Socialisme ou Barbarie Paraît tous les trois mois 42, rue René-Boulanger, Paris-X C. C. P. : Paris 11987-19 Comité de Rédaction : P. CHAULIEU Ph. GUILLAUME CI. MONTAL D. MOTHE A. VEGA Gérant : G. ROUSSEAU Le numéro 150 francs 500 francs Abonnement un an (4 numéros) Volumes déjà parus (I, nº 1-6, 608 pages; II, n° 7-12, 464 pages; III, nºs 13-18, 472 pages) : 500 fr. le volume. SOCIALISME OU: BARBARIE L'essentiel de ce numéro de Socialisme ou Barbarie est consacré aux grèves qui ont marqué l'été 1955 en France, aux Etats-Unis et en Angleterre. Le texte de J. Simon « Les grèves' de l'été 1955 » donne une des- cription globale des luttes ouvrières de l'été dernier en France. Les trois textes qui suivent sont des comptes rendus, par des témoins directs ou des participants, des répercussions de ces luttes sur deux usines de la nétallurgie parisienne et sur une petite boîte « arriérée ». C'est sur des témoignages directs publiés dans des journaux ouvriers de Détroit; que s'appuie également la description des grèves américaines de l'automobile, qui forme l'essentiel de l'article publié sous ce titre. Le texte sur la grève des dockers anglais résulte aussi pour une bonne partie d'informations provenant de camarades d'Angleterre. L'existence de traits communs à ces luttes est incontestable ; leur grande portée l'est tout autant. Les interprétations peuvent diverger. Celle que soutient Pierre Chaulieu dans son texte « Les 014vriers face à la bureaucratie » peut soulever des contestations, mais de ce fait même servir de point de départ à une discussion, qui par ailleurs se confond, à un certain niveau, avec la discussion générale sur le problème de l'organisation du prolétariat qui se poursuit dans Socialisme ou Barbarie depuis déjà plusieurs numéros. Les grèves de l'été 1955 Début juillet 1955, rien ne laissait prévoir l'éclatement de luttes ouvrières dépassant largement le cadre revendicatif tradi- tionnel et s'apparentant sinon par leur empleur du moins par leur caractère au mouvement d'août 1953. De fait, ce mouvement que nous avons considéré comme un véritable réveil de la classe ou- vrière, semblait n'avoir pas eu de répercussions décisives sur les rapports de cette classe, tant avec le patronat qu'avec les organisa- tions syndicales. On pouvait toutefois supposer que le rôle joué par les syndicats en cette occasion donnerait conscience à l'avant-garde des limitations d'une action menée dans le cadre syndical et sans perspectives propres. Le soutien du gouvernement Mendès-France par les syndicats réformistes et l'appui apporté à ce ministère par les staliniens, lors- qu'il fit la paix en Indochine, avaient pu, en influençant une partie du prolétariat, amener un certain relâchement de la pression ou- vrière. Mais le véritable caractère de cette politique, rapidement apparent, la chute de ce gouvernement et le retour à un gouverne- ment ouvertement de droite, avaient libéré de toutes les mystifica- tions, orientant la classe vers l'action revendicative. De fait, dès la fin de 1954, et pendant le premier semestre de 1955, il apparais- sait une tendance à une combativité accrue du prolétariat fran- çais (des statistiques de la C.G.T. donnaient 65 mouvements reven- dicatifs en janvier, 108 en février, 233 en mars). Cette tendance correspondait à une situation particulière des rapports tant avec le patronat qu'avec les syndicats : du côté patro- nal, maintien des conditions économiques favorables au prix de quelques concessions de détail destinées à masquer la surexploi- tation ; côté syndical, soutien appa par les staliniens de cette combativité en vue de son utilisation à des fins politiques. - 2 LA POSITION DU PATRONAT ET DU GOUVERNEMENT Depuis trois ans le patronat avait réussi à obtenir une stabi- lisation des prix, une augmentation considérable de rendement pour des salaires réels sensiblement inférieurs à ceux de 1938. Cette position avantageuse lui procurait en général des marges de profit très importantes. Il n'était pas non plus en situation défa- vorable sur le plan de la concurrence internationale, bien qu'il eut souvent proclamé que les salaires élevés servis aux ouvriers fran- çais le mettaient dans une position désavantageuse, face à des concur- rents étrangers ; les écarts pouvant exister dans ce domaine, sur- tout en raison de récents réajustements dans certains pays, ne jouaient pas d'une manière aussi radicale et les industriels français, tout en étant soumis aux nécessités de la concurrence internatio- nale, étaient néanmoins assurés, notamment dans la métallurgie, d'une certaine permanence de leurs débouchés. L'augmentation de la production industrielle -- 10 % en moyenne, de 1953 à 1954, rythme qui s'est encore accéléré en 1955 avait été obtenue par un accroissement de la productivité et par la concentration, avec élimination de certaines entreprises mar- ginales ; sans doute pouvait-on enregistrer selon les secteurs des écarts de profitabilité très importants - par exemple entre le tex- tile et la sidérurgie - mais le patronat essayait de faire face à cette situation en maintenant des salaires plus bas dans les indus- Iries dont le taux de profit était le plus faible. Le but du patronat était évidemment la continuation de cette prospérité et éventuellement, son accroissement. La politique gou- vernementale était tout entière orientée dans ce sens ; d'une part clle visait à justifier le maintien des salaires à un niveau bas et l'augmentation de la productivité par les nécessités de la concur- rence internationale et de l'équilibre du commerce extérieur. D'au- tre part elle cherchait à réduire la pression ouvrière par quelques concessions visant plus particulièrement les salaires les plus bas. Sur le plan pratique, cette politique patronale et gouverne- mentale s'était traduite : a) Par les « rendez-vous » d’octobre, puis d'avril, où l'on annon- çait à grands renforts de publicité, l'élévation des salaires réels et les pourcentages de salariés touchés par ces mesures (20 % des salariés auraient profité du rendez-vous d'avril et la masse des salaires aurait augmenté de 3,1 % d'avril à juillet) ; b) Par le refus systématique de discussion des salaires sur un plan général et le renvoi à des discussions paritaires sur le plan local ou sur celui des entreprises ; cette politique annoncée comme un retour à la « liberté » visant certaine- ment à diviser l'action de la classe ouvrière et à tenir compte des grands écarts relevés dans la profitabilité des entre- prises : 3 c) Par la mise en place corrélative d'une procédure de média. tion, destinée à faire croire qu'il pouvait exister un arbitre impartial capable de décider des questions de salaires dans les conditions particulières à chaque entreprise. Cette tactique permettait d'empêcher tout mouvement reven- dicatif général, de diviser la classe ouvrière sur un plan géogra. phique, de la diviser sur le plan des entreprises : ceci étant d'au- tant plus évident que dans certaines professions les agents de mai- trise et les