} 1 SOCIALISME OU BARBARIE Paraît tous les deux mois Comité de Rédaction : P. CHAULIEU Ph. GUILLAUME A. VEGA - J. SEUREL (Fabri) Gérant : G. ROUSSEAU 000 Adresser mandats et correspondance à : Georges PETIT, 9, Rue de Savoie, Paris Vle LES ANCIENNES ADRESSES ET LES ANCIENS COMPTES CHÈQUES SONT SUPPRIMÉS LE NUMÉRO .. 100 francs ABONNEMENT UN AN (six numéros).. 500 francs > SOCIALISME OU BARBARIE Gr Sur la dynamique du capitalisme Marx a fait de l'économie politique une discipline histo- rique, en plaçant au centre de l'examen l'essence sociale et dynamique des phénomènes économiques, L'idée que l'économie capitaliste n'est rien de plus qu'un moment dans un développement historique qui a commencé longtemps avant elle et qui continuera lorsque le capitalisme comme forme d'organisation économique sera détruit, semble aujourd'hui une platitude. Pourtant la critique de Marx contre l'économie politique classique, qui voyait dans les lois du capitalisme des lois économiques naturelles et éternelles garde toute son importance ; en effet, d'une manière plus subtile peut-être, la conception de lois économiques natu- relles forme toujours la prémisse cachée de l'économie politique bourgeoise, qui continue à vouloir faire procéder le fonctionnement du capitalisme de la « logique parfaite- ment générale du choix » (1). Cette logique du choix est la logique du choix capitaliste, où certains choisissent parmi des possibles qui n'en sont pas pour d'autres, en s'orientant vers des objectifs qui sont les leurs propres. La structure de classe du système détermine à la fois le possible et le rationnel (le champ et le critère du choix), et par là donne naissance à des lois (régularités statistiques de comporte- ment) qui n'ont pas nécessairement de signification en dehors de ce système. La rationalité capitaliste n'est ratio- nalité que par rapport à une situation de fait appelée à dis- paraitre, ne représente donc qu'une étape transitoire dans le développement de la rationalité historique. Les lois écono- miques du capitalisme représentent un groupe particulier des lois économiques possibles ou réalisées dans l'histoire, groupe qui n'entre en vigueur que lors et aussi longtemps que les structures de fait correspondantes existent. Inci- demment, la considération exhaustive des groupes de lois possibles, et le traitement systématique de la séquence de réalisation de ces groupes dans l'histoire effective et de sa (1) J. Schumpeter, « Capitalism, Socialism und Democracy », éd. 1950, p. 182 et s. 1 connexion interne serait la seule perspective théorique dans laquelle l'économie politique pourrait être fondée comme science. Une partie de ce programme --- la plus importante en pratique a été réalisée par Mars lui-même. La reconnais- sance du caractère historique du capitalisme, donc du carac- tère transitoire de ses lois, n'a pas lieu chez Marx par la juxtaposition du capitalisme à d'autres systèmes possibles ou réels, mais par son insertion dans un développement au sens fort du terme. Le capitalisme vient nécessairement après autre chose (l'économie marchande) et tend à ame- ner aussi autre chose. Ce qui est la condition du capitalisme (le capital et le prolétariat), est le résultat d'un dévelop- pement précédent (l'accumulation primitive), et de nême, ce qui est le résultat du développement capitaliste (la con- centration du capital), sera la condition d'un ordre écono- mique nouveau (le communisme). Pär là est dévoilé un aspect fondamental de la dynamique de l'histoire. A des conditions sociales incorporées dans des situations et des structures de fait données, associées à un degré de développement de la rationalité historique, corres- pondent des lois (dans le sens défini plus haut) et l'action des individus et des choses dans le cadre de ces lois modifie et détruit perpétuellemont les conditions de base du système, de sorte que les lois elles-mêmes sont modifiées graduelle- ment ou brutaleinent. Et la préoccupation qui domine d'un bout à l'autre « le Capital » est de montrer comment le fonctionnement même du capitalisme tend en fin de compte à détruire les conditions de son existence. C'est la raison pour laquelle Marx a accordé si peut d'intérêt au fone- tionnement d'une économie capitaliste statique. L'analyse de celle-ci (que ce soit sous la forme de la détermination des prix relatifs dans la courte période, ou de la reproduction simple) l'a retenu exclusivement dans la mesure où elle pouvait préparer le terrain pour l'examen des problèmes du développement à tong terme du capitalisme, c'est-à-dire du problème du déséquilibre dynamique. On sait que l'effort titanique entrepris par Marx dans cette direction n'est pas parvenu à son terme. « Le Capital » est resté inachevé et les deux tiers de ce que l'on possède aujourd'hui (les tomes II et III) n'étaiont pas considérés par Marx lui-même comme prêts pour la publication. Bien que ce qui intéresse ici c'est le développeinent des choses et non pas l'Histoire des idées, il est nécessaire de sou- mettre les conclusions de ce qui se trouve dans « Le Capital , inachevé à une brève appréciation, qui ne trouvera sa pleine justification que dans la suite de cette étude. On suppose que l'essentiel des idées du « Capital » est connu du lecteur. La dynamique du capitalisme est déterminée dans « Le Capital » par les deux processus, liés mais non identiques, de l'accumulation et de la concentration du capital. Au fur et à mesure que ces deux processus se déroulent, les grands. rapports quantitatifs de l'économie capitaliste subissent une modification continue : la composition organique du capital 2 (rapport entre la valeur du produit social brut provenant du capital constant et celle provenant du capital variable s'élève, le taux d'exploitation du travail (proportion suivant laquelle le produit social net est divisé en plus-value et capital variable) augniente, enfin le taux du profit (rapport de la plus-value totale au capital total) tend à baisser. Dans le cadre concret du capitalisme, c'est l'accumulation (combinée évidemment avec le progrès technique, que par ailleurs elle stimule et accélère) qui est la base de la crois- sance économique. En même temps, la concentration détruit constamment la structure sociale initiale du capitalisme ; la classe capitaliste tend à devenir une infime minorité, à laquelle s'oppose l'ensemble de la société prolétarisée. Cette grandissante opposition quantitative prend tout son sens par l'exacerbation de la contradiction sociale qu'amènent l'élé- vation de la composition organique du capital (aliénation croissante du producteur dans la production, où la masse énorme de travail mort écrase et domine de plus en plus le travail vivant et en même temps expulsion de l'homme par la machine et augmentation du chômage) et l'augmen- tation du taux de l'exploitation (misère relative croissante du producteur en tant que consommateur). Enfin la baisse du taux de profit mine le capital de l'intérieur et lui enlève sa raison d'être. Cette construction de la dynamique du capitalisme quelle que soit sa fécondité en tant que vision historique d'ensem- ble et son extraordinaire richesse dans les détails, n'est absolument pas satisfaisante. Tout d'abord, si c'est un mérite imprescriptible de Marx d'avoir vu l'essence capitalisme dans le processus de concentration, l'essentiel de l'analyse à en faire ne se trouve pas dans « Le Capital ». Une fois le processus de concen- tration posé, il faut voir quels sont les changements qu'il apporte dans le fonctionnement du capitalisme. La varia- tion des quantités n'a de sens pour l'analyse historique économique que dans la mesure où elle aboutit à la modifi- cation des structures. Le capital qui se concentre de plus en plus ne reste pas éternellement du capital de plus en plus concentré ; il devient autre chose, il acquiert des nouvelles déterminations qui ne sont pas uniquement quantitatives. Le jour où le capital concentré devient le monopole, le jour où la crise économique et sociale conduit à la suppression du monopole particulier et à la concentration totale de la production entre les mains de l'Etat, quelque chose d'essen- fiel est changé dans le structure économique. Le capitalisme au sens le plus général ne cesse pas d'exister comme domi- nation du capital sur le prolétariat, mais son mode de fonc- tionnement est radicalement altéré. Pour citer les exemples les plus évidents, on ne peut plus parler de péréquation du taux de profit si le monopole s'est emparé de branches importantes de la production ; puisque dans ce cas le méca- nisme de la concurrence qui amène cette péréquation n'existe pas. De même, on ne peut plus parler de déséquilibre entre la production de moyens de production et d'objets de con- sommation conduisant à la surproduction dans le cas de la concentration totale. 3 3 Et de même que la concentration signifie une modifi- cation des structures économiques, de même elle se traduit, sur le plan social, par l'apparition de nouvelles catégories et couches, ou l'accroissement énorme du poids et du rôle de couches déjà existantes de sorte que l'opposition entre la poignée de grands capitalistes et la quasi-totalité de la sociétě prolétarisée cessé d'être la seule ou la plus impor- tante. Ce qui est important est donc d'examiner la concentra- tion en tant que modification graduelle de la structure même de l'économie capitaliste et par là aussi des lois de cette économie. Les lois du capitalisme concurrentiel ne se con- servent pas toutes dans le capitalisme monopolistique, ni celles de ce dernier dans le capitalisme bureaucratique. En deuxième lieu, le problème de l'accumulation du capi- tal a été laissé à ses débuts par Marx. Il ne s'agit évidemment pas de se demander s'il y a accumulation, mais comment elle se déroule et si le capitalisme tend nécessairement vers un équilibre dynamique l'accumulation sans crises ou vers le contraire. Les modèles laissés par Marx dans le tome II du « Capital » sont d'une grande utilité par la clari- fication de certains concepts, mais leur portée est extrê- mement limitée. Ils consistent à montrer que sous certaines hypothèses sans rapport avec la réalité (chaque capitaliste investissant toujours tous ses profits, et toujours dans son secteur et jamais ailleurs, le crédit n'existant pas, le rythme de rotation du capital fixe et du capital circulant étant le même, la composition organique et le taux d'exploitation restant constants), si le capitalisme se trouve au départ en état d'équilibre, il est possible qu'il continue son expan- sion en équilibre. Le vrai problème commence évidemment lorsqu'on se débarrasse de toutes ces restrictions. Il devient alors d'une complication énorme (ce qui explique la lamen- table confusion des discussions sur l'accumulation dans le mouvement marxiste), mais il est vrai qu'on ne saura rien de solide sur la dynamique du capitalisme tant qu'on n'aura pas avancé dans la solution du problème posé dans toute sa complexité réelle. Enfin, il n'est pas possible d'accepter telles quelles ni les conclusions de Marx sur l'élévation de la composition orga- nique, l'augmentation du taux d'exploitation et la baisse ten- dancielle du taux de profit, ni la manière dont elles ont été établies. Le ressort principal du raisonnement de Marx dans ce domaine est le progrès technique. Mais il est impos- sible de déduire du progrès technique tout court l'élévation de la composition organique et du taux d'exploitation. S'il parait certain que le progrès technique tend à augmenter le volume du capital fixe et des matières premières mani- pulés par le travail vivant, il n'est pas du tout a priori cer- lain qu'il tende à en augmenter la valeur (1). De même, le (1) C'est Marx lui-même qui a souligné cet aspect contradictoire de l'évolution, de même qu'il était incontestablement et d'une manière démon- trable conscient de la plupart des problèmes et des difficultés qui sont soulevées dans ces pages. Qu'il soit clair que ce qui intéresse ici n'est pas la critique de Marx comme auteur, mais le bilan de son effort en vue de sa continuation. Pour le reste, on n'est pas plus intelligent que Marx ; on peut simplement être plus vieux d'un siècle. 4 progrès technique en diminuant la valeur des objets de con- sommation ouvrière, tendrait à augmenter le taux d'exploi- tation si le salaire réel restait constant. Mais le salaire réel ne reste pas nécessairement constant ; en fait, dans la plupart des cas, il a augmenté à travers le développement du capitalisme. Que cette augmentation n'ait pas été le résul- tat automatique du progrès économique, que les ouvriers aient toujours dû, après avoir augmenté la production, lut- ter durement pour augmenter leur part du produit social, que jamais les patrons n'aient rien accordé qui ne leur fut arraché de force sont des choses incontestables, qui mon- trent toutefois que la variable essentielle pour expliquer l'évolution du taux d'exploitation, c'est-à-dire l'intensité de la lutte des classes, transcende largement l'économie pro- prement dite. De la combinaison de l'élévation de la composition orga- nique et de l'augmentation du taux d'exploitation ne résulte pas nécessairement une tendance vers la baisse du taux de profit ; pour qu'il y ait baisse du taux de profit, il faudrait qu'il y ait un certain rapport entre le rythme dont s'élève la composition organique et celui dont s'accroît le taux d'exploitation, et il n'est pas a priori de raison pour que ce rapport existe dans la réalité. Par ailleurs, vraie ou non, la tendance à la baisse du taux de profit n'a pas de significa- tion. Un taux de profit bas peut avoir de l'importance s'il affecte une entreprise ou une branche particulière ; mais ici il s'agit par définition du taux général du profit. Aucune crise du capitalisme ne résulte du fait qu'en 1850, le capital don- nait du 15 % par an et qu'en 1950 il ne donnerait plus que du 12 %. Ce fait ne pourrait pas affaiblir le stimulus à l'accumu- lation, car ce qui incite l'accumulation c'est le profit diffé- rentiel ou alors l'existence d'un profit quelconque - non pas la stabilité séculaire du taux général du profit. Il ne pourrait affaiblir ce stimulus que si le taux de profit devenait effectivement nul, ce qui n'est possible que si soit le taux d'exploitation était nul, soit les ouvriers étaient remplacés par des machines — deux suppositions également absurdes. Peut-on supposer que la baisse du taux de profit diminue lo fonds d'accumulation des capitalistes ? Non, car ce taux supposé déclinant s'applique à une masse croissante de capi- tal, donc la masse des profits (et le fonds d'accumulation) peut en même temps s'accroître en termes absolus. Mais le fonds d'accumulation décroît peut-être en termes relatifs, ce qui ferait que le rythme d'expansion de l'économie tend à se ralentir ? Soit ; mais ce ralentissement se réfère uniquement au taux d'expansion de quantités mesurées en valeur, ce qui ne dit rien sur l'expansion matérielle. De plus, si le rythme de l'accumulation se ralentit, l'élévation de la composition organique doit se ralentir aussi, et donc aussi la baisse du taux de profit. En réalité, parmi ces trois tendances, celle qui à une importance fondamentale c'est l'évolution du " taux de l'exploitation, qui est déterminée essentiellement par un fac- teur extra-économique — le développement de la lutte des classes. Il est évidemment essentiel de savoir comment la lutte de classes elle-même est influencée par la situation 5 économique, et comment son influence sur l'économie est différenté selon l'état différent de celle-ci ; mais vouloir déterminer l'évolution du taux d'exploitation, même « en der- nière analyse », à partir du pur et simple fonctionnement des mécanismes économiques serait se laisser mystifier soi- même par une « réalité économique » séparée et indépen- dante de l'histoire. Ceci d'ailleurs n'est qu'une première approximation. Il est essentiel de dire que les diverses quantités ou rapports quantitatifs qui caractérisent l'économie sont déterminés par deux variables relativement indépendantes le progrès Technique et la lutte des classes dont le développement doit être observé dans la réalité historique et ne peut pas être déduit a priori des conditions du système. Encore faut-il voir en quoi ces variables sont-elles indépendantes, et en quoi ne le sont-elles que relativement. Les rapports apparaissant extérieurement comme quantitatifs = la composition organique du capital, par exemple, ou le taux d'exploitation - ne sont que l'habillage abstrait d'une réalité humaine qualitative, infiniment plus complexe. Lors- qu'on oblige les ouvriers dans une usine à tourner dans le même temps un nombre de pièces augmenté de moitié, on peut exprimer le phénomène en disant que la composition organique de la valeur du produit a été élevée. L'essentiel pourtant sera de voir que celte modification que l'on peut supposer résultant d'un progrès technique - provoquera fatalement une réaction au sein du groupe des ouvriers, et par là même aura un résultat au niveau de la lutte des classes. Selon le déroulement de celle-ci (dépendant évidem- ment d'une foule d'autres facteurs) la modification technique aura ou n'aura pas comme deuxième résultat une augmen- tation du taux d'exploitation. Le problème de donner une formation théorique générale à des relations mixtes de ce genre -- dont l'aspect quantitatif n'épuise pas les moments essentiels c'est-à-dire en fin de compte le problème de la connaissance de l'histoire, attend toujours sa solution. Dans ce qui suit, l'analyse quantitative alternera avec la discussion de l'évolution réelle ou probable des autres facteurs. Ces remarques critiques tracent l'orientation d'un travail nécessairement long, dont cette étude veut simplement poser certaines présuppositions. Les deux premières parties (Mesure et valeur ; Valeur et échanges) visent à clarifier les catégories qui seront constamment utilisées par la suite (valeur, plus-value, capital, profit, prix). Les trois parties suivantes examinent la répartition du produit social entre capital et travail et le problème de l'accumulation à travers les trois phases du capitalisme (concurrence, monopolisa- tion, concentration totale) (1). (1) I est presque toujours utile et souvent indispensable de donner une formation mathématique aux problèmes économiques. Dans ce qui suit, la marche du raisonnement et les conclusions sont toujours données d'abord, et l'utilisation des formules a été confinée à des paragraphes marqués d'un astérisque afin que le lecteur qui le désire puisse les sauter avec le moins de dommage possible. 6 1. MESURE ET VALEUR Parler de dynamique du capitalisme n'a de sens que si l'on sait comparer deux états de l'économie situés à des points différents du temps. Cette comparaison est toujours possible en termes de description qualitative, mais la des- cription se perd fatalement dans la diversité infinie des faits concrets, et même si elle se concentre sur l'essentiel, elle peut difficilement le montrer comme tel. La comparai- son de deux états distants de l'économie serait grande- ment facilitée si l'on pouvait associer à chacun d'eux un système de nombres caractéristiques. La détermination réciproque de ces nombres à un instant donné ou à des instants différents, si elle existe, permettrait alors une analyse sans ambiguïté des lois économiques pendant la phase considérée de développement. Ceci ne veut pas dire que tout ce qui est économique doit pouvoir être quantifié, ni même que ce qui peut être quantifié est nécessairement ce qui est important dans l'économie. Du point de vue de l'histoire totale, c'est le contraire qui est vrai. Ce qui est important, c'est ce qui sera réel, et ce qui sera réel sera l'individu humain concret; et ce que travailler ou consommer signifie pour l'individu Concret ne se laisse pas quantifier. Mais pour l'histoire actuelle l'individu humain n'existe pas ; ce qui existe, c'est l'atome social interchangeable. Et pour l'économie actuelle, cet atome n'est important qu'en tant qu'unité numérique, son travail ou sa consommation n'ont de signification qu'en tant qu'ils sont mesurables. Que l'économie capitaliste ne réussisse jamais à réduire complètement l'homme social à cet atome économique ne fait que renforcer cette consta- tation ; car les moments où les atomes économiques font crever leur définition et se comportent comme classe his- torique sont précisément les moments où la réalité écono- mique du capitalisme et la théorie économique bourgeoise sont rádicalement mises en question (1). Il reste que la quantification des activités humaines par l'économie capi- taliste constitue le fondement logicohistorique de la quan- tification de l'économie capitaliste par la théorie. Il reste aussi que si cette théorie se place dans la perspective de la révolution, elle verra dans cette quantification les limi- tations qui lui sont inhérentes, de même qu'elle saura que l'économie en tant que telle est une abstraction. Du point de vue de la théorie économique, le problème de la mesure est donc logiquement antérieur à l'examen concret de l'économie. Si l'aspect quantitatif des phéno- mènes économiques est important, il faudrait pouvoir les mesurer avant d'essayer de les interpréter (2). De plus, la méthode de mesure doit pouvoir être appliquée indépen- damment des variations structurelles de l'économie capita- (1) Voir plus haut, p. 4 à 6. (2) Cet a priori logique est évidemment un a posteriori du point de vue du développement historique de la connaissance. Il est aussi un a posteriori par rapport à d'autres phases de la théorie. L'idée de la possibilité d'une mesure de l'économie capitaliste, par exemple, presuppose une analyse de l'essence du capitalisme comme aliénation de l'homme. Mais cet aspect de la question se situe à un autre niveau de réflexion que celui auquel se place le texte. 7 liste, et l'étalon de mesure auquel elle conduit doit rester identique à lui-même (1). L'économie se présente comme un complexe d'activités dans lequel des choses sont constamment transformées en d'autres ; des matières se transforment en instruments, le temps humain se transforme en objets et les objets se transformer à nouveau en vie humaine. Ce qu'on se pro- pose de mesurer tout d'abord, c'est la valeur ou le coût social de telle production particulière ou de l'ensemble de la production. Ce coût s'exprime dans le fait que des choses doivent être détruites (en tant que choses ayant telle forme donnée), afin que d'autres choses soient créées. Dans la mesure où une chose peut être créée sans que la consom- mation productive d'une autre chose (y compris le temps šumain) soit nécessaire pour cela, cette chose n'a pas de valeur ou de coût social. Le problème de la mesure de la valeur ou du coût social de la production se présente donc comme le problème de l'aggrégation de quantités naturellement hétérogènes. Si l'on définit comme valeur en coût social d'un produit X l'ensemble des produits qui ont dû être consommés pour la production de X, cet ensemble sera, sous certaines, hypo- thèses, une notion bien définie, mais en tant que collection d'objets hétérogènes. On saura en général dire, que la créa- tion de telle quantité de tissu implique la destruction de tant de fil de coton, unités (ou fractions) de machines textiles et heures de travail, mais on ne saura pas exprimer cet assemblage par un seul nombre, puisque l'addition n'a de sens que si les quantités additionnées sont de la même nature et exprimées dans la même mesure. On ne pourra sommer ces quantités que si l'on sait construire un facteur de conversion, perincttant d'exprimer les mètres de tissu, les kilogrammes de fil, les heures de travail etc..., comme multiples d'une même quantité fondamentale. Dans la réalité économique du capitalisme - et dans toute économie basée sur le marché il y a bien un étalon général des valeurs (monnaie), généralement accepté comme tel, qui rend homogènes entre eux les produits et permet d'écrire une paire de chaussures 100 kilos de blé (en termes de monnaie). Mais cet étalon ne peut pas être direc- tement et simplement utilisé par l'analyse économique, pour des raisons à la fois de principe et de fait. Du point de vue du principe, le fait que tous les parti, cipants de l'économie considérée acceptent un étalon donné des valeurs n'a rien à voir avec le problème de la mesure des valeurs à utiliser pour la théorie économique. L'exis- tence et l'acceptation universelle au sein de l'économie d'un étalon des valeurs est pour la théorie économique un fait à expliquer, mais il est absurde de vouloir ériger sans discus- sion ce fait en catégorie de la pensée économique. OD Identique sous les déterminations considérées comme importantes : Hidentité sous toutes les déterminations n'est pas une catégorie pouvant s'appliquer aux choses réelles, qui deviendraient indiscernables dans la mesure où elles seraient identiques. 8 Du point de vue des faits, non seulement l'étalon moné- taire est variable dans le temps et dans l'espace, mais les rapports des produits exprimés en cet étalon (prix) reflètent une foule d'autres facteurs, à part la valeur ou coût social des produits. Ils reflètent l'équilibre (ou déséquilibre) momentané ou permanent de l'offre et de la demande et, ce qui est plus important, ils varient avec le mode concret d'organisation du capitalisme. Dans le cas d'une économie à concurrence imparfaite ou monopolistique, les prix sont déterminés, au-delà des coûts, par le degré de monopoli- sation ou d'intégration de l'industrie, l'élasticité de la demande, etc. Et, dans le cas d'une économie capitaliste à concentration totale, où les prix et la production sont déter- minés par une autorité centrale, ces 'notions deviennent complètement inutilisables (1). La théorie de la valeur-travail de Marx est la seule ten- tative de, trouver une mesure des quantités économiques indépendante des accidents du marché et des formes con- crètes d'organisation de l'économie, qui exprime le coût social des divers produits en termes du seul facteur qui a une signification historique absolue l'effort humain. Cette théorie implique que ce qui est à mesurer dans les quan- tités économiques, c'est leur coût pour la société (c'est là la définition même du concept de valeur), et que pour la société, ce qui coûte, c'est uniquement son propre travail, direct ou indirect. La nature, en effet, est propriété de la société, et les instruments de production le fruit du travail passé. Quand on parle de coût pour la société, il ne faut pas croire que cette expression présuppose une unité réelle de la société, autrement dit qu'elle se place au point de vue irréel des intérêts de la société dans son ensemble. Le coût pour la société est le coût pour celui au profit de qui la société existe ; pour la société sans phrase, autrement dit, s'il s'agit d'une société sans classe, pour la classe exploi- teuse dans les autres cas. Il peut paraître paradoxal de dire que la production annuelle coûte à la classe exploiteuse le travail annuel des classes exploitées ; le paradoxe dispa- raît lorsqu'on se rappelle que ce qui fonde l'exploitation est le pouvoir. (direct ou indirect) de disposer du temps d'au- trui, que donc la véritable richesse de la classe exploiteuse sont les millions d'heures de travail à effectuer pour elle par les exploités, et que si elle utilise ces heures d'une manière donnée, elle renonce par là même à les utiliser d'une autre. Cela apparaît sans masque lorsque la domina- tion du capital se débarrasse, d'une manière provisoire ou permanente, de tout le fatras du marché, des prix, de la monnaie etc., comme dans l'économie de guerre ou la concentration totale. Là il devient immédiatement apparent qu'en dernière analyse le seul facteur important est la répartition de la force de travail entre les divers secteurs de la production, et le capital montre dans les faits que eo (1) Sur une autre implication fondamentale et inacceptable de l'utilisa- tion des prix courants comme mesure, voir plus loin, p. 16, 21. 9 que lui coûte une production donnée, c'est le travail direct ou indirect qui a dû lui être consacré et que, par conséquent, on n'a pas pu utiliser ailleurs. Ces considérations résolvent en même temps le problème de l'identité de l'étalon des valeurs à travers le temps. Si l'on suppose en effet qu'on a réussi à exprimer les coûts ou valeurs en termes de temps de travail simple .(i.e. dé- pourvu de toute qualification autre que celle que procure naturellement à un individu le fait d'avoir grandi dans telle société à telle période), cette expression gardera sa signi- fication à travers le temps, et l'on aura le droit de dire que le temps de travail nécessaire à la production de tel objet a diminué de tant entre telle et telle date. Le temps de travail dont il s'agira dans les deux cas sera en effet de nature identique du point de vue de l'économie. Il ne sera de nature identique d'aucun autre point de vue, puisque même les heures d'un individu ne sont pas de nature iden- tique à travers sa vie. Mais il sera identique en tant qu'élé- ment du coût social, puisque ce dont dispose la société à ehaque instant pour la prochaine période, c'est telle quan- tité d'heures de travail simple (ou qui peut être réduit en travail simple). Une heure de travail de l'ouvrier américain de 1953 a la même importance pour le capitalisme améri- cain de 1953, qu'une heure de travail de l'ouvrier anglais de 1800 avait pour la bourgeoisie anglaise de 1800 ; dans les deux cas, cette heure de travail est l'unité naturelle dans laquelle se mesure la richesse de la classe exploiteuse. Reste à montrer que l'on peut effectivement utiliser le temps de travail comme étalon des valeurs, autrement dit qu'il y a un moyen effectif d'exprimer le coût de la pro- duction en termes de temps de travail. Si l'on dit que la valeur d'un produit est égale à la quantité de travail qui y est incorporée, il faut inontrer que l'on peut mesurer cette quantité. Il s'agit, bien entendu, aussi bien du travail direct, dépensé pour la fabrication de la marchandise en question, que du travail indirect, contenu dans les instruments et les matières premières à partir desquels la marchandise a été fabriquée. Comment évaluer ce travail indirect ? Pour les matières premières, il est clair que leur valeur passe dans sa totalité au produit. Pour ce qui est des instruments, on dira qu'ils transfèrent au produit fabriqué une parcelle de leur propre valeur, au prorata de l'usure qu'ils subissent pendant la fabrication. Si un instrument sert à fabriquer une dizaine de produits, après quoi il est totalement usé, il transférera à chacun de ces produits un dixième de sa propre valeur. Mais quelle est cette valeur des matières premières et de l'instrument ? C'est la somme du travail direct dépensé à la fabrication de la matière première ou de l'instrument, plus le travail indirect contenu dans les instruments et les matières premières qui ont servi à la fabrication de la matière première ou de l'instrument. La même analyse se répètera ainsi à propos de ce deuxième lra- vail indirect, et on remontera les âges jusqu'au moment où le premier « homo faber » tailla le premier silex. Cette régression à l'origine de l'histoire soulève deux objections. La première est évidemment qu'elle serait impra- ticable, même si cette origine se situait à un passé récent ; 10 + ceci non pas parce que la procédure est longue, mais parce que les informations nécessaires font défaut. La deuxième est que ce que l'on obtiendrait ainsi ne serait pas la valeur (coût) actuelle pour la société de la marchandise en ques- tion, mais une valeur qui résulterait de la sédimentation historique de coûts de diverses époques, et où les mêmes produits ou instruments apparaîtraient avec des valeurs différentes, au fut et à mesure de la régression. Ce qui est exposé plus bas vise à débarrasser la théorie de la valeur-travail comme mesure de ces deux objections et de nombre d'autres faites par les économistes bourgeois On essaiera de montrer : 1° Que dans tout système économique qui comporte un nombre donné de secteurs produisant autant d'objets homo- gènes, il y a autant de transformations possibles, permet- tant d'exprimer la quantité totale de production (ou toute quantité partielle) en termes d'unités physiques d'un quel- conque de ces produits ; 2° Que parmi ces transformations, celle qui exprime les quantités du système en termes de temps de travail est pri- vilégiée, en ce qu'elle a un sens direct pour la société (et pour la classe exploiteuse), et qu'elle garde ce sens à tra- vers le temps et l'espace. Les deux objections formulées plus haut contre la théorie de la valeur-travail - et beaucoup d'autres - disparaissent dès qu'on applique l'analyse des parties constitutives de la valeur d'une marchandise non pas à la succession de mar- chandises, matières premières et instruments, qui ont con- crètement servi, à travers l'histoire, à fabriquer cette mar- chandise, mais dans le présent. En effet, ce qui importe est la mesure du coût actuel de la marchandise donnée pour la société. Que l'on considère, par exemple, un secteur de produc- tion qui produit une marchandise M, l'examen des condi- tions de production dans ce secteur révèle que la production de la marchandise Men une quantité donnée exige un certain nombre d'heures de travail direct, qu'on appellera T1, une quantité de matières premières, qu'on appellera Ri, et l'usure complète d'un nombre de pièces d'équipement, qu'on appellera Ei. Que l'on répète les mêmes opérations pour les marchan- dises Ri et E1. En s'adressant à leurs secteurs de production respectifs, on trouvera que Ri exige du travail T2 des matières premières --- Rg et de l'équipement — E. De même, Eexige pour être produit (actuellement) du_travail, Ts, des matières premières, Rs et de l'équipement, Es. Lo nombre de produits qui existent dans une économie est évidemment limité. En poursuivant cette analyse, on tombera de plus en plus souvent sur des produits dont on a déjà analysé, la constitution de valeur. Ces chapitres là de l'analyse comptable seront clos l'un après l'autre, ren- voyant à ceux qui restent ouverts ; et lorsque le dernier sera clos, on aura trouvé que la marchandise initiale et toutes les autres se dissolvant en travail direct et indi- rect, et l'on pourra en exprimer la valeur comme la somme 11 de travail direct et indirect dépensé actuellement dans les divers secteurs de l'économie. Cette valeur sera, autrement dit, égale à T. + T, + Tg + ... + T.. On suppose, par exemple, qu'une économie simple con- nait uniquement deux secteurs de production et deux pro- duits. L'un des produits est un instrument de production, fabriqué en utilisant des quantités de ce même instrument qui existent déjà, et du travail. L'autre produit est le seul objet de consommation connu, fabriqué en utilisant des instruments produits par le premier secteur, et du travail. Soit Xi la production totale (en unités physiques) du sec- teur I, X11, le nombre d'instruments usés productivement fet devant donc être remplacés à la fin de la période consi- dérée) au sein de ce secteur, et Tu, les heures de travail consacrées à ce secteur : et soit Ui la valeur unitaire du produit I en termes d'heures de travail. L'idée que la valeur totale produite par ce secteur est égale à la somme du tra- vail direct y effectué et de la valeur de son équipement usé peut s'exprimer en écrivant : U. X = Ti + U. Xu Ce qui donne : Τ, U X Xu1 Quelle sera la valeur du produit II ? Soit X, la produc- tion du secteur II, X, la quantité d'équipement (produit I) qu'il a usé pendant la période, et T, le travail direct y effectué. Si la valeur unitaire du produit II est U2, on pourra écrire que la valeur totale produite par le secteur II est égale à la somme de travail direct qui y a été dépensé, plus la valeur de l'équipement usé, de la manière suivante : U, X, = T: + Ui Xa Puisque on sait déjà que : Τ, U. = X- Xu on a : T, U2 = X, X, (X – Xu) Ха та + i Ce raisonnement se généralise sans difficulté au cas où il y a un grand nombre de secteurs (et de produits corres- pondants), qui tous utilisent les produits les uns des autres. On peut le montrer facilement par un exemple numérique à trois secteurs, dont le troisième à ceci de particulier, qu'il sonsomme l'excédent de production des deux autres et pro- duit du travail. La comptabilité sociale peut alors se résu- mer dans un tableau comme celui-ci, où les chiffres sont évidemment arbitraires : 12 - SECTBUR PRODUIT NYT II QUANTITÉS UTILISÉES, VENANT DES SECTEURS I II III I 3 2 4 6 2 2 - III (travail) 6 1 4 La colonne « produit net » comprend la production totale du secteur considéré, moins les quantités de son propre pro- duit que le secteur à utilisées productivement ; c'est pour- quoi aussi, dans les colonnes « quantités utilisées », les cases indiquant ce que le secteur I par exemple à utilisé du produit du secteur I sont vides. Il est évident que comme ces quan- tités apparaissent simultanément des deux côtés de la balance comptable avec la même valeur unitaire, on peut aussi bien les en rayer. Si maintenant on écrit que la valeur produite par chaque secteur est égale à la somme des valeurs qu'il a consommées productivement (y compris la « valeur du travail »), on aura trois équations. Dans chacune d'elles, on aura à gauche, la valeur produite, c'est-à-dire la quantité produite multipliée par la valeur unitaire correspondante ; à droite, les valeurs absorbées, c'est-à-dire les quantités absorbées multipliées chacune par la valeur unitaire correspondante : I. 3 U1 = 2 U, + 4 U, 2 U. + 2 Us III. 6 US = 1 Un + 4 U. ce qu'on peut aussi écrire : 3 U, -2U, 4 Ug = 0 2 U + 6 U. 2 U2 - 0 III. - 1 U - 4 U, + 6 Ug = 0 Puisque l'on veut mesurer en termes d'heures de travail, on peut poser Ug = 1, ce qui exprime que l'heure de travail est l'unité de valeur. En gardant les deux premières équa- tions, on aura alors : 3 U 4 2 U + 6 Ua 2 La solution est : U= 2, U. 1 et, avec les quantités exprimées en valeur et non plus en unités physiques, le tableau initial devient : VALEURS ABSORBÉES, PROVENANT DES SECTEURS I II III I 6 2 4 II 6 4 2 III 6 2 4 6 U2 La Ila 2 U. 1 SECTEUR PRODUIT NIT EN VALEUR + 1 Total 18 6 6 6 Exprimé en termes de valeur, le produit total de la société sera 18. De ces 18, 12 sont créés et à nouveau consommés dans la circulation productive ; ce sont les quantités que consomment productivement les secteurs I et II en prove- nance des secteurs I, II et III. Le restant, 6 unités de valeur, apparaissant sous la forme matérielle de 1 unité de produit I (de valeur unitaire 2) et 4 unités de produit II (de valeur 13 unitaire 1) est le produit social net pendant la période con- sidérée, dont la valeur est par définition égale à la quantité de travail direct effectué, et qui, dans cet exemple, sert à la consommation finale. Il semble, à première vue, que le travail ne joue pas de rôle particulier dans ce mode de calcul. C'est, du point de vue comptable, un « secteur de production » comme un autre qui, au lieu d'absorber des machines et des matières premières, absorbe des biens de consommation et, au lieu de produire des biens matériels, produit de la « force de travail ». On pourrait done exprimer les valeurs du système aussi bien en termes d'unités physiques du produit I ou du produit II ; il suffirait de poser U. = 1. ou U2 = 1, et de résoudre les équations comptables pour les deux inconnues restantes. Si, par exemple, on choisit le produit I comme étalon de valeur, on aura comme solution : 1 1 U. Uz 2 2 On remarquera que les valeurs relatives ne changent pas, quel que soit le produit choisi comme étalon. En effet, en utilisant comme étalon le produit III (tra- vail), on a : U 2 U, = 1 U, 1 et avec le produit I comme étalon : 1 U = 1 U2 2 2 . c'est-à-dire, une unité de I coûte toujours deux fois une unité de 2 ou de 3, et la valeur de l'unité de II est toujours égale à la valeur de l'unité de III, quel que soit l'étalon utilisé. Ceci n'arrive cependant que parce que, dans l'exemple utilisé, il y a une propriété mathématique particulière (le déterminant de ce système homogène d'équations est nul). Cette propriété mathématique se présentera chaque fois que l'économie considérée sera en équilibre matériel, c'est- à-dire chaque fois que la somme de chaque colonne du système d'équations In, IIa, III, sera nulle. Chacune de ses colonnes contient dans une case le produit net d'un secteur et, dans les autres cases, les quantités de ce produit con- sommées par les autres secteurs. Si l'économie est en équi- libre matériel, le produit de chaque secteur est exactement absorbé par les autres secteurs (y compris le secteur_tra- vail). Ainsi, dans l'exemple donné, le produit du secteur I (3) est égal à la somme des quantités de ce produit, utilisées par les deux autres secteurs (2+1), et la même chose est vraie pour les deux autres colonnes. Mais l'économie peut ne pas être en équilibre matériel, et en fait ne l'est jamais. Même s'il ne s'agit pas de désé- 14" iner quilibre à proprement parler (accumulation de stocks inven- dables ou diminution de stocks en deçà du minimum nor- mal), elle produit des biens d'équipement qui seront utilisés dans la période suivante. Dans ce cas, les secteurs produisant des biens d'équipe- ment (et peut-être tous les secteurs) produiront plus qu'il n'est absorbé par l'économie au titre de la production cou- rante ; et c'est évidemment ce qui est consommé au titre de la production courante d'un produit qui détermine la valeur de celui-ci. Enfin, on a supposé dans l'exemple donné plus haut, non seulement que l'économie était en équilibre inatériel, mais que cet équilibre était réalisé à travers la consommation par le secteur travail de tout ce qui n'était pas consommé productivement par les autres secteurs ; autrement dit, on a supposé l'absence d'exploitation. Si l'on veut tenir compte de ces faits qu'on peut résu- en disant que l'économie présente habituellement un surplus, sous la forme d'augmentation des stocks, de