SOCIALISME ou BARBARIE Paraît tous les deux mois Comité de Rédaction : P. CHAULIEU M. FOUCAULT Ph. GUILLAUME - - C. MONTAL - ). SEUREL (Fabri) Gérant : G. ROUSSEAU Ecrire à : « SOCIALISME OU BARBARIE » 18, rue d'Enghien PARIS (10) Règlements par mandat : G. ROUSSEAU - C.C.P. 722.603 ABONNEMENT UN AN (six numéros)..... 500 francs LE NUMERO 100 francs SOCIALISME OU BARBARIE LES RAPPORTS DE PRODUCTION EN RUSSIE * La question de la nature de classe des rapports économiques et par tant sociaux en Russie a une importance politique qu'on ne saurait exagérer. La grande mystification qui règne autour du caractère soi-disant « socialiste » de l'économie russe est un des obstacles principaux à l'émancipation idéologique du pro- létariat, émancipation qui est la condition fondamentale de la lutte pour son émancipation sociale. Les militants qui commen- cent à prendre conscience du caractère contre-révolutionnaire de la politique des partis communistes dans les pays bourgeois sont freinés dans leur évolution politique par leurs illusions sur la Russie; la politique des partis communistes leur paraît orientée vers la défense de la Russie - ce qui est incontestablement vrai - donc comme devant être jugée et en définitive acceptée en fonction des nécessités de cette défense. Pour les plus cons- cients parmi eux, le procès du stalinisme se ramène constamment à celui de la Russie; et dans leur appréciation de celle-ci, même s'ils acceptent une foule de critiques particulières, ils restent, dans leur grande majorité, obnubilés par l'idée que l'économie * Extraits d'un ouvrage sur l'Economie du Capitalisme Bureaucratique. 1 1 russe est quelque chose d'essentiellement différent d'une écono- mie d'exploitation, que même si elle ne représente pas le socia- lisme, elle est progressive par rapport au capitalisme. Il est en même temps utile de constater que tout, dans la société actuelle, semble conspirer pour maintenir le proletariat dans cette grande illusion. Il est instructif de voir les représen-:;' tants du stalinisme et ceux du capitalisme « occidental », en désaccord sur toutes les questions, capables même d'être en dés- accord sur le deux et deux font quatre, se rencontrer avec une 'unanimité étonnante pour dire que la Russie a réalisé le « socia- lisme ». Evidemment, dans le mécanisme de mystification des uns et des autres, cet axiome joue un rôle différent : pour les staliniens, l'identification de la Russie et du socialisme sert à prouver l'excellence du régime russe, tandis que pour les capita- listes elle démontre le caractère exécrable du socialisme. Pour les staliniens, l'étiquette « socialiste » sert à camoufler et à justifier . l'exploitation abominable du prolétariat russe par la bureaucra- tie, exploitation que les idéologues bourgeois, mûs par une phi- lanthropie soudaine, mettent en avant pour discréditer l'idée du socialisme et de la révolution. Mais sans cette identification, la tâche des uns et des autres serait beaucoup plus difficile. Cepen- dant dans cette tâche de mystification, staliniens aussi bien que bourgeois ont été objectivement aidés par les courants et les idéologues marxistes ou soi-disant tels, qui ont défendu et contri- bué à diffuser la mythologie des « basses socialistes de l'éco- nomie russe » (1). Ceci s'est fait pendant vingt ans à l'aide d'arguments d'apparence scientifique qui se ramènent essentiel- lement à deux idées : a) Ce qui n'est pas « socialiste » dans l'économie russe, serait en tout ou en partie la répartition des revenus. En revanche, la production, qui est le fondement de l'économie et de la société, est socialiste. Que la répartition ne soit pas socia- liste, est après tout normal, puisque dans la « phase inférieure du communisme » le droit bourgeois continue à prévaloir. b) Le caractère socialiste ou de toute façon, «transi- sails (1) Dans cet ordre d'idées, c'est L. Trotsky qui à le plus contribué commune mesure avec personne d'autre, à cause de l'immense autorité dont il jouissait auprès des milieux révolutionnaires anti-staliniens à maintenir cette confusion auprés de l'avant-garde ouvrière. Son analyse erronée de la société russe continue à exercer une influence qui est devenue nettement néfaste, danr la mesure où elle est toujours maintenue avec infiniment moins de sérieux et d'apparence scientifique par ses épigones. Notons encore l’in- fluence que certains francs-tireurs dū stalinisme, comme M. Bettelheim, habituellement considéré comme « marxiste », pour la plus grande hilarité. des générations futures exercent par le fait qu'ils habillent leur apologie. de la bureaucratie d'un jargon « socialiste », d toire », comme girait Trotsky - de la production. (et partant le caractère socialiste de l'économie et le caractère prolétarien de l'Etat dans son ensemble), s'exprimerait dans la propriété étatique des moyens de production, la planification et le mono- pole du commerce extérieur. On ne peut que s'étonner en constatant que tout le bavar- dage des défenseurs du régime russe se ramène en définitive à des idées aussi superficielles et aussi étrangères au marxisme, au socialisme et à l'analyse scientifique tout court. Séparer radi- calement le domaine de la production de la richesse et celui de sa répartition, vouloir critiquer et modifier celle-ci en mainte- nant intacte celle-là, voilà une imbécilité digne de Proudhon et du sieur Eugène Dühring (2). De même identifier tacitement propriété et production, 'confondre volontairement la propriété étatique en tant que telle avec le caractère « socialiste » des rapports de production n'est qu'une forme élaborée de créti- nisme sociologique (3). Ce phénomène hautement étrange ne s'explique que par la pression sociale énorme exercée par la bureaucratie stalinienne pendant toute cette période et jusqu'à aujourd'hui. La force de ces arguments ne consiste pas dans leur valeur scientifique, qui est nulle, mais dans le fait que derrière eux se trouve le puissant courant social de la bureau- cratie 'stalinienne mondiale. A vrai dire, ces idées méritent à peine une réfutation à part. C'est l'analyse d'ensemble de l'éco- nomie bureaucratique qui doit montrer leur caractère profondé- ment faux et leur signification mystificatrice. Si, néanmoins, nous les examinons en elles-mêmes, en guise d'introduction, c'est, d'une part, parce qu'elles ont actuellement pris la force de pré- jugés qu'il faut déraciner avant de pouvoir utilement aborder le véritable problème, d'autre part, parce que nous avons voulu (2) En définitive pour les réformistes du. régime bureaucratique, il s'agit tout bonnement d'en conserver le « bon côté » (les rapports de production « à base socialiste ») et d'en éliminer « le mauvais » (la répartition inégale, le « parasitisme - bureaucratique). (cf. K. MARX, Misère de la Philosophie, Paris, 1935, p. 127 et suivantes.) Voilà cominent Engels jugeait des tentatives aanlogues de feu Dühring : • richesse de production, bon côté; ... richesse de répartition, 'mauvais côté, à la porte ! Appliqué aux circonstances actuelles, cela veut dire : le mode capitaliste de production est fort bon et peut subsister, mais le mode capitaliste de répartition ne vaut rien et doit êtr aboli. C'est à ces absurdités qu'on est conduit quand on écrit sur l'éco- nomie sans avoir seulement compris le rapport nécessaire entre production et répartition. » (F. ENGELS, J. E. Dühring bouleverse la Science, Paris, 1946, t. II, p. 78.) (3) «A la demande, quels étaient ces rapports, on ne pouvait répondre que par une analyse critique de l'économie politique, embrassant l'ensemble de ces rapports de propriété, non pas dans leur expression juridique de rapports de volonté, mais dans leur forme réelle de rapports de la production matérielle... Proudhon subordonne l'ensemble de ces rapports économiques à la notion juridique de la propriété... » (K. MARX, Miséré de la Philosophie, p. 224; souligné par nous.) 3 en profiter pour approfondir certaines notions importantes, comme celles de la répartition, de la propriété et de la signifi- cation exacte des rapports de production. 1. PRODUCTION - REPARTITION ET PROPRIETE A. - PRODUCTION ET RÉPARTITION. Aussi bien sous leur forme vulgaire (« il y a en Russie des abus et des privilèges, mais dans l'ensemble c'est le socialisme ») que sous leur forme « scientifique » (4) les arguments tendant à séparer et à opposer les rapports de production et les rapports de répartition ne font que revenir en deçà même de l'économie bourgeoise classique. Le processus économique forme une unité, dont on ne peut séparer artificiellement les phases, ni dans la réalité, ni dans la théorie. Production, répartition, échange et consommation sont des parties intégrantes et inséparables d'un processus unique, des moments qui s'impliquent mutuellement, de 'la production et de la reproduction du capital. Ainsi, si la production, au sens strict du terme, est le centre du processus économique, il ne faut pas oublier que, dans la production capitaliste, l'échange est. partie intégrante du rapport productif — d'une part, parce que . ce rapport est tout d'abord achat et vente de la force de tra- vail, et parce qu'il implique l'achat par le capitaliste des moyens. de production nécessaires, d'autre part, parce que les lois de la production capitaliste s'affirment comme lois coercitives à tra- vers le marché, la concurrence, la circulation - en un mot l'échange (5). Ainsi la consommation elle-même est soit partie intégrante de la production (consommation productive), soit dans le cas de la consommation dite improductive, condition préalable de toute production, l'inverse étant également vrai (6). un (4) TROTSKY, Lil Révolution trahie, p. 276. (5.) « En premier lieu il est clair que l'échange d'activités et de capacités qui s'effectue dans la production même lui appartient directement et la constitue essentiellement. Cela est vrai, en secont lieu, de l'échange des produits dans la mesure où il est l'instrument qui sert à fournir le produit achevé, destiné à la consommation immédiate. Dans ces limites, l'échange lui-même est acte compris dans la production. En troisième lieu, l'échange entre producteurs échangistes cst, d'après son organisation, aussi bien déterminé entièrement par la production qu'il est lui-même une activité productive... L'échange apparait ainsi dans tous ses monients, comme direc-. tement coinpris dans la production ou déterminé par elle. » (K. MARX, Intro- duction à une critique de l'Economie politique, publié avec la Contribution à la critique de l'Economie politique, Paris, 1928, p. 231.) (6) K. MARX, Introduction à une critique de l'Economie politique, pp. 316- 323. 4 Ainsi, enfin, la répartition n'est que le revers du processus 'pro- ductif, un de ses côtés subjectifs et de toute façon résultante directe de celui-ci. Ici une explication plus longue est indispensable. « Réparti- tion », ou « distribution », a deux significations. Dans le sens courant, la répartition est la répartition du produit social. C'est de celle-ci que Marx dit que ses formes sont des moments rie la production elle-même. «Si le travail n'était pas déterminé comme travail salarié, le mode suivant lequel il participe à la distribution n'apparaîtrait pas comme salaire, ainsi que c'est le cas pour l'esclavage.... C'est pourquoi les rapports et modes de distribution apparaissent seulement comme le revers des agents de production. Un individu qui participe à la production sous la forme du travail salarié, participe; sous la forme de salaire, aux produits, aux résultats de la production. La distribution est elle-même un produit de la production, non seulement en ce qui concerne l'objet, puisque seuls les résultats de la pro- duction peuvent être distribués, mais en ce qui concerne la forme particulière de la distribution, la forme suivant laquelle on participe à la distribution... Les économistes, comme Ricardo, auxquels tous les premiers on reproche de n'avoir en vue que la production, concevaient instinctivement les formes de distri- bution comme l'expression la plus catégorique où s'affirment les agents de production dans une société donnée. » (7) La répartition a encore un autre sens; c'est la distribution des conditions de la production : « Conçue de la manière la plus superficielle, la distribution apparaît comme la distribution des produits et ainsi comme plus éloignée de la production et quasi indépendante vis-à-vis d'elle. Mais avant d'être la distribution des produits, la distribution est : 1° la distribution des instru- ments de production; 2° - ce qui est une nouvelle détermina- tion du même rapport la distribution des membres de la société entre les différents genres de production (subsomption des individus sous des rapports de production déterminés). La distribution des produits est manifestement un résultat de cette distribution qui est incluse dans le procès de production lui- même et détermine l'organisation de la production. Considérer la production en laissant de côté cette distribution qu'elle ren- ferme est évidemment de l'abstraction vide, tandis que, au con- traire, la distribution de produits découle de soi de cette dis- tribution qui, à l'origine, constituait un moment de la produc- (7) K. MARX, Introduction à une critique de l'Economie politique, pp. 324- 325. (cf. aussi, Le Capital, t. XIV, pp. 209, 210, 215-217.) 5, + tion. C'est précisément parce que Ricardo s'attachait à conce- voir la production moderne dans son organisation sociale déter- minée et parce qu'il est l'économiste de la production par excel- lence, qu'il déclare la distribution et non la production, le thème propre de l'économie moderne. Ici, apparaît à nouveau l'absurdité des économistes qui traitent la production comme une vérité éternelle alors qu'ils enferment l'histoire dans le domaine de la distribution. La question de savoir quel est le rapport de cette distribution à la production qu'elle détermine est manifestement du domaine de la production même. Dirait-on qu'alors du moins - puisque la produc- tion dépend d'une certaine distribution des instruments de production - la distribution dans cette signification précède la production, est présupposée par elle, il y aurait à répondre que la production en fait a ses conditions et ses présuppositions qui en constituent les moments. Celles-ci peuvent paraître, dans 'les commencements, avoir une origine spontanée. Par le procès de production même elles deviennent, de facteurs spontanés, des facteurs historiques et si, pour une période, elles apparaissent comme présupposition naturelle de la production, elles ont été pour une autre un résultat historique. A l'intérieur de la pro- duction même, elles sont constamment transformées. L'applica- tion du machinisme, par exemple, modifie la distribution aussi bien des instruments de production que des produits, et la grande propriété foncière moderne elle-même, est le résultat aussi bien du commerce moderne et de l'industrie moderne que de l'application de la dernière à l'agriculture. » (8) Cependant, ces deux significations de la répartition sont inti- mement liées l'une à l'autre et évidemment aussi au mode de production. La répartition capitaliste du produit social, décou-. lant du mode de production, ne fait qu'affermir, amplifier et développer le mode capitaliste de répartition des conditions de la production. C'est la répartition du produit net en salaire et plus-value qui forme la base de l'accumulation capitaliste, qui reproduit constamment à une échelle supérieure et plus ample l'a distribution capitaliste des conditions de la production et ce mode de production lui-même. On ne saurait, à la fois, résumer et généraliser cette liaison mieux que Marx : « Le résultat au- quel nous arrivons n'est pas que la production, la distribution, l'échange, la consommation sont identiques, mais qu'ils sont tous des membres d'une totalité, des différences dans une unité. (8) K. MARX, Introduction à une critique de l'Economie politique, pp. 326- 328. 6 La production se dépasse aussi þien elle-même, dans la détermi- nation' antithétique de la production, qu'elle dépasse les autres moments. C'est par elle que le procès recommence toujours de nouveau. Que l'échange et la consommation ne puisse être l'élé- ment prédominant cela s'entend de soi. Il en va de même de la distribution comme distribution des produits. Mais comme dis- tribution des agents de la production, elle est elle-même un mo- ment de la production. Une forme déterminée de la production détermine donc des formes déterminées de 'la consommation, de la distribution, de l'échange, ainsi que des rapports réciproques déterminés de ces différents facteurs. Sans doute la production dans sa forme unilatérale est, elle aussi, déterminée par d'au- tres moments; par exemple, quand le marché, c'est-à-dire la sphère des échanges, s'étend, la production gagne en extension et se divise plus profondément. Avec un changement dans la distribution la production change, par exemple avec la concen- tration du capital, une distribution différente de la population entre la ville et la campagne, etc... Enfin, le besoin de la consom- mation détermine la production. Une action réciproque a lieu entre les différents moments. C'est le cas pour chaque tout organique. » (9) Lorsque, par conséquent, Trotsky pour ne rien dire de ses épigones - parle du caractère «bourgeois » de la réparti- tion du produit social, en Russie, en l'opposant au caractère « socialiste » des rapports productifs ou de la propriété étati- que (!), il n'y a là qu'une douce plaisaliterie : le mode de répar- tition du produit social est inséparable du mode de production. Comme le dit Marx, il n'en est que le revers : « L'organisation de la distribution est entièrement déterminée par l'organisation de la production. » S'il est vrai « qu'un individu, qui participe à la production sous la forme du travail salarié, participe sous la forme du salaire aux produits, aux résultats de la produc- tion », il ne peut qu'être vrai aussi inversement qu'un individu qui participe sous la forme de salaire aux produits, participe à la production sous la forme du travail salarié. Et le travail salarié implique le capital (10). Imaginer qu'un mode de répar- tition bourgeois peut se greffer sur des rapports de production socialistes n'est pas moins absurde que d'imaginer un mode de répartition féodal se greffant sur des rapports de production bourgeois (non pas à côté, mais sur ces rapports et résulter de (9) K. Marx, Introduction à une critique de l'Economie politique, pp. 331- 332. (10) Ķ. MARX, Le Capital, t. V, p. 55; t. VII, p. 223; t. XIV, p. 120 et sui- vantes. F. ENGELS, M. E. Dühring bouleverse lå Science, t. II, p. 70. 7 ces rapports). Comme cet exemple le montre, il ne s'agit même pas ici d'une « erreur » : il s'agit d'une notion absurde, aussi dénuée de sens scientifique qu' « avion hippomobile », par exemple, ou « théorème mammifère ». Ni la répartition des conditions de la production, ni le mode de production ne peut être en contradiction avec la répartition du produit social. Si cette dernière a un caractère opposé aux premières, qui en sont les conditions, elle éclatera immédiate- ment de même qu'éclaterait immédiatement et infaillible- ment toute tentative d'instaurer une répartition « socialiste >> sur la base des rapports de production capitalistes. Si donc, les rapports de répartition en Russie ne sont pas socialistes, les rapports de production ne peuvent pas l’être non plus. Ceci précisément parce que la répartition n'est pas auto- nome, mais subordonnée à la production. Les épigones de Trotsky, dans leurs efforts désespérés pour masquer l'absurdité de leur position, ont souvent déformé cette idée de la manière suivante : vouloir tirer des conclusions sur le régime russe d'après les rapports de répartition, signifie remplacer l'analyse du mode de production par l'analyse du mode de répartition. Ce lamen- table sophisme vaut autant que cet autre : regarder sa montre pour voir s'il est midi, signifie croire que ce sont les aiguilles de la montre qui font monter le soleil au zénith. Il est facile de comprendre que, précisément, parce que les rapports de répar- tition sont déterminés sans ambiguïté par les rapports de pro- duction, l'on peut définir sans erreur les rapports de produc- tion d'une société si l'on connaît la répartition qui y prédomine. De même que l'on peut sans erreur suivre la marche d'un navire même si l'on n'aperçoit que les mâts, de même l'on peut déduire la structure fondamentale (supposée inconnue) d'un régime d'après le mode de répartition du produit social. Mais ici l'on entend parler très souvent du « droit bour- geois qui doit subsister dans la phase inférieure du commu- nisme » en ce qui concerne la répartition. Cette question sera traitée plus loin dans l'extension nécessaire. Disons cependant tout de suite que personne avant Trotsky n'avait imaginé que l'expression « droit bourgeois », employée par Marx métapho- riquement, pouvait signifier la répartition du produit social selon les lois économiques dụ capitalisme. Par la « survivance du droit bourgeois », Marx et les marxistes ont toujours entendu la survivance transitoire d'une inégalité, non point le main- tien et l'approfondissement de l'exploitation du travail. A ces sophismes sur la répartition se lie une autre idée de 8 Trotsky (u) selon laquelle la bureaucratie russe n'a pas sa racine dans les rapports de production, mais uniquement dans la répartition. Quoique cette idée sera discutée à fond plus tard, lorsque nous traiterons de la nature de classe de la bureaucratie, il est nécessaire d'en dire quelques mots dès maintenant, à cause de son lien avec la discussion précédente. Cette idée pour- rait ne pas être absurde dans la mesure où l'on attribuerait à la bureaucratie russe la même signification (ou plutôt la même insignifiance) économique qu'à la bureaucratie des Etats bour- geois de l'époque libérale, au milieu du xixe siècle. On avait là, alors, un corps qui jouait un rôle restreint dans la vie écono- mique, qu'on pouvait qualifier de « parasitaire » au même titre que les prostituées et le clergé; corps dont les revenus étaient constitués par des prélèvements sur les revenus des classes ayant des racines dans la production - bourgeoisie, propriétaires fon- ciers ou prolétariat; corps qui n'avait rien à voir avec la pro- duction. Mais il est évident qu'une telle conception n'est même plus juste en ce qui concerne la bureaucratie capitaliste actuelle, l'Etat étant devenu depuis des décades un instrument vital de l'économie de classe et jouant un rôle indispensable dans la coor- dination de la production. La bureaucratie actuelle du ministère de l'Economie Nationale en France, si elle est parasitaire, l'est au même titre et dans le même sens que celle de la Banque de France, de la S.N.C.F. ou de la direction d'un trust : c'est-à-dire qu'elle est indispensable dans le cadre des rapports économiques du capitalisme actuel. Il est évident que la tentative d'assimiler la bureaucratie russe, qui dirige la production russe de A à Z, aux très honorables fonctionnaires de l'ère victorienne, de tout point de vue mais surtout du point de vue du rôle économique, ne peut que provoquer le rire. Trotsky réfute lui-même ce qu'il dit par ailleurs, lorsqu'il écrit que « la bureaucratie est devenue une force incontrôlée dominant les masses » (12), qu'elle est « maîtresse de la société » (13), que « le fait même qu'elle s'est approprié le pouvoir dans un pays où les moyens de production les plus importants appartiennent à l'Etat, crée entre elle et les richesses de la nation des rapports entièrement nouveaux. Les moyens de production appartiennent à l'Etat. L'Etat appartient, en quelque sorte, à la bureaucratie... » (14) Comment d'ailleurs, un groupe pourrait-il jouer un rôle domi- nant dans la répartition du produit social, décider en maître absolu de la répartition du produit net en partie accumulable (11) L. TROTSKY, In defense of Marxism, p. 7. (12) La Révolution trahie; p. 66.. (13) 1b., p. 133. (14) Ib., 3 . p. 281. 9 et partie consommable, régler la division de celle-ci en salaire ouvrier et revenu bureaucratique, s'il ne domine pas dans toute son étendue la production elle-même ? Répartir le produit entre une fraction accumulable et une fraction consommable signifie avant tout orienter telle partie de la production vers la produc- tion de moyens de production et telle autre la production d'objets d'objets de consommation; diviser le revenu consommable en salaire ouvrier et revenu bureaucratique signifie orienter une par- tie de la production d'objets de consommation vers la production d'objets de large consommation et une autre partie vers la pro- duction d'objets de qualité et de luxe. L'idée que l'on puisse dominer la répartition sans dominer la production est de l'en- fantillage. Et comment dominerait-on la production si on ne dominait pas les conditions de la production, tant matérielles que personnelles, si on ne disposait pas du capital et du travail, des biens de production et du fonds de consommation de la société ? 1 B. PRODUCTION ET PROPRIÉTÉ. Dans la littérature « marxiste », concernant la Russie, on rencontre une double confusion : sur le plan général, les formes de la propriété sont identifiées aux rapports de production; sur le plan particulier, la propriété étatique ou « nationalisée » est considérée comme conférant automatiquement un caractère « socialiste » à la production. Il est nécessaire d'analyser briève- ment ces deux aspects de la question. a) Déjà chez Marx, la distinction évidente entre les « formes de la propriété » et les rapports de production est clairement établie. Voilà comment celui-ci s'exprimait à ce sujet dans sa préface célébre à la « Critique de l'Economie Politique » : « Dans la production sociale de leur vie, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur vo- lonté.... L'ensemble de ces rapports constitue la structure écono- mique de la société, la base réelle sur laquelle s'élève une super- structure juridique et politique... A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production exis- tants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mûes jus- qu'alors... Il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel des conditions économiques de la production... et les ........ 10 formes juridiques, politiques... bref, les formes idéologi- ques... » (15) La leçon de ce texte est claire. Les rapports de production sont des rapports sociaux concrets, des rapports d'homme à homine et de classe à classe, tels qu'ils se réalisent dans la production et la reproduction constante, quotidienne de la vie matérielle. Tel est le rapport entre maître et esclave, entre seigneur et serf. Tel est aussi le rapport entre patron et ouvrier, tel qu'il se façonne au cours de la production capitaliste, dont la forme empirique immédiate est l'échange de la force de travail de l'ou- vrier contre le salaire donné par le capitaliste, basé sur la pré- supposition de la possession du capital (aussi bien sous la forme matérielle que sous la forme argent) par le patron et celle de la force de travail par l'ouvrier. A ce rapport de production, le droit donne dans une société « civilisée », une expression abs- traite, une forme juridique. Dans notre exemple concernant la société capitalisté, cette forme juridique est d'une part, pour les présuppositions du rapport productif, la propriété des moyens de production et de l'argent accordée au capitaliste et la libre disposition de sa force de travail accordée à l'ouvrier (c'est- à-dire l'abolition de l'esclavage et du servage), d'autre part pour. le rapport en question lui-même le contrat de location de tra- vail. Propriété du capital, libre disposition de sa propre force de travail par l'ouvrier et contrat de location de travail sont la forme juridique des rapports économiques du capitalisme. Cette expression juridique couvre non seulement les rapports de production au sens strict de ce terme mais l'ensemble de l'activité économique. Production, répartition, échange, disposi- tion des conditions de la production, appropriation du produit et même consommation se trouvent placés sous la forme de la pro- priété privée et du droit contractuel bourgeois. Nous avons donc, d'une part, la réalité économique, les rapports de production, la répartition, l'échange, etc..., et d'autre part la forme juridique qui exprime abstraitement cette réalité. La production est à la propriété comme l'économie est au droit, comme la base réelle à la superstructure, comme la réalité est à l'idéologie. Les formes de la propriété appartiennent à la superstructure juridique, comme le dit Marx dans le texte cité plus haut, aux des rapports de production dans ce pays. Nous avons déjà dit plus haut qu'« inégalité » ne signifie nullement exploitation, et qu'en Russie ce n'est pas de « l'inégalité » dans 37 la rétribution du travail, mais de l'appropriation du travail des prolétaires par la bureaucratie, donc de l'exploitation qu'il s'agit. Cette simple remarque clôt la discussion sur le fond de la ques- tion. Néanmoins, un examen plus poussée du problème ne sau- rait être inutile. En quoi le mode de rétribution du travail dans la société socialiste est-il, selon Marx, « bourgeois » ? Il est évident qu'il ne l'est que d'une manière métaphorique; le serait-il littérale- ment, la société socialiste ne serait alors, ni plus ni moins, qu'une société d'exploitation : si la société ne payait les travailleurs que de la « valeur de leur force de travail », et si une catégorie sociale spécifique s'appropriait la différence entre cette valeur et la valeur du produit du travail - c'est en cela, comme on l'a vu, que consiste la répartition bourgeoise nous nous trou- verions devant une reproduction du système capitaliste. Combien Marx était loin d'une pareille absurdité, le prouve la phrase par laquelle il clot son développement sur le « droit bourgeois » : « (Dans la société capitaliste) les éléments de la production sont distribués de telle sorte que la répartition actuelle des objets de consommation s'ensuit d'elle-même. Que les conditions maté- rielles de la production soient la propriété collective des travail- leurs eux-mêmes, une répartition des objets de consommation différente de celle d'aujourd'hui s'ensuivra pareillement. Le socialisme vulgaire (et par lui, à son tour, une fraction de la démocratie) a hérité des économistes bourgeois l'habitude de considérer et de traiter la répartition comme chose indépendante du mode de production, et en conséquence de représenter le socialisme comme tournant essentiellement autour de la répar- tition. » (50) Mais cette expression métaphorique a une signification pro- fonde. Ce droit est un « droit bourgeois » parce que c'est un droit « inégal ». Il est inégal, parce que la rétribution des tra- vailleurs est inégale; en effet, celle-ci est proportionnelle à la contribution de chacun à la production. Cette contribution est inégale, parce que les individus sont inégaux, c'est-à-dire diffé- rents; s'ils n'étaient pas inégaux, ils ne seraient pas des indi- vidus distincts. Ils sont inégaux aussi bien du point de vue des capacités que du point de vue des besoins. En rendant par consé- séquent à chacun « le même quantum de travail qu'elle a reçu de lui », la société n'exploite personne; mais elle n'en laisse pas moins subsister l'inégalité « naturelle » des individus, résultant de l'inégalité des capacités et des besoins de chacun. Si aux nom- (50) Ib., p. 25. 38 bres inégaux 4, 6, 8, j'ajoute des sommes égales je maintiens l'inégalité. Je la maintiens encore davantage si j'ajoute à ces mêmes nombres des sommes inégales proportionnelles à leur grandeur. Je ne peux arriver à l'égalité qu'en leur ajoutant des sommes inégales telles, que le résultat de l'addition soit partout le même. Mais pour cela, sur le plan social, je ne peux plus prendre comme base la valeur produite par le travail. Sur cette base je ne pourrait jamais égaliser les individus. Il n'y a qu'une seule base sur laquelle « l'égalisation » des individus soit pos- sible : c'est la satisfaction complète des besoins de chacun. Le seul point sur lequel deux individus humains peuvent devenir égaux, c'est qu'ils soient tous les deux saturés. C'est alors que l'on peut dire que « le résultat de l'addition est partout le même », puisque nous sommes arrivés partout au même résultat : la satisfaction complète des besoins. Cette satisfaction des besoins, seyle la phase supérieure de la société communiste pourra la procurer à ses membres. Jusque-là, l'inégalité des individus se maintiendra, tout en s'estompant progressivement. Marx exprime cette idée aussi d'une autre manière, égale- ment caractéristique : ce droit est bourgeois, parce que « dans sa teneur, il est fondé sur l'inégalité comme tout droit ». Le droit, par sa nature, ne peut consister que dans l'emploi d'une même unité, qui ne peut être appliquée aux individus inégaux que par une abstraction, qui fait violence à ce qui est l'essence particulière de chaque individu, c'est-à-dire à ces caractéristi- .ques spécifiques et uniques. L'on voit donc facilement que « l'inégalité », dont parlait . Marx, n'avait rien à voir avec la grossière apologie de la bureau- cratie que l'on essaya de faire en partant de ces idées. Entre cette « inégalité » et l'exploitation bureaucratique il y a le même rapport qu'entre le socialisme et les camps de concentration. # JI. -- PROLETARIAT ET BUREAUCRATIE 1. CARACTÈRES GÉNÉRAUX. Examinons maintenant le rapport fondamental de produc- tion dans l'économie russe. Ce rapport se présente, du point de vue juridique et formel, comme un rapport entre l'ouvrier et ľ «Etat ». Mais l' « Etat » juridique est pour la sociologie une abstraction. Dans sa réalité sociale, l' « Etat » est tout d'abord 39 l'ensemble des personnes qui constituent l'appareil étatique, dans toutes ses ramifications politiques, administratives, militaires, techniques, économiques, etc... L' « Etat » est donc, avant tout, une bureaucratie, et les rapports de l'ouvrier avec l' « Etat » sont en réalité des rapports avec cette bureaucratie. Nous nous bornons ici à constater un fait : le caractère stable et inamovible de cette bureaucratie dans son ensemble non pas du point de vue intérieur, c'est-à-dire des possibilités et de la réalité des « épurations », etc., mais du: point de vue de son opposition à l'ensemble de la société, c'est-à-dire du fait qu'il y a une divi- sion de la société russe tout d'abord en deux catégories : ceux qui sont bureaucrates et ceux qui ne le sont pas et ne le devien- dront jamais - allant de pair avec structure totalitaire de l'Etat, enlèvent à la masse des travailleurs toute possibilité d'exercer la moindre influence sur la direction de l'économie et de la société en général. Le résultat en est que la bureaucratie dans son ensemble dispose complètement des moyens de produc- tion. Sur la signification sociologique de ce pouvoir et sur la caractérisation de la bureaucratie en tant que classe nous aurons à revenir par la suite. Par le simple fait cependant qu'une partie de la population, la bureaucratie, dispose des moyens de production, une struc- ture de classe est immédiatement conférée aux rapports de pro- duction. Dans cet ordre d'idées, le fait de l'absence de la « pro- priété privée » capitaliste ne joue aucun rôle; la bureaucratie disposant collectivement des moyens de production, ayant sur ceux-ci le droit d'user, de jouir et d'abuser (pouvant créer des usines, les démolir, les concéder à des capitalistes étrangers, disposant de leur produit et définissant leur production) joue vis-à-vis du capital social de la Russie le même rôle que les gros actionnaires d'une société anonyme vis-à-vis du capital de celle-ci. Deux catégories sociales se trouvent donc en présence : le prolétariat et la bureaucratie. Ces deux catégories entrent, en vue de la production, en des rapports économiques déterminés. Ces rapports sont des rapports de classe, en tant que la relation de ces deux catégories, avec les moyens de production, est tota- lement différente : la bureaucratie dispose des moyens de pro- duction, les ouvriers ne disposent de rien. La bureaucratie dis- pose non seulement des machines et des matières premières, mais aussi du fonds de consommation de la société. L'ouvrier est par conséquent obligé de « vendre » sa force de travail à l' « Etat », c'est-à-dire à la bureaucratie; mais cette vente revêt ici des 40 caractéristiques spéciales, sur lesquelles nous reviendrons sous peu. En tout cas, par cette « vente » se réalise le concours indis pensable du travail vivant des ouvriers et du travail mort acca- paré par la bureaucratie. Examinons maintenant de plus près cette « vente » de la force de travail. Il est immédiatement évident que la possession 'en même temps des moyens de production et des moyens de coercition, des usines et de l'Etat, confère à la bureaucratie, dans cet « échange », une position dominante. Tout comme la classe capitaliste, la bureaucratie dicte ses conditions dans le « contrat de travail ». Mais les capitalistes dominent économiquement dans les cadres très précis que définissent, d'une part, les lois économiques régissant le marché, d'autre part, la lutte de classe. En est-il de même pour la bureaucratie ? Il est visible que non. Aucune entrave objective ne limite les possibilités d'exploitation du prolétariat russe par la bureau- cratie. Dans la société capitaliste, dit. Marx, l'ouvrier est libre au sens juridique, et ajoute-t-il non sans ironie, dans tous les sens du terme. Cette liberté est tout d'abord la liberté de l'homme qui n'est pas entravé par une fortune, et en tant que telle équivaut du point de vue social à l'esclavage, car l'ouvrier est obligé de travailler pour ne pas crever de faim, de travailler là où on lui donne du travail et sous les conditions qu'on lui impose. Pourtant, sa «liberté » juridique, tout en étant un leurre dans l'ensemble, n'est pas dépourvue de signification, ni socialement, ni économiquement. C'est elle qui fait de la force de travail une marchandise que l'on peut, en principe, vendre ou refuser. (grève), ici ou ailleurs (possibilité de changer d'entre- prise, de ville, de pays, etc...). Cette « liberté » et sa conséquence, l'intervention des lois de l'offre et de la demande, fait que la vente de la force de travail ne se réalise pas dans des conditions dictées uniquement par le capitaliste ou sa classe, mais dans des conditions. determinées aussi dans une mesure importante, d'une part, par les lois et la situation du marché, d'autre part, par le rapport de force entre les classes. Nous avons vu plus haut, que dans la période de décadence du capitalisme et de sa crise organique cet état de choses change et que particulièrement la victoire du fascisme permet au capital de dicter imperative- ment leurs conditions de travail aux travailleurs; nous réser- vant de revenir plus loin sur cette question, qu'il nous suffise, ici de remarquer qu'une victoire durable du fascisme, à une large échelle, amènerait certainement non seulement la transfor- mation du prolétariat en une classe de modernes esclaves indus- 41 trieds, mais des profondes transformations structurelles de l'éco- nomie dans son ensemble. De toute façon, on peut constater que l'économie russe se trouve infiniment plus près de ce dernier modèle que de celui de l'économie capitaliste concurrencielle, en ce qui concerne les conditions de la « vente » de la force de travail. Ces conditions sont exclusivement dictées par la bureaucratie, autrement dit elles sont déterminées uniquement par le besoin interne crois- sant en plus-value de l'appareil productif. L'expression « vente » de la force de travail n'a ici aucun contenu réel : sans parler du travail forcé proprement dit en Russie, nous pouvons dire que dans le cas du travailleur « normal », « libre » russe, celui- ci ne dispose pas de sa propre force de travail, dans le sens où il en dispose dans l'économie capitaliste classique. L'ouvrier ne peut, dans l'immense majorité des cas, quitter ni l'entreprise où il travaille, ni la ville, ni le pays. Quant à la grève, on sait que sa conséquence la moins grave est la déportation dans un camp de travail forcé. Les passeports intérieurs, les livrets de travail et le M.D.V. rendent tout déplacement et tout change- ment de travail impossibles sans l'assentiment de la bureau- cratie. L'ouvrier devient partie intégrante, fragment de l'outil- lage de l'usine dans laquell il travaille. Il est lié à l'entreprise pire que ne l'est le serf à la terre; il l'est comme l'est l'écrou à la machine. Le niveau de vie de la classe ouvrière peut désor- mais être déterminé -- et la valeur de la force de travail en même temps - uniquement en fonction de l'accumulation et de la consommation improductive de la classe dominante. Par conséquent, dans la « vente » de la force de travail, la bureaucratie impose unilatéralement et sans discussion possible ses conditions. L'ouvrier ne peut même formellement refuser de travailler; il doit travailler sous les conditions que l'on lui im- pose. A part ça, il est parfois « libre » de crever de faim et toujours « libre » de choisir un mode de suicide plus intéressant. Il y a donc rapport de classe dans la production, il y a exploitation aussi, et exploitation qui ne connaît pas de limite: objectives; c'est peut-être ce qu'entend Trostky, lorsqu'il dit qui « le parasitisme bureaucratique n'est pas de l'exploitation ai sens scientifique du terme ». Nous pensions savoir, quant à nous que l'exploitation au sens scientifique du terme consiste en qu'un groupe social, en raison de sa relation avec l'appare productif, est en mesure de gérer l'activité productive socia et d'accaparer une partie du produit social sans participer dire tement au travail productif ou au delà de la mesure de cet participation. Telle fut l'exploitation esclavagiste et féodale, telle est l'exploitation capitaliste. Telle est aussi l'exploitation bureau- cratique. Non seulement elle est une exploitation au sens scien- tifique du terme, elle est encore une exploitation scientifique tout court, l'exploitation la plus scientifique et la mieux organisée dans l'histoire. Constater l'existence de « plus-value », en général, ne suffit certes pas ni pour prouver l'exploitation, ni pour comprendre le fonctionnement d'un système économique. On a, depuis long- temps, fait remarquer que, dans la mesure où il y aura accumu- lation dans la société socialiste, il y aura aussi « plus-value », en tout cas décalage entre le produit du travail et le revenu du travailleur. Ce qui est caractéristique d'un système d'exploita- tion, c'est l'emploi de cette plus-value et les lois qui le régis- sent. La répartition de cette plus-value en fonds d'accumulation et fonds de consommation improductive de la classe dominante, comme aussi le caractère et l'orientation de cette accumulation et ses lois internes, voilà le problème de base de l'étude de l'économie russe comme de toute économie de classe. Mais avant d'aborder ce problème, nous devons examiner les limites de l'exploitation, le taux réel de la plus-value et l'évolution de cette exploitation en Russie, en même temps que nous devrons commencer l'examen des lois régissant le taux de la plus-value et son évolution, étant entendu que l'analyse définitive de ces lois ne peut être faite qu'en fonction des lois de l'accumulation. 