cadres se voyaient accorder des augmentations de salai- res par la seule ouverture de l'éventail hiérarchique. La discussion sur le plan des entreprises ou sur le plan local, au nom des condi- tions particulières propres à chaque profession ou à chaque entre- prise, replaçait les luttes ouvrières dans le cadre plus strict ouyriers- patrons et facilitait la résistante des patrons et l'adaptation des salaires aux taux de profitabilité. En fait, le patronat avait, en cas de poussée ouvrière, d'im- portantes marges de manoeuvre. Le rapport au Conseil économique de juillet 1955 pouvait préciser : « en matière de salaires, tout laisse prévoir si l'on s'en tient aux précédents que, d'une part la dernière augmentation du salaire minimum social n'a pas encore fait sentir tous ses effets et que, d'autre part, il est possible que des discussions d'accords de salaire et de conventions collectives, entraînent une amélioration des taux de rémunération » (1). LA POSITION DES SYNDICATS Il est évident que le patronat ne céderait sur ses marges que sous la contrainte. La discussion sur le plan des entreprises lui donnait toute garantie d'adaptation et de limitation des conces- sions qu'il pourrait être amené à faire. Les syndicats forcés de suivre cette nouvelle forme de discus- sion devaient modifier en conséquence leur tactique : au lieu d'ac- cords au sommet entre gouvernement, syndicats patronaux et direc- tions syndicales, l'action devait être décentralisée, d'où une modifi. cation du caractère des luttes ; d'une part elles pouvaient prendre l'aspect plus positif et plus concret des conflits directs ouvriers- patrons, d'autre part devant tenir compte des conditions économi- ques propres à l'entreprise ou la profession, elles permettaient le chantage des patrons et les manquvres des réformistes. Les staliniens et la C.G.T. s'accomodaient fort bien de cette nouvelle tactique. Au 304 congrès de la C.G.T., Frachon exposait que « ce qui compte, c'est l'action de la classe ouvrière pour imposer ses revendications immédiates... ce qui appartient à l'action, c'est d'avoir en permanence un programme revendicatif pour chaque cas précis. Ouvrir la perspective à la classe ouvrière, c'est lui mon- (1) Journal Officiel, Avis du Conseil économique, 1955, n° 16, p. 485, 2e col. - 4 - trer où elle est, et comment son action, son unité peuvent hâter le rassemblement de toutes les forces démocratiques » (2). Cela fait écho aux thèses du parti sur la paupérisation, cheval de bataille pour la constitution du front unique. Comme d'habitude, ces proclamations ne sont en réalité qu'une façade destinée à la classe ouvrière et s'adaptant plus ou moins à la combativité de celle-ci, pour parvenir aux fins propres du syn- dicat et du parti. Car, en même temps, depuis fin 1954, la C.G.T. participe aux discussions avec les patrons et signe des conventions collectives qui n'apportent pas d'avantages substantiels aux sala- riés, de nombreux accords de salaires (notamment en province), qui ne débordent pas la marge de sécurité patronale et qui entéri- nent les écarts de salaires entre les différentes professions ou les différentes régions. Avant le congrès de la C.G.T. on introduit par le biais d'une soi-disant discussion démocratique des aperçus sur un programme économique qui pourrait éventuellement constituer la plateforme minimum en vue d'un regroupement syndical et politique de front unique, but provisoire du parti et de la C.G.T. Mais au total, la ligne des staliniens, sinueuse et contradic- toire, reflète les contradictions de la situation politique actuelle du P.C. D'une part, la nouvelle politique russe depuis la mort de Sta- line, pousse les partis staliniens à rechercher la collaboration avec les socialistes et une fraction de la bourgeoisie, d'où la reprise insis- tante des thèmes du « Front Populaire ». Mais, à l'opposé de 1935, il n'existe actuellement ni une poussée de la base vers une formation de ce genre, ni des impératifs internationaux imposant à la S.F.I.O. et à des fractions de la bourgeoisie française d'accepter les stali. niens dans une coalition. Les staliniens font ainsi des efforts pour tranquilliser les réformistes et le patronat, mais les résultats de ces efforts ne peuvent être que très maigres, sinon nuls. D'un autre côté, le P.C. et la C.G.T. doivent essayer de reconquérir auprès de la classe ouvrière une influence compromise dans la période 1947-1952 ; ainsi Servin, secrétaire d'organisation du P.C., souli- gnait « la nécessité de renforcer les liens du parti avec les masses » et de « changer le style de notre travail » (3). Le même Servin, dans un article intitulé Renforcer le Parti, rappelait que « la lutte idéalogique et politique du parti, son combat pour l'organisation des rangs ouvriers, pour le front unique, est donc plus nécessaire que jamais... Le souci de renforcer le parti à travers toutes les luttes doit animer l'ensemble des militants » (4). De ce point de vue, l'abandon des thèmes d'action de politique extérieure axés sur la défense de la Russie (lutte contre le réarmement de l'Alle- (2) L'Humanité, 15-6-55, p. 5. Benoît Frachon répond à Le Brun et à Rouzeaud. (3) France Nouvelle, 26 juin 1955. (4) L'Humanité, 15-4-55 : < Renforcer le parti », par Marcel Servin: magne, rencontre des Quatre Grands), met le P.C. dans l'obliga- tion de retrouver d'autres thèmes sur le plan intérieur, d'où les litanies sur la paupérisation et le soutien apparent des revendica- tions ouvrières. Mais, même dans cette voie, le P.C. ne peut trop s'avancer, non seulement pour ne pas couper à nouveau tous les ponts avec les réformistes, mais surtout parce qu'il est moins que jamais sûr de pouvoir garder sous son contrôle des mouvements ouvriers amples s'ils venaient à se manifester ; les événements de cet été ont dû d'ailleurs lui fournir un sujet d’utiles réflexions en ce sens. Au total donc, la politique actuelle du P.C. est forcée d'être une sorte de temporisation, un dosage qui devrait être habile mais no peut pas l'être toujours de soutien des luttes, ceci pour conserver l'influence sur le prolétariat -- de contrôle et de freinage de ces luttes, cela dans le souci de renouer le dialogue avec les réformistes et le patronat. La C.G.T. adapte immédiatement sa tactique à la politique gouvernementale renvoyant les reve vendications sur le plan des entre- prises. Elle n'en dénonce pas les dangers, mais au contraire, souligne que les revendications doivent être discutées dans ce cadre précis pour que les luttes ne prennent pas un caractère trop violent. On remet en honneur les grèves tournantes, les débrayages limités en les proclamant les formes les meilleures de luttes ouvrières, malgré les résultats désastreux qu'ils produisirent depuis trois ans. LES CONDITIONS PARTICULIERES DU PROLETARIAT DE PROVINCE Reporter les luttes sur le plan local, présentait donc des avan- tages et des risques tant pour le patronat que pour les syndicats. Mais chacun pensait pouvoir faire face aisément aux risques, le patronat