pro- duction de biens d'investissement et de consommation de classes non productives on ne peut plus maintenir pour tous les secteurs l'égalité entre valeurs absorbées et valeurs produites. Il saute aux yeux, en effet, que si un surplus existe, c'est parce que quelque part dans l'économie on produit plus qu'on ne consomme, on ajoute plus à la pro- duction qu'on ne lui soustrait. Le calcul du coût social de la production conduit donc à imputer d'une manière ou d'une autre le surplus de l'éco- nomie à un secteur donné. En effet, on peut diviser l'éco- nomie en deux groupes : l’un comprenant tous les secteurs de production sauf un, l'autre comprenant ce dernier. En exprimant les couts en termes du produit de ce dernier secteur, on peut écrire que le premier groupe produit autant de valeur qu'il en absorbe ; et on peut identifier la valeur totale de ce qui reste comme produit de ce groupe avec la quantité totale du produit du dernier secteur. Pour la théorie de la valeur-travail, ce dernier secteur est précise- ment le secteur travail. La production totale du reste de l'économie est en partie consommée en son propre sein au cours d'une période, en partie est consommée par le secteur travail et en partie forme le surplus sous sa forme maté- rielle. (objets de consommation capitaliste, biens d'inves- tissement nouveaux, etc.). La théorie de la valeur-travail consiste à imputer ce surplus au travail, autrement dit à identifier la valeur de la consommation ouvrière et du surplus à la quantité totale de travail direct absorbée en cours de période par l'économie. Si cette imputation est faite, le système se trouve néces- sairement en « équilibre » comptable (le déterminant du système homogène d'équations est nul), et toutes les valeurs du système peuvent être exprimées en termes de temps de travail. L'essence du système capitaliste de production consiste à répartir dans les faits ce surplus entre les divers secteurs de production, sous forme de profit, au prorata du « capital » qui y est investi sauf évidemment le secteur « travail », qui ne réalise pas de profit, mais couvre en moyenne ses recettes et ses dépenses (autrement, il cesserait d'y avoir 15 d'ouvriers). Et l'essence de l'économie politique bourgeoise consiste à ériger en norme théorique et politique ce fait, et à imputer au capital le surplus net de chaque secteur de production - sauf évidemment le travail, auquel on n'impute comme valeur produite que la valeur qu'il absorbe. C'est à cela que revient l'acceptation des prix comme base de mesure du produit social et du coût social. Dans le tableau donné plus haut, la traduction de la conception bourgeoise consisterait à construire un secteur additionnel, qui « absorberait » le surplus de production (i.e. ce qui reste après la circulation productive et la consomma- tion ouvrière) et « produirait » de l'abstinence, de l'attente ou de l'éther (le nom d'un être imaginaire importe évidem- ment peu). On ajouterait également à chaque secteur de production (sauf le secteur travail) une dépense supplémen- taire ; la valeur de son produit serait augmentée de la valeur de l' « abstinence », etc., qu'il a « absorbée » pendant la période considérée, et l'on admettrait que cette « abstinence » se mesure par un nombre proportionnel à la valeur du « capital » utilisé par le secteur (c'est-à-dire à la valeur des installations, équipement, fonds de roulement, etc., du sec- teur). Ce « capital », il faut remarquer, n'est nullement iden- tique à la quantité de moyens de production, matières pre- mières etc., usés pendant la période, et dont la comptabilité du tableau avait déjà tenu compte. On retrouvera cet aspect de la question plus loin, en exa- minant le fonctionnement réel du capitalisme et la péréqua- tion du taux de profit. Ici il faut simplement souligner que le problème de la valeur ne peut en général pas être résolu indépendamment du problème de la plus-value. Très précisé- ment, exprimer la production sociale en heures de travail ou en prix courants, signifie opter pour l'imputation du surplus de production au travail humain ou au capital. Ici s'arrête l'objectivité des formules mathématiques, qui indiquent qu'il faut bien imputer ce surplus quelque part, mais évidemment ne peuvent pas dire où. D'après les définitions qui ont été posées plus haut, l'im- putation du surplus ne crée pas de difficulté. Le coût social de la production est le travail humain qui lui a été consacré ; le « căpital » coûte à la société et à la classe capitaliste elle-même -- ses frais de production et de maintien. L'idée de l' « abstinence » ou d' « attente » des capitalistes, idée la plus ridicule que jamais professeur d'économie politique inventa pour donner bonne conscience à ses patrons, ne mérite pas d'être discutée. * Soit une économie à n secteurs de production. Chaque secteur est défini comme l'ensemble d'activités orientées vers la production d'un bien défini (objet ou acte). On supposera au départ, que le bien par lequel est défini chaque secteur, est homogène, c'est-à-dire que deux exemplaires quelconques de ce bien sont parfaitement interchangeables quant à leur utilisation. Cette hypothèse, faite surtout pour faciliter l'exposition, soulève trois problèmes : a) Elle exclut les secteurs à produits connexes physique- ment (gaz et coke, par exemple) ; b) Elle pose la question de la définition des secteurs à 16 produits économiquement connexes (par exemple production de plusieurs types de voitures, camions et tracteurs au sein du même ensemble technico-économique) ; c) Elle pose le problème des secteurs où les produits ne sont pas interchangeables, relativement ou absolūment (par exemple équipement lourd à utiliser spécialement par telle usine pour telle fabrication peinture d'art). La question des secteurs à produits connexes physique- ment n'intéresse que dans les cas où les produits connexes ne peuvent être produits qu'à des proportions rigides. S'ils peuvent être produits à des proportions variables, on peut exprimer l'un d'eux en termes de quantités physiques de l'autre. Si les produits sont nécessairement produits à pro- portions rigides, on ne tiendra compte que de l'un d'eux, considérant l'autre comme un cadeau de la nature (1). La question des produits économiquement connexes, et celle des produits relativement non interchangeables, ne pré- sente pas de difficulté de principe. Le calcul du coût par produit est plus complexe, mais est théoriquement toujours possible et en réalité effectué par les entreprises qui les produisent. Quant aux produits qui ne sont absolument pas inter- changeables, ils peuvent être traités comme les précédents, mais en réalité ne sont pas du ressort de l'économie. Chaque secteur produit pendant une période une quan- tité donnée de son propre produit, en utilisant des quantités données de ce même produit et du produit des autres sec- teurs (pas nécessairement tous). On appellera sortie (< out- put »). du secteur, son produit final net (c'est-à-dire son produit final total moins la quantité qui en a été consom- mée productivement au sein de ce même secteur), et entrées :(« inputs ») du secteur, les quantités de produits des autres secteurs qu'il a utilisées pendant la période considérée. En désignant chaque secteur par un indice (1, 2, 3, ... n) on écrira X, pour la sortie nette du secteur i, et xi pour l'en- trée dans le secteur i d'une quantité de produit du secteur j. Xui sera en revanche la quantité de produit (sortie) du sec- teur i, utilisée par le secteur j. Toutes les quantités sont mesurées dans leurs unités physiques respectives (tonnes de charbon, mètres de tissus, tonnes-kilomètres de trans- port, heures de travail, etc.). La subdivision de chaque sec- teur en unités techniques ou économiques particulières (fabriques ou entreprises) est indifférente ; c'est-à-dire chaque secteur peut être ou ne pas être subdivisé en fabri- ques ou entreprises particulières, et celles-ci utiliser des quantités identiques ou non des mêmes produits ou de pro- duits différents pour produire une quantité donnée de sor- ties. Ce qui importe est la somme des sorties nettes du secteur, d'un côté, des entrées totales de chaque catégorie (1) La question s'il est rationnel du point de vue de l'efficacité économique de considérer que seul le coke (ou le gaz) coûte, et que le gaz (ou le coke) est un cadeau de la nature est une autre question qui ne sera pas discutée ici. On veut pour l'instant prouver simplement qu'une mesure de la valeur est possible, non pas encore qu'une allocation des ressources sur la base de cette mesure est la plus « rationnelle 17 1 de produit utilisée par le secteur, d'un autre coté. Autre- ment dit, chaque secteur est représenté par l'aggrégal de ses sorties nettes et de ses diverses entrées (1). On peut mettre en regard la sortie nette d'un secteur avec l'ensemble des entrées qu'il utilise. On aura alors, sous une forme aggregative, la fonction de production du secteur considéré. Ainsi le système suivant exprime que la sortie nette d'un secteur dépend des diverses entrées qu'il a uti- lisées : X1 X2 fi (X12, X13, f2 (X21, X23, X1) Xid, X2J, To fa (Xn1, 112 Xai, Xnm) On apellera valeurs unitaires des produits 1, 2, ... n, les nombres U1, U2 Un vérifiant les équations U, X = U, X12 + U: X12 + + U, X9 + + U, Xa U2 X2 = U, Xa + V, X23 + + U, Xud + + U. Xun U, X, + U, X J + + Um tom = U, Xn1 + U, Xu2 + qui peuvent s'écrire aussi : U, X 1 U2 X12 UX13 UJ (1) Un Xin U. Xa + U, X U: X13 U, X2J U. Ten = 0 Ui 1n1 U2 In2 Us Xn3 U; XAJ + U. Xa - 0 Ces équations signifient que l'on introduit un concept de valeur des biens, défini à partir de l'idée que la valeur d'une quantité donnée d'un bien final quelconque est égale à la somme des valeurs des biens utilisés pour la production du bien final. Appliquée à un système économique où n Sec- teurs productifs interdépendants produisent n biens dis- tincts, cette idée équivaut à la définition suivante : la valeur unitaire est le facteur de conversion exprimant la quantité physique unitaire d'un bien comme un multiple économique de la quantité physique unitaire d'un autre bien (ou, si l'on préfère, égalant une quantité donnée d'un bien avec la quan- tité physique unitaire d'un autre bien), à partir exclusive- ment de la considération des quantités effectivement utili- sées et produites (2). (1) L'idée de représenter l'économie par un système d'équations simul- tanées, qui remonte à L. Walras, a été élaborée à l'époque actuelle par W. Leontief (The structure of the American economy, 1941), dont nous utilisons dans ce qui suit le système de notation. (2) A la différence du prix, qui est également un tel facteur de conver- sion, mais dans la détermination duquel entrent d'autres facteurs. V. plus Join. 18 Le système que l'on vient d'écrire est un système homo) - gène de n équations à n inconnues (les nombrox Un, llo. U.), qui peut être résolu quant aux valeurs relativos con inconnues à condition que son déterminant qu'on doni- gnera par Di soit nul, Si l'économie considérée se trouve en équilibre, on poul écrire : X Ха X31 Xn X12 + X, X32 Xn2 0 Xin X2n Хэр + Xa 0 Ces équations expriment que, dans le cas de l'équilibre, le produit net de chaque secteur est exactement égal à la somme des quantités de ce produit utilisées par les autres secteurs. Ceci est également vrai pour la production de force de travail que l'on peut identifier avec le secteur n dont le total X, est égal à la somme des quantités de foree de travail (Xin) absorbées par les divers secteurs. D'un autre côté, la partie du produit du secteur i qui entre dans la consommation finale de la société peut être représentée par Xai. Si l'on considère le déterminant du système ci-dessus qu'on désignera pár D, — il sera nécessairement nul. Par conséquent, nul sera nécessairement aussi le déterminant que l'on obtiendra en intervertissant les lignes et les colon- nes du premier. Or, le déterminant obtenu par cette inter- version n'est autre que le déterminant D, du système d'équa- tions en U. Ce dernier comportera donc nécessairement une solution générale. Mais la condition de l'équilibre matériel est en fait inu- tilement restrictive. On peut en effet changer la définition des quantités Xnı et y englober toute la partie de la produc- tion du secteur i qui n'est pas directement utilisée par les autres secteurs pour les besoins de la production courante ; Xn, par exemple, sera alors la partie du produit du secteur í destinée à la consommation finale, les variations de stocks et l'investissement net en căpital fixe (il va de soi que les quantités Xnı peuvent être négatives) ; le déterminant D, sera toujours nul, comme aussi son interversion, le déterminant D. Le système d'équations en U aura donc toujours une solution générale. Une nouvelle interprétation économique du système devient cependant nécessaire. Rien n'est changé, ni quant à la forme ni quant au fond, aux n-1 équations qui repré- sentent les secteurs productifs au sens étroit du terme. Mais ia ne équation + U X, = 0 n'a plus la même signification que les autres. Si le sys- tème est en équilibre statique et ignore l'exploitation du travail, c'est-à-dire si la classe ouvrière absorbe la totalité de biens de consommation produits, celle équation garde la même signification qu'auparavant ; il y a un secteur, dont les entrées sont des biens de consommation et la sor- tie de la force de travail, et la valeus, que ce secteur ajoute au système est égal aux valeurs qu'il en absorbe (produit U. Xn1 U, Xn2 U. Xn3 19 d'ouvriers). Et l'essence de l'économie politique bourgeoise consiste à ériger en norme théorique et politique ce fait, et à imputer au capital le surplus net de chaque secteur de production - sauf évidemment le travail, auquel on n'impute comme valeur produite que la valeur qu'il absorbe. C'est à cela que revient l'acceptation des prix comme base de mesure du produit social et du coût social. Dans le tableau donné plus haut, la traduction de la conception bourgeoise consisterai construire un secteur additionnel, qui « absorberait » le surplus de production (i.e. ce qui reste après la circulation productive et la consomma- tion ouvrière) et « produirait » de l'abstinence, de l'attente ou de l'éther (le nom d'un être imaginaire importe évidem- ment peu). On ajouterait également à chaque secteur de production (sauf le secteur travail) une dépense supplémen- taire ; la valeur de son produit serait augmentée de la valeur de l' « abstinence », etc., qu'il a « absorbée » pendant la période considérée, et l'on admettrait que cette « abstinence » se mesure par un nombre proportionnel à la valeur du & capital » utilisé par le secteur (c'est-à-dire à la valeur des installations, équipement, fonds de roulement, etc., du sec- teur). Ce « capital », il faut remarquer, n'est nullement iden- tique la quantité de moyens de production, matières pre- mières etc., usés pendant la période, et dont la comptabilité du tableau avait déjà tenu compte. On retrouvera cet aspect de la question plus loin, en exa- minant le fonctionnement réel du capitalisme et la péréqua- tion du taux de profit. Ici il faut simplement souligner que le problème de la valeur ne peut en général pas être résolu indépendamment du problème de la plus-value. Très précisé- ment, exprimer la production sociale en heures de travail ou en prix courants, signifie opter pour l'imputation du surplus de production au travail humain ou au capital. Ici s'arrête l'objectivité des formules mathématiques, qui indiquent qu'il faut bien imputer ce surplus quelque part, mais évidemment ne peuvent pas dire où. D'après les définitions qui ont été posées plus haut, l'im- putation du surplus ne crée pas de difficulté. Le coût social de la production est le travail humain qui lui a été consacré ; le « capital > coute à la société - et à la classe capitalisté elle-même ses frais de production et de maintien. L'idée de l' « abstinence » ou d' « attente » des capitalistes, idée la plus ridicule que jamais professeur d'économie politique inventa pour donner bonne conscience à ses patrons, ne mérite pas d'être discutée. ! * Soit une économie à n secteurs de production. Chaque secteur est défini comme l'ensemble d'activités orientées vers la production d'un bien défini (objet ou acte). On supposera au départ, que le bien par lequel est défini chaque secteur, est homogène, c'est-à-dire que deux exemplaires quelconques de ce bien sont parfaitement interchangeables quant à leur utilisation. Cette hypothèse, faite surtout pour faciliter l'exposition, soulève trois problèmes : a) Elle exclut les secteurs à produits connexes physique- ment (gaz et coke, par exemple) ; b) Elle pose la question de la définition des secteurs à 16 produits économiquement connexes (par exemple production de plusieurs types de voitures, camions et tracteurs au sein du même ensemble technico-économique) ; c) Elle pose le problème des secteurs où les produits ne sont pas interchangeables, relativement ou absolument (par exemple équipement lourd à utiliser spécialement par telle usine pour telle fabrication ---- peinture d'art). La question des secteurs à produits connexes physique- ment n'intoresse que dans les cas où les produits connexes ne peuvent être produits qu'à des proportions rigides. S'ils peuvent Ctre produits à des proportions variables, on peut exprimer l'un d'eux en termes de quantités physiques de l'autre. Si les produits sont nécessairement produits à pro- portions rigides, on ne tiendra compte que de l'un d'eux, considérant l'autre comme un cadeau de la nature (1). La question des produits économiquement connexes, et celle des produits relativement non interchangeables, ne pré- sente pas de difficulté de principe. Le calcul du coût par produit est plus complexe, mais est théoriquement toujours possible et en réalité effectué par les entreprises qui les produisent. Quant aux produits qui ne sont absolument pas inter- changeables, ils peuvent être traités comme les précédents, mais en réalité ne sont pas du ressort de l'économie. Chaque secteur produit pendant une période une quan- tité donnée de son propre produit, en utilisant des quantités données de ce même produit et du produit des autres sec- teurs (pas nécessairement tous). On appellera sortie (« out- put ») du secteur, son produit final net (c'est-à-dire son produit final total moins la quantité qui en a été consom- mée productivement au sein de ce même secteur), et entrées (« inputs ») du secteur, les quantités de produits des autres secteurs qu'il a utilisées pendant la période considérée. En désignant chaque secteur par un indice (1, 2, 3, n) on écrira X, pour la sortie nette du secteur i, et xi pour l'en- trée dans le secteur i d'une quantité de produit du secteur j. Xui sera en revanche la quantité de produit (sortie) du sec- teur i, utilisée par le secteur j. Toutes les quantités sont mesurées dans leurs unités physiques respectives (tonnes de charbon, mètres de tissus, tonnes-kilomètres de trans- port, heures de travail, etc.). La subdivision de chaque sec- teur en unités techniques ou économiques particulières (fabriques ou entreprises) est indifférente ; c'est-à-dire chaque secteur peut être ou ne pas être subdivisé en fabri- ques ou entreprises particulières, et celles-ci utiliser des quantités identiques ou non des mêmes produits ou de pro- duits différents pour produire une quantité donnée de sor- ties. Ce qui importe est la somme des sorties nettes du secteur, d'un côté, des entrées totales de chaque catégorie (1) La question s'il est rationnel du point de vue de l'efficacité économique de considérer que seul le coke (ou le gaz) coute, et que le gaz (ou le coke) est un cadeau de la nature est une autre question qui ne sera pas discutée ici. On veut' pour l'instant prouver simplement qu'une mesure de la valeur est possible, non pas encore qu'une allocation des ressources sur la base de cette mesure est la plus rationnelle 17 de produit utilisée par le secteur, d'un autre côté. Autre- ment dit, chaque secteur est représenté par l'aggregat de ses sorties nettes et de ses diverses entrées (1). On peut mettre en regard la sortie nette d'un secteur avec l'ensemble des entrées qu'il utilise. On aura alors, sous une forme aggregative, la fonction de production du secteur considéré. Ainsi le système suivant exprime que la sortie nette d'un secteur dépend des diverses entrées qu'il a uti-. lisées : X X2 fı (X12, X13, f2 (.X21, X28, , ۱۰۰۱ ,کد tin) ) ( سه ؟ n X fr (Xn1, Xu2, ..., X..), ..., Xnm) On apellera valeurs unitaires des produits 1, 2, ... n, les nombres U1, U2 Un vérifiant les équations U, Xi = U, X12 + U: XJ3 + ut U, X2 + ... + U, Xese U, X2 = Uı Xa + U. X23 + + U, Xij + + U, Xa ... + Um dan U, X, = U, Xni + U, Xx2 + ... + U, XQJ +. qui peuvent s'écrire aussi : U, X U, X12 Uz X13 UJ 113 U. Xa + U, X, US X13 U, X2J UA Xin U. Xen = 0 Ui Wn1 U2 In2 U, X13 U, XAJ + U, Xa = 0 A Ces équations signifient que l'on introduit un concept de valeur des biens, défini à partir de l'idée que la valeur d'une quantité donnée d'un bien final quelconque est égale à la somme des valeurs des biens utilisés pour la production du bien final. Appliquée à un système économique où n Sec- teurs productifs interdépendants produisent n biens dis- tincts, cette idée équivaut à la définition suivante : la valeur unitaire est le facteur de conversion exprimant la quantité physique unitaire d'un bien comme un multiple économique de la quantité physique unitaire d'un autre bien (ou, si l'on préfère, égalant une quantité donnée d'un bien avec la quan- tité physique unitaire d'un autre bien), à partir exclusive- ment de la considération des quantités effectivement utili- sées et produites (2). (1) L'idée de représenter l'économie par un système d'équations simul- tanées, qui remonte à L. Walras, a été élaborée à l'époque actuelle par W. Leontief (The structure of the American economy, 1941), dont nous utilisons dans ce qui suit le système de notation. (2) A la différence du prix, qui est également un tel facteur de conver- sion, mais dans la détermination duquel entrent d'autres facteurs. V. plus Join. 18 - Le système que l'on vient d'écrire est un système homo- gène de n équations à n inconnues (les nombres U1, U2, U.), qui peut être résolu quant aux valeurs relatives des inconnues à condition que son déterminant qu'on dési- gnera par Di soit nul, Si l'économie considérée se trouve en équilibre, on peut écrire : X X31 X32 Хэр X2 Xnoen 0 X12 + X2 Xn2 0 X10 Xen + X) = 0 Ces équations expriment que, dans le cas de l'équilibre, le produit net de chaque secteur est exactement égal à la somme des quantités de ce produit utilisées par les autres secteurs. Ceci est également vrai pour la production de force de travail que l'on peut identifier avec le secteur n dont le total X, est égal à la somme des quantités de force de travail (Xin) absorbées par les divers secteurs. D'un autre côté, la partie du produit du secteur i qui entre dans la consommation finale de la société peut être représentée par Xai. Si l'on considère le déterminant du système ci-dessus qu'on désignera pár D, - il sera nécessairement nul. Par conséquent, nul sera nécessairement aussi le déterminant que l'on obtiendra en intervertissant les lignes et les colon- nes du premier. Or, le déterminant obtenu par cette inter- version n'est autre que le déterminant D. du système d'équa- tions en U. Ce dernier comportera donc nécessairement une solution générale. Mais la condition de l'équilibre matériel est en fait inu- tilement restrictive. On peut en effet changer la définition des quantités Xnı et y englober toute la partie de la produc- tion du secteur i qui n'est pas directement utilisée par les autres secteurs pour les besoins de la production courante ; Xni, par exemple, sera alors la partie du produit du secteur í destinée à la consommation finale, les variations de stocks et l'investissement net en capital fixe (il va de soi que les quantités Xni peuvent être négatives) ; le déterminant , sera toujours nul, comme aussi son interversion, le déterminant D. Le système d'équations en U aura donc toujours une solution générale. Une nouvelle interprétation économique du système devient cependant nécessaire. Rien n'est changé, ni quant à la forme ni quant au fond, aux n-1 équations qui repré- sentent les secteurs productifs au sens étroit du terme. Mais ia ne équation + Ua X = 0 n'a plus la même signification que les autres. Si le sys- tème est en équilibre statique et ignore l'exploitation du travail, c'est-à-dire si la classe ouvrière absorbe la totalité de biens de consommation produits, celle équation garde la même signification qu'auparavant ; il y a un secteur, dont les entrées sont des biens de consommation et la sor- tie de la force de travail, et la valeur que ce secteur ajoute au système est égal aux valeurs qui en absorbe (produit U. XnI U, Xn2 UA Xh3 19 social net consommation finale quantité de travail direct effectué pendant la période). Mais dans les autres cas (équilibre statique avec exploitation ou état dynamique en général), cette interprétation n'a plus de sens ; on ne peut pas dire que la classe ouvrière absorbe des biens de consommation, les variations des stocks et les biens repré- sentant l'investissement net et produit de la force de travail. L'interprétation économique de cette équation devient alors celle-ci : En termes de valeur, le résultat final net de toutes les activités productives du système est égal à la quantité de travail direct dépensé pour la production (produit social net = consommation finale. + investisse- ment net = quantité de travail direct effectué pendant la période). Du point de vue mathématique formel, il est évident que le choix du secteur n (travail) pour lui imputer le produit final net du système est arbitraire ; n'importe quel autre secteur ou combinaison de secteurs aurait pu jouer ce rôle. Du point de vue économique, cependant, c'est cette liberté qui serait de l'arbitraire. En effet, pour la société, le coût (et la valeur) du produit social net pendant une période c'est la quantité de travail direct effectué pendant cette période. C'est une définition, mais la seule définition indé- pendante de l'organisation de classe de l'économie, et qui ait un sens pour l'histoire. En effet, comme le système d'équations en U est homogène (ou peut le devenir par l'im- putation de l'excès du produit net sur la consommation ouvrière à un ou plusieurs secteurs arbitraires) on pourra toujours dire indifféremment, du point de vue formel, « le produit net de l'année a coûté à la société tant de millions de tonnes de charbon », ou « le produit net de l'année a coûté à la société tant de millions d'heures de travail ». La première proposition, si on la considère autrement que comme une identité mathématique, n'a pas de sens. La deuxième exprime l'essence même de l'histoire humaine. On peut exposer ce qui précède d'une manière quelque peu différente. Si dans les équations en U on pose pour un U arbitraire, par exemple Ú., U. = 1, et que l'on ignore l'équation de ce secteur, on aura un système non homogène de m (= n 1) equations. U, X Um Xim = Xin U. Xa + U, X, Um Xam - Xin ! U2 X12 US X18 US X23 ...... Ce système, dont on peut montrer qu'il a nécessaire- ment une solution (1), déterminera les valeurs unitaires de tous les produits en termes d'unités physiques du produit n. Si maintenant on ajoute les m équations membre à mem- bre, on aura, en appelant Xnt la différence : X21 X31 Xmi, UI Xnx + U, Xa3 + + U XAm = Xn, c'est-à-dire la valeur totale du produit social net en termes (1) Son déterminant ne peut pas en effet etre nul. 20 d'unités physiques du produit n sera égale à la quantita totale du produit n utilisé pendant la période. Dans le cas de l'équilibre statique sans exploitation, lo choix du produit n est indifférent; en effet, il n'y a, JAN d'imputation du surplus à effectuer, le système est en équl- libre matériel au sens étroit, et quel que soit l'étalon choind, les valeurs unitaires relatives se conserveront. Dans le cas général, par contre, le choix du produit n signifie un choix théorique quant à l'imputation du sur- plus de l'économie. Une fois ce choix effectué, le système devient homogène, et l'on peut interchanger les étalons sans affecter les valeurs unitaires relatives. Mais ces systèmes de valeurs relatives seront en général différents selon quo l'imputation du surplus a été faite à tel secteur ou tel autre. Ici, comme partout ailleurs, l'économie politique bour- geoise procède en érigeant en norme théorique la réalité de l'exploitation capitaliste. Adopter en effet les prix comme mesurant les quantités économiques équivaut à imputer le surplus de l'économie au capital. Que dans l'économie capi- taliste le capital s'approprie effectivement le surplus de la production, il n'y a pas de doute. Dire d'un autre côté que de ce fait'il découlé que le capital possède —- il est seul à posséder une productivité nette en valeur est un illo- gisme flagrant. Car du point de vue de la productivité en valeur le « capital » n'existe simplement pas. Ce qui existe, ce sont des variétés diverses d'équipement, de quantités de matières premières etc., et leur utilisation coûte à l'éco- nomie ce qui est nécessaire pour leur entretien et renou- vellement ou pour leur construction initiale. Mais l'éco- nomie politique bourgeoise, qui proteste au nom de la dignité de l'homme lorsqu'on parle de la force de travail- marchandise dans la réalité capitaliste, traite en fait la force de travail comme une marchandise en soi, puisque dans une mesure des quantités économiques basée sur les prix, la valeur totale de la force de travail équivaut à son coût de production, aussi longtemps que le prolétariat reste prolé- tariat et que la mise en æuvre de cette force ne produit pas de profit pour son détenteur naturel. Du coup, l'économie bourgeoise qui entre temps s'est souvenue qu'étant une science objective elle n'a que faire des problèmes « moraux » de l'imputation impute la tota- lité des surplus de production au capital, et affirme impli- citement c'est ce que veut dire utiliser les prix comme facteurs de conversion qu'il y a un seul « facteur de production » qui a une productivité nette en valeur, le capital. Dans ce qui suit, on adoptera évidemment comme étalon de valeur le temps de travail, ce qui revient à dire qu'avec ou sans exploitation, le surplus de l'économie provient de ce que les producteurs ne consomment pas tout ce qu'ils produisent. Que signifie en effet une comptabilité sociale établie à partir des prix ? L'ensemble des secteurs de la production au sens étroit du terme, leurs transactions étant effectudos, laisseront en général un surplus, exprimé en quelques ou 21 1 1 en toutes les marchandises. Si l'économie est en équilibre et sans exploitation, ce surplus sera identique à la consom- mation totale des producteurs. S'il y a exploitation, le sur- plus sera supérieur à la consommation des producteurs. L'existence du prolétariat signifie très précisément que I'on peut traiter la classe ouvrière comme une industrie au sens que la classe ouvrière consomme ce qu'elle gagne, qu'elle « produit » en termes de prix exactement ce qu'elle absorbe, que pour elle l'identité comptable des entrées et des sorties est toujours vérifiée. Il faut englober donc la classe ouvrière dans les indus- tries, ou secteurs de production. Il restera toujours un sur- plus. A ce moment-là, il faut construire un nouveau sec- teur, qui absorbe le surplus de production, et «produit quoi au fait ? Eh bien, disons, des « services de capi- tal » (ce qui veut dire, n. b., que la société, après avoir payé le coût de biens qui forment le « capital », doit encore payer pour leur usage). Tout cela revient à dire qu'on impute à un seul « secteur » le secteur « services du capi- tal » - toute la productivité nette de l'économie ; en effet, tous les autres secteurs produisent ce qu'ils coûtent, donc ils ont (y compris le travail) une productivité nette nulle ; un seul « produit » plus qu'il ne coûte, ou coûte moins qu'il ne « produit » (1), c'est le secteur capital. En prétendant ignorer la valeur et compter en prix, la théorie bourgeoise prend, comme toujours, sournoisement sous prétexte d'ob- jectivité » une position politique de fond : elle impute le surplus net de l'économie au capital. . 1 Deux remarques, pour finir avec la question de la valeur : D'abord, le temps de travail utilisé comme étalon de valeur s'entend du travail simple, non qualifié. Le secteur n ne peut donc pas être purement et simplement identifié avec la classe ouvrière, qui comporte une foule de travailleurs qualifiés. Ce fait ne crée pas de difficulté théorique. On traitera les diverses sortes de travaux qualifiés comme autant de secteurs séparés, et on leur imputera autant de surplus qu'au travail simple. Autrement dit, une heure de travail qualifié représentera la valeur d'une heure de tra- vai! simple, augmentée du coût social de production de cette qualification particulière. On traitera dans le détail ce pro- blème au chapitre suivant, en liaison avec le taux d'exploi- tation. Ensuite, une raison « formelle » importante pour choisir le travail simple -- et non pas l'un quelconque des produits matériels comme étalon de valeur doit être maintenant claire. C'est que le travail simple est le seul «produit y homogène commun à toutes les économies par définition, Quant au « capital » qu'il ne faut pas confondre avec les moyens de production produits, eux-mêmes aussi par définition présents partout où il y a économie c'est une catégorie sociale qui appartient exclusivement à une phase déterminée de l'économie. (à suivre) Pierre CHAULIEU. 1) Et pour cause, puisqu'en fait il ne coûte rien ! 22 La “Gauche" américaine Un numéro assez récent de la revue "Esprit" (1) était consacré à la gauche américaine. La plupart des articles qu'il contenait, cuvre de divers auteurs : politiciens, sociologues, écrivains, dirigeants syndicaux, avaient trait, directement ou indirectement, au Mouvement ouvrier. 11 n'est pas sans intérêt de rapprocher ces articles du livre de P. Romano : "L'ou- vrier américain", que nous avons traduit et publié dans les premiers numéros de "Socialisme ou. Barbarie“. Mais d'abord, qu'est-ce que la gauche ? A vrai dire, cette notion coïncide assez bien avec le sens parlemen- taire du mot. En France, dans l'hémicycle du Palais Bourbon, la droite et la gauche symbolisent deux façons de gouverner pour la bourgeoisie : une façon "réactionnaire" qui base la domination de classe sur la terreur, une façon "progressiste“ qui veut utiliser des méthodes plus souples. La gauche, en tant que politique extra-parlementaire originale, s'oppose aussi à une politique réactionnaire. Mais elle n'est rien d'autre qu'une conception bourgeoise du progrès social. Prétendant faire parti- ciper les exploités aux progrès de l'économie, elle ne serait possible que dans certaines périodes d'essor ; en fait, elle apparaît surtout comme une politique de rechange pour la bourgeoisie dans les moments de crise. Il faut, bien sûr, rattacher cette tendance aux combats que mena pendant toute une période, la bourgeoisie' contre les vestiges de l'ancien ordre. Mais nous devons noter que, dès le début, la tradition de lutte bourgeoise visait à entraîner le peuple, les ouvriers, dans un combat dont la nouvelle classe exploiteuse devait seule bénéficier. La tradition bourgeoise de gau. che eut très peu d'influence sur la formation de l'idéologie prolétarienne révolutionnaire. Le Mouvement ouvrier se constitua pratiquement et théori- quement en opposition aux idéologies bourgeoises les plus radicales. Les rapports de la gauche bourgeoise et du Mouvement ouvrier n'en furent pas réglés pour autant. Au sein même de la bourgeoisie des couches sociales écrasées et dépossédées furent jetées dans l'opposition, des politiciens et des intellectuels s'élevèrent contre "les cruautés" du régime, en dénoncèrent "l'absurdité". Et comme, par ailleurs, une politique d'apaisement a toujours fait le pendant à la politique du fouet, il ne (1) Novembre 1952. Les références sont faites aux pages de ce numéro. 23 manqua jamais dans la classe possédante de défenseurs du prolétariat. Concurremment, une certaine tendance à la conciliation fut une caracté- ristique mineure permanente dans la classe ouvrière (indépendamment du réformisme qui correspondit à une période historique bien définie). La "gauche" est le résultat de ces deux processus. S'en réclament d'ex- ouvriers qui ne peuvent s'intégrer directement dans la classe bourgeoise (responsables syndicaux, anciens ouvriers devenus techniciens de l'indus- trie, politiciens ou journalistes) et des bourgeois partisans d'une domi- nation plus souple sur la classe ouvrière, des pacifistes sociaux qui sont souvent aussi d'anachroniques pacifistes sur le plan de la politique exté- rieure de leur pays. Finalement, c'est par rapport aux problèmes de l'exploitation et de la lutte des ouvriers que ces éléments définissent leur orientation. Mais les compromissions avec la classe dirigeante sont une tentation permanente pour eux. Extérieurs à la classe exploitée, ne s'enga. geant que par leur "libre volonté“, jamais ils ne se confondent avec la "masse" Ils prétendent au contraire s'élever au-dessus du particularisme des revendications purement Ouvrières, ils veulent parler au nom de la société tout entière et s'érigent volontiers en donneurs de conseil. En fait, la ligne de séparation de la société passe ailleurs que par l'opposi- tion gauche-droite. Le détachement des gens de gauche, leur position en dehors de l'antagonisme exploiteurs-exploités entraîne lorsqu'ils s'engagent sur la scène politique, une véritable soumission à l'idéologie de l'un ou de l'autre camp ; soit que les éléments de gauche les plus proches du prolétariat se joignent à lui dans la période ascendante d'un mouvement révolutionnaire (mais. alors le phénomène n'est pas spécifique à la gauche, c'est un phénomène qui s'étend à l'ensemble des couches petites-bour- geoises), soit que les politiciens, se réclamant de la gauche, apparaissent à un moment de crise pour prendre la relève des dirigeants réactionnaires trop marqués. Le Front populaire, le New-Deal et la Résistance sont des exemples classiques de cette politique. Peu importe alors la possible sin- cérité de certains de ces hommes, leur fonction est de détourner le mou- vement des ouvriers, de les mystifier et de permettre à la bourgeoisie de par leur intermédiaire la direction de la société. Ce rôle objectif de la gauche dans les luttes de classes est l'élément déterminant de la politique des organisations révolutionnaires à son égard. Mais les petits bourgeois prolétarisés, les intellectuels qui prennent plus ou moins conscience de l'irrationnalité de la société de classe et qui se regroupent souvent sur les idées de la gauche, constituent un élément de dissolution au sein de la bourgeoisie. Dans la mesure où ils parviennent à dépasser le niveau de l'opposition gauche-droite dans la classe bourgeoise, ils se rallient nécessairement à la lutte révolutionnaire du proletariat. Remarquons à ce propos, qu'à la division dans les rangs ouvriers, qu'à la confusion entraînée par le développement de la bureaucratie stalinienne dont la lutte antibourgeoise peut tromper le prolétariat et dévier sa lutte, correspond un profond désarroi dans la gauche elle-même. Mais l'étude de ces questions présente un intérêt assez mince: loin de trouver leur solution dans les controverses entre la gauche "démocratique" et la gauche stalinienne, entre A. Camus et J.-P. Sartre, entre J.-L. Rauh (1) et L. Fairley (2), les problèmes qui divisent la gauche ne pourront être réglés que par l'action révolutionnaire du proletariat. L'anachronisme des idées de gauche ressort bien aux États-Unis de cette nostalgie de la grande époque, "les jours bénis" du New-Deal. La grande crise de 1929 amena la gauche au pouvoir : conserver : (1) Président de l' « Américans for Démocratic. Action » rooseveltien. (2) Dirigeant du Syndicat pro-stalinien I.L.W.U. 24 « Les années 1930 furent une période de réformes sociales rapides où le gouvernement tenait le premier rôle, mais avec le ferme soutien des dirigeants syndicaux et des professeurs d'Université, aussi bien que des associations privées et d'écrivains indépendants. » (A.-M. Rose, p. 604.) Quelques lignes plus bas, le même auteur expose les réalisations étatiques du New-Deal (garantie des prix agricoles, salaire minimum, soutien aux chômeurs, électrification des campagnes, grands travaux, etc...), puis il termine en nous assurant que les Américains « se sont toujours méfiés du socialisme marxiste qui met l'accent sur la nationalisation des moyens de production ». Ainsi, non seulement ce triomphe de la gauche sauva le capitalisme américain de la faillite, mais encore, les moyens employés portaient la marque d'une nouvelle formation sociale : la bureaucratie. La victoire qui échappait aux professeurs d'Université devenait la victoire des "organi- sateurs“. Et combien nous paraissent déplacés la nostalgie et les regrets de nos "gauchistes“ lorsque la politique mondiale des U.S.A. après cette guerre retrouve les voies et les moyens de ľ "étatisme" rooseveltien. Le réformisme classique tel que nous l'avons connu en Europe remplit une fonction qui le justifia en quelque sorte historiquement et expliqua l'adhésion des ouvriers : il assura dans une situation déterminée, la conti- nuité d'organisation de la classe ouvrière, défendit leur part dans la distribution du revenu social et maintint la pression que le proletariat organisé exerce sur le capital. En Amérique, cette fonction fut assurée par d'autres moyens. C'était l'époque du syndicalisme "apolitique" à la Gompers. Les regrets et les espoirs d'un Norman Thomas qui dirige le petit parti socialiste américain n'en paraissent pas moins utopiques et déplacés. Comment ces conceptions "apolitiques" auraient-elles pu ne pas se transformer progressivement en conceptions de lutte plus totales, plus politiques ? Demander une extension des Assurances sociales, une fiscalité plus "équitable" et une plus large politique du logement, intervenir dans les affaires publiques pour faire pression sur les gouvernants, Sou- tenir aux élections les candidats favorables aux syndicats, collaborer avec d'autres groupes sociaux « tels que les agriculteurs, les membres des professions libérales, les employés et les artisans » sont des actes politiques (1). Finalement, ce n'est que sur un programme politique com- plet que les syndicats peuvent définir leur orientation vis-à-vis de la bour- geoisie. En revendiquant une place responsable dans la vie publique américaine, ils doivent prendre position sur toutes les questions, inté- rieures ou extérieures, qui se posent aux dirigeants du pays. D. Lasser le formule sans ambages dans "Le Programme d'un grand Syndicat C.1.0." : H ... 