2. LES LIMITES DE L'EXPLOITATION. Formellement, on peut dire que la fixation du taux de la « plus-value », en Russie, repose sur l'arbitraire, ou mieux, sur le pouvoir discrétionnaire de la bureaucratie. Dans le régime capitaliste classique, la vente de la force de travail est formelle- ment un contrat, soit individuel, soit convention collective; der- rière cet aspect formel se trouve le fait que ni capitaliste ni ouvrier ne sont libres de discuter et de fixer à leur guise les conditions du contrat de travail; en fait, à travers cette forme juridique, ouvrier et capitaliste ne font que traduire les néces- sités économiques et exprimer concrètement la loi de la valeur. Dans l'économie bureaucratique, cette forme contractuelle « libre » disparaît : le salaire est fixé unilatéralement par l' « Etat », c'est-à-dire par la bureaucratie. Nous verrons plus loin que la volonté de la bureaucratie n'est évidemment pas « libre » dans ce cas, comme nulle part ailleurs. Cependant, le fait même que la fixation du salaire et des conditions de travail 43 dépend d'un acte unilatéral de la bureaucratie fait d'une part que cet acte peut traduire infiniment mieux les intérêts de la classe dominante, d'autre part, que les lois objectives régissant la fixation du taux de la « plus-value » s'en trouvent fondamen- talement altérées. Cette étendue du pouvoir discrétionnaire de la bureaucratie, en ce qui concerne la définition du salaire et des conditions du travail en général, soulève tout de suite une question impor- tante : dans quelle mesure la bureaucratie, si l'on suppose qu'elle tend à poursuivre le maximum d'exploitation, rencontre des en- traves à son activité visant à extorquer la plus-value, dans quelle mesure il existe des limites à son activité exploiteuse. Il devient clair que des limites résultant d'une application quelconque de la « loi de la valeur », telle que celle-ci existe et fonctionne dans l'économie capitaliste concurrencielle, ne peu- vent pas exister, comme nous l'avons exposé plus haut, dans le cas de l'économie bureaucratique. La «.valeur de la force de travail », c'est-à-dire, en définitive, le niveau de vie de l'ouvrier russe, devient, dans ce cadre économique (en l'absence d'un mar- ché du travail et de toute possibilité de résistance de la part du prolétariat) une notion infiniment élastique et façonnable pres- qu'à souhait par la bureaucratie. Ceci fut démontré d'une ma- nière éclatante dès le début de la période des « plans quinquen- naux », c'est-à-dire de la bureaucratisation intégrale de l'écono- mie. En dépit de l'énorme augmentation du revenu national, survenue à la suite de l'industrialisation, une chute monstrueuse du; niveau de vie des masses se fit jour, allant évidemment de pair avec un accroissement, d'une part, de l'accumulation, d'au- tre part, des revenus bureaucratiques (51). On pourrait penser qu'une limitation « naturelle» inéluc- table s'impose à l'exploitation bureaucratique, celle qui serait dictée par le « minimum physiologique » du niveau de vie d'un travailleur, c'est-à-dire par la limite imposée par les besoins élémentaires de l'organisme humain. Effectivement, malgré sa bonne volonté illimitée en matière d'exploitation, la bureau- cratie est contrainte de laisser à l'ouvrier russe deux mètres carrés d'espace habitable, quelques kilos de pain noir par mois et les haillons imposés par le climat russe. Mais cette restric- tion ne signifie pas grand chose : d'abord cette limite physio- logique elle-même est dépassée, assez souvent, comme le démon- tre la prostitution des ouvrières, le vol systématique dans les (51) L'étude de l'évolution de l'exploitation à travers les plans quin- quennaux sera faite dans un chapitre spécial. 44 usines et un peu partout, etc... D'autre part, disposant d'une vingtaine de millions de travailleurs dans les camps de concen- tration, pour lesquels elle ne dépense pratiquement rien, la bureaucratie manie gratuitement une masse considérable de . main-d'oeuvre. Enfin, ce qui est le plus important, comme l'a démontré la récente guerre, même à ceux qui pourraient en douter, rien de plus élastique que la « limite physiologique » de l'organisme humain; l'expérience, aussi bien des camps de concen- tration que des pays plus particulièrement éprouvés par l'occu- pation, ont montré combien l'homme a la peau dure. Par ail- leurs, la haute productivité du travail humain ne rend pas tou- jours nécessaire le recours à un abaissement physiologiquement critique du niveau de vie. Une autre limitation apparente à l'activité exploiteuse de la bureaucratie semble résulter de la « rareté relative » de cer- taines catégories de travail spécialisé, dont elle serait obligée de tenir compte. Elle devrait, par conséquent, régler les salaires de ces branches d'après la pénurie relative de ces catégories de travail qualifié. Mais ce problème, n'intéressant en définitive que certaines catégories, sera examiné plus loin, car il concerne directement la création de couches semi-privilégiées ou privi- légiées et en tant que tel touche beaucoup plus à la question des revenus bureaucratiques qu'à celle des revenus ouvriers. 3. LA LUTTE POUR LA PLUS-VALUE. Nous avons dit plus haut que la lutte de classe ne peut pas intervenir directement dans la fixation du salaire en Russie, étant donné le ligotement du prolétariat en tant que classe, l'impossibilité totale de la grève, etc... Ceci, cependant, ne signifie nullement, ni que la lutte de classe n'existe pas dans la société bureaucratique, ni surtout qu'elle reste sans effet sur la production. Mais ses effets sont ici complètement différents des effets qu'elle peut avoir dans la société capitaliste classique. Nous nous bornerons ici à deux de ses manifestations qui se tient, plus ou moins indirectement, à la répartition du produit social. La première c'est le vol — vol d'objets attenant directe- ment à l'activité productrice, d'objets finis ou semi-finis, de matières premières ou de pièces de machine - dans la mesure où ce vol prend des proportions de masse et où une partie rela- tivement importante de la classe ouvrière supplée à l'insuffi- sance terrible de son salaire par le produit de la vente des objets volés. Malheureusement, l'insuffisance des renseignements 45 ne permet pas de s'exprimer actuellement sur l'étendue de ce phénomène et par conséquent sur son caractère social. Mais il est évident que, dans la mesure où le phénomène prend une extension tant soit peu importante, il traduit une réaction de classe subjectivement justifiée, mais objectivement sans issue - tendant à modifier dans une certaine mesure la répartition du produit social. Ce fut, semble-t-il, le cas surtout pendant la période entre 1930 et 1937 (52). La deuxième manifestation que nous pouvons mentionner ici, c'est « l'indifférence active », quant au résultat, de la produc- tion, indifférence qui se manifeste aussi bien sur le plan de la quantité que sur celui de la qualité. Le ralentissement de la production, même lorsqu'il ne prend pas une forme collective, consciente et organisée (« grève perlée »), mais garde un carac- tère individuel, semi-conscient, sporadique et chronique est déjà dans la production capitaliste une manifestation de la réaction ouvrière contre la surexploitation capitaliste, manifestation qui devient d'autant plus importante, que le capitalisme ne peut réagir à sa crise résultant de la baisse du taux de profit qu'en augmentant la plus-value relative, c'est-à-dire en intensifiant de plus en plus le rythme de la production. Pour des causes en partie analogues et en partie différentes, que nous examinerons plus tard, la bureaucratie est obligée de pousser au maximum cette tendance du capital dans la production. On conçoit dès lors que la réaction spontanée du prolétaire surexploité soit, dans la mesure ou la. coercition policière et économique (paię- ment aux pièces) le lui permet, de ralentir le rythme de la pro- duction. De même en ce qui concerne la qualité de la production. L'étendue ahurissante des malfaçons, dans la production russe et surtout son caractère chronique, ne peuvent s'expliquer uniquement ni par le « caractère arriéré » du pays (qui a pu jouer un rôle sous ce rapport au début, mais qui déjà avant la guerre ne pouvait plus être sérieusement pris en considération) ni par la gabegie bureaucratique, malgré l'étendue et le caractère croissant de cette dernière. La malfaçon consciente ou incons- ciente - le dol incident, si l'on peut dire, quant au résultat de la production – ne fait que matérialiser l'attitude de l'ou- vrier face à une production et à un régime économique qu'il considère comme complètement étrangers, davantage même, fon- cièrement hostiles à ses intérêts les plus concrets. Il est cependant impossible de terminer ce paragraphe sans (52) Sur le voi 7???(191t critte période, voir les ouvrages de Ciliga, V: Serge, etc... ra 46 dire quelques mots concernant la signification plus générale de ces manifestations du point de vue historique et révolutionnaire. Si l'on a là des réactions de classe subjectivement saines et cer- tainement impossibles à critiquer, on doit néanmoins, en voir l'aspect objectivement rétrograde, au même titre, par exe. nple, que dans le bris des machines par les ouvriers désespérés dans la première période du capitalisme. A. la longue, si une autre issue n'est pas offerte à la lutte de classe du prolétariat sovié-, tique, ces réactions ne peuvent qu'entraîner sa déchéance et sa décomposition politique et sociale. Mais cette autre issue ne peut évidemment pas, dans les conditions du régime totalitaire russe, être constituée par des combats partiels quant à leur sujet et à leur objet, comme les grèves revendicatives, que cēs conditions rendent par définition impossibles, mais uniquement par la lutte révolutionnaire. Cette coïncidence objective des buts minima et des buts maxima, devenue également une caracté- ristique fondamentale de la lutte prolétarienne dans les pays capitalistes, nous retiendra longuement par la suite. Ce sont ces réactions qui nous mènent à soulever un autre problème, fondamental pour l'économie bureaucratique : celui de la contradiction existant dans les termes mêmes de l'exploi- tation intégrale. La tendance vers la réduction du prolétariat à un simple rouage de l'appareil productif, dictée par la baisse du taux du profit, ne peut qu'entraîner parallèlement une crise terrible de la productivité du travail humain, dont le résultat ne peut être que la réduction du volume et l'abaissement de la qualité de la production, elle-même, c'est-à-dire l'accentuation jusqu'au paroxysme des facteurs de crise de l'économie d'exploi- tation. Nous nous contentons ici d'indiquer ce problème, qui :sera longuement examiné plus loin. 4. LA RÉPARTITION DU REVENU NATIONAL CONSOMMABLE. Il est manifestement impossible de procéder à une analyse rigoureuse du taux d'exploitation et du taux de la plus-value dans l'économie russe actuelle. Les statistiques concernant la structure des revenus et le niveau de vie des différentes caté- gories sociales, ou dont on pourrait indirectement déduire ces valeurs, ont cessé d'être publiées pour la plupart immédiatement après le début de la période des plans, et toutes les données Telatives sont systématiquement cachées par la bureaucratie aussi bien au prolétariat russe qu'à l'opinion mondiale. On peut moralement déduire déjà de ce fait que cette exploitation est 47 au moins aussi lourde que dans les pays capitalistes. Mais on peut arriver à un calcul plus exact de ces valeurs, basé sur des données générales qui nous sont connues et que la bureaucratie ne peut pas cacher. On peut, en effet, arriver à des résultats certains, en se basant sur les données suivantes : d'une part le pourcentage de la population que constitue la bureaucratie, d'autre part le rap- port de la moyenne des revenus bureaucratiques à la moyenne des revenus de la population travailleuse. Il est évident qu'un tel calcul ne peut être qu'approximatif, mais en tant que tel il est incontestable. Par ailleurs, les contestations ou protesta- tions de la part des staliniens ou des cryptostaliniens sont irre- cevables : qu'ils demandent d'abord la publication de statis- tiques vérifiées sur ce sujet à la bureaucratie russe. On pourra ensuite discuter avec eux. En ce qui concerne d'abord le pourcentage de la population, formé par la bureaucratie, nous nous référons au calcul de Trotsky dans « La Révolution Trahie » (53). Trotsky donne des chiffres allant de 12 à 15 % jusqu'à 20 % de l'ensemble de la population pour la bureaucratie (appareil étatique et adminis- tratif supérieur, couches dirigeantes des entreprises, techniciens et spécialistes, personnel dirigeant des kolkhoz, personnel du parti, stakhanoviens, activistes sans parti, etc...). Les chiffres de Trotsky n'ont jamais été contestés jusqu'ici; comme Trotsky le fait remarquer, ils ont été calculés à l'avantage de la bureau- cratie (c'est-à-dire en réduisant les proportions de cette dernière) pour éviter des discussions sur des points secondaires. Nous retiendrons le résultat moyen de ces calculs, en admettant que la bureaucratie constitue approximativement 15 % de la popu- lation totale. Quelle est la moyenne des revenus de la population travail- leuse ? D'après les satistiques officielles russes, le « salaire moyen annuel », « constaté, comme l'observe Trotsky (54), en réunis- sant les salaires du directeur du trust et de la balayeuse, était, en 1935, de 2.300 roubles et devait atteindre, en 1936, environ 2.500 roubles... Ce chiffre, des plus modestes, s'amenuise encore si l'on tient compte du fait que l'augmentation des salaires, en 1936, n'est qu'une compensation partielle pour la suppression des prix de faveur et de la gratuité de divers services. Le prin- cipal, en tout ceci, c'est encore que le chiffre de 2.500 roubles par an, soit 208 roubles par mois, n'est qu'une moyenne, c'est- (53) P. 157-165. (54) Ib., p. 145. : 48 à-dire une fiction arithmétique destinée à masquer la réalité d'une cruelle inégalité dans la rétribution du travail » Passons sur cette infecte hypocrisie, consistant à publier des statistiques « du salaire moyen » (comme si, dans un pays capitaliste, on publiait des statistiques concernant uniquement le revenu indi- viduel moyen et on voulait ensuite juger la situation sociale de ce pays d'après ce revenue moyen !) et retenons ce chiffre de 200 roubles par mois. En réalité, le salaire minimum (55) n'est que de 110 à 115 roubles par mois. Qui maintenant en ce qui concerne les revenus bureaucra- tiques ? Selon Bettelheim (56) « beaucoup de techniciens, d'in- génieurs, de directeurs d'usines, touchent de 2.000 à 3.000 roubles par mois, soit de 20 à 30 fois plus que les ouvriers les moins payés... > Parlant ensuite des « rémunérations plus élevées >> encore, mais « plus rares », il cite des revenus allant de 7.000 à 16.000 roubles par mois (160 fois le salaire de base !) que peu- vent gagner facilement des régisseurs de cinéma ou des écri- vains en vogue. Sans aller jusqu'aux sommets de la bureaucratie politique (président et vice-présidents du Conseil de l'Union et du Conseil des Nationalités, qui touchent 25.000 roublent par mois, 250 fois le salaire de base : ceci équivaudrait, en France, si le minimum de salaire est de 15.000 francs par mois, à 45 mil- lions par an pour le Président de la République ou de la Chambre et, aux Etats-Unis, si le salaire minimum est de 150 dollars par mois, à 450.000 dollars par an pour le Président de la République. Celui-ci, ne recevant que 75.000 dollars par an, doit envier son collègue russe, qui a un revenu comparati- vement six fois supérieur au sien : quant à M. Vincent Auriol, qui ne reçoit que 6 millions de francs par an, c'est-à-dire 13 % de ce qui lui reviendrait si l'économie française était « collec- tivisée », « planifiée » et « rationalisée », en un mot vraiment progressive, il fait dans l'histoire figure de parent pauvre), nous n'en retiendrons que la rémunération des députés « qui touchent 1.000 roubles par mois, plus 150 roubles par jour pendant la durée des sessions » (57). Si l'on suppose dix jours de session par mois, ces chiffres' donnent une somme de 2.500 roubles par mois, c'est-à-dire de 25 fois 'le salaire le plus bas et de 12 fois le « salaire moyen théorique ». D'après Trotsky, les stakhano- vistes moyens gagnent au moins 1.000 roubles par mois (c'est précisément pourquoi on les appelle « les mille ») et il y en a (55) Bettelheim, « La Planification soviétique », p. 62. (56) Bettelheim, ib., p. 62. (57) Bettelheim, ib., p. 62. 49 même qui gagnent plus de 2.000 roubles par mois (58), c'est-à-dire de 10. à plus de 20 fois le salaire minimum. L'ensemble de ces éléments est plus que confirmé par les données qu'on peut trou- ver chez Kravchenko; des informations de celui-ci, il résuite que les chiffres donnés plus haut sont extrêmement modestes, et qu'il faudrait les doubler ou les tripler pour arriver à la vérité en ce qui concerne le salaire en argent. Soulignons, d'autre part, que nous ne tenons pas compte des avantages en nature où indirects, concédés aux bureaucrates en tant que tels (habita- tion, voiture, services, maisons de santé, coopératives d'achat bien fournies et meilleur marché) qui forment une part du revenu bureaucratique au moins aussi importante que le revenu en argent. On peut donc prendre comme base de calcul une différence de revenus moyens ouvriers et bureaucratiques de 1 à 10: Ce faisant, nous agirons en réalité en avocats de la bureaucratie, car nous prendrons le « salaire moyen » donné par les sta- tistiques russes de 200 roubles, dans lequel entre, pour une proportion importante, le revenu bureaucratique, comme indice du salaire ourrier, en 1936, et le chiffre de 2.000 roubles par mois (le chiffre le moins élevé cité par Bettelheim) comme moyenne des revenus bureaucratiques. En fait, nous aurions le droit de prendre comme salaire moyen ouvrier celui de 150 roubles par mois (c'est-à-dire la moyenne arithmétique entre le salaire minimum de 100 roubles et le « salaire moyen » conte- nant aussi les salaires bureaucratiques) et comme salaire moyen bureaucratique celui au moins de 4.500 roubles par mois, auquel on arrive si l'on ajoute au salaire « normal » des ingénieurs, directeurs d'usines et de techniciens, indiqué par Bettelheim (de -2.000 à 3.000 roubles par mois) )autant de services dont le bureaucrate profite en tant que tel, mais qui ne sont pas contenus dans le salaire en argent. Ceci nous donnerait une différence de 1 à 30 entre le salaire ouvrier moyen et le salaire bureaucra-- tique moyen. Il est pratiquement certain que la différence est encore plus grande. Cependant, nous établirons notre calcul successivement sur ces deux bases, pour n'en retenir, en défi- nitive pour le reste de notre ouvrage, que les chiffres les moins accablants pour la bureaucratie, c'est-à-dire ceux résultant de la base 1 à 10. Si nous supposons donc que 15 % de la population ont un revenu 10 fois plus élevé en moyenne que les autres 85 %, le rapport entre les revenus totaux de ces deux couches de la (58) .« La Révolution Trahie », p. 146. 50 population sera comme 15 X 10 : 85 X I, ou 150 : 85. Le produit social consommable est donc réparti dans ce cas de la manière suivante : 63 % pour la bureaucratie, 37 % pour les travail- leurs. Ce qui signifie que si la valeur des produits consommables est annuellement de 100 milliards de roubles, 63 milliards en sont consommés par la bureaucratie (formant 15 % de la popu- lation) et il reste 37 milliards de produits pour les autres 85 %. Si maintenant nous voulons prendre une base de calcul plus réelle, celle de la proportion de à 30 entre le revenu moyen ouvrier et le revenu moyen bureaucratique, nous en arrivons à des chiffres effarants. Le rapport entre les revenus totaux des deux couches de la population sera dans ce cas comme 15.x.30 : 85 X 1, ou 450 : 85. Le produit social consommable sera donc réparti, dans ce cas, dans les proportions de 84 % pour la bureau- cratie et de 16 % pour les travailleurs. Sur une valeur de pro- duction annuelle de 100 milliards de roubles, 84 milliards seront consommés par la bureaucratie et 16 milliards par les travail- leurs, 15% de la population consommeront les 85 % du produit consommable, et 85% de la population disposeront des autres. 15 % de ce produit. On conçoit donc que Trotsky lui-même arrive à écrire (59) : « Par l'inégalité dans la rétribution du travail, l'U.R.S.S. a rejoint et largement dépassé les pays capitalistes ! » Encore faut-il dire qu'il ne s'agit pas là de « rétribution du tra- vail » mais sur ceci nous reviendrons plus loin. 5. TRAVAIL SIMPLE ET TRAVAIL QUALIFIÉ. Pour la totalité des apologistes du stalinisme, et même pour ceux qui, comme Trotsky, insistent à voir dans la structure de l'économie bureaucratique une solution, peut-être erronée, mais. imposée par la conjoncture historique, des problèmes de « l'éco-. nomie de transition », la distinction entre la valeur du travail simple et celle du travail qualifié comme aussi la « rareté » de ce dernier, servent comme base commode d'explication et (dans. le cas des staliniens avoués) de justification de l'exploitation bureaucratique. C'est aussi le cas de cet avocat discret de la bureaucratie, qu'est M. Bettelheim, dont nous aurons fréquem- ment l'occasion de contrôler les raisonnements au cours de ce chapitre. Dès le début de son livre, « Les problèmes théoriques et pra- tiques de la planification », au long duquel cet honorable écono- miste oscille constamment et consciemment entre l'expo- sition des problèmes d'une « économie planifiée pure »" et ceux de (59) Ib., p. 147. 51 l'économie russe, M. Bettelheim nous dit quelle fut son hypo- thèse méthodique en ce qui concerne la rémunération du travail : « Pour la simplification de l'exposé, nous avons pris comme hypothèse l'existence d'un « marché libre » du travail avec une différenciation des salaires destinée à orienter les travailleurs vers les différentes branches et qualifications conformément aux exigences du plan. Mais rien », ajoute-t-il, « n'empêche d'envi- sager qu'à un certain stade du développement de la planifica- tion on puisse tendre vers l'égalité des salaires et substituer l'orientation professionnelle et des stimulants non-pécuniaires (plus ou moins grande durée de la journée de travail) à l'action de la différenciation des salaires » (60). Ainsi, en l'absence d'une autre explication, le lecteur verra dans ce but « purement » économique : l'orientation des travail- leurs vers les différentes branches de la production conformé- ment aux exigences du plan, la cause essentielle de la monstrueuse différenciation des revenus en Russie. A remarquer la grossière subtilité du procédé : M. Bettelheim ne nous dit pas : voilà la cause de la différenciation; il préfère ne rien dire sur les causes concrètes et le caractère de la différenciation actuelle des revenus en Russie. Ce «marxiste » se complaît à bavarder au long de 334 pages sur tous les aspects de la « planification soviétique >> hormis son aspect social de classe. Mais comme d'autre part il dit bien que dans sa planification « pure » on doit présupposer « une différenciation des salaires destinée à orienter les travail- leurs », différenciation que, par ailleurs, « rien n'empêcherait à un certain stade du développement de la planification » de rem- placer par l'orientation professionnelle, la moindre durée de la journée de travail, etc... - le fondement « scientifique » est. immédiatement fourni aussi bien à la paresse du lecteur qu'à la malice du propagandiste. Malice que M. Bettelheim lui-même a déployée devant nous en écrivant ses articles dans la Revue Internationale où il nous expliquait les « privilèges » de la bu- reaucratie en Russie comme résultant du caractère arriéré du pays et plus généralement de lois économiques incoercibles régissant l'économie de transition. Nous aussi, qui, en matérialistes sordides, avons cette terrible déformation de ne point parvenir à nous intéresser aux pro- blèmes éthérés de la « planification pure » et de « l'économie de transition überhaupt », mais voulons connaître la réalité sociale concrète en Russie, nous sommes tentés de déduire des principes transcendentaux de M. Bettelheim une explication concrète de la (60) « Les Problèmes théoriques etc..., p. 3, note. 52 différenciation des revenus en Russie. Ce que nous pouvons en conclure, c'est que la différenciation des salaires fut nécessaire pour orienter les travailleurs vers les branches de la production vis-à-vis desquelles ceux-ci se montraient spécialement récalci- trants ou vers des qualifications qu'ils se montraient peu disposés à acquérir, que ces manifestations sont fréquentes et naturelles dans une « économie de transition héritant d'un bas niveau des forces productives », et qu'elles peuvent être par la suite sur- montées, la politique de différenciation des salaires y aidant. A première vue, cependant, ce tableau nous paraît peu per- suasif et nous commençons à soupçonner aussi dans ce cas l'in- fluence déterminente de « raisons historiques particulières » (analogues peut-être à celles qui ont conduit la planification russe, de l'aveu de M. Bettelheim, à se fixer comme but non pas « l'obtention d'un maximum de satisfaction économique », mais « dans une certaine mesure (?) la réalisation du potentiel mili- taire maximum »). Raisons historiques particulières, sans aucun doute, et le diable sait si l'âme slave n'y prend pas une part importante. Car, après tout, ce que l'on observe en Russie, c'est que sont rémunérés beaucoup plus fortement les travaux pour lesquels personne, en principe, dans le reste du monde, n'éprou- verait une répulsion particulière : directeur d'usine, par exemple, ou président de kolkhoz, colonel ou général, ingénieur ou direc- teur de ministère, ministre ou sous-chef génial des peuples, etc. Il ne nous reste donc qu'à supposer que les Russes, avec leur masochine bien connu et leur complexe d'autopunition dostoyev- skienne répugnent aux « travaux » agréables, confortables, voyants (et bien payés), étant attirés irrésistiblement par la tourbe, le ramassage des ordures et la chaleur des hauts four- neaux, et que pour arriver, à grand' peine, à en persuader quel- ques-uns d’être directeurs d'usines, par exemple, il a fallu leur promettre des salaires exorbitants. Pourquoi pas, après tout ? Tolstoï n'était-il pas un grand-russien pur sang, lui qui s'enfuit de son château comtal pour aller mourir comme un crève-la- faim dans un monastère ? Mais si les plaisanteries ne sont pas de notre goût, nous serons obligés de constater au moins : 1° Que la différenciation des revenus en Russie n'a rien à voir avec le caractère agréable ou non du travail (auquel fait visiblement allusion M. Bettelheim lorsqu'il parle de « plus ou moins grande durée de la journée de travail ») mais que les travaux sont rémunérés en raison inverse de leur désagrément et de leur pénibilité; 1 53 1 2° Qu'en ce qui concerne la « pénurie du travail qualifié », nous n'acceptons pas, vingt ans après le début de planification, d'être renvoyés au « bas niveau des forces productives hérité du passé » et que nous demandons au moins de voir comment ont évolué cette pénurie elle-même et la différenciation des reve- nus qui soi-disant en résulte; 3° Que nous devons aussi examiner quelle peut être l'action de la différenciation des salaires sur cette pénurie en général. En un mot, nous refusons d'être ramenés de Marx à Jean-Bap- tiste Say, Bastiat et les autres « harmonistes » et de croire que: l'existence même d'un revenu prouve sa justification naturelle et nécessaire par le jeu de l'offre et de la demande. Non seulement dans une économie planifiée, mais dans toute économie supposant une division sociale étendue du travail (c'est-à-dire ayant dépassé le stade de l'économie naturelle), se pose le problème, d'une part, de la base objective de la diffé- renciation des revenus dus au travail d'après le caractère spéci- fique du travail en question (c'est-à-dire des variations du prix et de la valeur de la force de travail concrétisée dans une pro- duction spécifique), d'autre part, du « recrutement » stable et permanent des différentes branches de la production en force de travail. Nous aborderon's ces deux problèmes sous un angle général, en commençant par leur solution dans l'économie capi- taliste, pour les examiner ensuite dans le cadre d'une économie socialiste et de son antipode, l'économie bureaucratique russe. I. a) La loi de la valeur s'applique, selon Marx et comme il est bien connu, à la marchandise « force de travail » elle-même. Toutes conditions égales par ailleurs (dans un pays, une époque, un niveau de vie, etc..., donnés) la différence entre la valeur de deux forces de travail spécifiques concrètes revient à la diffé- rence des « coûts de production » de chaque force de travail spécifique. Grosso modo, ce « coût de production » comprend, d'une part, les frais d'apprentissage proprement dits, qui en sont la partie la moins importante, et, d'autre part, le temps d'appren- tissage, ou, plus exactement, le temps non-productif de la vie du travailleur spécifique en question, temps écoulé avant son entrée dans la production. Ce temps doit être « amorti » pen- dant la période productive de la vie du travailleur : ce qui se fait dans la société capitaliste; non pas sous la forme de « rem- boursement » des frais d'éducation et d'apprentissage par le tra- vailleur à ses parents mais sous la forme de la reproduction de la même (ou une autre analogue) spécification de la force de travail, c'est-à-dire par le fait que le travailleur élève ses 54 1 venfants, et, dans l'hypothèse d'une reproduction simple, au même nombre et au même niveau de qualification. Si donc on suppose que le prix de la force de travail.coïn- .cide avec sa valeur, on constate facilement que les différences de salaire dans la société capitaliste se meuvent dans des limites assez étroites. En effet, prenons les deux cas extrêmes, c'est-à-dire celui d'un maneuvre dont l'occupation ne requiert le moindre apprentissage et qui commence à travailler au début de sa treizième année, qui par conséquent doit amortir pendant le reste de sa vie douze années de vie improductive, et celui d'un médecin, qui finit ses études à l'âge de 30 ans, et qui doit amortir durant le reste de sa vie trente années de vie improductive. Supposons que les deux travailleurs en question doivent s'arrêter de travailler tous les deux à l'âge de 60 ans, et laissons de côté le problème de leur entretien pendant les dernières années de leur vie. Şi nous admettons de plus arbitrairement que le coût d'entretien d'un individu pendant l'enfance et l'âge mûr est le même, et en prenant comme unité le coût de production de la force de travail dépensée pendant une année à l'âge mûr, la valeur d'une année de force de travail pour le maneuvre sera 1+12/48, tandis que pour le médecin elle ira jusqu'à 1+30/30. Donc, si la loi de la valeur doit fonctionner en plein ici, la différence de salaire du maneuvre n'ayant aucune qualification et celle du travailleur ayant la qualification la plus haute pos- sible sera de 60/48 à 60/30, moins que du simple au double (1,25 à 2). En réalité elle devrait être moindre, car la suppo- sition arbitraire que nous avons faite en posant le « coût de production » d'une année de vie de l'enfant comme égal à celui d'une année de l'âge mûr favorise le travail qualifié; si: l'on prend comme base un coût moindre pour les années d'enfance, nous arrivons, comme on peut le voir facilement, à un éventail moins écarté encore Mais nous laissons de côté ce facteur, pour compenser le fait que nous ne tenons pas compte des frais d'apprentissage proprement dits (frais de scolarité, livres ou instruments indi- viduels, etc...). Comme nous l'avons déjà dit, l'importance de ces frais est minime, car même dans le cas de la formation la plus coûteuse (formation universitaire) ils ne dépassent jamais 20% des dépenses totales de l'individu (61). (61) Nous ne parlons pas ici des occupations ayant un caractère de « monopole absolu » : artistes, inventeurs, génies en tous genres, etc... Nous considérons comme positivement établi que dans la société actuelle sans parler d'une société socialiste il y a suffisamment d'individus pou vant accomplir avec succès tous les travaux spécifiques existants. • 55 En fait, dans la situation concrète de la société capitaliste, - les choses se passent d'une manière assez différente; de multiples facteurs y interviennent, tous liés d'ailleurs à la structure de classe de cette société, qui ici, comme partout ailleurs, surdéter- mine l'économie « pure ». Parmi ces facteurs les plus importants sont : 1° Le niveau de vie différent des diverses catégories, « his- toriquement donné »; 2° L'orientation consciente des couches dirigeantes vers une structure pyramidale des revenus venant du travail, pour des. raisons que nous analyserons plus bas; ziº Par dessus tout, le monopole exercé sur l'éducation par les « classes aisées », monopole s'exprimant par une grande mul- tiplicité de manières, mais déjà sous son aspect le plus grossier et le plus vrai par la difficulté