avec sa marge de sécurité, les syndicats par un encadrement de l'agitation poursuivie en se servant des facteurs divers de mécon- tentement de la classe ouvrière. Cependant, ce système comportant d'une part une pression continue du patronat sur la classe ouvrière, et d'autre part, une politique de temporisation des syndicats, devait bien présenter un point de rupture là où le prolétariat supportait les conditions d'ex- ploitation les plus dures, et où l'influence des syndicats était la plus faible. Le proletariat des zones industrielles secondaires est, en géné. ral, soumis à des conditions de travail plus dures que celui des grandes villes. Les abattements de zone font que les salaires sont inférieurs de 20 à 30 % à ceux de la région parisienne pour un coût de la vie sensiblement équivalent ; à cette cause légale de diminution s'ajoute celle tenant à la puissance d'un patronat de combat disposant de moyens de pression sur les salariés inexistants dans les grands centres industriels (menace de chomâge, logements 6 ouvriers de fonction, intrusion dans la vie privée). L'influence apparente des syndicats y est en général plus faible et le prolé- tariat y est peut-être moins usé par des grèves politiques. Il s'agit souvent de vieux centres industriels régionaux, à population assez sédentaire ; et les traditions ouvrières de lutte, ne le cèdent pas à celles de Paris. Ces zones industrielles secondaires sont actuelle- ment les plus touchées par la tendance à la concentration. Il en résulte des mesures radicales de rationalisation des entreprises, des fermetures d'usines ; les licenciements qui en résultent les diffi- cultés pour trouver un nouvel emploi constituent des problèmes quasi insolubles pour les syndicats et permettent aux patrons de durcir leurs positions et d'aggraver les conditions de travail. Il n'apparaît pas, dès lors, extraordinaire que la plupart des mouvements revendicatifs dans le premier semestre de 1955, se situent en province ; en juin, en dehors des mouvements sporadi- ques dans la région parisienne (Citroën), trois conflits caractéris- tiques sont déclenchés : en Lorraine (fonderie Sidelor à Homé- court), à Saint-Nazaire (Chantiers de construction navale de Pen- hoët) et à Albi (métallurgie du Saut-du-Tarn). A LES LUTTES DE SAINT-NAZAIRE ET DE NANTES A Paris les grèves tournantes de la C.G.T. dans la métal- lurgie, sans grande ampleur d'ailleurs, cessent dès la reprise des pourparlers. A Homécourt, la combativité ouvrière se manifeste de manière significative dans une occupation de la propriété du direc- tour de l'usine et par des bagarres avec les C.R.S.; mais après qua- torze jours de grève le conflit se termine par la conciliation et 10 francs d'augmentation de salaires. Au Saut-du-Tarn la grève durera bien deux mois, avec des incidents violents également carac- téristiques, mais elle présente un caractère trop restreint (usine de 1.700 ouvriers) pour avoir un grand retentissement. Par contre, les événements de Saint-Nazaire et de Nantes marquent autant qu'en août 1953 une étape des luttes ouvrières tant par leur signification propre que par leur répercussion sur l'ensemble du proletariat français. La situation dans la région industrielle de Nantes-Saint-Nazaire. Sans doute retrouve-t-on dans cette région industrielle secon- daire de l'estuaire de la Loire les conditions propres au prolétariat de province, mais d'autres conditions locales peuvent contribuer à l'explication des luttes qui s'y sont déroulées. Sans accorder aux traditions locales l'importance que certains ont cru devoir relever, il est certain que la région de Nantes possède un passé de luttes ouvrières. Si la presse bourgeoise a insisté sur des faits comme la fondation de bourses du travail ou la signature de la première convention collective, il a beaucoup moins été rappelé qu'en août 1953, la lutte ouvrière prit un caractère qu'elle n'avait - 7 pas ailleurs : la grève était totale et le comité intersyndical, appuyé sur l'unanimité ouvrière contrôlait en fait la ville et gérait lep services publics. Après août 1953, et jusqu'à maintenant, cet intersyndicala continué de fonctionner, jouant un certain rôle de cohésion; les ouvriers en lutte pouvaient trouver en lui l'organe nécessaire pour guider la lutte et mener les discussions avec les patrons; alors *pu’habituellement le manque de contact et le manque de liens entre les différentes organisations ne peut que freiner le déclen- chement d'une action, il est évident que la présence de l'inter- sýndical non seulement levait ces obstacles mais devenait un facteur positif. Cependant, partout ailleurs, tous les comités d'action constitués en 1953 avaient disparu dès la fin de la lutte en dépit des efforts des staliniens, car il ne s'étaient formés qu'en vue d'une action déterminée et que la base ne voyait aucun intérêt dans leur main- tien et dans leur exploitation à des fins différentes de celles pour lesquelles ils étaient nés. Si l'intersyndical a pu continuer à jouer un rôle à Nantes, c'est qu'il existait, à coup sûr, une tendance de la base forçant au main- tien de cet organisme. Il ne pouvait être que le reflet d'une una- nimité très différente d'une simple unité syndicale qui n'aurait pu donner de vie réelle à un tel organisme. Lors des évènements de Nantes, on a fait ressortir, en liaison avec les fortes traditions locales déjà notées, le maintien à Nantes de tendances anarcho-syndicalistes. Ce fait semble être dû plus particulièrement à l'action de quelques militants ouvriers qui au sein des sections syndicales locales et toujours en opposition avec les directions nationales menaient la lutte en s'appuyant directe- ment sur la combativité de la classe ouvrière. C'est cette combati- vité qui créait les conditions favorables à l'action d'une avant- garde de militants conscients, ceux-ci apportant les leçons de leur expérience. II est possible aussi que les tendances de ce prolétariat de pro- vince aient été stimulées par les conditions matérielles précaires que les ouvriers de la région ont connues au lendemain de la guerre et par les lenteurs de la reconstruction de cette zone très sinistrée. Mais la combativité ouvrière s'explique beaucoup plus vrai- semblablement par les conditions de travail imposées par les patrons de cette région, par l'énorme déséquilibre tenant au maintien de salaires très bas et l'augmentation de la productivité par la concen- tration et la rationalisation des entreprises. La systématisation de ces opérations du côté patronal semble prouver qu'il n'y a pas eu de fautes des patrons comme il a été prétendu, mais la volonté déterminée de réaliser une opération au meilleur compte possible, peut-être même de faire un test valable pour la classe ouvrière tout entière. La combativité ouvrière répon- dait à la combativité patronale. Fin mai 1955, la Société des Chantiers et Ateliers de Saint Nazaire (Penhoët) et la Société des Ateliers et Chantiers de la Loire annoncent leur fusion; cette mesure concerne l'ensemble des chantiers de l'embouchure de la Loire et des chantiers de la basse- Seine, soit 70 % de la construction navale française. Parallèlement et antérieurement à cette concentration se poursuit une rationalisation du travail par l'introduction de nouvelles méthodes de travail dans les fonderies, chez les soudeurs notamment; il en résulte un boule- versement des normes de travail et de la classification des emplois. D'autres entreprises de la métallurgie nantaise sont touchées par des mesures identiques : en février, J.