7. S'opposer fermement au communisme, au fascisme et autres philosophies antidémocratiques. « 8. Reconnaître les intérêts des Américains dans le monde, être déterminés à nous défendre nous-mêmes et à aider les autres nations du monde libre à se défendre contre l'agression. » (P. 617.) Il serait d'autant plus erroné de prôner la constitution d'un troisième parti pour disputer le pouvoir aux démocrates et aux républicains dans le cadre de la "Démocratie américaine", que la comme en Europe il n'y a plus place pour une organisation politique ouvrière autre que résolument révolutionnaire. Aux endormeurs qui voulaient les persuader que malgré l'exploitation au travail ils pouvaient s'émanciper par la pratique des droits civiques et politiques, les ouvriers répondent par un détachement de plus en plus profond des organisations qui prétendent parler en leur nom. P. Romano exprime très bien cette hostilité des ouvriers pour leur propre organisation : « L'ouvrier américain est maintenant conscient de l'existence de la (1) Programme d'un syndicat C.1.0., page 616. aux > 25 bureaucratie, aussi bien dans le syndicat que dans le gouvernement, et il est profondément dégouté de cette découverte, La vie civile lui donne d'ailleurs déjà l'avant-goût de ce qu'elle représente avant même d'entrer en usine. Le fait de découvrir la bureaucratie dans son expérience quoti- dienne du syndicat, c'est-à-dire dans un domaine qui le touche directe- ment, provoque chez l'ouvrier une véritable aversion. Le genre de vie américain l'a déjà familiarisé avec les pratiques de la trahison et du double jeu. Il n'a confiance dans aucun dirigeant. « L'ouvrier guette la moindre gaffe de la Direction syndicale. Il saute ensuite sur l'erreur qu'il a pu épingler et la brandit comme une justification de son aversion de la notion même de dirigeant... Dans le . Manuel du Syndicat de l'Automobile, intitulé : "Comment vaincre pour le syndicat", les délégués, responsables, etc., sont avertis de ce à quoi ils doivent s'attendre à cet égard. « Les ouvriers craignent qu'un Parti ouvrier soit dirigé de la même manière que l'est aujourd'hui le syndicat. » (S. Ou B., nº 3, pages 79 et 80.) 1 Dans l'article – "Esprit" : "La philosophie du Syndicat de l'Automo- bile" (p. 618), c'est un dirigeant qui nous expose son point de vue sur les mêmes problèmes : « Les relations entre les · 50.000 responsables de l'U.A.W. et les 1.250.000 membres du syndicat posent des problèmes complexes. Sur la plupart des questions concernant l'action syndicale comme les salaires et les conditions de travail, la "base" et les dirigeants sont d'accord. Cependant, une fois franchies les portes de l'usine, l'unanimité disparaît et, dans leur majorité, les membres de l'U.A.W. se distinguant des 50.000 responsables, ont les opinions de leurs frères de race et de religion, déterminées par leurs revenus et leurs occupations dans la communauté, qu'ils soient ou non adhérants au syndicat, que ses opinions soient ou non inspirées par les idéaux de l'U.A.W. Applaudissons bien sûr à cette sincérité "bien américaine", mais notons cependant que contrairement à ce que les chefs soutiennent, ce n'est pas à l'extérieur que les ouvriers puisent leur hostilité aux dirigeants, mais dans l'usine, du fait même de la fonction bureaucratique de ces derniers. Les différences "de revenus“ ont certes leur importance et le même auteur avoue un peu plus loin : « L'U.A.W., qui bénéficie par ses contrats d'un substantiel revenu, qui par son importance joue un rôle de poids dans les conseils écono- miques et politiques de la nation, se trouve être, par l'accroissement continuel de l'âge et des revenus de ses chefs et de ses membres, entraîné vers une certaine forme de conservatisme. » Cependant, plus importantes que les différences de revenus sont : les différences « d'occupations dans la communauté ». Malheureusement, notre auteur est peu prolixe à ce sujet. Il est peu soucieux de nous montrer en quoi les occupations des ouvriers se distinguent de celles des dirigeants syndicaux. Sans doute, cela est-il suffisamment clair pour lui. D'une part, des ouvriers enfermés la journée entière dans des ateliers, transformés en simples rouages de la machine productive, complètement subordonnés aux ordres du patron ; d'autre part, des chefs syndicaux débattant les ques- tions de salaires, heures de travail, etc., avec les services de la direction de l'usine, organisant la lutte ou négociant en cas de conflit, « discutant fami- lièrement avec le gouverneur démocrate du Michigan, avec les hauts fonc- tionnaires... avec des sénateurs, des représentants », jouant « un rôle de poids dans la nation ». 26 Incapables, et pour cause, de nous renseigner sur les conditions de vie et de travail des ouvriers américains, les chefs syndicaux sont également très discrets sur le rôle des syndicats et de leurs dirigeants dans l'économie américaine. Il faut nous reporter à l'étude de R. Stone, qui complète le livre sur l'ouvrier américain de P. Romano, pour avoir plus de détails : « Un syndicat ouvrier comme les "Ouvriers unis de l'Acier" (United Steel Workers) embrasse presque un million d'ouvriers et comprend non seulement les fonderies d'acier, mais les mines de fer de Mesabi, les laminoirs d'aluminium d'Alcoa, à Tenessee, les usines de locomotives de Shenectady et les fabriques de boîtes de conserves de San Francisco. La structure d'un tel syndicat est celle d'un gouvernement industriel avec ses sections et ses divisions, qui sont non seulement parallèles à celles des monopoles de l'acier, mais rivalisent même avec les services du gouverne- ment fédéral. Il y a un service juridique, un service de recherches et de mécanique, un service des contrats, un service de comptabilité et un service législatif. La machine syndicale correspond, service pour service, entreprise pour entreprise, compagnie pour compagnie, ville pour ville et état pour état, à la machine de la bourgeoisie. « Les opérations totales d'un tel syndicat sont le moyen par lequel est maintenue l'unité et la continuité de la production des diverses unités industrielles, de l'extraction du minerai jusqu'à la construction de pelles mécaniques. La grande bourgeoisie sait que sans ces syndicats, il lui serait impossible de faire marcher la production au-delà de quelques jours. La société moderne a atteint le point où ce qui est décisif n'est pas l'intégra- tion de la richesse financière ou des directions, mais l'intégration de la production. Pour la réalisation de ce but, les syndicats ou une autre forme d'organisation du travail sont absolument essentiels. » (S. OU B., na 8, page 66.) Nous avons là cette étude des syndicats américains que l'on nous avait promise dans le numéro d' "Esprit" : représentant, auprès de la direction, les ouvriers en tant que simple catégorie sociale, ils sont pour les ouvriers le mode d'organisation de la société bourgeoise introduit au sein de leur classe (matériellement suivant l'organisation des entreprises, socialement suivant la hiérarchie bourgeoise). L'importance des chefs syndicaux dépasse celle de simples intermédiaires entre patrons et ouvriers. Non seulement ils sont les seuls à pouvoir faire cesser une grève, mais surtout, discutant et réglant par le détail le contrat de travail des ouvriers horaires, salaires, primes, classifications, conditions de travail, etc... Ils tendent à constituer en raison de leur acceptation profonde du régime, une véritable direction de la classe ouvrière dans le cadre et pour le compte de la société d'exploitation. Cependant, dans la mesure où cette évolution n'est qu'enta- mée, les dirigeants syndicaux sont encore obligés de combattre la bour- geoisie pour obtenir l'approbation des travailleurs. Cette situation leur crée une contradiction insurmontable. jº Comme produits de la volonté de lutte et d'organisation de la classe ouvrière (« MU.A.W. comme le C.1.0. est né des mouvements révolution- naires de chômeurs qui se développèrent pendant la grande crise de 1929 »); ils n'ont d'autre puissance que celle qui leur vient de l'adhésion générale des ouvriers à leur programme. Mais cette adhésion aux règles qui codifient le travail, cette acceptation des chefs qui doivent guider la futte et administrer le contrat collectif de travail est une adhésion essen- tiellement active. P. Romano l'explique : . En dépit de leur hostilité envers la bureaucratie, les ouvriers sont prêts à défendre activement leur syndicat contre toute tentative de le briser. Ainsi que le fait remarquer un ouvrier, "mieux vaut un syndicat, quel qu'il soit, que pas de syndicat du tout".,, 27 : * La base n'hésite pas à exiger la tenue de réunions de département lorsque se posent des problèmes qui touchent directement à leur travail. Ils ne font pas confiance pour ces questions aux dirigeants syndicaux. Ils veulent être là et décider eux-mêmes des actions à entreprendre. Les ouvriers circulent alors dans les travées en disant : "Il faut convoquer une réunion du département. Si le responsable ne la convoque pas, eh bien ! nous en tiendrons une nous- mêmes“. » (S. ou B, nº 3, pages 76 et 80.) 2° Comme agents d'un certain type de production, les syndicats se heurtent à une résistance irréductible des ouvriers. Leur pouvoir est cons- tamment menacé par l'indiscipline des révoltes illégales. Leurs dirigeants sentent que les grèves sauvages sont dirigées autant contre eux que contre les patrons et enregistrent sans se tromper leur déclenchement comme une critique des ouvriers à leur adresse : « En un certain sons, cette volonté même de faire grève contre des sociétés puissantes dans les conditions les plus difficiles et d'une manière qui semble impliquer Souvent un refus du système des relations collectives, représente une autre preuve du conservatisme du syndicat. » ("'Esprit“, page 623.) Ce double rôle doit être conservé, classe dirigeante veut continuer à contrôler par l'intermédiaire des syndicats légaux, la classe ouvrière organisée ; les chefs syndicaux doivent donc à tout prix conserver la con- fiance des ouvriers. Mais l'exploitation ne cesse pas et les ouvriers se font exigeants (« de nombreux militants honnêtes ont perdu confiance dans le syndicat, à cause de la situation difficile qui est la leur. Ceux pour les- quels ils luttent journellement se retournent contre eux au moindre signe de défaillance », nous explique P. Romano). C'est pourquoi le problème des relations entre les chefs syndicaux et les travailleurs de base prend une telle importance. Cependant, comme les chefs syndicaux ne sont générale- ment pas seulement les agents de la mystification des ouvriers, comme ils sont souvent eux-mêmes peu conscients de leur exacte position sociale et pourtant, comme ils ne veulent pas convenir de la profondeur du fossé qui les sépare des ouvriers (la "sincérité américaine" a des limites), leurs explications sont étrangement semblables à celles que nous donnent ici les chefs réformistes ou staliniens. Ces derniers expliquent que le manque d'éducation et d'information rend les ouvriers incapables de se diriger seuls, qu'il leur faut des guides, des dirigeants, etc. Les chefs syndicaux américains ne parlent pas autrement : « Le C.1.0. et l'U.A.W. se sont de plus en plus intéressés depuis la guerre au problème de la liaison entre une grande organisation syndicale et les membres de cette organisation ; comment, par exemple, faire en sorte qu'un des 65.000 membres de la Section Ford se sente imprégné des concepts du syndicat et soit conscient de ses objectifs ? Les travaux de la sociologie industrielle et de la psycho- logie sociale semblent indiquer qu'il existe des méthodes pour résoudre le problème. Il s'agit essentiellement de morceler les grands groupes en petits, de remplacer par les discussions personnelles les meetings de masse. « Les dirigeants, le personnel administratif et les 50.000 membres actifs participent tous à des cours d'été, à des discussions de week-end, à des conférences de deux jours où les idées de l'U.A.W. sont exposées et répétées jusqu'à ce que les participants les connaissent parfaitement. Ces 50.000 membres-clés reçoivent un flot constant de lettres, d'informations, de bulletins, de circulaires, de magazines, de journaux, de tracts et de rap- ports qui ajustent ces conceptions aux réalités de la vie quotidienne du syndicat. » (p. 621-622.) Les méthodes des chefs syndicaux américains semblent plus proches de la publicité massive ou "scientifique" du com- merce bourgeois que de l'éducation prolétarienne qui fut un souci cons- tant des organisations ouvrières. S'adressant à un consommateur moyen, 28 sans référence sociale, la publicité des marchands de brillantine. ou de Coca-Cola suscite pour son usage la crédulité, la superficialité de son public. La propagande des chefs ouvriers, massive ou insidieuse, tente la même opération : en se mettant à la portée d'un public supposé médiocre, elle voudrait justifier la division entre travailleurs syndiqués, simples exé- cutants et chefs ouvriers qui peuvent seuls diriger le mouvement. Mais les ouvriers adhérant à un syndicat ne sont pas le public moyen des agences de publicité. Ils sont sensibles à d'autres arguments et la pro- pagande la mieux organisée apparaît incapable de résoudre le problème des relations entre ouvriers et dirigeants syndicaux. L'échec de ces méthodes conduit alors les dirigeants aux procédés que proposent pour la résolution des rapports sociaux dans l'industrie, les valets intellectuels de la bour- geoisie : psychotechniciens, sociologues et psychanalystes du travail à la chaîne. i Le profond mépris que les chefs ont pour la classe ouvrière se révèle également au cours des luttes. de clans que se livrent les différentes orga- nisations syndicales : « Les employés des entrepôts de San Francisco ont dû lutter contre les attaques du syndicat des camionneurs, dirigé par le célèbre Dave Beck. Le l.L.A., dont le 1.L.W.U. avait fait sécession en 1938, a essayé dernièrement de faire sa réapparition sur la côte ouest, de connivence avec la Isthmian Stearship C?, auxiliaire de l'U.S. Steel. En Alaska, le Syndicat des Bûcherons, affilié au C.1.0., grâce à un accord secret signé avec la Juneau Spruce C°, obtint pour ses membres le monopole d'un travail qui, par tradition, revenait aux dockers. En conclusion de ce diffé- rend et avec l'aide de la loi Taft-Hartley, un jugement a été rendu contre. M.L.W.U. » (L. Fairley : "Un syndicat progressiste”, p. 675-676). Mais, enjeu de la rivalité de cliques concurrentes, les ouvriers arrivent alors à se faire une idée dépourvue d'illusion sur les organisations syndicales. Ils ne leur accordent plus qu'une confiance conditionnelle. Le recours à la sociologie industrielle et à la propagande massive s'insèrent ainsi dans le cadre général des efforts déployés par la classe dirigeante pour enrayer le détachement croissant des ouvriers de leur travail. Ne pouvant mettre en cause la division de la société en classes, la bourgeoisie se propose de traiter l'opposition des ouvriers comme un conflit psychologique. Les tra- vailleurs sont des malades mentaux qu'il faut soigner en morcelant les conflits, en utilisant des chefs compréhensifs, en s'occupant avec sollicitude de leurs difficultés, en se tenant au courant de tous les détails de leur vie à l'usine et hors de l'usine. Finalement, c'est l'organisation totale de la vie des ouvriers que la classe dirigeante veut prendre en mains et les bureaucrates syndicaux jouent un rôle important dans cette fascisation de la production et de la vie sociale. Mais à mesure que la classe dirigeante prépare l'asservissement plus complet du prolétariat et utilise les procédés les plus perfectionnés pour l'enchaîner, le développement de l'appareil productif pose les bases maté- rielles pour une société socialiste, l'exploitation se dévoile sous son jour le plus profond d'aliénation dans le processus de production, et les ouvriers commencent à réagir en refusant leur collaboration à la production et en faisant la critique des organisations qui avaient mission de les inté- grer au régime. A l'examen, ce qui se ressort avec évidence, ce sont les similitudes de l'évolution des formes de lutte et du développement de la conscience de la classe ouvrière d'un côté et de l'autre de l'Atlantique. Il serait donc puéril de considérer le Mouvement ouvrier américain comme un phénomène absolument original. Pourtant, il ne manque pas de raisons qui en rendent l'étude spécialement intéressante : Force productive la plus développée et la plus puissante du monde, 29 la classe ouvrière américaine, pour s'approprier la production et changer la société, doit résoudre des problèmes sur une échelle et à un niveau jamais atteints au cours du développement de la bourgeoisie ; les pro- blèmes que les ouvriers américains ont à résoudre sont à quelques variantes près, ceux qu'ont déjà ou qu'auront bientôt à résoudre les ouvriers de tous les pays; les solutions qu'ils leurs donnent prennent toute leur valeur de ce fait et méritent notre examen attentif. Ce que nous voyons en Amérique, c'est l'ensemble de la classe ouvrière continuer à soutenir pour ainsi dire conditionnellement les puis- santes organisations syndicales, pour la lutte pied à pied contre le capital mais, en même temps, s'opposer sourdement à leurs programmes politiques et à leurs idéologies; prendre peu à peu conscience d'un objectif pour son combat de classe et, simultanément, utiliser pour le réaliser, les moyens que forge la société d'exploitation; contester le pouvoir de ses ennemis à sa source même, dans les chaînes de la production de masse qui ont assuré leur puissance. Il y a là sujet de profondes études : comment ce processus se déroule dans la réalité, quelles preuves les ouvriers américains nous donnent de leur capacité à résoudre les problèmes qui leur sont posés, voilà le repor- tage ou le débat qui nous aurait intéressé sur l'Amérique. Hélas ! c'est justement ce que ces piliers de la gauche américaine que sont les chefs syndicaux ne peuvent nous expliquer. G. PÉTRO. 3e Documents La vie en usine 3. Les conditions générales de l'emploi On doit indiquer sous cette rubrique le « climat » d'ensemble de la vie organique de l'entreprise, tel qu'il apparaît au personnel en place après quelques années. Il s'agit de cette somme de condi- tions particulières qui font dire dans les conversations privées : « Dans telle « boîte », « ils sont «durs ». « Dans telle autre, « ils » sont « bien », et confèrent aux entreprises, dans les milieux d'ouvriers métallos ou d'employés une sorte de cote, bonne ou. mauvaise, le plus souvent fondée, et sans appel. Dans la « boîte » qui nous préoccupe, le climat est « tran- quille ». La discipline n'est pas absolument stricte. Ainsi, les retards fré- quents n'entraînent de sanctions (avertissement, puis mise à pied) qu'à la longue, les autorisations d'absence sont facilement accordées, les déplacements peu justifiés (pour voir un copain) d'un atelier à l'autre, sont tacitement tolérés, s'ils ne sont pas nombreux. Il ne faut pas en conclure qu'il règne une atmosphère anarchique, au contraire : dans ce domaine, implicitement, ouvriers et em- ployés, connaissent la limite de tolérance, et implicitement, la direction fait la part du feu. Cette situation n'est pas privilégiée, mais commune à nombre d'usines ; d'autres, par contre, jouissent d'une réputation opposée (SIMCA par exemple). La sécurité et la stabilité de l'emploi confirment encore cette ambiance de tranquillité. Statistiquement, plus de la moitié du personnel compte au minimum dix ans de présence, et 20 %, plus de quinze ans. L'usine n'est pas une « passoire » (ce n'est pas le cas de Citroën). La direction attache du prix à la conservation des cadres et du personnel, estimant sans doute par là assurer à sa production un meilleur rendement et une plus grande qualité. Quoiqu'il en soit, les mouvements de personnel sont presque nuls, les embauches se font à l'unité, un licenciement est un événement (1). Cette discipline souple et la stabilité de l'emploi présuppo- sent un rythme de travail (entendez par là la production globale de l'usine) quelque peu désuet et non taylorisé. C'est précisément le cas, et, indépendamment du rythme et de la cadence éminem- ment variables imposés à chaque atelier, chaque équipe, chaque ouvrier, chaque employé, l'organisation de l'ensemble n'est pas encore « scientifiquement » minutée, et l'énormité des frais géné- raux est la rançon de la vétusté des locaux, de l'équipe de direc- tion et du matériel. 4. Les rapports individuels et de groupes dans la production Par définition, en tant que travailleur exploité, chaque ouvrier (ou employé) tend à fournir le moins de travail possible pour le salaire le plus haut possible. • Par définition, le patron tend à obtenir le plus de travail possible pour les salaires les plus bas possibles. Par sa situation de membre d'un groupe de travail donné (équipe, bureau), chaque producteur tend à faire obtenir au groupe le maximum d'avantage. Par souci d'assurer et d'améliorer sa condition personnelle, chacun tend à sauvegarder son emploi et si possible à gravir la hiérarchie. Par suite de leur semblable assujettissement au patronat et de leur semblable pression contre lui, tous les producteurs tendent à faire augmenter la masse globale des salaires de l'entreprise. Telles sont les bases des rapports sociaux vérifiés dans toute entreprise. Autrement dit, parallèlement au cheminement de la production se développe une multitude de conflits ou d'alliances dont la racine même est dans la condition économique de cha- cun. Il est impossible dans un court article, et au surplus sans nécessité, de décrire la totalité de ces rapports qui se créent continuellement. Il est bien plus révélateur d'en dégager les grandes lignes, leurs origines, leur répercussion sur la production et leurs prolongements à toute la vie sociale. Nous distinguerons plusieurs sections : - Les rapports ouvriers-patronat (et direction); Les rapports ouvriers-employés-maîtrise ; Les ouvriers entre eux ; Les employés entre eux ; - Les employés et la direction; Le « jeu personnel » ; l'arrivisme. Les rapports ouvriers-patronat Mis à part le fait que de très vieux ouvriers « connaissent » les patrons-fondateurs de l'usine, la quasi-unanimité des ouvriers n'entretient de rapport direct avec aucun des employeurs. Ceux-ci (1) Il est bien entendu que nous parlons de l'entreprise en période de plein emploi. 32 sont représentés par la feuille d'embauche, la pendule de pointage, la direction, le contremaître, la feuille de paie et le certificat de travail. Vice-versa, c'est bien ainsi qu'est représenté l'ouvrier aux employeurs. Chacun des deox signataires du contrat de travail ignore totalement l'autre. Toutefois, cette absence de contacts personnels, inhérente au développement de l'entreprise, n'entraîne pas, de la part des intéressés une méconnaissance de leur situation réciproque. Il n'est pas un ouvrier qui ne sache qu'il est exploité par le patron. Indépendamment de toute notion de plus-value, l'ouvrier sait de sa propre expérience que les accroissements de capitaux, les agran- dissements matériels de l'entreprise, le train de vie des adminis- trateurs, sont issus de sa propre frustration. Il le sait même depuis son embauche, ou le simple bon sens lui démontre que le seul intérêt du patron à l'engager est de lui faire produire plus qu'il ne sera payé. Flagrante est l'évidence, au point que les patrons ne figurent presque jamais dans les conversations entre ouvriers. « On travaille pour les patrons ». Chacun sent bien que l'acord est unanime sur ce point et qu'il est inutile d'en faire mention. Rarement l'un ou l'autre des « gros » du Conseil d'Adminis- tration effectue une visite des ateliers. L'attitude du personnel ouvrier est à ce sujet caractéristique : attention plus grande à la tâche, mine affairée, sérieuse, visent à confondre l'individu avec sa fonction, avec son milieu – ce que les gars appellent « être calme et inodore ». En sorte que le patron à qui est ainsi refusé tout contact humain fait réellement le « tour du proprié- taire ». Ce comportement individuel ne traduit pourtant pas une inquiétude relative au gagne-pain : on sait bien que le patron n'a pas en vue des sanctions individuelles et qu'il tient, avant tout, à s'assurer du fonctionnement de l'appareil technique et du matériel proprement dit. Deux sentiments dictent cette attitude : d'abord, le malaise personnel, la honte pourrait-on dire, de voir de près celui qui vit de votre travail, et vous rappelle ainsi toute la médiocrité et la précarité de votre situation ; l'amertume est grande qui se pro- duit à ce contact. « Il engraisse, cette v...-là » « Il est bien frin- gué > «S'il continue, le travail va le tuer >> Voilà les ré- flexions à haute voix qui sont échangées après coup, en riant, exprimant le réveil d'une rancæur toujours présente. D'autre part, le souci de ne laisser aucune prise au patron, ne rien laisser échapper de sa vie propre qui puisse ajouter à ce sentiment de complète dépendance économique. Paradoxalement, c'est en se courbant un peu plus sur la machine que l'ouvrier « s'évade » à ce moment-là de sa condition. Tous tiennent à prouver qu'ils connaissent leur boulot et que l'usine tourne parce qu'ils sont là, eux, l'essentiel de la production. Pour l'ouvrier, faute d'un patronat tangible et perpétuellement présent, la totalité des conflits qui l'opposent à la Société Ano- nyme émanent de la Direction. C'est-à-dire que d'une part s'il est conscient que les responsabilités de sa condition d'ouvrier provien- nent du régime social tout entier, de l'autre, tous les obstacles 33 qu'il rencontre relativement à son salaire, son avancement, son affectation, sa mutation, etc... sont bien attribués au travail des différents directeurs et de leur appareil bureaucratique. Du jour de son entrée à l'usine, la vie de l'ouvrier est quoti- diennement réglée à la fois par la Direction du personnel et par la direction de la branche d'activité qui est la sienne (outillage- fabrication). L'une et l'autre visent à déterminer le plus étroitement possible la consommation de sa force de travail et sa rétribu- tion. C'est en se débattant sur ce double front que l'ouvrier entre en conflit ouvert avec ses exploiteurs. Mais avant que la lutte soit patente, elle est sous-jacente, voire inexistante. A l'embauche, l'individu est déjà en position de subordination. Ce que l'on appelle un contrat de travail (comme on dit un contrat de vente ou de location en supposant une certaine parité des parties contractantes) est tout bonnement une capitulation devant le régime capitaliste. Il y a de la part de l'ouvrier acceptation de se soumettre à une certaine forme d'exploitation. La contesta- cion, par la suite, et du taux de cette exploitation (lutte revendi- cative sous toutes ses formes) et de l'exploitation elle-même (lutte révolutionnaire) naît des conditions et des contradictions mêmes du travail. La direction du personnel « suit » l'ouvrier tout au long de son séjour dans l'entreprise. En l'absence, et pour cause, de dos- siers personnels authentiques que nous pourrions étaler et con- menter, nous pouvons relever des exemples types de rapports d'ouvriers avec cette direction. L'embauche Nous avons dit que la première humiliation. à avaler est celle de l'embauche, ou plus exactement du cérémonial d'usage ; attente dans un couloir anonyme, questionnaire écrit (état civil, réfé- rence), visite médicale. La direction ne fournit pas, elle, S011 curriculum vitæ, ni des extraits comptables prouvant sa santé financière, elle ne fait qu'indiquer le taux de base de la catégorie professionnelle du postulant. A vrai dire, tout ouvrier trouve cet état de fait normal et allant de soi. Pour l'employeur comme pour l'ouvrier, le solliciteur, donc l'inférieur est celui qui offre son tra- vail. Il est significatif que les rapports de deux classes, l'une diri- geante, l'autre subordonnée, conditionnent l'instauration d'une dépendance personnelle de l'ouvrier, avant même qu'il ait franchi la porte de l'atelier. Au cours d'une première période plus ou moins longue, l'ouvrier personnelle pour avoir des coudées franches et du répit, en bref sa « défense » individuelle, et ensuite « tom- ber » sur un travail plus sale ou plus fatigant, un atelier plus som- bre ou plus bruyant, des gars moins bien » (parce que moins sportifs, ou a-politiques, ou « politiciens », suivant l'optique de chacun). Encore plus si le nouveau salaire est inférieur, et il y a de fortes chances. On conçoit que ces circonstances créent un climat hostile à la direction ce qu'elle comprend de toute évi- dence vu la rapidité avec laquelle elle entend mener de telles opérations pour éviter un conflit ouvert. En d'autres termes, chaque D son 36 - ouvrier est amené à réfléchir sur la toute-puissance patronale et la faiblese de sa défense. C'est en de pareils moments que les propos sont haineux : « On n'est pas du bétail pour être trim- ballé partout » « Ils se foutent de nous, ce n'est pas juste de muter des gars qui font leur boulot. > Bien sûr, les occasions de conflits partiels, limités, sont nom- breuses. Même lorsqu'elles concernent l'ensemble du personnel ouvrier, elles sont toutefois ramenées à leur place qui est minime, par les gars, malgré l'irritation qu'elles provoquent. Ainsi l'exiguité des vestiaires, l'absence de douches, le mauvais état du garage à vé- los, l'insuffisance du chauffage l'hiver, la cherté de la cantine, et d'autres, sont ressentis plus ou moins suivant les cas parti- culiers. Ces sujets sont fréquemment abordés dans les conversa- tions privées. Ils sont aussi exploités par les syndicats et forment le plus clair des entretiens délégués du personnel-direction. Ce n'est pas trop s'avancer que dire la faible résonance de ces faits sur les ouvriers. On notera que le plus souvent, ceux qui les citent en privé ne sont pas parmi les plus revendicatifs. Anticipant un peu sur cette étude, on peut donner en exemple la grosse majorité des employés qui se gardent bien d'aborder les ques- tions essentielles (salaires, heures supplémentaires, cadences) pour se gargariser de vétilles : couloirs mal éclairés, fournitures de mau- vaise qualité ou autres... En somme, les inconvénients que rencontrent les ouvriers dans les à-côtés du travail entretiennent une irritation permanente mais qui n'est pas un motif majeur de conflit. Les ouvriers et la maîtrise Les rapports des ouvriers avec la direction ne sont pas seuls à démontrer la dépendance des premiers. Ils prédominent, mais dans la vie quotidienne, où est répartie la tâche, les rapports avec la maîtrise sont les plus évidents, également les plus exaspérants. Par maîtrise on doit entendre ici exclusivement les contremaîtres ou agents en tenant place. Dans l'entreprise, le contremaître est responsable de la production de son atelier, secondé par un ou plusieurs chefs d'équipe. A ce titre, il est constamment tenu de contrôler la production de chacun de ses ouvriers. Pratique- ment, il le fait d'abord par la répartition du travail par équi- pes, ensuite par des visites fréquentes « sur le tas ». De l'une ou l'autre façon, l'opposition avec les ouvriers est inévitable. En effet, l'obsession du contremaître est de « sortir » son programme dans les délais voulus par l'appareil directorial. Si les « temps » sont « bons », les ouvriers ne l'auront pas trop sur le dos, si, par contre ils sont trop « justes » (et il faut bien que le service chrono- métrage justifie son existence), c'est une guerre incessante. Quand les gars disent que le « contrecoup » est « gueulard », ce n'est pas exagéré. Guère moins quand ils le traitent de «corniaud », ou autres termes. Toujours pressé de satisfaire aux exigences chan- geantes de la direction, le contremaître est amené à donner des contre-ordres successifs. C'est alors la tension et les coups de 37 gueule entre les gars et lui (et ses chefs d'équipe), les uns irrités de travailler «en dépit du bon sens », l'autre très chiche d'expli- cations et désireux de redresser les « conneries » au plus tôt. Elles sont rares les journées qui se passent sans à-coup, et on voit fré- quemment abandonner précipitamment telle fabrication (pour la- quelle les jeux de pièces sont nombreux en stock) pour une autre (dont pièces sont alors fabriquées à la dernière minute). Entre tous les services et ateliers intéressés se développe alors une * course au parapluie » sur laquelle nous reviendrons à propos de la production. Indépendamment de ces coups durs, il faut songer que c'est tous les jours que les gars sont appelés à rendre des comptes à leur contremaître sur la qualité de leur travail et sur leur ren- dement et que leur assiduité est enregistrée également. Il est normal que s'ensuive un triste jeu de cache-cache, le contre- maître visant toujours à obtenir le maximum et l'ouvrier appliqué å « jouer les surchargés ». Un élément vient adoucir cette lutte : la peine que prend le contremaître à grossir auprès de la direction les difficultés qu'il rencontre pour obtenir la production désirée (difficultés d'approvisionnement, mauvais état des ma- chines, erreurs techniques, etc.), ceci dans le double but, et de justifier ses appointements, et de couper court dans la mesure du possible à une réduction des temps alloués, dont il pâtirait, contraint à une surveillance accrue, exposé aux réactions brutales des ouvriers, et enfin encore plus soucieux d'une « sortie » de plus en plus dure à réaliser. Le souci de ses doléances n'est nullement humanitaire, simplement égoïste, mais suivant la combativité un peu spéciale déployée par leur contremaître, les gars lui sont redeva- bles d'un peu de répit. Il n'existe pas de contremaître-gâteau, le plus accommodant est celui qui n'est pas talonné par ses supé- rieurs. L'accomplissement des cadences provoque une paix, mais une paix armée et la guerre se réveille dès la première descente des « chronos ». On a vu ainsi des équipes réputées calmes deve- nir « enragées » pour une diminution notable des temps, tandis que le contremaître tentait d'un côté de retenir les gars et leur prêchait la confiance, et de l'autre demandait des atténuations. De tels moments sont la terreur des contremaîtres qui savent bien qu'ils jouent avec leur avenir, sinon leur poste. L'ouvrier dépend du contremaître pour son travail proprement dit. Il en dépend également pour son salaire. Chaque catégorie professionnelle pose sède un salaire horaire minimum, les dépassements de ce mini- mum sont souvent très importants et les écarts de salaires entre ouvriers de même catégorie sont dus au jeu des augmentations individuelles, accordées par la direetion sur proposition du contre- maître. Ainsi, dans une équipe d'O.S., tous capables de tenir les postes les uns des autres, les salaires varient de 138 à 150 francs de l'heure, dans une autre de 142 155 francs, soit un écart mensuel d'environ 2.500 francs, ou plus pour des catégories supé- rieures. On voit que le contremaître détient une arme excellente Pour encourager rendement, lesdites augmentations étant accordées en principe semestriellement à un pourcentage déter- miné du personnel (1/3 environ.) Là encore le contremaître est au 38 coincé entre la pression de ses ouvriers et les impératifs de la direction. En définitive, il supporte une bonne part de l'animosité des gars vis-à-vis de tout l'appareil directorial, et de plus, appa- raissant clairement aux yeux de ceux-ci comme un « intermédiaire ». ils le jugent au surplus inutile. De fait, il n'y a pas d'exemple de contremaître absent pendant une longue période qui n'ait pu être remplacé au pied levé par un chef d'équipe habitué à la routine de l'atelier. Ouvriers et chefs d'équipe Plus près de l'ouvrier, le chef d'équipe a une position aussi ambiguë que le contremaître. En dernier ressort, il est du côté patronal car c'est à la Direction qu'il doit son poste, le plus souvent par recommandation. Auparavant ouvrier, il connaît le plaisir de commander aux autres, sa tâche se résume à l'occasion en une initiation des nouveaux venus à l'équipe et tous les jours en une démonstration (plus ou moins fréquente suivant son degré de conscience professionnelle) du travail à effectuer, et un con- trôle de l'exécution correcte. A l'outillage, le chef d'équipe a plus de responsabilités et plus de travail qu'à la fabrication, où les opérations sont plus aisées, moins complexes et moins précises. Vis-à-vis du chef d'équipe, l'ouvrier est toujours défiant. 11 conversera aisément ensemble sur des sujets « neutres »: sports, ciné, pêche, voitures, jardinage, impôts, mais ceci masque le vide, le fossé qui sépare leurs deux conditions. Tout ouvrier sait que le chef d'équipe peut critiquer n'importe quel gouvernement et même les « patrons » (dans une abstraction prudente), il n'en restera pas moins qu'il ne prendra jamais la défense des ouvriers sur les revendications fondamentales. Dans le travail même, l'ouvrier agit devant lui comme devant un agent du patronat qu'il est : en effectuant son travail avec le moins d'ardeur possible et pourtant avec la plus grande apparence d'intérêt. Les ouvriers l'apprécient si ses capacités professionnelles sont grandes, mais le critère réel d'appréciation est son attitude « coulante » ou non, c'est-à-dire sa position de chef et non de technicien, et cette attitude varie en fonction des ordres qu'il reçoit. Ouvriers et employés Ouvriers et employés ont fort peu d'occasions de se rencontrer dans le cadre du travail. Les contacts n'ont lieu que pour deux inotifs bien déterminés : soit pour une question technique, où l'ouvrier converse avec un employé des services techniques, soit pour une question de salaire (renseignement, réclamation) au bureau du personnel. Bien qu'il s'agisse de cas d'exception, car les feuilles de paie sont rarement erronées, et d'autre part, les ques- tions techniques sont généralement débattues entre les employés et la maîtrise, ces quelques relations convainquent la totalité des ouvriers qu'ils entretiennent ces « planqués de bureaucrates », 39 ces « improductifs ». Ces termes ne s'appliquent pas seule- ment aux agents des services administratifs ou commerciaux, mais à l'ensemble des agents mensuels, sans distinction. Dans la con- ception ouvrière, l'employé est un budgétivore, pistonné par un « gros », bien calé au chaud sur sa chaise, qui n'en fiche « pas une secousse », a grand peur de se salir les mains, ne comprend rien au travail réel de l'atelier, et est toujours prêt à mettre des bâtons dans les roues. Ceci vaut pour un dessinateur, un comptable, un archiviste, etc. Il faut bien dire que cette idée a un fondement souvent réel, suivant les individus ou suivant les services. Lors- qu’un ouvrier pénètre pour une raison de travail dans un bu- neau de méthodes, de dessin, ou d'ordonnancement, et y trouve une demi-douzaine d'employés échangeant des propos futiles, son opinion se trouve confirmée, et par la suite, largement répandue. De fait un O.S. ou un professionnel se sent beaucoup plus proche de son chef d'équipe ou de groupe que d'un employé. Ensemble, ils se moquent de toutes les « conneries » émanant des * Bureaux ». D'ailleurs, D'ailleurs, auprès de leurs ouvriers, les contre- maîtres et chefs d'équipe ne se privent pas de reporter sur les « bureaux » leurs propres erreurs. Il s'établit une solidarité des « productifs » contre la masse des « improductifs » employés dont le rôle échappe à l'observation des ouvriers, et qui, par consé- quent, apparaît comme un agent d'organisation de l'exploitation, et ce qui est pire, comme parasitaire en plus. Installés tout au fond de ce mépris, se trouvent les chronométreurs. Généralement, un ouvrier ne comprend pas que l'on puisse être chrono. « Ce n'est pas un métier pour un homme ». Ceci dit comme on le dit pour un policier ou un garde-chiourme. Il est bien établi que le chrono ne donne jamais un temps «juste », mais toujours « trop court > L'apparition d'un chrono dans une équipe « hérisse le poil » de tout le monde, y compris le chef d'équipe. Le chrono le sait, et prend soin d'éviter tout incident, et ce n'est pas facile, car chrono et ouvrier s'épient l'un l'autre, jouent de ruse, l'un pour carotter Hautre pour grignoter, et l'ambiance est tendue (1). ne De leur côté, les employés se sentent aucunement liés avec les ouvriers. Ils apprécient vivement les « avantages » inhé- rents à leur travail qui sont, indépendamment des avantages fi- nanciers : propreté, confort, . calme, toutes choses qui man- quent aux ateliers qu'ils traversent d'habitude ou occasionnelle- ment. D'autre part, ils n'ont pas, en général, comme les ouvriers, le sentiment d'être exploités par l'employeur. Le poids de l'ex- ploitation, selon eux, est supporté par les ouvriers : « Ils sont bien bêtes d'accepter les cadences qu'on leur impose ». « Ils ne mé- ritent pas mieux que leur sort. » Pour une bonne partie, cette absence de quoi que ce soit qui ressemble à une conscience de classe repose sur un sentiment d'inutilité, de non-justification (1) Et encore ! Les chronos dont il est question sont étiquetés «de gauche ». 