insurmontable de la « mise de fonds » initiale pour l'éducation ou l'apprentissage de l'enfant dans une famille ouvrière. Néanmoins, même dans ce cadre de classe, les tendances du développement économique ont pris à la longue le dessus, et les différences de salaire entre le prolétariat manuel et le prolétariat intellectuel, par exemple, se sont considérablement réduites, dans certains cas même sont retombées en deça de la différenciation imposée par la loi de la valeur (cf instituteurs et employés en général en France). La tendance générale dans les pays dits « civilisés » s'exprime par la pléthore relative de travailleurs intellectuels. b) En ce qui concerne le deuxième point, c'est-à-dire le recrutement stable des différentes branches de la production en travailleurs spécifiques, point n'est besoin de se rapporter à un principe économique à part pour l'expliquer : on peut dire, qu'en général, la loi des grands nombres explique en même temps qu'elle garantit la stabilité de ce recrutement. Un phi- listin pourrait s'étonner de ce qu'il y a toujours suffisamment de gens qui « acceptent » d'être des boueux, malgré le caractère dégoûtant du métier et sa rémunération au-dessous de la moyenne; la convergence d'une infinité de processus individuels d'exploitation et d'aliénation dans la société capitaliste suffit pour assurer normalement ce résultat, autrement miraculeux. Supposons cependant qu'une « irrégularité » survienne de ce point de vue, le mécanisme des prix interviendra en principe pour rétablir l'état « normal » des choses : une modique aug- mentation du salaire des branches sous-peuplées y ramènera la force de travail nécessaire, que chassera de la branche ou des 56 branches relativement saturées une baisse analogue de la rému- nération. Ces variations n'affecteront que le prix de la force de travail, et nullement sa valeur, parce qu'elles ne modifieront en rien par elles-mêmes le coût de production de celle-ci. Ceci même explique le caractère limité, quant au montant et à la durée, de telles variations du prix de la force de travail. Là par contre où la « pénurie » en force de travail spécifique concerne une force de travail exigeant une qualification poussée, c'est-à-dire, en définitive, exigeant une nouvelle « production » partielle de force de travail, production qui rencontre d'autres obstacles, et essentiellement celui de la mise de fonds préalable par des gens qui ne disposent ni de capitaux ni de la possibilité d'emprunter, des mécanismes beaucoup plus complexes entrent en jeu. D'abord, une élévation plus importante du prix de ces forces de travail se chargera d'éliminer une partie de la demande de cette catégorie de travail et d'assurer l'équilibre de la demande subsistante avec l'offre. Ensuite, la société capitaliste sera obligée, vu l'impossibilité pour la classe ouvrière de disposer elle-même dų capital initial nécessaire pour arriver à la production supplé- mentaire d'une force de travail qualifiée, de consacrer une partie (évidemment minime) de la plus-value à la production de cette force de travail supplémentaire (écoles d'apprentissage, bourses d'études, etc...). La modicité extrême des sommes dépensées par la bourgeoisie dans ce but est la preuve du caractère restreint et de l'importance très limitée de ces cas dans une société capi- taliste relativement développée. II. - a) Voilà en ce qui concerne le cas de la production capitaliste. Voici maintenant le problème dans le cadre d'une économie socialiste. Supposons comme 'le veut M. Bettelheim que cette société applique consciemment la loi de la valeur, - et, de plus, avec sa forme et son contenu capitaliste (supposition qui, en ce qui concerne la comparaison avec 'le cas russe, est à l'avantage de la bureaucratie), c'est-à-dire donne aux travail- leurs non pas, comme le disait Marx dans la «Critique du pro- gramme de Gotha », l'équivalent sous une autre forme du tra- vail que ceux-ci ont fourni à la société moins les défalcations nécessaires (c'est-à-dire essentiellement les valeurs destinées à l'accumulation) mais l'équivalent de la valeur de leur force de travail, c'est-à-dire les paie comme une entreprise capitaliste « pure ». (Nous verrons plus tard les contradictions internes de cette solution qui est cependant, d'une manière inavouée, la pré- misse théorique de M. Bettelheim.) Dans ce cas, comme on l'a vu plus haut, le maximum de différences qui seraient « écono 57 miquement nécessaires » entre les salaires serait au plus de 1 à 2 (en réalité, comme nous l'avons vu, de moins). Aucun des facteurs altérant le fonctionnement de cette loi dans la société capita- liste n'entrerait alors en jeu : le monopole sur l'éducation serait aboli, la société n'aurait aucune raison pour pousser à la diffé- renciation des revenus, mais toutes les raisons pour amoindrir cette différenciation, enfin le « niveau de vie spécifique hérité du passé » des différentes branches ne serait pas pris en consi- dération (comme on le verra par la suite, il n'a en fait joué aucun rôle dans le cas, russe, où on a procédé à la création de nouveau d'un niveau de vie surélevé pour les couches privi- légiées). b) Quid maintenant en ce qui concerne la « pénurie » éven- tuelle de certaines branches de la production en force de tra- vail ? Comme nous l'avons déjà indiqué, ce n'est pas la différen- ciation des rémunérations qui garantit dans une société capi- taliste le recrutement stable des différentes branches en force de travail dans la proportion qui leur est nécessaire. Nous allons passer en revue les trois cas principaux d'une telle « pénurie ». qui peuvent se présenter. Le premier cas est celui des travaux particulièrement péni- bles, désagréables ou malsains. Il ne nous semble pas que ce cas. posera un problème particulièrement difficile à résoudre pour l'économie socialiste. D'une part, son étendue est limitée, d'autre part, l'économie socialiste héritera de la situation de la produc- tion capitaliste, dans laquelle le problème est déjà en règle générale résolu. De toute façon, la société devra offrir aux tra- vailleurs de ces branches une compensation, essentiellement sous la forme d'une durée moindre de la journée de travail, et subsi- diairement sous la forme d'une rémunération supérieure à la moyenne. Déjà actuellement, en tout cas en France et aux U.S.A., le salaire des mineurs s'élève au-dessus de la moyenne du salaire des branches réquérant une qualification analogue, mais cet excédant ne dépasse pas 50 % du salaire moyen. Le deuxième cas est celui d'une pénurie temporaire dont peu-. vent éventuellement souffrir certaines branches, pénurie en force de travail non-qualifiée ou, en général, pénurie qui peut être comblée par un simple déplacement de travailleurs, sans exiger- une nouvelle spécification de la force de travail existante. Ici, un « stimulant » pécuniaire serait indispensable pour une cer-- taine période afin de rétablir l'équilibre; une réduction de la durée du travail serait contradictoire dans ce cas avec le but à atteindre. Mais cette augmentation resterait dans des limites: 58 assez étroites, des variations de 10 à 20 % suffisant amplement, comme le montre l'exemple de l'économic capitaliste, pour amener le résultat désiré. Reste le troisième cas, qui est d'un ordre relativement diffé- rent, d'une portée beaucoup plus générale et d'un intérêt parti- culier après l'expérience russe. C'est le cas des travaux exigeant une, qualification plus ou moins importante. Problème d'ordre différent, puisqu'il ne concerne plus la répartition de la force de travail existante entre les diverses branches de la produc- tion, mais la production même de cette force de travail. Pro- blème d'une portée beaucoup plus générale, parce qu'étroitement lié aux problèmes politiques, culturels et humains de la société de transition. Problème enfin d'un intérêt particulier pour la dis- cussion du cas russe lui-même, puisque le plus clair des justi- fications de la bureaucratie stalinienne que nous offrent ses apologistes repose sur la fameuse « pénurie de cadres » en Russie et dans la société de transition en général. Tout d'abord, il est plus qu'improbable qu'une société post- révolutionnaire puisse se trouver durablement devant une pénurie de travailleurs qualifiés touchant l'ensemble de la production ou une partie importante de celle-ci : le moins que l'on puisse en dire, c'est qu'il s'agit là d'un objectif de production à attein- dre (la production de force de travail concrètement spécifiée) analogue aux autres objectifs (production de moyens de produc- tion ou de consommation, amélioration du sol, etc...). Nous avons là un facteur de production dérivé et non pas originaire, un facteur dont la production se ramène à une dépense de tra- Vail simple et fongible. Nous repoussons catégoriquement l'en- semble des « arguments » bourgeois et fascistes (repris aujour- d'hui volontiers par les staliniens) sur la rareté originaire et irréductible des formes supérieures du travail, qui justifierait soi-disant une rémunération spéciale. Nous sommes en plein accord avec Marx et Lénine pour dire qu'il y a dans la société actuelle en profusion la matière première pour la production de toutes les formes supérieures de travail, sous forme d'une pléthore d'individus pourvus de l'inclinaison et des capacités nécessaires. En partant de cette base, la société socialiste envi- ·Sagera la spécification de cette matière première commë un objec- tif productif à atteindre dans le cadre de son plan général, exi- geant évidemment des dépenses productives à la charge de la société. A cet objectif une société socialiste devra accorder une attention particulière et si l'on peut dire une primauté absolue, 59 étant données les implications générales, sociales, politiques et culturelles du problème. En ce qui concerne le recrutement de ces branches. le fait que les travaux en question sont d'une valeur plus élevée, par consé- quent assurent une rémunération pouvant aller jusqu'au double du salaire de base, et que, d'autre part, ils sont beaucoup plus attirants par leur nature même sans parler de la capacité présumée de la révolution de détecter dans le prolétariat une foule d'individus capables étouffés précédemment par l'exploi- tation capitaliste suffit amplement pour le garantir. Mais si l'on suppose, malgré tout, une pénurie persistante dans cer- taines de ces branches professionnelles ou dans toutes il serait complètement absurde de supposer qu'une société socia- liste puisse et veuille résoudre ce problème en surélevant les salaires de ces branches. Une telle surélévation n'amènerait au- cun résultat dans l'immédiat : car, à l'opposé de ce qui se passe lorsqu'un pareil problème se présente entre des branches de la production exigeant toutes de la force de travail fongible et dont on peut amener le déplacement par des variations dans le prix du travail, une force de travail simple ne se transforme pas en force de travail qualifiée du jour au lendemain, ni même dans une ou deux années par le seul fait qu'on lui propose une rémunération supérieure (qui d'ailleurs l'était déjà de toute façon). Nous pourrons discuter ultérieurement si « l'ajuste- ment de l'offre et de la demande », que pourrait amener une telle surélévation, est réel et surtout rationnel du point de vue d'une économie socialiste. Mais est-ce que cette surélévation pourrait amener le résultat désirable dans une perspective plus longue ? Est-ce qu'elle n'amènerait pas une foule d'individus à acquérir les qualifica- tions requises, poussés par la perspective d'un revenu supérieur ? Il est visible que non. Nous avons d'abord indiqué que les mobiles pouvant pousser les individus à acquérir les qualifica- tions en question existent indépendamment d'une élévation de la rémunération au-dessus du normal. Il est plus clair que ce procédé procédé foncièrement bourgeois ne peut aboutir qu'à une sélection à rebours, du point de vue qualitatif : ce ne seront pas les plus aptes qui seront dirigés vers les spécialités en question, mais ceux qui pourront subir la dépense initiale. Et ceci nous mène au coeur du problème : l'absurdité du pro- cédé, en ce qui concerne la production de force de travail qualis fiée, consiste en ce qu'en augmentant la rémunération de cette force de travail on ne change rien aux facteurs fondamentaux - 60 du problème qui reste toujours posé dans les mêmes termes. Car pour le fils du manæuvre qui pourrait et voudrait devenir ingé- nieur, mais n'en a pas les moyens, le problème ne change nulle- ment du fait qu'on lui dit : une fois ingénieur, tu auras un salaire magnifique. Devant le réservoir infini des possibilités humaines se trouve toujours la digue du manque des moyens économiques, digue infranchissable pour les neuf dixièmes des individus. Il est évident, par conséquent, que de même qu'elle ne se fie pas à la « spontanéité du marché » pour pourvoir à ses autres besoins, la société socialiste ne pourra pas non plus s'y fier pour pourvoir à la production de la force de travail qualifiée. Elle y appliquera un plan rationnel, basé sur l'orientation profes- sionnelle et sur une politique systématique de sélection et de développement des individus les plus aptes, et pour une telle politique elle aura besoin de fonds substantiellement inférieurs à la dépense sociale qu'exigerait la surélévation du salaire des travailleurs qualifiés, comme on peut facilement le constater. III. Voyons maintenant comment le problème se présente dans le cadre de la société bureaucratique russe. Disons tout de suite qu'en dressant ce parallèle antithétique, notre intention n'est point d'opposer la réalité russe au mirage d'une société « pure » aussi socialiste soit-elle, ni de donner des recettes pour la cuisine socialiste de l'avenir, mais de dresser un barrage contre la tromperie éhontée de ceux qui, positivement ou par un complexe subtil d'affirmations et d'omissions, de bavardages et de silences, veulent cyniquement ou pudiquement justifier l'exploitation bureaucratique par des arguments économiques « marxistes » D'abord, quels sont les faits ? D'après les chiffres que cite M. Bettelheim lui-même, chiffres qui sont, par ailleurs, univer- sellement connus et que l'on peut confirmer par une foule d'in- formations des sources les plus diverses, « l'éventail des salaires >> en Russie va de 110 roubles par mois à la base, pour le simple manoeuvre, à 25.000 roubles pour les sommets de la bureaucratie étatique. Ceci en 1936. Cette dernière somme n'est d'ailleurs absolument pas une exception ou quelque chose dans rapport avec le reste des revenus, puisque, selon M. Bettelheim, «beau- coup de techniciens, d'ingénieurs, de directeurs d'usines touchent de 2.000 à 3.000 roubles par mois, soit de 20 à 30 fois plus que les ouvriers les moins bien payés » (62); on y voit aussi que . (62) « La Planification soviétique », p. 62. 61 d'autres catégories occupent les échelons intermédiaires, avec des revenus de 7, 10 ou 15.000 roubles par mois. Nous nous trouvons donc devant une pyramide de revenus allant de 1 à 250, si l'on ne tient compte que du salaire moné- taire; si l'on tient compte du salaire dit social, qui, « loin de les compenser (ces inégalités), les accroît car il profite essentiel- lement à ceux qui reçoivent les rétributions les plus élevées » (63), on arriverait facilement à doubler l'écart entre la base et le sommet de cette pyramide de revenus. Faisons cependant cadeau à la bureaucratie de son « salaire social » et retenons le chiffre officiel de 1 à 250, amplement suffisant pour ce que nous vou- lons prouver. Quels sont les arguments « objectifs » tendant à « justifier » ou à « expliquer » cette énorme différenciation ? 1° La valeur de la force de travail serait différente selon le degré de spécialisation. Nous n'insisterons pas sur ce point : nous. avons montré tout à l'heure qu'une différenciation reposant sur la différence de valeur de la force de travail ne peut se mouvoir que dans des cadres allant tout au plus du simple au double. C'est-à-dire que du point de vue de la loi de la valeur, telle que Marx la concevait, les couches supérieures de la société russe profitent de revenus de 10, 15 et jusqu'à 125 fois plus élevés que ceux que rendrait nécessaires la valeur de leur force de travail. 2° Il était nécessaire d'élever au-dessus de leur valeur les revenus des « travailleurs qualifiés » (il faudra, en effet, entourer dorénavant de guillemets cette expression toute théorique) pour attirer dans ces professions les travailleurs qui y faisaient défaut. Mais pourquoi diable ces travailleurs manquaient-ils ? A cause du caractère pénible, malsain ou désagréable des travaux en question ? Pas du tout. On n'a jamais entendu, dire qu'en Russie on manquait de mains pour ce genre de travaux; en manquerait-on, d'ailleurs, que les « camps de travail et de réédu- cation » (lisez : les camps de concentration) seraient (et sont effectivement) là pour y remédier. D'ailleurs, les « travaux » les, plus rémunérés sont visiblement les moins pénibles, les plus agréables, et (si l'on excepte l'éventualité de la purge) les moins- malsains qu'on pourrait trouver. Non, l'ensemble de ces tra- vaux sont des travaux « de cadres », et le problème est ramené (63) lb., p. 63. 62 volontiers par la bureaucratie et ses avocats à la « pénurie des cadres ». Mais nous avons montré déjà que face à une pareille pénurie éventuelle, l'augmentation du revenu des catégories « rares » est d'un secours nul, car elle ne modifie en rien les données du problème. Comment, d'ailleurs; s'expliquer autre- ment le fait qu'après 25 années de pouvoir bureaucratique cette < pénurie de cadres » persiste et s'accentue, si l'on en juge par l'élargissement constant de l'éventail des revenus et l'accentua- tion permanente des privilèges ? Voilà une illustration ample- ment suffisante de ce que nous avons dit sur l'absurdité de ce procédé soi-disant destiné à pallier le manque le cadres. Com- ment expliquer surtout le rétablissement du caractère onéreux. de l'enseignement secondaire depuis 1940 ? Car il est évident que, même en adoptant, on se sait trop pourquoi (on le sait assez, d'ailleurs), cette politique de différenciation exorbitante des re- venus pour « résoudre le problème du manque de cadres », on n'est nullement empêché, ou plutôt on n'est nullement dispensé de chercher à accroître par des moyens centraux la production de la force de travail qualifiée en question. Au lieu de cela, la bureaucratie, consommant à elle seule et au bas mot 60% du revenu national consommable russe, sous prétexte de « pallier le manque de travail qualifié », interdit à ceux qui sont le seul espoir concret de dépassement de ce manque, c'est-à-dire à tous. ceux qui ne sont pas fils de bureaucrates; l'acquisition des qua- lifications de la rareté desquelles elle se plaint tous les jours: amèrement ! Mais le dixième du revenu engouffré par les para- sites bureaucratiques suffirait dans cinq ans, s'il était destiné à l'éducation du peuple, à amener une pléthore de cadres sans: précédent dans l'histoire. Loin de remédier au manque de cadres, comme nous l'avons dit, cette différenciation des revenus ne fait, en réalité, que l'accroître. Nous nous trouvons ici en présence du même sophisme que dans la question de l'accumulation : la justification histo- rique de la bureaucratie se trouverait dans le bas niveau de l'accumulation en Russie, tandis qu'en fait la consommation improductive de la bureaucratie et son existence elle-même sont le frein principal de cette accumulation. De même, l'existence de la bureaucratie et ses privilèges seraient justifiés par le « manque de cadres », lorsque cette bureaucratie agit consciem- ment pour maintenir ce manque ! Ainsi les bourgeois vont par- fois racontant que le régime capitaliste est nécessaire parce que les ouvriers sont incapables de gérer la société, sans cependant ajouter qu'il n'y a aucune autre cause pour cette soi-disante 63: ti « incapacité » sinon les conditions auxquelles ce régime lui-même condamne les travailleurs (64). Pendant les premières années post-révolutionnaires, lorsqu'on offrait à des « spécialistes » et des techniciens des rémunérations élevées, il s'agissait tout d'abord de retenir un grand nombre de cadres qui seraient tentés de s'enfuir pour des raisons essen- tiellement politiques, ensuite une mesure purement transitoire destinée à permettre aux travailleurs d'apprendre auprès d'eux (65) et à attendre que l'éducation de nouveaux cadres ait donné des résultats. Mais il y a de cela trente ans. Ce que l'on a vu depuis, ce fut « l'autocréation » de privilèges par et pour la bureaucratie, leur accentuation, la cristallisation de celle-ci, et la « castification » de ses couches, c'est-à-dire la protection de leur situation sociale dominante par le monopole de fait sur l'éducation, monopole allant de pair avec la concentration inté- grale du pouvoir économique et politique entre ses mains et lié à une politique consciente dirigée vers la sélection d'une couche de privilégiés dans tous les domaines, couche dépendant écono- miquement, politiquement et socialement de la bureaucratie pro- prement dite (phénomène dont la création ex nihilo d'une mons- trueuse bureaucratie kolkhozienne après la « collectivisation de l'agriculture » est l'exemple le plus étonnant); cette politique fut complétée par une orientation vers la stratification intense dans tous les domaines, sous le masque idéologique de la « lutte contre le crétinisme égalitariste >> En somme, nous nous trouvons devant une différenciation des revenus absolument sans rapport ni avec la valeur de la force de travail fournie ni avec une politique « destinée à orien- ter les travailleurs vers les différentes branches de la production, conformément aux exigences du plan ». Dès lors, comment peut- on qualifier ceux qui cherchent des arguments économiques pour justifier cet état de choses ? Disons simplement qu'ils jouent, par rapport à l'exploitation bureaucratique, le même rôle de plats apologistes que Bastiat pouvait jouer face à l'exploitation capitaliste. (64) Il faudrait toute la riche violence du vocabulaire d'un Lénine répon- dant à Kautsky pour caractériser avec un minimum de justice des entreprises comme celle de M. Bettelheim, se perdant volontiers dans tous les détails techniques de la « planification » russe et citant en abondance des schémas et des chiffres pour oublier lui-même et faire oublier aux autres, ce qui est du point de vue du marxisme révolutionnaire le noud de la question : quelle est la signification de classe de cette planification, quelle est par exemple la signification de classe de la différenciation monstrueuse des revenus en Russie ? Mais nous avons décidé une fois pour toutes d'oublier la personne même de M. Bettelheim c'est, croyons-nous, ce qui peut lui arriver de mieux pour nous en tenir à la chose elle-même. (65) Jenin, « Selected Works », vol. VII, pp. 372-76. 64 Ce qui, dira-t-on peut-être, est leur droit. Le plus incontes-- table, répondrons-nous. Mais ce qui n'est pas leur droit, c'est de se présenter ce faisant comme « mạrxistes ». Car, après tout, on ne peut pas oublier que les arguments justifiant les revenus des couches exploiteuses par la « rareté » de facteur de production dont ces couches disposent (l'intérêt par la « rareté » du capital, la rente foncière par la « rareté » de la terre, etc... les reve- nus bureaucratiques par la « rareté » du travail qualifié) ont toujours constitué le fond de l'argumentation des économistes bourgeois visant à justifier l'exploitation. Mais, pour un marxiste révolutionnaire, ces raisonnements ne justifient rien; ils n'expli- quent même rien, car leurs prémisses demandent elles-mêmes à être expliquées. En admettant, par exemple, que la « rareté » (ou l'offre et la demande) du sol cultivable « explique » la rente foncière et ses oscillations, on se demande : 1° quelles sont les bases générales sur lesquelles repose le système dans lequel s'effectue cette régulation par l'offre et la demande, quelles en sont les présuppositions sociales et historiques; 2° et surtout, pourquoi cette rente, qui joue soi-disant ce rôle objectif, doit- elle se transformer, se « subjectiver » en revenu d'une classe sociale, des propriétaires fonciers ? Marx et Lénine ont déjà fait observer que la « nationalisation de la terre », c'est-à-dire la suppression sinon de la rente foncière, mais de sa transfor- mation en revenu d'une catégorie sociale, est la revendication capitaliste idéale; il est, en effet, évident que la bourgeoisie, même si elle admet le principe de la rente foncière comme moyen « d'équilibrer l'offre et la demande des services de la nature » et d'éliminer du marché les « besoins non-solvables », ne com- prend pas pourquoi ce prix de la terre devrait profiter exclusi- vement aux propriétaires fonciers étant donné que pour elle aucun monopole n'est justifié sauf celui qu'elle-même exerce sur le capital. Evidemment, cette revendication bourgeoise idéale n'aboutit jamais, pour des raisons politiques générales d'abord, et surtout à cause de la fusion rapide des classes des capitalistes et des propriétaires fonciers. N'empêche que cet exemple théori- que prouve que même si l'on admet le principe de la « rareté >> en tant que principe régulateur de l'économie ce qui n'est en réalité qu'une mystification réactionnaire - on n'en peut nulle- ment déduire l'adjudication des revenus résultant de cette « rareté » à certaines catégories sociales. Même l'école « néo- socialiste » l'a compris, qui veut maintenir à la fois le caractère régulateur de la « rareté » des biens et des services et l'affectation à la société des revenus qui en résultent. 65 Dans le cas qui nous occupe, toutes les « explications sur la « rareté du travail qualifié en Russie » ne justifient ni n'expli- quent l'appropriation des revenus, qui soi-disant en résultent, par la bureaucratie, sauf si l'on se réfère au caractère de classe de l'économie russe, c'est-à-dire au monopole exercé par la bureaucratie sur les conditions de la production en général, et de la production du travail qualifié en particulier. Lorsque l'on a compris la structure de classe de la société russe, tout s'expli- que et même tout se « justifie » du même coup. Mais cette jus- tification --- analogue à celle que l'on peut donner historique- ment du régime capitaliste et en définitive même du fascisme ne va pas très loin. Elle s'arrête là où commence la possibilité de la classe exploitée à renverser le régime d'exploitation qu'il s'intitule « République Française » ou « Union des Répu- bliques Socialistes Soviétiques » - possibilité dont le seul test est l'action révolutionnaire elle-même. . 66 BABEUF ET LA NAISSANCE DU COMMUNISME OUVRIER Babeuf est le premier exemple du militant formulant une doctrine socialiste cohérente, et luttant pour une révolution « plébéienne », condition indispensable à ses yeux pour réorga- niser l'économie et la sociuté. Ces ébauches du premier parti et de la première doctrine communistes ont pour nous une grande importance : elles nous permettent de saisir de quelle façon s'est élaborée la pensée révolutionnaire. Elles sont d'au- tre part, l'occasion d'une analyse concrète de. la liaison entre le militant révolutionnaire et la classe ouvrière, , dans une périodique historique donnée (1). Avant d'envisager ces problèmes historiques, il est néces- saire de préciser notre conception de base. Il est bien évident, que l'on ne peut pas considérer l'idéologie d'une classe comme un simple reflet de ses conditions matérielles d'existence. On ne peut pas davantage, considérer le rapport entre l'existence matérielle et l'idéologie comme une série d'actions et de réac- tions entre ces deux pôles. Nous pensons que la lutte de classe est une unité, c'est-à-dire, qu'il existe une identité profonde entre l'idéologie des classes et leur vie matérielle. L'idéologie ex- prime sur un plan différent et avec ses moyens propres ce qu'est ja réalité de la classe dans les rapports économiques. C'est pour ces raisons, que nous avons voulu décrire, tous ces traits de la physionomie ouvrière à la fin du xville siècle. La nécessité d'exa- miner en détail la doctrine des Egaux nous a conduit à séparer l'analyse de l'idéologie, mais la présence d'un premier chapitre assez développé, les constantes allusions qui y sont faites dans la deuxième partie tendent à recomposer le tableau complet des classes exploitées à l'aurore du capitalisme. I. Les classes exploitées de 1879 à 1796. L'accession de la bourgeoisie au pouvoir a aggravé encore les souffrances et l'exploitation des paysans pauvres et des artisans, sans changer sensiblement la situation des ouvriers des premières usines modernes. Și nous examinons ces couches (1) Ce travail a fait très largement appel aux ouvrages remarquables de Daniel Guérin : La Lutte de Classe sous la Première République, et de Maurice Dommanget. 67 sociales assez disparates, c'est qu'elles ont toutes fourni leur contingent à l'armée du prolétariat révolutionnaire et que leurs: diverses conceptions ont joué un grand rôle dans l'élaboration des premières doctrines communistes. Les paysans pauvres formaient de loin la plus impor- tante de ces catégories. Il y a au village, un grand nombre de journaliers ou de « ménagers ». Ils ne possèdent qu'une misé- rable chaumière, un jardin et parfois un petit champ, ils doi- vent louer quelques parcelles, mais ils ne peuvent vivre que grâce à l'exploitation des communaux, aux aumônes ou aux communautés d'habitants, groupements de solidarité et d'en- traide. Ils s'opposent vigoureusement aux seigneurs, mais aussijo à la bourgeoisie. S'il est difficile de connaître exactement leur situation, on entrevoit, cependant, à travers les règlements des intendants de la période précédente, leur lutte contre les « laboureurs » (les paysans les plus aisés qui possèdent seuls un attelage) qui leur font payer trop cher le travail de leur's chevaux et qui monopolisent les fermes. On aperçoit, d'autre part, dans les cahiers de paroisses, les protestations contre l'immixtion des bourgeois des villes dans la communauté rurale (bourgeois qui essayent d'acheter les communaux, qui spécu- lent sur les grains, qui concentrent les fermes). Ces pro- testations seront surtout exprimées par les curés de campa- gne, ceux que Maurice Dommanget (2) appelle 'les « curés rouges ». L'un d'eux, exprime très nettement les solutions pro- posées par les paysans pauvres : « Les biens vont être com- muns, il n'y aura qu'une cave, qu'un grenier où chacun pren- dra tout ce qui lui sera nécessaire » (3). Mais les aspirations de ces paysans pauvres doivent pour prendre une forme plus achevée, recouper les désirs des exploi- tés des villes. Les seules doctrines qui aient joué un rôle poli- tique, celle des Enragés, comme plus tard celle des Egaux, se sont développées dans un milieu urbain; il faut donc examiner avec plus de soin la situation des compagnons et des ouvriers. En 1789, les couches sociales liées à la production indus- trielle sont bouleversées par l'introduction des techniques nou- velles. A côté des artisans, plus ou moins encadrés dans les corporations, à côté de l'industrie manufacturière, peu diffé- rente d'un groupement d'artisans sous une direction unique, deux nouveaux types d'établissements se développent : la fabri- que dispersée et l'usine moderne. La fabrique dispersée qui existait depuis longtemps pour la laine et la soie se développe grâce aux machines à filer élémentaires. On voit de nombreux métiers émigrer vers la campagne (4). Toute différente, l'usine moderne se développe dans l'industrie cotonnière, métallurgique et minière. Dans le coton, les entreprises les plus puissantes (2) Maurice Dommanget : Jacques Roux, le Curé rouge, Ed. Spartacus. (3) Maxime Leroy : Le socialisme en Europe des origines à nos jours. (4) Charles Ballot : L'introduction du machinisme en France (1929): 68 regardent l'impression sur toile. Parmi ces manufactures (une centaine), quelques-unes dépassent largement le millier d'ou- vriers : 2.300 pour l'une d'elle en Alsace (5). La filature est moins concentrée : une quarantaine d'usines moyennes em- ployant de 20 à 800 ouvriers. La métallurgie rassemble une série de petites forges autour de quelques usines modernes, le type le plus net est présenté par l'usine du Creusot avec 1.400 salariés. Enfin, les mines présentent quelques types isolés mais puissants d'entreprises capitalistes classiques : par exemple, la compagnie d'Anzin groupe 4.000 ouvriers et 12 machines à vapeur (6). Nous avons donc des types très variés d'ouvriers : à côté des « maîtres » hostiles aux règlen' nts et assez proches dans cer- tains cas de la bourgeoisie, les compagnons groupés en sociétés secrètes (29 métiers comportent des sociétés compagnoniques, sortes de sociétés d'entraide tendant à jouer un rôle de répar- titeur de main-d'æuvre [7]'), les ouvriers des manufactures plus ou moins privilégiés dans le domaine économique, mais étroitement surveillés par la police, les ouvriers ruraux qui effectuent une liaison très importante entre les paysans pauvres et les ouvriers d'usine, ces derniers étant de beaucoup les plus exploités et les plus malheureux (songez que Oberkampf, dis- tribuait en 1790 218.792 livres de salaire, mais qu'il empochait 673.657 livres de bénéfices [8]). Ces diverses couches sociales sont très cloisonnées à la veille de la Révolution. Le manque d'instruction, l'isolement politique et géographique, les superstitions, les traditions, etc... font que la conscience ouvrière dépend très étroitement des conditions de production. On constate généralement que les ouvriers d'usine sont écrasés par leur situation; encore peu habitués à la machine, travaillant 16 à 18 heures par jour, férocement exploités, ils n'ont guère d'idées personnelles et sont consi- dérés comme des personnes à la charge de la société (9). Les compagnons, au contraire, sont bien organisés, leur technique d'un niveau parfois très élevé leur façonne un esprit beaucoup plus hardi, ils savent s'opposer nettement aux bour- geois : par exemple à Paris, une pétition signée par 150.000 ou- vriers conclut : « nos députés ne seront pas nos députés » (10); à Reims, les ouvriers en laine se réunissent isolément dans les « Etats du IV° ordre » et discutent des problèmes politiques dès 1788 (11). (5) Ib. (6) G. Lefranc : La Révolution et les Ouvriers dans la Révolution Fran- çaise. Institut Supérieur Ouvrier, Paris, 1939. (7) Jean Jacques : Vie et Mort des Corporations. Ed. Spartacus, p. 93. (8) Ch. Ballot, ib. (9) Loriquet : Cahier de_Doléances du Pas-de-Calais. Arras, 1889. Voir notamment les Cahiers des Paroisses Minières de Fiennes et d'Hardinghem. (10) G. Lefranc, article cité. (11) G. Laurent. Un Conventionnel ouvrier : J.B. Armonville. Dans Annales historiques de la Révolution Française (1924). 69 Mais sur le plan économique, compagnons et ouvriers se rejoignent dans les mêmes réactions élémentaires : exaspérés par la misère, le chômage impitoyable, ils protestent contre l'introduction des machines, s'opposent à leur utilisation et parfois les brisent : à Falaise en 1788, à Rouen à trois reprises durant l'été 1789, puis à Roanne, Saint-Etienne et Lille en 1790; à Troyes et à Paris en 1791 (12). Ces réactions élémentaires vont s'atténuer dans les années suivantes, alors qu'une forme plus élevée de lutte de classe se propage : la grève. En effet, la révolution va unifier également la classe ouvrière, mais elle l'unifie d'abord dans la misère. Les chefs d'industrie einigrent, les industries de luxe s'arrêtent, mais c'est surtout la guerre qui aura des conséquences capi- tales. Elle conduit, en effet, à l'inflation avec pour corollaire, la rareté et la cherté des vivres, elle amène le brassage des tra- vailleurs : formation des corps de volontaires, transfert de la main-d'oeuvre des industries de luxe ou de consommation moyenne, dans les industries de guerre ou les industries ali- mentaires. La grande cuvr? du Comité de Salut Public sera de développer l'industrie métallurgique : le nombre des laminoirs augmente, des aciéries nouvelles se créent, des usines sont ins- tallées pour fabriquer des outils et des armes (en tout une quin- zaine d'usines en province et une multitude d'ateliers à Paris ainsi que trois foreries à vapeur). D'autre part de grandes mino- teries à vapeur sont installées, l'industrie chimique moderne se constitue, l'industrie cotonnière se maintient tandis que les productions artisanales reculent. Après les constituants qui se sont préocupés de libérer l'industrie (lois de 1791 supprimant les corporations, les règlements de fabrication, les privilèges des brevets, l'organisation des compagnons), le Comité de Salut Public s'efforce de développer le machinisme et d'encourager l'industrie (concessions gratuites de locaux, remises de pri- sonniers anglais expérimentés, formation d'une commission des arts et manufactures, création d'établissements pilotes). Cette politique est menée en favorisant les grands industriels bour- geois, elle accélère la concentration industrielle, aussi les cuvriers prennent-ils nettement conscience de leur opposition au pouvoir étatique et de leur solidarité : des grèves nombreuses éclatent dans la fin de l'année 1793 et le printemps 1794 (13). Mais cette main d'ouvre, encore instahle peu habituée à sa vie en usine, frappée essentiellement par la disette des produits alimentaires va surtout se grouper sur le plan du quartier et la lutte va se dérouler beaucoup plus entre affamés et accapa- reurs qu'entre ouvriers et patrons. L'organisation qui mène cette lutte, c'est l'assemblée de section : tous les soirs les citoyens du quartier se réunissent et discutent de la situation générale. (12) Ch. Ballot, ouvrage cité. (13) Daniel Guérin. Tome 2, chap. 12. 