-J. Carnaud à la Basse-Indre prévoit le licenciement progressif de 600 ouvriers par la reconver- sion de l'usine pour la fabrication de fer blanc laminé. Face aux résistances ouvrières, les patrons 'usent de leurs moyens de pression habituels : réduction de l'horaire à 40 heures; menaces de licenciements, et même de fermeture d'usine; les patrons de la construction navale, prétendent qu'ils ne peuvent soutenir la concur- rence internationale; pourtant ils sont subventionnés par l'Etat et la construction navale est en plein essor; le pport au Conseil Econo- mique de juillet 1955 note : « les longs délais de fabrication de cette industrie assurent une certaine permanence à cette activité ». (5) Une preuve de la pression patronale est donnée dans le fait, connu sculement au cours des grèves, que les salaires déjà très bas, n'ont pas été relevés lors du rendez-vous d'avril. Les discussions de salaires engagés depuis de longs mois traî- naient sans résultat. Les syndicats, pour appuyer leurs négociations, ne trouvaient à proposer que des formes sporadiques d'action : grèves tournantes, débrayages limités, pétitions, meetings isolés, etc.; habituellement, cette petite guerre use la combativité du pro- létariat. Il devait en être tout autrement à Saint-Nazaire. Les luttes de Saint-Nazaire. Aux Chantiers de Penhoët, la mise en oeuvre de nouveaux pro- cédés de soudure entraînait une diminution de salaire par le jeu du boni d'environ 10 francs par heure. Le lundi 20 juin, les soudeurs envahissent le bâtiment de la direction du chantier pour forcer celle-ci à recevoir une délégation ; le mardi 21, à 10 h. 30, ils parcourent le chantier, font débrayer tous les ateliers, entraînent à nouveau tous les ouvriers à la direction; celle-ci refusant de les recevoir, ils commencent à passer par les fenêtres bureaux, maté- riel, plans, tables à dessin et à brûler le tout dans la cour de l'usine; le drapeau rouge est hissé sur les bâtiments. Les dirigeants syndi- caux, surpris par le déclenchement de cette action, n'en connais- sent les détails qu'au cours d'une réunion des délégués de l'usine au début de l'après-midi; au cours d'un meeting qui suit et qui (5) Journal Officiel, Avis et rapports du Conseil économique, 1955, n° 16, p. 473. 9 groupe 4 à 5.000 ouvriers, ces mêmes dirigeants désapprouvent le < excès commis » : ils essaient, contre la volonté des ouvriers, d limiter le conflit à l'usine et d'empêcher son extension à l'ensembl de la métallurgie nazairienne pour un soutien collectif des soudeur La seule consigne donnée est l'occupation des chantiers, tout temporaire d'ailleurs puisqu'ils sont évacués le soir même, aloi que le Préfet masse des C.R.S. pour « protéger les patrons ». L mercredi, alors que les délégués discutent en commission paritaire l'action propre des soudeurs devient l'action de tous pour les sala res. Les ouvriers de toutes les entreprises métallurgiques de Saint Nazaire sont en grève et attaquent les C.R.S. qui, eux, occupen les chantiers; de violentes bagarres se déroulent alors. Dans l'après midi, sur l'intervention des délégués et du maire socialiste, les C.R.S sont retirés et leur départ salué par l'« Internationale ». Le jeud: arguant de cette « victoire », de 5 francs d'augmentation horaire e de 5 jours fériés payés les syndicats poussent les ouvriers à rentre pendant que les discussions se poursuivent. Le lundi 27, pou appuyer ces mêmes discussions, ils entraînent à nouveau les métallo de Saint-Nazaire dans la tactique habituelle des grèves tournantes mais, fait significatif de la combativité et de l'unanimité des tra vailleurs, aucun syndicat ou même les trois ensemble ne peut prer dre l'initiative de signer avec les patrons sur les bases d'une aug mentation horaire de 7 à 17 francs, dernières propositions patronale qui sont rejetées le 28 par un meeting des ouvriers. Peut-être pour des raisons différentes, patrons et syndicat avaient-il misé sur les vacances pour que tout « rentre dans l'or dre ». Les directions, notamment des Chantiers de la Loire, d Saint-Denis, de la S.N.C.A.S.O., des Chantiers de Penhoët, avaien cru bon d'adresser pendant le congé des lettres individuelles indi quant ce que les ouvriers auraient touché s'ils avaient accepté le augmentations proposées et indiquant que la semaine de travai était ramenée à 40 heures; ceci était une manoeuvre pour faire cesse les grèves tournantes car les patrons espéraient que les ouvrier céderaient devant la menace d'une rémunération hebdomadair réduite à 33 heures par des grèves d'une heure par jour. Les dirigeants syndicaux, n'avaient trouvé comme réplique qu'une nouvelle forme de grève tournante pour le 14 août à 1 reprise : un débrayage d'une heure par atelier et par jour à tour d rôle, les seuls grévistes devant se réunir en groupe devant la direc tion. Mais là encore la base déborde les syndicats; à Penhoët, ai lieu des seuls soudeurs qui devaient débrayer en premier, ce son tous les ouvriers qui sont devant la direction vers 10 heures. Le lettres sont entassées dans la cour pour un feu de joie qui se com munique à la baraque du gardien; les ouvriers attaquent la direc tion et, à l'arrivée des C.R.S., se retranchent dans les chantiers De nombreux contingents de gardes mobiles sont amenés el hâte; les patrons déclarent, une fois de plus, aux délégués, qu'il sont à la limite des concessions et qu'ils ne peuvent proposer davan vo 10 tage. Au début de l'après-midi, les ouvriers qui se sont introduits en force dans les chantiers, attaquent les C.R.S. La lutte durera jus- qu'au soir, avec parfois le caractère d'une véritable bataille. Le bâtiment du syndicat patronal est incendié. Les ouvriers utilisent des frondes, des tuyaux chargés de grenaille d'acier qu'ils branchent sur les canalisations d'air comprimé. La lutte ne cesse qu'à la nuit avec l'occupation des chantiers par les C.R.S. Déjà la presse notait que « le dialogue n'avait plus de sens si les mandataires se faisaient plus ou moins volontairement désa- vouer » et « que l'unanimité dépassait largement la traditionnelle unité syndicale, car ce sont les troupes qui contraignent les chefs à aller toujours plus loin » (6). Le recours à la procédure de média- tion à Paris apparait comme la bouée de sauvetage tant pour les syndicats que pour les patrons dans un mouvement qui prend une telle ampleur et surtout une telle orientation. Le mercredi 3 août, tous les syndicats, unis dans un dernier effort, parviennent, en faisant miroiter l'avantage de la nouvelle