Socialisme ou Barbarie Paraît tous les trois mois 9, rue de Savoie, Paris-Vle C. C. P. : Paris 11987-19 Comité de Rédaction : P. CHAULIEU CI. MONTAL Ph. GUILLAUME D. MOTHE A. VEGA Gérant : G. ROUSSEAU LE NUMERO 150 francs ABONNEMENT UN AN (4 numéros) 500 francs SOCIALISME OU BARBARIE Sur le contenu du socialisme Ce texte ouvre une discussion sur les problèmes programma- tiques qui sera poursuivie dans les prochains numéros de Socia- cialisme ou Barbárie. 1. De la critique de la bureaucratie à l'idée de l'autonomie du prolétariat Les idées exposées dans ce texte seront peut-être comprises plus aisément si on retrace le chemin qui nous y a conduits. En effet, nous sommes partis de positions où se situe nécessai- rement un militant ouvrier ou un marxiste à une étape donnée de son développement, donc que tous ceux à qui nous nous adressons ont partagé à un moment ou un autre ; et si les concep- tions exposées ici ont une valeur quelconque, leur développement ne peut pas être le fait du hasard et de traits personneis, mais doit incarner une logique objective à l'auvre. Décrire ce déve- loppement ne peut donc qu'accroître la clarté et faciliter le contrôle du résultat final. (1) Comme une foule de militants d'avant-garde, nous avons com- mencé par constater que les grandes organisations « ouvrières » traditionnelles n'ont plus une politique marxiste révolutionnaire ou ne représentent plus les intérêts prolétariens. Le marxiste arrive à cette conclusion en confrontant l'action de ces organi- sations (« socialistes » réformistes ou « communistes » stali- niennes) avec la théorie qui est la sienne. Il voit les partis dits * socialistes » participer aux gouvernements bourgeois, exercer activement la répression des grèves ou des mouvements des peu- ples coloniaux, être champions de la défense de la patrie capita- (1) Dans la mesure où cette introduction reprend brièvement l'analyse de divers problèmes déjà traités dans cette revue, nous nous sommes permis de renvoyer le lecteur aux textes correspondants publiés dans Socialisme ou Barbarie. 1 liste, oublier même jusqu'à la référence à un régime socialiste. Il voit les partis « communistes » staliniens appliquer tantôt cette même politique opportuniste de collaboration avec la bour- geoisie, tantôt une politique « extrémiste », un aventurisme vio- lent sans rapport avec une stratégie révolutionnaire conséquente. L'ouvrier conscient fait les mêmes constatations sur le plan de son expérience de classe ; il voit les socialistes prodiguer leur effort pour modérer les revendications de sa classe et pour rendre impossible toute action efficace visant à les satisfaire, pour substituer à la grève des palabres avec le patronat ou l'Etat ; il voit les staliniens tantôt interdire rigoureusement les grèves (comme de 1945 à 1947) et essayer de les réduire même par la violence (2) ou les faire insidieusement avorter (3) ; tantôt vouloir imposer à la cravache la grève aux ouvriers qui n'en veulent pas parce qu'ils la perçoivent comme étrangère à leurs intérêts (comme en 1951-1952, avec les grèves « anti-amé- ricaines »). Hors de l'usine, il voit lui aussi les socialistes et les communistes participer au gouvernement capitaliste, sans qu'il s'ensuive une modification quelconque dans sa condition : et il les voit s'associer, aussi bien en 1936 qu'en 1945, lorsque sa classe veut agir et le régime est aux abois, pour arrêter le mo!ivement et sauver ce régime, en proclamant qu'il faut « savoir terminer une grève », qu'il faut « produire d'abord et revendiquer ensuite ». Aussi bien le marxiste que l'ouvrier conscient, constatant cette opposition radicale entre l'attitude des organisations tradition- nelles et une politique marxiste révolutionnaire exprimant les intérêts immédiats et historiques du proletariat, pourront alors penser que ces organisations « se trompent » ou qu'elles « trahis- sent ». Mais, dans la mesure où ils réfléchissent, où ils appren- nent, où ils constatent que réformistes et staliniens se comportent de la même manière jour après jour, qu'ils se sont comportés ainsi toujours et partout, autrefois, maintenant, ici et ailleurs, ils voient que parler de « trahison » et d'« erreurs » n'a pas de sens. Il ne pourrait s'agir d'« erreurs » que si ces partis poursuivaient les buts de la révolution prolétarienne avec des moyens inadéquats ; mais ces moyens, 'appliqués d'une façon cohérente et systématique depuis plusieurs dizaines d'années, montrent simplement que les buts de ces organisations ne sont (2) La grève d'avril 1947 chez Renault, la première grande explo sion ouvrière d'après-guerre en France, n'a pu avoir lieu qu'après une lutte physique des ouvriers avec les responsables staliniens. (3) Voir dans le n° 13 de Socialisme ou Barbarie (pp. 34 à 46), la description détaillée de la manière dont les staliniens, en août 1953, chez Renault, ont pu « couler » la grève, sans s'y opposer ouver- tement. 2 pas les nôtres, qu'elles expriment des intérêts autres que ceux du proletariat. Dire, du moment où l'on a compris cela, qu'elles « trahissent » n'a pas de sens. Si un commerçant, pour me vendre sa camelote, me raconte des histoires et essaie de me persuader que mon intérêt est de l'acheter, je peux dire qu'il me trompe, non pas qu'il me trahit. De même, le parti socialiste ou stalinien, en essayant de persuader le proletariat qu'ils représentent ses intérêts, le trompent, mais ne le trahissent pas : ils l'ont trahi une fois pour toutes, il y a longtemps, et depuis, ce ne sont pas des traîtres à la classe ouvrière, mais des serviteurs consé- quents et fidèles d'autres intérêts, qu'il s'agit de déterminer. D'ailleurs, cette politique n'apparaît pas simplement cons- tante dans ses moyens et dans ses résultats. Elle est incarnée dans la couche dirigeante de ces organisations ou syndicats ; le militant s'aperçoit rapidement et à ses dépens que cette couche est inamovible, qu'elle survit à tous les échecs et qu'elle se per- pétue par cooptation. Que le régime intérieur de l'organisation soit « démocratique », comme chez les réformistes, ou dictatorial, comme chez les staliniens, la masse des militants ne peut absolu- ment pas influer sur leur orientation, déterminée sans appel par une bureaucratie dont la stabilité n'est jamais mise en question ; car même lorsque le noyau dirigeant arrive à être remplacé, il l'est au profit d'un autre non moins bureaucratique. A ce moment, le marxiste et l'ouvrier conscient se rencontrent presque fatalement avec le trotskisme (4). Le trotskisme offre en effet une critique permanente, pas après pas, de la politique réformiste et stalinienne, depuis un quart de siècle, montrant que les défaites du mouvement ouvrier Allemagne 1923, Chine 1925-1927, Angleterre 1926, Allemagne 1933, Autriche 1934, France 1936, Espagne 1936-1938, France et Italie 1945-47, etc... sont dues à la politique des organisations tradition- nelles, et que cette politique a été en rupture constante avec le marxisme. En même temps, le trotskisme (5) offre une explica- tion de la politique de ces partis à partir d'une analyse sociolo- gique. Pour ce qui est du réformisme, il reprend l'interprétation qu'en avait donnée Lénine : le réformisme des socialistes exprime les intérêts d'une aristocratie ouvrière (que les sur-profits de l'im- périalisme permettent à celui-ci de « corrompre » par des salaires plus élevés) et d'une bureaucratie syndicale et politique. Pour (4) Ou avec d'autres courants d'essence analogue (bordiguisme par exemple). (5) Chez ses représentants sérieux, qui se réduisent à peu près à Léon Trotsky lui-même. Les trotskistes actuels, malmenés par la réalité comme jamais courant idéologique ne le fut, en sont à un degré tel de décomposition politique et organisationnelle qu'on ne peut rien en dire de concis. 3 ce qui est du stalinisme, sa politique est au service de la bureau- cratie russe, de cette couche parasitaire et privilégiée qui a usurpé le pouvoir dans le premier Etat ouvrier grâce au caractère arriéré du pays et au recul de la révolution mondiale après 1923. C'est sur ce problème de la bureaucratie stalinienne que nous avons commencé, au sein même du trotskisme, notre travail de critique. Pourquoi sur celui-là en particulier n'a pas besoin de longues explications. Tandis que le problème du réformisme paraissait réglé par l'histoire au moins sur le plan théorique, le réformisme devenant de plus en plus un défenseur ouvert du système capitaliste (6), sur le problème crucial entre tous, celui du stalinisme qui est le problème contemporain par excellence et qui pèse dans la pratique d'un poids beaucoup plus grand que le premier l'histoire de notre époque appor- tait démenti après démenti à la conception trotskiste et aux perspectives qui en découlaient. La politique stalinienne s'ex- pliquait pour Trotsky par les intérêts de la bureaucratie russe, produit de la dégénérescence de la révolution d'octobre. Cette bureaucratie n'avait aucune « réalité propre », historiquement parlant ; elle n'était qu'un « accident », le produit de l'équi- libre constamment rompu des deux forces fondamentales de la société moderne, le capitalisme et le prolétariat. Elle s'ap- puyait en Russie même sur les « conquêtes d'octobre » qui avaient donné des bases socialistes à l'économie du pays (natio- nalisation, planification, monopole du commerce extérieur, etc...) et sur le maintien du capitalisme dans le reste du monde ; car la restauration de la propriété privée en Russie signifie- rait le renversement de la bureaucratie au profit d'un retour des capitalistes, tandis que l'extension mondiale de la révolu- tion détruirait cet isolement de la Russie dont la bureaucra- tie était le résultat à la fois économique et politique et déter- minerait une nouvelle explosion révolutionnaire du proléta- riat russe, qui chasserait les usurpateurs. De là le caractère néces- sairement empirique de la politique stalinienne, obligée de lou- voyer entre les deux adversaires et se donnant comme objec- tif le maintien utopique du statu quo ; par là même, obligée de saboter- tout mouvement prolétarien dès que celui-ci mettait en danger le régime capitaliste et aussi de sur-compenser les résultats de ce sabotage par une violence extrême chaque fois que la réaction encouragée par la démoralisation du prolétariat ten- tait d'instaurer une dictature et de préparer une croisade capi- taliste contre « les restes des conquêtes d'octobre ». Ainsi, les > (6) En fin de compte, notre conception finale de la bureau- cratie ouvrière amène aussi à réviser la conception iéniniste tradi- tionnelle sur le réformisme. Mais nous ne pouvons pas nous étendre ici sur cette question. partis staliniens étaient condamnés à une alternance d'aventu- risme « extrémiste » et d'opportunisme. Mais ni ces partis, ni la bureaucratie russe ne pouvaient rester ainsi indéfiniment suspendus en l'air ; en l'absence d'une révolution, disait Trotsky, les partis staliniens seraient de plus en plus assimilés aux partis réformistes et attachés à l'ordre bourgeois, tandis que la bureaucratie russe serait renversée, avec ou sans intervention militaire étrangère, au profit d'une restau- ration du capitalisme. Trotsky avait lié ce pronostic à l'issue de la deuxième guerre mondiale, qui, comme on sait, y a apporté un démenti éclatant. Les dirigeants trotskistes se sont donnés le ridicule d'affirmer que sa réalisation était une affaire de temps. Mais pour nous, ce qui est devenu tout de suite apparent déjà pendant la guerre - c'est qu'il ne s'agissait pas et ne pouvait pas s'agir d'une question de délais, mais du sens de l'évolution historique, et que toute la construction de Trotsky était, dans ses fondements, mythologique. La bureaucratie russe a soutenu l'épreuve cruciale de la guerre en montrant autant de solidité que n'importe quelle autre classe dominante. Si le régime russe comportait des contradictions, il présentait aussi une stabilité non moindre que le régime américain ou allemand. Les partis staliniens ne sont pas passés du côté de l'ordre bourgeois, mais ont continué à suivre fidèlement (à part, certes, des défections individuelles comme il y en a dans tous les partis) la politique russe : par- tisans de la défense nationale dans les pays alliés de l’U.R.S.S., adversaire de cette défense dans les pays ennemis de l’U.R.S.S. (y compris les tournants successifs du P.C. français en 1939, 1941 et 1947). Enfin, chose la plus importante et la plus extra- ordinaire, la bureaucratie stalinienne étendait son pouvoir dans d'autres pays ; soit en imposant son pouvoir à la faveur de la présence de l'Armée russe, comme dans la plupart des pays satellites d'Europe centrale et des Balkans, soit en dominant entièrement un mouvement confus des masses, comme en Yougo- slavie (ou plus tard en Chine et au Vietnam), elle instaurait dans ces pays des régimes, en tous points analogues au régime russe (compte tenu bien entendu des conditions locales), que de toute évidence il était ridicule de qualifier d'états ouvriers dégé- nérés (7) On était donc dès ce moment obligés de chercher ce qui donnait à la bureaucratie stalinienne, en Russie aussi bien qu'ail- leurs, cette stabilité et ces possibilités d'expansion. Pour le (7) Voir la « Lettre ouverte aux militants du P.C.I. », dans le n 1 de Socialisme ou Barbarie (pp. 90 à 101). 5 faire, il a fallu réprendre l'analyse du régime économique et social de la Russie. Une fois débarrassés de l'optique trotskiste, il était facile de voir en utilisant les catégories marxistes fonda- mentales, que la société russe est une société divisée en classes, parmi lesquelles les deux fondamentales sont la bureaucratie et le prolétariat. La bureaucratie y joue le rôle de classe domi- nante et exploiteuse au sens plein du terme. Ce n'est pas sim- plement qu'elle est classe privilégiée, et que sa consommation improductive absorbe une part du produit social comparable (probablement supérieure) à celle qu'absorbe la consommation improductive de la bourgeoisie dans les pays de capitalisme privé. C'est qu'elle commande souverainement l'utilisation du produit social total, d'abord en en déterminant la répartition en salaires et plus value (en même temps qu'elle essaie d'impo- ser aux ouvriers les salaires les plus bas possibles et d'en extraire le plus de travail possible), ensuite en déterminant la répar- tition de cette plus value entre sa propre consommation impro- ductive et les investissements nouveaux, enfin en déterminant la répartition de ces investissements entre les divers secteurs de production. Mais la bureaucratie ne peut commander l'utilisation du produit social que parce qu'elle en commande la production. C'est parce qu'elle gère la production au niveau de l'usine qu'elle peut constamment obliger les ouvriers à produire davan- tage pour le même salaire ; c'est parce qu'elle gère la produc- tion au niveau de la société qu'elle peut décider la fabrication de canons et de soieries plutôt que de logements et de coton- nades. On constate donc que l'essence, le fondement de la domination de la bureaucratie sur la société russe, c'est le fait qu'elle domine au sein des rapports de production ; en même temps, on constate que cette même fonction a été de tout temps la base de la domination d'une classe sur la société. Autrement dit, à tout instant l'essence actuelle des rapports de classe dans la production, est la division antagonique des participants à la production en deux catégories fixes et stables, dirigeants et exécutants. Le reste concerne les mécanismes socio- logiques et juridiques qui garantissent la stabilité de la couche dirigeante ; tels sont la propriété féodale de la terre, la pro- priété privée capitaliste ou cette étrange forme de propriété privée non personnelle qui caractérise le capitalisme actuel ; tels sont en Russie la dictature totalitaire de l'organisme qui exprime les intérêts généraux de la bureaucratie, le parti « com- muniste», et le fait que le recrutement des membres de la classe 6 dominante se fait par une cooptation étendue à l'échelle de la société globale. (8) Il en résulte que la nationalisation des moyens de produc- tion et la planification ne résolvent nullement le problème du caractère de classe de l'économie, ne signifient d'aucune façon la suppression de l'exploitation ; elles entraînent certes la sup- pression des anciennes classes dominantes, mais ne répondent pas au problème fondamental : qui dirigera maintenant la pro- duction, et comment ? Si une nouvelle couche d'individus s'em- pare de cette direction, l' « ancien fatras » dont parlait Marx réapparaîtra rapidement ; car cette couche utilisera sa position dirigeante pour se créer des privilèges, et pour augmenter et consolider ces privilèges, elle renforcera son monopole des fonc- tions de direction, tendant à rendre sa domination plus totale et plus difficile à mettre en question ; elle tendra à assurer la transmission de ces privilèges à ses descendants, etc. (9) Qu'il ne s'agit pas là d'un problème particulier à la Russie ou aux années 1920, c'est facile de s'en apercevoir. Car le problème est posé à l'ensemble de la société moderne, indépendamment même de la révolution prolétarienne ; il n'est qu'une autre expression du processus de concentration des forces productives. Qu'est-ce qui crée, en effet, la possibilité objective d'une dégéné- rescence bureaucratique de la révolution ? C'est le mouvement inexorable de l'économie moderne, sous la pression de la tech- nique, vers une concentration de plus en plus poussée du capital et du pouvoir, l'incompatibilité du degré de développement actuel des forces productives avec la propriété privée et le marché comme mode d'intégration des entreprises. Ce mouve- (8) Voir « Les rapports de production en Russie », dans le n° 2 de Socialisme ou Barbarie (pp. 1 à 66). (9) Relativement à l'argumentation de Trotsky, pour qui la bureaucratie n'est pas classe dominante puisque les privilèges bureau- cratiques ne sont pas transmissibles héréditairement, il suffit de rap- peler: 1° que la transmission héréditaire n'est nullement un élé- ment nécessaire de la catégorie classe dominante ; 2° qu'eii fait, le caractère héréditaire de membre de la bureaucratie (non pas certes, de telle ou telle situation bureaucratique particulière) en Russie est évident ; il suffit d'une mesure comme la non-gratuité de l'ensei- gnement secondaire (établie en 1936) pour instaurer un mécanisme sociologique inexorable assurant que seuls des fils de bureaucrates pourront entrer dans la carrière bureaucratique. Qu'au surplus la bureaucratie veuille essayer (par des bourses d'études ou des sélections « au mérite absolu ») d'attirer à elle les talents qui naissent au sein du prolétariat ou de la paysannerie, non seulement ne contredit mais , plutôt confirme son caractère de classe exploiteuse ; des mécanismes analogues existent depuis toujours dans les pays capitalistes et leur fonction sociale est de révigorer par du sang nouveau la couche dominante, d'amender en partie les irrationalités résultant du carac- tère héréditaire des fonctions dirigeantes et d'émasculer les ciasses exploitées en en corrompant les éléments les plus doués. ment se traduit par une foule de transformations structurelles chez les pays capitalistes occidentaux, sur lesquelles nous ne pou- vons nous étendre ici. Il suffit de rappeler qu'elles s'incarnent socialement dans une nouvelle bureaucratie, bureaucratie écono- mique aussi bien que bureaucratie du travail. Or, en faisant table rase de la propriété privée, du marché, etc..., la révolution peut si elle s'arrête à cela faciliter la voie de la concen- tration bureaucratique totale On voit donc que, loin d'être privée de réalité propre, la bureaucratie personnifie la dernière phase du développement du capitalisme. Il devenait dès lors évident que le programme de la révolu- tion socialiste, et l'objectif du prolétariat ne pouvait plus être simplement la suppression de la propriété privée, la nationali- sation des moyens de production et la planification, mais la gestion ouvrière de l'économie et du pouvoir. Faisant un retour sur la dégénérescence de la révolution russe, nous constations que le parti bolchévik avait sur le plan économique comme programme non pas la gestion ouvrière, mais le contrôle ouvrier. Ceci parce que le parti, qui ne pensait pas que la révolution pouvait être immédiatement une révolution socialiste, ne se posait même pas comme tâche l'expropriation des capitalistes, considérait donc que ceux-ci garderaient la direction des entre- prises ; dans ces conditions, le contrôle ouvrier aurait comme fonction à la fois d'empêcher les capitalistes d'organiser le sabo- tage de la production, de contrôler leurs profits et la disposition du produit des entreprises, et de constituer une « école » de direction pour les ouvriers. Mais cette monstruosité sociologique d'un pays où le prolétariat exerce sa dictature par l'instrument des Soviets et du parti bolchévik et où les capitalistes gardent la propriété et la direction des entreprises, ne pouvait pas durer ; là où les capitalistes n'ont pas pris la fuite, ils ont été expulsés par les ouvriers qui se sont emparés en même temps de la gestion des entreprises. Cette première expérience de gestion ouvrière n'a duré que peu ; nous ne pouvons pas entrer ici dans l'analyse de cette période (fort obscure et sur laquelle peu de sources existent) de la révolution russe, ni des facteurs qui ont déterminé le pas- sage rapide du pouvoir dans les usines entre les mains d'une nouvelle couche dirigeante : état arriéré du pays, faiblesse numé- rique et culturelle du prolétariat, délabrement de l'appareil pro- ductif, longue guerre civile d'une violence sans précédent, isole- ment international de la révolution. Il y a un seul facteur dont nous voulons souligner l'action pendant cette période : la poli- tique systématique du parti bolchévik a été dans les faits opposée à la gestion ouvrière et a tendu dès le départ à instaurer 8 un appareil propre de direction de la production, responsable uniquement vis-à-vis du pouvoir central, c'est-à-dire en fin de compte du Parti: Ceci au nom de l'efficacité et des nécessités impérieuses de la guerre civile. Si cette politique était la plus efficace même à court terme reste à voir ; en tout cas, à long ternie, elle posait les fondements de la bureaucratie. Si la direction de l'économie échappait ainsi au proletariat, Lénine pensait que l'essentiel était que la direction de l'Etat lui fût conservée, par le pouvoir soviétique ; que, d'un autre côté, la classe ouvrière participant à la direction de l'économie par le contrôle ouvrier, les syndicats, etc..., « apprendrait » graduelle- ment à gérer. Cependant, une évolution impossible à retracer 'ici mais ineluctable, a rapidement rendu inamovible la domina- tion du parti bolchevik dans les Soviets. Dès ce moment, le caractère prolétarien de tout le système était suspendu au carac- tère proletarien du parti bolchévik. On pourrait facilement mon- trer que dans ces conditions, le parti, minorité strictement cen- tralisée et monopolisant l'exercice du pouvoir, ne pouvait même plus garder un caractère prolétarien au sens fort de ce terme, et devait forcément se séparer de la classe dont il était sorti. Mais point n'est besoin d'aller jusque-là. En 1923, « le parti comptait sur 350.000 membres : 50.000 ouvriers et 300.000 fonction- naires. Ce n'était plus un parti ouvrier, mais un parti d'ouvriers devenus fonctionnaires » (10). Réunissant l'« élite » du 'prolé- tariat, le parti avait été amené à l'installer aux postes de com- mande de l'économie et de l'Etat ; et de là, elle ne devait rendre des comptes qu'au parti, c'est-à-dire à elle-même. L'« ap- prentissage » de la gestion par la classe ouvrière signifiait sim- plement qu'un certain nombre d'ouvriers, apprenant les tech- niques de direction, sortaient du rang et passaient du côté de la nouvelle bureaucratie. L'existence sociale des hommes déter- minant leur conscience, les membres du parti allaient désormais agir non pas d'après le programme bolchévik, mais en fonction de leur situation concrète de dirigeants privilégiés de l'écono- mie et de l'Etat. Le tour était joué, la révolution était morte, et s'il y a quelque chose d'étonnant, c'est plutôt la lenteur subsé- quente de la consolidation de la bureaucratie au pouvoir. (11) Les conclusions qui résultent de cette brève analyse sont claires : le programme de la révolution socialiste ne peut être autre que la gestion ouvrière. Gestion ouvrière du pouvoir, c'est- à-dire pouvoir des organismes autonomes des masses (Soviets ou Conseils) ; gestion ouvrière de l'économie, c'est-à-dire direc- tion de la production par les producteurs, organisés aussi dans (10) Victor Serge, Destin d'une révolution (Paris 1937), p. 174. (11) Voir l'éditorial du n° 1 de Socialisme ou Barbarie, pp. 27 et ss. 9 g des organismes de type soviétique. L'objectif du prolétariat ne peut pas être la nationalisation et la planification sans plus, parce que cela signifie remettre la domination de la société à une nouvelle couche de dominateurs et d'exploiteurs ; il ne peut pas être réalisé en remettant le pouvoir à un parti, aussi révo- lutionnaire et aussi prolétarien ce parti soit-il au départ, parce que ce parti tendra fatalement à l'exercer pour son propre compte et servira de noyau à la cristallisation d'une nouvelle couche dominante. Le problème de la division de la société en classes apparaît en effet à notre époque de plus en plus sous sa forme la plus directe et la plus nue, dépouillé de tous les masques juridiques, comme le problème de la division de la société en dirigeants et exécutants. La révolution prolétarienne ne réalise son programme historique que dans la mesure où eile tend dès le départ à supprimer cette division, en résorbant toute couche dirigeante particulière et en collectivisant, plus exacte- ment en socialisant intégralement les fonctions de direction. Le problème de la capacité historique du prolétariat de réaliser la société sans classes n'est pas celui de sa capacité de renverser physiquement les exploiteurs au pouvoir (qui ne fait pas de doute), mais d'organiser positivement une gestion collective, socialisée, de la production et du pouvoir. Il devient dès lors évident que la réalisation du socialisme pour le compte du prolétariat par un parti ou une bureaucratie quelconque est une absurdité, une contradiction dans les termes, un cercle carré, un oiseau Sous-marin ; le socialisme n'est rien d'autre que l'activité gestionnaire consciente et perpétuelle des masses. Il devient également évident que le socialisme ne peut pas être « objectivement » inscrit, même pas à 50 %, dans une loi ou une constitution quelconque, dans la nationalisation des moyens de production ou la planification, ni même dans une « loi » instaurant la gestion ouvrière : si la classe ouvrière ne peut pas gérer, aucune loi ne peut faire qu'elle le puisse, et si elle gère, la « loi » ne fera que constater cet état de fait Ainsi, partis de la critique de la bureaucratie, nous sommes parvenus à formuler une conception positive du contenu du socia- lisme ; brièvement parlant, « le socialisme sous tous ses aspects ne signifie pas autre chose que gestion ouvrière de la société ». et « la classe ne peut se libérer qu'en réalisant son propre pou- voir ». Le prolétariat ne peut réaliser la révolution socialiste que s'il agit d'une façon autonome, c'est-à-dire s'il trouve en lui- même à la fois la volonté et la conscience de la transformation nécessaire de la société. Le socialisme ne peut être ni le résultat fatal du développement historique, ni un viol de l'histoire par un parti de surhommes, ni l'application d'un programme découlant 10 d'une théorie vraie en soi --- mais le déclenchement de l'activite créatrice libre des masses oppriinées, déclenchement que le déve- loppement historique rend possible, et que l'action d'un parti basé sur cette théorie peut énormément faciliter. Il est dès lors indispensable de développer sur tous les plans les conséquences de cette idée. II. --- L'idée de l'autonomie du prolélariat et ie marxisme. Il faut dire tout de suite que cette conception n'a rien d'essen- tiellement nouveau. Son contenu est le même que celui de la célèbre formulation de Marx « l'émancipation des travailleurs sera l'æuvre des travailleurs eux-mêmes » ; il a été également exprimé par Trotsky lorsque celui-ci disait « le socialisme, à l'opposé du capitalisme, s'édifie consciemment ». Il ne serait que trop facile de multiplier les citations de ce genre. Ce qu'il y a de nouveau, c'est de vouloir et de pouvoir prendre cette idée totalement au sérieux, en tirer les implications à la fois théoriques et pratiques. Ceci n'a pas pu être fait jus- qu'ici, ni par nous, ni par les grands fondateurs du marxisme. C'est que d'un côté, l'expérience historique nécessaire manquait ; l'analyse qui précède montre l'importance énorme que la dégé- nérescence de la révolution russe possède pour la clarification du problème du pouvoir ouvrier. C'est, d'un autre côté et à un niveau plus profond, que la théorie et la pratique révolution- naires dans la société d'exploitation sont sujettes à une contra- diction cruciale, résultant du fait qu'elles participent de cette société qu'elles veulent abolir et se traduisant sous une infinité d'aspect. Un seul de ces aspects nous intéresse ici. Etre révolutionnaire, signifie à la fois penser que seules les masses en lutte peuvent résoudre le problème du socialisme et ne pas se croiser les bras pour autant ; penser que le contenu essentiel de la révolution sera donné par l'activité créatrice, originale et imprévisible des masses, et agir soi-même à partir d'une analyse rationnelle du présent et d'une perspective anticipant sur l'avenir (12). En fin de compte : postuler que la révolution signifiera un bouleverse- ment et un élargissement énorme de ce qu'est notre rationalité, et utiliser cette même rationalité pour anticiper le contenu de cette révolution. Comment cette contradiction est relativement résolue et rela- tivement posée à nouveau à chaque étape du mouvement ouvrier jusqu'à la victoire finale de la révolution, ne peut pas nous retenir ici ; c'est tout le problème de la dialectique concrète du (12) Voir « La direction prolétarienne », dans le n° 10 de Socia- lisme ou Barbarie, (pp. 10 et ss.). 11 du prolétariat, tendent non se développement historique de l'action révolutionnaire du prolé- tariat et de la théorie révolutionnaire. Il suffit en ce moment de constater qu'il y a une difficulté intrinsèque au développement d'une théorie et d'une pratique révolutionnaire dans la société d'exploitation, et que, dans la mesure où il veut dépasser cette difficulté, le théoricien - de même d'ailleurs que le militant risque de retomber inconsciemment sur le terrain de la pensée bourgeoise, plus généralement sur le terrain de ce type de pensée qui procède d'une société aliénée et qui a dominé l'humanité pendant des millénaires. C'est ainsi que, face aux problemes que pose la situation historique nouvelle, le théoricien sera sou- . vent amené à « réduire l'inconnu au connu », car c'est en ceci que consiste l'activité théorique courante. Il peut ainsi soit ne pas voir qu'il s'agit d'un type de problème nouveau, soit, inéme s'il le voit, lui appliquer les types de solution hérités. Cependant, les facteurs dont il vient de reconnaître ou même de découvrir l'importance révolutionnaire, la technique moderne et l'activité types de solution, mais à détruire les termes mêmes dans lesquels se posaient antérieurement les problèmes. Les solutions de type traditionnel que donnera dès lors le théoricien ne seront pas simplement inadéquates ; dans la mesure où elles seront adop- tées - ce qui implique que le proletariat reste lui aussi sous l'emprise des idées reçues --- elles seront objectivement l'instru- ment du maintien du prolétariat dans le cadre de l'exploitation, bien que peut-être sous une autre forme. Marx était bien conscient de ce problème : son refus du socia- lisme « utopique » et sa phrase « un pas pratique en avant vaut mieux qu'une douzaine de programmes » traduisaient précisément sa méfiance des solutions « livresques » toujours écartées par le développement vivant de l'histoire. Cependant, il reste dans le marxisme une part importante (qui est allée en croissant chez les marxistes des générations suivantes) d'héritage idéo- logique bourgeois ou « traditionnel ». Dans cette mesure, il y a une ambivalence du marxisme théorique, ambivalence qui a joué un rôle historique important ; par son truchement, l'in- fluence de la société d'exploitation a pu s'exercer de l'intérieur sur le mouvement prolétarien. Le cas, analysé plus haut de l'application par le parti bolchevik en Russie des solutions efficaces traditionnelles au problème de la direction de la pro- duction, en offre une illustration dramatique ; les solutions traditionnelles ont été efficaces en ce sens qu'elles ont efficace- ment ramené l'état traditionnel des choses et conduit à la res- tauration de l'exploitation sous de nouvelles formes. Nous ren- contrerons plus loin d'autres cas importants de survivance d'idées bourgeoises dans le marxisme. Il est cependant utile d'en discu- - 12 ter dès maintenant un exemple sur lequel ce que nous voulons dire apparaitrå clairement. Comment sera rémunéré le travail dans une économie socia- liste ? On sait que Marx, dans la « Critique du programme de Gotha », distinguant cette forme d'organisation de la société après la révolution (« phase inférieure du communisme ») du communisme lui-même (où régnerait le principe « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins »), a parlé du « droit bourgeois » qui prévaudrait pendant cette phase, enten- dant par là une rémunération égale pour la même quantité et qualité de travail - ce qui peut signifier une rémunération inégale pour les différents individus (13). Comment justifie-t-on ce principe ? On part des caracté- ristiques fondamentales de l'économie socialiste : à savoir que, d'un côté l'économie est encore une économie de pénurie, où il est par conséquent essentiel que l'effort de production des mem- bres de la société soit poussé au maximum ; d'un autre côté que les hommes sont encore dominés par la mentalité « égoïste » héritée de la société précédente et maintenue précisément par cette pénurie. Il y a donc besoin d'un effort productif le plus grand possible, en même temps que besoin de lutte contre la tendance « naturelle » encore à ce stade de se dérober au travail, On dira donc qu'il faut, si l'on veut éviter la pagaille et la famine, proportionner la rémunération du travail à la qualité et la quantité du travail fourni, mesurées par exemple par le nombre de pièces fabriquées, les heures de présence, etc., ce qui conduit naturellement à une rémunération nulle pour un travail nul et règle du même coup le problème de l'obligation à tra- vailler. On aboutit en somme à une sorte de « salaire au rende- ment » (14), et, selon que l'on est plus ou moins astucieux on conciliera plus ou moins bien cette conclusion avec la critique acerbe de cette forme de salaire dans le cadre du capitalisme. Ce faisant, on aura oublié purement et simplement que le problème ne peut plus se poser dans ces termes : à la fois la technique moderne et les formes d'association des ouvriers qu'implique le socialisme le rendent caduque. Qu'il s'agisse du travail sur une chaîne de montage ou de fabrication de pièces sur des machines « individuelles », le rythme de travail du travailleur individuel est dicté par le rythme de travail de l'ensemble auquel il appartient automatiquement et « physi- (13) Nous avons montré d'ailleurs que cette inégalité serait extrê- mement limitée. Voir « Sur la dynamique du capitalisme », n" 13 de cette revue (pp. 66 à 69). (14) Le terme n'est évidemment pas utilisé ici avec le sens tech- nique précis qu'il a actuellement. 