siluation, le
problème que rencontrent les « petits blancs » avec la
politique gaulliste, c'est en définitive le même problème que
celui des paysans, des artisans, des boutiquiers de la
métropole. Changer l’Algérie en « pays moderne », c'est
mettre fin aux « privilèges » de race (non pas bien sûr aux
privilèges d'argent), comme changer la France, c'est mettre
fin aux « privilèges » de tradition. La rationalisation du
monde capitaliste veut que disparaissent, non les Borgeaud,
mais les facteurs de Bab-el-Oued, non les Boussac, mais
les fermiers du Morbihan. L'angoisse de ces classes qui se
sentent condamnées et qui se savent sans défense est
parfaitement justifiée, même si les réactions politiques
dans lesquelles elle se libère sont parfaitement aberrantes.
Reste que ces réactions – on l'a dit -- n'ont pas eu,
en janvier 60, l'intensité qui étaient la leur en mai 58. Il
y a eu une sensible baisse de tension dans la combattivité
des Européens. Il faut certainement la rattacher au ren-
forcement du pouvoir en France, qui rendait aux Français
d'Algérie comme aux Français de France, plus probléma-
lique, plus improbable l'efficacité d'une pesée populaire sur
l'orientation des affaires. Concrètement, dans Alger, cela
signifiait que le ralliement de l'armée à l'insurrection
paraissait beaucoup moins aisé qu'un an et demi aupara-
vant.
Il n'est pas discutable qu'en effet l'armée dans son
ensemble s'est conduite de façon sensiblement plus
< loyale » à l'égard de Paris que lors du 13 mai. Sans doute
les troupes qui ont été placées au contact des insurgés dès
que les gendarmes et les gardes mobiles eurent été retirés,
eurent-elles pour eux toutes les complaisances ; mais cette
fraternisation devint impossible dès que la division para-
chutiste qui avait été celle de Massu eût à son tour laissé
59
la place à des unités de l'intérieur. Depuis plus de deux
ans que cette division stationnait à Alger, beaucoup d’Algé-
rois s'étaient engagés dans ses rangs, et beaucoup d'hommes
et d'officiers avaient épousé des Algéroises. L'interpéné-
tration de l'armée et de la communauté européenne offrait
ici un exemple à la fois extrême et unique.
Mais le signe le plus décisif du « loyalisme > retrouvé
des militaires, c'est l'abstention des Algériens pendant
toute l'insurrection, car cette abstention, c'était en réalité
celle des officiers SAU et SAS d'Alger et de sa banlieue ;
ces mêmes officiers avaient en 58 mobilisé « leurs musul-
mans » sur le Forum pour faire pièce à la fois à Paris et
aux ultras, en montrant à celui-là que toute l'Algérie était
contre lui, à ceux-ci qu'ils ne pouvaient espérer le retour
au statu quo colonial, en indiquant enfin à l'insurrection
d'alors une issue gaulliste.
En s'opposant aux tentatives des insurgés de 60 qui
cherchaient à recommencer les « fraternisations franco-
musulmanes », le corps des capitaines se prononçait
nettement pour le soutien de la politique de de Gaulle, et
il n'est pas excessif de voir dans leur attitude le fait le plus
significatif de la crise. Quant à la situation en Algérie elle
indique en effet que ces officiers, qui « valent > chacun,
comme on sait, des milliers de voix arabes en puissance,
semblent prêts, lors d'un éventuel référenduin, à faire
pression dans le sens souhaité par de Gaulle, c'est-à-dire
pour l'association. De là le bruit du « dégel des musul-
mans », de là la hâte à dégager une troisièine force à la
faveur d'élections cantonales précipitées. Sans doute cette
orientation reste-t-elle embryonnaire pour l'instant, et ne
peut-elle aboutir que si le problème des rapports avec le
GPRA, notamment dans la phase pré-électorale, est positi-
vement résolu. Mais elle indique néanmoins une modifi-
cation essentielle dans l'altitude de cette fraction de l'armée
qui est en définitive la plus importante, celle qui est
occupée à la gestion de la société algérienne.
C'est une erreur (que nous n'avons jamais faite ici,
même si nous avons surestimé quelque peu la reprise en
main de l'armée par Paris) de concevoir l'armée d’Algérie,
c'est-à-dire les cadres d'active, comme dotée d'une idéologie
stable, fasciste pour l'essentiel, et résolue à n'appliquer
jamais que les directives compatibles avec cette idéologie.
Sans parler de ces cadres militaires, surtout les plus âgés,
qui sont des fonctionnaires principalement soucieux de
retrouver dans leurs foyers une vie « normale », l'esprit
des officiers les plus engagés dans la guerre coloniale nc
peut se réduire à un fascisme ou à un franquisme quel-
conque. Il est certain qu'ils constituent la partie peut-être
la plus politisée du pays, en ce qu'ils éprouvent de la
manière la plus immédiate (dans leur vie quotidienne), la
plus intense (leur vie est en jeu), la plus persistante (depuis
- 60
1946) la crise du régime auquel ils ont obéi pendant douze
ans avant de le faire tomber, la crise d'une société dont
ils ne voient pas qu'elle soit préférable à celle de leurs
adversaires, la crise enfin des valeurs occidentales que la
tradition leur enseignait et dont ils ressentent la fragilité
en face de l'énorme élan des masses coloniales contre
l'Occident. C'est dans cette armée qui défend depuis 14 ans
un empire qu'elle sait perdu comme tel, une « civilisation >
dont elle a pu mesurer, par la fréquentation des colons de
Madagascar, d'Indochine, du Maroc et de Tunisie, d’Algérie
enfin, la signification réelle sous sa forme exportée, c'est
dans cette armée que les contradictions de la société capi-
taliste moderne sont vécues, sinon pensées, plus intensément
que dans aucune autre fraction de la bourgeoisie,
Accomplissant depuis des années des tâches qui sont
essentiellement politiques, il serait étonnant qu'elle ne se
soit pas politisée c'est-à-dire qu'elle continue de « faire son
devoir » aveuglément, sans jamais se demander où il est.
Car autant le « fais ce que dois » signifie quelque chose
dans l'exercice traditionnel du métier militaire, sur un
champ de bataille face à des gens qui de leur côté obéissent
au même impératif, autant il se vide de tout sens quand
le lieutenant et ses quarante hommes, déposés au fond d'un
village moi ou kabyle, reçoivent mission de le « pacifier ».
Le problème n'est plus alors de tenir ou mourir, mais
d'inventer le contenu à donner à la « pacification ». Or si
cette tâche est prise au sérieux, elle signifie inévitablement
la reconstruction d'une communauté sociale intégrant les
soldats et les paysans dans des rapports aussi harmonieux
que possible. Si donc les cadres militaires dans leur ensem-
ble secrètent une idéologie, elle n'est ni fasciste ni fran-
quiste, mais « gestionnaire » : l'officier conçoit sa tâche
comme une tâche de remise en route de toutes les activités
sociales, et il sait que cela n'est pas possible sans la parti-
cipation de la communauté paysanne, ni davantage sans
sa participation à la communauté paysanne.
Avec la guerre d'Algérie, ces caractéristiques se sont
accusées parce que plus que tout autre elle est une guerre
sociale. De Gaulle devait tenter de restituer à l'armée un
minimum de confiance dans son action, en exorcisant le
spectre d'un départ avec armes et bagages qui eût annulé
d'un coup des années consacrées à la reconstitution d'une
société algérienne. De là les apaisements contenus dans sa
déclaration du 29 janvier et renforcés lors de son voyage
du début mars.
Mais tous les apaisements ne peuvent vaincre l'absur-
dité essentielle dans laquelle baigne cette activité gestion-
naire. Comme gérants, il est vrai que les officiers tendent
à s'assimiler aux communautés dont ils ont charge. Mais
cette assimilation est évidemment impossible : d'abord la
règle administrative des affectations, mutations, promo-
61 -
tions, etc., ne les laisse pas longtemps dans leur village,
ce qui veut déjà dire que leur simple appartenance à
l'appareil militaire est par elle-même incompatible avec
une tâche gestionnaire ; et surtout leur idéologie gestion-
naire demeure une idéologie de classe, il s'agit pour eux,
non pas de participer égalitairement à la reconstruction de
la société en obéissant au projet que s'en forment les
Algériens eux-mêmes, mais en définitive d'imposer, sous
des dehors fraternels ou paternels, un modèle de société
aussi conforme que possible aux intérêts du capitalisme
français. Et cela, il faut bien qu'ils en soient conscients
eux-mêmes, puisqu'ils savent et constatent quotidiennement
que les éléments les plus actifs, -- la force même qui a
obligé cette société algérienne à poser à neuf le problème
de son organisation ne sont pas dans le village, mais
dans la montagne, armés contre lui, et que cependant
aucune reconstruction n'est possible sans eux. L'absurdité
de la tâche militaire en Algérie, c'est de vouloir tout à la
fois gérer l'Algérie avec les Algériens et sans eux (pour ne
pas dire contre eux). Cela, il n'y a pas un officier SAS ou
SAU qui ne le sache, et il n'y a pas une « reprise en main »,
la poigne serait-elle de fer, qui puisse l'empêcher.
Car cette absurdité n'est rien d'autre, transposée sur
le terrain de l’Algérie où la violence la place en pleine
lumière, que l'absurdité même de la société capitaliste :
dans l'usine aussi le patronat cherche à faire participer les
ouvriers à l'organisation de leur travail, mais dans le cadre,
avec des méthodes et pour des objectifs qu'il a lui-même
définis, c'est-à-dire sans jamais accepter qu'ils gèrent
effectivement. A cet égard la guerre d'Algérie est exem-
plaire parce qu'elle révèle et cristallise, dans sa nudité, la
contradiction la plus fondamentale du monde capitaliste,
la seule qui soit vraiment insoluble dans le système lui-
même. Et le vide béant que la crise de la société française
depuis 15 ans a creusé dans l'idéologie militaire,
que les bonnes âmes appellent le « malaise de l'armée »,
et les phraséologues de gauche son « fascisme ».
société, serait-elle dotée d'un Etat plus « fort » encore que
celui de de Gaulle, ne saurait le combler.
Il y a donc là une limite objective au succès de la
politique de de Gaulle en Algérie. Cela ne veut pas dire
que la guerre algérienne est éternelle, mais seulement qu'il
faut que de Gaulle trouve une issue à l'impasse où l'armée
piétine s'il veut pouvoir en finir sans que son Etat soil
sérieusement ébranlé. La modification que nous croyions
tout à l'heure déceler dans l'esprit des officiers SAS ou
SAU va peut-être lui donner le moyen de sortir de cette
impasse, si ceux-ci acceptent de travailler désormais dans
la perspective de l'autodétermination : cela ne voudra pas
dire que l'absurdité intrinsèque de leur tâche sera suppri-
mée, puisqu'en somme on leur demandera de gérer jusqu'au
ce
62
moment où il sera préférable de ne plus gérer, mais pour
de Gaulle comme pour le patronat, le problème n'est pas
de savoir si l'absurdité disparait réellement, il est de savoir
si l'on peut faire comme si il n'y en avait pas.
En définitive, et si l'on ne tient pas compte des contra-
dictions fondamentales inhérentes à la structure de classe
de la société, le bilan immédiat de l'insurrection d'Alger,
c'est la défaite de la bourgeoisie européenne d'Algérie face
au capitalisme français. L'isolement relatif des activistes
par rapport à l'ensemble d'une population démoralisée,
l'obéissance résignée des cadres militaires ont permis au
pouvoir de Paris de décapiter les organisations ultras et
de déplacer les officiers les plus compromis, donc à la fois
de consolider son emprise sur l'appareil militaire et admi-
nistratif de l'Algérie et de briser, ou au moins de fissurer
sérieusement, un obstacle majeur à sa politique.
Les barricades d'Alger étaient, comme la barbe de
Lagaillarde, anachroniques. Mais les appels à la vigilance
antifasciste qui résonnèrent en France à la fin de janvier
ne l'étaient guère moins. S'il est exact qu'un fascisme
endémique sévit en Algérie, en raison de la structure propre
à cette société, il ne l'est pas moins qu'il n'y a pas de
fascisme concevable en France actuellement, ni d'ailleurs
en aucun pays de capitalisme moderne.
Pour que le fascisme naisse et s'étende, il faut d'abord
qu'une crise profonde mette en question la capacité du
capitalisme de gérer la société dans son ensemble, et
particulièrement son économie, comme ce fut le cas à la
suite de la crise de 1929 ; il faut ensuite qu'une importante
fraction du proletariat qui subit violemment cette crise
n'ait plus la force de lui donner une réponse révolution-
naire et socialiste et accepte la solution que le grand capital
lui offre par l'entremise des organisations fascistes. Il n'y
a pas de fascisme sans une crise radicale et ouverte de
toutes les institutions traditionnelles de la société capila-
liste, et non plus sans l'élimination presque physique des
organisations politiques et syndicales que la classe ouvrière
s'était précédemment données.
Or l'économie française actuelle « pète de santé » (7),
il n'est pas besoin d'être un banquier cynique pour le
comprendre, il suffit d'examiner les chiffres du chômage (8),
la balance des exportations et des importations (9), la
(7) L'Express, 4 février 1960.
(8) A son maximum, en février 1959, le chômage enregistré
était inférieur à 1 % de la force de travail, et a reculé depuis.
(9) En déficit de 1 020 millions de dollars en 1956, de 1 080 mil-
lions en 1957 et de 480 millions en 1958, cette balance a présenté
en 1959 un excédent des exportations sur les importations de 516
millions de dollars.
-
63
vitesse d'expansion de la production industrielle (10), ou
tout autre signe que l'on voudra : on ne comprendrait
vraiment pas par quelle aberration un capitalisme aussi
« prospère > se paierait le luxe coûteux et risqué d'un
fascisme. D'un autre côté il n'est pas du tout question d'une
élimination des organisations ouvrières, mais plutôt de leur
participation croissante depuis dix ans, aux responsa-
bilités économiques, au moins à l'échelle de l'entreprise.
C'est là une nécessité inéluctable pour le capitalisme
moderne. Diagnostiquer le fascisme dans ces conditions
relève de la paranoïa.
Et il est vrai qu'au delà de leurs petites combines
éculées, les organisations qui comme le PC, l'UGS et le
PSA ont appelé à la formation de comités antifascistes
souffrent d'un archaïsme idéologique voisin de la psychose.
Sans doute le fantôme du fascisme leur sert-il de prétexte
à solliciter les unes des autres des actions communes, voire
des formations de cartel - qui de toute manière resteront
sur le papier ; peut-être même ont-elles pu rêver de
« déborder de Gaulle » dans leur défense de sa République.
Mais quoi qu'elles aient rêvé ou souhaité, elles ont surtout
montré, à l'occasion de l'insurrection algéroise, leur inap-
titude complète à repenser le problème politique de la
société moderne ou en voie de modernisation où elles se
trouvent ; elles n'ont fait que remacher la vieille phrase
de l'union de la gauche, elles seraient presque reconnais-
santes au fascisme d'exister parce qu'au moins c'est une
situation qu'elles connaissent déjà, pour laquelle elles ont
une tactique toute prête. Le fait que cette tactique ait
toujours échoué importe peu : au fond elles ont crié au
fascisme pour lui donner vie et, en même temps, se rendre
vie à elles-mêmes. Ce n'est plus de la politique, c'est
l'hypermnésie des mourants.
Cette décomposition confirmée de l'idéologie de la
gauche s'est trouvée démasquée par l'indifférence totale de
la population à l'égard de ses appels, par l'hostilité ouverte
ou l'ironie désabusée avec lesquelles les travailleur
accueilli la « grève » que les syndicats et les patrons leur
ont demandé de faire d'un commun accord.
Si ceux-ci ou ceux-là espéraient politiser dans tel ou
tel sens les travailleurs, à l'occasion de l'insurrection
d'Alger, il faut consentir qu'ils y ont parfaitement échoué.
La répulsion persistante que le prolétariat dans son ensem-
ble éprouve à l'endroit de la « politique » n'a pu être
surmontée malgré l'ingrédient du fascisme. Le prolétariat n'a
pas plus bougé en janvier 1960 qu'en mai 1958. A vrai dire
pour quoi, en vue de quoi aurait-il bougé ? Il n'était pas
(10) Au quatrième trimestre de 1959, l'indice de la production
industrielle était supérieur de plus de 11 % sur celui du quatrième
trimestre 1958.
64
question pour lui de défendre de Gaulle : les ouvriers ont
fait directement l'expérience de la signification de classe
du pouvoir, par la réduction de leur niveau de vie et par
l'accélération des normes dans les entreprises. Or que leur
proposaient les organisations ? Sauvegarder l'ordre gaul-
liste, c'est-à-dire leur propre exploitation. Aucune perspec-
tive politique ne pouvait évidemment être dessinée par les
organisations de « la gauche », dont la critique n'est plus
à faire (11).
Mais ce dégoût pour les organisations dégénérées ne
suffit pas à caractériser l'attitude du prolétariat à l'égard
de la politique. Ce dégoût paraît s'étendre à la politique
elle-même. La classe ouvrière, si elle est toujours capable
de se battre, et durement, à l'échelle de l'entreprise, ne
produit pas des organisations nouvelles stables dans
lesquelles se cristalliserail non seulement son programme
revendicatif, mais son projet communiste. C'est l'idée d'une
transformation globale et radicale de la société qui paraît
absente de l'attitude actuelle des ouvriers, et l'idée qu'une
action collective peut engendrer cette transformation. Cette
dépolitisation déborde largement, par son extension, la
critique implicite des partis et des syndicats.
Il faut en chercher les vraies raisons, se décider à
ouvrir les yeux, constater dans quelle immense transfor-
mation de la vie quotidienne des classes laborieuses, en
cours dans les entrailles de cette société depuis dix ans,
s'inscrit cette dépolitisation, donner à celle-ci sa pleine
signification historique et sociale, et en tirer les conclusions
politiques qui devront servir de guide à notre action. C'est
seulement une esquisse de cette tâche que nous voudrions
donner par ce qui suit.
1. -- La santé dont « pète » l'économie française
signifie d'abord pour l'ensemble des travailleurs, ouvriers
et employés, une usure plus rapide de leur force de travail.
Le rythme actuel de l'expansion suppose en effet une
productivité accrue, même compte tenu de l'entrée des
jeunes générations dans la production. La « rationalisa-
tion » que le patronat impose un peu partout au proletariat
s'opère selon des procédures toutes différentes ici et là,
utilisant tantôt le taylorisme brutal, tantôt les méthodes
policières empruntées à Ford, tantôt les techniques les plus
modernes tirées de la psychologie et de la sociologie indus-
trielles, et toujours la machine elle-même comme contrainte
objective imposant des rythmes et des gestes. Mais tous
ces procédés convergent en un même projet, qui est l'alié-
nation accrue du travailleur dans son travail, l'effraction
de plus en plus subtile de ses moyens de lutte traditionnels
(11) Cf. « Bilan >, Socialisme ou Barbarie, n° 26, novembre-
décembre 1958.
65
contre l'exploitation, son expropriation plus radicale à
l'égard de toute initiative, sa dégradation toujours plus
visible en simple appendice d'une direction elle-même tou-
jours plus invisible. L'extériorité du travailleur par rapport
à ce qu'il fait va donc en s'approfondissant, et corrélati-
vement son activité apparait plus clairement qu'autrefois
comme un simple moment dans la circulation du capital :
d'une part le travail est devenu actuellement pour la
majorité des salariés un temps perdu à des gestes dénués
de tout intérêt et de toul sens réels, d'autre part l'argent
reçu en échange de ce temps n'apparaît pas comme résul-
tant, de façon pensable, de ce temps lui-même. Le rapport
qui existe entre les huit heures passées à taper sur une
calculatrice le prix des objets que les clients d'un self-
service présentent en sortant du magasin et les 30 ou
35 000 franes qu'on donne à l'employée pour ces huit
heures, ce rapport est ressenti comme absolument arbi-
traire. Cela signifie que même le stimulant pécuniaire, cette
raison dernière de toute l'organisation de la société capita-
liste, a perdu toute efficacité, non comme stimulant bien
sûr, mais comme expression d'une hiérarchie réelle dans
la valeur des travaux.
Il y a donc à la fois incorporation plus totale du
travailleur à la sphère du travail (et c'est ce que nous
voulons dire en soulignant que le travailleur se ressent
lui-même comme simple phase dans le processus capita-
liste) et extériorité plus complète du travail par rapport au
travailleur. Les rythmes sont plus rapides, les normes plus
accablantes, les tracasseries de la maîtrise plus mesquines
et en même temps le contenu de ce qu'on fait plus
indifférent. Les tensions qui résultent de cette situation
sont done d'une autre nature que celles qui provenaient
d'un travail techniquement plus simple, exigeant une
qualification professionnelle supérieure, et mal rémunérée;
elles se libèrent dans des grèves et des manifestations
décidées sur le tas, résolues, visant autant les conditions
de travail locales que les salaires, généralement couronnées
de succès. Même en France, actuellement, où cependant la
décomposition des organes de lutte est énorme, de telles
actions ouvrières apparaissent fréquemment ; elles sont
monnaie courante dans des pays, comme la Grande Breta-
gne ou les Etats-Unis, où la « rationalisation » est plus
avancée. Mais ces grèves ne s'étendent pas, faute d'organi-
sations adaptées à la fois dans leur structure et dans
leur idéologie.
