SOCIALISME OU BARBARIE Paraît tous les deux mois Comité de Rédaction : P. CHAULIEU Ph. GUILLAUME A. VEGA J. SOREL (Fabri) Gérant : G. ROUSSEAU Adresser mandats et correspondance à : Georges PETIT, 9, Rue de Savoie, Paris VI• LES ANCIENNES ADRESSES ET LES ANCIENS COMPTES CHÈQUES SONT SUPPRIMÉS LE NUMÉRO. ABONNEMENT UN AN (six numéros).. 100 francs 500 francs SOCIALISME OU BARBARIE holl L'EXPÉRIENCE PROLÉTARIENNE & Il n'y a guère formule de Marx plus rabâchée : « l'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire des luttes de classes ». Pourtant celle-ci n'a rien perdu de son caractère explo- sif. Les hommes n'ont pas fini d'en fournir le commentaire pra- tique, les théories des mystificateurs de ruser avec son sens ni de lui substituer de plus rassurantes vérités. Faut-il admettre que l'histoire se définit tout entière par la lutte de classes ; aujourd'hui tout entière par la lutte du prolétariat contre les classes qui l'exploitent ; que la créativité de l'histoire et la créa- tivité du proletariat, dans la société actuelle sont une seule et même chose ? Sur ce point, il n'y a pas d'ambiguïté chez Marx : « De tous les instruments de production, écrit-il, le plus grand pouvoir productif c'est la classe révolutionnaire elle-même » (1). Mais plutôt que de tout subordonner à ce grand pouvoir pro- ductif, d'interpréter la marche de la société d'après la marche de la classe révolutionnaire, le pseudo-marxisme en tous genres juge plus commode d'assurer l'histoire sur une base moins. mou- vante. Il convertit la théorie de la lutte des classes en une science purement économique, prétend établir des lois à l'image des lois de la physique classique, déduit la superstructure et fourre dans ce chapitre avec les phénomènes proprement idéologiques, le comportement des classes. Le prolétariat et la bourgeoisie, dit- on, ne sont que des « personnifications de catégories économi- ques » l'expression est dans le Capital le ,premier celle du travail salarié, la seconde celle du capital. Leur lutte n'est donc que le reflet d'un conflit objectif, celui qui se produit à des pério. des données entre l'essor des forces productives et les rapports, de production existants. Comme ce conflit résulte lui-même du développement des forces productives, l'histoire se trouve pour l'essentiel réduite à ce développement, insensiblement transfor- mée en un épisode particulier de l'évolution de la nature. Ein même temps qu'on escamote le rôle propre des classes, on esca- mote celui des hommes. Certes, cette théorie ne dispense pas de s'intéresser au développement du prolétariat ; mais l'on ne retient alors que des caractéristiques objectives, son extension, sa densité, (1) Misère de la Philosophie, p. 135. sa concentration ; au mieux, on les met en relation avec les gran- des manifestations du mouvement ouvrier ; le prolétariat est traité comme une MASSE, inconsciente et indifférenciée dont on sur- veille l'évolution naturelle. Quant aux épisodes de sa lutte, per- manente contre l'exploitation, quant aux actions révolutionnaires et aux multiples expressions idéologiques qui les ont accompa- gnées, ils ne composent pas l'histoire réelle de la classe, mais un accompagnement de sa fonction économique. Non seulement Marx se distingue de cette théorie, mais il en a fait une critique explicite dans ses æuvres philosophiques de jeu- nesse ; la tendance à se représenter le développement de la société en soi, c'est-à-dire indépendamment des hommes concrets et des relations qu'ils établissent entre eux, de coopération ou de lutte, est, selon lui, une expression de l'aliénation inhé- rente à la société capitaliste. C'est parce qu'ils sont rendus étrangers à leur travail, parce que leur condition sociale leur est imposée indépendamment de leur volonté que les hommes sont amenés à se représenter l'activité humaine en général comme une activité physique et la Société comme un être en soi. Marx n'a pas détruit cette tendance par sa critique pas plus qu'il n'a supprimé l'aliénation en la dévoilant ; elle s'est, au con- traire, développée à partir de lui, sous la forme d'un prétendu matérialisme économique qui est venu, avec le temps, jouer un rôle précis dans la mystification du mouvement ouvrier. Recou- pant une division sociale du prolétariat entre une élite ouvrière associée à une fraction de l'intelligentsia et la masse de la classe, elle est venue alimenter une idéologie de commandement dont le caractère bureaucratique s'est pleinement révélé, avec le stalinisme. En convertissant le prolétariat en une masse soumise à des lois, en un exécutant de sa fonction économique, celui-ci se justifiait de le traiter en exécutant au sein de l'organisation ouvrière et d'en faire la matière de son exploitation. En fait, la véritable réponse à ce pseudo-matérialisme écono- mique, c'est le prolétariat qui l'a lui-même apportée dans son existence pratique. Qui ne voit qu'il n'a pas seulement REAGI, dans l'histoire, à des facteurs externes, économiquement définis du type degré d'exploitation, niveau de vie, type de concentra- tion, mais qu'il a réellement agi, intervenant révolutionnaire- ment non pas selon un schéma préparé par sa situation objec- tive, mais en fonction de son expérience totale cumulative. Il serait absurde d'interpréter le développement du mouvement ouvrier sans le mettre constamment en relation avec la structure économique de la société, mais vouloir l'y réduire c'est se con- damner à ignorer pour les trois quarts la conduite concrète de la classe. La transformation, en un siècle, de la mentalité ouvrière, des méthodes de lutte, des formes d'organisation, qui s'aventurerait à la déduire du processus économique ? Il est donc essentiel de réaffirmer, à la suite de Marx, que la classe ouvrière n'est pas seulement une catégorie économique, qu'elle est « le plus grand pouvoir productif » et de montrer comment elle l'est, ceci contre ses détracteurs et ses mystifica- teurs et pour le développement de la théorie révolutionnaire. Mais il faut reconnaître que cette tâche n'a été qu'ébauchée par Marx et que la conception qu'il a exprimée sur le prolétariat n'est pas nette. Il s'est souvent contenté de proclamer en termes 2 abstraits le rôle de la prise de conscience dans la constitution de la classe sans expliquer en quoi consistait celle-ci. En même temps il a dans le but de montrer la nécessité d'une révolution radicale dépeint le prolétariat en des termes si sombres qu'on est en droit de se demander comment il peut s'élever à la const cience de ses conditions et de son rôle de direction de l'huma- nité. Le capitalisme l'aurait transformé en machine et dépouillé. de « tout caractère humain au physique comme au moral (2), aurait retiré à son travail toute apparence « d'activité person- nelle », aurait réalisé en lui « la perte de l'homme ». C'est, selon Marx, parce qu'il est une espèce de sous-humanité, totalement aliénée, qu'il a accumulé toute la détresse de la société que le prolétariat peut, en se révoltant contre son sort, émanciper l'hu- manité tout entière. (Il faut « une classe... qui soit la perte totale de l'homme et qui ne puisse se reconquérir elle-même que par la conquête totale de l'homme », ou encore : « seuls, les prolétaires du temps présent totalement exclus de toute activité personnelle sont à même de réaliser leur activité personnelle complète et ne connaissant plus de bornes et qui consiste en l'appropriation d'une totalité de forces collectives ») (3). Il est trop clair pourtant que la révolution prolétarienne ne consiste pas en une explosion libé- ratrice suivie d'une transformation instantanée de la société (Marx a eu suffisamment de sarcasmes pour cette naïveté anar- chiste) mais en la prise de direction de la société par la classe exploitée. Comment celle-ci peut-elle s'opérer, le prolétariat accomplir avec succès les innombrables tâches politiques, écono- miques, culturelles qui découlent de son pouvoir, s'il s'est trouvé jusqu'à la veille de la révolution radicalement exclu de la vie sociale ? Autant dire que la classe se métamorphose pendant la révolution. De fait, il ý a bien une accélération du processus historique en période révolutionnaire, un bouleversement des rap- ports entre les hommes, une communication de chacun avec la société globale qui doit provoquer un mûrissement extraordi- naire de la classe, mais il serait absurde, sociologiquement par- lant, de faire naître la classe avec la révolution. Elle ne mûrit alors que parce qu'elle dispose d'une expérience antérieure, qu'elle interprète et met en pratique positivement. Les déclarations de Marx sur l'aliénation totale du prolétariat rejoignent son idée que le renversement de la bourgeoisie est à soi seul la condition nécessaire et suffisante de la victoire, du, socialisme ; dans les deux cas, il ne se préoccupe que de la des- truction de la société ancienne et de lui opposer la société com- muniste comme le positif s'oppose au négatif. Sur ce point se manifeste sa dépendance nécessaire à l'égard d'une période histo- rique ; cependant les dernières décades écoulées invitent à consi- dérer autrement le passage de la société ancienne à la société post-révolutionnaire. Le problème de la révolution devient celui de la capacité du prolétariat de gérer la société et par la même force à s'interroger sur le développement de celui-ci au sein de la société capitaliste. Il ne manque pas d'indications, toutefois, chez Marx lui-même, qui mettent sur la voie d'une autre conception du prolétariat. Par exemple, Marx écrit que le communisme est le mouvement réel (2) Economie politique et Philosophie, tr. Molitor, p. 116. (3) Idéologie allemande, p. 242. supprimant la société actuelle qui en est la présupposition, indi. quant qu'il y a sous un certain rapport une continuité entre les forces sociales dans le stade capitaliste et l'humanité future ; plus explicitement, il souligne l'originalité du prolétariat qui repré- sente déjà, dit-il, une « dissolution de toutes les classes » (4), parce qu'il n'est lié à aucun intérêt particulier, parce qu'il absorbe en fait des éléments des anciennes classes et les mêle dans un moule unique, parce qu'il n'a pas de lien nécessaire avec le sol et par extension avec une nation quelconque. En outre, si Marx insiste à juste titre sur le caractère négatif, aliénant du travail prolé, tarien, il sait aussi montrer que ce travail met la classe ouvrière dans une situation d'universalité, avec le développement du ma- chinisme qui permet une interchangeabilité des tâches et une rationalisation virtuellement sans limite. Il fait voir enfin la fonction créatrice du prolétariat par sa conception de l'Industrie qu'il définit comme « le livre ouvert des forces humaines » (5). Celui-ci apparaît, alors, non plus comme une sous-humanité, mais comme le producteur de la vie sociale tout entière. Il fabrique les objets grâce auxquels la vie des hommes se maintient et se poursuit dans TOUS les domaines, car il n'y en a pas serait- ce celui de l'art qui ne doive ses conditions d'existence à la production industrielle. Or s'il est le producteur universel, il faut bien que le prolétaire soit en une certaine manière le dépositaire de la culture et du progrès social. Marx, d'autre part, semble décrire à plusieurs reprises la con- duite de la bourgeoisie et celle du prolétariat dans les mêmes termes, comme si les classes non seulement s'apparentaient par leur place dans la production mais encore par leur mode d'évolu- tion et les rapports qu'elles établissaient entre les hommes. Ainsi écrit-il par exemple : « les divers individus ne constituent de classe qu'en tant qu'ils ont a soutenir une lutte contre une autre classe ; pour le reste, ils s'affrontent dans la concurrence. D'autre part, la classe s'autonomise aussi vis-à-vis des individus, de sorte que ceux- ci trouvent leurs conditions d'existence prédestinées » (6). Cepen- dant dès qu'il décrit concrètement l'évolution du prolétariat et de la bourgeoisie, il les différencie 'radicalement. Les bourgeois ne composent une classe essentiellement qu'autant qu'ils ont une fonction économique similaire ; à ce niveau, ils ont des intérêts communs et les horizons communs que leur décrivent leurs condi- tions d'existence ; indépendamment de la politique qu'ils adoptent ils forment un groupe homogène doté d'une structure fixe ; ce qu'atteste, d'ailleurs, la faculté qu'a la classe de s'en remettre à une fraction spécialisée pour faire sa politique, c'est-à-dire pour repré- senter au mieux ses intérêts, qui sont ce qu'ils sont avant toute expression ou interprétation. Cette caractéristique de la bour- goisie est également manifeste dans son processus de formation historique ; « les conditions d'existence des bourgeois isolés devin- rent, parce qu'ils étaient en opposition aux conditions existantes et par le mode de travail qui en était la conséquence, les conditions qui leur étaient communes à tous » (7) ; en d'autres termes, c'est l'identité de leur situation économique au sein de la féodalité qui . (4) CI. Le Manifeste Communiste. (5) Economie politique et Philosophie, p. 34. (6) Idéologie allemande, p. 224. (7) Id., p. 223. 4 nous verrons au con- les réunit et leur donne l'aspect d'une classe, leur imposant au départ une simple association par ressemblance. Ce que Marx exprime encore en disant que le serf en rupture de ban est déjà un demi bourgeois (8) ; il n'y a pas solution de continuité entre le serf et le bourgeois, mais légalisation par celui-ci d'un mode d'exis- tence antérieur ; la bourgeoisie s'insinue dans la société féodale, comme un groupe de cette société étendant son propre mode de production ; alors même qu'elle se heurte aux conditions existantes, celles-ci ne sont pas en contradiction avec sa propre existence, elles en gênent seulement le développement. Marx ne le dit pas, mais il permet de le dire : dès son origine, la bourgeoisie est ce qu'elle sera, classe exploiteuse ; sous-privilégiée d'abord, certes. mais possédant d'emblée tous les traits que son histoire ne fera que développer. Le développement du proletariat est tout différent; ré- duit à sa seule fonction économique, il représente bien une catégo- rie sociale déterminée, mais cette catégorie ne contient pas encore son sens de classe, ce sens que constitue la conduite originale, soit en définitive la lutte sous toutes ses formes de la classe dans la société face aux couches adverses. Ceci ne signifie pas que le rôle de la claşse dans la production soit à négliger traire que le rôle que les ouvriers jouent dans la société et qu'ils sont appelés à jouer en s'en rendant les maîtres, est directement fondé sur leur rôle de producteurs mais l'essentiel est que ce rôle ne leur donne aucun pouvoir en acte, mais seulement une capacité de plus en plus forte à diriger. La bourgeoisie est conti- nuellement en face du résultat de son travail et c'est ce qui lui confère son objectivité ; le prolétariat s'élève par son travail sans jamais cependant que le résultat le concerne. C'est à la fois ses produits et la marche de ses opérations qui lui sont dérobés ; alors qu'il progresse dans ses techniques, ce progrès ne vaut en quelque sorte que pour l'avenir, il ne s'inscrit qu'en négatif sur l'image de la société d'exploitation. (Les capacités techniques du prolétariat américain contemporain sont sans commune mesure avec celles du prolétariat français de 1848, mais celui-ci comme celui-là sont également dépourvus de tout pouvoir économique). Il est vrai que les ouvriers, comme les bourgeois, ont des intérêts si. milaires imposés par leurs communes conditions de travail par exemple, ils ont intérêt au plein emploi et à des hauts salaires mais ces intérêts sont, d'un certain point de vue, d'un autre ordre que leur intérêt profond qui est de ne pas être ouvriers. En appa- rence, l'ouvrier recherche l'augmentation de salaires comme le bourgeois recherche le profit, de même qu'en apparence ils sont tous deux possesseurs de marchandises sur le marché, l'un posses- seur du capital, l'autre de la force de travail ; en fait le bourgeois se constitue par cette conduite comme auteur de sa classe, il édifie le système de production qui est à la source de sa propre structure sociale ; le prolétaire de son côté ne fait que réagir aux condi- tions qui lui sont imposées, il est mû par ses exploiteurs ; et sa revendication, même si elle est le point de départ de son opposi- tion radicale à l'exploitation elle-même, fait encore partie inté- , grante de la dialectique du capital. Le prolétariat ne s'affirme, en tant que classe autonome, en face de la classe bourgeoise, que lorsqu'il conteste son pouvoir, c'est-à-dire son mode de produc- tion, soit, concrètement, le fait même de l'exploitation ; c'est donc 1 (8) Id., p. 229. 1 : son attitude révolutionnaire qui constitue son attitude de classe. Ce n'est pas en étendant ses attributions économiques qu'il déve- loppe son sens de classe, mais en les niant radicalement pour insti- tuer un nouvel ordre économique. Et de là vient aussi que les prolé- taires, à la différence des bourgeois, ne sauraient s'affranchir indi. viduellement, puisque leur affranchissement suppose non pas le libre épanouissement de ce qu'ils sont déjà virtuellement mais l'abolition de la condition prolétarienne (9). Marx enfin, fait remarquer, dans le même sens, que les bourgeois n'appartiennent à leur classe qu'en tant qu'ils en sont les « membres » ou comme individus « moyens » c'est-à-dire passivement déterminés par leur situation économique, tandis que les ouýriers formant la « commu- nauté révolutionnaire » (10) sont proprement des individus, com- posant précisément leur classe dans la mesure où ils dominent leur situation et leur rapport immédiat à la production. S'il est donc vrai qu'aucune classe ne peut jamais être réduite à sa seule fonction économique, qu'une description des rapports sociaux concrets au sein de la bourgeoisie fait nécessairement par. tie de la compréhension de la nature de cette classe, il est plus vrai encore que le prolétariat exige une approche spécifique qui per- mette d'en atteindre le développement subjectif. Quelque réserve, en effet, que cette épithète appelle, il résume cependant mieux que toute autre le trait dominant du prolétariat. Celui-ci est subjec- tif en ce sens que sa conduite n'est pas la simple conséquence de ses conditions d'existence ou plus profondément que ses conditions d'existence exigent de lui une constante lutte pour être trans- formées, donc un constant dégagement de son sort immédiat et que le progrès de cette lutte, l'élaboration du contenu idéologique que permet ce dégagement composent une expérience au travers de laquelle la classe se constitue. En paraphrasant Marx une fois encore, on dira qu'il faut éviter avant tout de fixer le prolétariat comme abstraction vis-à-vis de l'individu, ou encore qu'il faut rechercher comment sa structure sociale sort continuellement du processus vital d'individus déter- minés, car ce qui est vrai, selon Marx, de la société, l'est a fortiori du prolétariat qui représente au stade historique actuel la force éminemment sociale, le groupe producteur de la vie collective. Force est cependant de reconnaître que ces indications que nous trouvons chez Marx, cette orientation vers l'analyse concrète des rapports sociaux constitutifs de la classe ouvrière n'ont pas été développées dans le mouvement marxiste. La question à notre sens fondamentale comment les hommes placés dans des condi. tions de travail industriel, s'approprient-ils ce travail, nouent-ils entre eux des rapports spécifiques, perçoivent-ils et construisent- ils pratiquement leur relation avec le reste de la société, d'une façon singulière, composent-ils une expérience en commun qui fait d'eux une force historique cette question n'a pas été directe- ment abordée. On la délaisse ordinairement au profit d'une con- ception plus abstraite dont l'objet est, par exemple, la Société capitaliste considérée dans sa généralité et les forces qui la composent situées à distance sur un même plan. Ainsi pour Lénine, le prolétariat est-il une entité dont le sens historique est une fois pour toutes établi et qui à cette restriction près qu'on (9) Idéologie allemande, p. 229. (10) Id., p. 230. - est pour lui est traité comme son adversaire, en fonction de ses caractères extérieurs et un intérêt excessif est accordé à l'étude du « rapport de forces » confondue avec celle de la lutte de classes elle-même, comme si l'essentiel consistait à mesurer la pression qu'une des deux masses exerce sur la masse opposée. Certes, il ne s'agit nullement, selon nous, de rejeter une analyse objective de la structure et des institutions de la société totale et de prétendre par exemple qu'aucune connaissance vraie ne peut nous être donnée qui ne soit celle que les prolétaires eux-mêmes puissent élaborer, qui ne soit liée à un enracinement dans la classe. Cette théorie « ouvriériste » de la connaissance, qui, soit dit en passant, réduirait à rien l'euvre de Marx, doit être condamnée au moins pour deux raisons, d'abord parce que toute connaissance prétend à l'objectivité (alors même qu'elle est consciente d'être psycholo- giquement et socialement conditionnée), ensuite parce qu'il appar- tient à la nature même du prolétariat d'aspirer à un rôle prati- quement et idéologiquement universel, soit en définitive de s'iden- tifier avec la société totale. Mais il demeure que l'analyse objec- tive, même menée avec la plus grande rigueur, comme elle l'est par Marx dans le. Capital, est incomplète parce qu'elle est con- trainte de ne s'intéresser qu'aux résultats de la vie sociale ou aux formes fixées dans lesquelles celle-ci s'intègre (par exemple l'évo- lution des techniques ou de la concentration du capital) et à igno- rer l'expérience humaine correspondant à ce processus matériel ou tout au moins extérieur (par exemple le rapport qu'ont les hommes avec leur travail à l'époque de la machine à vapeur et à l'époque de l'électricité, à l'époque d'un capitalisme concurrentiel et à celle d'un monopolisme étatique). En un sens, il n'y a aucun moyen de mettre à part les formes matérielles et l'expérience des hommes, puisque celle-ci est déterminée par les conditions dans lesquelles elle s'effectue et que ces conditions sont le résultat d'une évolution sociale, le produit d'un travail humain, pourtant d'un point de vue pratique, c'est en définitive l'analyse objective qui se subor- donne à l'analyse concrète car ce ne sont pas les conditions mais les hommes qui sont révolutionnaires, et la question dernière est de savoir comment ils s'approprient et transforment leur situa- tion. Mais l'urgence et l'intérêt d'une analyse concrète s'impose aussi à nous d'un autre point de vue. Nous tenant près de Marx, nous venons de souligner le rôle de producteurs de la vie sociale des ouvriers. Il faut dire davantage, car cette proposition pourrait s'appliquer d'une façon générale à toutes les classes qui ont eu dans l'histoire la charge du travail. Or, le prolétariat est lié à son rôle de producteur comme aucune classe ne l'a été dans le passé. Ceci tient à ce que la société moderne industrielle ne peut être que partiellement comparée aux autres formes de société qui l'ont précédée. Idée couramment exprimée aujourd'hui par de nombreux sociologues qui prétendent, par exemple, que les sociétés primi. tives du type le plus archaïque sont plus près de la société féodale européenne du moyen âge que celle-ci ne l'est de la société capi- taliste qui en est issue, mais dont on n'a pas suffisamment montré l'importance en ce qui concerne le rôle des classes et leur rapport. En fait, il y a bien dans toute société la double relation de l'homme à l'homme et de l'homme à la chose qu'il transforme, mais le second aspect de cette relation prend avec la production industrielle une nouvelle importance. Il y a maintenant une sphère de la produc- -7- . tion régie par des lois en une certaine mesure autonomes ; elle est bien sûr englobée dans la sphère de la société totale puisque les rapports entre les classes sont en définitive constitués au sein du processus de production ; mais elle ne s'y réduit pas car le déve- loppement de la technique, le processus de rationalisation qui caractérise l'évolution capitaliste depuis ses origines ont une portée qui dépasse le cadre strict de la lutte des classes. Par exemple (c'est une constatation banale), l'utilisation de la vapeur ou de l'électricité par l'industrie implique une série de consé- quences -- soient un mode de division du travail, une distribution del entreprises - qui sont relativement indépendantes de la forme générale des rapports sociaux. Certes, la rationalisation et le déve- loppement technique ne sont pas une réalité en soi ; ils le sont si peu qu'on peut