procédure de médiation à faire voter à main levée la reprise du travail. En échange de cette médiation et du retrait des forces de police, les délégués se sont engagés à renoncer à toute 'action pendant les quinze jours que durera la négociation; et celle-ci par précaution se déroulera à Paris, « en terrain neutre ». La nécessité, autant que le souci d'un apaisement a amené les uns et les autres à rechercher un accord rar l'entremise d'un « conciliateur ». Peu de précisions ont été données sur la manière dont se sont déroulés les pourparlers. Ce qui est certain c'est qu'ils furent labo- rieux; la volonté d'arriver à un accord acceptable s'expliquant par le désir mutuel des patrons et des syndicats d'éviter le retour d'évè- nements semblables à ceux des le' et 2 août. Et si l'accord apportait une augmentation d'un taux inhabituel de 22 %, le patronat décla- rait que « cela était compensé et au delà par le rétablissement d'un climat social sans lequel il n'y a pas d'industrie possible » (7). Pourtant cette concession ne rallie pas l'unanimité des ouvriers; 81 % d'entre eux voteront le 17 août la ratification de l'accord. Les répercussions de Saint-Nazaire. Si des manifestations de solidarité avaient eu lieu à Nantes, distante de 60 km., dès le 23 juin, où se poursuivaient également des discussions de salaires, elles restaient plutôt platoniques; les minoritaires n'avaient pu réussir à étendre à Nantes le mouvement pas plus au début de juillet qu'au début d'août en raison de l'oppo- sition des bureaucraties syndicales. Pourtant, les conditions de travail étaient identiques et les pourparlers de salaires s'éternisaient, les patrons proposant 3 % ajoutés aux 3% accordés au début de l'année. Dès que sont connus (6) Le Monde, 3-8-55. (7) Le Monde, 9-8-55. - 11 les résultats de Saint-Nazaire, l'agitation gagne la métallurgie de Nantes. Le mercredi 17 août, au retour des vacances, alors que les discussions se poursuivent au siège de la Fédération patronale, les ouvriers, sans avoir été appelés à manifester par les syndicats, se massent dans la rue dès 10 heures, devant l'immeuble où siège la commission paritaire; les patrons offrent alors 10 à 15 francs d'aug. mentation horaire, les syndicats demandent 25 %, taux voisin de celui acquis à Saint-Nazaire. A 12 heures, les patrons veulent se retirer et proposent le recours à la procédure de médiation; l'hosti- lité des milliers d'ouvriers massés dans la rue les oblige à poursui- vre les discussions; à 14 heures, les patrons offrent 20 francs, refu- sés par les ouvriers au cri de « Nous voulons 40 francs ». Ceux-ci envahissent alors l'immeuble patronal et commencent à passer le mobilier et les papiers par les fenêtres; à 15 heures, les patrons offrent les mêmes salaires qu'à Saint-Nazaire; les ouvriers refusent; à 15 h. 15, 33 francs, toujours refusés. Un ouvrier ouvre alors la porte de la salle des séances, demande calmement : « Lequel que j'étran- gle », et tous envahissent la salle ;à 15 h. 30, devant l'ampleur de la manifestation, les patrons cèdent les 40 francs et sortent de la salle des séances en file indienne entre une haie d'ouvriers qui les inju- rient; ils trouvent leurs voitures' avec les pneus à plat et doivent repartir à pied. Dans la soirée, les patrons dénoncent l'accord dans ces termes « C'est dans ce climat de contrainte et de violence que la signature du syndicat patronal a été arrachée, le Directeur départemental du Travail ayant estimé, à ce moment, qu'il fallait à tout prix éviter le pire. « En conséquence, la délégation patronale déclare solennelle- ment que le document revêtu de cette signature se trouve frappé de la nullité prévue par les articles 11ll et suivants du Code Civil » (8). Il a même été avancé que l'Inspecteur du Travail serait à l'origine de toute la mise en scène destinée à mystifier les ouvriers. Le jeudi 18, les usines sont fermées. Au début de l'après-midi, après un meeting, les délégués discutent à la Préfecture de la reprise des pourparlers et du retrait des C.R.S. amenés à grand renfort dans la nuit. Plus de 10.000 ouvriers sont massés devant la Préfecture que protègent les C.R.S. Dans la ville, les ouvriers du bâtiment, « passant outre aux consignes des dirigeants » (9), attaquent les policiers des bagarres éclatent. C'est alors qu'une bombe fabriquée par lee ouvriers (grenaille, acide sulfurique et plastic) est lancée sur un groupe de C.R.S. qui stationne près de la Préfecture : 27 sont bles sés dont 11 sérieusement. Les bagarres s'étendent et durent jusque tard dans la soirée; des groupes d'ouvriers tentent même d'élever des barricades en abattant des arbres et en arrachant les pavés ; l'immeuble de la fédération patronale est de nouveau saccagé. (8) Le Monde, 19-8-55, (9) Le Monde, 20-8-55. 12 1 Le vendredi 19, un meeting réunit à 10 heures les ouvriers pour information par les délégués syndicaux et renvoi a un autre meeting à 15 heures; mais déjà un groupe d'ouvriers a attaqué l'immeuble du journal local qui avait publié avec une légende injurieuse pour les ouvriers une photo représentant des C.R.S. blessés en compagnie du Préfet. Des journaux saisis sont brûlés dans la rue, jusqu'à ce que le directeur du journal accepte de publier un rectificatif. Le meeting de l'après-midi s'achève à 17 h. 30, et réunit plus de 15.000 métallos auxquels se sont joints de nombreux travailleurs d'entreprises publiques et privées de la ville. Les dirigeants syndi- caux sont en désaccord sur le but à donner à la manifestation dans la ville, qui doit suivre. Un minoritaire propose d'aller à la préfec- ture, mais se heurte à l'opposition des autres; c'est alors que d'un groupe d'ouvriers vient le mot d'ordre d'aller à la prison, manifes- tation de solidarité envers les emprisonnés de la veiſle, mot d'ordre repris par tous, et forcément par les dirigeants; les ouvriers avan- cent au coude-à-coude mais au lieu de se borner à manifester, ils attaquent la prison. Une grille est enfoncée, le portail est près de l'être, un gardien lance alors des grenades lacrymogènes alors que les C.R.S. essaient de dégager la place devant la prison. D'autres inanifestants attaquent au même moment le Palais de Justice. De nombreux accrochages très brefs et très violents se produisent dans les rues de la ville, les groupes d'ouvriers attaquant constamment les C.R.S. Au cours de ces accrochages un officier de C.R.S. tire déli- bérément au pistolet. un ouvrier est tué d'une balle dans la gorge. Les ouvriers, réflexe immédiat de lutte, attaquent alors une armu. rerie de la ville, défoncent les vitrines et s'emparent des armes. La lutte se poursuit avec le même caractère très tard dans la soirée. A ce moment, les bagarres durent depuis trois jours et dirigeants syndicaux autant que « forces de l'ordre » sont débordés; le Gou- vernement a dû amener 20 compagnies de C.R.S. (4.600 hommes et 2.400 gardes) et la ville est surveillée par hélicoptère; la combati- vité des ouvriers est au plus haut point et des témoignages attestent que les