40 de l'emploi. Bien sûr chacun hurle la nécessité de sa tâche et son amas de travail, mais à l'intérieur de son service, peut aussi évaluer la somme du travail global et les possibilités de chacun. Sur cette base empirique, on peut dire que, sans réorganisation ra- tionnelle des services, 30 % des employés sont en surnombre. On conçoit que cet état de fait justifie une absence flagrante d'esprit revendicatif. Le proche passé de l'après-guerre, d'autre part, ayant fait la preuve qu'une grève revendicative ouvrière couronnée de succès entraînait automatiquement un réajustement des salaires des mensuels, la propension naturelle de leur plus grand nombre est de faire confiance aux ouvriers pour « remettre ça ». Les ouvriers comprennent ce point de vue, et leur mépris des bureaucrates s'en trouve renforcé. Les rapports entre ouvriers cama- Pour un ouvrier, les autres manuels sont d'abord ses rades d'équipe, ceux qu'il est appelé à côtoyer quotidiennement. C'est avec eux qu'il exécute un stade de la production, c'est avec eux aussi qu'il apprécie sa condition dans le processus produc- tif et est amené à réagir face à l'exploitation. Dans une équipe d'O.S., le travail est soit à la chaîne (où les appareils fabriqués sont progressivement assemblés), soit spécia- lisé (tous effectuent la même opération simple : soudure, rivetage, mise en forme, sur un même type d'appareils). Dans le cas du travail à la chaîne, le plus exténuant et le plus continu, les ou- vriers n'ont pratiquement pas de rapports entre eux pendant le travail proprement dit. La progression de l'appareil sur la chaîne commande tout. Les cinq minutes de pause horaire facilitent seules les rapprochements. Dans le second cas, et quelle que soit la rigueur des temps alloués, les contacts sont plus nombreux, car il arrive fréquemment qu'un ouvrier puisse « sortir » les neuf heu- res de travail qui lui sont demandés en 8 heures, 7 heures, voire moins, suivant la nature du travail et l'habileté de l'exécutant. Dans une équipe de professionnels, la liberté personnelle est encore plus grande, et malgré l'instauration progressive d'un chro- nométrage, la « marge » dont bénéficie chacun est appréciable. (UR: raboteur, par exemple, une fois sa machine réglée et mise en route, s'absentera ensuite pendant presque toute la durée de l'opération). Si nous parlons ainsi des « relations » qui s'établissent dans les temps-morts, ce n'est pas qu'elles incluent, en profondeur et en étendue, tous les rapports entre ouvriers. Il va de soi que les fondements mêmes de ces rapports sont le travail en commun et ses implications, mais l'importance indéniable des rapports hors-travail, tient à ce qu'ils permettent la formation d'un 'es- prit de camaraderie et de solidarité, à base de compréhension mu- tuelle, essentiel dans les conflits avec le patronat. Dans le travail proprement dit, la donnée immédiate pour tout ouvrier est l'identité de l'exploitation des ouvriers, doublée par l'identité de la sujétion à l'appareil directorial. 41 Evidemment, dans chaque équipe, tout le monde vise à occuper le ou les postes les moins pénibles, et, conjointement, à obtenir le salaire « plafond >> de la catégorie. Cette lutte concurrentielle pour quelques minutes de détente et quelques francs de l'heure, dans la mesure où l'organisation de l'entreprise la rend possible, ne donne pas lieu à des éclats. Elle trouve sa limite rapidement dès que tous les postes sont stabilisés et les plafonds de salaire atteints. Le problème individuel se transforme sans cesse en problème collec- tif. La question que l'un ou l'autre se pose en soi-même ou déve- loppe ouvertement pour l'amélioration de son salaire est : « que peut- øn faire » et non pas « que puis-je faire ? » Que cette interroga- tion soit suivie ou non d'action n'est pas l'essentiel, qui réside dans la conscience totale d'une communauté de condition et de la possibilité d'une commune libération. Tout le poids immense de la monotonie d'un travail sans cesse recommencé, et de la réglementation et organisation du travail, incluant, juridiquement les interdictions, sanctions, tolérances et personnellement les gardiens, chefs d'équipe, pointeaux, chronos, contremaîtres, etc... - conditionne la réduction d'un groupe « d'hommes » prolétaires à une « masse » socialement bien défi- nie, et homogénéisée dans ses aspects fondamentaux : exploitation, aliénation, conscience, revendications. C'est dire assez qu'au sein de chaque équipe existe un front de classe tacite contre le rythme de la production et contre les agents du patronat, qui trouve , son aliment dans les conditions mêmes de l'exploitation. L'extension de cette solidarité d'équipe à toute l'usine n'a rien de spontané. Du fait même de la multiplicité des tâches, des ca- dences, des salaires, peuvent surgir des revendications collectives. émanant de telle ou telle équipe, mais pratiquement ignorées des autres. Et même, bien que l'identité de l'exploitation ne soit pas contestée, les écarts très importants entre salaires de catégories déterminent une dissociation des rapports. Ainsi, les rapports entre Q.S. et professionnels : possesseur d'une formation technique, le professionnel se sent mieux armé de- vant le patron ; seules les périodes de crise économique gênent son esprit offensif. Vis-à-vis des O.S., son attitude est teintée d'un léger mépris, renforcé par la satisfaction de jouir d'un sa- laire supérieur d'au moins 50 %. Mis en contact à l'occasion, pen- dant le travail, avec une équipe d'O.S. sur chaîne, il a un peu le sen- timent de rendre visite à des inférieurs. Inversement, les O.S. jalousent la « haute paie » des profes- sionnels, (due au taux de base plus élevé et aux heures supplémen- taires, plus nombreuses) ainsi que leurs connaissances techniques, car c'est quotidiennement qu'un O.S., peut être licencié et rem- placé. Les augmentations exigées par les uns, les diminutions de ca- dences demandées par les autres, vont leurs chemins différents, supportées par deux groupes qui se méconnaissent. L'unité et la solidarité se ressoudent toutefois sur les éléments communs de revendications : primes de vacances, augmentation générale en pourcentage (« Nos 3000 francs, nos 15 % »), etc... 42 Au regard des autres manuels, les mancuvres sont des quanti- tés négligeables. En grosse majorité, ils sont Nord-Africains, et leur proletarisation de fait ne s'accompagne pas d'une assimilation au rythme de la vie à l'usine. Poussant leur chariot, agitant leur balai, les mancuvres, « crouillats >> ou non, ont le droit de se faire engueuler par tous, et aussi fréquemment par les ouvriers que par les chefs d'équipe. Nous retrouverons plus loin les rapports entre ouvriers dans les sections consacrées plus spécialement à la Production d'une part, à l'organisation de la Lutte, d'autre part. Les rapports entre mensuels Nous avons déjà donné quelques aperçus sur la masse des employés de tous grades et de toutes fonctions. Il importe maintenant de définir les grandes lignes de leur différenciation vis-à-vis des « horaires » (les ouvriers en général), avant de passer à une analyse succincte des diverses couches qu'ils constituent. C'est d'abord dans les conditions d'ensemble de leur tra- vail que les mensuels sont séparés les ouvriers, et tendent à s'en dissocier davantage. Les « bureaucrates », suivant l'expression ouvrière, vont leur train-train quotidien, au chaud dans les bu- reaux, leur effort physique est quasi-nul et les salissures apportées par l'encre et la poussière n'ont rien de commun avec les meurtris- sures provoquées par le coltinage de la tôle et des acides. L'employé quitte l'usine le soir à ta sonnerie : il est propre et peu fatigué. L'ouvrier a encore à se décrasser énergiquement et les jaïbes lui pèsent — l'usine s'accroche à lui physiquement. La différence est énorme. Arriver en retard n'est un crime pour aucun membre du per- sonnel, mais dans la pratique, les retards sont moins graves pour un mensuel que pour un ouvrier, bien qu'également « pointés » à la direction du personnel. En effet, il en faut une série répétée pour que le « chef » de l'intéressé fasse une observation : l'essentiel pour lui est que le travail soit fait. Alors qu'un ouvrier est tout de suite « mal vu » après quelques retards : pour le chef d'équipe et le contremaître, c'est autant de contretemps apporté à la production, c'est autant de minutes perdues pour la « sortie ». Le ton des reproches est aussi bien différent. Il en va de même pour les autorisations d'absences de quelques heures, accordées. plus libéralement aux employés. La charge de travail de chaque mensuel ne peut soutenir la comparaison avec celle des ouvriers. La rationalisation n'a pas en- core pénétré dans les bureaux, non plus que la mécanisation à l'exception toutefois du service électro-comptable), aussi, outre que de nombreux emplois soient entièrement inutiles, les titulaires de postes justifiés ne sont pas surchargés, tant s'en faut. Dans les conditions normales de marche de l'entreprise (caractérisée par la routine habituelle, l'absence de nouvelle fabrication ou de trans- formation) chaque mensuel peut s'occuper de toute autre chose que son travail. La hantise des temps à réaliser n'existe pas, et, le travail 43 urgent expédié, le reste est remis au lendemain. Bien entendu, cette règle n'est pas sans dérogation, soit constamment pour quelques cas particuliers, soit épisodiquement pour la totalité ; mais sa réalité tangible est transcrite sur le montant des frais généraux, que nous ne pouvons citer, et qui sont énormes. Cette lacune d'organisation est mise à profit par les mensuels qui utilisent leurs loisirs à échanger leurs points de vue sur tout, à lire, à rédiger leur courrier personnel. Enfin, il faut noter que l'ensemble des mensuels possède bien plus d'informations sur la vie de l'entreprise que ne peuvent en obtenir les ouvriers. Tous les projets, tous les problèmes techni- ques, questions financières, questions de personnel, sont rapide- ment connus dans les bureaux. Avant les ouvriers, tous les em- ployés sont mis au courant de l'orientation de l'entreprise et de son «standing ». Il s'ensuit un état d'esprit de « participation >> plus étroite des employés à la vie de la firme, une sorte d' « esprit de corps >> mesquin et ridicule, mais néanmoins réel. Les avantages que trouvent les mensuels dans l'ambiance de leur travail ne suffiraient pas à expliquer leur dissociation des luttes ouvrières, sans l'existence de «privilèges » quant à leur rémunération. Pour le salaire proprement dit, les mensuels sont légèrement faux échelons inférieurs) mieux payés que les ouvriers, l'inverse ne se produisant que par le jeu des heures supplémentaires, plus nombreuses et plus régulières dans les ateliers que dans les bu- Feaux. cas S'ajoutent à cela divers éléments de bonification dont le person- nel ouvrier bénéficie peu ou pas du tout. 1° La prime d'ancienneté, plus forte (ouvriers : 1,5 % après 3. ans, 3 % après 5 ans, 6 % après 10 ans ; mensuels : 3 % par 3: ans de présence, jusqu'à 15 %). 2° Jours supplémentaires de congés payés, à l'ancienneté (ou- vriers : 1 jour supplémentaire par 5 ans ; mensuels : 3 jours après 5 ans, puis une semaine au total après 10 ans). 3° Paiement du complément de salaire à l'employé, en de maladie. Pour les ouvriers, rien, sauf la Sécurité sociale. 4° Dans l'année, l'employé peut bénéficier sur sa demande de quelques jours d'absence (3, 4 ou 5) payés. Rien de tel pour les ouvriers : pas de travail, pas de salaire. 5. Enfin, en cas de licenciement, l'employé reçoit une indemnité représentant 1/5 du traitement mensuel par année de présence. L'ouvrier « bénéficie » des 40 heures légales de préavis. Ainsi le personnel employé, en regard de l'exploitation sans Pard des ouvriers, jouit-il en quelque sorte d'un régime de fa- veur, ce dont il a pleinement conscience, à plus forte raison lors- qu'il s'agit de vieux employés (par l'âge et l'ancienneté) soudés å leur rond-de-cuir, persuadés de tenir le « bon filon > (après tout, à 50 ans, les places de 40.000 francs et plus ne courent pas actuel- lement les rues... tel est le raisonnement) pour lequel on sacrifie chaque jour un peu plus de dignité. Cette situation d'ensemble ne doit pas faire illusion. Les mensuels sont composés de catégories bien distinctes entre lesquelles l'harmonie n'est pas de règle. Nous avons déjà parlé (N° 11, p. 52) de la délimitation précise entre le personnel technicien proprement dit et l'autre, composé d'O.S. bureaucrates (qu'ils soient simples employés aux écritures ou chefs de section, car en ce cas, le titre ne doit pas faire préju- ger de la qualification). Il existe entre ces deux groupements, une méconnaissance comparable à celle qui divise, chez les ouvriers, professionnels et O.S. Les uns sont intéressés par la production, les autres par l'administration. Si pratiquement peu d'employés d'administration ont une formation professionnelle et une origine ouvrière, par contre de nombreux techniciens (dessinateurs, prépa- rateurs, agents techniques divers) sont d'anciens ouvriers profes- sionnels. Si le travail des uns les conduit fréquemment à prendre contact avec l'atelier, la maîtrise et les ouvriers, par contre les autres ignorent le plus souvent tout de la production, depuis l'implantation des ateliers aux travaux d'équipe, en passant par les méthodes techniques. Non seulement ignorent tout, mais encore ne cherchent même pas à s'y intéresser. Les contacts entre ces branches distinctes ont lieu aux éche- lons supérieurs (suivant les cas : chef de section, chef de ser- vice), rarement à l'échelon exécution, encore s'agit-il de rapports de voisinage ou de camaraderie politique ou autre. Vis-à-vis de l'exploitation patronale, la condition économique et l'attitude revendicative diffèrent également : plus la spécialité est intéressante pour la direction, plus la position du technicien est stable, partant plus ses revendications sont assurées de succès. En revanche, plus le gratte-papier de tout grade est interchan- geable, plus il craint pour son emploi, et plus il est à la merci du patronat. En quelque sorte, on retrouve ici une situation rappelant celle de la dualité professionnels-0.S. sur le terrain revendicatif, avec toutefois cette réserve de taille que les O.S., malgré la conscience qu'ils ont eux aussi de leur faiblesse individuelle, peuvent être forts, de leur unité, bien sûr, mais surtout du fait qu'ils sont maîtres du produit fini, donc des rentrées d'argent de l'entreprise. Les O.S. en faux-cols ne disposent pas comme ressource dynamique d'un atout aussi concret, en conséquence la grève, pour autant qu'ils l'envisagent, leur semble inopérante. Ainsi on a pu voir dans la dernière grande grève de février-mars 1950, un nombre propor- tionnellement plus important de grévistes chez les techniciens que chez les employés non-qualifiés. On peut dire également que dans la vie quotidienne, l'attitude des employés envers leurs chefs directs se ressent également de cette division dans le travail. Dans les services techniques, les rapports sont moins « protocolaires », moins « fonctionnaristes » et de façon générale plus enjoués ; bien qu'il soit nécessaire de faire la part des cas particuliers et de l'incidence particulière de phé- nomènes limités : nature propre du travail de tel bureau, affabi- lité de tel chef de service, on retrouve des tendances opposées dans les services non-techniques : rapports distants, esprit «fonction- 45 naire » et bouche pincée. Il semble également établi que les de- mandes individuelles d'augmentation soient plus fréquentes et plus audacieusement formulées par les employés techniciens ; chez les autres, elles témoignent de plus de crainte, du fait de leur rareté. A l'égard de leurs subordonnés, les chefs de section (premier grade dans la hiérarchie) observent une attitude commandée par la nature de leur fonction : responsabilité du travail et maintien de la discipline (celle-ci incluant le comportement politique de l'em- ployé). Là aussi, comme pour les contremaîtres vis-à-vis de leurs ouvriers, l'humeur, le caractère du « chef » influent sur l'am- biance du travail ; de là vient que le changement d'un respon- sable peut entraîner une détente ou une tension dans les rap- ports. Néanmoins, ce qui prime et détermine la ligne des rela- tions est que tous sont payés pour travailler et qu'un seul doit rendre compte. Le reste est affaire de psychologie. Ce qui importe pour le chef de section est que le travail du bureau soit exécuté au mieux dans les délais impartis. L'urgence des tâches et leurs difficultés détermineront donc son intransigeance ou au contraire sa compréhension. S'il est assuré de la bonne marche de son travail, qui conditionne la bonne marche de son avancement, l'at- mosphère est alors « vivable ». Dans le cas où le travail traîne, ou bien qu'une erreur monumentale a été commise, le bureau est en « révolution » et les manquements à la discipline sont sanction- nés sans défaillance. Dans la hiérarchie des responsables, deux caractéristiques sont à retenir : verticalement, c'est la servilité ; horizontalement, l'hos- tilité. Du bas en haut de cette échelle double qui va d'un côté du chef d'équipe au directeur général, de l'autre du chef de section au même, la constante des rapports est la courbure d'échine du subor- donné. Une exception doit être faite en faveur des chefs d'équipe dont les « explications » avec les contremaîtres sont plus franches et plus violentes. Pour tous les autres, les entretiens avec leur chef direct les fascinent à l'avance. Ils vont résignés « se faire sonner les cloches » comme ils disent. Pour eux aussi bien que pour les ouvriers, il n'y a pas de compliment lorsque le travail est accom- pli. Le principe établi est de demander plus et d'employer les moyens de pression nécessaires : sarcasmes, intimidation. Mais ceci vaut surtout pour les comptes rendus et conférences de travail; en l'absence de tout entretien, simplement lors de l'accomplissement de la tâche demandée, le gradé est plein du désir que tout se passe en douceur afin de ne pas heurter son supérieur, avec qui il préfère ne pas discuter. Le chef de fabrication, par exemple, dirigeant les contremaîtres, est dans cette situation vis-à-vis du directeur de fabrication, tout comme les chefs de section à l'égard de leur chef de service. D'autre part, les exigences de la direction (démarrage d'une fabrication, accélération brusque des cadences, transformations importantes) mettent non pas en collaboration mais en concur- rence les divers responsables des services intéressés (exemple : ate- 46 en lier de fabrication -- outillage - planning études contrôle - achats). Chacun veut prouver sa compétence, mais s'y cantonne, et se soucie fort peu de prêter la main aux autres ; deux objectifs : tenir ses délais, exiger que les autres tiennent les leurs. L'impor- tant est d'obtenir la meilleure cote auprès du « patron », au besoin « enfonçant un peu les collègues, en jouant des astuces de l'organisation et de la technique. En quelques mots : c'est à qui éreintera l'autre. Ce spectacle suscite la dérision des ouvriers. Quant aux modestes employés, à l'intérieur d'un même bureau, ils doivent se plier, en bons exécutants, à la gymnastique imposée par les nécessités de la production, doublées par les jeux d'in- trigues personnelles parmi les « cadres ». Heureusement pour eux, comme il a été dit plus haut, si le travail est souvent ardu, en revanche il n'est pas écrasant. Entre eux, ils supportent difficile- ment les écarts de salaire (à qualification égale), dus au favori- tisme calculé. Les augmentations, au choix, ont lieu fin juin et fin décembre. L'attente des décisions est pesante et leur annonce sus- cite toujours des jalousies. Tout le cours de l'année cependant la camaraderie de travail est presque sans accroc, mais les inimi- trés se réveillent à l'a première occasion : mutation, avancement. L'ambiance ainsi créée contribue, lors de grandes actions revendica- tives;, à créer la scission entre les employés, pour ou contre la grève (l'union se crée par contre aisément pour de petites choses : Java- bos engorgés ou carreaux à remplacer). Si l'on ajoute à cela que beaucoup ont été embauchés ou sont devenus mensuels « sur re- commandation » et que, somme toute, ils s'estiment bien payés en regard de leur travail effectif, on comprend que le milieu employé ne brille pas par la lutte revendicative. S'il est vrai que pour l'ensemble des questions relatives au personnel «employé », l'entreprise considérée ne doive pas être prise comme typique, il était assurément nécessaire de souligner l'état de fait qui y règne et explique de multiples aspects de la condition ouvrière. (A suivre.) G. VIVIER. NOTES LA SITUATION INTERNATIONALE Les changements qui se sont produits en U.R.S.S. et dans les pays satellites depuis la mort de Staline sont importants à la fois en eux-mêmes et pour la compréhension du régime bureaucratique. La mort du per- sonnage qui avait été pour la bureaucratie russe depuis vingt-cinq ans à la fois l'incarnation incontestée de son pouvoir et le despote redouté et haï de sa propre classe, en posant un formidable problème de succession devait obligatoirement provoquer des remous dans le personnel dirigeant et risquait de faire exploser des luttes de clans comprimés jusqu'alors par le pouvoir absolu d'une personne. Elle ne suffisait cependant pas en elle-même à déterminer des changements dans la politique intérieure et exté- rieure. Si de tels changements sont intervenus, c'est que la situation objective en Russie et dans les pays satellites les imposait de plus en plus. La mort de Staline les a sans doute facilités, par la disparition de celui qui avait incarné l'orientation précédente, par la- rupture de la pétrification des équipes et des politiques qui avait accompagné les der- nières années de son règne. Elle a dû sans doute encore les accentuer et les condenser dans le temps dans la mesure où la nouvelle équipe dirigeante veut en tirer tous les avantages qui pourraient favoriser sa consolidation au pouvoir. Il est à peine utile de rappeler la confirmation que les événements des six derniers mois apportent du caractère de classe du régime russe, dont le pouvoir personnel de Staline était l'expression et nullement le fondement. Les journalistes réactionnaires en sont encore une fois pour leurs frais avec leur. «Tsar Rouge »; les luttes des diadoques autour de la succession de Staline pourraient, si elles atteignaient une violence extrême, favoriser l'explosion d'une révolution ouvrière en Russie perspective extrêmement improbable pour l'instant elles ne sauraient jamais en tant que telles amener l'écroulement d'un régime représentant vingt à trente millions de bureaucrates privilégiés et oppresseurs. CHANGEMENTS EN U.R.S.S. Rappelons les mesures les plus importantes qui ont été prises, depuis la mort de Staline et qui semblent aller dans le même sens, celui d'un assouplissement de la dictature : 1° l'amnistie ; 2° la fin du complot des médecins ; 3° la baisse des prix ; 4° l'épuration du P.C. ukrainien. En ce qui concerne l'amnistie, son texte ne permet pas d'en apprécier l'am- pleur, car il faudrait connaître et le nombre des personnes en prison et la manière dont il sera appliqué. Il est toutefois probable qu'elle est sensi- blement plus étendue que toutes les amnisties précédentes. Il faut noter 48 qu'elle exclut les délits politiques (ce qui est appelé crimes contre-révolu- tionnaires) quand ils ont provoqué des peines supérieures à cinq ans ; or, ce type de délit doit revêtir une extension très variable. Il n'est pas impos- sible que des délits politiques aient été qualifiés de droit commun et, qu'en ce sens, ils bénéficient quand même de l'amnistie ; mais il est vraisemblable que la confusion des délits jouera en sens inverse car de nombreuses fautes « économiques » qui doivent en principe étre effacées peuvent avoir été ou être considérées comme contre-révolutionnaires : l'ouvrier qui a été condamné pour avoir « saboté » la production, dété- rioré du matériel, ou résisté aux ordres est-il un criminel « économique » ou un contre-révolutionnaire ? L'équivoque apparaît bien dans la restric- tion apportée en ce qui concerne les vols de propriété d'état qui doivent recouvrir des délits très différents et singulièrement réduire la catégorie des amnisties économiques. Enfin, il n'est pas impossible que l'article 8 qui prévoit de substituer des sanctions pénales aux sanctions discipli- naires dans le cas de délit économique rende possible un allègement du régime administratif dans les usines. Au total, l'amnistie sera sûrement sensible pour les « droits communs », mais on ne peut apprécier son effet sur les autres.catégories de détenus. L'ignorance dans laquelle nous nous trouvons peut être mesurée aux divergences d'interprétation aux- quelles donnent lieu ces mesures : tandis que Le Monde suppose qu'elle concerneront au maximum quelques milliers ou dizaines de milliers, l'Economist parle de plusieurs centaines de milliers, et l'Observateur (Alexandre Wertb) d'au moins un million et demi de personnes. La réhabilitation des médecins arrêtés à la fin du règne de Staline et les mesures qui l'ont accompagnée ont un sens plus précis et, par là même, nous conduisent à accorder une certaine valeur à l'amnistie. Qu’un complot soit annulé et les « erreurs » de la justice dénoncées explicitement est déjà sans précédent. En outre, la large publicité donnée à cet événement indi- que la volonté des dirigeants d'affirmer un changement radical dans la politique intérieure. Ceux-ci ont saisi l'occasion de condamner solennel- lement la discrimination raciale et de proclamer les droits des citoyens, en principe garantis par la Constitution. L'article de la Pravda, qui an- nonce la réhabilitation des médecins insiste trop fortement sur le respect de l'égalité qui doit animer la vie publique en U.R.S.S. et les droits de couches particulières de la population (les kolkbosiens et les intellectuels) pour qu'il s'agisse simplement de démagogie rituelle. En outre, l'annu- lation du complot a été accompagnée d'une épuration du ministère de la Sécurité, qui, si elle correspond à un règlement de luttes de clans, doit aussi manifester auprès du public les limites du pouvoir de la police. Sur un autre point apparaît le souci de revenir à des méthodes de dictature plus souples : l'épuration du parti communiste ukrainien et la destitution de son premier secrétaire, Melnikov, est accompagnée d'une critique de la politique nationale et culturelle telle qu'elle avait été pra- tiquée par celui-ci : on reproche à la direction du parti ukrainien d'avoir soumis le pays à la domination russe, en mettant à tous les postes clés des éléments appartenant à d'autres régions, en tentant d'imposer la cúl- ture et la langue russes. La même mé saventure vient d'arriver à la direc- tion du parti lithuanien. Enfin, la baisse des prix, survenant dans ce climat de détente, est aussi un signe des nouvelles préoccupations du gouvernement. Cette baisse n'était certes pas la première (mais la sixième); cependant par son ampleur, elle dépasse les précédentes. Toute une série d'articles de pre- mière nécessité sont affectés d'une baisse de 10 à 15 % ; la réduction at- teint 40 % pour les légumes ; -50 % pour les pommes de terre ; 60% pour les fruits. En même temps, une vaste campagne en faveur du bien- 40 être du peuple, de la construction de logements pour les travailleurs, et d'une amélioration de la consommation occupe la première page des Izvestias. Ces mesures sont allées de pair avec des bouleversements dans les sphères dirigeantes, expression de la lutte de clans bureaucratiques déclen- chée par la riort de Staline. Pendant ilne première phase, cette lutte manifeste déjà dans les épurations des P.C. nationaux déjà mentionnées a dû demeurer indé- € ise et aboutir à un compromis provisoire. Ceci est montré d'abord par l'affaite Ignatiev : Ignatiev qui fut destitué pour avoir monté le faux com- plot des inédecins, était ministre de la Sécurité d'Etat jusqu'au 7 mars, date à laquelle son ministère fut rattaché à celui de l'Intérieur, détenu par Beria ; il avait été désigné le 6 mars après la mort de Staline comme l'un des trois nouveaux secrétaires, et le 14, quand la composition exacte du secrétariat fut établie, comme l'un de ses cinq membres. C'est dire que la décision de l'éliminer ne fut pas prise immédiatement après la mort de Staline et qu'elle fit vraisemblablement l'objet d'un marchan- dage entre les nouveaux dirigeants. Il y eut donc une première phase de négociations dans l'incer- titude, qui a abouti à un partage des responsabilités entre les 110NuCaux dirigeants. Cette idée est confirmée par plusieurs faits. D'abord la récupération des postes-clés l'Intérieur, l'Armée et les Affaires étrangères par trois hommes qui s'en étaient vu retiré le contrôle effectif il y a cinq ans : Beria, Boulganine et Molotov. Ensuite la reconstitution du Politburo avec, aux côtés de ces trois hommes et de Malenkov, d'anciens éléments comme Mikoyan, Kaganovitch et Voro- chilov. Cette reconstitution est particulièrement significative : le Politburo avait été remplacé en automne dernier par un Præsidium de trente-six membrés évidemment favorable à Malenkov, puisque celui-ci dirigeait le service chargé des nominations au C.C. et pouvait donc compter sur des hommes d'évoués au Præsidium. Or, cet organisme large, où l'autorité des anciens membres du Politburo pouvait être facilement réduite, fut aussitôt supprimé après la mort de Staline et alors qu'il avait été créé par le Congrès du Parti, il ne fut même pas donné au Comité Central d'en décider l'abolition. Cette phase vient de se clore avec l'arrestation de Béria accusé d'être un agent de l'impérialisme étranger. Il est encore difficile de savoir si cette élimination du «Nº 2 » est seulenient un épisode, décisif dans la montée de Malenkov vers un pouvoir personnel absolu de type stalinien ou så elle traduit davantage, à savoir une lutte politique entre deux frac- tions bureaucratiques, et, dans cette mesure, si elle reinet en question les changements intervennis ou si. elle cn modifie la portée pratique. Plusieurs indices tendent à faire penser que la deuxième interprétation est la plus plausible. Ainsi, Malenkov a été très étroitement associé à la direction de l'Etat pendant la dernière phase du règne de Staline, cependant que Béria était tenu quelque peu à l'écart ; on pourrait donc établir une connexion entre le retour de celui-ci et les modifications de politiques intervenues depuisinars. De même, le style des accusations portées contre Béria à l'opposé de celles portées en Inars contre Ignatiev, 'accusé à l'époque d'incapacité est de pure coulée stalinienne et réintroduit d'ene- blée L'atmosphère des années des grands procès, lors même que cette arrestation est soi-disant dirigée contre les pouvoirs excessifs de la police. Et les affirmations réitérées de la Pravda sur l'excellence de la direction collective et le caractère néfaste du pouvoir personnel rappellent trop les proclamations de Staline aussi longtemps qu'il n'était pas encore devenu Lui-même une personne, pour qu'on leur attache une grande importance. faut cependant se rappeler que dans le régime bureaucratique un 50 dirigeant et son sort ne sont pas liés à une politique et à son succès, et que Malenkov peut très bien fusiller Béria et appliquer la politique de celui-ci. La vraie question est non de construire le roman de la direction bureau- cratique mais de chercher les mobiles qui sous-tendent les oppositions des groupes dirigeants et la transformation actuelle de la politique inté- rieure. Avant d'y répondre, il faut écarter une interprétation simpliste qui ne tiendrait pas compte de la solidité de la classe bureaucratique et ferait de telle ou telle fraction dirigeante le représentant des intérêts d'une autre classe, le prolétariat ou les paysans. L'un comme l'autre peu- vent bien par leur résistance à l'exploitation poser des problèmes au gouvernement, et en ce sens provoquer des divergences entre les groupes de bureaucrates sur les méthodes les plus efficaces de direction, ils n'in- luent qu'indirectement sur la politique de l'Etat qui ne représente jamais que les intérêts de la couche dominante. Les variations politiques ne peuvent être interprétées que dans le cadre de la bureaucratie. Mais cette affirmation ne signifie pas nécessairement qu'il faille rechercher la source de ces variations dans l'opposition entre couches sociales distinctes de la bureaucratie. Cette recherche qui, depuis des années, satisfait l'imagination d'anciens mencheviks employés par la presse bourgeoise, repose sur une confusion entre la bourgeoisie et la bureaucratie, entre le mode d'exploi- tation capitaliste classique et le capitalisme collectif et planifié. Alors qu'il y a un sens dans le premier cas à relier par exemple une certaine politique à des groupes déterminés de l'industrie, le secteur de l'in- dustrie légère pouvant être intéressé plus que celui de l'industrie lourde à accorder des concessions au prolétariat ou à mener une diplomatie conciliante dans telle partie du monde pour se préserver ses marchés par- ticuliers il est plus que douteux que ce rapport puisse être établi dans une société où la concurrence ne peut se traduire sur le plan économique. Un groupe social tel que celui des techniciers ou des directeurs d'usine peut bien posséder certaines caractéristiques qui le différencient de celui de l'Armée, par exemple, mais ces caractéristiques cominunes qui reposent sur une similitude de fonction ne recoupent pas un intérêt économique défini qui puisse être représenté par une politique nationale et intera nationale. La concurrence entre bureaucrates qui existe aussi nécessai- rement que dans toute autre classe exploiteuse suit vraisemblablement davantage des lignes d'association locale et de rivalités de personnes que celles de la structure objective du régime de production. Bref, c'est une lutte de clans, non une rivalité entre couches sociales nettement consti- tuées et cherchant à s'approprier une partie plus large de la plus-value arrachée au prolétariat. Cette appréciation de la bureaucratie permet de rejeter les bypothèses fantaisistes sur la lutte qui aurait lieu entre le Parti, l'Armée, la Police et les administrateurs et techniciens, et sur une prétendue répartition du pouvoir entre le Parti (Malenkov), la Police (Beria) et l'Armée (Boulganine). Il est d'ailleurs évident que le parti ne compose pas un groupe distinct mais qu'il est représenté dans tous les secteurs sociaux ; prétendrait-on que la participation des généraux ou des directeurs d'usine ne leur donne aucun pouvoir réel, cela signi- fierait précisément que la démarcation ne s'effectue pas horizontalement entre les prétendus groupes adverses mais verticalement entre la bureau- cratie moyenne et la bureaucratie supérieure, celle-ci n'étant déchirée que par un conflit de clans et non parce qu'elle reproduit les divergences de couches entières de la société. De toutes manières, l'hypothèse se révèle particulièrement fragile quand on veut l'appliquer aux derniers change- ments dans la direction de l'Etat. Comment parler, comme on l'a fait dans la presse, d'une victoire de l'Armée ou d'un retour des généraux, 51 quand le représentant de l'Armée au secrétariat est Boulganine, qui fut toujours considéré par les militaires comme un étranger, délégué par le Parti pour les surveiller ? (Et tandis qu'un certain nombre de petits faits significatifs parlent en sens contraire : l'absence de généraux dans la tri- bune officielle, lors de la revue du jer mai ; le remplacement de mili- taires par des civils à des postes diplomatiques-clés en Autriche et en Allemagne.) Comment, en revanche, insister sur une victoire de la Police quand celle-là - si elle existe est acquise au prix d'une large épuration des services de sécurité, à commencer par celle de son ministre, Ignatiev, et alors que l'amnistie et la proclamation des droits individuels tend à diminuer son emprise sur la société ? Et comment encore interpréter, dans ce cadre, la récente annihilation de Béria ? L'essentiel, au demeurant, n'est pas de connaître le détail de la lutte des personnes ou de clans que la mort de Staline a fait exploser au grand jour, mais d'apprécier correctement la portée des changements intervenus dans le régime intérieur et d'en comprendre les causes. Ces changements ont apparu jusqu'ici comme allant dans le sens d'un assou- plissement de la dictature. A cette idée il faut apporter immédiatement deux précisions, qui en limitent énormément la portée : d'abord on ne sait pas dans quelle inesure cet assouplissement est effectivement appliqué (rien ne s'oppose à l'idée qu'en réalité il se réduise à peu de chose), ensuite on ne sait pas s'il est durable (l'affaire Béria indiquerait plutôt qu'il ne l'est pas, indépendamment du rôle personnel de Béria lui-même). Mais ceci n'empêche que ces mesures traduisent incontestablement une pression de facteurs réels vers l'assouplissement. Quels sont ces facteurs et jusqu'où peut aller leur action ? Il serait faux d'identifier le régime bureaucratique russe et la dicta- ture policière stalinienne. Un système ne se définit pas d'abord par son régime politique. En théorie, il n'est pas inéluctable que l'étape du capitalisme que nous appelons capitalisme bureaucratique — pour rendre compte du nouveau caractère de la couche dominante soit partout et toujours associée à une politique de terreur totalitaire du style de celle à laquelle Staline a associé son nom. On peut même imaginer qu'une victoire totale du travaillisme en Angleterre, accompagnée d'une natio- nalisation complète de la production et d'une planification intégrale n'abolirait pas immédiatement et complètement les institutions « démo- cratiques » anglaises et les meurs « libérales ». Cet exemple Hypothétique ne signifie d'ailleurs pas que le régime politique puisse revêtir des formes très diverses dans un système bureaucratique. L'étatisation de l'économie et la concentration du pouvoir politique qui l'accompagne vont de pair avec une tendance à contrôler tous les secteurs de la vie sociale. Et la mentalité bureaucratique favorise l'institution d'une discipline rigoureuse sur les conduites et les pensées individuelles. Jusqu'à quel point le contrôle de l'Etat s'exerce-t-il et requiert-il la violence, ceci ne dépend pas mécani- quement de la structure économique, mais aussi de facteurs historiques (origine de la bureaucratie, situation internationale, etc...) En ce qui con- cerne la bureaucratie russe, qui est venue à l'existence en se fabriquant ses propres bases économiques, la terreur a été un moyen d'imposer l'unité de classe, d'utiliser l'hostilité de tous contre tous au profit du fonctionne- ment de l'ensemble. Certes, la grande terreur avait pris fin dès avant la dernière guerre avec l'élimination définitive de tous les opposants politi- ques et la consolidation économique du régime. Mais la vie publique continua d'être soumise à l'arbitraire dictatorial ; tandis que le proléta. riat était purement et simplement écrasé sous le poids de l'exploitation, les bureaucrates, eux-mêmes, quelle que soit leur position sociale n'obte- naient pas la sécurité personnelle que la consolidation du système écono- mique aurait dû leur apporter. On peut se demander, si d la longue 52 cette situation n'est pas devenue de moins en moins compatible avec les aspirations de la plupart de la bureaucratie. Il semble que les privilèges que celle-ci ait peu à peu conquis et qui permettent à l'individu d'occuper dès sa naissance (grâce aux avantages de sa famille, à son héritage, à l'éducation qu'il est destiné à recevoir) une place supérieure dans la société aient été très insuffisants tant que la terreur de la dictature ait fait peser sur chacun la menace de son élimination physique ou sociale. Il est donc logique que la bureaucratie exerce contre son sommet une pression pour obtenir des garanties sur le sort personnel de chaque bureaucrate, la faculté de jouir en toute sécurité de ses privilèges. Ceci suppose que la bureaucratie non seulement est entrée dans une nouvelle phase de son développement, mais qu'elle en est de plus en plus cons- ciente : il fallait d'abord créer les privilèges, encadrer totalement la société, garantir sa position de classe dominante sur le plan social contre les autres classes du pays, le prolétariat et la paysannerie, et ensuite com- mencer à se penser effectivement comme bureaucratie de droit divin, s'asseoir en bonne conscience à sa place, pour exiger un statut inviolable qui signifie que le parti doit exister pour la bureaucratie et non la bureaucratie pour le parti. Que d'un autre côté la nature même de l'économie et de la société bureaucratiques impose une centralisation totale du pouvoir et tende à conférer nécessairement à celui-ci un carac- tère de dictature totalitaire, c'est là une contradiction profonde du régime, analogue à celle qui amène la ruine de la démocratie parlemen- taire dans la dernière phase du capitalisme des monopoles. Mais la lutte entre ceux qui incarnent socialement les deux pôles de cette contradiction n'est pas nécessairement partout et toujours résolue de la même manière. Et il est en particulier clair que la phase pendant laquelle le pôle centra- lisateur a été extrêmement affaibli par la mort de celui qui a longtemps personnifié et les luttes intestines de ses successeurs a amené ceux-ci à opérer des larges concessions sur ce plan, en accordant par le truchement d'articles dans la Pravda une caricature de habeas corpus à leurs hommes liges. Mais un deuxième facteur est évident aussi bien dans les mesures d'assouplissement que dans les récentes concessions, apparentes ou réelles, au niveau de vie des masses : le besoin d'atténuer la contradiction sociale fondamentale, l'opposition des travailleurs au régime. La faible produc- tivité du travail en Russie résulte à la fois de la non-adhésion des ouvriers à une production dont ils sont frustrés et au niveau de vie misérable combiné à la terreur. La crise permanente de l'économie qui en résulte devient d'autant plus grave que le niveau technique et écono- mique du pays s'élève. On peut creuser des canaux au inoyen de concen- trationnaires disciplinés par le fouet jusqu'à y laisser leurs cadavres mais l'industrie moderne exige une adhésion au moins partielle de l'ou- vrier à sa tâche qu'on 11e peut obtenir par la terreur pure et simple, et pour laquelle il faut intéresser celui-ci au résultat économique de la production. Le capitalisme américain s'est résolument engagé dans cette voie depuis longtemps. ce qui n'a en fin de compte pas diminué le poids de l'aliénation des travailleurs sous la pression des luttes des ouvriers. Il faut penser que l'opposition des ouvriers russes à la production était devenue suffisamment forte pour obliger la bureaucratie à procéder à certaines concessions. Les changements dans le domaine intérieur de la politique russe appa- raissent donc comme une réponse à la pression croissante des contradic- tions du régime. Nous allons voir que cette idée est singulièrement renforcée lorsqu'on examine les changements intervenus dans la politique extérieure de l'U.R.S.S. et dans la politique des pays satellites. 