les interpréter comme une défense du patronat constamment menacé dans son profit par la résistance du proléta- riat à l'exploitation. Il demeure que si les mobiles du Capital sont suffisants pour en expliquer l'origine, ils ne permettent pas de rendre compte du contenu du progrès technique. L'explication la plus profonde de cette apparente autonomie de la logique du dévè. loppement technique est que celui-ci n'est pas l'euvre de la seule direction capitaliste, qu'il est aussi l'expression du travail proléta- rien. L'action du prolétariat, en effet, n'a pas seulement la forme d'une 'résistance (contraignant constamment le patronat à amélio- rer ses méthodes d'exploitation), mais aussi celle d'une assimila- tion continue du progrès et davantage encore d'une collaboration active à celui-ci. C'est parce que les ouvriers sont capables de s'adapter au rythme et à la forme sans cesse en évolution de la production que cette évolution peut se poursuivre ; plus profondé- ment, c'est en apportant eux-mêmes des réponses aux mille pro- blèmes que pose la production dans son détail, qu'ils rendent pos- sible l'apparition de cette réponse systématique explicite qu'on nomme l'invention technique. La rationalisation qui s'opère au grand jour reprend à son compte, interprète, et intègre à une perspective de classe, les innovations multiples, fragmentaires, dis- persées et anonymes des hommes qui sont engagés dans le pro- cessus concret de la production. Cette remarque est, de notre point de vue, capitale, parce qu'elle incite à mettre l'accent sur l'expérience qui s'effectue au niveau des rapports de production et sur la perception qu'en ont les ouvriers. Il ne s'agit pas, comme on le voit, de séparer radi- calement ce rapport social spécifique du rapport social tel qu'il s'exprime au niveau de la société globale, mais seulement de recon- naître sa spécificité. Ou, en d'autres termes, constatant que la structure industrielle détermine de part en part la structure so- ciale, qu'elle a acquis une permanence telle que toute société désormais quel que soit son caractère de classe modeler sur certains de ses traits, nous devons comprendre dans quelle situation elle met les hommes qui lui sont intégrés de toute nécessité, c'est-à-dire les prolétaires. En quoi pourrait donc consister une analyse concrète du prolé- tariat ? Nous essaierons de le définir en énumérant différentes approches et en évaluant leur intérêt respectif. La première consisterait à décrire la situation économique dans laquelle se trouve placée la classe et l'influence qu'a celle-ci sur sa structure; à la limite, c'est toute l'analyse économique et sociale qui serait ici nécessaire, mais, en un sens plus restreint, nous vou- -: doit se 1 8 lons parler des conditions de travail et des conditions de vie de la classe les modifications qui surviennent dans sa concentra- tion et sa différenciation, dans les méthodes d'exploitation, la pro- ductivité, la durée du travail, les salaires et les possibilités d'em- ploi, etc... Cette approche est la plus objective en ceci qu'elle s'at- tache à des caractéristiques apparentes (et d'ailleurs essentielles) de la classe. Tout groupe social peut être étudié de cette manière et tout individu. peut se consacrer à une telle étude indépendamment d'une conviction révolutionnaire quelconque (11); tout au plus peut-on dire qu'une telle enquête est ou sera généralement inspirée par des mobiles politiques puisqu'elle desservira nécessairement la classe exploiteuse, mais dans sa méthode elle n'a rien de spécifi- quement prolétarien. Une seconde approche pourrait à l'inverse être qualifiée de typiquement subjective ; elle viserait toutes les expressions de la conscience prolétarienne, ou ce qu'on entend ordinairement par le terme d'idéologie. Par exemple, le marxisme primitif, l'anarchisme, le réformisme, le bolchévisme, le stalinisme ont représenté des moments de la conscience prolétarienne et il est très important de comprendre le sens de leur succession ; pourquoi de larges couches de la classe se sont rassemblées à des stades historiques différents sous leur drapeau et comment ces formes continuent à coexister dans la période actuelle, en d'autres termes qu'est-ce que le prolétariat cherche à dire par leur intermédiaire. Une telle analyse des idéologies, que nous ne présentons pas comme originale et dont on trouve de nombreux exemples dans la littérature marxiste (par exemple chez Lénine, la critique de l'anarchisme et du réformisme) pourrait cependant être poussée assez loin dans la période présente où nous disposons d'un pré- cieux recul qui permet d'apprécier la tranformation des doctrines, en dépit de leur continuité formelle (celle des idées staliniennes entre 1928 et 1952 ou du réformisme depuis un siècle). Mais quel que soit son intérêt, cette étude est aussi incomplète et abstraite. D'une part, nous utilisons encore une approche extérieure qu'une connaissance livresque (des programmes et des écrits des grands mouvements intéressés) pourrait satisfaire et qui ne nous impose pas nécessairement une perspective prolétarienne. D'autre part, nous laissons échapper à ce niveau ce qui fait peut-être le plus important de l'expérience ouvrière. Nous ne nous intéressons en effet qu'à l'expérience explicite, qu'à ce qui est exprimé, mis en forme dans des programmes ou des articles sans nous préoccuper de savoir si les idées sont un reflet exact des pensées ou des inten- tions réelles des couches ouvrières qui ont paru s'en réclamer. Or, s'il y a toujours un écart entre ce qui est vécu et ce qui est éla- boré, transformé en thèse, cet écart a une ampleur particulière dans le cas du prolétariat. C'est d'abord que celui-ci est une classe aliénée, non pas seulement dominée, mais totalement exclue du pouvoir économique et par là-même mise dans l'impossibilité de représenter un statut quelconque – ce qui ne signifie pas que l'idéologie soit sans relation avec son expérience de classe, mais qu'en devenant un système de pensées, elle suppose une rupture avec cette expérience et une anticipation qui permet à des fac- teurs non prolétariens d'exercer leur influence. Nous retrouvons sur ce point une différence essentielle entre le prolétariat et la (11) Qu'on pense par exemple au livre de G. Duveau La Vie Ouvrière en France 80u5 le Second Empire. 1 bourgeoisie à laquelle nous avons déjà fait allusion. Pour celle-ci, la théorie du liberalisme, à une époque donnée par exemple, a eu le sens d'une simple idéalisation ou rationalisation de ses inté- rêts ; les programmes de ses partis politiques en général expri. ment le statut de certaines de ses couches ; pour le prolétariat, le bolchévisme, s'il représentait en une certaine mesure une rationa- lisation de la condition ouvrière, était aussi une interprétation opérée par une fraction de l'avant-garde associée à une intelli- gentsia relativement séparée de la classe. En d'autres termes, il y a deux raisons à la déformation de l'expression ouvrière : le fait qu'elle est l'euvre d'une minorité qui est extérieure à la vie réelle de la classe ou est contrainte d'adopter une position d'exté- riorité à son égard et le fait qu'elle est utopie (ce terme n'étant nullement pris dans son acception péjorative) c'est-à-dire projet d'établir une situation dont le présent ne contient pas toutes les prémisses. Certes, les idéologies du mouvement ouvrier représen- tent bien celui-ci sous un certain rapport puisqu'il les reconnaît pour siennes, mais elles le représentent sous une forme dérivée. La troisième approche serait plus spécifiquement historique ; elle consisterait à rechercher une continuité dans les grandes manifestations de la classe depuis son avènement, à établir que les révolutions, ou plus généralement les diverses formes de résis- tance ou d'organisation ouvrières (associations, syndicats, partis, comités de grève ou de lutte) sont les moments d'une expérience progressive et à montrer comment cette expérience est liée à l'évo. lution des formes économiques et politiques de la société capita- liste. C'est enfin la quatrième approche que nous jugeons la plus concrète ; au lieu d'examiner de l'extérieur la situation et le déve- loppement du prolétariat, on chercherait à restituer de l'intérieur son attitude en face de son travail et de la société et à montrer comment se manifeste dans sa vie quotidienne ses capacités d'in- vention ou son pouvoir d'organisation sociale. Avant toute réflexion explicite, toute interprétation de leur sort ou de leur rôle, les ouvriers ont un comportement spontané en face du travail industriel, de l'exploitation, de l'organisation de la production, de la vie sociale à l'intérieur et en dehors de l'usine et c'est, de toute évidence, dans ce comportement que se mani- feste le plus complètement leur personnalité. A ce niveau les dis- tinctions du subjectif et de l'objectif perdent leur sens : ce com- portement contient éminemment les idéologies qui en constituent en une certaine mesure la rationalisation, comme il suppose les conditions économiques dont il réalise lui-même l'intégration ou l'élaboration permanente. Une telle approche n'a guère été, nous l'avons dit, utilisée jusqu'à maintenant ; sans doute, trouve-t-on dans l'analyse de la classe ouvrière anglaise au XIXe siècle que présente le Capital des' renseignements qui pourraient la servir, cependant la préoccupa- tion essentielle de Marx consiste à décrire les conditions de tra- vail et de vie des ouvriers ; il s'en tient donc à la première appro- che que nous mentionnions. Or, depuis Marx, nous ne pourrions citer que des documents « littéraires » comme essais de descrip- tion de la personnalité ouvrière. Il est vrai que depuis quelques années est apparue, essentiellement aux Etats-Unis, une sociologie « ouvrière » qui prétend analyser concrètement les rapports 80- ciaux au sein des entreprises et proclame ses intentions pratiques. 10 1 une Cette sociologie est l'œuvre du patronat ; les capitalistes « éclai- rés » ont découvert que la rationalisation matérielle avait ses limites, que les objets-hommes avaient des réactions spécifiques dont il fallait tenir compte si l'on voulait tirer d'eux le meilleur parti, c'est-à-dire les soumettre à l'exploitation la plus efficace admirable découverte en effet qui permet de remettre en service un humanisme hier taylorisé et qui fait la fortune de pseudo-psy- chanalystes appelés à libérer les ouvriers de leur ressentiment comme d'une entrave néfaste à la productivité ou de pseudo-socio- logues chargés d'enquêter sur les attitudes des individus à l'égard de leur travail et de leurs camarades et de mettre au point les meilleures méthodes d'adaptation sociale. Le malheur de cette sociologie est qu'elle ne peut par définition atteindre la person- nalité prolétarienne car elle est condamnée par så perspective de classe à l'aborder de l'extérieur et à ne voir que la personnalité de l'ouvrier producteur simple exécutant irréductiblement lié au système d'exploitation capitaliste. Les concepts qu'elle utilise, celui d'adaptation sociale, par exemple, ont pour les ouvriers le sens contraire qu'ils ont pour les enquêteurs et sont donc dépourvus de toute valeur (pour ces derniers, il n'y a d'adaptation qu'aux conditions existantes, pour les ouvriers l'adaptation implique une inadaptation à l'exploitation). Cet échec montre les présupposi- 'tions d'une analyse véritablement concrète du prolétariat. L'im-' portant est que ce travail soit reconnu par les ouvriers comme un moment de leur propre expérience, un moyen de formuler, de condenser et de confronter connaissance ordinairement implicite, plutôt « sentie » que réfléchie et fragmentaire. Entre ce travail d'inspiration révolutionnaire et la sociologie dont nous parlions, il y a toute la différence qui sépare la situation du chro- nométrage dans une usine capitaliste et celle d'une détermination collective des normes dans le cas d'une gestion ouvrière. Car c'est bien comme un chronométreur de sa « durée psychologique » que doit nécessairement apparaître à l'ouvrier l'enquêteur venu pour scruter ses tendances coopératives ou son mode d'adaptation. En revanche, le travail que nous proposons se fonde sur l'idée que le prolétariat est engagé dans une expérience progressive qui tend à faire éclater le cadre de l'exploitation ; il n'a donc de sens que pour des hommes qui participent d'une telle expérience, au premier chef, des ouvriers. A cet égard, l'originalité radicale du prolétariat se manifeste encore. Cette classe ne peut être connue que par elle-même, qu'à la condition que celui qui interroge admette la valeur de l'expérience prolétarienne, s'enracine dans sa situation et fasse sien l'horizon social et historique de la classe ; à condition donc de rompre avec les conditions immédiatement données qui sont celles du sys- tème d'exploitation. Or, il en va tout différemment pour d'autres groupes sociaux. Des américains étudient par exemple avec suc- cès la petite bourgeoisie du Middle West comme ils étudient les Papous des îles d'Alor ; quelles que soient les difficultés rencon- trées (et qui concernent toujours la relation de l'observateur avec son objet d'étude) et la nécessité pour l'enquêteur d'aller au-delà de la simple analyse des institutions afin de restituer le sens qu'elles ont pour des hommes concrets, il est possible d'obtenir dans ces cas-là une certaine connaissance lu groupe étudié sans pour autant partager ses normes et accepter ses valeurs. C'est que la petite bourgeoisie comme les Papous a une existence sociale · 11 . . i objective qui, bonne ou mauvaise, est ce qu'elle est, tend à se per- pétuer sous la même forme et offre à ses membres un ensemble de conduites et de croyances solidement liées aux conditions pré- sentes. Tandis que le prolétariat n'est pas seulement, nous l'avons suffisamment souligné, ce qu'il paraît être, la collectivité des exé- cutants de la production capitaliste ; sa véritable existence sociale est cachée, bien sûr solidaire des conditions présentes, mais aussi sourde contradiction du système actuel (d'exploitation), avènement d'un rôle en tous points différents du rôle que la société lui impose aujourd'hui. Cette approche concrète, que nous jugeons donc suscitée par la natute propre du prolétariat, implique que nous puissions rassem- bler et interpréter des témoignages ouvriers ; par témoignages, nous entendons surtout des récits de vie ou mieux d'expérience individuelle, faits par les intéressés et qui fourniraient des ren- seignements sur leur vie sociale. Enumérons à titre d'exemple quel- ques-unes des questions qui nous semblent le plus intéressant à voir aborder dans ces témoignages et que nous avons pour une bonne part définies à la lumière de documents déjà existants (12). On chercherait à préciser : a) la relation de l'ouvrier à son travail (sa fonction dans l'usine, son savoir technique, sa connais- sance du processus de production sait-il par exemple d'où vient et où va la pièce qu'il travaille - son expérience professionnelle a-t-il travaillé dans d'autres usines, sur d'autres machines, dans d'autres branches de production ? etc... ; son intérêt pour la pro- duction quelle est sa part d'initiative dans son travail, a-t-il une curiosité pour la technique ? A-t-il spontanément l'idée de transformations qui devraient être apportées à la structure de la production, au rythme du travail, au cadre et aux conditions de vie dans l'usine ? A-t-il en général une attitude critique à l'égard des methodes de rationalisation du patronat ; comment accueille-t-il les tentatives de modernisation ?) b), Les rapports avec les autres ouvriers et les éléments des aüu'es couches sociales au sein de l'entreprise (différence d'atti- tudes à l'égard des autres ouvriers, de la maîtrise, des employés, des ingénieurs, de la direction) conception de la division du travail que représente la hiérarchie des fonctions et celle des saiaires ? Préférerait-il faire une partie de son travail sur machine et l'autre dans des bureaux ? S'est-il accommodé du rôle de simple exécutant ? Considère-t-il la structure sociale à l'intérieur de l'usine comme nécessaire ou en tout cas « allant de soi » ? Existe- t-il des tendances à la coopération, à la compétition, à l'isole- 'ment ? Goût pour le travail d'équipe, individuel ? Comment se répartissent les rapports entre les individus ? Rapports person- nels ; formation de petits groupes ; sur quelle base s'établissent- ils ? Quelle importance ont-ils pour l'individu ? S'ils sont différents des rapports qui s'établissent dans les bureaux, comment ceux-ci sont-ils perçus et jugés ? Quelle importance la physionomie sociale a-t-elle à ses yeux ? Connaît-il celle d'autres usines et les compare- t-il ?. Est-il exactement informé des salaires attachés aux diffé- rentes fonctions dans l'entreprise ? Confronte-t-il 'ses feuilles de paie avec celles des camarades ? etc... c) La vie sociale en dehors de l'usine et la connaissance de ce (12) « L'ouvrier américain » publié par Socialismo ou Barbarte, n° 1. Témoignage, Les Temps Modernes, juillet 1952. 12 - qui advient dans la société totale. (Incidence de la vie à l'usine sur la vie à l'extérieur ; comment son travail, matériellement et psy- chologiquement, influence-t-il sa vie personnelle, familiale par exemple ? Quel milieu fréquente-t-il en dehors de l'usine ? En quoi ces fréquentations lui sont-elles imposées par son travail, son quartier d'habitation ? Caractéristiques de sa vie familiale, rap- ports avec ses enfants, éducation de ceux-ci, quelles sont ses acti- vités extra-professionnelles ? Manière dont il occupe ses loisirs ; a-t-il des goûts prononcés pour un mode déterminé de distrac- tion ? En quelle mesure utilise-t-il les grands moyens d'informa- tion ou de diffusion de la culture : livres, presse, radio, cinéma ; attitude à cet égard, par exemple quels sont ses goûts... non seu- lement quels journaux lit-il ? Mais ce qu'il lit d'abord dans le jour- nal; dans quelle mesure s'intéresse-t-il à ce qui se passe dans le monde et en discute-t-il ? (l'événement politique ou social, la découverte technique ou le scandale bourgeois), etc.... d) Le lien avec une tradition et une histoire proprement prolé- t tarienne. (Connaissance du passé du mouvement ouvrier et fami- liarité avec cette histoire ; participation effective à des luttes sociales et souvenir qu'elles ont laissées ; connaissance de la situa- tion des ouvriers d'autres pays ; attitude vis-à-vis de l'avenir, indé- pendamment d'une estimation politique particulière, etc...) Quel que soit l'intérêt de ces questions, on peut à juste titre s'interroger sur la portée de témoignages individuels. Nous savons bien que nous ne pourrons en obtenir qu'un nombre très restreint : de quel droit généraliser ? Un témoignage est par définition sin- gulier --- celui d'un ouvrier de 20 ans ou de 50, travaillant dans une petite entreprise ou dans un grand trust, militant évolué, jouissant d'une forte expérience syndicale et politique, ayant des opinions arrêtées ou dépourvu de toute formation et de toute expérience particulière comment, sans artifice, tenir pour rien ces dif- férences de situation et tirer de récits si différemment motivés un enseignement de portée universelle ? La critique est sur ce point largement justifiée et il paraît évident que les résultats qu'il serait possible d'obtenir seront nécessairement de caractère limité. Tou- tefois, il serait également artificiel de dénier pour autant tout inté- rêt aux témoignages. C'est d'abord que les différences individuelles, si importantes soient-elles ne jouent qu'au sein d'un cadre uni- que, qui est celui de la situation prolétarienne et que c'est celle-ci que nous visons au travers des récits singuliers beaucoup plus que la spécificité de telle vie. Deux ouvriers placés dans des condi- tions très différentes ont ceci de commun qu'ils sont soumis l'un et l'autre à une forme de travail et d'exploitation qui est pour l'es- sentiel la même et qui absorbe pour les trois quarts leur existence personnelle. Leurs salaires peuvent présenter un écart sensible, leurs conditions de logement, leur vie familiale n'être pas compa- rables, il demeure que leur rôle de producteurs, de manieurs de machines et leur aliénation est profondément identique. En fait, tous les ouvriers savent cela ; c'est ce qui leur donne des rapports de familiarité et de complicité sociale (alors qu'ils ne se connais- sent pas) visibles au premier coup d'oeil pour un bourgeois qui pénètre dans un quartier prolétarien. Il n'est donc pas absurde de chercher sur des exemples particuliers des traits qui ont une signification générale, puisque ces cas ont suffisamment de res- semblances pour se distinguer ensemble de tous les cas concer- nant d'autres couches de la société. A quoi il faut ajouter que la 13 méthode du témoignage serait bien davantage critiquable si elle visait à recueillir et à analyser des opinions car celles-ci offrent nécessairement une large diversité, mais, nous l'avons dit, ce sont les attitudes ouvrières qui nous intéressent, quelquefois, certes, exprimées dans des opinions, mais souvent aussi défigurées par elles et en tout cas plus profondes et nécessairement plus simples que celles-ci qui en procèdent ; ainsi serait-ce une gageure mani- feste de vouloir induire à partir de quelques témoignages indivi- duels les opinions du prolétariat sur l’U.R.S.S. ou même sur une question aussi précise que celle de l'éventail des salaires, mais nous paraît-il beaucoup plus facile de percevoir les attitudes à l'égard du bureaucrate, spontanément adoptées au sein du proces- sus de production. Enfin, il convient de remarquer qu'aucun autre mode de connaissance ne pourrait nous permettre de répondre aux problèmes que nous avons posés. Disposerions-nous d'un vaste ap- pareil d'investigation statistique (en l'occurrence de très nom- breux camarades ouvriers susceptibles de poser des milliers de questions dans les usines, puisque nous avons déjà condamné toute enquête effectuée par des éléments extérieurs à la classe) cet appa- reil ne nous servirait de rien, car' des réponses recueillies auprès d'individus anonymes et. qui ne pourraient être mises en corréla- tion que d'une manière quantitative seraient dépourvues d'intérêt. C'est seulement rattachées à un individu concret que des réponses se renvoyant les unes aux autres, se confirmant ou se démentant peuvent dégager un sens, évoquer une expérience ou un système de vie et de pensée qui peut être interprété. Pour toutes ces rai- sons, les récits individuels sont d'une valeur irremplaçable. Ceci ne signifie pas que, par ce biais, nous prétendions définir ce que le prolétariat est dans sa réalité, une fois rejetées toutes les représentations qu'il se fait de sa condition quand il s'aper- coit à travers le prisme déformant de la société bourgeoise ou des partis qui présentent l'exprimer. Un témoignage d'ouvrier, si significatif, si symbolique et si spontané soit-il demeure cepen- dant déterminé par la situation du témoin. Nous ne faisons pas ici allusion à la déformation qui peut provenir de l'interprétation de l'individu mais à celle que le témoignage impose nécessaire- ment à son auteur. Raconter n'est pas agir et suppose même une rupture avec l'action qui en transforme le sens ; faire par exem- ple le récit d'une grève est tout autre chose qu'y participer, ne serait-ce que' parce qu'on en connaît alors l'issue, que le simple recul de la réflexion permet de juger ce qui, sur l'instant, n'avait pas encore fixé son sens. En fait c'est bien plus qu'un simple écart d'opinion qui apparaît dans ce cas, c'est un changement d'attitude ; c'est-à-dire une transformation dans la manière de réagir aux situations dans lesquelles on se trouve placé. A quoi il s'ajoute que le récit met l'individu dans une position d'isole- ment qui ne lui est pas non plus naturelle. C'est solidairement avec d'autres hommes qui participent à la même expérience que lui, qu'un ouvrier agit ordinairement ; sans parler même de la lutte sociale ouverte, celle qu'il mène d'une manière cachée mais permanente au sein du processus de production pour résister à l'exploitation, il la partage avec ses camarades ; ses attitudes les plus caractéristiques, vis-à-vis de son travail ou des autres cou- ches sociales il ne les trouve pas en lui comme le bourgeois ou le bureaucrate qui se voit dicter sa conduite par ses intérêts d'individu, il en participe plutôt comme de réponses collectives. 