2. -- La « contre-partie » à cette aliénation mais
est-il besoin de dire que cette aliénation ne souffre, ne peut
souffrir aucune « contre-partie », et que l'idée même d'une
« contre-partie » relève de la philosophie capitaliste de
l'équivalence monétaire toujours possible ? - le capita-
Jisme moderne la donne, et en France commence à la
66
donner sous la forme d'un niveau de vie plus élevé. Une
partie du produit est ou peut être restituée aux travailleurs,
non parce que le patronat est devenu philanthropique, mais
parce qu'il est en définitive indispensable d'élargir les
capacilés du « marché » à mesure que la production s'élève,
et par conséquent d'accroitre le pouvoir d'achat des
salariés (12).
Celle « compensation », qui fait dire aux imbéciles
que la classe ouvrière s'embourgeoise, signifie-t-elle plus de
liberté dans la consommation ? Tout au contraire. On n'en
finirait pas de dénombrer les techniques que le capitalisme
met en ouvre pour parvenir à régler la consommation de
manière à préserver l'harmonie de son système : la destruc-
tion des produits par la consommation exige actuellement
presque autant d'études (études de marché, de motivations,
enquetes de consommation, etc.) que leur fabrication. Et
ces études ne visent pas seulement à régler la production
sur les besoins, elles visent non moins à remouler constam-
ment les besoins sur la production (à la fois d'un point de
vue qualitatif et quantitatif). C'est dire que le capitalisme
tente d'incorporer de façon de plus en plus rigoureuse la
dynamique des besoins dans sa dynamique économique
globale : cette incorporation s'opère à la fois sous la forme
de la prévision, désormais indispensable au fonctionnement
du système, et sous la forme d'un contrôle réglant effecti-
vement les besoins sur les possibilités de la production.
A l'alienation dans le travail s'ajoute donc une aliéna-
tion accrue dans le besoin : les besoins que nous éprouvons
sont de moins en moins nos besoins, de plus en plus des
besoins anonymes, et le symptôme infaillible de cette
aliénation, c'est que la satisfaction de ces besoins-là ne
procure pas un plaisir réel. Beaucoup d'activités de consom-
mation sont au contraire devenues des corvées (13).
Mais cette conduite coïncide parfaitement avec le
fonctionnement de l'économie capitaliste moderne : elle
assure en effet l'utilisation à plein de la force de travail
sans qu'il soit nécessaire d'employer la contrainte, mais
par simple autodétermination de cette force, et en même
temps elle garantit l'utilisation à plein du pouvoir d'achat.
Ainsi la force de travail échappe de moins en moins à
l'utilisation exclusive de sa capacité par le patronat, et
c'est donc la quasi totalité de la force de travail disponible
dans la société dans laquelle s'incarne désormais le capital
variable.
3. -- Dans le même sens, l'un des résultats marquants
de l'expansion économique consiste en ceci que des caté-
gories sociales jusqu'alors intactes de toute « vie moderne >
se trouvent proletarisées, c'est-à-dire non pas appauvries,
(12) Ce qui ne veut pas dire que la chose se fasse toujours, ni
automatiquement.
(13) Cf. D. Mothé, « Les ouvriers et la culture », dans ce même
numéro.
67
mais arrachées à leur mode de travail et de consommation
traditionnel et soumises à l'aliénation accrue que nous
venons de décrire : ainsi les éléments paysans, particuliè-
rement les jeunes ; ainsi les boutiquiers et les artisans. Ce
mouvement implique à terme une homogénéisation des
modes de vie en France, qui serait déjà sensible si l'on
comparait la consommation familiale actuelle de la paysan-
nerie avec ce qu'elle était il y a 20 ans.
4. --- Mais le capitalisme moderne ne bouleverse pas
seulement les manières de travailler et de consommer, il
transforme profondément tous les rapports humains, c'est-
à-dire la vie quotidienne elle-même. L'éloignement de
l'habitat par rapport au lieu de travail dont il serait trop
long de rechercher ici l'origine, entraîne un allongement
considérable du temps passé au transport, c'est-à-dire
indirectement à la production. Corrélativement le temps
consacré à la vie familiale ou privée en général se trouve
sensiblement rogné, et il s'ensuit évidemment des tensions
nouvelles dans les rapports entre hommes et femmes, entre
parents et enfants. Ces rapports sont de plus en plus
écourtés, les expériences s'échangent de plus en plus
difficilement, la communauté familiale tend à se pulvériser
comme telle, la vieille idée selon laquelle il convient de
< fonder une famille » perd tout contenu quand mari et
femme se voient deux heures par jour ouvrable entre 20 et
22 heures (s'il n'y a pas de télévision), quand les enfants
sont pris en charge par l'école, la cantine, l'étude, la colonie
de vacances. Une des valeurs fondamentales de la société
traditionnelle s'effrite ; cela veut dire à la fois que le
travailleur ne retrouve plus au dehors de son travail un
milieu humain relativement stable où il pouvait échapper
à l'obsession de la production, qu'il se saisit davantage
comme un individu isolé, voire délaissé, et qu'il perd, avec
la famille, un objectif simple pour toutes les conduites de
sa vie quotidienne.
Plus généralement, un type de rapport humain
anonyme, qui correspond à la pulvérisation des commu-
nautés de la période antérieure, tend à s'imposer : par
exemple la vieille communauté de quartier si importante
dans la vie prolétarienne du XIX° siècle se trouve brisée
dans les nouvelles banlieues-dortoirs où les occupants d'un
même immeuble ne se connaissent plus. La destruction de
l'entourage familial et périfamilial stable retenlit sur les
attitudes affectives fondamentales ; autrefois c'est dans ce
milieu que s'effectuait traditionnellement le choix des parte-
naires (copains, partenaires sexuels), aujourd'hui ce choix
s'opère de plus en plus difficilement ; en revanche le fait
que le travail mixte devienne la règle favorise la multipli-
cation des expériences sexuelles et affectives précaires, et
stabilise un type de conduite de mise à l'essai d'autrui et
de soi-même. Cette précarité, quand il s'agit de rapports
68
sexuels, explique sans doute l'attitude d'anxiété de la
femme française, compte tenu des interdits portant sur le
contrôle des naissances, ainsi que sa réaction dans le sens
de la sécurité : pour elle le mariage revêt surtout le sens
d'une défense contre l'anxiété, il s'effectue dans des condi-
tions qui rendent son succès sexuel problématique.
De tout cela résulte une relativisalion accrue des
rapports humains : les individus sont immergés dans une
société subie, non comprise, non pas parce qu'elle est
demesurée, mais parce que son sens global, celui que lui
assurait le tissu de valeurs dont était faite la vie quoti-
dienne, a disparu, en même temps que le sentiment qu'il
est possible de reconstituer ce sens. De là le cynisme en
matière politique, si la politique est bien l'activité par
laquelle les hommes entendent transformer collectivement
le sens de leur vie, de là l'indifférence apparente et l'anxiété
réelle quant aux problèmes qui surplombent le champ de
la vie quotidienne.
5. --- Cette attitude globale se manifeste particulière-
ment chez les jeunes (dont l'importance relative est consi-
dérable en France étant donné la pyramide des âges) ;
moins que tout autre ils ne sont tentés -- et du reste
capables d'opposer à cette crise générale la bonne
conscience et la mauvaise foi d' « explications » politiques
ou sociologiques empruntées à la période précédente ; la
fraction de la jeunesse travailleuse et étudiante qui est
organisée politiquement est extrêmement faible. Cette non-
politisation est simplement chez elle la forme que prend
sa non-adhésion aux valeurs sociales en général. La société
telle qu'elle existe est incapable de fournir aux jeunes la
moindre raison de vivre, et c'est à partir de la seulemen!
que l'on peut comprendre ce style commun aux blousons
noirs et aux tricheurs, l'esthétique de la violence.
On se trouve devant une situation globale dont il serait
superficiel de vouloir imputer la responsabilité à un facteur
particulier. En gestation en France, mais déjà constituée
dans d'autres pays, cette société n'est dans ses traits fonda-
mentaux ni l'effet d'une simple transformation interne du
capitalisme, ni l'unique résultat de la dégénérescence des
organisations ouvrières, ni le signe de l'extinction du projet
communiste dans le prolétariat.
Il ne faut pas perdre de vue que la transformation du
capitalisme qui l'a amené à modifier profondément les
rapports dans lesquels s'effectue l'exploitation résulte elle-
même de la lutte des travailleurs. A travers ses guerres et
ses « paix », ses « prospérités » et ses récessions, l'histoire
réelle du capitalisme, c'est l'histoire d'une classe dominante
contrainte par le prolétariat de remanier constamment
l'ensemble de ses modes de domination. Les travailleurs
ont lutté pour la durée de la semaine de travail, pour la
sécurité dans la production, pour les assurances, pour les
69
salaires, pour les congés, pour les allocations, pour la
gestion, et la bourgeoisie, depuis un siècle n'a cessé de
reculer, de faire des concessions. Elle tentait toujours de
les reprendre, quand l'occasion s'en présentait, quand la
classe ouvrière était battue, divisée. Les ouvriers devaient
recommencer la lutte, pour reconquérir ce qu'ils avaient
perdu el pour vaincre les nouvelles formes que le patronat
donnait à l'exploitation. En un sens toute l'histoire du
machinisme (si l'on excepte l'essor relativement autonome
de la science et de la technique), toute l'histoire des formes
de contrainte dans l'usine et le bureau depuis la journée
de douze heures jusqu'aux « human relations », toute
l'histoire des institutions politiques et juridiques, ne sont
que la' succession des résultats du conflit entre le projet
communiste qui soulève la société et la fonction d'exploita-
tion qui lui impose sa structure. Ces résultats sont essen-
tiellement instables, ils ne sont jamais rien que des
compromis précaires passés entre les deux forces en pré-
sence quand elles ne peuvent plus mener la lutte plus
avant.
Mais ce conflit fondamental qui anime la société capi-
taliste tout entière revêt une signification beaucoup plus
importante si l'on se place dans le mouvement ouvrier
lui-même. Dans ses luttes quotidiennes comme dans ses
combats sur une grande échelle, le prolétariat rencontre
constamment en face de lui des institutions et des organi-
sations qu'il a créées, qu'il a nourries, et qui sont devenues
des armes dans les mains de son adversaire. Ces organisa-
lions politiques ou revendicatives qu'il s'était données pour
briser l'exploitation, ces institutions qui ont été créées
parce qu'il avait vaincu, le reflux de la vague les a dépo-
sées dans la sphère de la classe dominante, elles se sont
incorporées comme autant d'organes au fonctionnement de
la société de classe, et pour mener son combat, le prolé-
tariat doit alors non seulement dénouer l'étreinte de
l'exploitation, il doit encore démasquer, dénoncer, détruire
ses propres cuvres. Tout ce qui est institué, dans une
société de classe, devient institution de classe. Toute activité
au passé devient une passivité, non pas par on ne sait
quelle malédiction, quelle pesanteur qui s'exercerait sur
l'homme, mais simplement parce que la classe dirigeante
se l'assimile, en fait son institution, la retourne contre
ceux-là même qui ont agi et les en accable. C'est cela, sa
fonction de classe exploiteuse et aliénatrice : mettre
l'homme au passé, au passif,
Cette procédure de récupération par la classe dirigeante
des organisations et des institutions dont le sens était
primitivement prolétarien, atteint son paroxysme dans le
capitalisme contemporain. Plus qu'autrefois, les dirigeants
s'assimilent les formes de la lutte, de la résistance de
l'humanité qu'ils exploitent, et utilisent ces formes comme
-- 70
des intermédiaires entre eux-mêmes et les travailleurs.
L'augmentation des salaires devient le moyen d'élargir le
marché et d'éviter les anciennes crises, la discussion
< franche » (face to face) entre employeurs et salariés
permet à la direction de s'informer de l'opinion ouvrière
et de la contrôler, la prise en charge des congés par le
patronat lui permet d'imposer même les façons de se
reposer, l'allongement de la scolarité rend possible la diffu-
sion d'une culture complètement mystificatrice, la classe
dirigeante en prétendant résoudre pour les travailleurs le
problème de leur logement se donne le moyen de contrôler
jusqu'à l'utilisation de l'espace familial. Les syndicats sont
en voie d'intégration dans la hiérarchie de l'usine et du
bureau, les partis « ouvriers » sont en voie d'intégration
dans la sphère de l'Etat bourgeois. Sans doute le processus
est-il moins achevé que dans tels pays de capitalisme
moderne, les Etats-Unis, la Suède ou l'Allemagne ; sans
doute encore des obstacles spécifiques (essentiellement la
nature du PC) s'opposent-ils en France à l'incorporation
complète des anciennes organisations ouvrières aux institu-
tions de la société d'exploitation. Mais le phénomène n'est
pas qualitativement différent en France et dans ces pays.
C'est dans ce vide politique, plus vieux que le gaul-
lisme, que l'Etat gaulliste a pu s'instituer. Et c'est ce vide
qu'il entretient. Les conditions concrètes de la vie quoti-
dienne qui est faite aux travailleurs ne sont pas les causes
de la dépolitisation, pas plus que la dépolițisation n'est
leur cause, mais il y a une totalité sociale qui est présente
et s'exprime dans chacune de ses parties : dans les formes
de l'exploitation du travail et dans les formes de la consom-
mation, dans la coopération des directions « ouvrières >>
avec l'Etat de classe et dans l'indifférence des ouvriers
pour ces directions, dans la pulvérisation des individus et
dans les luttes brèves et décidées qu'ils mènent sporadi-
quement dans les entreprises.
Les travailleurs ne font plus vivre leurs organisations
par leurs luttes, -- les organisations se détachent d'eux, ---
deviennent bureaucraties, --- s'incorporent à la structure
de la société de classe, la classe dirigeante essaie de les
utiliser comme intermédiaires, -- le prolétariat s'en retire
davantage, --la bourgeoisie accroît son exploitation,
mais à travers les organisations et les institutions qu'avait
produites le proletariat, dans des formes sournoises : on
peut lire cette séquence dans ce sens ou à l'envers, il n'y a
pas de commencement absolu, il y a totalisation. Le totali-
tarisme feutré, c'est ce contrôle par les dirigeants de toute
la population salariée dans toutes ses activités, lequel
s'effectue grâce aux organismes que le prolétariat avait
imposés dans ses luttes antérieures.
C'est donc la vie politique prolétarienne elle-même qui
est aliénée, qui est jetée au dehors de la classe dans des
71
organismes hybrides (en ce que leur genése est ouvrière
et leur fonction bourgeoise ou bureaucratique), qui est
confisquée par la classe dirigeante. L'idée même d'un projet
politique global est comme neutralisée immédiatement dans
la tête même des travailleurs. L'incrédulité, la lassitude,
l'ironie opèrent la mise au pas d'une classe exploitée beau-
coup plus efficacement que la violence ouverte.
Assurément le proletariat a toujours été travaillé de
l'intérieur par l'idéologie de la société de classe, et l'essen-
liel de ce travail a toujours été de le convaincre lui-même
qu'il n'était pas une classe, qu'il n'était pas ce projet
communiste. Ce serait une belle simplification, et une
erreur politique énorme, de le concevoir comme pur déve-
loppement vers le socialisme, comme projet jamais contesté
en lui-même par le fait de son existence dans la société de
classe. Mais dans la période précédente, une fraction
importante des travailleurs s'organisait contre l'assaut de
l'idéologie dominante, suscitait des groupements, contre-
attaquait, et par cette contre-attaque même brisait, pour
elle-même et pour tous, le « charme » de la mystification.
Aujourd'hui on ne voit pas naitre et s'organiser explicite-
ment cette activité de contestation de la société de classe,
le prolétariat n'est plus présent dans la société comme
volonté politique manifeste. Ce n'est pas à dire que le
projet communiste soit anéanti et que la classe dominante
ait réussi sans retour dans sa tâche de réification des
travailleurs. Au contraire, jamais l'impuissance de cette
classe à proposer à la société qu'elle prétend gouverner une
direction, un sens, des valeurs, des raisons de faire et d'être
ce que cette société est et fait, jamais son incapacité à
fonder une vie réellement sociale n'a éclaté aussi complè-
tement qu'aujourd'hui. Et c'est ce qu'on a voulu esquisser,
très brièvement, tout à l'heure. Plus qu'il y a un siècle, il
est vrai qu'il n'a pas été fait au prolétariat « un tort parli-
culier, mais un tort en soi ». Mais le problème que pose
cette décomposition profonde des activités et des idéaux,
c'est justement de savoir par où, par quels moyens peut
désormais s'exprimer, s'organiser, se battre le projet révo-
lutionnaire.
Une certaine idée de la politique meurt dans cette
société. Ce n'est sûrement pas la « démocratisation » du
régime, réclamée par les politicards en chômage, ou la
création d'un grand parti socialiste unifié », lequel ne
sera que le remembrement des déchets de la « gauche »,
qui rendront vie à cette idée. Tout cela est sans perspec-
live, minuscule par rapport aux dimensions réelles de la
crise. Il est maintenant temps que les révolutionnaires se
mettent à la mesure de la révolution à faire (14).
Jean-François LYOTARD.
(14) On trouvera dans le prochain numéro de cette revue un
texte concernant le problème de la situation du mouvement révolu-
tionnaire dans le capitalisme moderne.
- 72
Lève les yeux
par SHERWOOD ANDERSON
S'il nous a paru intéressant de publier la
traduction de ce terte de Sherwood Anderson (1)
paru dans le numéro du 28 mai 1930 de The Nation,
c'est que ce bref morceau nous apporte en quelque
sorte la preuve de deux faits importants ,
savoir qu'il est à la fois un démenti et un témoi-
gnage.
Ce texte est d'une part un démenti à l'obtuse
propagande stalinienne qni s'est toujours employée
non sans rencontrer le succès – à falsifier le
personnage de l'ouvrier et de l'intellectuel améri-
cains jusqu'à en faire, dans la généralité, un petit
bourgeois aliéné, « vendu » au grand capitalisme.
Et d'autre part, en vertu même de son contenu
aussi bien que de sa valeur esthétique incontes-
table, ce texte témoigne de la possibilité d'une
littérature moderne « actuelle », qui ne serait pas
nécessairement abstraite, coupée de la société, qui
ne serait pas la manifestation erclusive d'un repli
sur soi, mais au contraire d'un retour au monde
où nous vivons en l'occurrence le monde des
usines, ainsi s'y intégrant et le reflétant.
A. L.
Une grande usine de montage dans le Nord-Ouest.
C'est là qu'on monte la Bogel. C'est une voiture qui se vend
beaucoup et à bas prix. Les pièces sont fabriquées dans
la grande usine centrale et acheminées vers les usines où
l'on doit les monter. On ne fabrique rien ou presque rien
à l'usine de montage elle-même. Les pièces arrivent. Les
pièces arrivent. Les grandes compagnies ont appris à se
servir des wagons de marchandises comme d'entrepôts.
(1) Sherwood Anderson (1876-1941) est originaire de l'Ohio. Son
ceuvre n'est que la dénonciation par un esprit révolté de la dictature
du monde établi, des conventions, des préjugés. On peut lui repro-
cher d'avoir prononcé un verdict purement négatif. Sa vie elle-même,
jugée du point de vue du monde qu'il haïssait, est chaotique. Dans
sa jeunesse il erra de ville en ville à la suite d'un père instable.
11 fréquenta peu l'école. Il se maria quatre fois et brisa tout net
avec une profession qui l'ennuyait pour écrire. Il se fit connaître
par son Winesburg, Ohio (1919) qui décrit en une série de tableaux
la vie d'une petite ville de province. Cet ouvrage comme toute son
euvre est une condamnation de notre société, de ses institutions
qui estropient les hommes, de sa « civilisation industrielle , qui
achève de les mutiler.
73
A l'usine centrale tout est prévu. Dès que les pièces
sont fabriquées, elles partent par wagons. Au cours du
voyage elles sont réparties à travers les Etats-Unis et elles
arrivent comme prévu.
L'usine de montage monte les voitures d'un district
déterminé. On a fait une enquête minutieuse. Ce district
peut acheter tant de voitures par jour.
« Mais imaginez que les gens n'aient pas besoin
de voitures ? >>
* Qu'est-ce que cela a à faire ? »
Les gens, les Américains, n'achètent plus de voitures.
Ils n'achètent plus de journaux, de livres, ils n'achètent
plus de vivres, de films, de vêtements. Maintenant on vend
les choses aux gens. Si un district peut prendre tant de
Bogels, qu'on trouve les hommes qui peuvent les lui faire
prendre. C'est comme ça que les choses se passent main-
tenant.
A l'usine de montage tout le monde travaille « à la
chaine ». C'est une énorme courroie de transmission, une
sorte de trottoir roulant qui se déplace à hauteur de la
ceinture. C'est une grande rivière qui coule à travers
l'atelier et dans ce fleuve, la chaîne principale, se déversent
différents affluents. Ils apportent les pneus, ils apportent
les phares, les klaxons, les pare-chocs. Ils se déversent dans
le fleuve. Le fleuve prend sa source aux wagons de mar-
chandises, là où l'on décharge les pièces et il coule jusqu'à
l'autre bout de l'usine et jusque dans les wagons de
chargement.