C.R.S. ont peur; bien que ceux-ci paraissent tenir la ville une extension du conflit pourrait amener le renversement de la situation au profit des ouvriers qui, comme en 1953, au moment de la grève générale, pourraient contrôler la ville sans que la police puisse intervenir. Au lieu de proposer cette extension, au lieu d'exploiter cette situation en décrétant la grève générale dans la région de Nantes, les dirigeants syndicaux veulent un apaisement : avec le maire, les parlementaires, le super-préfet de Rennes, la journée du samedi 20 se passe à chercher « désespérément un armistice » (10). Le décalage est évident entre les bureaucraties syndicales et le prolétariat de Nantes : sur le plan local il se manifeste par un conflit des minorités d'avant-garde qui ont impulsé la lutte au cours (10) Le Monde, 21/22-8-55. - 13 - de ces trois jours et les bonzes syndicaux de toutes tendances. Les minoritaires de l'union locale F.O. publient une motion déclarani « avec force que les seuls responsables du sang versé sont M. Rix Préfet de la Loire-Inférieure et les forces de police utilisées contre les ouvriers, et condamnent de la façon la plus formelle ceux qui dans une certaine presse tentent de rejeter une partie de la respon sabilité des évènements sur la classe ouvrière qui n'a fait qu'user de son droit de légitime défense » (11). La signature de cette motion a été refusée par les unions locales C.G.T. et C.F.T.C. Par contre le Bureau Confédéral F.0. déclare que les ouvriers « doivent déjoue les provocations qui déjà se font jour et ne pas s'associer à des violen ces inutiles qui revêtent un caractère de provocation » (12). Les même: unions locales C.G.T. et C.F.T.C. stigmatisent dans leurs communi qués « les provocateurs dont l'attitude est incompatible avec l'ac tion conséquente que mènent les travailleurs dans l'unité pour une solution favorable de leurs revendications ». Cette position fait évidemment écho à l'attitude de la fédération communiste de la Loire-Inférieure exprimée dans « L'Humanité » qui ne voit dans la combativité ouvrière que « l'action de quelques groupuscules trots kystes » (Fajon), dans l'attaque de la prison que le fait d'un « groupe d'éléments incontrôlés », dans celle d'une armurerie « les agissements de certains groupes provocateurs » que le préfet exploite pour mettre la ville en état de siège (13). Les directions syndicales ne veulent pas de l'extension du con flit; pour les syndicats réformistes, cela est dans la ligne habituelle et l'union locale F.O. est rapidement désavouée par les bonzes natio naux; « L'Humanité » peut se lancer dans des descriptions grandi diloquentes de certains faits soigneusement choisis (14). Deux faits essentiels se dégagent de l'attitude du P.C. et de la C.G.T. : 1° Aucun appel réel à la solidarité, soit par entrée dans la lutte soit par soutien financier n'est lancé dans les usines; bien sûr la Fédération des Métaux invite le 19 août « les sections syndicales à appeler les métallurgistes à exiger dans l'unité le retrait immédiat des forces policières à Nantes ». Mai: cela ne se traduit dans la pratique que par quelques envoi: de télégrammes; 2° Les faits les plus significatifs de l'attitude offensive de la classe ouvrière sont systématiquement passés sous silence (bombe du 19) ou déformés (attaque de la prison et de l'armurerie). La tactique des syndicats est de temporiser, de localiser le con flit. Il faudra du temps pour user la combativité des ouvriers de Nantes, pour les diviser, mais dans l'immédiat il faut à tout prix (11) Le Libertaire, 8-9-55. (12) Déclaration du 22-8 publié dans Force Ouvrière, 25-8-55. (13) L'Humanité, 20-8-55, p. 5. (14) Par exemple les obsèques de l'ouvrier tué. Humanité-Dimanche, 28-8-55 14 éviter que le mouvement de Nantes ne fasse école : toute attitude révolutionnaire et toute vélléité d'action autonome de la classe ouvrière doivent être brisées car elles tendent à déborder le cadre syndical et échapper au contrôle de la C.G.T. et des staliniens. Le point de rupture du mouvement intervient par l'action des syndicats le lundi 22 août. Dans la journée du dimanche 21, de laborieuses négociations se poursuivent à Rennes entre le super- préfet, les patrons et les délégués syndicaux, à Rennes et non à Nantes. A une heure du matin un protocole d'accord est signé; les délégués doivent soumettre aux ouvriers un projet dans lequel, en contrepartie de la levée du lok-out et du retrait des forces de police, ils devront « assurer une situation normale à l'intérieur des usines, dans le cadre de la légalité » (15). L'accord du 17 août doit être soumis à l'examen du tribunal qui décidera de la validité. Les délégués syndicaux n'ont pas osé s'engager pour les ouvriers qui les suivent déjà bien difficilement. Aussi le référendum qu'ils vont organiser va être un chef-d'oeuvre de mystification syndicale. Le vote a lieu par usine et non en com- mun; cela facilite le travail des délégués syndicaux et gêne au contraire celui des minoritaires; de plus, Nantes étant très étendu, et les ouvriers devant se rendre aux portes de leur usine, un nombre important d'entre eux ne pourront prendre part au vote. Peu de précisions ont été données sur les explications qui précédè- rent ce vote; il apparaît toutefois que les délégués syndicaux expo- sèrent simplement comme un facteur le retrait des C.R.S. mais pas- sèrent sous silence le fait que la reprise du travail aux conditions anciennes constituait un renoncement à l'accord du 17 août. Bien entendu, la division par usine gênait considérablement le travail d'explication qui aurait pu être donné par les minoritaires au cours d'une assemblée générale des grévistes. Comme le note « L'Huma- nité » du 23 août « les explications ont été courtes ». Le même journal poursuit : « à l'appel de leurs délégués les métallos se sépa- rent en groupes, par atelier, par service, c'est l'heure du vote », * les bureau de vote sont en plein air, sur les trottoirs, chacun vient * chercher un bout de papier, se met en quête d'un crayon ou d'un « stylo. Il n'y a qu'un mot à écrire, OUI (sic) pour la ratification « du protocole ou non et à glisser son bulletin dans l'urne sous * l'oeil vigilant des copains d'atelier. « Urnes en bois et boîtes en carton sont scellées avec les « moyens de bord : quelquefois avec des bouts de papier gommé < portant les signatures des membres du bureau. Des petits groupes « les emportent en vélo, en moto au lieu de dépouillement central. « Un peu avant 11 heures, le total est connu : votants 6.875. « QUI : 5.378 ; Non : 1.400 ; nuls : 97. Pourcentage pour la ratifi- > alors que les ouvriers sont divisés. Les résultats de Saint- Nazaire pourraient montrer si besoin était, une faille singulière dans ce front uni des patrons. Car il était hors de doute que s'ils lâchaient en une seule fois 22 % d'augmentation à 15.000 métallurgistes après 22 / quelques jours de lutte violente, le patronat devrait supporter un assaut ouvrier peu de temps après. Toutes les explications ont été