14 La critique d'un témoignage doit précisément permettre d'aperce- poir dans l'attitude individuelle, ce qui implique la conduite du groupe, mais, en dernière analyse l'une et l'autre ne se recou- vrent pas et le témoignage ne nous procure qu'une connaissance incomplète. Enfin, et cette dernière critique rejoint partiellement la première en l'approfondissant, on doit mettre en évidence le contexte historique dans lequel ces témoignages sont publiés ; ce n'est pas d'un prolétaire éternel qu'ils témoignent mais d'un cer- tain type d'ouvrier occupant une position définie dans l'histoire, situé dans une période qui voit le reflux des forces ouvrières dans le monde entier, la lutte entre deux forces de la société d'exploitation réduire peu à peu au silence toutes les autres manifestations sociales et tendre à se développer en un conflit ouvert et en une unification bureaucratique du monde. L'attitude du prolétariat, même cette attitude essentielle que nous recher- chons et qui en une certaine mesure dépasse une conjoncture par- ticulière de l'histoire, n'est toutefois pas identique selon que la classe travaille avec la perspective d'une émancipation proche ou qu'elle est condamnée momentanément à contempler des hori. zons bouchés et à garder un silence historique. C'est assez dire que cette approche qualifiée par nous de concrète est encore abstraite à bien des égards, puisque trois aspects du prolétariat (pratique, collectif, historique) ne se trou- vent abordés qu'indirectement et sont donc défigurés. En fait le prolétariat concret n'est pas objet de connaissance ; il travaille, lutte, se transforme ; on ne peut en définitive le rejoindre théo- riquement mais seulement pratiquement en participant à son histoire. Mais cette dernière remarque est elle-même abstraite car elle ne tient pas compte du rôle de la connaissance dans cette histoire même, qui en est une partie intégrante comme le travail et la lutte. C'est un fait aussi manifeste que d'autres que les ouvriers s'interrogent sur leur condition, et la possibilité de la transformer. On ne peut donc que multiplier les perspectives théoriques, nécessairement abstraites, même quand elles sont réu- nies, et postuler que tous les progrès de clarification de l'expé- rience ouvrière font mûrir cette expérience. Ce n'était donc pas, par une clause de style que nous disions des quatre approches – successivement critiquées -- qu'elles étaient complémentaires. Ceci ne signifiait pas que leurs résultats pouvaient utilement s'ajouter, mais plus profondément qu'elles communiquaient en rejoignant par des voies différentes, et d'une manière plus ou moins compréhensive, la même réalité, que nous avons déjà appe- lée, faute d'un terme plus satisfaisant, l'expérience prolétarienne. Par exemple nous pensons que la critique de l'évolution, du mouvement ouvrier, de ses formes d'organisation et de lutte, la critique des idéologies et la description des attitudes ouvrières doivent nécessairement se recouper ; car les positions qui se sont exprimées d'une manière systématique et rationnelle dans l'histoire du mouvement ouvrier et les organisations et les mouvements qui se sont succédé coexistent, en un certain sens, à titre d'interprétations ou de réalisations possibles dans le pro- létariat actuel ; au-dessous, pour ainsi dire, des mouvements réformiste, anarchiste, ou stalinien il y a chez les ouvriers procédant directement du rapport avec la production une pro- jection de leur sort, qui rend possibles ces élaborations et les contient simultanément ; de même des techniques de lutte qui 15 - paraissent associées à des phases de l'histoire ouvrière (1848, 1870 ou 1917) expriment des types de relations entre les ouvriers qui continuent d'exister et même de se manifester (sous la forme par exemple d'une grève sauvage, dépourvue de toute organi- sation). Ce qui ne signifie pas que le prolétariat contienne, de par sa seule nature, tous les épisodes de son histoire ou toutes les expressions idéologiques possibles de sa condition, car l'on pourrait aussi bien retourner notre remarque et diré que son évolution matérielle et théorique l'a amené à être ce qu'il est, s'est condensée dans sa conduite actuelle lui créant un nouveau champ de possibilités et de réflexion. L'essentiel est de ne pas perdre de vue en analysant les attitudes ouvrières que la con- naissance ainsi obtenue est elle-même limitée et que, plus pro- fonde ou plus compréhensive que d'autres modes de connais- sance, non seulement elle ne supprime pas leur validité mais doit encore s'associer à eux, sous peine d'être inintelligible. 1 Nous avons déjà énuméré une série de questions que l'analyse concrète devrait nous permettre de résoudre ou de mieux poser, nous voudrions maintenant indiquer après avoir formulé des réserves sur leur portée comment elles peuvent se grouper et contribuer à un approfondissement de la théorie révolution- naire. Les principaux problèmes concernés nous paraissent être les suivants : 1) Sous quelle forme l'ouvrier s'approprie-t-il la vie sociale ? — 2) Comment s'intègre-t-il à sa classe, c'est-à-dire quelles sont les relations qui l'unissent aux hommes qui parta- gent sa condition et en quelle mesure ces relations constituent. elles une communauté délimitée et stable dans la société ? Quelle est sa perception des autres couches sociales, sa communi- cation avec la société globale, sa sensibilité aux institutions et aux événements qui ne concernent pas immédiatement son cadre de vie ? 4) De quelle manière subit-il matériellement et idéo- logiquement la pression de la classe dominante, et quelles sont ses tendances à échapper à sa propre. classe ? 5) Quelle est enfin sa sensibilité à l'histoire du mouvement ouvrier, son inser- tion de fait dans le passé de la classe et sa capacité d'agir en fonction d'une tradition de classe ? Comment ces problèmes pourraient-ils être abordés et quel est leur intérêt ? Prenons en exemple celui de l'appropriation de la vie sociale. Il s'agirait d'abord de préciser quels sont le savoir et la capacité technique de l'ouvrier, sans aucun doute des rensei- gnements concernant directement son aptitude professionnelle sont nécessaires ; mais on devrait aussi rechercher comment la curiosité technique apparaît en dehors de la profession dans les loisirs, par exemple dans toutes les formes de bricolage, ou dans l'intérêt accordé à toutes les publications scientifiques ou techni- ques ; il s'agirait de mettre en évidence la connaissance qu'a l'ouvrier des problèmes du mécanisme de l'organisation indus- trielle, sa sensibilité à tout ce qui touche l'administration des choses. Sans se désintéresser d'une évaluation du niveau culturel de l'intéressé, en prêtant à l'expression le sens étroit que la bour- geoisie donne ordinairement à ce terme (volume des connaissances littéraires, artistiques, scientifiques) on essaierait de décrire le champ d'information que ?ui ouvrent le journal, la radio et le cinéma. En même temps on se préoccuperait de savoir si le pro- létaire a une manière propre d'envisager les événements et les 16 conduites, quels sont ceux qui suscitent son intérêt (qu'il en soit le témoin dans sa vie quotidienne ou qu'il en prenne connais- sance par le pournal, qu'il s'agisse de faits d'ordre politique ou, comme on dit, de faits divers). L'essentiel serait de déterminer s'il y a une mentalité de classe et en quoi elle diffère de la men- talité bourgeoise. Nous ne fournissons que des indications sur ce point ; vouloir les développer serait anticiper sur les témoignages eux-mêmes, car c'est eux seuls qui peuvent non seulement permettre une inter- prétation mais aussi révéler l'étendue des questions concernées dans un ordre de recherches donné. L'intérêt révolutionnaire de la recherche est manifeste. En bref il s'agit de savoir si le prolétariat est ou non assujetti à la domination culturelle de la bourgeoisie et si son aliénation le prive d'une perspective originale sur la société. La réponse à cette question peut soit faire conclure que toute révolution est vouée à l'échec puisque le renversement de l'Etat ne pourrait que ramener tout l'ancien fatrás culturel propre à la société précédente, soit permettre d'apercevoir le sens d'une nouvelle culture dont les éléments épars et le plus souvent inconscients existent déjà. Il est à peine besoin de souligner, sinon contre des critiques de mauvaise foi trop prévisibles, que cette enquête sur la vie sociale du prolétariat ne se propose pas d'étudier la classe de l'extérieur, pour révéler sa nature à ceux qui ne la connaissent pas ; elle répond aux questions précises que se posent explicite- ment les ouvriers d'avant-garde et implicitement la majorité de la classe dans une situation où une série d'échecs révolutionnaires et la domination de la bureaucratie ouvrière ont miné la con- fiance du prolétariat dans sa capacité créatrice et son émanci. pation. Les ouvriers, encore dominés sur ce point par la bour- geoisie, pensent qu'ils n'ont aucune connaissance en propre, qu'ils sont seulement les parias de la culture bourgeoise: C'est qu'en fait leur créativité n'est pas là où elle devrait se manifester selon les normes bourgeoises, leur culture n'existe pas comme un ordre séparé de leur vie sociale, sous la forme d'une produc- tion des idées, elle existe comme un certain pouvoir d'organi- sation des choses et d'adaptation au progrès, comme une certaine attitude à l'égard des relations humaines, une disposition à la communauté sociale. De ceci les ouvriers pris individuellement n'ont qu'un sentiment confus, puisque l'impossibilité dans laquelle ils se trouvent de donner un contenu objectif à leur culture au sein de la société d'exploitation, leur fait douter de celle-ci et croire à la seule réalité de la culture bourgeoise. Prenons enfin un second exemple ; comment décrire le mode d'intégration du prolétaire à la classe ? Il s'agirait, dans ce cas, de savoir comment l'ouvrier perçoit, au sein de l'entreprise, les hommes qui partagent son travail et les représentants de toutes les autres couches sociales ; quelle est la nature et le sens des rapports qu'il a avec ses camarades de travail, s'il a des attitudes différentes à l'égard d'ouvriers appartenant à des caté. gories différentes (professionnel, O.S., manœuvre) ; si ses rela- tions de camaraderie se prolongent en dehors de l'usine ; s'il a tendance ou non à rechercher des travaux qui nécessitent une coopération ; s'il a toujours travaillé en usine, dans quelle situa- tion il a commencé à le faire, s'il pense à la possibilité d'accom- plir un travail 'différent ; si jamais une occasion s'est présentée 17 i à lui de changer de métier ? S'il fréquente des milieux étrangers à sa classe et quelle opinion il. a d'eux; en particulier s'il a des attaches avec un milieu paysan et comment il juge ce milieu ? Il faudrait confronter avec ces renseignements des réponses four- nies sur des points très différents : évaluer, par exemple, la familiarité de l'individu avec la tradition du mouvement ouvrier, l'acuité des souvenirs qui sont pour lui associés à des épisodes de la lutte sociale, l'intérêt qu'il a pour cette lutte, indépen- damment du jugement qu'il porte sur elle (on peut trouver ensemble une condamnation de la lutte inspirée par un pessi- misme révolutionnaire et un récit enthousiaste des événements de 1936 ou de 44) ; repérer la tendance à envisager l'histoire et plus particulièrement l'avenir du point de vue du proletariat ; noter les réactions à l'égard des prolétariats étrangers, notamment d'un prolétariat favorisé comme celui des Etats-Unis ; chercher enfin dans la vie personnelle de l'individu tout ce qui peut mon- trer l'incidence de l'appartenance à la classe et les tentatives de fuite par rapport à la condition ouvrière (l'attitude à l'égard des enfants, l'éducation qu'on leur donne, les projets qu'on forme sur leur avenir sont à cet égard particulièrement significatifs). Ces renseignements auraient l'intérêt de montrer, d'un point de vue révolutionnaire, de quelle manière un ouvrier fait corps avec sa classe, et si son appartenance à son groupe est ou non différente de celle d'un petit bourgeois ou d'un bourgeois à son propre groupe. Le prolétaire lie-t-il son sort à tous les niveaux de son existence, qu'il en soit ou non conscient, au sort de sa classe ? Peut-on vérifier concrétement les expressions classiques mais trop souvent abstraites de conscience de classe ou d'attitude de classe, et cette idée de Marx que le prolétaire, à la différence du bourgeois, n'est pas seulement membre de sa classe, mais individu d'une communauté et conscient de ne pouvoir s'affranchir que collectivement. « Socialisme ou Barbarie » souhaite susciter des témoignages ouvriers et les publier, en même temps qu'il accordera une place importante à toutes les analyses concernant l'expérience proléta- rienne. On trouvera dès ce numéro le début d'un témoignage (13); il laisse de côté une série de points que nous avons énumérés ; d'autres témoignages pourront au contraire les aborder aux dépens des aspects envisagés dans ce numéro. En fait il est impossible d'imposer un cadre précis. Si nous avons paru, dans le cours de nos explications, nous rapprocher d'un questionnaire, nous pensons que cette formule de travail ne serait pas valable ; la question précise imposée de l'extérieur peut être une gêne pour le sujet interrogé, déterminer une réponse artificielle, en tout cas imprimer à son contenu un caractère qu'il n'aurait pas sans cela. Il nous paraît utile d'indiquer des directions de recherche qui peuvent servir dans le cas d'un témoignage provoqué ; mais nous devons être attentifs à tous les modes d'expression suscep- tibles d'étayer une analyse concrète. Au reste, le véritable pro- blème n'est pas celui de la forme des documents, mais celui de leur interprétation. Qui opérera des rapprochements jugés signi. ficatifs entre telle et telle réponse, révélera au-delà du contenu explicite du document les intentions ou les attitudes qui l'inspi. rent, confrontera enfin les divers témoignages entre eux ? Les camarades de la revue « Socialisme ou Barbarie ? » Mais ceci ne . (13) La vie en usine, p. 48. 18 va-t-il pas contre leur intention, puisqu'ils se proposent surtout par cette recherche de permettre à des ouvriers de réfléchir sur leur expérience ? Le problème ne peut être artificiellement résolu, surtout à cette première étape du travail. Nous souhaitons qu'il soit possible d'associer les auteurs mêmes des témoignages à une critique collective des documents. De toutes manières, l'interpré- tation, d'où qu'elle vienne, aura l'avantage de rester contempo- raine de la présentation du texte interprété. Elle ne pourra s'im- poser que si elle est reconnue exacte par le lecteur, celui-ci ayant faculté de trouver un autre sens dans les matériaux qu'on lui säumet. Notre objectif est, pour l'instant, de réunir de tels matériaux et Apus' comptons sur la collaboration active des sympathisants de la Revue. · 19 + LE PATRONAT FRANÇAIS ET LA PRODUCTIVITÉ Parallèlement à l'évolution de la conjoncture politico-économique depuis la dernière guerre et nécessairement liée à celle-ci, l'action du Patronat français peut se diviser également en deux parties très distinctes. Tout d'abord, la période de « remise en marche » de la production pendant laquelle se manifeste l'action directe et efficace du Parti communiste et des bureaucrates syndicaux. En même temps, dans le domaine économique, l'importante inflation que l'on sait se développe. Cette époque voit le patronat français sur une position tactiquement défensive, consentant des augmentations de salaires et satisfaisant, dans une certaine mesure, aux revendica- : tions des travailleurs, assuré qu'il est de la possibilité de gonfler ses prix et d'écouler facilement ses produits sur le marché. L'offre est inférieure à la demande et les salaires réels se retrouvent un peu plus rongés à chaque palier de l'inflation. Mais l'ère de la stabili- sation face aux perspectives a sonné bien avant l'arrivée de M. Pinay. Des jalons se posent à l'échelle de la production elle-même depuis 1947-48. Le patronat français, à l'échelle individuelle, prend de plus en plus conscience de l'état d'infériorité de ses moyens de produc- tion et de son rendement, en rapport avec l'évolution économique internationale. Les deux blocs se sont nettement différenciés. L'Alle- magne redevient une concurrente dangereuse. L'Amérique exige une rentabilité plus grande de ses dollars. Il faut assainir l'économie, la monnaie, se préparer aux luttes concurrentielles, recouvrer la part de plus-value destinée aux investissements, supprimer l'ingérence du P.C., tout ceci par. le seul moyen dont dispose le capitalisme : une surexploitation du prolétariat. La méthode en soi est classique, elle va consister en un durcissement progressif et en une menace permanente vis-à-vis de la classe ouvrière. Elle s'opèrera de deux façons, l'ancienne, faite de la division syndicale, des menaces de licenciements, de la résistance opiniâtre à la grève, ou du paterna- lisme ; la nouvelle faite de l'installation des méthodes de produc- tivité et de réorganisation. Dans les usines qui, comme beaucoup d'usines françaises, travaillaient avec des moyens de production relativement vieux et des méthodes surannées, l'installation de mé thodes nouvelles d'organisation et le renouvellement progressif du matériel a permis et accompagné la réaction patronale. Quels moyens ont été employés ? Quels sont les retentissements dans les différentes couches de salariés ? Les buts envisagés sont-ils atteints ? Pour répondre à ces questions, nous nous référons à quel- ques exemples particuliers de certaines usines de la région pari- sienne. Si les moyens ont été différents, ce n'est qu'en fonction de la nature différente de la production dans chaque usine, les métho- des ou, plutôt, la méthode étant la même dans son esprit comme dans son application. Le mot d'ordre est le « redressement » et toutes les énergies seront exploitées à cette fin. Dans la plupart des moyennes et grandes entreprises à « redres- ser » ont été placés des organisateurs tout frais sortant des Ecoles 1 20 ! : d'organisation scientifique du travail. Ces écoles, certaines anciennes (E.O.S.T.) ou nouvelles (C.E.G.O.S.) ont modifié, refondu et mis à jour les principes de l'organisation connus (depuis les expériences de 1928-30) en s'appuyant sur les dernières méthodes appliquées aux U.S.A. Elles ont accueilli ingénieurs et cadres de tous ordres en vue d'une formation adéquate. D'autre part des Sociétés d'organisation et de rationalisation privées se sont montées en vue d'implanter les méthodes nouvelles dans les entreprises intéressées. 'Dans les deux cas, et en règle générale, les organisateurs sont des éléments exté- rieurs à l'entreprise ayant, une fois en place, tous pouvoirs aux yeux des Conseils d'Administration. Naturellement, le premier stade a été l'installation elle-même de ces Messieurs qui n'a pu se faire sans quelques difficultés au niveau de la direction (éviction d'an-' ciens directeurs ou de cadres supérieurs). Le premier travail de ces nouveaux et futurs chefs d'entreprise a été consacré à une prise de contact et à une étude approfondie de l'usine. Période assez longue (8 à 12 mois) pendant laquelle rien ne se passe et qui a l'avantage supplémentaire de calmer les méfilances. Les organisateurs sont en place et aucun changement dans la marche de l'usine ne se produit. Pourtant leur activité, qui semble nulle à première vue, a une grosse importance pour les périodes à venir. Leur action s'oriente sur deux points bien définis : 1° Etude du fonctionnement général de l'usine : modes de fabri- cation et réalisations. Des stages sont faits dans les différents services et ateliers. C'est la période de « rodage » déterminant les connaissances nécessaires de la marche de l'entreprise ; 2° Etude sur le plan psychologique et politique des différentes couches de salariés de l'usine. Discussions avec les cadres afin de mettre à jour leur point de vue sur le fonctionnement actuel et possible et de détecter les partisans et adversaires éventuels des méthodes nouvelles. Etude des réactions politiques des proches collaborateurs' (techniciens, agents de maitrise) par des conversa- tions d'ordre général, Jaugeage du comportement des mensuels et ouvriers en fonction des problèmes propres à leur catégorie (em- ployés, professionnels, Os, manœuvres). Tous ces sondages auront, naturellement, une grosse importance sur les moyens à employer dans l'avenir face à ces considérants. Il est nécessaire de souligner cet aspect du problème qui marque une amélioration significative des méthodes d'exploitation, le principe de direction étant de camou- fler la pire exploitation par une soi-disant compréhension et une mise en place exacte des valeurs. Les conditions optima d'une action étant réalisées, le côté pra- tique va se manifester dans la « simplification du travail ». Cette première offensive, d'une apparence bénigne est très importante. Ce sont les mancuvres qui, les premiers, en font les frais : « guerre à la manutention inutile » tel est le mot d'ordre. Elle détermine les premiers investissements dans du matériel moderne (ex. : cha- riots électriques élévateurs) (1) en même temps que les premières · suppressions d'emploi (les vieux travailleurs sont les plus touchés). La manutention n'ajoutant rien à la valeur d'un produit, il faut l'éliminer chaque fois qu'il est possible. On connaît le slogan amé- ricain « nous ne sommes pas assez riches pour nous payer des brouettes ». Suit l'agencement des ateliers eux-mêmes. Le circuit des matières en cours de fabrication étant un facteur très important, on modifie de fond en comble l'implantation des machines, d'où un déplacement et une modification des équipes d'ouvriers que l'on effectue suivant les nécessités du moment. Le processus de (1) La manutention des pièces à tous les stades de la fabrication se faisant encore dans de nombreuses entreprises à l'aide de chariots à mains, des chariots électriques élévateurs font avantageusement le travail de cinq à six hommes. La disposition des ateliers souvent irrationnelle va être modi- filée de fond en comble en une succession logique du processus de fabrica- tion, l'emmagasinage des matières stockables ainsi que leur classement se standardisent et se simplifient par des méthodes appropriées, etc. 21 fabrication est, à son tour, l'objet d'une rationalisation poussée. En conservant les mêmes moyens de production, on s'efforce, par une sérieuse étude technique, de diminuer le nombre d'opérations primitivement prévues pour l'exécution des pièces. On met, pour ce faire, les techniciens à contribution. Il s'ensuit automatiquement des confiits entre ces techniciens et les agents de maîtrise ou même les ouvriers défendant leurs anciennes méthodes de travail. Natu- rellement, ces difficultés sont toujours résolues en faveur des orga. nisateurs qui, et ce sont les débuts de leurs manifestations direction- nelles, emploient la contrainte si la persuasion ne suffit pas. Tout aussitôt, et parallèlement, s'étudient les temps de fabrication. Le principe premier consiste à ne pas augmenter les cadences d'usinage d'une façon systématique mais, plutôt, à amener l'ouvrier à produire plus en supprimant les gestes inutiles. On s'emploie activement à créer un climat de confiance entre l'ouvrier sur sa machine et le * chronométreur-organisateur ». Toute une phraséologie et une pro- pagande active insistent sur la nécessité d'améliorer ce facteur essentiel de la productivité. Le tourneur, le fraiseur ou le raboteur t; de fabrication doit donc transformer de fond en comble så façon de procéder au profit d'un système qui en fait l'esclave absolu de sa machine. Il faut, dans ce domaine, faire une différence entre les anciennes méthodes de travail à la chaîne qui laissaient la liberté des mouvements de l'ouvrier dans le cadre d'un temps imposé à la fabrication d'une pièce, alors, que par la suppression des gestes inutiles on tente de standardiser les mouvements eux-mêmes aux fins d'augmenter les cadences. Dans l'esprit des organisateurs il n'y a donc pas une diminution ordonnée des temps, mais une obligation involontaire. Des paroles à la réalité, une marge d'impossibilités existant, faite de la résistance de l'ouvrier à cette nouvelle forme d'aliénation, ceci ce solde presque toujours pratiquement par une augmentation imposée des cadences. Du côté employés : compta- bilité, services commerciaux, bureaux d'études, service planning, etc., la lutte pour la simplification du travail est tout aussi importante. Elle le serait même relativement plus, étant donné la situation « pri- vilégiée » dont bénéficient les mensuels du point de vue du volume de travail. Très longtemps le patronat a fermé les yeux sur l'iné- galité du temps de travail réalisé dans une journée par un employé de bureau. Il s'agissait tout en maintenant des salaires extrêmement bas (la misère en faux-col) de créer dans les esprits le mythe du privilège par rapport aux ouvriers. Le but a