A la fin de la chaîne, les automobiles usinées sont
enfournées dans les wagons de marchandises. L'usine de
montage est un lieu de haute tension. Vous le sentez dès
que vous entrez. Elle ne se relâche jamais. Ici les hommes
travaillent tendus, toujours. Il n'y a pas de relâche à cette
tension. Si vous ne pouvez pas tenir, sortez..
C'est la chaine. La chaîne, c'est le patron. Toujours,
elle avance. Voilà que maintenant le châssis passe sur la
chaîne. Un appareil de levage le soulève et le pose comme
ça. Il y a un homme à chaque coin. Le châssis est déposé
sur la chaîne et il se met en marche. Pas trop vite. Il y a
des choses à faire.
Comme tout est merveilleusement calculé. Ce sont des
savants qui ont fait ça. Ils ont regardé les hommes travail-
ler. Ils sont restés là, debout, à les regarder, montre en
main. Ils ont fait attention à tout. Regarde. Lève les yeux.
Les appareils de levage amènent les moteurs, les coques,
les roues, les garde-boues. Ils viennent des affiuents et se
déversent dans le fleuve. Ils avancent à une allure parfai-
tement calculée. Ils atteindront la chaine principale à un
endroit déterminé, à un moment déterminé.
Dans cette usine, il n'est point question de batailler
pour les salaires. Les hommes ne travaillent que huit heures
par jour et ils sont bien payés. Ils sont tous, à peu de chose
près, jeunes et vigoureux. Et pourtant, huit heures par
jour ici sont peut-être beaucoup plus longues que douze ou
même seize heures dans les vieux ateliers imprévoyants.
Tenir la cadence, c'est là la pierre de touche. On n'exige
aucune qualification. Tout est parfaitement minuté, par-
faitement calculé. Si vous êtes tapissier, vous avez tant de
semences à planter par seconde. Pas trop. Si un homme
se dépêche trop, il laisse trop tomber de semences. Si un
homme est trop bousculé, il n'est pas efficace. Qu'un expert
prenne un mois, deux mois, pour trouver le nombre exacl
de semences qu'un bon ouvrier moyen peul planter par
seconde.
Il faul maintenir une certaine qualité de produit fini.
Rappelez-vous bien ça. Il doit subir inspection sur inspec-
tion.
Ne poussez pas trop fort.
Poussez autant que vous le pouvez.
Continuez de pousser.
Il y a quinze, vingt, trente, peut-être cinquante de ces
usines dans tous les Etats-Unis, qui desservent chacune
leur propre district. Les télégrammes vont et viennent
chaque jour. Le bureau central de Jointville -- d'où toutes
les pièces arrivent — est le centre nerveux. Les télégrammes
arrivent et partent de Jointville. En tant d'heures, avec tant
d'hommes, Williamsbourg produit tant de voitures.
A présent Burkesville est en tête. Il tient la tête.
Qu'est-ce qui se passe à Burkesville ? On dépêche un expert
en avion.
L'homme de Burkesville a été commandant dans
l'armée. Il est directeur. C'est un homme froid, assez
sévère plutôt raide. Il a trouvé un truc. Ça c'est un homme
de la Bogel, un homme idéal. Il n'est pas bête. Il observe
la chaîne. Il ne se dit pas bêtement : « c'est moi le patron,
ici ». Il sait que le patron, c'est la chaîne.
Il dit qu'on raconte des tas de bêtises sur la chaîne.
Les experts sont trop experts, dit-il. Il s'est aperçu que la
chaine pouvait avancer un tout petit peu plus vite que les
experts ne l'avaient dit. Il a essayé. Il le sait. Allez-y,
regardez moi-même. Les hommes sont là-bas, à la chaine,
ils fourmillent le long de la chaine.
Ils vont très bien, n'est-ce pas ?
Tout ne marche-t-il pas droil?
Rien qu'un soupçon d'nccélération chez chacun. Pres-
sez le mouvement rien qu'un tout petit peu, pas beaucoup.
Avec le même nombre d'ouvriers, dans le même nombre
d'heures, six voitures de plus par jour.
C'est comme ça qu'un commandant devient colonel, et
un colonel, général... Regarde-le, le type de Burkesville,
cet homme au pas martial, cet homme à la voix froide et
plate -- il ira loin.
--75
Tout est scrupuleusement, parfaitement calculé dans
les usines de montage de la Bogel. Il y a des marques
blanches partout sur le sol. Tout est propre, immaculé. On
ne fume pas, on ne chique pas, on ne crache pas. Sur le
sol de ciment il y a des lignes blanches que les hommes
longent. Pendant qu'ils travaillent, des balayeurs les
suivent. A peine tombées, les semences sont balayées,
ramassées. Aux balayures d'un atelier vous pouvez savoir
si on se presse trop là, si on se relâche trop ici. Balayez
tout minutieusement, et souvent. Pesez les balayures. Faites
examiner les balayures par un expert. Faites un rapport
à Jointville.
Il s'agit de bâtir Jointville: Ce pays a besoin d'une
religion. Il faut créer le sentiment qu'au centre il y a quel-
que chose de mystérieux, quelque chose qui échappe à
l'entendement. Que croisse et que grandisse cette idée qu'au
ceur de tout cela il y a quelque chose de surhumain.
On peut accélérer un peu les cadences cette année.
Les hommes sont, à présent, tous adaptés aux anciennes.
Pressons le mouvement, un petit peu, rien qu'un toui
petit peu.
Le docteur fait passer une visite médicale à ceux qui
demandent du travail, comme dans l'armée. Eprouvez leurs
réactions nerveuses. Nous ne voulons que les hommes les
plus sains, les plus jeunes, les plus rapides. Pourquoi pas ?
C'est nous qui payons le mieux, n'est-ce pas ?
Parfois un type devient maboule. Il devient dangereux.
Un grand policeman de service l'emmène.
Il y a des experts qui étudient les nerfs des hommes,
les mouvements des hommes. Ils observent, observent. Sans
arrêt, ils calculent. Il s'agit de produire de la marchandise,
encore plus de marchandises pour un moindre prix de
revient. Accélérez un peu les cadences.
Arrêtez le gaspillage.
Calculez tout.
Un homme qui marche à son travail entre les lignes
blanches économise des pas. Il existe une terrible science
du mouvement perdu qui n'est pas encore parfaitement au
point.
Produisez plus à moindre prix.
Accélérez les cadences.
Maintenez la qualité.
C'est ainsi qu'on fait progresser la civilisation.
(Traduit par Andrée LYOTARD).
---76:-
DOCUMENTS
Les kibboutz en Israël
L'Union des Etudiants Juifs de France organise chaque année
pour les étudiants juifs ou non, des voyages en Israël. De l'avcu
même d'un organisateur, il s'agit pour le M.A.P.A.M., qui noyaute
cette union, de faire connaitre ses kibboutzim.
Le M.A.P.A.M. qui se veut révolutionnaire, se situe à l'extrême-
gauche des mouvements sionistes. Il s'agit en fait d'un parti
centriste, crypto-stalinien jusqu'à l'affaire des médecins en URSS, et
dont les militants crrent maintenant entre un réformisme « de
gauche » et un activisme sans base idéologique.
AU KIBBOUTZ
Il ne s'agit pas ici de faire une critique approfondie du kibboutz;
trop de points nous sont restés obscurs a enuse des méthodes anti-
socialistes des kibboutzniks (1). Ainsi Il ne nous fut pas permis
d'assister aux Assemblées Générales beludomadaires, aucun document
économique ne nous ſut montre : ce n'est que grâce à la franchise
d'une « havera > (2) que me furent révélés certains faits signifi-
catifs. Enfin si des détails. ubondants of invérifiables, nous fureni
donnés sur l'élaboration de la planification au kibboutz, aucune
précision ne nous fut fournir sur la planification (de loin la plus
importante) qui englobe tous les kibboutzim du MAPAM : nous
u'ayons jamais pu savoir comment les planificateurs de l'organisation
Bénérale étaient élus (ou nommés ?).
I percus économiques.
Notre kibboutz, vieux de dix ans, semble dès le premier abord
dans une situation très précaire. Si tous les postes techniques parais-
sent pourvus, les manæuvres font défaut et M... nous dit que scule
notre arrivée permettra d'accomplir cueillette, arrachage de betteraves
et autres travaux non spécialisés.
Rapidement nous sommes frappés par l'absurdité de la situation
économique du kibboutz. Ainsi, soumis aux nécessités du marché
capitaliste, le kibboutz doit trier les fruits qu'il produit, fruits qui
seront vendus dans les grandes villes : pour ce faire le kibboutz a
du acheter une machine semi-automatique très moderne et coûteuse.
Mais les betteraves destinées aux bovins sont arrachées et chargées
en eaumion à la main, ce qui entraîne un gaspillage de main-d'æuvre
enorine.
La majorité des crédits (le kibboutz doit 250 millions) sont
accordés par l'Agence Juive. Or l'Agence Juive est dirigée par des
partis situés à droite du MAPAM. Cela n'entraîne-t-il pas de conflits?
Le responsable économique S... affirme que non. Mais M... raconte
qu'il y a un an deux inspecteurs de l'Agence Juive ont visité le
kibboutz et ont critiqué le remplacement périodique du responsable
économiquc.
Et, demandai-je, si les critiques de l'Agence Juive deviennent des
in jonctions accompagnées de menaces de coupures de crédit ?
(1) Membres du kibboutz.
(2) llaver, fém. havera : camarade.
il ne me fut pas répondu. Mais M... ajoutera qu’un kibboutz
Maki (stalinien) qui avait essayé de s'installer ne peut obtenir les
crédits nécessaires.
Enfin, le summum de l'absurdité semble atteint dans la question
des travailleurs salariés. Les kibboutzim Mapai (sociaux-démocrates)
emploient des travailleurs salariés ; la majorité des kibboutzim
MATAM, dont le nôtre, a refusé d'en employer ; mais M... avoue
que les Druses qui travaillent au kibboutz (et que nous ne verrons
jamais) sont dans la situation de salariés. Seulement pour ne pas
enfreindre la doctrine on les paie en nature et « argent de poche ».
La question nationale.
Des exposés étaient organisés à notre intention. E... fut chargé
de nous parler de l'histoire du peuple juif et du sionisme comme
< solution ». Aussi avons-nous écouté ce vaillant « marxiste » nous
donner une version de l'histoire de l'antisémitisme qu'aucun idéaliste
bourgeois n'aurait reniée. L'exposé aurait été bien fastidieux si les
kibboutzniks ne nous avaient pas donné quelques illustrations prati-
ques de leur conception « nationale > :
Un jeune allemand, non-juif, était venu travailler au kibboutz
avec l'accord d'un « haver » et s'était incorporé à notre groupe.
Or le même E... refusa de le laisser assister à une conférence puis,
quelques jours plus tard nous apprimes que l'Assemblée Générale
avait décidé de l'expulser par 39 voix contre 17 et 3 abstentions.
Les révolutionnaires du MAPAM ne pouvaient tolérer un allemand
dans leur kibboutz : deux générations d'allemands étaient responsa-
bles des crimes nazis ! Je compris ce jour-là leur politique nationale;
je ne jugeai pas utile de leur demander leur conception de l'inter-
nationalisme prolétarien.
Cet incident permet d'entrevoir quelle peut être l'attitude prati-
que à l'égard des arabes.
Une loi interdit aux arabes de faire nomadiser les chèvres (leur
principale ressource) sur les terres du Fonds National Juif sous
prétexte que les chèvres arrachent les jeunes pousses. Aussi, en
arrivant au kibboutz, vimes-nous deux chèvres capturées dans un
troupeau arabe qui allaient être rendues contre rançon. Les partisans
de « l'amitié judeo-arabe » ne trouvent pas d'autre méthode pour
faire « respecter les lois juives » ! Mais il y a plus : les terres soi-
disant dévastées nous ont été montrées : il s'agit d'un oued où il n'y
a aucune jeune plante. Quels avaient pu être les dégâts ? et s'il n'y
avait pas de dégâts pourquoi cette brimade ? Les « haverim » étaient
un peu honteux lorsque je leur posais la question. Ils surent seule-
ment me dire qu'ils étaient parmi ceux qui désapprouvaient ces
méthodes.
Ces mêmes socialistes justifient par les nécessités militaires les
faits suivants : après 1948, il existait un village arabe près de la
frontière, à côté du kibboutz ; l'armée déporta les habitants de peur
qu'ils ne correspondent avec les Libanais. Mais les arabes qui avaient
dú abandonner leur récolte venaient cucillir des fruits pendant la
nuit. L'armée fit alors sauter le village. Nécessité stratégique !
Dans le même ordre d'idées, un kibboutznik me montrera fière-
ment que le tabac planté par les juifs est beaucoup plus beau que
le tabac arabe.
Il faut d'ailleurs reconnaitre qu'une petite minorité repousse ce
racisme imbécile. S... nous fera un exposé sur la minorité arabe où
il essaiera de définir une position leniniste correcte et critiquera
sévèrement le régime militaire auquel sont soumis les arabes. Et
M... me dira avec amertume : « oui, le MAPAM est pour l'amitié
judéo-arabe... en gros... mais de la base à la direction personne ne
fait rien pour contacter les arabes ».
Leur chauvinisme conduit les kibboutzniks à une admiration sans
borne pour leur armée. E... qui était réformé a tout fait pour
accomplir ses obligations militaires ».
WEL
78
G... nous fit sur l'armée un exposé aberrant où il affirma la
nécessité de « briser les hommes » et vanta la manière de l'armée
israélienne où la discipline est souple mais l'entrainement physique
extenuant. Avec admiration ce sinistre crétin racontait que les
commandos s'assommaient à l'entraînement pour mieux s'endurcir.
Et il alignait froidement d'autres détails folkloriques.
S... qui nous avait fait un exposé honnête sur la minorité arabe
me dit un jour ce qu'avait été cette armée avec qui il avait fait
la campagne du Sinaï : une armée d'assassins comme toutes les
armées impérialistes, qui avait pratiqué viols et pillages avec entrain.
Enfin cette exaltation de la nation juive interdit au MAPAM
Toute action de classe sérieuse. Un jour un membre du MAPAM se
plaignait devant moi des méthodes des juifs religieux orthodoxes,
de la façon dont ils traitaient les femmes et les enfants. Je lui
demandai alors pourquoi le MAPAM qui a des milliers de militants
n'organisait pas une milice pour mettre fin à leurs agissements
« Mais, me répondit le révolutionnaire, les sectes représentent une
fraction du peuple juif et par là même elles ont le droit d'exister >.
La vie sociale et les loisirs.
Le kibboutz est organisé suivant les principes du centralisme
démocratique, entendu de façon leniniste ; c'est-à-dire que les respon-
sables sont élus pour un an (sauf certains qui sont élus pour deux
ans). N'ayant pu assister au fonctionnement des institutions du
kibboutz, nous fümes réduits à croire ce qui nous était dit. Toutefois,
il ressort des questions posées par nous à la suite d'un exposé :
1) que les votes, même dans les questions de pesonnes, se font
à main levée. Il n'existe pas de vote à bulletin secret.
2) qu'il n'existe pas de représentation des tendances. D'après
M... il y a unanimité sur toutes les questions fondamentales !
3) que les « haverim acceptent volontiers des responsabilités
techniques (responsable des étables, des fruits, etc...), mais il est
extrêmement difficile de trouver des volontaires pour les fonctions
générales. Cette situation a donné naissance à une institution
curieuse : une Commission chargée de contacter les « haverim » avant
chaque assemblée élective. Cette Commission pourvoie chaque poste
et l'Assemblée élective n'a plus qu'à enregistrer. Je suggerai toutes
les manæuvres bureaucratiques que cette institution doit permettre :
Il me fut répondu qu'il n'y avait jamais de maneuvres puisque que
tout le monde est d'accord.
Le kibboutz est censé allier le travail manuel et le travail
intellectuel. Mais, étant agriculteurs neuf heures par jour, les mem-
bres sont assez peu disposés à des loisirs culturels. Il faut toutefois
reconnaitre l'abondance et la qualité des bibliothèques et discothè-
ques personnelles et l'absence de Jdanovisme dans le choix des
livres. Par exemple, malgré leur sionisme acharné et leur ancien
crypto-stalinisme, les « haverim > lisent la « Conception matérialiste
de la question juive » du trotskyste A. Léon et trouvent des qualités
à ce livre.
Malheureusement la principale activité consistant en chants et
danses folkloriques, il s'agit évidemment de culture nationaliste. Et
si l'Internationale est inconnue, on entonne un chant dédié aux morts
de la campagne du Sinaï.
QUELQUES CONVERSATIONS HORS DU KIBBOUTZ
Les nord-africains.
A Haïfa les juifs nord-africains nous harcèlent. Ils nous proposent
de changer nos francs au marché noir, seule façon pour eux d'avoir
suffisamment d'argent pour rentrer en France.
Un peu plus loin, un homme jeune nous aborde en nous enten.
dant parler français. Il est nord-africain. Il a vécu dans un kibboutz
Mapai mais l'atmosphère froide l'a écæuré. Il est maçon à l'heure
actuelle et travaille dans des conditions épuisantes. Il veut revenir
en France.
- 79
Sur la route, nous faisons du stop. Près de Tibériade, deux juifs
tunisiens d'une trentaine d'années en font aussi. L'un a eu des terres
sur un moshav (3), mais cela ne lui suffit pas pour vivre. Sa mère
reste au moshav pour s'occuper des travaux courants. Lui et son
copain partent de bananeraie en bananeraie se louer pour un travail
déterminé. Ils travaillent 24 heures d'affilée en se relayant. Puis ils
repartent. De temps en temps ils passent au moshav accomplir les
travaux de force que la inère n'a pu faire. L'un pense avoir assez
d'argent dans six mois pour revenir en France où un copain l'aidera.
L'autre devra encore patienter.
A Tel-Aviv, je demande un renseignement. Un nord-africain se
propose pour me conduire : je sais qu'il veut parler. Il me demande
si je connais Jaffa. Je comprend le sens de la question : oui, j'ai vu
les nord-africains entassés dans un bidonville et un peu plus loin
les boîtes à musique près desquelles stationnent des prostituées
d'origine nord-africaine serrées de près par leurs souteneurs, jeunes
marocains d'une vingtaine d'années. J'ai vu cette ville, désertée par
les arabes qu'attaquaient les terroristes juifs d'extrême-droite, aujour-
d'hui peuplée par des juifs nord-africains tout aussi misérables et
méprisés. Etrange ironie des exploiteurs.
Nous parlons du siège de la Histradouth, le syndicat « ouvrier >
pratiquement unique : il s'agit d'un building qui semblerait trop
luxueux à une société anonyme.
Le nord-africain m'explique que les fruits achetés bon marché
aux kibboutzim par la coopérative unique sont vendus cher sur le
marché. Il me demande si je sais où va la différence ; je devine
facilement : « elle sert à engraisser les bureaucrates du Mapai > ;
mon interlocuteur me trouve bien renseigné.
A Haïfa les chômeurs nord-africains ont saccagé les vitrines du
Mapai et de la Histradouth.
Autres conversations.
Vers Nazareth : un kibboutznik du Mapai nous charge. Il nous
demande pourquoi nous voulons voir Nazareth. Nous lui expliquons
notre désir de voir les villes arabes. Le kibboutznik sourit. Dans les
faubourgs de Nazareth, un gosse nous siffle ; « c'est ça Nazareth »
crache le social-démocrate.
Nous nous enfonçons dans la ville arabe où les israéliens vien-
nent rarement. Des enfants nous suivent en plaisantant. Sur les murs,
de nombreuses inscriptions Maki précédées d'une faucille et d'un
marteau rouges. Le Maki est obligé de suivre une ligne politique dure
pour garder le contact avec les masses arabes. L'anti-sionisme actuel
de la politique russe lui permet de se donner des apparences révolu-
tionnaires.
Vers Tel-Aviv, une camionnette nous prend en charge. Le
conducteur a vécu au kibboutz ; il a quitté. Le kibboutz l'avait
pourtant laissé poursuivre des études supérieures. Il pourrait enseigner
l'Hébreu : il préfère le commerce. Il achète des poulets qu'il engraisse
et revend. Il a aussi une modeste fabrique d'aspirine. Il montre la
photo de sa femme, de sa fille : il est heureux ainsi, en famille. Je
pense qu'il y a 15 ans, il est venu en croyant au socialisme, à la
fraternité, aux « lendemains qui chantent ». Aujourd'hui il pense
faire fructifier sa petite entreprise.
A Beer-Sheba, un car nous prend pour la traversée du Néguev. A
l'intérieur se trouvent des jeunes (17 ans environ) du mouvement do
jeunesse du Mapai. Au premier relai nous nous arrêtons. Trois
Bédouins nous demandent de les conduire. Le chauffeur refuse puis
se retourne vers nous : « ça pue déjà assez comme ça >: les jeunes
Mapai se tordent de rire. Deux ou trois ne trouvent pas la plaisan-
terie drôle. Dans le car, les jeunes discutent, l'un des plus âgés qui
a des allures de chef énonce impérativement : « le socialisme c'est
(3) Village coopératif.
80
donner à chacun de quoi manger, de quoi se vêtir, de quoi se loger ».
Satisfait de lui, il répète sa formule. Un auditeur réagit sainement :
« ...et puis crever, Si c'est ça le socialisme... » Le gars est un de ceux
qui n'a pas ri des Bédouins tout à l'heure. Je lui explique plus loin
que le socialisme ce n'est précisément pas « ça » ; il a l'air intéressé.
