SOCIALISME OU BARBARIE Paraît tous les deux mois Comité de Rédaction : P. CHAULIEU A. VÉGA. Ph. GUILLAUME. J. SEUREL (Fabri) Gérant : G. ROUSSEAU Adresser mandats et correspondance à : Georges PETIT, 9, Rue de Savoie, Paris Vle LES ANCIENNES ADRESSES ET LES ANCIENS COMPTES CHÈQUES SONT SUPPRIMÉS . O LE NUMÉRO. ABONNEMENT UN AN (six numéros). 100 francs 500 francs SOCIALISME OU BARBARIE SUR LE PROGRAMME SOCIALISTE 1. A la fois pour la constitution de l'avant-garde révolutionnaire et pour le renouveau du mouvement ouvrier dans son ensemble il est indispensable que le programme socialiste soit formulé à nou- veau, et qu'il le soit d'une manière beaucoup plus précise et détail- lée que par le passé. Par programme socialiste nous entendons les mesures de transformation de la société que le prolétariat victorieux devra entreprendre pour parvenir à son but communiste. Les pro- blèmes concernant la lutte ouvrière dans le cadre de la société d'exploitation ne sont pas envisagés ici. Nous disons : formuler à nouveau le programme de pouvoir du prolétariat, et le formuler d'une manière beaucoup plus précise que par le passé. Formuler à nouveau, car sa formulation traditionnelle à été en grande partie dépassée par l'évolution historique ; en par- ticulier, cette formulation traditionnelle est aujourd'hui indiscerna. ble de sa déformation stalinienne. Formuler avec beaucoup plus de précision, car la mystification stalinienne a précisément utilisé le caractère général et abstrait des idées programmatiques du marxisme traditionnel pour camoufler l'exploitation bureaucratique sous le masque « socialiste ». Nous avons montré à plusieurs reprises dans cette revue com- ment la contre-révolution stalinienne a pu se servir du programme traditionnel comme plateforme. Les deux pièces maîtresses de celui- ci: la nationalisation et la planification de l'économie, d'un côté, et la dictature du parti comme expression concrète de la dictature du prolétariat, de l'autre, se sont avérées dans les conditions don- nées du développement historique, les bases programmatiques du capitalisme bureaucratique. A moins de contester cette constatation empirique, ou de nier le besoin d'un programme socialiste pour le proletariat, il est impossible de s'en tenir aux positions program- matiques traditionnelles. Sans une nouvelle élaboration programma- tique, l'avant-garde ne sera jamais capable de placer sa délimi- tation par rapport au stalinisme sur le terrain le plus vrai et le plus profond ; la lamentable expérience du trotskisme l'a prouvé abon- damment. Mais il est aussi évident que cette utilisation des idées program- matiques traditionnelles du marxisme par le stalinisme, loin de signifier que dans la réalisation stalinienne se révélait la véritable essence du marxisme, comme d'aucuns ont dit pour s'en attrister ou pour s'en réjouir, a simplement exprimé le fait que ces formes abstraites - nationalisation, dictature ont pris un contenu con- cret différent du contenu potentiel qu'elles contenaient à l'origine. Pour Marx, la nationalisation signifiait la suppression de l'exploi- 1 par la tation bourgeoise. Elle n'a d'ailleurs pas perdu cette signification entre les mains des staliniens ; mais elle en a acquis en plus une autre l'instauration de l'exploitation bureaucratique. Est-ce à dire que la raison du succès du stalinisme fut le caractère imprécis ou abstrait du programme traditionnel ? Il serait superficiel d'envisa- ger ainsi la question. Ce caractère abstrait et imprécis n'exprimait lui-même que le manque de maturité du mouvement ouvrier, même chez ses représentants les plus conscients, et c'est, de cette non matu- rité, dans le sens le plus large, que procède la bureaucratie. En revanche, l'expérience bureaucratique, la « réalisation » bureaucratie des idées traditionnelles permettra au mouvement ouvrier de parvenir à cette maturité et de donner une nouvelle con- crétisation de ses buts programmatiques. Formuler le programme socialiste avec plus de précision que cela n'a été fait jusqu'ici dans le cadre du marxisme ne signifie nulle. ment un retour vers le socialisme utopique. La lutte du marxisme contre le socialisme utopique a découlé de deux facteurs : d'un côté, la caractéristique essentielle de l' « utopisme » était non pas la des cription de la société future mais la tentative de fonder cette société dans ses moindres détails d'après un modèle logique, sans examiner les forces sociales concrètes qui tendent vers une organi- sation supérieure de la société. Ceci était effectivement impossible avant l'analyse de la société moderne que Marx a commencée. Les conclusions de cette analyse ont permis à Marx de poser les fonde ments du programme socialiste ; la continuation de cette analyse aujourd'hui, avec le matériel infiniment plus riche qu'un siècle de développement historique a accumulé, permet d'avancer beau- coup plus dans le domaine du programme. D'un autre côté, le socialisme utopique se préoccupait uniquement de plans idéaux pour la réorganisation de la société à une époque où ces plans, bons ou mauvais, avaient de toute façon très peu d'importance pour le développement réel du mouvement ouvrier concret, et se désintéressait totalement de ce dernier. Contre cette attitude et ses survivances, Marx avait raison de déclarer qu'un pas pratique 'valait mieux qu'une centaine de programmes. Mais aujourd'hui, la majeure partie de la lutte révolutionnaire concrète est en fait la lutte contre la mystification stalinienne ou réformiste, présentant des variantes plus ou moins nouvelles de l'exploitation comme du « socialisme ». Cette lutte n'est possible qu'au prix d'une nouvelle élaboration du programme. Les limitations volontaires que le marxisme s'était imposées dans l'élaboration du programme socialiste tenaient aussi à l'idée, alors implicitement en vigueur selon laquelle la destruction révo- lutionnaire de la classe capitaliste et de son Etat laisserait libre cours à la construction du socialisme. A la fois l'analyse théorique et l'expérience de l'histoire prouvent que cette idée était au moins ambiguë. S'il est vrai, comme l'a dit Trotsky, que « le socialisme, à l'opposé du capitalisme, s'édifie consciemment » donc que l'activité consciente des masses est la condition essentielle du développement socialiste, il faut tirer toutes les conclusions de cette idée, et avant tout celle-ci, que cette édification consciente presuppose une orien- tation programmatique précise. Du reste, l'esprit qui imprégnait l' « empirisme » relatif de Marx dans ce domaine reste toujours valable, en ce sens qu'il constitue à la fois une sévère mise en garde à la fois contre toute sécheresse dogmatique qui tendrait å subordonner l'analyse vivante du pro- cessus historique à des schémas a priori, et contre toute tentative de substituer l'élaboration d'une secte à l'action créatrice des mas- ses elles-mêmes. Il n'y a pas d'élaboration programmatique valable qui ne tienne pas compte du développement réel et surtout du déve loppement de la conscience du prolétariat. Le programme de la révolution formulé par l'organisation de l'avant-garde n'est qu'une expression anticipée des tâches découlant de la situation objective 2 et de la conscience de la classe pendant la période révolutionnaire, et, en retour, la publication et la propagation de ce programme est condition du développement futur de cette conscience de classe. une Communisme et société de transition 2. Si nous appelons le programme de la révolution « programme socialiste », c'est uniquement pour indiquer qu'il ne concerne pas la société communiste elle-même, mais la phase de transition histo- rique qui mène vers cette société. Autrement, il n'existe pas de « société socialiste » en tant que type défini et stable de société et la confusion qui règne autour de cette notion depuis cinquante ans doit être vigoureusement combattue. Marx a établi une seule distinction entre deux phases de la société post-révolutionnaire, ce qu'il a appelé la phase inférieure et la phase supérieure du communisme. Cette distinction a un fondement économique et sociologique indiscutable : la « phase inférieure du communisme » (celle que nous appelons société de transition) cor- respond encore à une économie de pénurie, pendant laquelle là société n'a toujours pas réalisé l'abondance matérielle et le plein développement des capacités humaines ; cette limitation à la fois économique et humaine de la société de transition se traduit sur le plan politique par le maintien avec un contenu et une forme entièrement nouveaux par rapport à l'histoire précédente du pouvoir « étatique », c'est-à-dire la dictature du proletariat. Si sous ces deux rapports la société de transition porte encore « les stig- mates de la société capitaliste dont elle procède » en revanche elle s'en distingue radicalement en ce qu'elle abolit immédiatement l'exploitation. Les sophismes de Trotsky autour de la question du « socialisme » et de l' « état ouvrier » ont fait oublier ce fait essen- tiel : si la pénurie économique justifie la contrainte, la répartition selon le travail et non selon les besoins, en revanche elle ne justifie nullement la persistance de l'exploitation. Autrement le passage de la société capitaliste à la société communiste serait à jamais impos- sible. La construction du communisme partira toujours d'une situa- tion de pénurie : si cette pénurie rendait nécessaire et justifiait l'exploitation, ce serait un nouveau régime de classe qui résulterait et non point le communisme. La société communiste (« phase supérieure du communisme ») se définit par l'abondance économique (« à chacun selon ses besoins ») la disparition complète de l'Etat (« l'administration des choses se substituant au gouvernement des hommes ») et le plein épanouis- sément des capacités de l'homme (« l'homme humain, l'homme total »). La société de transition, par contre, est une forme histori- que passagère définie par son but qui est la construction du com- munisme. Au fur et à mesure que la pénurie recule et que les capa-' cités humaines se développent, dépérissent à la fois la nécessité de la contrainte organisée (l'état) et la domination de l'économique sur l'humain. Si, selon l'expression de Marx, la société communiste (la véritable société humaine) est le royaume de la liberté, ce royaume de la liberté ne signifie pas la suppression du royaume de la néces- sité qu'est l'économie, mais sa réduction progressive et sa subordi- nation totale aux besoins du développement humain, dont l'abon- dance des biens et la réduction de la journée de travail sont les conditions essentielles. L'orientation de la société de transition est déterminée par son but la construction du communisme et par les conditions dans lesquelles elle doit se réaliser la situation actuelle de la société mondiale. La construction du communisme présuppose la suppression de l'exploitation, le développement rapide des forces productives, en 3 dernière analyse le développement des aptitudes totales de l'homme. Ce développement de l'homme est à la fois l'expression la plus générale du but de cette société et le moyen fondamental de la réa. lisation de ce but. Il s'exprime sous la forme la plus concrète par la libération de l'activité consciente du prolétariat. Celle-ci déter- mine aussi bien la suppression de l'exploitation (« l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes »), que le développement, des forces productives (« de toutes les forces pro- ductives de la société, la plus importante est la classe révolution- naire elle-même ») et le caractère radicalement nouveau de la dic- tature du prolétariat en tant que pouvoir étatique (« le pouvoir des masses armées »). La tendance profonde du capitalisme mondial le conduit, à tra vers la concentration totale des forces productives, . à supprimer la propriété privée en tant que fonction économique essentielle pour l'exploitation, et à faire de la gestion de la production la fonction qui distingue les membres de la société en exploiteurs et exploités. Par l'effet du même développement, l'appareil de gestion de l'éco- nomie, le bureaucratie étatique et l'intelligentsia tendent à fusion- ner organiquement, l'exploitation devenant impossible sans liaison directe avec la coercition matérielle et la mystification idéologique. Par conséquent, la suppression de l'exploitation ne peut être réalisée que si et uniquement si la suppression de la classe exploiteuse s'accompagne de la suppression des conditions moder- nes d'existence d'une telle classe ; ces conditions sont de moins en moins la «pronriété privée », le marché ». etc. (supprimées par l'évolution du capitalisme lui-même) et de plus en plus la monopo- lisation de la gestion de l'économie et de la vie sociale, gestion qui reste une fonction indépendante et opposée à la production propre- ment dite. La base réelle de l'exploitation moderne ne peut être abolle que dans la mesure où les producteurs organisent eux-mêmes la gestion de la production : et la gestion économique étant devenue inséparable du pouvoir politique, la gestion ouvrière signifie concrè- tement la dictature des organismes. prolétariens de masse et l'appro- priation de la culture par le prolétariat. L'abolition de l'opposition entre dirigeants et exécutants dans l'économie et son maintien dans la politique (sous le truchement de la dictature du parti) est une mystiAcation réactionnaire qui aboutirait rapidement à un nouveau conflit entre les producteurs et les bureaucrates politiques. D'une manière symétrique, la gestion de l'économie par les producteurs est actuellement la condition nécego saire et suffisante pour la réalisation rapide de la société commu- niste C'est seulement dans cette acceptation complète que le terme « dictature du prolétariat » exprime effectivement l'essence de la société de transition. L'économle de la pérlode do transition 3. Le prohlème de l'économie de la période de transition se pré- sente cous deux aspects principaux : suppression de l'exploitation, d'un côté, développement rapide des forces productives. de l'autre. L'exnloitation de présente tout d'abord comme exploitation dans la production même, comme l'aliénation du producteur dans le processus productif. C'est la transformation, de l'homme en simple écrou de la machine, en fragment impersonnel de l'appareil pro- ductif, la réduction du producteur en exécutant d'une activité dont il ne peut plus saisir la signification ni l'intégration dans l'ensemble du processus économique. Supprimer cette racine, la plus importante et la plus profonde, de l'exploitation, signifie élever les producteurs à la gestion de la production, leur confier totalement la détermina- tion du rythme et de la durée du travail, de leurs rapports avec les machines et avec les autres ouvriers, des objectifs de la produc- 4 tion et des moyens de leur réalisation. Il est évident que cette ges-. tion posera des problèmes extrêmement complexes de coordination des divers secteurs de la production et des entreprises, mais ces problèmes n'ont rien d'insoluble. L'exploitation s'exprime également, d'une manière dérivée, dans la répartition du produit social, c'est-à-dire dans l'inégalité des rap- ports entre le revenu et le travail fourni. Ce n'est pas l'inégalité en général qui sera supprimée dans la société de transition ; cette iné galité ne pourra être supprimée que dans la société communiste, et ceci non pas sous la forme d'un revenu arithmétiquement égal pour tout le monde, mais de la satisfaction complète des besoins de chacun. Mais la société de transition supprimera l'appropriation de revenus sans travail productif, ou ne correspondant pas à la quantité et la qualité du travail productif effectivement fourni à la société ; elle supprimera donc l'inégalité des rapports entre le revenu du travail et la quantité du travail. Sans vouloir donner une « solution » ou même une analyse du problème de la rémunération du travail productit dans l'économie de transition, nous pouvons cependant constater que cette société tendra dès le départ vers une égalisation aussi grande que possible. Car, tandis que les inconvénients qui résultent d'une inégalité des taux de rémunération du travail sont importants et clairs (distorsion de la demande sociale, satisfaction de besoins secondaires par les uns là où les autres ne peuvent pas encore satisfaire des besoins élémen- taires, effets psychologiques et politiques qui en résultent), les avan- tages en sont tous contestables et secondaires. Ainsi, la justification d'une rémunération plus élevée du travail qualifié par les « coûts de production » (frais de formation et années non productives) de ce travail, plus grands, tombe à partir du mo- ment où c'est la société elle-même qui supporte ces frais. On peut tout au plus dans ce cas, accepter que le « prix » de ce travail soit plus grand (correspondant à sa « valeur » ou à son « coût de pro- duction »), mais non pas que le revenu personnel de ce travailleur reflète cette différence. L'idée selon laquelle une rémunération plus élevée est nécessaire pour attirer les individus vers les occupations plus qualifiées est simplement ridicule : l'attrait de ces activités se trouve dans la nature de l'activité elle-même, et le problème prin. cipal, une fois l'oppression sociale supprimée, sera plutôt de pourvoir aux activités «intérieures ». Deux autres problèmes sont moins sim- ples: pour obtenir dans une période de pénurie le maximum d'effort productif de la part des individus, il serait possible que la société lie la rémunération du travail à la quantité de travail fourni (mesu- rée par le temps de travail), et peut être même à son intensité (mesuré par le nombre d'objets ou d'actes produits). Mais l'impor- tance de ce problème diminue au fur et à mesure que l'industriali- sation et la production de masse suppriment toute indépendance technique du travail individuel, en l'intégrant dans l'activité produc- tive d'un ensemble qui a son rythme propre que le rythme de l'indi- vidu ne peut utilement dépasser (production en chaîne etc., opposée au travail par pièces). Dans ce cadre, l'essentiel est que l'ensemble concret de producteurs détermine son rythme total optimum, et: non pas que chacun augmente son effort productif d'une manière incohérente. C'est donc à l'échelle du groupe d'ouvriers formant unité technicoproductive que le problème peut se poser. Un autre problème consiste en ce qu'il peut être essentiel d'obtenir à court terme des déplacements géographiques ou professionnels de la main-d'oeuvre ; si la persuasion ne suffit pas pour les provoquer, il peut devenir indispensable d'opérer par des différenciations des taux de salaire. Mais