données - du côté patronal pour le lâchage de Saint-Nazaire, depuis des erreurs de calcul jus- qu'aux « grandes maladresses » des chefs d'entreprises qui « portent une terrible responsabilité » (18). Comme l'exprimait un patron de la Loire, « Si leurs (les patrons de Saint-Nazaire) marges bénéficiaires leur permettaient d'accorder une telle majoration, ils auraient dû depuis longtemps soit aménager leurs barêmes de salaires, en veil. lant simplement à ne pas créer de perturbations dans leur région, soit abaisser leur prix de vente. Si, au contraire, leurs marges ne le leur permettaient pas, ils avaient le devoir de ne pas céder .Mais s'ils ont cédé n'est-ce point parce qu'ils appartiennent à des entre- prises protégées qui attendent une aide de l'état pour payer cette capitulation ? » (18). Cette polémique illustre les incohérences du capitalisme fran- çais, conséquence des écarts énormes dans la profitabilité des entre- prises. Le Conseil National du Patronat francais attend le 12 sep- tembre pour préciser ses positions, après des démarches au gouver- nement et des délibérations du Comité directeur. C'est pour affir- mer que les prix de revient sont sans élasticité, que « les entreprises ont atteint l'extrême limite de leurs possibilités » (19). Cela fait écho aux déclarations gouvernementales sur la nécessité de main. tenir les prix. Ce durcissement patronal ne se précise qu'un mois anrès le déclenchement des grèves et jusqu'alors les patrons ont mar- ché en ordre dispersé, les uns cédant jusqu'à 20 %, d'autres moins, d'autres recourant au lock-out. A Nantes même, les patrons sont en désaccord et le syndicat patronal se disloque plus ou moins sans que cela puisse apparaître comme une manoeuvre concertée pour briser l'unité ouvrière. L'effet de surprise passé, la politique du gros patronat et du gouvernement se précise : essayer de maintenir la politique de stabi. lité profitable aux patrons, marquer l'arrêt à Nantes et dans les secteurs semblables, lâcher la marge de sécurité dans les secteurs les plus importants, marge que l'on rattranera sur les prix. Le 23 septembre, la Vie Française définit en trois point la tactique gouvernement-patrons : (20). 10 « Gagner du temps à Nantes. Un certain nombre de patrons locaux seraient prêts à céder. On les encourage à la résistance. Pour- quoi ?... L'affaire ne nourra se terminer que par une concession importante, vraisemblablement 15 % d'augmentation générale. Cette concession faite aujourd'hui, servirait de jurisprudence (18) Tettre ouverte de M. Violet, président du Comité d'Entente des Industriels, Commercants et Artisans de la Loire et, membre du C. .., à M. Villiers, président du C.N.P.F. Le Monde, 11/12-9-55. (1.9 Le Monde, 14-9-55. (20) La Vie Française, 23-9-55, p. 1. 23 pour le règlement des autres conflits. Faite plus tard, au mo- ment de la marée descendante des grèves, elle passera inaperçue. 2° Limiter les concessions dans les autres secteurs dans un éventail de 5 à 8 % des salaires actuels. Il semble que l'on y soit parvenu dans les mines... Un effort analogue a été fait dans la S.N.C.F... Une discussion sur les mêmes bases se déroule à l'E.D.F... Bien entendu, on espère que les aménagements intervenus dans l'in. dustrie privée se tiendront dans cette limite. 3º Limiter les répercussions de ces majorations de salaires sur les prix à la consommation. Pour le secteur public, on s'en remet au budget de l'Etat du soin d'éponger la hausse... Dans les secteurs en difficulté... il faut s'attendre à ce que s'accentue le mouvement de concentration des entreprises... Des majorations de salaires de 5 à 8 % se traduiront par une hausse des prix industriels de 5% environ ». En même temps, on voit apparaître, sous forme d'accords à la Régie Renault, un prototype d'une nouvelle forme d'intégration des syndicats dans l'entreprise suivant les modèles courants aux U.S.A. Outre une augmentation immédiate de 3 %, ce qui porte à 7 % le total des majorations de salaires accordées en 1955, il est prévu une augmentation garantie de 4 % au cours de chacune des années 1956 et 1957 ; de plus, il est accordé un congé annuel de trois semaines, le paiement des jours fériés, le versement d'indemnisations complé- mentaires en cas d'arrêt de travail. En contre partie, les syndicats (F.O., Indépendants et Cadres), signataires de l'accord, s'engagent K pendant une durée de deux ans, à compter du 1er janvier 1956 >> à épuiser tous les moyens de conciliation avant de recourir à une grève ». Ce nouveau type de contrat entre syndicats et patrons qui comporte des engagements tant de la part des patrons que de la part des syndicats, est cité comme un modèle à imiter par les entre- prises soucieuses du maintien d'un certain « climat social » (21). LES SYNDICATS DEVANT LA POUSSEE OUVRIERE Les syndicats devaient tenir compte d'une poussée ouvrière très marquée en province, mais beaucoup plus diffuse dans les gros centres industriels et la région parisienne, d'un certain désarroi patronal et de la faiblesse relative du gouvernement aux prises avec les émeutes en Afrique du Nord, situation très favorable sinon à une généralisation de la lutte, du moins à une offensive, en vue d'une amélioration appréciable des conditions de travail et notam- ment des salaires. Le problème n'est pas évidemment d'épiloguer sur la « trahison des syndicats » qui a aucun moment n'ont lancé d'appel à la généra. (21) Cf. Les Echos, 9-9-55 : « Il faut prévenir la crise sociale S, Le Monde, 1-10-55 (déclaration de P. Dreyfus, président de la Régie Renault), Le Monde, 17-9-55, p. 5. 24 lisation de la grève ; en fait, c'est la leur rôle et, si aucun mouve- ment d'ensemble ne s'est dessiné c'est que le prolétariat au fond u'en voulait pas. En août 1953, il y eut la grève générale des che- mins de fer et des P.T.T., en dépit des efforts des syndicats qui, n'ayant pu ni empêcher le mouvement, ni le contrôler, s'employè- rent à le briser. Certes, on peut dire dans l'abstrait que les centrales syndicales auraient pu soutenir l'action de la classe dans les mou- vements de type Nantes-Saint-Nazaire, c'est à dire dans les centres và la question des abattements de zône et de la surexploitation jouaient un rôle décisif, et organiser dans les grands centres indus- triels - touchés seulement par des conflits limités à quelques entre- prises sinon une solidarité de lutte, au moins une solidarité pécu- niaire que jamais les travailleurs ne refusent à leurs camarades en lutte. Mais, tracer pour les syndicats de telles perspectives reste gratuit, car la nature même de ces organisations fait qu'elles n'uti- lisent la combattivité de la classe ouvrière que pour leurs fins pro- pres. Le rôle du syndicat actuel n'est pas d'impulser des mouve- ments à tendance radicale, mais de maintenir le prolétariat dans le cadre de l'exploitation en en aménageant, si possible, les conditions. Dès que les ouvriers tentent de sortir, ne serait-ce que partielle- ment, du cadre établi comme à Nantes tous les impératifs de la stratégie