13 quement » dans le cas du travail à la chaîne, indirectement et < socialement » dans la fabrication de pièces sur une machine, mais toujours d'une manière qui s'impose à lui. Il n'y a plus par conséquent de problème de rendement individuel (15). Il y a un problème du rythme de travail d'un ensemble donné d'ouvriers qui est en fin de compte l'ensemble d'une usine et ce rythme ne peut être déterminé que par cet ensemble d'ouvriers lui-même. Le problème de la rémunération arrive donc à être un problème de gestion, car une fois établi un salaire général, le taux de rémunération concret (rapport salaire- rendement) sera déterminé à travers la détermination du rythme de travail ; celle-ci à son tour nous conduit au cæur du pro- blème de la gestion comme problème concernant sous une forme concrète la totalité des producteurs (qui auront sous une forme ou une autre à définir que tel rythme de production sur une chaîne de nature donnée équivaut comme dépense de travail à tel rythme de production sur une chaîne d'une autre nature, et ceci entre les divers ateliers de la même usine comme aussi entre les diverses usines, etc.). Rappelons, s'il le faut, que ceci ne signifie nullement que le problème en devient nécessairement plus facile dans sa solution, peut-être même le contraire ; mais il est enfin correctement posé. Des erreurs dans sa solution pourraient être fécondes pour le développement du socialisme, leur élimination successive permettant d'arriver à la solution ; tandis qu'aussi longtemps qu'on le pose sous la forme ciu < salaire au rendement » ou du « droit bourgeois »; on reste placé d'emblée sur le terrain d'une société d'exploitation (16). Mais il importe d'analyser le mécanisme de l'erreur. Face à un problème légué par l'ère bourgeoise on raisonne comnie des bourgeois. En ceci d'abord, qu'on pose une règle universelle et abstraite --- seule forme de solution des problèmes pour une société aliénée --- en oubliant que la loi est comme un homme ignorant et grossier qui répète toujours la même chose » (17), et qu'une solution socialiste ne peut être socialiste que si elle est une solution concrète impliquant la participation permanente de l'ensemble organisé des travailleurs à sa déter- mination ; qu'une société aliénée est obligée de recourir à des règles universelles abstraites, parcequ'autrement elle ne pourrait (15) Cf. les extraits de Tribune Ouvrière publiés dans ce numéro. (16) Certes, le problème sous sa forme traditionnelle peut sub- sister pour les « secteurs arriérés » ce qui ne veut pas dire qu'il y faudra nécessairement lui donner une solution « arriérée », Mais, quelle que soit la solution dans ce cas, ce que nous voulons dire est que le développement historique tend à changer à la fois la forme et le contenu du problème. (17) Platon : Le Politique 294 b-c. 14 pas être stable, et parce qu'elle est incapable de prendre en considération les cas concrets pour eux-mêmes, n'ayant ni les institutions ni l'optique nécessaires pour cela, tandis qu'une société socialiste qui crée précisément les organes qui peuvent prendre en considération tous les cas concrets, ne peut avoir comme loi que l'activité déterminante perpétuelle de ces organes. On raisonne encore comme des bourgeois en ceci qu'on accepte l'idée bourgeoise (et reflétant justement la situation dans la société bourgeoise) de l'intérêt individuel comme motif suprême de l'acivité humaine. C'est ainsi que pour la mentalité bourgeoise des « néo-socialistes » anglais, l'homme dans la société socialiste continue à être, avant tout autre chose, un « homme économique », la société devrait donc être réglementée à partir de cette idée. Transposant ainsi à la fois les problèmes du capitalisme et le comportement du bourgeois à la société nouvelle, ils sont essentiellement préoccupés par le problème des « incentives » (des gains incitant à travailler) et oublient que déjà dans la société capitaliste ce qui fait travailler l'ou- vrier ne sont pas les « incentives », mais le contrôle de son travail par d'autres hommes et par les machines elles-mêmes. L'idée de l'« homme économique » a été créée par la société bourgeoise à son image ; très exactement à l'image du bourgeois et certainement pas à l'image de l'ouvrier. Les ouvriers n'agis- sent comme des « hommes économiques » que là où ils sont obligés de le faire, c'est-à-dire vis-à-vis des bourgeois (qui per- çoivent ainsi la monnaie de leur pièce) mais certainement pas entre eux (comme on peut le voir pendant les grèves, et aussi dans leur attitude vis-à-vis de leurs familles ; autrement il y a belle lurette qu'il n'y aurait plus d'ouvriers). Qu'on dise qu'ils agissent ainsi envers ce qui leur « appartient » (famille, , classe, etc.) ce sera parfait, car nous disons précisément qu'ils agiront ainsi : envers tout lorsque tout leur « appartiendra ». Et prétendre que la famille est là, visible, tandis que le « tout » est une abstraction serait encore un malentendu car le tout ciont nous parlons est concret, commence avec les autres ouvriers de l'atelier, de l'usine, etc. C III. La gestion ouvrière de la production. Une société sans exploitation n'est concevable, on l'a vu, que si la gestion de la production n'est plus localisée dans une catégorie sociale, autrement dit si la division structurelle de la société en dirigeants et exécutants est abolie. On a également vu que la solution du problème ainsi posé ne peut être donnée que par le prolétariat lui-même. Ce n'est pas seulement qu'au- 15 cune solution'n'aurait de valeur, ne pourrait même simplement être réalisée, si elle n'était réinventée par les masses d'une manière autonome ; ni que le problème posé l'est à une échelle qui rend la coopération active de millions d'individus indispen- sable à sa solution. C'est que par sa nature même, la solution du problème de la gestion ouvrière ne peut tenir dans une for- mule, ou, comme nous l'avons déjà dit, que la seule loi véritable que connaisse la société socialiste est l'activité déterminante perpétuelle des organismes gestionnaires des masses. Les considérations qui suivent ne visent donc pas à « ré- soudre ». théoriquement le problème de la gestion ouvrière ce qui serait encore une fois une contradiction dans les termes mais d'en clarifier les données. Nous visons seulement à dis- siper des malentendus et des préjugés largement répandus, en montrant comment le problème de la gestion ne se pose pas, et comment il se pose. Si l'on pense que la tâche essentielle de la révolution est une tâche négative, l'abolition de la propriété privée qui peut être effectivement réalisée par décret - on peut penser la révolution comme centrée sur la « prise du pouvoir », donc comme un moment (qui peut durer quelques jours et être à la rigueur suivi de quelques mois ou années de guerre civile), où les ouvriers, s'emparant du pouvoir, exproprient en droit et en fait les propriétaires des usines. Et dans ce cas, on sera effec- tivement amené à accorder une importance capitale à la « prise du pouvoir » et à un organisme construit exclusivement en vue de cette fin. C'est ainsi, en fait, que les choses se passent pendant la révolution bourgeoise. La société nouvelle est toute préparée au sein de l'ancienne ; les manufactures concentrent patrons et ouvriers, la redevance que payent les paysans aux propriétaires fonciers est dénuée de toute fonction économique comme ces propriétaires le sont de toute fonction sociale. Sur cette société en fait bourgeoise ne subsiste qu'un squame féodal. Une Bastille abattue, quelques têtes coupées, une nuit d'août, des élus (dont beaucoup d'avocats) rédigeant des Constitutions. des lois et des décrets — et le tour est joué. La révolution est faite, une période historique est close, une autre s'ouvre. Il est vrai qu'une guerre civile peut suivre : la rédaction des nouveaux Codes prendra quelques années, la structure de l'Administration comme celle de l'Armée subiront des changements importants. Mais l'essentiel de la révolution est fait avant la révolution. C'est qu'en effet la révolution bourgeoise n'est que pure négation pour ce qui est du domaine économique. Elle se base sur ce qui est déjà là, elle se borne à élever à la légalité un 16 état de fait en supprimant une superstructure déjà irréelle en elle-même. Ses constructions limitées n'affectent que cette super- structure elle-même ; la base économique prend soin d'elle- même. Que ce soit avant ou après la révolution bourgeoise, le capitalisme, une fois établi dans un secteur de l'économie, se propage par la propre force de ses lois sur le terrain de la simple produetion marchande qu'il trouve devant lui. Il n'y a aucun rapport entre ce processus et celui de la révolution socialiste. Celle-ci n'est pas une simple négation de certains aspects de l'ordre qui l'a précédée ; elle est essentielle- ment positive. Elle doit construire son régime non pas construire des usines, mais construire des nouveaux rapports de production, dont le développement du capitalisme ne fournit que les présuppositions. On s'en apercevra mieux en relisant le passage où Marx décrit la « Tendance historique de l'accumu- lation capitaliste ». On nous excusera d'en citer un large extrait *: ... Dès que le mode de production capitaliste se suffit à lui-même, la socialisation progressive du travail et la transfor- mation consécutive de la terre et des autres moyens de pro- duction en moyens de production communs, parce que sociale- ment exploités, et par suite l'expropriation des propriétaires pri- vés prennent une forme nouvelle. Cette expropriation s'opère par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste elle-même, par la centralisation des capitaux, Chaque capitaliste en tue beaucoup d'autres. Concurremment avec cette centralisation, ou l'expropriation de beaucoup de capitalistes par quelques-uns, se développent la forme coopérative sur une échelle de plus en plus grande, du procès de travail, l'application raisonnée de la sience à la technique, l'exploitation systématique du sol, la transforma- tion des moyens particuliers de travail en moyens ne pouvant être utilisés qu'en commun, l'économie de tous les moyens de pro- duction par leur utilisation comme moyens de production d'un travail social combiné, l'entrée de tous les peuples dans le réseau du marché mondial, et par conséquent le caractère inter- national du régime capitaliste. A mesure que diminue le nombre des grands capitalistes, qui accaparent et monopolisent tous les avantages de ce procès de transformation, on voit augmenter la misère, l'oppression, l'esclavage, la dégénérescence, l'exploi- tation, mais également la révolte de la classe ouvrière qui gros- sit sans cesse et qui a été dressée, unie, organisée par le méca- nisme même du procès de production capitaliste. Le monopole du capital devient l'entrave du mode de production qui s'est développé avec lui et par lui. La centralisation des moyens de production et la socialisation du travail arrivent à un point où elles ne s'accommodent plus de leur enveloppe capitaliste et 17 Qu'e une ou un la font éclater. La dernière heure de la propriété privée capi- taliste a sonné. Les expropriateurs sont expropriés à leur tour. »(1) 'existe-t-il donc, en fait, de la nouvelle société, au moment ou l' « enveloppe capitaliste éclate » ? Toutes les prémisses, il est vrai ; une société formée presqu'entièrement de prolétaires, ľ' « application rationnelle de la science dans l'industrie », et aussi, étant donné le degré de concentration des entreprises sup- posé dans ce passage, la séparation de la propriété et des fonc- tions effectives de direction de la production. Mais où sont les rapports de production socialiste déjà réalisés au sein de cette société, comme les rapports de production bourgeois l'étaient dans la société « féodale » ? Car il est évident que ces nouveaux rapports ne peuvent pas être simplement ceux réalisés dans la « socialisation du processus du travail », la coopération de milliers d'individus au sein des grandes unités industrielles ; ce sont là les rapports de production typiques du capitalisme hautement développé. La « socialisation du processus de travail » telle qu'elle a lieu dans l'économie capitaliste est la prémisse du socialisme en tant qu'elle supprime l'anarchie, l'isolement, la dispersion, etc. Mais elle n'est nulement « préfiguration » « embryon » de socialisme, en tant qu'elle est socialisation antagonique, c'est-à-dire qu'elle reproduit et approfondit la division de la masse des exécutants et d'une couche de dirigeants. En même temps que les producteurs sont soumis à une discipline collective, .que les conditions de production sont unifiées entre secteurs et localités, que les tâches productives deviennent inter- changeables, on observe à l'autre pôle non pas seulement un nombre décroissant de capitalistes à rôle de plus en plus para- sitaire, mais la constitution d'un appareil séparé de direction de la production. Or, les rapports de production socialistes sont ceux qui excluent l'existence séparée d'une couche fixe et stable. de dirigeants de la production. On voit donc que le point de départ de leur réalisation ne peut être que la destruction du pouvoir de la bourgeoisie ou de la bureaucratie. La transfor- mation capitaliste de la société s'achève avec la révolution bour- geoise, la transformation socialiste commence avec la révolution prolétarienne. L'évolution moderne a d'elle-mêine supprimé des aspects du problème de la gestion considérés autrefois comme déter- minants. D'un côté, le travail de direction est devenu lui-même un travail salarié, comme l'indiquait déjà Engels ; d'un autre (1) Le Capital, tome IV (trad. Molitor), p. 273-4. 18 côté, il est devenu lui-même un travail collectif d'exécution (2) ; les « tâches » d'organisation du travail qui autrefois incom- baient au patron assisté de quelques ingénieurs, sont maintenant exécutées par des bureaux groupant des centaines ou des mil- liers de personnes, elles-mêmes exécutants salariés et parcellaires. L'autre groupe de tâches traditionnelles de direction, en somme l'intégration de l'entreprise dans l'ensemble de l'économie et en particulier l' « étude » ou le « flair » du marché (nature, qualité, prix des fabrications demandées, modifications de l'échelle de production, etc.), s'était déjà transformé dans sa nature avec les monopoles ; il s'est aussi transformé dans son mode d'accomplissement, puisque l'essentiel y est désormais exécuté par un appareil' collectif de prospection des marchés, d'étude des goûts des consommateurs, de vente du produit, etc. Ceci dans le cas du capitalisme de monopole. Lorsque la pro- priété privée laisse la place à la propriété étatique, comme dans le capitalisme bureaucratique, un appareil central de coor- dination du fonctionnement des entreprises prend la place à la fois du marché comme « régulateur » et des appareils propres à chaque entreprise ; c'est la bureaucratie planificatrice centrale, dont la « nécessité » économique découlerait, d'après ses défen- seurs, précisément de ces fonctions de coordination. Il est inutile de discuter ce sophisme (3) car -- et c'est là ce qui nous intéresse - le problème de la coordination de l'activité des entreprises et des secteurs productifs après la sup- pression du marché, autrement dit le problème de la planifi- cation, est virtuellement déjà supprimé par la technique moderne. La méthode de Léontieff (4) mėme dans son état actuel (5), enlève toute signification « politique » ou « écono- mique » au problème de la coordination des divers secteurs ou des diverses entreprises. Car elle permet, si le volume de pro- duction désirée d'objets d'utilisation finale est fixé, d'en déter- miner les conséquences pour l'ensemble des secteurs, des régions et des entreprises, sous forme d'objectifs de production à réa- (2) Voir l'article de Ph. Guillaume, Machinisme et Proleta- riat, dans le n“ 7 de cette révue (en particulier pp. 59 et suiv.). (3) Notons simplement en passant que les avocats de la bureau- cratie démontrent, dans un premier mouvement, que l'on peut se passer des patrons puisqu'on peut faire fonctionner l'économie d'après un plan et, dans un deuxième mouvement, que le plan pour fonc- tionner, a besoin de patrons d'un autre type. (4) Nous avons exposé quelques concepts fondamentaux de cette méthode dans l'article « Sur la dynamique du capitalisme », publié dans le n° 12 de cette revue (pp. 17 et suiv.). Voir aussi Leontieff and others, Studies in the structure of American economy, 1953. (5) Restriction importante, car les applications pratiques de cette méthode n'ont presque pas été développées jusqu'ici, pour des raisons évidentes. 19 2 un liser par telle unité dans tel laps de temps. Elle permet en même temps un grand degré de souplesse, car elle rend possible, si l'on veut moditier un plan en cours d'exécution, de tirer immédiatement les implications pratiques de cette modification. Combinée avec d'autres méthodes modernes (0) elle permet à la fois de choisir, une fois les objectifs globaux fixés, les méthodes optimum de réalisation, et de détinir celles-ci pour toute l'économie dans les détails. Brièvement parlant, la tota- lité de l' « activité planificatrice » de la bureaucratie russe par exemple, pourrait dès maintenant ètre transférée à une machine électronique. Le problème ne se pose donc qu'aux deux extrémités de l'activité économique : au niveau le plus particulier, savoir, traduire l'objectif de production de telle usine en objectif de production pour chaque groupe d'ouvriers des ateliers de cette usine, et au niveau universel, savoir, fixer pour l'ensemble de l'économie les objectifs de production des biens d'utilisation finale. Dans les deux cas, le problème n'existe que parce qu'il y a et qu'il aura encore plus dans une société socialiste développement technique (au sens large du terme). Il est en effet clair qu'avec une technique stable le type de solution (sinon les solutions elles-mêmes qui dans leur teneur précise varieront par exemple s’il !" a accumulation) serait donné une fois pour toutes, qu'il s'agisse de la répartition des tâches au sein d'un atelier (parfaitement compatible avec l'interchangeabilité des producteurs aux différents emplois) ou de la détermination des produits d'utilisation finale. Ce sera la modification incessante des combinaisons productives et des objectifs finaux qui créera le terrain sur lequel devra s'exercer la gestion collective. IV. L'aliénation dans la société capitaliste. Par aliénation moment caractéristique de toute société de classe mais qui apparaît dans une étendue et une profondeur incomparablement plus grande dans la société capitaliste nous entendons que les produits de l'activité de l'homme qu'il s'agisse d'objets ou d'institutions – prennent face à lui une existence sociale indépendante et, au lieu d'être dominés par lui, le dominent. L'aliénation est donc ce qui s'oppose à la créativité libre de l'homme dans le monde créé par l'homme ; elle n'est pas un principe historique indépendant, ayant une source propre. C'est l'objectivation de l'activité humaine, dans la mesure où elle échappe à son auteur sans que son auteur (6) Voir T. Koopmans, Activity analysis of production and allo- cation, 1951. 20 de sol puisse lui échapper. Toute aliénation est une objectivation hu- maine, c'est-à-dire à sa source dans une activité humaine (il n'y a pas de « forces secrètes » dans l'histoire, pas plus de ruse de la 'raison que de lois économiques naturelles) ; mais toute objectivation n'est pas nécessairement une aliénation (1) dans la mesure où elle peut être consciemment reprise, affirmée à nouveau ou détruite. Le socialisme sera la suppression de l'alié- nation en tant qu'il permettra la reprise perpétuelle, consciente et sans conflits violents, du donné social, en tant qu'il restau- rera la domination des hommes sur les produits de leur activité. La société capitaliste est une société aliénée en tant qu'elle est dominée par ses propres créations, en tant que ses transforma- tions ont lieu indépendamment de la volonté et de la conscience des hommes (y compris de la classe dominante), d'après des quasi-« lois » exprimant des structures objectives indépendantes contrôle. Ce qui nous intéresse ici n'est pas de décrire comment se produit Talinénation sous forme d'aliénation de la société capi- taliste ce qui impliquerait l'analyse de la naissance du capi- talisme et de son fonctionnement mais de montrer les mani- festations concrètes de cette aliénation dans les diverses sphères d'activité sociale et leur unité intime. Ce n'est que dans la mesure où l'on saisit le contenu du socialisme comme l'autonomie du prolétariat, comme activité créatrice libre se déterminant elle-même, comme gestion ouvrière dans tous les domaines, que l'on peut saisir l'essence de l'aliéna- tion de l'homme dans la société capitaliste. Ce n'est pas par hasarı en effet que bourgeois « éclairés » et bureaucrates réfor- mistes ou staliniens voulent réduire les maux du capitalisme à des maux essentiellement écononiques, et, sur le plan écono- mique, à l'exploitation sous la forme de la distribution inégale du revenu national. Dans la mesure où leur critique du capita- lisme sera étendue à d'autres domaines, elle prendra son point de départ encore dans cette distribution inégale du revenu et consistera essentiellement en variations sur le thème de la puis- sance corruptrice de l'argent. S'agit-il de la famille et du pro- blème sexuel, on parlera de la pauvreté poussant à la prostitu- tion, de la jeune fille vendue au riche vieillard, des drames du fover résultant de la misère. S'agit-ii de la culture, il sera ques- (1) Tout produit de l'activité humaine (même une attitude pure- ment intérieure) dès qu'il est posé « échappe à son auteur » et mène une existence indépendante de lui. On ne peut pas faire qu'on n'ait pas prononcé telle parole ; mais on peut cesser d'en être déterminé. La vie passée de tout individu est son objectivation à ce jour ; mais il ne lui est pas nécessairement et exhaustivement aliéné, son avenir n'est pas définitivement dominé par son passé. 2 21 tion de la vénalité, des obstacles que rencontreront les talents non nantis, de l'analphabétisme. Certes, tout cela est vrai, et important. Mais cela ne concerne que la surface du problème ; et ceux qui ne parlent que de cela regardent l'homme uniquement comme consommateur et en prétendant le satisfaire sur ce plan, ils tendent à le réduire à ses fonctions physiques de digestion (directe ou sublimée). Mais pour l'honime il ne s'agit pas d'« ingérer » purement et simplement mais de s'exprimer et de créer, et non seulement dans le domaine économique, mais dans la totalité des domaines. · Le conflit de la société de classe ne se traduit pas simple- ient dans le domaine de la distribution, comme exploitation et limitation de la consommation ; ce n'est là qu'un aspect du conflit, et non le plus important. Son aspect fondamental est la limitation et en fin de compte la tentative de suppression du rôle humain de l'homme dans le domaine de la production. C'est le fait que l'homme est exproprié du commandement sur sa propre activité, aussi bien indiyiduellement que collectivement. Par son asservissement à la machine, et, à travers celle-ci, à une volonté abstraite, étrangère et hostile l'homme est privé du véri- table contenu de son activité humaine, la transformation cons- ciente du monde naturel, la tendance profonde qui le porte à se réaliser dans l'objet est constamment inhibée. La signification véritable de cette situation n'est pas seulement qu'elle est vécue comme un malheur absolu, comme une mutilation permanente par les producteurs ; c'est qu'elle crée un conflit perpétuel au niveau le plus profond de la production, qui explose à la moindre occasion ; c'est aussi qu'elle conditionne un gaspillage immetise à comparaison duquel celui des crises de surproduction est vraisemblablement négligeable – à la fois par l'opposition posi- tive des producteurs à un système qu'ils refusent et par le manque à gagner résultant de la neutralisation de l'inventivité et de la créativité des millions d'individus. Au delà de ces aspects, il faut se demander daris quelle mesure le développe- ment ultérieur de la production capitaliste serait même « tech- niquement possible, si le producteur immédiat continuait à être maintenu dans l'état parcellaire qui est actuellement le sien. Mais l'alienation dans la société capitaliste n'est pas sim- plement économique ; elle ne se manifeste pas seulement à pro- pos de la production de la vie matérielle, mais affecte fondamen- talement aussi bien la fonction sexuelle que la fonction culturelle de l'homme. Il n'y a en effet de société que dans la mesure où il y a orga- nisation de la production et de la reproduction de la vie des individus et de l'espèce — donc organisation des rapports écono- 22 miques et sexuels – et que dans la mesure où cette organisation cesse d'être simplement instinctive et devient consciente - donc contient le moment de la culture. (2) Si donc une organisation sociale est antagonique, elle tendra à l'être aussi bien sur le plan productif que sur le plan sexuel et sur le plan culturel. Il est faux de penser que le conflit dans le domaine de la production « crée » ou « détermine » un conflit secondaire et dérivé sur les autres plans ; les structures de domi- nation de classe s'imposent d'emblée sur les trois plans à la fois et sont impossibles et inconcevables en dehors de cette simulta- néité, de cette équivalence. L'exploitation par exemple, ne peut être garantie que si les producteurs sont expropriés de la gestion de la production : mais cette expropriation à la fois présuppose que les producteurs tendent à être séparés des capacités de gestion - donc de la culture - et reproduit cette séparation à une échelle élargie. De même, une société où les rapports interhu- mains fondamentaux soni des rapports de domination présuppose à la fois et entraîne une organisation aliénatoire des rapports sexuels, à savoir une organisation créant chez les individus des inhibitions fondamentales, tendant à leur faire accepter l'auto- rité, etc... (3) Il y a en effet de toute évidence une équivalence dialectique entre les structures sociales et les structures « psychologiques des individus. Dès ses premiers pas dans la vie l'individu est soumis à une pression constante visant à lui imposer une atti- (2) Comme disait Marx, ir l'abeille, par la structure de ses cellules de cire, fait honte à plus d'un architecte. Mais ce qui, de prime abord, établit une différence entre le plus piètre architecte et l'abeille la plus adroite, c'est que l'architecte construit la cellule dans sa tête avant de la réaliser dans la cire ». (Le Capital, trad. Molitor, t. II, p. 4). Technique et conscience vont évidemment de pair : un instrument est une signification matérialisée et opérante, ou encore une médiation entre une intention réfléchie et un but encore idéal. Ce qui est dit dans ce texte de Marx de la fabrication des cel- lules des abeilles, peut être dit tout aussi bien de leur organisation « sociale ». Comme la technique représente une rationalisation des rapports avec le inonde naturel, l'organisation sociale représente une rationalisation des rapports entre individus du groupe. Mais l'orga- nisation de la ruche est une rationalisation inconsciente, celle d'une tribu est consciente ; le primitif peut la décrire, et il peut la nier (en la transgressant). Rationalisation dans ce contexte ne signifie évidemment pas « notre » rationalisation. A une étape et dans un contexte donné, aussi bien la magie que le cannibalisme représentent des rationalisations (sans guillemets). (3) Voir sur la relation profonde entre la structure de classe de la société et la réglementation patriarcale des rapports sexuels les travaux de W. Reich, The Sexual revolution (1945), Character analysis (1948) et La fonction de l'orgasme (trad. française 1952). En particulier dans le dernier, l'analyse de la structure névrotique de l'individu fasciste (pp. 186-199). 23 tude donnée vis-à-vis du travail, du sexe, les idées, à le frustrer des objets naturels de son activité et à l'inhiber en lui faisant intérioriser et valoriser cette frustration. La société de classe ne peut exister que dans la mesure où elle réussit à imposer cette acceptation à un degré important. C'est pourquoi le conflit n'y est pas un conflit purement extérieur, mais il est transposé au cæur des individus eux-mêmes. La structure sociale antagonique correspond à une structure antagonique chez les individus, cha- cune se reproduisant perpétuellement par le moyen de l'autre. Le but de ces considérations n'est pas seulement de souligner le moment d'identité de l'essence des rapports de domination, qu'ils se situent dans l'usine capitaliste, dans la famille patriar- cale ou dans la pédagogie autoritaire et la culture « aristocra- tique ». C'est d'indiquer que la révolution socialiste devra néces- sairement embrasser l'ensemble des domaines, et ceci non pas dans un avenir imprévisible et « par surcroît », mais dès le départ. Certes, elle doit commencer d'une certaine façon, qui ne peut être autre que la destruction du pouvoir des exploiteurs par le pouvoir des masses armées et l'instauration de la gestion ouvrière de la production. Mais elle devra aussitôt s'attaquer á la reconstruction des autres activités sociales, sous peine de mort. Nous essaierons de le montrer sur l'exemple des rapports du prolétariat au pouvoir avec la culture. La structure antagonique des rapports culturels dans la société actuelle s'exprime aussi (mais nullement exclusivement) par la division radicale entre le travail manuel et le travail intellectuel, ce qui a comme résultat que l'immense majorité de l'humanité est totalement séparée de la culture comme acti- vité et ne participe qu'à une infime partie de ses résultats. D'un autre côté, la division de la société en dirigeants et exécutants devient de plus en plus homologue à la division du travail manuel et intellectuel (tous les travaux de direction étant des travaux intellectuels, et tous les travaux manuels étant des travaux d'exécution (4)). La gestion ouvrière n'est donc possi- ble que si cette dernière division tend dès le départ à être dépassée, en particulier pour ce qui est du travail intellectuel relatif à la production. Cela implique à son tour l'appropriation de la culture par le prolétariat. Non pas certes comme culture toute faite, comme assimilation des « résultats » de la culture historique; cette assimilation, au-delà d'un point, est à la fois (4) Entre les deux se situe la catégorie dse travaux intellectueis d'exécution, dont l'importance va croissant. Nous en parlerons plus loin. 24 impossible dans l'immédiat et superflue (pour ce qui intéresse ici). Mais comme appropriation de l'activité et comme récupé- ration de la fonction culturelle, comme changement radical du rapport des masses des producteurs au travail intellectuel. Ce n'est qu'au fur et à mesure de ce changement que la gestion ouvrière deviendra irréversible. Pierre CHAULIEU. (La fin au prochain numéro). 