QUELQUES CONCLUSIONS
Le kibboutz :
Un idéaliste fameux qui a confié ses impressions aux Temps
Modernes après un séjour en kibboutz, conclut : « Les grandes
réalisations matérielles exigent sans doute l'effacement de l'individu
derant le bien collectif et, chez les travailleurs, la passion stakha-
noviste, mais il ne faut pas se le disslinuler, le prix est dur à payer
pour l'homme ». Si ce confusionniste avait essayé de réfléchir un
peu, il se serait aperçu qu'll n'y a pas là un conflit métaphysique
entre l'individu et la collectivité mais seulement un conflit entre le
socialisme et le capitalisme.
La situation des kibboutznik est celle d'exploités-exploiteurs,
situation un peu analogue à celle des classes moyennes en France.
Ils sont exploités dans la mesure où ils occupent une position
marginale dans un secteur peu rentable que leur a laissé le grand
capital. Pour survivre, ils sont obligés d'adopter les méthodes capi-
talistes et, sinon le stakhanovisme, tout au moins un rendement à
outrance. Travaillant neuf heures par jour, les membres du Kibboutz
n'ont pas le temps de gérer leur vie sociale ni d'avoir des activités
culturelles comparables à leurs activités manuelles. Et cela entraine
cette atmosphère de contrainte morale propre aux entreprises capi-
talistes.
Mais les kibboutzniks sont aussi exploiteurs : économiquement
en employant des salariés, politiquement en gérant l'Etat bourgeois
(Mapai, Achdhout Avoda (4) et Mapam ont des ministres), idéologi-
quement en se montrant xénophobes, militaristes et patriotards.
L'avant-garde.
Il est généralement admis en Israël, que les éléments d'avant-
garde sont les kibboutzniks. Nous avons vu qu'il n'en est rien. Mais
il existe tout de même une avant-garde qui se trouve :
1) dans les partis « socialistes ».
Dans notre Kibboutz, parmi les 17 membres qui ont refusé de
voter l'expulsion de l'allemand, il y avait des militants d'avant-garde
Et le jeune Mapai qui refusait de croire que le socialisme consiste
à nourrir chacun, était aussi un élément intéressant.
2) chez les nord-africains.
Les travailleurs (ou plutôt les chômeurs) nord-africains sont ceux
qui ont montré le plus de conscience de classe pendant ces derniers
mols. L'attaque des bâtiments des bureaucraties social-démocrates,
au cours de manifestations spontanées, est un événement capital.
Malheureusement, il se produit un phénomène habituel lorsque
des partis centristes ou réformistes sont au pouvoir et qu'il n'existe
pas d'organisation révolutionnaire : c'est le fascisme qui semble
révolutionnaire, en Israël le parti Herouth. Ce parti édite le seul
quotidien en langue française et de plus en plus les juifs nord-
africains votent pour lui et fréquentent ses réunions électorales.
3) chez les arabes, au Maki.
Les éléments arabes d'avant-garde appuient le Maki. Cette situa-
tion se prolongera jusqu'à ce que se produise une volte-face oppor-
tuniste de l'URSS à l'égard du sionisme.
(4) Parti centriste se situant entre le Mapai et le Mapam.
81
Les révolutionnaires français en Israël.
Les révolutionnaires français n'ont personne à contacter en
Israël, l'avant-garde y étant trop dispersée. Il n'est pas question non
plus d'entreprendre un travail de propagande auprès des Juifs dési-
reux d'y immigrer. D'autres tâches sont plus urgentes.
Mais ce qui est possible et doit être fait, c'est la dénonciation
inlassable du pseudo-socialisme israëlien, de l'exploitation des
travailleurs par une bureaucratie particulièrement arrogante et
impitoyable.
P. B.
82
1
Un exemple d'industrie à l'américaine :
Pechiney
Pechiney (Produits chimiques) va fusionner avec Saint-Gobain.
Il s'agit de deux sociétés occupant respectivement le 95° et le 50
rangs parmi les « 100 géants de l'industrie mondiale » d'après la
revue américaine Fortune.
L'entreprise existe depuis 1853, mais les étapes décisives de son
développement semblent liées à la guerre de 1914-1918 (fabrication
de poudre et d'explosifs pour l'Etat) et à la constitution de la
Compagnie de Produits Chimiques et Electro-inétallurgiques Alais-
Froges et Camargues en 1921. La production d'aluminium atteignait
50 000 tonnes en 1939.
La gamme des produits est très étendue, avec des entreprises
aussi bien en France (Gard, Basses-Alpes, Pas-de-Calais, Berre, Savoie)
qu'à l'étranger (Brésil, Sénégal, Guinée, Cameroun).
Mais toute énumération reste incomplète, car il devient difficile
de distinguer la Compagnie de ses filiales. Pour camoufler les béné-
fices, il arrive que l'on crée des filiales au lieu de concentrer. Par
exemple la Société des Salins de Camargue vend son scl à Pechiney,
de même pour le minerai de la Société des Bauxites de Gardanne, en
faisant un bénéfice normal. D'où cascade de bénéfices qui échappent
à des super-impôts. Mais dans les conseils d'administration différents
de ces sociétés nominativement différentes siègent les mêmes têtes.
Elles échangent leur personnel technique, ont le même siège social et
parfois le même numéro de téléphone !
Eu définitive, Féchiney n'achète rien, ou presque. Il possède ses
matières premières.
Cependant en 1957, pour 1 000 francs de rentrées (810 francs de
ventes et 190 francs de ressources diverses) il y a eu :
525 franes pour les achats (voir plus haut...).
162 francs pour les salaires et charges accessoires (donc une
augmentation des salaires n'influe guère sur le prix de revient).
200 francs pour les investissements (perfectionnements et trans-
formations continuels sont obligatoires, mais rentables dans cette
industrie).
93 francs pour les impôts.
20 francs pour les dividendes de 1956.
Voici un tableau réconfortant pour les 7 000 actionnaires :
Salaires
Impôts
Dividendes
(Millions de franes)
1949
3.825
2.008
338,8
1950
4.162
2.377
460,4
1931
5.378
3.979
729,13
1952
7.063
5.796
924
1953
7.255
4.763
1.016
Pour l'exercice 1957, le chiffre d'affaires a augmenté de 22 %, le
bénéfice net de 23 % et les dividendes de 21 %. Chaque actionnaire
n'a droit qu'à 3 % des actions, mais elles sont réparties familiale-
ment, et de plus on a 3 % dans chacune des sociétés, si bien que ce
sont les mêmes têtes qui dirigent tout, et empochent des tantièmes
considérables.
C'est peut-être par ses ramifications que la Compagnie est la
plus impressionnante. Pechiney a « des intérêts » dans la Société
d'Exploitation et Intérêts Chimiques et Métallurgiques, la Compagnie
Salinières de la Camargue, la Pechiney Progil (chiffre d'affaires en
83
1957 : 54 % de plus qu'en 1956), la Société Naphta Chimic, la Société
Organico, L'Aluminium Français, Compagnie Générale du Duralumin
et du Cuivre, la Société Générale du Magnésium, la Société Magnésium
Thermique, Le Magnésium Industriel, la Société Titanium, Affinerie
de La Courneuve, Les Abrasifs du Sud-Ouest, la Société des Produits
Chimiques de Ribécourt, la Société Francel, la Société Ethylène Plas-
tique, la Société Ethylène Synthèse, la Société Cordonal, la Société
Produits Chimiques d'Aquitaine, la Société Les Produits du Titane,
la Compagnie Française des minerais d'uraninm, la Société Indatum,
la Société Socalu, la Société des Résines Fluorées, la Société des
Produits chimiques de Bezons, la Société Comifluor,
plus 9 autres sociétés, dont Les Lignites de Barjac et Les Char-
bons des Alpes. Une filiale existe en Argentine, une au Brésil. Une
Société s'est constituée à Madagascar pour le minerai et l'énergie
atomique. Péchiney possède en outre un important paquet d'actions
des pétroles sahariens, et celui qui arrive en France est traité aux
usines de Lavera.
Un grand nombre de banques sont en liaison étroite avec Péchi-
ney. Citons : Crédit Lyonnais, B.N.C.T., Banque de Paris et des Pays-
Bas, Crédit Commercial de France, Comptoir Vational d'Escompte,
Société Générale, Crédit Industriel et Commercial, Union des Mines,
Union Européenne Industrielle et Financière, Union Parisienne,
Banque de l'Indochine, Rotschild Frères, Banque Lazard Frères et Cte,
Société Lyonnaise de Dépôts et de Crédit Commercial, Société Marseil-
laise Crédit Industriel et Commercial et de Dépôts, Banque Cottet
(Lyon), Banque Varin-Bernier, Banque Armand Gaidan (Nimes).
Le conseil d'administration comprend notamment Raoul de Vitry
d'Avaucourt, également administrateur de la Banque de Paris et des
Pays-Bas, de la Cle Française des Pétroles, d'Hotchkiss-Brandt, de la
Générale d'Electricité... et membre du comité d'experts qui a préparé
les premières mesures financières du gouvernement de Gaulle.
Il est assez difficile de se rendre exactement compte de la main-
d'euvre employée. Une enquête parue dans France-Observateur parle
de neuf mille employés, Le Monde en citait dix mille, tandis que les
chiffres dont nous disposons indiquent 6 326 ouvriers et employés
non titulaires et 2 800 ingénieurs et agents de maîtrise.
A Salindres les salaires sont assez élevés : 190 francs par heure
en moyenne pour l'ouvrier, 42 000 francs par mois au moins pour
le débutant non qualifié, salaires complétés par des « avantages >
-- prime à la production (environ 20 % du salaire), prime d'assiduité,
gratification de fin d'année pour les mensuels et ingénieurs. Un ouvrier
gagne facilement 50 à 60 000 francs par mois.
La prime à la production, en permettant la rationalisation, joue
un rôle direct dans la production. Les chiffres ci-dessous illustrent
cet accroissement de productivité :
1938
100
1952
229
1953
247
Pour 1 tonne d'aluminium, il fallait :
en 1939.
120 heures de travail,
1947
129 heures,
1949.
124 heures,
1950.
73 heures,
1951
54 heures,
1952.
47,5 heures,
1953.
40,5 heures.
Les salaires, plus élevés qu'ailleurs, permettent précisément de
réaliser des bénéfices plus élevés.
La Direction est paternaliste. Elle cherche à utiliser les délégués
du personnel pour expliquer aux ouvriers les difficultés patronales
et les convaincre du souci que la Direction a de leur bien-être. Elle
84
arrive ainsi à prévenir les revendications, quitte à les satisfaire
partiellement, et à émousser toute combattivité. La dernière grève
importante est ancienne : elle a été une grève politique, totale, pour
la libération de Duclos. Il semble qu'à l'heure actuelle cela ne se
reproduirait pas. Depuis quelques années d'ailleurs on « filtre > à
l'embauche, et "une enquête individuelle permet d'éliminer tout
individu « subversif ».
Et ce personnel choisi est soumis à des moyens de pression
variés :
---élasticité de la prime de fin d'année, pouvant passer de 5 000
à 50 000 francs,
changement de poste, salaire à une échelle supérieure, au
besoin changement d'usine et logement pour calmer les ardeurs
intempestives,
et surtout, les avances :
avance sur paie,
avance pour l'achat d'une voiture (il y a plus de 500 voitures
pour 3 000 habitants à Salindres)
avance ou facilités pour accession à la propriété d'une maison.
Comme il a été reconnu qu'un logement correct améliore le rende-
ment, il existe à Salindres toute une politique du logement. L'usine
en possède 425. Mais maintenant elle vend bon marché à ses ouvriers
des parcelles pour construire, avec eau et tout-à-l'égout. Elle se charge
de toutes les formalités, sous réserve que le nouveau propriétaire ne
pourra se plaindre des émanations toxiques, ni vendre, ni louer, sauf
à l'usine, pendant plusieurs générations. De 1950 à 1957, 762 agents
sont devenus propriétaires de leur logement dans la Société.
dernier « truc » : le contrat d' « intéressement qui va
répartir entre une dizaine de milliers de personnes 175 millions de
francs dans le but avoué « d'établir une participation du personnel
au capital social » (d'environ 40 milliards) (1). Logés par l'entre-
prise, « actionnaires », sans aucun rôle de contrôle ou de gestion
possible, il ne restera aux ouvriers qu'à approuver docilement les
mesures décidées, éventuellement contre eux, par les « grosses têtes >>
- mais avec la satisfaction combien morale « d'en être ».
1 Et l'ouvrier de Péchiney vit dans Péchiney comme un poisson
en aquarium, car l'usine possède les hôpitaux et dispensaires où il
ira se faire soigner, l'école privée où il devra envoyer ses enfants,
et la colonie de vacances, le stade, le centre d'apprentissage masculin
et féminin, une école de dessinateurs à Issoire.
L'usine bénéficie de tarifs réduits sur la SNCF.
Voici quelques détails sur un des 100 géants de l'industrie mon-
diale. C'est bien la situation qui semble exister dans les grosses
boltes, Renault, Michelin, etc... Il y a une grande différenciation au
vela du régime capitaliste, mais les innombrables entreprises margi-
nales ont un rôle parasitaire (même lorsque l'ouvrier y trouve des
rapports qui lui laissent encore des morceaux de personnalité). Ce
sont les entreprises géantes qui déterminent en fait l'économie du
parn, rl, en dernière analyse, sa politique.
La classe ouvrière était traditionnellement considérée comme
révolutionnaire de deux points de vue :
de par sa position dans le mécanisme de la production, qui
full que c'est la seule classe directement intéressée à la destruction
du système capitaliste. N'étant pas elle-même classe exploiteuse, son
affranchissement semble contenir l'affranchissement de l'humanité de
l'exploitation de l'homme par l'homme.
(1) Ces 175 millions « distribués » qur ouvriers peuvent être
compares anr 7 milliards 700 millions distribués gratuitement aux
actionnaires de 1949 1959 sous forme d'élévation du nominal des
actions et de distributions gratuites d'actions (et sans compter les
dividendes). V. Economie et Éumanisme de janvier-février 1960, p. 75.
85 -
de par sa position d'exploitée, la classe ouvrière était naturel-
lement portée à se grouper et å opposer ses intérêts de classe à ses
exploiteurs.
Mais le système capitaliste a < digéré » les organismes que la
classe ouvrière s'était donnés en vue de sa Tutte libératrice. Les
syndicats sont devenus des rouages administratifs, et ceci de façon
irréversible. Aux USA ils agissent exactement comme des Sociétés
anonymes cherchant à placer la force de travail de leurs adhérents
au meilleur prix (alors que la revendication ouvrière dépasse de loin
le beefsteak). Cela ne doit pas nous amener à dénier toute importance
au syndicat, mais il faut bien discerner en quoi consiste cette impor-
lance sans l'affubler d'une valeur de « lutte de classes » qu'elle n'a
pas. La Révolution hongroise est caractéristique à cet égard : le
mouvement a laissé de côté syndicats et partis politiques, et les
masses se sont données de nouvelles organisations constituées préci-
ément en vue du but à atteindre.
Les grosses Sociétés tendent à s'attacher leur personnel en dehors
même du travail, à tous les instants de sa vie. En échange de sa
liberté de pensée et de son renoncement à une perspective de cons-
truction d'un monde humain, elles lui offrent une relative « sécu-
rité », des avantages matériels et des satisfactions occasionnelles de
vanité qui tendent à créer chez les intéresses une mentalité beaucoup
plus proche de celle du petit fonctionnaire que de la mentalité
ouvrière traditionnelle. Ceci est bien entendu un aspect du processus,
qui est contradictoire et l'exclut pas la radicalisation de nouvelles
couches.
Toute mesure réformatrice est proprement un leurre dans le cas
d'une société aussi vaste et aussi complexe que Péchines. Par contre
le capitalisme a créé exactement le cadre nécessaire à la mainmise
des travailleurs sur les moyens de production. Ce qui ne saurait se
faire fatalement, mais seulement par une intervention consciente
des hommes dans l'histoire.
P. JOURNET.
(Documentation recueillie en novembre 58-décembre 1959).
-
86
---
LE MONDE EN QUESTION
Les Actualités
1960. La guerre d'Algérie continue. Avec Mendės-France, Faure,
Mollet, Bourgės-Maunoury, Gaillard pendant quatre ans. Avec de Gaulle.
depuis bientôt deux ans — et pour longtemps encore, d'après ses dernière
déclarations. Avec de Sérigny tout puissant ou enfermé à la Santé.
Avec le colonel Godard ou des policiers métropolitains. Avec ou sans
l'intégration, la francisation, l'interdépendance, la personnalité algérienne.
l'autonomie interne, la fédération externe, l'autodetermination et le reste.
Avec, en tout cas, six cents tués algériens par semaine.
Il semble que la majorité des Français soient contre la guerre. En
tout cas, les partis « de gauche » le sont. Que font-ils donc ? D'après un
de leurs chefs, ils tirent leur flemme :
UNE GAUCHE PRUDEMMENT PARESSEUSE
« Mais l'inertie de la gauche, su paresse, ou mieux la misérable
prudence avec laquelle elle a lutté crntre la guerre, ont sûrement une
part de responsabilité dans la prolongation de celle-ci.
« ...Les poursuites ou arrestations des Français qui participent
à la guerre dans le camp algérien se font au milieu de l'indifférence
du plus grand nombre et n'amènent aucune prise de conscience.
« Seulement, si nous voulons éviter qu'eux-mêmes et d'autres ne
se fourvoient dans cette impasse, c'est à nous d'abord à regagner
leur confiance, à organiser des plans différents, des actions qui ne
soient pas toujours veules, vides et vaines... Pent-être serait-il temps
de penser que les souhaits et les pieuses motions ne suffisent pas ».
Claude Bourdet, dans France-Observateur, du 3 mars 1960.
Les activistes sont moins inertes, comme il se doit. Le 24 janvier, les
ultras et les colonels qui vingt mois plus tôt avaient porté de Gaulle au
pouvoir cessent de le trouver à leur gout et veulent s'en débarrasser. Ceux
qui, croyant le général sur parole, étaient convaincus qu'il avait mis fin au
« processus de dégradation de l'Etat », observent stupéfaits ce qui se
passe à Alger. Lorsqu'enfin, après une semaine de lutte à coups de
discours, le Quatrième Grand de ce monde réussit à terrasser Ortiz et
Lagaillarde, les applaudissements éclatent de partout.
LEUR DELIRE
« l'ive de Gaulle !... Dès hier le frapuilliste Daily Mirror, dont
l'hostilité à l'homme du 18 juin s'était depuis le retour au pouvoir
de celui-ri rarement relâchée, avait litré de cette façon son éditorial.
A travers les commentaires qni vous viennent des quatre points du
monde c'est un concert de louanges que vant aujourd'hui au chef
de l'Elut sa victoire sur l'insurrection d'Alger. ...Du coup Washington
oublie ses griefs sur la politique atlantique du général ; les socialistes
anglais, allemands ou scandinaves qui dénonçaient sa politique
réactionnaire saluent en lui le champion de la démocratie ; la presse
soviétique ne s'élève pas contre le recours à l'article 38 ».
Le Monde, Editorial du 3 février 1960.
Les partis « de gauche », qui en mai 1958 dénonçaient en la
personne de de Gaulle le fascisme, expliquent maintenant qu'il faut le
soutenir contre les fassistes d'Alger. Expliquent c'est trop dire : il y a
87
longtemps que les guides de la classe ouvrière ont renoncé à lui faire
comprendre pourquoi ce qui était noir hier est blanc aujourd'hui. Quel-
ques-uns, pourtant, plus naïfs, s'y essaient. Le résultat en vaut la peine.
L'AMOUR A LA FRANÇAISE
« Que peuvent faire les forces de gauche dans l'université ? Que
pouvons-nous, tous ensemble, démocrates sincères ?
..
Eviter toute équivoque dans notre soutien provisoire au Général
de Gaulle : il ne s'agit nullement d'une aide inconditionnelle à un
homme déjà imbu de sa légitimité, mais dans l'équilibre précaire des
forces en présence, de peser de tout notre poids en faveur du pouvoir
de Paris contre celui d'Alger.
Personne derrière le Général !
Mais tous à ses côtés !
Conclusion d'un tract publié après le discours
du 29 janvier par la Fédération Nationale des
Etudiants Socialistes Autonomes, les Etudiants de
l'Union de la Gauche Socialiste et le Groupe inter-
lycées des Jeunesses Socialistes Autonomes.
Derrière le général, ou à ses côtés, syndicats et partis ont appelé la
population salariée à combattre le fascisme en arrétant une heure le travail
le 1"' février. Beaucoup de travailleurs ont suivi ce mouvement. On peut
se demander si quelqu'un en France y a vraiment cru.
LA GREVE DU je FEVRIER DANS UNE ECOLE
A l'école tout le monde a fait grève, même ceux qui penchent
pour l'Algérie française. Une seule exception, mais c'était pour des
motifs religieux. Pendant que les enfants, enchantés de cette
récréation inattendue, s'ébattaient bruyamment dans la cour, nous,
les adultes, avons échangé quelques réflexions. Pour discuter, il faut
dominer les cris des enfants, c'est plus fatigant que de faire la
classe, mais la cour de récréation est le seul endroit où nous nous
voyons.
-- Les enfants m'ont demandé pourquoi nous faisions grève, je
leur ai répondu que ça ne les regardait pas, dit une institutrice.