70 Quand les assemblées n'eurent plus le droit de se réunir en semaine, les citoyens les plus actifs formèrent des sociétés populaires de section coordonnées par un Comité central des sociétés populaires. Mais cette forme était encore. confuse : ouvriers, compagnons, artisans y sont mêlés étroitement et les intérêts de ces diverses couches sociales ne sont pas distingués. C'est ce qui explique que les maîtres artisans purent faire avorter la lutte au printemps de 1795. Mais déjà les idéologies nées au milieu des paysans pauvres se précisent. C'est là, le grand apport des Enragés en particu- lier. Si la lutte quotidienne pour la réglementation et la pro- tection des consommateurs fait que les accapareurs et les poli- ticiens complices sont le plus souvent visés des lueurs singu- lières n'en apparaissent pas moins dans les écrits de Jacques Roux et notamment le manifeste des Enragés (14). Il y montre le vide des grandes formules, l'opposition des classes (il fait appel à « la classe la plus laborieuse de la société », « les lois ont été cruelles à l'égard du pauvre, parce qu'elles n'ont été faites que par les riches et pour les riches », « les riches seuls ont profité depuis quatre ans des avantages de la révolution »). Il laisse pressentir la nécessité d'une seconde révolution, mais ne sait opposer à Robespierre que la Constitution de 1793 et à la bour- geoisie la création de magasins nationaux où tous les produits devraient être déposés et où les prix seraient fixés au concours, ou encore la confiscation au profit des volontaires et des veuves des trésors acquis depuis la révolution par les banquiers et les accapareurs. En même temps que les Enragés, quelques Lyonnais propo- . saient des plans beaucoup plus complets pour réorganiser la société. Lange, notamment, préconise la création de sortes de coopératives aussi bien pour la consommation que pour la pro- duction; malgré son opposition aux mouvements populaires, il est vraisemblable qu'il a eu une influence sur les sans-culottes lyonnais. Cependant, ces divers réformateurs n'étaient dans le meil- leur des cas que des agitateurs isolés s'ignorant mutuellement ou même se jalousant. Aucune organisation véritable ne coor- donnait leur action ni' ne permettait une élaboration théorique approfondie. L'idéologie révolutionnaire ne dépasse pas la com- munauté des biens. La réaction de la fin de l'année 93 et surtout la politique thermidorienne vont amener un recul ou tout au moins une stagnation dans la pensée communiste. C'est seule- ment après l'échec des émeutes de la fin du printemps 95 et le grand brassage des leaders révolutionnaires dans les prisons que va se manifester une doctrine communiste cohérente : la doctrine des Egaux. (14) Maurice Dommanget : Jacques Roux, le Curé rouge. 71 au II. - La doctrine et l'organisation révolutionnaire des Egaux. La doctrine semble avoir pris une forme définitive dans les prisons où se sont rencontrés Babeuf, Germain, Buonarotti, Bodson, Fiquet, Massart et Debon entre autres. Babeuf connais- sait d'autre part Darthé et Sylvain Maréchal (15). C'est au sein de ce groupe, grâce à une active correspondance, à des discus- sions nombreuses que les idées communistes se sont précisées. Quelle est la part de chacun de ces membres ? Il est difficile de le préciser car les études de détail manquent sur la plu- part de ces révolutionnaires. On sait, cependant, que Debon avait déjà écrit un livre sur la propriété et qu'il discutait fré- quemment de ce sujet avec Babeuf; mais les trois théoriciens les plus importants sont : Sylvain Maréchal, Buonarotti et Babeuf. Sylvain Maréchal, poète anticlerical, était devenu journaliste et notamment dès 1791, un des principaux rédacteurs des « Révo- lutions de Paris ». Il est en relation directe avec Babeuf au plus tard en mars 93. Ayant toujours vécu misérablement, en contact étroit avec les ouvriers parisiens, il développera une théorie assez nette de la lutte de classe, de la grève générale, de la nécessité d'une autre révolution et de l'égalité réelle (16). Buo- narotti, originaire d'une famille noble de Toscane a reçu une solide instruction. Adhérent enthousiaste Inouvement révolutionnaire, il a fait son expérience dans l'administration républicaine en Corse et en Italie occupée. Maurice Dommanget semble admettre qu'il fut avec Babeuf, le grand théoricien et le véritable législateur des Egaux » (17), mais je suis incapable de distinguer son apport véritable. Babeuf, enfin, a subi au cours de son existence, les influences les plus diverses, mais toutes venaient des diverses couches d'exploités ou des théoriciens cherchant à réformer la société dans un sens égalitaire. Dès le début de son existence, c'est l'influence de son père qui lui fait jurer de ressembler à Caſus Gracchus, de Rousseau dont il cite les phrases suivantes : «le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire : ceci est à moi et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Gardez-vous de croire cet impos- teur. Vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits de la terre sont à tous et que la terre n'est à personne ». Mais surtout, son expérience personnelle lui fut d'une importance essentielle. Il est impossible de le noter plus nettement que Maurice Dom- manget qui écrit : « c'est en arpentant les sillons et en obser- vant les conditions d'existence des paysans picards, c'est en fouillant dans les vieux grimoires les origines de la propriété seigneuriale de son pays, c'est en gémissant sur la misérable situation des ouvriers de Roye au milieu desquels il vivait, que (15) Maurice Dommanget : Pages choisies de Babeuf. Librairie A. Colin, Paris, 1935. (16) Maurice Dommanget : Sylvain Maréchal et Babeuf dans la Revue Internationale n° 8. 72 Babeuf s'est forgé une conscience de classe, s'est élevée à l'idéal d'une société communiste » (18). Par la suite et jusqu'en jan- vier 1793, Babeuf devient un agitateur paysan remarquable. Il publie des brochures nombreuses (notamment le cadastre per- pétuel qui est en partie un exposé de revendications transitoires vers le partage des terres), il orchestre magistralement des cam- pagnes de pétitions, édite un journal de combat et crée un bureau de consultation pour renseigner les pauvres gens et réunir des dossiers concernant les exactions commises à leur détriment. Il participe même aux séditions et quand il devient membre de l'administration révolutionnaire, il se sert de ses fonctions pour dénoncer hardiment les exploiteurs, pour deman- der des réformes profondes (il sera chassé une première fois en 1791 pour avoir demandé le partage des terres dont les titres de propriété sont peu sûres). Il n'hésite pas à faire un faux par haine du riche et pour rendre service à des sans-culottes. De înars 93 à octobre 95, Babeuf complète son expérience en parti- cipant aux luttes des révolutionnaires parisiens, en discutant en prison avec les plus audacieux propagandistes et les militants les plus dévoués des « bras nus » parisien. Il inspire les péti- tions des citoyens de son quartier (la section du Museum), il écrit à l'administration communale de Paris (lettres à Chaumette notamment) pour la pousser à agir selon les intérêts du peuple. Mais bientôt, il comprend que seuls ceux qui partagent ses idées peuvent transformer la société. Il va donc former la secte des Egaux. Nous entrevoyons donc les diverses étapes traversées par la pensée de Babeuf. Sur le plan philosophique, il se dégage peu à peu de son déisme, pour devenir nettement athée en 1793. Parallèlement, les éléments de matérialisme se développent peu à peu; dès 1787, il a écrit : « il n'y a que la pratique qui peut perfectionner la théorie » (19) et, au même moment : « cette soi-disant découverte, comme beaucoup d'autres du ressort de la politique n'a dû naître qu'à la vue des faits » (20), mais il n'arrive pas nettement à indiquer le rôle des idéologies, par exemple il note : « ce sont les préjugés, enfants de l'ignorance, qui ont fait en tous temps le malheur des races humaines. Sans elix, tous les individus eussent senti leur dignité >> (21). Ainsi la dignité égale des individus paraît être la raison essen- tielle de la lutte pour l'égalité des biens. Par la suite et en par- ticulier dans le «Manifeste des plébéiens » écrit pendant l'hiver de 1795, il ne fondera plus sa société que sur l'étude de l'histoire, mais il dit encore que si l'inégalité s'est introduite, c'est à la suite « d'absurdes conventions » (22). (17-18) Maurice Dommanget : Pages choisies de Babeuf, pp. 3 et 14. (19) Maurice Dommanget, ouvrage cité, p. 66. (20) Maurice Dommanget, ouvrage cité, p. 68. (21) Maurice Dommanget, ouvrage cité, p. 79. (22) Maurice Dommanget, ouvrage cité, p. 225. 73 Si on ne peut donc voir dans les écrits de Babeuf, une philo- sophie cohérente, il n'y en a pas moins des éléinents remar- quables et sa méthode de pensée, bien que toujours hésitante marque un grand progrés par rapport à celle des révolution- Daires de l'époque. Elle le conduit, notamment, à bien souligner la division de la société en classes. Dès 1789, il indique dans le « Cadastre perpétuel », que certaines professions paritaires per- mettent de dominer la société et il conclut': « Ceux qui les ont exercées n'en sont pas moins parvenus à se mettre en possession de tout : tandis que les hommes réellement essentiels par leurs travaux indispensablement nécessaires, en ont vu les salaires réduits presque à rien » (23). Il va hésiter quelques années entre le critère des fortunes et celui du rôle dans la production pour biéterminer les classes. Voyez par exemple la «très humble adresse des membres de l'ordre des patards (sous) aux respec- Tables citoyens de l'ordre du marc » (24) où il oppose les misé- rables aux gens fortunés. C'est évidemment un article de cir- constance lié aux problèmes du cens électoral, mais en général, l'opposition entre pauvres et riches reste insuffisamment appro- fondie et il n'en est que plus remarquable de voir Babeuf se dégager progressivement des conceptions généralement admises par les plébéiens et arriver à une conception absolument nette quand il écrit à Germain : « Si j'observe ensuite la faible mino-. rité qui ne manque de rien, en dehors de propriétaires terriens, je la vois composée de tous ceux qui se contentent... de raviver et rajeunir le complot à l'aide duquel on parvient à faire renuer une multitude de bras sans que ceux qui les remuent en retirent le fruit » (25). La liaison entre cette division de la société et le but à atteindre apparaît assez nettement, bien que Babeuf n'ait jamais put terminer le grand livre théorique qu'il projetait sur les problèmes de l'égalité. Dès la rédaction du « Cadastre perpétuel » ses idées sont précises : « Tous concou- rent donc suivant leurs moyens naturels respectifs, à procurer différents avantages à la société; tous devraient donc, ce semble, jouir d'une égale aisance dans cette société » (26). Le but ne variera pas, le « Manifeste des plébéiens » le formule en des ter- mes plus nets, mais sans rien y ajouter : « assurer à chacun et à sa postérité telle nombreuse quelle soit, la suffisance, mais rien que la suffisance » (27). Le moyen pour arriver à ce but, c'est la révolution. Babeuf ne se fait aucune illusion sur les solutions partielles. Dès 1787, il prévoyait la révolution et après l'expérience de Thermidor, il comprend la nécessité d'une seconde révolution qui établira une république plébéienne : « Je distingue deux partis diametrale- ment opposés, je crois assez que tous deux veulent la république, (23) Maurice Dommanget, ouvrage cité, p. 77. (24) Maurice Dommanget, ouvrage cité, p. 98. 25-26) Maurice Dommanget, ouvrage cité, pp. 208 et 79. (27) Maurice Domnanget, ouvrage cité, p. 261. 74 } l'un la désire bourgeoise et aristocratique, l'autre toute popu- laire et démocratique > écrit-il dans un numéro du Tribun du Peuple. Cette république « populaire et démocratique et démocratique » "établira l'égalité de l'instruction et l'égalité des subsistances. Ces deux réformes ont pour lui une égale importance et cela traduit net- tement les besoins les plus urgents du peuple de l'époque en même temps, d'ailleurs que cela exprime les conditions perma- nentes d'une marche vers le socialisme. Pour parvenir à l'éga- lité des subsistances. Babeuf a saisi, avec un sens très développé des interdépendances économiques, la nécessité d'agir aussi bien sur la production que sur la distribution. Ces préoccupa- tions très modernes, ces problèmes que se posent toujours les militants révolutionnaires, ne pouvaient être évidemment expri- mées avec le netteté que nous atteignons aujourd'hui, mais ils apparaissent constamment dans ses écrits, ils forment le fond de sa pensée; on le voit, dès 1787, préconiser l'augmentation de la production agricole, se passionner pour la communauté des biens, établir un système pour recenser les fortunes et après les contacts répétés avec le peuple de Paris, mettre en avant l'idée singulièrement neuve et hardie de l'organisation de la production. Le 30 novembre 1794, le Tribun du Peuple compor- tait ce paragraphe : « le seul moyen est d'établir l'administra- tion commune, de supprimer la propriété particulière, d'atta- cher chaque homme au talent, à l'industrie qu'il connaît, de l'obliger à en déposer le fruit en nature au magasin commun et d'établir une simple administration de la distribution ». Si les moyens ne sont pas décrits, si même on devine l'influence de la réglementation du Comité de Salut Public sur l'expérience de Babeuf, il n'en est pas moins remarquable de voir comment il dépasse ces premières ébauches d'organisation bourgeoise et avec quelle fermeté il trace les grandes lignes d'une organi- sation socialiste de la production. Ces idées et celles de Sylvain Maréchal formèrent le fond plus solide de l'idéologie des Egaux. Peut-être, les Lyonnais membres de la conspiration l'ont-ils enrichie de l'expérience des canuts et de leurs porte-paroles. De toute façon, nous cons- tatons, en examinant le manifesté des Egaux et les décrets concernant l'organisation de la société après la victoire (28) que les idées de Babeuf et de ses camarades se sont nettement clarifiées. Si l'égalité est encore le «premier veu de la Nature » une nouvelle révolution est annoncée avec une vigueur jusque- là inégalée « la révolution française n'est que l'avant-courrière d'une autre révolution bien plus grande, bien plus solennelle et qui sera la dernière ». Les écrits précédents de Sylvain Maré- chal qui a rédigé ce manifeste, nous autorisent à dire que par (28) Paul Louis : Cent cinquante ans de pensée socialiste, pp. 31 et sui- vantes. 75 grandeur, il entendait l'extension à l'échelle mondiale et par solennité l'approfondissement jusqu'au plan économique et social. Il dit, en effet, plus loin que cette révolution abolira la propriété et même l'Etat : « plus de propriété individuelle des terres ! La terre n'est à personne. Nous réclamons, nous vou- lons la jouissance commune des fruits de la terre : les fruits sont à tout le monde », « Disparaissez enfin, révoltantes dis- tinctions de riches et de pauvres, de grands et de petits, de maîtres et de valets, de gouvernants et de gouvernés ! ». Ce n'est pas seulement une « rêverie », mais un programme d'ac- tion qui se délimite avec vigueur des programmes et des réali- sations de la bourgeoisie : «Les chartes aristocratiques de 1791 et de 1795 rivaient tes fers au lieu de les briser. Celle de 1793, était un grand pas de fait vers l'égalité réelle : on n'en avait pas encore approché de si près, mais elle ne touchait pas encore le but et n'abordait pas le bonheur commun ». Les décrets présentent un caractère encore plus frappant : « 1. Les individus qui ne font rien pour la patrie, ne peu- vent exercer aucun droit politique. 2. Ne font rien pour la patrie ceux qui ne la servent pas par un travail utile. Décret économique : 1. Il sera établit une grande communauté nationale. 2. Elle a la propriété des biens nationaux non vendus, de ceux des ennemis de la révolution, des édifices publics, des biens des communes, des hospices, des biens négligés par les propriétaires ou usurpé par ceux qui se sont enrichis dans les. fonctions. 3. Le droit de succession est aboli. Tous les biens revien- dront à la communauté. Travaux communs : 1. Tout membre doit le travail. 8. L'administration appliquera l'usage des machines et des procédés propres à diminuer la peine. 10. Le déplacement des travailleurs est ordonné par l'admi- nistration d'après la connaissance des besoins. » Nous voyons donc, que les Egaux ont en vue, la création d'une véritable organisation socialiste, administrant et déve- loppant la production, utilisant systématiquement les décou- vertes et les techniques les plus avancées, prévoyant même une sorte de planification. Cette société serait instaurée à la suite d'une révolution grandiose des exploités et de l'applica- tion de réformes transitoires rapidement dépassées. Cette doc- trine dépasse de beaucoup celle des révolutionnaires les plus avancés de 1793. Le « babouvisme » va d'autre part bien plus loin que les socialistes utopiques, il ne sera dépassé que par le 76 marxisme. Les mesures prévues ne seront appliquées que par les Bolchevicks. Il est frappant de voir que 122 ans avant la révolution d'Octobre, un proletariat encore embryonnaire pou- vait néanmoins hisser son avant-garde jusqu'au niveau d'une conception toujours actuelle. Seules les grandes lignes sont formulées avec netteté, mais elles ont si peu changé que nous devons employer. les termes des discussions présentes pour en rendre compte; évidemment ces termes précisent des idées qui souvent se dégagent à peine d'un fatras d'expression confuses, mais parfois, tranchent avec la netteté d'une arme au milieu de rêveries humanitaires. Ce qui est particulièrement émouvant, c'est que cette doctrine ne fait qu'un avec la lutte des exploités : elle s'en dégage à tous moments pour éclairer les perspectives et y revient constamment pour impulser l'action. L'organisation des Egaux est liée étroitement à cette doctrine et à la réalisation des buts qu'elle définit. Elle présente les mêmes caractères modernes que leur idéologie, mais n'a pu vivre sous sa forme la plus parfaite que quelques semaines. Après leur participation aux sociétés populaires, après la mise au point de noyaux clandestins dans les prisons, Babeuf tenta d'agir en accord avec les démocrates de gauche (Club du Pan- théon, Lycée politique secret chez Amar), mais Babeuf mar- quait bientôt les différences : « Il ne faut pas que les plébéiens se divisent, mais, quant aux simples républicains, ils ne sont pas de la famille : c'est une race bâtarde » (Tribun du Peuple, n• 35). Les Egaux se forment alors en parti révolutionnaire dis- tinct (mars 96). Un Comité insurrectionnel se crée avec Babeuf, Maréchal, Lepelletier et Antonelle; quelque temps après, il s'ad- joint Darthé, Buonarroti et Debon. Ce Comité a des agents dans tous les arrondissements de Paris; ils doivent répandre la presse (le Tribun du Peuple et un nouveau journal crée spécia- lement pour pénétrer les milieux populaires, beaucoup moins cher que le premier : l'Eclaireur du Peuple), faire lire les bro- chures, créer des « clubs familiaux » où quelques citoyens se réuniraient chez l'un d'eux, collecter des fonds, recenser des cachettes, dresser des listes de sympathisants, grouper des citoyens pour 'coller des placards et des affiches. Ils ne sont pas seulement des liens entre le Comité et le peuple, ils sont aussi les oreilles et les yeux de ce Comité : ils dolvent, en effet, lui faire parvenir des notes sur l'état d'esprit des : « bras nus », la situation dans les ateliers et par la suite de véritables sta- tistiques sur les dépôts d'armes, les citoyens prêts à se battre, le détachements de police... n bref, tous les renseignements militaires nécessaires à une insurrection. La liaison était effec- tuée entre les agents et le Comité par Didier qui rencontrait uniquement Darthé. Pour la province, un membre du Comité directeur est chargé spécialement des liaisons; des émissaires sont envoyés dans les diverses régions avec des brochures, pour diffuser les idées et regrouper les partisans, mais les listes 77 furent détruites et on ne connaît que l'action d'Armonville dans l'est et le nord du Bassin parisien (29). Par la suite, un appareil militaire fut créé, divers agitateurs se spécialisèrent dans les détachements de la région parisienne, leur travail était coordonné par un Comité militaire insurrec- tionnel formé surtout d'anciens hébertistes; la liaison entre ce Comité et l'organisme politique était effectuée par Germain. On croit voir les précautions, les calculs des militants tra-- qués par la police; ces contre-mesures, ce cloisonnement des organismes, cette spécialisation du travail contrastent singu- lièrement avec l'inorganisation des groupes politiques de l'épo- que et témoignent d'une maturité exceptionnelle. L'énumération. des tâches des agitateurs de quartier montre que les Egaux com- prenaient l'importance d'une connaissance complète de la société, décelaient le grand rôle des travailleurs et savaient eoinment faire pénétrer dans la masse l'idéologie qu'ils éla- boraient à partir de la vie même des classes exploitées. La vigueur de ces conceptions, peut satisfaire pleinement un militant révolutionnaire; l'ampleur des responsabilités assu- mées peut l'émouvoir, et sans doute, la découverte, dans ces: clubs familiaux de l'origne lointaine de la cellule locale le réconfortera. Une si belle ébauche doctrinale et organisation- nelle, naissant en même temps que le prolétariat, montre, en effet, l'identité profonde des exploités et de leur tâche révo- lutionnaire. Elle témoigne irrefutablement de la capacité fonc- tionnelle du prolétariat à réaliser la société socialiste. Mais, il faut bien noter que cette organisation n'était qu'une ébauche, qu'elle n'a vécu que deux mois, que ses créateurs la considéraient uniquement comme instrument provisoire pour la prise du pouvoir et qu'enfin, ses membres n'avaient pas la cohésion idéologique indispensable pour que cette ébauche: vive, se perfectionne et se développe. A côté de Babeuf et de Maréchal, authentiquement communistes, siégeaient Lepelletier et Antonelle, deux anciens nobles très riches, qui étaient beau- coup plus des hommes généreux que des militants révolution- naires. Il n'est donc pas étonnant que le programme prévoie deux étapes nettement séparées (la Constitution de 1793, puis les réformes élagitaires) et non plus des mesures qui s'enchaînent très rapidement et mènent dans un délai très bref à la commu-. nauté des biens. En conséquence, la dénonciation des insuf- fisances de la Constitution de 93 est abandonnées et Babeuf, qui depuis quelque temps hésitait sur l'appréciation de Robes- pierre, en vient à le justifier. La lettre à Bodson du 28 février 93 (30) contient ces phrases inquiétantes : « je n'entre pas dans l'examen si Hébert et Chaumette étaient innocents. Quand cela serait, je justifie encore Robespierre. Ce dernier pouvait iin (29) G. Laurent, article cité. (30) Maurice Dommanget, ouvrage cité, p. 283. 78 avoir à bon droit l’orgeuil d'être le seul capable de conduire à son vrai but le char de la révolution », « Un régénérateur doit voir en grand. Il doit faucher tout ce qui le gêne, tout ce qui obstrue son passage, tout ce qui peut nuire à sa prompte arri- vée au terme qu'il s'est prescrit. » Il par ît évident que l'influence des démocrates réussit à faire reculer une doctrine seulement ébauchée. Aussi la propa- "gande met-elle en avant des thèmes moins hardis que ceux du manifeste des Egaux, inachevé et inconnu du public. Les idées furent surfout répandues par affiches; la mieux diffusée fut rédigée par Buonarroti et s'intitulait : « analyse de la doctrine de Babeuf ; si elle réclamait l'égalité de jouissance et d'ins- truction, proclamait le devoir de travailler, elle se contentait: d'exiger la Constitution de 93 et la restitution du superflu détourné par les riches. Ce programme va beaucoup moins loin que l'ébauche mise au point en petit comité, l'attaque vise beau- coup plus la disproportion des fortunes que l'inégalité réelle. Le terrain était donc préparé pour un compromis avec les derniers montagnards; il s'élabora, à la demande des militaires, au mois d'avril 1796. Etait-ce pour préparer une action immé- diate avec plus de chances de succès ? C'est possible, car les babouvistes constataient une importante agitation populaire. Mais ils hésitaient, jugeant que la situation n'était pas mûre (31). L'insurrection de la légion de police, profondément influencée - par eux, les incite à agir. Une réunion conimune du Comité militaire et du Directoire secret de Salut Public eut lieu fin avril; le 8 mai les membres du Directoire rencontrèrent chez Drouet ceux d'un Comité clandestin formé d'anciens jacobins; le 9, le Comité militaire arrêta les dernières mesures, mais le 10, 47 des conjurés, avec notamment, la plupart des dirigeants furent appréhendés. Quelques jours plus tard, une machination policière permit d'en capturer 52 autres. Il n'y eut aucune réaction en leur faveur. Comment expliquer un tel échec ? La trahison d'un des militaires, les mesures de défense du Directoire n'ont qu'une influence secondaire. Le fait déterminant, c'est que la aison avec les masses fut incomplète. Pour le voir, nous disposons de trois genres de renseignements : la couche sociale où se recrutaient les militants babou- vistes; la pénétration de la doctrine parmi les « bras nus »; l'attitude des. babouvistes en face des mouvements auto- nomes des ouvriers parisiens. Les militants babouvistes sont recrutés dans des milieux très divers : ce sont des intellectuels qui ont partagé constam- ment les souffrances et les luttes des divers couches exploitées : (31) Maurice Dommanget : Babeuf et la Conjuration des Egaux. Lib. de - L'Humanité », Paris, 1922. 79 1 Babeuf et Sylvain Maréchal, des hommes riches, mais généreux et sincèrement démocrates (Lepelletier et Antonelle ou Ber- trand : riche manufacturier lyonnais), d'ex-fonctionnaires révo- lutionnaires de la grande époque : Darthé, Buonarroti, Javo- gues, etc... Les ouvriers ne se trouvent que dans les cadres infé- rieurs; Didier, l'homme de confiance, ancien teinturier puis serrurier depuis Termidor, Armonville, l'agitateur rémois, ou- vrier cardeur, qui durant son mandat à la Convention dut vivre du travail de sa femme, Ménessier ancien jardinier, Moroy, Guillem, tous trois agents actifs dans les arrondissenients pari- siens. Et même parmi ces cadres inférieurs, les ouvriers ne sont qu'une minorité. On voit donc, que l'élaboration de la doc- trine est surtout l'ouvre de membres des classes moyennes. Ils connaissent certes les aspirations des exploités; ils ont de plus, une solide instruction et une expérience précieuse qui leur permettent de s'élever au-dessus des préoccupations immé- diates, 'ils sont, enfin, en contact avec les dirigeants des pré- cédents mouvements plébéiens, avec des militants ouvriers, actifs et conscients. Moroy, dans ses lettres à Babeuf, déclare :: « la classe ouvrière est la plus précieuse de la société » (32). Mais, ces contacts sont insuffisants, et en définitive, la liaison. entre les dirigeants révolutionnaires et les couches exploitées. est encore imparfaite. A cette époque, où ces couches sont encore mal délimitées, c'est un phénomène tout à fait naturel et déjà, le simple fait qu'un lien profond ait existé prend une valeur essentielle : c'est la matérialisation des aspirations de la classe ouvrière vers sa libération totale. Cet aspect de la liaison entre les babouvistes et les bras nus. ne rend compte que d'une partie de la réalité. Les lettres en- thousiastes reçues des départements (Mont-Blanc, Manche, Pas- Cle-Calais, etc...), l'argent expédié de diverses régions (33), les rapports de police d'avril 1796, signalant les rassemblements autour des placards babouvistes, montrent que l'influence des Egaux a largement dépassé Paris et qu'ils ont su exprimer égaleinent les revendications de paysans, et d'artisans des petites villes. Si l'on voit, ainsi, que le lien a plus de fibres que l'on ne supposait, des renseignements plus précis sur l'attitude babouviste ne le supposait, des renseignements plus précis sur l'attitude babouviste à Paris même, font ressortir l'insuffisance de sa qualité. En avril 96, les sans-culottes parisiens étaient tout à fait sceptiques à l'égard des politiciens. Les rapports de police indiquent : « le peuple n’est occupé que de ses moyens de sub- sistance » (34). Comme conclut Daniel Guérin : « la fermenta- tion populaire était entièrement apolitique; elle prit la forme d'une lutte purement économique ». Les grèves sont en effet nombreuses, or c'est le monient où les Egaux masquent leur (32) M. Dommanget : Babeuf et la Conjuration des Egaux, Paris, 1922. 433) G. Walter : Babeuf et la Conspiration des Egaüx, Paris, 1937. (34) Daniel Guérin, ouvrage cité, t. 2, p. 261. 80 revendications sociales les plus hardies pour mettre au premier" plan de leur agitation la Constitution de 93. Maurice Dommangek les juge donc très exactement quand il écrit (35) : « les babou-- vistes ne discernent pas le sens de l'activité spontanée des pro- létaires.. Ils négligent les incidents, les conflits qui mettent aux prises les ouvriers et les patrons. Ils n'en voit pas l'immense portée théorique et pratique et passent à côté sans en tirer profit ». Cette insuffisance, ce désir de donner aux masses des. mots d'ordre au lieu de systématiser les leurs et de donner à la lutte une perspective plus vaste, montrent mieux que toute autre chose, la faiblesse de la méthode d'analyse babouviste qui. échoue devant un problème pratique d'importance capitale. Il est vrai, que c'est l'un des plus délicats à résoudre et que les Egaux discernèrent un des éléments des aspirations ouvrières : la taxation des denrées de 1793, il leur manqua seulement d'ap- précier son poids réel (36). C'est pourquoi, ils ne surent pas utiliser fermement leur front unique avec les démocrates de gauche : non seulement ils abandonnèrent leur programme maxi- mum et se contentèrent de la Constitution de 1793 comme pro- gramme minimum, mais encore, ils ne montrèrent pas la dif- férence entre cette Constitution (promesse démagogique jamais tenue) et le gouvernement de 1793. Ces critiques vigoureuse-. ment exprimées par Daniel Guérin (37) ne peuvent cependant, revêtir la même importance que pour un parti contemporain. Le groupe des démocrates de gauche était bien difficile à définir, et même actuellement nous l'analysons d'une façon tout à fait in uffisante; d'autre part, ce groupe était infiniment. plus progressiste que de nombreux partis de gauche actuels; enfin, la tactique du front unique est une des plus difficiles à appliquer correctement. Il n'a donc rien d'étonnant que pour la première fois, alors que leur organisation était faible et mal délimitée, les Egaux aient trébuché. L'échec avait eu lieu avant même l'arrestation. En effet, selon Walter, Babeuf n'assista pas à la dernière réunion des conjurés. Il® n'était déjà plus d'accord, il pensait que cette « réunion de dér ates était sans force et sans moyen » : il rédigeait un appel pour inviter le peuple à ne pas se soulever prématurément. Il semble donc que les difficultés aient amené une désagrégation du groupe des Egaux. L'arrestation n'a fait. qu'augmenter le désarroi. C'est en fonction de ce décourage- ment qu'il faut comprendre la lettre de Babeuf au Directoire deux jours après son incarcération (38). Il propose au Direc- toire son appui pour lutter contre les royalistes, mais aussi essaye de faire pression sur lui : « Vous avez vu, citoyens. (35) Maurice Domnanget, ouvrage cité, p. 66. (36) Daniel Guérin montre nettement dans le § 18 de son 23e chapitre, t. 2, p. 349, la nature des sentiments robespierristes du peuple. (37) Daniel Guérin, ouvrage cité, pp. 357 et suivantes. (38) Maurice Dommanget : Pages choisies de Babeuf, p. 298. 81 directeurs, que vous ne tenez rien quand je suis sous votre main... Vous avez à redouter toutes les autres parties (de la cons- piration)... vous les frapperiez tout en me frappant et vous les irriteriez ». C'est une sorte de chantage : relâchez les Egaux et gouvernez « populairement » ou vous serez chassés soit par les patriotes, soit plutôt par les royalistes. Les directeurs ayant refusé d'entendre cet appel, il fallait essayer de sauver le maxinium de conjurés. Des babouvistes décidèrent donc de cacher l'aboutissement communiste de leur programme (ils le purent, car Sylvain Maréchal était inconnu de la police et n'avait pas été arrêté, d'autre part, les écrits les plus nettement communistes n'avaient pas été saisis). Ils nièrent, également, toute idée de conspiration et de prise du pouvoir. Mais la jus- tice bourgeoise sut frapper ses ennemis de classe; Babeuf et Darthé furent condamnés à mort, Buonarroti, Germain et trois des plus actifs agents d'arrondissement à la déportation. La tactique de Babeuf avait doublement échoué : il succom- bait et il ne laissait aucun message explicite. Le seul témoi- gnage utilisé au XIXsiècle fut le livre de Buonarroti : « Cons- piration pour l'égalité, dite de Babeuf » (Bruxelles 1808). Or, Buonarroti, de par son expérience précédente était le moins apte à développer les perspectives communistes de la doctrine. « L'analyse de la doctrine de Babeuf », rédigée par lui en 1796, montre déjà qu'il était bien plus près des démocrates de gauche que de Babeuf et de Maréchal. Aussi l'apport le plus original cies Egaux a-t-il été perdu pour les socialistes qui précédèrent Marx; mais pour nous, il revêt tout son sens. Nous voyons dans ce socialisme, qui tend déjà vers le socialisme scientifique, la convergence des aspirations des paysans et des ouvriers; nous y trouvons la preuve que proletariat et communisme sont indissociables. Dès leur constitution en classes, les tra- vailleurs entrevoyaient le terme naturel de leur marche. La mort de Babeuf, les insuffisances de son message, les tenta- tives de déformer sa pensée n'ont pu empêcher le communisme de se relever avec plus de vigueur en 1848. C'est là, une des plus importantes leçons que nous puissions tirer de cette étude : la pensée révolutionnaire prolétarienne ne suit pas une courbe régulièrement ascendante; au contraire, les périodes de recul ont été fréquentes et parfois très longues, mais chaque fois, le communisme s'enrichissait de l'expérience précédente et attei- gnait un niveau plus élevé. Jean LÉGER. 82 - DOCUMENTS. L'OUVRIER AMERICAIN (suite) par Paul ROMANO (traduit de l'américain) Nous publ ons la suite du témoignage remarquable de l'ouvrier américain Romano, dont nous avons déjà donné, dans le numéro 1 de notre Revue, les deux premiers chapitres qui décrivaient les conditions générales d'exis- tence des prolétaires américains, chez eux et au travail. CHAPITRE III LA VIE A L'USINE DEPUIS LA FIN DE LA GUERRE L'intensification du travail. Au moment de la grève des téléphones, au printemps 1947, nous avons obtenu une augmentation de 11 cents 1/2 (1). Aussitôt la cadence des machines a été encore accélérée pour annuler cette aug- mentation. Lorsque nous l'avons obtenue, la plupart des ouvriers. disaient que la Compagnie nous la ferait recracher. Avant, il arrivait que l'ouvrier ait la possibilité de fumer un peu plus souvent, Maintenant il doit passer sa journée à surveiller la machine, changer et nettoyer les outils. Les pauses sont plus courtes. Si bien que c'est un ouvrier encore plus épuisé physi. quement et moralement qu'il ne l'était auparavant qui quitte l'usine chaque soir. Les instants de détente sont de plus en plus rares. D'un autre côté, cependant, plus la machine va vite plus l'ouvrier cherche à la quitter, bien que cela augmente les risques de bousil.. lage du matériel, Dans de nombreux départements les ouvriers doivent maintenant conduire trois ou quatre machines là où, auparavant, un ouvrier n'en conduisait qu'une seule. Aussi il leur faut continuellement. sauter de l'une à l'autre. Il ne se passe pas de jour sans que quel- qu'un ne se plaigne d'être complètement épuisé. Un ouvrier qui travaille sur une machine automatique à grande vitesse disait : « Je suis forcé en mettre un drôle de coup pour conduire une machine rapide. Tout le temps occupé à ranger les . (1) 38 francs environ au taux de change officiel. 83 pièces, alimenter la machine et monter de nouveaux outils. Si or me mettait sur une machine plus lente je ne pourrais me faire al changement de cadence et pourtant ce serait des vacances pou moi en comparaison de la machine rapide que je conduis. » J'ai coulé mes temps (2). L'usine a un système de rémunération au rendement. Il se révèl que la Compagnie vole à tout propos sur le boni des ouvriers. Beau coup demandent : « Mais pourquoi donc font-ils cela ? » Le calcı des bonis devient très compliqué, spécialement lorsque l'on donn aux ouvriers des cartons dressés par le Bureau des Temps Elémer taires, On accuse couramment la Direction de déchirer les carton distribués aux ouvriers. Voici un ouvrier qui se lance dans une discussion longue et pas sionnée sur le salaire au rendement. Il raconte commenc il fau s'épuiser pour atteindre ou dépasser les normes imposées. Una journée normale de travail permettrait de relâcher un peu la tensior à laquelle on est soumise et, de toute manière, on ne devrait pas en demander plus aux ouvriers, 11. s'écrie avec véhémence qu'il aimerait bien étrangler l'inventeur du boni ou du salaire au ren. dement, Lorsqu'à la fin de la journée les conducteurs ne sont pas arrivés à faire leur boni, il leur échappe ce cri du coeur : « Je suis tombé mort » (3). Cela veut dire que l'ouvrier s'est épuisé pour n'arriver à rien. Produire ou ne pas produire. La vitesse des machines est accélérée d'environ 40%. Les ouvriers sont enfermés dans la contradiction suivante : continuer à ce rythme risque de leur faire rapidement perdre leur travail. Les ouvriers sont divisés sur cette question. Certains pensent que cela ne change rien; lorsque la grande dépression arrivera, disent- ils, de toutes manières nous ne serons pas épargnés. D'autres se mettent sans plus se troubler à réduire peu à peu leur production journalière. De plus, d'autres ouvriers sont poussés à diminuer leur quota au fur et à mesure que l'intensification du travail fait sentir ses effets. Produire ou ne pas produire, dans ces conditions, est la question qui se pose. Le coût de la vie monte en flèche, forçant l'ouvrier à produire pour augmenter un peu sa paye avec son boni, grâce auquel il pourra faire face à ses besoins quotidiens. Lorsque les chronos surgissent, l'ouvrier trouve une foule de prétextes pour arrêter sa machine. Il sent en lui un profond ressen- timent lorsqu'il voit arriver l'homme des bureaux avec sa montre à la main. C'est alors qu'il utilise toutes les ficelles du métier pour ralentir sa machine et aussi pour réduire sa propre activité. Le chrono est un indésirable à l'usine. Où qu'il aille se sont des yeux (2) I dropped dead, littéralement : « Je suis tombé mort ». (3) En français il n'existe pas d'expression correspondante; on se contente de dire « j'ai coulé mes temps », ce qui n'exprime pas ce sentiment d'impuis- sance que traduit l'expression ainéricaine. 