25 1 Le problème du journal ouvrier 4 Ce texte, ouvre une discussion sur le problème du journal ouvrier, qui se poursuivra aux prochains numéros de Socialisme ou Barbarie. Il s'appuie sur l'expérience de Tribune Ouvrière, publiée depuis plus d'un an par un groupe d'ouvriers úe la Régie Renault, dont on a publié des extraits dans le nuniéro précédent de cette Revue; et dont on trouvera de nouveaux, extraits dans ce numéro-ci. Le développement de la culture et celui du rôle des partis poli- tiques sont à l'origine de l'énorme expansion de la presse qui caractérise notre siècle. La division du travail d'autre part a fait du journalisme une branche industrielle particulière, avec ses lois propres. Ceci particulièrement dans le capitalisme « libéral », où la presse doit être en général une industrie rentable. Bien que les régimes totalitaires suppriment cette autonomie apparente, et lient le journal étroitement au régime, il n'en est pas moins vrai que le journal du parti communiste dans une démocratie populaire doit obéir aux mêmes règles fondamentales que le journal libéral dans une démocratie occidentale: informer, influer sur l'idéologie des lecteurs --et avant tout : être lu. C'est ainsi que même dans les pays totalitaires le journal doit faire des concessions aux lecteurs; comme elles ne peuvent pas étre faites sur le plan politique ou idéologique, le rôle du journaliste est de trouver justement le moyen d'intéresser le lecteur par la bande. Nous ne ferons pas ici le procès du journalisme et l'ana- lyse des contradictions dans lesquelles il se développe. Face à la presse officielle s'est dressée la presse des orga- nisations révolutionnaires; celle-ci, en particulier pendant les 26: - périodes de crise révolutionnaire de la société, se trouvait favo- risée par le fait que son contenu politique correspondait aux intérêts de ses lecteurs ouvriers. Mais, bien que leur contenu politique soit complètement différent, les journaux révolution- naires ont toujours ceci de commun avec les journaux bourgeois, leur séparation de la classe ouvrière; le journal est dans les deux cas un organisme à part, avec son personnel attitré, sa hiérar- chie de rédacteurs, dont les uns ont pour tâche la propagande. sortes de journaux; conclure, sous prétexte que tous deux font les autres l'information, etc. Nous avons donc d'un côté le journal bourgeois ou stalinien, de l'autre le journal révolutionnaire, qui diffusent chacun leur idéologie propre. Notre but ici n'est pas d'amalgamer ces deux sortes de journaux ; conclure sous prétexte que tous deux font de la propagande et de la politique, qu'ils ont la même idéologie, serait une stupidité que l'on ne retrouve que dans les courants syndicalistes et anarchistes. Mais si nous avons parlé de ces journaux et que nous leur avons découvert un caractère commun, c'est bien pour leur oppo- ser un autre type de journal, que nous appellerons le journal ouvrier. Hl ne s'agit pas d'une idée nouvelle, produit d'une élabora- tion intellectuelle ; de tels journaux ont déjà existé dans l'his- toire du mouvement ouvrier (journaux ouvriers du xixe siècle). Et, comme nous essaierons de le montrer par la suite, cette idée. fait partie de la conception fondamentale du socialisme, de la capacité de la classe ouvrière de détruire le capitalisme et de gérer elle-même une société socialiste. Ce journal ouvrier sera un journal qui n'aura pas un appa- reil autonome ; c'est-à-dire que ses rédacteurs, ses diffuseurs, ses lecteurs seront un ensemble assez large d'ouvriers. Non seule- ment l'appareil du journal ne sera pas séparé de ses lecteurs, mais aussi le contenu du journal sera déterminé par cet ensemble de rédacteurs, diffuseurs, lecteurs ouvriers. Le journal n'aura pas comme objectif de diffuser une conception politique déterminée dans la classe ouvrière, mais partira des expériences concrètes des ouvriers, individuelles ou collectives, pour répondre aux pro- blèmes qui préoccupent ceux-ci. Quels sont ces problèmes ? Ce sont d'abord les problèmes de l'exploitation, qui se posent tous les jours, au sein de la production - et nous n'entendoris pas seulement par là les problèmes de revendications, mais tous les aspects de l'aliénation des ouvriers dans le cadre de la production capitaliste. Ce sont ensuite tous les problèmes que le cadre social du capitalisme pose aux ouvriers. Mais la classe n'est pas seule- 27 ment maintenue à son rôle d'exploitée par les lois économiques du capitalisme, mais aussi par l'idéologie de cette société. Les préoc- cupations des ouvriers sont déviées de leurs véritables objectifs par les idéologies dominantes : soit que les courants bourgeois ou staliniens déforment des problèmes qui préoccupent les ouvriers (par exemple le problème des salaires relié à la productivité par les patrons, ou au réarmement allemand par les staliniens), soit qu'ils introduisent dans la classe des préoccupations qui lui sont au fond étrangères (loi électorale). Enfin, l'existence même de ces idéologies et leur diffusion au sein de la classe quvrière pose un problème en elle-même. Quels sont ces courants idéologiques, dans quel sens influencent-ils les ouvriers, dans quel sens les ouvriers réagissent-ils ? Répondre à ces problèmes est le but que le journal doit se proposer. Il est donc aussi absurde de dire au départ que le journal ouvrier ne parlera que de la situation poli- tique internationale, que de dire que le journal ne parlera que des rapports entre les ouvriers et la maîtrise. Donc, le journal doit être en une certaine mesuré « empirique » ; il doit suivre le courant des préoccupations des ouvriers. Seules, les organisa- tions bureaucratiques ou bourgeoises peuvent avoir peur de ce courant ; les révolutionnaires n'ont rien à perdre dans ce dia- logue, its ont tout à gagner car seule la classe ouvrière peut apporter les moyens et les formes de lutte contre la société capi- taliste. Si nous sommes amenés à parler aujourd'hui de ce problème, c'est qu'il existe deux expériences de journal de ce genre, l'une aux Etats-Unis avec le journal Correspondance, l'autre en France, chez Renault, avec la Tribune Ouvrière. Nous exami- nerons le problème à la lumière de l'expérience de Tribune Ouvrière, à la fois sur le plan théorique et sur le plan pratique, et nous essaierons de tirer les leçons de cette expérience, aussi minime soit-elle. Nous resterons ainsi fidèles à cette préoccupation fonda- mentale qui est la liaison entre l'organisation révolutionnaire et la classe ouvrière, entre la théorie et l'expérience pratique des, ouvriers. Ces deux éléments devront nécessairement se rejoindre, et leur jonction ne sera pas seulement une assimila- tion de l'idéologie révolutionnaire par la classe ouvrière, mais aussi une assimilation de l'expérience ouvrière par les militants révolutionnaires. Dans cet article, nous essaierons de mettre face à face notre conception théorique fondamentale et la dynarnique de l'effort des ouvriers qui participent à ce journal. Nous serons toujours guidés par ces deux éléments, et dans les conclusions nous essaierons de joindre ces deux éléments, le plus abstrait et 28 le plus concret, pour formuler des conclusions précises sur le développement du journal ouvrier. LES DEUX PROCESSUS DE POLITISATION. La politique, dans la société capitaliste, est devenue une profession spécialisée, une sorte de science qui nécessite des études; l'initiation y cst ardue et décourage beaucoup d'ou- vriers qui finissent souvent par classer tout ce qu'ils ne compren- nent pas dans la « politique ». Il existe ainsi dans la classe ouvrière une division entre ceux qui font de la politique et ceux qui n'en font pas. Pour les militants socialistes ou staliniens ou trotskistes, il s'agit de « politiser l'ouvrier », c'est-à-dire de l'initier sous une forme vulgarisée et simplifiée aux mystères de cette science. L'initiation vise à persuader que le parti en question défend Touvrier et qu'à son tour l'ouvrier doit défendre le parti. Pour les staliniens. cette politisation consistera à initier les ouvriers au mécanisme de la politique de la bourgeoisie aussi bien sur le plan intérieur (signification des partis bourgeois) que sur le plan extérieur (signification des accords internationaux). Pour les trotskistes, l'initiation des ouvriers à la politique est beaucoup plus complexe et difficile : elle exige une interpréta- tion cie l'histoire du mouvement ouvrier (dégénérescence de la Révolution russe et de la Troisième Internationale), une expli- cation meme tronquée des théories marxistes sur l'économie et la politique, etc... Aussi bien les tentatives d'initiation des ouvriers à la poli- tique bourgeoise que la tentative de les initier aux problèmes abstraits reposent sur une conception particulière du rôle des organismes et des mouvements de masse. Pour le stalinisme et le trotskisme, les organismes et les mouvements de masse ne sont que des réservoirs dans lesquels le parti puise ses militants ouvriers, et sur lesquels le parti essaie d'imprimer sa propre orientation, au moyen du noyautage et de maneuvres diver- ses. On tend à substituer à la politique des organismes de masse la politique du parti, à l'initiative des ouvriers l'initia- tive du parti : il s'agit de substituer aux problèmes qui nais- sent dans la production ou dans la vie publique des ouvriers les problèmes politiques généraux qui préoccupent le parti. C'est ainsi qu'on explique aux ouvriers que les bas salaires sont dus aux accords de Paris, ou qu'ils sont dus à la dégéné- rescence de la révolution russe --- ce qui représente, à des degrés divers, une absurdité et une mystification. 29 Dans les deux conceptions, nous retrouvons la même idée : les problèmes politiques généraux qui préoccupent le parti. aucun intérêt, le seul intérêt réside dans la politique du gou- vernement français ou la politique de la bureaucratie russe. Indépendamment de son contenu mystificateur, cette concep- tion repose sur une erreur théorique fondamentale ; elle mécon- naît l'existence de deux processus de politisation, un qui est propre aux militants, un autre qui est propre à la classe ouvrière. Si la forination du militant révolutionnaire est une for- mation presque exclusivement intellectuelle, surtout dans les périodes comme celles que nous avons vécues où l'absence de mouvements ouvriers a déraciné les minorités révolutionnai- res de la classe, la formation politique des ouvriers est au contraire, presque exclusivement pratique. C'est au cours de ses différentes luttes que la classe ouvrière assimile, d'une façon plus ou moins durable, une certaine expérience politique et crée ses propres méthodes de lutte. (1) S'il est évident que ces deux pôles, l'expérience immédiate des ouvriers et l'expérience théorique des militants révolution- naires doivent se rejoindre, la question controversée est de situer leur point de rencontre. La conception stalinienne ne considère qu'un aspect des rapports de l'organisation et de la classe, celui suivant lequel le parti donne l'idéologie révolution- naire à la classe ouvrière. L'autre aspect, passé sous silence, c'est que l'idéologie que donne l'organisation d'avant-garde à la classe ouvrière, elle la puise elle-même dans cette classe. Là, il n'existe pas seulement un courant unique, allant de l'orga- nisation à la classe et de la classe à l'organisation. Dans ce sens, si la classe ouvrière a besoin de l'organisation révolution- naire pour théoriser son expérience, l'organisation a besoin de la classe pour y puiser cette expérience. Ce processus d'osmose a une importance déterminante. Quand on dit que l'organisation puise dans la classe ouvrière, on ne veut pas dire qu'elle y puise seulement la méthode de se faire comprendre, la façon d'inculquer ses théories au proléta- riat, mais aussi les éléments essentiels pour l'élaboration de cette théorie. Pour schématiser, l'organisation révolutionnaire n'a rien à voir avec l'Eglise qui inculque un dogme en utili- sant tous les modes d'expression, en argot aux ouvriers, en (1) Il est bien évident que ces deux processus sont réduits ici à un schéma, mais qu'en réalité ils n'existent ni l'un ni l'autre à l'état pur. Dans la formation des militants évolutionnaires il y a toujours une part d'expérience pratique, et dans la formation des ouvriers d'avant-garde il existe une part de formation intellectuelle. 30 musique aux artistes. Ce n'est pas le problème de trouver un langage accessible à la classe, mais de dégager les idées qui s'élaborent au sein de celle-ci. Ainsi on est amené à reconnaître la liaison profonde entre les réactions élémentaires et spontanées des masses et l'instau- ration d'une société socialiste ; mais alors, le rôle de l'orga- nisation révolutionnaire n'est plus de soutenir ces réactions par tactique et uniquement pour s'attacher les masses, ou bien de les transposer sur le terrain de la politique bourgeoise. Ce sont ces aspirations élémentaires et profondes qui doivent nous servir de guide. Il n'y a pas en effet deux problèmes séparés, dont l'un serait la lutte contre le système capitaliste culminant dans la prise du pouvoir, et l'autre la réalisation du socialisme et la gestion de la société par les ouvriers ; et le rôle de l'organisation révo- lutionnaire n'est pas de « conquérir » les organismes de masse, mais de les aider à devenir la charpente de la société. En effet, le socialisme n'est réalisable que si les ouvriers sont capables de gérer cette société. La capacité de gestion doit être au maximunt développée au sein même de la société capi- taliste. Cependant, cette gestion ne peut se faire dans la pro- duction capitaliste, mais seulement dans la lutte contre la gestion capitaliste ;-autrement dit, il n'est pas question que les ouvriers puissent gérer quoi que ce soit aussi longtemps que le capitalisme subsiste, sauf précisément leurs propres organes destinés à lutter contre ce capitalisrne. Et les méthodes par les- quelles se fait cet apprentissage à la gestion doivent être dès le départ imprégnées du but à réaliser. Comment développer cette capacité gestionnaire de la classe ouvrière ? C'est à cette ques- tion que doit répondre le journal ouvrier, non seulement dans son contenu, mais aussi dans sa conception même, et dans son mode de fonctionnement ; c'est-à-dire qu'il doit être géré lui- même par les ouvriers. LA NATURE DU JOURNAL OUVRIER. Le journal ouvrier doit donc être à la fois l'expression de l'expérience des ouvriers (et dans ce sens, nous le verrons, il ne peut être écrit que par les ouvriers eux-mêmes) et le moyen d'aider à la théorisation de cette expérience (et par là d'aider à ce processus de politisation de la classe ouvrière). Mais le journal ne doit pas se séparer de cette expérience, car autre- ment il échappe obligatoirement au contrôle de la classe ouvrière. Dans cette définition, le journal ouvrier n'est ni un jour- nal politique, ni un journal syndical, ni un document. 31 a) Ce n'est pas un journal politique ; cela veut dire qu'il n'est pas l'expression d'une organisation politique, qu'il ne colporte pas l'idéologie de cette organisation politique au sein des masses. Il ne suppose pas un accord préalable entre diffé- rentes tendances politiques sur un programme. Le principe qui le fonde et suffit à le délimiter de toute autre entreprise, c'est que « la classe ouvrière est capable elle-même de résoudre les problèmes de son émancipation ». Cela ne veut pas du tout dire que le journal ne traitera pas de politique. Il peut traiter de questions politiques. Mais les conceptions politiques qui sortiront de ce journal ne seront que les conclusions des expériences faites ; elles ne seront jamais posées comme les pensées ou les postulats impliquant l'accep- tation préalable d'une idéologie quelconque. b) Mais ce ne sera pas non plus un journal syndical qui ne s'occupe que des questions économiques. Nous avons déjà eu l'occasion de montrer que cette sépa- ration entre questions économiques et politiques ne correspon- dait aujourd'hui à rien de réel, que tout syndicalisme aussi pur soit-il, est politique. Le journal ne sera pas un journal syn- dical dans le sens où les problèmes traités dépasseront le .cadre du syndicalisme. c) Ce ne sera pas un document. Le journal ouvrier ne peut pas être un magazine qui se contenterait de retracer de façon anecdotique la vie de l'ouvrier en usine. Ce qui se passe en usine, l'ouvrier le sait ; la description de son lieu de travail et de ses raports avec la direction n'ont d'intérêt que pour les gens étrangers, à l'usine. Et ce n'est pas le cas du journal, La description d'un événement dans l'usine ou ailleurs n'a d'intérêt que si on peut extraire de cet événement des consi- dérations qui intéressent l'expérience ouvrière en général. Le journal ne sera ni un journal politique ni un journal syn- dical, ni un documentaire sur la vie des ouvriers, mais il sera tout.cela à la fois. Nous ne disons pas que le journal ouvrier doit être un journal dont une partie sera réservée à la politi- que, l'autre à l'économique, l'autre à la description. Le journal aura un sens plus universel dans la mesure où il condensera le politique, l'économique, le social. C'est en ceci qu'il atteindra le sens plus profond de la politique. Dans les journaux traditionnels une partie est réservée aux problèmes politiques qui sont les problèmes politiques de la bourgeoisie des différents pays : l'évolution des rapports entre les classes dominantes des différents pays, les rapports entre les différents partis politiques, etc. Une autre partie est réservée aux problèmes économiques 32 et consiste à poser des revendications de telle ou telle catégo- rie professionnelle ou de tel ou tel syndicat. Un effort constant est fait par ailleurs pour relier entre eux ces secteurs. Par exemple, la campagne menée par la C.G.T. contre le réarmement allemand est liée directement avec toutes sortes de revendications minimum des ouvriers. Ce qui revient à peu près à cela : pour l'augmentation de vos salaires, luttez contre le réarmement allemand. Il y a donc deux pôles, l'un politique, l'autre économique et il s'agit pour les journaux des partis de tracer un chemin qui aille d'un pôle à l'autre. C'est dans ce sens qu'aujourd'hui le syndicat est un organisme politique et que le parti politique est un organisme syndical. Il s'agit d'aller d'une revendication qui rallie l'accord des ouvriers, qui est comprise par tous, à une politique générale qui ne peut être très bien comprise par per- sonne. Par exemple, le fait que les syndicats défendent un pro- gramme revendicatif tel que « 40 heures. payées 48, 3 semaines de congés payés » fera peut-être que les ouvriers accepteront la politique de ces syndicats, non pas pour elle-même, mais pour la revendication. Les municipalités communistes s'occupent des vieux travailleurs, des sinistrés, des cuvres sociales, etc... pour donner crédit à leur politique générale et le fait que sur ce plan les communistes sont imbattables vient de leur situation d'opposition aux gouvernements. Une minorité qui est encore plus détachée de l'appareil d'Etat bourgeois que ne le sont les staliniens, qui n'a donc rien à perdre, peut sur ce plan rivaliser et dépasser les organisations communistes. C'est ce que font le plus souvent les organisations trotskis- tes et anarchistes qui surenchérissent sur les revendications posées par les organisations syndicales aussi bien que sur les moyens de lutte. Ainsi apparaît toute une échelle hiérarchique des luttes politiques ou révendicatives. Le Syndicat Chrétien ou F. 0. demandent dix francs d'augmentation, en proposant un jour de grève. La C.G.T. demandera vingt francs et deux jours de grève ; les trotskistes et les anarchistes demandent 1.000 francs d'augmentation et grève illimitée. Le chemin qui conduit de la simple revendication économi que à la revendication ou l'action politique est tortueux. Les uns lieront les revendications à la question du réarmement allemand, pour d'autres, les revendications seront liées à la destruction du système capitaliste et à la prise du pouvoir poli- tique par la classe ouvrière. Pour les uns comme pour les autres, il existe deux problè- 33 un mes. L'un est celui de la revendication immédiate des ouvriers, celui de l'action spontanée des ouvriers, de la lutte de classe à l'état le plus élémentaire ; l'autre est celui de la prise du pouvoir politique. La liaison entre ces deux problèmes peut se résu- mer ainsi : « si vous nous aider à prendre le pouvoir politi- que, vous n'aurez plus à lutter pour vos revendications immé- diates : nous vous les accorderons. » Cette propagande tend à proposer une sorte de marché à la classe ouvrière pour lui montrer que dans toute l'affaire elle a plus à gagner à voter pour tel parti, et mettre ce parti au pou- voir ou à faire la Révolution qu'à revendiquer 10 francs d'aug- mentation de l'heure tous les six mois. En fait, cette politique consiste soit à montrer que la classe ouvriere se trompe de route quand elle revendique ou se défend ainsi, soit qu'elle n'en demande pas assez et qu'en demandant plus elle pourra arriver peu à peu à provoquer des crises et à précipiter les contradictions du régime et s'opposera ainsi de plus en plus au système lui-même. Mais pour toutes ces organisations la lutte des ouvriers est considérée comme accessoire, comme secondaire, comme moyen pour arriver au but final. Le journal ouvrier part d'une autre conception. Cette concep- tion est que la lutte de classe la plus élémentaire contient en elle-même des éléments fondamentaux pour la destruction du système capitaliste et pour l'institution du socialisme. Et ce sont ces éléments que le journal doit chercher et développer. Pour elle, il y a une liaison profonde entre les conceptions révo- lutionnaires du socialisme et la lutte ouvrière de tous les jours. Nous ne voulons pas dire du tout que toute lutte de classe pose dans son ensemble le problème fondamental de la destruc- tion du système capitaliste et de l'instauration du socialisme. Toute lutte de classe porte l'empreinte des influences de l'idéo- logie bourgeoise ou stalinienne; et c'est d'abord de ces influen- ces que le journál doit dégager la lutte de classe. Mais ceci ne peut se faire en augmentant l'ampleur de la lutte comme le font les trotskistes ou anarchistes, mais en découvrant les véritables objecifs de cette lutte. Ainsi par exemple, pour la grève du 28 avril 1954, les trotskistes et les anarchistes lancèrent l'idée de grève illimitée + sans se préoccuper de la revendication elle-même. Au contraire, nous dégageâmes le sens faux de la revendication, qui était hiérarchisée. Cela avait une signification politique plus profonde que de surenchérir sur un mouvement qui né reposait que sur un objectif de tactique et dont la base était fausse dès le départ. 34 Cependant, le journal ne peut aborder tous les problèmes fondamentaux ni apporter une conclusion automatique à tous les problèmes. L'expérience de la classe ouvrière est souvent une ex- périence particulière: le rôle du journal sera de partir de ces expériences particulières pour en tirer des conclusions géné- rales ---- cela ne veut pas dire que les conclusions générales soient toujours possibles. Le journal devra aussi combattre les conceptions bourgeoises et staliniennes. Pour ce faire, il sera parfois obligé de discuter de façon générale et abstraite, mais essaiera de relier le plus possible ces problèmes à l'expérience vivante des ouvriers. Tout ce que nous venons de dire sur le contenu du jour- nai correspond à une certaine orientation idéologique. Cela est indéniable et il serait hypocrite de vouloir présenter le journal ouvrier comme un journal n'obéissant à aucune ligne de conduite guidé simplement par « ce que veulent et pensent les ouvriers ». Un journal qui n'aurait pas de ligne directrice serait auto- matiquement un journal contradictoire qui, tôt ou tard, tom- berait sous l'influence des éléments politiques les plus habiles. Le journal a une ligne. C'est la discussion et la confrontation des ouvriers, mais ce sont seuls des militants révolutionnaires qui ont compris l'énorme signification de cette discussion et de cette participation des ouvriers aux problèmes politiques, éco- nomiques et sociaux, qui peuvent empêcher l'étouffement de cette discussion par des politiciens habiles. Le rôle des militants révolutionnaires dans le journal ne se limite pas à cela. Le militant révolutionnaire n'est pas un spec- tateur qui voit s'affronter des ouvriers dans une discussion ou qui récolte comme un collectionneur, les réflexions de la classe ouvrière. Il est un défenseur de cette discussion, mais aussi un participant. Le militant révolutionnaire cherchera à approfon- dir et à développer la discussion qui deviendra un dialogue entre les ouvriers et l'organisation révolutionnaire. Le militant révo- lutionnaire essaiera de faire triompher son idéologie mais à la différence des politiciens bourgeois et staliniens il ne se servira que de l'expérience ouvrière, c'est-à-dire qu'il luttera sur le ter- rain des ouvriers, sur le terrain des questions concrètes. Dans ce sens, son dialogue avec les ouvriers sera un dialogue réel et non un monologue. Ainsi sera donc évité le danger que le journal ne soit qu'une confrontation des partis politiques et qu'il ne puisse sortir de l'orniere traditionnelle de ces partis. Le rôle du militant révo- lutionnaire est d'aider la classe ouvrière à sortir de cette ornière et c'est cela qui sera la ligne directrice du journal. 35 Dans ce sens, la séparation entre articles politiques et « arti- cles qui intéressent les ouvriers » doit disparaitre. Dans les jour- naux bourgeois ou staliniens, il est de coutume pour faire ava- ler l'article politique de le délayer avec des faits divers, des choses qui se passent dans la société de tous les jours. Ainsi, les deux choses sont séparées; les aspects concrets de la vie et les aspects abstraits, les choses : « du peuple » et les choses « des politiciens » ou des « initiés ». Ces choses qui se passent tous les jours et dont les ouvriers peuvent se rendre compte sont considérées comme les ragots, les potins dont la presse à grand tirage fait son succès. Le reproche aux journaux à grand tirage est non pas qu'ils traitent de cette vie quotidienne mais qu'ils la déforment et qu'ils la traitent accidentellement, dans le sens de leur morale et en fonction de leur idéologie. Mais dans la mesure où ce sont les préoccupations idéologiques des couches exploiteuses qui donnent une interprétation aux faits réels, il s'ensuit que les faits eux-mêmes subissent une altération, La réalité devient elle aussi par ce fait irréelle, surtout pendant les périodes où le prolétariat tend à se détacher des idéologies dominantes. Ainsi on représente des hommes abstraits avec des senti- ments imaginaires. Le prolétariat idéal tel qu'il devrait être pour un bureaucrate communiste ou pour un bourgeois. Ainsi le Superman communiste a plus de parenté avec un person- nage de l'Histoire Sainte qu'avec le lecteur ouvrier qu'il est censé représenter. Le journal ouvrier ne contiendra pas ces deux éléments séparés - le théorique d'une part et la réalité de l'autre, non pas pour fiatter ou pour avoir une plus grande clientèle mais parce que les problèmes de la vie courante sont des pro- blèmes essentiels que la classe ouvrière et son avant-garde doivent résoudre, et parce que vouloir limiter les préoccupations des ouvriers aux aspects < politiques » de la lutte est l'héritage d'une fausse conception qui ne voit dans le prolétariat qu'une force susceptible seulement d'appuyer le parti politique. ! Le but final, la solution de tous les problèmes est incontesta- blement la suppression de la société capitaliste et son rempla- cement par une société socialiste. Le but final est une solution abstraite dans le sens où il correspond à une notion purement intellectuelle. Ce but final est le schéma, la charpente que le militant révolutionnaire a assimilé. Mais cette notion reste abstraite jusqu'au jour où l'ex- périence de la classe ouvrière l'amène à concrétiser ce schéma, 36 à recouvrir cette charpente de tout un réseau d'actions prati- ques. Mais avant cette période le fossé qui sépare l'action réelle des ouvriers et le but final ne peut être comblé par un saut de la situation actuelle à une solution abstraite. Ainsi, nous avons critiqué cette façon de traiter artificiellement tout problème en concluant chaque article par la nécessité de faire la révolution socialiste. Le journal pour rester sur un plan concret ne peut donc franchir ce fossé artificiellement. Si toutefois nous vou- lons donner une conclusion, une perspective qui soit assimilable, qui paraisse concrète, nous risquons de tomber dans certains pièges. La simple constatation du rôle positif de la bureau- cratie d'une usine ou de l'Etat, par exemple, peut entraîner la conclusion qu'il suffit de supprimer les parasites dans le cadre même de la société pour résoudre les problèmes. C'est là qu'apparaît le rôle essentiel du militant révolution- naire, qui, s'il ne peut donner une conclusion concrète à ce problème peut montrer que toute solution de réforme de cette société est impossible. Dans ce sens, le journal devient le cadre d'un véritable dialogue qui peut se continuer à travers plu- sieurs numéros. Même si la solution de tous les problèmes se trouve réunie dans la destruction du système capitaliste, il existe des actions, des possibilités de défense ou de lutte contre la société capita- liste ; ces luttes arrivent à développer la conscience des ouvriers, à faire progresser leur expérience. Les militants devront enri- chir toutes ces luttes de leur propre expérience de théoriciens, sans pour cela dire qu'ils peuvent obligatoirement donner une solution à tous les problèmes. LE JOURNAL OUVRIER DANS LA PERIODE ACTUELLE. Si nous posons aujourd'hui le problème d'un journal ouvrier ce n'est pas uniquement parce que ce journal ouvrier découle de nos conceptions théoriques fondamentales, mais aussi et sur- tout parce que ce journal apparaît d'une façon concrete comme réalisable. Il.correspond à la forme d'activité la plus adéquate dans la période actuelle, la forme d'activité qui peut être le trait d'union entre les militants révolutionnaires et l'avant- garde ouvrière. Il est nécessaire ici de définir plus précisément cette période. Dans la période qui suivit la Libération, le prolétariat adop- tait la politique des partis staliniens. Les problèmes que se posaient les ouvriers se trouvaient résolus par les partis. Dans la mesure où les solutions proposées par les partis n'étaient que de fausses solutions, l'adhésion des ouvriers à ces forces politi- 307 ques ne pouvait étre de longue durée. C'est ce qui s'avère aujour- d'hui de plus en plus nettement. Ainsi, nous pouvons dire qu'un journal ouvrier dans cette période était impossible dans le sens où le prolétariat mettait encore tous ses espoirs dans les forces politiques qu'il suivait. Si aujourd'hui, le rapport entre les ouvriers et « leurs » partis a changé, il n'a pas changé dans le sens où les organisations trotskistes l'espéraient. Les ouvriers n'ont pas changé de politique. Ils n'ont pas modifié leurs idées sur la Russie pour progressivement se constituer en fraction ou parti plus à gauche que les staliniens, pour enfin se raprocher des positions trots istes, puis trotskistes de gauche. C'est en gros ce que les organisations de gauche ont attendu pendant des années et la plupart des luttes entre les groupements ont été basées sur la tactique à adopter pour former un parti de masses plus à gauche que les staliniens. Si beaucoup d'ouvriers ont gardé leur espoir sur la Russie, ils se sont détachés peu à peu de la politique stalinienne. Ils ont refusé de suivre leurs mots d'ordre, de se syndiquer, de lire leur presse; etc. Dans cette évolution de la classe ouvrière on peut dire que l'influence des partis socialistes ou des syndicats F.O. n'a été d'aucun poids dans la mesure où toute la propagande et toute l'idéologie de ces organisations se limitaient à un antistalinisme qui devenait ainsi leur propre raison d'être. Si les ouvriers se détachent du stalinisme après l'avoir fait du parti socialiste, ce n'est pas pour allez chez les trotskistes, c'est pour ne pas faire de « politique » ; les ouvriers s'intéres- sent de moins en moins à la « politique ». Là, nous avons vu une réaction unanime de tous les partis de gauche, des socialistes aux trotskistes, qui se sont indignés d'une telle attitude du prolétariat. Tout le monde a vu là une évolution réactionnaire qui pouvait amener le fascisme. Pour tous ces partis, le prolétariat est une force qu'il s'agit de dominer, de canaliser dans son propre sens. Que les ouvriers soient mystifiés par le stalinisme ce n'est qu'un moindre mal. Pour les autres, il s'agit de trouver la tactique ou la méthode pour s'accaparer les ouvriers par des compromis, des allian- ces, etc. Mais que les ouvriers ne veuillent pas se laisser canaliser par aucune des organisations existantes, voilà qui fait frémir amèrement tous ces politiciens. A la différence de tous ces partis, nous avons pensé que ce détachement du prolétariat de la « politique » avait un sens positif. 38. Non seulement, le prolétariat se détachait du centre d'inté- rêt où les bourgeois ou le parti stalinien essaient de le river depuis des années et qui est leur propre politique. Mais ce détachement très profond ne se soldait pas par un suivisme vis-à-vis d'autres partis politiques, mais par une méfiance généralisée. Dans ce sens, on peut dire que le détachement du proléta- riat de la politique est une prise de conscience qui a une valeur politique infiniment plus profonde que la découverte de la dégénérescence de la Russie. Ces deux traits caractéristiques de la classe ouvrière aujour- d'hui (détachement des partis et passivité) sont, il est vrai, applaudis par la bourgeoisie qui voit d'une part l'affaiblisse- ment d'une force concurrente le stalinisme russe, - et d'autre part, une désorganisation idéologique de la classe ouvrière. Par le passé, les ouvriers qui rompaient avec les par- tis, dépassaient ces partis par leur action directe. Ce fut le cas des minorités communistes au sein de la social-démocratie. Si la bourgeoisie se réjouit de la passivité de la classe ouvrière, nous pouvons voir les difficultés qu'entraîne cette même passivité pour le développement de sa propre politique. Car le détache- ment des ouvriers du parti stalinien est à la fois un détache- ment très profond de la classe ouvrière des classes dominantes. Ainsi, par exemple, la mobilisation des ouvriers par les stali- niens pour une manifestation nationaliste contre le réarme- ment allemand ne fait, en réalité, que renforcer l'idéologie natio- naliste, même si elle se trouve étre dirigée contre la bourgeoi- sie dans une certaine période. Par contre, le refus des ouvriers à se mobiliser pour des mots d'ordre « contre la C.E.D. » signi- fie une certaine rupture avec l'idéologie nationaliste, c'est-à- dire l'idéologie bourgeoise. Cette rupture a des répercussions sur un autre plan. Lorsque la bourgeoisie essaiera d'embrigader la classe ouvière pour son idéologie nationale, pour cette armée européenne ou pour le maintien de sa domination dans les colo- nies, elle se trouvera devant le même refus des ouvriers qui la favorisait dans le cas précédent. Voir l'action du prolétariat comme un élément positif en lui-même, même si cette action est complètement ou en partie dirigée vers des objectifs bour- geois revient à considérer l'action du prolétariat et le proléta- riat lui-même comme un insrument capable simplement d'agir sans déterminer lui-même son orientation. D'une telle concep- tion, découle par exemple toute la propagande trotskiste qui consiste à mener toute action des ouvriers en appuyant ces actions et en essayant de les faire dépasser leur cadre,' < en poussant le mouvement ». 