53 Tous les gestes russes dans le domaine extérieur depuis la mort de Staline sont allés dans le même sens : créer l'impression que l'U.R.S.S. ne vise plus à intensifier mais à atténuer la guerre froide. Tandis que les Occidentaux coniinuaient à chercher confusément et fébrilement une politique introuvable, Moscou paraissait prendre encore une fois l'ini- tiative des opérations, agir d'une manière concertée dans les quatre coins du monde à la fois, en Corée et en Allemagne, proclamant ses intentions de paix et envoyant les marins soviétiques visiter la Tour Eijfel. Quel est le sens de ce tournant ; s'agit-il simplement de manlæuvres de propagande ou de tactique, ou bien d'une réorientation de la politique à long terme ? Si c'est la deuxième réponse qui est la bonne, quelles sont les causes de ceite réorientatiori, jusqu'où peut-elle aller, et quels peuvent être ses effets sur le bloc oriental lui-même ? Et enfin, dans la mesure où ce tournant a nécessairement des effets sur la stratégie du bloc occidental, qu'il vise ou en tout cas aboutit à accentuer les contradictions de l'Amérique et de ses alliés, une troisième question apparaît : jusqu'à quei point ces contradictions peuvent-elles se développer, et quel est l'effet de ces contradictions les unes sur les autres ? Reprenons notre première question : quelle est l'ampleur du tournant russe ? Il convient d'abord de remarquer que ce tournant est limité. L'U.R.S.S., malgré la violence de sa diplomatie, n'avait pas cherché à déclencber la guerre ; il paraît maintenant acquis qu'elle n'escomptait pas la contre-offensive américaine quand s'est engagé le conflit coréen. Sa ligne, depuis cette date, était certes de ne rien céder mais aussi de préserver le statu quo, et rien d'autre. La recherche systématique d'un compromis n'est donc pas une volte-face politique. Il est vrai que la recherche d'un armistice en Corée a amené les sino- coréens à céder sur une série de points qui ont, à l'échelle locale, une certaine importance (les modalités sur l'échange des prisonniers ne leur permettront de remettre la main que sur une faible partie de leurs anciennes troupes) ; mais ces points sont cependant secondaires eu égard à la situation internationale dans laquelle l'initiative stalinienne se produit. Cette initiative est avantageuse. L'opération coréenne s'était avérée non rentable : elle exigeait un effort militaire coûteux de la part de la Chine, à une époque où celle-ci devait affronter le problème crucial de se constituer une infra-structure industrielle et de consolider le nouveau ré- gime social : de toutes manières, une victoire militaire. chinoise était devenue impossible et sa recherche n'aurait pu mener qu'à une générali- sation de la guerre. A proposer la paix, les Chinois et les Russes n'ont dans le présent rien à perdre ; ils sément en revanche le désarroi chez leurs adversaires, divisent les Nations Unies et la Corée du Sud, les Etats- Unis et les Anglais, affaiblissent l'effort de guerre américain. A soi seul, le tournant coréen ne suffirait donc pas à révéler une nou- velle politique de compromis. Mais nous savons que toute une série de gestes diplomatiques vont dans le même sens : en Autriche et en Alle- magne, la nomination de commissaires civils et la levée du rideau de fer, la renonciation aux revendications à l'égard de la Turquie ; le rétablisse- ment de liens diplomatiques avec la Yougoslavie ; la proposition de re- nouer des relations commerciales avec l'Europe occidentale (à quoi s'ajoute le changement de ton de la diplomatie russe.) Cette nouvelle attitude ne s'est traduite jusqu'ici par aucune mesure concrète ; et par exemple le refus russe de reprendre les négociations autrichiennes sur d'autres bases que sur celles de Postdam pourrait faire penser que IU.R.S.S. recherchait plus une détente qu’un règlement des problèmes liti- gieux en Europe. La nouvelle politique du gouvernement de Berlin Est a cependant éclairé sous un jour nouveau la tactique russe. L'arrêt 54 à un de la politique de collectivisation et d'industrialisation « à tout prix», La reconnaissance explicite de l'hostilité de la population et de son exode vers l'Ouest, les assurances données aux paysans et aux couches moyenes, la décision de réinstaller dans leurs propriétés les expropriés ou les fuyards, la capitulation pure et simple devant l'Eglise évangélique qui avait été désignée comme l'ennemi numéro un, toutes ces mesures ne puit- went être interprétées simpleinent comme un geste tactique. Très loin de là, les concessions que nous évoquons sont si importantes qu'elles nous forcent à nous interroger sur les biles de la stratégie stali- mienne. Et il faut alors reconnaître que l'U.R.S.S. est en train de répondre à 173€. crise sans précédent de son bloc : crise qui a de multiples aspects, sociaux et économiques révélés par les récents événements en Hongrie, mais surtout en Allemagne et en Tchécoslovaquie. Dans ces deux pays, il s'avère que la bureaucratie locale n'a pas été capable d'assurer son pou- voir. La difficulté, dans les deux cas, vient de ce que le stalinisme s'est heurté à un prolétariat avancé, doué d'une tradition de lutte, qui a szt rapidement faire l'expérience de l'exploitation bureaucratique. Les grèves tohécoslovaques et surtout les mouvements de Berlin et de Magdebourg Ollt prouvé que l'unification du front européen oriental était loin d'être réalisé. Il est donc probable que l'e souci de consolider la dictature dans ces, pays et en niême temps de construire une économie du même type que celle de l’U.R.S.S. a été un facteur décisif de la politique de détente. Dans ces régions, les plus industrialisées d'Europe Centrale, l'a bureau- cratis. n'était pas parvenue à liquid'er la résistance prolétarienne : la réduc- tron: etu niveau de vie, l'extension de la durée du travail, l'accélération des Gackences apparaissent pour ce qu'elles sont une surexploitation prolétariat qui ne sort pas du servagé, mais a déjà derrière lui un long passé de résistance et de lutte au sein du capitalisme. A quoi s'ajoute que le prolétariat ne se. sent écrasé par un échec révolutionnaire comme pou- vaient l'être les ouvriers russes quand la dictature, stalinienne s'est abat- Iue sur eux : alors qu'ils ne sont pas opposés à l'instauration de la démo- cratie populaire qu'ils l'ont même soutenue au départ, les ouvriers alle- mandis out tchécoslovaques ne l'ont pas fabriquée eux-mêmes et ils per- çoivent d'autant mieux qu'elle leur est extérieure et qu'ils en sont les victimes. Ces facteurs ont trouvé leur expression la plus achevée pendant les journées de juin, en Allemagne orientale. Face aux difficultés . croissantes sur le front intérieur, et voulant en même temps créer le plus de répercussions favorables en Allemagne occi- dentale, les staliniens avaient pris dès le mois de mai une série de mesures de détente. Ce qui apparaît de la manière la plus frappante dans celles- .ci, c'est le caractère foncièrement anti-ouvrier du régime bureaucratique. Ces mesures de détente. s'adressaient, en effet, à toutes les couches de la papisation : paysans, boutiquiers, réfugiés, bourgeois, prêtres – toutes les catégories sociales, sauf une : les ouvriers.. On ne les avait pas oubliés, c'étaient eux qui devaient faire les frais de l'opérationi, compenser ce que la bureaucratie pouvait perdre par ses concessions aux autres couches. El plan de production avait été revisé de manière à augmenter la production de biens de consommation aux dépens de la production d'équipement ; mais en mê nie' temps, les normes de production étaient «valontairement » augmentées de 10 % ce qui équivalait à une réduc- tion de salaires beaucoup plus importante (1). On sait comment s'est manifestée la réaction ouvrière : les grèves partielles du 15 at du 16 juin se sont transformées le 17 juin en une révolte puissante, embrassant la plupart des grands centres industriels (1), P. Gousset, « l'Observateur », 25 juin 1953, p. 11. 55 d'Allemagne orientale. A Berlin-Est, les manifestants doniinent la rue le matin du 17 juin ; dans d'autres villes, ils s'emparent même des bâtiments gouvernementaux. On donnera, dans le prochain numéro de cette Revue, une étude plus approfondie des origines du mouvement et de ses prolon- gements. Mentionnons ici les points les plus importants qui se dégagent de ces événements : 1° Sans l'intervention de l'Armée russe, il est probable que le gouver- nement stalinien allemand aurait été renversé. Sa direction même était disloquée, démoralisée, incapable d'agir. Sa propre police soit l'aban- donnait, soit se terrait. Les blindés russes n'ont pas eu à se battre, car leur simple arrivée était un rappel de ce que l'Allemagne orientale est jusqu'à nouvel ordre une partie de l'Empire russe. Sous réserve des réper- cussions probables de la révolte ouvrière au sein de l'Armée russe, ce fait montre à la fois la puissance indestructible du prolétariat et les limites des mouvements possibles aussi longtemps que le système d'exploitation reste solide dans ses deux pôles mondiaux, l’U.R.S.S. et les U.S.A. 2° L'expérience du bureaucratisme stalinien comme une simple nou- velle forme de l'exploitation est un fait acquis par le prolétariat indus- triel des pays satellites. On connaissait déjà, par une série de signes, l'opposition des travailleurs aux régimes bureaucratiques des pays satel- lites, mais maintenant les deux termes de cette opposition sont clairement explicités. 3° Les concessions auxquelles a été obligée de procéder la bureaucratie stalinienne en Allemagne orientales puis, pour prévenir les événements, en Hongrie et en Tchécoslovaquie, contiennent une leçon fondamentale pour les ouvriers de ces pays : la résistance, la lutte, paient. On ne sau- rait trop insister sur l'importance proprement révolutionnaire de cette conclusion, que les ouvriers de ces pays ont déjà tirée et qui est sans doute en train de se propager dans tout le glacis soviétique. Mais cependant si l'opposition ouvrière réussit à s'exprimer et à mettre en péril la stabilité du nouveau régime ici et là c'est aussi parce que les couches dirigeantes ne sont pas unifiées et parce qu'elles se heurtent à des difficultés considérables dans l'édification ou la consolidation de la structure économique. Ces difficultés existent déjà par le simple fait que les nécessités de l'accumulation impliquent des sacrifices de la part de toutes les couches de la population et que l'U.R.S.S. ne peut faire face aux demandes d'investissement qui viennent à la fois de Chine, de Rou- manie, de Pologne, de Tchécoslovaquie, etc... Mais elles ont été aussi accrues par la politique de VU.R.S.S. qui, après une période de pur pillage en Europe, n'a jamais tenté de partager le poids de l'industria- lisation mais s'est au contraire accordé des avantages substantiels dans ses échanges avec ses satellites. Si une partie de la direction bureaucra- tique est si fortement liée à l'U.R.S.S. qu'elle ne saurait faire autre chose qu'appliquer, en toutes circonstances sa politique, une autre partie, du moins, et surtout les couches plus larges sur lesquelles elle s'appuie ne peuvent qu'être sensibles aux privilèges de l'U.R.S.S. et n'accepter qu'avec mauvaise grâce les sacrifices imposés. La scission ouverte de Tito et les diverses oppositions qui ont été sanctionnées par des épurations et des procès spectaculaires ont révélé le combat qui se livre au sein des bureau- craties nationales et qui n'est vraisemblablement pas terminé. Enfin, la présence proche des armées occidentales et la perspective d'une guerre qui permettrait de remettre en question les régimes actuels et de réta- blir les situations anciennes ont alimenté l'espoir et la résistance des cou- ches moyennes subsistant encore et qui n'ont pas encore perdu le souve- nir de leurs anciens privilèges. Tous ces facteurs qui concourrent à faire des satellites européens des éléments particulièrement vulnérables du sys- tème de défense russe suffisent à nous faire comprendre les avantages d'une pause, susceptible d'amener un raffermissement. Et lobstination 56 qui est mise par la diplomatie orientale à rechercher des échanges avec l'Europe de l'Ouest (quelle que soit par ailleurs la valeur tactique de ces propositions par rapport aux contradictions du bloc occidental) confirme la volonté de l’U.R.S.S. de pallier des difficultés économiques immédiates. Notre intention, nous l'avons déjà dit, n'est pas de nous livrer à des conjectures incontrôlables, or nous ne pouvons actuellement apprécier l'ampleur des contradictions du bloc russe et savoir, en conséquence, jus- qu'à quel point l’U.R.S.S. peut aller sous leur pression. Contentons-nous de remarquer que certaines de celles-ci ne peuvent être absolument sur- montées et que la réponse qui a commencé à être donnée peut les aggra- ver. L'exemple le plus intéressant est le tournant effectué en Allemagne : les conséquences en sont déjà et en seront plus encore s'il se poursuit très importantes. Dans ce cas, nous avons vu à la fois une révolte cuvrière et un effondrement du P.C. Ces deux événements qui sont évi- deniment liés sont en une certaine inesure une première réponse à la nouvelle politique du Kremlin qui déjà bouleverse les données sur les- quelles celle-ci s'était établie. L'AMERIQUE ET LES CONTRADICTIONS DU BLOC OCCIDENTAL elle cor- Il serait artificiel de vouloir décrire la politique russe et les difficultés auxquelles elle répond et qu'elle rencontre sans parler de leur relation avec la politique occidentale. Ce qui est remarquable, jusqu'ici, c'est la confusion extrême de la politique des U.S.A. Cette confusion n'a été que renforcée par les nou- velles initiatives russes, elle est sensible depuis plusieurs années et indépendamment des derniers événements internationaux respond à une crise de la société américaine tout entière. L'essor de forces productives et de la technique et le désordre de la lutte inter- monopolistique, le souci d'organiser stratégiquement le bloc des alliés et une domination économique aveugle qui ruine ce bloc, la volonté de faire la guerre à l'U.R.S.S. et la fuite devant les charges financières qui en sont la conséquence, le morcellement du pouvoir de l'état en clans militaro-économiques tour à tour prédominants, l'extrême corruption des parlementaires et des fonctionnaires, l'hystérie de larges couches petites bourgeoises qui a remplacé le lynchage des nègres par la lutte contre le communisme, font de la société américaine, en l'absence d'une expression politique du proletariat, un impérialisme en panne, qui n'a encore trouvé ni les conditions ni les moyens de réaliser une politique. 15 Pour nous en tenir aux derniers mois, il n'est que trop facile de souli- gner le désarroi qu'a provoqué l'offensive de paix de l’U.R.S.S. Le dis- cours d'Eisenhower, en avril dernier, qualifié d'historique par toute la presse occidentale, est un tract de propagande composé à la hâte, répon- dant au seul souci de ne rien dire qui implique la paix ou la guerre. Encore se voit-il partiellement contredire par les déclarations menaçantes de Foster Dulles, à la même époque. Tandis que Le Monde annonce périodiquement que le Président-Général, reprend en mains les rênes du pouvoir, tous ses gestes révèlent sa faiblesse. Il fait pression pour le vote des crédits militaires, mais n'empêche qu'ils soient partiellement réduits. Il proclame son attachement à l'alliance européenne, mais nomme Rad- ford, à la place de Bradley. Tandis qu'il répond à Taft, il se montre avant tout soucieux de le ménager, réaffirme son opposition à l'admis- sion de la Chine aux Nations Unies. Il évoque la possibilité d'une confé- rence à quatre après les Bermudes, mais laisse encore Dulles exclure cette 57 conjérence en posant des conditions qui en fait la rendraient impossible. Enfin, après avoir mis en garde la jeunesse contre les méthodes ot" in- quisition qu'on veut répandre aux Etats-Unis, il prend soin de spécifiet Que son discours ne visait pas Mac Carthy et refuse de grâcier les Rosen- berg. En l'absence d'une politique concertée de la part de leur gouvernement, les Etats-Unis accusent cependant et accuseront davantage si la poli- tique russa de détente se confirme le coup silt le plan économique. Le début de la récession, signalé dans le dernier numéro de Socialisme ou Barbarie, pourrait avoir des suites dangereuses, se développer et disloquer L'économie occidentale. Le tout est de savoir si une telle situation favo- riserait le retour à une politique du type New Deal ou l'essor du fascisine 110c cartyste, coinme il paraît plus probable. Mais en ce dernier cas, il est douteux que la politique agressive des U.S.A. entraîne à sa suite la majorité du camp occidental d'autant qu'elle signifie un ralentissement 04 uile suppression des crédits à l'Europe. La faculté des Etats-Unis de ingilitenir une relative cohésion du cump occidental ne dépend pas cepen- dant de leur seule évolution intérieure, économique et politique, mais aussi de celle du bloc oriental, de la capacité de celui-ci à surmonter partiellement ses difficultés et d'intéresser l'Europe occidentale à la détente internationale et à des échanges commerciaux. Actuellement, le plus clair est que les Etats-Unis, installés dans la guerre froide, tout en 11€ se sentant pas la possibilité de la développer prochainement en guerre cheide avec succès, n'ont pas intérêt à la détente. Les Anglais et les Français, cependant, y ont intérêt. Mais toute la difficulté vient de ce qu'il n'y a auciine possibilité pour eux de faire une politique indépendante des Etats-Unis, malgré que la dépendance pure et simple soit à long terme désastreuse. La réaction anglaise au tournant TUSSE est dictée par cette double exigence -- à la fois prendre une dis- tante par rapport aux U.S.A., pousser à la détente et 10 provoqiler toute- fois aucune scission avec ceux-ci, car la situation ne periuet pas l'exis- tence d'une troisièmne force internationale. Sur le plan économique, L'Angleterre est très désireuse de reprendre le commerce avec l'Est et elle ne cesse de faire des infractions aux consignes américaines, comme l'a montré la fameuse affaire des livraisons anglaises en Chine. Un iel commerce, si le Battle Act était supprimé ou assoupli, pourrait pet- mettre l'exportation de matières premières, de machines-outils, et de .certains produits manufacturés dont le bloc oriental a le plus grand besoin. 1 ne faut pourtant pas en exagérer l'importance. Les prévisions de la Conférence de Genève sur les échanges Est-Ouest étaient très modestes (3% .du mondial); et même si ceux-ci étaient accrus, ils ne pourraient atteindre ce qu'ils étaient avant guerre car la structure des pays de l'Est européen s'est modifiée et les occidentaux ne peuvent plus compter sur des exportations massives de céréales à bas prix (le marché intérieur absorbant une part beaucoup plus importante qui'autrefois de la production agricole). La recherche des échanges avec l'Est n'est donc pas un fin en soi pour les Anglais : elle est aussi un moyen de pression sur les Américains, dont les Anglais supportent de moins en moins le protectionnisme impitoya- ble. Le ton agressif du Chancelier de l'Echiquier, Butler, dans la der- nière période a montré que les Anglais n'hésiteraient pas à recourir à un certain chantage pour forcer les Américains à assouplir leur politique économique. Chantage éconoinique d'autant plus fadle à mener qu'il Tecoupe les intérêts politiques de la Grande-Bretagne qui ne vext à aucun prix la guerre, consciente qu'elle est du danger de perdre alors définiti- vement son rang de grande puissance. Il demeure que si l'Angleterre, à CO1111erce 58 la différence des Etats-Unis, a une bourgeoisie consciente de las indir,ila et un gouvernement qui a une ligne politique, la situation objectie's Irm. ferme dans des difficultés qu'elle ne peut maîtriser. Le danger dine pisa économique aux Etats-Unis l'atteint aussi directement et la bourse de Lugo dres, comme on l'a vu au début du tournant russe, reste particulierem10:0914 sensible à la 111enlace d'une détente : (en 1938, une baisse de la production américaine de 4% provoquait une chute des exportations anglaises do 41 et du trafic de la zone sterling avec la zone dollar de 50 %; vien que la solidarité économique des deux puissances soit considé- Tablement réduite elle demeure assez sensible pour qu'un affaissement des U.S.A. ait des répercussions sensibles en Grande-Bretagne). Quel que soit l'intérêt de l'Angleterre à une détente, il faut donc remarquer que sur ce point encore les contradictions inter-capitalistes rendent difficile 14.79€ stratégie cohérente et impossible un jeu autonome. Ce qui est vrai de l'Angleterre l'est davantage de la France, plus intéressée encore à ce que la guerre froide ne se développe pas en conflit ouvert et cependant extrêmement dépendante des Etats-Unis. Il faut seulentent noter que le capitalisme français subit au jour le jour ses con- tradictions sans tenter de les 'surmonter, ou même de les transposer en un langage politique cobérent. La persistance de l'inflation, l'extension du chômage, l'aggravation du conflit indochinois ont abouti à une crise coinplète du régime qui se concrétise par l'impossibilité de réunir un gouvernement. Le tournant russe a pourtant eu des répercussions sur ia bourgeoisie française, comme en témoigne la tentative de Mendès. France, impensable dans un autre climat international. Cette tentative pourrait-elle être reprise dans le cas où la conjonc- ture se préciserait, cela ne signifierait pas que les possibilités d'une troisième force soient sensiblement plus larges. Il n'est pas inutile de noter que les Anglais n'ont pas accueilli l'idée d'un gouverne- ment Mendès avec enthousiasme et que les conservateurs l'ont ouver- tement condamnée, voyant en celui-ci un bevanisme de gauche. Le rap- procbement des Français avec l'Angleterre se heurte à la politique traditionnellement isolationniste par rapport à l'Europe de cette dernière. Contradictions du bloc occidental, contradictions du bloc oriental, incapacité de chacun de mettre absolument à profit les difficultés de l'autre en raison de ses propres difficultés ; force imprévisible pour les deux systèmes, mais qui, lorsqu'elle entre en scène bouleverse toutes les entreprises des exploitcurs : le prolétariat telles sont les caractéris- tiques de la situation que nous avons voulu mettre en évidence. Cette situation n'est pas entièrement nouvelle. Pas plus aujourd'hui qu'bier nous ne pensons qu’un règlement d'ensemble des conflits entre l'Est et l'Ouest puisse se produire. La Russie ne joue pas librement avec la bureaucratie allemande ; pas plus que les Etats-Unis avec la dicta- ture de Syngman Rhee; et pour les deux adversaires, un véritable com- promis ne ferait qu'aggraver leurs difficultés internes. Pas plus bier, qu'aujourd'hui nous ne croyons que le prolétariat était complete- ment dominé à l'échelle iniernationale. Les derniers mois tous ont toutes fois enseigné que le développement des contradictions des deux bly's peut ne pas mener aussi vite que nous le pensions à la g1c7r+; que le prolétariat peut, en revanche, bénéficier de ces contradictions et, dès avant la guerre, commencer de se rassembler sitt des bases autonomes. 59 LES LIVRES Les Syndicats Soviétiques Le livre de Isaac Deutscher, "The Soviet Trade Unions“, publié en 1950, à Londres, constitue sans doute le seul historique complet des syndicats soviétiques publié à l'ouest. Après sa lecturé, l'on se rend mieux compte de l'importance de la lacune que l'auteur s'est donné pour tâche de combler, et aussi de tout ce qu'il reste à faire dans ce domaine. Après avoir décrit brièvement le rôle, assez mince, des syndicats russes jusqu'en 1917, Deutscher passe aux rapports entre syndicats-parti.. comités d'usine au cours de l'année de la révolution. Nous avons là l'un des fragments les plus intéressants du livre. Voici un résumé des faits que donne Deutscher : Après la révolution de février, il existait en Russie trois organes représentant les ouvriers : les comités d'usine, les syndicats et les sec- tions ouvrières des soviets. Au cours de la première moitié de l'année, les mencheviks dominent aussi bien les syndicats que les soviets ; les bolchéviks appuient les comités d'usine et rencontrent sur leurs positions les anarchistes. A partir de septembre environ, la situation change : les bolcheviks ont conquis la majorité dans les syndicats et ces derniers se prêtent mieux que les comités à la centralisation, le parti peut mieux les diriger. A la conférence pan-russe des comités d'usine, tenue peu avant octobre, un délégué ouvrier (anarchiste) déclare : « Les syndicats veulent dévorer les comités d'usine. Il n'y a pas de mécontentement envers les comités d'usine, mais il y en a envers les syndicats... Le syndicat est une forme d'organisation imposée aux ouvriers d'en dehors. Le comité d'usine leur est plus proche... » Après octobre, les comités veulent s'affirmer et se réunir à nouveau en conférence. Les bolcheviks s'y opposent et mettent en avant les syn- dicats. Vers la fin de l'année, les comités cèdent : ils acceptent de for- mer les groupes de base des syndicats, c'est-à-dire de s'y intégrer.. Deutscher fait, par ailleurs, remarquer que la centralisation économique à laquelle correspondaient mieux les syndicats, était une question de vie ou de mort pour la Russie d'alors. Un autre chapitre intéressant est celui que l'auteur consacre à la dis- cussion syndicale de 1920-21, avant et pendant le X® Congrès du Parti. Trois motions principales s'affrontaient: Trotsky, Boukharine, Rakovsky étaient pour l'étatisation des syndicats; Schlyapnikov (l'opposition ou- vrière), prévoyait pratiquement la domination des syndicats sur l'Etat ; "la plateforme des dix“ (Lénine) préconisait pour les syndicats en même temps une attitude constructive envers le régime et la défense des intérêts ouvriers. Mais ce deuxième terme du rôle syndical ne devait pas porter 60 tort à l'intérêt général (1). La formule syndicale de Lénine l'emporta et elle resta officiellement en vigueur. Mais pratiquement le terme "attitude constructive", "favorable de la production", de la formule leniniste, l'emporta sur le terme "défense des ouvriers”. Les syndicats s'intègrent de plus en plus à l'Etat, par de milliers de petites portes. Les cadres sont engloutis par d'innombrables organismes officiels : conseil de l'économie, commissions de production, de salaires, d'assurances sociales, de sécurité du travail, etc... Avec chaque année qui passe, les syndicats tendent toujours plus à embrasser les ou- vriers en tant que producteurs et non plus en tant que consommateurs tel qu'il était dans leur nature et dans leur tradition. Pendant la NEP, nous retrouvons le problème qui s'est posé au cours de la première étape des "Démocraties Populaires" : les syndicats doivent- ils avoir une attitude "productiviste" dans le secteur nationalisé, et une attitude revendicative dans le secteur privé ? Officiellement on répond : "Oui“. En fait, l'attitude "productiviste" est étendue aux deux sec- teurs, les ouvriers des entreprises nationalisées auraient afflué autrement vers les entreprises privées. A la même époque, avec l'installation progressive du système totali- taire, les droits des syndicats sont rongés, les salaires, les taux de ration- nement sont maintenant fixés par l'administration, uniquement. Tomsky, se- crétaire des syndicats, proteste contre cette évolution : on le démissionne. On lui réplique que tant de directeurs, de hauts fonctionnaires sont d'anciens syndicalistes maintenant. "C'est exact, mais ces directeurs se détachent des ouvriers“ ripostent les partisans de Tomsky. Pendant la NEP, il y a encore une liberté d'expression relative. La situation change avec l'avènement des plans. Au Ville Congrès des Syndi- cats, en décembre 1928, Tomski déclare : "La planification est souvent comprise ainsi : Parle en accord avec le plan, ne dis rien qui ne soit en accord avec le plan". Ce sera la dernière fois pour lui-même de parler. en public. Au cours des années 1930, la tâche qu'ont à accomplir les syndi- cats évolue, et parallèlement aussi leur caractère. Jusqu'en 1939, 24.000.000 de campagnards émigrent vers les villes. Il s'agit de les transformer en ouvriers d'industrie. Tâche énorme dont les syndicats por- tent le poids principal et qui est : organiser et gérer des écoles profession- nelles, des cours du soir, des clubs, des cantines, des maisons de repos, etc... L'organisation de l 'émulation socialiste" et du stakhanovisme rentrent également dans les devoirs des syndicats et, à partir de 1933, la gestion de l'organisation des assurances sociales. Les épurations de 1937-1938, frappent durement les syndicats : 70-80 % des membres des comités d'usine et 96 % des membres des comités cen- traux fédéraux sont engloutis. Au Xe Congrès syndical, tenu à Moscou en 1949 (le IXe avait eu lieu en 1932), aucun orateur ne mentionne que la direction est presque entièrement nouvelle. Deutscher analyse la composition du XⓇ Congrès d'après le rapport de la commission des mandats : 23,5 % d'ouvriers et 43 % de permanents syndi- caux. Par ailleurs, 39 % des délégués sont membres des comités cen- traux des fédérations ; 9,4 % font partie de l'"inteligenzia technique" (2% (1) Notons que Deutscher ne rappelle pas à propos des discussions syn- dicales du 10e congrès l'ancienne formule de Trotsky : « Etat ouvrier », opposée à la formule de Lénine : « Etat ouvrier-paysan », comme le fait l'historien allemand du bolchévisme, Rosenberg. Il est intéressant de noter qu'en liaison avec sa formule syndicale, Lénine revient à son ancienne formule : « Nous ne sommes pas un Etat ouvrier, dit-il, mais un Etat ouvrier-paysan... » et il ajoute : *... et avec des déformations bureaucra- tiques. » 61 seulement au précédent congrès); 20% environ sont des cadres syndicaux moyens ou inférieurs ; 85 % des délégués sont titulaires d'une distinction gouvernementale; 71 % avaient joui d'une éducation secondaire ou supérieure et 20 % seulement n'avaient eu qu'une éducation élémen- taire (60 % au précédent congrès); 72 des délégués sont membres du parti ou candidats. Le livre de Deutscher donne peu d'indications sur l'activité syndicale au cours de cet après-guerre. Dans son introduction, il en avait averti le lec- teur : le matériel est infiniment plus abondant pour les périodes précédentes; les discussions de 1921, par exemple, sont infiniment plus riches, plus profitables que celles du Xe Congrès. Ici s'impose une critique de la conception de l'ouvrage de Deutscher. Son livre est celui d'un historien marxiste de talent, d'un homme de science dans la meilleure acception du terme. Mais dans cet ouvrage, il n'apparaît pas comme un politique. On a l'impression qu'il s'éloigne, qu'il se méfie de l'événement qui n'est pas décanté par au moins quelques années. Pourtant, des sources pour étudier le présent des syndicats soviétiques, il en exisie : la presse russe. TOUS CEUX qui ont plongé patiemment dans la grisaille des pages énormes du "'Troud" et de la "Pravda" en témoignent. Bien sûr, compte rendu des congrès est d'une grande monotonie, mais il y a les correspondances d'usine, l'autocritique, des témoignages. Dans la mesure où la presse s'adresse aux ouvriers, il est exclu que leur vie ne transperce la façade de propagande officielle. Les syndicats soviétiques ont 27.000.000 de membres. Un tiers environ ont des fonctions syndicales, dont: 1 million d'organisateurs de groupes syndicaux de base (20 membres), 1.200.000 responsables d'assurances sociales et occupés avec l'inspection du travail, 1.000.000 de membres des commissions de salaires d'entreprise (pour la fixation des salaires aux pièces), 2.000.000 dans les commissions de solidarité. Cette participation de masse à des fonctions de second ordre est un substitut pour la démocratie d'usine promise à la révolution. Il semble toutefois difficile que la vie ouvrière, telle qu'elle est, ne pénètre pas dans l'organisation syndicale par une avenue aussi large. Deutscher nous apprend qu'en 1947 on a réintroduit les conventions collectives abolies en 1933. A son avis, pour introduire un semblant de démocratie dans la vie de l'usine. Il y eut à cette occasion une discussion feinte dans les sommets sur l'importance de ces conventions. On cimeroit avoir des échos des discussions qui ont eu lieu à cetie occasion dans les entreprises, ou, tout au moins, savoir s'il en existe des échos intéressants. Si Deutscher avait tenu compte des sources offeries par la presse, son livre eut gagné encore en intérêt. Mais il cut pris un autre caractère et d'autres proportions. Peut-être ne l'a-t-il pas voulu. Son livre n'a que 160 pages et est publié dans une édition scientifique officielle. Probablement l'attitude de Deutscher est simplement celle de l'historien prudent. Il est regrettable que tout au moins une appréciation critique de ces sources ne nous ait pas été donnée. Dans un autre ordre d'idées, on aurait aimé trouver dans "Les Syndi- cats soviétiques“ une volonté plus grande de synthèse, une théorisation de l'expérience syndicale soviétique. I manque aux formules syndicales du temps de Lénine et du temps de Staline le cadre plus large des théories syndicales de l'époque (1). Malgré les objections qu'on puisse lui faire, le livre de Deutscher répond à une nécessité. Souhaitons qu'il soit traduit bientôt en français. Hugo BELL. (1) Signalons à cet égard le livre, plus restreint comme domaine, de Salomon Schwartz : Lénine et le mouvement syndical (1935). 62 Sartre, le stalinisme et les ouvriers Au printemps 1947 le parti stalinien sortait du gouvernement. Il y était forcé par la révolte des ouvriers, qui n'avalaient plus un produire d'abord » conduisant à une misère croissante, et aussi par l'impossibilité de continuer son double jeu sur la question de l'Indo- chine. L'année 1947, marquée par de grandes luttes ouvrières, a été dépensée par les staliniens à réadapter leur politique. Ouvertement contre les grèves au départ, ils ont essayé ensuite de les réduire de l'intérieur, mais l'approfondissement rapide de la rupture U.R.S.S.- U.S.A. et le passage définitif de la France du côté américain les ont obligés à modifier totalement leur stratégie et leur tactique. Les grèves de novembre-décembre 1947, où la mobilisation générale des ouvriers a échoué sans que le parti stalinien l'ait un seul moment clairement voulue, demandée ou organisée, marquent la fin de cette pénible réadaptation. Dès lors, le but de la politique stalinienne en France a été de saboter l'économie capitaliste (surtout en 1948-1949), de dresser la population contre la politique atlantique des gouverne- ments et en fin de compte de se préparer à désorganiser l'arrière- front américain au moment de la guerre. L'efficacité de cette politique est constamment mise en question par les contradictions inhérentes au stalinisme en général, et à sa situation en France depuis 1947 en particulier. La force du parti stalinien lui vient en premier lieu de l'adhésion des masses ouvriè- res ; même si celle-ci est donnée au départ, à la longue elle ne peut être maintenue, et encore moins étendue et intensifiée, que si les faits tendent à la justifier et ne la contrarient pas à tout instant. Les faits, à savoir la politique stalinienne et ses résultats sur la situation des ouvriers. Il faudrait donc que le P.C. applique une ligne qui serve les intérêts immédiats des ouvriers et se relie d'une façon sensible à leurs intérêts historiques. Or une telle ligne ne coincide pas nécessairement, dans ses actes concrets, avec les impé- ratifs d'une lutte avant tout antiaméricaine ; il est facile de voir que dans la plupart des cas elle en diverge ou s'y oppose. Une grève dans laquelle les aspects revendicatifs sont sacrifiés à des impératifs politiques peut rarement étendre ou intensifier l'adhésion des ouvriers au P.C. ; elle le peut encore moins lorsque les ouvriers commencent à se demander si les objectifs des staliniens ou les moyens adoptés pour les réaliser sont bien les leurs propres, à eux ouvriers. En même temps les staliniens sont obligés de mener une politique « pacifiste » qui ne se réclame pas d'une classe particulière et se prétend indépendante de leurs buts de parti. Mais lessai de créer un « Front National » tend à contredire dans la phraséologie aussi bien que dans la réalité, leur prétendue fidélité exclusive à la classe ouvrière ou aux exploités en général. De plus, en tant que partie de la bureaucratie stalinienne inter- nacionale, le P.C.F. non seulement n'est pas libre dans son jeu, mais supporte les contrecoups de ce que cette bureaucratie fait ou subit 63 ailleurs. Il doit s'adapter à des tournants qui pour lui sont inorga- niques ; il a à s'expliquer sur la Yougoslavie ou la Corée, la Tchéco- slovaquie ou l'Allemagne orientale. Il faut signaler un autre facteur de difficultés : les erreurs de la direction stalinienne qui, prises individuellement, sont des accidents, mais dans leur fréquence et leur contenu récurrent deviennent les accidents nécessaires de la bureaucratie. Il ne fallait donc pas une perspicacité exceptionnelle, lorsque les éléments de la nouvelle situation ont été donnés, pour prévoir que l'habileté, la ruse et le cynisme de la direction stalinienne ne sau- raient empêcher qu'un décollement se produise entre la classe ouvrière et le P.C.F. Et de fait, on écrivait dans cette Revue dès son premier numéro (mars 1949) « Depuis les grèves de novembre-décembre 1947 le mouvement ouvrier français semble être entré dans une période de morcellement et de profond découragement... Un grand nombre d'ouvriers suit encore les centrales syndicales, mais sans confiance ; le recul des ouvriers devant tout ce qui est organisé, syndicats, partis, et devant la « politique » est un signe caractéristique de la période actuelle... Une série d'éléments avancés sont poussés à la réflexion par les évé- nements actuels et par la politique des partis ouvriers traditionnels... Mais dans sa grande majorité la classe ouvrière reste aujourd'hui fascinée par les aspects négatifs de sa situation ; elle se rend compte que non seulement elle ne peut pas entrer en lutte contre ses direc- tions syndicales et politiques, mais même qu'elle ne peut pas lutter indépendamment de ces directions et sans faire appel à elles, ou en tout cas sans être « coiffée » par elles. » (1) On sait les formes qu'a prises ce décollement du P.C. : perte con- tinue d'effectifs, baisse du tirage des journaux, incapacité grandis- sante de mobiliser les ouvriers pour des luttes politiques ou même revendicatives. Que le P.C. et la C.G.T. aient maintenu depuis 1948 leurs voix aux élections politiques ou syndicales ne contredit nulle- ment cette constatation : le lien entre les masses et les organisations bureaucratiques s'est aminci à l'épaisseur d'un bulletin de vote. Le choix électoral est toujours un choix du moindre mal ; l'ouvrier pense qu'un effondrement de la C.G.T. donnerait le signal à une offensive du patronat, la pourriture de la S.F.I.O. supprime toute alternative lors des élections politiques. Dans la lutte totale qui oppose l'impérialisme américain et l'im- périalisme russe les contradictions et les échecs de chacun profitent à l'autre et tendenť à être exploités par lui. La bourgeoisie française se réjouit naturellement chaque fois que le P.C. essuie un échec auprès des ouvriers ; mais aussi les journaux occidentaux dénoncent l'exploitation des travailleurs dans l'Est, le président de la General Motors se déclare solidaire des grévistes de Berlin et le directeur du F.B.I. se lamente sur le sort des concentrationnaires russes. La dénonciation par les staliniens du régime capitaliste n'apparaît moins saugrenue que parce que beaucoup plus familière. 1 ! Il était donc dans l'ordre des choses que Ridgway vienne en mai 1952 à Paris, que les staliniens invitent la population à le conspuer, que le Gouvernement interdise la manifestation, que les ouvriers ne s'y rendent pas, que Pinay, fort de cette nouvelle déconfiture du P.C., fasse arrêter Duclos, que le Bureau Politique cafouille sur l'attitude à suivre, que la grève de protestation soit un échec et que la presse bourgeoise titre « Victoire ouvrière ». L'histoire n'est généralement pas comparable à un syllogisme, mais cette fois-ci il n'y avait rien dans la conclusion qui ne fut déjà dans les prémisses. Pourtant l'inattendu, si l'on préfère, l'irrationnel, est arrivé sous forme d'une série d'articles de Sartre. Ayant épuisé le savoir comme Faust, et dissipé sa jeunesse comme César, celui-ci se sent de plus en plus travaillé par le démon de l'action et décidé, tel Platon, à (1) « Socialisme ou Barbarie », No 1, page 60. 