Pourquoi ? moi, je le leur ai dit.
Etonnement : - Que leur avez-vous dit?
Vous savez qu'il y a la guerre en Algérie. Les algériens veulent
devenir indépendants, des français veulent continuer à gouverner
l'Algérie à la place des algériens. Nous faisons grève parce que nous
voulons que les algériens puissent faire comme ils veulent, et que la
guerre cesse.
Tous : --- Vous n'aviez pas le droit de leur dire ça !
-- Fourquoi ? Les journaux, la radio, leur disent bien que notre
grève est « un témoignage de fidélité et de confiance inconditionnelle
au Général de Gaulle ». Si c'était pour ça, je ne ferai pas la grève,
vous non plus sans doute.
Rires embarrassés : Evidemment, les journaux en ont profité,
et notre mouvement a une signification très confuse.
Pourquoi ne publions-nous pas un communiqué disant que
c'est pour la paix en Algérie que nous faisons grève ?
-- La F.E.N. a publié un communiqué qui est très net.
Je ne trouve pas. D'abord il est ignoré du grand public,
ensuite il ne veut rien dire : Contre les « factieux » pour l'applica-
tion loyale de l'autodétermination, pour les libertés démocratiques.
Si les « factieux » se préparaient vraiment à prendre le pouvoir,
ce n'est pas une grève d'une heure qui les arrêterait, d'autant
plus que de Gaulle, en interdisant toutes réunions et manifestations,
88
nous a complètement désarmés. Par contre, le gouvernement va
utiliser cette « manifestation de confiance populaire pour justifier
les pouvoirs spéciaux. Comme manifestation en faveur des libertés
démocratiques c'est réussi !
--- Mais ce n'est pas vrai que nous serions désarmés s'il y avait
un coup de force à Paris. Toutes les centrales syndicales sont d'accord
pour la grève générale.
En cas de coup de force on déclenche une grève générale,
c'est sûr.
Mais oui !
Qu'est-ce que vous entendez par coup de force ?
La suppression des libertés démocratiques.
Mais il y a longtemps qu'elles sont malades les libertés
démocratiques : on arrête, on torture, on fait disparaitre des gens.
-- Oui, mais tout ça se passe sur le terrain de la guerre, si on
attaquait les libertés démocratiques essentielles, alors on agirait.
La discussion en est restée là. Nous sommes allés déjeuner. Le
fascisme était vaincu.
P. M.
POURQUOI NOUS N'AVONS PAS PARTICIPE A L'ARRET NATIONAL
DU TRAVAIL DU LUNDI 10 FEVRIER 1960
Le lundi 1er février en arrivant au travail, la plupart de nos
camarades s'interrogent : « Tu t'arrêtes toi? », « Et toi ? ». Pour
les militants de la CGT ça ne pose pas de question. Four les quelques
admirateurs du grand Charles non plus : ils s'arrêteront. Mais pour
nous, la grande masse de l'atelier qui n'est pas syndiquée, nous
voulons essayer de comprendre et décider nous-mêmes si nous allons
arrêter le travail ou non. Dans tous les coins de l'atelier la discussion
oppose les partisans de l'arrêt et les autres.
- « Il faut s'opposer au fascisme ».
« Vous allez faire grève pour soutenir Charlot alors que
nous sommes allés à la République le 28 mai 1958 pour l'empêcher
de prendre le pouvoir ! »
« Bien sûr, mais de Gaulle c'est mieux que Massu et les ultras
d'Alger ».
« Vous vous avez dit la même chose le 28 mai ; à l'époque
Pflimlin c'était mieux que de Gaulle, aujourd'hui de Gaulle c'est
mieux que Massu et demain vous direz qu'il nous faut soutenir
Massu contre Soustelle et après demain Soustelle contre Biaggi. A
la fin du compte, il nous faut donc toujours soutenir quelqu'un
contre quelqu'un d'autre ».
-- « Nous aurions bonne mine de débrayer aujourd'hui alors
que de Gaulle a parlé vendredi et que Paul Raynaud se félicitait
hier au soir à la radio que la classe ouvrière allait manifester aujour-
d'hui son soutien au général ».
« Nous arrivons après la bataille. Aujourd'hui il n'y a plus
à se mouiller parce que ce sera bien vu de faire grève. La semaine
dernière personne n'a appelé à faire la grève... tous les partis et
syndicats attendaient le discours... >>
-- « Le SIR est contre la grève. Pour ne pas être mélangés à
ceux-là nous pourrions débrayer, aller au meeting et montrer notre
position en criant : A bas de Gaulle, vive l'indépendance algérienne,
à bas la guerre ».
- < Mais la fin de la guerre nous l'aurons par l'autodétermi-
nation ! »
« Tu y crois toi à l'autodétermination de de Gaulle qui ne
cache pas que la première étape c'est la pacification et la seconde
le contrôle des élections par l'armée ? »
« Et alors comment les algériens qui sont pour l'indépen-
dance pourraient-ils voter librement sous le contrôle de l'armée si
on les tue tous avant ? »
Tout le monde est d'accord, on ne débrayera pas.
89
A. 11 heures, 10 % de l'atelier arrête son travail et sort. A voir
les gars qui partent les derniers hésitants restent. Les « grévistes »
sont de 3 catégories. Il y a d'abord le délégué et quelques sympathi-
sants. Viennent ensuite quelques gaullistes. Et enfin les gars qui
trouvent l'occasion de faire une fois la « grève » sans se mouiller.
De ces lèche-bottes il y en a un certain nombre qui avaient dit qu'ils
débrayeraient et au dernier moment ils se dégonflent. Le délégué,
Tui n'est pas content. Il n'a rien fait pour convaincre les gars de
son propre atelier sur l'utilité de cet « arrêt national » (comme
dirait l'Iluma) et il vient maintenant s'en prendre à ses adhérents
qui sont restés à leur machine et leur reproche de « suivre les
demagogues et de ne pas appliquer les directives syndicales ». Tou-
jours les grands mots d'usage.
Les cadres du département paraissent surpris de voir un atelier
aussi unanime dans le refus de soutenir l'effort de son président de
la République. Quant à la maitrise, elle n'a nulle part fait la grève
non pas qu'elle soit avec les ultras mais elle est avant tout arriviste
et conformisto. Il faut qu'elle préserve sa dignité avant tout et même
pour soutenir de Gaulle elle ne peul pas se méler aux ouvriers. Sans
doute elle trouve normal que les travailleurs perdent de 3 à 500
francs pour plebisciter de Gaulle, mais elle, elle n'aura pas sa paye
amputée d'une heure.
Ce même jour à 13 heures nous apprenions que les insurgés
d'Alger étaient sortis do leur camp, drapeaux en tête, défilant devant
les paras qui leur présentaient les armes.
Cette sinistre mascarade à laquelle on voulait nous associer nous
a remémoré d'autres manifestations et des grèves que nous avons
vécues ou connues par des camarades. Nous qui n'étions pas des
« patriotes » les flics ne nous ménagèrent pas. Si nous avions une
leçon à tirer de ces événements c'est qu'il faut parfois peu d'hommes
décidés pour faire trembler un gouvernement. Nous rêvons à ce que
pourrait être la peur des gouvernants si un jour la multitude ouvrière
se prenait à agir par sa scule volonté et pour ses intérêts propres.
Tribune Ouvrière. février 1960.
La crise d'Alger liquidée, de Gaulle en profita pour demander un
nouvel élargissement de ses pouvoirs. L'Assemblée Nationale les fui accorda
à une écrasante majorité, tout en affirmant son ardente foi démocratique,
et non sans faire preuve de son habituelle suite dans les idées.
LEUR LOGIQUE
« M. Leenhardt fil comprendre que, jugeant également mauvais
le texte proposé et les ministres en place, ses amis socialistes vote-
raient... pour.
« L'Assemblée se dépouillant encore de quelques prérogatives,
voulut de moins se donner le plaisir de discuter quelques amende-
ments voués par avance à l'échec. M. Chaban-Delmas fit simplement
remarqner que si les bavardages ne tiraient nullement à conséquence.
le droit de bavarder demeurait entier. On en resta lì. Il le fallait
bien ».
R. Barillon, dans Le Monde, du 4 février 1960.
De même que la crise d'Alger avait permis au lyrisme pathétique de
notre race de s'exprimer par la bouche de Delouvrier, de même le vote
des pouvoirs spéciaux a donné à son esprit si fin l'occasion de se manifester.
LEURS HOMMES D'ETAT
« Là-dessus, M. Leenhardt cite l'article de M. Louis-Gabriel
Robinet dans Le Figaro, du 29 janvier, qui ne semble pas plaire à la
droite. Celle-ci interrompt longuement. On entend notamment M. Ber-
gasse s'écrier : « Fermez le robinet ! » (Bruit).
Le Monde, 4 février 1960.
90
Mais si, pour les observateurs superficiels, tout est en ordre dans la
France de de Gaulle, les grands penseurs s'interrogent. Et, gaullistes ou
antigaullistes, ils sont forcés d'aboutir à la même conclusion : si les chose:
ne vont pas en France, c'est que ce peuple ne vaut rien.
LES FRANÇAIS, CE PEUPLE MINABLE, INDIGNE DE SON CHEF
« Le général de Gaulle n'observe pas ces faits (l'hégémonie sovie
lique, la décolonisation mondiale, etc.), à travers les lunettes de la
politique locale. Il se mesure à eur dans une solitude poignante...
< ... L'esprit moyen de la France n'est pas en de Gaulle. Une
nation existe-t-elle « dans les siècles et dans les cieu.r > en dehors
des vivants qui la composent ? Cette idée de la France que se fait
de Gaulle (-1-elle une réalité.. ?
« J'en suis venu à penser que si de Gaulle a commis une erreur.
c'est à ce niveau : lui qui mesure chaque fait dans su politique
étrangère et qui en joue avec un esprit souverain, peut-être n'en
lient-il pas compte au-dedans. Que sont les Français d'aujourd'hui ?
* ...Mulheur au peuple qui ne connait pas le temps où il a été
visité ! »
François Mauriac, dans L'Express, du 21 janvier 1960.
LA FRANCE EN PERIODE XOX FECONDABLE
« Je suis démocrate el je crois que le rôle des démocrates c'est
reci : traduire, déchiffrer, sentir, pousser ici ou li l'aspiralion géné-
rale. Mais si tout le monde aspire a dormir ? En democratie, les
hommes politiques sont les accoucheurs, mais on ne peut rccoucher
que si la fille est enceinte. Il se trouve que pour le moment la fille
la France ne l'est pas ».
François Mitterand, dans L'Express, du 11 février 1960.
Si les Français ne savent pas qu'ils « sont visités », comme dit Mau-
riac, les patrons, eux, le savent. Dans les usines ça tourné de plus en plus
vite. Avec un nombre de travailleurs légèrement inférieur à celui de l'an
dernier, l'industrie française a produit en décembre 1960 15 % de plus.
En janvier aussi, l'Institut National de Statistique et des Etudes Economi-
ques publiait une étude constatant que le pouvoir d'achat d'un ouvrier
père de famille avait baissé de 10 % depuis l'été 1957, et que la pro-
duction accrue prévue pour 1960 risquerait de ne pas trouver d'acheteurs
si les salaires n'augmentent pas. Mais M. Baumgartner veille sur la stabilité
des prix et l'équilibre budgétaire, et a réussi à prévenir cette catastrophe
que serait une augmentation des traitements des fonctionnaires dépassant
4 %
Selon M. Baumgartner, notre économie « se dirige vers un équilib e
assez franquille » (Le Monde, du 4 mars 1960). Cette tranquillité ne
risque pas d'être perturbée, soyons-en sûrs, par l'article publié le lende-
main par ce même journal et intitulé : « 300 000 vieillards « vivent »
avec 1.90 NF par jour et 1 500 000 avec 2.84 NF ».
Les discussions sur le désarmement continuent. Elles fourniront une
des principales matières de la conférence « au sommet » qui se tiendr.
dans quelques semaines à Paris. Le budget militaire des Etats-Unis pour
l'année fiscale 1960-61 atteindra, compte tenu de l'aide milit-ire aux
pays alliés, 45 milliards de dollars — chiffre égal au produit national de
la France et supérieur à celui de l'Inde.
M. Krouchtchev se prépare lui aussi pour le désarmement. Il a décidé
de renvoyer, au cours des deux prochaines années, 1 200 000 fantassins
démodés de l'armée, ou ils apprenalent à tirer des coups de fusil, dans
l'industrie où ils produiront des fusées d'une efficacité légèrement supé-
rieure. Il est vrai que les interprétations de ce geste peuvent diverger.
- 91
Soyons objectifs et laissons la parole aux tenants des deux positions les
plus contraires.
PETIT GUIDE DE L'ETUDIANT EN DESARMEMENT MODERNE
« ... (avec les mesures annoncées par Krouchtchev) I'URSS donne
l'exemple du désarmement ».
L'Humanité, 15 janvier 1960.
« Nous avons une avance de plusieurs années sur les autres pays
pour ce qui est du développement et de la production en série de
missiles balistiques intercontinentaux de tous pays... L'Union Sovié-
tique a constitué des stocks des quantités nécessaires d'armes atomi
ques et thermo-nucléaires... La production de ces armes continue en
Union Soviétique,
« Nous axons notre armement sur les fusées à tête nucléaire
wec perfectionnement constant. Mais aujourd'hui, camarades députés,
nous pouvons vous dire : nous disposons d'une arme nouvelle et
terrifiante. Ce qui va sortir, ce qui est encore, comme on dit, dans
les serviettes des savants, est incroyable », s'est-il écrié sous les
applaudissements des députés.
« Nos forces armées disposent d'une puissance qu'aucune armée
au monde de toute l'histoire n'a jamais eue.
« Nous disposons d'une telle quantité d'armes atomiques, avec
des moyens de les transporter si perfectionnés que, quel que soit
l'agresseur éventuel contre l'URSS, nous pourrions l'effacer de la
surface de la terre. En cas d'une nouvelle guerre tous les pays en
souffriraient >.
N. Krouchtchev, discours du 14 janvier devant
le Soviet Suprême annonçant la réduction du nom-
bre d'hommes sous les drapeaux de 1 200 000 pen-
dant les deux prochaines années.
M. Krouchtchev, après s'être reposé à Bali, viendre en France visiter
les châteaux de la Loire, et couchera au Quai d'Orsay, dans les appar-
tements des rois. D'autres Slaves, et qui marchent comme lui sur la même
voie lumineuse qui mène au communisme, semblent avoir eu ces derniers
temps moins de loisirs.
LA VOIE POLONAISE DU SOCIALISME
« Varsovie, 6 mars. - L'économie polonaise est soumise actuel-
lement à des tensions très fortes, et le mécontentement s'étend parmi
les ouvriers de l'industrie, à la suite des mesures d'austérité prises
par le gouvernement pour combattre la crise économique de l'été
dernier.
Beaucoup d'économistes pensent que M. Gomulka et la direc-
tion du Parti Communiste ont frappé trop fort au cours de leurs
efforts visant à rétablir l'équilibre sur le marché des biens de consom-
mation en réduisant le pouvoir d'achat et à accroitre la productivité
du travail industriel en revisant les normes de travail.
« L'élévation des normes, impopulaire parmi les ouvriers, a
souvent été agravée par l'inefficience de l'administration, la désor-
ganisation du travail et l'absence d'explications claires sur le fonc-
tionnement du nouveau système. Dans certains cas cela a conduit
à des arrêts de travail ».
Financial Times, 7 mars 1960.
« Varsovie, 4 mars (AFP). – M. Gomulka a reconnu mercredi,
devant la conférence du parti communiste de Varsovie, qu'une frac-
tion des ouvriers polonais était mécontente de l'application des
nouvelles normes « scientifiques de travail.
Dans son discours, rendu public jeudi, le premier secrétaire du
parti ouvrier unifié déclarait : « Aux côtés de l'importante majorité
92
des ouvriers qui comprend la nécessité de réviser les normes de
travail, il en existe une partie qui se déclare ouvertement contre.
Ces mécontents sont en général des ouvriers dont le rendement est
médiocre. Ce ne sont pas eux qui donnent le ton à l'atmosphère dans
les entreprises, où la plupart des travailleurs se déclarent en faveur
des règles nouvelles ».
M. Gomulka faisait visiblement allusion aur cinq mille grévistes
des ateliers de réparation de matériel ferroviaire de Poznan qui, le
19 janvier, avaient protesté contre ces normes et les réductions de
salaires qu'elles entrainent. Ces normes, dit-il, ne peuvent être
réduites, et les ouvriers doivent travailler pins même si dans certains
cas les salaires en souffrent.
Le Monde, 5 mars 1960.
En Angleterre, en Allemagne, aux Elats-Unis, la production et le
< niveau de vie » s'élèvent. On produira plus de 6 500 000 voitures aux
Etats-Unis cette année, qui y sera, comme partout, « une année d'expansion
sins précédent ». Les salaires ouvriers augmentent. Mais les gens ne sont
jamais contents. Les grèves sauvages continuent dans les usines.
« Après une brène période de tranqnillité, propoquée en partie
par les incertitudes reliées à la grève de l'acier, le conflit a de nou-
reau explosé dans l'industrie automobile. Dans la grande usine du
Rouge, chez Ford, 2 100 ouvriers qualifiés se sont mis en grève à
propos de l'organisation du travail. Une grève sauvage a eu aussi
lieu dans une usine de Chevrolet, dans l'Est. Des femmes du Départe-
ment des carrosseries de Chrysler ont formé des piquets devant
l'immeuble du syndicat, pour protester contre l'abandon par le
syndicat des droits des ouvriers physiquement diminués par suite
d'accidents de travail...
< ...La crise dépasse bien l'industrie automobile Aux aciéries
Mac Louth Steel Co., dans la région de Detroit, les ouvriers ont fait
fermer les usines malgré l'accord entre le syndicat et la compagnie
de continuer la production jusqu'à la signature de la nouvelle
convention collective. Les dirigeants syndicaux ont été bombardės
avec des eufs et des légumes... ».
Correspondance (journal ouvrier de Detroit),
13 février 1960.
UNE GREVE SAUVAGE EN ANGLETERRE
En février, en Angleterre, une grève sauvage des dockers de Hull
a duré quinze jours. Une autre grève sauvage, parmi les dizaines
que rapportent les journaux, a eu droit à des grands titres, parce
qu'elle a menacé d'arrêt toute l'industrie automobile anglaise. C'est
la grève de 2 100 ouvriers de l'usine Hardy Spicer, à Birmingham,
qui produit 95 % des arbres de transmission utilisés par l'industrie
automobile. La grève a commencé parce que M. F. Troth, shop
steward, a été licencié pour « mauvaise conduite » ; cette mauvaise
conduite consistait en ce qu'il demandait aux ouvriers d'appuyer
une interdiction des heures supplémentaires (arme très souvent
utilisée par les ouvriers anglais) pendant que des négociations sur
une augmentation des salaires étaient en cours. Pour protester contre
ce licenciement les ouvriers, malgré l'avis du syndicat, se sont mis
en grève. Là-dessus, la compagnie a cité M. Troth devant le tribunal
pour « diffamation ». Les ouvriers ont déclaré qu'ils n'accepteraient
aucune discussion avec la compagnie si cette citation n'était pas
retirée. Les dirigeants syndicaux de l'industrie automobile ont tenu
une réunion spéciale à Londres le 26 février pour essayer de trouver
une solution, sans résultat. La situation de l'industrie automobile
entre temps -- la grève durait depuis six jours - était devenue
critique, les stocks d'arbres de transmission s'étant épuisés et plu-
sieurs usines étant obligées de réduire leur production. Le 27 février,
93
une réunion de tous les shop stewards des usines d'automobiles des
Midlands se tenait à Birmingham, convoquée par le comité (non
officiel) de grève de chez Hardy Spicer, pour envisager l'extension
de la grève. Mais le même jour la compagnie retirait sa plainte en
diffamation, ct acceptait les nouvelles propositions de compromis
formulées par les syndicats : le cas de M. Troth serait discuté d'abord
dans une conférence locale (direction-syndicat) et, en appel, à une
conférence centrale à York à la mi-avril ; M. Troth recevrait jusqu'à
cette date de la part de la compagnie des paiements volontaires égaux
à ses gains hebdomadaires moyens lorsqu'il était employé. Sur cette
base, les ouvriers ont voté le 29 février la reprise du travail.
LA BOURGEOISIE PROTESTE CONTRE LA VIOLATION
DES REGLES SYNDICALES PAR LES OUVRIERS
ET LEUR MANQUE DE SENS TACTIQUE
* Quand est-ce que les dirigeants syndicaux britanniques se
décideront enfin d'agir avec la force nécessaire pour arrêter le glisse-
ment continu de leur mouvement vers le discrédit ? Il y a eu encore
cette semaine deux échecs graves. Le premier eremple est donné par
le meeting de 300 « délégués » des cheminots à Euston, qui ont
décidé d'appeler à une grève non officielle d'un jour des trains et
métros de Londres pour la fin du mois, des « meetings de délégués >>
dans d'autres parties du pays vont vraisemblablement suivre la même
voie. Cet uppel ne contredit pas seulement de façon flagrante les
statuts syndicaux, suivant lesquels seul l'exécutif national du syndical
z le droit de décider une grève. Il ne constitue pas seulement une
violation ouverte de l'accord de procédure conclu avec les Chemins
de Fer britanniques... C'est aussi un défi au sens commun en matière
de tactique... »
The Economist, 9 janvier 1960.