39. Nous pensons que la passivité du prolétariat est positive dans la mesure où elle est une forme de détachement de l'idéo- logie bourgeoise. Cela ne veut pas dire que nous saluons cette passivité; le prolétariat se trouve dans une période où il cherche sa propre voie en se débarrassant de plus en plus de l'idéolo- gie bourgeoise et stalinienne. Ce n'est que dans la mesure où se dégage cette autonomie qu'un journal ouvrier est réali- sable. Le schéma de la situation actuelle dans laquelle se deve- loppe l'expérience ouvrière doit cependant être précisé. Si la classe ouvrière aujourd'hui a accumulé une certaine expérience « politique », il faut tracer de suite les limites de cette expérience. Le rôle du parti stalinien en France n'a pas été poussé aussi profondément que dans les pays de « démocratie populaire ». le rôle de la bureaucratie syndicale réformiste ne s'est pas davan- tage développé comme dans les pays tels que l'Angleterre ou l'Amérique. La France est restée à mi-chemin entre les ancien- nes. formes de domination capitaliste et les nouvelles formes bureaucratiques. Dans ce sens. l'expérience ouvrière se trouve dans une situation bien ambiguë et c'est de cette situation que vient la difficulté de la création d'un journal ouvrier qui puisse se différencier sur tous les plans des autres tendances politiques. Le journal ouvrier n'aura donc pas à lutter seulement contre les tendances nouvelles d'exploitation, les tendances bureaucra- tiques, il aura aussi à combattre les anciennes formes et là il se trouvera à côté des forces staliniennes ou réformistes dont il lui sera difficile de se délimiter. Le journal ouvrier aura à combattre deux forces : Les forces patronales traditionnelles ; Les forces bureaucratiques (réformistes ou staliniennes). La grande majorité des capitalistes français est composée de petits patrons privés qui gèrent eux-mêmes leur entreprise. Dans beaucoup d'usines, les syndicats sont à peu près inexis- tants. Le militant syndicaliste risque de se faire congédier, il n'existe pas de bureaucratie syndicale. La lutte contre le patro- nat a gardé ses anciennes formes et là les ouvriers auront même recours aux syndicats pour faire respecter les lois aux patrons. A côté de cela il existe de grandes usines privées ou nationali- sées où la bureaucratie syndicale a joué un certain rôle dans l'appareil productif et où des formes de domination « moderni- sée » ont succédé aux formes brutales, traditionnelles. En parallèle avec la diversité des formes de domination du capitalisme français se trouve la diversité des formes de résis- 40 tance à l'exploitation. Le fait que la bureaucratie syndicale n'a pas pu jouer son rôle en France, le fait que le stalinisme se trouve dans une situation de parti d'opposition, ont donné à ces forces un caractère qui est différent de leur véritable rôle. Ainsi, les forces syndicales et staliniennes, au lieu de revendi- quer la gestion de la société, se contentent de reprendre bien souvent une politique puisée dans l'arsenal réformiste tradition- nel : parlementarisme, querelles municipales, etc. Dans cette situation complexe, la lutte des ouvriers contre un petit patron ou la lutte des ouvriers contre les brimades de la direction de l'usine, peut être soutenue par les syndicats stali- niens ou réformistes. La lutte des ouvriers contre la bureaucra- tie syndicale peut être soutenue par la direction de l'usine. La lutte contre les réformistes peut être soutenue par les staliniens. Ce n'est que dans des cas particuliers et bien caractéristi- ques que la lutte des ouvriers contre leur exploitation sera à la fois une lutte contre le patronat et contre les bureaucraties syndicales ; c'est sur les problèmes les plus fondamentaux que cette lutte se réalise ainsi sur les trois plans. De ceci, il ressort avec évidence que l'expérience de la classe ouvrière française sur le stalinisme et la bureaucratie syndicale est une expérience larvée et incomplète, et c'est de là que vont surgir les principaux obstacles à la réalisation du journal ouvrier. 1. LES OBSTACLES. Nous essaierons mainenant de décrire les problèmes que nous avons rencontrés dans l'expérience pratique d'un journal ouvrier: La Tribune Ouvrière. Difficulté de délimitation avec les autres forces. a) Lutte contre le patronat. A un stade élémentaire, il se trouve que notre lutte contre les formes de domination du capitalisme est identique à celle menée par le stalinisme. On peut citer quelques exemples : La direction licencie un ouvrier. Un ouvrier est accidenté par le manque d'appareils de protection. La direction fait faire une collecte pour les obsèques du directeur général. En face de tels faits que ce passe-t-il ? Les ouvriers discutent; les uns s'indignent; d'autres sont passifs; d'autres enfin acceptent et justifient même les procédés de la direction. - 41, La réaction des ouvriers les plus conscients est de protester devant de telles choses. Ils veulent en parler, le faire savoir aux autres et cela se justifie. Mais il est impossible d'en parler d'une façon différente des staliniens, à moins que ceux-ci lient les trois faits à une question politique quelconque. La seule façon de se délimiter serait d'approfondir les faits en remontant le cours de l'histoire. Pour le troisième cas par exemple: « vous vous indignez pour la collecte du directeur, mais pourtant en telle année vous le glorifiiez ». Mais déjà la différenciation semble artificielle ou de mauvaise foi. On peut répondre qu'au- trefois le parti communiste faisait des erreurs, etc. b) La lutte contre le stalinisme. Le patronat en France est aujourd'hui anti-stalinien. Nous avons parlé aussi des tendances antistaliniennes représentées par les syndicats F.O., chrétien ou gaulliste. La nécessité de se délimiter est incontestable mais la délimitation est parfois diffi- cile. Exemples : - La C.G.T. demande une minute de silence pour com- mémorer la mort de Staline. La C.G.T. demande de faire une action pour soutenir une campagne contre le réarmement ou la libération de Duclos. - La C.G.T. lance une grève d'avertissement vouée d'avance à l'échec. Là les ouvriers se trouvent partagés entre deux blocs, ce partage souvent ne représentant pas une délimitation sur les positions de lutte de classe. Certains ouvriers font grève parce que pour eux la grève est un moyen de s'opposer à leur exploitation : « Tout ce qui est contre le patron est pour l'ouvrier. » D'autres au contraire ne font pas grève même s'ils partagent les idées des staliniens sur la Russie parce que la grève leur demande un effort, un sacrifice, un risque qu'ils ne veulent pas courir, parce qu'ils ont peur de la maîtrise, parce qu'ils veulent se faire bien voir par la direction. Quand la séparation se fait de telle façon on est en droit d'affir- mer que cette séparation, malgré son caractère politique faux, correspond en réalité à une séparation sur un plan de classe, séparation entre les bagarreurs et les jaunes. Mais la séparation est dans la plupart des cas bien plus complexe. Prenons comme exemple la grève du 28 avril 1954. Beaucoup d'ouvriers voyaient réellement la mystification du mouvement et son impossibilité de réussir. D'autres refusaient de faire grève pour montrer qu'ils ne voulaient plus suivre un syndicat qui les avait trompés. Le refus de la grève était le refus de suivre la direction syndicale. D'autres encore ne vou- laient pas faire grève pour se venger des syndicats qui les avaient 42 et qui doit; d'autre? entraînés dans certaines périodes presque de force dans des mou- vements qu'ils désapprouvaient. Quelle position adopter dans de telles circonstances ? Toute position peut prêter à équivoque. Faire grève, c'est se voir reprocher d'être un instrument du syndicat ; ne pas faire grève c'est se voir reprocher d'être un défenseur du patron. Comment éviter cette équivoque ? Nous résolûmes la question de la façon suivante. Nous dénonçames la grève à tous ceux qui nous demandaient notre avis, en ajou- tant toutefois que nous ne voulions pas être des briseurs de grève et que nous suivrions la majorité, en affirmant que ceux qui refusaient de participer à cette grève n'étaient pas obliga- toirement des jaunes. Nous adoptions une position très ambiguë en participant au mouvement. c) La lutte contre les syndicats réformistes. - Les syndicats réformistes acceptent d'assister à la com- mémoration des obsèques du directeur de l'usine. - Les syndicats réformistes font une collecte en commun avec la direction pour venir en aide aux sinistrés. Dans notre critique nous nous trouvons côte à côte avec les staliniens. En face de tels problèmes le journal ouvrier se trouve devant une alternative : ou bien de traiter de ces faits et de risquer d'augmenter peut-être la confusion. ou bien de faire le silence sur ces faits parce qu'ils ne per- mettent pas de délimiter suffisamment le journal, Ne pas s'élever contre une brimade de la direction sous pré- texte qu'il nous sera impossible de le faire sans pouvoir 'se délimiter de forces anti-ouvrières serait la négation même du journal qui doit traiter les problèmes qui intéressent les ouvriers de l'expérience ouvrière. Vouloir diminuer' artificiellement certains problèmes sous le prétexte qu'ils sont en voie de disparition la lutte contre le paronat privé, par exemple serait faire preuve d'un secta- risme absurde. C'est à des problèmes réels que la classe ouvrière rencontre tous les jours que l'on doit répondre. Si l'histoire était découpée en tranches bien distinctes, si l'évolution du monde se faisait au même rythme, si le développement de la société était partout uniforme, de tels problèmes ne pourraient pas se poser : mais le fait que des problèmes sont en voie de disparition ne veut pas du tout dire qu'ils ont disparu et c'est pourquoi nous devons encore y répondre. Dans certaines périodes on risque donc de trouver un jout- nal ouvrier qui aura son originalité uniquement parce que ses articles seront savamment dosés, et qu'il critiquera à la fois les trois tendances, patronale, réformiste et stalinienne. Prétendre qu'un journal ouvrier ne puisse exister que le jour où il pourra se délimiter sur toutes les questions, qu'on ne pourra poser le problème du journal ouvrier que dans une pé- riode qui aura permis de à la classe ouvrière de faire une expé- rience beaucoup plus poussée est une absurdité; car, cette période sera la période de domination totalitaire de la bureaucratie. Alors le problème du journal ouvrier sera dépassé, il sera irréalisable et la classe ouvrière devra trouver d'autres iormes d'expression. II. Difficultés dues à la passivité de la classe ouvrière. La rupture de la classe ouvrière avec les forces politiques traditionnelles ne s'accompagne pas d'une activité autonome il semble que l'expérience des ouvriers dans les partis politiques ou les syndicats ait usé leur sentiment de révolte, leur besoin d'activité. Et c'est là justement un des obstacles à l'apparition d'une activité aussi réduite qu'est la rédaction, la diffusion et le financement d'un journal ouvrier. Dans une situation de crise aiguë entre la direction et les ouvriers ou entre la bureaucratie syndicale et les ouvriers le problème du journal est facile à résoudre ; lorsqu'un fait a suscité la colère ou l'indignation des ouvriers, lorsque la divi- sion des ouvriers s'exprime par des discussions et des engueu- lades, lorsqu'il se forme deux camps - ceux qui approuvent, ceux qui critiquent -- le militant révolutionnaire n'a qu'à recueillir ces polémiques, à ranger les arguments et l'article est créé. Il intéressera, il correspondra à un effort des ouvriers d'avant-garde à résoudre ce problème. Mais il n'en est pas tout le temps ainsi. L'antagonisme entre les ouvriers et la machine, entre les ouvriers et l'appareil de gestion ne suscite pas continuellement une opposition violente ; cet antagonisme est comme une plaie qui se cicatrise pendant certaines périodes. Le rôle du journal n'est pas d'ouvrir artili- ciellement les plaies il n'en a pas d'ailleurs le pouvoir ; l'antagonisme ne peut ñaitre que des faits eux-mêmes. Le jour- nal ne peut tout au plus que donner une explication, faire s'exprimer et orienter cet antagonisme de classe. Dans ces périodes les ouvriers n'éprouveront pas le besoin de s'exprimer et le journal ouvrier retombera sur un noyau d'ouvriers les plus conscients, les plus politisés mais qui auront 44 tendance à exprimer alors leurs propres problèmes politiques ou théoriques. Le journal ouvrier aura donc tendance à retomber dans la même ornière que les autres journaux. Il perdra de son intérêt, les problèmes traités ne correspondront pas à la préoccupation des ouvriers. Des ouvriers accorderont leur confiance à leurs camarades, les désigneront pour parler, pour écrire, pour penser à leur place. On voit ainsi le danger d'une telle attitude qui peut amener les ouvriers qui ont la confiance des autres à exprimer à leur tour des idées personnelles sans liaison avec les problèmes ouvriers. L'autre danger est qu'une direction du journal se crée de plus en plus séparée des autres ouvriers ; que la passivité des uns entraîne une certaine habitude des dirigeants à décider à leur place. ! HII. Difficultés dues à l'opposition avec les ouvriers. Nous sommes partis en affirmant que le journal devrait refléter le niveau de l'expérience des ouvriers. Mais là deux diffi- cultés surgissent : La première c'est de situer ce niveau ; - La seconde c'est de répondre aux problèmes que les ouvriers se posent à ce niveau. Nous avons dit que les problèmes qui intéressent les ouvriers sont les problèmes essentiels qui doivent être résolus. Cela est vrai mais il faut toutefois apporter certaines restrictions à cette idée restrictions de deux ordres. L'influence de l'idéologie bour- geoise ou stalinienne sur la classe ovrière : les discussions autour de l'élection de Mendès-France par exemple. Quand la majorité des ouvriers arrive encore à l'heure actuelle à être influencée par une vague de chauvinisme, il est évident que de tels prolèmes. s'ils sont traités, le seront en opposition avec cette majorité des ouvriers. Dans un autre ordre d'idées, il se trouve des problèmes qui divisent les ouvriers entre eux ; par exemple, un ouvrier veut écrire un article qui critique la division du travail et la hié- rarchie mais cette critique se fait uniquement contre ses propres camarades ; il rejette la faute de sa condition à ses camarades. Un tel problème est traité d'une façon qui abonde dans le sens de la direction et il est impossible de l'accepter. Donc dans certaines situations on se trouve devant le dilemme suivant : soit d'accepter le courant réactionnaire dans les lignes du journal ouvrier, soit de s'opposer à une majorité · 45 d'ouvriers. Il va de soi que sur ce plan nous avons toujours choisi la deuxième solution. Nous nous trouvons aussi parfois devant l'impossibilité de répondre à certains problèmes. Devant cette impossibilité, les rédacteurs auront tendance à remplacer les solutions par des articles démagogiques qui retombent dans la critique que nous avons faite plus haut au sujet des journaux syndicaux ou poli- tiques. On proposera une revendication qui recueillera l'appro- bation des ouvriers mais qui restera un væu pieux, ou bien on lancera des injures contre la maîtrise, la direction ou le gou- vernement. IV. - Les difficultés dues à l'élargissement du journal. Le niveau de l'expérience ouvrière n'est pas le même partout; il diffère avec la profession, le secteur industriel, la tradi- tion corporative, le milieu géographique. Il diffère aussi pour les mêmes raisons suivant la nature des problèmes. Il suffit pour cela de se rapporter aux polémiques sur la ques- tion syndicale pour constater la diversité des problèmes. Ainsi, un article concernant les O.S. sur chaîne de Renault n'intéressera pas obligatoirement ou ne répondra pas aux problèmes de l'ouvrier du bâtiment de Toulouse. Le développement d'un tel journal ne peut donc se faire que d'une façon inverse de celui des autres journaux ; ce développement sera conditionné par l'accroissement du nombre de ses participants et rédacteurs. Il se pose ici un dilemme qui peut se résumer ainsi : le journal doit intéresser les ouvriers pour qu'ils y participent et expriment leur propre expérience, mais ces ouvriers ne peuvent s'intéresser au journal que s'ils y trouvent des problèmes qui traitent eux- mêmés de l'expérience qu'ils ont vécue. V. Les difficultés de la forme. La politique comme le journalisme tend à se détacher de la réalité sociale, à devenir une science particulière. Ainsi le langage politique et journalistique tend-il à se séparer du langage réel. Il ne faut pas croire que les ouvriers quand ils veulent s'exprimer, rédiger un article soient débarrassés de ces préjugés littéraires. Il est entré dans les meurs de parler d'une façon et d'écrire d'une autre. Aussi les articles faits par les ouvriers sont-ils le plus souvent empreints de cette forme journalistique, pleins de clichés, de formules toutes faites et inexactes. Les - 46 ouvriers qui sont le plus aptes à écrire sont justement ceux qui ont subi le plus cette influence journalistique et qui, initiés à ces mystères, pensent qu'ils ne doivent s'exprimer que d'une façon aussi tortueuse ou à l'aide d'expressions qui sont le plus souvent incompréhensibles pour la majorité des ouvriers. La tâche du journal est donc là aussi de débarrasser les ouvriers des préjugés littéraires, les encourager à s'exprimer d'une façon aussi simple que leur forme naturelle d'expression parlée. Les allusions, les images, les références, les comparaisons ne peuvent être qu'empruntées qu'à la vie prolétarienne de tous les jours. Dans ce sens les plus aptes à écrire seront à la fois les ouvriers les plus conscients, les plus cultivés mais aussi ceux qui seront débarrassés le plus de l'influence idéologique bourgeoise ou sta- linienne. CONCLUSION. 1 Nous avons développé quelques idées fondamentales sur le journal ouvrier, sur ce qu'il devrait être. Nous avons examiné les principaux obstacles qu'un journal de ce type rencontre. En fonction de tout ceci une question se pose : Un journal ouvrier est-il réalisable aujourd'hui ? Faire un journal ouvrier aujourd'hui comporte une série d'inconvénients. Dans les périodes où le journal ne répondra pas au besoin des ouvriers il risque de devenir un journal sans intérêt. Un journal qui n'aura pas d'échos dans la classe ouvrière, peut décourager les quelques ouvriers militants qui s'y consacrent et les perdre définitivement. Mais pouvons-nous renoncer au jour- nal après l'avoir créé, après avoir eu l'appui des ouvriers, le délaissant uniquement parce que pendant six mois ou plus les ouvriers semblent s'en désintéresser ? Peut-on penser que la combativité des ouvriers croît d'une façon continue, qu'il n'y a pas des périodes de calme et de découragement, même quand la classe ouvrière progresse dans son expérience ? De toute façon, dans les périodes de combativité de la classe ouvrière peut-on penser pouvoir créer de toutes pièces un journal avec une telle formule du jour au lendemain ? Peut-on croire que, parce que les ouvriers auront compris le rôle du stali- nisme et des syndicats, ils viendront spontanément écrire sur un journal que nous mettons à leur service ? Ne se méfieront-ils pas de nous aussi ? Ne vaut-il pas mieux que ce journal existe pendant les périodes qui suivent et qui précèdent ces moments ? - 47 Ne devons-nous pas préparer les ouvriers les plus expérimentés et les plus conscients à être les cadres de ce journal ? Un journal intermittent est impensable et irréalisable. Quel bilan pourrons-nous tirer d'une expérience qui remonte à moins d'un an ? Malgré les erreurs que nous avons commises dans le journal il apparaît que nous avons réalisé notre objectif sur quatre points et ce sont les plus importants. 1° Les ouvriers plus d'une quinzaine - ont participe et écrit sur ce journal la majorité parmi eux n'avait jamais écrit. 2° Les sujets du journal sont les problèmes de l'usine et les problèmes soulevés par les ouvriers et non plus les problèmes de la bourgeoisie traités par les journaux habituels. 3° Le journal est en grande partie compris non plus seule- ment par des initiés, mais par les ouvriers même les moins cul- tivés et les moins politisés. 4° Le journal suscite de vives discussions dans les ateliers. Nous pensons qu’un tel bilan est positif et qu'il nous permet de conclure qu’un tel journal doit être continué, enrichi, déve- loppé. Mais cela ne dépend pas que de nous ; il dépend des ouvriers qui s'y intéressent. D. MOTHE. 48 -- 1 DOCUMENTS La vie en usine V. LES OUVRIERS ET LEURS REPRESENTANTS. Face au fond de l'exploitation et aux manifestations de l'arbitraire patronal, les ouvriers présentent les diverses atti- tudes de lutte mentionnées précédemment (1). Dans ce combat incessant, même lorsqu'il paraît éteint, les bons apôtres des organisations ouvrières traditionnelles font ressortir que l'ouvrier n'est pas seul, livré aux solutions du désespoir, et qu'il peut compter sur les organisations syndicales d'une part, et sur les organismes permanents de représentation ouvrière auprès de la Direction : Délégués du Personnel et membres élus du Comité d'Entreprise, d'autre part. Il n'entre pas dans le cadre de ce document de faire l'historique des associations ouvrières ni de rappeler les conditions de la naissance des délégués d'ate- lier, et en 1944-45, des Comités d'Entreprise. Ce qui nous intéresse, c'est de décrire leurs activités, leurs résultats, la signi- fication qu'ils ont pour les ouvriers et les conclusions qu'ils en tirent. Car c'est à leur contact que les ouvriers font l'expérience de la bureaucratie militante. Nous verrons d'abord les phénomènes plus récents que sont les organismes élus, parce qu'ils représentent, à l'étape actuelle du développement de cette bureaucratie, ses premiers succès et ses bases d'agitation. Qu'elle soit d'obédience stalinienne ou réformiste, elle vise à jouer un rôle autonome dans la gestion de l'économie. A ce titre elle offre une telle antithèse des idéaux révolutionnaires que son action pratique endigue le courant (1) Voir les parties précédentes de ce texte dans les nºs 11, 12, 14 et 15-16 de Socialisme ou Barbarie: 49 revendicatif né de la base, s'efforçant de contrôler son cours, et d'annexer le cas échéant ses succès. Le Comité d'Entreprise, une création astucieuse du capita- lisme et des partis-rois à la Libération, n'a jamais été une revendication ouvrière. Il avait son rôle de mystification à jouer dans la farce du « produire d'abord ». Doté de pouvoirs nuls, sauf celui de répartiteur des miettes des cuvres sociales, il se survit, dans l'indifférence générale quant à son efficacité. Dans cette usine (et on peut généraliser sans risque d'erreur) l'expérience du Comité d'Entreprise se solde ainsi : côté patro- nal, suivant les ordres du jour, refus de toutes les suggestions n'apportant pas une augmentation de la production, rejet des demandes sur les salaires, chipotage sur le budget des deuvres. De cette façon les délégués patronaux jouent le jeu, le Comité ayant été créé à leur bénéfice. Reste que la situation politique et économique a entraîné une désaffection ou une hostilité de circonstance des grandes « organisations ouvrières » vis-à-vis de la production à outrance, d'où une inutilité flagrante pour le patron des réunions du C.E. Côté délégation ouvrière, le but unique des rencontres est de présenter des revendications d'aug- mentation de salaires, en application des mots d'ordre des cen- trales syndicales, afin d'en faire une plate-forme d'agitation auprès du personnel. Dans ce domaine comme dans celui des cuvres sociales, la surenchère est de rigueur. De loin, ces discussions apparaissent comme des dialogues de sourds, chaque partie exposant ses propres statistiques, bilans et budgets. De près, il est bien évident que, coupé de sa base politique, le C.E. n'est plus qu'une tribune contradictoire, où chacun s'efforce de marquer des points. Quant au personnel, il ne prête strictement aucun intérêt à la partie « production » des comptes rendus de réunions du C.E. et beaucoup plus aux discussions concernant les primes, les réajustements de salaires, le budget des colonies de vacances, et autres rubriques semblables. Ceci pour constater que le patron * a lâché ce qu'il voulait bien lâcher ». De fait, l'octroi de primes épisodiques ou l'élévation des taux de base n'ont jamais été le couronnement de l'argumentation et du prestige des délé- guésouvriers, mais résultent d'une appréciation critique du paronat quant à sa propre situation économique et quant à la pression de la base ouvrière. Dans les conversations, lorsqu'on parle du Comité d'Entre- prise, c'est presque exclusivement pour propager le « tuyau » d'une prime éventuelle, dont la discussion semble aboutir (et ceci au maximum trois fois l'an, et s'étageant hiérarchiquement 50 de 3.000 à 5.000 francs envion). Sur la nature du Comité d'En- treprise, sur son fonctionnement. 'il n'y a pas de discussion. Tout se passe, pour les ouvriers, comme si les réunions du CE. étaient de simples appendices aux réunions mensuelles des délé- gués avec la direction ; le rôle prétendu d' « embryon de gestion ouvrière », vide de contenu, se perd dans l'indifférence géné- rale. Il est remarquable, conjointeinent, que, même si l'on admet que les « membres élus » sont tenus au secret sur certaines questions concernant la marche de l'entreprise, ils ne se com- portent nullement en délégués ouvriers. Ils rendent compte uniquement aux syndicats qu'ils représentent, sauf à quelques occasions : d'abord lors du battage électoral annuel, et pour la propagande sur des points précis, par exemple la nécessité économique des échanges Est-Ouest, reprise d'un mot d'ordre politique. On n'a jamais vu, dans cette usine, une motion ouvrière véritablement issue de la base, recourir aux bons soins du C.E. pour résoudre des questions d'organisation du travail ou de remise en ordre des salaires. Le C.E. est bien mort, et sa suppression légale ne ferait que traduire un état de fait. Malgré tous leurs efforts d'il y a quelques années, les stali- niens n'ont pas pu intéresser la classe ouvrière au sort des C.E. Tendant tactiquement à donner sur le plan national un rôle économique plus grand aux C.E., dont ils s'étaient efforcés d'avoir le contrôle, ils n'ont pas trouvé d'appui ouvrier. Bien que parfaitement désillusionnés sur la valeur du C.E., les ouvriers ne continuent pas moins à voter régulièrement en masse à chaque élection. Il n'y a donc pas de leur part une prise de conscience parfaite du rôle mystificateur du C.E. Le boycott est le fait de quelques isolés. Pour la majeure partie, il s'agit seulement de voter CONTRE le patron, rien que pour signifier une opposition permanente à l'exploitation. Tout aussi massive, et pour les mêmes raisons, est la partici- pation aux élections de délégués du personnel. L'intérêt qu'on y prend s'explique encore par la compétition ouverte entre les divers syndicats ; on retrouve donc à ces élections le même climat politique et les mêmes conflits idéologiques que lors des élections législatives. Les votes se font non sur la personne, mais sur le programme syndical, reflet d'un programme politique. A l'occasion des élections, chaque syndicat, par tracts, affiches ou prises de parole, revendique comme siennes les améliorations apportées dans l'entreprise, et présente des revendications alléchantes. # $ 51 Mais les votes ne se déterminent pas en fonction de ces vantar- dises et de ce programme. Voici une preuve : un accord patro- nat-CFTC-CGTFO sur les salaires en 1951, valable pour toute l'entreprise et apportant des réformes au régime des salaires, n'a pas eu comme conséquence aux élections suivantes un boom sur les listes CGTFO ou CFTC. C'est que les ouvriers avaient voté pour une centrale, pour un parti politique : on vote « pour les communistes », « contre les communistes ». La conclusion à tirer de cette attitude, qui fait tenir pour négligeable les traits particuliers de la vie à l'entreprise, est que la classe ouvrière n'attend pas de salut sur une base corporative ou industrielle, mais par une refonte de l'économie qui trans- formerait la condition ouvrière. La prise de conscience de leur propre force et du danger bureaucratique faisant défaut, les ouvriers votent pour ceux dont la voix, qui parle de révolution, est la plus forte. En tant que personnes privées, délégués du personnel et membres du Comité d'Entreprise ne jouissent pas d'un prestige particulier auprès des ouvriers. Ils restent des camarades de travail dont on sait bien qu'ils ne renverseront pas le pouvoir patronal, mais auxquels on aura recours pour transmettre des doléances. Pour tous, ils sont en quelque sorte les avocats chargés de faire respecter le « droit coutumier » de l'entreprise, c'est-à- dire le règlement et les lois sociales. Nul doute que dans des cas particuliers ils aient empêché des licenciements ou fait régula- riser des situations injustes (droits aux vacances, etc...). Ceci de gré à gré, du moment que l'interlocuteur patronal n'a pas Vu le principe de son autorité et de ses lois mis en cause. Mais dans les cas où les arguments « légaux » font défaut au délégué (et la marge d'interprétation patronale est vaste) seule l'action collective, débrayage ou grève, peut amener une solution satis- faisante pour les ouvriers. Ainsi les travailleurs font quotidien- nement l'expérience du peu de poids des délégués quand il s'agit d'arracher une victoire, et prouvent que le dernier recours pouvant payer est l'action. De leur côté les délégués sont limités par les accords d'entreprise dans leur terrain d'action et s'en satisfont pleinement. Les plus honnêtes eux-mêmes, après un échec, conviennent que « le cas n'était pas défen- dable » ou que « la demande n'était pas justifiée ». Bien sûr, ils mettent l'accent sur l'injustice ou la ladrerie patronale, mais la répartition des droits et des devoirs leur apparaît, tout compte fait, rationnelle. Pourquoi et comment a-t-on recours au délégué ? Les cas de requête sont les suivants : demande de promotion 52 dans la hiérarchie ou d'augmentation de salaire, protestation contre un ticenciement ou une sanction ; ceci pour les cas individuels. Collectivement, des ouvriers font parfois appel au délégué pour protester contre une cadence, une sanction, ou pour appuyer une grève ou un débrayage. Ce que l'on attend à chacune de ces occasions, de l'interven- tion du délégué auprès de l'autorité compétente (du chef d'équipe au Directeur général), c'est qu'il mette en valeur le bien fondé de la demande ouvrière, en jouant de tous les arguments que peuvent lui procurer, outre les dispositions de la législation du travail et du règlement intérieur, la jurisprudence propre à l'entreprise, ou si l'on préfère, la petite histoire des précédents créés et des faits acquis dans des circonstances similaires. Toutes ces revendications particulières, qui tiennent à caur à ceux qui les formulent et ne sont pas appuyées par une action décidée, offrent un terrain plein de chicanes et de chausse-trappes. Par exemple : sous-classement d'un ouvrier ou de toute une catégorie, licenciement pour refus d'exécution d'un travail, demande de réajustement d'un « temps » trop faible. A moins de s'appuyer essentiellement sur le soutien actif (débraygae en premier lieu) de ses camarades, l'intéressé n'aura d'autre défense que ses protestations sans poids. Ce que lui apporte un délégué, c'est l'éventualité d'une prise en défaut du système qui l'a brimé. L'astuce est alors la ressource du délégué. Elle ne sera récompensée que si le cas à déjà été tranché favorablement dans le passé ou bien s'il est entièrement nouveau. De toute façon la marge d'action du délégué est restreinte. Selon la majorité des ouvriers « les délégués ne fichent rien ». Critique imméritée toutefois dans le sens où ce ne sont pas les délégués seuls, mais aussi les travailleurs qui n'agissent pas. Il serait faux de conclure que les ouvriers remettent leurs inté- rêts économiques aux mains de quelques-uns, et qui plus est, dans le cadre d'institutions qui limitent leurs possibilités de libération. Le fait réel est qu'aucun d'entre eux ne possède une vue d'ensemble sur l'équipement technique, le système organisa- tionnel, le volume d'affaires, la situation du marché, les plans de transformation, en bref sur tous les éléments qui constituent la gestion de l'entreprise. Ils sont pourtant de première impor- tance, car d'eux dépendent et les salaires et les conditions de travail. L'ouvrier ne peut donc agir sur aucune de ces données à titre préventif. Devant l'effort patronal de rationalisation et d'augmentation de la productivité, il est placé en permanence devant des faits accomplis : nouvelles machines, nouvelles - 53 . chaînes, nouvelles cadences..., auxquels, dans le meilleur des cas, il ne s'attendait que très vaguement. En conséquence les délégués sont bien bons pour faire face aux cas posés par le train-train quotidien, mais pour les moments-clés qui marquent un tournant dans la vie d'un atelier, d'une équipe, ils ne sont. plus que des auxiliaires de l'action autonome suscitée par la colère ouvrière. La délégation de pouvoirs qui leur est concédée annuelle- ment est donc purement symbolique, et le fait de voter, derrière le délégué, pour tel ou tel syndicat, le prouve bien. D'autre part, l'attitude ouvrière sur ce point pose la question de savoir si la classe est condamnée historiquement à se battre dans des positions définitives, élevant une digue devant chaque crue patronale, pour sauvegarder un niveau de vie stagnant, ou même en régression. Ce sera un des points examinés dans notre conclu- sion. De toute façon, l'expérience quotidienne de l'exploitation et de l'aliénation est suffisamment ressentie pour que, au moins confusément, conscience soit prise de la nécessité de rapports « plus humains » et du renversement de ceux existants. Ainsi ce sentiment de la dépendance économique est à la base de la formation, pour chacun, d'une opinion de classe sur les questions économiques et politiques. C'est sur cette somme de constatations et de raisonnements individuels que vient agir la propagande des partis et syndicats « traditionnels » entre lesquels les ouvriers sont invités à choi- sir, ou par qui ils sont convoqués périodiquement à l'unité. Nous avons déjà rencontré (voir section « La Lutte Collective » (1) ces organismes dans leur action lors de grèves ou de simples débrayages. Reste à savoir quel est l'accueil que reçoivent en temps normal, c'est-à-dire en période de statu-quo des rapports ouvriers-patron, leur propagande et leurs mots d'ordre, et quels sont les mobiles dų choix ou de la désaffection ouvrière pour l'un d'entre eux, ou pour tous. Les éléments de programmes économiques syndicaux qui sont grosso modo portés à la connaissance des ouvriers com- portent sur le plan de l'entreprise : relèvement des salaires; attribution de primes diverses; sécurité de l'emploi; sur le plan corporatif : parachèvement de la Convention Collective; (1) Voir N° 15-16 de cette revue, p. 50 et suivantes. 