d'ailleurs été atteint. L'employé en règle générale a tendance à se croire un salarié de condition supérieure. Mais les impératifs de la conjoncture actuelle tendent à modifier radicalement la position patronale. Il faut lutter contre les « frais généraux », et les salaires versés aux. employés de tous ordres sont considérés comme improductifs. Le processus de travail de l'organisateur est sensiblement le même dans les bureaux que dans les ateliers. La définition stricte du travail réalisé par chacun et même dans certains cas l'étude des temps modifient consi- dérablement l'« atmosphère » des bureaux. Une méthode moins directe que la suppression d'emploi s'est avérée plus « digestible ». Elle consiste à ne pas remplacer les employés quittant leur ser- vice. Le travail du démissionnaire ou du décédé étant réparti dans la mesure du possible sur le reste du personnel du service, du coup on augmente le volume de travail tout en ménageant la psychologie propre des restants. Le contrôle se fait plus sévère, la discipline se resserre, et, couronnant le tout la mécanisation s'implante de plus en plus. Le temps des comptables à monocle penchés sur leurs immenses registres est pratiquement révolu. L'ère des machines électro-comptables commence et par là même assimile le tenant du porte-plume à l'ouvrier face à sa machine. La question des salaires a toujours été la préoccupation majeure d'un chef d'entreprise. Le vieil adage capitaliste «payer le moins possible et vendre le plus cher possible » reste particulièrement vrai pour nos modernes, contrairement aux dires des propagandes. L'et- 22 1 fort principal en ce domaine a été axé sur le rajustement par en bas des salaires des différentes catégories professionnelles. Pour comprendre le processus, il est nécessaire de revenir un peu en arrière. En 1945, reprenant les contrats collectifs de 1936, le décret Parodi-Croizat définit les salaires minima devant être payés dans chaque catégorie professionnelle de la Métallurgie. Le calcul du taux minimum s'effectuait et s'effectue toujours sur la base d'un nombre de points X correspondant à la profession, multiplié par la valeur du point liée elle-même au salaire minimum. (Ex. : dessina- teur d'études 1er échelon ; valeur du point 157,60, nombre de points hiérarchiques 234, soit un salaire minimum de 157,60 X 234 = 36.870 francs.) Le régime des prix et salaires réglementé par décret per- mettait aux patrons une fourchette d'augmentation représentant un plafond de 40 % au-dessus du minimum de la catégorie (dans l'exemple 36.870 X 1,4). Les différentes luttes revendicatives dans le cadre des usines avaient dans certains cas amené les salaires à leur plafond. N'étaient pas rares les industries qui, jusqu'en 1948, payaient au maximum, ou près du maximum des catégories. La situation générale se renversant l'astuce de nos organisateurs fut d'englober les augmentations gouvernementales successives des taux de base dans la fourchette précédente. Il s'en suivit pour des salaires équi- valents une baisse progressive des taux des catégories, d'où une diminution des salaires. On observe dans la plupart des cas des salaires, qui après avoir été au maximum tombent par bonds succes- sifs, très près des nouveaux minima. Tout ce « joli. travail » s'est effectué sur le plan personnel. On a tenu tête aux protestations individuelles ou collectives et aux grèves locales avec une fermeté encore inégalée dans la période d'après guerre. Parallèlement les patrons faisaient mine de reconsidérer les catégories elles-mêmes en reclassant certains ouvriers ou employés dans une catégorie supé- rieure (évidemment au minimum), se justifiant par les modifica- tions apportées à la marche de l'usine. En même temps, la hiérarchie s'affermissait : nomination de nou- veaux cadres et agents de maîtrise, importante revalorisation des salaires de ceux-ci, s'accompagnant, naturellement, de directives strictes quant à leur influence sur l'ensemble du personnel. Toutes ces modifications progressives et dosées ont bouleversé l'atmosphère générale des entreprises en question. Le rapport de force, dans son aspect subjectif, a changé du tout au tout. Au lieu de trouver face à eux un personnel que les staliniens avaient, dans une certaine mesure, soudé sur des bases de luttes revendicatives, les chefs d'entreprise ont devant eux une « matière » beaucoup moins homo- gène. Il n'y a, face à ces méthodes, pratiquement pas de réaction organisée. Lai position des staliniens est assez caractéristique en ce sens. Leurs militants syndicaux ne tentent aucune espèce d'action, dépassés par l'offensive patronale et l'apathie des ouvriers. Les méthodes d'organisation et leurs compléments s'implantent mainte- nant facilement. On peut affirmer en ce sens que le patronat a vaincu l'obstacle qu'il considérait certainement comme le plus diffi- cile : la résistance sociale que ces méthodes risquaient de faire surgir. Le gros atout a résidé dans la création de primes de produc- tivité. En fait, comme nous l'avons vu plus haut, les patrons don- nent, par ce système, ce qu'ils ont récupéré auparavant. Mais la prime est, par définition, l'arme de la division. Il s'agit de récom- penser l'effort individuel ou collectif. On instaure donc, en plus ou à la place des bonifications que l'on connaît, des primes appelées « de productivité » ou « de réalisation de programme » ou de « chif- fres d'affaires », etc. Il s'agit, cette fois, d'intéresser l'ouvrier ou le mensuel à la marche de l'entreprise. Les conditions de distribution de ces primes sont, et c'est la base du système, conditionnées par la hiérarchie. Les cadres, d'abord, en touchent d'importantes en fin d'année. Les agents de maîtrise, contremaîtres, chefs d'équipes sont également fortement encouragés, de cette façon, à améliorer la pro- 23 duction des ateliers qu'ils ont sous leur surveillance. Quant au reste du personnel, il perçoit, selon les entreprises, soit un pour- centage variable selon l'indice de productivité, soit un pourcentage fixe basé sur la réalisation d'un chiffre d'affaires minimum mensuel, soit une prime fixe et égale entre tous. Les primes, selon les cas, sont hebdomadaires, mensuelles ou trimestrielles. Elles varient entre 5 % et 30 % du salaire brut suivant les entreprises. Si on les exa- mine sous leur aspect global, on voit, par exemple, les primes moyennes des cadres vingt fois supérieures à celles des ouvriers et quinze fois à celles des techniciens, ces derniers ayant, naturelle- ment, des primes plus élevées que les professionnels et ceci conti- nuant d'une façon décroissante jusqu'au bas de l'échelle hiérarchique. Mais salaires bruts et primes diverses ne constituent pas une rémunération suffisante pour une quantité de travail de 40 heures. A la revendication des taux horaires, on répond par l'instauration d'heures supplémentaires. Celles-ci, possibles dans la situation du marché qui prévalait encore récemment, accroissent la surexploi- tation en « améliorant » le montant global de la quinzaine ou du mois. Désormais, ne voyant de possibilité de « défense de leur bifteack » autre que dans l'augmentation du nombre d'heures de tra- vail, les ouvriers ne défendent pas la semaine de 40 heures mais celle de 48 heures, les heures au-delà de 40 étant, comme l'on sajt, majorées de 25 %. Cette réaction avère grave. Elle caractériserait à elle seule un facteur important du recul des luttes ouvrières dans la période présente. Elle démontre en soi le manque, sur le plan collectif, de perspective immédiate de la classe ouvrière, saturée de la phraséologie stalinienne ou réformiste. A la lumière de la dis- cussion individuelle, il se démontre, dans la majorité des cas, que les ouvriers en ont une conscience vive. Mais aucune autre solution immédiate ne s'ouvre devant les difficultés présentes... Le système mis en place, les premières difficultés vaincues, l'ef. fort du patronat persévère dans toutes les directions. L'extraction scientifique de la plus-value va trouver sa réalisation dans le prin- cipe premier de l'accumulation capitaliste : la modernisation des moyens de production. La plus grande part des profits réalisés son consacrés à l'acquisition de machines modernes qui vont parfaire au maximum les conditions de production déjà mises en place. Le refus systématique de toute augmentation de salaire individuelle ou collective, le maintien et le renforcement d'une discipline de plus en plus stricte, l'obéissance aux ordres et le refus de toute initia- tive individuelle, le contrôle sévère des travaux et des résultats par les méthodes statistiques et graphiques, la rationalisation et l'aliéna- tion les plus poussées ou tendant' à l'être, la parcellisation scienti- fique du travail, telles sont les prémices de l'implantation des métho- des de productivité, arme actuellement essentielle de la classe capi- taliste française à l'école des méthodes made in U.S.A. Quelles sont les conclusions partielles que l'on peut tirer des premiers résultats ? Indiscutablement, la période actuelle se présente comme une victoire sur la classe ouvrière. En proie à des graves difficultés d'ordre financier, social et politique, le patronat s'ins- pirant des réalisations américaines a su faire appel aux techniciens de l'organisation à toutes fins utiles. (Parallèlement, d'autres fac- teurs sont intervenus, mais ce n'est pas notre sujet de les faire analyser ici.) L'organisation s'est implantée et continue à révolu- tionner les usines françaises. Sa propagande est très active dans tous les milieux industriels ; journaux patronaux, conférences, stages dans les écoles, voyages et commissions d'enquête en Amérique, cir- culaires, comptes rendus des résultats font écho des réalisations et incitent les réfractaires à s'informer des possibilités et à s'initier aux méthodes nouvelles. L'effort est considérable. Il insiste sur la nécessité de la collaboration des patrons dans ce domaine. A elle seule, cette propagande suffit à démontrer le caractère d'âpre lutte de classes que revêt la lutte pour la « productivité ». Lutte de classe 24 dont la manifestation s'avère actuellement unilatérale, car comme nous l'avons vu, les réactions ouvrières sont pratiquement inexis- tantes. La menace et la crainte, la division et l'aliénation, l'achat des consciences et la récompense, la surexploitation et les « réali- sations sociales », 'sont, indépendamment de l'aspect technique, les premiers résultats objectifs. Sur le plan de la production, la moder- nisation progressive change profondément l'aspect des industries. C'est dans la Sidérurgie, la branche la plus importante que la modi- fication est la plus significative. Les importants trains continus de laminoirs des groupes Usinor (ainsi que le démarrage actuel de celui de la Sollac) modifient considérablement l'aspect du marché et celui de la répartition productive. D'une période de pénurie, dos produits sidérurgiques (notamment les tôles) on est passé en quel- ques mois à une relative saturation malgré une augmentation sen- sible de la demande (industrie automobile). D'autre part sur le plan production certaines autres importantes forges se sont trouvées dans l'obligation de modifier de fond en comble leurs programmes de fabrication afin de pouvoir exploiter leurs moyens de production en d'autres domaines. L'industrie électrique, à l'avant-garde de la productivité, a été la première à en vérifier les méthodes. L'industrie automobile fait de gros efforts en ce sens, le graphique de produc- tion des voitures de toutes marques fait ressortir des chiffres en augmentation constante. Dans ce domaine la production numérique a doublé par rapport à la période d'avant guerre, en partie grâce à la rationalisation des méthodes. L'exemple Simca, tête de file de la construction automobile rationalisée en est la démonstration écla- tante dans la production de l'Aronde, dont les cadences de sortie n'ont été étudiées que sur la base de l'organisation scientifique avec les méthodes que cela comporte. Les techniciens de cette firme ont d'ailleurs fait profiter d'autres firmes de leur expérience (Pan- hard) (2). Mais malgré ce redressement considérable, le capitalisme fran- çais n'échappe pas aux conséquences directes de son système interne avec ou sans la rationalisation scientifique. En ce sens on peut dire que cette dernière précipite les contradictions. Présentement le riar- ché se sature, les carnets de commande baissent, certaines usines faute de commandes ferment leurs portes (Hotchkiss) ou se « sépa- rent » d'un grand nombre d'ouvriers (Ford). L'armée de réserve des chômeurs se reconstitue, alimentée par les usines de textile du Nord, les soieries de Lyon et les conserveries et la multitude des petites et moyennes entreprises qui « cèdent » la place au grand capital ou s'organisent. Il s'en suit naturellement une accentuation du dur- cissement patronal face à la classe ouvrière. A la lumière des résultats de quatre ans d'organisation cette politique se solde donc concrètement par une accélération du pro- cessus de crise en même temps qu'elle met en place l'appareil de production de matériel militaire et adapte l'économie française à une future économie de guerre hautement planifiée. Déjà Ford licencie dans l'attente de commandes « Offshore » de camions mili- taires, Panhard dans l'obligation de réduire sa chaîne de « Dyna >> se sert de cette expérience au profit de la trop fameuse auto-mitrail- leuse, Hotchkiss, ses portes fermées, reconvertit « scientifiquement » dans la perspective d'une fabrication de chenillettes. D'importantes usines de construction électrique ont démarré la fabrication de Radars, etc. On est loin des slogans « Productivité prix de revient plus bas = marchandises plus nombreuses = niveau de vie meilleur par une augmentation importante des salaires >> panneaux dans lesquels la classe ouvrière n'est jamais tombée. Mais la réaction du prolétariat à la « productivité » est un sujet très important auquel nous reviendrons dans un prochain article. René NEUVIL. (2) La plupart des moyennes et grandes sociétés font pour une large part appel à la rationalisation, que ce soit dans les cuirs, conserveries, grandes firmes d'alimentation, batiment, etc. - 25 LA CRISE DU BORDIGUISME ITALIEN : L'évolution politique de la gauche communiste italienne (Parti Communiste Internationaliste d'Italie) est arrivée à un point crucial. Deux tendances s'étaient affirmées peu à peu depuis la fondation du parti. Même si leurs limites n'étaient pas au début très précises, même si leur lutte s'est déroulée de manière assez confuse, elles représentent aujourd'hui non seulement deux conceptions distinctes du travail politique mais encore et surtout deux interprétations différentes du marxisme. Dans cet article nous parlerons surtout de la tendance que nous appellerons « bordiguiste » et expliquerons brièvement à la fin les positions des camarades qui la combattent et qui ont organisé un Congrès en juin dernier à Milan. Pour la clarté de l'exposition nous désignerons ces derniers sous le nom de tendance « du Congrès ». Le fait que la gauche italienne soit le seul courant oppositionnel qui, en se situant toujours sur une base de lutte de classe, est parvenu à survivre à la dégénérescence de l'Internationale Commu- niste, ainsi que les racines profondes qui la rattachent au prolétariat 'italien, justifient notre intérêt pour son évolution actuelle. La gauche communiste italienne dans l'I.C. Courant de gauche dans la social-démocratie italienne d'avant 1915, la tendance dite abstentioniste de Bordiga se fond en 1920 avec le groupe de l' « Ordine Nuovo » pour former le parti Communiste d'Italie. Mais au sein de la IIIe Internationale, la gauche italienne se trouve bientôt en opposition avec la conception tactique de Moscou. Le recul de la révolution en Europe, le souci de sauvegarder le pouvoir ouvrier en Russie, menacé par la pression du capitalisme à l'extérieur et par sa propre évolution interne, déterminaient l'orien- tation opportuniste de la tactique de l'I.C. Tactique dans laquelle on retrouve également l'influence de certaines positions du bolché- visme reflétant les conditions de la lutte dans un pays arriéré (rôle de la paysannerie, conquêtes démocratiques, etc.) et que l'Exécutif de Moscou prétendait imposer à toute l'Internationale. La tendance de gauche italienne s'opposa à la politique du Komin- tern dans la question du front unique avec la social-démocratie, dont elle dénonça l'opportunisme et l'inefficacité ; elle s'opposa à l'exagération des possibilités d'utilisation du parlement bourgeois et même à toute utilisation de celui-ci pendant une période révolution- naire, ainsi qu'aux méthodes employées pour former les partis communistes au moyen de regroupements hâtifs, la politique des * planches pourries ». Contre la gauche se dressèrent" Lénine (1), Trostky, Zinoviev, Boukharine. En Italie même, elle combattit la (1) Voir La maladie infantile du communisme. 26 nouvelle tactique de la défense de la démocratie bourgeoise contre le fascisme. Chassée de la direction du P.C. d'Italie en 1924, elle fut définitivement vaincue au Congrès de Lyon (déjà en émigration) en 1925. Cependant, sa critique de l'I.C. ne dépassa pas le terrain de la tactique. L'évolution réactionnaire de l'U.R.S.S. était à l'époque visible avant tout par ses répercussions sur la politique de l'Inter- nationale. La bureaucratisation du régime s'accentuait tous les jours davantage mais le vrai caractère et la rapidité de ce phénomène restaient encore dans l'ombre pour la majorité des militants, commu- nistes au dehors de la Russie. A l'époque de son exclusion, en 1927, la gauche italienne considérait ainsi la Russie comme un Etat prolétarien, l'économie russe comme non-capitaliste, voire socialiste dans certains secteurs. A ce même moment pourtant, des groupes oppositionnels (dont une partie de la gauche italienne elle-même qui forma un groupe indépendant en émigration) apercevaient déjà la signification réelle de la montée bureaucratique et définissaient la Russie comme capitalisme d'Etat. La consolidation du fascisme en Italie créa de nouvelles condi- tions politiques. Pratiquement écrasé, le mouvement ouvrier resta dans l'illégalité pendant vingt ans et la vie politique fut presque nulle. La gauche italienne continua d'avoir une activité en France et en Belgique où se trouvaient les principaux noyaux des militants qui avaient émigré. Elle ne se dégagea pas des formules tradition- nelles de la III Internationale et ne parvint à établir ni une critique sérieuse, de la défaite ni une réponse aux nouveaux problèmes. Si elle se situa toujours sur un terrain de lutte de classe, si elle défendit les positions révolutionnaires contre l'opportunisme trotskyste et le stalinisme, son interprétation de l'évolution historique et de la lutte des classes resta' attachée à la lettre des textes classiques, non au développement des idées qu'ils expriment. La fondation du P.C.I. d'Italie A la faveur de l'effondrement politico-militaire du régime musso- linien, les militants qui étaient restés en Italie ou qui y retournèrent pendant la guerre, parvenaient en 1943-44 à établir les bases d'une nouvelle organisation. Après vingt années de fascisme, le plus grand nombre revenait à la vie politique en reprenant purement et sim- plement le programme de l'Internationale Communiste : « trahi par les: centristes » (staliniens). La nouvelle organisation regroupa bientôt, avec la majorité des militants revenus de l'émigration, une partie des cadres de base de l'ancien P.C. ainsi que d'importants groupes d'ouvriers. Ce fut le seul groupement politique qui en pleine euphorie démocratique et belliciste sut s'opposer au mensonge de la prétendue guerre anti- fasciste, dénoncer le fascisme et la démocratie comme deux formes de l'exploitation capitaliste et proclamer la nécessité d'une lutte puverte pour la destruction du système bourgeois. A la Conférence de Turin, en 1945, le P.C.I. d'Italie adoptait une plateforme politique qui reprenait les positions classiques de la LII® Internationale. Bien qu'on y dénonçât le caractère impérialiste de la Russie, aucune définition nette de la nature de l'U.R.S.S. n'y Agurait. Aucune analyse sérieuse de l'expérience russe, aucune ten- tative d'aller au-delà des positions de 1926. Le stalinisme était présenté comme un phénomène de dégénérescence opportuniste sans expliquer sa liaison avec la formation d'une nouvelle couche exploi- teuse en Russie. Les principaux événements mondiaux y étaient simplement enregistrés sans être intégrés dans une analyse globale du capitalisme moderne. On aurait pu penser que cette tâche de critique et d'analyse de seconstruction théorique indispensable, serait entreprise par la suite, Il n'en a rien été. De 1945 à 1951, ces problèmes n'ont même pas été posés par le centre du parti. Aucune discussion n'a été ouverte hi préparée de façon sérieuse. Les tentatives de camarades isolés - 27 .. non comme ou d'autres groupes révolutionnaires ont été étiquetées de revisio- nisme et repoussées avec ignorance et mépris. Il est certain que la carence du centre a trouvé son complément dans la situation devant laquelle se trouvaient les militants du parti. En lutte à la fois contre la bourgeoisie et les organisations « ouvrières », les problèmes qu'ils devaient résoudre étaient toujours urgents et d'ordre pratique : prise de position concrète dans les conflits ouvriers. Cependant, une position juste sur ces problèmes ne pouvait être déterminée que par la poursuite parallèle de l'effort théorique. C'est ainsi que pendant des années les discussions dans le parti ont tourné essentiellement autour de la querelle entre « activistes » et « attentistes », sans que le contenu théorique de cette divergence ait été dégagé en liaison avec une analyse de l'évolution capitaliste, des perspectives révo- lutionnaires et une critique des positions traditionnelles. Parti et classe : la dictature du prolétariat. En réalité, pendant toute cette période, comme précédemment pendant l'émigration, la gauche italienne a été dominée par une conception particulière du marxisme, laquelle interprète l'histoire comme le résultat du heurt entre des forces sociales, les classes, mais celui de forces économiques abstraites. Le processus historique n'est plus ainsi la résultante de l'action de classes antagoniques et les rapports de production (c'est-à-dire les rapports entre ces classes) ne sont plus déterminés en dernière analyse par leur lutte permanente : c'est, à l'inverse, la structure économique considérée de façon abstraite qui détermine l'action des classes, lesquelles ne seraient plus ainsi que des exécutants aveugles des lois économiques. Conception qui rend évidemment inexplicables (quelle que soit la phraséologie marxiste dont on la recouvre) les bouleversements révolutionnaires de l'économie et des formes sociales. Il faut remarquer d'ailleurs que cette conception semble toujours s'appliquer davantage à la classe ouvrière qu'à la bourgeoisie, dont on admet le rôle « subjectif » avec une facilité surprenante. Ainsi par exemple, la gauche italienne en émigration a pu définir la dernière guerre comme une guerre « contre le prolétariat, pour sa destruction », c'est-à-dire comme le résultat d'une action cons- ciente de la bourgeoisie pour détruire les passibilités révolution- naires. A l'opposé, elle a échafaudé la théorie de « la disparition du pro- létariat pendant la guerre ». Non seulement on niait ainsi toute influence de la classe ouvrière dans le cours des événements, mais on décrétait qu'il n'y avait plus de classe ouvrière. Il ne s'agit pas là d'une position particulière à un camarade, mais d'une conception que nous retrouvons tout au long de la vie de la Gauche. Dans la résolution finale du Congrès de Florence en 1948 par exemple, il est. dit : « cette concentration est conditionnée par la défaite interna- tionale subie par le prolétariat et par sa destruction comme classe: » Et plus loin : « destruction et défaite qui font aujourd'hui du pro- létariat non un élément consciemment antagonique mais un élément essentiel de la reconstruction capitaliste. » Cette thèse de la lutte des classes à éclipses a inspiré l'activité de la Gauche à l'étranger. pendant des années ; elle a été à la fois et la cause et le résultat de sa sclérose théorique. Ainsi par exemple, au lieu de voir dans le bouleversement révolu- tionnaire de juillet 1936 en Espagne l'aboutissement d'une longue période de lutte des classes, on n'a fait qu'enregistrer une « explosion ouvrière » (?) de quelques jours suivie d'une «guerre impérialisté ». La classe ouvrière était apparue pendant 24 ou 48 heures, elle avait disparu ensuite. Les combats continuaient cependant. Il y avait donc guerre. Nous sommes dans la