l'importance de ces différenciations sera minime, comme l'exem- ple de la société capitaliste le prouve abondamment. Le problème du développement rapide des richesses sociales se présente d'un côté comme un problème de l'organisation rationnelle des forces productivos existantes, d'un autre côté comme l'accroisse- ment de ces forces productives. L'organisation rationnelle des forces productives présente elle-même une infinité d'aspects, mais le plus essentiel en est la gestion ouvrière. C'est par ce que seuls les pro- ducteurs, dans leur ensemble organique, ont une vue et une cons- cience complète du problème de la production, y compris son aspect le plus essentiel qui est l'exécution concrète des actes productifs, que seuls ils peuvent organiser d'une manière rationnelle le processus productif. Au contraire, la gestion des classes exploiteuses est tou- jours intrinsèquement irrationnelle, car elle est toujours extérieure à l'activité productive elle-même, elle n'a qu'une connaissance incom- plète et fragmentaire des conditions concrètes dans lesquelles celle-ci se déroule et des implications des objectifs choisis. Le problème de l'accroissement des forces productives a été sur- tout présenté jusqu'ici sous l'angle de l'opposition soi-disant irréduc- tible qui existerait entre l'accumulation (accroissement du capital fixe) et la production de moyens de consommation, donc l'améliora- tion du niveau de vie. Cette opposition sur laquelle insistent les mystificateurs à la solde de la bureaucratie est une opposition fausse qui masque les véritables termes du problème. L'opposition entre les nécessités de l'accumulation et celles de la consommation se résout dans la synthèse qu'offre la notion de la productivité du tra- vail humain. Le développement des forces productives, plus exacte- ment le résultat productif de ce développement se réduit en der- nière analyse au développement de la force productive du travail, c'est-à-dire de la productivité. Cette productivité dépend à son tour à la fois du développement des conditions objectives de la produc- tion essentiellement développement du capital fixe et du déve- loppement des capacités productives du travail vivant. Ces capacités productives sont directement liées d'un côté à l'épanouissement del l'individu productif au sein de la production donc à la gestion ouvrière et, de l'autre côté, à l'augmentation de la consommation des travailleurs et de leur bien-être, le développement de leur culture technique et totale et la réduction du temps de travail; plus géné- ralement, cet aspect de la productivité que l'on pourrait appeler la productivité subjective, dépend de l'adhésion totale et consciente des producteurs à la production. Il y a donc un rapport objectif entre l'accumulation de capital fixe et l'extension de la consommation (au sens le plus large) qui détermine une solution optimum au problème du choix entre ces deux voies d'augmentation de la productivité totale. De même que l'on peut augmenter la production en diminuant et parce qu'on diminue les heures de travail, de même une augmen- tation du bien-être peut être plus productive dans le sens le plus matériel du terme qu'une augmentation de l'équipement. Par sa nature même, une classe exploiteuse ou une couche de dirigeants ne peut voir qu'un des aspects du problème l'accumulation en capital fixe devient pour elle le seul moyen d'augmenter la production. Ce n'est qu'en se plaçant au point de vue des producteurs que l'on peut réaliser une synthèse entre les deux points de vue. Encore cette syn- thèse, en l'absence des producteurs eux-mêmes, n'aura qu'une valeur abstraite, car l'adhésion consciente des producteurs à la production est la condition essentielle du développement maximum de la pro- ductivité, et cette adhésion ne se réalisera que dans la mesure où les producteurs sauront que la solution donnée est la leur propre. Aussi longtemps que la pénurie des biens persistera, la société sera obligée d'en rationner la consommation, et la méthode la plus ration- nelle de le faire sera d'affecter chaque produit d'un prix; le consommateur pourra ainsi décider lui-même de la manière de dépenser son revenu qui lui procure le maximum de satisfaction, et la société pourra, à court terme, faire face à des pénuries excep- tionnelles ou à des inégalités de développement de la production en ajournant la satisfaction des besoins moins intenses par la mani- pulation des prix de vente des produits en question. Une fois l'iné- galité des revenus écartée, l'intensité relative de la demande des 6 livers produits et l'étendue du véritable besoin social pourra être déquatement mesurée par les sommes que les consommateurs sont lisposés à payer pour se procurer le bien en question et les varia- ions des stocks de ce bien fourniront les directives pour le déve- oppement ou le ralentissement de la production dans une branche. Le problème de l'équilibre économique général en termes de valeur 3st simple dans ces conditions. Il faut et il suffit que le total des revenus distribués c'est-à-dire essentiellement des salaires soit égal à la somme des valeurs des biens de consommation disponibles. Ceci implique, dans la mesure où il doit y avoir accumulation, que les prix des marchandises seront supérieurs à leur coût de production, bien que proportionnels à celui-ci. Ils devront être supérieurs à leur coût de production, puisqu'une partie des producteurs, tout en tou- chant des salaires ne produit pas des biens consommables mais des moyens de production qui ne sont pas mis en vente. Mail il est rationnel qu'ils soient proportionnels à leurs coûts de production respectifs car ce n'est que sous cette condition que l'acte d'achat de cette marchandise plutôt que d'une autre traduit véritablement 'l'étendue du besoin subjectif, qu'il signifie autrement dit que la société confirme par sa consommation sa décision initiale de con- sacrer tant d'heures à la production de ce produit. La dictature du prolétariat 4. Face à la recrudescence des illusions démocratiques, petites- bourgeoises provoquée par la dégénérescence totalitaire de la Révo- -lution russe, il est plus que jamais nécessaire de réaffirmer l'idée de la dictature du proletariat. La guerre civile, et la consolidation du pouvoir ouvrier une fois établi signifient l'écrasement violent des tendances politiques tendant à maintenir ou à restaurer l'exploita- tion. La démocratie prolétarienne est une démocratie pour les pro- létaires, elle est en même temps la dictature illimitée que le pro- létariat exerce contre les classes qui lui sont hostiles. Ces notions élémentaires doivent cependant être concrétisées à la lumière de l'analyse de la société actuelle. Aussi longtemps que la base de la domination de classe était la propriété privée des moyens de production, on pouvait donner une forme constitution- nelle à la « légalité » de la dictature du prolétariat, en privant de droits politiques ceux qui vivaient directement du travail d'autrui, et mettre hors la loi les partis qui tenaient à la restauration de cette propriété. Le dépérissement de la propriété privée dans la société actuelle, la cristallisation de la bureaucratie comme classe exploiteuse enlèvent la plus grande part de leur importance à ces critères formels. Les courants réactionnaires contre lesquels la dictature du proletariat aura à lutter, tout au moins les plus dan- gereux parmi ceux-ci, ne seront pas les courants bourgeois restau- rationnistes, mais des courants bureaucratiques. Ces courants devront être indubitablement exclus de la légalité soviétique sur la base d'une appréciation de leurs buts et de leur nature sociale qui ne pourra plus être basée sur des critères formels (« propriété » etc.) mais sur leur caractère véritable en tant que courantş bureaucra- tiques. Le parti révolutionnaire devra concrétiser ces critères de fond, en proposant et en luttant pour l'exclusion du sein des organismes soviétiques de tous les courants qui s'opposent, ouvertement ou non, à la gestion ouvrière de la production et à l'exercice total du pou- voir par les organismes des masses. Au contraire, les libertés les plus larges devront être accordées aux courants ouvriers qui se placent sur cette plateforme, indépendamment de leurs divergences sur d'autres points aussi importants fussent-ils. Le jugement et la décision définitive sur cette question comme sur toutes les autres, appartiendront aux organismes soviétiques et au prolétariat en armes. L'exercice total du pouvoir politique et 7 économique par ces organismes n'est qu'un aspect de la suppression de l'opposition entre dirigeants et exécutants. Cette suppression n'est pas fatale, elle dépend de la lutte aiguë qui aura lieu entre les tendances socialistes et les tendances de rechute vers une société d'exploitation ; dans ce sens non seulement la dégénérescence des organismes soviétiques n'est pas a priori exclue, mais la condition du développement socialiste se trouve dans le contenu de l'activité constructive du prolétariat, dont la forme soviétique n'est qu'un des moments. Cependant cette forme offre la condition optimum sous laquelle cette activité peut se déployer, et en ce sens elle en est inséparable. Le contraire est vrai pour la dictature du « parti révo- lutionnaire » qui repose sur la monopolisation des fonctions de direc- tion par une catégorie ou un groupe, qui est donc, dans la mesure où elle se consolide, absolument contradictoire avec le développe- 'ment de l'activité créatrice des masses et en tant que telle une con- dition positive et nécessaire de la dégénérescence de la révolution. La culture dans la société de transition 5. La construction du communisme présuppose l'appropriation de la cultuře par le prolétariat. Cette appropriation signifie non seule- ment l'assimilation de la culture bourgeoise, mais surtout la création des premiers éléments de la culture communiste. L'idée selon laquelle le prolétariat ne peut tout au plus qu'assi- miler la culture bourgeoise existante, idée défendue par Trotsky après la Révolution russe, est en elle-même fausse et politiquement dangereuse. Il est vrai que le problème qui se posait au prolétariat russe au lendemain de la révolution était surtout l'assimilation de la culture existante et pratiquement même pas de la culture bour- geoise, mais des formes les plus élémentaires de la culture histo- rique (lutte contre l'analphabétisme par exemple), et dans ce domaine il n'y a ni grammaire ni arithmétique prolétariennes ; mais ce domaine appartient plutôt aux conditions techniques » et for- : melles de la culture qu'à la culture elle-même. Pour ce qui est de la dernière il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais de pure et simple assimilation de la culture bourgeoise, car ceci signifierait l'asser- vissement du prolétariat à l'idéologie bourgeoise. La création cul- turelle du passé ne pourra être utilisée par le prolétariat dans sa lutte pour la construction d'une nouvelle forme de société qu'à la condition d'être en même temps transformée et intégrée dans une totalité nouvelle. La création du marxisme lui-même est une démons- tration de ce fait ; les fameuses « parties constitutives » du marxisme étaient des produits de la culture bourgeoise, mais l'éla- boration de la théorie révolutionnaire par Marx a signifié précisé- ment non pas la pure et simple assimilation de l'économie politique anglaise ou de la' philosophie allemande, mais leur transformation radicale. Cette transformation fut possible parce que Marx se plaça sur le terrain de la révolution communiste ; elle prouve que cette manifestation embryonnaire de la future culture communiste de l'humanité se situait sur un plan nouveau par rapport à l'héritage historique. La conception de Trotsky, selon laquelle aussi longtemps que le prolétariat reste prolétariat il doit assimiler la culture bour- geoise, et que lorsqu'une nouvelle culture pourra être créée, elle ne sera plus une culture prolétarienne puisque le prolétariat aura cessé d'exister en tant que classe, n'est tout au plus qu'une subtilité terminologique. Prise au sérieux elle signifierait soit que le prolé- tariat peut lutter contre le capitalisme en assimilant la culture bourgeoise et sans se constituer une idéologie qui en soit la néga- tion, soit que l'idéologie révolutionnaire est uniquement une arme destructive sans contenu positif et sans lien avec la future culture communiste. La première idée se réfute d'elle-même ; la deuxième traduit une méconnaissance de ce que peut et doit être une idéologie révolutionnaire et même une idéologie tout court. La lutte contre 8 . les idéologies réactionnaires et l'orientation consciente de la lutte de classe présupposent une conception positive sur le fond des pro- blèmes qui se posent à l'humanité, et cette conception n'est qu'une des premières expressions de la future culture communiste de la société. Cette position n'a évidemment rien à voir avec les absurdités et le bavardage réactionnaire des staliniens sur la « biologie proléta- rienne », l' « astronomie prolétarienne » et l'art prolétarien de planter les choux. Pour les staliniens cette déformation honteuse de l'idée d'une culture révolutionnaire n'est qu'un moyen supplémentaire pour nier la réalité et mystifier les masses. Si, à travers l'appropriation de la culture existante, le prolétariat crée en même temps les bases d'une culture nouvelle, ceci implique une nouvelle attitude de la société prolétarienne vis-à-vis des cou- rants idéologiques et culturels. Une culture n'est jamais une idéo- logie ou une orientation, mais un ensemble organique, une constel- lation d'idéologies et de courants. La pluralité des tendances qui constituent une culture implique que la liberté d'expression est une condition essentielle de l'appropriation : créatrice de la culture par te prolétariat. Les courants idéologiques réactionnaires qui ne man- queront pas de se manifester dans la société de transition, devront être combattus, dans la mesure où ils ne s'expriment que sur le terrain idéologique, par des armes idéologiques et non pas pa des moyens mécaniques limitant la liberté d'expression. La limite entre un courant réactionnaire idéologique et une activité réactionnaire politique est parfois difficile à trouver, mais la dictature proléta- rienne devra la définir chaque fois sous peine de dégénérescence ou de renversement. Pierre CHAULIEU. 9 DISCUSSION SUR LE PROBLÈME DU PARTI RÉVOLUTIONNAIRE Les lecteurs de la Revue savent que le problème de parti révolu- tionnaire a préoccupé le groupe depuis sa constitution, et qu'une première discussion organisée de ce problème à eu lieu en 1949, dis- cussion dont le compte rendu se trouve dans le n° 2 de Socialisme ou Barbarie (p. 95 à 99). A la fin de cette discussion, une résolution sur la question du parti avait été» votée par la grande majorité des cama- rades du groupe (ib., p. 99. à 107). Les conceptions contenues dans cette résolution ont été remises en question l'année dernière par une partie des camarades du groupe, et en particulier par le camarade Montal. Une discussion a été de nou- veau organisée alors, et c'est à la préparation de cette discussion qu'ont servi les textes des camarades Chaulieu et Montal que nous publions plus loin. Les réunions du groupe, en juin de l'année dernière, pendant les- quelles ces textes ont été discutés, non seulement n'ont pas vų un accord se réaliser, mais ont révélé des divergences importantes et multiples au sein du groupe sur cette question. Les divergences entre la position de. Chaulieu et celle de Montal sont évidentes à la lecture des textes. Mais ces positions n'ont paus été les seules à être exprimées et sont loin d'avoir divisé le groupe en deux tendances exclusiveş. Ainsi, d'un côté, il est apparu que le camarade Véga qui a violem- ment critiqué la position de Montal accorde au parti révolutionnaire pendant la période de la dictature du proletariat un rôle plus grand que celui que lui attribue Chaulieu. Bourt semble être encore plus proche de la conception classique, lorsqu'il considère que la tâche du groupe serait de s'attaquer immédiatement à la construction d'une organisation qui dirigerait les luttes ouvrières. De l'autre côté Chazé, tout en étant d'accord avec Montal sur les questions programmatiques relatives au parti, se sépare de lui quant aux conclusions concernant le groupe, ses tâches immédiates et son caractère. A la fin de la discussion, Montal et les camarades qui étaient d'accord avec lui déclarèrent qu'ils ne se considéraient plus comme membres du groupe, mais qu'ils étaient prêts à continuer à collaborer avec le groupe et à la Révue, proposition qui fut acceptée par les autres camarades. LA DIRECTION PROLETARIENNE (*) L'activité révolutionnaire du type du type inauguré par le marxisme est dominée par une antinomie profonde, qui peut être définie dans les termes suivants : d'une part, cette activité est fondée sur une analyse scientifique de la société, sur une perspective consciente du développement futur et par conséquent sur une planification relative de son atti- tude face à la réalité ; d'autre part le facteur le plus impor- tant, le facteur décisif de cette perspective et de cette anti- cipation sur l'avenir c'est l'activité créatrice de dizaines de millions d'hommes, telle qu'elle s'épanouira pendant et après la révolution et le caractère révolutionnaire et cosmogoni- que de cette activité consiste précisément en ce que son contenu sera original et imprévisible. Il est vain d'essayer de résoudre cette antinomie en en supprimant un des ter- mes. Renoncer à une activité collective rationnelle, organisée et planifiée parce que les masses en lutte résoudront tous les problèmes c'est en fait répudier l'aspect 13 elle-même sont supprimées par la victoire de la révolution (autrement elles ne le seraient jamais). Il est certain que c'est pendant cette période que la question des rapports entre la direction révolutionnaire et la classe devient décisive ; il est tout aussi certain que la discussion de cette question aujourd'hui ne sert à rien. La constitution d'une direction révolutionnaire sous le régime d'exploitation ne s'oppose nullement à la suppression de toute direction-séparée pendant la période post-révolution- naire ; nous pensons au contraire qu'elle en forme une des presuppositions. De ce point de vue, tout dépend de l'esprit, de l'orientation et de l'idéologie dans lesquels cette direction est développée et éduquée et de la manière dont elle con- çoit ses rapports avec la classe et les réalise. De plus, cette direction de la période prérévolutionnaire n'est direction que dans un sens spécial elle propose des