54 sur le plan de l'économie nationale : programme de la C.G.T.; rien des autres centrales. En résumé, tout ce qui est également monnaie courante dans les autres entreprises. Quant au domaine de l'information politique, il est le monopole du P.C., secondé activement par la C.G.T. Jamais les autres, partis ou syndicats, ne se manifestent sur ces questions à l'intérieur de l'usine. Bien qu'en régression actueilement, le volume d'activité P.C.- C.G.T. est sans commune mesure avec celui des autres organi- sations. De ces faits, de ces remèdes proposés, que retiennent les ouvriers et de quelle façon les utilisent-ils ? Côté revendicatif, ' les propositions de tous les syndicats, égalisées par la surenchère, n'incitent pas à un choix précis. La. constatation de la médiocrité des salaires et du désir de tous de gagner davantage est un fait d'évidence, et il n'est pa besoin des syndicats pour le dire et préconiser l'union. Rien non plus dans la tactique proposée qui marque une divergence sus- ceptible d'entraîner une adhésion raisonnée. C'est dans les problèmes politiques que le partage s'effectue, et c'est bien là l'origine des divers syndicats de l'époque actuelle. Déjà, l'audience à une prise de parole, les applaudissements ou les ricanements, sont déterminés par l'opinion de chacun sur la politique internationale et sur la politique intérieure. A plus forte raison l'adhésion pure et simple à une organisation, et le bulletin de vote annuel, transposent assez bien les attitudes poliiques telles qu'elles s'expriment statistiquement aux élections. législatives. A l'arrière-plan des élections d'usine, il y a en définitive les « Russes » et les « Ricains ». En effet, si la plate-forme anti-capitaliste est est . commune à toutes les organisations « ouvrières », c'est l'appréciation de la société russe qui marque la rupture. L'opinion générale fondée ou bien sur des critères ou bien sur la simple crédulité et sans examen, est que « les Russes » ont supprimé le régime capitaliste, et c'est ce qui est avant tout retenu par les uns comme motif de sympathie; quant aux autres, ils insistent avant tout sur l'aspect totali- taire et anti-démocratique du nouveau régime. Que cette option domine la vie politique à l’usine ne doit pas entraîner à conclure que les ouvriers perdent le sens des problèmes éco- nomiques à l'échelon de l'entreprise, mais bien au contraire qu'ils ont parfaitement conscience que tous les problèmes de leur émancipation politique et économique sont contenus dans. - 55.- la rivalité U.R.S.S.-U.S.A,, si bien qu'en se domaine aucun ne reste indifférent, à commencer par ceux qui prétendent « ne pas faire de politique >> Le problème revendicatif de base à l'usine : l'augmentation générale des salaires, se ramène tout naturellement au niveau de la politique nationale, le patron se retranchant derrière son syndicat, ledit syndicat derrière le Gouvernement et celui-ci derrière la stabilite monétaire. La nature du Gouvernement est mise en cause, et les partis politiques sont là pour en discuter. Nous pensons que c'est sur le lieu du travail, dans les rapports de production que se trouve la racine de l'exploitation et que c'est là que l'ouvrier peut prendre conscience de son aliénation; mais sans anticiper sur notre conclusion, on doit constater que, désireux de voir leur condition soit progressivement « améliorée », soit radicalement transformée, les ouvriers, eux, ne voient pas d'autre issue que politique, et à l'échelon national. C'est ce qui revient dans les conversations privées (avec la critique du train-train de la pro- duction dans l'atelier et des conflits avec la maîtrise), mais pas ' l'idée, même fragmentaire et voilée d'incertitude, que la transformation de la Société dans un sens socialiste implique une refonte des rapports de production eux-mêmes dans le cadre de l'usine. La stérilité de la période de fort courant revendicatif (grosso modo, jusqu'en 1950) a entraîné les ouvriers vers toute une période de moindre tension, concrétisée par une agitation spora- dique et un désintéressement pour l'étude et l'interprétation, dans leurs grandes lignes, des phénomènes d'ordre politique (tels que chutes successives des ministères, problèmes nord- africains, laïcité) ou économique (coût de la vie, variation des salaires, concentration). Les opinions émises sur ces sujets sont les moins élaborées possible et offrent une confusion extrême. Seule la propagande communiste oblige à prendre position et à discuter, sur les problèmes qu'elle choisit. L'exploi- tation du très riche thème « Paix au Vietnam » (auquel a succédé le « non au réarmement allemand ») explique le succès de Mendès-France, dont la popularité à l'usine a tenu autant que les staliniens l'ont bien voulu. Mais si les staliniens con- quièrent l'adhésion raisonnée ou résignée des ouvriers à leur mot d'ordre, ils sont incapables de les entraîner à l'action. Enchaînés par la pauvreté de leurs arguments de cicons- tance, les militants à l'usine, c'est-à-dire 90 % de staliniens et 10% de réformistes chrétiens ou socialistes, ne sont rien en l'absence d'une montée ouvrière. L'impuissance de leurs 56 organisations respectives a été démontrée, mais chacun d'eux retrouve l'estime que son comportement dans les luttes lui a valu; quant à ses sympathisants politiques, leurs critiques ne portent valablement que sur l'organisation. Très significatif, pour conclure sur ce point, est le mépris dans lequel, est tenu, par la plupart, le syndicat F.O. Il est évident, que ce mépris n'a pas pour origine une attitude « jaune >> de la section syndicale F.O. de l'usine au cours des luttes. F.O. ne se désolidarise pas des autres à l'occasion des diverses luttes limitées. Lors de la grève de février-mars 50, il a tenu consciemment, comme les autres, son rôle de leader imbécile d'un mouvement condamné, et jusqu'au bout. Tout au plus peui-on lui reprocher d'avoir l'invective anti-patronale moins vive et plus rare. Mais la raison même de cette hostilité remonte à la scission qui vit la formation de la centrale F.O., et depuis, à la la ligue politique pro-américaine prise par F.O., chapeautée par la F.I.S.L., et au plat réformisme de son action économique. Ainsi, à moins d'une bévue énorme, sur le plan revendicatif, de la section C.G.T., les efforts des militants F.O. pour gagner des sympathisants ont pour seul résultat de de leur créer des sympathies personnelles, mais leur organi- sation n'en bénéficie pas. Cette impasse, qui n'est pas exclusive à F.O., sera étudiée dans nos conclusions. VI. L'USINE ET LA VIE FAMILIALE ET SOCIALE. Si l'on fait la part des propos tout faits et des banalités courantes, les conversations des ouvriers ne sont pas seulement révélatrices de leur emploi du temps et de leurs goûts, mais aussi de leurs aspirations sociales et de leurs vues propres sur la famille et les institutions sociales. Cela est d'autant plus facilement discernable que les échanges sont faits avec franchise, sans réticence ou fausse pudeur. La place la plus considérable revient aux soucis matériels, dont l'origine n'est autre que la médiocrité du pouvoir d'achat, et qu'apportent les questions de fogement, d'équipement ména-- ger, et les charges familiales. C'est une obsession qui s'exprime spontanément et indique, si besoin était, que la situation de dépendance vis-à-vis du patron possède son prolongement au- delà de l'usine. Sur l'utilisation des loisirs, les ouvriers sont également intarissables. Quels sont-ils principalement ? Le bricolage, le jardinage, la pêche, le cinéma, les sports. (Sans références sta- tistiques, mais d'après de nombreuses indications.) - 57 Bricolage et jardinage présentent le double caractère d'être à la fois un moyen d'améliorer le niveau de vie familial, et l'expression du besoin de créer, refusé à l'ouvrier, rouage dans la chaîne de production. La culture du poireau et les construc- tions ménagères ou réparations automobiles, par exempie, sus- citent des colloques passionnés. Quant à la pêche, au cinéma, ou aux spectacles sportifs, ils représentent ce qui exige le moindre effort intellectuel de la part d'hommes qui s'épuisent 45 ou 50 heures par semaine. On peut dire, sans entrer dans une étude sociologique du comportement de l'ouvrier en dehors de la production, qu'il tend à satisfaire un profond besoin d'expansion, de dignité, de « respectabilité ». Il cherche à atteindre ce but dans la vie familiale en particulier. Mais il est poursuivi jusque là par son rôle de producteur salarié, qui vient briser ses projets, tronquer sa vie familiale, limiter son horizon intellectuel et ses possibilités de réflexion, soit par la fatigue, soit par le besoin. Mêmes obstacles pour l'accession à la propriété privée du logement (maison meulière, 400 m2 de terrain) qui est le rêve d'une écrasante majorité, et l'ambition suprême. Ce 'refuge est accessible, au prix de grands sacrifices, à de nombreux professionnels qualifiés, sans parler des employés. Cet aperçu rapide sur la vie ouvrière en dehors de l'usine ne prétend pas à l'originalité, mais à mieux exposer les inci- dences que cette vie implique dans le comportement de tous, et de chacun, vis-à-vis du travail et de la discipline. Jusqu'à présent, dan's cette étude, on s'est efforcé de décrire le poids de l'oppression imposée par le rythme et la nature du travail et par l'appareil de Direction, ainsi que la résistance individuelle et collective, plus particulièrement ouvrière, à l'exploitation. Mais l'ouvrier, en entrant à l'usine pour la pre- mière fois, n'est pas un homme neutre dont les réactions seront déterminées uniquement par ses rapports de travail. Il y entre avec tout le bagage de jugements et d'idées qui lui ont été inculqués par ses éducateurs et son entourage, principalement familial. Et quotidiennement, par la suite, il sera à même de les reviser ou non; ce qui revient à dire que la notion de classe aura pour lui ou une signification réelle et permanente, ou cir- constancielle, ou sera niée. Et les liens familiaux et sociaux ne pèseront pas peu dans la balance. En schématisant, il apparaît que tout le contexte social est là pour convaincre chaque producteur qu'il est un atome d'une société où la seule lutte est celle de tous contre tous, et où les rapports normaux entre hommes son ceux de dirigeants et 58 de dirigés. C'est un état d'esprit que l'on rencontre constamment chez quelques-uns, et dont les survivances sont nettes chez tous en période dite « de lassitude », ou bien jour après jour dans l'acceptation de la hiérarchie des fonctions. Plus concrètement, les charges familiales, les ambitions pri- vées, tendent à détruire les liens de fraternité avec les cama- rades de travail. Ce sont elles qui agissent comme régulateur du comportement de chacun vis-à-vis du travail, des camarades, des cadres, et jouent à plein lors des grèves. Entendons-nous bien, il ne s'agit pas de dire qu'en fonction de ses besoins et de ses aspirations un ouvrier prendra ou ne prendra pas conscience et de l'exploitation à laquelle il est soumis et même de la nécessité d'une révolution dans ce que nous appelons « rapports de production ». Non, mais, que, généralement parlant, pour lui, la notion de classe et de lutte sera vue non de façon idéaliste, mais sera appréhendée en fonction des intérêts immédiats. Nous avons remarqué plus haut qu'il arrive un moment ou la lutte individuelle fait place à la compréhension de la nécessité et de l'efficacité de la lutte collective. Mais ces enga- gements sociaux sont assumés de façon ou d'autre suivant les engagements non liés à la production. Ainsi le mode d'acceptation et de prise en charge du travail varie énormément, non pas seulement suivant les postes de la hiérarchie (cela nous l'avons vu), mais aussi suivant les charges sociales (avec, comme auxiliaires, l'âge ou le sexe). Aussi bien pour ce qui concerne l'assiduité, que la ponctualité ou la doci- lité aux ordres, le dépassement des cadences, la présence aux heures supplémentaires, la discipline et la conformation au règlement. Jeunės ou vieux, célibataires ou pères de famille, homnies ou femmes, dans le corps-à-corps quotidien avec un travail continu, y apportent l'intérêt et l'ardeur que commandent leurs situa- tions personnelles. Concrètement cela signifie : qu'un vieil ouvrier (et pour le patron on est vieux à cinquante ans) sera plus « coulant » et soumis à la discipline générale qu'un jeune, qui, de son côté, s'absentera plus souvent ou bien par exemple, se rebiffera à la moindre vexation. Egalement, un père de famille sera plus enclin à l'assiduité qu'un célibataire. Sur ce point la variation est infinie, comme elle l'est par voie de conséquence dans les rapports avec les camarades d'équipe ou d'atelier, commandés par les mêmes situations et les mêmes soucis personnels. Et encore ne s'agit-il là que de l'adaptation individuelle à un appareil collectif de production donné dont le fonctionne- 59 ment (hiérarchie: moyens techniques, rythme) va, comme l'on dit, « de soi ». Mais lorsque l'on doit prendre les risques que comporte toute action revendicative, débrayage ou grève, les pro- blèmes personnels ne peuvent manquer de dominer les réflexions de tous. Et par la suite, au cours d'une grève, c'est l'acuité de ces problèmes et les moyens matériels de chacun pour y faire face; qui décident du sort du mouvement. Enfin, dans une large 'mesure, le temps important et parfois exclusif que certains sont obligés pratiquement de consacrer à leur famille, interdit tout approfondissement des problèmes de lutte de classe dont les données sont en vrac dans l'activité productrice quotidienne. Pourtant, si la nécessité économique, pesant sur les individus d'un poids plus ou moins écrasant, et les contraignant à une servitude plus ou moins bien tolérée, se présente comme un frein à l'activité revendicative ou révolutionnaire (et indépendam- ment de la question du bien-fondé de leurs mots d'ordre, les militants de toute organisation se heurtent à un mur de rési- gnation); il ne faut pas perdre de vue que c'est cette même nécessité économique qui est à l'origine des mouvements reven- dicatifs. Il ne s'agit pas d'un paradoxe. En effet, s'il apparaît comme évident que le simple fait de la subordination d'une classe à l'autre entraîne un antagonisme irréductible, il semble égaleinent fondé d'affirmer que sous l'aiguillon de la concur- rence entre capitalistes, les conditions de travail et de salaire des ouvriers ne font qu'empirer, et que de ce fait tous sont entraînés, bien qu'à des degrés divers d'intensité, vers la lutte comme seule issue. C'est alors que les rivalités personnelles, les jalousies entre équipes ou à l'intérieur d'une équipe (soigneuse. ment entretenues par le système) et les charges personnelles, sont balayées par un réel sentiment de fraternité d'armes. G. VIVIER (La fin au prochain numéro). - 60 DISCUSSIONS L'unité syndicale La lettre du camarade Henri Féraud, un des dirigeants de la tendance syndicale de l'enseignement, Ecole Emancipée, que nous publions ci-dessous, se réfère aux textes de D. Mothé « Le problème de l'unité syndicale » (publié dans notre N° 14, pp. 27 à 38) et de G. Fontenis « Présence dans les syndicats » (Nºs 15-16, pp. 60 à 65). La discussion sur le problème syn- dical ainsi engagée se poursuivra dans les numéros à venir de « Socialisme ou Barbarie ». Chers camarades, Je voudrais vous dire d'abord tout le bien que je pense de Socialisme ou Barbarie, dont les articles sont toujours intéressants et parfois remarquables. Il y a longtemps qu’un ef- fort théorique de cette sorte n'avait pas été entrepris en France. Pour ma part, il me semble qu'il faut remonter à la « Critique sociale » qui paraissait avant guerre, aux alentours des années trente. Je voudrais aujourd'hui vous faire part de quelques réflexions au sujet des textes de Mothé et de Fontenis à propos du syn- dicalisme. Permettez-moi de vous dire qu'après vingt-cinq ans de vie syndicale, je n'ai pas appris à désespérer de cette forme organisationnelle et qu'en fin de compte sans être libertaire, j'approuve tout à fait les points de vue de Fontenis. Je pense que la thèse de Mothé : 1. méconnaît la nature et le rôle du syndicat, 2. considère cette organisation comme si elle devait jouer le rôle d'un parti et mieux encore d'un parti composé de révo lutionnaires. Ce n'est point ce qu'il dit expressément, mais ce sont les pos- tulatst implicites qui me semblent orienter sa pensée et lui donner sa signification. - 61 - Que les syndicats soient réformistes, c'est ce que l'on ne saurait nier, mais de toute évidence, ils l'ont toujours été plus ou moins nettement et ne peuvent pas ne pas l'être. Qu'ils sont divisés selon les affinités bureaucratiques, c'est encore évident, mais pratiquement il en fut toujours ainsi. Même lorsqu'en apparence, ils semblent ne constituer qu'une seule organisation, l'unité est plus apparente et bureaucratique que réelle. « comme au L'unité se fera-t-elle sous d'autres formes organisationnel- les que les syndicats ? Je ne pense pas, parce qu'elle n'a jamais été réellement faite; d'ailleurs ce n'est pas un problème majeur. Certes, l'unité syndicale est utopique, mais elle l'a toujours été et le sera toujours. Cependant, il importe d'y être attaché comme à un principe que l'on rappelle parce qu'il donne un « sens » à la propagande révolutionnaire. Voyons plus en détail ces différents points. Le syndicat est-il au sens plein du mot une organisation révolutionnaire. ? Théoriquement, le rôle révolutionnaire est dévolu au Parti Politique. En fait je pense que selon les circonstances histo- riques, c'est la classe sociale qui, par une catharsis assez brus- que s'éveille à la conscience et à la volonté révolutionnaire. Mais la catharsis est favorisée ou freinée selon que parti et syndicats ont plus ou moins réussi à contrebalancer, psycho- logiquement parlant, l'influence des idéologies de la classe dominante. Le rôle du syndicat est de prendre les travailleurs ils sont », donc réformistes et travers du réformisme, qui ne peut être nié, mais seulement surmonté, d'ouvrir des perspectives révolutionnaires. C'est la vertu fondamentale de l'organisation syndicale et cette veriu elle est déjà dans le fait même de « l'organisaion ». L'accepta- tion de l'organisation est déjà par elle-même le premier pas dans la voie de la désaliénation théorique et pratique. Mais il est évident que le réformisme peut se renier à un moment quel- conque de l'évolution historique selon la conjoncture et l'acti- vité syndicale pratique-critique. Les mouvements d'août 53 en France et d'août 54 en Allemagne sont sur ce point des expé- riences cruciales. Le rôle du syndicat est d'amorcer le renversement dialecti- que de la conscience ouvrière et de la signification de son action; il prépare un terrain. De ce point de vue, je ne vois guère ce qui pourrait le remplacer. L'idée d'un syndicat ou de toute autre autre organisation susceptible de jouer le même rôle et compo- sée de travailleurs conscients de leur tâche historique est une contradiction dans les termes. 62 En outre une organisation qui prétendrait se substituer au syndicat ne pourrait en aucun cas se désintéresser des reven- dications dites immédiates, ce qui nous ramène au réformisme. Le spectacle de la division syndicale n'est pas nouveau et l'histoire ouvrière est l'histoire de constantes scissions et de constantes réunifications. Mais c'est là un des aspects normaux de l'aliénation. Suivant le degré et les aspects his- toriques de l'aliénation les travailleurs enflent les effectifs syn- dicaux ou au contraire s'en retirent. Mais il n'y a à ce fait rien d'étonnant. Si les grèves d'août 53 avaient été victorieuses, on aurait assisté à un afflux de travailleurs. La conjoncture veut que les travailleurs depuis des années aillent de défaites en défaites. C'est le signe d'un renforcement du pouvoir de la classe dominante, non d'une diminution profonde de la comba- tivité ouvrière et la division ouvrière favorise la puissance de classe de la bourgeoisie. C'est le jeu normal de l'histoire, mais ce n'est ni définitif, ni en fin de compte significatif. C'est un aléa de la lutte des classes, qui n'en subsiste pas moins et peut changer de face. A vrai dire pour voir la division ouvrière sur- montée autrement que d'une manière bureaucratique, il faudrait une situation objective révolutionnaire et un mûrissement accé- léré de la conscience des exploités. Mais s'il est bureaucratique de songer à une réunification par la volonté des Etats-Majors syndicaux, ce ne l'est pas moins d'y songer par la vertu d'une autre organisation créée de toutes pièces. On ne fait pas l'his- toire par décret. C'est que l'authentique unité n'est pas une unité organisationnelle apparente, mais l'unité d'une action et d'une conscience de classe assumant une responsabilité et un rôle his-- torique. De ce point de vue le spectacle de la vie syndicale actuelle ne doit pas nous effrayer, ni nous rebuter, parce que nous savons que, en toutes circonstances, les exploiteurs vivent de leur aliénation qui est leur raison d'être, alors que sous des formes diverses et plus ou moins conscientes le travailleur tend à la désaliénation et sa raison d'être est justement son refus. Il ne faut donc pas prendre les apparences pour la réalité. La division syndicale fait partie des apparences de l'histoire. Elle est un des effets passagers d'une évolution aliénée. Elle est donc . « mensonge », tout comme l'aliénation qui l'engen- dre. Lorsque donc on lutte pour l'unité syndicale, ce n'est pas pour une utopie organisationnelle. C'est pour une signification de l'action ouvrière. Même si elle ne devait pas être dans les 63 faits parce qu'il n'y a pas conjonction de la situation objective et des possibilités organisationnelles, on devrait néanmoins con- tinuer à souligner la nécessité de l'unité, qui en ce sens, ne peut être que le signe d'une classe qui se ramasse et se reprend pour une lutte révolutionnaire, Comme vous le voyez, l'impatience révolutionnaire de Mothé par ailleurs fort sympathique ne saurait se substituer aux exi- gences de la dialectique historique. Le militant révolutionnaire a sa place au syndicat, non pas en dépit, mais parce qu'il est révolutionnaire. Fuir le syndi- cat n'est pas une solution. D'ailleurs son rôle est-il si inutile ? Dans nos syndicats, particulièrement difficiles, puisqu'il s'agit d'éléments issus de la petite bourgeoisie, des tendances comme l'Ecole émancipée progressent indubitablement. Peut-être aux yeux d'ultra-gauchistes de la révolution, cette tendance n'appa- raît-elle pas assez révolutionnaire ? Il reste cependant que telle qu'elle est, elle représente une action et une conscience syndi- cale, comme on voudrait en voir beaucoup dans les rangs ouvriers. Il est remarquable, compte tenu, je le répète, de la composition sociale des syndicats de l'Enseignement, qu'elle ait obtenu cette année au Congrès Fédéral 480 mandats, ce qui représente une influence sur environ 47.000 syndiqués. Ce n'est déjà pas si mal et on ne peut parler d'un travail inutile et vain. Je me permettrai maintenant de reprendre quelques-uns des points de vue de mon camarade Fontenis. Il me paraît dou- teux que l'inactivité et l'incapacité relative des syndicats ait pour cause essentielle la division syndicale. Je croirais plu- tôt que l'incapacité, l'inactivité et la division elle-même sont des effets des rapports de classe. En fait, tout cela traduit dans les faits un rapport des forces défavorables aux opprimés, et, ipso facto, une aggravation de l'aliénation. Nous payons encore, la criminelle trahison qui a saccagé les possibilités révo- lutionnaires de la fin de la dernière guerre mondiale. A cette époque, incontestablement, se trouvaient réunies un certain nom- bre de conditions favorables à une révolution et d'abord la quasi- disparition du pouvoir bourgeois. Mais là ce sont ceux à qui incombait la mission révolutionnaire qui n'ont pas hésité devant l'une des plus importantes trahisons de l'histoire. En ordon- nant la dissolution des milices populaires et le désarmement du peuple, le parti communiste assumait l'une des plus terribles responsabilités qu'un parti puisse encourir. Une fois de plus, ils se montraient à visage découvert, leur vrai visage, celui de naufrageurs patentés du destin de la classe ouvrière. Mais une 64 révolution manquée se paye chèrement. Nous ne faisons autre chose depuis dix ans que de payer. Rien n'assure cependant que tout est definitivement perdu et que la classe ouvrière soit condamnée à renier sa mission. Or, ce serait dans ce cas et dans ce cas seulement que l'on pourrait désespérer de l'organisa- tion syndicale comme d'ailleurs de toute autre organisation de classe. C'est un désespoir qui nous est étranger et nous sommes prêts à montrer dans notre travail quotidien la patience qu'exige. toute tache historique. L'unité syndicale dépend de nous en tant qu'elle est lucide idéal de désaliénation, mais elle ne dépend pas de nous en tant qu'elle doit s'inscrire dans un certain nombre de conditions objectives. Lorsqu'elle est objectivement possible, les disserta- tions sont inutiles et les travailleurs ont tôt fait de trouver la voie de cette unité. Les grandes grèves de 53 ont montré combien fragile est la désunion et l'échec de ces mêmes grèves a montré combien fragile est l'union. lorsque échoue l'action de classe, Mais ce qui fut hier, sera demain. Pourquoi miser sur la défaite et la barbarie ? Ce que sera l'unité, je n'en sais rien. Comment elle se realisera. je n'en sais rien. Mais ce que je sais, c'est que ce sont les travailleurs eux-mêmes qui nous donneront des leçons. Il importera seulement à ce moment-là de nous montrer nous- mêmes à la hauteur de ces leçons. Henri FERAUD. -65 1 NOTES La nouvelle diplomatie russe On a pu s'interroger longtemps sur l'ampleur du tournant diplo- matique russe, depuis la mort de Staline. Maintenant, l'hésitation n'est plus permise. Il y a eu le règlement indochinois, la signature du traité autrichien, il y a maintenant la légitimation de l'opposition titiste et l'invitation lancée à Adenauer. Ces événements sont pro- bants et l'on peut d'ailleurs ajouter quelques autres de moindre impor- tance mais également significatifs : la reconnaissance de fait du Téarmement allemand aussitôt qu'il fut décidé et ceci, malgré la campagne forcenée d'intimidation qui avait précédé ; l'exclusion de l'Allemagne de l'Est du NATO oriental ; le nouveau plan de désar- mement proposé aux Nations Unies. Dans ce climat, le nouveau style de relations des dirigeants russes avec la presse occidentale, le réta- blissement d'un certain tourisme étranger en URSS, la modéra- tion des attaques contr l'impérialisme américain prennent eux-mêmes une certaine portée. Il ne servirait à rien de considérer comme simple effet de propagande cette politique. D'abord parce qu'une pro- pagande à cette échelle est autre chose que du bruit, elle a une efficacité, influe sur les forces susceptibles de soutenir l'URSS, trans- forme les réactions de l'adversaire. Ensuite, parce que certains des événements énumérés ont une réalité. Il est par exemple fort clair (Mendès-France a dû le rendre public pour se défendre contre le clan jusqu'auboutiste), que le Viet-Minh a fait preuve d'un esprit de conciliation «inespéré», étant donné sa supériorité militaire. Il est non moins clair que si l'URSS n'a fait aucun sacrifice substantiel en signant la paix avec l'Autriche, elle a pourtant renoncé d'un coup à des positions qu'elle avait depuis des années présentées comme inaltérables : dans un tel cas, la concession a une réalité car les rapports de force ne s'évaluent pas seulement en termes économi- ques ou militaires, ils sont aussi largement idéologiques. Enfin, les nouvelles propositions sur le désarmement ont elles-mêmes un tain poids. Il ne suffit pas de considérer en effet les discussions sur cette question comme un jeu où les adversaires se contentent de bluffer ; comme tous les jeux, celui-ci a des limites et le bluff s'effectue dans des cadres précis. Les joueurs sont obligés de comp- ter avec l'éventualité (très improbable, certes)' d'être mis au pied du mur, c'est-à-dire d'agir comme ils jouent. Or, l'URSS a soudain changé ces cadres : elle a admis, comme on sait, ce qu'elle avait jusque-là obstinément refusé : 1° que la réduction des armements de type traditionnel précède la destruction et l'interdiction des armes nucléaires ; 2° que la limitation des forces armées des grandes puis- sances soit uniforme et non pas proportionnelle aux forces existan- tes ; 3º qu’un contrôle soit immédiatement installé aux principaux points des territoires intéressés. Bien sûr le bluff continue et les manoeuvres à propos de la définition du contrôle ou des grandes puissances (la Chine peut-elle traitée comme l'égale de l'URSS et des cer- 66 Etats-Unis ? risquent fort d'être, interminables. Il n'empêche que l'URSS « imagine » maintenant de faire une démobilisation plus large que ne le serait celle des Etats-Unis (puisqu'elle entretient actuellement des armées plus importantes), « imagine » un contrôle sur son territoire qui équivaudrait à la suppression du rideau de fer, désavoue enfin un thème de propagande interdiction immédiate des armes nucléaires qui fut le thème essentiel de sa campagne idéologique mondiale et le reste, d'ailleurs, pour tous les P.C., en retard sur la nouvelle ligne, comme d'habitude, et continuant de récolter les pétitions pour l'abolition de la bombe atomique. De toute évidence, cependant, c'est la négociation avec Tito qui a la plus grande portée et doit retenir notre attention. Cet événement, en effet, plus que tout autre a des implications variées : il met en cause le nouveau comportement du gouvernement du Kremlin et donc, par extension, les changements dans le régime politique sur- venus dans ce pays "il intéresse le développement des démocraties populaires qui ont été le théâtre d'oppositions à certains égards ana- logues au titisme il est enfin directement lié à la politique de l'URSS en face du bloc occidental. Ces trois ordres de signification ne sont certes jamais séparés, mais dans le cas présent, nous sommes mis en demeure de les aborder ensemble et de les éclairer l'un par l'autre. A cet effet, il convient d'abord de relever quelques traits caractéris- tiques de la négociation de Belgrade. Ce qui frappe, c'est que la forme paraît en dépasser le fond. En fait, dans les questions de cette importance, la forme ne dépasse jamais le fond et l'apparence contraire est seulement le signe de déterminations cachées. Mais il est très important de noter ce décalage. Voici plus de deux ans que des relations diplomatiques ont étě rétablies entre Moscou et Belgrade, des missions d'experts ont été échangées, des discours officiels ont proclamé, de part et d'autre, la nécessité de rétablir des échanges économiques et des rapports pacifiques, indépendamment des diver- gences dans les régimes politiques. A lire la Déclaration commune, qui fait suite à la négociation, il ne s'est agi à Belgrade que de sanctionner et de consolider cet état de fait : on souligne l'intention commune de contribuer à la paix mondiale et de procéder dans l'avenir à des échanges économiques et culturels. Apparemment, la normalisations des rapports entre l'Etat russe et l'Etat yougoslave ne justifiait donc pas l'extraordinaire mise en scène qui l'a accompagnée, le déplacement des trois principaux dirigeants russes et leur specta- iculaire autocritique. Avant de nous interroger sur les mobiles de cette mise en scène, remarquons qu'on ne saurait lui trouver de précédent dans l'ère stalinienne. Non pas que Staline n'ait opéré des tournants à 180° dans sa politique étrangère comme dans sa politique intérieure. Mais ices tournants n'étaient jamais expliqués, justifiés en regard du passé; c'est le trotskisme qui les expliquait en les dénonçant. Dans le cas présent, les dirigeants russes reconnaissent qu'ils se sont trompés. Certes, ils recourent encore à un mythe : Béria le traître a toute la responsabilité du passé. Mais peu importe, le mythe est bien une manière de rendre compte du passé, et celui-ci ne dupe personne, il permet seulement de dire que la direction russe a eu tort. Une autre déclaration non moins sensationnelle se trouve dans le texte de la Résolution finale : « (les) formes différentes de développement socia- : liste concernant uniquement chacun des pays pris individuellement.