64 quitter les prés de Saint-Germain pour la Sicile chaque fois qu'il y à un Congrès à Vienne. Une première « prière d'être inséré dans l'Histoire » par le truchement du R.D.R. ayant été refusée il y a quatre ans, Sartre en avait aussitôt tiré la leçon : en politique, de < gauche » non moins que de « droite », ce qui compte ne sont pas les idées mais le succès : comme il l'écrira élégamment, « l'idée vraie c'est l'action efficace ». Remplir le Vel' d'Hiv', récolter cinq millions de voix aux élections, voilà du vrai, voilà de l'efficace. En vertu de ces considérants, Sartre entreprit de s'approcher du stalinisme. Entreprise pénible, si l'on se souvient de la manière dont les stali- niens l'avaient traité jusque-là ; mais on sait également que neuf fois sur dix un intellectuel n'accepte de sortir de la tour d'ivoire que s'il est assuré de recevoir des coups de pied. Il participa donc au Congrès de la Paix, et abreuva d'injures son ami Camus, qui était en train d'accomplir le mouvement opposé. Pathétique, il lui fit remarquer qu'ils étaient tous deux des bourgeois, mais qu'au moins, lui, Sartre, « veillerait à payer » (1). Sévère, il lui intima de chercher dans la Phénoménologie de l'Esprit les raisons de l'excel- lence du stalinisme et de revenir en octobre. Là-dessus, les choses se gâtèrent brusquement. Le P.C. appelait les ouvriers à manifester contre Ridgway, et les ouvriers ne bou: geaient pas ; on arrêtait le Neveu du Peuple, et le peuple ne faisait rien. Qu'était-il arrivé ? Où était passée l'efficacité ? Depuis quatre ans, les ouvriers se faisaient battre chaque fois qu'ils faisaient grève ; mais c'était des vulgaires luttes revendicatives, de l'économique, du physico-chimique, du moléculaire bref, sans intérêt. Mais cette fois-ci on était en pleine histoire, dans la praxis jusqu'au cou : une manifestation politique, organisée par le parti du Prolétariat, échouait, le Sous-Chef du Parti se faisait arrêter par les flics au milieu de l'indifférence des prolétaires. Que les ouvriers n'arrivent pas à réussir une grève pour gagner cent sous de l'heure de plus, il n'y a là rien de dramatique ; après tout, Sartre « veillera à payer » les beafsteaks qu'ils n'auront pas mangés. Mais qu'ils ne se met- tent pas en grève lorsqu'on arrête Duclos, cela mérite 180 + X pages des « Temps Modernes ». Ayant donc expliqué dans un premier article, en juillet 1952, que l'U.R.S.S. étant le pays de la révolution, il était normal que le P.C. fasse la politique soviétique et que la classe ouvrière le suive, Sartre aborda dans un deuxième article, publié quatre mois plus tard, le vif de son sujet ; l'explication de la signification du 28 mai et du 4 juin. Qu'étaient le 28 mai et le 4 juin ? Rien. « On n'attendait rien, il ne se produisit rien et sur ce rien, M. Pinay bâtić sa gloire » (et, pen- sera-t-on ingénument, M. Sartre ses articles). Il faut dire que Sartre à horreur du vide. Il a interprété, dans « L'Etre et le Néant », le désir sexuel comme exprimant l'angoisse de l'homme devant les trous. On sait qu'un trou, c'est un rien entouré de quelque chose. Or le 4 juin, qu'était-ce, sinon un trou dans l'Histoire ? Et précisément, ce trou, ce rien lui «a fait peur ». Pourquoi ? Parce que la classe ouvrière a désavoué le P.C. ? Non, la classe ouvrière n'a rien fait de tel, pour une raison simple : « le 4 juin... il n'y avait pas de classe ouvrière ». Ceux qui s'étonnent qu'un tel cataclysme social n'ait pas été signalé par les journaux de l'époque n'ont rien compris à la subtilité de la partie que nous jouons. Il n'y avait pas de classe ouvrière car la classe ouvrière n'existe que pour autant qu'elle suit le parti stali- nien : «elle (la classe ouvrière) ne peut le désavouer (Duclos) sans se désavouer elle-même ». Et dans ce cas, il n'y a plus de classe ouvrière, il n'y a que «des individus ». « Si la classe ouvrière veut se détacher du Parti, elle ne dispose que d'un moyen : tomber en poussière. » Et cela, parce que « l'unité de la classe ouvrière c'est son rapport historique et mouvant avec la collectivité, en tant que ce rapport est réalisé par un acte synthétique d'unification qui par nécessité se distingue de la masse comme l'action pure de la pas- (1) Ce jour-là, la mortalité infantile baissa dans les quartiers ouvriers de Paris. 65 sion ». Cette « action pure » c'esť le Parti ; « le Parti est le mouvement même qui unit les ouvriers en les entraînant vers la prise du pouvoir ». Tout cela, se dit le lecteur, est peut-être vrai, peut-être faux. Mais qu'est-ce qu'il faut faire maintenant ? Eh bien, il a le choix : il peut d'abord attendre « un des prochains numéros des Temps Modernes », où sera publiée la fin des articles de Sartre. Si cepen- dant sa générosité, son enthousiasme, son impatience le portent vers l'action immédiate et l'empêchent d'attendre l'issue naturelle de cette constipation idéologique, il peut essayer de tirer dès main- tenant les conclusions de ce qu'il a lu. Il le fera cependant à ses risques et périls, et on ne saurait trop lui conseiller la prudence. Si par exemple il a déduit de ce qui précède qu'il faut au plus vite s'inscrire à ce Parti qui est « la liberté des ouvriers », « l'action pure >> qui les « entraîne vers la prise du pouvoir », il prouvera qu'il n'a rien compris à la richesse et la complexité de la pensée de Sartre. Car celui-ci prend soin d'indiquer qu'il n'est pas d'accord avec le P.C. (sans dire sur quoi) ; qu'il serait cependant possible de conclure avec le P.C. des accords sur des points précis et limités (lesquels ? et qui serait le deuxième contractant ?); et, en fin de compte, il laisse entendre qu'il souhaite « une gauche indépendante et en liaison avec le P.C. ». Si c'est cela, le secret du troisième article, il est charitable d'avertir le lecteur qu'il ferait un meilleur usage de ses deux cents francs, en achetant des caramels, comme Sartre de son temps en allant se coucher. Depuis vingt ans dans les quatre coins du monde des gens autrement plus consistants que Sartre ont essayé de la fonder, cette gauche indépendante et en liaison avec le P.C. Quelqu'un qui avait dirigé deux révolutions, dont une victorieuse, et créé la pre- mière armée prolétarienne a passé ses dernières années tâchant de créer une organisation prolétarienne indépendante prête à faire le front unique avec le P.C., jusqu'au jour où les staliniens l'ont aggas siné; et, pour passer du tragique au ridicule, le P.S.U. aussi tra- vaile « pour une gauche indépendante et en liaison avec le P.C.». Pourquoi toutes ces tentatives échouent lamentablement, les unes après les autres, quelle que soit la force ou la faiblesse du P.C. sur le moment ? Pourquoi les trotskistes sont-ils toujours assassinés par les staliniens, et pourquoi le P.S.U. est-il condamné d'osciller entre la flottille de sous-marins et la bande de mauviettes ? Le nez de M. Martinet peut-être ? S'il eut été plus long ? Doit-on espérer que le nez de Sartre fera mieux l'affaire ? Pour qu'une « gauche indépendante » se forme dans la réalité, il faut que des gens, et des ouvriers en premier lieu, y adhérent. Pour qu'ils y adhèrent plutôt qu'au P.C. il faut que des raisons les opposent à ce dernier. Et il faut qu'il s'agisse de raisons fondamentales, non de nuances ou de cheveux caupés en seize. Car les problèmes aujour- d'hui sont tellement liés, et les gens tellement intelligents, qu'aucune position partiele ne fournira jamais la base de différenciation suffi- sante, le fondement idéologique d'une gauche indépen ate du P.C. Sartre le sait d'ailleurs, puisqu'il reconnaît que les ouvriers adhérent au P.C. et le jugent en fonction d'une appréciation d'ensemble de la nature des partis communistes et de l'U.R.S.S. (nous avons expliqué cela aux trotskistes dès 1947). Si l'U.R.S.S. est effectivement un Etat ouvrier et les P.C. des partis prolétariens, les critiques adressées å leur politique deviennent secondaires et même gratuites. Et face à des telles pseudo-divergences, au moment où il est question de troi- sième guerre mondiale et d'extermination atomique du genre humain, l'ouvrier ira militer dans le P.C. plutôt que perdre son temps avec Sartre et sa gauche indépendante. Une organisation indépendante ne pourra donc se former qu'à condition de pouvoir montrer que les divergences qui la séparent du stalinisme sont fondamentales, c'est-à-dire concernent la nature même du stalinisme, en U.R.S.S. et ailleurs. Elle ne pourra acquérir d'existence au sein du prolétariat que par une lutte permanente et irréconciliable contre l'idéologie et la politique stalinienne (et bour- 66 geoise, faut-il le dire). Dans ces conditions, pourra-t-elle être « en liaison avec le P.C. » ? Il est ridicule même de se poser la question. Il n'est pas besoin de rappeler qu'une orientation idéologique fondamentalement opposée au stalinisme est une condition nécessaire mais non point suffisante pour la reconstruction du mouvement révo- lutionnaire. Il faut certes aussi qu'une fraction importante de la classe ouvrière arrive d'elle-même à un degré suffisant de clari- fication politique pour pouvoir reconnaitre dans cette idéologie la formulation explicite et cohérente de sa propre expérience. De cette expérience, en train de se faire sous nos yeux, le décollement des ouvriers par rapport au stalinisme, le refus de participer à des actions clairement ou confusément perçues comme étrangères aux intérêts prolétariens, constituent un moment nécessaire. Et qu'on le veuille ou non, de longues phases de passivités et d'inaction en sont inséparables. Est-il ineluctable que cette expérience s'achève dans un sens positif, par le dépassement de la situation actuelle vers la révolution ? Certes non, l'inéluctable n'a pas de place dans l'histoire. Mais le rôle du révolutionnaire n'est pas de rester fasciné par l'ambiguité de tout état historique donné, mais de dégager la signification positive qui s'y trouve potentiellement et de lutter pour qu'elle se réalise. Et dans une phase comme celle que nous traver- sons, cette lutte commence par la formulation à nouveau de l'idéo- logie révolutionnaire et par la propagation de celle-ci auprès des ouvriers les plus avancés. Tout cela évidemment est long, et pas facile. Il faut de la patience, beaucoup de patience et d'entêtement. Et il y a toujours eu et il y a toujours quelques-uns qui se sont découvert ou se sont forgé cette terrible patience. Ceux qui ont commencé à temps, ont travaillé dans les organisations qui existent, ont conçu des doutes, ont essayé d'interpréter pas à pas les événements, ont connu la lutte ouverte, ont dû se terrer à nouveau. Ceux-là ils sont payés pour la connaître, la tâche infinie dont Sartre parle gaiement. Ils la connaissent assez bien pour savoir que la plupart du temps on travaille pour un avenir lointain, encore profondément empêtré dans la gangue du possible et que les moments où l'on peut enfin faire ce qu'on a vécu pour faire sont rares et nullement garantis d'avance. Mais Sartre ne l'entend pas de cette oreille. Il ne peut pas être patient, lui : il n'a pas de temps à perdre, il vient d'arriver, il doit se rattraper, il lui faut de l'« action » tout de suite. Et pas n'importe quelle action : de l'action efficace, de l'action de grand style. Il toise avec mépris Lefort, qui se contente de la compagnie «d'autres intellectuels et de quelques ouvriers très cultivés ». Lui, Sartre, doit pouvoir haranguer la foule, remplir le Vel' d'Hiv'. Et pour cela, il faut évidemment être «en liaison avec le P.C. ». Qui remplira le Vel' d'Hiv' autrement ? Pas la gauche indépendante, en tout cas. Ce qui permet de prédire qu'à moins qu'il ne laisse tout tomber un jour ou l'autre, il oubliera sa gauche indépendante et ses divergences et s'alignera sur le P.C. (1). Cette contradiction entre la défense sur toute la ligne du P.C. et des > Lefort avait montré que Sartre n'arrivait à défendre et à justifier le stalinisme qu'en déformant constamment le marxisme et en le ravalant au niveau d'un empirisme rationaliste. La réponse de Sar- tre, deux fois plus longue que la critique, fourmille d'inepties, de (1) Ce qui n'implique pas obligatoirement qu'il en deviendra membre : Sartre est beaucoup plus rentable pour le P.C. en n'étant pas membre du « Puisque quelqu'un d'indépendant, comme Sartre, reconnait lui aus etc. >> Evidemment le P.C. préférerait Bourvil ou Louison Bobet, beaucoup plus populaires, mais on n'a pas toujours le choix. 67 non-sens, de grossiéretés personnelles, d'erreurs de vocabulaire (1) et apparaît surtout comme une explosion d'hystérie ; car en suivant les > du prolétariat français entre 1921 et 1930 ou entre 1947 et X et la * lamentable compromission » par laquelle ses deux partis ont « su terminer les grèves » en juin 1936 ou l'enchaîner à la production entre 1944 et 1947. Si dans l'histoire du proletariat américain il n'y a que des « lamentables compromissions » et une « indifférence gran- dissante » qu'est-ce qui y explique la puissance des syndicats, le niveau de vie ouvrier trois fois plus élevé qu'en France ? La bonté des trusts, peut-être ? Leur « mentalité sociale », comme l'expliquent les journalistes parisiens après une tournée de quinze jours outre- Atlantique ? Et pourquoi, face à cette indifférence grandissante et à ces syndicats qui ne demandent qu'à se compromettre lamenta- blement, les trusts au lieu de diminuer les salaires concèdent des augmentations? C'est sans doute qu'ils ne sont pas informés sur le CIO et le prolétariat américain. Ça leur apprendra à s'abonner aux «Temps Modernes », au lieu d'entretenir grassement des imposteurs qui se présentent comme spécialistes des « Labor relations » et qui s'y connaissent moins que Sartre. Mais l'essentiel n'est pas là. Car par le moyen de cette tauto- logte apparemment innocente que « la quantité ne pouvait produire d'effets sociaux sinon dans le cadre d'une société déjà structurée et en fonction des structures existantes » on masque une vérité beaucoup plus importante, à savoir que les structures sont modifiées sous la pression des quantités. Les structures n'existent pas éternel- lement, et dans leur bouleversement le changement des quantités joue un rôle fondamental. La concentration du capital qu'est-ce d'autre sinon une modification continue de la dimension absolue et relative des entreprises ? Mais cette concentration en se dévelop- pant altère, graduellement ou brutalement, une série de structures particulières, économiques et sociales. Marx, a analysé trop longue ment le passage de la coopération simple à la manufacture d'abord, å la grande industrie ensuite et ses effets sur la classe ouvrière pour qu'il soit nécessaire d'y revenir. Ensuite, la coopération. En attribuant à Lefort l'idée que le capitalisme développe idylliquement un prolétariat qui n'est que positivité (on ne sait pas où Sartre a-t-il pris ça) Sartre se donne le ridicule de vouloir prouver que « la coopération n'est pas vécue par l'ouvrier comme le signe heureux de la solidarité », qu'on y fait l'expérience de la dépendance ». Il semble ne pas soupçonner que e'est ce qu'on veut lui faire comprendre et ce qu'on dit depuis Marx : que le procès de la production capitaliste «unit, éduque et dresse » les ouvriers dans le sentiment de leur dépendance récipro- que et leur inculque, qu'ils le veuillent ou non, à la fois l'idée de Minéluctabilité de cette dépendance et le refus de la forme aliénée que celle-ci prend dans l'usine et dans la société capitaliste. Enfin, le bouleversement continu de la technique. Ici Sartre est « franchement » indigné. Quelle infâmie, en effet ! L'usine qui estro- pie l'ouvrier, le travail parcellaire qui ruine la belle «culture profes- sionnelle » d'antan, la connaissance intuitive du matériau » ! Voir autre chose dans tout cela que la destruction et la noirceur, il faut * manquer d'imagination » à la fois et de cour. Sartre lui n'en man- que pas ; et son cour poussant son imagination, il décrit longuement i «abrutissement » des ouvriers, leurs « psychoses », cette vie' végé- tative où l'on rentre, on dine, on bâille, on dort ». Ici on s'étonne. Car Lefort en a vu, des ouvriers. Il en a vu plus, que Sartre n'en verra sa vie durant, et de plus près. Il a Marx chez 70 lui, les pages coupées, annotées. Il n'a donc rien compris à ce qu'il voyait, à ce qu'il lisait ? Ou bien ce qu'explique Sartre est-il une découverte nouvelle qu'il enfouit par modestie entre des citations de Marx et des références aux biologistes et aux psychotechniciens ? Non, bien sûr. Rien de tout cela n'est nouveau et tout le monde le sait depuis longtemps. Mais ce qui est relativement nouveau, est la volonté de ne voir que cela dans les rapports du prolétariat et du développement technique. Oh, tout relativement : Sartre à des précurseurs. Ainsi un jour, il y a quelque dix ans, Burnham a annoncé sa grande découverte : Marx s'était trompé, le prolétariat devenait de moins en moins capable de gérer la société, les quali- fications professionnelles se perdaient dans le capitalisme moderne, etc. Le rôle de successeur du capitalisme, dévolu par Marx au pro- létariat, celui-ci se trouvait désormais incapable de le remplir. D'où la mission historique positive des « managers », c'est-à-dire des bureaucrates (1). Prémisses et conclusion ne diffèrent pas chez Sar- tre, sauf que lui préfère une bureaucratie particulière : celle du parti stalinien. On retrouvera cet aspect de la question, comme aussi l'influence du bouleversement technique, plus loin. Mais attardons-nous un instant sur le pédantisme avec lequel Sartre apostrophe Lefort: < ... peut-être songez-vous à l'influence « culturelle » du travail parcel- laire : en ce cas, je regrette de vous le dire, les enquêtes anglo-saxon- nes et allemandes (!) crèveront votre beau rêve : l'influence cultu- relle du travail parcellaire est entièrement négative, il a liquidé la culture professionnelle etc... » Cette simple phrase prouve que Sartre ni ne connaît ni n'est capable d'imaginer ce dont il parle ; seul un fou pourrait penser que le travail parcellaire puisse en tant que tel avoir une influence culturelle, et les enquêtes anglo-saxonnes et allemandes sont fort utiles sauf pour prouver que 2 et 2 font 4. Les bêtises qu'on attribue à ses adversaires indiquent simplement les bêtises qu'on est capable de produire soi-même. Sartre ne soupçonne pas que tout le monde n'est pas dans son cas, en train de découvrir la classe ouvrière, le travail parcellaire et le reste, qu'il y a des gens dont Lefort qui passent leur vie à réfléchir sur ces ques tions, qu'ils réfléchissent peut-être mal mais qu'on ne leur apprend rien en leur disant que les parties sont contenues dans le tout, qu'un chien a quatre pattes et que le travail parcellaire a une influence négative sur la culture professionnelle ? Mais est-ce que le travail parcellaire à une influence « entièrement négative » sur la classe ouvrière ? Laissons là le Wagner des « Temps Modernes » et ouvrons Marx : Après avoir décrit les ouvriers de la période artisanale, Marx conclut : « ... les artisans du moyen âge s'intéressaient encore à leur travail spécial et à l'habileté professionnelle, et cet intérêt pouvait alier jusqu'à un certain goût artistique borné. Mais c'est également pour cela que tout artisan du moyen âge s'absorbait complètement dans son travail, y était doucement assujetti et lui était subordonné bien plus que l'ouvrier moderne à qui son travail est indifférent. » (2) On respire immédiatement un air différent, on se sent élevé à un autre niveau de réflexion historique. Pour Marx, l'activité artisanale et la culture professionnelle y relative permettent une réalisation de la personnalité individuelle (l'artisan s'intéresse à son travail spé- cial), réalisation qui atteint une valeur historique (« un certain goût artistique borné »). Mais le négatif domine : l'absorption dans ce travail spécial, l'horizon borné, la subordination, qui n'est pas une subordination imposée, mais une subordination beaucoup plus lourde, puisqu'elle est acceptée, intériorisée, valorisée par l'individu. Le pro- fessionnel veut être un bon professionnel, il en est fier ; mais du point de vue de l'histoire ultérieure cette fierté est ineptie, le but que doit s'assigner l'humanité n'est certes pas de produire des parfaits tail- leurs, carossiers ou tisserands. Cette situation est dépassée par le 11) L'ère des organisateurs, p. 56-58. 2) L'idéologie allemande, p. 206 de l'éd. Costes (Tome VI). 71 capitalisme. En ruinant les bases objectives de la belle culture pro- fessionnelle, le capitalisme détruit certes la réalisation personnelle dans un travail particulier, mais il fait plus que cela : il en supprime le sens et démontre dans la pratique à l'homme l'ineptie qu'il y a à mettre sa fierté, et le sens de sa vie dans une activité que les machines accomplissent mieux et plus vite que lui. Et, en montrant le caractère accidentel de la liaison de l'homme avec tout travail productif particulier, il démontre mieux que toute philosophie que la production matérielle n'a pas de sens par elle-même mais en tant que moyen, qu'elle n'est que « le royaume de la nécessité sur lequel doit s'élever le royaume de la liberté, dont la réduction de la journée de travail est la présupposition essentielle ». L'ouvrier se révolte contre le fait d'être traité comme un accident, et apprend chaque jour que dans la production moderne il ne peut être traité que comme un accident ; il ne peut en sortir qu'en devenant une brute ou en s'emparant de la production et en la réduisant à sa vraie signification d'activité subalterne de l'homme. En même temps, l'in- terchangeabilité des tâches lui indique dans la pratique que tous Tes modes de production particuliers peuvent être dominés par l'indi- vidu moderne, qu'en attendant ils dominent. Qu'est-e qu'il comprend à tout cela, Sartre ? Rien, il faut croire. Lefort ayant parlé d'interchangeabilité des tâches, Sartre lui répond que l'interchangeabilité des individus engendre surtout la peur du chômage! Ce monsieur serait-il même « remarquablement intelli- gent », qu'il lui faudrait connaître un peu les choses dont il parle. L'interchangeabilité des tâches, c'est ce phénomène typique de l'in- dustrie moderne qui rend capable un O.S.-machine de travailler pratiquement sur toute machine produisant en série, après une mise au courant qui varie de quelques minutes à quelques jours, et dont la base objective-technique est que l'immense majorité des machines modernes sont des dérivés ou des spécialisations de deux ou trois types de machines universelles. Cela, c'est l'universalité devenue objet objet historique et on essaie de faire comprendre à Sartre qu'elle appelle un corollaire chez le sujet qui a inventé ces instru- ments, les adapte et les utilise (1). Mais « remarquablement intelli- gent » il ne l'est décidément pas. Car s'il l'était, même dans son ignorance, il ne confondrait pas l'interchangeabilité des individus et l'interchangeabilité des tâches. S'appelleraient-elles constamment l'une l'autre, qu'il ne faudrait pas confondre les deux aspects qu'elles expriment dans le phénomène, et dont émergent des significations différentes. Mais elles ne s'appellent pas nécessairement l'une l'autre et l'interchangeabilité des individus existe indépendamment de celle des tâches. Les tailleurs, les cordonniers, les instituteurs sont inter- changeables au sein de leur corporation (interchangeabilité des individus) mais non pas les uns avec les autres (interchangeabilité des tâches). Et il est malhonnête, par-dessus le marché, d'insinuer que Lefort voit déjà réalisé dans l'ouvrier parcellaire « l'universel concret de l'individu à développement intégral », au moment où celui- ei dit que l'automatisation « rend sensible l'ouvrier à une universalité que seule l'abolition de l'exploitation pourrait lui permettre de conquérir ». Sartre veut donc prouver, pendant quelques pages, que la situa- tion objective du prolétariat ne peut pas avoir de signification. Et qu'est-ce qu'on veut prouver, nous autres, depuis Marx ? Que le pro- létariat, placé dans cette situation, tendra à en avoir une expérience commune, et que cette expérience est un de ses moments constitutifs en tant que classe. Or Sartre, aussi à l'aise sur le terrain de la philo- sophie que sur celui de l'économie, repousse cette idée : on ne peut pas prouver « l'unité du prolétariat par celle de son expérience », car K.l'unité de l'expérience, quand elle se ferait progressivement, sup- (1) On trouvera un développement remarquable de cette idée dans H« Ouvrier américain », de P. Romano et R. Stone, publié dans les numé- EOS. 1 à 8 de « Socialisme ou Barbarie ». 72 pose l'unité du prolétariat ». Voici une phrase vide de sens. Car il ne s'agit pas ici de théorie de la connaissance, ni du Je comme principe de l'unité synthétique de l'apperception. Il s'agit de savoir si les ouvriers en tant qu'ouvriers tendent à participer d'une expérience commune, et si dans cette expérience, qui s'étale dans le temps, il y a une succession signifi- cative, autrement dit si l'après se juxtapose seulement à l'avant ou le dépasse. Il s'agit, en un mot, de savoir, si l'on peut parler d'une histoire du prolétariat. Est-il besoin de supposer l'unité ontologique ou transcendentale d'un groupe pour parler de l'unité de son expérience ? Quel est le principe d'unité de l'expérience de cette vingtaine de gosses qui ont tous traversé la inême école et joué dans les mêmes terrains vagues toute leur enfance durant (expérience partielle, bien sûr) ? Quel autre que l'identité de l'école, des instituteurs, du quartier, de l'âge ? L'unité de l'expérience, dans la mesure et dans les imites où elle existe, est posée par l'identité ou la similitude des conditions objec- tives dans lesquelles se trouve placé le groupe. Dire que chaque indi- vidu appartenant au groupe percevra ces conditions et les traduira dans une expérience d'après des structures qui lui sont propres, est vrai à l'échelle d'une microsociologie ponctuelle, mais devient une source de sophismes si l'on considère des masses à l'échelle de l'his- toire. Si le « groupe » considéré se réduit à deux individus assistant au même événement rapide, il est douteux même qu'ils aient « la même perception » de l'événement (i.e. qu'ils traduisent de la même manière dans le langage la description matérielle des faits) ; les éléments perçus différemment par chacun seront nombreux et impor- tants et de toute façon différente sera la signification que chacun attribuera aux faits. Mais si le groupe en question comprend des millions d'individus qui pendant des générations, de la naissance à la mort et sous tous les rapports essentiels (1) font face à des condi- tions identiques ou similaires, il y a fort à parier que l'unité de son expérience ira très loin. Les traits communs émergeront, graduelle ment ou par à coups, chaque individu tendra à reconnaître dans l'autre le porteur d'une expérience essentiellement similaire. L'unité de l'expérience «du prolétariat », est tout d'abord l'unité de l'expé- rience de ces millions d'individus que le capitalisme place dans des conditions identiques, et par tant elle ne suppose au départ que l'unité de système capitaliste (et bien sûr aussi, le fait que les exploités soient des sujets possibles d'une expérience en général, autrement dit des hommes). Ce n'est là, à n'en pas douter, que le début de l'histoire, et il se passe des longues années sinon des siècles avant que cette expérience commune des individus ne soit récipro- quement reconnue, élevée à la certitude de l'appartenance définitive et inexorable à un ensemble qui dépasse les individus, transformée de solidarité. passive en action collective. On y viendra dans un instant. N'empêche que la circularité pseudodialectique posée par Sartre est un mauvais calembour. Le capitalisme crée des ouvriers, et leur impose une expérience commune ; il leur impose même l'idée d'une appartenance à une classe. Sartre répète tout le temps qu'il n'est pas ouvrier ; mais n'a-t-il jamais été salarié ? Quand le patron ou l'administration dit : je baisse ou j'augmente les salaires de tanto j'augmente ou je diminue les heures de travail de tant, qu'est-ce qu'ils font d'autre sinon attraper cette masse d'individus par le collet et leur gueuler dans l'oreille : pour moi, vous n'êtes pas Dupont, Durand ou Sartre vous êtes un exemplaire accidentel de la caté- gorie salariés, et si cela ne vous plaît pas, voilà la porte. Et si le salarié trouve la situation qu'on lui fait insupportable, faudra-t-il qu'il ait une carte du parti dans sa poche ou les ouvres complètes de Maurice Thorez chez lui, pour arriver à penser que ceux qui se trouvent à sa droite ou à sa gauche, doivent la trouver également + (1) Là nous faisons bien sûr un choix. Nous décidons qu'être salarie dans l'industrie, par exemple, est un rapport essentiel tandis qu'avoir ou non des cousins ne l'est pas. 73 1 insupportable, pour en discuter avec eux, pour que l'idée d'une réaction commune leur vienne ? Est-ce que dans tout cela on fait simplement l'expérience « de la dépendance », ou est-ce qu'on fait l'expérience de la dépendance en commun et de la réaction commune comme seule réaction possible ? Le prolétariat en soi est d'abord matière à exploiter par le capital. Cet en-soi est déjà dépassé en tant que tel dès qu'il y a expérience de l'exploitation, dès qu'on ne se limite pas à être exploité, mais on se sait exploité (et dans les condi- tions capitalistes, on se sait exploité immédiatement en tant que participant à une catégorie sociale). Cette expérience est déjà un pour soi élémentaire, pour sol qui est pleinement affirmé dès que T'expérience n'est plus passivement acceptée, mais devient, par l'ac- tion commune contre la situation commune, pratique active, grève, révolte ou révolution. Et désormais, le prolétariat sera cela, la possi- bilité permanente qu'ont les prolétaires de se poser dans la pratique pour soi en tant que classe. Que dans les conditions du capitalisme cela les amène à se donner comme objet le pouvoir et comme but le communisme, c'est une autre histoire ; on y viendra. Mais à partir de ce moment, il est vrai non pas que l'unité du prolétariat en se faisant fait l'unité de l'expérience, mais que l'histoire du prolétariat est l'histoire des efforts de ces hommes à se poser pour soi et à s'em- parer du pouvoir. Mais cela ne va pas, dit Sartre : « Le prolétariat est écrasé par un présent perpétuel. » Littérature. Ce serait vrai à la rigueur des ani- maux, certainement pas des prolétaires. S'il en était ainsi, l'histoire (I'Histoire) serait terminée à l'heure qu'il est. Pour appuyer cette absurdité, Sartre cite Marx, qui disait : « Ce bouleversement continuel des modes de production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette obscurité perpétuelle distinguent l'époque bourgeoise. Tous les rapports sociaux traditionnels et figés se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier >> mais qui concluait, ce même passage, par une phrase que Sartre escamote : « Tout ce qui est solide s'évanouit, tout ce qui est sacré est profané et en fin de compte l'homme est obligé d'envisager avec des sens sobres ses conditions réelles de vie et ses relations avec son espèce. » (Saul. par nous.) Cela devient donc de la falsification. Pour Marx, le « bouleverse- ment continuel » que le mode de production capitaliste apporte aux rapports sociaux est, bien sûr, ce qui oblige l'homme à se débarasser du solide, du figé, du traditionnel et du sacré et d'envisager « avec des sens sobres » ses conditions de vie et ses rapports avec autrui. C'est ce qui le force à voir dans ce qui simplement est là quelque ehose qui est nécessairement vouée à la destruction ; c'est ce qui détruit la domination exercée par le purement hérité et donc accidentel. Le bouleversement continu, veut dire Marx, soumet l'homme à un double apprentissage : il démolit les mystifications qui recouvrent la réalité des rapports sociaux, mais aussi, encore plus profondément, il démontre la relativité de ces rapports et de tout ce qui est donné, même dans la réalité. Il force l'homme à voir que la réalité est le produit jusqu'ici aveugle de l'action de l'homme, donc qu'il peut la transformer. Et c'est parce que la classe ouvrière est placée au cœur de ce processus de destruction perpétuelle, de révolution permanente dans la réalité qui domine toutes les autres, la réalité de la production, qu'elle tend à être classe révolutionnaire et classe universelle. Marx disait donc : la classe ouvrière fait l'expérience de ce bouie- versement perpétuel, donc elle est obligée de comprendre et de dépasser la relativité du présent. Sartre lui fait dire : la classe ouvrière fait l'expérience de ce bouleversement perpétuel, donc elle en est abasourdie. Sartre fait pire que falsifier Marx : il lui attribue sa propre superficialité. * Les ouvriers nouveaux qui surgissent vers 1910, continue Sartre, comment pouvez-vous imaginer qu'ils vont reprendre les traditions aristocratiques (!) du syndicalisme révolutionnaire et des profes- sionnels ? Changement, oui ; changement historique (soul. par nous) 74 j ut cumulatif, sûrement pas ». On comprend ce que l'histoire veut dire pour Sartre : c'est ce qui pousse lentement et sûrement, comme une barbe. L'historique serait donc le sédimenté, le graduel, l'additif. On pensait jusqu'ici que, plutôt que les barbes et les archives de notaire, l'histoire c'était les guerres, les révolutions et les bombes atomiques. Mais le mot n'a pas d'importance, c'est une des cinquante-neuf expressions malheureuses de l'article en question. Il y a en effet changement historique (au sens vrai) du prolétariat, c'est-à-dire bouleversement, entrée en masse de nouvelles couches dans l'in- dustrie, reprise de la lutte après des longues périodes d'inaction. Et alors ? Il y a ou il n'y a pas une histoire de l'humanité, mais ce ne sont pas les catastrophes, les guerres, les invasions et les révo- lutions qui prouvent qu'il n'en a pas une. Ceux qui ont essayé de montrer qu'il n'y a pas d'histoire en général n'ont pas fait appel pour le montrer à ce genre d'événements, mais à une analyse des diverses cultures historiques qui dégagerait de chaque période des significations sans liaison véritable et organique les unes avec les autres. C'est évidemment une entreprise qui se contredit elle-même, mais Sartre aurait pu sans contradiction essayer de montrer que les sens qui peuvent se dégager de chaque phase de l'existence du pro- létariat ne sont pas cohérents, ne s'impliquent pas mutuellement ; pour cela, il aurait fallu analyser au moins deux étapes du mouve- ment ouvrier et montrer qu'elles n'ont aucune espèce de commu- nication ou pire, qu'aucune n'a de signification, qu'elles ne sont que chaos et incohérence. Au lieu de cela, il fait du bouleversement un nouvel absolu, et caricature Marx comme Cratyle caricaturait Héraclite : Tu n'en- treras pas une seule fois dans le même fleuve. Car le « bouleverse- ment continuel » est le bouleversement des modes de production, des rapports sociaux, de l'organisation et des idées mais n'est certai- nement pas un vidange continu des usines. Cela n'a jamais voulu dire qu'à intervalles réguliers les usines sont entièrement nettoyées de leur personnel, et que des individus tombés du ciel s'y installent. C'est ainsi qu'il faut expliquer à un gosse que saler sa viande ne veut pas dire vider la salière dans son assiette. Même aux moments où le capitalisme crée un afflux de nouvelles masses dans les usines par exemple aux U.S.A. entre 1940 et 1945 la majorité reste composée de types qui étaient là avant, qui continuent, et avec lesquels les nouveaux se mêlent. Puis il y a en effet les partis. Certes pas le Parti Absolu, l'Idée du Parti, le Parti Un, Sphérique et Egal partout à soi, auquel a à faire Sartre, mais les partis contingents et mortels, composés d'in- dividus périssables qui viennent de la classe et qui y retournent. Dans les partis et à travers les partis se forment des militants qui non seulement sont à la pointe de l'action mais tendent à réfléchir systématiquement sur l'expérience des luttes, qui passent ensuite dans d'autres organisations en transportant cette expérience et cette réflexion. Mais on voit déjà qu'il faut. généraliser ; il ne s'agit plus des partis, en tant que tels, il s'agit des militants et plus généra- lement de l'avant-garde de la classe, dont Sartre ne dit évidemment pas un mot, c'est-à-dire des ouvriers qui tendent plus souvent que d'autres à participer aux luttes économiques ou politiques ou à en prendre l'initiative, à réfléchir sur celles-ci, à penser toujours dans la perspective des luttes futures. La classe ouvrière n'a pas de mémoire autre que celle des individus qui la composent, car elle n'est ni un individu ni un groupe avec des institutions gardiennes de mémoire, et la réponse au problème de l'unité historique de l'action prolétarienne se trouve ailleurs. Mais dans la mesure où quelque chose comme une « mémoire » de classe existe, elle peut être localisée dans cette avant-garde. « Tous les observateurs ont remar- qué que les jeunes ouvriers n'ont presque aucune connaissance des grèves de 1936 », dit Sartre. Sacrés observateurs, ce qu'ils sont perspi- caces ! Il est vrai qu'avant de se mettre en frais ils auraient pu penser que les jeunes ouvriers d'aujourd'hui avaient trois ans er 75 1936 et que depuis ils ont eu d'autres chats à fouetter que de lire sur juin 36 des livres qui d'ailleurs n'existent presque pas. Mais qu'est-ce qui se passe si une grève éclate maintenant ? Pendant la dernière grève chez Renault, les syndicats jouèrent comme d'habitude les jaunes (bien sûr, avec des nuances), les ouvriers en étaient profondément dégoûtés. Et pendant des journées, au fur et à mesure que la continuation de la grève dans le département de la 4 CV posait Le problème du que faire devant l'ensemble des ouvriers, dans toute l'usine on a discuté une chose : juin 1936. Il n'est pas sorcier de comprendre que s'il y a dans un département de deux ou trois cents ouvriers un gars qui a participé à une telle expérience, il se fera toujours écouter par les autres, si les conditions, s'y prêtent. La vie un ouvrier s'étend sur quarante ou cinquante ans : de la Commune à la première guerre mondiale, de 1910 à aujourd'hui. Dans chaque usine, dans chaque atelier se trouvent quelques ouvriers qui ont participé aux grandes luttes du passé. C'est là le levain de la classe, ceux qui forment pour leurs camarades d'une manière vivante le lien entre le passé et le présent. Qu'ils soient tantôt 5% et tantôt 50 % ne change rien à l'affaire. Un sur mille suffira, le jour où il y aura à faire. Mais cela n'existe pas pour Sartre. Où voudriez-vous qu'il la ren- contre, l'avant-garde ? Ce qui existe pour lui, c'est cette dichotomie : la classe ouvrière, entité abstraite et même imaginaire, qu'on ne voit nulle part ; puis le Parti (stalinien, bien sûr), qu'on voit tout le temps : journaux, militants, affiches, meetings, bulletin de vote. Si on veut rencontrer le Parti, on sait où il faut aller. Mais personne ue vous indiquera quel autobus il faut prendre pour trouver « la elasse ouvrière » ; c'est une « poussière ». Pourtant, cette poussière s'agglomère parfois ; au Vel' d'Hiv ou de la Nation à la Bastille, le 1er mai. C'est des ouvriers, la plupart du moins, ils font ensemble quelque chose. Mais si on y regarde de plus près, on voit qu'ils n'y sont pas allés tous seuls : quelqu'un les a convoqués, réunis, encadrés, leur a donné des pancartes, soufflé des mots d'ordre. Qui ? Parbleu, le Parti. Voici donc l'unité enfin trouvée. Et pourquoi s'arrêter en si bonne voie ? Pourquoi se limiter au 1er mai ? A nous l'Histoire, les grands horizons ! Qu'est-ce qui garantit l' « unité de l'expérience », la continuité à travers les péripéties ? Le Parti. Tout cela, qui paraît à Sartre à la fois évident et profond, ne résiste pas à l'examen le plus superficiel. Le parti, dans la mesure où et lorsqu'il existe, est une expression de la continuité du prolé- tariat, non pas sa présupposition. Tout d'abord, les aventures qu'on décrit comme arrivant au prolétariat, arrivent au parti au décuple. Il faut avoir la vision bornée de Sartre et être aussi exclusivement que lui préoccupé par les problèmes que lui pose son intégration dans Ke stalinisme hinc et nunc, en France et en 1953, pour ne pas s'en apercevoir. Le parti ou plutôt les partis, car le parti est un objectif et non pas une réalité les partis donc se créent, se détruisent, sont exterminés par la police, abandonnés par la classe, réapparaissent, scissionnent, existent en plusieurs exemplaires, s'accusent mutuelle- ment de trahison, modifient leur programme, en font un chiffon de papier, le reprennent, subissent l'entrée en masse de générations nouvelles en un mot, pour reprendre l'expression profonde de Sartre, se font, se défont et se refont sans cesse, et sont soumis au même processus de bouleversement continu de la classe, beaucoup plus intensément, car beaucoup plus structurés et définis, beaucoup plus « solides et fixes », donc beaucoup plus ébranlés et balayés. La continuité que ces partis-là peuvent garantir à la classe ouvrière, d'est une continuité de dix ou vingt ans, et cette continuité-là chaque génération ouvrière l'a pour elle-même. L'idée du parti comme garant de continuité, comme principe d'unité dans le temps et dans l'espace, pourrait être discutée si le parti existait effectivement aomme unité ; mais il n'existe pas. Mais cette unité, dira peut-être Sartre, bien sûr elle n'est pas donnée ; c'est une tâche toujours à reprendre. Très bien, nous voilà donc sortis du catholicisme stalinien. Et qui doit la reprendre ? 