objectifs et des moyens, mais ne peut les imposer que par la lutte idéolo- gique et par son propre exemple. En ce sens, la question n'est pas s'il doit ou non y avoir direction, mais quel doit être son programme. Pendant la période révolutionnaire, par contre, tout se situe sur le plan des rapports de force. Une minorité consti- tuée et cohérente formera un facteur d'un poids très grand dans les événements. Elle pourra et qui peut affirmer d'avance que dans certains cas elle ne devra pas agir sous sa propre responsabilité, imposer son point de vue par la violence. (Y-a-t-il dans le groupe des gens pour lesquels la différence entre le 49 et le 51 % est la différence entre le bien et le mal ? Ou qui exigeront un référendum pampro- létarien pour décider de l'insurrection ?) Elle pourrait donc etre une direction au sens plein du terme. D'un autre côté, il y aura la classe dans son ensemble, organisée et vrai- semblablement armée. Si la direction s'est développée sur le programme juste, si la classe est suffisamment cons- ciente et active, la révolution signifierà la résorbtion de la direction dans la classe. Dans le cas contraire, et de toute façon si la classe démissionne devant la direction ou devant le diable alors la bureaucratisation ou la défaite est fatale, et la question de savoir si la nouvelle bureau- cratie l'ex-direction révolutionnaire ou quelqu'un d'autre présente peu d'intérêt. Quant à la direction, elle ne peut rien faire de plus que de s'éduquer et éduquer l'avant- garde dans l'esprit du développement de l'activité autonome de la classe ouvrière et de sa conscience historique. - sera La direction révolutionnalre sous le régime d'exploitation Si le problème de la direction révolutionnaire se pose pour nous comme un problème permanent ce qui ne veut pas dire qu'il est toujours résolu, ni encore moins qu'il l'est d'une manière adéquate c'est parce que nous reconnais- sons d'une part que la lutte de classe elle-même est per- manente, et d'autre part et surtout - que le prolétariat ne peut étre et rester une classe révolutionnaire sans mener. ou tendre à mener constamment une lutte explicite, ouverte dans laquelle il s'affirme comme classe à part ayant des 14 buts historiques propres, qui sont en fait universels. C'est co caractère de la lutte du prolétariat, comme on sait, qui différencie le proletariat des autres classes exploitées qui l'ont précédé dans l'histoire. Or, dès qu'il y a lutte explicite, il y a un problème de direction de cette lutte qui se pose. Que signifie direction ? Décider de l'orientation et des modalités d'une action collective, de l'action d'une collec- tivité où d'un groupe. Direction est cette activité dirigeante elle-même ; c'est ensuite et c'est de cela qu'il s'agit ici - le sujet de cette activité, le corps ou l'organisme qui l'exerce. Ce sujet peut être le groupe ou la collectivité dont il est question eux-mêmes ; il peut être aussi un corps parti- culier, intérieur ou extérieur au groupe, agissant « par délé- gation » ou de son propre chef. Dans les deux cas la notion de direction est liée à la notion du pouvoir ; car l'application des décisions de la direction ne peut être garantie que par l'existence de sanctions, donc d'une coercition organisée. Une direction au sens plein du terme ne peut donc être exercée que par une classe dominante ou ses fractions. Ce sera le cas avec le proletariat au pouvoir, et nous avons vu qu'un problème particulier surgit pendant la période révo- lutionnaire, à cause du morcellement du pouvoir ou de la possibilité généralisée d'exercer la violence qui la carac- térisent. Dans ces conditions, que peut etre la direction d'une classe exploitée et opprimée ? Vu le caractère absolu du pouvoir dans la société actuelle (et en opposition avec ce qui pouvait se passer autrefois, dans les sociétés de castes par ex.) il ne peut pas y avoir coercition de l'intérieur de la classe à moins que celui qui exerce ce pouvoir ne participe déjà d'une manière ou d'une autre au système d'exploitation (ainsi pour les syndicats et les partis réfor- mistes ou staliniens). L'accord entre la direction et la classe (ou des fractions de la classe) ne peut donc être basé que sur l'adhésion volontaire de la classe aux décisions de la direction. Le seul moyen de « coercition », au sens large du terme, à la disposition de cette direction, est la coercition idéologique, c'est-à-dire la lutte par les idées et par l'exemple. A cette lutte et à cette « coercition » il serait. stupide de vouloir poser des limites ; les seules restrictions que l'on peut y apporter, en concernent le contenu idéologique et relèvent par conséquent d'autres discussions. Une direction révolutionnaire donc, en régime d'exploi- tation, ne peut avoir d'autre sens que celui-ci : un corps qui décide de l'orientation et des modalités d'action de la classe ou de fractions de celle-ci, et s'efforce de les lui faire adop- ter par la lutte idéologique et l'action exemplaire. La question qui se pose maintenant est celle-ci : y a-t-il nécessité d'une telle direction non pas dans le sens d'une activité dirigeante, ce qui va de soi, mais dans le sens d'un sujet particulier de direction ? La classe' ne peut-elle étro immédiatement et directement sa propre direction ? La réponse est évidemment négative. Dans les conditions de la société d'exploitation, la classe ne peut pas être dans sa totalité indifférenciée sa propre direction. On reprendra . 15 8'il le faut, sur ce point, l'écrasante argumentation qui lo concerne. Cette direction, il est impossible de la concevoir autre- ment que comme un organisme universel, minoritaire, sélectif et centralisé. Ce sont là les déterminations classi- ques du parti, bien que le nom importe peu dans l'affaire. Mais l'époque actuelle ajoute à ces déterminations une nouvelle, plus essentielle encore : le parti est un organisme dans la forme et dans le fond unique, autrement dit le soul organisme (permanent) de la classe dans les conditions du régime d'exploitation. Il n'y a pas et il ne peut pas y avoir une pluralité de formes d'organisation auxquelles il se juxtaposerait ou se superposerait. En particulier, les orga- nisations tendant soi-disant à répondre aux problèmes éco- nomiques en tant que problèmes particuliers (syndicats) sont impossibles comme organismes prolétariens. L'orga- nisme politico-économique de lutte contre l'exploitation est un organisme unitaire et unique. En ce sens, la distinction entre Parti et « Comités de lutte » (ou toute autre forme d'organisation minoritaire de l'avant-garde ouvrière) con- cerno exclusivement le degré de clarification et d'organisa- tion et rien d'autre. Ce caractère exclusif de l'organisme dirigeant apparait clairement dans les conditions les plus modernes du régime d'exploitation (dictature bureaucratique ou régime de guerre) dans lesquelles une pluralité de for- mes d'organisation ou de direction est impensable. Mais il est évident même dans les conditions surannées > du monde occidental. En effet, ni du point de vue des problèmes, ni du point de vue des personnes on ne peut vouloir créer d'une manière permanente une organisation «d'usine » et une organisation « politique » séparées et indépendantes. De ce point de vue, la distinction entre l'organisation des ouvriers » et l'organisation des révolutionnaires >> doit disparaitre en même temps que la conception théorique qui en est la racine. Constitution d'une direction dans la période aotuello Des trois éléments nécessaires pour la constitution d'une direction (programme, forme d'organisation, terrain mate- riel de constitution) c'est le dernier, c'est-à-dire l'existence et la nature actuelle d'une avant-garde potentielle qui doit surtout nous retenir. Sauf erreur, aucun camarade n'a con- testé jusqu'ici qu'il était possible de définir un programme ni qu'il puisse y avoir une forme d'organisation correspon- dant au contenu de ce programme et aux conditions de l'époque actuelle. Par contre, il y a controverse pas tellement sur la nature de l' « avant-garde > actuelle que sur son appréciation et sa signification historique. La définition concrète de l'« avant-garde > actuelle sur laquelle l'ensemble du groupe est plus ou moins d'accord est que celle-ci est l'ensemble des ouvriers conscients de la nature du capitalisme et du stalinisme comme systèmes d'exploitation et refusant de soutenir l'un ou l'autre par leur action. Il est certain que plus profondément encore, et en particulier à travers le stalinismo, ces ouvriers remettent 1 16 n question l'ensemble des problèmes, concernant à la fois 38 buts et les moyens de la lutte de classe. Comme on l'a it depuis longtemps dans le groupe, l'attitude de cette vant-garde est essentiellement négative et critique. En tant rue telle, elle signifie incontestablement un dépassement. Coute la question est : un dépassement de quoi ? Selon nous, un dépassement du contenu traditionnel du rogramme, des formes traditionnelles d'organisation et en articulier des formes de l'activité traditionnelle des : directions ». Cela quant à sa valeur objective. Quant à son: ontenu concret, nul doute qu'il n'aille beaucoup plus loin. 1 est à peu près certain que l'ensemble de ces ouvriers non eulement rejettent la solution traditionnelle de ces pro- olèmes, mais contestent qu'ils puissent avoir une solution n général ; il est certain en d'autres termes qu'ils ne croient bas, à l'heure actuelle, à la capacité du proletariat de deve- iir classe dominante. Peut-on en tirer une conclusion quant au fond de ces sroblèmes ? Peut-être ; mais alors il faut la tirer sur toute a ligne. Si les ouvriers relativement les plus conscients roient actuellement que toute direction est destinée à pour- 'ir, et si cela prouve qu'il en est réellement ainsi, le même 'aisonnement peut prouver que tout programme est une nystification ou que le prolétariat ne sera jamais capable l'exercer réellement le pouvoir ; car c'est également ce que pensent ces ouvriers. En réalité, cet état de conscience et l'attitude qui en ésulte réflètent d'un côté une prise de conscience immen- sément positive — de la faillite des réponses traditionnelles t en tant que tels ils préparent incontestablement l'avenir ; nais ils réflètent également, d'un autre côté, la conjoncture nondiale, et en particulier la pression inouié que le rapport les forces actuel exerce sur tous les individus de la société - y compris les membres de notre groupe — et dans cette nesure ne représentent pour ainsi dire que le poids pur et simple de la matière historique, matière qui est en train l'ailleurs de se transformer rapidement et qui avant long- Lemps sera engloutie dans le passé. Il est certain qu'aussi longtemps que l'avant-garde se situera sur ce terrain, la question de la constitution d'une direction ne peut pas se poser comme une tâche pratique. Il faudra pour cela que la pression des conditions objectives mette à nouveau les ouvriers les plus conscients devant la nécessité d'agir. Role et tåches du groupe Cela ne signifie nullement que le groupe n'a pas dès maintenant un rôle à jouer, rôle qui a une importance his- torique. Seul le groupe peut actuellement et il est le seul à le faire dans le monde, sauf erreur poursuivre l'élabo- ration d'une idéologie révolutionnaire, définir un programme, faire un travail de diffusion et d'éducation qui sont précieux même si leurs résultats n'apparaissent pas immédiatement. L'accomplissement de ces taches est une présupposition 17 essentielle pour la constitution d'une direction, lorsque celle-ci sera objectivement possible. La compréhension de ces choses n'est pas difficile et il sorait étonnant que ces points puissent faire l'objet d'une discussion pour eux-mêmes. S'ils le sont cependant, c'est que le groupe n'est pas un sujet logique, qu'il est formé d'individus qui font partie de la même société que nous analysons si bien pour les autres, et que, ces individus subis- sent la même pression historique, énorme qui écrase actuel- lement la classe ouvrière et son avant-garde. La grande majorité des camarades du groupe participent consciem- ment ou inconsciemment de l'état d'esprit qui a été décrit plus haut, et il est probable qu'ils ne voient plus très bien les raisons de leur adhésion au groupe. La conséquence en est que leur participation au travail du groupe est quasi- nulle, ce qui fait que le travail du groupe et le groupe lui- même sont menacés de disparition. Mais ce phénomène, et les conclusions qui en découlent, font partie d'une autre discussion. Même si la « discussion sur le parti » aboutit à des conclusions sur ce genre de tâches ou sur un autre, il faudrait qu'il y ait des camarades voulant bien sacrifier quelque chose pour que ces tâches, quelles qu'elles soient, goient réalisées. Pierre CHAULIEU. Le Proletariat et le Problème de la Direction Révolutionnaire Les réflexions que nous soumettons aux camarades de « Socialisme et Barbarie » et au public de la revue ne consti- tuent qu'une contribution à l'étude du problème de la direc- tion révolutionnaire. Nous ne prétendons nullement apporter une théorie nouvelle qu'on pourrait opposer, par exemple, à la théorie leniniste de l'organisation. On verra qu'il s'agit plutot de critiquer l'idée même de théorie de la direction et de montrer que sur ce point précis des formes de lutte et d'organisation le proletariat est sa propre théorie. Il est significatif que la plupart des groupements gauchistes quel- les que soient par ailleurs leurs divergences et le degré de leur maturité idéologique se rencontrent sur la nécessité de construire un Parti du proletariat. La critique, quand elle existe, porte sur le rôle et la nature de ce parti (attaque par exemple le mode d'organisation bolchevique) : mais l'idée est hors de cause, comme un postulat de la Révolu- tion. Il est non moins significatif à nos yeux que l'avant- garde semble se détourner de ce postulat : aucune des mani- festations révolutionnaires après la Libération n'a eu pour effet de susciter la création d'un parti ou de renforcer le petit parti existant le P.C.I. — (compte tenu de sa poli- tique profondément erronée) ; l'antipathie des ouvriers les plus conscients à l'égard d'un nouveau parti est évidente. Cette répulsion n'est-elle qu'un aspect mineur de la démo- ralisation et de la paralysie ouvrière ou a-t-elle un sens plus profond ? Elle incite au moins à la réflexion et c'est faire preuve d'un alarmant dogmatisme que de ne pas poser la question dans toute son ampleur. On pourrait penser qu'il 2 18 artificiel de soulever ce problème dans une période où st pratiquement impossible de constituer un parti et où divergences sur un tel sujet sont apparemment dépourvus conséquence. Mais ce serait ne pas comprendre que le blème de la direction révolutionnaire n'est pas un pro- ne parmi d'autres, mais qu'il met en cause l'idée même l'on a du proletariat. C'est ce qui nous est du restë aru, quand chargés par le groupe de préparer un texte la classe et son avant-garde nous avons dû relier notre lyse nécessairement à une conception de la direction. Sans entrer dans le détail de ce premier texte, sans nous occuper de démontrer la validité, ici, du concept de pro- iriat ni de décrire son mouvement historique, dégageons endant quelques points essentiels qui commandent notre erprétation présente : Remarques préliminalres sur la nature du prolétarlat. 1° Le prolétariat a une définition économique et ses its les plus généraux sont fixés par cette définition. Mais te définition comprend une histoire ; en tant qu'il se réduit on rôle producteur il est déjà engagé dans une transfor- tion, que seule sa disparition pourra interrompre. Tous changements qui surviennent dans son mode de travail ; des répercussions sur son nombre, sa concentration, composition et en définitive sur sa conduite. 2Révolté par ce seul fait qu'il est une classe exploitée atrainte à une lutte permanente contre le capitalisme ľ sa situation de classe salariée (défendant la valeur de force de travail sur le marché) le prolétariat est révo- ionnaire par la nature de son travail qui lui confère une aception universelle et rationnelle de la société. L'his- re montre que la conscience politique n'est pas tardivement quise par lui, après des luttes revendicatives locales et litées, qu'elle est inséparable dès l'origine de sa situation ng la société. Le développement du prolétariat doit être it entier considéré comme un mürissement de cette cons- nce révolutionnaire, figurant l'effort de la classe pour se mporter comme une unité et affirmer sa suprématie ciale. 3° La constitution du mouvement ouvrier, qui se traduit la fois par l'organisation et la différenciation de la classe devient intelligible que mise en rapport avec l'évolution onomique de celle-ci ; elle n'est pas cependant mécani- ement déterminée par elle. Les changements qui affectent proletariat dans son nombre; sa structure, son mode de ivail ne prennent un sens que dans la mesure où la classe 3 assimile subjectivement et les traduit dans son oppo- ion à l'exploitation. C'est dire qu'il n'y a aucun facteur Jectif qui garantisse au prolétariat son progrès. Alors que bourgeoisie établit et développe déjà une puissance éco- mique au sein de la société féodale, le proletariat ne ut progresser que par la conscience qu'il prend de son le dans la société, que par la compréhension de sa nature de ses tâches historiques. 19 4° La capacité du proletariat de s'organiser face à l'exploitation et de trouver des formes nouvelles de lutte 83t l'expression directe de sa maturité historique. Plus que les idées ou les programmes des partis, la manière dont Be disposent les divers éléments de la classe, les rapports soncrets qu'ils entretiennent en un sens déjà fixés par les types de groupements adoptés (syndicats, partis, soviets. etc...); en un autre sens se révélant à l'intérieur de ces groupements sous une forme plus sensible encore (rela- tions dirigeants exécutants au sein du parti ou du syn- dicat) – indiquent le degré de maturité réel de la classe. 