FIN DU MIRACLE ALLEMAND ?
< Retournant après un an en Allemagne, le visiteur remarque
rapidement le changement de climat économique... Les ouvriers alle-
munds ne travaillent plus comme ils le faisaient jusqu'ici ; les
oriers du bâtiment, en particulier, ne vont travailler que lorsque
ça leur chante ; la discipline de travail s'est désintégrée ; et les
employeurs prennent les ouvriers les uns des autres... Il semblei que
le plein emploi exerce sa propre influence sur les habitudes de travail,
influence plus forte que les caractéristiques nationales...
« ... Tous les banquiers et les industriels sont loin d'être pessi-
mistes. Un nombre surprenant parmi eux rendent hommage à la
modération des syndicats et expriment, en privé, l'opinion qu'il est
temps de donner mur ouvriers une plus grande tranche du gâteau... >.
The Economist, 20 février 1960.
**
En France, le 1" février, les travailleurs ont « arrêté le travail
pendant une heure pour combattre le fascisme. Aux Etats-Unis, les travail-
leurs ont soutenu pendant l'été dernier une grève de plusieurs mois pour
défendre leurs conditions de travail. Malgré l'énorme pression de toute la
société officielle, malgré l'intervention d'Eisenhower qui a utilisé contre
eux la Taft-Hartley les obligeant de reprendre le travail, ils viennent
de remporter une victoire pratiquement complète
..
FIN DE LA GREVE DE L'ACIER AUX ETATS-UNIS
La grève de l'acier s'est terminée sur une intervention directe,
bien que clandestine, du gouvernement américain qui a réussi à
obliger l'organisation patronale à accepter un compromis dont elle
ne voulait absolument pas. Ce compromis, en effet, même s'il
n'accordait au syndicat de l'acier qu'une partie de l'augmentation
des salaires qu'il réclamait, cédait presque totalement sur le chapitre
des conditions de travail. Or dès le début de la grève il avait été
clair que les raisons profondes de la lutte qui s'engageait n'étaient
que secondairement le problème des salaires, mais concernaient
94
essentiellement les conditions de travail. Le compromis négocié par
le gouvernement penchait donc nettement en faveur du syndicat et
c'est ce que le patronat de l'acier n'a pas manqué de constater. Si
l'Administration républicaine a été amenée à prendre une position
aussi nettement pro-syndicale et aussi étrangère superficiellement à
sa ligne habituelle, c'est évidemment pour une foule de raisons
diverses, parmi lesquelles l'approche des élections présidentielles et
l'obligation où se trouve aujourd'hui tout candidat à la Présidence
d'être en mesure de se présenter valablement comme l'homme de
la prospérité et de la paix, donc de la paix sociale. Quoi qu'il en
soit, le fait important est qu'à travers des actions de ce genre, le
gouvernement tende à développer une position d'arbitre entre le
patronat et les syndicats, et à affirmer donc encore davantage, à
l'intérieur de la classe dirigeante dans son ensemble, son caractère
et ses intérêts de bureaucratie autonome.
Infiniment plus importante, infiniment moins tortueuse, cachot-
tière et craintive que l'évolution bureaucratique du gouvernement,
c'est l'évolution vers des revendications concernant non le salaire
du travail mais le travail lui-même et mettant en cause les moda-
lités de la gestion capitaliste du travail, qui apparait comme le
caractère essentiel de cette grève.
Pour le reconnaître et voir dans la grève autre chose qu'une
minable histoire de quelques « cents », préparés de longue date par
le « brain-trust » du syndical, jouée comme une partie de cartes
et appuyée passivement par une masse de maneuvre, pour y voir
donc autre chose que ce que notre presse de gauche y a vu, il suffit
de lire la presse officielle et pro-patronale des Etats-Unis. C'est par
exemple Newsweek qui écrit : « Plus que des dollars el des cents.
ont dit les représentants patronaux, c'est le « droit de diriger » que
les dirigeants réclament et qui se trouve être le véritable enjeu de
la lutte, le droit de fixer les conditions de travail et les horaires,
de décider des normes et des primes, etc. (...) Le « droit de diriger >
a cimenté l'alliance des dirigeants de l'acier. Mais c'est également
ce même enjeu qui a soutenu les travailleurs de l'acier dans leur
longue et pénible grève >.
La fin de la grève et la négociation qui y conduisit, est décrite
par Newsweek dans les termes suivants : « Les dirigeants ont fait
un pas en arrière infiniment plus important que la défaite relative
qu'ils ont subie en termes de dollars et de cents... Les points les
plus importants semblent avoir été abandonnés au cours des dernières
heures de négociation. Une semaine à peine avant l'accord, le
Directeur général d'Inland Steel, Joseph Block, déclarait qu'une des
préoccupations essentielles des dirigeants était d'établir un système
de protection contre les grèves sauvages, lesquelles avaient coûté à
l'industrie de l'acier 729 200 tonnes d'acier entre 56 et 59. Mais cette
revendication a été jetée au panier ».
De l'aveu des dirigeants eux-mêmes, comme ce texte de Newsweek
l'illustre une fois de plus, la situation dans les usines américaines
est telle que la question de savoir : qui dirige, se trouve objecti-
vement posée. Face à cette situation, qui conteste leur prétention
à gérer la société, les dirigeants sont actuellement incapables de
faire autre chose que de répercuter la question qu'on leur pose et
demander à leur tour (mais à qui ?) : « qui dirige ici ? » D'abord
en effet comme la grève de l'acier la montré une nouvelle fois rien
de sérieux ne peut être fait, du moins dans les conditions actuelles,
pour limiter ou pour cmpêcher les grèves sauvages. Or c'est préci-
sément par le moyen de ces grèves « illégales » par rapport à la
réglementation syndicale que les ouvriers américains parviennent à
lutter d'une manière efficace contre les normes, les cadences, la
discipline du travail c'est-à-dire contre la dictature quotidienne des
dirigeants, même si les succès que ces luttes permettent de remporter
sont, par ailleurs, partiels et essentiellement fragiles. Le recours
permanent à la grève sauvage explique donc qu'au niveau de l'atelier
95
et de l'entreprise individuelle les conditions de travail finissent par
ne refléter que très imparfaitement les intentions initiales des
dirigeants pour être déterminées essentiellement par le rapport de
forces entre dirigeants et exécutants, et c'est pourquoi en ce qui
concerne les dirigeants de l'acier, le « noyau central de leurs propo-
sitions », comme l'écrit Newsweek, « concernait les conditions de
travail au niveau local ». Dans le but de restaurer sur les conditions
de travail le contrôle absolu et dictatorial qui lui échappe depuis
des années, le patronat réclamait l'instauration de commissions
spéciales composées de syndicalistes et de représentants patronaux
et chargées d'accélérer la rationalisation du travail. Ces commissions
devaient être soumises à un arbitrage obligatoire en cas de litige.
Mais cette « revendication » des patrons dut, comme les autres.
être jetée au panier et la grève ne put dès lors que se terminer en
établissant qu'au niveau de la production, les patrons américains ne
détiennent plus seuls la réponse à la question : « qui dirige ici ? »
La grève de l'acier, qui a infligé des pertes importantes à l'économie
américaine, a été déterminée par la volonté du patronat de régler à sa
guise « les conditions locales de travail », c'est-à-dire d'organiser la produc-
tion au niveau le plus bas et jusqu'aux moindres détails. Mais cette classe
de dirigeants, qui a la prétention d'être la seule à savoir organiser, com-
ment organise-t-elle ses propres affaires ?
LEUR ORGANISATION
« Depuis dix ans et plus, les hommes d'Etat autant que les
scientifiques ont été mécontents des méthodes américaines concernant
le processus de prise de décisions sur les programmes stratégiques
(dimensions générales de l'effort militaire, portée et caractère des
programmes, composition des forces, nombre et nature des armes).
Les critiques les plus répandues ont été :
1. La politique nationale de sécurité manqué d'unité et de cohé-
rence. Les décisions sont prises chaque fois sur une base ad hoc.
sans que l'on soit guidés par un objectif général.
2. La politique nationale de sécurité est formulée essentiellement
en termes de généralités et de compromis. Les vrais problèmes n'arri.
vent pas jusqu'au niveau le plus élevé pour y trouver une solution.
3. Le processus de formation d'une politique est caractérisé pai
la lenteur et les retards ou ajournements de décision.
4. Les principaux organes d'élaboration politique, et en parti-
culier le Conseil National de Sécurité, sont des instruments inefficaces
pour le développement d'idées et de méthodes d'approche nouvelles.
Ils tendent beaucoup plus à « routiniser » ce qui est vieux qu'à
stimuler le nouveau.
5. Les procédures d'élaboration de la politique tendent à agrandir
les difficultés et les obstacles qui s'opposent à n'importe quel type
d'action qui viendrait à être propose.
6. Ces défauts sont essentiellement le résultat de ce que l'on
gouverne par le moyen de Comités, spécialement lorsque les membres
de ces Comités doivent représenter les inférêts de départements et
de services particuliers.
Peu de personnes familières avec les procédures de détermination
des programmes stratégiques contesteraient l'exactitude de ces allé-
gations. De plus, la persistance de ces critiques depuis la fin de la
deuxième guerre mondiale suggère que ces déjants ne sont pas des
phénomènes accidentels auxquels on pourrait facilement remédier en
exhortant les gens pour qu'ils acquièrent des vues élevées, en affir-
mant l'autorité de l'exécutif ou en changeant le personnel ou le
parti au pouvoir ».
Samuel Huntington, La planification stratégi-
que et le processus politique (Foreign Affairs, jan-
vier 1960, p. 285).
96
LEURS AVEUX
Il est inutile de nier, aprés d'écæurants exemples récents,
qu'une atmosphère de corruption pèse sur la vie politique italienne
souillée par les affairistes et par les interventions financières illi-
cites... > Le président a terminé ainsi : « Nous ne pouvons pas
continuer à avancer sur ce chemin. Si le monde politique italien ne
retrouve pas rapidement le plaisir de l'honnêteté, de tristes perspec-
tives s'ouvrent pour notre avenir ».
Discours de M. Merzagora, Frésident du Sénal
Italien, devant le Sénat, à l'occasion de la démis-
sion du cabinet Segni. (Le Monde, 27 février 1960).
LA GRANDE DEMOCRATIE D'OUTRE-ATLANTIQUE
« Malgré le plein emploi réalisé depuis la guerre, le Noir esi
d'habitude toujours « le dernier à être employé, le premier à étre
licencié » ; le chômage parmi les Noirs est constamment deur fois
plus important que parmi les ouvriers blancs ».
The Economist, dans un article sur la « pro-
motion sociale » des Noirs américains, 27 février
1960.
LEURS AVEUX
« Pourquoi n'avons-nous pas réellement dirigé le monde d'après
guerre depuis la guerre de Corée ? Pourquoi beaucoup d'Américains
craignent que nous ayons perdu le sens des buts nationaux ? Pour
quoi tant de confusion autour des valeurs intellectuelles et morales?
Pourquoi y a t-il cette inertie concernant les problèmes publics et
une retraite complète vers les joies de la vie privée ? Pourquoi
l'équilibre du budget est-il devenu une préoccupation nationale plus
importante que l'effort, le sacrifice et le travail dur ? Avons-nous
confondu prospérité et sécurité ? »
Adlai Stevenson, Putting first things first
(Foreign Affairs, janvier 1960, p. 191).
Mais qu'est-ce que c'est, les « joies de la vie privée » ? C'est « La
bonne vie » telle que la décrit le grand périodique américain « Life ».
La voici.
« LA BONNE VIE »
La crise de la société américaine est devenue à ce point manifeste
qu'aux Etats-Unis une partie grandissante des émissions de radio
et de télévision, des articles de journaux et des films est consacré
à la décrire. La conscience que les raisons traditionnelles de vivre
disparaissent et l'angoisse de constater que la société actuelle est
incapable d'en trouver d'autres s'impose jusque dans les productions
et les publications les plus conventionnelles. C'est ce conflit au sein
de l' « esprit » officiel du capitalisme qu'on trouve sous une forme
maladive dans un numéro spécial de Life consacré aux loisirs et à la
« Bonne Vie » et dont la couverture consiste en un montage de
photographies représentant : une piscine et des plongeurs, une pati-
neuse, trois hommes jouant de la flûte, un homme lisant, une photo-
graphe et un astronome amateurs. Life représente aux Etats-Unis
la bonne conscience inébranlable, le conventionnalisme militant Et
en effet la majeure partie de ce numéro spécial se situe bien dans
cette ligne. L'extension de l'automation, est-il expliqué, produit
l'augmentation des loisirs et introduit l'humanité dans l'ère de la
« Bonne Vie ». Pour comprendre et vomir tout à la fois la « Bonne
Vie » dont il est question, il suffit de regarder une succession de
photographies montrant : des bricoleurs, des peintres amateurs, des
solitaires en communion mystique avec la nature, en insistant parti-
culièrement sur celles d'une femme dont le passe-temps consiste à
s'enfoncer « jusqu'aux oreilles dans les bonnes cuvres », comme
le dit avec enthousiasme la légende.
Et puis l'autre face des choses apparait, leur véritable face, et
97
en quelques phrases Sloane Wilson, auteur de l'Homme au complet
gris réduit à néant l'enthousiasme sans sincérité des pages précé-
dentes dans un extraordinaire article intitulé : « Just a big rat race >
<< Rien qu'une course de rats »). Comment se fait-il, demande
Wilson, que les individus qui possèdent le plus de loisirs soient en
même temps les plus misérables, les plus écrasés ? Il y a les vieillards
pour lesquels la société n'a pas de place et qu'elle condamne aux
loisirs perpétuels alors qu'ils sont encore en pleine possession de
leurs moyens et qu'ils sont dépositaires d'une expérience énorme,
et dont « tout le monde sait que les plus vigoureux eux-mêmes ont
tendance à dépérir et à mourir peu de temps après qu'ils se soient
retirés du travail ». Il y a les enfants maintenus dans une espèce
de ghetto, auxquels il est interdit à la fois de s'intégrer dans le
monde des adultes et de constituer leur propre société, et dont par
suite les « loisirs sont dévorés par l'ennui, l'apathie, le dégoût
systématique.
Les loisirs des adultes, des gens qui travaillent, révèlent la même
misère profonde. Des gens qui se vantent d'être capables « de se
reposer aussi énergiquement qu'ils travaillent » se jettent dans des
loisirs et dans des activités frénétiques et retournent complètement
épuisés au travail. La frustration qu'ils éprouvent dans leur travail,
au lieu que la vie privée permette d'y échapper au moins momenta-
nément, s'épanche dans les loisirs et grossit, rendant les gens inca-
pables non seulement de se reposer mais même de se fixer quelque
part et de donner une stabilité, une continuité et un sens à leur
vie en dehors du travail. La dissipation perpétuelle et l'insatisfaction
sans objet précis deviennent les sentiments dominants de la vie et
avec elles les formes maladives d'angoisse, d'incapacité de se concen-
trer, de destruction de l'unité de la personnalité apparaissent et se
multiplient à une vitesse vertigineuse.
La description de Wilson est déjà par elle-même extraordinaire
de vérité et de profondeur. Dans ce qu'il dit il y a la crise de la vie
telle que chacun la connait. Mais ce qu'il y a d'étonnant c'est qu'au
lieu d'attribuer ce qu'il vient de décrire à « l'insatisfaction éternelle
de l'homme », ou bien de replâtrer hâtivement les choses avec
quelques formules vides de sens ( apprendre à se reposer, lire
davantage... »). comme il lui aurait été possible de le faire, Wilson
attaque la notion même de loisir. Ce qu'il met en question c'est la
conception diffusée à longueur de journée et d'année par la société
officielle (Life en tête) selon lequel le travail étant par essence une
malédiction, un trou dans la vie, le véritable sens et le but de la vie
se trouvent en dehors de lui, dans le loisir et cet ensemble de
compensations minables que Life appelle : La Bonne Vie.
Réfutant l'argument selon lequel l'attitude passive des gens
devant la vie serait la preuve qu'ils sont par essence voués à la
passivité, Wilson dit que la passivité n'est que le produit d'une
« défaite » et que c'est une « défaite » et non un penchant naturel
à la passivité qui conduit par exemple des quantités de gens à voir
< les immenses possibilités du monde se rétrécir et prendre la taille
d'un écran de télévision ». Les gens, dit Wilson, ne peuvent donner
un sens à leur vie qu'à travers le développement et l'exercice de leurs
capacités créatrices. La vie qu'ils mènent actuellement les châtre
de ces capacités. Le travail est privé de toute signification et au
lieu de contribuer au développement des gens les frustre.
La crise des loisirs met en cause la valeur même des loisirs et
démolit la notion de l'homme-consommateur. C'est seulement à
travers une activité productrice que l'homme se développe. Mais c'est
parce que le travail sous la forme qu'il a actuellement n'offre pas
aux gens la moindre possibilité de se développer que les loisirs sont
en crise. C'est la frustration dans le travail qui alimente la frustra-
tion chez soi et conseiller d'autres formes de loisirs ne servirait
absolument à rien. « Il est peut-être temps de chercher des formes
de travail qui aient une signification », conclut Wilson.
98
LEUR CULTURE
« Maintenant que la possibilité d'écrire et de montrer a été
donnée aux « jeunes » qui si longtemps réclamèrent la parole, nous
nous apercevons qu'ils n'ont à peu près rien à dire ».
Jean Can, à propos du « jeune cinéma
français, dans L'Express du 25 février 1960.
La jeunesse est malade. Plus même elle est radicalement mau-
vaise. Elle est corrompue, cynique, dépourvue de toute passion noble. Et
totalement privée d'intelligence. Par exemple, elle s'avère totalement inca-
pable de voir la différence fondamentale qu'il y a entre tuer un algérien
ou lyncher un noir, d'un côté — et attaquer les juifs, de l'autre. Elle est
tout autant incapable de comprendre le merveilleux exemple de vie
harmonieuse, équilibrée et épanouie, que lui offrent les adultes et leur
société, et de s'identifier à eux. Ni elle ne parvient à faire rentrer dans
sa tête bornée cette idée pourtant si simple : qu'elle devrait se passionner
de politique, et qu'il lui est interdit d'avoir tout avis là-dessus.
Ne vaudrait-il pas mieux l'exterminer ?
« TRAGIQUE MEPRISE... IL L'AVAIT PRIS POUR UN BLOUSON
NOIR
Un café, près du métro Mabillon, dans le VI. Dans la salle.
calme, le juke box silencieux, un groupe de joueurs de belote entre
30 ans et 60 ans, une jeune femme habituée du coin, deux jeunes
gens en canadienne qui discutent devant un demi. Arrivent trois
* blousons noirs » et deux filles. Bruits, rires, invasion des tables,
à côté de la jeune femme. Tous les regardent, méfiants, apeurés. La
femine se lève immédiatement et va au comptoir qui est derrière
moi, caché par une vitre. Je l'entends parler. Je ne me doute de rien,
pensant que le malaise provoqué par l'arrivée d'une bande de jeunes
un peu bruyants et assez débraillés va se dissiper, sans plus. Mais
le patron s'amène, gros, moustaches noires et æil féroce : « Faudrait
voir à ne pas faire de casse, vous... > en s'adressant aux « blousons
noirs ». « On n'a pas encore bougé, Monsieur ». -- « Oui, eh bien
vous repasserez pour boire ici ». - « On n'a rien fait. On est tran-
quille... » - « Oui pour consommer, vous repasserez, répète le gros
homme. D'abord, l'autre soir... « C'est pas ceux-là, crie la
patronne derrière la vitre. Ils sont calmes ». « Pour consommer
ils iront se faire voir, dit encore le patron, têtu, en élevant la voix.
Allez ouste ».
Le groupe n'insiste pas, sensible à l'hostilité de toute la salle
« Et puis, vous n'avez pas l'âge », ajoute le patron... Ils se sont
déjà levés ; à la dernière réplique du patron, l'un d'eux : « j'ai
20 ans, moi ». Ce qui est peut-être vrai. Le patron ricane, des joueurs
de belote lancent un gros rire, les deux types en canadienne, qui
n'ont pas plus de 25 ans, sifflent, narquois. Devant l'agressivité de
tous ces gens, jeunes comme vieux, ils n'insistent pas. Tout le monde
respire quand ils sont sortis, après avoir lancé, en défi : « bien le
bonsoir, M'sieurs, daines, on se reverra ».
L'attitude de la société en général devant les bandes de blousons
noirs est calquée sur celle des gens de ce café. C'est la hargne, la
peur, la méfiance et les réactions sont souvent les mêmes que devant
un algérien. La société officielle, sans chercher un instant à. com-
prendre ce qui se passe dans la jeunesse, ne se soucie que de faire
rentrer les choses dans l'ordre, par la violence ou par de bonnes
paroles, des prises de position grandiloquentes, des projets de réforme
et d'organisation stupides, quelques mesures ridicules, complètement
étrangères aux véritables besoins de ces bandes de jeunes, quand
elles ne sont pas purement cyniques.
André Malraux déclare le 10/12/59. devant l'Assemblée Nationale:
* ce n'est pas le proletariat qui sauvera la jeunesse, c'est la France ».