84 pleins de ressentiments qui le suivent. Il en a conscience et très souvent c'est tout juste s'il ne s'excuse pas; parfois, par contre, il est agressif. La Compagnie vérifie ses comptes. Les relations entre le pointeau et l'ouvrier ont toujours été tendues. L'ouvrier cherche toujours à faire de la gratte et le poin- teau est toujours persuadé que l'ouvrier essaye de le rouler. Évi. demment, la personnalité du pointeau finit par s'identifier aux yeux des ouvriers avec la nature de son emploi et ils le considèrent plus ou moins comme un « salaud » (4). Il épluche leurs feuilles de travail pour voir s'ils ne le roulent pas et les ouvriers lui en veulent. Néanmoins, ils trichent chaque fois qu'ils en ont l'occasion, soit en volant des pièces qui ont été déjà ramassées et comptabilisées, soit en trompant délibérément le pointeau sur le chiffre de celles qu'ils ont faites. Voler un panier de pièces à la Compagnie est un art que nombreux pratiquent. Dans la matinée, un ouvrier volera un panier de pièces; mais si ce même ouvrier, dans l'après-midi, se voit acci- dentellement frustré de quelques pièces par le pointeau, il deviendra furieux et exigera qu'elles lui soient comptées, bien qu'elles ne signi- fient que peu de chose. Sur certaines machines des compteurs ont été placés pour vérifier si l'ouvrier n'a pas volé des pièces. Ces compteurs déterminent le nombre de cycles opératoires qu'à fait la machine. Un cycle opératoire équivaut à une pièce de travail terminée. On voit que tous les moyens possibles sont mis en oeuvre pour tirer le maximum de ce que l'on peut obtenir des ouvriers. La Compagnie contrôle maintenant l'usage de la force électrique durant les quinze minutes qui précèdent l'arrêt du travail. De nom. breux ouvriers, ayant déjà atteint leur quota à cette heure, 'arrêtent leurs machines. Il semble donc que la Compagnie désire évaluer la quantité de travail dont elle est frustrée. L'ouvrier les vérifie deux fois. L'ouvrier devient un comptable et calcule avec soin le taux de son pourcentage quotidien, afin de contrôler les reçus de la Compa- gnie pour voir s'il n'a pas été roulé. Il fait de même avec son bul- letin de paie chaque semaine. Il est littéralement furieux si la Com- pagnie ne lui a pas donné son dû. Cette semaine on a fait l'inventaire à l'usine. De nombreux ouvriers, maneuvres, mécaniciens, chauffeurs, rectifieurs, etc..., y participaient. Durant tous ces derniers mois les ouvriers ont volé des paniers de pièces afin de pouvoir satisfaire leurs bons de com- mande. De toute évidence il y aura un manque s'éleva'nt à des dizaines de milliers de pièces à l'inventaire. Les ouvriers apprécient beaucoup l'humour de la situation, Notre département est un département productif. La norme que nous devons atteindre est de 100 %. Pour y arriver cela demande mot assez fort, équivalent presque (4) Bastard : littéralement « bâtard » « pourri ». 85 la journée entière. Généralement ce n'est que durant les trois der- niers quarts d'heure que nous faisons du boni. Aussi arrive-t-il la: chose suivante : le pointeau commence à passer parmi les ouvriers justement à cette heure pour boucler les comptes. Nombreux sont: ceux qui perdent ainsi leur boni parce que le pointeau arrive trop tôt. Cela a souvent provoqué de violents éclats. Un jour un ouvrier circula dans les travées pour dire aux autres de ne pas arrêter le travail avant la sonnerie de fin de journée. De toutes manières les ouvriers se trouvent en présence d'une contradiction : on leur dit de fermer leur machines tôt, mais la perte de leur boni est une catastrophe pour eux. Voici comment ils tournent la difficulté : une fois que le pointeau est passé, ils remettent en marche leur ma. chine pour le compte de l'ouvrier de l'équipe suivante de telle sorte que lorsque celui-ci arrive, il trouve dans le panier le travail tout fait qu'il aurait normalement perdu lorsque seraient arrivées les der.' nières minutes de la journée. A son tour, ce dernier lui rend le même service Ainsi certains ouvriers passent leur dernière demi.. heure à travailler pour l'ouvrier qui leur succède. Cependant, beau- coup d'autres ne le font pas. Coincés entre les exigences contra. dictoires qui découlent, d'une part, de l'inefficacité de la compagnie dans t'organisation du travail et des taux de rendement élevés du travail aux pièces, ainsi que de leur désir de faire du boni, d'autre part, ils se sentent trop épuisés à la fin de la journée pour changer les outils ou faire du travail supplémentaire pour le compte du camarade qui va prendre leur place, Fermer la machine aussitôt. que possible et ne plus la voir est un désir que 'ne ies quitte jamais. Violation des règlements. Dans notre usine il existe un ensemble de règlements d'atelier. Si l'on erfreint l'une quelconque des règles prescrités on est passible d'un blâme. Trois blâmes donnent à la compagnie le droit de vous renvoyer. Il est facile à la compagnie d'user de ce droit quand elle: le veut, si elle cherche à renvoyer quelqu'un. Un ouvrier me disait! un jour : « Ils peuvent te renvoyer quand ils veulent. Tout ce qu'ils ont à faire c'est de dire que tu as raté tes pièces à trois reprises, à moins qu'il ne leur suffise de te surprendre en train de fumer ou que tu soies arrivé en retard. » (Tout cela cependant dépend de la force du syndicat.) A intervalles réguliers, un superintendant fait une descente dans. la salle des lavabos pour surprendre les ouvriers en train de fumer ou venus s'asseoir un instant. Les numéros matricules sont relevés et un blâme est porté à votre dossier, Les ouvriers sont très sen. sibles à ces manoeuvres sournoises. Depuis peu les ouvriers sont forcés de rester à leurs machines jusqu'à ce que sonne la fin du travail. Auparavant, ils pouvaient quitter cinq minutes plus tôt, à midi, pour aller manger ou le soir pour se rendre aux vestiaires. Désormais, il sera aussi interdit de casser la croûte dans les ateliers. Cependant, les hommes trans.. gressent déjà ces règles. Aussi la compagnie fait-elle pleuvoir les blâmes. Le superintendant de l'usine se plaint d'être tombé 'sur un ouvrier en train de manger un sandwich alors que l'on venait tout juste de faire savoir que c'était interdit. Il ajoute que l'ouvrier a: Gü se u le toupet de lui demander s'il en voulait un bout. Un autre ou. vrier que l'on réprimande et que l'on menace d'un blâme répond : < Autant me donner tout de suite trois blânies et essayer de me faire irenvoyer, parce que je vais manger trois sandwiches. » Un ouvrier que je connaissais avait déjà deux blâmes. Voir traiter les ouvriers de ceite manière le remplit d'amertume. Ce n'est pas une manière de traiter ses semblables disait-il. Je lui demandais pourquoi il avait accepté de signer ses blâmes alors qu'il aurait pu s'adresser au syndicat pour essayer de les contester. Il me dit que pendant qu'il était au bureau il bouillait intérieurement mais qu'il n'en transparaissait rien, S'il a signé, c'est pour montrer à la com. pagnie qu'il n'avait pas peur d'eux. La compagnie ne se risque pas à se mesurer avec les ouvriers qui sont des faiseurs d'histoires. Il semblerait qu'ils estiment que lors- que ces sortes d'ouvriers en veulent à la compagnie, ils ne manque- ront pas de lui causer des désagréments beaucoup plus graves. Aussi essayent-ils autant que possible de se les concilier. La compagnie, a le droit de renvoyer les ouvriers qui ont été passibles de blâmes. C'est-à-dire, qui ont volé des pièces, qui ont fait des ratages, qui ont été pris en train de fumer, etc... Bien que le renvoi, en l'occurence, soit la sanction de ce qui est, pour ainsi dire, une loi, elle n'en fait que rarement état. D'ailleurs, dans la pra. tique, il leur serait impossible de l'appliquer à la lettre. Ils se con- tentent d'énerver les ouvriers en s'obstinant à leur faire respecter les règles prescrites, Un ouvrier fut pris un jour en train de voler un panier de pièces afin de pouvoir satisfaire aux normes exigées pour se faire un boni. Au moment d'être appelé au bureau il demande qu'on lui donne son compte et déclare que si on n'est pas satisfait de son travail, il est prêt à aller ailleurs. La compagnie refusa, mais, pour le pénaliser quand même, lui infligea quelques jours de mise à pied. La direction de l'usine a tenté, à plusieurs reprises, d'empêcher les hommes d'utiliser la demi-heure d'arrêt du repas pour aller roupiller dans les vestiaires en s'étendant sur des bancs qu'ils dis- posent à cet effet. C'était une habitude que j'avais prise dans les autres usines. La combine consiste à manger subrepticement son repas avant la sonnerie et ensuite à s'échapper pour aller dormir une demi-heure. Cependant, cela n'en est que pire au moment où il faut se réveiller. Les ouvriers disent souvent : « S'il fallait qu'ils nous renvoient pour toutes les infractions que l'on commet, il n'y aurait plus per. sonné à l'usine. » Inutile de donner à la Compagnie quelque chose pour rien. L'ouvrier ne donne pas volontiers libre cours à toutes ses capa- cités. Lorsqu'il le considère nécessaire il réduira sa production. S'il n'arrive pas à s'en sortir dans un travail, il s'arrangera pour être très en dessous de ses temps durant toute la semaine. «Inutile de donner quelque chose à la compagnie pour rien, d'autant plus que c'est justement ce qu'ils cherchent, dit-il, et il ajoute : tu es là pour travailler pour toi, pas pour a compagnie. » Il y a des jours où l'ouvrier est particulièrement monté contre la compagnie. Il donne cours à sa colère en produisant moins que 87 de coutume. Si la compagnie accélère le rythme des machines et: rabaisse les temps, une partic des ouvriers s'entendront tacitement. pour ralentir la cadence. C'est ce qui se produit en ce moment dans mon département. Afin de contraindre la compagnie à réduire les normes, ils ont engagé une action qui consiste à réduire, peu à peu, leur rendement journalier. Etant donné que la compagnie a refusé de discuter de la réduction du taux des normes, les ouvriers font confiance en leur propre action pour la lui imposer, Les ouvriers ont le sentiment que faire grève, pour des ques. tion's de salaires seulement, ne les avance à rien, Il y a une oppo. sition manifeste, caractérisée et s'exprimant souvent ouvertement. de la part des ouvriers face à l'éventualité d'une nouvelle grève. Cependant, chaque jour passé dérontre clairement qu'avec l'accé. lération du rythme des machines et l'accroissement de l'exploita- tion, qui ne cessent ni l'un ni l'autre, il ne sera nullement besoin du prétexte d'une augmentation de salaire pour justitier une grève, lorsque les ouvriers auront atteint le point de saturation, CAPITRE IV L'INEFFICACITE DE LA COMPAGNIE L'usine où je travaille iait partie d'un trusi géant. Son réseaux s'étend sur l'ensemble du pays. II matérialise une forme extrêmement: développée d'organisation capitaliste de l'industrie. Cependant, le contrôle bureaucratique du travail, venant d'en haut, se traduit par une inefficacité s'étendant sur une échelle effrayante si l'on consi.. dère l'ampleur des moyens mis en oeuvre. On pourrait croire, à pre- mière vue, que la compagnie sacrifie tout à la production. Ce n'est pas vrai, Avec des méthodes différentes on pourrait obtenir une production supérieure. L'objectif recherché est bien plus la subor- dination et le contrôle des ouvriers. La dilapidation du matériel productif. Le rythme des machines est accéléré au plus haut point. Aussi il y a-t-il des pannes continuelles et il faut tenir sur pied une im. portante équipe d'entretien. Le gaspillage en machines se manifeste partout, On montera une came sur une machine pour réduire le temps de coupe. A la suite de quoi les outils qui attaquent trop brutalement le métal se cassent ou brûlent. Certaines machines sont continuelle ment en réparation. On exige des machines de tourner à une telle vitesse que les ouvriers disent : « Un de ces jours, ces sacrées bécanes vont lâcher leur socle et s'envoler, » Les machines sont mises au point pour travailler certaines caté. gories de métaux. Souvent, l'acier dont on se sert est d'une qualité plus dure qu'il n'aurait fallu. Résultat : encore des outils brûlés ou cassés. 88 Durant des semaines d'affilée, les réparations indispensables ne sont pas effectuées. Il faut percer un trou pour poser un nouveau boulon sur uir dispositif de blocage qui risque de flancher. Un em- brayage qui a du jeu* ou un frein . qui ne fonctionne pas bien cons. titue une menace constante pour la machine, pour ne pas parler de son conducteur. Pourtant, rien n'est fait. Peu importe à la compagnie le nombre d'outils brûlés si les ouvriers doivent les changer constamment. Ce qui les intéresse, avant tout, c'est de faire tourner les machine's à leur vitesse maxi- mum, pour le reste que les conducteurs se débrouillent. :« Si j'avais l'argent dépensé à ce machin-là... ». La compagnie ne cesse de faire tous ses efforts pour comprimer les dépenses des départements non-rentables, c'est-à-dire des dépar. tements non-productifs, Evid smment, les départements productifs en pâtissent et se plaigneni constamment d'avoir à faire des va-et-vient pour s'occuper de questions mineures, L'atelier d'affutage possède des profils types d'outils qu'ils sui- vent pour mettre les outils en forme ou leur donner leurs angles de coupe. L'ouvrier, au cours de son expérience quotidienne, s'aperçoit que les profils imposés ne valent rien et il demande à l'affuteur de "faire les outils selon ses propres directives. L'affuteur dit : «0.K et pour un temps il coopère avec le conducteur. Mais cela vient aux oreilles de la direction. Une grande controverse s'ensuit. On dit à l'affuteur qu'il ne doit prendre ses ordres que de la direction et qu'il doit s'en tenir aux dessins qu'on lui donne. Il répond alors : « Bon. C'est vous le patron » et il s'incline. Ce qu'il s'ensuit serait plutôt drole si cela n'ajoutait pas encore aux tracas de l'ouvrier à l'atelier. L'ouvrier est maintenant forcé d'aller d'abord au magasin chercher l'outil voulu, d'attendre qu'on le serve, puis de trouver le contremaître, lui dire que la coupe ou la forme de l'outil demande à être modifiée, obtenir du contremaître un bon de commande, aller ensuite à l'atelier d'affutage et interrompre l'affuteur dans le travail qu'il est en train d'effectuer pour qu'il affute l'outil qui lui est néces. saire. Il convient de se souvenir que lorsque l'ouvrier va au maga- sin pour chercher l'outil, celui-ci a déjà été affuté une fois. Un immense pont-transporteur circulaire a récemment été ins- tallé à travers l'usine. Il va de département en département. Il se compose de centaines de poutrelles d'acier et de paniers d'acier. Le. coût de ce pont s'est élevé à des milliers de dollars. Pour ce qui est du point de vue des ouvriers, cette innovation s'est révélée jus- qu'ici comme étant un échec. Ils passent leur temps à se cogner áprès et à se faire mal. II passe en plein milieu des machines et constitue un danger permanent. Les ouvriers en sont de plus en plus exaspérés. Alors qu'autrefois le conducteur empilait ses pièces dans un panier, qu'il plaçait par terre à l'intention d'un inanoeuvre qui vien- drajt les enlever, maintenant les hommes doivent mettre leurs pièces dans les paniers du pont-transporteur. Les maneuvres sont maintenant éliminés de cette catégorie d'emploi, La compagnie avait déjà tenté, une fois, d'éliminer ainsi les manoeuvres, mais elle avait finalement échoué. De nombreux ouvriers s'élevèrent contre cette 89 pratique, arguant que ce travail n'entrait pas dans les attributions: de leur emploi, etc... Pendant plusieurs jours, il y eut une grande agitation. Bien qu'en fin de compte le nouveau système se soit. révélé plus satisfaisant à certains égards, le fait que les hommes. n'aient pas été consultés et que la compagnie l'eut appliqué arbitrai.. rement fut à l'origine de la rébellion. A la même époque, on procéda à des licenciements s'élevant à plusieurs centaines. Les ouvriers mettent en parallèle le coût du pont. circulaire, le gaspillage d'argent et de place qu'il a entraîné et les licenciements auxquels on procède : les sommes dépensées, disent- ils, auraient amplement permis de conserver à ces ouvriers leur emploi. De nombreux ouvriers s'exclament : « Si on me donnait tout l'argent dépensé à ce machin, je pourrais me retirer jusqu'à la fin de ma vie. » Les licenciements ont entraîné un accroissement de tra- vail pour ceux qui restaient. Tous les ouvriers comprennent fort bien et répètent, à qui veut les entendre, que la compagnie essaye de comprimer les frais généraux et les dépenses improductives. Les licenciements on affecté des services 'non-productifs, tels que ma. noeuvres, contrôleurs, affutage, entretien, etc... Cela a provoqué un jour un incident à l'usine. A la suite de licen. ciements, il y avait pénurie de manoeuvres. Aussi, lorsque ce fut l'heure pour le pointeau de faire sa tournée il demanda aux conduc- teurs de charger eux-mêmès les pièces dans les paniers du pont- transporteur. Les ouvriers protestèrent en s'exclamant : « C'est tou. jours pareil, on leur donne un cent et ils en veulent un mille. » À la suite de quoi, un certain nombre de conducteurs se refusèrent d'effec- tuer le chargement. Les maneuvres furent réintégrés dans leur em. ploi. Il est clair que la compagnie charche à faire faire aux conduc- teurs, en plus de leur travail, celui des tireurs de copeaux et des manæuvres, Un ouvrier fit parvenir une suggestion demandant que le pont nouvellement installé serve aussi au transport des outils jusqu'aux: machines. La compagnie refusa'. Les ouvriers trouvèrent que l'idée n'était pas mauvaise mais qu'elle ne pouvait pratiquement aboutir, parce que, de toute manière, il n'y avait jamais assez d'outils et que la plupart auraient disparu avant que la moitié des machines: aient été desservies. Les récriminations de la Direction. La direction se plaint continuellement de ce que les ouvriers manquent d'esprit de coopération. Ils ne nettoient pas les machines et ne balaient pas par terre. Dans un seul département on compte 70 accidents par mois. Chaque mois, durant une demi-heure, se tient une conférence de sécurité, après le repas. A ces réunions la direction s'efforce de: faire du bureau du Comité de sécurité, qui y est nommé, une répli. que de l'appareil syndical et de la lui superposer. Les ouvriers sont invités à faire connaître au Comité de sécurité toutes leurs récla- mations. Pour pousser les ouvriers à y participer, ils nomment trois ouvriers d'ateliers comme secrétaires du bureau. Le reste du comité est composé d'ingénieurs et de membres du personnel. Les débats des conférences de sécurité se déroulent sous l'égide 00 «de la direction. La parole est habituellement donnée à un contre. maître dont l'intervention occupe la plus grande partie des trente minutes allouées. Les quelques minutes restantes sont attribuées aux interventions de l'ouvrier de base. Si un ouvrier ou deux sou. lèvent une question futile, on les écoute religieusement. Mais s'il arrive que les hommes soient d'humeur batailleuse et qu'ils se met- tent à s'arracher la parole pour se plaindre d'une chose, d'une autre, puis d'une troisième et que la réunion échappe à tout contrôle, elle est immédiatement suspendue et les représentants de la direction se mettent à dire : « Aux machines, messieurs (5), nous avons du travail à faire. » Voici quelques réactions d'ouvriers prises sur le vif, lors de ces conférences : 1. « Oh ! mon pote, encore une demi-heure de repos. » 2. « En voilà des conférences de sécurité ! Tout ce qu'ils ont su faire c'est de gueuler après les portiers. » 3. Certains piquent un roupillon durant la séance. 4. Tout ce que les contremaîtres et superintendants savent dire : -« Les hommes sont négligeants et ne coopèrent pas avec le comité de sécurité. » 5. On vous dit de dormir suffisamment, de ne pas boire et de manger le genre de nourriture qui convient. 6. Les hommes ricanent parfois. 7. La compagnie maintient qu'elle fait tout ce qui est en son pou- voir pour aider les ouvriers. Lors d'une réunion, la compagnie fit la déclaration suivante : « Nous avons maintenant embauché suffisamment de manoeuvres 'pour que l'usine soit propre, à vous de faire votre part de sacri- -fices. » Peu de temps après, la moitié des manauvres étaient-licen- sciés. Les ouvriers ont l'impression que la compagnie ne s'y recon- naît pas dans ses propres décisions d'une semaine à l'autre. Pourquoi une telle inefficacité ? Durant plus d'un an, un sujet de mécontentement revenait régu- lièrement sur le tapis. De lourdes fumées, provenant des fours de traitements à chaud, envahissaient périodiquement l'atmosphère de l'usine, Presqu'à chaque réunion du comité de sécurité la question était soulevée. Pourtant cela continue toujours. Un ouvrier me dit : « Un de ces jours, c'est nous qui allons nous occuper de cette nis- toire-là. » On envoie, un jour, un ouvrier au bureau parce qu'il avait raté toute une série de pièces. Ils veulent savoir pourquoi. Sa réponse fut la suivante : « L'éclairage est mauvais, les ampoules placées sur les machines finissent par se recouvrir d'une pellicule de graisse et je n'y vois rien, À force de tout le temps me pencher sur la machine mal éclairée, mes yeux se sont fatigués et il m'a été impossible de voir ce que je faisais, » L'inefficacité et la paperasserie, dont est responsazie la compagnie, pousseraient presque les ouvriers à en pleurer de rage impuissante. Un manque d'outils juste au momen: (5) Dans le texte « Aux machines, hommes... », ce qui est une expression moins hypocritement familière que les « gars », mais plus méprisante que -«' messieurs ». 91 critique, un outil mal affuté, une machine défectueuse qui n'a pas été réparee et qui expose l'ouvrier à des accidents, les stocks néces saires à l'alimentation d'une machine qui, au lieu de se trouver à ses pieds, sont déposés dix machines plus loin, là où ils ne servent à rien; enfin le refilage des responsabilités au copain d'à côté lors que quelque chose cloche, tout cela contribue à rendre la situation intenable. Les ouvriers disent souvent : « Pourquoi donc une telle ineffi cacité ? » Ou : « La compagnie perd un jour de travail faute de s'être procuré un bout de chaîne qui coûte environ 75 cents. » (6) Ou : « Pourquoi ne peut-on trouver des rondelles ? Est-ce que la compagnie ne peut pas ce payer ce luxe ? » ou encore : Ça on arrive au point où la supervision se fout intégralement de tout » De nombreux ouvriers se mettent en colère parce que les sugges tions qu'ils font ne sont pas prises en considération. Ces sugges tions élèveraient le degré d'efficacité et accroitraient la production, en même temps qu'elles permettraient de faire des économies. 11 existe une tendance générale dans toutes les couches de la classe ouvrière à travailler le plus efficacement possible. Aussi les ouvriers ont-ils un sentiment de fierté lorsque leur usine fonctionne efficacement. Plus l'usine possède une organisation complexe et effi- cace, plus l'ouvrier trouve des occasions d'éprouver cette fierté. Les ouvriers les plus conservateurs, c'est-à-dire ceux qui sont les mieux payés et qui ont les meilleures places, ceux qui ont l'espoir d'ac quérir une certaine indépendance, ou ceux qui pensent qu'ils ont la possibilité d'obtenir de l'avancement, cherchent par tous les moyens à élever l'efficacité du travail. Par contre, la majorité des ouvriers sont pris dans une contradiction décourageante. Ils ressentent forte ment leur statut d'opprimé et, consciemment et inconsciemment, ils - Tuttent contre ce statut qui est le leur. Ils se rendent compte que plus d'efficacité ne signifient pour eux qu'exploitation et oppression accrues. Aussi est-ce une lutte de tous les instants que d'essayer de concilier les exigences d'un travail bien fait et efficace et celles de leurs intérêts de classe, La compagnie, pour accroître la production, met en oeuvre tous les mioyens mécaniques possibles. La direction parle beaucoup du rôle du facteur. humain dans la production, mais elle ne peut s'élever à la compréhension que c'est dans la capacité collective des tra vailleurs eu-mêmes que réside le facteur humain. La violente réaction de l'ouvrier. Les conditions de vie qui prévalent à l'usine poussent souvent les ouvriers à sortir de leurs gonds. Si les fenêtres qui doivent assurer l'aération indispensable sont fermées, ils s'empareront comme un rien d'un bout de ferraille et casseront les vitres avec. J'ai bien souvent assisté à un tel spectacle, Aux toilettes, les robinets sont laissés ouverts à pleine force alors qu'il n'y a personne dans les lavabos. Les objets fixes sont descellés et les portes brisées. J'ai vu des ouvriers mettre systématiquements en pièces des parties entières de machines qui se trouvaient là pour les jeter: ensuite un peu partout, (6) Environ 248 francs. 92 Le pont-transporteur circulant se compose de paniers d'acier qui pendent à la rampe de guidage. Périodiquement, une douzaine de ces paniers doivent être envoyés à la réparation. Apparentment les: buvriers les font virer en marche, les balancent en avant et en arrière et d'une manière générale les démolissent. J'ai entendu des ouvriers dire qu'ils voudraient bien que leurs machines aient des pépins mécaniques pour ne pas avoir à les conduire. Parfois, c'est une rage destructive qui s'exprime chez un ouvrier, qui jette une pisce contre sa machine lorsqu'elle fonctionne de tra- vers, II maudit intensément sa « saleté de machine ». Un autre ouvrier glisse avec sa clé anglaise à la main et se coupe. En colère, il jette violemment la clé par terre, Le même jour, ce même ouvrier ëut des ennuis mécaniques avec sa machine. Sa colère fut à son comblé. Il se mit à maudire la machine, la compagnie, le: contremaître et n'arrêtait pas de crier qu'il allait prendre son compte.. Ayant terminé son équipe, un ouvrier crache à sa machine et maudit la compagnie ainsi que tous ceux qui sont autour de lui. « Un marchand de coups de marteau » est un ouvrier qui règle sa machine à coup de masse. Au lieu de desserrer les écrous, il se sert de la masse afin de gagner du temps. Au bout d'un certain temps, la machine est déglinguée. Nombreux sont les ouvriers qui: répugnent à ces destructions et chacun défend son point de vue. Un jour, que j'avais des ennuis avec ma machine, je dis à mon voisin : « Si cette machine m'appartenait je la casserais. » J'étais hors de moi. Il répondit : « Pourquoi briser une machine qui t'appar.- tiendrait, brise plutôt celle-ci, elle appartient à la compagnie. » Le dilemme du contremaître. La position du contremaître est très délicate. Il est pris entre- deux feux. Il est forcé de pousser l'ouvrier à produire, étant donné- que sa propre situation dépend de la production. La pression qu'il subit de la part de ses supérieurs .est considérable. Une importante bévue suffit à le faire casser. Ceux qui sont au-dessus de lui évitent, délibéremment, et autant qu'ils le peuvent, tout contact quotidien avec les ouvriers. Ils se déchargent de cette tâche sur le dos des: contremaîtres et du premier échelon de la supervision. Le contre- maître est rendu responsable de tous les accrochages qu'il peut avoir- avec les ouvriers. Parallèlement à cela, il y a l'immense accumu. lation de paperasserie et le refilage systématique des responsabi.. lités à l'échelon inférieur, si bien que si quelque chose n'a pas été fait, c'est toujours sur le dos de l'ouvrier que cela retombe. L'opi. nion des ouvriers, c'est que «avant que quelque chose së fasse ici on a le temps de mourir cent fois ». Tout cela se répercute sur le contremaître, qui devient un homme perpétuellement tendu et fatigué. Il est hyper-sensible; c'est unë. épave mentale qui cherche continuellement à reportër l'instabilité de sa situation sur le dos des ouvriers. J'ai des renseignements de première main concernant un contre- maître qui avait été forcé de prendre plusieurs semaines de repos: parce qu'il était au bord de la dépression nerveuse. De nombreux contremaîtres se protègent de la pression à laquelle- ils sont soumis, en se cuirassant d'indifférence. Ils se jurent bien de ne jamais donner le meilleur d'eux-mêmes, quoi qu'il arrive. Aussi, quand les difficultés surviennent, on voit le contremaître hausser les épaules, déclarer qu'il n'y a rien à faire, et partir en laissant à ceux qui sont dans la mélasse le soin de trouver com- ment s'en sortir. De telles situations donnent lieu parfois à ce que l'on appelle le truc de la « pomme de terre chaude » et qui consiste à la passer au plus vite à son voisin pour ne pas se brûler. Ainsi, du sommet · de la direction jusqu'en bas on se refile les responsabilités. Ces prar tiques finissent par engendrer une situation si confuse que les divers échelons de la direction eux-mêmes se montent les uns contre les autres et se contredisent. Personne ne veut prendre la responsa- bilité de trancher la question. A différentes reprises, j'ai passé plusieurs mois comme contre- maître de quelques ouvriers. J'y ai appris, ce que mon expérience d'ouvrier dans la production m'avait déjà montré, que la super- vision sert quand même à quelque chose : les contremaîtres finis- sent pas s'exaspérer de voir que les ouvriers freinent délibérément au travail. Les hommes ne produisent pas autant qu'ils le pourraient. Aussi les contremaîtres répètent-ils : « Les hommes ne veulent pas travailler, ils sont paresseux. » Cette appréciation influe sur la conduite des contremaîtres et les pousse à pousser les ouvriers au travail, A un autre point de vue, cependant, les contremaîtres sont très près des ouvriers. Les hommes se rendent compte que les contre- maîtres ne sont pas dans une situation enviable et qu'ils sont soumis, aussi bien que les ouvriers, à une discipline et risquent d'être renvoyés. J'ai appris, d'un ouvrier de Détroit, que durant la grève de la maîtrise, les ouvriers éprouvaient un mélange de sentiment de culpa- bilité en allant travailler et en ne soutenant pas les contremaîtres, et de satisfaction, à cause de l'occasion qui leur a été offerte de montrer qu'ils pouvaient fort bien se passer d'eux. 94 . 1 LA VIE DE NOTRE GROUPE 1. Depuis un an, le groupe se réunit deux fois par mois en réunion plé nière. Ces réunions sont consacrées essentiellement à la discussion de pro. blèmes politiques généraux aussi bien qu'actuels. Des rapports ont été ainsi faits, qui ont servi de base à la discussion de problèmes comme le syndicalisme actuel, l'impérialisme de la Russie bureaucratique, la grève des inineurs, l'évolution actuelle de la situation économique et politique, etc. D'autre part, un groupe d'éducation fonctionne, se réunissant également deux fois par mois; deux séries d'exposés y ont été faites sur la formation et les acpects généraux du marxisme et sur l'économie capitaliste. 2. Le dimanche 10 avril, le groupe a consacré la totalité de sa réunion. plénière, matin et après-midi, à la discussion de la question du parti révolutionnaire et de l'orientation de son travail vers la construction du parti. Après un rapport du camarade Chaulieu, dont le contenu esseritiel est reproduit dans la résolution sur le parti révolutionnaire que nous publions plus loin, la plupart des camarades ont pris la parole assez longuement et tous se sont exprimés sur la question débattue. Trois camarades se sont opposés à l'orientation fondamentale du rap- port avec des positions sensiblement différentes. L'essentiel de la discussion a tourné autour des points soulevés par eux; cependant plusieurs pro- blèmes ont été également abordés qui pour n'être pas directement liés au problème central ne manquent pas d'intérêt et feront le ème de discus. sions ultérieures (notamment le problème de l'organisation socialiste de l'économie et de l'abolition des rapports dirigeants-exécutants en ce stade). 3. Le camarade Carrier s'oppose à l'idée de considérer dès maintenant le groupe comme lié par une discipline collective et la construction du parti révolutionnaire comme absolument nécessaire. S'il faut, dit-il en substance, admettre une différenciation dans le prolétariat, ce n'est pas celle du parti et de la classe. Encore moins que le parti, le groupe à l'étape actuelle n'est-il justifié comme corps organisé. La seule distinction à faire est celle de l'organisation des travailleurs et de l'organisation des révolutionnaires. Une organisation des révolutionnaires est nécessaire, mais elle ne peut se construire que sur la base des milieux de travail, non à partir de la ren- contre idéologique d'individus. De toute manière cette organisation des révolutionnaires doit être tout à fait subordonnée à l'organisation des tra- vailleurs et n'être liée par aucune discipline qui impliquerait une solidarité de ses éléments dans l'action. Les éléments révolutionnaires se rencontrent et discutent en commun les problèmes de la révolution, ils se séparent ensuite pour agir chacun comme ils l'entendent dans le sein de l'organi- .95 sation des travailleurs, seule représentative de la classe. Carrier voit dans les Comités de lutte, qui se sont formés en 1947 et dans les formes de . regroupement analogues qui peuvent de produire, des exemples d'organi- sation des travailleurs. Dans de tels comités, les camarades du groupe se comportent comme les autres éléments et se gardent de chercher à imposer les idées du groupe. Enfin, si l'on imagine que le groupe tout entier s'intègre à une organisation de travailleurs, il dávrait aussitz. dis- paraître en tant que groupe. Carrier caractérise donc essentiellement l'orga- nisation des révolutionnaires comme un groupe momentané dont la tenuunce est de dépérir. Il conclut en disant que l'organisation des révolutionnaires doit, de toute manière, disparaître le jour même où les Soviets s'emparent du pouvoir. 4. A cette estimation de l'organisation des révolutionnaires et de ses rapports avec l'organisation des travailleurs, le camarade Denise s'oppose en faisant ressortir que l'organisation des révolutionnaires est indispen- sable, d'une manière permanente, pour préparer la révolution, qu'elle doit continuer à se distinguer de toutes les autres formes d'organisation de la classe jusqu'à la révolution, quelles que soient les conditions objectives. Mais elle pose deux problèmes : 1° Quelle doit être la relation de l'orga- nisation révolutionnaire avec la classe ? 20 doit être la structure de cette organisation ? Au premier elle répond en affirmant que l'organisa- tion des révolutionnaires ne peut se proposer comme fin de diriger la classe. Il ne s'agit pas, par exemple, pour un militant du groupe de chercher à diriger un Comité de lutte, en outre, il ne doit pas en prendre la direc- tion, mais seulement y manifester ses idées. En ce qui concerne la siruc- ture de l'organisation révolutionnaire, il ne faut pas poser que la lutte contre la bureaucratisation relève seulement du programme et non de la structure organisationnelle. Le principe du centralisme démocratique doit être étudié à la lumière de l'expérience passée, et mis en question; le cen- tralisme démocratique reposant sur la dualité exécutants-dirigeants qui régnait dans les partis de la III Internationale révolutionnaire était déjà, en fait, un centralisme bureaucratique. 5. Le camarade Ségur, comme le camarade Denise, affirme la nécessité permanente d'une direction politique, qu'il ne se refuse pas d'appeler parti. Mais il estime que la conception du parti que se fait le Rapport et qui est une conception classique, au fond très proche de la conception leniniste du « Que Faire ? », passe complètement à côté du véritable problème qui est celui d'empêcher la dégénérescence bureaucratique du parti. Or, cette dégénérescence est fatale si le parti se voit attribuer les tâches de direc- tion politique de la classe. Le problème est de restreindre son activité au domaine idéologique et de lui interdire d'intervenir dans le domaine pratique. Le parti doit être la direction idéologique et non la direction pra. tique de la classe. S'il se propose des tâches pratiques, le parti se substitue à la classe, il devient une direction bureaucratique, qui, en agissant au nom des intérêts de la classe agit en fait à la place de celle-ci. Le cama. rade Ségur, en ce sens, dit qu'il faut étudier de très près la période de préparation immédiate de la révolution. Le moment de l'insurrection est le moment où le parti - s'il ne se limite pas à son rôle idéologique prépare lui-même la prise du pouvoir et où il constitue en dehors des organes autonomes de la classe les cadres du pouvoir. La logique du parti est alors d'agir de plus en plus à la place des Soviets et de se transformer en bureaucratie. 