5° L'histoire du proletariat est donc expérience et celle-ci doit être comprise comme progrès d'auto-organisation. A chaque période la classe se pose les problèmes qu'impli- quent à la fois sa condition d'exploitée et toute son expé- rience antérieure. Aujourd'hui l'unification croissante de la Cociété d'exploitation et le passé de lutte qui a produit la bureaucratisation ouvrière dont le stalinisme est l'aspect achevé déterminent un moment essentiel de l'expérience pro- létarienne. Alors que jusqu'à notre époque celle-ci s'est déroulée sous le signe de la lutte immédiate contre l'ai bourgeoisie et de la suppression simple de la propriété capitaliste, elle consiste maintenant en une mise en question. totale de l'exploitation et de la forme positive de son pou- buir. Critique de la notion de parti révolutionnaire : Il se rattache à une époque dépassée de l'histoire proléta- rlenne. De cette brève analyse nous voulons détacher cette idée assentielle : le prolétariat ne peut réussir à instaurer son pouvoir qu'en progressant sans cesse dans la conscience de ses būts, qu'en s'organisant et qu'en se différenciant. Ceci n'implique aucune position sur la forme déterminée que doit revêtir sa direction. L'affirmation que la nécessité du párti ne peut être mise en cause sans que ne le soit en même temps la conception marxiste du prolétariat nous parait erronée. Il est significatif que Marx ait pu affirmer dans le « Manifeste » que les communistes ne pouvaient constituer un parti séparé de la classe ; également que Lénine. et Rosa Luxembourg, bien que se rencontrant sur l'importance du rôle du parti, aient pu lui attribuer un con- tenu tout différent, que des éléments d'avant-garde actuel- lement, bien que se rattachant, au marxisme, en rejettent l'idée. C'est que le parti n'est pas un attribut permanent du proletariat mais un instrument forgé par lúi pour le besoin de sa lutte de classe, à une époque déterminée de son histoire. La question que nous devons poser est donc : à quelle nécessité correspond pour le proletariat la constitution d'un parti ? Sa fonction est-elle où non dépassée ? Il s'agit pour la classe de surmonter la dispersion de ses luttes, à la fois de les coordonner et de les orienter vers un but unique : la destruction de la bourgeoisie. La classe se trouve dans la nécessité d'affirmer ses objectifs permanents et essen- 20 tiels, qui dépassent les intérêts particuliers de telle ou telle de ses couches et de mener une action réfléchie et con- certée. Idéologiquement le parti signifie l'effort de la classe pour penser sa lutte sous une forme universelle. Structu- rellement il signifie la sélection d'une partie de l'avant-garde qui forme un corps relativement étranger à la classe, fonc- tionnant selon ses lóis propres et se posant comme la direc- tion de la classe. La constitution du parti traduit le sen- timent qu'a la classe de son inégalité de développement, de sa dispersion, de son bas niveau culturel, de son extrême infériorité par rapport au système de combat de la bour- geoisie ; de la nécessité en conséquence de se donner des chefs. Plus le parti est centralisé, discipline, séparé de la classe, plus il se présente autoritairement comme la direc- tion de la classe, plus il endosse de tâches révolutionnaires, plus il répond en un sens au rôle qu'attend de lui le prolé- tariat conscient de son incapacité de réaliser ses taches révolutionnaires. Or cette exigence d'un corps de révolu- tionnaires qui fasse à la place de la classe ce qu'elle ne peut faire elle-même correspond à une conception abstraite de la révolution. L'accent est mis sur la nécessité de lutter contre le capitalisme, de renverser la bourgeoisie, d'abolir la propriété privée. C'est la révolution non le pouvoir pro- létarien qui est l'objectif. L'essentiel réside donc dans l'efficacité de la lutte immédiate et ceci fonde l'appel à l'action d'une minorité strictement organisée à qui l'on puisse s'en remettre pour la direction du combat.. Dans de telles conditions il est logique que le parti se constitue et se développe effectivement selon un processus partiellement étranger au mode d'action du proletariat. La classe a besoin d'une direction posée comme un corps rela- tivement extérieur à elle-même et dans la réalité ce corps se forme et se comporte cemme tel. C'est d'abord un fait que l'élaboration du programme du parti comme l'initiative de sa constitution est l'oeuvre d'élé- ments non prolétariens, en tout cas échappant à l'exploita- tion qui règne dans le processus de production. C'est l'oeuvre le plus souvent d'intellectuels petits-bourgeois qui, grâce à la culture qu'ils possèdent et au mode de vie qu'ils ont sont capables de s'adonner totalement à la préparation théo- rique et pratique de la révolution. C'est un autre fait que le parti, pendant une longue période comprend surtout des éléments non prolétariens et ne fait pour ainsi dire aucune place aux ouvriers dans ses cadres. Trotsky dans son * Staline » indique, comme Souvarine, que la participation ouvrière aux premiers congrès sociaux démocrates était inexistante (aussi bien chez les bolcheviks que chez les mencheviks). Trotsky décrit durement le comportement des premiers cadres bolcheviks qu'il appelle des comitards et que nommerions aujourd'hui, des bureaucrates ; ceux-ci, rapporte-t-il, persuadent les ouvriers de leur inca- pacité à diriger et les engagent à l'obéissance. Même lorsque la composition ouvrière du parti s'accentue, la suprématie des éléments non prolétariens persiste. Le type du militant révolutionnaire est conçu de telle manière que l'ouvrier est nécessairement.confiné dans des tâches pratiques au sein 1 nous 21 de l'organisation ou qu'il est arraché à la masse pour deve- nir un responsable. La critique du parti bolchévik ne doit pas consister en une critique de la conception léniniste de l'organisation - comme ce fut trop souvent le cas dans le groupe Socialisme ou Barbarie — mais en une critique historique du proléta- riat. Les erreurs du Que Faire, avant d'être des erreurs de Lénine sont en effet l'expression des traits de la conscience prolétarienne à une étape donnée. L'essentiel est que le prolétariat se représente sa direction comme un corps séparé de lui, chargé de le mener à la révolution. C'est parce que la direction est en fait apportée du dehors que s'explique la conception du « révolutionnaire profession- nel > par exemple, qui ne fait que traduire la séparation du parti et de la classe. L'idée de Lénine, que les masses sont un processus inconscient, qu'elles ne peuvent dépasser d'elles-mêmes la lutte trade-unioniste et que la .conscience doit leur être apportée du dehors ne donne pas prise en elle-même à la critique qu'en fait le groupe. Car s'il est vrai que le prolétariat porte en lui-même dès son origine une conscience socialiste, il est sûr également que dans cette période cette conscience est abstraite (qu'elle est seu- lement conscience de la nécessité du renversement de la bour- geoisie) qu'elle n'a pas un contenu effectif et qu'elle attend la détermination de ce contenu par des éléments extérieurs à la classe. C'est ce qui rend possible la théorie de Lénine. Celle-ci en elle-même n'est qu'un signe ; elle est si peu essentielle s'il faut en croire Trotsky, dans son « Staline », que Lénine est revenu plus tard sur son erreur. Il est du reste significatif que Trotsky – qui affirme justement que le prolétariat a une tendance instinctive.à reconstruire la société sur des basés socialistes se fasse par ailleurs la même idée du parti que Lénine, que la ivº Internationale ait été constituée extérieurement à la classe et apportée à celle-ci comme sa direction. Il est tout aussi significatif que pour Trotsky il n'y ait jamais crise du mouvement ouvrier mais seulement crise de la direction révolutionnaire, autre- ment dit que le problème de la conduite de la révolution soit considéré comme celui de la conduite de la classe. Il est donc superficiel de s'en prendre à la théorie du révolutionnaire professionnel comme à la rigueur du cen- tralisme démocratique, quand ces traits ne font que décou- ler logiquement de l'existence du parti comme corps consti- tué dirigeant la classe. III. - Il n'y a qu'une forme du pouvoir prolétarlen. Si le parti est défini comme l'expression la plus achevée de la classe, sa direction consciente ou la plus consciente, il est nécessaire qu'il tende à faire taire toutes les autres expressions de la classe et qu'il se subordonne toutes les autres formes de pouvoir. Ce n'est pas un accident si en 1905 le parti bolchevik tient pour inutile le soviet formé à Pétrograd et lui intime l'ordre de se dissoudre. Ni si en 1917 le parti domine les soviets et les réduise à un rôle fictif. Ce n'est pas non plus le fruit de quelque machiavélisme des 22 I dirigeants. Si le parti détient la vérité il est logique qu'il tende à l'imposer ; s'il fonctionne comme direction de la classe avant la révolution, il est logique qu'il continue à se comporter comme tel ensuite. Il est enfin logique que la classe s'incline devant le parti, même si elle pressent dans la révoiution la nécessité de son pouvoir total, puisque c'est elle-même qui a ressenti l'exigence d'une direction séparéo d'elle qui la conduise. La critique du parti bolchevik par Rosa Luxembourg exprime la réaction inquiète de l'avant-garde devant la division de la classe ; elle ne met pas en cause l'existence du parti qui correspond à une nécessité profonde pour le progrès du proletariat ; une telle mise en question à cette époque ne peut s'exprimer que dans une position abstraite, celle de l'anarchisme qui nie l'histoire. Rosa en critiquant les traits extrêmes que prend la séparation du parti et de la classe dans le bolchevisme, indique seulement que la vérité du parti ne peut jamais remplacer l'expérience des masses (« les erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l'infaillibilité du meil- leur comité central » « Spartakus », éd. Marxisme contre Dictature, p. 33) ; elle montre d'autre part qu'il y a un danger permanent pour la classe à être réduite au role de matière première pour l'action d'un groupe d'intellectuels petits-bourgeois. (Si l'opportunisme, répond-elle à Lénine, est défini par la tendance à paralyser le mouvement révo- lutionnaire autonome de la classe ouvrière et à le trans- former en instrument des ambitions des intellectuels, nous devons reconnaître que dans les phases initiales du mou- vement ouvrier cette fin peut être atteinte plus aisément non par la décentralisation mais par une centralisation qui livrerait ce mouvement de prolétaires encore incultes aux chefs intellectuels du comité central. Id. 23.) La position de Rosa est infiniment précieuse car elle témoigne d'un sens de la réalité révolutionnaire plus aigu que celle de Lénine. Mais de ces deux positions on ne peut dire que l'une est la vraie. Elles expriment toutes deux une têndance authentique de l'avant-garde : faire la révo- lution et s'organiser pour cette fin, quel que soit le mode de cette organisation dans le premier cas; dans l'autre, avant tout ne pas se séparer de la classe et dans l'organi- sation refléter déjà le caractère révolutionnaire du prolé- tariat. On ne peut dépasser l'opposition de Lénine et de Rosa qu'en la reliant à une période historique déterminée et en faisant la critique de cette période. Celle-ci n'est possible que lorsque l'histoire l'effectue elle-même, lorsque se révèle le caractère ouvertement con- tre-révolutionnaire du parti après 1917. C'est seulement alors qu'il est possible de voir que la contradiction ne réside pas dans la rigueur du centralismo mais dans le fait même du parti ; que la classe ne peut s'aliéner dans aucune forme de représentation stable et structurée sans que cette repré- sentation s'autonomise. C'est alors que la classe peut se retourner sur elle-même et concevoir sa nature qui la diffé- rencie radicalement de toute autre classe. Jusque-là elle no prenait conscience d'elle-même que dans sa lutte contro 23 la bourgeoisie et elle subissait dans la conception même de cette lutte la pression de la société d'exploitation. Elle exigeait le parti parce que face à l'Etat, à la concentration du pouvoir des exploiteurs il fallait opposer une même unité de direction. Mais son échec lui révèle qu'elle ne peut se diviser, s'aliéner dans des formes de représentation stables, comme le fait la bourgeoisie. Celle-ci ne peut le faire que parce qu'elle possède une nature économique par rapport à quoi les partis politiques ne sont que des supra-struc- tures. Mais comme nous l'avons dit, le prolétariat n'est rien d'objectif ; il est une classe en qui l'économique et le politique n'ont plus de réalité séparée, qui ne se définit que comme expérience. C'est ce qui fait précisément son carac- tère révolutionnaire, mais ce qui indique son extrême vul- nérabilité. C'est en tant que classe totale qu'il doit résoudre ses tâches historiques, et il ne peut remettre ses intérêts à une partie de lui détachée, car il n'a pas d'intérêts séparés de celui de la gestion de la société. Se dérobant devant cette critique essentielle, le groupe s'en tient à des points de détail. Il dit qu'il faut éviter la formation de révolutionnaires professionnels, qu'il faut tendre à l'abolition de l'opposition entre dirigeants et exé- cutants à l'intérieur du parti, comme si les intentions pou- vaient avoir le pouvoir de transformer le sens objectif du parti qui est inscrit dans sa structure. Le groupe recom- mande que le parti ne se conduisę pas comme un organe de pouvoir. Mais une telle fonction, Lénine moins qu'aucun autre ne l'a jamais revendiquée. C'est dans les faits que le parti se comporte comme la seule forme de pouvoir ; ce n'est pas un point de son programme. Si l'on conçoit le parti comme la création la plus vraie de la classe, son expression achevée c'est la théorie du groupe Socialisme ou Bar- barie si l'on pense que le parti doit être à la tête du prolétariat avant, pendant et après la Révolution, il est trop clair qu'il est la seule forme du pouvoir. Ce n'est que par tactique (donner le temps au prolétariat d'assimiler les vérités du parti dans l'expérience) que celui-ci tolérera d'autres formes de représentation de la classe. Les soviets par exemple seront considérés par le parti comme des auxi- liaires, mais toujours moins vrais que le parti dans leur expression de la classe, puisque moins capables d'obtenir une cohésion et une homogénéité idéologique, puisque le théâtre de toutes les tendances du mouvement ouvrier. Il est alors inéluctable que le parti tende à s'imposer comme seule direction et à éliminer les soviets comme ce fut le cas en 1917. Sur le terrain révolutionnaire le plus sensible, qui est celui des formes de lutfe prolétarienne, le groupe malgré son analyse de la bureaucratie n'aboutit à rien. En ce sens on peut dire qu'il est loin derrière l'avant-garde qui ne fait pas la critique de Lénine mais celle d'une période histori- que. Si elle refuse aujourd'hui l'idée de parti avec la même obstination qu'elle l'exigeait dans le passé, c'est que cette idée n'a pas de sens dans la période présente. Il est incom- préhensible, au reste, que le groupe affirme que l'avant- garde a progressé radicalement dans la compréhension de ses tâches historiques, qu'elle appréhende pour la première 24 fois la vérité de l'exploitation dans toute son étendue et non plus sous la forme partielle de la propriété privée, qu'elle tourne son attention vers la forme positive du pouvoir pro- létarien et non plus vers la tâche immédiate du renverse- ment de la bourgeoisie, et qu'il affirme en même temps que cette même avant-garde est en complète régression dans sa compréhension des problèmes de l'organisation. On ne peut en aucune manière savoir si le mouvement ouvrier dans la période actuelle aurait la capacité de ren- verser le pouvoir d'exploitation. L'aliénation dans le tra- vail, son exclusion du procès culturel, l'inégalité de son développement sont des traits aussi négatifs aujourd'hui qu'il y a trente ans ; la constitution d'une bureaucratie ouvrière prenant conscience de ses fins propres et l'anta- gonisme qu'elle a développé avec la bourgeoisie a entravé sa propre lutte et l'a asservi à d'autres exploiteurs. Néan- moins l'unification du prolétariat n'a cessé de se poursui- vre parallèlement à la concentration du capitalisme et la classe à derrière soi une expérience de luttes qui lui fournit une conscience totale de ses tåches. Ce qu'on peut seule- ment affirmer c'est que le prolétariat ne peut inaugurer maintenant une lutte révolutionnaire qu'en manifestant dès l'origine sa conscience historique. Ceci signifie que la classe au stade même du regroupement de son avant-garde annon- cera son objectif final, c'est-à-dire sera amenée à préfigurer la forme future de son pouvoir. L'avant-garde ne pourra rejoindre aucun parti car son programme sera la direction de la classe par elle-même. Sans doute l'avant-garde sera-t-elle amenée par la logi- que de sa lutte contre le pouvoir concentré de l'exploiteur à se regrouper sous une forme minoritaire avant la révolu- tion; mais il serait stérile d'appeler parti un tel regrou- pement qui n'aurait pas la même fonction. En premier lieu ce regroupement ne pourra s'opérer que spontanément au cours de la lutte et au sein du processus de production, non en réponse à un groupe non prolétarien apportant un pro- gramme politique. En second lieu et essentiellement il n'aura dès l'origine d'autre fin que de permettre la prise du pou- voir par la classe. Il ne se constituera pas comme direction historique mais seulement comme instrument de la révolu- tion, non comme corps fonctionnant selon ses lois propres, mais comme détachement provisoire purement conjoncturel du prolétariat. Son but ne pourra être dès l'origine que de s'abolir au sein du pouvoir représentatif de la classe. Nous affirmons en effet qu'il ne peut y avoir qu'un seul pouvoir de la classe : son pouvoir représentatif. Dire qu'un tel pouvoir est inviable sans le secours du parti, précisé- ment parce qu'il représente l'ensemble des tendances de la classe aussi bien les tendances opportunistes et bureau- cratiques que révolutionnaires — reviendrait à dire que la classe est incapable d'assurer elle-même son rôle histori- que et qu'elle doit être protégée contre elle-même par un corps révolutionnaire spécialisé, c'est-à-dire à réintroduire la thèse majeure du bureaucratisme que nous combattons. Rien ne peut protéger la classe contre elle. Aucun artifice ne peut faire qu'elle résolve des problèmes qu'elle n'est pas assez mûre pour résoudre. 