Belle phrase, intentions généreuses ! En attendant de sauver la jeu-
99
nesse, il faut limiter les dégâts, donc depuis l'été on arrête les bandes
de blousons noirs, on les pourchasse, on les passe à tabac. Le blouson
noir devient un gibier de choix, qui change de la chasse à l'algérien,
et qu'il est possible de tirer comme un lapin, si l'on s'estime en
danger ; trois jeunes gens ont été abattus « par méprise » (dans des
banlieues populaires, comme par hasard). Le dernier, Daniel
L'Hénoret, fut descendu le lendemain du jour de l'An. L'Aurore titra:
« Il l'avait pris pour un blouson noir ». Parce que tirer sur un
blouson noir devient aussi naturel que tirer sur un homme à peau
un peu sombre, qu'on « prend pour > un nord-africain.
Maurice Herzog parla vaguement d'un programme d'activités
dirigées, de chantiers de jeunesse, d'encadrement des jeunes. On
souligna l'importance de la famille, des leçons d'instruction civique,
de la formation de véritables enseignants, on enchaina sur la crise
de l'enseignement, on déboucha sur la crise des valeurs morales, la
crise de la famille, la crise du logement.
Quels autres projets pour « sauver la jeunesse > ? « Envoyons-
les combattre en Algérie », proposa une femme, député. Ce fut jugé
sans doute un peu trop énorme, on publia des démentis, mais c'est
pourtant tellement logique : toute cette énergie « gâchée », cette
violence « inutile » ! Le monde moderne fait sans cesse appel à la
violence, la violence est institution, mais d'Etat, pas de violence
« privée » ! Engagez-vous dans la Légion, tout sera permis, le moyen
n'est pas nouveau. Il faut organiser la violence !
En Suède on a voulu hardiment contrer la violence de ces
jeunes : on a donné aux bandes des locaux pour qu'ils puissent se
réunir, danser, discuter, en échange de services « civiques » :
promener les vieillards, le dimanche, transporter les infirmes, etc.
Mais Serge Groussard, dans un reportage sur les bandes de jeunes
dans le monde. dans Le Figaro, admet que peu de ces blousons noirs
suédois ont été tentés par cette « reconversion >> de leurs activités.
Quand la « réconversion vers des objectifs « sociaux > el
« positifs > échoue, cette spontanéité de la jeunesse dont des
réformateurs bien pensants disaient qu'elle n'était pas « entière-
ment » mauvaise, il ne s'agit plus que de la brimer systématique-
ment, de la ridiculiser, de réprimer et d'interdire les formes à
travers lesquelles elle s'exprime. Ainsi, aux Etats-Unis, dans le but
de limiter au maximum la vie des gangs, c'est-à-dire finalement
d'interdire aux jeunes la seule vie réellement indépendante et
collective dont ils disposent, plusieurs villes ont constitué un système
de couvre-feu pour les jeunes de moins de 18 ans. A New-York, faute
de personnel, les autorités ont dû, à regret, renoncer au couvre-feu
mais le maire de la ville, pour pallier cette défaillance, a réclamé
que l'âge auquel un enfant puisse être jugé selon les mêmes lois
qu'un adulto soit baissé de 16 à 15 ans. C'est la même logique de la
brimade qui inspire les mesures de plus en plus fréquentes que les
autorités scolaires appliquent à l'encontre des modes vestimentaires.
Puisque, entre autres formes de culture, c'est à travers ses vêtements
que la jeunesse actuelle exprime son sentiment d'être différente de
tout ce qui existe autour d'elle, l'école cherchera au contraire à
imposer un style vestimentaire « décent » et « correct », mais dont
la propriété la plus importante sera d'être imposée de l'extérieur à
la jeunesse, par une autorité qu'elle ne reconnait pas. C'est ainsi
que les filles qui portent des jupes « Brigitte Bardot » actuellement
en vogue aux Etats-Unis, sont punies. Les lycées de Detroit obligent
les garçons qui les fréquentent à porter des ceintures, bien que la
mode actuelle parmi la jeunesse américaine soit de ne pas en porter.
Depuis que le chef de la police fédérale Edgar Hoover a annoncé
que dorénavant il s'agissait de « devenir dur » (« get tough ») envers
la jeunesse, le contrôle tatillon et mesquin dont les enfants sont
l'objet à l'école se trouve relayé à l'extérieur par le contrôle de la
Police pour laquelle la jeunesse est le nouveau « Public enemy
N. 1 ». News and Letters publie à ce propos cette déclaration d'un
100
adolescent de Detroit : « Les policiers poussent les jeunes et leur
disent de circuler. Ils nous suivent et essaient d'entendre ce que
nous disons. lIs nous injurient et nous disent de quitter au double
trot les abords de l'école et de rentrer chez nous. Ils dressent des
procès-verbaux contre les garçons et les filles qui traversent la rue
en dehors des feux. C'est un vrai camp de concentration ».
JEUNESSE ROSE
« Les Jeunes Socialistes, le nouveau mouvement de la jeunesse
du parti travailliste qui se constitue actuellement au niveau national,
a été mis en avant en partie comme une riposte au succès social des
Jeunes Conservateurs. Dans beaucoup de villes, les Jeunes Conser-
vateurs sont devenus le groupe à la mode auquel il faut appartenir :
les filles qui cherchent des maris à succès, les jeunes gens qui
cherchent une bonne carrière, les considèrent comme un milieu utile.
Les Jeunes Socialistes... auront à affronter plusieurs obstacles et
risques. Le premier est une certaine indifférence à l'égard de la
jeunesse dont font preuve beaucoup de leaders travaillistes, spécia-
lement dans les syndicats et les municipalités. Il y a comparativement
peu de jeunes conseillers municipaux travaillistes. C'était le manque
de soutien de la part de la hiérarchie du parti qui a contribué à tuer
son précédent mouvement de jeunes, les Ligues travaillistes de la
Jeunesse, qui ont été dissoutes en 19:5 après une existence de neuf
ans et après avoir vu le nombre de leurs sections tomber de 788 à
214. Le nouveau mouvement recevra davantage d'argent du parti ;
et il lui sera permis de discuter de politique aussi bien que des
affaires de la jeunesse à sa conférence annuelle --- privilège qui
avait été refusé aur Ligues de la Jeunesse. Mais cela, cependant,
soulève un deuxième danger : que le mouvement devienne tellement
sérieux et déchiré par des discussions qu'il fasse fuir une audience
plus large mais moins précccupée par la politique... Un troisième
danger est que les Jeunes Socialistes pourraient évoluer à gauche,
relativement aux intentions de leurs créateurs. Cela est déjà arrivé
autrefois... >
The Economist, 30 janvier 1960.
REPRESSION DE L'ANTISEMITISME ET REPRESSION
DE LA JEUNESSE
La hargne contre la jeunesse, que la société officielle porte à
fleur de peau d'une manière continuelle, saisit la moindre occasion
pour se manifester. La resurgence de l'antisémitisme qui s'est produite
au début de cette année a été une de ces occasions. L'antisémitisme
a suscité à travers le monde entier des protestations et des prises
de position dont les unes étaient officielles, dont les autres émanaient
de personnalités et d'organisations quasi officielles ct qui, dans leur
ensemble, manifestaient le dégoût à ce propos de la société officielle
elle-même. Il y eut ainsi les protestations officielles de l'Allemagne
de l'Ouest, de l'URSS, des USA, de l'Angleterre, de la France, tous
pays qui, comme l'a rappelé le Canard enchainé, n'ont jamais pratiqué
le moindre racisme, ni déporté des minorités raciales ou nationales
entières, ni opprimé les noirs, ni massacré les musulmans. Mais
après cette indignation officielle, qu'est-ce qu'il y a eu ? La répres-
sion annoncée contre l'antisémitisme s'orienta comme par instinct
vers la jeunesse. A New-York trois jeunes gens qui avaient fonde
un « parti national socialiste de la renaissance américaine » furent
inculpés de trahison. La presse annonça que les trois garçons sont
passibles de la peine de mort et que le chef » du parti, âgé de
21 ans, s'effondra en larmes quand il apprit le motif pour lequel
on l'inculpait et dit qu'il « avait fait tout ça » parce qu'il avait bu.
Au même moment la Police de Detroit arrêtait un enfant de 14 ans
qui selon Le Monde « se disait être le « Führer » d'un club de
jeunes nazis. La police a confisqué au domicile de l'enfant plusieurs
chemises brunes, des brassards avec svastikas et une collection de
101
livres et de brochures sur l'Allemagne nazie. Avec deux autres cama-
rades de son âge, il avait peint des croix gammées sur les murs
de son école ». Mais sur les adultes qui expriment des opinions
absolument identiques à celles qui valent la prison quand il s'agit
d'enfants ou d'adolescents, la répression tombe d'une toute autre
manière, puisque Le Monde écrit à la suite des informations précé-
dentes : « Enfin le commandant Lincoln Rockwell, qui se déclarait
nazi, a été rayé Vendredi des cadres de réserve de la marine ».
En Allemagne où le gouvernement a refusé d'instituer une
procédure de répression automatique des manifestations d'antisé-
mitisme, le secrétaire d'Etat au ministère de l'Intérieur a présenté
à l'approbation du parlement le bilan de l'activité de ses services
et annoncé l'arrestation de 24 personnes. Sur ce nombre, comme il
ressort du rapport du secrétaire d'Etat, 17 ont moins de 20 ans,
et trois seulement font partie du Parti allemand du Reich (néo-
nazi). Bien que les autorités connaissent parfaitement l'activité des
organisations néo-nazies et que les ex-hitleriens qui les dirigent ne
cherchent d'ailleurs pas à se cacher, c'est, à Francfort, un jeune
typographe de 25 ans qui se voit condamner à 6 mois de prison
ferme pour « approbation publique des crimes nazis ».
L'hypocrisie, la brutalité et la hargne à l'égard de la jeunesse
qui se sont manifestés à cette occasion sont typiques du compor-
iement de la société officielle. qui pratique quotidiennement le
racisme le plus abjecte à l'encontre des noirs ou des algériens à une
échelle de masse, et prétend s'indigner lorsqu'une mince fraction
d'adolescents transpose l'enseignement raciste qu'elle a reçu à une
autre race.
102
--
Les masses africaines
et les plans européens de décolonisation
Ce qui se passe actuellement en Afrique signifie infiniment plus
que la simple réorganisation des anciens empires coloniaux au profit
de formes plus « modernes » et plus « réalistes » de domination et
d'exploitation de la part des métropoles. Car ce qui s'effondre aussi
bien au Congo belge qu'au Kamerun, au Kenya, dans le Nyassaland
ou dans le Mali ce sont précisément les diverses politiques ultra-
réalistes et ultra-modernes par lesquelles le capitalisme européen a
essayé de répondre au nationalisme africain. Que ce soit par le moyen
de la loi-cadre ou de la Communauté, que son objectif en matière
de politique coloniale ait été l'autonomie interne, l'évolution vers
l'indépendance ou l'indépendance elle-même, l'Europe n'avait encore
jamais vu mettre en doute le postulat que c'était à elle qu'il appar-
tenait de diriger les Africains. Dans l'ancien temps vers l'Amérique,
dans les cales des négriers, comme esclaves. Aujourd'hui vers la
liberté, l'égalité et la fraternité. Mais à la lumière des événements
de ces derniers mois et de ces dernières semaines, les plans d' « évolu-
tion » qu'on propose à l'Afrique paraissent des vieilleries d'un autre
siècle, qui prévoient tout, planifient et organisent tout mais oublient
de tenir compte du fait que dorénavant en Afrique ce sont les noirs
qui prévoient et planifient et organisent.
La phrase de Ferhat Abbas s'applique en ce sens parfaitement
à l'Afrique et il est rigoureusement juste de dire que si l'Afrique
d'hier est morte, ce n'est grâce ni à de Gaulle ni à Macmillan ni à
Baudoin de Belgique, mais aux Africains eux-mêmes et à eux seuls.
Si les Congolais ont pu réussir à obtenir l'indépendance totale et
inconditionnelle au bout d'un seul mois de négociations, c'est parce
que pendant une longue année ils ont rendu le Congo absolument
ingouvernable pour les dirigeants colonialistes. Les soulèvements, les
révoltes, les manifestations et les grèves n'ont pas cessé depuis qu'en
février de l'année dernière, les événements de Léopoldville révélèrent
à quel point la domination coloniale belge qui semblait bâtie sur le
roc, était au contraire vacillante et impuissante (1). Dautre part, en
relation avec ces actions, l'activité politique des groupes d' « évo-
lués », des associations tribales et des sectes est sortie de la clandes-
tinité où elle était restée jusqu'alors, et le développement extra-
ordinairement rapide de l'Abako comme la création d'une quantité
d'organisations et de partis politiques sont les marques d'un immense
travail d'auto-organisation qui a abouti, dans un laps de temps
étonnamment court, å creuser sous la société coloniale une société
africaine déjà, dans la réalité de la vie quotidienne, indépendante.
Si ce résultat a pu être atteint c'est parce que, littéralement,
tout le monde et n'importe quoi y a concouru : toutes les couches
de la population, toutes les institutions de la vie sociale et en
particulier les associations tribales, les organisations de travailleurs,
et jusqu'aux « évolués » que les belges faisaient trotter fièrement
devant les visiteurs et dont ils faisaient admirer la douceur et la
soumission. La coupure entre les villes politisées et nationalistes et
la brousse conformiste et dominée par les chefs, sur laquelle les
(1) Voir Socialisme ou Barbarie, n" 27, pp. 89 à 97 : « La révolte
de Léopoldville ».
103
belges avaient compté un moment pour maintenir leur domination
ne s'est pas produite. Les insurrections de Léopoldville et de Stanley-
ville se sont immédiatement répercutées parmi les tribus de la
brousse, les journées de février 59 ayant été en particulier prolongées
par d'innombrables révoltes et jacqueries locales. En novembre
l'arrestation à Stanleyville de Lumumba, dirigeant du Mouvement
national Congolais, provoqua sur-le-champ une émeute à laquele
les tribus avoisinantes ont été directement mêlées. C'est cette compé-
nétration de la société progressiste des villes et de la société tradi-
*tionaliste des campagnes, attestée par ces faits, qui explique que les
délégués belges à la Table ronde de Bruxelles se soient trouvés
devant un bloc africain unique, auquel adhérèrent finalement
jusqu'aux chefs coutumiers, et les notables mis en place et soutenus
par l'Administration coloniale.
Dès ce moment, puisqu'ils se trouvaient devant une société
totalement ingouvernable et ne disposaient ni des institutions ni des
individus qui leur eussent permis de rétablir leur domination
autrement que par la violence nue, les Belges ne purent que
marmonner des phrases grotesques sur leur rôle civilisateur (alors
que l'ABC du colonialisme belge consistait à « protéger les popu-
lations contre la civilisation) et quant au fond capituler purement
et simplement. Encore que capituler soit trop peu dire. En se levant
en effet de la Table ronde, les délégués belges n'avaient aucune idée
de la véritable nature des concessions qu'ils venaient d'accepter, et
dans ce sens il faut parler d'une débâcle plutôt que d'une capitulation.
Par exemple une association tribale ayant revendiqué, en vertu de
la loi traditionnelle africaine, la possession du sous-sol et de ses
produits, la question de savoir si ce qu'on venait de signer à la
Table ronde ne conduisait pas à l'expropriation des compagnies
minières belges était posée dans les faits et la réponse se trouvait
entre les mains des Africains et d'eux seuls. Au lieu donc d'aboutir
à une harmonisation des rapports avec les Africains, à travers la
planification des étapes destinées à conduire le Congo à l'indépen-
dance, la Table ronde a produit un résultat diamétralement opposé ;
au lieu de garantir à long terme les intérêts métropolitains, les ques-
tions les plus essentielles sont restées sans réponse, et finalement
l'existence même du capitalisme belge au Congo a été soumise à la
population africaine, c'est-à-dire à un facteur entièrement inconnu.
C'est au même inconnu que se trouvent soumis les rapports
entre la France et le Mali et par suite tout le sort futur de la
Communauté. Celle-ci était pourtant apparue, au moment ou de
Gaulle l'instaura, comme une tentative parfaitement rationnelle et
réaliste visant à contenir l'évolution africaine dans un cadre qui
ne soit plus celui de l'imperialisme de l'époque précédente mais qui
demeure favorable au capitalisme métropolitain et continue par
conséquent la domination par celle-ci de la force de travail africain.
Pour réussir, la Communauté devait s'assurer l'appui des dirigeants
politiques noirs et, dans les mois qui suivirent le référendum, le
ralliement de ceux-ci parut global et sans faille. D'autre part le
futur de la Communauté paraissait d'autant moins menacé que les
dirigeants avaient réussi à entraîner derrière eux la totalité de la
population et qu'au moment du référendum les oui furent en nombre
écrasant (sauf, évidemment, en Guinée) jusque dans Dakar, ou de
Gaulle avait pourtant été injurié et hué quelques mois auparavant.
Mais ce « oui » massif contenait déjà le « non » qui se manifeste
actuellement. Car si les populations noires ont voté « oui », c'est
parce que la Communauté leur semblait synonyme d'indépendance.
Dès ce moment c'est le sens que la population noire a donné au
terme de Communauté qui a tendu à prévaloir sur les intentions des
dirigeants africains et français. Là où s'était manifesté l'opposition
la plus violente á de Gaulle avant le référendum, c'est-à-dire au
Sénégal et au Soudan, les dirigeants locaux ne purent maintenir leur
104
domination qu'en court-circuitant les groupes nationalistes el pro-
guinéens et en reprenant tel quel l'ensemble de leur programme.
C'est pourquoi on vit les mêmes gens mener simultanément deux
politiques radicalement contraires. La constitution de la Fédération
du Mali, l'élimination de la vie politique des dirigeants et des
groupes qui avaient pris position contre la Communauté, la trans-
formation du RDA et de l'UGTAN en organisations pureinent
maliennes, toutes ces mesures étaient dirigées directement contre la
Guinée, contre Sékou Touré et contre la politique d'indépendance
complète et de rupture de tous les liens avec la France. Mais au
même instant, le Mali devient indépendant et la politique des diri-
geants ne se distingue pas de celle des gens qu'ils répriment.
Pour comprendre le revirement des dirigeants du Mali qui, après
avoir identifié leur sort à celui de la Communauté, disloquent celle-
ci en accédant à l'indépendance, l'attitude de la population locale
n'est pas le seul facteur à entrer en ligne de cause. Ici encore, c'est
vers la Guinée qu'il faut regarder. En rompant d'un seul coup presque
tous les liens entre son pays et la France, Sékou Touré a aussitôt
bénéficié des gigantesques avantages d'une position neutraliste entre
les blocs américain et soviétique. Gigantesques dans le sens que ce
qui peut être acquis de l'URSS et des USA n'a aucune espèce de
comparaison avec la manne dérisoire que la France délivre au
compte-gouttes aux dirigeants africains dans l'espoir de les retenir
au sein de la Communauté. Gigantesques également parce que ni
l'URSS ni les USA, en raison de la concurrence qu'ils se livrent à
propos des pays sous-développés, n'ont intérêt à doser leur aide
économique de conditions politiques, laissent les dirigeants libres
d'employer à leur guise les fonds prêtés le plus souvent à perte, et
n'hésitent pas à investir dans des secteurs que le capitalisme fran-
çais a toujours refusé de développer de peur de créer une concur-
rence africaine à sa propre production. L'exemple de la Guinée a
donc eu une influence capitale sur les dirigeants du Mali en prouvant
qu'il leur serait infiniment avantageux de rompre avec la France,
alors qu'il y a un an le grotesque et bavard Senghor prédisait la
ruine à court terme de la Guinée et laissait, comme tous les imbéciles,
l'histoire « être juge » de la justesse de son option en faveur de la
Communauté. L'évolution n'a pas été différente, quant au fond, dans
le cas de Madagascar.
Bien que de Gaulle continue de parler de la Communauté « où
chacune est à sa place, librement travaillant pour le bien commun »,
comme si elle avait encore un avenir, les dirigeants français sont
en train de s'apercevoir de nouveau, comme il y a 18 mois à
Conakry, qu'ils n'ont rien à offrir qui puisse intéresser les africains.
C'est également le cas des dirigeants britanniques qui découvrent
qu'ils n'ont plus la moindre prise sur la réalité africaine et que
tout ce qu'ils peuvent proposer ou exiger a à peu près autant de
poids qu'un crachat sur la surface de l'eau.
L'année 1960 devait pourtant dans l'esprit du gouvernement
anglais être décisive du point de vue des rapport avec l'Afrique
orientale et conduire à la réorganisation rationnelle et planifiée de
cette partie de l'Empire. En quoi cette réorganisation devait-elle
consister ? Dans l'esprit des dirigeants britanniques il s'agissait
essentiellement d'assurer une transition progressive vers l'indépen-
dance (< juste car inévitable » comme l'écrit cyniquement l'Economist)
qui tienne compte de plusieurs facteurs à la fois, et parfois de facteurs
contradictoires. Une évolution brusquce risquait en effet de provo-
quer un durcissement de l'attitude des colons (dont le poids politique,
dans ces colonies de peuplement, ressemble plus à celui des français
d'Algérie, qu'à celui des colons blancs d'Afrique occidentale). Une
évolution trop prudente aggraverait au contraire la crise au Kenya,
en Rhodésie du Nord et dans le Nyassaland dont la population noire
se trouve en état de révolte permanente depuis plus d'un an. Il
105
s'agissait donc de trouver un compromis viable sur le rythme de
l'évolution. Il était indispensable également que celle-ci se fasse
avec le minimum d'intervention directe de la part de la population
noire, sans par conséquent que la division de la société en dirigeants
et exécutants soit menacée.