>> Une telle formule n'était pas inconcevable du temps de Staline. Celui- ci faisait assez bon marché de la théorie marxiste pour lui faire dire n'importe quoi. Mais à la condition que ce qui était dit servit sa propre politique ; ainsi Staline pouvait bien dire que les démocraties populaires suivaient une voie propre dans l'édification du socialisme qui ne devait pas être celle qu'avait suivie l'URSS, mais cette voie qui était celle des autres, il la décidait. La formule de Belgrade a un tout autre sens puisqu'elle légitime une voie choisie par les Yougo- 67 slaves contre l'URSS. On a dit dans la presse que c'était reconnaître et officialiser l'hérésie. Le terme n'est pas bon parce qu'il suggère. qu'il y a une doctrine stalinienne orthodoxe, alors qu'il n'y en jamais eu et que Tito n'est ni plus ni moins hérétique que Mao, Rako- si ou Khrouchtchev. En fait, les thèmes fondamentaux de l'idéologie bureaucratique sont partout les mêmes (les nationalisations font de l'Etat le représentant des masses populaires, l'abolition de la pro- priété privée élimine le gaspillage et la lutte des classes, l'industria- lisation assure automatiquement le progrès social, la hiérarchie des fonctions garantit la meilleure utilisation des compétences, etc...) et s'il y a conflit entre les bureaucraties, celui-ci n'implique pas plus l'hérésie que ne le fait un conflit entre les bourgeoisies de type tradi- tionnel. La connaissance du titisme s'enrichirait si au lieu de parler d'hérésie, on remarquait au contraire que son opposition au stali- nisme russe venait de ce que leurs principes étaient identiques car on verrait alors qu'il tient à la nature des bureaucraties, classes dont les privilèges sont liés à l'exploitation d'un prolétariat et d'une société donnés, d'entrer en conflit d'intérêt. Ce qui nous importe de faire ressortir pour l'instant, c'est que les méthodes de la bureau cratie russe (et non son idéologie) ont changé; la dictature centrale stalinienne qui, jusque-là, au travers de tous les zigzags et au prir, d'une série de scissions dans divers partis nationaux, avait imposé son autorité absolue, accepte de la voir contestée. Mais dire que, des méthodes ont changé est insuffisant, car celles-ci sont toujours une expression, ne prennent sens que dans un cadre social. Le stalinisme de Staline changeait de procédés, il pouvait étre” belliciste puis pacifique, tour à tour opportuniste et sectaire comme disait Trotski qui continuait anachroniquement de lui appliquer les catégories du bolchévisme : il ne changeait pourtant pas dans sa méthode. Dans tous les cas devait jouer le mécanisme de la politi- que dictatoriale appliquée rigoureusement à tous les niveaux et dans tous les secteurs, en dépit quelquefois des pires incohérences. Ce qu'on a appelé « la ligne » exprime le caractère de cette politique strictement monolithique. Or cette politique exprimait même temps, la nature de la bureaucratie en U.R.S.S. Bureaucratie en devenir qui s'était constituée à partir dse anciennes couches privilé- giées, des cadres politiques de la paysannerie et du prolétariat et dont l'hétérogénéité fut d'abord compensée par le totalitarisme absolu de sa direction. Tandis que la nouvelle classe se sélectionnait à partir des éléments les plus divers de la société préexistente et n'avait d'abord de spécifique que sa situation privilégiée par rapport à celle des ouvriers c'est-à-dire de participer à la répartition de la plus value extorquée aux producteurs la dictature soudait ces éléments en forgeant au jour le jour une politique (au sens le plus large du terme) en regard de laquelle devaient se définir et se juger tous les secteurs et tous les actes de la vie sociale. Le trait essentiel de cette. dictature est qu'elle réduit tout au même modèle : le travail productif de l'individu dans la société, l'invention technique, la science, l'art ou la littérature ont immédiatement un même sens politique (toute erreur est sabotage, toute divergence trahison). Et le sens du politique se réduit lui-même à celui qu'a défini la direc- tion étatique (la politique est la police). Il serait certes superflu de penser que la dictature a fait la bureaucratie ; en réalité celle-ci s'est développée et solidifiée comme classe à travers le processus d'indus-- trialisation qui a fondé dans les rapports de production des diffé- renciations de fait. Mais la bureaucratie comme société a été précédée par la bureaucratie comme politique et l'industrialisation elle-même. n'a eu les effets qu'on connaît en U.R.S.S. que parce que la classe en formation a été coulée dans le moule stalinien. Les purges des: premières planifications donneraient aussitôt la preuve, s'il en était besoin, du rôle déterminant de la dictature dans la consolidation de la classe, que le simple processus économique ne suffit pas à ren- dre homogène. Il est vraisemblable que le rôle historique du stali- en . 68 nisme devait à la longue se trouver dépassé par l'évolution même de la classe bureaucratique. Répondant à la période héroïque de la bureaucratie, à la nécessité de son accumulation primitive (et nous parlons de l'accumulation de son existence autant que celle de son capital) la terreur stalinienne ne répond pas aux besoins d'une classe stabilisée, dont l'homogénéité ne pose plus de problème et qui cher- che à jouir effectivement des privilégiés que lui assure son statut économique. Nous avons déjà formulé dans Socialisme ou Barbarie l'hypothèse d'une nouvelle phase dans le régime bureaucratique en U.R.S.S., et qu'on pourrait nommer « libérale » si le terme n'avait pris dans l'histoire de la bourgeoisie un sens déjini. Si cette nypo- thèse est exacte (encore qu'il soit trop tôt pour parler d'une nou- velle phase et qu'il soit plus juste d'évoquer un processus de « libé- ration ») des conséquences d'une certaine ampleur peuvent en décou- ler quant aur rapports de la bureaucratie russe et des autres bureau- craties. La négociation avec Tito s'éclaire dans cette perspective en même temps qu'elle la confirme. Car ce qui se manifeste dans ce cas ce n'est plus seulement la recherche d'une détente internationale, dont la diplomatie russe donnait depuis deux ans des signes clairs, mais qui ne pouvait être reliée avec certitude à des changements intérieurs ; c'est un nouveau mode de relations avec le bloc bureau- cratique. Le passage de la Déclaration sur les diverses voies du socia- lisme, que nous avons cité, a une signification très forte aussitôt qu'on pense à sa répercussion dans les démocraties populaires. Peut- être les négociations de l'U.R.S.S. avec la Chine avaient-elles déjà sanctionné un nouveau rapport de forces entre l'ancien maître et les partenaires nouveaux, mais ce n'était que dans les faits ; la recon- naissance de ce rapport de forces est maintenant publique et trouve pour ainsi dire sa charte dans la Déclaration de Belgrade. En même temps donc qu'un certain type de dictature se trouve abandonné en U.R.S.S., un certain type de domination des bureaucraties associées l'est aussi. Est-ce trop que d'établir ici plus qu'une corrélation ? La dictature de Staline se justifiait internationalement sur la base de l'enfance de la bureaucratie ; tant que les P.C. dans les différents pays étaient des oppositions minoritaires (quelquefois très restrein- tes), leur étroite dépendance par rapport à l'U.R.S.S. était une néces- sité. L'U.R.S.S. leur assurait une cohésion idéologique, quelle que fut dans certains cas l'incohérence de ses directives, par seui fait qu'elle représentait le modèle achevé vers lequel s'orientaient les bureaucraties embryonnaires des autres pays. La voie qu'essayaient de se frayer, entre la bourgeoisie traditionnelle et le prolétariat, des couches sociales souvent fort hétérogènes, l'existence de la bureau- cratie russe l'éclairait. Ce qui eut été inconscient sans elle devenait conscient.. Voilà qui fondait absolument l'autorité de Staline et excluait des conflits mettant en péril l'unité du système. Mais il ne peut qu'en aller différemment quand des bureaucraties s'installent, se développent, gagnent une existence autonome, prospèrent par l'ex- ploitation de leur propre proletariat : tel est le cas des démocraties populaires. L'U.R.S.S. ne peut avoir pour elles la même fonction qu'autrefois. Cette interprétation est générale et elle appelle donc toute une série de corrections ; par exemple il faut se garder de pen- ser que les démocraties populaires entretiennent toutes la même relation avec l'U.R.S.S. Leur position géographique, leur force réelle dans leur pays, leur dépendance économique à l'égard de l’U.R.S.S. sont autant de facteurs qui déterminent leur rapport de force avec le leader du bloc (un titisme tchèque réussissant à vivre des années nors de l'orbite russe était inconcevable). Il faut tout autant récuser un mode d'interprétation mécaniste qui voudrait qu'à un certain degré de leur développement les bureaucraties prennent une conscience de leur autonomie par rapport à l'U.R.S.S., ou que l’U.R.S.S. elle- même soit mise dans la nécessité à un certain moment de composer avec ses partenaires (la disparition de Staline a pu jouer un rôle important dans la modification du rapport de forces). Il faut enfin 69 et surtout tenir compte des difficultés que rencontrent les diverses“ démocraties populaires dans leur industrialisation, principalement dans l'exploitation d'un prolétariat de moins en moins solidaire du nouveau régime, car ces difficultés donnent une grande acuité aux différences d'intérêts des bureaucrates autochtones et des bureaucrates russes. Le schéma que nous indiquions reste cependant valable dans ses gran- des lignes. A une période où la dictature mondiale du parti russe est incontestée parce qu'elle répond à un besoin historique, succède une période où la politique du bloc doit prendre de nouvelles formes. Il semble bien que Khrouchtchev ait sanctionné le passage à la seconde étape. La rencontre de Belgrade a eu une portée politique intéressant au plus haut point le bloc bureaucratique et à laquelle participaient comme témoins invisibles toutes les autres démocraties populaires. On a nié pourtant cette portée dans la presse en arguant que Tito avait constamment cherché à maintenir le débat sur le terrain d'une négociation entre Etats « quelconques » en excluant la question de politique stalinienne. En réalité la presse bourgeoise se berce le plus longtemps possible avec l'illusion que la Yougoslavie est dans l'orbite occidental et qu'elle ne se rapprochera pas des autres démocraties populaires, De sérieux. indices prouvent toutefois qu'elle se trompe. C'est Tito qui a exigé une véritable autocritique, comme le prouve le discours qu'il prononçait deux mois plus tôt et dans lequel il traitait d'insanités (sic) des propos de conciliation de Molotov. Pour Molotov il y avait eu des erreurs de part et d'autre et c'était le moment de passer l'éponge. Pour Tito il n'y avait que des erreurs russes et il était inutile de négocier si l'aveu n'en était pas fait. Pourquoi Tito aurait-il manifesté une telle intransigeance et pourquoi aurait-il souscrit à une déclaration concernant les diver- ses voies du socialisme s'il tenait à ce que są négociation avec l’U.R.S.S. n'ait pas d'autre caractère que celle de Nehru avec Mao ? Pourquoi l'U.R.S.S. enfin aurait-elle accordé ces concessions-là si elles étaient incompatibles avec la situation du bloc oriental ? De tout ceci nous ne cherchons nullement à déduire que l'U.R.S.S. a fini de jouer son rôle de leader du bloc et que va s'instaurer demain une sorte de pluralisme bureaucratique qui donnera à chacun le droit de disposer de soi dans le meilleur des mondes bureaucratiques possible. Suffit-il d'évoquer le cas de l'Allemagne orientale, en moment même, pour voir que le stalinisme « nouvelle manière » sait encore jouer avec ses satellites et, si besoin est, leur passer par dessus la tête pour s'adresser directement à leur adversaire ? Ce qu'on veut seulement dire et ce que montrent les événements c'est que les rapports inter-buraucratiques sont comme tous les autres des rapports de force et qu'ils se modifient en conséquence. D'une part la préémi- nence économique et militaire de l'U.R.S.S. lui assure son rôle de leader et tend à empêcher toute sécession, d'autre part le développe- ment de nouvelles puissances bureaucratiques tout particulièrement de la Chine met en question l'autorité de l'U.R.S.S. et interdit l'emploi des anciennes méthodes dictatoriales. Conclusion assez vague, il faut le reconnaître. Mais qui a cependant l'intérêt de mettre en évidence l'instabilité des rapports interbureaucratiques. Cette insta- bilité n'est pas conjoncturelle, elle tient à la structure des bureau- craties, qui une fois qu'elles s'affirment comme classes régnantes rencontrent des problèmes spécifiques (l'industrialisation, l'exploita- tion du prolétariat indigène, l'intégration de la paysannerie...) et voient leur intérêt diverger partiellement de celui de l'U.R.S.S. Ce qui était conjoncturel c'est bien plutôt l'unité du stalinisme qui a présidé à la genèse de la bureaucratie à l'échelle internationale. Il demeure qu'il est impossible de prévoir jusqu'à quel point cette insta- bilité peut se manifester. Car, nous ne le répéterons jamais assez, les raisons qui militent en faveur d'une solidarité croissante des bureaucraties ne sauraient perdre de leur importance : c'est la néces- sité de l'imperialisme super-étatique à la mesure de la lutte pour la domination du monde, c'est aussi la nécessité qui subsiste de rendre ce 70 homogènes les politiques des divers P.C. dans le monde (organes de bureucraties qui ne sont encore qu'embryonnaires). L'unité du syst' tème, incarnée par la direction de Moscou peut donc encore préva- ioir (et ne manquera pas de prévaloir) d'une façon brutale, cest- à-dire stalinienne « classique » aux dépens des aspirations des élé- ments. A cet égard, on ne peut qu'être conscient de ces processus contradictoires et attendre le développement des événements pour apprécier leur portée respective. Tout au plus peut-on noter dès main- tenant (nous l'avons déjà fait dans Socialisme et Barbarie) que les nouvelles méthodes de Moscou qui répondent à la crise du bloc peu- vent en quelque manière l'aggraver. Par exemple la reconnaissance du titisme implique un assouplissement dans les rapports de ĽU.R.S.S. et de ses satellites, mais cet assouplissement peut à son tour favo- riser l'essor des oppositions bulgares, hongroises, ou tchèques en les justifiant et donc accentuer les forces centrifuges dans le bloc. Cependant insister comme nous venons de le faire sur cet aspect de la négociation avec Tito ne doit pas faire oublier qu'elle s'intégrait au premier chef dans une stratégie internationale. Ce que visaient les dirigeants russes ce n'était pas une nouvelle relation avec les bureaucraties bien que celle-ci fut acceptée. La preuve en est (nous y avons déjà fait allusion) que Moscou essaya des formules de récon- ciliation moins compromettantes que celles qui furent finalement employées à Belgrade ; on ne passa à l'auto-critique que lorsque le langage de Molotov et de: Jukov s'avéra insuffisant. Vu dans son cadre diplomatique le rapprochement avec la Yougoslavie a la même signification que divers actes de l’U.R.S.S., que nous mentionnions au début de cette note. Il fait cependant plus que de les confirmer. En reprenant de très près le texte de l'accord Nehru-Mao, la Décla- ration de Belgrade prend la valeur d'un programme et met en relief . le trait essentiel de la nouvelle diplomatie : la constitution d'une zone neutralisée (ce qui ne signifie pas nécessairement neutre) tant en Europe qu'en Asie. En Europe, l'Allemagne apparaît la pièce cen- trale à neutraliser, elle est expressément mentionnée dans la Décla- ration et on peut en conséquence penser que l'invitation à Adenauer est autre chose que du bruit. L'U.R.S.S. cherche réellement un règle- ment de la question allemande et à travers celui-ci un règlement tem- poraire avec les Etats-Unis. Que ce règlement reste partiel, constat d'un rapport de forces momentané plutôt que partage en bonne et due forme, qu'il soit susceptible d'être remis en question par une modification de ce rapport de forces c'est ce qui nous paraît aussi certain aujourd'hui qu'hier (les blocs chercheraient-ils la coexistence pacifique, il faudrait pour qu'ils l'obtiennent qu'ils acquièrent d'abord une existence pacifique chacun pour soi et leurs contradictions inter- nes sont suffisamment explosives pour écarter cette perspective). Mais que l'U.R.S.S. cherche un règlement et à faire reconnaître pour un temps le principe de non ingérence dans les zones respectives de cha- que bloc c'est ce qui est devenu très probable à la lumière des récents événements. Nous avons déjà dit que cette nouvelle politique était largement déterminée par la situation des nouvelles bureaucraties aux prises avec des tâches d'industrialisation qui demandent du temps. Nous venons de redire que le temps lui-même est gros de contradic- tions parce qu'il accuse les divergences des diverses bureaucraties entre elles. Nous sommes donc renvoyés, des relations entre les deux blocs aux relations inter-bureaucratiques et de celles-ci à celles-là. Les facteurs sont inextricablement emmêlés et il serait artificiel de croire que la politique de l'U.R.S.S. les domine. De cette complication des facteurs, des limites dans lesquelles évolue la politique russe, des chocs en retour que celle-ci peut déclencher la négociation avec Tito est vraiment symbolique. C'est, comme nous avons tenté de le mon- trer, le type même de l'événement surdéterminé et surdéterminant. Claude MONTAL. - 71 - LES LIVRES Le mouvement ouvrier en Amérique Latine de Victor ALBA (1) « Seul le mouvement ouvrier reste capable de donner à l'Amé- rique latine son vrai visage », écrit Alba dans l'introduction de ce livre. Cette formule est doublement étrange : 1" parce qu'on igno- rait que l'objectif des mouvements ouvriers fût en général de resti- tuer aux nations leur pittoresque ; 2" parce que, si l'on croit Alba, d'autre part le mouvement ouvrier latino-américain est précisément incapable de remplir ce programme minimum, et parce que le livre est, au fond. écrit pour donner l'initiative de la lutte aux « classes moyennes ». Perspectives ambitieuses, comme on peut le voir ! De sorte que la formule citée en commençant, par son académisme et son faux jour, est assez capable de donner au livre d'Alba son vrai visage. Le mouvement ouvrier latino-américain est, selon Alha, extrême- mnent faible, du moins jusque dans le premier quart du XXe siècle (199). Cette faiblesse doit être attribuée au « caractère artificiel » de ce mouvement, « le mouvement ouvrier n'était pas proprement latino- américain, il n'était pas un produit spontané de l'Amérique latine. C'est là la cause essentielle de son maigre développement » (105). Ce mouvement se contentait d'importer d'Europe ses programmes et ses tactiques. Or, que signifie au juste l'expression « produit spon- tané. » ? Le bolchevisme était-il le produit spontané de la classe ouvrière russe ? De toute façon, il y a toujours coopération d'une fraction de l'intelligentsia issue des classes privilégiées. Le problème ne doit pas être posé en termes de nation, mais en termes de classe et de lutte de classes. Ce n'est pas parce que les programmes qui ont animé le mouvement ouvrier latino-américain n'étaient pas nés en Amérique latine qu'ils n'ont pas donné à ce mouvement l'im- pulsion et la direction nécessaires, . c'est parce que les programmes ne sont pas parvenus à caractériser correctement les « particulari- tés » du développement de l'Amérique latine. Et s'ils ont échoué dans cette analyse, ce n'est pas davantage parce qu'ils étaient « importés », (1) Editions Ouvrières, Paris. 72 c'est seulement en raison du caractère arriéré de l'économie et de la société latino-américaine à cette époque ; plus précisément le socia- lisme ne pouvait mûrir dans un pays où l'industrialisation était peu développée, où le prolétariat industriel était largement minoritaire en face des masses paysannes illettrées. Cependant pour Alba « l'avenir de l'Amérique latine dépend de la création d'un mouvement populaire qui, dans l'action comme dans la doctrine, soit un produit particulier de la réalité latino-améri- caine » (149). Aussi les seuls doctrinaires qu'il agrée sont ceux qui ont tenté d' « américaniser le marxisme », ce qui aurait pu, paraît-il, « donner au mouvement ouvrier un contenu idéologique plus solide » qué le stalinisme, trop « européen » (142). Ainsi Haya de la Torre, fondateur de l'APRA (Alliance populaire révolutionnaire américaine) se voit félicité d'avoir tenté une « interprétation de l'histoire qui constitue comme une adaptation du marxisme à la réalité latino- américaine » (148). En quoi consiste cette « adaptation » ? Les prin- cipaux objectifs de l'APRA étaient : lutte contre l'impérialisme, indé- pendance, unification économique et politique de l'Amérique latine, nationalisation des terres et des industries. Sa tactique supposait le front commun des trois classes opprimées : prolétariat, pàysannerie, classes moyennes. Elle passait par des « étapes de transformation économique et politique, et peut-être aussi par une révolution sociale... la révolution prolétarienne viendrait ensuite (1) (147). Alba ne décrit pas comment l'Aprisme envisage le passage d'une étape à l'autre ; mais nous retrouverons dans son propre programme des éléments qui peuvent être rapprochés du programme de Haya. En tout cas, « l'adaptation du marxisme à l'Amérique latine » ne donne pas les résultats prodigieux qu'en attendait Alba : l’APRA a été un échec, de l'aveu -d'Alha même, et ce n'est pas parce qu'elle n'était pas latino-américaine, c'est, au contraire, parce qu'elle l'était. Elle exprime, en effet, l'inquiétude de la petite bourgeoisie naissante devant la pénétration de l'impérialisme nord-américain, sa recherche d'un « soutien populaire » pour faire pression sur cet impérialisme et surtout son vif désir de renvoyer sine die la révolution socialiste. Selon Alba, si le mouvement ouvrier latino-américain a un carac- tère « artificiel », c'est parce que le développement industriel de ces pays aurait lui-même caractère artificiel. Il est en effet évident que l'industrialisation n'a jamais été déterminée par les besoins du marché latino-américain lui-même, lequel importe des produits manufacturés en grande quantité à des prix élevés et exporte à bas prix les produits bruts agricoles et miniers. L'impérialisme des USA a à peu près monopolisé les échanges (30 % des exportations et 59% des importations latino-américaines en 1946) après une période d'exploitation partagée avec la Grande-Bretagne et quelques capitalismes européens. Si c'est en sens qu'il faut entendre le « caractère artificiel » de l'industrialisation en Amérique latine, quel est alors le pays capitaliste où l'industrialisation ne soit pas « arti- ficielle.» ? Pour autant que la « révolution industrielle » a été le fait du capitalisme, il est clair qu'elle n'a jamais été gouvernée par les besoins « naturels . », mais par les possibilités du profit. Le caractère « artificiel » de l'industrialisation produirait enfin son effet le plus grave sous la forme du « parasitisme de la classe ouvrière ». « Le grand danger politique et social de l'industrialisation, écrit Alba, telle qu'elle est actuellement menée, c'est qu'elle tend à séparer eu un ce (1) Souligné par nous. 73 la classe ouvrière du reste de la population laborieuse et à empêcher cette unité d'action si indispensable à l'émancipation de tous les tra- vailleurs latino-américains. Les ouvriers industriels, en effet, dans les secteurs-clé tout particulièrement, deviennent assez souvent des privilégiés par rapport à la grande masse paysanne, et même par rapport aux artisans et aux couches inférieures de la classe moyenne. Il est, certes, beaucoup plus facile au mouvement ouvrier de faire payer au consommateur les succès qu'il arrache en apparence au capitalisme étranger, que de prendre la tête d'une politique réa- liste et responsable. Mais le résultat, si l'on y réfléchit, c'est que les ouvriers latino-américains, si bas que soit leur niveau de vie, vivent au crochet des grandes masses de la population qui sont réduites, elles, à la complète misère » (204). Mais « au crochet » de qui vit cette classe ouvrière parasitaire, au crochet du consommateur ou au crochet de la paysannerie ? Au crochet des classes moyennes ou au crochet des couches les plus misérables, comme le prolétariat en haillons des banlieues ? Pour admettre que le prolétariat est parasitaire, il faudrait démontrer d'abord qu'il consomme une quantité de valeur supérieure à celle qu'il produit ! Il n'y aurait plus alors de capitalisme du tout, ni de pro ariat i on ne comprend absolument pas qu'une classe productrice en général puisse être parasitaire. Ou bien alors il fau- drait dire que les ouvriers au travail dans toutes les sociétés capi- talistes vivent au crochet de « l'armée de réserve » des chômeurs, par exemple, et conclure qu'il faut, de toute urgence, qu'ils aban- donnent une partie de leur temps de travail et de leur salaire pour les partager avec les sans travail. Bel objectif révolutionnaire ! Ce prolétariat, qu'il soit chilien, mexicain, russe ou indonésien est, faut-il le rappeler, une classe qui produit plus de valeur qu'elle n'en consomme. Cependant, l'impression de parasitisme que peut donner la classe ouvrière latino-américaine s'expliquerait peut-être par la différence de son niveau de vie avec celui de la paysannerie. C'est, en tout cas, ce que suggère Alba. Il donne du reste à entendre que la déjà lointaine origine européenne de ce prolétariat n'est pas étrangère à ses privilèges. Mais d'abord, cette différence de niveau de vie n'entraîne pas automatiquement que l' « aisance » du proletariat soit assise sur la pauvreté de la paysannerie ; et ensuite cette couche d'ouvriers qualifiés venus d'Europe, ou bien s'est incorporée aux cadres, ou bien 's'est intégrée à la petite bourgeoisie, ou bien enfin constitue plus qu'une couche privilégiée de la classe ouvrière (celle, par exemple, qui fait carrière dans les bureaucra- ties syndicales) parce que le développement des industries de transformation et la pénétration des rapports capitalistes à la cam- pagne (comme dans toute l'Amérique Centrale sous la United Fruit Company) ont transformé en ouvriers mineurs, industriels et agri- coles, une masse croissante des anciens paysans. Mais cette classe tout entière n'est pas privilégiée, Alba confond en réalité classe et syndicats « Il y a beaucoup de ce parasitisme syndical », écrit-il (205). A propos de la nationalisation du pétrole au Mexique en 1938, Alba cite les thèses de Trotsky relatives à la participation des syn- dicats à la direction de l'industrie nationalisée (1) où Trotsky dénonce « la transformation des représentants mandatés du prolé- .. ne : (1) Voir Ive Internationale, oct-nov. 46, « L'industrie nationa- lisée et la gestion ouvrière ». - 74 en . tariat en otages de l'Etat bourgeois » et la « dégénérescence bour- geoise des appareils syndicaux à l'époque impérialiste, non seule- ment dans les vieilles métropoles, mais aussi dans les pays colo- niaux ». Il ne s'agit probablement pas d'une simple dégénérescence bourgeoise, mais d'une bureaucratie favorisée au Mexique ou Argentine, par exemple, par l'étatisation de certaines branches de la production : de toute façon, que ce soit sous la forme d'un réformisme de soutien ou d'une bureaucratie fasciste, il est vrai qu'une fraction de la classe ouvrière passe dans l'appareil parasi- taire, il est faux que la classe elle-même devienne parasitaire. Et ici encore Alba s'administre à lui-même un cinglant démenti il montre en effet (129) qu'au Mexique, lors de la nationalisation, 26 % du revenu national provenaient des bénéfices et 30,5 06 des salaires, tandis qu'en 1952 ce rapport est passé à 41,4 % contre 23,8 %. Comme pendant cette période 100.000 personnes ont été incorporées définitivement à la classe ouvrière (Alba' 130), on peut considérer que le taux d'exploitation de celle-ci s'est accru sensi- blement : cette aggravation est sans doute due à la formation d'un proletariat agricole, et il est bien évident que le syndicalisme a pu favoriser telles autres branches du prolétariat (pétroliers et chemi- nots au Mexique, selon Alba). Cela prouve şeulement que le taux d'exploitation varie en fonction de la résistance ouvrière. Mais dans la mesure où la tendance générale est à l'exploitation accrue des ressources locales, c'est-à-dire à la consolidation de l'impéria- lisme, cette tendance doit se traduire par une aggravation de la condition ouvrière, Le cas de l'Argentine est significatif à cet égard. Peron avait formé, pour financer son premier plan d'industrialisation (1947-51), un organisme qui achetait les produits agricoles à très bas prix et les exportait aussi cher que possible; faisant ainsi subir le poids de l'accumulation nécessaire pour industrialiser, aux propriétaires fonciers qui, à leur tour, le faisaient peser sur les travailleurs agri- coles. Comme, simultanément, Peron accordait aux ouvriers orga- nisés dans ses corporations, quelques avantages, parce qu'il avait besoin de leur soutien, tout se passait comme si les privilèges octroyés à la classe ouvrière étaient extorqués à la paysannerie. En réalité, cette opération supposait les besoins mondiaux en matières premières agricoles ; dès que ceux-ci, après la fin de la dernière guerre mondiale, faiblirent, la résistance de l'aristocratie foncière jointe à la mévente devaient obliger Peron à faire machine arrière. Le nouveau plan quinquennal (1952-57) ralentissait l'industrialisa- tion, relâchait la pression sur la propriété foncière et le grand capital, et se traduisait dans la rue par la fusillade des ouvriers, écourés des démagogues péronistes. Qui paiera les frais de l'opération, si ce n'est le prolétariat agricole et industriel ? Qui est parasitaire, ce prolétariat ou la bureaucratie péroniste ? Le premier plan quinquennal n'avait été possible que parce que, le capital argentin se trouvait transitoirement en bonne position pour imposer ses prix à ses acheteurs capitalistes ; mais la logique de l'impéria- lisme devait le ramener à sa fonction subalterne, et condamne ainsi le peronisme, qui n'est plus nécessaire pour l'instant. Il ne faut donc pas dire que le prolétariat argentin est objectivement parasi- taire, il faut dire que l'appareil politique et syndical partiellement issu de ce prolétariat, a pu installer son existence parasitaire à la faveur des conditions économiques mondiales. Ce n'est pas tout à fait la même chose. Pour en finir avec le caractère « artificiel et parasitaire » du proletariat latino-américain, disons seulement qu'il y a un problème 75 fondamental à résoudre, dans ces pays comme dans tous les pays à structure coloniale ou semi-coloniale : ce problème est celui des rapports du prolétariat industriel et de la paysannerie précapita- liste. L'Amérique latine n'est pas un pays artificiel, c'est un pays dont la structure obéit à une loi de développement combiné, c'est-à- dire où les rapports capitalistes de production se sont installés par dessus des rapports pré-capitalistes sans les détruire pleinement. « A la base de l'impuissance ouvrière, écrit justement Alba, on retrouve finalement le problème de la terre » (209). Ce problème est comparable à celui de la Russie avant la Révolution : formidable paysannerie à peine sortie du servage, prolétariat minoritaire mais puissamment concentré dans des industries qui reflètent l'état de développement de l'impérialisme, enfin aristocratie foncière soutenue par le grand capital des vieilles métropoles. La petite bourgeoisie russe ne pouvait pas faire sa révolution démocratique en détruisant les formes féodales de l'exploitation paysanne ; elle ne le peut pas davantage en Amérique Latine. Cependant Alba écrit : << ...lorsque la classe moyenne aura pu détruire le régime féodal de la terre... (132). Même s'il avait oublié la Russie, le double échec de la révolution mexicaine et de la révolution guatémaltèque, dirigée l'une et l'autre par les classes moyennes soutenues par le prolétariat, devait rafraî- chir sa mémoire quant aux « particularités » de l'Amérique Latine. Inutile . donc d'insister longuement sur le programme et sur la tactique définis par Alba. Son programme tient en un mot : industrialisation (Lénine ajoutait : les Soviets). Cette industrialisation doit s'effectuer sous la forme « nationalisée », paraît-il. « Mais, ajoute Alba, pour effec- tuer la nationalisation des mines ou des terres, il faut disposer de techniciens et de cadres capables, c'est-à-dire d'une sorte de bour- geoisie. Que ce soit en régime capitaliste ou en régime socialiste, il s'agit de créer une classe dirigeante non parasitaire », etc. (201). Ce gouvernement et cette administration, « forcément recrutés dans la classe moyenne », devront avoir « le soutien moral et matériel » du mouvement ouvrier (202, nous soulignons). On voit assez bien se dessiner ici, dans la position d'Alba, et à l'insu d'Alba, une ligne stalinienne de la conquête du pouvoir dans un pays arriéré. Toute- fois, ce n'est pas un stalinisme conscient, c'est seulement un réfor- misme musclé, puisqu'il ne s'agit jamais dans ce programme que de « co-gestion » et de « contrôle » ouvrier (et paysan) dans les usines. Les mesures proposées : répartition équilibrée du capital étran- ger dans les deux secteurs (biens de production et de consomma- tion), réinvestissement obligatoire d'une large fraction des bénéfi- ces, pénétration des méthodes capitalistes à la campagne, encoura- gement des petites entreprises locales, accélération des réformes sociales, développement de la conscience de classe du prolétariat agraire, protection des capitaux indigènes, participation du prolé- tariat, de la paysannerie et de la classe moyenne (bien sûr !) au développement et à l'application du système toutes ces mesures « servent au développement du capitalisme », Alba le consent, « mais il ne faut pas en conclure que ce n'est pas au prolétariat de les faire adopter » (203). Belle consolation ! Nous ne sommes pas loin de Haya de la Torre, et de la révolution socialiste pour plus tard... En fait le problème agraire qui pèse sur l'Amérique latine ne peut être résolu que par un