25 IV. — Situation de l'avant-garde et rôle d'un groupe révo- lutionnaire. son Les premières conditions de l'expérience actuelle ont été posées par l'échec de la révolution russe. Mais cette expérience ne fut d'abord perceptible que sous une forme abstraite et pour une intime minoritě prolétarienne. La dégénérescence du bolchevisme ne devient claire qu'avec le développement bureaucratique. L'avant-garde ne peut tirer d'enseignement partiel concernant le problème de organisation avant de tirer un enseignement total concer- nant l'évolution de la société, la vraie nature de son exploi- tation. La forme dans laquelle elle conçoit le pouvoir āe la classe n'est progressivement aperçue qu'en opposition à la forme dans laquelle se réalise le pouvoir de la bureaucratie. L'universalité des tâches du proletariat ne se revèle que lorsque l'exploitation apparait avec son caractère étatique et sa signification elie-même universelle. C'est pourquoi la dernière guerre seulement a provoqué une prise de cons- cience nouvelle : le régime économique qui semblait lié à l'U.R.S.S. s'étend à une partie du monde et révèie ainsi sa tendance historique et les partis staiiniens en Europe occi- dentale manifestent au sein du processus de production leur caractère exploiteur. Dans cette période une fraction de la classe a acquis une conscience totale de la bureaucratie (dont nous avons à l'époque vu les signes dans les comités de lutte constitués sur une base antibureaucratique). Le développement de l'antagonisme U.R.S.-U.S.A., la course à la guerre, la dérivation de toute lutte ouvrière au profit d'un des deux impérialismes, l'incapacité où se trouve le prolétariat d'agir révolutionnairement sans que cette action ne prenne aussitôt une portée mondiale, tous ces facteurs se sont opposés et s'opposent encore à une manifestation autonome de la classe. Ils s'opposent également à un regroupement de l'avant-garde car il n'y a pas de séparation réelle entre l'une et l'autre. Celle-ci ne peut agir que lorsque les conditions permettent objectivement la lutte totale de celle-là. Il n'en demeure pas moins que l'avant-garde a considérablement approfondi son expérience : les raisons mêmes qui l'empêchent d'agir indiquent sa maturité. Il n'est donc pas seulement erroné mais impossible dans la période actuelle de constituer une organisation quelcon- quo. L'histoire fait justice de ces édifices illusoires qui s'in- titulent direction révolutionnaire en les ébranlant périodi- quement.: Le groupe Socialisme ou Barbarie n'a pas échappé à ce traitement. C'est seulement en comprenant quelles sont la situation et les tâches de l'avant-garde et quel rapport doit l'unir à elle qu'une collectivité de révolu- tionnaires peut travailler et se développer. Une telle collec- tivité ne peut se proposer pour but que d'exprimer à l'avant- garde ce qui est en elle sous forme d'expérience et de savoir implicite; de clarifier les problèmes économiques et sociaux actuels. En aucune manière elle ne peut se fixer pour tâche d'apporter à l'avant-garde un programme d'action à suivre, encore moins une organisation à rejoin- 26 dre. Les seuls impératifs d'un tel groupe doivent être ceux de critique et d'orientation révolutionnaires. La revue Socialisme ou Barbarie ne doit pas se présenter comme l'expression d'une vérité établie, ni d'une organisation constituée mais comme un lieu de discussion et d'élabora- tion dans le cadre d'une idéologie commune dont les grandes lignes sont faciles à déterminer. Dans une période révolu- tionnaire la tâche du Groupe serait de fusionner avec le regroupement de l'avant-garde et de cristalliser ses éléments en expliquant sans cesse quels sont les buts historiques de la classe. Un groupe comme Socialisme ou Barbarie est pour l'avant-garde, et c'est l'action de celle-ci qui donnera un sens à son élaboration, de même que l'avant-garde est pour la classe et ne peut tendre jamais à une existence séparée. . Claude MONTAL. 27 NOTES LA SITUATION SOCIALE EN FRANCE Le gouvernement et les staliniens voulaient que leur rencontre dans la rue, le 28 mai, fit du bruit. Elle en a fait. Est-ce à dire que l'impor- tance de l'événement est à la mesure de sa publicité ? Ce serait encore. se laisser - duper, pensons-nous, par les deux parties que d'ajouter une agitation théorique à leur agitation spectaculaire. Si les événements qui se sont produits sont significatifs et méritent d'être analysés, ce n'est pas parce qu'ils bouleversent la situation sociale en France mais plutôt parce qu'ils révèlent ses tendances fondamentales et leur stricte dépendance à l'égard du jeu des forces internationales. A quoi avons- nous assisté en effet ? A une offensive simultanée de la part du P.C. et de la bourgeoisie, assez rapidement réfrénée au reste par l'un et. l'autre, et devant laquelle le proletariat est resté largement passif. Quel que soit l'intérêt d'une interprétation de détail qui montrerait, comme nous le dirons plus loin, pourquoi la bourgeoisie a pu remporter une victoire relative et renforcer son prestige dans la situation actuelle, quelles maladresses le P.C. a pu commettre, l'essentiel est que l'attitude de l'un et de l'autre et plus encore l'attitude du prolétariat ne pren- nent un sens que rattachés au conflit U.R.S.S.-U.S.A. qui divise le monde et tend à se transformer en guerre totale. La puissance et l'agressivité de la bourgeoisie française c'est celle d'un subalterne qui cherche à mériter ses moyens de subsistance ; la violence du P.C., celle d'une stratégie qui vise à effrayer la bourgeoisie occidentale en la menaçant de lui faire payer son intégration dans le bloc atlantique par la guerre civile ; la passivité du proletariat, c'est le sentiment qu'aucune lutte sérieuse ne peut être envisagée aujourd'hui qui ne soit déviée de son sens et ne contribue à la lutte des deux blocs impérialistes. Que le gouvernement ait eu le projet concerté d'attaquer le P.C. et de montrer publiquement qu'il était le seul maître de l'ordre en France, il est difficile d'en douter. Il avait concentré à Paris des forces de police considérables, exprimé publiquement son intention de répres- sion, poursuivi avec une extrême brutalité les manifestants le 24 mai autour de la gare Saint-Lagare et du métro Odéon, fait arrêter André Stil avant même que la manifestation du 28 qu'il réclamait fut interdite. La ridicule interdiction de la pièce stalinienne de Vaillant, Le Colonel. Forster plaidera coupable et la provocation policière qui l'avait accom- pagnée avaient quelques jours auparavant donné le ton de ses inten. tions. Ax surplus, la manière dont il conduisit la répression, l'arrestation 28 spectaculaire de Duclos dépourvue de tout fondement juridique, les mesures prises contre les syndicalistes la veille de la grève du 4 juin, la prétendue découverte d'un complot dont il est vite apparu qu'il était maladroitement fabriqué, tout ceci prouve assez que la mani- festation stalinienne ne fut pour le gouvernement qu'une occasion de démontrer sa.force. Pourquoi cette démonstration et son succès ? Nous venons de le dire, l'explication principale réside dans la subordination de la bourgeoisie française' à l'impérialisme américain : assommer les staliniens, c'est montrer que l'Europe est un lieu sûr qui mérite les investissements du capital américain, que les troupes des Etats-Unis sont ici en sécurité et que les communistes n'auraient pas la force suf- fisante pour les attaquer par derrière. En même temps qu'il cherche à obtenir une aide. supérieure pour sa guerre contre l'Indochine et qu'il offre des velléités de résistance aux Américains en Afrique du Nord, le gouvernement, par la promptitude et le succès de sa répression veut démontrer qu'il est un partenaire sérieux. A ces mobiles, dans la conjoncture, s'ajoutent des considérations qui peuvent paraître d'ordre intérieur, mais qui témoignent aussi de l'influence des facteurs interna- tionaux sur la situation française. La répression anticommuniste est venue à point soutenir la campagne pour l'emprunt. S'il est vrai que la réticence à l'égard de l'emprunt vient de la peur de la guerre et plus immédiatement du danger communiste, il était important pour le gou- vernement, dans l'incapacité qu'il est de chasser la menace de guerre, tout au moins de montrer que celle du communisme est actuellement inconsistante. L'opération a en outre une signification nettement poli- tique: on signifie aux classes moyennes que la force peut s'exercer sans de Gaulle et on le signifie également aux parlementaires R.P.F. que l'aventurisme de leur général a déjà rapproché de la droite tradition- nelle. Voler à de Gaulle un de ses arguments essentiels l'incapacité du parlementarisme en face de la « 50 colonne russe » permet de consolider la position de la droite mieux que toute propagande. On peut dire, en ce sens, que l'arrivée de Ridgway et l'occasion idéale d'une répression policière qu'elle fournissait, n'est pas accidentelle, elle était inscrite dans la politique du gouvernement. Mais l'intéressant, c'est précisément qu'une telle politique soit possible, que la bourgeoisie puisse gouverner avec-'autorité, sans de Gaulle. On aurait pu s'attendre en effet, après la crise parlementaire de février à un rapide essor du R.P.F, et à un bouleversement des institutions. Or, un phénomène inverse s'est produit : le gaullisme, comme l'ont montré différentes élections locales et la crise de son groupe parlementaire, est en se perte de vitesse , la bourgeoisie gouverne à nouveau par des moyens classiques, elle réus- sit à renforcer son pouvoir policier sans faire appel au fascisme. Sil en est ainsi, c'est essentiellement parce qu'il n'y a pas de fascisme pos- sible en France actuellement. Le fascisme, même si on ne l'emprisonne pas dans sa forme allemande (racisme et mysticisme), suppose une mobilisation des classes moyennes autour d'un idéal de grandeur natio- nale, une politique étrangère impérialiste, une démagogie socialiste sus- ceptible de trouver un écho dans les masses ; or, la situation interna- tionale, l'écrasement économique de la France et sa subordination défi- nitive à l'impérialisme américain privent cette idéologie de toute base solide. Aussi longtemps que l'appui économique des Etats-Unis sera suffisant pour éviter un effondrement financier et que la guerre U.R.S.S.-U.S.A. ne sera pas sur le point d'éclater, la bourgeoisie utili- sera des solutions moins coûteuses que le gaullisme. Mieux : si de Gaulle prend le pouvoir dans les circonstances extrêmes que nous indiquons, ce sera en tant que le chef militaire et policier le plus efficace non pas - 29 en tant que fasciste c'est-à-dire sans qu'il puisse appliquer aucun des principaux points de son programme actuel. La signification du régime actuel qui ne représente aucun progrès réel sur les précédentes expé- riences parlementaires (l'emprunt n'a constitué qu'un expédient dont on saura bientôt s'il n'a pas été plus coûteux qu'avantageux en faisant peser sur le Trésor l'hypothèque d'une dette progressive qu'aucun redressement économique ne permet de compenser), c'est que les par- tis bourgeois ont davantage pris conscience de leurs possibilités réelles de gouvernement et ont surmonté, temporairement, certaines de leurs dissensions. Les derniers congrès radicaux, M.R.P., socialiste, ont en effet montré le souci de faire durer l'équilibre actuel en passant sous silence leurs principales revendications programmatiques. Même si cet. équilibre est instable dans la mesure où les difficultés économiques ne se trouvent en aucun cas résolues, il est significatif qu'il puisse se pro- longer artificiellement : il montre assez que la domination de la bour- geoisie en France n'est qu'un reflet de la domination américaine à l'échelle mondiale. La politique stalinienne Les événements de mai-juin montrent bien le sens de la politique stalinienne dans cette période et les difficultés qu'elle rencontre. Le P.C. s'est lancé dans une offensive bruyante et nécessairement sans lendemain contre la bourgeoisie dans le but de montrer publiquement que la poli- tique atlantique rencontrerait en Europe occidentale l'opposition armée d'une partie de la population : le jour où Ridgway arrive, disent en substance les staliniens, nous provoquons des bagarres dans la rue ; le jour où la guerre éclatera, nous, ferons la guerre civile. Cette attitude est logique dans le cadre de la stratégie générale du stalinisme en Europe occidentale qui vise par tous les moyens à retarder ou à miner l'inté- gration des bourgeoisies nationales dans le bloc atlantique. Il vaut cepen- dant la peine de signaler qu'elle a pris un caractère plus offensif que dans le passé. Pour la première fois les staliniens ont utilisé des armes (les pancartes) ; quand ils avaient manifesté contre Eisenhower ou contre le Figaro, ils avaient les mains nues. Ils savaient en outre que le choc serait meurtrier et attirerait une répression ; la violence des bagarres qui s'étaient déroulées quelques jours auparavant, l'arrestation de Stil, les menaces du gouvernement les en avaient suffisamment aver- tis. S'ils se sont délibérément lancés dans cette tentative c'est, pensons- nous, qu'ils ont de moins en moins la possibilité de recourir à des méthodes plus classiques et aussi plus efficaces : le déclenchement de grèves de sabotage économique ; les ouvriers qui continuent à suivre le P.C. sont eux-mêmes fatigués de sa politique aventuriste dans les entres prises, de ses tentatives de débrayages forcés sans souci des possibilités réelles de revendications. Comme par ailleurs le prolétariat n'est pas prêt à déclencher des mouvements d'envergure (nous y reviendron's) que le P.C. pourrait utiliser, la violence dans la rue s'est avérée un substitut nécessaire. Le stalinisme se trouve sur ce point prisonnier de sa propre politique ; en un sens la lutte ouvrière contre le patronat serait en France le moyen le plus efficace d'attaquer la bourgeoisie (les frais de police sont beaucoup moins onéreux pour elle que la perte que représenteraient de fréquents arrêts de production) mais il s'est lui-même privé de ce moyen en utilisant le prolétariat pour ses objectifs politiques propres au lieu de subordonner son activité au développement de la lutte de celui-ci. Les difficultés que rencontre le stalinisme ne provien- 30 nent pas d'erreurs qu'il aurait commises mais des contradictions que lui impose sa situation en Europe occidentale où il ne peut dans sa lutte contre la bourgeoisie ni bénéficier de la combativité ouvrière qu'il a ruinée ni, privé qu'il est de toute participation au pouvoir d'Etat, s'ap- puyer résolument sur les couches sociales dont il représente idéalement les intérêts mais qui ne sont pas cristallisées en classe comme partout où il domine. . En fait le stalinisme emploie simultanément deux méthodes pour les besoins de sa lutte contre la bourgeoisie ; la violence chaque fois qu'elle est possible, et d'une manière permanente le front unique avec les couches les plus larges de la population contre le réarmement, la poli- tique atlantique, etc... Cette tactique n'est en rien contradictoire ; bien plus, elle ne peut se priver d'un de ses deux termes sans perdre tout son sens. Voudrait-il se borner à la lutte violente, le P.C. s'aliénerait dans la conjoncture actuelle toutes les couches sociales qui voient en lui une organisation de pouvoir, le représentant de la planification et du ratio- nalisme économique et qui ne le suivront dans la guerre civile que lorsque les circonstances internationales les j contraindront ; il radicali- serait l'opinion en faveur des Américains et réduirait à l'extrême les appuis de l’U.R.S.S. en Europe. En revanche voudrait-il faire de sa seule politique le pacifisme et l'alliance avec des couches privilégiées, il se vouerait à l'inefficacité dans la mesure où cette politique n'a aucune chance d'aboutir et où une attitude de passivité désarmerait complète- ment les militants ouvriers. Quelles que soient en effet ses inquiétudes à l'égard de la politique belliciste des Etats-Unis, la bourgeoisie ne sau- rait maintenant opérer un retour en arrière et accepter une nouvelle expérience de collaboration avec le stalinisme analogue à celle qui suivit la Libération, depuis cette époque l'approfondissement de l'antagonisme U.R.S.S.-U.S.A. a interdit toute solution de compromis à l'échelle natio- nale. Le spectre d'une conquête de l'Etat, soit d'une évolution du type tchécoslovaque, a provoqué la constitution d'un front des partis bour- geois qui se trouvera toujours uni contre le stalinisme (il est à cet égard symptomatique que moins de 30 % des délégués aient voté contre le réarmement allemand lors du dernier congrès socialiste). C'est dire que le stalinisme n'a pas le choix de sa politique, il fait aujourd'hui cé qu'il peut. C'est faute d'une telle estimation qu'on a pu se passionner dans une partie de la presse pour un prétendu tournant du P.C. En fait, chaque fois que celui-ci met l'accent sur ses mots d'ordre de combat ou sur ceux de front unique nos journalistes neutralistes découvrent un nouveau tournant. De quoi s'agit-il ? Billoux fait à son retour d'U.R.S.S. un article dans les Cahiers du Communisme qui appelle les militants à la vigilance et leur recommande de mettre au premier plan les mots d'ordre politiques du parti ; ses formules sont incontestablement plus rudes que celles de Duclos. «La défense de l'industrie française, écrit-il notam- ment, ne peut être entreprise dans une 'union nationale" des ouvriers, des classes moyennes et des industriels, ces derniers pris dans leur ensemble ». Ces déclarations jointes à d'autres similaires de Jeanette Vermeersch; peu de temps avant la manifestation du 28 mai, font croire que le parti a opéré sous la pression du Kominform un tournant stra- tégique. Outre qu'il n'y a rien dans l'article de Billoux qui n'ait été dit auparavant, notamment par Thorez, tous les faits démentent par ailleurs cette interprétation. L'organe du Kominform à la même époque recom- mande aux partis d'Europe occidentale d'accentuer leurs efforts pour réaliser des fronts uniques avec les couches les plus larges de la popula- tion et de constituer à cette fin des comités de la paix susceptibles de 31 rassembler socialistes, chrétiens, démocrates, patriotes. Or, c'est en sui- vant ces directives que le P.C. demande d ses militants, quelques jours avant la manifestation Ridgway, d'organiser de tels comités dans les entreprises. Qu'il échoue. ne signifie rien contre ses intentions de front unique. Au demeurant le Comité central du 19 juin a remis les choses en place : tandis que Billoux et Vermeersch regrettent les formules qui ont pu faire croire à un tournant, le C.C. réaffirme que « plus que jamais les organisations du parti communiste français, l'ensemble du parti, doivent considérer que la lutte pour la paix et l'indépendance nationale est la tâche centrale de l'heure. Mieux encore que par le passé, elles contribueront à rassembler sur un front de lutte commun toutes les forces attachées au maintien de la paix - indépendamment des opinions politiques des participants et de leurs croyances religieuses, de leur appartenance de parti et de leur condition sociale... » Mais plus sûrement que les déclarations d'un comité central, c'est la conduite des staliniens qui nous renseigne : c'est d'abord le parti italien qui accueille Ridgway fort prudemment, c'est le P.C.F. lui-même