6. Les autres camarades se sont élevés contre ces positions; nous ramassons leurs interventions pour dégager plus clairement les idées qui ont été mises en avant. a) Il ressort des interventions des camarades qui s'opposent au Rapport, que ceux-ci conviennent à des degrés divers de la nécessité d'une organi- sation des révolutionnaires. Nier cette organisation serait nous nier nous mêmes en tant que groupe existant à partir d'une plate-forme politique commune. Mais si l'on part de ce fait, il faut en tirer toutes les conséquences, ou bien alors on ne pense pas jusqu'au bout l'idée d'une organisation des révolutionnaires. Supposons même qu'il n'y ait pas de groupe formé autour 96 *** . d'un programme politique mais seulement des organes de la classe tels que des Comités de lutte ou des syndicats dénommés « autonomes », on ne peut empêcher que dans de tels groupes un certain nombre d'éléments se trouvent d'accord entre eux, qu'ils tentent d'élaborer ensemble un pro- gramme politique qui pose les problèmes non pas à l'échelle locale et corporative mais à l'échelle nationale et internationale et d'une manière universelle. On ne peut empêcher que ces éléments qui ont en commun ces idées politiques, se réunissent à part pour discuter entre eux des pro- blèmes qui découlent de leurs conceptions communes; ou bien ces élé- ments n'ont aucun sérieux ou bien leur volonté est de faire triompher leurs idées, qu'ils croient justes; on ne peut donc les empêcher, s'ils décident d'agir ensemble dans un même milieu de travail, soit chacun dans son milieu, dans un sens identique, qu'ils décident dans leur activité publique de mettre l'accent sur les accord et d'y subordonner leurs désaccords. La logique de leur situation les amène ainsi nécessairement à se constituer en groupe, organisation ou parti (selon que leur programme est ou non suffisamment élaboré). Dire qu'un élément de ce groupe constitué doit s'interdire, par exemple, de jouer un rôle prépondérant dans un organe de la classe sous prétexte qu'il altère alors la spontanéité et l'autonomie de celui-ci, c'est en fait l'empêcher d'exprimer ses idées et d'essayer de convaincre les autres; car 'n'est-il pas nécessaire s'il les convainct qu'il soit chargé de tâches respon- sables et qu'il acquière une position prépondérante dans cet organe. b) Animés par le désir de chercher des garanties contre la bureaucratie, les camarades ne voient pas qu'au lieu de donner une réponse au pro blème qu'ils posent, ils le suppriment purement et simplement. Car pour éviter le danger bureaucratique, ils refusent toute action organisée et concertée. Ce ne sont pas seulement les exigences propres à la lutte révo- "lutionnaire, la nécessité d'élaborer un programme politique et économique complet, c'est-à-dire historique, la nécessité de penser et d'agir sur un plan national et international, mais les impératifs de toute action collective, en vue d'une fin commune qui exigent une organisation dans le travail et un commandement dans l'action. c) Le problème ne peut consister à limiter l'activité du parti à une sphère d'élaboration théorique ou à un rôle d'orientation politique. Toutes les analyses du groupe sont fondées précisément sur l'idée que les tâches théoriques politiques et pratiques non seulement sont étroitement liées comme les marxistes l'ont montré dans le passé, mais qu'elles sont deve- nues; à proprement parler, identiques, c'est-à-dire les différentes formes d'une même réalité. Prendre politiquement position sur tel problème qui intéresse la classe ouvrière c'est en même temps : indiquer une attitude pratique à adopter dans · telle situation: De même qu'on ne peut se limiter à des problèmes pratiques et que les tâches de la révolution impliquent le dépas.. sement du problème pratique et une solution aux problèmes les plus théoriques qui soient, de même les positions politiques élaborées jusqu'au bout sont des positions pratiques. Opérer une division artificielle, entre les deux domaines c'est faire un retour en arrière. Le problème consiste à notre époque, où les tâches politiques et pratiques s'identifient, à poser le problème de la lutte antibureaucratique, mais non à nier le caractère de cette époque. L'identité du pratique, du politique et de l'idéologique est en un sens éminemment progressive et signifie un mûrissement de la cons- cience du prolétariat. d) La liaison du parti avec les organes autonomes de la classe qui peuvent naître d'ici la révolution tels que les comités de lutte avec les Soviets doit être comprise justement. Notre groupe pense que la constitution du parti révolutionnaire est la condition nécessaire, mais non point suffisante de la révolution; il a affirmé, dès son origine, que le sens de notre époque était la tendance du mouvement ouvrier vers l'autonomie.' Il a vu dans les comités de lutte, qui se sont formés en 1947, notamment dans le Comité de lutte de l'Usine Unic, une manifestation capitale de la tendance de l'avant-garde à se rassembler avant la révolution sur le plan des usines dans des organes où les problèmes pratiques sont précisément ou 97 ! posés en liaison avec le problème politique essentiel de la lutte contre la bureaucratie. Nous pensons que même si de tels comités ne peuvent vivre d'une manière permanente jusqu'à la révolution, les exigences de la lutte: antibureaucratique à notre époque posent d'une manière permanente les conditions de leur formation. Nous pensons aussi que la prise de conscience antibureaucratique, manifestée par de tels comités, est la condition même de la révolution, autrement dit que la révolution ne saurait avoir lieu si. ne se manifestait dans le prolétariat, d'une manière sensible et objective, la tendance à la lutte, non contre les staliniens en tant qu'« artisans d'une mauvaise politique », mais contre la bureaucratie en tant que telle, sous toutes ses formes. Si pendant toute une phase de son histoire la dualité parti-syndicat fut la déterminante du mouvement ouvrier, c'est vers une dualité du type parti- comité de lutte, que celui-ci s'achemine; et cette évolution implique un mûrissement dų proletariat, une politisation accrue dans tous les domaines. de lutte et d'organisation, un lien beaucoup plus étroit entre le parti et: les organisations de la classe; une telle évolution implique, en outre, que: la formation des Soviets ne pourrait se situer qu'à un niveau plus élevé qu'en 1917-1923, les organismes ouvriers autonomes préfigurant les Soviets et posant les problèmes du pouvoir ouvrier d'une manière embryonnaire au sein même de la société bourgeoise. On ne peut donc poser le rôle du parti révolutionnaire sans mettre en regard les organes autonomes de la classe. Mais on ne peut faire l'inverse et supprimer le parti ou le limiter dans ses tâches. D'une part, comme on l'a déjà dit, le parti a un carac- tère permanent, alors que ces organes peuvent naître et disparaître, d'autre part, ces organes, par eux-mêmes, n'ont pas un programme politique com- plet et une conception historique des problèmes. Ils expriment d'une manière extrêmement profonde la tendance du prolétariat à l'autonomie, mais on ne peut dire qu'ils ont déjà conquis une véritable autonomie dans la mesure où ils ne possèdent pas le programme de la révolution, dans la mesure, au contraire, où ils restent le terrain de lutte d'idéologies hostiles au prolétariat. C'est dans la manière dont le parti traite les organes auto- nomes de la classe que se révèlera sa véritable nature et sa capacité de résoudre le problème bureaucratique. Dans la mesure où les organes auto- nomes font partie de sa perspective, il est clair que le parti ne peut s'opposer à eux et tenter de les réduire à son profit en se niant lui-même. Le parti cherche à susciter de tels organes, il voit en oux des embryons de Soviets; son but est de faire tout pour qu'ils s'étendent, prennent cons- cience de leur rôle et se transforment en comités d'usine. Il y a donc aucun sens à ce qu'il veuille les annexer artificiellement ou les incorporer. Pour le parti, défendre son programme dans de tels comités et leur faire développer leur autonomie est une seule et même chose et non deux mouvements qui se contredisent. Sur cet exemple se dévoile le fait que la lutte antibureaucratique est essentiellement programmatique. C'est en concrétisant le programme dans les formes d'action qu'on peut lutter contre la bureaucratie, non en cherchant des statuts miraculeux qui donneront une garantie contre la dégénérescence. Il est certain qu'on ne lutte pas contre la bureaucratie comme on lutte contre la bourgeoisie, sous prétexte que ces deux formes sociales ont une existence objective réalisée dans l'économie. La bureaucratie est, dans une certaine mesure, la force d'encadrement du travail, elle est beaucoup plus liée au prolétariat; elle s'est détachée de lui au cours même de son évolu- tion; c'est-à-dire que la lutte contre elle implique pour le prolétariat un approfondissement de son programme et un progrès dans ses formes d'orga- nisation et de lutte. Mais c'est du programme que doivent découler les conséquences valables pour la lutte et l'organisation. Ce n'est pas des solutions statutaires tels que le rejet du centralisme démocratique, qui peuvent donner une solution au problème. A la suite de la discussion, l'ensemble des camarades ont accepté la résolution d'orientation sur le problème du Parti qui leur était proposée à l'exception des trois camarades qui avaient défendu le point de vue opposé. Nous publions plus bas cette résolution sous la forme définitive 98 qui lui a été donnée par le comité responsable du groupe. Nous publions également la résolution statutaire qui fut adoptée par la suite. Différents camarades ont enfin souligné l'importance de la discussion qui avait eu lieu et de l'adoption de la nouvelle orientation, remarquant qu'au- cun travail systématique ne pouvait être accompli, tant que le groupe n'avait pas pris clairement position sur la nécessité de prés rer la cons. truction d'un parti révolutionnaire, et qu'il s'agissait maintenant de traduire concrètement cette position dans l'activité du groupe. LE PARTI REVOLUTIONNAIRE (RESOLUTION) 1. La crise actuelle du groupe n'est que l'expression plus aiguë de la crise permanente qu'il traverse depuis qu'il s'est constituté, et qui a pris une forme plus violente chaque fois que des problèmes concernant ses rapports avec l'extérieur se sont posés (sortie du P.C.I., première discussion sur le caractère de la revue en automne 1948, contenu de la revue lors de la rédaction du n° 1). A chaque fois, on a pu retrouver à la racine des divergences le manque de clarification sur les questions du parti révolution. inaire et de notre orientation stratégique et tactique. 2. La solution de ces problèmes aussi bien du point de vue théorique général que du point de vue de notre orientation est devenue une question vitale pour le groupe. L'attitude consistant à repousser la discussion et la prise de position sur ces problèmes, sous prétexte que la situation histo- rique ou nos forces subjectives ne nous permettent pas d'y répondre main- tenant, si elle' l'emportait encore une fois, équivaudrait à la dislocation du groupe. Il est apparu qu'il nous est dès maintenant impossible de fonc- tionner collectivement sans savoir exactement quel genre d'activité est le nôtre, dans quel cadre historique d'une part, immédiat d'autre part, s'ins. crit cette activité, quelle est notre liaison avec la classe ouvrière, et la lutte que, même, sous les formes les plus estropiées, celle-ci mène, constamment, quel est enfin notre statut organisationnel et les principes sur lesquels il se base. La parution de la revue, en nous faisant prendre des responsabi- lités publiques, nous impose de répondre à ces questions concrètement et immédiatement. 3. Il est indéniable que le groupe se trouve actuellement devant un tournant de son existence, et qu'il doit répondre au dilemme radical devant lequel il est placé. Ce dilemme est défini par l'ambiguïté objective aussi bien du groupe dans son état actuel que du premier numéro de la revue. Le groupe peut former le point de départ aussi bien pour la formation d'une organisation prolétarienne révolutionnaire, que d'un amas d'individus servant de Comité de rédaction à une revue plus ou moins académique. Ceci signifie que le groupe n'a pas réussi à donner à son travail un caractère politique incontestable. Pour le faire, il aurait fallu d'abord et avant tout qu'il se considère lui-même comme une organisation politique. Ceci impliquerait des conclusions théoriques, programmatiques et organi. sationnelles qui n'ont pus été tirées ou appliquées jusqu'ici. Or, actueile. ment ce caractère politique du groupe est objectivement contesté, par la mise en question de l'idée de la discipline dans l'action, de la nécessité d'une direction effective du groupe, de la liaison entre le programme de la révolution et ses formes d'organisation. Ces conceptions, si elles étaient adoptées, enlèveraient définitivement au groupe toute possibilité de devenir un noyau d'une organisation politique révolutionnaire. 4. Si ces conceptions, 'équivalant objectivement à la dénégation du carac- 99 *** ... tère politique du groupe, prévalaient, le groupe "sera conduit inévitable: ment à sa désintégration. Ceci parce que ces positions sont en contradic- tion avec elles-mêmes et qu'elles ne peuvent servir de base et de critère à aucune activité autre que la « confrontation ». Il est évident que les camarades qui appartiennent au groupe (y compris les camarades qui ont formulé les conceptions critiquées ici) y sont venus pour exercer une activité politique, et que le groupe ne pourra jamais recruter que sur des bases et pour des buts politiques. La seule solution de la crise est la politisation du groupe et de son travail. 5. Politique est l'activité cohérente et organisée visant à s'emparer du pouvoir étatique, pour appliquer un programme déterminé. N'est politique ni la rédaction de livres, ni la publication de revues, ni la propagande, ni l'agitation, ni la lutte sur les barricades, qui sont uniquement des moyens qui peuvent jouer un rôle politique énorme, mais qui ne deviennent des moyens politiques que dans la mesure où ils sont consciemment et expli. citement liés au but final qui est la disposition du pouvoir étatique en vue de l'application d'un programme déterminé. La forme aussi bien que le contenu de l'activité politique varient évidemment selon l'époque historique dans laquelle celle-ci se place et la classe sociale dont elle exprime les intérêts. Ainsi la politique prolétarienne est l'activité qui coordonne et dirige les efforts de la classe ouvrière pour détruire l'Etat capitaliste, installer à sa place le pouvoir des masses armées et réaliser la transformation socia- liste de la société. Cette politique est l'antithèse exacte de toutes celles qui l'ont précédée, sur tous les points sauf un: elle a comme objectif central, comme point autour duquel elle tourne précisément pour l'abolir l'Etat et le pouvoir. 6. Dans la mesure où l'on admet que l'activité politique révolutionnaire est dans la période actuelle la forme suprême de la lutte de l'humanité pour son émancipation on reconnaît par là-même que la première tâche qui s'impose à tous ceux qui ont pris conscience de la nécessité de la révolu- tion socialiste, est de se grouper pour préparer collectivement cette révo- lution. De là découlent inévitablement les traits fondamentaux de toute action politique collective permanente, à savoir : la base de la cohérence de toute action collective, c'est-à-dire un programme historique et immédiat, un statut de fonctionnement, une action constante vers l'extérieur. C'est à partir de ces traits que l'on peut définir le parti révolutionnaire. Le parti révolutionnaire est l'organisme collectif, fonctionnant selon un statut déterminé et sur la base d'un programme historique et immédiat qui tend à coordonner et diriger les efforts de la classe ouvrière, pour détruire l'Etat capitaliste, installer à sa place le pouvoir des 'masses armées et réaliser la transformation socialiste de la société. 7. La nécessité du parti révolutionnaire découle simplement du fait qu'il n'existe pas d'autre organisme de la classe capable d'accomplir ces tâches de coordination et de direction d'une manière permanente avant la révolu- tion, et qu'il est impossible qu'il en 'existe. Les tâches de coordination et de direction de la lutte révolutionnaire sur tous les plans sont des tâches permanentes, universelles et immédiates. Des organismes capables de rem plir ces tâches, embrassant la majorité de la classe ou reconnus par celle-ci et créés sur la base des usines n'apparaissent qu'au moment de la révolu- tion. Encore ces organismes (organes de type soviétique) ne s'élèvent à la hauteur des tâches historiques qu'en fonction de l'action constante du parti pendant la période révolutionnaire. D'autres organismes, créés sur la base des usines et ne groupant que des éléments d'avant-garde (Comités de lutte), dans la mesure où ils envisageront la réalisation de ces tâches d'une manière permanente à l'échelle nationale et internationale, seront des organismes du type du parti. Mais nous avons déjà expliqué que les Comités de lutte, par le fait qu'ils n'ont pas des frontières strictes et un programme clairement défini, sont des embryons d'organismes soviétiques et non pas des embryons d'organismes du type parti. 8. La valeur énorme des Comités de lutte, dans la période à venir,' ne vient pas du fait qu'ils remplaceraient le parti révolutionnaire ce qu'ils ne peuvent ni ne doivent faire mais qu'ils représentent la forme perma- --- 100 nente de regroupement des ouvriers qui prennent conscience du caractère et du rôle de la bureaucratie. Forme permanente, non pas dans le sens qu'un Comité de lutte, une fois créé, persistera jusqu'à la révolution, mais que chaque fois que des ouvriers voudront se grouper sur des positions antibureaucratiques, ils ne pourront le faire que sous la forme du Comité de lutte. En effet, les problèines permanents, que pose, la lutte des classes sous ses formes les plus immédiates et les plus quotidiennes rendent indis- pensable une organisation des ouvriers, de la nécessité de laquelle ceux-ci ont une cruelle.conscience. Le fait, d'autre part, que l'organisation classique des masses créée pour répondre à ces problèmes; le syndicat, est devenu et ne peut qu'être de plus en plus l'instrument de la bureaucratie et du capitalisme étatique obligera les ouvriers à s'organiser indépendamment de la bureaucratie et de la forme syndicale elle-même. Les Comités de lutte ont tracé la forme de cette organisation de l'avant-garde. Si les Comités de lutte ne résolvent pas la question de la direction révo: tionnaire, du parti, ils sont cependant le matériel de base pour la construction du parti dans la période actuelle. En effet, non simplement ils peuvent être pour le parti un milieu vital pour son développement, aussi bien du point de vue des possibilités de recrutement que de l'audience qu'ils offrent à son idéologie; non seulement les expériences de leur combat sont un matériel indispensable pour l'élaboration et la concrétisation du programme révolutionnaire; mais ils seront les manifestations essentielles de la pré- sence historique de la classe même dans une période où toute perspective immédiate positive fait défaut, comme la période actuelle. A travers eux la classe lancera des assauts partiels, mais extrêmement importants contre la dalle bureaucratique et capitaliste, assauts qui seront indispensables pour qu'elle garde la conscience de ses possibilités d'action. Inversement, l'existence et l'activité du parti est une condition indispen- sable de la propagation, de la généralisation et de l'achèvement de l'expé rience des Comités de lutte, car seul le parti peut élaborer et propager les conclusions de leur action. 9. Le fait que la classe ne peut pas créer avant la révolution, pour l'accomplissement de ses tâches historiques, un autre organisme que le parti, non seulement n'est pas le produit du hasard, mais répond à des traits profonds de la situation sociale et historique du capitalisme décadent. La classe, sous le régime de l'exploitation, est déterminée dans sa cons- cience concrète par une série de facteurs puissants (les fluctuations tem- porelles, les diversités corporatives, locales et nationales, la stratification économique) qui font que dans son existence réelle son unité sociale et his torique est voilée par un ensemble de déterminations particulières. D'autre part, l'aliénation qu'elle subit dans le régime capitaliste lui rend impossible de s'attaquer immédiatement à la réalisation des tâches infinies que rend nécessairés la préparation de la révolution. Ce n'est qu'au moment de la révolution que la classe dépasse son aliénation et affirme concrètement son unité historique et sociale. Avant la révolution il n'y a qu'un orga nisme strictement sélectif et bâti sur une idéologie et un programme claire. ment définis; qui puisse défendre le programme de la révolution dans son ensemble et envisager collectivement la préparation de la révolution. 10. La nécessité du Parti Révolutionnaire ne cesse pas avec l'apparition d'organismes autonomes des masses (organismes soviétiques). Aussi bien l'expérience du passé que l'analyse des conditions actuelles montrent que ces organismes n'ont été et ne seront, au départ, que formellement autonomes et en fait dominés ou influencés par des idéologies et des courants politi- ques historiquement hostiles au pouvoir prolétarien. Ces organismes ne deviennent effectivement autonomes qu'a partir du moment où leur majorité adopte et assimile le programme révolutionnaire, que jusque là le parti est seul à défendre sans compromission. Mais cette adoption ne s'est jamais faite et ne se fera jamais automatiquement; la lutte constante de l'avant- garde de la classe, contre les courants hostiles, en est une condition indis- pensable. Cette lutte exige une coordination et une organisation d'autant plus poussées que la situation sociale est plus critique, et le parti est le seul cadre possible de cette coordination et organisation. 101 11. La nécessité du parti révolutionnaire ne s'abolit qu'avec la victoire mondiale de la révolution. Ce n'est que lorsque le programme révolutior. naire et le socialisme ont conquis la majorité du prolétariat mondial qu'u: organisme de défense de ce programme, autre que l'organisation de cett majorité de la classe mondiale elle-même, devient superflu, et que le par peut réaliser sa propre suppression. 12. La critique que nous faisons de la conception de Lénine sur « l'intr duction du dehors de la conscience politique dans le prolétariat par Parti », n'entraîne nullement pour nous l'abandon de l'idée du parti. C abandon est également étranger à la position de Rosa Luxembourg qu l'on invoque pourtant si souvent. Voilà comment Rosa s'exprimait sur question : « ... La tâche de la social-démocratie ne consiste pas seuleme dans la préparation technique et dans la conduite de ces grèves mais surtout dans la direction politique du mouvement entier. La social-dém cratie est l'avant-garde du proletariat la plus éclairée, celle qui possèc le plus la conscience de classe. Elle ne doit ni ne peut attendre avec fat Jisme et les mains croisées, l'apparition de la « situation révolutionnaire attendre jusqu'à ce que le mouvement spontané du peuple puisse descendi du ciel. Au contraire, dans ce cas comme dans les autres, elle doit reste à la tête du développement des choses et tâcher d'accélérer ce déveloj pement. » En fait, la conception de la spontanéité qui sous-tend fréquer ment, aujourd'hui, les critiques de l'idée de parti est beaucoup plus ! conception anarcho-syndicaliste que la conception de Rosa. 13. L'analyse historique montre que dans le développement de la class les courants politiques organisés ont toujours joué un rôle prépondérar et indispensable. Dans tous les moments décisifs de l'histoire du mouve ment ouvrier la progression s'est exprimée par le fait que la classe, sou la pression de conditions objectives, est arrivée au niveau de l'idéologi et du programme de la fraction politique la plus avancée, et soit s'er fondue avec celle ci comme dans la Commune soit s'est rangée de: rière elle comme pendant la révolution russe. Ce ne sont sûrement pa ces fractions organisées qui ont fait « pénétrer v du dehors dans la class le degré de conscience le plus élevé de l'époque et ceci suffit pou réfuter la conception de Lénine; la classe y est arrivée par l'action de facteurs objectifs et par sa propre expérience. Mais sans l'action de ce fractions l'action n'aurait jamais été poussée aussi loin, elle n'aurait pa pris la forme qu'elle a prise. Ce sont ces fractions politiques organisées qui ont permis à la fois le distinction d'étapes dans le mouvement ouvrier, la constitution du mouve nent à chaque stade sur la base d'un programme exprimant clairemen et universellement les besoins de l'époque, et l'objectivation de l'expérience prolétarienne (même lorsque celle-ci fut négative) au point qu'elle puisse former la base de départ pour le développement ultérieur. On peut dire, sans hésiter, que toutes les fois où le mouvement n'a été que de la spontanéité pure, sans prépondérance d'une fraction politique organisée qu'il s'agisse de juin 1848, de la Commune de Paris, de 1919 en Allemagne, de la Commune des Asturies en 1934 il arriva chaque fois au même point: la démonstration de la révolte des ouvriers contre l'exploitation, de leur tendance vers une organisation communiste et de leur défaite sur cette base, défaite qui exprimait le manque d'une conscience claire et cohérente des buts et des moyens. L'opposition entre les conceptions également fausses de la « spontanéité pure » et de la « conscience inculquée du dehors » ne peut être résolue que si l'on comprend correctement, d'une part, les rapports entre la partie et le tout, la fraction de la classe et la classe dans son ensemble, d'autre part, entre le présent et l'avenir, l'avant-garde qui se groupe dès mainte- nant sur un programme révolutionnaire et commence immédiatement à pré. parer la révolution, et la masse qui n'entre en scène qu'au moment décisif. 14. Les conceptions qui, prenant prétexte de la possibilité de bureau- cratisation nient la nécessité d'une organisation politique préalable à la révolution et accomplissant les fonctions de direction de la classe, font 102 preuve d'une méconnaissance complète des traits et des lois les plus pro- fonds de la structure et du développement de la société moderne. Lc rationalisation de la vie sociale, la transformation de tous les phéna mènes historiques en phènomènes mondiaux, la concentration des forces productives et du pouvoir politique sont non seulement les traits dominants, mais les traits positifs de la société moderne. Non seulement la révolution prolétarienne serait impossible sans l'approfondissement constant de ces traits, mais le rôle de la révolution sera de pousser la réalisation de ces tendances au maximum. L'accomplissement de cette tâche, la victoire de la révolution mais déjà la simple lutte contre des adversaires archi-rationalisés, ultra-concen- très et exerçant un pouvoir mondial imposent au prolétariat et à son avant-garde des tâches de rationalisation, de connaissance de la société actuelle dans toute son étendue, de comptabilisation et d'inventorisation, de concentration et d'organisation sans précédent. Le prolétariat ne pourra ni vaincre, ni même lutter sérieusement contre ses adversaires adversaires qui disposent d'une organisation formidable, d'une connaissance complète de la réalité économique et sociale, de cadres éduqués, de toutes les richesses de la société, de la culture et la plupart du temps du prolétariat lui-même que si lui dispose d'une connaissance, d'une organisation de contenu prolétaron, supérieures à celles de ses adversaires les mieux équipés sous ce rapport. De même que sur le plan économique, notre lutte contre la concentration capitaliste ne signifie pas le retour vers une multi- tude de « producteurs indépendants », comme le voulait Proudhon, mais le dernier pas dans la voie de cette concentration en même temps que la trans- formation radicale de son contenu de même sur le plan politique notre lutte contre la concentration capitaliste ou bureaucratique ne signifie nulle- ment un retour vers des formes plus fragmentées ou plus « spontanées » d'action politique, mais le pas ultime vers un pouvoir mondial, en même temps que la transformation totale du contenu de ce pouvoir. Il ressort de l'évidence la plus élémentaire que la réalisation de pareilles tâches ne s'improvise pas. Une longue et minutieuse préparation est absolu- ment indispensable. On ne peut pas imaginer que la solution de ces ques- tions sera inventée à partir du néant par des organismes fragmentaires, souvent sans. liaison entre eux et de toute façon extrêmement mobiles et variables aussi bien quant à leur contenu humain que quant à leur contenu politique 'et idéologique. Or, la question de la capacité du prolé. tariat à renverser la domination des exploiteurs et à instaurer son pouvoir, mais déjà de lutter pour celui-ci n'est pas seulement la question de sa capacité physique, ni même de sa capacité politique, au sens général et abstrait, mais aussi de sa capacité sur le plan des moyens, de sa capacité organisationnelle, rationalisatrice et technique. Il est complètement absurde de penser que ces capacités lui sont automatiquement conférées par le régime capitaliste et qu'elles apparaîtront d'un coup de baguette le jour « J». Le développement de ces capacités dépend dans une une mesure décisive de la lutte permanente que les fractions les plus conscientes de la classe exploitée mènent déjà au sein du régime d'exploitation pour s'élever au niveau des tâches universelles de la révolution. Il n'y ai ni ici, ni nulle part ailleurs, d'automatisme dans l'histoire. 15. Mais l'acquisition de ces capacités universelles non seulement néces- site une longue préparation, mais elle ne concerne pas, elle ne peut pas étant donné les conditions sociales du régime de classe et le poids de l'aliénation, concerner la totalité indistincte de la classe, surtout elle ne peut pas concerner uniquement le prolétariat manuel. Il faut avoir claire. ment conscience et propager cette conscience du rôle énorme que les travailleurs intellectuels seront fatalement amenés à jouer dans la révo- lution socialiste et sa préparation. Si nous nous sommes strictement déli- mités de la conception du « Que Faire », selon laquelle il n'y a que les intellectuels qui peuvent et qui doivent faire pénétrer du dehors une cons- cience socialiste dans le prolétariat, il nous faut avec autant de force nous dresser contre ceux qui, aujourd'hui, veulent ériger une cloison réalité économique a abolie depuis longtemps entre les travailleurs que la 103 с intellectuels et manuels, séparer en fait les uns des autres, propager ui fétichisme du travail manuel et des organismes « des usines ». Si Lénine disait que séparer les ouvriers et les intellectuels signifie livrer les premier au trade-unionisme et les seconds à la bourgeoisie, nous pouvons ave beaucoup plus de vérité et de force dire aujourd'hui que séparer ainsi le intellectuels et les manuels signifie livrer les premiers à la bureaucrati et les seconds à la révoite dépourvue de l'universalité, vouer les premier à la prostitution, les seconds à la défaite héroïque. Lénine commettait l'erreur d'assigner une limite objective le tradı unionisme à la prise de conscience autonome de la classe ouvrière. commettait également l'erreur essentiellement dans la pratique concevoir la direction de la classe comme un corps organiquement sépai de celle-ci et cristallisé sur la base d'une conscience que la classe ne poi vait que recevoir du dehors. Nous nous dressons contre cette conceptio. car l'expérience historique montre qu'il n'y a pas de telle limite dans l prise de conscience de la classe exploitée et que le contenu essentiel d la révolution prolétarienne est l'abolition de la distinction entre dirigeant et exécutants. Mais nous refusons, ce faisant, de dresser une cloison entr les travailleurs manuels et les intellectuels. Ceci repose avant tout sur une base économique. L'erreur de Lénin était d'autant plus grave, que de son temps l'intellectuel était essentielle ment le littérateur au sens général du terme, le théoricien, l'écrivain « arti sanal », travaillant isolément et sans lien avec la production sociale, inte] lectuelle et matérielle. Une transformation énorme s'est accomplie auss dans ce domaine. En effet, d'une part, les méthodes de production intel lectuelle deviennent de plus en plus collectives et industrialisées, d'autre part, cette production intellectuelle est de plus en plus directement liée à lc production matérielle d'abord, à la vie sociale en général ensuite (nor seulement dans le domaine de la technique et des sciences exactes, mais aussi des sciences économiques, pédagogiques, sociales en général, même l'activité intellectuelle « pure » étant de plus en plus socialisée). 16. Mais la tentative de séparer manuels et intellectuels et ses appli- cations à notre groupe n'est pas simplement à rebrousse-poil de l'évolu- tion économique; elle est aussi contraire à notre orientation programma- tique fondamentale. La suppression de l'opposition entre direction et exécu- tion revient pour l'essentiel à la suppression de l'opposition entre le tra- vail manuel et intellectuel. Cette suppression ne peut se faire ni en igno- rant le problème, ni en séparant encore plus radicalement ces deux sec- teurs de l'activité humaine et leurs représentants. La fusion dụ travail intellectuel et manuel et de leurs représentants tend à s'accomplir, d'une part, au sein de la production elle-même par le mouvement de l'économie, mais, d'autre part, elle doit constituer dès maintenant un objectif essen- tiel de l'avant-garde consciente, objectif que celle-ci doit commencer à réaliser en son sein par la fusion des deux catégories et l'universalisation des tâches. Il faut, par conséquent, écarter résolument comme archaïque et rétro- grade, toute conception générale dressant une séparation objective entre manuels et intellectuels, et toute application de cette conception à notre groupe qui voudrait tirer de notre composition sociale des arguments sur notre activité, notre caractère historique ou politique. Il faut comprendre qu'une des fonctions les plus essentielles du parti consiste en ce qu'il est le seul organisme pré-révolutionnaire dans lequel la fusion des manuels et des intellectuels soit historiquement possible. 17. Les termes « d'action autonome » et « d'organisme autonome » de la classe, souvent utilisés dans notre vocabulaire, doivent être clarifiés sous peine de devenir une source d'erreurs et même un instrument d'auto-mysti. fication. Le simple fait que des ouvriers plus ou moins spontanément et pour répondre à des problèmes que pose la lutte des classes, se consti- tuent en organismes ou entreprennent des actions déterminées, aussi énorme que soit son importance, ne suffit pas pour définir ces organismes ou ces actions comme « autonomes » sens complet de ce terme. Pour s'en persuader, il suffit de prendre le cas le plus important qui se présente avec au 104 l'apparition, à une large échelle, d'organismes de double pouvoir (Soviets' . Comités d'Usines, Milices, etc...). Non seulement l'expérience du passe, mais l'analyse de tout avenir possible montrent qu'au moment de leur coristi- tution et pendant toute une période ces organismes sont directement ou indirectement dominés ou décisivement influencés par des organisations politiques historiquement hostiles au pouvoir prolétarien. Si au sein de ces organismes ne se manifeste l'action constante de fractions à la longue d'une fraction fatalement au début minoritaires, luttant par tous les moyens politiques révolutionnaires pour amener ces organismes à adopter l'idéologie et le programme qui, dans les circonstances données, expriment les intérêts historiques de la classe, il est d'avance certain que ces orga nismes des masses seront conduits soit à l'échec total, soit à la dégéné- rescence bureaucratique. Par conséquent, la question de l'autonomie des organismes et de l'action de la classe est identique à la question du contenu idéologique et politique, de la base programmatique de ces organismes et de cette action. Si un degré relatif d'autonomie s'exprime dans toute forme d'organisation prólétarienne, si les Comités de luite, en traduisant la prise de conscience antibureaucratique, représentent un degré plus développé de cette auto- nomie, si les Soviets englobent dans une conscience qui tend à devenir complèie la grande inajorité de la classe, il ne faut cependant jamais oublier que seuls sont autonomes, au sens véritable et plein de ce terme, les organismes et les actions qui expriment concrètement et pariaitement les intérêts historiques de la classe, à partir d'un mode d'organisation proléta- rien. Seuls de tels organismes peuvent être valablement la direction incon. testée de la classe. 18. Ce n'est qu'à partir de ceite notion de l'autonomie que l'on peut aborder le problème créé par la pluralité des conceptions politiques qui s'affrontent au sein de la classe. Le fait qu'il n'y a chaque fois qu'un seul programme, une seule politique qui exprime les intérêts historiques du proi létariat n'empêche pas que dans la réalité plusieurs conceptions contradic- toires s'opposent les unes aux autres et qu'il n'y a pas de critère formel a priori, de signe matériel distinctif qui permette de reconnaître l'organisa- tion qui défend l'orientation révolutionnaire. Le dilemme qui se pose entre, d'une part, le fait qu'il n'y a pas d'orga- nisme et d'action autonomes, il n'y a de victoire de la révolution que sur la base d'un seul programme, exprimant les intérêts historiques de la classe, et, d'autre part, le fait que le porteur concret de ce programme n'est jamais connu d'avance (tout au moins n'est jamais reconnu immédia- tement par la majorité de la classe) et que plusieurs organisations se pré tendent l'expression de ces intérêts ce dilemme fondamental de toute politique révolutionnaire ne peut pas être résolu à partir d'une construc- tion a priori. La solution, la synthèse concrète de ces deux termes, ne peut que s'élaborer à partir de l'expérience et se modifier à la lumière de celle-ci. 19. Deux courants se présentent aujourd'hui devant l'histoire avec la prétention d'apporter une solution a priori à ce problème : le bureaucra tisme et l'anarchisme. La solution de la bureaucratie stalinienne ou de la microbureaucratie trotskyste est que le représentant historique de la vérité et des intérêts du prolétariat est connu et désigné d'avance : ce sont leurs organisations respectives. Il n'y a pas de problème de synthèse entre le programme unique de la révolution, la vérité unique et la multitude d'opi- nions différente au sein du prolétariat, puisque leur parti est lui- même cette vérité incarnée. Pour la conception anarchiste la plus conséquente, par contre, il y a peut- être une vérité, mais on ne sait jamais où elle est. Plusieurs conceptions opposées et contradictoires se placent donc sur le mêm terrain, ont prati: quement la même valeur. Ici non plus il n'y a pas de problème : l'histoire et la spontanéité des masses décideront. Cette attitude est non seulement la symétrie nullement décorative de la première, elle en est encore la complice pratique indispensable. Elle signifie pratiquement livrer les orga- nismes de masse à la bureaucratie, ou tout au moins, sous prétexte de se 105 fier aux masses, ne rien faire contre celle-ci. En définitve, la démission politique et le a sacrifice de la conscience » ont exactement la même valeur, qu'ils aient lieu devant un C.C. ou devant la « spontanéité des masses ». 