76 A partir de quoi ?. En s'orientant vers quoi ? Serait-ce par hasard l'avant-garde prolétarienne, à partir de son expérience, s'orientant vers des buts qu'elle essaie de définir elle-même ? Alors l'affaire est entendue, et Sartre aurait noirci du papier pour rien ; car il reconnaîtrait alors que le parti n'est qu'un moment dans cette longue lutte au cours de laquelle le prolétariat tend à se définir un rôle historique et à lc réaliser, et que c'est cette lutte qui est le principe d'unité du prolétariat et de son histoire, et non le parti. L'unité du parti existerait-elle d'ailleurs dans les faits, que cela ne prouverait encore nullement ce que Sartre veut prouver. Celui-ci a en effet si bien dépassé la philosophie, qu'il passe tout le temps de l'être au devoir-être, du fait à la valeur et de l'explication à la justification. Il répète tout le temps : puisque le P.C.F. est là, cela prouve qu'il doit être là. De même il s'acharne à montrer contre ce pauvre M. Germain, trotskiste, que si l'U.R.S.S. et la politique stali- nienne sont telles qu'elles sont, elles le sont nécessairement ce qui est une tautologie donc elles représentent un état révolutionnaire et une politique révolutionnaire ce qui est une imbécilité. Car Germain, Malenkov, Sartre, Bourdet, Guy Mollet, Mendès-France, Bidault, Pinay, Laniel et de Gaulle sont tous nécessairement ce qu'ils sont, on le sait à priori et on peut plus ou moins bien le démontrer à posteriori. Et après ? Où Malenkov est-il privilégié parce qu'il est au pouvoir ? Et Laniel, alors ? Parce qu'il dit que son pouvoir est ouvrier ? Et Tito, alors ? Parce que lui, Sartre en réfléchissant et en examinant son pouvoir, a conclu que Malenkov dit vrai et Tito ment ? Le contraire, donc n'est pas à priori impensable ? Et pour conclure cela, où prend-il les critères ? Pas dans le Parti lui-même, bien sûr ; le parti serait-il la Raison, qui comporte ses propres cri- tères ? Dans l'histoire et l'expérience des luttes prolétariennes ? Mais alors pourquoi ce que fait Sartre, un ouvrier ne pourrait pas le faire ? Et pourquoi ne pourrait-il pas arriver à la conclusion oppo- sée ? Cette médiation qu'est le parti, qu'est-ce qui la fonde en droit ? Pourquoi le parti serait-il par définition l'expression vraie de la conti- nuité prolétarienne, et non pas son expression nécessairement mys- tifiée, comme d'aucuns l'ont prétendu ? Ou simplement une de ses expressions, et tantôt vraie, tantôt mystifiée ? D'où lui vient son statut de médiation vraie ? A cela Sartre ne se gêne pas pour répondre : du fait que le prolétariat le reconnaît comme tel. Allons donc : on peut maintenant présupposer l'unité du prolétariat, et celui-ci détiendrait-il le critère de la vérité ? Non, le parti unifie le prolétariat qui en revanche reconnaît dans le parti sa vraie expression. Mais le prolétariat n'est donc plus écrasé par un présent perpétuel ? Non, le parti « lui fait voir » son passé. Mais quel moyen a un amnésique de contrôler le récit qu'on lui fait de son histoire ? Et quel proletariat ? Quel parti ? Quand ? Où ? Car enfin pour Sartre le problème est facile. D'un coup, l'envie lui a pris de faire joujou avec la praxis ; il a trouvé devant lui un parti « reconnu » par les ouvriers (reconnu plus ou moins, mais le moins il essaie préci- sement de l'escamoter pour se simplifier le problème). Comme il ne se casse pas la tête avec ce qui se passe au-delà des frontières du plus beau royaume de la terre, et comme d'ici quelque temps soit il sera complètement stalinien soit il retournera à ses occupations habi- tuelles, il ne semble pas soupçonner qu'il y a des moments où il faut choisir entre deux partis qui s'opposent. Mais les ouvriers et les militants révolutionnaires savent que ce sont là les moments cruciaux de l'action. Que fallait-il faire en 1914, par exemple ? D'un côté le parti l'Internationale la continuité, les cadres, les leaders hono- rés ayant fait leurs preuves, et la classe ouvrière, qui les considérait comme ses chefs ou ne les désavouait pas de l'autre une bande de cinglés, ou considérés comme tels par les Sartre de l'époque, qui accusait l'Internationale d'être « un cadavre puant » et invitait les ouvriers à des entreprises absurdes et utopiques comme trans- former la guerre en révolution. Que devait faire un militant allemand - 77 en 1918 ? Un militant russe en 1923 ? Un militant espagnol en 1936 ? Un ouvrier de Berlin-Est en 1953 ? Où était l'unité, la médiation, la continuité pendant ces moments qui ont décidé des décades de l'his- toire ? Où était le critère ? Le critère, Sartre l'a dans sa poche : « l'idée vraie est une action efficace ». Sartre croit sans doute atteindre les cimes du marxisme par cette affirmation, mais en fait il n'y exprime qu'un pragmatisme vulgaire, qui est d'ailleurs la philosophie organique de la bureau- cratie. Car si Marx a rendu beaucoup plus profonde la révolution coper- nicaine commencée avec Kant, en montrant que non seulement toute connaissance est connaissance pour le sujet, mais que ce sujet est un sujet historique, donc essentiellement pratique-actif, il n'entendait nullement par là offrir un nouveau critère transcendant de la vérité, un nouveau modèle la pratique auquel on comparerait ce qu'on pense pour voir si c'est vrai. Car la pratique ne comporte pas sa propre interprétation, et renvoie à une nouvelle réflexion ; si la réflexion n'est « en deçà » que reliée à une pratique, la pratique n'a de sens que rapportée à une idée. Et seul ce mouvement est vérité historique, vérité qui est une tâche infinie elle-même. Tout cela est encore abstrait, d'ailleurs, car la société est divisée en classes, dont chacune a une « vérité », et une « efficacité » propres. L'idée vraie est l'action efficace, dites-vous ? Hitler donc était dans le vrai ? Il n'était pas efficace puisqu'il a été renversé. Et avant qu'il ne le soit ? Et Franco ? Et tout n'est-il pas renversé un jour ou l'autre ? Vous me parlez là de fascistes et de bourgeois. Parfait. Parlons donc de Scheidemann et de Noske. Voici des ministres ouvriers, des marxistes, très efficaces : ils ont prouvé par la praxis que la révolution alle- mande. était impossible en 1919. Ils avaient donc raison ? Et Staline en assassinant Trotsky ? Il l'a raté plusieurs fois ; c'est qu'il n'était pas encore tout à fait dans le vrai. Mais le jour où Staline a accédé à la pleine conscience révolutionnaire, il a prouvé l'en deçà de sa pensée en assassinant Trotsky efficacement (ou bien est-ce l'efficacité de l'assassinat de Trotsky qui a plongé Staline dans la vérité révo- lutionnaire ? L'une se faisant a fait l'autre, plutôt). Dans le contexte où la place Sartre et éclairée par sa « démons- tration », l'idée que « c'est la praxis qui décide » n'est que l'expres- sion de l'opportunisme le plus cynique. Car la praxis, si elle décide de quelque chose, décide après l'action, d'autant plus longtemps après que ce qui doit être décidé est plus capital. La praxis n'aura « décidé de la vérité de ce que nous disons les uns et les autres que le lendemain de l'instauration du communisme intégral et non dégéné- rable gur la planète et cette vérité n'aura alors que peu d'intérêt. De 1914 à 1917 la praxis décidait jour après jour que Lénine avait tort puis tout a basculé : Lénine était dans le vrai, puisqu'il faisait la révolution qu'il avait prédite et appelée. Etait-il dans le vrai à partir du 26 octobre 1917 ? C'est ce que pensent les gens qui se rallient le lendemain aux révolutions victorieuses : il faut être de son temps, c'est la praxis qui décide. Et il est probable que si un jour une révolution prolétarienne prend le pouvoir en France, Sartre chantera ses louanges le lendemain. Car le rôle du poète, disait Rilke, est de dire ce qui est, celui de l'intellectuel, peut-on ajouter, est de le glori- fier, Mais est-ce que Lénine a démontré définitivement par la praxis qu'il avait raison ? La révolution a dégénéré par la suite, et les menchéviks qui étaient contre la révolution avant qu'elle ne se fasse, pensèrent prouver qu'il avait eu tort, puisque cette dégénérescence montrait que la Russie n'était pas «mûre » pour le socialisme. Se retrouvera-t-on dans tout cela, guidé par « la praxis qui décide » et par l'«action efficace » ? Et « efficace » par rapport à quoi ? Sartre se dépense à montrer que le P.C.F. est effoace, et oublie que le jugement porté sur l'off- cacité suppose tout d'abord une extrapolation dans le temps, ensuite une définition de l'objectif par rapport auquel l'action est ou n'est pas efficace. Quelqu'un qu'il serait aussi cruel de lui opposer que Beethoven au compositeur de « Viens poupoule », mais il le faut bien : 78 paisque il remplit la place publique de ses cacophonies, quelqu'un donc qui a passé sa vie à faire des révolutions, je veux dire Léon Trotsky, a écrit des volumes pour démontrer que la politique stalinienne n'est pas efficace, qu'elle conduit à la ruine l'Etat soviétique et le prolé- tariat mondial, et qu'un jour ou l'autre la bureaucratie stalinienne s'écroulera sous le poids de ses crimes et de ses fautes crimes et fautes nécessaires, sans doute, mais historiquement inefficaces. Lui, Sartre, a décidé que la bureaucratie est efficace à jamais, qu'elle sera là toujours ; qu'il lise donc Trotsky ou qu'il le relise, comme il aime dire avec bonté il décrouvrira peut-être qu'il fait un mauvais calcul. Mais il y a plus important. Nous pensons, nous, que Trotsky se trompait, en jugeant la bureaucratie inefficace car il la jugeait" par rapport à un objectif, le communisme, qui n'est pas l'objectif de la bureaucratie. Il est vrai que tout ce que fait la bureaucratie tend å supprimer la possibilité d'une révolution communiste, mais il est vrai aussi qu'en faisant cela la bureautie est efficace ; elle l'est par rapport à elle-même et son objectif qui n'est pas le communisme, mais la consolidation et l'extension de son pouvoir et son régime. Et le jour de l'efficacité suprême, lorsque du balcon du « Figaro rouge » Sartre aura le privilège d'applaudir le maréchal Poppof et Maurice Thorez descendant les Champs-Elysées, la praxis aura décidé pour lui que le stalinisme est vrai, et pour les ouvriers qu'il n'est qu'une nouvelle forme de l'exploitation. Car l'efficacité est efficacité par rapport à un but, et le but de l'ouvrier n'est pas celui du bureaucrate, comme il n'est pas celui du bourgeois. Mais il n'y a pas que l'adhésion des ouvriers au stalinisme (en France et en Italie) qui fait de celui-ci le parti révolutionnaire (à l'échelle mondiale). Il y a aussi le pouvoir réalisé du stalinisme, en Russie en premier lieu. La politique concrète des P.C. est constam- ment expliquée et justifiée par Sartre (nous avons déjà montré que pour lui c'est tout un) par référence à la nature révolutionnaire de I'U.R.S.S., qui est le postulat fondamental du système. Ainsi par exemple, l'abandon de la lutte antiraciste par le P.C. américain pen- dant la guerre était fondé sur le besoin de « ne pas fournir des arguments à la propagandę nazie (!) » pendant que durait la guerre et que la Russie était en danger. Le salut de la Russie est la loi suprême, et ceci parce que la Russie est un Etat ouvrier. On voit donc que si en réalité la Russie n'est pas un Etat ouvrier, la politique des P.C. devient doublement réactionnaire, à la fois dans ses moyens et dans ses buts. On serait tenté de penser que Sartre examinerait de plus près son postulat, avant de s'embarquer dans le reste, d'au- tant plus que ce postulat est de plus en plus attaqué de tous les côtés, qu'il a été même attaqué dans sa propre revue depuis des années par Lefort, qu'il y est encore maintenant indirectement mais clairement attaqué par les articles de Péju sur le procès de Slansky. Pensez-vous ! Examiner ses postulats, c'est sans doute de la «fausse rigueur », «doctorale et simpliste ». C'est ainsi que Sartre se débar- rasse rapidement de la « question russe », qui est la pierre de touche de la compréhension des problèmes du mouvement ouvrier depuis trente ans. Que les ouvriers français tirent les marrons du feu pour I'UR.S.S., dit-il, on ne peut l'affirmer que si l'on peut « démontrer que les dirigeants soviétiques ne croient plus à la Révolution russe ou qu'ils pensent que l'expérience s'est soldée par un échec. H va de soi que même si le fait était vrai, ce dont je doute fort, la démons- tration n'en serait pas possible aujourd'hui ». Et il promet d'y revenir « dans la deuxième partie », ce qu'il n'a pas fait jusqu'ici, à moins qu'il ne s'agisse d'une discussion avec M. Germain, trotskyste, pendant laquelle Sartre prouve que les dirigeants russes sont révo- lutionnaires... parce qu'ils ne peuvent pas faire autre chose que ce qu'ils font ! Tout d'abord, un enfant de douze ans dirait à Sartre que ce que les dirigeants soviétiques « croient >> ou ne „croient pas d'a rien à en en ne ans voir dans l'affaire. L'exploitation du prolétariat russe qui com- mande tout le reste ne pourrait pas s'instaurer du fait que les dirigeants russes cesseraient de croire la révolution, ni ne saurait s'abolir si Malenkov frappé par la grâce recommençait à y « croire ». Ensuite, l'argument de Sartre sur l'impossibilité d'une « démons- tration » est le vieil argument éculé des cryptostaliniens. Si l'on dit au cryptostalinien que le prolétariat est exploité en U.R.S.S., il ne se fäche pas rouge ; il prend sa voix la plus neutre, la plus scientifique, et répond qu'il n'y a pas d'informations pour le démontrer. Mais alors il n'y a pas non plus d'informations pour démontrer le contraire, ou pour le croire. A moins qu'on n'appartienne à cette catégorie d'imbéciles que Lénine définissait comme croyant les autres sur parole les autres, c'est-à-dire la bureaucratie stalinienne et sa pro- pagande. A cela Sartre répondrait vraisemblablement (c'est ce qu'indique son argumentation contre les trotskystes) qu'il y a eu une révolution socialiste en Russie en octobre 1917, que la classe ouvrière y a pris le pouvoir et qu'il n'y a pas eu de restauration bourgeoise depuis. Mais la question n'est pas ce qui s'est passé en Russie octobre 1917, mais ce qui s'y passe 1953; il s'agit pas de savoir si la classe ouvrière russe s'est emparée du pou- voir, mais si elle l'a gardé. Le postulat qu'elle ne saurait le perdre que par une restauration de la bourgeoisie classique est intenable sur lė plan théorique (1). Et la querelle du « socialisme dans un seul pays » signifie bel et bien qu'en l'absence d'« informations » et de preuves du contraire, un marxiste rejetterait à priori l'idée d'un pouvoir ouvrier se maintenant dans un pays isolé pendant trente-cinq puisque Staline lui-même a « justifié » la possibilité d'édifier le socialisme en Russie en faisant appel à des traits singuliers et exceptionnels du pays. Mais Sartre pousse le cynisme plus loin que les crypto de la variété courante. Dans la « Réponse à Lefort », il apostrophe sévè- rement celui-ci ; disposez-vous, lui dit-il, de documents de première main pour entreprendre l'étude de la « classe ouvrière » en U.R.S.S. ? . « Et si vous n'avez pas cela, que pouvez-vous dire ? Que k'ouvrier est exploité en U.R.S.S. ? Sous cette forme, vous visez surtout le système économique. La discussion est ouverte ; mais ce n'est pas cela qui nous occupe en ce moment. Que la classe, ouvrière (cette fois sans guillemets, P. Ch.) s'oppose à l'exploitation ? Oui ; cela c'est notre sujet. Mais la seule preuve que vous puissiez fournir, c'est qu'elle s'y oppose parce qu'elle ne peut y manquer sans vous donner tort». Ainsi le fait que l'ouvrier est exploité en U.R.S.S. vise surtout le système économique ! Ce surtout vaut son pesant de bavure d'exis- tence. Cela vise donc un petit peu aussi autre chose ? Dans le contexte, il faut comprendre que non. Pour Sartre le fait que le système économique serait basé sur l'exploitation des ouvriers n'a rien à voir avec le reste. L'exploitation ne détermine pas une société, n'éclaire pas sa nature de classe. En Allemagne, les ouvriers sont blonds ; à Toulon, ils aiment le pastis ; en Russie, ils sont exploités. Eh bien quoi ? Téléphonez à un anthropologue, à un hygiéniste, à un économiste, dit Sartre ; ce n'est pas mon affaire. Et cela, après avoir exposé sur des dizaines de pages cette idée devenue un lieu commun depuis Marx, que l'exploitation détermine d'un bout à l'autre la réalité sociale, et l'être immédiat du prolétariat en tout premier lieu. Notre sujet, dit sans pudeur Sartre, n'est pas si la classe ouvrière est exploitée en Russie, mais si elle s'oppose à l'exploitation. Ainsi le bourgeois paternaliste proclame : mes ouvriers sont heureux de leur sort et savent ce qu'il leur faut mieux que les meneurs de votre genre. Ici encore on constate combien facilement les mécanismes (1) De toute façon il est discutable, a été discuté et a été en in de compte abandonné par son tenant le plus acharné, Trotsky lui-même, qui a écrit quelques mois avant sa mort que dans le cas d'un échec de la révo- lution mondiale, les formes que prendrait la barbarie étaient indiquées par le fascisme d'un côté, la dégénérescence de l'Etat soviétique de l'autre (« In defense of Marxism », p. 31). 80 logiques d'un individu se détraquent si sa situation réelle est fausse. Car Sartre a expliqué lui-même dans son article précédant que l'objectif essentiel du système d'exploitation est de détruire chez l'ex- ploité l'opposition à l'exploitation (1). Et en effet, l'idée que la classe ouvrière russe ne s'opposerait pas à l'exploitation celle-ci supposée établie non seulement prouverait le contraire de ce que Sartre veut prouver, mais a été effectivement utilisée pour prouver le con- traire. Elle a été utilisée par ceux qui soutiennent que le capitalisme bureaucratique russe est la barbarie puisqu'il aurait détruit chez les prolétaires russes même la possibilité de s'opposer à l'exploitation, les transformant ainsi en une classe d'esclaves industriels moder- nes (2). Et de quelle opposition s'agit-il ? De l'opposition ouverte, au grand jour, par la grève, le meeting, la manifestation de rue ? Tout cela est pratiquement impossible sous le régime totalitaire, et son absence ne prouve rien ; l'absence de ces manifestations sous Hitler et Musso- lini aurait-elle prouvé que le prolétariat allemand ou italien bénissait ses exploiteurs ? N'est-il pas plaisant, le tortionnaire d'une victime bâillonnée, qui vous répond : Vous voyez bien, elle ne proteste. pas, ça lui fait plaisir. S'agirait-il de l'opposition sourde, silencieuse, quotidienne et multi- forme que dans tous les pays du monde et en toute circonstance les ouvriers mènent contre l'exploitation, en refusant autant que possible de collaborer avec les exploiteurs et d'adhérer à la production ? Mais si cette opposition n'existait pas en Russie, pourquoi les « crimes économiques », le stakhanovisme, le paiement aux pièces, les malfa- çons dans la production dont est constamment remplie la presse russe ? Tout cela traduirait-il l'adhésion des ouvriers au régime qui les exploite ? L'analyse économique et sociale n'a pas la précision de l'astronomie ; mais à partir de la simple existence de normes de production définies par l'Etat on peut de Paris établir l'exploitation des ouvriers en Russie et leur opposition à l'exploitation avec autant de certitude que Leverrier établissait l'existence de Neptune à partir des perturbations de la trajectoire d'Uranus. Du reste, cette opposition sourde se transforme en opposition explicite dès qu'une faille se produit à la carapace totalitaire comme le prouvent les derniers événements d'Allemagne orientale et de Tchécoslovaquie. Mais faisons-en, de l'astronomie. Supposons qu'il n'y ait aucune information matérielle sur ce qui se passe en Russie. Qui ne voit que ce fait lui-même, l'absence d'informations, est une mine d'infor- mations ? Pourquoi n'aurait-on pas d'informations ? Parce que les orages ont détruit les communications, ou que personne à Paris ne comprend le russe ? Non, c'est parce que la bureaucratie russe n'en i donne pas. Et pourquoi ? Pour des raisons militaires ? Mais alors pourquoi les U.S.A., la France, l'Angleterre en donnent ? Et qu'est-ce qu'il faudrait cacher, du point de vue de la sécurité militaire ? Les nouvelles armes, les procédés de fabrication, l'emplacement des usines, le nombre de gens sous les drapeaux ? Mais nous ne deman- dons pas cela. A la rigueur, le potentiel économique global, la pro- duction de charbon, d'acier, de pétrole, de tracteurs ? Mais celui-là on le publie ! A partir des informations publiées, les services logis- tiques américains connaissent à l'heure actuelle le potentiel militaire russe à 5% près. Ce que la bureaucratie essaie de cacher autant que possible, c'est autre chose : c'est le pouvoir d'achat, et c'est la distri- bution des revenus. Et cela c'est en effet des armes de guerre ; car dans la guerre qui se prépare, avec ses aspects sociaux et idéologiques, la vérité là-dessus est une arme ; et le fait qu'elle soit cachée, signifie qu'elle est une arme contre la bureaucratie russe. Autrement celle-ci l'utiliserait. (1) Objectif idéal, bien sûr, que le système d'exploitation ne peut réd- liser que d'une manière fragmentaire et transitoire. (2) C'est plus ou moins la position de G. Munis en France et beaucoup plus clairement de Schachtman aux Etats-Unis. 81 Et sous quelles conditions des informations sur le pouvoir d'achat et la distribution des revenus en Russie deviendraient une arme contre le régime ? Si elles tendaient à établir qu'il n'y a pas de différence essentielle entre ce régime et le régime capitaliste pour ce qui est de la situation de la classe ouvrière. Donc, si la bureaucratie se tait sur ces questions, ces deux points doivent être simultanément vrais : a) L'inégalité de la distribution des revenus doit être comparable ou pire que dans les pays capitalistes ; b) Le niveau de vie des ouvriers doit s'élever aussi lentement que dans les pays capitalistes, ou encore plus lentement. Car il est clair que si la bureaucratie pouvait montrer effecti- vement soit qu'en Russie la répartition des revenus est plus égalitaire qu'en Occident, soit que le niveau de vie des ouvriers s'y élève plus rapidement qu'ailleurs, on n'entendrait plus parler que de ça. Qu'il n'en est pas ainsi, la ligne de défense adoptée par les crypto les plus avertis (comme Bettelheim), le prouve abondamment. Ceux-ci en effet admettent explicitement (pour autant qu'un crypto puisse faire quoi que ce soit explicitement) l'énorme inégalité dans la répartition des revenus et la compression constante du niveau de vie ouvrier, et veulent « justifier » la situation à partir du bas niveau des forces productives (en 1913 !) et de la pénurie de cadres (laquelle, å en croire l'inégalité croissante, doit pour des raisons inconnues s'aggra- ver constamment). On a réfuté ailleurs ces lamentables sophismes (1). Sartre reprend évidemment ces sophismes, plus ou moins blen; * la forme actuelle de l'expérience russe » est peut-être dictée, dit-il, * par la nécessité vitale d'intensifier la production », de « développer l'industrie de production (!) », par le « danger de mort » qui «impose une discipline de fer ». Depuis quand est-il nécessaire pour intensifier la production ou pour la défense militaire, non pas de limiter la consommation, mais d'anéantir la consommation des producteurs et d'élever monstrueusement celle des parasites ? Et si l'exploitation de l'homme par l'homme est indispensable pour développer la produc- tion, que devient la perspective du socialisme ? Est-il donc faux de dire que la suppression de l'exploitation est désormais la condition de développement des forces productives, «et de la plus grande force productive, la classe révolutionnaire elle-même ? » Et en quoi le « danger de mort » était-il plus pressant à partir de 1927, qu'entre 1917 et 1921, années d'intervention militaire étrangère et de guerre civile, où la démocratie dans les Soviets et dans le Parti n'a jamais tant bien que mal cessé de fonctionner ? En quoi le crétinisme bureau- cratique est-il économiquement plus efficace que la planification des masses, des masses qui, comme disait Lénine, « seules peuvent vrai- ment planifier car seules elles sont partout à la fois » ? Si tout cela veut dire que des facteurs concrets et universels à la fois ont amené l'installation au pouvoir d'une classe exploiteuse, la bureaucratie, et qu'en rationalisant après coup l'histoire nous expli- quons cette installation comme un phénomène nécessaire à la bonne heure. Mais appeler ce qui en résulta « socialisme » ou «état ouvrier >> ne traduit rien d'autre que la glorification du fait accompli typique de l'intellectuel contemporain. Bien entendu, l'histoire des « informations » qui manqueraient est en réalité une douce plaisanterie. Sartre, malgré ce qu'il veut faire croire, n'est pas tombé du ciel et sait que les informations qui démontrent l'exploitation des ouvriers et des paysans existent la bureaucratie ne peut évidemment pas organiser le secret absolu, ni empêcher que tout ce qui transpire de son régime concourre pour établir la même signification. I sait que la pyramide des revenus eget extrêmement élevée U. R. S. S., et que s'll y vivait, il serait millionnaire (ou purgé). Il est capable de résou- dre le petit problème suivant : J'ai cent individus, j'en prends quinze et je leur donne à chacun dix pommes ; si je ne donne qu'une en (1) Les rapports de production en Russie, « Socialisme ou Barbarie », No 2. 82 pomme à chacun des quatre-vingt-cinq qui restent, comment ai-je réparti les pommes que j'avais entre les quinze et les quatre-vingt- cing ? Il a dû lire, dans Ciliga ou dans Victor Serge (qui n'ont quitté la Russie que longtemps après l'avènement de la bureaucratie) la description de la condition ouvrière, et celle de la femme du peuple, ouvrière ou paysanne, qui, soulevée d'un immense espoir pendant les années de la révolution, est retombée dans la servitude séculaire et dans sa vie de crasse et de misère n'a d'autre secours que faire « des kilomètres en savates, dans la poussière, la boue ou la neige, pour aller s'agenouiller à la seule église qui n'est point fermée et qui est toujours très éloignée terriblement éloignée... » Oh, bien sûr, il a eu pitié de ces pauvres femmes à la fin, le Père des Peuples. Il leur a Quvert plus d'églises, où elles puissent apprendre la bonne nouvelle qu'à défaut de la terre, le royaume des cieux leur appartiendra et qu'en attendant il faut rendre à César ce qui est à César et tendre la joue au soufflet. Mais tout cela sans doute concerne « surtout » le système religieux comme les exhibitions de haute couture mosco- vite concernent « surtout » les habitudes vestimentaires, comme les camps de concentration concernent « surtout » le système péniten- tiaire, comme la censure et le crétinisme culturel concernent « sur- tout » le système idéologique, comme la domination et l'exploitation des satellites concerne « surtout » les relations extérieures bref, comme tout ce qui est particulier concerne « surtout » la particularité. Montrez-nous l'organiciste honteux, l'hegelien misérable, le détermi- niste visqueux qui oserait prétendre que tout cela ne peut s'organiser qu'auteur d'une seule idée, d'un seul principe l'exploitation et Paliénation. Montrez-le nous, ce. Thomas infidèle qui ne veut pas croire que tout cela prouve qu'en Russie on marche vers le commu- pisme même quand on le lui dit ! Lefort avait montré dans son article que l'on peut (et, dans une perspective révolutionnaire, l'on doit) saisir le développement du pro- létariat comme une histoire tendant vers le communisme. Nous l'avons également fait dans cette revue dès son premier numéro (1). Et cette idée semble aussi importante que peu contestable. Car s'il y a un rapport entre le prolétariat et le communisme, ce rapport doit se retrouver à travers les diverses phases d'existence du prolétariat dans la société capitaliste ; on doit donc pouvoir considérer le déve- loppement du prolétariat comme une histoire en se plaçant à ce point de vue. Cette idée provoque chez Sartre une stupeur profonde mais fort. compréhensible. Ce qui est le plus solidement ancré dans l'âme du bourgeois, et ce qui le sauve à ses propres yeux, c'est l'idée que les ouvriers peuvent rouspéter ou faire du grabuge, mais sont incapables de s'emparer du pouvoir, encore moins de gérer la société. Et le bourgeois a parfaitement raison jusqu'ici les ouvriers n'en ont pas encore été capables. Sartre est bourgeois (l'a-t-il assez répété !) Non pas, comme il le croit, parce qu'il « vit des revenus du capital ». Cela c'est l'extériorité bourgeoise, être bourgeois par accident, comme on est grand ou petit, brun ou blond. Sartre est bourgeois parce qu'il a intériorisé la bourgeoisie, parce qu'il a choisi d'être bourgeois. Et il a choisi le jour où il a définitivement accepté cette conviction consti- tutive de la bourgeoisie : l'incapacité des ouvriers à réaliser le com- munisme. Il se lamente comme une dame patronesse sur leur sort ; il pense qu'ils mériteraient mieux, qu'ils mériteraient même le pou- voir ; mais que voulez-vous, les sentiments c'est beau, mais on n'y peut rien : ils n'en sont pas capables. Quelqu'un doit faire le bien pour eux. S'il possédait une usine autour de 1900, Sartre eut été un bourgeois paternaliste ; ne possédant que des droits d'auteur en 1953, il sera stalinien. Cette commisération consciente de sa supériorité lui fournira la passerelle permettant de quitter le navire bourgeois qui coule pour le navire bureaucratique qui semble tenir bien la mer. (1) « Socialisme ou Barbarie », No 1, pages 23 à 46. 83 Et lorsqu'il se sentira atteint dans cette certitude abjecte et justifiée, lorsque Lefort lui montrera qu'on peut voir dans l'histoire du prolé- tariat autre chose que les défaites, la poussière et « la passion » (1), il se défendra par l'ironie. Il se moquera, en mélangeant dans son trouble des citations de Marx et des citations de Lefort (à tel point qu'on ne sait plus de qui se moque-t-il), de l'« immanentisme de chasse », sous lequel se cache, « comme sous toutes les dialectiques... un finalisme honteux ». L'immanentisme en question, c'est en gros l'idée « qu'en produisant le capital le prolétariat se produit lui-même comme fossoyeur du capitalisme ». « L'ouvrier se produit en produi- sant ». Tout est pour le mieux donc, ricane Sartre, il n'y a plus à se plaindre de l'exploitation, puisqu'elle est inséparable du capita- lisme, qui lui est la présupposition de la révolution. « Si j'étais jeune patron, je serais lefortiste ». Et de nous informer que cette idée monstrueuse, comme quoi la classe ouvrière se développe en tant que classe révolutionnaire dans et par le capitalisme, Lefort l'a inventée pour pouvoir justifier son ancrage projetté dans la bour- geoisie intellectuelle. Il a beau être « opaque », Lefort, Sartre l'a « répéré » tout de suite. Ici c'est notre tour d'être étonnés. Est-il si ignorant, Sartre, ce qu'il lit, ce qu'il cite de Marx lui est-il dont tellement opaque ? Et s'il en est ainsi, pourquoi diable, au lieu de bavarder sur le Parti, ne suit-il pas un ou deux mois une Ecole du Stagiaire d'un parti « marxiste » quelconque ? On lui apprendra dans un langage schéma- tique et clair qu'il pourra ensuite rendre opaque à plaisir que le capitalisme conduit au socialisme parce qu'il développe à la fois les « conditions objectives » et les « conditions subjectives » de la révolution et en particulier le prolétariat comme classe révolution- naire. Et s'il pense qu'il n'a plus l'âge de l'Ecole du Stagiaire, qu'il doit maintenant entrer directement au Comité Central, qu'il ouvre « Le Capital », à la page 273 du Tome IV de la traduction Molitor, et qu'il apprenne par cour le passage suivant. Peut-être ce qui y est dit est vrai, peut-être non, mais c'est la clé pour la compréhension du marxisme, théorie en vogue ces derniers temps auprès des gens avancés et même auprès des autres : « A mesure que diminue le nombre des grands capitalistes, qui accaparent et monopolisent tous les avantages de ce procès de trans- formation, on voit augmenter la misère, l'esclavage, la dégénéres- cence, l'exploitation, mais également la révolte de la classe ouvrière qui grandit sans cesse et qui a été dressée, unie, organisée par le mécanisme même du processus de production capitaliste... La centra- lisation des moyens de production et la socialisation du travail arri- vent à un point où elles ne s'accommodent plus de leur enveloppe capitaliste et la font éclater. La dernière heure de la propriété privée capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont expropriés à leur tour. » Et Marx cite lui-même, en note, ce passage du « Manifeste Commu- niste » : « Le progrès de l'industrie que la bourgeoisie réalise sans le vouloir et sans pouvoir s'y opposer, remplace l'isolement des ouvriers, créé par la concurrence, par leur union révolutionnaire, créée par l'association... Elle (la bourgeoisie) produit avant tout son propre fossoyeur... De toutes les classes que la bourgeoisie trouve aujourd'hui en face d'elle le prolétariat seul est une classe vraiment révolution- naire... (le prolétariat, qui) est le produit spécifique de la grande industrie... » De cette page, Sartre a lu la moitié qui précède notre extrait, (1) Cette expression est un trait de génie. Non pas de Sartre, mais de toutes les classes exploiteuses qui existèrent ou doivent exister. L'ouvrier est « passion », car il doit être « passion ». Quel est l'objet idéal de l'exploi- tation ? Un objet purement passif. Seulement un objet purement passif ne peut pas être exploité ; ce sont les esclaves, non les boufs, les ouvriers, non les machines, qui produisent la plus-value. Là commence la tragédie des exploiteurs. . 84 puisqu'il la cite. C'est que dans sa lecture en diagonale de Marx il doit tomber toujours sur les mauvaises moitiés. En tout cas, mainte- nant qu'il peut constater l'« immanentisme » et le « finalisme hon- teux » de Marx, il doit pouvoir s'expliquer sur le marxisme lui-même et cesser de nous assommer avec des citations mutilées de Marx présentées comme des arguments. Mais si Sartre n'a pas le courage de s'expliquer sur Marx, il se rattrape sur Engels. C'est Engels, dit-il, qui souffle des monstruosités à l'oreille de Lefort, Engels atteint sournoisement d'économisme, Engels qui sans doute visait aussi à s'ancrer dans la bourgeoisie mais non voyons, il y était solidement ancré, il a passé sa vie à la tête d'une usine. Il est devenu fashionable depuis quelques années, parmi les amateurs de marxisme et les demi-vierges de « gauche » d'opposer Engels à Marx. Ce qu'on trouve - ou qu'on croit trouver de méca- niste, de naturaliste, de « XIXe siècle » dans le marxisme, c'est Engels. Max ah, non Marx, c'est le Manuscrit de 44 et rien d'autre. Cette attitude traduit à la fois la bêtise, et la lâcheté. Tout ce qu'Engels a publié du vivant de Marx a été soit approuvé par Marx avant sa publication comme précisément l' « Anti-Dühring » soit lu par Marx, qui ne l'a jamais désavoué. De plus, ce qu'on peut reprocher à Engels, se trouve aussi chez Marx (1). Voici pour la bêtise. La lâcheté consiste en ce que ces Messieurs, qui en même temps se défendent d'être marxistes, n'osent pas dire à en juger par Sartre, n'osent même pas penser qu'on n'est pas obligé d'accepter en bloc tout ce que Marx a pu dire ou écrire. L'intervention d’Engels dans la démonstration de Sartre conduit à des résultats suffisamment drôles pour qu'on y consacre quelques lignes. La citation d'Engels qui doit prouver à la fois son propre économisme et celui de Lefort, dit en résumé que le simple fonction- nement de la loi de la valeur suffit pour produire le capitalisme ce qui n'a rien à voir avec ce que dit Lefort, ni de près, ni de loin. Bien sûr, ce que dit Engels est faux, et Marx a montré dans « Le Capital » que, bien que le capitalisme fonctionne selon la loi de la valeur, celle-ci ne suffit pas pour le créer, qu'il faut une rupture violente qui est l'accumulation primitive. Mais l'erreur d'Engels n'a rien à voir avec l' « économisme » ni avec la description de l'exploi- tation « comme un processus physico-chimique », car pour Engels, comme pour Marx, la valeur est évidemment une relation humaine sociale (tout autant que le capital) et non pas une propriété physico- chimique des choses ; et selon Marx, le rapport fondamental de la société capitaliste, l'exploitation du travail, est basé sur l'égalité des valeurs échangées (2). Mais il y plus drôle. Car ce même passage d'Engels qui prouve maintenant l'ignominie physico-chimique de celui-ci, Sartre l'avait cité dans son premier article, le faisant précéder d'une chaleureuse approbation : « Et puis, comme Engels l'a bien montré... » (3). On comprend que le prolétariat doive être dépourvu de mémoire ; pour- quoi Sartre serait-il seul dans son triste sort ? Laissons Sartre et son amnésie et revenons à des choses sérieuses. Dans le passage cité plus haut, Marx décrit se développant parallè- comme un (1) Un exemple entre plusieurs : les passages de la préface au « Capital >> où Marx parle de « loi naturele de l'évolution de la société », ou bien com- pare l'analyse économique à l'analyse chimique. (2) Les mésaventures de Sartre s'expliquent en partie par son ignorance crasseuse de l'économie politique. Il doit lire « Le Capital > roman historico-philosophique fuyant éperdument devant ce qui y est essen- tiel, à savoir l'idée qu'à une étape donnée la philosophie doit devenir éco- nomie sous peine de sombrer dans l'abstraction. Les passages de son pre- mier article où il vient aux mains avec la question du salaire sont particulièrement égayants. Ils rappellent ce critique dont Kant disait qu'il aurait lu Euclide comme un manuel de dessin.. (3) « Les Temps Modernes », juillet 1952, p. 45, 98 lement le processus de concentration du capital et l'accroissement numérique du prolétariat. Marx n'était évidemment pas mécaniste ; autant et plus important que cet accroissement était pour lui le processus d'éducation auquel le prolétariat était soumis par le capi- talisme. Processus ambigu et contradictoire, faut-il le dire ; Marx n'a jamais vu l'histoire du capitalisme comme un développement idyllique de l'économie et de la culture, où un jour des ouvriers parfaitement cultivés accéderaient pacifiquement ou par une « révolution » instantanée, craquant la coquille à la gestion de la société. Le capitalisme impose au prolétariat « la misère, l'oppression, la dégéné- rescence » en même temps qu'il l' « unit, le dresse, le discipline » ; les deux aspects se conditionnent réciproquement, et ce sont les deux ensemble qui sont à la source de la révolution ou de la barbarie. Ce processus de développement, Marx ne l'a jamais vu comme une ascension linéaire. Dans un passage d'une terrifiante capacité d'anti- cipation historique, il a décrit comment les révolutions prolétariennes «interrompent à chaque instant leur propre cours... reculent constam- ment devant l'immensité infinie de leurs propres buts, jusqu'à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière... » Un siècle s'est écoulé depuis. Ce que Marx anticipait génialement, on peut maintenant l'étudier dans sa réalisation effective mais non point achevée. Et cette réalisation effective a enrichi le processus d'un élément que Marx ne faisait pas entrer en ligne de compte, de toute façon pas sous la forme sous laquelle il est entré : l'évolution proprement politique du proletariat. Le prolétariat a créé des formes d'organisation diverses partis, communes, syndicats, soviets. Il a suivi des organisations à idéologies différentes -- marxistes tout court, anarchistes, réformistes, leninistes, staliniennes. Les formes d'organi- sation se sont écroulées ou vidées de leur substance les partis poli- tiques ont disparu, ou ont «trahi ». En fin de compte, l'histoire du mouvement ouvrier apparaît tout d'abord comme une série de défaites extérieures ou intérieures. Tout cela ne mettrait-il pas en question la perspective de la révolution ? Peut-on trouver un sens à tout cela, parler d'un processus ou d'une histoire ou tout n'est-il qu'accident, erreur et illusion, une histoire pleine de bruit et de fureur et ne signifiant rien ? On peut répondre que ces défaites sont dues à un rapport de forces entre la bourgeoisie et le prolétariat jusqu'ici défavorable. S'il en est ainsi, pourquoi serait-il favorable à l'avenir ? Et comment ne pas voir que ce rapport des forces concerne en premier lieu la classe ouvrière ? En 1918 la bourgeoisie allemande n'existait pour ainsi dire pas ; la bourgeoisie française en 1936, presque pas. Dans les deux cas on multiplierait facilement les exemples ce sont les propres partis de la classe ouvrière qui l'ont massacrée ou l'ont arrêtée en chemin. Pourquoi ces partis ont-ils agi de la sorte ? A cela les trotskystes répondent par deux mots : trahison, erreurs. Enfantillage, bien sûr. Cela ferait donc un siècle que les directions que le prolétariat se donne trahiraient ou se tromperaient tout au moins aux moments décisifs, les seuls qui comptent. Et pourquoi tra- hiraient-elles ou se tromperaient-elles constamment ? Est-ce une malé- diction divine ? Et pourquoi sera-t-elle levée à l'avenir ? Lénine pour le réformisme, Trotsky pour le stalinisme ont donné des réponses plus sérieuses. On pourra dire si l'on veut que le réfor- misme ou le stalinisme « se trompent » ou « trahissent » mais ce sera une sténographie. En réalité, la politique réformiste et la politique stalinienne s'expliquent par des facteurs sociologiques Lénine interprète le réformisme à partir de l'aristocratie ouvrière et la bureaucratie politique et syndicale, combinées à la possibilité objec- tive de réformes pendant la phase florissante de l'impérialisme. Trotsky expliquera la politique stalinienne comme la politique d'une couche bureaucratique qui a usurpé le pouvoir dans le premier Etat ouvrier. Là nous tenons un mode d'explication solide. Il est certain en effet qu'il y a une adéquation entre la politique de ces organisations et les 86 - intérêts des couches sociales qui les dominent ; et ces couches elles- mêmes correspondent à des phénomènes et des phases aisément des- criptibles de l'économie capitaliste. Mais cette explication n'est pas suffisante. Elle laisse dehors le principal intéressé le prolétariat. Car on demande non seulement pourquoi les dirigeants réformistes ou staliniens font la politique qu'ils font, mais pourquoi le proletariat les suit. On ne peut pas simplement dire qu'ils trompent le prolétariat, car on ne peut trom- Per avec rien pas pour longtemps, en tout cas. Et, du point de vue pratique, nous retomberions sur la même question : pourquoi le prolétariat ne sera-t-il pas éternellement trompé ? L'explication ne peut être que celle-ci : Le prolétariat suit ces directions parce que jusqu'à un certain point et pendant un certain temps il adhère à leur politique et à leur idéologie. Pourquoi y adhère-t-il ? Parce que en partie ces politiques et ses idéologies l'expriment; parce qu'elles constituent à la fois des réponses à la situation concrète dans laquelle se trouve le prolétariat face à la bourgeoisie pendant l'étape considérée et des définitions provisoires de son but, des moments dans cette recherche de la forme concrète de son émancipation dans laquelle le replonge constamment le capi- talisme. Pourquoi cesse-t-il un jour d'y adhérer ? Quelque fois parce que toute lutte devient impossible et cesse ; le plus souvent parce que la situation concrete a changé ou que cette forme-là d'idéologie est dépassée ou les deux à la fois. Mais peut-on parler de « moments dans une recherche » et de *dépassement » en nous référant au prolétariat ? Ne sommes-nous pas victimes du langage ? Cette recherche, ce dépassement ne pré- supposent-ils pas un sujet au sens propre du terme, qui se réfère à des structures logiques et des critères homogènes et qui permane dans le temps, doué donc de « mémoire » ? La réponse peut paraître paradoxale, elle est en fait banale. C'est parce que le prolétariat est objectif qu'il est sujet possible. Nous avons déjà vu que l'unité du prolétariat comme sujet comme expérience et comme critère est posée par les conditions objectives du capitalisme d'abord, par la réaction des ouvriers contre ces condi- tions ensuite. De même, l'unité de l'histoire du prolétariat en tant qu'enchuînement de significations trouve une expression objective dans la réalité sociale actuelle. Le prolétariat n'a pas besoin de se rappeler ses luttes antérieures, car leurs résultats sont là, incorporés dans la situation. Les résultats de son action précédente sont devenus partie intégrante de l'expérience actuelle, perceptibles dans le présent sans besoin de recours réfléchi au passé. En ce sens chaque grande action du prolétariat tend à dépasser les précédentes parce qu'elles les contient dans son objet actuel, la réalité sociale, façonnée par les luttes antérieures. La leçon qui sort de l'échec du réformisme, le prolétariat n'a point besoin de mémoire pour la tirer, elle est là devant lui : voilà ce que le capitalisme peut donner par des réformes pacifiques, voilà peut-être le 5 % de plus qu'il pourrait encore à la rigueur donner. La distinction entre formes de propriété et rapports réels de production la compréhension de l'exploitation contenue dans l'étatisation bureaucratique la vision de la dictature du parti comme dictature sur le prolétariat et non du prolétariat le prolétariat russe n'aura pas besoin de revivre l'histoire de la dégé- nérescence de la Révolution d'octobre, de lire Trotsky ou même « Socialisme ou Barbarie » pour y parvenir. Les formes supérieures de conscience de classe sont potentiellement là, devant lui comme le négatif de son action passée ; elles deviendront nécessairement expli- cites le jour où il reprendra la lutte (1). (1) En ce sens, l'expression de Lefort * il n'y a aucun facteur objectif qui garantisse au prolétariat son progrès » est incomplète à moins que toute l'emphase ne soit placée sur le « garantisse », auquel cas elle devient vraie pour tout ce qui est historique, et peu intéressante. Sartre ne s'y attarde pas ; tout est garanti par Thorez, il a le contrat d'assurance dans sa poche. 