qui n'a pas donné à son agitation contre la répression toute l'ampleur qu'il pouvait ; hési- tant même sur le plan parlementaire à provoquer un débat dont l'échec pourrait consolider la position gouvernementale; se satisfaisant dans le quotidien d'un “Libérer Duclos" dont l'écho se confond déjà avec celui du "Libérer Henri Martin". Il n'y a pas de tournant stalinien en Europe occidentale ; il ne. sau rait y en avoir avant que l'imminence de la guerre ne contraigne le P.C. à une guerre civile. Même si le P.C. se trouvait rejeté dans l'illégalité par un simple coup de force du gouvernement, c'est-à-dire sans que les données internationales soient changées, il est infiniment probable que sa politique demeurerait pour l'essentiel la même car elle ne tient pas à des circonstances mais à une situation sociale. Le seul grand tournant stalinien est derrière, nous, il remonte à 1947, à l'époque où, chassé de ses positions dans l'Etat, le P.C. a da adopter la politique ambiguë que nous avons indiquée. Ce qui est seulement vrai c'est que l'application de cette politique se heurte à des difficultés croissantes : le premier obstacle c'est le renforcement du pouvoir bourgeois ; l'autre le refus · toujours plus net du prolétariat de se mobiliser sur des objectifs dont il a perçu confusément qu'ils ne le concernent pas. En présence de ces difficultés il est vraisemblable que des divergences tactiques peuvent apparaître au sein du P.C.;: l'épisode Billoux en est sans doute un exemple ; l'essentiel est qu'elles ne sauraient remettre en question une orientation générale que la situation rend seule possible. La manifestation contre Ridgway et la grève manquée du 4 juin trabissent ces difficultés. Il est absurde d'y trouver les signes d'une nouvelle politique aventuriste du P.C., il est même erroné de parler d'une erreur capitale de sa part, puisque, nous l'avons dit, il n'avait pas dans les circonstances présentes d'autres moyens d'action à sa disposition. Il n'en demeure pas moins qu'il y a eu maladresse. Șil est vraisemblable en effet qu'il ne s'attendait pas à mobiliser de larges masses contre Ridgway et qu'un échec partiel lui paraissait préférable à l'inaction complète, le parti ne s'attendait pas à un échec de cette ampleur. En fait il s'est trouvé incapable de rassembler le principal de ses militants de la région parisienne ; il n'y avait dans la rue que des jeunes, des Nord- africains, mais peu d'ouvriers des grandes entreprises ; ce lâchage est significatif : dans une période relativement calme, les militants n'aiment pas se couper de la masse des ouvriers dont ils perçoivent le désinté- rêt à l'égard des mots d'ordre contre le pacte atlantique. Sur ce point encore, il est d'ailleurs plus intéressant de chercher les raisons profondes 32 de telles erreurs d'appréciation que de critiquer la maladresse des diri- geants. L'important est que le P.C., de par son idéologie et son fonc- tionnement bureducratique, n'est pas à même d'estimer correctement les réactions des ouvriers ; les militants peuvent bien indiquer que la classe ouvrière n'est pas disposée à se battre, non que les mots d'ordre du parti la laissent indifférente, car ce serait attaquer la ligne de l'organisation. Cette méconnaissance des véritables sentiments des masses est apparue clairement dans l'organisation des grèves pour la libération de Duclos. La direction cégétiste constatant que son arrestation ne soulève guère d'émotion dans la classe, lance le jeudi 29 un appel vague à la grèvé qu'il reprend le dimanche sans fixer aucune forme précise à l'action ouvrière ; il compte évidemment sur des noyaux staliniens pour déclen- cher des mouvements dans les entreprises. L'Union des Syndicats de la Région parisienne décide le samedi une grève qui ne doit éclater que le mercredi suivant, cherchant ainsi à gagner du temps pour gonfler les masses. On s'attendrait à ce que les staliniens, en l'absence de toute protestation spontanée de la part de la classe agissent avec prudence, réduisent la grève à des débrayages d'une durée limitée (dans son auto- critique du 20 juin le comité central dira que c'était la tactique juste); en fait jusqu'au dernier moment, comme on le voit dans leur tentative pour arrêter de nouveau le travail le 5 et le 6 juin, ils espèrent pro- voquer une agitation plus large. On ne peut qu'en conclure à une incan pacité d'apprécier l'atmosphère ouvrière. L'échec du P.C. signifie-t-il qu'on va assister à un recul de son influence ? Répondre affirmativement serait ne pas comprendre, les motifs profonds qui déterminent l'adhésion de larges couches sociales à son idéologie. Depuis que se sont détachés de lui les éléments de la petite bourgeoisie qui l'avaient appuyé au lendemain de la Libération sur la seule base du nationalisme, le P.C. a une influence solide, dont on peut apprécier l'extrême fidélité au travers des élections successives. Sur cette base les erreurs conjoncturelles du P.C. ne peuvent avoir d'effets sensibles. Au demeurant, les élections dans le second secteur de Paris, dans lesquelles s'est manifesté la constance des voix du P.C., ont marqué que les manifestations contre Ridgway n'avaient entraîné aucune désaffection à l'égard du P.C. L'attitude des ouvriers La période qui vient de s'écouler n'a vu aucun mouvement revendi- catif important. A ce fait il y a d'abord une explication d'ordre général que nous avons déjà donnée : les ouvriers ne sont pas prêts à s'engager dans des luttes qui, par le fait qu'elles sont aussitôt accaparées par le stalinisme et intégrées à sa lutte mondiale contre la bourgeoisie, prennent un caractère dont ils sentent confusément qu'il ne les concerne pas. Mais s'il pèse une hypothèque "historique" sur l'action prolétarienne, celle-ci est encore freinée dans l'immédiat, d'une part par la politique stalinienne qui l'a exposée à des échecs multiples en l'engageant dans des circonstances défavorables pour les besoins de sa propre stratégie de sabotage économique ; en second lieu par le raidissement des posi- tions patronales et la répression qui s'est abattue contre les éléments combatifs de la classe. C'est sur ce fond qu'ont été déclenchées par les staliniens les grèves de juin. L'essentiel est qu'elles ont été peu suivies et que la grande majorité des ouvriers s'en est désintéressé. Rappelons d'abord que très peu d'usi- nes sont entrées rapidement dans la grève ; il ne s'est agi que de débrayages de courte durée. Renault n'a pas bougé jusqu'au 4. En 33 province, la grève n'a eu d'échos sérieux que dans les mines, encore ceux-ci furent-ils très limités. Dans le Pas-de-Calais, le nombre moyen des grévistes oscillait entre 5 et 10 % ; dans les mines de Lorraine, il était de 21 %; au demeurant, la grève n'a nulle part réussi à durer. La journée du 4 juin a été elle-même un échec ; dans les meilleurs des cas, où l'influence stalinienne étant très forte, la grève a été totale, elle s'est déroulée dans une atmosphère de passivité : les ouvriers sont rentrés chez eux ; le lendemain, ils reprenaient le travail ; c'est par exemple ce qui s'est passé à Montreuil, cher Nicolle, où l'attitude des ouvriers fut particulièrement favorable aux mots d'ordre de la C.G.T. Le comportement de Renault est significatif et renseigne sur les sentiments du prolétariat actuellement. Le mardi, les staliniens avaient organisé quelques meetings destinés à gonfler les ouvriers ; ils y annon- çaient que la grève du lendemain serait une victoire totale et m'avaient pour mot d'ordre que la libération de Duclos. Le mercredi, peu d'ateliers débrayèrènt dès le début ; les ouvriers, pour la majorité, étaient neutres à l'égard du mouvement ; les staliniens réussirent à en entraîner une par- tie, ils forcèrent dans certains cas leur assentiment, en coupant le courant. Ils organisèrent un meeting ver's trois heures de l'après-midi, devant environ deux mille ouvriers ; mais l'usine se vida progressivement, et il était clair que ceux-là mêmes qui avaient consenti volontiers à la grève ne voulaient pas y prendre une participation active. Après avoir tenté de fermer les portes pour empêcher les sorties, les staliniens préfé- rèrent cacher leu échec par un ordre d'évacuation en inventant la nou- velle d'un encerclement de l'usine par la police. Dès le lendemain, la situation empirait rapidement pour eux, ils tentèrent à nouveau de provoquer des débrayages et de couper le courant, mais la majorité des ouvriers leur était franchement hostiles, expulsant les délégués de la C.G.T. qui venaient les haranguer dans les ateliers, et réussissant à reprendre le travail. C'est dans cette atmosphère que les membres du syndicat gaulliste, S.I.R., voyant que le rapport de forces était défavo- rable aux communistes, les prirent violemment à partie et provoquèrent des bagarres dans toute l'usine ; celles-ci continuèrent toute la journée du jeudi, les R.P.F. ayant l'initiative des opérations et jouissant de la neutralité des ouvriers. Les ouvriers, par cette attitude, n'exprimaient au- cune sympathie à l'égard des R.P.F., ils ne voulaient que, travailler. Ce n'est que le lendemain, lorsque les R.P.F.., qui avaient d'ailleurs amené des éléments étrangers à l'usine pour leur prêter main forte se furent rendus odieux par leurs provocations et leurs mouchardages auprès de la direction et de la police, que les ouvriers leur manifestèrent leur hostilité et, dans quelques cas, protégèrent des militants staliniens. Ces événements montrent assez l'échec du P.C. et l'opposition violente que ceux-ci ont rencontré à leur politique. Il est vrai que le mouvement du 12 février et la répression qui l'avait suivi, avaient laissé de durs souvenirs cher Renault ; l'hostilité du P.C. a cependant un sens plus général. Même si les ouvriers sont encore prêts à se battre avec les staliniens dans un cas où leurs revendications sont en jeu, ils ne sont pas disposés à se mobiliser pour défendre un des gros bonzes du Parti, qui fut l'un des plus actifs à les enchaîner à la production. On doit évi- demment regretter que les ouvriers de Renault aient laissé un moment le S.I.R. développer son action. Ce fait traduirait à lui seul l'ampleur de la démoralisation ouvrière. Mais il serait absurde de ne pas voir qu'il y a dans l'attitude des ouvriers de cher Renault et du prolétariat en général, en face de l'arrestation de Duclos, une réaction saine. Autant nous jugeons nécessaire de protéger les militants ouvriers de quelque opinion qu'ils soient contre le patron et la police dans les entreprises, autant nous estimons souhaitable de dénoncer la direction stalinienne même quand elle est attaquée par la bourgeoisie. Le stalinisme a fait la preuve qu'il était une idéologie d'exploitation au même titre que le capitalisme, c'est abandonner toute lucidité révolutionnaire que de voler à son secours lorsque le rapport de forces lui est défavorable. Dira-t-on que le soutien de Duclos équivaut à une défense des libertés démocratiques ? Mais que signifie, précisément, la démocratie bour- geoise pour les ouvriers ? Certes, un régime parlementaire par exemple, et les libertés d'expression relatives qu'il implique est pour eux plus avantageux qu'une- dictature policière, et il n'est donc pas question de confondre tous les régimes pour cette seule raison qu'ils figurent iden- tiquement la domination bourgeoise. Il n'y a cependant pas à en con- clure que le prolétariat doit défendre un mode de domination contre un autre. Sa vraie tâche est par sa lutte de classe de contraindre l'ad- versaire à respecter sa force et à reculer sur le terrain de l'exploitation. C'est en revendiquant, en défendant son niveau de vie qu'il met en échec les entreprises policières du gouvernement. Les libertés démogra- tiques sont des concessions bourgeoises ; le prolétariat en tire profit, mais il n'a pas à défendre le contenu de ces concessions comme s'il représentait la politique ouvrière. Les militants révolutionnaires ne devaient donc en aucun cas s'associer à la grève pour Duclos, même s'ils étaient amenés à cesser le travail dans des circonstances locales, pour ne pas avoir à s'opposer à une majorité. En outre, défendre les pseudo libertés démocratiques au moment même où la plus grande partie du prolétariat montrait qu'elle n'était pas dupe de leur signification était doublement absurde. En fin de compte, il serait évidemment faux de tirer un bilan positif de l'échec de la grève de juin; ce qu'on peut seulement dire, c'est qu'au travers de sa démoralisation, malgré sa passivité, le prolétariat a laissé paraître une réaction de critique à l'égard du stalinisme qui, sans mar- quer une véritable prise de conscience, révèle l'approfondissement de son expérience. CLAUDE MONTAL. TROTSKISME ET STALINISME Personne aujourd'hui ne peut discuter ce que font les staliniens. > (1) Si l'on comprend que « personne » signifie : aucun trotskiste, la lecture de La Vérité confirme qu'effectivement ceux-ci n'ont pas grand-chose à critiquer dans la politique stalinienne. Il n'est plus question dans ce journal, que de campagne pour la libération d'Henri Martin, de protes- tations contre la guerre bactériologique des «milliers de poitrines >> qui crient : « Ridgway à la porte ! » et de pas en avant qu'accomplirait le Parti communiste (malgré quelque manque de précision, quelques contradictions, « mais que les ouvriers communistes conscients peuvent surmonter dans leur activité révolutionnaire »). Cette « prise de cons- cience » des ouvriers staliniens serait d'ailleurs d'autant plus facile et plus large, que la bureaucratie soviétique est obligée de mener au moyen des partis communistes, une lutte de classe contre l'impérialisme. Lutte « non seulement verbale, mais entraînant de véritables actions de classe contre les préparatifs de guerre (2). Qui après cela, s'étonnera de lire : 100 A (1) Pablo, représentant du Secrétariat international au Comité central du P.C.I. du 20-1-52. (2) III Congrès mondial, Résolution sur la situation internationale et les taches de la IV. Internationale, « IV. International. ► de noat-septembre 1951, page 34 35. < ... Une partie de plus en plus importante de nos forces doit s'intégrer dans les différentes organisations politiques et syndicales dirigées ou influencées par les staliniens, y compris dans le P.C. » ? (3) Le temps est bien passé ou l'arriviste David Rousset prétendait que la bureaucratie jouait un rôle progressif en Europe orientale, et nous ne doutons pas que maintenant « ... le mouvement trotskiste ait réalisé sur le plan de la conception tactique, le progrès le plus grand depuis la naissance du mouvement ouvrier marxiste >! (4) Mais puisque ce > a conduit les trotskistes à ne plus discuter la politique stalinienne. la critique que nous en faisons va donc s'appliquer. aussi à la IVe Inter- nationale. L'évolution de l'économie capitaliste et celle de la lutte. de classes, l'affirmation de nouvelles couches sociales qui n'étaient qu'embryonnaires à l'époque où se situait l'action révolutionnaire de Lénine et de Trotski permet de faire aujourd'hui une analyse de la bureaucratie qui n'était pas autrefois possible. Lénine, c'est un fait, n'aperçut la bureaucratie que sous l'aspect mineur du fonctionnarisme ouvrier (le « comitard » arrogant à l'égard des ouvriers et dépourvu de sens critique), et n'eut pas la possibilité de découvrir la signification sociale de ce phénomène. Trotski, s'il assista à l'installation de la bureaucratie en U.R.S.S., ne put se résoudre à admettre l'existence d'une nouvelle force sociale historique, et n'en donna qu'une explication fragmentaire et d'ailleurs contradictoire. Il dénonça les pouvoirs grandissants des, directeurs des trysts et des bureaucrates d'Etat qui dirigeaient la planification et détenaient le pou- voir politique, mais ne voulut pas sortir des cadres de son alternative retour au capitalisme privé ou marche vers la révolution mondiale et garda une confiance absolue dans la forme juridique des rapports de propriété. Il s'opposa à la dégénérescence stalinienne du Parti bolchevik mais, artisan lui-même du pouvoir dictatorial du Parti sur les masses en vue de la victoire finale de la Révolution, il ne put faire appel aux masses quand la situation l'exigeait, et sa lutte garda le caractère d'un combat intérieur contre une tendance centriste-opportuniste, celle de Sta- line. Quand il fut exilé de Russie, sa lutte et celle de ses partisans res- tèrent encore axées sur le redressement de la II!• Internationale. Ils con- tinuèrent à nier l'existence d'une idéologie trotskiste opposée à celle du Parti [« Il n'y a pas de trotskisme »... « La solution réside dans la régénérescence de ce parti glorieux pour reprendre en main la direction de l'économie et de la politique de l'Etat prolétarien que la bureaucratie centrište a mené d'une façon inconsidérée » (5)). Ce n'est qu'en 1936 dans la Révolution trahie qu'il constata la dégénérescence irrémédiable du vieux parti bolchevique. Mais cette dégénérescence s'était produite pour lui dans un sens bourgeois. Les partis communistes étaient devenus des espèces de partis réformistes menant une politique de conciliation avec la bourgeoisie. Quant au caractère social de l'U.R.S.S., l'histoire ne l'avait pas encore tranché. C'était un régime transitoire dans lequel, sur la base de normes de répartition bourgeoises, la bureaucratie était devenue une caste privilégiée au sein de l'Etat ouvrier. L'évolution pouvait soit aboutir au socialisme, soit rejeter la société russe vers le capitalisme. Après la mort de Trotski, les chefs de la 4º Internationale ne surent que reprendre servilement les mêmes théories. Les occasions de revoir (3) La construction du Parti révolutionnaire. « IV Internationale » de février-avril 1952, page 56. (4) (page 49) Deures per sequer Opposition de Gauche ? ». 1932. 