20. Notre attitude sur cette question fondamentale peut être résumée de la manière suivante : af Nous repoussons catégoriquement le confusionnisme et l'éclectisme qui sont de mode actuellement dans les milieux anarchisants. Pour nous, it n'y a chaque fois qu'un seul programme, une seule idéologie qui exprime les intérêts de la classe; nous ne reconnaissons comme autonomes que jos organismes qui se placent sur ce programme, et seuls ceux-ci peuvent être reconnus comme la direction en droit de la classe. Nous considerons comme notre tâche fondamentale de lutter pour que ce programme et cette idéologie soient acceptés par la majorité de la classe. Nous sommes cer: tains que si cela ne se produit pas, tout organisme, aussi « autonome » soit-il formellement, deviendra inéluctablement un instrument de la contre- révolution. b! Mais ceci ne règle pas le problème des rapports entre l'organisa. tion qui représente le prograinme et l'idéologie de la révolution et les autres organisations se réclamant de la classe ouvrière, ni le problème des rap- ports entre cette organisation et les organismes soviétiques de la classe. La lutte pour la prépondérance du programme révolutionnaire au sein des organismes de masse ne peut se faire que par des moyens qui découlent directement du but à atteindre, qui est l'exercice du pouvoir par la classe ouvrière; ces moyens par conséquent sont dirigés essentiellement vers le développement de la conscience et des capacités de la classe, à chaque moment et à l'occasion de chaque acte concret que le parti entreprend devant celle-ci. De là découle non seulement la démocratie prolétarienne, comme moyen indispensable pour la construction du socialisme, mais aussi le fait que le parti ne peut jamais exercer le pouvoir en tant que tel, et que le pouvoir est toujours exercé par les organismes soviétiques des masses. c) Compte tenu de ces facteurs, il nous est complètement superflu il serait même ridicule pour nous de vouloir nous délimiter spécifiquement de la bureaucratie. Autant vouloir se délimiter de Truman ou de Mussolini. Le contenu entier de notre programme n'est autre chose que la lutte sur tous les plans contre la bureaucratie et ses manifestations. Il est évident que ce contenu, non seulement ne peut pas être séparé des méthodes par lesquelles il se fera valoir, mais il est identique à celles-ci. Penser que l'on peut lutter contre la bureaucratie par des moyens bureaucratiques est une absurdité qui révèle que l'on a compris peu de choses aussi bien à la bureaucratie qu'à la lutte contre celle-ci. La lutte et la victoire contre la burechucratie ne seront possibles que si la grande majorité du proletariat se mobilise elle-même, sur la base d'un programme antibureaucratique jusqu'à ses plus infimes détails. L'universalité de notre époque - et de notre programme, dont c'est là l'aspect le plus profond c'est qu'objec- tifs de la révolution et modes d'organisation prolétariens sont devenus non pas « profondément liés. » mais identiques. Notre « programme économique » par exemple, se réduit en fait à une forme d'organisation : la gestion ouvrière. Nous n'avons pas besoin d'un programme spécifique contre la bureaucratie, car tout notre programme n'est que cela. Ce qui est paradoxal dans cette affaire c'est que certaines cońceptions, sous prétexte de rechercher des garanties illusoires contre la bureaucrati- sation, ont comme résultat objectif de freiner la seule lutte contre celle-ci, qui est l'effort maximum, le plus systématisé et le plus coordonné pour la propagation de nos conce tions au sein de la classe, l'éducation de mili- tants ouvriers, la réalisation de la fusion des manuels et des intellectuels au sein d'un parti révolutionnaire. 21. La définition que nous donnons de notre groupe comme le noyau de l'organisation révolutionnaire repose sur l'estimation que nous faisons de notre plate-forme idéologique. Nous considérons que celle-ci : 106 a) Représenie la synthèse de ce que le mouvement ouvrier a produit jusqu'ici de valable. b) Est la base à partir de laquelle seule pourra se faire adéquatement la synthèse et l'intégration de ce que produira dorénavant l'expérience prolétarienne ou celle d'autres groupes politiques. c) Doit par conséquent devenir l'idéologie prépondérante au sein du prolétariat, si la révolution doit vaincre. d) Acquerra cette prépondérance non pas miraculeusement, ni par le simple fait de la « spontanéité des masses », mais par un long et double processus, d'une part, l'élévation de la classe sous la pression des condi- tions objectives à l'essentiel de cette idéologie, d'autre part, notre propre travail permanent de propagation dans la classe et de démonstration de cette plate-forme et d'éducation révolutionnaire de l'élite prolétarienne. De cette caractérisation de notre plate-forme découle immédiatement comme notre tâche centrale, la tâche de la construction du parti révo- lutionnaire. + RESOLUTION STATUTAIRE 1. Peuvent devenir membre du groupe les camarades qui: a) Acceptent ses positions programmatiques formulées dans le texte « Socialisme ou Barbarie »; b) Paient égulièrement leurs cotisations; c) Travaillent politiquement sous le contrôle et la discipline collective du groupe, en consacrant à ce travail le meilleur de leurs forces et en orien. tant leur vie en fonction de leur activité politique. 2. Un camarade est admis comme membre du groupe par cooptation et après avoir suivi les cours d'éducation du groupe. Cette dernière condi- tion peut souffrir des exceptions dans des cas spécifiques, après décision du groupe. 3. Les camarades du groupe déterminent en réunion plénière, par la discussion et le vote, l'orientation politique et pratique de son activité. 4. Les membres du groupe sont tenus à exécuter les tâches que celui-ci leur confie. Le groupe ne confie des tâches à ses membres que lorsque les conditions matérielles de leur réalisation sont données. La non-exécution des tâches et des obligations de la part d'un membre est justiciable de sanc- tions allant de l'avertissement jusqu'à l'exclusion. Le retard injustifié de deux mois dans le paiement des cotisations, ou l'absence injustifée à deux réunions consécutives ou à trois réunions en trois mois posent, en principe, la question de l'exclusion du camarade défaillant. 5. Le travail du groupe sur tous les plans est coordonné et dirigé par le Comité Responsable élu par le groupe, qui tranche toutes les questioris qui se présentent entre deux réunions plénières. Tous les camarades du groupe ont le droit de participer aux réunions du C.R. et de s'y exprimer, mais seuls les membres du C.R. y votent. Chaque camarade du groupe est tenu d'assiter, une fois tous les deux mois, à une réunion du C.R. 6. Les réunions plénières du groupe décident de l'orientation générale de chaque numéro de la Revue, mais le C.R. a la responsabilité, politique de la rédaction. Si des divergences apparaissent au sujet du contenu des articles de la Revue, le C.R. décide majoritairement. Néanmoins, si deux membres du C.R. le demandent, la décision peut être confiée à la réunion plénière du groupe. Il est entendu dans ce dernier cas que toutes les mesures doivent être prises pour que la parution de la Revue puisse être assurée dans les délais normaux. 7. Les camarades ayant des positions divergentes peuvent les exprimer en tant que telles à travers la Revue, sauf si la totalité du C.R. s'y oppose. Cette opposition ne peut se prévaloir de motifs politiques mais seulement 107 de raisons concernant la tenue de la Revue. Ils peuvent les exprimer aussi dans leur activité propagandiste, à condition d'accorder dans celle-ci la place principale à l'exposition des positions programmatiques du groupe et de montrer la subordination de leurs positions particulières à leur accord avec les positions communes du groupe. Le groupe peut donner la possibilité de s'exprimer dans la Revue à des camarades qui lui sont extérieurs. 8. Dans tous les domaines de l'activité pratique, est appliqué par tous les camarades le principe de la discipline dans l'action, par rapport aux décisions des réunions plénières ou du C.R. qui remplacent celles-ci ou les concrétisent. Provisoirement, néanmoins, jusqu'à ce que le programme d'ac- tion du groupe soit défini et sa consolidation organisationnelle soit avancee, le groupe n'impose pas, sur des problèmes d'activité extérieure s'adressant à des fractions de la classe, une discipline à des camarades qui persis- tent dans des positions pratiques divergentes, si ces positions s'appuient sur une expérience des conditions concrètes que ces camarades sont seuls à posséder. 9. Cette résolution a un caractère provisoire. Elle restera en vigueur jusqu'à ce qu'une réunion commune des camarades de Paris et de la Pro- vince vote une résolution plus détaillée sur le fonctionnement du groupe. 108 NOTES. LA SITUATION INTERNATIONALE La caractéristique essentielle de l'évolution de la situation inter- nationale pendant les quatre premiers mois de. 1949 fut de rendre manifestes les changements qui s'étaient préparés pendant 1948. Sur le plan économique, le capitālisme entrait dans une phase de conso- lidation provisoire, en même temps que les signes précurseurs de la surproduction faisaient leur première apparition. Dans la zone sovie- tique, l'année 1948 avait déjà vu le rétablissement de l'économie bureaucratique russe dans ses conditions «normales » (la production dépassant déjà de. 18: % le niveau de 1940) et dans les pays nouvelle- ment conquis de l'Est européen la Tiquidation définitive de la bour- geoisie en tant que classe et de ses représentants politiques : dès le début de 1949, le stalinisme y passait au stade de la bureaucratisa- tion complète de leurs économies, par l'application d'une « planifica- tion » bui Paucratique et par les premières mesures préparant le pas- sage ultérieur à la « collectivisation » de l'agriculture (dont la mise au pas définitive de l'église catholique en Hongrie par l'affaire Midszenty était une condition indispensable). En Asie, le stalinismė passait à une attaque de grand style contre la Chine de Tchang-Kai-Chek, réali- sait à une cadence étonnante ses objectifs et achevait virtuellement la conquête de cet immense réservoir de matières premières, de force de travail ne coûtant pratiquement rien .et de masses inépuisables d'in- fanterie. L'impérialisme occidental en revanche arrivàit à la première étape de sa préparation pour la guerre par le commencement d'un réarmement et la signature du pacte Atlantique. De ces événements résulte à la fois une modification du rapport des forces entre le bloc américain et lè bloc russe, et un allongement de la perspective de la guerre. Mais avant d'examiner ces deux ques- tions dans le détail, il faut dire quelques mots sur le rapport de force fondamental qui existe entre les deux adversaires. Le rapport de la production industrielle russe à celle des Etats- Unis a retrouvé, aujourd'hui son niveau des dernières années d'avant guerre : la production russe représente environ les deux tiers de la production américaine, et moins d'un quart de la production mon- diale. Sur le plan du rapport des économies proprement dit, le bloc occidental jouit donc d'une suprématie écrasanté, à laquelle ne pour- ront changer quelque chose d'essentiel ni le développement de la production dans les pays stalinisés de l'Europe Orientale, ni l'indus- trialisation de la Chine, qui n'est pas pour demain. Le développement de la production russe elle-même n'apporterait que peu de modifi- cations à ce rapport, car la production mondiale ne cesse de se déve- lopper, quoique dans des rythmes plus lents que les rythmes russes. Mais déjà sur le plan de l'organisation économique, un correctif est å apporter à cette évaluation. La bureaucratie stalinienne dispose directement de la totalité de la production qui a lieu dans « ses » pays, l'oriente immédiatement vers les objectifs qui lui conviennent, 109 en consucre déjà une part très importante à la préparation militaire. L'impérialisme occidental est un bloc beaucoup moins organisé que le bloc russe; si les Etats-Unis en sont le souverain suprême, cela ne signifie pas que des conflits secondaires ne subsistent pas, qui s'effa- cent immédiatement dès que l'opposition commune à la bureaucratie stalinienne se fait jour, mais qui en attendant retardent, gaspillent, ajournent la coordination des économies, et ceci surtout sur le plan militaire. En définitive, il ne faut pas oublier que la lutte est une lutte entre les U.S.A. et la Rus et beaucoup moins entre la Russie et le reste du monde ». Ce « reste du monde » sera pour l'Amérique surtout une source de réserves matérielles et humaines, et un ensemble de bases, mais en même temps un poids par la nécessité de sa défense. En dernière analyse, les impérialistes gankees ne comptenť que sur eux-mêmes, et ils ont bien raison. Mais dans la guerre moderne, la puissance économique ne constitue qu'un des facteurs essentiels. Le véritable rapport des forces inclut nécessairement des facteurs politiques et sociaux qui jouent un rôle considérable. Jamais ceux-ci ne se sont manifestés avec autant de force que dans le cas actuel : le potentiel militaire de la Russie aug-. mente énormément si l'on tient compte des possibilités qu'a la bureau- cratie stalinienne d'utiliser pour sa guerre des fractions importantes parfois décisives du prolétariat des pays bourgeois et même de profiter, directement ou indirectement, de toute crise sociale chez ses adversaires, D'autre part, le rapport de force décisif n'est pas le rapport de force tel qu'il est maintenant, pendant la « paix », mais tel qu'il sera pendant la guerre; et le déclenchement de la guerre en lui-même peut en amener une modification essentielle. C'est aussi le cas dans la période actuelle; les impérialistes américains ne comptent pas avec la force russe telle qu'elle est aujourd'hui, mais telle qu'elle sera après les premières semaines de la guerre, lorsque les Russes auront vraisemblablement occupé l'Europe continentale, des régions impor- tantes du Proche et du Moyen-Orient, et commencé l'invasion du Sud-Est asiatique. La suprématie économique du bloc américain, concrétisée sur le plan technique par une avance considérable dans le domaine des moyens atomiques et de l'aviation, semble donc contre-balancée par les moyens politiques que la bureaucratie stalinienne pourra mettre en quyre et par les avantages que confère à cette dernière sa proxi- mité des thédtres des premières opérations et la faiblesse militaire et politique des pays qui seraient le premier en jeu de la lutte. Il y a évidemment dans tout cela un gros élément d'indétermina- tion. Mais les forces et les faiblesses de chacun des adversaires ont, aux yeux de tous les deur, un rapport relativement équilibré dans son indétermination même. La preuve, c'est que jusqu'ici aucun des deux n'a poussé une attaque décisive contre un point considéré par l'autre comme critique. Si l'un des adversaires se considérait comme jouis-- sant d'une supériorité incontestable, il aurait exercé sur l'autre une pression teile, que celui-ci aurait été obligé soit de reculer, soit de se défendre militairement. Mais sur la base de cet équilibre de fond, des modifications et des variations partielles ont eu lieu depuis la fin de la guerre. Plus exactement, de 1945 à 1948, un avantage relatif se trouvait du côté de la bureaucratie russe. Cet avantage se basait sur la supériorité manifeste que conférait au stalinisme en Europe, la crise économique, politique et sociale des pays capitalistes du continent, la force du P.C. en France et en Italie et leur possibilité d'utiliser les luttes ouvrières pour leur politique. Depuis 1948, cependant, deur éléments nouveaur sont venus modifier la situation. D'une part la position de la bureaucratie stalinienne en Europe s'est affaiblie. D'autre part, le stalinisme est en train d'ache- ver la conquête de la Chine. Nous ne pouvons entrer ici dans l'examen: 110 de ce dernier point, auquel nous consacrerons prochainement un article spécial. Quelques mots sur l'évolution de la situation en Europe et surtout sur l'affaire allemande sont, en revanche, nécessaires. L'affaiblissement des positions staliniennes en Europe découle d'une série de facteurs. D'abord, l'économie capitaliste des « pays Marshall » a marqué une amélioration considérable. La production industrielle de ces pays a, au cours de 1948, retrouvé et dépassé son niveau d'avant guerre. La chute du niveau de vie ouvrier s'est consi- dérablement ralentie; ce dernier facteur joint à la prise de conscience du rôle des P.C. par une fraction importante de la classe ouvrière, a réduit les P.C. à un isolement social que leur campagne « pacifiste » n'arrive pas à rompre. En Grèce, l'échec des partisans staliniens est presque certain. Au sein même de son bloc, le stalinisme n'a pas pu réduire la «révolte » de Tito, vieille déjà d'une année. En Allemagne enfin, la futilité du blocus de Berlin, dont l'inefficacité a été prouvée pendant onze mois, s'aggrave du fait des difficultés économiques de l'Allemagne orientale, coupée par le contre-blocus américain de l'éco- nomie de l'Allemagne occidentale dont elle était tributaire; à ceci s'ajoute l'effet détestable qu'a eu auprès de la population allemande la politique russe. Il était nécessaire pour la politique du Kremlin d'essayer de redres- ser la situation. Voilà la signification des « ouvertures » vue de pourparlers quadripartis sur l'Allemagne. russes en Il ne faut pas se méprendre sur le sens de cette initiative, qui est très limité. Le blocus de Berlin a été un « four » pour la politique russe. Ce blocus coûtait aux Américains 10 ou 20 millions de dollars par mois; aux Russes le dépérissement économique de leur zone en Allemagne, la haine de la population allemande et une figure de maitres-chanteurs et ce qui est pire, de maitres-chanteurs ratés. Il fallait en sortir, mais en sauvant la face. On ne pouvait pas, en levant puremer et simplement le blocus, avouer un échec complet. On pré- sentą donc l'affaire comme une «concession », en échange de laquelle on demandait d'autres « concessions ». Nous levons le blocus, vous levez le contre-blocus, et vous « acceptez » des pourparlers à quatre sur l'ensemble de la question allemande. Les Américains ne perdaient rien en acceptant. Les Russes se tiraient d'un faux-pas. Mais quelle peut être la suite ? La suite ne sera pas grand'chose. Il suffit d'y réfléchir : les Russes « insistent » pour qu'il y ait des pour parlers à quatre. Ils présentent l'accord sur ces pourparlers comme une victoire substan- tielle. Cela signifiant, semble-t-il, qu'ils attendent quelque chose de ces pourparlers. Quoi exactement ? Quel est le règlement de la question allemande qu'ils veulent obtenir ? Il n'y a pas de tel règlement, et les dirigeants staliniens le savent très bien. Car le ul « règlement » l'unification de l'Allemagne est pour eux impossible. Ils peuvent accepter le retrait des troupes d'occupation, car ce ne sont pas les divisions russes, mais le parti Communiste Socialiste qui est la garantie de la domination bureau- cratique en Allemagne orientale. Mais ils ne peuvent pas accepter l'inclusion de leur zone dans un Etat ou une Fédération Allemande avec un gouvernement central, dont la première tâche serait ľ« épu- ration » dans la zone orientale. Les «discussions à quatre » sur l'Allemagne aboutiront vraisem- blablement à un accord sur d'autres discussions et ainsi de suite, jusqu'au jour où une modification partielle dans le rapport de forces provoquera la rupture des discussions, et peut-être aussi d'autre chose. Dans la cristallisation du bloc, américain, le Pacte Atlantique, malgré son titre ronflant et les chichis' des sénateurs yankees, est Beaucoup plus une manifestation spectaculaire qu'un élément nou- veau dans la situation. Que les U.S.A. entreraient en guerre si un des 111 pays de l'Europe occidentale était attaqué, on le savait depuis long- temps. Comme le faisait remarquer un éditorial du Monde, les discus-- sions sur l'automatisme du Pacte manquaient leur but. L'important, ce n'est pas de savoir si les U.S.A. entreraient en guerre, « c'est la. forme de leur intervention militaire; un traité ne peut préciser si elle se fera exclusivement ou principalement par l'aviation, quelle impor- tance et sur quels points se déploierait cette action aérienne, si elle serait complétée par l'envoi de divisions en Europe, quels effectifs pourraient être envoyés, où .et à quel moment...; ces détails relèvent de la préparation militaire et de la stratégie, non de la diplomatie. C'est-à-dire que l'efficacité du Pacte Atlantique dépendra de la façon dont il sera mis en ouvre, plus encore que de sa signature.». Sur ce plan qui est l'essentiel et qui n'est pas celui du, Pacte, il ne faut pas oublier que le Pacte n'a rien d'un contrat entre parties égales, et que la stratégie « commune » échappe entièrement au contrôle des participants. Cette « collaboration » est déjà sous la direction exclu- sive de l'état-major américain, et il ne saurait en être autrement.. La guerre sera donc, dirigée essentiellement en fonction des nécessités et des objectifs de l'impérialisme yankee. Un Dunkerque gigantesque en sera peut-être le prix. DEFAITISME REVOLUTIONNAIRE ET DEFAITISME STALINIEN Ce début d'année 1949 a été marqué entre autre par une recru- descence formidable de la propagande en faveur de la « Paix ». Le point de départ en sont les déclarations de Thorez et de Togliatti, immédiatement suivis par les autres partis staliniens. Ces déclarations ne se sont d'ailleurs pas bornées à réclamer la « Paix » mais ont d'ores et déjà formulé la forme concrète du « défaitisme » stalinien: pendant le prochain conflit. Mais les staliniens ne se sont pas bornés. à ces déclarations qui auraient pu être considérées comme banales mais ont immédiatement ajouté à leur. prise de position catégorique, une propagande considérable à l'échelle mondiale. Nous reviendrons tout à l'heure sur la signification de ce défai- tisme stalinien. Pour le moment nous allons essayer de comprendre quelles sont les raisons qui ont poussé les différents partis stāliniens à prendre cet engagement public catégorique sur leur attitude pendant la prochaine guerre. Une première question se pose immédiatement à l'esprit. Ne serait- ce pas une réaction contre la peur d'être accusés de Titisme qui est à la base de la prise de position successive de tous les partis stali- niens ? Ce facteur a sûrement joué un rôle assez important. Mais ce n'est pas le facteur déterminant. Cette prise de position comportait certains risques. assez grands du point de vue de la répression bourgeoise contre les partis stali.. niens pour faire hésiter Thorez à prendre une position qui n'aurait comme but, dans cette hypothèse-là, que de faire preuve d'un excès de zèle vis-à-vis de Morcou. Il serait d'ailleurs très difficile de comprendre cette attitude, au moment où cette prise de position contrecarrerait, du moins à première vue, l'évolution actuelle de la politique interna- tionale de l'U.R.S.S. En effet on comprend difficilement qu'au moment où l’U.R.S.S. semble ne pas exclure la possibilité de discussions inter- nationales, Thorez prenne une position qui ait pour résultat d'aggraver" 112 le conflit entre les partis staliniens et les bourgeoisies respectives.. Ceci n'est d'ailleurs qu'un aspect secondaire du problème. Car, malgré l'attitude de l'U.R.S.S. sur le plan international, nous avons pu voir que la prise de position des partis staliniens a été immédiatement approuvée et soutenue par (U.R.S.S. elle-même; nous assistons ici à une contradiction apparente qui n'est en fait qu'une double attitude du stalinisme en tant que force sociale mondiale. On peut considérer que la politique des différents partis staliniens depuis la «Libération » a parcouru deils étapes. De la « Libération » jusqu'à la mi-47 l'attitude des différents P.C. a été une politique qui consistait à s'emparer des rouages des différents appareils d'Etat bour- geois. Depuis la mi-47 et après une période de réadaptation de leur politique, les partis staliniens se sont engagés dans une politique de sabotage des différentes économies bourgeoises et du plan Marshall. Utilisant pour cela la nécessité pour le proletariat de défendre son niveau de vie en rentrant en lutte contre la bourgeoisie, les partis staliniens entraînèrent derrière eux une partie considérable de la classe ouvrière. Leur emprise sur la classe ouvrière leur permit de se servir de celle-ci comme d'une vaste armée de maneuvre. Mais la nécessité de leur but de sabotage des économies bourgeoises les amena à faire entrer en lutte les différentes catégories du proletariat suivant une tactique ne pouvant aboutir à aucun résultat revendicatif pour le prolétariat. D'autre part le caractère même de la période du capi- talisme décadent et l'état de décrépitude des différentes bourgeoisies Occidentales, interdisait à ces dernières toutes concessions relative- ment substantielles au prolétariat. Il faut noter également, en fonction des deux facteurs cités plus haut l'impossibilité pour les staliniens, malgré les plus grands efforts, de politiser les luttes dans lesquelles ils engageaient le prolétariat, sans qu'apparaissent aux yeux de celui-- ci les intérêts spécifiques de la bureaucratie. Ces trois facteurs étroitement liés amenèrent le proletariat à faire l'expérience concrète du stalinisme et à se décoller de celui-ci. Paral- lèlement même à ce décollement on pouvait assister à une nouvelle politique stalinienne. Contrairement à la période précédente où la politique des partis: staliniens était entièrement axée en fonction de l'utilisation de la classe ouvrière, on peut voir cette politique, d'abord passer du plan revendicatif au thème de la « Paix » et ensuite s'adresser à toutes les couches de la population. Il est un fait que ceci correspond malgré tout à une nécessité objective qui est celle de répondre à un problème qui se pose avec une extrême acuité on peut dire à la totalité de la popula- tion du globe. Ce n'est pas du tout faire de la sentimentalité que de dire que ce problème est le problème capital de la période actuelle et que sans une réponse très précise à ce problème en particulier et à tous ceux qui en découlent, il ne peut exister de plate-forme révo- lutionnaire. Si ce problème est capital du point de vue révolutionnaire il l'est avec autant de force du point de vue de l'impérialisme yankee et du bureaucratisme stalinien. Nous reviendrons d'ailleurs tout à l'heure sur ce problème. Mais pour le moment, il nous suffit de com- prendre qu'il était d'une nécessité impérieuse pour les staliniens de répondre à ce problème d'abord du point de vue immédiat vis à vis de l'opinion mondiale, et ensuite du point de vue historique, si l'on peut dire, en donnant des réponses qui leur permettent pendant la prochaine guerre d'utiliser au maximum les forces sociales opposées à l'impérialisme yankee. En ce sens les déclarations des leaders, sta- liniens auraient une signification très profonde qui consisterait en une sorte d'engagement public sur leur position au cours du prochain conflit. Engagement public qui ne doit pas être pris comme une sorte d'amende honorable à l'U.R.S.S., mais qui tend d'ores et déjà vers la mobilisation la plus rapide possible de la plus grande partie possible de toutes les couches de la population à l'échelle mondiale derrière 113 le stalinisme, mobilisation non sur la base d'un pacifisme bêlant, mais d'une attitude active dès à présent bien déterminée. Cet engage- ment public n'est pas appelé à avoir immédiatement une concrétisa- tion de la lutte contre le méchant impérialisme des V.S.A., mais à créer la base de ce qui sera pendant la prochaine guerre une de leurs armes les plus efficaces, la lutte de l'intérieur contre les adversaires de l’U.R.S.S. Cet engagement public servira également de plate-forme visant à une sorte de resserrement idéologique de la masse des partis .staliniens. Au moment de la « Libération » et après celle-ci on a pu assister à un accroissement faramineux des effectifs des partis sta, liniens. Ces énormes partis de masses ont été d'une grande efficacité pour la politique de la bureaucratie stalinienne visant à encadrer et à manæuvrer le prolétariat. Mais il ne s'agit plus à présent de faire jouer un rôle considérable aux partis staliniens en tant que poids énorme dans la société aussi bien du point de vue numérique que du point de vue de la position de la masse dans la production capi- taliste. Il s'agit au contraire de transformer ces partis de manière à pouvoir les rendre d'abord utilisables et ensuite efficaces au cours du prochain conflit. Ici, on nous objectera que nous nous trouvons devant une contradiction. Nous allons voir dans quelle mesure cette contradiction est réelle. La politique stalinienne était basée sur la perspective du déclen- chement du conflit mondial sous une durée relativement courte résultant de l'estimation que faisait la bureaucratie d'une crise écono- mique aux U.S.A. à brève échéance. On a pu voir leur perspective économique changer au fur et à mesure de l'évolution de la situation économique et politique internationale. Tenant compte de cela et considérant, comme nous le considérons nous-mêmes, que les luttes sociales jouent dans la conjoncture actuelle comme facteur d'accélé- ration de la guerre, on comprendra facilement le changement de la politique stalinienne. Nons ne déduisons pas de cela que le stali- nisme ait tourné entièrement le dos à toute agitation sociale. Il conti- nuera à utiliser les mouvements revendicatifs partiels qui auront lieu. On peut donc conclure que nous assistons à des faits nouveaux : l’U.R.S.S. ne rejette plus la possibilité de discussions internationales, ceci s'inscrivant dans l'allongement de la période précédant le déclen- chement du prochain conflit. Parallèlement à cela, changement dans la politique stalinienne. Celle-ci passe d'abord du plan revendicatif au thème de la « Paix » et ensuite ne vise plus à l'utilisation du prolétariat seulement, mais de toutes les couches sociales à l'échelle mondiale. Préparation des différents partis staliniens de manière à pouvoir jouer un rôle efficace au cours du prochain conflit. Il faut comprendre que les déclarations des leaders staliniens ont une signification très précise vis-à-vis de l'opinion mondiale : défai- tisme face aux U.S.A. A ceci tout mouvement révolutionnaire ne peut répondre qu'affirmativement. Mais ceci ne suffit pas. Défaitisme face aux U.S.A., d'accord, mais quelle doit être notre position face à l’U.R.S.S. ? Tout le problème se trouve là. Il est un fait que nous ne pouvons répondre ici, par allusions, à ce problème, car le pro- blème essentiel est celui de l'analyse de l’U.R.S.S. Il faut tout d'abord apporter une petite précision. Lorsque nous parlons du problème de la paix il faul bien comprendre ce que nous entendons par là. Nous n'entendons pas du tout ce que pourrait entendre par exemple Garry Davis, mais nous entendons tous les problèmes posés par la guerre dans notre lutte pour le socialisme. C'est dans ce sens que nous disions plus haut que le problème de la paix se posait avec une extrême acuité à toute la population du globe et que nous ajoutions plus loin, que si ce problème est capital du point de vue révolutionnaire, il l'est avec autant de force du point de vue de l'imperialisme yankee et du bureaucratisme stalinien. 114 russe. En effet, de cette guerre, il ne peut résulter que trois termes : soit une victoire des V.$..., soit une victoire de la bureaucratie stalinienne c'est-à-dire la domination mondiale par l'un ou par l'autre, ce qui signifierait dans les deux cas une accélération du processus vers la barbarie, soit alors un renversement du rapport entre les forces sociales, la victoire du prolétariat et la route ouverte vers le com- munisme (pas stalinien, mais le vrai), Des possibilités objectives: existent-elles pour cette victoire du proletariat ? Quant à nous, nous: pensons que oui, et que le prochain conflit porte en lui-même ces possibilités. C'est pour cela que notre attitude pendant la prochaine guerre est un problème capital. Est-il nécessaire pour le proletariat de faire l'expérience directe du régime bureaucratique pour qu'il puisse prendre une position pen-- dant la guerre pouvant le mener à la victoire ? Non, les ouvriers, 'eur, n'ont pas besoin d'une analyse scientifique de l'U.R.S.S. pour déter--' miner leur attitude face au stalinisme. Leur défaitisme n'attend pas le déclenchement officiel du conflit pour se manifester., Il se mani.. feste d'ores et déjà face à la bureaucratie stalinienne. L'appré- ciation du régime de l’U.R.S.S., les ouvriers la font à tra- vers l'expérience concrète de la bureaucratie stalinienne. L'achè.. vement de cette expérience se fera dans le cours de la guerre par l'occupation de l'armée Cette forme de défaitisme est embryonnaire - mais la plus profonde peut- être quant à la prise de conscience qu'elle exprimé, du défai-. tisme révolutionnaire. Le prolétariat commence à prendre con- science qu'il a à faire face à deux systèmes d'exploitation. Il sait que pour pouvoir vaincre il faudra qu'il les abatte tous les deux. Il commence à comprendre que, quoique leur origine soit différente, leur nature est la même, basée sur l'exploitation et la division de la société en classes et que l'évolution historique, si elle n'est pas inter- rompue par la Révolution Prolétarienne Mondiale, tend vers l'unifi- cation des deux systèmes, unification dont la guerre est un puissant actélérateur. C'est dans ce dernier sens, la guerre représentant aux yeux même des ouvriers la phase ultime avant soit la victoire du socia- lisme, soit le naufrage de la société dans la barbarie, que le problème de la Paix devient le problème crucial de notre période. Les formes de défaitisme ne se bornent plus à ce qu'elles étaient traditionnellement du type de « l'ennemi est dans notre propre pays ».. En effet, ce mot d'ordre n'a plus aujourd'hui aucune signification. La notion de pays se trouve de plus en plus dépassée, même au point de vue bourgeois. Le prochain conflit ne se déroulera pas entre bourgeoisies nationales, mais entre deux forces qui se sont d'ores et déjà partagé le monde, chacune voulant maintenant l'élimination de l'autre. Ce mot d'ordre perd. également toute sa valeur si l'on consi- dère, les conditions de la guerre moderne elle-même prise sous l'angle: militaire. Le prolétariat doit trouver des formes de lutte qui lui permettent de se libérer de l'engrenage dans lequel il est entrainé. Son défaitisme face à l'un ne doit pas avoir comme résultat le renforcement de l'autre et inversement. Le premier but du prolétariat est de conqué- rir son autonomie. Il ne pourra la conquérir qu'en unifiant sa lutte contre les deux systèmes d'exploitation. La lutte contre la bourgeoisie et la lutte contre le stalinisme ne sont qu'une seule et même lutte. Mais cette lutte 'soulève des problèmes extrêmement complexes. Les ouvriers se posent déjà tous ces problèmes et la question de la possi- bilité de les résoudre. Și l'Europe occidentale est occupée par l'U.R.S.S. quelle seront les formes de défaitisme ? Prendre le maquis ? En aura-t-on la possie: bilité ? Si au contraire l'Europe occidentale est occupée par les U.S.A.,. quelles seront encore les formes du défaitisme révolutionnaire ? 