période des guerres impérialistes ; c'est donc une guerre impérialiste ! Et le « léninisme » aidant, nous avons vu la Gauche italienne déclarer (au prix d'une scission 11 est vrai) que le mot d'ordre à donner en Espagne c'était la frater- 28 nisation : . fraternisation des ouvriers en armes avec la garde civile, les légtonnaires et les phalangistes d'en face! (2). En fait, une semblable interprétation de la lutte des classes tend à nier tout rôle de la classe ouvrière. C'est la pression de forces économiques abstraites qui entraîne « le changement de situa- tion »; il suffit alors de l'intervention d'une minorité qui, pendant la période précédente, a conservé « les principes », pour « former le parti » d'abord, renverser le pouvoir bourgeois ensuite. Cette concep- tion à la fois économiste et blanquiste transforme le prolétariat en une masse de manoeuvre. C'est au fond la négation même de la lutte des classes. A la lutte des deux classes fondamentales - bour- geoisie, prolétariat l'une défendant ses privilèges, son mode d'or- ganisation de la société qui est devenu un obstacle au développement de la civilisation, l'autre combattant pour supprimer son exploitation et par là même l'organisation capitaliste de la société et pour établir un système social fondé sur la satisfaction des besoins, à cette lutte historique le bordiguisme substitue celle d'un noyau de militants le parti contre l'Etat bourgeois. Mais de la même manière qu'il remplace la lutte du prolétariat par l'action du parti, il substitue celui-ci à la classe dans l'exercice du pouvoir et la gestion de la société. Si la position bordiguiste traditionnelle n'a jamais dépassé l'expé- rience russe sur ce problème, elle a cependant évolué : dans un sens rétrograde. Un dernier document intitulé « Bases pour l'organisation 1952 » (3) définit en quelques points les conceptions du P.C.I. d'Italie dont l'acceptation est une condition pour adhérer à l'organisation. Un de ces points est le suivant : «La dictature du prolétariat est exercée par le parti ». Formulation qui se trouve dans la ligne bordiguiste traditionnelle du « parti-classe » ne concevant l'existence du prolétariat comme classe que lorsque existe le parti et au travers de celui-ci. Que cette position constitue un recul, cela devient évident lors- qu'on se réfère aux positions marxistes sur ce problème dans le passé, à «L'Etat et la Révolution » de Lénine par exemple. Mais le Programme du Parti Communiste d'Italie à sa fondation n'affir- mait-il pas lui-même dans son point 7 : « La forme de représentation politique dans l'Etat ouvrier est le système des conseils de travail- leurs (ouvriers et paysans) déjà appliqué dans la révolution russe, commencement de la Révolution mondiale et première réalisation stable de la dictature du prolétariat ». L'explication théorique la plus complète de la position bordiguiste se trouve dans un texte que ces camarades considèrent aujourd'hui comme fondamental : « Force, violence et dictature dans la lutte des classes » (4). Ce document débute par une polémique contre les réformistes et les démocrates ; suit une justification de la nécessité de la violence, de la destruction donc (et non réforme ou conquête) de l'Etat bour- geois et de la nécessité de la dictature du proletariat. Pas un mot sur l'organisation même de cette dictature mais affirmation que c'est le parti qui l'exerce « au nom des masses ». Or, pour Marx comme pour Lénine, la destruction de l'Etat bour- geois n'avait pas seulement son côté négatif, destruction, mais aussi son aspect positif : remplacement par un appareil prolétarien de pouvoir et de gestion (le « demi-Etat » de Lénine) formé par les organes politiques de masse : les soviets en Russie. Les révolutions de 1905 et dé 1917 en Russie ont montré en outre (2) Cette interprétation (qui était encore reprise dans Prometeo, organe théorique du P.C.I. d'Italie, en 1946), rend complètement inexplicable l'in- surrection des ouvriers de Barcelone en mai 1937. Aussi celle-ci a été présentée comme un massacre des prolétaires, réduits au rôle de victimes passives, par le gouvernement républicain. (3) Battaglia Comunista, no 5. Année XIII. 6-20 mars 1952. (4) Prometeo, première série, nos 2, 4, 5, 8 et 9. 29 } : que la création de l'appareil de pouvoir prolétarien non seulement précède l'effondrement de l'Etat bourgeois mais en est même la condition. Cette expérience ne concorde évidemment pas avec la perspective d'une révolution faite par des ouvriers insconscients ; elle dément la thèse selon laquelle «La conscience vient à la fin et, de façon générale, après la victoire décisive » (5) et montre au contraire l'étroite dépendance entre action de classe et conscience de classe, chacune réagissant sur l'autre et la conditionnant. Nous retrouvons dans ce texte la négation du rôle de la classe ouvrière, la négation de la révolution comme aboutissement d'une période de lutte et de clarification politique dans le prolétariat, la négation de la tendance qui porte la classe ouvrière à mettre en question l'existence même de l'organisation sociale capitaliste. Cette tendance vers la lutte politique révolutionnaire s'est mant- festée déjà pendant la période ouverte par 1848, s'est précisée lors de la Commune de 1870, s'est exprimée par des grandes batailles ouvriè res, en l'absence d'ailleurs de tout parti prolétarien (soit qu'il n'exis- tait pas, soit que son influence était nulle). La période révolutionnaire ouverte par 1917 en Europe s'est juste- ment caractérisée par cette tendance des masses à lutter sur le terrain politique et non simplement économique. C'est elle qui a permis la formation et l'intervention des partis communistes et non l'inverse. Et même après le passage de ces partis au stalinisme, le prolétariat a continué de lutter sur un terrain politique de classe. Les travailleurs espagnols qui de 1930 à 1936 ont constamment mis. en cause les bases du régime capitaliste, qui, en 1936, ont détruit ses institutions fondamentales, pris en mains la gestion des usines et des transports, ont bel et bien dépassé le fameux niveau écono- mique et ont montré l'existence d'une lutte consciente contre le capitalisme. On peut et on doit expliquer comment l'absence d'un parti ayant un programme et des objectifs clairs a été un des facteurs essentiels de leur incapacité à constituer un pouvoir ouvrier centralisé et donc de leur échec final. Mais il est faux et grotesque de prétendre qu'ils n'avaient pas de conscience de classe. Affirmer que la conscience ne vient qu'après la révolution et que c'est le parti qui exerce le pouvoir au nom de la classe, c'est dire que celle-ci n'est pas capable de succéder à la bourgeoisie dans la direction de la société, c'est justifier les pires théories réaction- naires. D'autre part, affirmer que le parti exerce le pouvoir, cela ne nous explique guère comment ce pouvoir est organisé. Mais le texte en question ne s'embarrasse pas de semblables détails. Ce qui est important c'est de démontrer qu'il n'y a pas d'autre organisme que le parti qui puisse exercer la dictature. On procède donc par élimination : les syndicats sont rejetés, les conseils d'usine aussi. On en arrive ainsi aux soviets et, après quelques généralités, nous connaissons le fin fond du problème : « ... les soviets (5) « Force, violence et dictature... ». A remarquer l'originalité de la thèse : « A la fin de quoi ? D'une période d'agitation révolutionnaire ? Mais si pendant cette période les ouvriers n'avaient pas encore de cons- cience de classe, en quoi est-elle révolutionnaire et peuvent-ils lutter contre la bourgeoisie sans avoir conscience de classe ? D'autre part, si la thèse n'est vraie que « de façon générale », il en est donc autrement dans certains cas ? Il peut donc y avoir une période révolutionnaire avec des ouvriers inconscients et une autre avec des ouvriers conscients ? Mais si ce n'est pas l'accroissement de la conscience révolutionnaire des ouvriers qui déter- mine le caractère révolutionnaire d'une période donnée et la violence et la justesse de leur lutte contre la classe exploitatrice, quels sont donc les facteurs qui agissent et font qu'on arrive justement « à la fin » ? Et si la conscience vient « après la victoire décisive », la révolution donc, par qui cette révolution est faite'? Par des masses inconscientes sous la direction d'un parti conscient ? Mais pourquoi des masses inconscientes suivraient- elles ce parti et sur quelle base le parti lui-même se serait formé et renforcé ? 30 - 4 ne sont pas garantis contre une dégénérescence opportuniste.... >> Malheureusement le parti non plus ! La dégénérescence de l'Etat ouvrier en Russie ne s'est pas effectuée par le canal des soviets, mais justement par celui du parti, lequel réduisait progressivement le rôle des soviets et étouffait toute vie politique à l'intérieur de la classe dans la mesure même où il se bureaucratisait. Aucun organisme prolétarien n'est à l'abri des influences réac- tionnaires. Ni parti, ni soviets. Il n'y a aucune autre garantie que l'approfondissement et l'extension permanents de la révolution. Le parti assure la continuité de l'idéologie révolutionnaire à tra- vers les différentes phases de la lutte, dont il exprime le contenu. dans son programme; il s'efforce à tout moment de coordonner l'action de la classe, d'élever le niveau de conscience des masses, il joue un rôle actif, essentiel, mais il ne peut pas remplir les tâches révolutionnaires à la place de la classe. Il ne peut pas se substituer aux organes de masse pour devenir lui-même organe de pouvoir et d'administration sociale. Aujourd'hui le problème est de savoir si le capitalisme continue de développer une classe capable de prendre en charge la société, si les transformations actuelles accroissent les conditions permettant l'instauration d'un régime prolétarien. Si l'on considère d'une part la formidable capacité de défense du capitalisme (capacité qui sub- sistera partiellement même après l'ébranlement provoqué par une guerre), la vieille expérience de la classe dominante, ses moyens de répression et de manouvre, et d'autre part l'ampleur des problèmes que se poseraient à un pouvoir prolétarien, on doit admettre que la destruction du capitalisme et l'organisation du socialisme ne peu- vent être réalisées que par une classe ouvrière ayant une conscience élevée de ses tâches. Nier cette conscience avant la révolution et affirmer que c'est une minorité aussi restreinte que le parti qui exercera le pouvoir, signifie admettre que la classe n'interviendra pas activement dans le cours révolutionnaire qui est une période de destruction et de construction à la fois. La révolution n'a rien à voir avec une espèce de délégation de pouvoirs de la classe au parti lequel renverserait le gouvernement établi. La révolution c'est le bouleversement des rap- ports sociaux dans son sens le plus large et profond. A tous les échelons de la société, des larges masses de prolétaires intervien- dront pour supprimer les organes capitalistes de pouvoir et de ges- tion de la production et les remplacer par des organes nouveaux Seules des organisations de masse peuvent canaliser cette énorme poussée et accomplir ces tâches immenses ; elles seules peuvent être à la fois chantier et école des masses. C'est là l'enseignement d'un siècle de lutte des classes, enseigne- ment dont Lénine a dégagé les prémisses dans «L'Etat et la Révo- lution » et que l'Internationale Communiste a reconnu à sa fondation en déclarant valable à l'échelon international l'expérience des soviets. L'organisation des masses Mais le révisionisme des théoriciens bordiguistes ne s'arrête pas là. Dans le texte. « Bases pour l'organisation 1952 » une nouvelle pers- pective d'organisation des masses est tracée de laquelle les orga- nismes de type soviétique semblent être définitivement exclus. Les rapports entre le parti et la classe étant envisagés comme ceux de deux corps étrangers, le texte affirme « la nécessité pour le déve- loppement révolutionnaire qu'il existe, entre le parti et la classe, une couche intermédiaire formée par des associations économiques influencées par le parti ». Et plus loin : « La phase de reprise coin- cidera avec le développement d'associations économiques syndicales des masses... ». Par ailleurs, il n'est nulle part question dans cette déclaration de principes du rôle d'organismes politiques des masses. Une telle perspective ne tient aucun compte de l'évolution de la société qui a amené l'Etat à déterminer lui-même (par l'entremise. de tout un appareil bureaucratique syndical : fasciste, stalinien ou - 31 13 «démocrate ») les conditions de travail et les salaires des travail. leurs. Ce phénomène, qui se vérifie avec plus ou moins de rigueur suivant la structure propre à chaque pays, n'en est pas moins géné- ral. La moindre revendication économique se heurte aujourd'hui à l'appareil d'Etat. Une reprise généralisée de la lutte ouvrière doit entraîner la lutte contre.cet Etat et ses prolongements de type syndi- cal dans la classe ouvrière ; cela signifie le dépassement de la lutte économique telle qu'elle se déroulait autrefois. C'est presque une banalité de dire que toute lutte économique est aujourd'hui aussi une lutte politique. D'ailleurs, cette situation n'est-elle pas une des causes actuelles du manque de combativité des ouvriers qui sentent peser sur eux la lourde machine de l'Etat ? Or, comment peut-on penser qu'une phase de reprise coincidera avec la création d'orga- nismes de type syndical ? Les problèmes qui se poseront au prolé- tariat seront-ils donc de type syndical ? Si l'on admet la perspec- tive d'une aggravation de la crise capitaliste débouchant dans une troisième guerre mondiale, il est évident que, dans une telle situa- tion, la moindre action des ouvriers constituera une prise de position devant la politique de guerre et d'exploitation accrue ; tout organe crcé par les ouvriers devra donc agir sur un terrain politique, quelle que soit la raison pour laquelle il aura été formé. Les syndicats continueront d'exister. Ce seront les syndicats contrôlés et orientés par l'Etat capitaliste et dont le rôle sera de déterminer le niveau de vie des travailleurs en fonction des nécessités de l'appareil de guerre. Lorsque la classe ouvrière reprendra sa lutte, elle devra détruire ces organismes qui lui barreront le chemin. La perspective d'une renaissance d'organisations syndicales de classe ne peut être expliquée que par un attachement borné aux foimulations d'il y a trente ans ainsi que par la croyance en l'in- capacité du prolétariat de lutter politiquement ; un parti conscient qui dirige, un prolétariat inconscient et incapable d'aller au-delà : d'un certain « associationisme économique », pouvant tout au plus former des syndicats mais qui exécuterait (on ne sait vraiment pas pourquoi !) les directives du parti, tel est l'idéal du bordiguisme. Il y a là encore un net recul par rapport aux positions qui avaient été défendues il n'y a pas si longtemps par ce courant. En effet, le C.E. du P.C.I. d'Italie déclarait en 1948 (5 a) : « Le Parti affirme que le syndicat actuel est un organe fonda- mental de l'Etat capitaliste, ayant pour but d'emprisonner le prolé- tariat dans le mécanisme productif de la « collectivité nationale ». Ce te caractéristique d'organe étatique est imposée aux organismes syä dicaux et de masse par les nécessités internes du totalitarisme capitaliste... Il en résulte que quelle que soit la forme revêtue par le syndicat : unitaire ou résultant d'une scission éventuelle ; que quelle que soit son étiquette (même révolutionnaire, comme dans le cas des syndicats constitués sur l'initiative des anarchistes ou des. syndicalistes), le syndicat ne peut aujourd'hui être différent de ce qu'il est ni ne pas remplir une fonction ouvertement contre-révolu- tionnaire qui lui est imposée par les exigences de la société capi- taliste. » « C'est pourquoi on doit rejeter catégoriquement toute perspec- tive de redressement du syndicat, toute tactique visant à la « con- quête » de ses organes centraux ou locaux, toute participation à la direction des commissions internes et organismes syndicaux en géné- ral. La classe ouvrière, au cours de son attaque révolutionnaire, devra détruire le syndicat comme un des mécanismes les plus sen- silles de la domination de classe du capitalisme. » Ainsi la position actuelle se trouve exactement à l'opposé de la position de 1948 ! Mais le recul va encore plus loin. Le même texte « Bases. pour l'organisation 1952 » affirme ensuite : « ... du moment où, dans un organisme syndical donné, le rapport numérique concret (5 a) Battaglia Comunistan nº 19, fue année, 3-10 juin 1948. 32 + entre les membres du parti et ses sympathisants d'une part et les syndiqués de l'autre sera favorable, et si dans cet organisme existe une dernière possibilité, virtuelle ou statutaire, d'activité autonome de classe, le parti développera la pénétration et tentera la conquête de la direction de cet organisme. » C'est comme cela que la tendance bordiguiste jette aujourd'hui par-dessus bord (sur l'injonction de son chef Alfa et sans aucune espèce de discussion) ce qui, depuis des années, était une des posi- tions défendues avec le plus d'acharnement. Opportunisme sous cou- vert d'intransigeance, renonciation à « penser avec sa propre tête », abdication devant l'autorité du Chef, ce sont là trois traits carac- téristiques du bordiguisme 1952. La nature et le rôle de la Russie La Gauche italienne a rejeté, dès 1933, la position trotskyste de défense de la Russie et proclamé le caractère contre-révolution- naire de la politique stalinienne. Mais, comme nous l'avons déjà dit, aucune analyse sérieuse des causes du triomphe du stalinisme, en U.R.S.S. ni de la nature de celle-ci n'a été faite. Dans la plupart des documents bordiguistes, l'échec de la révo- lution en Europe après 1917 est attribué aux fautes tactiques de la IIIe Internationale. Nous ne nous étendrons pas sur cette explica- tion simpliste qu'on pourrait à juste titre assimiler à l'explication populaire de la défaite par la trahison. L'échec de la révolution et plus encore les formes de cet échec, tout comme l'évolution ulté- rieure du capitalisme, ont montré que les conditions historiques n'étaient pas mûres à cette époque pour une victoire décisive géné- ralisée. Ciest là évidemment une explication • « après coup », expli- cation qu'on ne pouvait pas donner il y a trente ans, mais qui, loin de nier l'importance fondamentale des événements de cette période pour l'avenir de la classe ouvrière, peut seule servir justement à définir ce qui était fondamental. Explication après coup, mais cer- tainement plus sérieuse que celle de l'échec déterminé par une « application tardive des positions tactiques des marxistes radi- caux » (6). En ce qui concerne le triomphe du stalinisme en Russié, l'expli- cation bordiguiste se contente d'en attribuer la cause à Kisolement de l’U.R.S.S. par suite du recul de la vague révolutionnaire en Europe. Et sur le déroulement concret des événements, la forma- tion en Russie d'une couche exploiteuse remplissant non seulement les fonctions classiques de la bourgeoisie mais perfectionnant et transformant le système d'exploitation, utilisant les organismes créés par la classe ouvrière, le parti et l'Internationale, pour affermir sa propre domination sur le prolétariat, l'analyse bordiguiste est inexis- tante ou contradictoire à souhait. La Plateforme du P.C.I. d'Italie de 1945 nous apprend en effet : l'économie a repris des caractères de privilège et d'exploitation des salariés ; dans le domaine social les couches aisées ont repris de l'influence... » Si la première phrase est insuffisante, la deuxième est fausse de toute évidence. Les anciennes couches ont été détruites, élimi- nées socialement. Des nouvelles couches sont apparues dont les fonc- tions de direction ne reposent plus sur des titres de propriété ni ne sont garanties par eux ; les revenus de ces couches sont insé- parables de leur fonction dirigeante réelle (politique ou économi- que) et ne découlent pas de la possession d'actions ou de parts quelconques dans une entreprise privée, indépendamment du rôle réel de leurs possesseurs, comme c'est le cas dans le capitalisme classique. Ces nouvelles couches constituent en fait la classe capi- taliste bureaucratique russe qui dispose de la plus-value extraite aux (6) « Bases pour l'organisation 1952 ». 33 prolétaires industriels et agricoles et l'utilise selon les besoins de sa propre domination. Or, les bordiguistes se refusent à voir dans la bureaucratie russe autre chose que la machine administrative de l'Etat : les bureau- crates sont des exécutants et l'Etat n'est autre chose, suivant la for- mule classique, qu'un instrument de violence au service des capita- listes privés. Que cet instrument organise, dirige toute l'économie, qu'il pla- nifie la production du trust, géant tout comme celle de la moindre usine, qu'il fabrique la bombe atomique aussi bien que la produc- tion littéraire, qu'il assume en un mot toutes les fonctions que la classe dominante (et pas seulement son Etat) remplit ailleurs, cela ne change rien au problème selon les bordiguistes. Ils se refusent ainsi à reconnaître que la classe dominante en Russie se trouve à l'intérieur de l'appareil étatique, dont elle occupe les postes diri- geants, ce qui ne signifie pas que l'Etat ait perdu son caractère d'instrument (ou qu'il soit devenu lui-même une classe !) mais qu'il est l'instrument de la classe dominante dans tous les domaines : appareil de coercition et de gestion des moyens de production à la fois. Mais si la bureaucratie dirigeante (économique, politique, mili- taire) n'est pas la classe dominante, quelle est donc cette classe et au profit de qui s'effectue l'exploitation de la force de travail russe ? La position bordiguiste sur ce problème est extrêmement confuse. Nous avons vu comment, dans la Plateforme de 1945, c'étaient «les couches aisées qui avaient repris de l'influence ». Mais dans un texte plus complet publié un peu plus tard (7), on nous dit aussi : « La classe exploiteuse du prolétariat russe, laquelle pourra peut- être, dans un proche avenir, apparaître au grand jour à l'intérieur du pays lui-même, est aujourd'hui constituée par deux forces his- toriques évidentes : le capitalisme international et l'oligarchie bureaucratique interne dominante, sur laquelle s'appuient paysans, marchands, spéculateurs enrichis et intellectuels prêts à soutenir le plus puissant. «Le rapport économique avec le capitalisme étranger présente les caractères suivants : l'état prolétarien avait dès le début proclamé et maintenu le monopole du commerce extérieur, ce qui signifie qu'il n'est pas possible en Russie à une personne privée d'accumuler des capitaux en plaçant des marchandises russes sur le marché inter- national et vice versa. C'est l'Etat qui préside à ces échanges et lui seul en discute et accepte les conditions et en reçoit les bénéfices ou les pertes. Si l'Etať prolétarien est politiquement fort, si dans les pays bourgeois la menace des couches sociales qui lui sont soli- daires est forte et si l'économie intérieure ne se trouve pas dans une crise grave, les conditions internationales d'échange pourront être favorables ; dans le cas contraire, elles seront défavorables. Du fait que les marchandises entrées et sorties ont dû être évaluées en argent et que, avec la mesure transitoire de l'étatisation des ban- ques, l'état ouvrier a dû se donner une monnaie négociable sur les marchés internationaux, chaque fois que celui-ci aura un besoin indispensable de produits étrangers pour son économie, il devra accepter une perte dans le rapport monétaire entre marchandises cédées et marchandises reçues. Cette différence équivaut à une dif- férence des forces de travail, dont le produit passe aux bénéfices du capital industriel et commercial étranger, si bien que l'ouvrier qui travaille en Russie, apparemment sans patrons, cède une plus- value à l'exploitation étrangère et ne s'est pas libéré de la domi- nation bourgeoise. » Ce qui frappe immédiatement dans le texte ci-dessus c'est que, tandis que la définition du capitalisme international comme élément constitutif de la classe exploiteuse du prolétariat russe s'applique à un Etat non prolétarien la Russie actuelle l'explication de cette (7) « La Russie soviétique de la Révolution à nos jours », Prometeo, no 1. Juillet 1946. Année I. Pages 32 et suivantes. 