gouvernement ouvrier mondial, c'est- à-dire capable de fournir au prolétariat latino-américain au pouvoir les fonds nécessaires à l'accumulation pour faire l'industrialisation sans risquer la dégénérescence bureaucratique. L'objectif stratégique 76 à atteindre est la formation de soviets ouvriers et de soviets paysans unis sur des plates-formes communes. L'objectif tactique est d'enga- ger la lutte simultanément, par l'expropriation de fait des expropria- teurs à la campagne . et à l'usine. Le problème central reste celui de la coordination. Il ne nous paraît pas que ce problème puisse être résolu a priori : ses éléments et par conséquent les éléments de sa solution ne seront donnés concrètement que dans le développement historique. L'histoire sociale de l'Amérique latine montre suffisam- ment que la maturité, la combativité et l'imagination des classes ouvrière et paysanne de ces pays ne seront pas en défaut pour résou- dre ce problème. Dans l'immédiat la tactique doit donc être celle d'une dénonciation permanente, non seulement de l'impérialisme, mais encore des falsifications petites bourgeoises, comme celles de l’APRA ou d'Alba lui-même, plébeiennes, comme celle de Peron, ou staliniennes (mais elles sont moins importantes en Amérique latine); cette dénon- ciation doit permettre d'éclaircir les rapports du prolétariat indus- triel et de la paysannerie, rapports que le développement du prolé- tariat agricole doit faciliter. Alba enfin ne situe pas du tout le mouvement ouvrier latino-amé- ricain dans le cadre de la lutte opposant Washington et Moscou. On pourrait penser qu'il a raison parce que l'Amérique Latine paraît devoir rester pour longtemps la chasse gardée de l'impérialisme des U.S.A. L'affaire guatémaltèque récente en est un signe supplémen- taire. Toutefois cette question ne pourrait être éclaircie que si l'on montrait d'abord que les conditions objectives de la formation de la bureaucratie n'existent pas en Amérique latine. Or la condition permanente d'une telle possibilité dans les pays arriérés paraît être en général l'incapacité où se trouve la bourgeoisie locale de faire la révolution bourgeoise : destruction des rapports féodaux à la campagne, extension des nouveaux rapports capitalistes, etc. Sur cette base, et dans certaines circonstances favorables, la paysannerie asservie peut parvenir à s'organiser en armée, conquérir les terres, résoudre ainsi le problème préliminaire de la transformation écono- mique et sociale. L'appareil militaire et politique qui a unifié la pay- sannerie peut alors, selon des modalités variables, mettre en tutelle la bourgeoisie, puis la remplacer par sa propre bureaucratie appuyée sur ·un capitalisme d'Etat. Ces perspectives sont-elles ouvertes en Amérique latine ? Nous avons relevé dans le programme d'Alba lui- même une tendance bureaucratique (« techniciens et cadres capa- bles, c'est-à-dire une sorte de bourgeoisie »... « Créer une classe diri- geante non parasitaire qui puisse assurer le passage d'un pays arriéré à la civilisation industrielle...») ; dans le programme de l'APRA, la même tendance s'esquisse ; la nécessité d'étatiser apparaît sous des formes diverses pour les classes dirigeantes de plusieurs pays (Argentine, Mexique...) ; . enfin « l'expérience guatémaltèque », qui était celle d'un Front Populaire sous la direction de techniciens, de militaires, de leaders syndicalistes et d'intellectuels, avait des chan- ces d'évoluer vers une « démocratie populaire », sans l'intervention nord-américaine soutenant la trahison de la petite bourgeoisie et l'as- saut du grand capital. Il ne nous semble donc pas qu'on puisse éli- miner purement et simplement l'hypothèse d'une bureaucratie et bien entendu sans qu'il soit question d'en préciser l'échéance. Pour être posé en termes corrects, ce problème devrait être replacé dans le problème plus large de la bureaucratie en pays arriéré, et notamment dans les pays coloniaux et semi-coloniaux. F. LABORDE. – 77 La réunion des lecteurs de « Socialisme ou Barbarie » La publication du dernier numéro de la Revue a été suivie, comme à l'ordinaire, d'une réunion de lecteurs. Celle-ci, qui s'est déroulée à la Mutualité le 3 décembre dernier avec la participation d'une qua- rantaine de camarades, était consacrée à la politique du gouverne- ient Mendès-France. Chaulieu a tenté, dans son exposé, comme il l'avait fait dans son article, de donner un tableau de la décadence du capitalisme français, décadence qui ne s'inscrit pas seulement dans celle du capitalisme mondial mais qui a des caractères spéci- fiques et se manifeste par un recul constant de la production indus- trielle française par rapport à celle des autres grandes puissances. Il a fait ressortir l'irrationalité de la gestion politico-économique de la bourgeoisie française qui, incapable de se hausser au niveau de ses intérêts collectifs, a laissé ses diverses fractions poursuivre, chacune pour soi, le maximum de profit immédiat. C'est cette conduite de gaspillage qui a entretenu la guerre d'Indochine amenant l'Etat à supporter les charges sans commune mesure avec les profits que tirait de la situation une fraction capitaliste ; c'est elle qui a amené la bourgeoisie au bord de la catastrophe et qui a justifié le recours ultime à Mendès, l'homme d'un capitalisme conscient et organisé, le champion d'une gestion fondée sur des plans à long terme, et sur la discipline des groupes dirigeants. Ce que Chaulieu s'est employé à montrer c'est l'extrême précarité de l'expérience Mendès-France, D'une part, celui-ci ne s'appuie sur aucune force réellè au parlement ; il profite d'une conjoncture « catastrophique » qui rend sa présence nécessaire aux yeux des différents partis et lobbies politiques, mais la situation qui régnait avant son avènement demeure inchangée et l'on n'attend que la fin du « rafistolage » pour reprendre le jeu tra- ditionnel. D'autre part Mendès-France lui-même est contraint dans la mesure même où il veut se conserver de renoncer à toute entre- prise qui léserait sérieusement une aile de la bourgeoisie ; il est incapable de mettre sur pied et de faire appliquer un programme de redressement économique et n'adopte que des mesures mineures de rationalisation. Chaulieu montre ensuite le véritable caractère de Mendès en matière de salaires. Les ouvriers s'aperçoivent que les pro- messes ne sont pas tenues, la revalorisation a été dérisoire et le gou- vernement ne peut durer sans que les illusions se dissipent. Mais dans uelle mesure .y a-t-il illusion ? Les ouvriers ont-ils réelle- ment attendu quelque chose du gouvernement ? Dans quelle mesure la politique de paix en Indochine, les promesses sur l'Afrique du Nord, les manifestations d'indépendance (relatives à l'égard des Etats- Unis ont-elles eu uri écho dans le prolétariat ? Ne faut-il pas plutôt - 78 en reconnaître que les ouvriers - n'ont qu'un intérêt très superficiel pour le Mendessisme, que les problèmes qui paralysent la classe et l'avant- gardé n'ont que peu de choses à voir avec le personnel politique en place ? Ce sont ces dernières questions que Chaulieu pose aux cama- rades présents en les engageant à faire part de leur expérience. Un certain nombre de camarades sont intervenus dans la discus- sion et la manière même dont celle-ci s'est orientée aurait suffi à montrer quelles étaient les préoccupations de l'avant garde, car très rapidement le sujet de la réunion a été dépassé. Ce n'est pas de la politique de Mendès qu'on a traité, de ses chances, ni même de ses incidences immédiates sur le pouvoir d'achat ouvrier ou sur les revendications ; c'est du rapport de la classe et de son avant-garde, de la nature même de cette avant-garde, des possibilités de formes d'organisation autonomes. Il faut cependant mentionner les interventions, fort différentes: des autres, de deux camarades trotskystes, aguichés sans doute par le sujet de la réunion, et qui ont saisi l'occasion de proclamer que la révolution était imminente (qu'elle embrassait déjà l'Afrique du Nord), que la question du régime allait se trouver posée incessam- ment, plus fortement encore qu'en 1953 (sic), qu'une fois de plus l'avenir dépendait de l'attitude du P.C., du degré de trahison dont il allait faire preuve, que le proletariat quant à lui ne voulait plus qu'une lutte, générale etc... Bref ils n'ont rien dit d'autre que ce que la définition de trotskyste impose de dire quels que soient le lieu et la circonstance. Le camarade Bourt a ramené la discussion sur un terrain solide montrant les difficultés qu'affrontaient quotidiennement les ouvriers à l'usine, et les militants ou les éléments d'avant-garde cha- que fois qu'ils essayaient de susciter une action si minime soit-elle. D'après Bourt l'écrasement des ouvriers n'a jamais été si complet, la passivité si dure à secouer ; chez Renault, par exemple, la direc- tion se permet d'appliquer des mesures vexatoires, autrefois impos- sibles, et les militants ne parviennent à les contrecarrer qu'en déployant des efforts démesurés pour éveiller les protestations de leurs cama- rades. Bourt note que les ouvriers écourés par le stalinisme sont rebelles à toute organisation. Ce qu'il faut faire selon lui c'est profi- ter de toutes les circonstances celles même qui n'intéressent que des détails de la vie quotidienne pour réapprendre la politique aux ouvriers ; les éléments qui ont une formation doivent enseigner aux autres l'histoire du mouvement ouvrier et tout relier au fait. central de l'exploitation. Le camarade Henri note de son côté que la classe est extrêmement hétérogène ; il y a une minorité qui cher- che à s'intégrer dans le système d'exploitation certains par la débrouillardise individuelle, la recherche des améliorations de salaire par le travail supplémentaire, certains par la participation à la bureau- cratie stalinienne. La majorité est passive, incertaine de l'avenir, ignorant le passé de luttes de la classe, dépourvue de toute culture socialiste. Il serait d'ailleurs faux de croire que les illusions réfor- mistes voire nationalistes n'ont plus de poids sur la masse ouvriers se sont laissés abuser par la campagne stalinienne contre la C.E.D., ils n'ont pas vraiment lutté contre la guerre d'Indo-Chine, ils ont fait quelque crédit à Mendès-France. Mais' l'essentiel d'après Henri c'est le découragement des ouvriers, le sentiment qu'ils ont d'être des « zéros » politiques et professionnels. C'est ce décourage- ment qu'il faut vaincre en reprenant avec patience et obstination le travail d'éducation et d'organisation qu'ont mené dans le passé les partis révolutionnaires. : les + 79 Ce que Chaulieu et Montal reprochent à Henri c'est sa confiance dans les méthodes d'organisation traditionnelles qui sont pourtant en échec depuis longtemps. S'il suffisait aux militants de bonne volonté de se rassembler pour diffuser patiemment les grandes idées du marxisme, on ne comprendrait pas pourquoi différents groupes et notamment le P.C.I. ont été et demeurent si largement ineffica- ces. Ce ne sont pas leurs erreurs théoriques par exemple sur l'U.R.S.S. qui les condamnent au premier chef auprès de l'avant- garde, c'est leur volonté d'endoctriner les ouvriers, de leur apporter le socialisme, de jouer mieux qu'il ne le joue le rôle que joue le sta- linisine. La résistance que les ouvriers opposent à l'endoctrinement politique ne provient pas seulement de leur passivité ; elle signifie aussi que les rapports des militants et de l'avant-garde, de l'avant- garde et de la classe, de la politique et de la vie des hommes dans la production ne peuvent plus être les mêmes. A cet égard Henri ne donne pas une bonne description de l'hétérogénéité de la classe. Au sens où il l'entend, cette hétérogénéité a d'ailleurs toujours existé, il y a toujours eu un décalage entre les masses et l'avant-garde, tou- jours eu aussi des courants plus ou moins accusés selon les époques, d'évasion individuelle ou de bureaucratisine. S'il y a une caractéris- tique de la situation présente c'est que l'avant-garde a une physio- nomie nouvelle. Elle ne groupe pas simplement les ouvriers les plus combatifs : ceux-ci sont souvent staliniens ; elle se manifeste à tra- vers les éléments les plus conscients du danger bureaucratique. Ceux là qui ont vu le vrai visage du stalinisme et qui sentent aussi qu'il n'est pas un simple accident, qu'il tient aux difficultés essentielles que connaît le prolétariat pour s'organiser dans la société d'exploita- tion, ceux-là de toute évidence sont aussi ceux qui résistent le plus à de nouvelles formes d'organisation. Cette avant-garde, diffuse, il faut la reconnaître et lui permettre de se reconnaître. Le meilleur moyen de le faire n'est pas un travail de « politisation » tradition- nel. Il faut mettre en évidence toutes les réactions des ouvriers qui dans le cadre même de la production témoignent du refus de l'ex- ploitation, de la tendance à l'autonomie. Les rendre évidentes c'est d'abord faire parler les ouvriers, donner la parole à une masse silen- cieuse dont on masque les problèmes souvent par les slogans poli- tiques. Les militants ont trop souvent tendance à penser que leur tâche est d'apporter les vérités politiques à la classe, alors qu'elle est d'aider la classe à exprimer ses vraies. revendications immédiates et historiques, de donner forme assurément, d'anticiper à quelque degré, mais de trouver le programme même dans l'expérience de l'avant-garde. Les camarades soulignent pour terminer l'importance d'un journal comme Tribune Ouvrière qui, chez Renault, essaye à une échelle modeste de réaliser cet objectif. C'est à cette réunion que se réfère la lettre d'un camarade, dont nous publions ci-dessous des extraits. LETTRE D'UN CAMARADE ...La première chose qui saute aux yeux, c'est que le sujet choisi a tourné court. On était venu parler de Mendès-France ; et l'on parla des problèmes essentiels qui se posent à la classe. C'est assez dire que, dans un sens, « le thermomètre était mal placé ». Il y a belle lurette que Mendès, Pinay et autres n'intéressent plus les ouvriers et c'est déjà le problème de l'organisation de la classe qui se pose, bien que confusément. D'ailleurs personne ne nous a donné d'exemples précis de la réaction d'approbation envers Mendès au début de son 80 règne (si ce n'est l'impression générale d'un soupir de soulagement ‘poussé à la fin de la guerre d'Indochine). Donc, la critique du gou- vernement Mendès paraît davantage destinée aux « gens de gauche » qu'aux ouvriers, infiniment moins impressionnés. ...D'une manière générale, il faut reconnaître que l'ordre du jour convenait plus aux intellectuels qu'aux ouvriers (d'où la présence des trotskistes dans la salle). Le goût de prendre la température des masses, de jauger et, par la suite, de vouloir mesurer, quantifier, ossi- fier, est typiquement un travers de l'intellectuel dans le régime d'exploitation. Un souffle de vie ouvrière est entré dans la réunion lorsque Bourt a raconté ce qui s'était passé, l'après-midi même, dans son atelier. Par delà les revendications et la lutte quotidienne impo- sée par la bourgeoisie, par delà les marchandages de tous ordres, l'incident de placardage d'affiche qu'il rapportait traduisait la dignité ouvrière et les ambitions infinies de la classe. Les ouvriers sont des hommes et veulent travailler comme des hommes, non comme des robots. Pour eux, il ne s'agit pas de grimper dans la hiérarchie, de rechercher une médiocre stabilisation. Ce qui compte, c'est la recherche sérieuse d'une amélioration fondamentale, qui permette à chacun de donner sa mesure d'homme. C'est ainsi que la lutte collective, comme épreuve de force à court terme, n'est pour eux qu'un moyen, pas une fin, et c'est ce qui les différencie des prétendues directions ouvrières. Ce sont les directions qui, à dessein, appuient sur l'aspect bagarre. Foncièrement, ce que veut l'ouvrier c'est une autre humanité et non pas tel ou tel parti qui se bat plus ou moins bien et remporte telle ou telle victoire. ... Les intellectuels, eux, même quand ils sont des ennemis consé- quents de Mendès, soupèsent et mesurent: le rafistolage que celui-ci opère ; en ceci ils sont en arrière des ouvriers qui affrontent les problèmes fondamentaux que pose l'abolition de l'exploitation. Il y a un infini entre le comportement d'un ouvrier et celui d'un trotskiste. Le trotskiste « a appris des choses dans les livres, », et il les répète. L'ouvrier vit l'exploitation chaque jour, dans sa com- plexité et son progrès, là où elle est le plus intense dans la pro- duction, il expérimente les possibilités de transformation qui lui sont offertes. Il ne retrouve pas sa vie dans la phraséologie trotskiste. Il voudrait voir clair, rassembler d'une manière cohérente et ordon- née les éléments de son expérience ; c'est à cette tâche qu'il voudrait qu'on l'aide. D'une certaine manière, il sait tout, mais il ne sait pas encore comment le dire, comme l'écrit en substance un camarade du journal américain Correspondence. Quand il veut la retraite à 55 ans, peut-être est-il aussi sceptique que le camarade qui le réfute en lui expliquant qu'une telle mesure est impraticable dans le système capitaliste ou que, si même il l'obtenait, il n'en demeurerait pas moins un exploité, écrasé au moment de sa retraite, et qui n'aurait gagné qu'un privilège au détri- ment de ceux qui travaillent. Mais ce qu'il pense, sur la foi de son expérience de la production moderne, c'est que le progrès technique permettrait d'accorder cette retraite, qu'il ne faut pas lui en conter sur l'éternelle misère et la nécessité des sacrifices. Il connaît la production, parce que c'est lui le producteur. Non seulement il sait trouver la parade individuelle chaque fois qu'on cherche à lui extorquer plus de travail, mais il sait assimiler, inté- grer toutes les nouvelles méthodes de production ; il a conscience de l'accroissement de la capacité productive, il voit qu'il actionne avec ses camarades des ensembles mécaniques de plus en plus com- plexes et puissants. Certes, il sait que des techniciens ont été néces- 81 "saires pour les construire. Mais, qui donne vie à ces ensembles, par- tout et toujours ? Qui se trouve à tous leurs embranchements, à toutes leurs ramifications ? Qui en assure le fonctionnement ? Les ouvriers savent, sans avoir besoin de consulter les statis- tiques des exploiteurs, que le rendement augmente sans cesse et qu'il augmenterait bien davantage sans l'exploitation et le gaspillage qui en est inséparable. Ceux qui viennent parler, dans un langage paternaliste, de la nécessité de nouveaux dirigeants, ne se rendent pas compte de cette conscience ouvrière. Ils font autant preuve d'imbécillité que d'hypocrisie. Et les ouvriers ne se gênent pas pour faire comprendre à ceux qui s'amènent avec leurs histoires de partis ouvriers qu'ils tombent de la dernière pluie. Tel était le sens de l'intervention de Bourt, m'a-t-il semblé... ...Cette réunion nous a encore montré combien il était nécessaire d'approfondir la notion de culture. Car celle-ci nous ramène à la question des rapports intellectuels-ouvriers. En effet, à entendre K..., le prolétariat ne peut rien sans que les intellectuels lui apportent l'idéologie socialiste. Chaulieu avait montré, au contraire, dans son article contre Sartre, que les intellectuels sont loin d'avoir le mono- pole de l'histoire du mouvement ouvrier, et ceci pour deux raisons : 1° parce que les souvenirs des événements passés existent chez de nombreux ouvriers d'un certain âge, qui se chargent de les propager comme une trainée de poudre dans les moments décisifs ; 2° parce que cette histoire existe, encore bien mieux résumée, condensée, portant ses conclusions dans les structures mêmes auxquelles ont affaire les ouvriers. C'est ainsi que la transformation du syndica- lisme en bureaucratisme est une évidence, même pour un Os illettré de vingt ans. Et c'est pour cette raison que les moyens de lutte futurs tiendront implicitement compte de l'expérience passée. Peu importe qu'un ouvrier sache qui était Trotski et ce qui le différencie de Staline, ce qui compte pour lui, c'est que la production moderne contient la bureaucratie exploiteuse et qu'on ne peut lutter contre elle comme on luttait contre la précédente direction, ...Rien n'est plus urgent, à l'étape actuelle, que la classe explicite sa propre culture, qui n'est certes pas livresque, mais qui est infi- niment plus riche que ce que peuvent connaître les groupes révo- lutionnaires à eux seuls. Il faut reconnaître que nous sommes arrivés aujourd'hui à un plafond dans notre connaissance purement théo- rique et que nous ne pouvons progresser que par cette immense expérience que peuvent seuls formuler des millions d'ouyriers rom- pant le silence. C'est cette tâche qui nous attend et qui est vrai- ment nôtre : faire parler les ouvriers et apprendre d'eux plutôt que de faire, une fois de plus, les professeurs de révolution. ...Les intellectuels peuvent aider les ouvriers. Mais il ne faut pas oublier qu'ils sont au moins autant, sinon plus, aliénés qu'eux : 1° ils travaillent encore largement sur le mode artisanal ; 2° ils sont constamment dans le bain de la classe dominante qui les déprime peut-être davantage encore que les ouvriers, car c'est sur leur cerveau qu'elle agit ; 3° ils sont constamment tentés par l'évasion « arriviste ». Les intellectuels doivent être donc modestes, ils ne jouent qu'un rôle de catalyseur dans la révolution. Rien de plus. L'émancipation est et restera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. C'est encore une forme d'aliénation de croire à la toute-puissance des théories et des concepts. Ce n'est qu'en communiquant étroite- ment avec l'expression ouvrière que les intellectuels peuvent être utiles, et c'est bien le sens qui se dégageait en définitive de la réunion. car 82 LA PRESSE OUVRIERE Nous avons déjà publié dans nos numéros précédents des extraits du journal ouvrier américain « Correspondance » (N" 14, p. 74 à 79) et du journal publié par un groupe d'ouvriers de la Régie Renault * Tribune Ouvrière » (N" 15-16, p. 71 à 82). Les textes ci-dessous aide- ront nos lecteurs à se faire une idée plus précise du caractère et de l'orientation de ces journaux. LE PROBLEME DE L’AUTOMATISME. (« Correspondence », 8 janvier 55). L'automatisme et ses conséquences font le thème de nombreuses discussions parmi les ouvriers, les chefs syndicaux et les capitalistes Chacun y est intéressé à sa façon et s'efforce de savoir en quel sens il en sera affecté. Les travailleurs ont acquis une longue expé- rience des transformations techniques de la production. Ces trans- formations ont toujours signifié chômage, accélération des caden- ces, perte du contrôle sur le travail, destruction de l'habileté tech- nique, domination accrue de la machine et de la chaîne d'assemblage dans la vie d'usine. Du fait du renouvellement constant des modes de production, tes capitalistes ont été à même d'élever monstrueusement la producti- vité. Mais la classe ouvrière a payé un prix terrible pour ces pro- grès qui, tous, furent réalisés à ses dépens. PAS DE BENEFICES AUTOMATIQUES. La classe ouvrière n'a pas bénéficié automatiquement de l'accrois- sement de la productivité. Les ouvriers ne furent pas seulement les premiers et même les seuls à souffrir de ces changements, mais ils furent les derniers à en retirer quelque avantage. L'accroissement du niveau de vie, la journée de huit heures et les autres progrès furent, acquis seulement à la suite de longues et dures batailles. Les travailleurs ne se font pas d'illusions quant aux intérêts que poursuivent les capitalistes, ou à ce qu'on peut espérer d'eux. Le vrai problème est celui de la bureaucratie syndi- cale. Que peuvent en attendre les ouvriers ? Il est très instructif que les dirigeants syndicaux fassent grand bruit autour de l'auto- matisme. 83 LES DIRIGEANTS SYNDICAUX. Il est excellent qu'ils pensent à l'avenir et s'interrogent sur un problème qui se posera dans quelques années. Tout serait pour le mieux si les travailleurs n'étaient déjà aux prises avec : un pro- blème tout aussi pressant, et le problème de l'automatisme ne sert qu'à obscurcir celui auquel les ouvriers ont à faire face dans le présent. Il est aussi utilisé pour diviser la classe ouvrière et pour créer les bases indispensables à la bureaucratie syndicale parmi les tra- vailleurs, en offrant un appât, un espoir, une perspective aux ouvriers qualifiés. L'automatisme signifie : le remplacement de milliers de travailleurs à la chaîne par des centaines d'ouvriers spécialisés dans l'entretien. L'automatisme n'est pas pour les ouvriers qualifiés une mais un bienfait. menace LE CHOMAGE. Le problème qui se pose est celui du chômage actuel. Et les pré- visions indiquent qu'il ira en s'accroissant. Cette situation n'est pas due à l'automatisme. Elle est celle à laquelle chacun s'atten-- dait quand le pays revint à l'économie de paix. Nous aurons fait un grand pas vers la solution des problèmes les plus urgents quand les ouvriers auront compris qu'ils ne peuvent compter sur la bureaucrar tie syndicale. Quand cela sera devenu clair, et sera entré dans les jaits, une nouvelle perspective sera ouverte aux luttes ouvrières. LA BASE. Il n'y a que trop longtemps déjà que lon a laissé les dirigeants syndicaux traiter avec les employeurs en l'absence des ouvriers. Dans le monde entier, les ouvriers ont appris à leurs dépens qu'on ne peut faire confiance aux bureaucrates. Cette année, quand les Reuther, et autres Macdonald négocieront avec les patrons, ce sera la tâche des ouvriers, dans leurs syndicats, que d'organiser leurs propres comités à la base pour défendre leurs intérêts. Il n'y a pas d'autre voie. GRIEFS ET RECRIMINATIONS. « Correspondence », 22 janvier 1955). On nous reproche fréquemment de publier des informations qui ne sont, aux yeux de certains de nos amis et lecteurs, rien de plus que des griefs et « récriminations ». Si les conditions de vie et de travail qui sont décrites dans Correspondance ne constituaient que des problèmes strictement personnels, ceux-ci ne seraient alors que des « griefs et récriminations » et il n'y aurait aucun intérêt à les publier. Il est tout à fait vrai qu'il y a des gens qui assomment les autres avec leurs maux et leurs peines, auxquels aucun remède ne peut être apporté. Et il n'y a rien de plus irritant et décevant que, d'entendre continuellement quelqu'un gémir sur ses problèmes per- sonnels. LES PROBLEMES SONT SOCIAUX. Cependant les griefs et récriminations que correspondance publie ne sont pas de ceux qui sont particuliers à telle ou telle personne. Quand des millions de travailleurs expriment les mêmes récrimi- nations envers leur travail, le contremaître, le syndicat et la compa- gnie, ce ne sont plus là des récriminations : cela devient un pro- blème social. Ces griefs et récriminations n'affectent plus seulement 84 tel ou tel individu, mais intéressent toute la société. Quand les problèmes du mariage, de la famille, de l'école, se posent fondamentalement de la même manière à des millions de personnes, ce n'est plus une affaire personnelle, mais une question qui intéresse chacun de nous. ATTITUDE ENVERS LES QUESTIONS ESSENTIELLES. Autrefois, la poliomyélite était une maladie rare et en général on la regardait comme une affaire personnelle. Aujourd'hui, en rai- son de son extension, de sa fréquence, on n la considère plus comme telle. La poliomyélite est devenue un problème social essentiel. Il en est de même pour les griefs et récriminations que nous publions, ils nous intéressent dans la mesure où ils concernent des millions de gens dont dépend le bien-être économique et social du. pays. Et ces griefs et récriminations ne sont pas futiles. A travers eux, se manifestent des attitudes envers les questions essentielles du jour : production, libre entreprise, guerre, paix, dépression. UN BUT DEFINI. Finalement tout ceci a un but précis. L'organisation du C.I.O. n'est pas tombée du ciel ou de l'imagination de J.-C. Lewis. Ce sont les conditions de vie et de travail qui existaient anté- rieurement au C.1.0. qui déterminèrent l'allure et la structure de l'organisation que les travailleurs s'efforcèrent de créer pour résoudre leurs difficultés et satisfaire à leurs récriminations. Il en sera de même dans le futur. La prochaine tentative des ouvriers pour créer une organisation propre à résoudre leurs pro- blèmes sera largement déterminée par la nature des problèmes exis- tants. Ni Correspondance, ni personne ne peut le faire à la place des travailleurs. Mais ce sont les travailleurs eux-mêmes qui doivent le réaliser. Au mieux, tout ce que nous pouvons faire est de four- nir à la condition ouvrière l'occasion de s'exprimer. OUVRIERS ET INTELLECTUELS. (« Correspondence », 5 février 1955). Il n'y a pas d'animosité contre l'activité intellectuelle dans la classe ouvrière considérée dans son ensemble, même si certains élé- ments s'efforcent de susciter un sentiment anti-intellectuel, dans le hut de désorienter les ouvriers et de leur imposer leurs lois réaction- naires. En fait, John L. Lewis, président du Syndicat des Mineurs, s'est écarté de sa route habituelle pour faire étalage de ses capacités intellectuelles devant les mineurs. Ce qui me fait penser que Lewis reconnaît qu'il existe chez les mineurs un respect réel et même une estime pour l'intelligence. Et, dites-moi, qui connaît mieux les mineurs que Lewis ? Le conflit entre les intellectuels et les ouvriers ne naît pas d'une animosité contre l'activité intellectuelle. Bien au contraire: c'est le manque de rigueur intellectuelle chez l'intellectuel qui est à la source du confiit. Les travailleurs ne « pensent rien » des intellectuels, parce que ce n'est pas là leur problème, mais un problème que les intellectuels ont à résoudre eux-mêmes. Tout mouvement de masse de la classe Ouvrière voit venir à lui des individus originaires de toutes les classes de la société. La tâche première d’un individu issu d'une autre classe et qui rejoint le mouvement ouvrier, est d'oublier résolument son possé et de s'iden- 85 tifier et de s'adapter parfaitement à la classe ouvrière. Dans la mesure où l'intellectuel y parvient, tout conflit entre intellectuels et ouvriers disparait. Le conflit surgit lorsque un intellectuel ne parvient pas à com- prendre le mouvement ouvrier. La fonction d'un intellectuel est d'aider le mouvement, et de mettre ses capacités intellectuelles à la disposition des ouvriers. Un intellectuel vient à la classe ouvrière parce que l'avenir dépend de celle-ci. Sa tâche est de contribuer à la réalisation de cet avenir. Ce n'est que lorsque l'intellectuel se présente lui-même comme un obstacle sur la route de l'avenir que se développe le conflit entre ouvriers et intellectuels. ENCORE SUR LE TRAVAIL AU RENDEMENT. < Tribune Ouvrière » Extraits du N° 6 (Novembre 1954.) Dans le dernier numéro de notre journal, un camarade a posé le problème des cadences. En conclusion, l'article oppose à la dimi- nution des cadences la suppression pure et simple de celles-ci. D'un autre côté, l'article affirme que ce sont les ouvriers qui doivent déterminer les temps, et non les chronométreurs qui n'en seraient pas capables. Il faut d'abord s'entendre sur le terme de cadences. Si l'on veut parler d'un rythme de travail qui est imposé à une chaîne de pro- duction d'O.S., cela signifie quelque chose. Mais si l'on parle du travail au rendement en général, cela ne veut plus rien dire du tout. On nous parle de cadences dans des cas où, il ne s'agit en fait que du travail aux délais chez les outilleurs. QUELLE EST D'ABORD LA SITUATION DANS L'USINE ? Pour 90% des cas, le travail au rendement n'est qu'une mysti- jication pure et simple; car si après la libération les patrons, avec l'aide des syndicats, ont voulu étendre le système du salaire au rendement à la totalité des ouvriers sur machines et jusqu'aux employés, ils le firent pour obliger l'ouvrier à travailler plus inten- sément. Ils généralisèrent ce système pour faciliter la tâche de la maîtrise qui n'avait plus aucune autorité et pour obliger l'ouvrier à accepter lui-même d'accélérer son travail, en lui faisant croire qu'il gagnerait davantage. Le travail au rendement est en fait un contremaître derrière chaque ouvrier, accepté par celui-ci. On s'aperçoit aujourd'hui, après dix années d'expériences, que nous avons travaillé de plus en plus vite, que cela continue en s'aggravant, et que nos salaires n'en sont pas augmentés pour autant. De plus, ce système n'est même plus réalisable. Pourquoi ? 1° Parce que dans les ateliers de production la plupart des O.S. n'ont pas de tâches individuelles, mais doivent fournir la quantité de pièces lancées dans la chaîne et suivre le rythme des machines. 2° Parce que le déplacement fréquent des ouvriers dans la pro duction des ateliers n'a pas permis de comptabiliser chaque pièce qu'ils font. Petit à petit, les O.S. sont passés du boni individuel au boni collectif. Il y a, dans les ateliers de production, un rythme de travail, une intensité de travail, et c'est sur ce terrain que se situe la lutte. Les ouvriers essaient par tous les moyens de s'opposer à l'accélération 86 des cadences. Il n'y a plus de rapport direct entre une quantité de: travail et le salaire, car toute le monde est réglé à 145 90 dans ces; ateliers de production. Le but de la direction a réussi. Ce but était de faire réaliser". 