115 Prendre le maquis avec les staliniens ? Former des maquis à part ? Sera-ce possible ? Dans les deux cas, ne serait-il pas préférable de mener la lutte à l'usine même, au sein même de la production ? Quelles devront étre les formes de cette lutte ? Sabotage individuel ? collectif ? Com- ment devra s'organiser la classe ouvrière pour mener cette lutte ? Comment pourra-t-elle réaliser le but qui sera le sien d'écrasement des systèmes d'exploitation et d'instauration du socialisme à l'échelle mondiale ? On ne peut dire cela en quelques lignes, ni jouer au pro- phète en en créant un cadre strict. Le défaitisme révolutionnaire pendant le prochain conflit prendra des formes entièrement nou- velles. C'est le problème que nous posons et auquel nous tâcherons de répondre le plus clairement et le plus complètement possible. Roger BERTIN. LE PROCES KRAVCHENKO Pendant deux mois le procès Kravchenko-Lettres Françaises a pas- şionné l'opinion publique. Il est une source de larges profits pour la presse et l'édition qui se disputent les mémoires des témoins. Aux uns il apporte une célébrité subite (Mme Buber-Neuman), aux autres il coûte une inaison (le général Rudenko aurait, parait-il, perdu la sienne). A la longue tout ceci apparait comme une immense parade publicitaire et chacun est prêt à retourner chez lui, c'est-à-dire à ses idées, ou en revient un peu plus écæuré car il. șent monter de partout l'odeur fétide des marais. Ce dégoût a une valeur positive. Et pour- tant il vaut la peine de s'arrêter sur ce procès car il est à bien des points de vue un fait très significatif et plein d'enseignements. IT est intéressant en ce qu'il est un aspect nullement négligeable de l'antagonisme U.R.S.S.U.S.A. Il est significatif de l'importance de l'idéologie dans la lutte des deux blocs et il doit nous permettre de montrer à nu tous les aspects réactionnaires des deux sociétés d'exploi- tation qui s'affrontent dans les locaux exigüs de la XVII° chambre correctionnelle du Tribunal de la Seine. Mais sa grande valeur est de nous donner l'occasion de dégager quelques traits essentiels du sys- tème bureaucratique et de connaitre son mécanisme interne aussi bien que sa stratégie, ce qui est une tâche indispensable à la construction de la plate-forme anti-bureaucratique du mouvement prolétarien. Il est en effet insuffisant de caractériser une société comme société de classe pour élaborer un programme de lutte, de même qu'il ne suffit pas qùe la classe ouvrière se sache exploitée pour qu'elle trouve la voie de sa libération. A ce titre, il n'est pas possible de faire la part: égale entre les parties, non pas que le capitalisme sorte grandi du combat, mais parce que ce procès étant celui du stalinisme, c'est surtout à lui que nous devons nous arrêter. Ceci d'autant plus qu'à travers lui nous pouvons apercevoir plus nettement les tendances irrésistibles qui poussent son adversaire capitaliste dans le même sens, à la fois par son développement interne et du fait de ses rap- ports avec le bloc bureaucratique. Il est évident que cette entreprise demande une grande méfiance à l'égard de tous les témoignages apportés au procés car, comme chacun le déclare et le démontre avec force à l'encontre de l'autre, la liberté et l'objectivité la plus matérielle sont très limitées dans un monde soumis à des degrés différents mais toujours croissants au con- trôle universel des appareils d'Etat. Que penser de ce que disent des témoins soviétiques sévèrement contrôlés par le N.K.V.D. ou des 116 témoins kravchenkistes en résidence forcée dans des camps d'Alle- magne occidentale, menacés d'être livrés à l'U.R.S.S. ou plus simple- ment corrompus. Ce n'est pas un des moindres traits de barbarie des sociétés d'exploitation étatiques" modernes qu'elles ont détruit même cette relative « objectivité » dont faisaient preuve les bourgeois entre eux et qui, née sur le marché des échanges, était nécessaire au libre jeu de la concurrence et a disparu avec elle. A la limite, on pourrait dire qu'il n'y a pas d'autre possibilité d'arriver à une connaissance valable de ces régimes autrement que par une expé- rience directe, et que le stalinisme ne peut être éprouve que par ceux qui lui sont soumis. Il existe cependant des failles dans le système bureaucratique le plus parfait qui tiennent à plusieurs faits et que nous retrouverons dans les différentes dépositions. La première est que l'homme ne pouvant être réduit à unë simple machine, d'abord par son essence, en outre parce que c'est une cer- taine nécessité pour chacune des sociétés d'exploitation d'accroitre sa productivité donc de lui laisser une certaine initiative, la société d'exploitation doit lui fournir une certaine idéologie où elle se trahit. La seconde est que du fait de la division du monde en deux blocs et de la nécessité pour chacun de pénétrer dans le camp adverse par tous les moyens et partout où c'est possible, comme c'est le cas surtout en Europe, il y a obligatoirement une certaine objectivité à observer à laquelle le Guépéou absent ne peut suppléer. A Moscou, on peut dire, comme cette espèce de « Lettres Françaises » soviétiques Literatournai Gazeta que le procès a établi dès la première séance que J'ai choisi la liberté a été confectionné par les services d'espior, nage américain; mais il est plus difficile de le dire à Paris et il faut bien essayer de s'expliquer plus en détail, ce qui expose à certaines mésaventures. Il faut faire appel à des témoins ayant une certaine indépendance, que ce soit un député travailliste comme Zilliacus ou un ingénieur français ayant travạillé en U.R.S.S., et s'exposer par là-même à entendre affirmer l'existence de camps de concentration ou de jugements politiques sommaires. Enfin il y a une troisième faille, c'est que malgré ses efforts pour se mystifier elle-même une société d'exploitation ne peut manquer d'exprimer ses tendances profondes. Sa logique n'est pas non plus une logique mécanique et morte. Aussi inhumaine et abstraite que le soit celle de la société bureaucratique, aussi totale que soit son aliénation, elle est constituée par des hommes et par là est sensible à d'autres hommes non pals une fatalité objective mais comme expression de certains intérêts humains. Le bureaucrate a beau expliquer à l'ouvrier que la nisère présente est nécessaire à la défense de son avenir socia- liste, celui-ci se voit sacrifié au confort présent de ce même bureau- crate. On a beau lui expliquer que la discipline qu'on lui impose est voulue par la nécessité de se défendre contre des éventuels agents du capitalisme, il voit celle-ci transgressée chaque jour par les riva- lités de ses supérieúrs. comme Ce n'est pas le lieu ici de s'étendre sur le caractère réactionnaire des mobiles qui ont poussé les Etats-Unis et la France à faciliter ce procès. Kravchenko les a résumées dans une phrase lapidaire lors- qu'on lui demandait pourquoi il n'avait pas poursuivi en diffamation ses calomniateurs américains : Le P.C.F. vaut la peine qu'on s'occupe de lui. On peut noter cependant que cette agressivité idéologique est un fait nouveau dans l'histoire contemporaine des rapports de l'U.R.S.S. et des U.S.A. de la part du capitalisme américain. C'est la fin de l' « utopie rooseveltienne. » et c'est aussi la compréhension par les Américains que leur force en Europe peut être ramenée à rien si la société se désagrège politiquement de l'intérieur, et que la conquête des masses est aussi importante que celle des États. Ce n'est pas davantage le lieu de faire un parallèle incessant entre les crimes dont on accuse l’U.R.S.S. et ceux dont sont coupables les capitalistes. Nous avons assez souvent l'occasion de faire de tels 117 procès du capitalisme et chaque ouvrier fait suffisamment chaque jour l'expérience de ses méthocles pour ne pas avoir besoin d'y reve- nir ici. Si nous nous refusons à un tel parallèle, c'est parce qu'il nous parait particulièrement ignoble d'excuser les crimes des uns par ceux des autres comme les staliniens le font lorsqu'ils sont à court d'argu- ments. Une telle attitude relève du pessimisme et du fatalisme tradi- tionnels des classesi exploiteuses qui se consolent de leur saloperie par l'idée que d'autres en feraient autant et que tout compte fait, elles ne font preuve que de virilité dans un monde voué à la puissance. Ce qui ne les empêche pas, d'ailleurs, avec une logique de classe imper- turbable, de pousser des cris d'orfraie lorsque les exploités en se révoltant obéissent à cette loi de la violence qu'on leur a apprise. Il faut avouer qu'en général les staliniens ne connaissent pas de tels problèmes dans leur pays et possèdent l'invulnérabilité de ceux qui sont à l'abri derrière une police bien faite; là où cette manque, là où elle est contre eux les choses sont différentes. On ne Balice peut pas expliquer l'étonnement et le désarroi subit du général Rudenko lorsqu'il trouva devant lui des inférieurs qui pouvaient; l'injurier librement, autrement que par un manque d'habitude à s'entendre discuté. Vous devons savoir en profiter. Avant d'en venir au fond du problème, c'est-à-dire à ce que le procès nous a révélé sur l'U.R.S.$. et sur le système bureaucratique, il faut encore dire un mot sur la personne de Kravchenko qui était formellement l'objet du procès. Cela non pas pour juger de son intelli- gence, de ses capacités à écrire un livre ni pour affirmer qu'il est sans doute un haut fonctionnaire, mais pour le situer socialement et politiquement. A ce sujet nous adopterons un point de vue radicale- inent opposé à celui des staliniens et loin d'expliquer sa « trahison » et son anti-stalinisme par są psychologie, nous expliquerons ses réac- tions politiques et ses tares personnelles par la société bureaucra- tique dans laquelle il a grandi et prospéré. M. Wurmser exultait lors- qu'un témoin kravchenkiste racontait dans quelles conditions il avait été un mouchard, il oubliait de parler de ceux à qui il avait mou- chardé. Il est vrai que ceux qui parlent des bons patrons et de Jeanné d'Arc peuvent bien dire que ce sont les flics qui sont responsables de l'exploitation capitaliste. Il est certain que Kravchenko est un bureaucrate stalinien. Non seulement sa carrière, mais la nature de są critique de l'U.R.S.S. en témoignent (1). Jamais il , ne se place à un point de vue révolution- naire. Il objecte que les méthodes bureaucratiques sont nuisibles à l'accroissement de la productivité, il se plaint de l'insécurité de la condition bureaucratique, mais de même que son attitude personnelle consiste à fuir la Russie, son attitude politique consiste à servir la cause du capitalisme américain. Il est certain que sa liberté n'est que la fallacieuse « liberté » capitaliste qui disparait au fur et à me- sure que l'économie s'intègre à l'Etat. Il est certain que, de ce fait, ses critiques laissent de côté les aspects essentiels du problème et que, malgré sa description exacte de la barbarie du régime russe, ses attaques perdent beaucoup de leur valeur. Ceci dit, réduire son per- sonnage à un cas particulier, expliquer qu'une telle réaction n'est possible que si l'on est un montre psychologique qui dès son enfance était un ambitieux avide et corrompu n'a aucun sens et l'on pourrait demander aux staliniens pourquoi ils ne répondent pas plutôt aux critiques point par point. La réponse est simple. Les faits sont vrais. Que le livre soit retouché, qu'il soit remanié, qu'il offre un tableau trop complet de toute la vie en Russie pour être le fait d'un seul homme, qu'il soit en partie un montage, c'est possible. Et après ? Ce qu'il fallait montrer, c'était le caractère calomnieux de l'écrit et non la corruption de l'auteur. Pour avoir été dans l'incapacité de le "1) Cr. LEFOHT, Kravchenko et le Problème de l'U.R.S.S. (Temps: Modernes, nº 29). 118 faire les staliniens ont perdu leur procés devant l'histoire. Que ce soit un procès fait par des bourgeois à des fins réactionnaires, quel ce procès soit utilisé par le capitalisme américain dans sa lutte contre l’U.R.S.S. n'y change rien. A Madagascar, la bourgeoisie doit tricher pour pouvoir juger, ici il n'en a pas été besoin. La mauvaise foi et l'ahurissante faiblesse d'argumentation des staliniens est remarquable et si elle apparait dans les comptes rendus de la presse bourgeoise, elle éclate bien plus encore dans le délire grotesque des notes d'audience de Marcenac dans les Lettres Fran- rçaises. On y découvre un certain nombre de traits qui méritent d'être signalés car ils dessinnent un type particulièrement écæurant de? faussaires intellectuels. Mensonges cyniques et douces mines, airs bon- hommes et menaces de flics, demagogie ouvriériste et honorabilité la plus conventionnelle se mêlent dans une scolastique digne d'un valet de quatrième ordre de M. Jdanov. Une telle imbécillité n'a de possi- bilité d'existence que dans un monde barbare où elle devient une qualité précieuse. Ce n'est pas une exception malheureuse mais c'est bién le génie de la! bureaucratie que de donner naissance à de tels ânes car Marcenac a réussi le tour de force de trouver un illustrateur de ses notes qui lui va comme un gant. Kravchenko et sa suite. y font figure de démons et les témoins soviétiques, de nouveaux anges. C'est un caractère essentel du régime bureaucratique que de donner naissance à des serviteurs qui s'identifient aussi complètement à leurs maitres; de même que c'est un trait des bureaucrates que leur plus grand plaisir est, à l'encontre des rois, d'être prix au sérieux par 9 Il est inutile de prouver que le mensonge est une des armes spéci- fiques des classes exploiteuses, et qu'à ce titre ceux des staliņiens ne sont pas comme ils le laissent entendre parfois, de bonne guerre anticapitaliste mais traduisent concrétement l'antagonisme profond qu'il y a entre les intérêts de la bureaucratie russe et ceux du prolė- tariat mondial. Mais par contre il faut insister sur la théorie bureau- cratique de la révolution qui n'est d'ailleurs rien d'autre que la théorie de la révolution bureaucratique comme la théorie menchévik de la révolution par les méthodes de la démocratie bourgeoise n'était que la théorie de la révolution - bourgeoise. Le stalinisme a poussé à ses limites le rôle de l'idéologie. A tra- vers une série de plans d'interprétation destinés à des couches sociales différentes, elle ešprime les intérêts de la totalité Parti-Etat Russe, et Staline, parce qu'il est le sommet de la pyramide sociale de la bureau- cratie, doit en être le prophète infaillible. L'idéologie a une très grande importance dans la vie politique moderne et cela est dû à la fois à l'éveil de la conscience politique des masses, ce qui oblige les classes dirigeantes à les maintenir les leur place d'exploitées par une mystification permanente, et au fait qe les masses représentent la grande force motrice de la société moderne et que dans leurs luttes les deux blocs doivent utiliser leur militantisme. Le patron capitaliste dans une certaine mesure ne s'oc- cupait pas de l'ouvrier, mais ce contentait d'acheter sa force de travail. Il en est tout autrement dans une économie bureaucratique ou même dans une économie dirigée. Pour la Russie stalinienne ce rôle de l'idéologie est d'autant plus important qu'il ne s'agit pas seulement d'exercer sa domination de classe dans sa sphère bureaucratique mais d'essayer d'arriver par l'action propagandiste à mobiliser sous ses drapeaux des hommes que les gendarmes russes ne peuvent pas con- traindre mais qui, bien au contraire, doivent braver la répression bourgeoise. Une raison supplémentaire qui oblige la bureaucratie dans sa lutte contre le capitalisme à donner un poids spécial aux armes idéologiques et à utiliser les couches les plus deshéritées de la population, c'est le grand retard économique du bloc russe. Il ne peut être question pour YU.R.S.S. de rivaliser avec les U.S.A. sur un marché, ni même et . 119 encore moins sur la question de la mise en valeur des pays arriérés et des exportations de capital. Les quelques tonnes de blé que l'U.R.S.S.. enyoya en France pour contrebalancer les livraisons américaines pour vaient servir le temps d'une campagne électorale mais n'ont trompe personne sur le secours que l'économie européenne peut attendre de la Russie. II. est cependant possible dès maintenant au prolétariat de prendre conscience de la dualité (il faudrait d'ailleurs plutôt dire duplicité). de la politique bureaucratique et ce procès nous a permis d'y parvenir. Un grand nombre de témoignages des deux parties ont permis: d'établir publiquement un certain nombre de faits. L'extermination violente des « Koulaks », l'existence des camps de concentration (ou de travail selon un merveilleux euphémisme), d'une justice politique autonome, le contrôle policier permanent de chaque individu et l'ins- tauration du mouchardage en règle de gouvernement, les malversations et les rivalités comme pain quotidien des bureaucrates n'ont pu être niés par les staliniens puisque certains de leurs témoins les confir- mèrent. La déposition de Mme Neuman a, sur ces différents sujets. une importance particulière car par sa personnalité, la précision de ses affirmations et l'ignominie de l'attitude des staliniens à son égard elle a saisi l'auditoire et ses adversaires, qui n'ont su quoi lui répon- dre, même après une nuit de réflexion, mais ce sont, enferrés dans des justifications qui aggravaient leur cas. Ils allèrent jusqu'à lui reprocher de ne pas être reconnaissante envers l'armée rouge qui l'avait libérée alors qu'elle avait été livrée à Hitler par Staline, ou à lui demander si son salaire dans le camp de travail qui lui permet- tait d'acheter un ou deux kilogs de pain par mois n'était pas en supplément de la soupe journalière ! Que de tels faits aient été publiquement affirmés et que les stali- niens n'aient rien trouvé à en dire est d'une grande importance. Si cela ne suffit pas à convaincre des théoriciens de l'histoire qui s'accommodent d'autant plus facilement de telles situations que leur place dans la société leur permet d'échapper au mal, il en est autre- ment des ouvriers qui, parce qu'ils en sont les Wictimes, en prennent moins facilement leur parti. Les staliniens le comprennent bien eux- mêmes qui s'efforcent, ne pouvant nier la cruelle vérité de ce sinistre tableau de l’U.R.S.S., tout d'abord d'en estomper les traits, ensuite de plaider les circonstances atténuantes. Nous ne retiendrons de leurs arguments pour atténuer les critiques que l'on a faites sur l'existence des camps de concentrations que celni qui consiste à dire que même s'il existe trois millions (chiffre sûre- ment bien inférieur à la réalité) de prisonniers cela ne fait que 1 à 2 % de la population. Dans un pays capitaliste, comme la France, il existe en moyenne environ un maximum de 100.000 détenus soit pour 40 millions d'habitants un pourcentage de 0,25 %. La comparaison de deux chiffres est déjà significative, mais insuffisante si l'on tient compte du fait que plus le pourcentage de prisonniers est élevé, plus le régime policier est menaçant et, par conséquent, plus la population tend à éviter de se mettre en fraude. Il y a entre ces deux pourcen- tages baucoup plus qu'une différence de quantité, il y a là une véri- table différence de qualité. Sous l'occupation ce n'est aussi qu'une partie de la population qui était menacée et cependant la terreur régnait. En outre, et c'est là l'argument le plus décisif, la menace qui pèse sur chaque individu ne tient pas seulement à une législation draconnienne mais connue et contre laquelle on peut relativement se prémunir, elle tient surtout à l'arbitraire de l'exécutif. Dans les pays coloniaux, il n'existe pas tellement de détenus, mais à chaque instant la moindre plainte d'un blanc suffit à faire peser la pire menace sur n'importe quel indigène. A ce point de vue, l'existence d'une justice politique, autonome en U.R.S.S. donne à la répression un caractère redoutable. La seconde ligne de défense des staliniens consiste à plaider les circonstances atténuantes en expliquant la situation en U.R.S.S. par 120 la nécessité de la lutte anticapitaliste. C'est une question qui dépasse le cadre du procès et de cette note et qui pose tout le problème de PU.R.S.S. et de son idéologie. Celle-ci, loin d'être l'expression d'une action révolutionnaire cohérente, exprime très concrètement les inté- rêts spécifiques de la bureaucratie. La théorie et la pratique de la collectivisation agraire, la théorie et la pratique de la différenciation des salaires, le stakhanovisme, les épurations sont des aspects de la logique bureaucratique au même titre que la politique « chauvine > des P.C. ou leur politique de conquête de l'Etat bourgeois. Le point de confusion par où passe la mystification stalinienne c'est l'identi- fication de la nationalisation des moyens de production et de l'expro- triation des capitalistes avec la dictature du prolétariat. C'est parce que nous ne pouvons pas nos contenter de ce schéma abstrait, c'est parce que le fait que l'U.R.S.S. est l'ennemi du capitalisme américain nè permet pas de voir dans le régime stalinien, l'avenir même déformé du, socialisme que cette argumentation ne peut rien signifier. C'est parce qu'au contraire elle tend à justifier l'expropriation politique et économique du prolétariat que nous pouvons a priori la rejeter. Un dernier point qui mérite attention est l'attitude de la justice française, tant pendant le procès que dans son jugement. Elle ešprime dans un raccourci très complet la situation politique concrète dans laquelle se trouve la France. Elle est du côté américain parce qu'elle donne, contrairement à sa loi, le maximum de publicité à ce procès du stalinisme, parce qu'elle condamne les Lettres Françaises même sur un point comme celui de la trahison de Kravchenko où elle nie par là même sa propre idéologie nationaliste. Elle tient compte de la force du stalinisme et de celle de l'U.R.S.S. en ménageant Wurmser et 'Claude Morgan pour leurs titres de résistance, en se refusant à prendre ouvertement position sur la véridicité des affirmations anti- soviétiques de Kravchenko et de ses témoins. Enfin elle traduit ses intérêts propres en maintenant bien haut le principe du patriotisme, et le mythe de la résistance. Les conditions démocratiques dans lesquelles s'est déroulé le procès ont été largement vantées par la presse bourgeoise française. Elle y a vu la fidélité profonde de la France aux idéaux démocratiques. Il est certain qu'il est peu de pays au monde où un tel débat aurait pu se dérouler dans de telles conditions, mais cela n'est pas le fait. du hasard. La France n'est pas l’U.R.S.S. ni les U.S.A. Elle n'est pas davantage l’Espagne ou la Grèce. Cela ne veut pas dire qu'il en sera toujours ainsi, mais, bien au contraire, qu'il y a là une situation d'exception qui est beaucoup plus une survivance très menacée qu'une nouveauté pleine de promesse. Loin d'être une troisième solution néo- démocratique bourgeoise, c'est bien plus un résidu du vieux capita- lisme occidental dont le très digne Durkheim est l'incarnation sym- bolique. La marche vers la guerre et la guerre elle-même l'élimineront lorsque selon le mot célèbre de Marx les armes de la critique feront Lace à la critique des armes. Jean SEUREL. '1 121 Les Livres. - en La fortune américaine et son destin Ce livre clair, hardi. facile à lire, a pour but de fournir un tableau. de l'économie américaine, de son poids dans l'économie mondiale, de mettre en relief « ce qu'il peut y avoir d'essentiellement nouveau dans, les faits contemporains ». Mais, bien que l'auteur prétende ne pas se soucier «d'intégrer ces faits dans un cadre théorique », on s'aperçoit vite qu'il ne se prive pas de donner des interprétations et de tracer des. perspectives très « théoriques » pour ne pas dire fantaisistes. C'est sur ce deuxième aspect que nous insisterons surtout car un résumé des faits si simplement exposés par Jean Piel ne saurait dispenser de la lecture de «La fortune américaine et son destin ». Une première partie du livre décrit rapidement l'évolution des Etats-Unis jusqu'à la crise de 1929 et de la deuxième guerre mondiale. L'analyse de l'entre-deux-guerres a le mérite de faire apparaître l'origi- nalité de la crise de 1929, sa liaison avec la nouvelle structure qui tendait déjà à se dessiner dans l'économie mondiale, et par là son caractère pro- phétique pour la période actuelle. Le chapitre central décrit l'immense poussée des forces productives en Amérique pendant la deuxième guerre mondiale, et fournit un recen-- sement à la fois clair et détaillé des ressources en matières premières, de la production industrielle et agricole, de l'accroissement de la main d'auvre. Au total la production des Etats-Unis a doublé de 1940 à 1944, propulsée par l'unique moteur de la guerre. Un tel accroissement peut donner l'idée des possibilités de développement de l'économie moderne. Mais le fait essentiel est ici que ce développement n'a pu avoir lieu que dans la guerre et par la guerre, le conflit mondial venant fournir le sti- mulant indispensable à une économie que ne s'était pas relevée de la crise structurelle de 1929. Jean Piel montre ensuite à quel point la guerre- a définitivement consacré le déséquilibre du monde capitaliste : déséqui- libre dans la production, les Etats-Unis produisant environ un tiers du revenu mondial total (U.R.S.S. comprise), déséquilibre dans la producti-- vité du travail, déséquilibre dans les échanges commerciaux; sur tous ces points, « La fortune américaine » fournit une documentation élémentaire: mais parfaitement suffisante. (1) Jean Piel, Minuit. « La Fortune amréicaine et son Destin ». Editions de 122 I L'auteur arrive ensuite au point critique de son exposé et de l'écono- mie capitaliste contemporaine : la masse du capital américain, le poids de la production américaine, l'impossibilité pour les autres pays capita. listes de concurrencer cette production aussi bien quantitivement que sur le plan de la rentabilité du capital, sous tous ces aspects l'évolution de l'économie mondiale, accélérée par le conflit mondial, aboutit. à une impasse, à l'impossibilité de restaurer une harmonie des échanges, entre "une Amérique que produit «trop », dans tous les domaines, et un monde -capitaliste qui produit trop peu ou trop cher, et qui a déjà aliéné au profit des U.S.A. tous les moyens de paiement dont il disposait. A ce moment l'auteur en vient à isoler l'économie américaine, comme système menacé chroniquement d'une prise de surproduction, et pose avec divers économistes américains, le problème de la « maturité économique » du capitalisme américain, et la menace de stagnation de cette économie. La plupart des économistes américains arrivent aujourd'hui à cette conclu- sion : « qu'il y a des fortes présomptions pour que l'évolution prévisible de l'économie intérieure américaine fournisse des occasions décrois- santes d'investissements ». Crise des investissements, crise chronique de surproduction, problème du plein emploi ou du chômage chronique, stagnation économique sont différents aspects d'un seul problème dont le rôle des économistes bourgeois est de masquer la racine : l'exploi- tation du prolétariat et l'extraction de la plus-value dans le procès de production capitaliste. Mais l'auteur demeure ici sur le même plan que ses sources, le plan de l'économie politique vulgaire, dont le but est de masquer le caractère social du système économique. Que signifient pour nous cette floraison de théories économiques en Amérique, et la lucidité avec laquelle les économistes bourgeois posent la question d'une limite absolue du développement capitaliste à quoi correspondent-elles ? Essentiellement à ces traits qui s'accentuent actuellement dans l'éco- nomie capitaliste : la concentration de plus en plus grande du capital financier, sa fusion de plus en plus intime avec l'état, les progrès de "l'intervention étatique. Tandis que la contradiction fondamentale du capi- talisme, née de l'exploitation du travail salarié, ne se traduit en crise de surproduction, dans le schéma classique, que d'une façon, différé par 'le mécanisme aveugle d'une économie concurrencielle, dans une écono- mie d'exploitation planifiée, le problème de la surproduction et de la stagnation se pose de façon constante et chronique. L'économie américaine n'est pas encore arrivée à ce stade; mais entre "la prévision et la coordination réalisées pendant la guerre et partielle- "ment maintenues depuis, et d'autre part la «planification » qu'entraînera la prochaine crise, les économistes américains et toute une aile « progres- siste » du capital américain représentent la « conscience historique » des classes exploiteuses et l'anticipation du processus. Pour nous, le plus intéressant est que cette évolution inéluctable vers le capitalisme d'état, loin d'être une solution à la contradiction sociale et économique fonda- mentale, la révèle au contraire de façon brutale. La planification, partielle ou 'complète, de l'économie, est donnée comme une panacée universelle aux contradictions et aux crises du capitalisme; mais les « progressistes » . 123 7 de tout genre camouflent le caractère de classe de cette planification, taisent le fait que le moteur de la production est extérieur à la pla- nification proprement dite, directement lié aux intérêts de la classe qui planifie. Ainsi dans le cas des Etats-Unis, Jean Piel met parfaitement ce fait en lumière, que la surproduction américaine et la menace de stagnation ne sont pas liés à l'anarchie du système capitaliste : il insiste sur le rôle croissant de l'état dans l'économie, sur son intervention dans la répartition des revenus et surtout des investissements. Mais, sans que l'auteur- ose l'exprimer, cet état est toujours l'état de la classe exploi- teuse, et toutes les solutions lui sont bonnes pour éviter la stagnation et maintenir ses profits... Que les capitalistes ne veuillent pas abandonnėr leurs profits, c'est bien sûr le postulat de l'économie capitaliste. Mais c'est ici que le sol manque soudain sous les pieds : ces profits qui sont le moteur de l'éco- nomie capitaliste, celle-ci ne peut plus les réaliser à l'intérieur des U.S.A. A l'extérieur l'exploitation des capitaux n'est plus rentable. Bien plus, Jean Piel montre que le calcul à long terme, qui consisterait à remettre sur pied l'économie européenne pour pouvoir, plus tard, rétablir des échanges équilibrés et rentables, ce but théorique du Plan Marshall dont se berce peut-être la partie la moins « éclairée » de la bourgeoisie américaine, est complètement illusoire; ce que toute l'évolution de l'éco- nomie mondiale a lentement créé, la suprématie du capital américain, il est inconcevable que le capitalisme américain la détruise lui-même pour le plaisir de recommencer une seconde fois le même jeu. Mais si Piel voit bien ceci, s'il montre combien sur ce plan l'état américain et les couches monopolistes qui sont davantage identifiées à l'état, sont plus clairvoyants que certains milieux d'affaires, il aboutit à ce résultat stupéfiant que le capitalisme américain qui ne veut pas renoncer à ses profits, est amené à « faire don » de ces profits au monde, qu'il a besoin d'être soulagé de son sur-produit comme «la vache a besoin d'être traite ». On ose à peine poser la question naïve : pourquoi le capita- lisme ne pratique-t-il pas d'abord cette économie du don chez lui, en augmentant la consommation ou en réduisant les heures de travail sans réduction de salaire ? L'état américain représenterait si bien les intérêts économiques de la classe dominante qu'il serait amené à supprimer ces intérêts pour permettre à cette classe, ou plutôt à « l'économie >, de se survivre. A ceci correspond l'image de la vache » : l'idée d'une dynamique propre et autonome de « l'économie » moderne, abstraction faite de tout contenu de classe. Quant à ceux qui représentent les intérêts (désintéressés) de cette économie, ils sont prêts à ne pas réaliser leurs profits pour empêcher l'économie de stagner. Mais encore une fois, pourquoi n'en font-ils pas d'abord profiter les prolétaires américains ? Dans ce cas, le fantôme de la stagnation s'évanouirait. sans retour. Si l'auteur a bien vu que le Plan Marshall est le type d'une forme d'échange radicalement nouvelle (et ceci par exemple contre les théo- niciens staliniens qui ont tout intérêt à ne pas voir où conduit l'évo- lution contemporaine du capitalisme), il a abandonné un peu vite la recherche de l'intérêt concret qui préside à cet échange, pour se conten 124 1 ter de motifs puisés dans le caractère national américain, (le «dyna- misme », la «jeunesse », l'« esprit d'entreprise ») et de l'intérêt de i« l'économie > abstraite à ne pas stagner. Jean Piel place en tête de son chapitre sur le développement des U.S.A. pendant la guerre, une étude du prêt bail qui en montre la nouveauté : « la nature juridique de ce contrat de prestations, ne comportant en contre-partie 'aucune obligation économique directe, constitue un précédent ». Mais ceci dit, il oublie par la suite ce précédent qui, lui, n'avait rien d'un don désintéressé ni même d'un soulagement d'une économie menacée de surproduction, puisque le prêt bail fut l'origine d'un accroissement gigantesque de la production. L'abstraction est facile à déceler, et se traduit dans le plan de cette partie du livre : l'auteur part des Etats-Unis, considérés comme isolés, les relie ensuite au reste de l'économie occidentale, : mais ne considère jamais l'économie mondiale comme un tout. C'est cependant à partir l'antagonisme mondial entre les deux blocs que peut se comprendre- le plan Marshall. Celui-ci se comprend dans cette perspective comme le renflouement d'une entreprise non « rentable » sur le strict plan écono- mique, mais absolument nécessaire dans le conflit avec l’U.R.S.S. Le profit capitaliste ne se trouve pas abandonné, mais différé à longue échéance, jusqu'à la troisième guerre mondiale. Ce : que l'auteur voit comme une déviation des buts originaux et profonds du plan Marshall, sa signification dans le conflit inter-blocs, est la seule façon de la comprendre pour un marxiste. Le Plan Marshall ou le Plan Mondial de Truman sont les gigantesques « grands travaux » de l'économie américaine mais des grands travaux à portée essentiellement guerrière. On explique par- fois que dans la planification capitaliste on produit des armements dont la vente à l'Etat augmente démesurément les profits capitaliste, puis que le réarmement aboutit à la guerre car il y a une tentation à se servir des armes accumulées. C'est fausser tout le processus. En réalité les armements sont produits directement pour la guerre et le « profit > qui en résultera (destruction d'un concurrent, de nos jours annexion ou destruction pure et simple de l'autre); le plan Marshall de même deviendra rentable avec la guerre contre l’U.R.S.S., et c'est le conflit international qui détermine l'accroissement de la production ou simple- ment son maintien au niveau actuel. Les Etats-Unis éviteront le socialisme, nous dit Jean Piel, entendant par socialisme le régime russe. Mais il nous montre un capitalisme qui pour continuer chez lui le petit jeu de la libre entreprise « régime auquel il semble encore attaché », nie puremnt et simplement dans ses rapports internationaux son propre moteur : le profit. On peut se demander alors ce qui différencie du bloc russe le bloc américain pris comme un tout : il est clair que le développement économique à l'in- térieur de chaque bloc n'a plus pour moteur le profit; même si dans le bloc américain l'économie est loin d'être planifiée, elle fonctionne déjà globalement, du point de vue des rapports internationaux, comme une totalité dans laquelle les parties sont consciemment ordonnées. L'aile- progressiste étatique du capitalisme américain, anticipant sur le déve- loppement et la planification réelle de l'économie américaine, joue le 125 même rôle de conscience de l'économie que la bureaucratie soviétique et subordonne l'économie à son seul but, la guerre avec l'autre. Ce qu'apporte ce livre ? des faits utiles. Des vues lucides qui démo- lissent bien des préjugés sur le stade de développement de concentration et de planification de l'économie américaine, sur le problème de la sur- production et de la stagnation, et son indépendance par rapport aux méfaits de « l'anarchie » capitaliste, sur la nouveauté du plan Marshall, sur l'impossibilté d'une stabilisation de l'économie capitaliste sur ses bases classiques. Son défaut irrémédiable : l'abstraction de l'économie de sa base sociale et humaine et de l'exploitation de classe; l'abstraction de l'économie américaine de sa détermination dans la concurrence et le conflit des deux blocs. Cette double abstraction fournit à cet ouvrage des bases théoriques et des conclusions radicalement viciées. C'est seulement à partir des rapports de production existant dans l'économie mondiale moderne, à partir de son caractère d'exploitation, qu'on peut étudier les problèmes absolument nouveaux de l'époque, ceux du fontionnement de l'économie bureaucratique d'état, et de son moteur, dans les deux cas qui se présentent : le conflit total de deux blocs; l'unification du monde sous un seul système bureaucratique. C'est dans ce dernier cas que les théories de la « maturité » auraient de beaux jours devant elles, comme justification de la stagnation et de la régression des forces pro- ductives. Marc FOUCAULT. ! 126 Correspondance. Voici quelques extraits de lettres que nous ont adressées soit d'anciensi . camarades, soit des lecteurs jusqu'ici inconnus qui se sont intéressés aux articlės précédemment parus. Nous faisons part de leurs appréciations et: de leurs critiques, dans le but de montrer que la lecture d'une Revue, comme celle que nous désirons avoir, loin d'être passive devrait amener peu à peu, non pas la simple publication de « lettres », mais la possibilité de s'exprimer et de discuter largement. Lettre d'un camarade de Toulouse : « Socialisme ou Barbarie »... Vraiment cela m'a fait du bien de lire une étude si sérieuse, profonde et claire, construite avec équilibre et logique,- avec précision, toutes choses qu'on ne peut trouver habituellement. On puoise tant de choses vagues, confuses, pleines de lacunes et de contradictions, d'obscurité, de désordre... Le style, évidemment, gagnerait à être fortement lagué, simplifié; il gagnerait en clarté, en robustesse et même en valeur- littéraire, mais c'est chose faisable. D'autre part, le camarade Chaulieu a reçu d'un ancien camarade du P.C.i. la lettre suivante : J'ai lu avec intérêt la Revue « Socialisme ou Barbarie is, mais j'ai été surpris par le ton de ton article. Il ne m'appartient pas de prendre la défense de Pierre Franck, ni celle de la « Vérité », ayant quitté la J.C.I., il y a plus d'un an, mais je veux m'élever contre de ton de polémique stérile qui est le tien dans cet article... As-tu pensé à l'effet que pouvait produire,.. sur des militonts honnêtes et sincères, une telle attitude ? Ne penses-tu pas que cela risque de rebuter et de dégouter de l'action des gens dont pourtant le mouvement ouvrier a besoin. Ceci étant dit, je vous félicite pour l'effort que représente la sortie de votre Revue et te prie de croire, . camarade, à mon amité socialiste et internationaliste. Le camarade Henri Féraud, de Montpellier, nous écrit : J'ai dien reçu le premier numéro de « Socialisme ou Barbarie ».... Je suis pleinement d'accord avec vous. J'ai en particulier tout à fait aimé. l'article « Socialisme ou Barbarie » que je trouve tout à fait remarquable et dont certaines formules expriment totalement ma pensée. Dans cet article tu dis : « On ne peut plus continuer à croire que l'expropriation des capitalistes privés équivaut au socialisme et qu'il suffit d'étatiser (ou de nationaliser) l'économie pour rendre impossible l'exploita- . tion. » Tu accordes qu'on l'a cru et qu'on le croit... Les staliniens le croient, Jr, je dis qu'un tel point de vue et sa critique posent les problèmes théori- ques les plus fondamentaux et en particulier celui de matérialisme... Dans · ia conception du parti autoritaire, dans celle du révolutionnaire protes- sionnel, dans un centralisme qui est en définitive non seulement discipline d'action mais aussi main-mise sur l'élaboration de la stratégie, tactique et mots d'ordre du parti on discerne (non chez Lénine peut-être) mais chez les épigones un mépris des masses qui repose sur un mépris de leur esprit.... Les masses deviennent les « choses » du parti. C'est là une erreur capitale. De là l’importance d'un problène théorique, non immédiatement lié à la' pratique mais d'une importance essentielle comme postulat de la pratique et de son interprétation... Plusieurs locteurs nous ayant demandé l'adresse du Cartel des Syndi- cats Autonomes, nous les informons que le local de ce Cartel se trouve de Paris, 129, boulevard Saint-Germain (5e). 127 T