36 1 ces thèses qui représentaient une étape dépassée dans l'histoire des théories révolutionnaires ne leur permirent que de s'enliser un peu plus dans leur stérilité idéologique et organisationnelle. Inversement, toute critique partielle (mot d'ordre de défense de l'U.R.S.S., politique intérieure, etc...) devint: impossible si elle ne mettait pas en question l'orientation générale de la 4. Internationale. Ce chemin conduisit notre groupe à la rupture définitive avec le trotskisme en 1948. Pour les dirigeants de la 4º Internationale, le sens général de l'évo- lution de la société mondiale ne se trouvait pas modifié par l'apparition en tant que formation sociale nouvelle de la bureaucratie. La lutte des classes conservait à leurs yeux le caractère . d'une lutte exclusive entre le prolétariat et la bourgeoisie sans qu'aucun autre problème se posât. Le programime socialiste traditionnel restait donc valable et le Pro- gramme transitoire » rédigé par Trotski, sorte de programme d'action, fragment du programme socialiste, ne fut jamais complété par les épigones après sa mort. La tâche unique de la Révolution demeurait l'expropriation de la bourgeoisie, l'étatisation et la planification de l'économie, le monopole du commerce extérieur, etc... Selon eux, la bureaucratie soviétique, couche sociale monopolisant la direction de la production et de la distribution à son profit, s'érigeant 'caste" dominante sur le prolétariat et dirigeant totalitairement l'Etat, ne pouvait s'orienter que dans le sens d'un retour aux formes de domination bourgeoises. Mais son pouvoir étant basé essentiellement sur les mesures antibourgeoises d'étatisation, de planification, etc..., sa politique ne pouvait être que contradictoire : d'une part, la défense de ses privilèges à l'intérieur contre les vestiges de l'ancienne classe bour- geoise et à l'extérieur contre l'impérialisme l'amenait malgré elle à défendre les « conquêtes d'octobre », d'autre part, son maintien indéfini au pouvoir devait aboutir à la restauration du capitalisme privé, en Russie, et à la recherche d'un compromis avec l'impérialisme. La 4. Internationale fondait sa perspective sur cette contradiction : « ... ou la bureaucratie devenant de plus en plus l'organe de la bourgeoisie mondiale dans l'Etat ouvrier renverse les nouvelles formes de propriété et rejette le pays dans le capitalisme ; ou la classe ouvrière écrase la bureaucratie et ouvre une issue vers le socialisme » (6). en La guerre et son issue firent apparaître une situation totalement différente de la perspective trotskiste. L'U.R.S.S. en sortit victorieuse et non seulement à l'extérieur contre le nazisme mais à l'intérieur éga- lement ; le capitalisme privé ne fut pas restauré, le pouvoir étatique ne fut pas affaibli, l'économie planifiée subsista entièrement et ces victoires ne furent pas assurées par un sursaut du prolétariat révolutionnaire ; ce fut la bureaucratie elle-même qui défendit ” « Etat ouvrier ». Elle ne se contenta d'ailleurs pas de défendre les « bases du socialisme » en U.R.S.S. mais elle parvint même à les étendre dans toute une série de pays en y écrasant les bourgeoisies nationales. En Europe orientale, sans révolution prolétarienne, la bureaucratie réussit à s'installer au pouvoir à la place de la bourgeoisie, à amorcer la concentration écono- mique et politique au sein de l'Etat, à planifier la production et à éliminer toute activité politique prolétarienne. Les pays du «glacis >> devenaient-ils des « Etats ouvriers dégénérés ? Le vide théorique des épigones de : Trotski se manifesta sur ce point dans toute son ampleur. On commença par déclarer contre toute évidence que la structure éco- (6) « Le Programme de Transition », page 30. 37 Homico-sociale de ces pays était restée capitaliste car il n'y avait pas eu de révolution prolétarienne ou elle avait été étouffée lors de l'entrée de l'armée rouge. Puis on discerna, dans la politique de bureaucratie russe, une certaine « tendance à l'assimilation structurelle » de ces Etats capitalistes. Mais il s'agissait d'une simple tendance qui ne pouvait aboutir sans l'intervention des masses prolétariennes . Enfin on proclama en 1948, avec quelques années de retard, qu'une véritable révolution s'était produite dans certains pays comme la Yougoslavie lors de l'effon- drement du nazisme. Quant aux partis communistes dans les pays capi- talistes, leur obéissance aux ordres réactionnaires du Kremlin et la ten- dance naturelle des bureaucrates qui les dirigeaient à la collaboration avec la bourgeoisie les rendaient doublement irredressables. Leur rejet dans l'opposition à partir de 1947 fut considéré comme une sanction de leur opportunisme de la période précédente, une preuve de leur incapa- cité à diriger le prolétariat pour la défense de ses droits acquis, si minimes soient-ils (nationalisations, etc...). Il fallut l'affaire yougoslave pour secouer le sommeil idéologique des trotskistes. C'est à ce moment qu'après quelques hésitations ils décrétèrent que la révolution de 1944 en Yougoslavie s'était faite sous la poussée ouvrière qui avait obligé les bureaucrates d renverser le pouvoir bourgeois et à jeter les bases d'une organisation socialiste du pays. Simultanément, ils déclarèrent que la rupture entre la • bureau- cratie yougoslave et le Kremlin était due à la pression des masses révo- lutionnaires qui s'opposaient à la politique réactionnaire de TU.R.S.S. dans le glacis. Autrement dit, ces masses qui avaient poussé Tito à se séparer de l'U.R.S.S. n'étaient plus destinées dans la tête des trotskistes à jouer le même rôle qui leur était assigné auparavant (< ... l'annexion d'un territoire à l'U.R.S.S. n'est possible qu'en fonction de la destruc- tion des rapports de production capitalistes sur ce territoire et nous pensons que pareille destruction n'est possible qu'à travers la lutte des masses »). (7) Les trotskistes nièrent d'abord qu'une révolution eut écrasé la bour- geoisie dans les pays du «glacis », puis ils donnèrent cette révolution qui avait établi le pouvoir de la bureaucratie pour une révolution pro- létarienne. Mais le sens de leur intervention était clair : Chaque fois qu'un mouvement populaire échouait et tombait sous le contrôle de la bureaucratie, ils s'efforçaient de glorifier la contre-révolution et d'ap. porter leur soutien à Staline (vive l'assimilation structurelle) ou à Tito (vive la Révolution yougoslave indépendante de Moscou). Peu leur importait que, même en faisant intervenir a la pression des masses >, La rebellion d'une bureaucratie locale contre le pouvoir central de Mos- cou ne s'expliquát que par l'existence d'une base sociale dans chaque pays, c'est-d-dire en Yougoslavie, en Chine et aussi en Italie, en France, etc., etc... Peu leur importait que d'autres en aient induit que les diri- geants des partis communistes n'étaient pas de simples agents de la (caste parasitaire » russe mais les éléments autochtones d'une couche sociale nouvelle. L'opportunisme et la vénération du fait accompli déter- minaient tous les aspects de leur politique. Un autre exemple de cet engourdissement idéologique fut fourni par leur emploi du mot d'ordre de front unique. Destiné dans la tactique bolchevique à démasquer les chefs réformistes en entraînant les ouvriers qui leur faisaient confiance dans une lutte qui contredisait l'orientation pro-bourgeoise de ces chefs, (7) Germain : L'U.R.8.8. au lendemain de la guerre. Septembro 1947, page 9. 38 ce mot d'ordre était inapplicable aux staliniens dont la politique était réellement antibourgeoise. La délimitation n'aurait donc pu se faire que sur le problème de la lutte antibureaucratique ; lutte qui n'avait évidemment jamais été inscrite dans le programme des partis commu- nistes. De même envers les socialistes : dans la mesure où ils ne mas- quaient même plus leur adhésion au bloc impérialiste américain d'une phraséologie "socialiste", quel front unique était-il possible de constituer avec eux ? Mais surtout, quelle unité d'action était imaginable entre les staliniens tentant d'entraîner la classe ouvrière pour la défense de la bureaucratie russe et les socialistes tentant de l'enchaîner au, char de l'impérialisme américain ? Devant l'impossibilité de lui donner un contenu réel à l'époque, actuelle, les staliniens eux-mêmes n'employaient plus ce mot d'ordre que comme slogan d'agitation en lui donnant un sens "démocratique" propre à faciliter leurs mystifications. Les épigones de Trotski se firent donc les auxiliaires de cette entreprise de racolage et de mystification au profit du stalinisme lorsqu'ils donnèrent l'unité d'action avec les socialistes et les communistes comme une panacée capable de « ressouder le front prolétarien ». Toute leur politique syn- dicale se plaça sur le même plan d'opportunisme plat et vain. En France, ils mobilisèrent leurs militants ouvriers pour la reconstruction d'une centrale syndicale démocratique et unitaire » et fondèrent le jour- nal l'Unité avec l'aide d'éléments ou de « collectivisme bureaucratique > stalinien partent de considérations théoriques fondamentalement erro- nées... ils considèrent d'autre part que les premisses économico-sociales d'une bureaucratie analogue à celle de l'U.R.S.S. existent déjà dans le mouvement des partis communistes, permettant d'asseoir partout en cas de victoire de ces partis un pouvoir politique analogue à celuir de TU.R.S.S. (8 a) La lutte de l'impérialisme américain pour la domination mondiale et ses manifestations sur le plan de la lutte des classes aussi bien que sur le plan de la rivalité U.R.S.S.-U.S.A. y sont représentées sous la forme d'une sorte de combat sur deux fronts, chaque point marqué contre l'Etat ouvrier russe étant une défaite pour la classe ouvrière en général et chaque victoire de la classe ouvrière renforçant la résistance de IU.R.S.S. à l'agresseur capitaliste. Il est ensuite exposé que cette conjonction de la lutte des classes et de la résistance de l'Etat ouvrier à l'impérialisme plonge la bureaucratie dans une contradiction profonde qui ne fait que s'amplifier avec l'appro- che de la guerre et qui provoque ainsi une véritable crise au sein du stalinisme : «... la bureaucratie soviétique, malgré les dangers qu'elle court dans ses rapports avec l'impérialisme par l'extension de la Révo- lution dans le monde, est obligée de ne pas saboter purement et simple- ment ces luttes et s'efforce plutôt d'en tirer le meilleur profit. Ce jeu dangereux et contradictoire, c'est la situation qui l'imposé à la bureau- cratie, prise elle aussi comme le capitalisme dans des contradictions inextricables et entraînée par des forces qu'elle ne peut pas contrôler strictement ». (8 b) Ces positions extravagantes viennent d'une incapacité radicale d caractériser la bureaucratie. Trotski, quelles que fussent ses contradic- tions, avait au moins le mérite de poser des problèmes et d'être sensible au développement de la société qui s'accomplissait sous ses yeux. Pour ses épigones il n'y a pas de problèmes ; il ne s'est rien passé de nouveau depuis 1917. La concentration du capitalisme à l'échelle mondiale et son expression nationale, la fusion croissante des monopoles et de l'Etat ; l'essor de couches sociales qui réalisent par leurs fonctions de direction (au sens le plus large du terme) de la production une appropriation collective de la plus-value ; la cristallisation d'une bureaucratie ouvrière, au travers des organisations syndicales et politiques, provoquée à la (8) Thèses et Résolutions du IIIe Congrès mondial. « IV. Internationale >> d'août-septembre 1951. (8 a) < 46 Internationale » d'aoat-octobre 1951, page 24. (8 b) -Do- page 34.. 40 fois par la concentration et la rationalisation du travail et par les diffi- cultés du. prolétariat à constituer une direction dans les conditions de l'exploitation, l'avènement en U.R.S.S. et dans une large partie du monde d'une société où ces tendances ont trouvé leur forme la plus cohérente, tous ces phénomènes qu'il faut être aveugle pour ne pas voir, quelle que soit l'interprétation qu'on en donne, ne sont rien pour les fameux théo- riciens de la IV Internationale. Pour ceux-ci il n'y a que la lutte du prolétariat et de la bourgeoisie telle qu'elle a été définie classiquement par Marx et la lutte contre la bureaucratie ne présente aucune parti- cularité nouvelle ; elle ne peut s'effectuer qu'en appuyant à fond tout mouvement révolutionnaire anti-capitaliste et anti-impérialiste qui rétré- cit encore davantage la base de l'impérialisme dans le monde même si ce mouvement dans une première étape est dirigé par une direction d'obédience stalinienne ». (8 c) Ainsi nous apparaissent les fruits d'un murissement concret de la pensée du mouvement (trotskiste) basé sur toute son expérience passée et sur ses ressources théoriques ». (8 d) En se répandant dans le monde, c'est la Révolution que le stalinisme a étendue. Mais cette extension s'est faite malgré lui, sous la poussée des masses, et c'est avec le plus grand sérieux que les chefs de la 4* Internationale critiquent la bureau- cratie qui ne peut bureaucratique. Mais les hardis théoriciens de la 4º Internationale tirent encore une autre conclusion de la lutte des classes, définie comme opposition histo- rique entre l'impérialisme bourgeois d'un côté et le proletariat allié à la bureaucratie de l'autre. Une sorte de théorie des « courants politiques fondamentaux » est avancée selon laquelle il se produirait jusqu'à la guerre «un resserrement probable des masses autour de leurs organisa- tions principales réformistes ou staliniennes » (9) et une différenciation dans le cadre même de ces organisations : « par l'entrée au Labour Party, le trotskisme s'engageait dans la voie d'un travail à perspective longue au sein des mouvements et des organisations par les canaux desquels passe et selon toute probabilité passera pour une période encore le courant politique fondamental de la classe ». (ib.) Nous pouvons admi- rer au passage l'utilisation du calcul des probabilités par les dirigeants trotskistes, mais nulle part nous n'apprendrons pourquoi les ouvriers anglais ou allemands se "resserreront" autour des organisations réfor- mistes. Par contre, la signification de cette théorie appliquée au stalinis- me apparaît très bien. Les trotskistes ont d'abord nié l'opposition pro- fonde entre la bourgeoisie et la bureaucratie. Maintenant, la révélation de (8 c) « 40 Internationale » d'aout-octobre 1951, page 25. (8 d) * 4* Internationale » de février-avril 1962, page 49. (8 e) « 4e Internationale » d'aout-octobre 1951, page 25. (9) * IV. Internationale » de février-avril 1952, page 47. 1 cette opposition les obnubile et c'est ainsi que le nombre important d'ou- vriers qui suivent encore les staliniens est transformé en un courant fondamental de la Révolution. Le fond de ce galimatias est que pour Pablo et les autres chefs de la 4º Internationale, la lutte des classes à notre époque prend sa forme la plus aiguë dans l'opposition U.R.S.S.- U.S.A. qui en subordonne tous les autres aspects. Dès lors, il leur est facile d'expliquer. à posteriori leur politique passée. Ils distinguent une première phase qui s'étendit de la guerre a 1947 et durant laquelle la politique contre-révolutionnaire du Kremlin rendait le Programme Transitoire axé sur le débordement du stalinisme < tactiquement juste ». L'échec de ces tentatives de construire une orga- nisation indépendante fut suivi d'une seconde phase que Pablo explique par l'entrée dans la guerre froide et la «revalorisation auprès des masses d'une série d'organisations réformistes » (10) et qui se marqua par l'éla- boration de la tactique d'entrisme dans le Labour Party. Enfin de 1948 d 1950, la troisième phase est décrite comme un approfondissement de la crise du stalinisme : « L'éclatement de l'affaire yougoslave et le cours centriste de gauche progressif (!) que le P.C.Y. esquissa jusqu'à la guerre de Corée militaient en faveur de l'élargissement et de l'approfondisse- ment de cette crise » (11). Ce fut l'époque où les chefs trotskistes, pour tenir leur place dans cette affaire, prodiguèrent leurs conseils au P.C.Y. et engagèrent toutes leurs forces dans la défense de la révolution you- goslave. Mais la bureaucratie titiste, après sa séparation de l'U.R.S.S., ne put jouer de rôle indépendant dans le conflit qui divisait le monde et pen- cha de plus en plus vers l'impérialisme américain et simultanément, la guerre de Corée accentua ce que Pablo appelle « le gauchissement > de la politique stalinienne. Le «gauchissement » des partis staliniens dépas- sait le « cours centriste de gauche progressif » du parti communiste yougoslave! Il n'y eut pas trop de toute l'expérience passées et des ressources théoriques du mouvement trotskiste pour sortir de ce pas difficile. Le résultat de cet intense travail idéologique fut une nouvelle perspective que Pablo nous livre dans les termes suivants : « Cette perspective, se définit comme celle de la crise finale du capitalisme et de l'extension de la Révolution mondiale... Dans cette évolution, nous disons : les forces de la Révolution partent favorisées et nous ne pré- voyons pas la possibilité que ce rapport de force change d'une façon décisive dans les années à venir au détriment de la Révolution... Nous partons de la conviction que l'élargissement de la Révolution signifiera en même temps la mort certaine du stalinisme, que le résultat final de la lutte engagée, indépendamment de telle ou telle phase initiale, passagère, épisodique ci ou là amènera aussi la destruction du stalinisme. Cette conviction n'a rien d'un sentiment de consolation ou d'un vau pieux, mais est fondée sur la compréhension profonde des forces objec- tives en lutte, de la nature et des contradictions du stalinisme ainsi que de l'expérience déjà faite en Yougoslavie, en Chine, dans le Glacis, avec d'autres partis communistes durant et après la dernière guerre. » (12) Pratiquement, la 4* Internationale lance ses sections dans trois voies. 1. Dans les pays où aucune organisation réformiste ou stalinienne n'est solidement établie, c'est-d-dire aux U.S.A. et dans les pays arriérés ou semi-coloniaux, les trotskistes doivent se résigner à une activité indé- pendante qui n'interdit d'ailleurs pas les alliances avec les mouvements 1 (10) « IV Internationale » de février-avril 1952, page 47. (11) -Doc- page 48. 