90 minutes dans l'heuſe. Et ce sont les ouvriers qui ont permis cela, en crevant les plafonds et en pensant ainsi gagner davantage. Ils le firent surtout poussés par les syndicats en qui ils croyaient. QUELS SONT LES OUVRIERS QUI TRAVAILLENT EFFECTIVEMENT AUX DELAIS ? En dehors des ouvriers et ouvrières du décolletage, les seuls qui sont encore au boni individuel sont les P. 1, P. 2 et P. 3 travail : ; lant à la fabrication de machines ou d'outillage. Ils sont au boni individuel, car leur travail est un travail individuel. Voyons d'abord le cas du décolletage. Nous trouvons là le pur: système du travail aux pièces avec tous ses avantages et ses incon- vénients. C'est-à-dire : il y a le bon et de mauvais travail, le bon travail va toujours aux mêmes et le mauvais aussi. Ce régime est tout à fait rentable pour la direction, celle-ci trouve des défen- seurs acharnés du système parmi les ouvriers privilégiés qui règlent à 160, 180 et même 200 pour cent. Les plafonds sont libres jusqu'à 200 pour cent, parce que c'est le moyen pour la direction de trouver le plus juste temps pour réaliser une pièce et cela dans la concur- rence que se livrent les ouvriers contre eux-mêmes. Comme de toute jaçon, les salaires de base sont très bas, la direction a tout à gagner avec ce système. De plus, le chronométrage révise périodique- ment les temps et aussi périodiquement on change ies ouvriers. Chez les outilleurs, la situation est plus confuse. L'objectif de la direction est d'avoir une diversité totale des salaires pour dresser les ouvriers les uns contre les autres. Nous avons d'abord les caté-- gories, souvent artificielles, et on voit des P.1. faire du travail de précision pendant que des P. 3 font pendant des mois du travail de fabrication de série. Ensuite, les temps sont beaucoup plus dif- ficiles à établir et, en général, les chrono mettent des temps infé- rieurs à seule fin de faire réaliser les temps par les compagnons. Il restera que l'ouvrier qui a la cote sera payé, et les autres seront coulés. Nous nous trouvons ici devant la mystification la plus fla- grante, dans l'arbitraire le plus absolu, comme si l'on considérait en haut lieu que le salaire qui est donné aux outilleurs était trop fort et que le moyen de faire des économies consistait à poyer les compagnons au mini. En dehors des rts permanents que cela entraîne, il faut bien dire que la qualité du travail s'en ressent, et souvent une pièce de grande importance est sabotée parce que le compagnon veut la réaliser dans le temps. Nous nous trouvons devant deux problèmes distincts que l'on a voulu lier ensemble. 1° le rythme du travail individuel ou collectif. 2° la mystification qui consiste à lier le salaire à une quantité abstraite de travail. LE RYTHME DU TRAVAIL. Dans l'industrie moderne de production de masse, le rythme, l'intensité du travail se sont considérablement accélérés ces der- nières années. Dans le même temps, le travail, par sa division même, perdait de plus en plus tout caractère intéressant. Le monde moderne n'aura plus besoin que d'O.S., approvisionneurs de machi-. 87 nes, ou d'O.S. de la planche à dessin. Aujourd'hui comme demain, dans une société socialiste, la tâche que l'on doit remplir pour la société dans la grande production ne peut plus être un but en soi. C'est en dehors du travail que l'homme commence à vivre. Mais, pour qu'il puisse vivre, il faut que cette intensité du travail lui permette de travailler un nombre d'heures toujours moindre. La seule solution aux cadences c'est la diminution de la journée de travail. LA MYSTIFICATION DE LIER LE SALAIRE A UNE QUANTITE DE TRAVAIL. Le patronat ne paie pas une quantité de travail, il paie la nourriture et le logis d'esclaves de qui il demande toujours le maxi- mum. Tous les systèmes et particulièrement le travail au rende- ment, ont pour but de faire travailler l'ouvrier le plus possible. Et si, de nos jours, nous faisons 48 heures par semaine, c'est parce que, avec le rythme actuel, L'HOMME NE PEUT PAS EN FAIRE PLUS, car déjà avec ces 48 heures, il sort exténué de l'usine. Si le patronat a développé les différentes formes de travail au rende- ment, délais ou pièces, c'est parce que, toujours, il faut qu'il camou- fle son exploitation par différentes justifications, et celles-ci consis- tent à faire croire à l'ouvrier que plus il travaille, plus il gagne. Le premier acte de résistance à l'exploitation consiste donc à refuser cette idée et à affirmer que nous n'avons pas à entrer dans ces considérations, mais exiger de travailler toujours moins d'heures d'abord, ensuite de résister à toutes les tentatives d'accélération du travail, MAIS SURTOUT NE PAS ACCEPTER QUE NOTRE PAYE, QUI N'EST QU'UN MINIMUM, PUISSE ETRE AMPUTEE PAR DES TOURS DE PASSE-PASSE. Nous n'avons pas à entrer dans des calculs de temps, nous n'avons pas à accepter d'aider en quoi que ce soit toute cette mystification, ce salaire minimum que nous tou- chons ne peut subir aucun 'abattement, nous devons donc refuser en bloc tous ces systèmes. SUPPLEMENTAIRES ET LA DIVISION DES LES HEURES OUVRIERS. Si tous les ouvriers refusaient de faire des heures supplémen- taires, si tous les ouvriers refusaient même de travailler plus de 40 heures tout en exigeant la même paye, les patrons seraient bien obligés de céder. Cela tout le monde est d'accord pour le reconnai- tre, mais personne ou presque ne croit que cela est réalisable. Les ouvriers pensent qu'ils ne réussiront jamais à s'entendre, Pourquoi donc une telle méfiance ? Cette méfiance des ouvriers entre eux n'est pas quelque chose de naturel. Il y a eu des périodes où les ouvriers avaient confiance en leurs camarades ; si aujour- d'hui ils ne l'ont pas, si beaucoup cherchent à se débrouiller seuls, c'est qu'il y a une raison. Pendant des années, les politiciens ont • dressé des barricades entre les ouvriers, les ont montés les uns contre les autres pour leurs propres intérêts. Ils ont montré à la classe ouvrière que l'ennemi n'était pas la classe sociale d'en face, en faisant croire aux Bons Patrons et aux Bons Gouvernements. La plupart du temps, les luttes revendicatives ont été trans- formées en un pugilat de politiciens et déviées de leurs voies. Pendant des années, les syndicats ont jeté les ouvriers les uns contre les autres selon qu'ils croyaient en la Démocratie Russe ou en la Déma- cratie Américaine, mais ils se sont tus sur le problème de la hiérar- 88 chie des solaires et des heures supplémentaires. Bien plus, ils ont approuvé de telles choses. Aujourd'hui, on s'étonne que les ouvriers acceptent de faire des heures supplémentaires et ceux qui s'étonnent le plus sont souvent ceux qui ont crié le plus fort pour en faire. Aujourd'hui, les syn-, dicats ne disent même plus aux ouvriers de refuser ces heures supplémentaires. Ils disent qu'il faut revenir à la semaine de 40 heu- res mais à côté de cela ils font des revendications pour majorer les heures supplémentaires (projet de conventions collectives). C'est tout cela qui a jeté les ouvriers dans le désarroi et la méfiance. Avoir confiance en qui, se demande-t-on, après tant d'ex- périences malheureuses ? La plupart des ouvriers acceptent aujour- d'hui de faire des heures supplémentaires, c'est pourquoi les syndi- cats se taisent sur cette question. Etant donné qu'ils ne peuvent plus se servir des ouvriers comme masse disciplinée, ils ne veulent pas neurter ces ouvriers, en qui ils ne voient que des machines à voter. Bien plus, ils n'hésiteront pas à flatter, à faire toutes les bassesses, à tout pardonner à l'ouvrier qui acceptera de poser sa signature au bas d'une pétition patriotarde. Ceux qui acceptent de faire des heures supplémentaires se ser- vent de ce prétexte. Mais la faute est d'autant plus grande des orga- nisations qui ont permis à ces ouvriers de se retrancher derrière cette excuse. Si tous ces prétextes n'existaient pas, les ouvriers ne pourraient pas les utiliser. Si tout le monde n'avait aucune raison de se méfier, il est probable que personne ne se méfierait. Pour que les ouvriers aient confiance en eux-mêmes, il faut donc briser ce qui les divise : lutter contre les désaccords politiques qu'entretiennent les organisations syndicales ; lutter contre les différentes hiérar- chies qui opposent les ouvriers entre eux. Ce n'est que dans ce sens que l'on pourra lutter effectivement aussi bien contre les heu- Tes supplémentaires, que contre tout ce qui écrase la classe ouvrière. Ce n'est que de cette façon, que les ouvriers pourront regagner la confiance en leur propre force, LA CONFIANCE EN EUX-MEMES. PRIME A LA SOUMISSION. .« Tribune Ouvrière » Extraits du N° 7 (Décembre 1954.) Depuis un certain temps déjà est apparu le mécanisme des primes dites trimestrielles, et il n'est que de lire les modailtės d'attribution de ces primes pour comprendre tout de suite l'inté- rêt que la Direction en retire. Plus question de prendre quelques jours de congé supplémen- taires, soit pour rallonger les vacances, soit pour profiter d'un pont. Au bout de cing journées d'absence, la prime entière saute. De plus, une certaine initiative étant laissée à la maîtrise pour juger si lab- sence est justifiée ou non, cela crée encore un système de faveur., La prime n'est pas encore distribuée que déjà l'annonce de la prochaine est faite. Ce procédé est connu sous le nom de la carotte de l'âne. Dans le budget d'une entreprise, la part qui est réservée aux salaires est toujours calculée au plus juste, mais il apparaît à la Direction de la Régie qu'il est préférable d'en soustraire une partie pour la distribuer sous forme de primes à des moments opportuns tels que l'approche des vacances ou des fêtes de Noël. Du point de vue de la Direction, l'effet provaqué par cette prime apparait beaucoup plus profitable que si elle nous l'avait incorporée chaque jour dans le salaire. 7.000 francs sur un an n'apparaît pas 89 beaucoup sur la somme touchée chaque quinzaine (de 250 à 300 fr.). Il n'en reste pas moins que les primes sont parties intégrantes du salaire. La preuve, c'est qu'elle sont assujetties à la Sécurité Sociale, 'qu'elles sont intégrées à la somme globale que nous devons décla- rer pour impôt sur le revenu et que la Direction les fait figurer dans son bilan au chapitre salaires, M. Lefaucheux dans sa lettre, précise : « Vous avez travaillé dans le calme », laissant entendre que s'il y avait eu grève, les primes n'auraient pas été distribuées. Quel abus de pouvoir ! Quand les ouvriers font grève, ce n'est pas par sport mais par nécessité. Dans les nombreux mouvements qu'ils ont été contraints de faire pour défendre leur niveau de vie, les ouvriers ont souvent posé comme revendication essentielle le paiement des jours de grève. Or, non seulement M. Lefaucheux entend ne pas payer les jours de grève (car de son point de vue la grève n'est plus un sport si elle ne comporte pas de risques), mais encore il prétend retenir la prime, ce qui revient à taxer d'une amende le fait de grève. C'est là un procédé absolument inadmissible, et de plus illégal. Par son système de primes, M. Lefaucheux retire plusieurs avan- tages : 10 il fait le généreux en prétendant nous donner un sursalaire, alors qu'en fait il retient dans ses caisses pendant plusieurs mois une partie de notre salaire dont il garde l'intérêt. 2º Il prend une assurance contre la grève et gardé par devers lui des sommes importantes dues aux ouvriers, de manière à pouvoir se payer des pertes qu’une éventuelle grève pourrait entraîner. 30 En hiérarchisant cette prime, il entretient la division entre les différentes catégories d'ouvriers. 4º En présentant les primes comme une récompense du bon esprit et de la docilité des ouvriers, il tente de les avilir pour mieux les tenir à sa merci. 5º En décernant une partie du salaire sous forme de prime, il freine l'émulation de la lutte ouvrière qui se crée lorsqu'une grosse i usine obtient une augmentation. Après dix heures passées à l'usine, aurions-nous encore un merci à dire à notre bon patron, pour toucher ce qui nous est dù ? En tout cas, ce qui serait dangereux pour nous, c'est qu'à cause des primes, nous nous laissions entraver dans notre action contre l'ex- ploitation, et que nous ayons davantage confiance en la « généro- sité » de la Direction qu'en notre propre lutte. DEUX GREVES AUX VILLEBREQUINS DE LA 4 CV. Un enseignement pour l'avenir. « Tribune Ouvrière » Extraits du N° 8 (Janvier 1955.) Pour assurer son programme de fabrication, la Direction a ins- tallé dans l'atelier 76.40, chaîne des vilebrequins, des tours dénom- més « 300 ». Ces tours exigent un effort particulièrement pénible de la part des ouvriers en raison de leur conception mécanique ancienne ; les temps donnés par les services de méthode sont de 16 dans l'heure. Dans le mois de juillet 54, les ouvriers travaillant sur ces machi- nes ont trouvé un ordre écrit, les invitant à effectuer 17,5 dans l'heure. En réalité, il s'agissait pour la haute maîtrise de préparer le stock nécessaire à l'augmentation des cadences des chaînes de moteurs. A cet ordre, les travailleurs des tours « 300 » ont répondu par le refus. Pour parvenir à ses fins, la maitrise utilise un ouvrier, sous menace de licenciement : « 17,5 dans l'heure, dit-elle, ou la porte ». La surprise de la Direction fut grande de voir que les travailleurs de la chaîne (secteur calme et inorganisé) ripostent par un mouvement de grève spontané, et cela huit jours avant les congés. Il importe de souligner l'unanimité des deux équipes : pas d'ef- forts supplémentaires, les temps sont durs à réaliser.. Devant les faits, la Direction devait répondre aux délégués : « Dites aux ouvriers : restons-en là, 16 dans l'heure, reprenez le travail, pas de sanctions ». Mais au retour des vacances, un chrono- démonstrateur avait pour rôle de « démontrer » qu'il était pos- sible d'effectuer 17,5. Un peu plus de 18 pièces ont été faites dans l'heure devant les délégués. « Les travailleurs des tours 300 en font 16, et ils ont raison » a dit la C.F.T.C., « il serait anormal d'en, faire plus, les délégués de la C.F.T.C. vous conseillent de continuer à ne pas produire les pièces demandées, ils vous appuieront dans votre action ». « Tous unis, faisons échec aux cadences, » a dit la C.G.T. (voir tract du 7-10-54 et du 8-10-54). Forts de leurs droits, les travailleurs ont résisté : 16 à l'heure, pas plus. Première sanction de la direction : baisse de 800 francs sur la paie des ouvriers des tours 300, pression de la maîtrise, convo- cation du personnel devant la Direction, mutation et licenciement d'un ouvrier. Les travailleurs de l'atelier des Vilebrequins ont soutenu leurs camarades. Une collecte apporte avec la preuve de leur soli- darité l'argent que la Direction avait retiré sur la paie des ouvriers des tours 300. Toutes ces manifestations ne faisaient pas l'affaire de la Direction. Bien que les cadences augmentaient dans l'ensemble de l'usine, le coefficient de paie des ouvriers du Vilebrequin, plus fai- ble, poussa les ouvriers à réagir de nouveau par un refus collectif en une solidarité la plus complète des trois équipes dans la grève. Travaillez ou évacuez, a dit la maîtrise. Non, ont répondu les ouvriers, nous ne sommes pas d'accord, nous resterons-là. Un huis- sier fut introduit par la Direction pour constat du fait d’occupation. des lieux. L'intimidation n'est pas du goût des ouvriers qui contien. nent parfois mal leur colère. Puisse se faire qu'un jour ces' mes- sieurs aient à répondre de cette servilité envers nos exploiteurs. On entend des réflexions d'ouvriers d'autres ateliers : « Va-t-on laisser torpiller les gars des Vilebrequins ? » La grève s'étend à deux autres chaînes voisines, c'est la réponse. C'est aussi la réponse à votre lettre de chantage, Monsieur Nion (directeur du personnel) ; vous disiez que les travailleurs perdraient du fait de la grève 3.000 francs sur leur prime à la v soumission ». Vous disiez aussi que l'occupa- tion des usines était illégale et qu'il y avait des risques. Vous disiez également que nous avions fait grève sans vous avertir (vous vous faisiez fort des engagements pris par les syndicats). Au deuxième jour, la grève piétine. Et pourtant la C.F.T.C. avait dit « Travailleurs, nous soutiendrons votre action ». La C.G.T. avait dit « L'action unie fera échec aux cadences ». Qu'ont-ils fait ? Devant l'isolement, les ouvriers s'interrogent, le travail reprend dans les chaînes voisines. Les régleurs de vilebrequins ont une entre- vue avec la Direction. Les régleurs décident de reprendre le tra- vail. s'ils font 17,5 dans l'heure au tour 300, la Direction leur prom met 3 francs d'augmentation sur le taux de base et rappel. D'autre part, on tiendra compte des pannes de machines sur le nombre de pièces à livrer et un seul jour de grève sera retenu sur : : 91 la prime trimestrielle (soumettez-vous et nous vous paierons prime à la soumission). C'EST AINSI QU'AVEC LA CONVICTION PROFONDE D'AVOIR ETE DUPES, les travailleurs ont repris les manivelles. Les ouvriers qui ont encore confiance dans les organisations syn- dicales ont pu constater une fois de plus que leur soi-disant appui se résumait à RIEN... qu'à des promesses, Les cadences, l'intensification de la production, les machines. en mauvais état ne sont pas spécifiques à une seule chaîne. Mais les syndicats font de tout cela des questions particulières d'atelier, ce qui nuit à toute solidarité contre le système des cadences qui peut être combattu par un refus généralisé de tous les travailleurs de parti- ciper à l'intensification de la production du système capitaliste. Cette lutte des vilebrequins s'est terminée par un échec. Mais cet échec est plus riche d'enseignements que certaines victoires annon- cées à grands sons de cloche par les syndicats ; telles que certaines augmentations dérisoires données de la main droite et reprises de la main gauche. Cette grève nous a montré à nous qui l'avons vécue qu'il est impossible de collaborer à tout cet ignoble système dans lequel les syndicats ont contribué à nous enfermer. Cette grève nous a tré que la seule chose valable est de poser le problème de sa des- truction. L'IMPORTANT AUJOURD'HUI EST DE LE COMPREN- DRE, demain nous pourrons frapper plus fort. P.-S. La grève aujourd'hui est terminée, mais la répression commence 1 régleur des vilebrequins est mis à la porte. 1 autre déclassé. 1 ouvrier est muté. 4 ouvriers sont cités en justice pour... violation de domicile. Voilà les échecs que nous ont rapportés des ouvriers qui ont vécu la grève. mon- : reconnu LE ROLE DE LA DIRECTION ET DES SYNDICATS A L'ATELIER DES « VILEBREQUINS ». Nous avons dit que l'exemple des ouvriers des vilebrequins, bient. qu'il ait échoué, est riche d'enseignemnts. Cela en effet veut dire plusieurs choses. Après la libération, une assemblée de farceurs qui existe tou- jours, a mentionné dans la Constitution que le droit de grève étaiti: comme légal. Aujourd'hui, des ouvriers des vilebrequins viennent d'être renvoyés parce qu'ils ont fait grève. On a le droit de grève, oui, mais pas le droit de rester à sa machine. Il faut quit- ter les lieux du travail. Dans ces conditions, la Direction n'a rien à craindre, elle peut faire évacuer un atelier en grève et embaucher d'autres ouvriers, pour faire marcher les machines. Comme il s'agit là d'ouvriers spécialisés qui peuvent faire le travail sans appren- tissage, la direction agit avec beaucoup plus de désinvolture qu'avec des ouvriers qualifiés que l'on remplace plus difficilement. Si la Direction conserve encore quelques égards vis-à-vis des qualifiés, par contre elle traite les O.S. comme des parias et cette différence d'attitude a le but aussi d'empêcher la solidarité de tous les ouvriers. Car c'est la solidarité ouvrière que craint le plus la Direction, c'est pourquoi elle donne à chaque catégorie, chaque chaîne, chaque atelier un statut différent. Ici, c'est le travail au délai qui brime les uns et favorise les autres, là c'est le système du boni collectif, là 92 les cadences sont dures, ici elles sont plus douces. Ici ce sont des O.S. qui touchent des primes (prime de chaleur, prime d'huile, etc...), là des O.S. qui n'en touchent pas. Ici ce sont des profession- nels outilleurs, là des professionnels de fabrication qui font le même travail, là ce sont des professionnels au mois, Elle prépare maintenant une accentuation de cette différencia- tion entre ouvriers d'une même catégorie en créant « les études de Poste ». Ainsi à l'atelier d'outillage central il existe un fichier où le travail de l'ouvrier est soigneusement enregistré, (le nombre de pièces loupées ou en litige, etc...) ; au bout d'un certain temps la direction pourra ainsi en se basant sur le travail, la « moralité » et la bonne conduite de l'ouvrier lui augmenter ou diminuer son salaire. La Direction qui a besoin de plus en plus d'ouvriers dans ses usines compense le danger de la concentration de cette force par une hiérarchisation de plus en plus poussée. Mais les syndicats n'y peuvent plus rien car eux aussi s'appuient sur ce cloisonnement, c'est eux qui non seulement ont accentué avec la Direction cette hiérara chie mais limitent tous les problèmes aux questions de revendica- tions particulières. En 1953, l'atelier des chaînes de montage de la 4 CV. se mettait en grève. Les syndicats prétendaient qu'il s'agissait d'un problème particulier à ce département. Quel avait été le résultat ? Lock-out et échec de la grève. Le mois dernier c'était aux Vilebrequins où les syndicats ont fait de ce mécontentement un problème particulier. Demain, il y aura des ouvriers qui se battront contre les cadences' ou les délais de leur atelier, la Direction accordera aux uns, refu- sera aux autres selon qu'elle jugera sa force. Mais en 1953, comme hier, comme demain, il ne s'agit pas d'un problème particulier, il s'agit d'un problème général. Il paraît que le syndicat est l'orga- nisme qui a pour fonction de coordonner l'action des ouvriers. MAIS QUI A ENTENDU PARLER DE LA GREVE DES VILEBREQUINS EN DEHORS DE CET ATELIER ? Qui sait que les lettres envoyées aux ouvriers parce qu'ils n'avaient pas évacué l'Usine ne sont pas du tout des lettres de chantage mais que l'infraction aux règlements sera sanctionnée ? Qui sait que la Direction s'est servie de mouchards qui, pendani la grève, ont détecté les « » pour qu'ils soient congédiés aujourd'hui ? Mais pour ces « chers syndicats » il ne s'agit là que d'une chose hien banale. D'abord la majorité des ouvriers qui ont fait cette grève ne faisait partie d'aucune boutique syndicale, et pour cause. Puis ce sont des ouvriers qui se sont battus ainsi contre les caden, ces, contre la production. Pour les syndicats se battre « ainsi » est tout à fait secondaire. Ah, s'il s'agissait d'une grève pour aller s'incliner devant « nos députés » on en aurait certainement beau- coup plus parlé. Nous croyons que le principal obstacle qui se dressait devant les ouvriers était leur division et leur isolement des autres chaînes et des autres ateliers. Ils ont réussi à vaincre déjà une division qui a été créée par les syndicats, c'est la division politique. Et c'est cena tainement parce que les syndicats n'avaient pas d'influence dans le coin que cette division politique des ouvriers n'a pas joué. Ils ont aussi pris l'initiative spontanée de s'organiser eux-mêmes pour cette grève, ce, en quoi ils ont montré qu'ils étaient capables de se passer des bureaucrates syndicaux. Mais ils n'ont pas pu bri- ser leur isolement, ils n'ont pas pu en informer les autres ateliers, les autres chaines, ils n'ont pas pu faire jouer la solidarité sur meneurs 1 93 l'échelle de toute l'usine. Là, ils se sont heurtés au grand mur de silence que l'on a dressé entre nous et dont les syndicats se sont faits complices. Les délais, les cadences, c'est le problème de tous les jours pour la majorité des ouvriers, c'est le problème commun à tous. Pour la direction, il n'y a qu'un problème : accentuer les cadences, diminuer les délais. Pour les ouvriers, il n'y a aussi qu'un pro- blème : diminuer les' cadences, augmenter les délais. C'est cette cohésion et c'est cette coordination que nous voudrions faire avec notre journal. Ce serait déjà un premier pas. Il faut que ceux qui se bagarrent contre les cadences dans leur coin, sachent qu'ils ne sont pas seuls à le faire et qu'il y a eu l'exemple des ouvriers des Vilebrequins. SPECTACLE CHEZ RENAULT. « Tribune Ouvrière >> Extraits du N° 10 (Mars 1955.) Ce fut grandiose le 19 février 1955, les représentants du gouver- nement célébrèrent la mémoire de feu notre Directeur général. Il y avait là présents, depuis les célébrités youvernementales : ministres et généraux jusqu'au manoeuvre à moins de 40.000 francs par mois en passant par les délégués des syndicats dits « libres ». Il fallait pour que le tableau soit de bon yoût un ouvrier qui porte le drapeau tricolore. Le Syndicat F.O., toujours avide de char- ges officielles, fit brandir l'emblème de notre exploitation par un de ses représentants. Que ce fut grandiose dans cette Ile Seguin, où juste à la même place en 1945, une cérémonie aussi solennelle et aussi tricolore avait présenté le même Directeur général aux ouvriers. Les discours étaient prometteurs et pleins d'optimisme, celui qui présidait la cérémonie d'alors était de plus un ministre communiste, Marcel Paul qui avait la confiance des ouvriers et qui faisait confiance à Lefaucheux. L'usine devait être celle des ouvriers : fini le bagne Renault ; une ère de pros- périté était annoncée. En 1955, M. Grillot se promet de continuer cette ère de prospé- rités, mais, cette fois-ci dans le choeur qui, célèbre la grande cuvre de Lefaucheux les communistes ne sont pas présents. Ils boudent la direction qu'ils avaient tellement encensée et celui dont ils avaient fait un membre éminent du Comité FRANCE-U.R.S.S., celui qu'ils avaient tellement aidé de leur propagande et de leur politique. La Direction a présenté aur' ouvriers l'oeuvre de Lefaucheux comme une cuvre personnelle, les Communistes et la C.G.T. aussi. Etait-il bon ? Etait-il mauvais ? Le Gouvernement l'a présenté comme « bon » et il avait raison. Il a fait prospérer la Régie, réalisé des bénéfices qui ont alimenté les caisses de l'Etat. Mauvais Lefaucheux ? Et pourquoi donc, il a rempli le rôle de Directeur d'une usine capitaliste. Lefaucheux était un rouage de cette grande machine qui sert à nous exploiter, dans ce sens il était socialement notre ennemi. Lefau- cheux n'était ni plus grand, ni plus petit que les autres, c'était un Directeur comme il y en a eu et comme il y en aura. La propagande de la Direction essaie de nous présenter la Régie comme une grande famille. Le « Patriotisme Renault » est inculqué aux ouvriers. On leur fait croire qu'ils gagnent plus que les autres, qu'ils sont plus heureux, qu'ils ont des clubs sportifs plus forts, une organisation meilleure... etc... Comme dans toute famille on place à la tête un père responsable. Cę père, cet emblème qu'a été Lefau- cheux, père bombardé de qualités qu'il avait et qu'il n'avait pas. On 94 a fait croire aux ouvriers que ce père prodigue se donnait beaucoup de mal pour nous trouver du travail. Qu'avait-il d'autre à faire ? Mais ce qu'il nous donnait si charitablement, n'était-ce pas juste- ment pour nous le voler ? Si on ne nous donnait pas de travail, com- ment paierait-t-on les inutiles ? Comment entretiendrait-on une armée ? Avec quel argent vivraient les ministres et les généraux qui sont venus verser leur larme de remerciement à un homme qui a bien administré cette mine d'or que représente pour eux la Régie. Mais dans tout cela les ouvriers qu'avaient-ils à remercier ? On a fait croire aux ouvriers que c'est grâce à Lefaucheux que nous recevions des primes. Mais dans toutes les usines les ouvriers reçoivent des primes. Lefaucheux, comme les autres patrons, préfé- rait le système des primes au salaire fixe, et nous savions pourquoi. Si nous avons les salaires aussi élevés que dans beaucoup d'usines, plus élevés que dans d'autres, n'est-ce pas parce que nous avons un peu lutté pour cela ? Le fait que nous sommes plus de 40.000 ouvriers dans une usine qui rapporte, n'est-ce pas une raison suffisante pour nous ménager ? Pour justifier que nous sommes tous d'une même famille, la Direc- tion a tenu à faire participer les ouvriers à cette cérémonie. En dehors des larbins porte-drapeau qu'elle peut puiser à profusion, ceux des syndicats qui lui sont dévoués, il lui fallait un appui véritable des ouvriers : c'est pourquoi elle organise une collecte. Elle fixe à dix francs par ouvrier l'hommage à Lefaucheux. Dix francs, c'était un piètre hommage pour une si « grande peuvre », mais dix francs c'était le symbole et le plébiscite de l'adhésion des ouvriers à leur exploitation. Un Directeur est mort, un autre le remplacera. Comme le pré- cédent l'appareil de direction essaiera d'en faire un emblème. Mais comme le précédent, grand ou petit, le Directeur ne donnera des augmentations que si les ouvriers l’y obligent. Il ne resserrera la discipline que si les ouvriers l'acceptent. Il ne vendra ses voitures que si les marchés internationaux le permettent. Devant ces problèmes le Tout puissant Directeur, n'est qu'un jétu de paille moins fort que l'ensemble des ouvriers et prisonnier lui-même d'un système dont il n'est qu'un exécutant docile. LE TRAVAIL ET LA MORT Depuis que je travaille dans mon atelier, quatre de nos cama- rades sont morts. Le premier était juste sorti de l'apprentissage, il avait travaillé deux ans, puis mobilisé en Algérie il eut la polio- myélite et mourut. Le second était lui aussi très jeune et c'est à son retour du Ser- vice qu'il mourut. En effet de retour au travail, il se marie et seulement quelques mois après sa libération il fut appelé un jour à aller faire une période. La veille de son départ, sa femme fit un gâteau pour le lende- main, mais ils ne le mangèrent jamais car ils demeuraient dans une maison si vieille et avec des tuyauteries en si mauvais état, que dans la nuit une fuite de gaz les asphyxia tous les deux. Le troisième était un vieux compagnon de l'atelier, il avait tra- vaillé toute sa vie très durement, fait des heures supplémentaires, n'avait jamais manqué un jour. Depuis quelques années il avait réussi à avoir une petite maison pour laquelle il avait tout sacrifié, il venait juste de s'acheter une 4 CV, et il comptait les mois pour la retraite, mais d'un seul coup l'usure de sa vie de labeur le terrassa, et il mourut. Notre quatrième camarade est mort cette semaine. Il avait tra- 95 vaillé toute sa vie, jusqu'à 67 ans, il fit deux années supplémenta res pour arriver à toucher vingt années de retraite aux Usines Renaul toute sa vie il avait économisé pour avoir sa petite maison et que ques années de tranquillité. Il voyait l'avenir sans trop de difficu. tés, ayant la retraite de la S.S., la, R.L.S. Renault et quelques éco nomies, c'était en tout : 25.000 fr. par mois. Il me disait : « Nous n mangeons pas de viande tous les jours mais j'ai le moyen de boir tous les jours mon apéro ». Un an et demi après sa retraite į mourut. Les copains ont pris sa mort avec fatalisme : « Quand oi s'arrête de travailler, on se laisse aller, on n'a plus de hut, alor on s'éteint ». Le travail, pour l'ouvrier, c'est toute sa vie. Il n'a jamais fai autre chose et n'envisage pas de faire autre chose. Le travail est s dur, si long, que lorsque nous en sortons nous n'avons plus le cou: rage de faire, de nous intéresser à autre chose. C'est pourquoi ži est si difficile que nous arrivions collectivement à sacrifier nos heu. res de loisirs, à prendre notre sort en mains, à étudier nos problè- mes et à agir pour notre émancipation. Mais le vrai problème est sans doute de savoir comment nous, qui travaillons toute notre vie derrière les machines, nous arriverons malgré cela à vivre comme des hommes et non pas seulement comme de simples automates qui, lorsqu'ils sont usés, n'ont plus qu'à mourir. Il y a là trois problèmes : 1" Le temps de travail qui est sans doute la question la plus impor- tante car si nous avions plus de temps à nous, nous aurions la possi- bilité de faire AUTRE CHOSE dans notre vie que de travailler. C'est d'ailleurs le cas des intellectuels bourgeois, voyons Claudel qui vient de mourir : il a travaillé (comme ambassadeur) mais il avait à côté de son travail, qui n'était sans doute pas très fatigant, une seconde activité ; et celle-ci était bien aussi importante que son activité pro- fessionnelle. C'est sans doute pour cela et aussi avec l'usilre en moins, qu'il a pu vivre jusqu'à près de 90 ans. Lorsque l'ouvrier arrête son travail à 65 ans, il n'a plus rien car le travail ne lui a pas laissé le temps de faire autre chose que de récupérer par des distractions faciles et par le sommeil la fatigue quotidienne. Et lorsque nous nous trouvons devant les heures sup- plémentaires, il ne faut pas seulement penser à la fatigue supplémen- taire que cela représente dans l’immédiat, mais surtout que c'est, pour les multiples raisons citées, une abréviation de la vie. 2° Le rythme du travail est devenu si intense dans notre produc- tion, que ce n'est pas 48 heures que nous devrions travailler, même pas 40, mais seulement 20. Cela est possible étant donné le dévelop- pement de la productivité humaine, et c'est dans ce sens que nous sommes de nos jours plus exploités que les "esclaves de l'antiquité. 3° Mais si nous voulons vivre plus longtemps, il faut que nous ayons d'autres activités, d'autres buts dans la vie, et parmi ces acti- vités il y a sans doute tout ce qui est effort manuel ou intellectuel, notamment l'activité de l'homme vers la réalisation d'une société dans laquelle il aurait la possibilité de s'intéresser à l'organisation de l'amé- lioration de son sort et de celui de tous ses frères. Un de nos camarades est mort dans l'inutilité de l'armée, l'autre dans la misère de l'habitation, le troisième dans l'usure au travail, et le quatrième dans l'impossibilité après une vie de labeur, de pou- voir profiter pleinement de la vie ; car, trop fatigué et sans ressort, il n'avait plus la force de recommencer à vivre. Avis à ceux qui n'ont jamais assez d'heures supplémentaires à faire. - 96 SOMMAIRE I 26 49 61 Sur le contenu du socialisme, par Pierre CHAULIEU Le problème du journal ouvrier, par D. MOTHE DOCUMENTS : La vie en usine, par G. VIVIER DISCUSSIONS : L'unité syndicale, par Henri FÉRAUD NOTES: La nouvelle diplomatie soviétique, par Claude MONTAL. Les livres : Le mouvement ouvrier en Amérique latine, de V. Alba, par F. LABORDE La réunion de lecteurs de Socialisme ou Barbarie La presse ouvrière : Extraits de Correspondance et de Tribune Ouvrière 66 72 78 83 Tous les lecteurs de la Revue sont fraternellement invités par notre groupe à la REUNION PUBLIQUE organisée le VENDREDI 8 JUILLET 1955 à 20 h. 30 AU PALAIS DE LA MUTUALITE (Métro Niaubert-Mutualité) LA SALLE DE REUNION SERA AFFICHEE AU TABLEAU A l'ordre du jour : LE PROBLÈME DU JOURNAL OUVRIER SOPRECO 24, rue de Ménilmontant