34 définition se fait avec l'exemple d'un Etat prolétarien. En réalité, ni définition ni explication ne sont valables aujour- d'hui ; elles ne sont que le replâtrage d'une idée formulée il y a 25 ans alors qu'on n'apercevait pas encore la formation d'une classe bureaucratique en Russie et qu'on cherchait à la fois l'expli- cation de l'exploitation des ouvriers russes et du rôle réactionnaire de « l'oligarchie bureaucratique » dans l'influence directe de la bour- geoisie internationale sur un Etat encore ouvrier. A vrai dire, il n'y a jamais eu de commune mesure entre le sur- travail exporté et l'énorme quantité de surtravail que la classe bureaucratique russe s'est approprié et qu'elle a accumulé au tra- vers des plans quinquennaux pour édifier, avec la puissance indus- trielle de l'U.R.S.S., sa propre domination de classe. Mais l'idée de l'exploitation des ouvriers russes par la bourgeoi- sie internationale et de la subordination de « l'oligarchie bureau- cratique » au capitalisme international n'a jamais été sérieusement 'révisée par les bordiguistes. Elle s'est d'ailleurs plus nettement exprimée dans d'autres textes par la formule : « La bureaucratie russe est au service du capitalisme international ». Ce qui signifie rait sans doute qu'il n'y a pas à vrai dire, de classe dominante en Russie, mais seulement une espèce de clique exploitant pour le compte d'un tiers. Or, dans la mesure où le capitalisme internatio- nal n'est pas un personnage abstrait, mais (en dehors des frontières russes) le complexe économico-militaire occidental, cela voudrait dire que la clique russe est au service de Washington ! Nous n'exagérons rien en disant cela : l'hypothèse que « Staline vendrait la Russie à l'Amérique » a été très sérieusement avancée il y a quelques années par Alfa, auteur de ce texte, lequel parlait encore récemment de la « pénétration du dollar en Russie ». D'ailleurs, l'idée de la dépendance de la Russie vis-à-vis de l'Amérique se trouve clairement exprimée dans un autre passage de ce même texte : « ... la Russie d'aujourd'hui ne pourra pas dénon- cer la dette de prêt et bail envers les alliés, comme elle dénonça en 1917 celle qu'elle avait vis-à-vis des états bourgeois, qui étaient tous alors ses ennemis. Elle ne le pourra pas, parce qu'elle aura nécessairement besoin d'autres locations et prêts de capital étranger pour la tâche énorme de reconstruction de ses territoires dévastés... >> Et plus clairement encore dans le passage suivant d'un article récent: « Marx définit la dette publique comme l'aliénation de l'Etat. L'Etat ne peut s'aliéner qu'à un groupe privé. L'Etat de la classe prolétarienne ne peut s'aliéner qu'à une classe prolétarienne. Avec des grands emprunts, l'Etat russe s'aliène plus ou moins directe- ment à la grande finance mondiale, maîtresse de toute la masse des titres circulant dans le monde (selon le calcul de Lénine) et le canal de cette progressive et inexorable aliénation, c'est évidemment une couche interne d'entrepreneurs d'affaires et d'entrepreneurs de complexes productifs qui s'appuient sur la bureaucratie d'Etat et se servent d'elle. >> La position bordiguiste se fonde surtout sur le, refus d'analyser les transformations structurelles du capitalisme moderne, en Russie et ailleurs. En effet, le premier texte définit l'économie russe de la manière suivante : « ... un vaste et puissant capitalisme d'Etat, avec distri- bution de type privé et mercantile, limitée dans tous les secteurs par les contrôles de l'appareil bureaucratique central... » Il affirme par ailleurs : « Dans les pays bourgeois les phénomènes de l'impérialisme... conduisent chaque jour à une osmose entre bureaucratie d'Etat et classe patronale ». Mais comment faut-il comprendre cette osmose ? Est-ce la dis- parition de la propriété privée, la gestion de l'économie par une (8) Battaglia Comunista, 23 mai-6 juin 1951, no 11. Rubrique « Filo del tempo ». 35 classe exploiteuse qui a la propriété collective des moyens de pro- duction et de distribution ? Est-ce la planification avec la transfor- mation radicale du système d'appropriation de la plus-value et donc du processus d'échange et du rôle de la monnaie ? Non pas puisque, en régime capitaliste : « La spéculation péri- phérique et d'initiative privée vit à son aise au milieu des plans et des limites du contrôle étatique et donne une large partie de son profit aux agents de la bureaucratie d'état qui administrent les concessions, les permis et les dérogations ». Ainsi l'osmose n'est en réalité que l'utilisation de la bureaucra- tie par les capitalistes privés ! Et cela est aussi vrai pour la Russie où : « Le capitalisme moné- taire privé, justement parce qu'il est empêché dans tous les sens de s'investir ouvertement dans la gestion directe des moyens de production, trouve avantage à s'ouvrir un champ de 'spéculation en rétribuant de manière plus ou moins légale les bonzes tout-puis- sants de la bureaucrátie d'état qui surveillent les différents secteurs de l'économie ». Or, si le « capitalisme monétaire privé » ne peut pas s'investir en Russie dans les moyens de production, qui gère (et non surveille !) l'économie, s'approprie et distribue la plus-value extraite aux pro- létaires ? Si l'on admet que c'est la bureaucratie, celle-ci remplit donc les fonctions d'une classe exploiteuse et il n'y a sûrement pas de place pour ce capitalisme monétaire privé qui n'est pas la bureaucratie et qui... ne peut pas s'investir dans la production ! Car, avouons qu'il est difficile de concevoir l'existence de capitalistes privés qui ne peu- vent pas transformer leurs capitaux en main-d'ouvre, machines et matières premières et qui tirent donc leurs revenus., du marché noir sans doute. Mais si la bureaucratie n'est qu'un « surveillant » rétribué de la production, si la classe dominante ne s'est pas encore fait jour, où se trouvent donc les vrais maîtres de l'économie, la classe dominante « en puissance.» ? Un autre article nous éclairera à ce sujet en nous montrant en même temps que ces capitalistes monétaires privés qui ne pouvaient. pas investir dans les moyens de production en 1946 ont trouvé le moyen de le faire en 1951 et qu'ils constituent donc la classe domi- nante enfin trouvée. Profond bouleversement dont personne ne s'était aperçu ! « Le socialisme des staliniens est le suivant : l'Etat nationalise les industries, les possesseurs de capitaux financiers prêtent à l'Etat, lequel investit dans la production. La répartition du produit se fera selon les plus orthodoxes principes capitalistes : une partie minime à l'ouvrier sous forme de salaire, le reste constituera le profit dont une partie ira à l'accumulation et une autre à l'entre- tien des classes privilégiées qui prêtent à l'Etat. Outre la bureau- cratie étatique, les hiérarchies syndicales et de parti, la police et le corps des officiers, le clergé et les geôliers auront, en qualité d'in- termédiaires et de serviteurs armés, leur partie du banquet lequel se fera, en dernière analyse, sur le dos du prolétariat. » (9). Ņous pourrions compléter cette vue originale du fonctionnement de l'économie russe et de la nature de la classe dominante par la définition de Alfa selon laquelle cette dernière est constituée par une « coalition hybride et association fluide entre les intérêts inter- nes des classes de petits bourgeois, de demi-bourgeois, d'entrepre- neurs dissimulés et les intérêts du capitalisme international ». On sait qu'en Russie il n'y a pas une classe de petits bourgeois puisque l'exploitation privée n'est pas tolérée, puisqu'il n'y a pas de petits entrepreneurs, petits commerçants. Quant aux « entrepreneurs dissimulés » il s'agit sans doute des 1 (9) Battaglia Comunista, 18-31 octobre 1951, nº 20. 36 membres des « classes privilégiées qui prêtent à l'Etat ». Nous atten- dons donc que les bordiguistes nous expliquent ce qui s'est passé dépuis 1946, époque où ils ne pouvaient pas investir dans la pro- duction. En réalité, il n'y a d'autre entrepreneur en Russie que la bureau- cratie dirigeant l'appareil économique, politique et militaire du pays : cette bureaucratie est un entrepreneur collectif, pas le moins du monde dissimulé et les ouvriers russes en savent quelque chose ! Mais les bordiĝuistes qui qualifient la Russie de capitalisme d'Etat se refusent à dépasser la conception traditionnelle : capita- listes privés d'un côté, appareil d'Etat de l'autre, les premiers uti- lisant le deuxième comme instrument de coercition, etc. Au fond ils n'ont jamais accepté le fait que la transformation de l'Etat ouvrier en régime d'exploitation a eu lieu de toute autre manière que par le retour à l'exploitation privée et au marché clas- sique. Aujourd'hui, les bordiguistes déclarent que la nationalisation de l'industrie et du sol n'ont servi en Russie qu'à faciliter le passage au capitalisme des secteurs pré-capitalistes de l'économie (10). Mais, après cela, ils continuent d'ignorer tranquillement le vrai contenu de ces mesures et attendent toujours que la classe exploiteuse appa- aisse au grand jour. Il n'y a pas pour eux de contradiction entre le fait de reconnaître que tout l'appareil de production est nationa- lisé et en même temps d'affirmer que la bureaucratie qui en dis- pose n'est pas la classe dominante. Ils croient toujours en une évo- lution de la Russie d'aujourd'hui vers le capitalisme privé, en l'apparition d'une classe de capitalistes privés, maintenant encore « dissimulée » et qui agit provisoirement derrière le paravent de la bureaucratie' étatique. Que les faits contredisent cette thèse, que l'évolution dans tous les pays se fasse dans le sens opposé, peu importe : eux restent toujours dans la ligne de Marx, lequel n'avait parlé ni de classe dominante bureaucratique, ni... de capitalisme 1952 ! « Le stalinisme, nouvelle phase de l'opportunisme » C'est ainsi que les bordiguistes définissent ce mouvement tota- litaire dont le contenu ne diffère pas, selon eux, de celui de la social- démocratie et du réformisme classiques. Ils en sont donc restés aux positions critiques du début de la dégénérescence de la III° Inter- nationale. La difficulté d'une telle position, en contradiction criante avec le rôle réel des partis communistes » & fini pourtant par inquiéter des militants. Un essai de clarification théorique a été fait récem- ment dans un article de « Battaglia Comunista » (11) sous le titre k Evolution de l'opportunisme ». Quelle est cette évolution ? D'une part on affirme qu'il y aurait eu « une fusion organique des forces opportunistes avec les pouvoirs capitalistes », de l'autre que les formes idéologiques ont subi une modification partielle : « de démocratiques et parlementaires, elles tendent à devenir tota- litaires et corporatives ». Mais cela n'est arrivé que sur un plan k formel et organisationnel ». « En ce qui concerne la fonction politi- que de l'opportunisme, rien n'est changé qualitativement. » L'article demande : « Quelle est en fait la fonction accomplie par l'opportu- nisme ouvrier et petit bourgeois, c'est-à-dire les sources sociales du pacifisme de classe, du réformisme, de la démocratie, dans le cadre de la lutte 'de classe entre prolétariat et bourgeoisie ? » Et répond : « Quelle que soit la diversité des formes idéologiques, la diver- Bité. (dans le temps et en regard de l'alignement international d'au- jourd'hui) d'interprétation du concept bourgeois de démocratie, parlementaire pour les uns, populaire pour les autres, le contenu de la politique opportuniste, est le même qu'il y a cent ans, celui qui (10) Voir article « La révolution bourgeoise jusqu'au bout », B. C. 'no 3 du 5-19 février 1952. (11) Nº 19 - 12-24 septembre 1951 ; NO 20 18-31 octobre 1951. 37 1 persistera tant que le capitalisme durera : la transformation (du capitalisme) qu'on prétend réaliser tout en conservant les deux extrêmes : le capital et le travail salarié. » Quelles étaient autrefois les forces sociales de l'opportunisme ? < ...Les social-démocrates et les opportunistes s'appuient politi- quement sur des couches sociales qui, bien que n'étant pas capita- listes, tendent à la conciliation sociale et à l'élimination de la lutte de classe et, de ce fait, font objectivement le jeu de la grande bour- geoisie et du pouvoir étatique capitaliste, dont la continuité repose justement sur la « coexistence » des classes. » Mais il y a eu depuis «fusion des forces opportunistes avec les pouvoirs capitalistes » ; cette fusion s'est effectuée dans les partis totalitaires, affirme l'article. Quelles en ont été les conséquences ? « Quelle est l'anatomie du parti totalitaire nazi, travailliste ou stalinien ? Quelles sont les couches sociales non prolétariennes dont les intérêts sont représentés ? Il serait abstrait de mettre sur le même plan les intérêts du grand capital, de la petite propriété, du « professionismo » et de l'opportunisme, c'est-à-dire de l'aristocratie ouvrière. Bien que viciées par des préjugés opportunistes et confor- mistes, les couches de l'aristocratie ouvrière ne cessent d'être des donneurs de force de travail au capitaliste, donc, en substance, des exploités du capital, comme le sont aussi au fond les artisans, les petits propriétaires et certaines couches d'employés, même s'ils ne vendent pas leur force de travail contre un salaire. » « Or, dans le parti totalitaire bourgeois s'opère (et l'expérience du stalinisme le montre concrètement) la convergence organique... des aspirations politiques émanant de ces diverses couches sociales. Le commun: dénominateur politique, l'intérêt général (qui souvent n'est que pré- jugé) qui cimente le contenu hétérogène des partis totalitaires est toujours le même : la transformation de la société bourgeoise sans éliminer les deux extrêmes : le capital et le travail salarié. En dernière analyse, l'opportunisme ouvrier c'est la défense, faite du côté ouvrier, du régime du travail salarié, du salaire, de l'éco- mie mercantile et monétaire. C'est pourquoi l'opportunisme s'ac- corde parfaitement avec les intérêts suprêmes du capitalisme. » Les marxistes de gauche ont montré dans le passé la nature et le rôle de l'opportunisme dans la société bourgeoise. Dans une période d'épanouissement capitaliste et de conquête des ouvriers, l'oppor- tunisme a été la manifestation politique de la tendance des couches supérieures du prolétariat, ainsi que des fonctionnaires de ses orga- nisations syndicales et politiques, à s'adapter aux conditions du régime, à oublier le but final de la lutte pour ne s'attacher qu'aux résultats immédiats. «Le but n'est rien, le mouvement est tout », disait Bernstein, théoricien du réformisme. C'était la tendance au compromis dans la lutte de classe, l'action pour la transformation pacifique du capitalisme, pour l'amélioration du sort de la classe ouvrière par des moyens pacifiques, parlementaires ou syndicaux. L'opportunisme, phénomène historique concret, a été une manifes- tation de la classe ouvrière, non de la classe capitaliste. L'évolu- tion ultérieure du capitalisme vers le totalitarisme, la transformation des méthodes d'exploitation, la disparition quasi complète des pos- sibilités d'amélioration du niveau de vie des ouvriers, ont détruit la base objective de l'opportunisme. Que les chefs des organisations syndicales et politiques autrefois ouvrières continuent de parler des intérêts des travailleurs, cela nė signifie nullement que ces orga- nisations représentent toujours une tendance opportuniste ouvrière. Elles sont devenues des prolongements de l'Etat capitaliste dans le prolétariat ; leur objectif n'est plus la transformation pacifique du me vers le socialisme ni l'amélioration des conditions de vie des ouvriers ; elles visent à les embrigader dans la production capi- taliste, à leur faire accepter les pires formes d'exploitation et le massacre dans la guerre. Le conflit de 1914-18 a marqué à cet égard un tournant décisif. 38 . : . La propagande de ces organisations autour des intérêts des tra- vailleurs exprime essentiellement une chose : le poids objectif de la classe ouvrière dans le monde. Ce poids est aujourd'hui si grand que n'importe quel parti bourgeois est forcé de tenir le même lan- gage. Truman et de Gaulle, Churchill . et de Gasperi aussi s'inquiè- tent fort des intérêts de la classe ouvrière. Mais dire que cela est de l'opportunisme c'est enlever à ce mot toute sa signification his- torique concrète, c'est le transformer en un de ces mots « passe-par- tout », vides de tout contenu, que les milieux d'avant-garde ont mal- heureusement pris l'habitude d'employer à tort et à travers. Que dans les partis dits réformistes d'aujourd'hui les intérêts de la bureaucratie syndicale par exemple aient plug de poids que dans un parti bourgeois traditionnel, que ces partis soient obligés de tenir compte de leur clientèle ouvrière (surtout lorsqu'ils font une cure d'opposition) cela ne change rien à leur fonction réelle qui n'est plus celle du passé. Ce qui est vrai pour les partis dits réformistes l'est encore davan- tage pour les organisations staliniennes (12). « Le stalinisme, nouvelle phase de l'opportunisme » ? Il y a dans l'article en question une sorte d'explication nouvelle de cette définition. Nous apprenons ainsi que le parti stalinien n'est pas seulement la tendance opportuniste ouvrière, mais le lieu de rencontre de plusieurs couches sociales, dont l'aristocratie ouvrière opportuniste ; il est encore le lieu où s'est opérée la « fusión entre les forces opportunistes et les pouvoirs capitalistes » ; rencontre et fusion qui se seraient effectuées « sous le signe de l'opportunisme » dont le parti totalitaire « est la dernière tranchée ». Avouons que tout cela est passablement confus. Si les forces opportunistes sont constituées par des couches exploitées aristocratie ouvrière, artisans, petits propriétaires que signifie dans ce cas une fusion de ces couches avec les pouvoirs capitalistes ? On pourrait parler tout au plus de leur utilisation par l'Etat capitaliste, non de fusion. D'autre part, si ces couches sont exploitées, dire que entre elles et leur exploiteur (« la grande bour- geoisie ») existe un « dénominateur politique commun », c'est pour le moins une formule malheureuse. Il peut y avoir des individus appartenant à différentes classes sociales dans le parti totalitaire, mais la politique de celui-ci (le dénominateur commun) est celle de la classe dominante, à laquelle sont sacrifiés les intérêts de toutes les autres classes. Mais ce qui est encore plus surprenant, c'est que « la fusion des forces opportunistes avec les pouvoirs capita- listes » dans le parti totalitaire se soit opérée sous le signe de l'op- portunisme ouvrier, qui se servirait, d'un tel parti comme d'une * dernière tranchée » ! Il y a là l'idée d'une espèce de compromis, d'alliance entre lä bourgeoisie et l'opportunisme ouvrier, idée qui constitue le fond de la conception bordiguiste du stalinisme. Aussi, plus que dans les considérations précédentes, l'essentiel de la position de la tendance bordiguiste est donné par la fin de l'article : « Il n'y a qu'une seule conclusion politique. En modifiant les forces de son alignement politique, en se transportant dans le parti totalitaire par suite d'une nécessité historique inflexible, l'op- portunisme ouvrier n'abandonne pas mais, au contraire, accentue encore sa fonction d'appui à la politique contre-révolutionnaire du grand capital et de l'impérialisme. Par conséquent, la stratégie révolutionnaire préconisée par Lénine contre les partis opportu- nistes de la IIe Internationale reste valable. » Il n'y a donc rien de changé. Que les partis staliniens soient au pouvoir dans un bloc de 800 millions d'habitants, que dans lui- ci ils soient la manifestation politique d'une classe exploiteuse . (12) Nous laisserons de coté le parti nazi ; l'idée que celui-ci ait jamais ou quelque chose à voir avec l'opportunisme ouvrier nous semble par trop insolite pour etre discutée ici. 39 bureaucratique (13) et non pas de l'aristocratie ouvrière, des arti- sans et des petits propriétaires, ni même de l'ancienne bourgeoisie privée, que l'action des partis staliniens dans le monde entier soit toujours déterminée par les intérêts de Moscou, tout cela ne change rien à la stratégie de Lénine (14) contre les social-démocrates, la- quelle devrait être appliquée aujourd'hui contre les staliniens. Aussi, en parfait accord avec leur interprétation d'une telle stra- tégie, les bordiguistes expliquent dans leur presse que les staliniens d'Italie par exemple sont les serviteurs de la bourgeoisie italienne, qu'ils sont des réformistes, des démocrates, des fétichistes des élec- tions, du parlementarisme et du légalitarisme, qu'ils sont en un mot... des social-démocrates. La modification partielle de l'idéologie opportuniste dont il était aussi question dans le texte cité, devient ainsi bien moins que « for- melle et organisationnelle » : le bordiguisme l'ignore totalement dans la pratique. De toutes façons, le problème n'est pas de savoir en quoi l'idéo- logie opportuniste se serait modifiée, mais de déterminer le vrai caractère du stalinisme. Depuis quand les partis staliniens utilisent ils la phraséologie démocratique ? Sont-ils des partis ouvriers ? Par quoi est déterminée leur politique et quels intérêts de classe sert- elie directement ? La dégénérescence des partis communistes a accompagné celle du régime soviétique russe, laquelle ne s'est d'ailleurs pas traduite par un retour aux formes démocratiques bourgeoises de gouvernement. En 1933-1934, les partis staliniens appliquaient depuis de longues an- nées la politique, de « classe contre classe », la' fameuse troisième période de l'I.C. : critique de la démocratie bourgeoise, démocratie = fascisme, « social-fascisme », etc. Puis, brusquement, est venu le tournant du Front Populaire. Les partis socialistes sont liés dans chaque pays à leur propre bourgeoisie, dont ils défendent les intérêts depuis longtemps. Y a-t-il donc eu une assimilation semblable des P.C. par les différentes bourgeoisies nationales, assimilation du P.C. français par la bour- geoisie française par exemple ? Est-ce ainsi qu'il faut expliquer le virage du Front Populaire ? En réalité, le tournant démocratique répondait aux nécessités de la politique extérieure de l'U.R.S.S. Il n'a pas été déterminé par un retour des P.C. à l'idéologie et aux méthodes traditionnelles de la social-démocratie, mais par la crainte d'encerclement de l’U.R.S.S. devant le renforcement de la puissance allemande et japo- naise. Il a été en France le complément du pacte militaire Staline- Laval. Lorsque de 1939 à 1941, l'U.R.S.S. a changé d'alliés, la politique du parti stalinien français est revenue aux attaques contre la guerre démocratique impérialiste, contre la démocratie bour- geoise, etc. Après 1941, l’U.R.S.S. a été de nouveau l'alliée des puissances démocratiques. La politique des P.C. est redevenue démocratique. Son but réel était pourtant la défense de l'U.R.S.S. et l'élargissement de son influence par la pénétration dans les appareils étatiques des pays alliés. Les staliniens se sont alliés de nouveau aux partis bour- geois traditionnels et aux socialistes. Mais à aucun moment l'idéologie des partis staliniens pas . plus que celle de l'U.R.S.S. n'a été réellement démocratique. Ils (13) Qui n'est pas une troisième classe entre la classe capitaliste et le prolétariat, mais une forme nouvelle de la classe capitalistē. (14) D'ailleurs, de quelle stratégie s'agit-il ? Le leninisme belant des bordiguistes leur fait perdre la mémoire : la stratégie leninienne à l'égard des social-démocrates n'est-ce pas aussi le front unique, les alliances, l'en- trée au Labour Party ? N'est-ce donc plus celle que la gauche italienne combattit dès 1920 ? - 40 5 ont toujours eu deux politiques, même pendant la période de l'eu- phorie libératrice : une pour l'extérieur, une autre à l'usage des cadres sinon des simples militants. Lorsque la mainmise du parti stalinien appuyé souvent par la pression des troupes d'occupation russes sur l'Etat a été suffi- sante, il a progressivement liquidé sa politique pseudo-démocratique et instauré le plus parfait totalitarisme. En quelques mois ou en quelques années dans la moitié de l'Europe, les partis bourgeois tra- ditionnels et socialistes ont été chassés du pouvoir, exclus de la vie légale, toutes les garanties démocratiques bourgeoises ont été supprimées et la répression physique (avec les déportations massi- ves) s'est accompagnée de la mise au pas des cerveaux. Dans les démocraties populaires actuelles, le système bourgeois démocratique a disparu. Bien sûr, les partis staliniens, les gouvernements de ces pays continuent de parler de démocratie, de liberté du peuple, etc. Mais, même leurs discours, leur propagande ne correspondent plus aux conceptions éprouvées de la démocratie bourgeoise. La démocratie n'est pas une notion abstraite. Il s'agit d'une idéo- logie et d'une forme de gouvernement propres à une certaine période historique. La déinocratie n'est pas la revendication d'une majorité et d'une liberté abstraites. Car, à ce compte-là, tous les régimes auraient été démocratiques. Le national-socialisme d'Hitler s'est tou- jours réclamé de la majorité du peuple allemand, de la liberté de ce peuple. Aucun régime moderne ne peut imposer son idéologie s'il ne se présente pas comme le représentant de la majorité de la popu- lation et ne proclame pas lui apporter la liberté. L'efficacité du sys- tème démocratique ne se fondait pas sur les discours des politiciens, mais sur une organisation déterminée de la vie politique et sociale s'appuyant sur une structure économique en plein essor. Les transformations du capitalisme rendent aujourd'hui ineffi- cace le système démocratique de gouvernement ; la classe domi- nante adopte progressivement d'autres méthodes et de ce fait une nouvelle idéologie, qui sont totalitaires. Pour des raisons histori- ques déjà indiquées, cette évolution est bien plus achevée dans les pays du bloc russe. Dans ces territoires, les partis staliniens sont l'instrument politique de la classe capitaliste bureaucratique. Dans le reste du monde ils sont devenus à la fois les instruments de la politique extérieure russe et les tenants de la forme bureaucra- tique de l'exploitation capitaliste. Dans certains pays bourgeois mineurs ces partis regroupent aujourd'hui des larges couches de la bureaucratie « ouvrière » et d'éléments non prolétariens, tous direc- tement intéressés à l'étatisation de la société, étatisation dont ils voient la forme la plus parfaite dans le régime russe actuel. Leur opposition réelle aux patrons privés et aux institutions tradition- nelles découle à la fois de la composition sociale de leurs cadres, de leur programme d'étatisation et de leur attachement au bloc russe. C'est le fait d'être dans ces pays les seuls opposants réels, de poursuivre la liquidation de la propriété privée et des institutions traditionnelles, qui leur conserve encore l'appui d'une fraction de la classe ouvrière et ils utilisent les revendications de cette dernière selon les besoins de la politique du bloc russe. Il est donc absurde de prétendre critiquer les partis staliniens de la même manière qu'il y a 30, 40 ou 50 ans les marxistes de gau- che combattaient les social-démocrates réformistes. D'autre part, s'il est toujours nécessaire de faire la critique du système démocratique bourgeois, il est tout aussi essentiel de mon- trer sa marche vers le totalitarisme et l'étatisation. Il faut expli- quer la vraie nature de classe de la Russie et des pays du 'glacis, montrer comment les mesures dictatoriales que les staliniens appel- lent discipline socialiste et répression contre les anciens possédants n'ont rien à voir avec les intérêts du prolétariat mais sont, au contraire, des moyens de domination de la classe exploiteuse bureaucratique. 