Tenant compte de ces diverses nécessités le plan que le Colonial
Office a proposé à la Conférence sur le Kenya qui vient d'avoir lieu,
visait à la fois à organiser dès maintenant la participation des noirs
au gouvernement et à freiner l'évolution vers l'indépendance en
dégageant, par le moyen d'un système électoral censitaire, une couche
politique « conservatrice » relativement modérée. C'est ce plan, avec
un élargissement du système censitaire, que les délégués noirs ont
finalement accepté. S'agit-il d'une concession de leur part et donc
d'une victoire des dirigeants britanniques « intelligents > ? Absolu-
ment pas. L'exemple du Ghana prouve que les noirs peuvent accepter
n'importe quelle concession de forme, les conférences et les commis-
sions, les systèmes électoraux censitaires, les gouverneurs, la reine
d'Angleterre. L'essentiel reste en effet l'activité politique de la
population noire. Si on tente de la limiter en instaurant un système
électoral censitaire, la population continue tout simplement de faire
de la politique en dehors de ce système. Si l'on accorde sur le papier
l'essentiel des pouvoirs à un gouverneur, les choses ne sont pas
changées d'une virgule, et, dans la réalité de la vie quotidienne, le
gouverneur continue d'être aussi impuissant qu'auparavant. Si l'on
cherche à établir un calendrier précis qui prévoie par exemple que
le Kenya deviendra indépendant en 1962, le calendrier réel conti-
nuera d'être celui que les noirs auront choisi.
C'est parce qu'il a parfaitement compris l'impuissance totale où
se trouve aujourd'hui son pays, que Macmillan s'est contenté au
cours de sa récente tournée africaine de débiter un nombre de bana-
lités absolument incroyable, pour conclure sur ce chef-d'æuvre de
fumisterie : « l'essentiel, c'est d'arriver à comprendre l'autre type ».
Car, comme l'écrit Economist (13 fév.) : « C'est la réaction aux
mots (de Macmillan) qui compte et non ces mots eux-mêmes, non ce
qu'il a dit ou eu l'intention de dire, mais ce que les Africains ont
cru avoir entendu ».
Juxtaposé au cynisme impuissant des dirigeants métropolitains,
ce qui se passe en Afrique présente un sens d'autant plus clair.
L'évolution qu'on vient de rappeler n'a pas d'autre cause que l'inter--
vention directe des populations noires dans les affaires de leurs
pays, dont l'essence même de la société coloniale est de les exclure.
A ce titre l'attitude des Africains a une valeur cxemplaire et sans
prix pour la population des métropoles. Car ni le fait que les luttes
africaines ne se font pas au nom du socialisme, ni le développement
bureaucratique et capitaliste auquel il ne semble pas qu'elles puissent
échapper dans l'état actuel où se trouvent les prolétariats des pays
industriels, ne doivent cacher qu'en assumnant, même momentané-
ment, la direction effective de leur vie, les Africains retrouvent le
sens profond du socialisme et attestent que les hommes peuvent
dominer leur histoire et lui donner une signification.
S. CHATEL.
Entretien avec un martiniquais
La Martinique, la Guadeloupe, la Guyane assimilées, départe-
mentalisées, paraissent être des réussites de la colonisation fran-
çaise. Le français moyen pense qu'il n'y a pas de problème, et même
que les habitants de ces départements lointains doivent être éperdu-
ment reconnaissants envers leur mère patrie qui a tant fait pour eux.
Pourtant, en janvier dernier, la population de Fort de France
s'est révoltée.
106
Des faits on n'a pas dit grand chose ; les journaux français ont
été fort discrets.
Un accident de la circulation place de la Savane entre un marti-
niquais et un blanc ; dispute, mais les deux conducteurs réconciliés
vont boire un coup ensemble. C'est un dimanche matin, il y a
beaucoup de promeneurs sur la place. Le patron d'un hôtel a téléphone
à la police ; les C.R.S. arrivent en force, des incidents éclatent et
ils matraquent' la foule. Des soldats martiniquais prennent parti
contre les C.R.S. C'est l'émeute. La foule attaque les postes de police,
les perceptions, brise les vitrines des métropolitains. Les manifestants
sont jeunes dans l'ensemble ; ils crient : « vive Fidel Castro ! Indé-
pendance ! ». La police tire : trois jeunes garçons sont tués.
Tous les partis politiques, Parti Communiste y compris, sont
surpris de la violence, la détermination, les mots d'ordre des jeunes
inanifestants.
Au cours de la réunion d'information organisée à Paris, au Palais
de la Mutualité, par les associations antillaises, le 14 janvier, on a
constaté la même opposition entre les martiniquais d'un certain âge
et les jeunes, groupés au fond de la salle.
Les plus âgés étaient navrés, effrayés, indignés contre les C.R.S.,
mais n'allaient pas plus loin. Les jeunes, au contraire, au cours de
la réunion, ont posé le problème avec netteté : « Echapperons-nous
au dilemme : assimilation ou guerre coloniale ? Serons-nous obligés
de faire comme les algériens ? ». Ils ont été les seuls à faire allusion
à l'Algérie. Pour eux, les événements de Fort de France ne sont pas
un accident mais un signal. Les martiniquais, affirment-ils, sont
démystifiés, ils ont appris à se reconnaître. Ils doivent prendre en
main leurs propres affaires. Cette condition est préalable. L'assimi-
lation est un marché de dupes.
J'ai demandé à un des responsables des associations antillaises
ce qu'il pensait de ces événements et quel avenir il envisageait pour
la Martinique
- Comment expliquez-vous l'attitude résolue des jeunes marti-
niquais pour l'indépendance nationale ?
-- Il est évident qu'à la Martinique les vieilles générations
s'étaient accomodées du colonialisme. L'impérialisme français recru-
tait à la Martinique une bonne partie des cadres administratifs pour
l'Afrique. Et les martiniquais, une fois en Afrique, étaient des
administrateurs aussi durs que les français eux-mêmes. Aujourd'hui,
la France a perdu l'Afrique, les jeunes intellectuels antillais n'ont
plus de débouchés, el rester sous la tutelle coloniale de la France
est exclu pour eux. Par-dessus le marché, nous sommes à une époque
de libération nationale et Cuba n'est pas loin. Cuba a prouvé qu'un
petit pays peut secouer la tutelle de l'impérialisme. La Martinique
peut donc espérer arriver au même résultat sans effusion de sang.
A la Martinique et à la Guadeloupe, la réforme agraire est essen-
tielle, on ne peut rien faire sans la participation des paysans. Cuba
a inontré comment dans un pays non socialiste on pouvait distribuer
la terre. Il n'y a donc pas de dilemme : ou le maintien de l'ordre
actuel ou le communisme.
La bourgeoisie martiniquaise a peur du communisme, mais
actuellement 90 % des bénéfices sont pris par la France, et elle ne
peut pas se développer. Elle se trouve donc amenée à avoir des
positions progressistes. Dans un pays colonisé, la bourgeoisie natio-
pale est toujours plus progressiste que dans un pays capitaliste.
Mais si c'est la bourgeoisie qui joue le rôle essentiel dans la révo-
lution, cellc-ci ne sera pas achevée, car elle composera avec l'impé-
rialisme français avant de l'avoir menée à son terme.
- Quelle solution envisagez-vous ?
La véritable solution serait une Fédération indépendante des
Antilles : Martinique-Guadeloupe Guyane. Cette Fédération conser-
107 --
verait la langue française et passerait des contrats avec la France,
car les Antilles sont de culture et de tradition françaises, mais ce
serait un contrat d'égal à égal, dont le seul critère serait : l'intérêt
Antillais et Guyanais.
La Martinique peut-elle se passer de la France ?
On dit souvent que la France est la vache à lait de la Marti-
nique. Même des martiniquais le croient !
En apparence, la France a fait des grands frais pour la Marti-
nique. On voit des routes, des hôpitaux, des crèches, des maternités,
des écoles... L'Etat français a l'air d'avoir fait des gros efforts. Mais,
face à ces dépenses, il faut voir :
1) La Martinique n'a pas de budget propre (les impôts sont perçus
par et pour l'Etat français).
2) Le poids des impôts a été multiplié par 7 ou par 8 depuis 1946.
3) Les martiniquais se passeraient facilement d'une série de dépenses
faites dans l'intérêt des ressortissants français : entretien des
CRS et d'une petite armée, prime d'installation aux fonction-
naires, etc.
Lorsque l'Etat français dépense pour la Martinique un million,
la moitié de cette dépense est faite pour les français installés là-bas
et non pour les martiniquais.
De plus, les travaux sont confiés à des entreprises métropoli-
taines et les bénéfices ainsi réalisés vont en France.
Autres exemples :
La Compagnie Transatlantique demande un taux de fret trois
fois supérieur au taux mondial ; ils ont ainsi prélevé sur l'économie
martiniquaise, en 1956, plus d'un milliard et demi de surprofits,
grâce au transport des bananes.
Pour transporter de l'eau minérale de Fort de France à la
Guadeloupe, cette compagnie demande un prix plus élevé que du
Havre. Ceci pour éviter la concurrence des produits martiniquais à
la Guadeloupe. Et c'est la même chose pour tous les produits que les
martiniquais essaient d'exporter.
Par contre, le prix des denrées importées de France est supérieur
de 30 à 40 % au cours mondial. C'est encore une manière de prélever
une dime.
Les anciens colons, usiniers à la Martinique, placent leurs béné-
fices hors de l'île.
Si on compare d'un côté les dépenses faites par l'Etat, en
comptant même les services superflus, de l'autre les impôts, les
surprofits de la Compagnie Transat et des usiniers, on voit que la
balance penche fortement du côté des impôts et des surprofits.
D'autre part, l'impérialisme français ne peut aider la Martinique
à s'industrialiser ; quand il accepte de le faire ce n'est que pour
des produits complémentaires.
Exemple : à la Martinique il y a du ciment, la France refuse
qu'on l'exploite et exporte à la Martinique un demi milliard de
francs de ciment par an.
On parle souvent de l'auvre culturelle de la France dans ses
anciennes colonies ; qu'a-t-elle fait à la Martinique ?
--- Au sujet de la scolarisation, il y a beaucoup à dire en plus
des ancêtres gaulois de nos manuels d'histoire. Le taux de scolari-
sation est important, c'est vrai, mais dans quel but ? et à qui cela
a-t-il profité ?
L'école à surtout servi à former des cadres administratifs. Les
martiniquais servaient de cadres à la France dans les autres colonies.
Les frais d'études de ces cadres sont d'ailleurs payés par la collec-
tivité martiniquaise. Et ces cadres administratifs ne sont pas revenus
à la Martinique. Si nous avions dirigé nos propres affaires, nous
aurions formé des cadres techniques.
108
Nous ne partageons pas l'appréciation du martiniquais qui
s'exprime ici. Si nous trouvons, en gros, correcte la caractérisation
qu'il donne des forces sociales qui sont en jeu à la Martinique, nous
ne sommes pas d'accord avec lui sur la perspective où il se place.
Ce qu'il reproche à la bourgeoisie martiniquaise c'est de n'être
pas capable de s'engager à fond et jusqu'au bout dans la lutte pour
l'indépendance. Quant au contenu qu'il propose à l'indépendance, ce
n'est pas autre chose qu'une gestion vraiment appropriée aux intérêts
nationaux de la Martinique, par opposition à la gestion actuelle qui
subordonne ces intérêts à ceux de la métropole et à ceux d'entre-
prises comme la Transat qui tirent profit de la sujétion coloniale.
Nous pensons, que l'important n'est pas de savoir si la bour-
geoisie parviendra à conduire le pays à l'indépendance ou pas - ce
qu'elle a réussi dans un certain nombre de cas -- car cette indépen-
dance ne modifie pas réellement le rapport de classe. Nous attachons
une valeur en elle-même à la lutte pour l'indépendance dans la
mesure où la population entière y participe activement et prend
conscience, à travers elle, de sa condition exploitée et de sa capacité
de modifier par la lutte cette condition. Mais un révolutionnaire ne
peut pas participer, sans plus, à une lutte pour l'indépendance si
le seul résultat de celle-ci est de substituer à l'exploitation impéria-
liste l'exploitation par la bourgeoisie nationale. La tâche est de
poser, à travers la lutte contre l'exploitation étrangère, le problème
de la lutte pour la suppression de toute exploitation.
A propos de " Come back, Africa"
Le folklore est la seule image des noirs officieusement expor-
Table d'Union Sud-Africaine. C'est pourquoi Come back, Africa a été
tourné clandestinement : le projet officiel du réalisateur, Rogossin,
elait un documentaire sur les musiciens noirs des rues de Johannes-
burg: en fait, le film pose, et dans les termes les plus dépouillés
et les plus vivants à la fois, le problème central de la société Sud-
Africaine. D'ailleurs, ce que l'on appelle le folklore a-t-il d'autres
limites dans la réalité que celles des esprits bornés qui Pétudient,
le cultivent ou le conservent ?
Come back, Africa raconte l'histoire de Zaccharias, mais cette
histoire est l'Histoire même de la formation d'un prolétariat noir
révolutionnaire, en Afrique du Sud. Condamné à la misère et à la
famine dans une des réserves rurales où les noirs sont parqués,
Zaccharias décide de rompre cette condition écrasante en s'engagean!
dans une mine d'or. Mais à la mine, il est encore parqué et il est encore
coupé de tout débouché sur l'avenir par l'obligation de retourner
dans son village à l'expiration de son contrat de travail. En outre,
malgré l'intensité du travail et des conditions de vie dignes du bétail,
il ne peut procurer à sa famille le supplément de ressources finan-
cières qu'il espérait ; bien au contraire : il est contraint de demander
de l'aide à ses parents. Cependant, refusant encore une fois la
condamnation que porte sur lui cette société moderne qui veut
demeurer fermée, il se démène et obtient de l'administration un
permis pour aller chercher du travail à Johannesburg. Là, s'il arrive
à trouver un travail, à le garder, à obtenir la prolongation de son
permis, à éviter les inille occasions d'être pris en défaut qu'offre
généreusement aux noirs une législation totaleinent arbitraire,
régissant tous les instants de leur vie et pour cux incomprehensible,
Zaccharias aura une chance, non pas de prospérer, mais de vivre et
de participer à une collectivité qui peut espérer, par son action, avoir
prise sur cette vie.
Car à la ville se développe une société noire d'un type nouveau
C'est encore une société close sur elle-même par la ségrégation, par
la fermeture presque complète de toute espérance de promotion. Une
109
société dominée par l'exercice, froid, mécanique, organisé, de la
violence et du mépris ; pénétrée même, jusqu'à un certain point,
comme toute collectivité exploitée, par ces deux attitudes capita-
listes puisque certains noirs croient trouver dans leur mise en
application une solution personnelle au problème de leur existence
tel celui qui, profitant de l'arrestation de Zaccharias par la police,
parce qu'on l'avait trouvé couché... avec sa propre femme c'est
interdit), s'introduit chez elle et la tue ; les blancs n'ont d'ailleurs
que trop intérêt à laisser la jungle se reconstituer dans les quartiers
noirs. Mais aussi, comme toute société soumise à l'exploitation capi-
taliste, celle des noirs d'Afrique du Sud se trouve face à face avec
ses oppresseurs et face à face avec la nécessité de les renverser par
la violence, si elle veut devenir vraiment maitresse de sa condition.
A partir du refus de l'agonie dans les réserves rurales, l'itinéraire
qui conduit Zaccharias et les noirs d'Union Sud-Africain jusqu'aux
faubourgs des grandes villes industrielles les conduit aussi jusqu'à
la prise de conscience révolutionnaire
Come back Africa est l'histoire de cette prise de conscience à
travers une expérience réelle. C'est pourquoi, il est beaucoup plus
qu'un document sur la vie des noirs en Afrique du Sud et on ne
peut le comprendre si on le considère avec les yeux du sociologue
objectif. En fait, de ce point de vue il ne nous apprend rien, et il
faut toute l'hypocrisie du Figaro pour faire semblant de découvrir
à travers ce film, la réalité « diabolique » de la société sud-africaine.
S'il n'est pas un document, ce film est encore moins, malgré
certaines concessions de ce côté, dont nous reparlerons, un film d'art,
ou une émouvante peinture en forme de plaidoyer : il n'a rien d'un
équivalent cinematographique du Massacre de Chio ou autre. Les
critiques esthétes qui ont admiré le dépouillement du style, le naturel
des acteurs, le rythme des mouvements de foule, l'effet lancinant
du tambour et sait-on quoi encore, ou qui ont trouvé des longueurs,
donnent à penser que ce film est resté tout aussi clandestin pour
eux que pour les autorités sud-africaines.
Car ce qu'il y a de véritablement révolutionnaire dans ce film
interdit d'en parler à partir des idées reçues sur le cinéma. Il n'a
pas été tourné avec la curiosité détachée du sociologue cinéaste, ni
avec la passion, calculatrice de ses effets, de l'artiste ; il a été tourné,
à la fois avec la passion des noirs dont l'histoire est racontée et
avec l'intelligence sur leur propre condition que cette histoire leur
apporte. A la limite, on peut dire que le parti que prend le réalisateur
est d'exprimer et de rendre intelligible la condition de ces noirs
à partir des seuls éléments de rationalité que contient leur propre
expérience. Autrement dit, il ne s'agit pas ici d'interpréter cette
condition à la lumière d'un quelconque humanisme ou d'une dialec-
tique objective de l'Histoire, se déroulant indépendamment des
hommes, etc... Que la seule lumière qui éclaire l'histoire soit celle
de la conscience des hommes qui la vivent et par suite la font :
c'est cette idée qui anime la conception de Come back, Africa ; c'est
en elle que repose toute sa portée révolutionnaire. Et on voit bien
comme il n'y a pas lieu ici de distinguer la « forme » du « fond »,
l'une étant révolutionnaire et l'autre pas, ou vice versa.
En effet, ce film, s'il voulait avoir un rapport à la réalité, no
pouvait pas prendre les prolétaires noirs comme des objets, -- objets
à documents ou objets à montage artistique pour cette raison
qu'ils ne sont pas des objets, mais très puissamment des « sujets »,
des êtres humains actifs et conscients, ainsi qu'ils le prouvent sans
cesse par leur lutte contre l'oppression blanche. En Afrique, presque
partout, et particulièrement, en Union Sud-Africaine, ce sont actuel-
lement les noirs qui font l'Histoire. On ne peut donc faire un film
sur eux — ou ce sera raté ; on fait leur film.
Et de fait, dans Come back, Africa, par moments, la camera est
à un tel point soumise aux « sujets » du film, c'est-à-dire aux hommes
vivants, que l'on atteint aux limites du spectacle. Par exemple, dans
110
une longue séquence où un groupe de noirs discutent, en buvant de
la bière, sur leur condition et les possibilités de la transformer. Cette
scène n'est pas simplement une tribune filmée. Bien sûr, ce que
disent les participants est important et significatif ; mais le moment
où ils le disent, l'est tout autant ; il n'est pas situé hors de leur vie,
mais au contraire, les conditions de semi-clandestinité où se tient
la réunion, la situation des divers participants, etc..., font de cet
épisode le moment décisif et le plus significatif du récit lui-même.
Or, pendant cette scène, d'un certain point de vue on peut dire que
le cinéma cesse. La caméra assiste à la conversation, et nous avec
elle ; nous sommes présents, non pas à l'insu des personnages, mais
parini eux sans pour autant nous identifier à eux par l'inter-
médiaire de quelque nature humaine truquée : les hommes de cette
réunion sont pour nous singuliers et parfaitement compréhensibles.
Avec un tel renoncement de la part de la mise en scène tran-
chent évidemment de façon surprenante les quelques bribes d'anec-
dotes misérabilistes qui trainent dans l'histoire de Zaccharias, et
surtout les quelques « effets » qui jalonnent le film, y introduisent
un rythme postiche, ne parviennent qu'à obscurcir la pureté de
l'ensemble et parfois même troublent le spectateur qui se demande
tout à coup si au fond on n'a pas voulu simplement lui raconter de
façon ingénieuse une histoire émouvante pour le seul plaisir de lui
procurer des émotions. Mais il est évident qu'il n'y a pas de récit
sans anecdotes ni de mise en spectacle sans artifice, ne serait-ce que
celui qui consiste à choisir tel élément de la réalité plutôt que tel
autre. C'est pourquoi un tel cinéma, par sa logique conduit à la
négation mème du cinéma ; du point de vue de l'efficacité, il serail
avantageusement remplacé par l'expression directe des « sujets » du
film, s'adressant non plus à des spectateurs passifs, mais à des
hommes actifs, comme cux, pour proposer non plus une image
éloquente d'eux-mêmes, mais lcurs idées, leurs actes exemplaires,
leurs revendications.
Cette contradiction essentielle, sur laquelle butte un film tel que
Come back, Africa (dans une certaine mesure aussi, Moi, un noir de
Rouch) est la contradiction inême de l'art révolutionnaire qui recon-
nait ne pas pouvoir se substituer aux hommes vivants pour rendre
significative leur histoire.
F. CANJUERS.
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