42 nationalistes. (Si le premier cri est «vive Mossadegh », le second sera contre les féodo-capitalistes traltres... etc...) 2. Dans les pays où le mouvement réformiste englobe la majorité "politique". de la classe ouvrière, les trotskistes entreront dans ces partis « pour y rester longtemps, misant sur la très grande possibilité qui existe de voir ces partis placés dans les conditions nouvelles, déve- lopper les tendances centristes qui dirigeront toute une étape de la radicalisation des masses et du processus objectif révolutionnaire dans leurs pays respectifs. Nous voulons, de l'intérieur de ces tendances, am- plifier et accélérer leur développement centriste de gauche et disputer même aux dirigeants centristes la direction tout entière de ces ten- dances >. (13) 3. Enfin, dans les pays où ce sont les staliniens qui contrôlent la majorité "politique" de la classe ouvrière, il ne fait pas de doute pour les épigones que l'accentuation de la guerre froide fait apparaître des tendances centristes ainsi qu'une esquisse de politique révolutionnaire L'essentiel du parti révolutionnaire devant sortir de ces tendances, ils décident donc de s'y mêler en vue «d'accélérer la radicalisation des ouvriers staliniens et le développement d'une direction révolutionnaire surgie fondamentalement du sein de leur imouvement à travers les expé- riences des luttes à venir et les tâches que ces luttes imposeront à la masse des militants staliniens »: (14) Mais la nature 'super-bureaucra- tique" des partis communistes leur impose un entrisme "sui generis" c'est-à-dire partiel, accompagné d'un travail indépendant pour les mili- tants qui n'auront pu entrer. L'orientation de ce travail d'entrisme sui generis sera de faire progresser les ouvriers staliniens en commençant par une critique "pédagogique" des deux thèmes de la politique stali- nienne : la coexistence pacifique ; l'unité et l'indépendance nationales. (15) C'est en France, où se trouvent à la fois un des plus puissants partis staliniens et la principale section de la 4. Internationale, que cette orien- tation devait se réaliser. Mais une vive opposition se manifesta lorsqu'il fallut passer à exécution. Cette opposition transparut à la fin du rapport de Pablo au 100 plenum du comité exécutif international : « Comme l'ensemble du mouvement ouvrier, notre mouvement aussi souffre de la contradiction entre les exigences d'une situation plus extraordinaire que jamais et les insuffisances subjectives. » (16) Dans le P.C.I. français, les militants pensèrent que la politique de leurs chefs était encore bien plus "extraordinaire" que la situation objective ! L'opposition gagna l'en- semble du parti et, le 20 janvier 1952, le Secrétariat international dut suspendre seize membres du Comité Central de leurs fonctions diri- geantes dans le P.C.I. Une tendance révolutionnaire pouvait-elle se dégager englobant l'écrasante majorité du parti français ! Ce serait oublier que le mouvement trotskiste était à son échelle aussi uni que le stalinisme. Par élimination de toutes les tendances qui présentaient des divergences tant soit peu sérieuses avec la ligne officielle de la (12) « 4. Internationale » de février-avril 1952, page 50. (18) « 4• Internationale » de février-avril 1952, page 52. (14) « 4• Internationale » de février-avril 1952, page 56. (15) Do- page 57. Que cette pédagogie porte à taux au moment où les P.C. axent de plus en plus leurs mots d'ordre sur la défense directe de l'U.R.S.S., ne semble pas troubler nos théoriciens ! (16) Dopage 58. 43 4º Internationale, l'unanimité avait fini par se réaliser sur le fond. Les réticences des seize membres du Comité Central du P.C.I. ne firent que traduire le désarroi des militants de la base qui sentaient à tel point la politique entriste était inapplicable. Mais ces cadres étaient cepen- dant convaincus de la justesse "théorique" d'une telle orientation et leur critique sé borna à réclamer des "explications patientes" (17) et des délais : « Le Comité Central n'a pas rejeté la tactique de l'entrisme. Il a insisté sur la condition première de la réalisation de ce tournant : l'armement idéologique du parti pour ses tâches nouvelles. Ceci n'est pas un luxe. » (2) Les luttes intérieures n'avaient donc pas grande impor- tance puisqu'en définitive, il s'agissait seulement de modalités d'appli- cation d'une politique que tout le monde acceptait. Par ailleurs, les commentaires que l'on peut faire ne peuvent avoir qu'un sens très théorique, comme leçon à tirer sur l'aboutissement des théories trotskistes, car de toute façon, un véritable entrisme dans le parti stalinien ne se réalisera jamais. Il est évident que les éléments actifs qui pourraient à la rigueur jouer un petit rôle dans le P.C. avant de se faire découvrir et chasser ne pourront jamais s'ye faire admettre car ils sont connus dans les entreprises et les staliniens ne leur feraient pas confiance si, suivant les conseils de Pablo, ils essayaient de renier publiquement leurs convictions trotskistes. Restent alors de jeunes membres sans expérience (et encore !) qui seraient vite usés par ce tra- vail extrêmement dur. Le P.C.I. continuera donc à végéter dans l'ombre du P.C.F. jusqu'à ce que la barbarie stalinienne le liquide définitivement ou que la révolution montante le balaie. Trotski et après lui ses épigones n'ont pas su résoudre le problème que posait la consolidation du pouvoir de la bureaucratie russe. Armés du Programme Transitoire et orientés vers le débordement du stalinisme, les épigones se sont trouvés devant ce fait inassimilable pour eux : la bureaucratie a surmonté 'sa contradiction" (basé socialiste-orientation pro-bourgeoise). Il n'ont pas su en tirer la conclusion que l'analyse don- née par Trotski était fausse, que la bureaucratie représentait de nou- 'velles couches sociales dont le pouvoir était lié à leur fonction de direc- tion de l'appareil productif. Dès lors, ils ont dû inventer la théorie de l'intériorisation de la crise du stalinisme. Mais ce faisant, il leur fallut abandonner le Programme Transitoire et la théorie du débordement, et expliquer leur utilisation antérieure d'un point de vue tactique. Rejetant la crise du stalinisme à une étape ultérieure (la guerre), ils remplacent maintenant l'orientation subjectivement antistalinienne de la 4. Interna- ionale, par la croyance dans un automatisme qui doit conduire fatale- ment le mouvement stalinien à la scission. Ils se proposent seulement " d'aider" cette délimitation intérieure (le titisme n'a-t-il pas éclaté dans l'absence absolue d'intervention trotskiste ?). Il y a donc dans le fond de cette nouvelle orientation, une véritable démission, une véritable capitulation sans condition devant le stalinisme. Le rejet du Programme Transitoire n'est donc pas seulement tactique, mais son utilité est contestée d'une manière absolue, et c'est finalement à la négation de l'existence même de la 4* Internationale en tant qu'organisation révolu- tionnaire nécessaire, qu'aboutissent les épigones de Trotski. Mais ce résultat n'a pas été acquis d'une manière théorique. Bien que la position des épigones soit l'aboutissement logique des théories de 4 (17) « Supplément » n° 181 à La Vérité. (Compte rendu du C.C. du 19-20 janvier 1952, page 2. (18) -Do- page 3. 44 3 Trotski, leur orientation ne s'est définie qu'empiriquement, sous le coup de l'échec de leur politique, et sous la pression de la bureaucratie dont les partis staliniens leur apparaissaient de plus en plus comme les seuls partis ouvriers représentatifs. Il faut également ajouter que ces facteurs ont été puissamment renforcés par la bureaucratisation intérieure de la 4º Internationale, que l'absence de critique fondamentale de la bureau- cratie rendait inévitable. Il ne faudrait par conséquent pas croire que l'alignement de toutes les sections va se faire sur ces positions, et que l'organisation internationale va se dissoudre d'elle-même. L'empirisme de leur démarche est une garantie qu'ils survivront encore un certain temps en tant qu'organisation. Le but de cette critique n'est donc pas seulement de tirer un bilan, mais aussi d'aider des militants à se dégager de la voie sans issue dans laquelle les entraîne leur direction. G. PETRO. LES AUBERGES DE LA JEUNESSE Comme tous les problèmes brûlants de notre époque, celui de la jeunesse face à sa prise de conscience sociale et politique est la proie de la confusion et de la mystification la plus grande. Le cheminement de la société vers des formes de plus en plus étatisées et bureaucratisées, provoque également chez les jeunes et dans les organisations de jeunesse une modification de struc- ture et d'orientation très sensibles surtout depuis la deuxième guerre mondiale. La préparation idéologique de la prochaine guerre ne pourra se faire sans une mainmise totale sur les couches de la jeunesse et en contrôlant par tous les moyens possibles ses acti- vités. On constatë ce fait jusque dans des organisations qui parais- saient échapper à l'influence de l'Etat comme les Mouvements des Auberges de la Jeunesse. Depuis une vingtaine d'années, en France, ces mouvements ont groupé une partie active de la jeunesse travailleuse. Divisés en confessionnels et en laïques ils ont montré une grande vitalité dans leurs luttes. Ils sont passés par toutes les vicissitudes propres à l'évolution qui va de l'avant-guerre où les organisations ouvriè- res dansaient sur le volcan, à la guerre qui fut l'éclatement de tou- tes les organisations de masse, jusqu'à cette période que nous vivons et qui marque dans tous les domaines 'l'effrayante prépa- ration au conflit universel des deux blocs impérialistes. L'ajisme est né en France en s'inspirant surtout des expériences naturistes des groupes ouvriers allemands et autrichiens organisés dans les « Amis de la Naturë ». Ces groupes voulaient donner au loisirs des classes prolétariennes leur contenu social, au lieu de les laisser s'égarer dans l'oubli petit-bourgeois de la condition d'exploité. C'est ainsi qu'ils affirmaient un caractère combatif, bien que seulement revendicatif afin de lier les loisirs au problème social. En France, au début, ce furent les pionniers de la Démo- cratie Chrétienne tels Marc Sangnier qui exploitèrent cette expé- rience et en firent le canal par lequel la jeunesse serait ramenée vers les « salutaires » conceptions de la vie chrétienne primitive dégagée de cette influence néfaste des milieux pervers révolu- tionnaires de la cité industrielle. La réaction « Ajiste laïque » fut la réponse que lui donnèrent les jeunes travailleurs. La poussée ouvrière de 1936 fut pour l'Ajisme ouvrier une occa- 45 sion unique de développement en flèche propre d'ailleurs aussi bien aux organisations politiques que syndicales. Les conditions objectives relativement meilleures que sous Laval et Daladier (40 heures, congés payés, billets populaires) donnèrent un champ assez vaste à l'organisation des A.J. Confusion et enthousiasme des jeunes sur les buts et les moyens créèrent vite un mythe de l'Ajisme pur et donnèrent l'occasion à tous les petits bourgeois de prôner l'apolitisme, « l'Ajisme pour l'Ajisme », et noyèrent ainsi les jeunes travailleurs révolutionnaires qui sous toutes les ten- dances du mouvement ouvrier. cherchaient à former des jeunes militants. Le gionisme, les pacifistes bêlants copies conformes de nos mondialistes actuels, eurent beau jeu pour développer leur influence dans ce milieu vierge aux idées. Tout ceci eut pour résultat paradoxal de séparer ce mouve- ment pourtant composé essentiellement de jeunes travailleurs de la classe ouvrière en lutte dans son milieu de travail. Néanmoins du côté positif les AiJ. furent un milieu de fermentation révo- lutionnaire. Les Jeunesses Communistes n'y eurent qu'une influence minime étant donné leur position déjà affirmée alors de grouper le maximum de jeunes, sans les heurter, sur la plate- forme de Front Populaire. Le caractère frondeur anticlerical et antimilitariste qui était cependant dominant en fit le champ d'élec- tion des groupes d'avant-garde (fractions trotskystes, J.S.R.). Durant les années 1936-39, la position officielle de l'Etat vien à-vis des A.J. fut la sympathie, marquée quelquefois de nervosité, contre ces jeunes hurluberlus qui parlaient révolution mais comme leur action positive contre la guerre se noyait dans le marais paci- fiste les gouvernements ne réagirent pas violemment jusqu'à la guerre. Cependant Léo Lagrange et les dirigeants socialistes d'alors pensaient bien qu'ils tenaient tous ces jeunes, frondeurs par les * Crédits pour la construction des Auberges », ce qui explique tou- tès les compromissions et concessions des cercles dirigeants ajistes qui devenaient petit à petit des fonctionnaires réformistes occupés au problème de la jeunesse. Comme nous l'avons dit plus haut, la guerre comme partout ailleurs provoquait l'éclatement total des mouvements A.J. Il ne pouvait en être autrement car ils manquaient totalement d'arma- ture idéologique, face à la guerre et au régime. Après la Libération, le M.U.A.J. (Mouvement Uni pour les Auberges de Jeunesse) qui se reconstitua hérita, lui aussi, de la tradition de la Résistance. De là vient son souci de se présenter comme héritier de la lutte antifasciste. Mais le sceau original qui marque les Mouvements A.J. depuis la guerre est dans leurs rap- ports avec l'Etat. L'Etat ne peut plus se permettre le luxe de laisser ces mouvements échapper à son contrôle direct. Les autres frac- tions de la jeunesse qui lui échappent sont organisées, soit sous l'influence stalinienne dans l’U.J.R.F., soit dans les organisations de jeunesse chrétienne. La première marquée d'autoritarisme, d'un sectarisme et du conformisme qui la feront dangereuse pour l'Etat bourgeois actuel lors du conflit futur. Cette difficulté il la con- tournera par l'interdiction, l'emprisonnement, l'illégalité. La seconde partie de la jeunesse qui est sous l'influence de la Démocratie Chrétienne, Scouts, Ajisme confessionnel, J.O.C., etc., ne présente évidemment aucun danger pour l'Etat, bien au con- traire. Reste donc cette petite fraction remuante, anticonformiste, a 46 l'anticlericalisme vivant quoique démodé, à l'antimilitarisme tenace qui, s'il est le réservoir des objecteurs de conscience, peut l'être aussi de révolutionnaires conscients du problème de la guerre et de sa signification. Aussi les tentatives faites depuis cinq ans par l'Etat pour donner un cadre légal et officiel aux A.J., créer une Fondation, étiqueter les jeunes, leur ôter leurs moyens de s'exprimer librement en les tenant par le côté crédits, sont très caractéristiques. La F.N.A.J. (Fédération nationale A.J.) qui s'est constituée il y a deux ans et dont les cercles dirigeants, devenus fonctionnaires de l'Etat, ont accepté ces servitudes, est un pas très avancé dans cette voie. C'est pour cela que la réaction minoritaire de l'an dernier qui créa en se retirant du Congrès F.N.A.J. un Mouvement indépen- dant des A.J. est extrêmement encourageante. Ce fut une réaction assez spontanée des tout jeunes militants de l'ajisme de l'après- guerre. Sa plateforme indique sa volonté de se délimiter de l'Etat et de son influence ainsi que de toutes les influences de l'Eglise et des partis politiques. Elle s'affirme antimilitariste et anticléricale. Elle dit avoir conscience du caractère social que doivent prendre ses activités et de son esprit internationaliste. Ce sursaut, bien que n'ayant aucune comparaison sur le ter- rain de la lutte de classe avec les ruptures sporadiques que l'on a pu voir ces dernières années de minorités ouvrières contre leurs directions bureaucratiques syndicales ou politiques, est cependant un facteur de même nature profonde. L'an dernier au cours du Congrès de la F.N.A.J. où toutes les manoeuvres classiques pour délayer les débats et empêcher l'expres- sion des opposants furent employées, les minoritaires se retirèrent. Ils se réunirent immédiatement en Congrès et firent de leur mieux pour définir leur tendance et organiser des équipes régio- nales. Il existait depuis un certain temps au sein de la F.N.A.J. un groupe de camarades qui dénonçaient d'une façon vigoureuse l'in- Fluence prépondérante que prenait l'Etat et surtout le changement de caractère qui allait faire des Mouvements d'A.J. des vendeurs de cartes pour hôtel de tourisme populaire. Ce comité pour un Ajisme indépendant, animé par des militants libertaires, mar- quait surtout l'accent sur l'antiétatisme, l'esprit militant des Auber- ges et l'Internationalisme. L'organisation actuelle garde cette empreinte idéologique, une crainte très vive d'être noyautée par des tendances politiques. De là son hostilité aux membres de l'Unité Ajiste, tendance trotskysté du mouvement qui dans la F.N.A.J. prône l'unité et demande au M.I.A.J. de ne pas compromettre le Mouvement des A.J. Du passé ils héritent cette tradition de défense de la laïcité qu'ils voient, il est vrai, du côté pratique de la solidarité apportée aux écoles avec lesquelles ils peuvent se mettre en contact, écoles subissant plus particulièrement la pression cléricale (Bretagne). Bien qu'ils affirment que le M.I.A.J. ne devra pas prendre part aux actions de masse qui, nous le savons, sont faites actuellement pour détourner la classe ouvrière de ses véritables objectifs (Mou- vements de la Paix, Cartels laïques, etc.) ils conservent une sym- pathie pour cette défense de la laïcité. Le Congrès de la R.P. qui s'est tenu récemment a prouvé dans un climat très jeune, unë volonté d'organisation décentralisée extre- mement démocratique. Ces tendances indiquées plus haut se sont bien affirmées ; l'insistance sur la volonté de ne dépendre de per- sonne, sur l'auto-éducation dans un sens social très prononcé, sur la révocabilité des responsables sont de très bon augure. L'ajisme ne fera pas la révolution. Mais le M.I.A.J., s'il prend garde de se dégager des influences petites-bourgeoises qui ne man- queront pas de s'y exprimer, pourra être le lieu ou, se confron- timur teront les positions de l'avant-garde sur tous les problèmes actuels qui se posent à la jeunesse ouvrière. Les jeunes camarades groupés dans le M.I.A.J. sont influencés, cela est manifeste quand on lit leur pressë, par des jeunes militants anarchistes. De là l'imprécision de leur position antiétatique et antimilitariste. Au travers des luttes qu'ils vont avoir à livrer d'abord pour survivre, n'ayant ni locaux et ne voulant quemander aucun crédit officiel, ensuite pour préciser leurs buts et leurs moyens, se déga- geront des prises de consciences sur le problème crucial du moment : la nécessité de préparer une avant-garde prolétarienne armée idéologiquement. Le caractère totalitaire de la société d'expoitation, la guerre totale et inéluctable qu'elle prépare, la possibilité qu'il y aura au travers des luttes des deux blocs impérialistes de reconstituer une organisation prolétarienne clairvoyante et universelle pour la cons- company truction d'une véritable société socialiste, tous ces problèmes seront posés aux camarades du M.I.A.J. comme à tous les travailleurs. ANDRÉ GARROS. Les lecteurs de la Revue sont fraternellement invités par notre groupe à la RÉUNION PUBLIQUE organisée le VENDREDI 18 JUILLET 1952 à 20 h. aux Sociétés Savantes (Angle Rue Danton et Rue Serpente - Métro Odéon) La salle de la réunion sera indiquée au tableau d'affichage. A l'ordre du jour : La situation du prolétariat en France, 1945 - 1952 1 Imp. Ettighoffer-Raynaud Paris. SOMMAIRE Page Sur le programme socialiste, par Pierre CHAULIEU . . 1 10 Discussion sur le problème du parti révolutionnaire : La direction prolétarienne, par Pierre CHAULIEU. Le prolétariat et le problème de la direction révolutionnaire, par Claude MONTAL. ..... 18 NOTES: La situation sociale en France, par CI. MONTAL.. 28 Troskysme et Stalinisme, par G. PETRO. ..... 35 Les Auberges de la jeunesse, par André GARROS. 45