1 41 La majorité des travailleurs ne sont pas aujourd'hui des vulgai- res démocrates. Dans les pays occidentaux ils ne font que subir le régime de pseudo-démocratie, à l'égard duquel ils ont bien peu d'il- lusions. Les ouvriers qui suivent les staliniens savent parfaitement que dans les pays où les partis « communistes » sont au pouvoir, il n'y a plus de démocratie, de parlementarisme et de « libertés pour tous les citoyens ». Ils pensent que cela constitue justement (avec les transformations économiques effectuées : nationalisation, plani-: fication, etc.) la preuve du caractère socialiste de ces Etats. Ceux qui suivent les « réformistes » (travaillistes anglais, syndicalistes américains) ne s'inquiètent pas non plus de la disparition de la démocratie bourgeoise mais du niveau de vie respectif des travail- leurs du bloc russe et du bloc occidental ; ils se placent sur une posi- tion de « moindre mal » qui n'a évidemment rien de révolutionnaire, mais pas non plus de confiance dans la démocratie bourgeoise. La propagande anti-russe en Occident la compris qui revêt des aspects différents suivant le milieu social auquel elle s'adresse. Lorsqu'elle parle aux bourgeois et petits bourgeois, elle s'attache surtout à montrer le sort de leurs collègues russes, tchèques, polonais, etc. ; lorsqu'elle s'adresse à la classe ouvrière, elle lui montre l'exploita- tion des ouvriers dans ces pays, les méthodes et la durée du tra- lil, les conditions de vie, les déportations. C'est sur cet aspect-là qu'elle insiste et elle ne joue pas sur la fibre démocratique des pro- létaires. Expliquer les différences de structure des deux blocs pour mieux en montrer l'identité profonde, démontrer concrètement l'existence d'une perspective révolutionnaire, d'une issue socialiste, par l'ag- gravation de la crise capitaliste et par la force potentielle et les capacités de la classe ouvrière, c'est l'essentiel de notre tâche actuelle. Ce n'est pas l'avis des bordiguistes pour lesquels, aujour- d'hui comme en 1920 ou en 1905, le problème fondamental pour le prolétariat demeure « ... le rejet des illusions d'un retour au libé- ralisme démocratique, le rejet de la revendication des garanties légalitaires, ainsi que la liquidation de la méthode des alliances du parti révolutionnaire avec des partis bourgeois ou des couches moyennes et avec des partis pseudo-ouvriers à programme réfor- miste » (16). Nous pensons que les quatre points précédents suffisent à donner un aperçu de la conception de la lutte des classes et de l'interpré- tation de la phase actuelle du capitalisme qui sont propres à la tendance bordiguiste, et à mettre en évidence ce qui nous sépare d'elle. Nous aurions voulu nous étendre davantage sur certains pro- blèmes, aborder en particulier les perspectives formulées ces der- niers temps concernant le rôle respectif de l'Amérique et de la Russie et « l'issue la moins défavorable d'une troisième guerre : la défaite de l'Amérique ». Nous le ferons dans un autre numéro. La crise du P.C.I. d'Italie et la tendance « du Congrès » La tendance « du Congrès » s'est affirmée d'abord comme oppo- sition à l'intellectualisme qui, remplaçant l'action des classes par le jeu de forces économiques abstraites, en arrive non seulement à réduire la classe ouvrière à un rôle purement passif, mais envisage la formation du parti lui-même de façon tout à fait abstraite, sans rapport avec la classe. Il n'est pas inutile de rappeler ici que les camarades «du Con- grès » se sont déjà trouvés en opposition avec Alfa au sujet de la fondation même du parti, dont celui-ci a longtemps contesté l'oppor- tunité. Rappelons encore comment Alfa est resté pendant des années en marge du parti, refusant toute responsabilité et n'assistant même pas aux Congrès et. aux réunions centrales mais publiant par contre, sans aucune espèce de discussion, dans l'organe théorique « Prome teo », des textes que le parti aurait dû accepter sans plus et qu'il a intitulé lui-même : « Les thèses de la Gauche ». (16) « Statuto del Partito», publié en 1950 par Battaglia Comunista. L'immobilisme théorique a aggravé les difficultés de l'action exté- rieure du parti comme il a fini par étouffer la vie politique au sein de l'organisation. Progressivement, l'échangé entre les militants, et la direction est devenu purement formel. L'élaboration politique collective (dans le sens d'élaboration d'organisation) que le centre du parti n'avait jamais sérieusement entreprise, a été remplacée par celle de quelques camarades, puis d'un seul : Alfa. Le fond des divergences théoriques qui se manifestaient déjà en 1945 (17) n'a pas été dégagé et s'est ainsi exprimé surtout dans le travail politique. Ces divergences n'en existaient pas moins et ont opposé dès le début les camarades qui forment aujourd'hui la ten- dance «du Congrès » à certains dirigeants bordiguistes au sujet de l'existence même de l'organisation. Pour les camarades « du Con- grès », il ne faut pas attendre la situation révolutionnaire pour former les cadres du parti ; il y a toujours des possibilités subjec- tives d'existence du partf, même sous un régime totalitaire, et il y a toujours un ferment dans la classe qui permet l'intervention du parti. Ils devaient se trouver donc en opposition avec les théoriciens de la « disparition du prolétariat » pendant certaines époques, avec ceux qui, niant la possibilité d'un travail de pénétration dans la classe et d'organisation du parti, prétendaient réduire celui-ci au rôle d'une secte rabâchant une sorte de bible révolutionnaire, avec ceux dont la majorité même des bordiguistes ne partage pas entièrement les conceptions schématiques et confuses mais auxquels le « suivisme » et l'esprit de chapelle permettent d'assumer le rôle de dirigeants. Les camarades. « du Congrès » se sont trouvés en opposition avec ceux qui écrivaient en 1950 : * Le passage du fascisme au totalitarisme démocratique a ouvert une trappe dans laquelle le prolétariat a pu tomber parce que les conditions provisoires existaient dans la structure de l'économie capitaliste internationale. L'existence de ces conditions (que l'analyse théorique définira lorsque l'évolution historique en permettra la com préhension) empêche aujourd'hui la « personnalisation » du proléta- riat dans son parti de classe. C'est seulement Alfa qui a vu cela depuis 1944. Dans ces conditions, le lien organisationnel ne favorise pas mais empêche l'oeuvre difficile et indispensable de clarification que doivent accomplir les groupes faussement appelés parti. La confirmation de cela se trouve dans le fait que le principal effort théorique « Prometeo » et « Fili del Tempo » (18) échappe aux mailles de l'organisation (19). » Il serait trop long de rappeler ici les différentes positions concer- nant les divers problèmes d'orientation du travail prises depuis 1945, de retracer toutes les phases de la vie du parti. Disons seulement qu'une des questions les plus discutées a été celle du travail dans les usinęs et les syndicats. La majorité des camarades de la tendance du Congrès s'ap- puyaient sur la politique établie à ce sujet par le Congrès de Flo- rence en 1948. Tout en définissant les syndicats actuels comme des instruments de l'Etat capitaliste et déclarant illusoire et erronée toute tentative d'en changer la fonction ou d'en conquérir la direction, le Congrès de 48 avait insisté sur l'importance des trois points sui- vants : a) nécessité d'organiser les « groupes communistes d'usine » ; b) participation à toutes les luttes dont l'origine réside dans l'exploi- tation des ouvriers ; c) dénonciation du rôle des syndicats et parti- cipation dans ce but, aux élections des organismes syndicaux et des commissions internes d'usine. La majorité de la tendance bordi- guiste, bien qu'ayant approuvé en 1948 la ligne fixée par le Congrès, s'orienta progressivement dans le sens contraire et finit par s'op- poser à cette ligne sur les trois points : a) abandon, dans la pratique, (17) Divergence par exemple entre la Plateforme de 1945, rédigée par Alfa, et l'e Schéma de programme écrit par Damen : organisation des masses, role des soviets et du parti dans la dictature du prolétariat. (18) Filo del Tempo, rubrique de B. C., rédigée par Alfa. (19) Texte de Vercesi, un des dirigeants de la tendance bordiguiste. i du travail des groupes communistes d'usine ; b) non-participation aux mouvements dirigés par les staliniens ; c) aucune participation aux élections syndicales ou des commissions internes d'usine. Sans aucun doute, la position des camarades «dú Congrès » se traduisait souvent par l'exagération des possibilités réelles de tra- vail et les entraînait à dépenser des forces précieuses dans une agitation sans résultats. Mais l'attitude de la majorité de la tendance bordiguiste, inspirée par son schématisme classique et, pour certains, par la négation même de tout travail de parti (voir texte Vercesi ci- dessus) était franchement néfaste, non seulement dans ses consé- quences pratiques mais dans son contenu profond. Ce contenu c'était à la fois le conservatisme le plus achevé et la confirmation théorique d'une conception particulière de la lutte des classes, du parti et du socialisme ; c'était l'attachement borné à la lettre des textes qu'on confcndait avec les principes ; c'était le respect superstitieux pour le leninisme et l'ignorance voulue du Lénine non-bordiguiste ; c'était l'élaboration collective dont on proclamait la nécessité officiellement et l'élaboration exclusive d'un camarade qu'on interdisait de mettre en doute pratiquement ; c'était la nécessité « des rapports dialectives entre la base et la direction » et le refus de la discussion, l'expulsion des opposants, la calomnie et le ragot élevés à la hauteur d'argu- ments. Mais résunions les événements de la crise. Au malaise du parti, qui s'est manifesté par la démission des deux camarades de la ten- dance « du Congrès » qui se trouvaient au C.E., par les protestations des militants, des sections, des fédérations, réclamant l'ouverture d'une discussion, comment a répondu le centre, le C.E. ? Il a rem- placé la discussion générale en vue d'une congrès par l'organisation de conférences restreintes, il a refusé d'informer l'ensemble des militants des problèmes en discussion et de la situation du parti. Installée au C.E., la tendance bordiguiste a continué d'orienter le journal de la manière dont elle l'entendait et, refusant d'engager la discussion, elle s'est contenté de publier des circulaires où l'on stig- matisait le travail de « désagrégation de l'unité du parti » qui aurait été celui des camarades opposants. Au lieu de rechercher la clarté politique en exposant les diverses positions, au lieu de se préoccuper d'élever le niveau politique des militants par leur participation aux débats, elle a transformé un problème politique en une question disciplinaire et a répandu la confusion. Confusion qui est arrivée à son comble lorsque, jetant par-dessus bord les positions sur le syn- dicat qu'elle défendait avec rigueur depuis deux ans, elle a accepté sans discussion et a proclamé positions officielles du parti les « Bases pour l'organisation 1952 » rédigées par Alfa (voir plus haut «L'orga- nisation des masses »). Mais la tendance bordiguiste s'assurait ainsi l'appui déclaré de Alfa (ô principes !) et se débarrassait par là même du souci de répondre aux opposants (Alfa s'en chargerait), la seule fonction du C.E. étant de mettre les adversaires à la porte pour « préserver l'unité du parti », même si ces adversaires représentaient la moitié de l'organisation et s'ils ne faisaient que réclamer une discussion et un congrès. Excellente application du «centralisme organique » cher aux bordiguistes et excellente solution de la pre- mière discussion générale dans le parti ! C'est ce qui a été fait : les camarades les plus actifs de la tendance «du Congrès » ont été expulsés tambour battant et sans discussion. Ces camarades s'étaient affirmés comme tendance à propos du travail du parti dans les usines mais, comme nous l'avons déjà dit, leur désaccord avec les bordiguistes avait toujours été plus profond. Au moment de leur expulsion, une certaine mise au point avait déjà pu être faite en dépit de la confusion de la crise. La précision de (20) Ces lettres ont été rassemblées dans le no 3 de Prometeo d'avril 1952, numéro publié par la tendance « du Congrès », ainsi que dans le « Bulletin pour la préparation du 2e Congrès du P.C.I. », imprimé et publié aussi par elle. 44 leurs divergences avec la tendance bordiguiste enfin regroupée der- rière Alfa, a commencé par un échange de lettres entre un des camarades de la tendance «du Congrès », Damen, et le camarade Alfa, échange dans lequel sont surtout discutés la nature et le rôle de la Russie et du stalinisme, la critique de celui-ci et la position devant les syndicats (20). Cette mise au point a continué ensuite lorsque ces camarades ont pris l'initiative de convoquer eux-mêmes un congrès du parti et se sont plus largement exprimés dans le périodique « Battaglia Comunista » publié sous leur direction (21). Ce Congrès a eu lieu le 31 mai, 1er et 2 juin de cette année. Y ont assisté des délégués de sections et de groupes représentant environ la moitié des effectifs du parti, mais aucun membre de la tendance bordiguiste, laquelle a adopté le point de vue d'ignorer politiquement ses opposants et a expliqué la crise par « l'action de la bourgeoisie au sein du parti ». Après le Congrès les positions des camarades qui y ont participé peuvent se résumer ainsi : a) Interprétation de la lutte des classes : ils formulent dans l'ensemble les mêmes critiques de la conception bordiguiste que nous avons faites au commencement de cet article ; b) Nature et rôle de la Russie et du stalinisme. La Russie est un Etat capitaliste d'une forme nouvelle ; la bureaucratie est la classe dominante ; le stalinisme n'est plus l'ancien opportunisme; nécessité d'une critique nouvelle. Ces camarades combattent l'appré- ciation bordiguiste de la Russie et du rôle respectif de l'Amérique et de l'U.R.S.S. dans la période actuelle, ils estiment que le bordiguisme se place à mi-chemin entre la position révolutionnaire et le stali- nisme ; c) Ils défendent la ligne sur le travail dans la classe ouvrière définie par le Congrès de 1948 et rejettent le dernier tournant « pro- syndicat» du bordiguisme ; d) Ils refusent la nouvelle formule de «la dictature du parti » et la conception qui substitue le parti à la classe ; ils restent sur la position exprimée par Lénine dans «L'Etat et la Révolution ». La tendance « du Congrès » reconnaît la nécessité d'un travail d'analyse des formes actuelles du capitalisme, de critique des expé- riences politiques du proletariat, de la révolution russe en parti- culier et elle souligne la nécessité de donner un caractère internatio- nal à cette tâche. Un délégué de notre groupe ayant assisté au Congrès, celui-ci a approuvé une résolution sur le travail interna- tional que nous publions à la suite de cet article. Regrettable parce qu'elle a divisé les forces d'avant-garde en Italie et par la confusion dans laquelle elle a commencée, la crise du P.C.I. d'Italie a été salutaire dans la mesure où elle a amené les militants du parti, pour la première fois depuis 1945, à discuter de l'ensemble de problèmes théoriques et politiques de la période actuelle. Cette crise a mis définitivement en lumière les conceptions longtemps « larvées » de la tendance bordiguiste, conceptions qui ont rendu inévitable la rupture. Il est clair maintenant que le bordi- guisme ne saurait constituer le pôle politique autour duquel pour- raient se rassembler les groupes et les militants isolés qui luttent pour le socialisme. ** Réaction saine contre l'immobilisme théorique, le schématisme et les méthodes organisationnelles du bordiguisme, la tendance « du Congrès » n'est pas elle-même exempte de contradictions, que la confusion de la crise n'a pas permis de résoudre. L'âpreté des débats du Congrès sur la question syndicale et surtout les interven- (21) Pendant un certain temps il y a donc eu deux Battaglia Comunista. La tendance bordiguiste vient maintenant de changer le titre de son organe qui s'appellera désormais Il Programa comunista. Mais il y a encore formel- lement deux P.C.I. d'Italie. 45 tions des quelques camarades qui ont défendu une orientation «pro- syndicat », découvrent une hétérogénéité qui est le reliquat de l'absence de vie politique interne du parti pendant six ans, hétérogé- néité qui se retrouve dans d'autres problèmes (« utilisation » des élections bourgeoises par exemple) au sujet desquels certains mili- tants défendent des positions traditionnelles depuis longtemps péri- mées. D'autre part, l'activisme, le besoin de « résultats » à tout prix d'autres camarades pourrait, s'il s'imposait, amener la tendance à favoriser une usure rapide des militants et une dispersion dange- reuse des efforts. Il n'est pas possible aujourd'hui de prévoir quel sera son dévelop- pement, si elle parviendrà à regrouper la majorité des militants de la gauche communiste italienne et si, par la continuation du travail théorique déjà commencé, elle saura renforcer et compléter ses posi- tions actuelles. Ce travail reste pourtant la condition principale de sa continuité idéologique et d'organisation. A, VEGA. ! Résolution sur les Rapports Internationaux Dans la situation actuelle, caractérisée par la désagrégation du mou- vement ouvrier international, la division du monde en deux blocs impe- rialistes rivaux et l'orientation de la société capitaliste vers une troisième guerre mondiale, une reprise des contacts entre les groupes et les orga- nisations marxistes des différents pays est plus nécessaire que jamais. Cette prise de contact doit reposer sur un accord concernant les points suivants : 1° La théorie marxiste est la seule base valable pour l'interprétation de l'histoire, de la lutte des classes et pour l'action politique du prole- tariat ; 2° La Russie est devenue un régime d'exploitation capitaliste. Les partis communistes kominformistes sont les agents de la politique impe- rialiste de cet Etat ; 3° Position internationaliste face à la perspective de guerre. Contre Bloc américain et le Bloc russe, action prolétarienne pour la destruc- tion du régime d'exploitation dans les deux Blocs. Dans la période actuelle, le but de cette prise de contact réside dans la clarification des expériences ouvrières depuis 1917, dans la critique et la mise au point théorique et politique, des positions du mouvement ouvrier depuis lors, dans l'analyse de la période actuelle de l'évolution capitaliste et dans la détermination des perspectives qui s'ouvrent devant le proletariat mondial. Pratiquement, cela suppose l'ouverture d'une discussion internatio- nale sur les points suivants : a) Signification historique de la Révolution d'Octobre 1917. Le recul de la révolution et la dégénérescence du régime soviétique ; b) Le capitalisme d'État en Russie (les rapports de production, la politique de domination mondiale) ; c) L'évolution du capitalisme depuis 1914 (les transformations de la structure de l'économie et de la classe dirigeante); d) La nature et la fonction du parti de classe ; e) La dictature du prolétariat et le programme socialiste ; f) Le leninisme, la 3e Internationale, la stratégie et la tactique prolé- 46 tariennes ; g) Les syndicats a l'époque actuelle ; h) Confrontation des expériences de lutte des différentes organi- sations ; i) Les perspectives révolutionnaires. Cette discussion aura lieu : 1° Par la publication dans les organes de presse des différentes organisations de textes traitant des points précédents. Exemple : Le groupe « Socialisme ou Barbarie » publiera des textes du Parti Commu- niste Internationaliste d'Italie et ce dernier des textes de « Socialisme ou Barbarie » ; 2° Par des échanges de lettres et de documents; 3° Par l'organisation, avant la fin de 1952, d'une réunion des délé- gués des différents groupes sur un ordre du jour à fixer ultérieu- rement ; 4° Par l'édition ultérieure d'un Bulletin international. Milan, le 2 juin 1952. 