87 Est-ce la peine d'ajouter que de ce que chaque parti exprime à un moment donné de son existence une étape nécessaire de ce dévelop- pement du prolétariat il ne résulte nullement qu'on a à soutenir toujours le parti « ouvrier » le plus fort dans le pays où l'on se trouve ? Seule une âme de valet ou de parlementaire pourrait tirer une conclusion pareille. Avant de terminer, donnons encore une fois la parole à Sartre : Tout cela est arbitraire, dit-il ; c'est votre interprétation, votre opinion ; et si vous trouvez un sens dans l'histoire du prolétariat, c'est parce que vous avez commencé par décider qu'il en avait un. Vous reconstruisez l'histoire du prolétariat comme une dialectique, et vous oubliez que la vérité d'un mouvement dialectique se prouve soit parce qu'on est dans la praxis, soit parce qu'on se trouve placé à la fin de l'histoire. Tout cela est en effet notre opinion ; qu'y a-t-il jamais d'autre ? Le fait qu'elle n'est pas arbitraire résulte de ce qu'elle est l'une des deux opinions possibles. L'autre la vôtre et celle de Camus, celle de Malenkov et de Mac Carthy consiste à ne pas trouver de sens dans l'histoire du prolétariat, parce que vous avez commencé par décider qu'il ne pouvait pas y en avoir un. Nous reconstruisons l'his- toire du mouvement ouvrier omme une dialectique, parce que c'est la seule manière d'y comprendre quelque chose et d'en faire quelque chose. Et votre dilemme sur la praxis et la fin de l'histoire prouve encore une fois que vous ne savez pas ce dont vous parlez. Car être dans la praxis signifie précisément poser la fin de l'histoire de cette histoire-là comme projet d'action et, d'un sens possible contenu dans le présent soutenir une perspective pratique qui éclaire ce sens en retour. Au demeurant, ce n'est pas avec Sartre, mais de Sartre qu'on peut désormais discuter (1). Pierre CHAULIEU. (1) Désormais : car voici ce que Sartre écrivait il y a quelques années : « ... ce n'est pas notre faute si le P.C. n'est plus un parti révolutionnaire. Il est vrai qu'on ne peut guère, aujourd'hui et en France, atteindre les classes travailleuses si ce n'est à travers lui ; mais c'est seulement par dis- sipation d'esprit qu'on assimilerait leur cause à la sienne. >> Et encore : «Le nazisme était une mystification ; le gaullisme en est une autre, le catholicisme une troisième, il est hors de doute, à présent, que le commu- nisme français en est une quatrième. » (Qu'est-ce que la littérature ? « Les Temps Modernes », juillet 1947, p. 93 et 107.) 88 DOCUMENTS POLITIQUES Les thèses du P. C. l. d'Italie (Tendance du Congrès) Conformément aux décisions prises au sujet de la discussion, et des échanges internationaux avec les groupes marxistes des autres pays (1), nous publions la traduction des thèses approuvées par le Congrès du P.C.I. d'Italie en 1952. Certains passages de ce document constituent en fait une réponse aux positions de la tendance bordiguiste avec l'aquelle ces camarades cmt rompu. Nous avons publié dans notre dernier numéro, sous le titre « La crise du bordiguisme », un article dont la lecture permet de mieux comprendre le texte que nous reproduisons aujourd'hui. PROBLEMES GENERAUX 1. Le contraste entre les forces productives et les rapports de produc- tion, qui caractérise le capitalisme et dont le prolétariat exprinie l’antithèse historique, engendre la lutte des classes. Celle-ci n'est pas un épisode de telle ou telle phase du développement capitaliste, mais une réalité perma- nente qui appartient à la nature même de ce régime do production. Elle apparaîtra avec plus ou moins d'importance et d'intensité sur le terrain politique suivant les fluctuations de sa puissance et disparaîtra le jour où l'avènement révolutionnaire du prolétariat donnera naissance à la pro- duction et la distribution socialistes qui coïncideront avec la destruction révolutionnaire de tous les organes et formes du pouvoir bourgeois. Le parti de classe est l'organe spécifique, perinanent et imrempla- cable, de la lutte révolutionnaire du proletariat. 3. Le Parti Communiste Internationaliste est l'organe politique de la classe ouvrière et l'insirument, dont le rôle n'est ni episodique ni pro- visoire, de son émancipation. Dans aucune phase de son histoire la classe prolétarienne se peut exister sans la présence vivante et agissante de son Parti, de même le parti révolutionnaire n'est rien s'il n'enfonce pas ses racines au plus profond de la classe, s'il se trouve détaché de sa vie quotidienne, de ses luttes et de ses exigences, contingentes ou fondamentales, que la contre-révolution victorieuse pourra rebaisser et faire taire provisoirement mais ne pourra jamais détruire historiquement. 4. Le Parti regroupe la partie la plus avancée et la plus consciente du prolétariat et tend à unifier les efforts des masses travailleuses, en montrant que les mouvements partiels et contingents ne peuvent triompher s'ils ne se relient pas aux luttes pour l'émancipation révolutionnaire du prolétariat. Le Parti a aussi la tâche de réveiller la conscience révolutionnaire dans les masses ; de les arracher à l'influence réactionnaire et mystificatrice des écoles et tendances national-communiste, national-socialiste et social-demo- crate ; de préparer les armes de la théorie révolutionnaire et les noyens inatériels d'action afin de diriger, au cours de la lutte, le prolétariat versi ses objectifs finaux. 5. Il faut rejeter la conception selon laquelle dans la phase de la contre-révolution (aucune école du marxisme révolutionnaire n'a pourtant jamais essayé de démontrer quand et comment l'exercice du pouvoir bour- geois cesse d'être contre-révolutionnaire !) le parti devrait se limiter à une politique tranquille de prosélytisme et de propagande et s'orienter vers l'étude des problèmes soi-disant fondamentaux en transformant ainsi ses tâches en tåches de fraction sinon de secte ; cette conception est anti- dialectique et implique la liquidation de l'organe de la lutte révolution- naire. 6. Les guerres mondiales, issues des contradictions internes et tout jours plus graves du système capitaliste qui ont engendré l'impérialismo moderne, ont provoqué la désagrégation du capitalisme (quelle que soit sa forme de domination) ; dans cette phase la lutte des classes devra se (1) Voir no 11 : « Résolution sur les rapports internationaux ». 89 1 résoudre en un conflit armé, avec, l'insurrection des masses exploitées contre le pouvoir des Etats bourgeois dans leurs diverses phases de déve- loppement, des Etats-Unis d'Amérique à la Russie soviétique et aw0C 2014- veaux Etats de démocratie populaire. 7. Dans le cadre du programme révolutionnaire, l'analyse objective de la situation permet de considérer comme acquise, au détriment de la lutto prolétarienne, la disparition du premier Etat prolétarien, qui est entré de nouveau dans l'engrenage du capitalisme mondial. La deuxième guerre impérialisme a donc vu s'intégrer aux intérêts généraux de la bourgeoisie l'Etat russe, qui avait été la première mani- festation révolutionnaire et consciente de la classe ouvrière (1917). Dans l'intérêt suprême de la révolution future, le Parti Communiste Inter- nationaliste a le devoir de soremettre au feu de la critique marxisto, sans défaillance idéologique et sans faiblesse politique, les causes et les effets de ce processus de dégénérescence du premier Etat prolétarien. Les conceptions de « socialisme national », de « démocratie 40- velle » ou de « libération des peuples opprimés » sont opposées au marxisme et doivent être rejetées comme faisant partie de l'idéologie et de la tactique des forces conservatrices. L' « antifascisme » a été le plus récent mensonge idéologique et poli- tigue derrière lequel le capitalisme a joué la carte de sa propre conserva- tion de classe pendant la deuxième guerre mondiale. 9. Le Parti estime définitivement close la période des mouvernents nationaux. Ceci est également valable pour les pays coloniaux possédant une structure économique essentiellement pré-capitaliste, dans lesquels le capitalisme indigène s'enchevêtre avec celui de la nation colonisatrice par des liens étroits de même nature de classe afin de réaliser conjointement la domination sur le proletariat « colonisé », Il n'existe aujourd'hui en Occident et on Orient, y compris l'Asie, aucun pays, aussi arriéré soit-il, où le prolétariat ressent davantage le probleme de Lindépendance nationale que celui de sa libération de la double exploi- tation capitaliste. Dans la période comprise entre la deuxième et la troisiems guerre non- diales, c'est-à-dire dans la période la plus vaste et la plus durs de la domination de l'impérialisme sur le monde, lutter solidairement avec les forces des mouvements de libération nationale, quelles qu'elles soient, signin fie placer le parti sur le terrain de la politique de l'ennemi de classe, signifie agir sur le terrain bourgeois vers lequel tout mouvement national dema nécessairement se diriger. En conséquence, le Parti rejette les alliances révolutionnaires avec les bourgeoisies d'Occident ou d'Orient (y compris l'Asie) et la participation Giunta guerres de formation nationale ; il rejette également la fausse concep- tiore dialectique selon laquelle le parti devrait lutter pour la victoire des révolutions bourgeoises sur le régime féodal afin de favoriser l'avènement de la révolution capitaliste. Il estime que dans tous les cas cela signifierait lutter pour le triomphe d'un impérialisme sur un autre impérialisme. 20. Dans le cadre du développement de la contre-révolution, les partis « communistes » nationaux, désormais complètement dégénérés et transfor més en instruments aveugles de la politique imperialiste de l'Etat 2888, ont abandonné toute méthode de lutte de classe en agitant le drapeau non- songer de l'antifascisme, comme si le plus grand ennemi à combattre n'était plus le capitalisme mais seulement une de ses expressions : 141 fascisme. Cette expérience a démontré qu'agir en dehors de la conception dialectique du mar.isme revient à se situer au sein de l'histoire bourgeoise, c'est-à-dire à combattre les effets et non les causes du marasme capitaliste. Le Parti Communiste Internationaliste qui, tour à tortr, a pris ouverte- 22633t position contre la série multicolore des < nouveaux » schémas ☆ partisanisme », « mouvement de libération nationale », « collaboration au gournement et < nouvelles constitutions », < campagnes pour la pois », etc. agira énergiquement pour débarrasser le terrain ouvrier de ces fausses conceptions, afin de restituer les conditions historiques réelles de l'opposition bourgeoise-prolétariat et d'établir 291 nouveau rapport de force. 11. Après le renversement du pouvoir capitaliste, le proletariat ne pourra s'organiser en classe dominante que par la destruction (et non garantit la conquête de l'appareil étatique bourgeois et par l'instauration de sol propre dictature de classe. Lo forme de la représentation politique dans l'Etat prolétarien sera fondée sur les organismes de masse qui auront surgi pendant la période révolutionnaire, dont ils seront l'expression ; la classe bourgeoise sera ecclue de tout droit politique. L'Etat de la dictature du prolétariat issu d'un mouvement révo- Lentionnaire victorieux, est une réalisation du proletariat International et dépasse les limites de son expérience nationale comme premier épisode de ana 90 1 la révolution prolétarienne dans le monde. 13. La défense des conquêtes révolutionnaires et des organes de pouvoir du proletariat qui, pour des causes historiques, resteraient isoléar dans Vattente d'un développement ultérieur de la situation internationale, devra être confiée aux ouvriers armés sur la base insurrectionnelle et jamais sur la base d'une armée permanente, 14. La réponse essentielle et immédiate que le prolétariat doit apporter au probleme de l'organisation de l'Etat de sa propre dictature, est celle de * detruire aussitôt » la vieille machine administrative pour commencer Ammédiatement à en construire une nouvelle qui rende impossible l'élargie- semont et le renforcement de toute bureaucratie et permette au contraire de la supprimer graduellement. L'Atat prolétarien a, pour normes, d'assurer : l'éligibilité absolue de toutes les charges, la révocabilité à tout moment de tous les fonctionnaires sans aucune exception et la réduction de leurs rétributions au niveau de * salaire moyen d'un ouvrier ». Seul l'Etat prolétarien, maintenu sur ls chemin de la continuate révolutionnaire par les cadres du Parti, qui ne devront en aucun cas se confondre avec lui ou s'y intégrer, pourra systématiquement appliquer les mosures successives d'intervention dans les rapports économiques et sociaux, grâce auxquelles on remplacera le système capitaliste par la gestion socia- 118te de la production et de la distribution. 16. Par suite de cette transformation économique et des changements qui en découleront dans toutes les activités de la vie sociale et permettront d'abolir la division en classes, la nécessité de l'Etat politique disparaîtra également peu à peu et son mécanisme se réduire graduellement à celui d'une administration rationnelle des activités humaines. 16. DOCTRINE Il est néessaire pour le parti révolutionnaire de mettre au point certains aspects de la doctrine marxiste, instrument d'orientation et de direction de l'action révolutionnaire, dont les diverses interprétations ont provoque et provoquent de graves dissensions internes et la division des forces de l'avant-garde révolutionnaire. A l'acceptation formelle et parfois mystique du matérialisme historique, du Capital de Mars, des veures de Lénine, etc.nous entendons opposer le caractère indiscutable, actuel et achevé de la doctrine marxiste corame interprétation et critique de l'économie capitaliste au cours de toute son existence, et en particulier comme conception complète du monde et de l'histoire humaine. Avec Mars, Engels et Lénine, le Parti pense que dans l'histoire rien n'arrive automatiquement, indépendamment de l'activité humaine : « Ce sont donc les hommes qui font eux-mêmes leur histoire, dans une ambiance donnée qui les conditionne et sur la base de certains rapports réels, parmi lesquels les rapports économiques sont décisifs. » La compréhension de cette action réciproque fournit le fil conducteren de l'histoire, qui est l'histoire de la lutte incessante entre les classes dans la succession ininterrompue de hauts et de bas des situations objectives. Briser ce fil conducteur signifie briser le cours de l'histoire dans sa réalité vivante, nier la présupposition de la continuité de la classe révolutionnaire, T'inévitabilité de son parti politique, signifie en définitive nier la présup- position de la révolution prolétarienne elle-même. Il faut donc repousser toutes les formulations, anciennes Or nouvelles, que se placent en dehors de ce noyau central du marxisme les interpret tations idéalistes (« ordinovismo , stalinisme, etc.) ou le dogmatisme déters ministe (scientisme déterministe, économisme, bordiguisme décadent, etc.) et qui finissent par aboutir à la traditionnelle pensée réactionnaire de 7.00 bourgeoisie et à l'inévitable arrêt de Velaboration de la théorie révolution- nagre. NATURE ET FONCTION DU PARTI Il n'existe pas de possibilité d'émancipation prolétarienne mai de construc- tion d'une nouvelle organisation sociale si elle ne naît pas de la Tutte 'to C20836 ; comme du reste il n'existe aucune lutte de classe qui ne soit pas con même temps iue lutte politique. L'instrument de cette lutte est le parti politique de classe qui, à partir des luttes contingentes, parvient, par l'insurrection révolutionnaire, à la destruction de l'Etat capitaliste pour construire l'Etat de la dictature to prolétariat et veiller à sa gestion. La classe engendre le parti comme condition de son existence. Diem point de vue historique, aucune importance particulière ne s'attache en Jait que la classe ait des possibilités d'action pire ou moins grandes ADET 9) le plan de la lutte revendicative, comme sur le plan plus spécifiquement politique, à quoi correspond une importance plus ou moins grande de son parti sur le plan de la lutte politique générale. Ce qui compte, cest la continuité des rapports qui doivent exister entre parti et classe, cepen- dant que leur renforcement et leur élargissement sont étroitement liés à des conditions objectives favorables, dans lesquelles la volonté de réalisa- tion du parti intervient en dernière analyse, mais seulement dans le cadre de ces conditions, comme facteur à la fois déterminé et iléterminant. Ce serait une erreur grossière et dangereuse pour l'avenir que de croire qu'ait moment où elle engendre son parti, la classe se démet totalement ou même partiellement des attributs qui font d'elle le successeur de la bourgeoisie, comme si d'autres pouvaient, à sa place, avoir la conscience de la nécessité de la lutte contre la classe ennemie et de son renverse- ment révolutionnaire. Le proletariat ne cesse à aucun moment et pour aucune raison d'exercer sa fonction antagonique ; il ne délègus pas à d'autres sa mission historique ni ne délivre des procurations générales, même pas à son parti politique. Le renversement opéré par la « praxis », qui est, en somme, l'explosion de la volonté révolutionnaire, résulte avant tout et surtout de l'accumu- lation de facteurs divers et de poussées dans le sein de la classe ouvrière que la dynamique révolutionnairc cristallisera dans la fraction proléta- rienne (le parti) qui, par sa préparation idéologique, sa maturité jolitique et sa conscience unitaire, sera la plus capable de guider et de synchroniser le mouvement élémentaire, complexe et multiforme, et d'en faire une puis- sante arine de lutte et de destruction. C'est seulement à travers le parti et jamais de façon spontanée que la classe mettra à profit l'énorme potentiel révolutionnaire concentré dans le temps par l'anarchique et contradictoire processus productif du capitalisme. Mais lorsque les liens entre le parti et la classe sont relâchés, brisés et donc inopérants, la classe cesse d'être une force unitaire ; elle se divise selon les catégories et est inévitablement portssée vers les différentes formes de la politique corporative ; à son tour, le parti, détaché de la classe, cesse d'être le parti de la révolution, et est destiné à risparaître de la scène politique de classe ou à se perdre dans les compromis varie • mentaires. La nature même du P.C.I. d'Italie, parti de la classe ouvrière, indique et délimite ses tâches dans le cadre d'une tactique et d'une stratégie ve classe, en étroit rapport avec ?'analyse des rapports économiques réels et du développement des moyens techniques de production, cette analyse pou- vant seule permettre l'énonciation des lois qui président à la vie sociale et, dans certaines limites, la prévision historique de leur développement ultérieur. Le parti rejette aussi bien les conceptions et la pratique de « l'activisme » volontariste, animé par une vision idéaliste de l'histoire et des luttes ouvrières, que les conceptions et la pratique de « l'inactivisme » de reluh qui, étranger cu processus, se borne à attendre que le mouvement aveugle et désordonné de l'économie parvienne au point final de sa propre satu- ration explosive pour prendre alors en considération (et seulement alors), la nécessité de donner vie au parti, à sa formation idéologiqile, à con organisation et à son entraînement tactique. Le parti ne se forme pas par génération spontanée ni ne s'improvise et il n'est pas concevable qu'en l'espace d'un matin (en supposant qu'on lui accorde cet espace), il puisse assumer la capacité subiective et objective nécessaire pour savoir utiliser le moment décisif qu'offre la révolution. « L'activité du parti ne peut et ne doit pas se limiter à la conserva- tion de la pureté des principes théoriques et du réseau organisationnel, ni à la réalisation à tout prix de succès immédiats et numériques. Le parti est à la fois un produit et un facteur de la lutte de classe. » Les tâches du parti peuvent se résumer ainsi : a) La propagande pour ses principes et l'élaboration continuelle en fonction de leur développement ; b) La participation active à toutes les Tuttes ouvrières pour les reven- dications immédiates ; c) La direction de l'insurrection pour l'assaut révolutionnaire du pou- voir ; d) C'est sous la direction agissante du parti de classe que le proletariat exerce, au moyen de la dictature, la gestion du pouvoir et construit l'éco- nomie socialiste. Dans toutes les situations où la lutte directe pour la conquête du pouvoir n'est pas encore possible, le parti doit développer conjointement les deux première tâches ; son absence dans les luttes du proletariat, même partielles et immédiates, est inconcevable. 92 ABSTENTIONNISME LLECTIONISME PARTICIPATIONISME Depuis le Congrès de Livourne jusqu'à aujourd'hui, le Parti n'a jamais fait sien l'abstentionnisme face aux campagnes électorales comme principe d'orientation de sa propre politique, comme il n'a jamais accepté, ni m'accep tera aujourd'hui, lo participationisme systématique et indifférentié. Confor- mément à sa tradition de classe, le parti décidera chaque fois du problème de sa participation suivant l'intérêt politique de la lutte révolutionnaire et à condition qu'il soit possible de mobiliser autour de cette intervention une partie, momo modeste, de prolétaires conscients. « Aussi, quello que puisse être la tactique du parti (participation à la seule campagne électorale avec propagande écrite et orale ; présentation de candidaturos ; intcrvention au sein de l'assemblée), elle devra non seulement s'inspirer do 808 principes, mais devra proclamer ouvertement qu'en aucun cas la consultation électorale ne peut permettre à la classe ouvrière d'expri- mer do façon adéquate ses besoins et ses intérêts et encore moins de parvenir la gestion du pouvoir politique. Dans lcs élections locales, le parti ne pourra pas faire abstraction par duto do considérations contingentes, de l'objectif général qui consiste a distinguer parmi toutes les autres forces, la responsabilité et le point de VUO des forces prolétariennes et à poursvivre de manière cohérente Vagitan tion pour ses revendications historiques et générales. » RAPPORTS ENTRE LE PARTI ET LES MASSES Afin de ne pas se transformer en 24 club de philosophes, éloigné du mouvement et du sillon de la lutte des classes, le parti doit résoudre conformément aux principes marxistes le problème de ses grapports cvec les inasses. Un des aspects de ce problème est ce qu'on appelle la question syndi- cale, qui comprend : appréciation du syndicat actuel, rapports dili parti avec ce syndicat, agitations ouvrières et position du parti à leur égard et, cuifin, organisations d'usine. LC parti affirme catégoriquement que dans la phase actuelle de la domination totalitaire de l'impérialisme, les organisations syndicales sont indispensables à l'exercice de cette domination dans la mesure même out clles poursuivent des buts qui correspondent aux exigences de conservation et de querre de la classe bourgeoise. En conséquence, le parii estime fausse et rejette la perspective selon laquelle ces organisations pourraient, dans l'avenir, avoir à remplir une fonction prolétarienne et selon laquelle le parti devrait opérer un virage et adopter la position de conquérir par i'intérieur leurs postes de direction. Contre la position qui estime que les syndicats actuels ont une nature ouvrière dro serl fait qu'ils sont cxclusi- vement composés d'ouvriers et tout en reconnaissant l'exactitude de cette dernière constatation nous affirions que : 1° L'adhésion des ouvriers au syndicat n'est pas volontaire mais imposée; 20 Depuis qu'elles ont accordé leur politique avec le jeu des compétitions impérialistes, les organisations syndicales ne sont plus l'expression d'inté- rêts spécifiquement prolétariens. Dans des situations différentes, quand la classe ouvrière se mobilisera sous la direction du parti de classe pour déclencher l'attaque frontale contre l'Etat, elle rencontrera épaulant l'Etat et jouant un rôle néfaste les actuelles organisations syndicales. Cette affirmation est confirmée par l'expérience faite par les proletariats allemand et italien qui, dans les années 19194 1920. avaient tenté de passer par-dessus la barrière réactionnaire des orga- nisations syndicales et de créor des nouvelles organisations de inasse. Cependant, le parti, en étroit accord avec les positions historiques de la gauche italienne, n'est pas partisan de la scission syndicale, c'est-à-dire qu'il ne lance pas des mots d'ordre dans le vide, ni pour la constitution de nouveaux syndicats, ni pour l'abandon des syndicats actuels par les tra- vailleurs organisés. Ce dernier mot d'ordre ne pourra être donné que lorsquemila prochaine crise générale de la structure capitaliste aura engendré le mouvement révolutionnaire des masses. Ayant constaté que, dans la situation actuelle de grande dépression du mouvement ouvrier, la majorité des ouvriers se trouve dans les centrales syndicales en dépit de leur nature contre-révolutionnaire, le parti estime que ses militants doivent rester dans les syndicats tant qu'ils n'en auront pas été expulsés par suite de leur activité. Il estime que ces nilitants doivent participer, dans l'intérêt général du proletariat, à toutes les mani, festations intérieures de la vie syndicale, en critiquant et en dénonçant la politique des dirigeants syndicaux, afin d'accomplir une œuvre de clarifi- cation et d'orientation vis-à-vis des ouvriers syndiqués. Le parti considère que les lieux de travail usines, entreprises, bureaux, etc. sont les endroits où il est possible de développer le plus 93 efficacement un travail de critique, de dénonciation politique et d'orienterin tion révolutionnaire face aux ouvriers. C'est là que les groupes internatio- nalistes d'usine devront constituer le noyau de l'activité à développer parmi les masses et ils devront être particulièrement aidés par le parti afin d'être capables d'intervenir politiquement dans les situations chaque fois qu'ii sera nécessaire d'affirmer et de défendre la politique du parti. La course aux armements et l'évolution de la situation vers le troisième conflit mondial détermineront une série de mouvements que le stalinismo essaiera de guider vers les objectifs de l'impérialisme russe, comme it I'm fast hien et continue de le faire aujourd'hui. Une des tâches du parti et de ses groupes d'usine est d'être en mesure d'intervenir dans chaque mouvement pour effectuer un travail de clarifico- tion et d'orientation et, si les conditions et les rapports de force le por. mettent, d'en prendre même la direction politique. En étroite liaison avec ce qui vient d'être dit et dans le but de rester en contact permanent avec la classe ouvrière, le parti ne sousestime Iasi l'importance d'être présent, là où les rapports de force le permettent, oua élections des organes représentatifs du syndicat ore de l'usine. En consé quence, le parti décidera d'intervenir dans les manifestations de la vie Ouvrière suivant la possibilité ou l'impossibilité de présenter, surtout du élections des commissions internes d'usine, une liste autonome de parti et de l'expliquer politiquement par une motion annexe. Au cas oil des militants internationalistes seraient élus aux commissions internes, ils devront défendre les intérêts ouvriers dans CES organismes, conformément à la politique du parti. Ils devront en sortir s'ils se trouvent dans l'impossibilité de défendre cette politique. SITUATION INTERNATIONALE La puissance de la domination capitaliste, assurée par le succès de la deuxième guerre mondiale, a broyé et dispersé les forces politiques :"$VO- lutionnaires et a poussé au premier plan les forces de l'impérialisme qui se disputent la suprématie dans le monde. Ce climat est donc favorable à la politique des partis opportunistes, passés au service de l'un ou de l'autre imperialisme. La tâche de regrouper les noyaux révolutionnaires dispersés ne dépend pas d'une initiative du parti ou d'un autre groupe politique. Il faut tenir compte du fait que la disparition de la Troisième Internet- tionale, la défaite de l'opposition révolutionnaire, son fractionnement et sa dispersion, ont brisé l'unité des forces révolutionnaires, cassé le fil de l'élaboration théorique et retardé la possibilité de tout nouveau regroupe- ment international. Dans la situation actuelle et avec la perspective d'une préparation psycho- logique et matérielle de la guerre chaque jour plus forte, les possibilités objectives de regroupement doivent être recherchées parmi les groupes, nationaux et internationaux qui ont rompu ouvertement et définitivement dvec le stalinisme, la démocratie et la guerre. Le prolétariat est toujours absent de la lutte politique, et il y a, on conséquence, une disparition, au moins apparente, d'une vraie lutté de classe. Cependant, le parti n'accepte pas la position qui affirme que cette situation de carence ouvrière doit durer encore pendant une très longue période ct fonde sur cette perspective la tactique du « rien à faire ». Au contraire, il fait sienne la théorie de Lénine sur les changements brusques, toujours latonts et toujours possibles dans une économie dont les contradictions internes augmentent au fur et à mesure que le capitalisme se précipite vers la guerre. Le parti méconnaîtrait ses tâches s'il ne tenait pas compte du fait que le proletariat européen, bien que politiquement immobilisé c# corrompu par le stalinisme et terrorisé par la pression contre-révolutionnaire, dispose toujours d'une somme d'expériences de lutte de classe que les proletariats anglais et américain n'ont absolument pas ; expériencts qui peuvent rester assoupies, comprimées, latentes, mais qui sont prétes a reprendre vigueur et à devenir déterminantes dans la phase de represe du mouvement proletarien. Nous repoussons également comme défaitiste la théorie suivant laquelle il n'y a pas de place pour le parti dans la période historique où la contre- révolution domine sans conteste. Le parti affirme que même dans la période de la contre-révolution victorieuse, qui est en définitive celle de la domination du monopole, du capital financier et du militarisme d'aujourd'hui, choix pour les révolu- tionnaires n'est jamais entre ce qu'il ne faut pas faire » Et ce qui est possible et juste de faire », il n'est pas entre une formulation paradoxale et métaphysique, tendant inévitablement à l'opportunisme, et la dure néces. site quotidienne de faire vivre la théorie dans le monde réel des intérêts 94 antagoniques et de luttes de classe od 706 théorie prend su source et dont elle représente la justification historique. L'action du parti de classe est toujours réglée non par la peur » d'agir et le « risque » que cela com- porte, mais par la préoccupation et la « volonté » de faire ce que permettent les conditions objectives sur un terrain donné, avec des difficultés données et un adversaire déterminé, qu'il n'est pas possible de choisir mais seule- ment de combattre. Dans l'histoire des luttes ouvrières et du parti de classe il est difficile de trauver qu'on ait jamais fait plus qu'il n'étałt possible de faire. L'action pour l'action et le zèle sont toujours advenus sur un plan différent de celui de la classe, au moment où les masses et le parti ont engagé leur action sur la ponte de l'opportunisme. FACE A L'IMPERIALISME que la 02 Quel que puisse être le jugement porté sur l'état de l'économie russe (quc les éléments pré-capitalistes soient prédominants ou non, capacité de détermination et le pourcentage de domination à attribuer aux eléments du capitalisme moderne parvenus à une action monopoliste dans le cadre de l'Etat, soient plus ou moins grands), le Parti affirme que la. politique de l'Etat russe correspond aux intérêts fondamentaux de sa struc- tuie économique. En conséquence, sa politique extérieure d'expension impé- rialiste. et de préparation de la guerre est nécessairement la projection des la poussée violente et typiquement capitaliste de son économie, tendue vers la conquête et le contrôle de nouveaux centres de matières premières consommation, indispensables à son ement et aux exigences de son front stratégique. Le régime russe, après les premières réalisations socialistes, e subi une régression qui s'est effectuée peu à peu, mais de manière décisive. L'économie a redonné place aux privilèges et à l'exploitation des salariés dans le domaine social, les couches aisées ont repris de l'influence ; dans le domaine juridique, les formes et les normes de type bourgeois sont réapparues ; dans le domaine politique intérieur, le courant révolutionnaire Oh continuait les traditions bolcheviques de la Révolution d'Octobre et du leninisme, a été battu et dispersé et a perdu le contrôle du parti et de l'Etat ; dans le domaine international, l'Etat russe a cessé d'être une force alliée de toutes les classes exploitées, combattant sur le terrain de la gustre civile pour la révolution dans tous les pays. Il est devenu une tles plus colossales forces étatiques et militaires du monde impérialiste moderne et il participe avec les différents blocs des Etats militaires bourgeois au jeis des alliances et des guerres. Il n'est plus au service d'exigences histo- riques de classe, mais d'exigences nationales et impériales, c'est-à-dire qu'il ne suit pas une politique extérieure dictée par les intérêts du 70le- tariat mondial, mais par ceux de la couche dirigeante et privilégiée en Russie. » En aucun cas, le parti n'est disposé à considérer la Russie soviétique comme un pays qui n'a pas encore réalisé sa révolution bourgeoise et doit donc être aide par un appui solidaire et international, théorique et pratique, afin de pousser l'économie russe au-delà de la féodalité et au-delà due capitalisme. Le capitalisme d'Etat n'est qu'une forme du capitalisme et ne diffère pas par sa nature, par ses contradictions internes et même par les aspects extérieurs de son organisation (des lieux de production au marché interne 6t au marché international) de tout autre capitalisme, y compris le plus avancé, le plus concentré et monopoliste : celui des U.S.A. La différence de niveau de développement n'entraîne pas ni ne justifie L'établissement d'une hiérarchie de responsabilités et de dangers, selon laquelle on devrait éliminer les centres du capitalisme suivant l'ordre établi par cette hiérarchie : d'abord le centre no 1, les U.S.A., et ensuite los autres capitalismes. La révolution ne s'est jamais adaptée ni ne s'adaptera certainement jamais aux lois d'aucun ordre géométrique ou sentimental, mais cherchera à frap- per et frappera là où le capitalisme sera le plus affaibli. Le Parti repousse donc comme dangereuse et d'inspiration trouble la théorie selon laquelle la révolution prolétarienne perdrait son temps si elle ne * déblayait » pas d'abord le centre capitaliste des U.S.A. Il affirme què dans les phases de crise et de haute tension sociale, chaque révolution victorieuse porte en elle-même, inévitablement, une capacité d'expansion qui constitue la base concrète de l'élargissement du front révolutionnaire. C'est pour cela que la théorie du socialisme dans un seul pays est fausse, comme l'est également la théorie qui justifle indirectement la dégénérescence de l'Etat russe en se basant sur l'état arriéré de son économie. Il serait enfantin de prévoir un écroulement simultané de tout le front 95 capitaliste ou une succession rapide d'écroulements dans les pays de tel ou tel continent. Mais il est aussi enfantin de supposer qu'une révolution victorieuse dans un seul pays puisse et doive durer indefiniment, en s'appuyant non sur la solidarité agissante et créatrice de la révolution inter- nationale mais sur le développement et l'exploitation de ses propres res- sources nationales en matériel humain et économique. Les conditions de Paffirmation et de la consolidation d'une expérience révolutionnaire victo- rieuse résident uniquement dans son rayonnement stratégique ; c'est-à-dire dans le fait de considérer les conquêtes intérieures de la révolution comme autant de premisses pour l'attaque et la destruction violente du front ennemi. C'est sur cette voie seulement que la révolution pourra s'affirmer et se consolider en ouvrant l'ère de la société socialists, ou bien elle tombera comme est tombée en 1871 la Commune de Paris. (Traduit de l'italien par A. Véga.) 96 TABLE DES MATIÈRES DU VOLUME II (0) EDITORIAUX La guerre et la perspective révolutionnaire L'expérience prolétarienne IX, I XI, 1 ARTICLES Hugo BELL : Le stalinisme en Allemagne Orientale Raymond Bourt : Voyage en Yougoslavie . Pierre CHAULIEU : Sur le programme socialiste Pierre CHAULIEU : la direction prolétarienne Pierre CHAULIEU : Sur la dynamisme du capitalisme Philippe GUILLAUME : Machinisme et prolétariat Claude LEFORT : Pascal Claude MONTAL: Le prolétariat et le problème de la direc- tion révolutionnaire .. René NEUVIL: Le patronat français et la productivité G. PÉTRO : La "Gauche" américaine A. VEGA: La lutte des classes en Espagne A. VÉGA: La crise du bordiguisme italien VII, 1; VIII, 31 VIII, 1 X, 1 X, 10 XII, 1 XII, 46. IX, 29 X, 18 XI, 20 XII, 23 IX, 15 X1, 26 DOCUMENTS La reconstruction de la Ria STONE : L'ouvrier américain société Georges VIVIER : La vie en usine La vie de notre groupe Les thèses du P.C.I. d'Italie VII, 67;VIII, 50 XI, 48 ; XII, 31 VII, 82 ; IX, 28 XII, 89 NOTES La situation internationale VII, 95; VIII, 73 ; XI, 55; XII, 48 P.C. : Nationalisation et productivité VIII, 90 Pierre CHAULIEU : Sartre, le stalinisme et les ouvriers XII, 63 Henri COLLET : La grève aux Assurances Générales Vie VII, 103 G. DUPONT : Les organisations "ouvrières" et la guerre de Corée. André GARROS : Les Auberges de la Jeunesse VIII, 84 X, 45 Jean LEGER : Le procès Kalandra VII, 110 Claude MONTAL : La situation sociale en France X, 28 G. PÉTRO : La grève des chemins de fer de mars 1951 IX, 33 G. PÉTRO : Trotskysme et stalinisme X, 35 LES LIVRES Hugo BELL : Les syndicats soviétiques, par 1. Deutscher PASCAL: La vie et la mort en U.R.S.S., par El Campessino. G. P. : Trois qui ont fait une révolution, par B. Wolfe ... Xlly 60 IX, 38 XI, 60 (1) Les chiffres romains indiquent le numéro et les chiffres arabes la page.