1 - 4T DOCUMENTS LA VIE EN USINE Cette étude a pour objet la description, aussi complète que possible, des conditions concrètes de travail productif et de relations sociales qui sont rencontrées et créées par les différentes catégories de producteurs dans une usine, et l'examen de l'influence et des répercussions qu'entraînent dans le comportement social à l'ex- térieur de l'entreprise - la nature et le rythme du travail de chacun. Le milieu choisi est celui d'une usine de pièces détachées d'auto- mobiles de la région parisienne, importante par le volume de son activité, son nombreux personnel, son équipement moderne. On devra tenir compte, dans ce qui va suivre, de ce que cette entre- prise se situe parmi les « boîtes » où, de l'avis le plus répandu parmi les ouvriers, les conditions générales (salaires, discipline) de travail sont plus acceptables que dans de très grandes maisons, telle « Citroën ». Ainsi, nous ne prétendons pas donner l'image < seule et unique » de la classe ouvrière au travail. Toutefois, la généralisation à l'ensemble des usines pourra s'établir dans la plu- part des cas, du fait de l'identité des divers emplois, du fonction- nement typique de l'appareil productif, construit presque partout sur un schéma invariable, et du mode de vie commun à la popula- tion ouvrière de la banlieue de Paris. I. UNE JOURNÉE À L'USINE (1) Dès 6 h. 45, les garages à vélos commencent à se remplir. Quel- ques motos pétaradent. Les voitures des « cadres » et du haut per- sonnel n'arriveront que bien plus tard. En été, l'entrée est assez animée, mais l'hiver c'est la nuit, le froid pince, les gars sont pressés de se mettre à l'abri. Tout de suite, on perd une partie de ses rêves : une fois franchie la grande porte de fer, c'est le gardien en uniforme, c'est l'horloge à pointer où l'on fait queue redevenu numéro matricule. Au vestiaire, le temps est court pour échanger quelques phrases avec les camarades d'équipe sur le temps, les incidents du transport et l'état de santé de chacun. A 7 heures, - (1) Ces notes sur le fonctionnement général de l'usine, les diverses cou- ches du personnel et leur rémunération, sont un préambule nécessaire à la compréhension des rapports qui s'établissent entre tous relativement à la production et qui sont notre sujet principal. D'autres éclaircissements sur ces points seront donnés au cours de l'examen de ces rapports, 48 : la sirène mugit, la journée commence. De même que tout le per- sonnel horaire, sont présents les contremaîtres et les employés char- gés de préparer, suivre, contrôler, alimenter la production, les maga- sins, les transports. Certaines équipes (production de petites séries d'appareils) travaillent aux « temps », l'ouvrier connaît ce qui lui est « payé » en minutes pour un travail déterminé. Pour d'autres équipes (grandes séries) des chaînes existent. L'assemblage com- mencé par votre voisin de gauche vous parvient, vous y exécutez le soudage, le rivetage, le polissage, ou adjoignez la pièce complé- mentaire, tel qu'il vous est demandé ; une fois ceci transmis à votre voisin de droite, la chaîne vous présente le deuxième appareil. Cinq minutes d'arrêt par heure. Ceux qui travaillent « aux temps > peuvent, fréquemment, pour certains travaux, musarder - griller une cigarette -- ruser pour paraître affaires, alors que leur travail est terminé ou presque. A la chaîne, c'est rigoureusement impossible. La seule détente, d'ailleurs rare, est le refrain beuglé en cheur, scie populaire en cours. « Ils chantent comme des bagnards », me dit un jour un gars. Les ateliers assemblent et finissent. C'est pour les alimenter cons- tamment qu'interviennent d'autres équipes : les manæuvres sortent des magasins soit les pièces usinées à l'extérieur, transmises immé- diatement à l'atelier utilisateur, soit les flans de tôle, laiton, alumi- nium, tubes étirés, etc., dirigés vers l'atelier des presses où ils sont, par une ou plusieurs opérations (découpe, embouti, perforation, etc.), transformés en pièces prêtes pour l'utilisation. Les magasiniers comptabilisent les entrées et sorties de matière, la manutention la répartit, le service «entretien » assure avec son personnel (électriciens, ajusteurs, serruriers, graisseurs, maçons, etc.) la bonne marche des chaînes, presses, matériel roulant, dispositif de sécurité. Par ailleurs, dans un atelier séparé, l'outillage est usiné et mis au point par des ouvriers professionnels. C'est là que sont taillés dans l'acier, les matrices d'emboutis, suivant une gamme d'opérations où interviennent les raboteurs, mortaiseurs, fraiseurs, tourneurs, a jus- teurs. Là seulement le travail est de haute précision et les ouvriers travaillent « au dessin ». Les employés des services techniques sont de leur côté déjà au travail. Au bureau d'études, ingénieurs et techniciens qualifiés dans diverses branches (chimie, études thermiques, soudure et autres) étudient de nouveaux modèles du produit ou de nouvelles formules de fabrication, soit à la demande de la clientèle, soit dans un souci d'abaissement du prix de revient. Les dessinateurs concré- tisent le résultat de leurs recherches à l'intention des ateliers d'ou- tillage et de fabrication. Dans les ateliers circulent quelques agents techniques chargés de la critique et de l'amélioration de tel ou tel procédé, de telle ou telle fabrication. Enfin, responsables des pro- grammes de fabrication à réaliser dans le mois ou le trimestre, les services de planification et d'ordonnancement décident (en adaptant les demandes du service commercial aux possibilités de l'appareil technique de l'entreprise), des types et des quantités requises de chaque atelier de fabrication, et veillent à l'approvisionnement régu- 49 lier, aux délais requis, des équipes en outillage et matières pre- mières. Les services Administratifs et d'Exploitation fonctionnent dès 8 heures. On doit entendre par là : le service du personnel, le service comptabilité, le service prix de revient et frais généraux, le service commercial, le service des achats et des transports, dont les fonctions se passent de commentaires. A midi, la sirène annonce l'arrêt du travail pour une heure. C'est la ruée vers la sortie. Déjà, depuis dix minutes, le travail — sauf aux chaînes languissait. Les coups d'eil aux pendules se faisaient fréquents, ainsi que les visites aux lavabos (c'est la fraude pour se laver les mains avant l'heure). C'est à ce moment que le directeur de fabrication effectue parfois (intentionnellement) sa visite aux ateliers. A la porte, au vestiaire, c'est la cohue, rapidement dispersée vers les restaurants à bon marché des environs ou vers le domicile. D'au- tres mangent à la cantine de l'entreprise. On se hâte, la pause est d'une heure seulement, et l'on mange vite pour flâner quelques minutes, par beau temps, ou lire le quotidien amorcé dans le métro ou le bus. Dans l'après-midi, l'activité — pour un cil non exercé - paraît aussi fébrile. Pourtant la fatigue du matin agit parmi les ouvriers, d'autant plus que chacun s'est ingénié à « rendre » le plus possible, afin de souffler » un peu l'après-midi. Il en est de même pour toutes les catégories d'employés, tech- niciens ou non, qui le matin ont réglé les travaux urgents pour consacrer l'après-midi à l'expédition du tout-venant et entreprendre des conversations diverses ou la rédaction de leur correspondance. Bien entendu, tel n'est pas le sort des ouvriers sur chaîne. Nous y reviendrons. La journée de travail s'achève à 17 heures. On en parle dans tous les ateliers et services dès le matin : « je cherche 5 heures >> « vivement ce soir ! ». Dès 16 h. 30, le « moral n'y est plus », en admettant qu'il y ait jamais « été ». Le jeu de cache-cache d'avant midi reprend, avec plus de force, l'idée du départ (la fuite) s'annonce, se précise, règne enfin chez tous. Et c'est là libéra- tion, le retour au domicile, vers l'univers individuel, le plus rapide- ment possible. Ce tableau succinct serait par trop incomplet si l'on n'y ajoutait l'atmosphère particulière de l'usine qui, familière aux sens de tout le personnel, maîtrise comprise, ne peut s'imposer pleinement qu'à ceux d'un visiteur novice. Tout d'abord : le bruit. Dans tous les ateliers, il est assourdissant : aux presses c'est la frappe des gros et petits outils sur les pièces, avec une force de plusieurs centaines de tonnes, ébranlant le hall tout entier ; 'aux chaînes, le ronron puissant de tout l'appareillage électrique ou mécanique ; dans les autres ateliers, le bruit, mille fois renouvelé, de centaines de marteaux, limes, vilebrequins, masses... Cette caco- phonie semble être supportée sans dommage par les ouvriers. On - 50 sait cependant la nocivité du tapage incessant pour le système nerveux, Ensuite : la fumée vapeur bleuâtre, hiver comme été, bai- gnant l'usine du plancher au faîte des verrières, au point de masquer certains recoins en plein jour. Elle provient des fours, des bains d'acides, des chalumeaux à gaz, tous traitant la matière. Elle irrite la gorge et pique les yeux. Elle est responsable, en grande partie, de l'odeur spécifique d'un atelier métallurgique : odeur de suif, d'acide et de fer rouillé, qui se colle aux vêtements et imprègne les mains - à la fois écoeurante et acidulée. Bruit, odeur, fumée, trouvent leur complément dans la saleté et la vétusté des locaux. Le sol, la verrière, les murs, la charpente métallique sont maculés, poussiéreux, graisseux. Les nettoyages quo- tidiens, le lavage hebdomadaire n'enlèvent nulle part la patine de crasse. Où que l'on tourne les yeux, on ne voit que grisaille, flaques de graisse, rouille ou humidité. L'hiver, le froid accueille les arrivants : les outils « mordent » les doigts, les poêles sont longs à réchauffer les ateliers (et insuf- fisants en de nombreux points). Tous veillent soigneusement à la fermeture des issues : portes et fenêtres. C'est alors le plein règne de la fumée. L'été le soleil rôtit les corps sous les verrières, l'aération est malaisée et, de plus, négligée par la Direction. Au premier étage on brûle au rez-de-chaussée on suffoque. Cette ambiance échoit aux seuls ouvriers. Dans leurs bureaux, les employés connaissent seulement les rigueurs de la chaleur, mais rarement du froid. Rien du reste. Quant à la Direction proprement dite : directeur général, direc- teur administratif, directeur de fabrication, quelques autres et leurs sécrétariats, elle reste pratiquement inaperçute du personnel pendant les heures de travail. Les destinées de l'entreprise sont élaborées dans de confortables bureaux que relient des couloirs silencieux. Il LES RAPPORTS DE TRAVAIL 1. Les catégories professionnelles. Il existe, avant tout, une distinction très nette à l'usine entre les « mensuels » et les horaires ». Les mensuels, c'est-à-dire payés au mois, comprennent les cadres, le personnel de maîtrise (chefs d'ate- liers, contremaîtres, chefs d'équipes) et tous les employés des services techniques ou administratifs. Les « horaires » sont, à pro- prement parler, les ouvriers, parmi lesquels : les professionnels, les ouvriers spécialisés, les maneuvres. Cette distinction fondamentale est rigide. Il existe très peu d'exemples de voir un «horaire » devenir mensuel », à moins de faire jouer des relations personnelles auprès de la Direction. Et pourtant les demandes officielles en ce sens, d'ouvriers spécialisés le plus souvent, parfois de professionnels, sont fréquentes. Seuls les professionnels parviennent à accéder à des emplois de dessinateurs ou préparation de fabrication dans le meilleur des cas. La Direction 51 < semble redouter de voir les « éléments sains » comme elle considère ies employés, contaminés par des apports ouvriers, suspects «à priori > de mauvais esprit. Nous aurons l'occasion, par la suite, de considérer les efforts de la Direction pour renforcer cette barrière entre ouvriers et employés. Le personnel mensuel, subordonné à une dizaine de directeurs et environ une centaine de cadres (pour un effectif total de 1.600 sala- riés), comprend la maîtrise et les chefs de service, d'une part et, d'autre part, les employés, dessinateurs et agents divers. Les contremaîtres ou chefs d'ateliers (la maîtrise) et leurs adjoints chefs d'équipe, sont d'origine ouvrière. Leur accession à ce qu'ils considèrent comme un « bâton de Maréchal » est le produit d'un travail acharné pour acquérir les connaissances techniques indispensables, joint à une souplesse d'échine constante. Il n'y a pas d'exemple que la Direction ait confié un poste responsable à un militant ouvrier capable, fidèle à ses convictions. Les raisons de cette attitude sont évidentes : on ne saurait remettre une fraction de la production à un élément dont la « sûreté » serait incertaine lors d'un conflit avec le personnel ; au surplus, un refus. de cette nature est une sanction de représailles contre les militants. Il en est de même en ce qui concerne les chefs de service. Cer- tains postes requérant une haute qualification technique (Bureau d'études, Laboratoire, Contrôle, Service Méthodes) échappent X cette règle mais tous les autres (Service Commercial, du Personnet, Approvisionnement, Transports...) sont obtenus par intrigue person- nelle et sous réserve d'un dévouement sans défaillance. Ce n'est pas là une affirmation gratuite, il s'agit de faits avérés. La lutte de classe incessante à l'usine contraint la Direction à s'entourer, aux postes vitaux, de créatures dociles, fussent-elles des non-valeurs. L'expérience de la totalité des services et ateliers est d'ailleurs là pour prouver que vingt ans ou dix ans de présence dans un emploi entraînent une compétence routinière, automatique, et de tout repos. Cette maîtrise n'apportera pas d'initiative dans son travail, mais elle en connaît toutes les faces, elle surveille avec autorité ouvriers ou employés. N'est-ce pas déjà beaucoup ? Au bas de l'échelle des mensuels se trouvent les employés d'ori- gines diverses. Les dessinateurs sont passés par des écoles professionnelles, ainsi que les divers agents techniques, spécialisés dans une des bran- ches de la métallurgie. Il en va autrement des employés des services administratifs en général (comptables et dactylos exceptés), et des agents attachés à la planification, aux prix de revient, aux questions sociales, etc. Ces derniers sont presque tous embauchés * sur recommandation », protégés par quelque puissant de l'usine. A l'inverse des techniciens, ils ne peuvent pas compter sur leurs solides. connaissances professionnelles pour se heurter avec succès, lors des conflits, au patronat. Aussi leur attitude quotidienne s'en ressent-elle dans leur grosse majorité, dominée par le souci cons- tant : « pas d'histoires ». Ce sont les « O.S. » en faux-col. Ainsi sont hiérarchisés environ 500 mensuels. 52 S'il existe également une grande variété d'emplois parmi le per- sonnel horaire, la division la plus profonde a trait à la qualification professionnelle. On distingue trois groupes : professionnels, ouvriers spécialisés, manœuvres. Les professionnels (ou P1, P2, P3, suivant le degré de qualifi- cation croissante), issus d'une école d'apprentissage, dotés d'un « C.A.P.», se rencontrent uniquement dans l'atelier d'outillage, ou à l'entretien. Ce sont eux qui préparent ou entretiennent l'appareil technique de production : machines-outils, matrices, etc. Les ouvriers spécialisés (ou O.S. 1, O.S. 2, bien que dans la pra- tique la Direction ne fasse aucune distinction de degré) sont ainsi appelés, non pour une éventuelle qualification dans une branche < spéciale », mais bien parce que la tâche qui leur est confiée est exclusive et étroitement délimitée. L'O.S. est sans qualification pro- fessionnelle. Ses connaissances ont exigé de quinze jours à une heure de simple « mise au courant ». C'est lui que l'on trouve aux presses, aux chaînes, à tous les ateliers de montage. Né du Taylorisme, il en est le champ d'application vivant. A la limite, la distinction est malaisée entre O.S. et manquvres. Les maneuvres sont chargés des transports inter-ateliers, des manutentions et des gros nettoyages — les trois quarts sont Nord- Africains. Au total : environ 1.000 ouvriers dont 200 professionnels, 750 O.S., 50 manæuvres. 2. Les salaires. Les traitements des cadres, à plus forte raison des directeurs, sont pratiquement cachés. Des confidences ou négligences donnent quelque lumière : un directeur émarge, au minimum, pour 5 mil- lions par an. Au bas de cette échelle spéciale un ingénieur débute à 100.000 francs par mois. On peut estimer que ce groupe, soit 8 % environ du personnel, a perçu en 1951 30 % au moins de la masse des salaires. Encore ne peut-on rien affirmer sur les « enveloppes » coquettes de fin d'année, qui ne sont pas un mythe. Au-deşsous, nous touchons au personnel qui pointe, c'est-à-dire pour qui les heures supplémentaires ont une signification vitale. En effet, la moyenne hebdomadaire du travail est depuis 1951 de 45 heures. Au taux de base doivent être également ajoutés, pour tous : une prime mensuelle au rendement collectif, dite « sursalaire » (de l'ordre de 15 % du taux de base), et pour les seuls ouvriers, un * boni » individuel ou d'équipe (de 16 à 20 %). Compte tenu de ces éléments annexes, les salaires mensuels s'établissaient ainsi (cotisation S.S. non déduite), en juillet 1952 : Chef de Section : 70.000 à 90.000 francs ; Dessinateur : 60.000 francs ;' Comptable : de 40.000 à 60.000 francs ; Agent technique : de 40.000 à 60.000 francs ; Employé : de 30.000 à 45.000 francs ; Dactylo : de 25.000 à 35.000 francs ; - P 2 (sur la base de 48 h. depuis 1951) : de 55.000 à 60.000 fr. ; 58 - Chef d'équipe d'O.S. (contrôlant de 20 à 30 ouvriers) : 60.000 francs; O.S. : de 35.000 à 42.000 francs ; maneuvre : 30.000 francs. Les salaires, dans l'entreprise considérée, sont substantiellement au-dessus de la moyenne de l'ensemble de l'industrie “automobile. Cette situation, et l'importance financière des heures supplémen- taires, déterminant l'attitude revendicative (ou non) du. personnel, sera examinée plus loin. (A suivre.) G. VIVIER 1: - 1 54 — ! NOTES La Situation Internationale L'explosion du conflit coréen en juin 1950 marqua la fin d'une période d'illusions sur les possibilités d'entente entre les deux blocs impérialistes. La «guerre froide » se terminatt par une guerre pure et simple aux confins des deux empires. L'idée d'une nouvelle guerre mondiale à peu près inéluctable s'imposait du jour au lendemain à la conscience publique avec une évidence immédiate. L'économie mondiale entrait dans une phase d'expansion et d'inflation, renforcée par le réarmement. Deux ans et demi se sont écoulés et la guerre de Corée n'a pas entraîné de conflit général. Après une année de violents combats qui semblèrent souvent préluder à une extension de la guerre, on assiste à une stabilisation de la situation militaire sous le couvert de négo- ciations d'armistice placées par ailleurs devant une impasse insurmon- table. Les relations russo-américaines ne se sont pas améliorées, mais elles n'ont pas empiré non plus. Il est vrai qu'elles pourraient diffi- cilement empirer davantage. La production et le commerce internationaux stagnent et même reculent depuis un an. Le réarmement occidental semble en panne, de même que l'intégration politique et économique du bloc atlantique. La décomposition du système colonial se poursuit, cependant que les capitalistes allemands et japonais, pour se refaire une place sur le marché mondial, commencent à écraser les orteils de leurs « partenaires » français et anglais. Ce temps d'arrêt dans le développement du processus menant à la guerre exprime essentiellement la crise interne du monde occidental, et plus précisément l'incapacité de celui-ci à surmonter même extérieu- rement ses contradictions et les difficultés que rencontre son organi- sation en vue de la guerre. Il suffit pour s'en apercevoir d'examiner brièvement ce qu'on appellera par euphémisme la « politique » occidentale. Le trait le plus significatif de la «politique » occidentale – et la preuve flagrante que cette politique n'existe pas en tant que politique positive c'est son impossibilité de se définir autrement que par riposte aux actions engagées par le bloc bureaucratique russe. Dans le langage militaire traditionnel, elle n'a pas l'initiative des opérations. L'évolution de la situation internationale depuis trois ans illustre clairement ce fait. Il a été relativement facile aux Américains, lorsque le conflit coréen éclata, de décider d'y intervenir, et d'obtenir l'adhésion, plus ou moins platonique, de leurs alliés à cette intervention. Lorsque cepen- dant il a été démontré, un an plus tard, qu'aucune décision militaire ne pouvait intervenir sur le terrain limité des opérations en Corée, le bloc occidental se trouva dépourvu d'objectifs concrets. Depuis un an et demi, la coalition occidentale flotte à vau-l'eau et s'avère incapable de répondre aux problèmes qui lui sont posés. L'intervention américaine en Corée avait une portée générale, parce qu'elle définissait une frontière non transgressible, en signifiant claire- ment, que toute tentative russe visant à déplacer cette frontière se 55 : beurterait à la force des armes. Des tiraillements ont certainement existé au sein de la coalition occidentale quant à la définition de cette frontière, mais ils ont été tant bien que mal surmontés. Mais cela ne peut pas suffire pour déterminer une politique réalisable. Encore fau-.. drait-il décider des moyens de défense de cette frontière, et plus spé- cialement de l'orientation face à la situation qui résulterait d'une ou plusieurs guerres locales. A ceci la réponse a été le « réarmement ». Nous avons essayé de montrer dans une note précédente (1) l'insuffisance de cette réponse ; le réarmement occidental, tel qu'il était conçu déjà à l'époque, ne pouvait modifier en rien la substance de la situation. Trop limité pour prévenir de nouvelles initiatives russes, il ne pourrait avoir un sens qu'à partir du moment où le monde occidental se mettrait sur un véritable pied de guerre, militairement, économiquement et politiquement. Mais dès lors le moyen dépasserait nettement son but et entraînerait l'adop- tion d'un nouveau but qui ne serait plus limité. On ne peut pas trans- former le monde occidental en forteresse et attendre indéfiniment i attaque de l'adversaire. Si l'on se donne les moyens adéquats pour « se défendre », on se donne du coup aussi les moyens adéquats pour atta- quer. La seule politique Krationnelle » pour le bloc occidental serait bel et bien celle de la préparation intense de la guerre préventive, n'était-ce que l'adoption sérieuse de cette politique entraînerait quasi- immédiatement une guerre pré-préventive du côté de l'adversaire. Ce sont là les données fondamentales de la «politique » américaine qui la condamnent au flottement et aux demi-mesures aussi longtemps que l'adversaire ne l'oblige pas, par une action précise, à une riposte : précise. On peut retrouver ce flottement dans tous les domaines sur les- quels des problèmes demandant une dépense urgente se posent aux U.S.A. Ainsi, tout d'abord, sur le plan militaire, du réarmement proprement dit, les objectifs initiaux de l'O.T.A.N. - largement insuffisants n'ont même pas pu être réalisés, et subissent un décalage dans le temps qui va en augmentant. Le nombre de divisions prévues pour la fin 1952 n'existera qu'à la fin 1953, et encore il n'y a aucune raison de supposer que cette fois-ci on pourra réaliser l'objectif. Les facteurs qui en ont empêché la réalisation en 1952 sont en effet toujours là : impossibilité pour la France de «remplir ses obligations » en Europe et de se maintenir à la fois en Indochine, désaccord sur le réarmement allemand, plus généralement, impossibilité pour les pays de l'O.T.A.N. autres que les U.S.A. de financer le réarmement dans le cadre de la situation économique actuelle. L'incapacité de résoudre le problème du réarmement allemand est clairement apparue au cours des derniers mois. Tout d'abord l'opposition russe à ce réarmement n'est nullement dépourvue d'efficacité. Le grand atout des Russes dans ce domaine reste le soin attentif accordé à l'aspect propagandiste de leur politique, d'autant qu'il n'y a aucune chance pour qu'ils soient obligés de contredire dans les faits leurs promesses concer- nant la « libre détermination démocratique » de leur sort par les Alle- mands. Face à eux, le « réalisme » à courte vue, la maladresse et la brutalité des Américains présente ces derniers comme des inquiétants patrons qui ne se soucient que de la reconstitution de l'armée alle nde et appuient sans réserve toutes les tendances ayant accepté de se lier au char de guerre américain, comme l'indiquent les récentes révélations sur l'aide officielle accordée aux groupes clandestins nazis. (1) Socialisme ou Barbarie, no 8. 56 Là situation se complique encore par l'opposition grandissante, en France et chez d'autres alliés atlantiques des U.S.A., contre le réarme- ment allemand. La bourgeoisie française réalise de plus en plus combien une restauration définitive de l'Allemagne la reléguerait elle-même à un troisième ou quatrième rang parmi les « protégés » américains. Atta- quée de plus en plus par la concurrence allemande sur le plan économique, elle voit s'approcher le jour où ce sera à l'Allemagne de jouer le rôle profitable de gendarme principal des Etats-Unis en Europe - rôle qu'elle-même n'a plus le pouvoir d'assumer. Comprenant le caractère inévitable de ce développement, elle a essayé de lui fixer certaines limites par le traité sur l'armée européenne, limites dont elle découvre aujourd'hui le caractère dérisoire et utopique. Sa propre décomposition interne ajoute à la confusion, parce qu'elle l'empêche de prendre nette- ment une position quelconque. Elle tâche de freiner le réarmement tout en le voulant, en rejetant sa pièce maîtresse sans rien proposer pour la remplacer. Enfin, la réaction des masses allemandes contre la politique du réarmement, utilisée par les sociaux-démocrates en Allemagne occiden- tale et par les staliniens dans tout le pays, pèse considérablement sun la situation. Nulle part l'absence à la fois et l'impossibilité d'une politique cohé- Tente du bloc occidental ne se manifeste plus violemment que dans le domaine le plus vulnérable de sa structure, les rapports avec les pays coloniaux ou * Souligné par l'auteur. - 84 - . Tous les lecteurs de la Revue sont fraternellement invités par notre groupe à la RÉUNION PUBLIQUE organisée le Vendredi 9 Janvier 1953 à 20 heures 30 au Palais de la Mutualité (Métro : Maubert-Mutualité) La salle de réunion sera affichée au tableau A l'ordre du jour : L'expérience prolétarienne