et de la tactique syndicale, s'effacent devant celui-ci : les faire rentrer dans l'ordre. Pour les syndicats réformistes, ce rôle apparaît au grand jour : là où un mouvement éclate en dehors du cadre syndical, ils tendent à le briser, là où il n'y a qu'une faible combattivité, ils discutent avec les patrons de manière à empêcher toute action ; comme ils s'appuient en gros sur la fraction des salariés dominée par les idées bourgeoises et réformistes, ils peuvent jouer ce rôle directement sans avoir à perdre une façade de défenseur de la classe ouvrière. Et la bureaucratie confédérale F.O. peut se permettre de déclarer, en tablant sur le désir des salariés de maintenir leurs avantages actuels, que « l'augmentation généralisée et uniforme de l'ensemble des salaires dans un cadre interprofessionnel ne peut que conduire à une nouvelle inflation » (22). Pour la C.G.T., le but est le même fondamentalement mais les moyens utilisés pour y parvenir sont différents dans la période actuelle, à cause de son isolement et de son souci de garder une base ouvrière ; il lui est nécessaire de rentrer dans le circuit d'une discussion avec les syndicats réformistes et les patrons, mais il lui faut tenir compte des conditions différentes de son influence et de la combativité ouvrière. Dans les mouvements du type Nantes, elle va s'associer aux syndicats réformistes pour user le mouvement, pour promener les ouvriers, selon l'expression d'un délégué de Nan- tes, car elle est sûre que les syndicats réformistes ne feront pas bande à part sous menace d'être désavoués par la base ; dans ce cas (22) Communiqué du Bureau Confédéral Force Ouvrière.... man 25 elle participe directement aux discussions se félicitant de « l'unité syndicale »; ce faisant, la C.G.T. se trouve commettre un abus de confiance vis-à-vis des ouvriers unanimes dans la lutte. Les staliniens, forts de la combativité ouvrière qui oblige les bureaucrates syndicaux de toutes tendances à rester unis dans les négociations avec les patrons, détournent cette volonté de la base à leurs fins propres : Pour imposer aux patrons et aux syndicats réformistes leur parti- cipation aux discussions ; Pour s'en servir comme thème de propagande envers les mêmes syndicats réformistes et les salariés, en vue de la constitution de l'unité d'action et du front unique ; Pour agir en même temps que les syndicats réformistes comme direction du mouvement, en vue de briser toutes les manifes- tations autonomes de la classe et d'éviter notamment le recours à la violence ; à ce stade, la C.G.T. montre bien son idendité fondamentale avec les autres organisations. Dans les autres secteurs, là où des mouvements n' n'éclatent pas spontanément, ou la combativité n'affecte que certaines usines, ou certains ateliers, la C.G.T. va tenter de susciter une agitation se référant aux luttes de province, mais en ayant soin de leur donner un tout autre caractère. Forcée de donner des mots d'ordre valables pour tout le pro- létariat, la C.G.T. développe plus clairement son plan. Le but de l'opération est de « remplacer cette politique condamnée par le pays » par une « autre politique, grâce à l'unité ouvrière et à l'union autour de la classe ouvrière de toutes les forces populaires natio- nales du pays ». Par quels moyens ? Par « des négociations fran- ches et loyales » répond Frachon; « nos différends avec les patrons sc règlent par des espèces d'armistices qu'on appelle conventions collectives, accords de salaires, accords sur les conditions de travail, ou sur la durée du travail. Nos syndicats en ont passé et en passent de ces accords. Nous en avons même passé de célèbres avec les orga- nisations centrales patronales, Matignon le 7 juin 1936, par exemple. Est-ce que nous sommes prêts d'en passer de nouveaux ? Bien sûr : le programme d'action élaboré et voté au récent congrès de la C.G.T., contient toute une série de revendications que nous avons bien l'intention de faire reconnaître soit par la signature des patrons, soit par des lois... Nous relevons le défi de M. Villiers. Nous lui proposons des négociations à l'échelle nationale, en vue de régler par voie contractuelle, entre le C.N.P.F. et les centrales ouvrières, une augmentation de tous les salaires... la fixation, toujours contrac- tuelle, du salaire-minimum garanti à 145 francs... la suppression des abattements de zone >> (23). Les staliniens ont la nostalgie de Matignon. (23) L'Humanité, 22-6-55 : « Négociations franches et loyales » de Benoît Frachon. 26 - La tactique à suivre est celle qui a été définie dès le début de l'année avant les grèves et qui tend à permettre à la C.G.T., à la faveur d'une prise en mains de toutes les revendications, même les plus infimes, de regagner la confiance ouvrière et d'amener un rapprochement avec les syndicats réformistes : d'une part avoir l'air de coller aux réalités sociales, mais . en même temps les inscrire dans les perspectives propres de l'organisation. Les grandes lignes de cette politique sont définies fin juillet dans un communiqué de la C.G.T. : « Le bureau confédéral appelle les organisations et les travailleurs à poursuivre leur action, à pré- senter leurs revendications dans chaque entreprise et à agir dans une unité sans cesse renforcée en tenant compte des conditions propres à chaque entreprise » (24). Qu'est-ce que cela signifie ? Les consignes données à Saint- Nazaire et Nantes sont particulièrement instructives sur l'utilisa- tion par la C.G.T. des mouvements ouvriers. Tout d'abord, comme nous l'avons relevé, il n'est jamais question de Nantes comme exem- ple à imiter et comme lutte à soutenir solidairement. On demande aux ouvriers de « s'inspirer de l'exemple de Saint-Nazaire » et * sans calquer Saint-Nazaire » d'appliquer « les enseignements de la lutte à la situation particulière de chacune des usines où ils travaillent » (25). Saint-Nazaire a révélé, par l'action des soudeurs, une tendance autonome de la classe : la forme qu'a prise l'action au départ va être érigée en méthode d'action et cette méthode va être présentée comme un gage de succès ; mais le cadre de cette action doit rester localisé : pas de débordement hors du cadre de l’usine; la « métho- de » elle-même, qui a fait ses preuves à Saint-Nazaire, va être une caricature très habile, une « démocratie à l'usine » : les militants de l'organisation gardent le contrôle de la base, leur action dans la défense des cas particuliers leur regagne la confiance de cette base. En réalité, les « recommandations » prônent le respect des « for- mes démocratiques » (« il faut voir un par un chaque employé, cha- que agent de maîtrise, quelle que soit leur appartenance syndi- cale ou aux inorganisés et recueillir d'eux leurs aspirations, leurs revendications, leurs critiques », phrase d'un tract diffusé par la C.G.T. dans les milieux employés), le « chemin qui conduit au suc- cès » est soigneusement fixé par tous : il 'faut uniformiser l'action pour que l'organisation, le syndicat et le parti, en tirent tous les fruits. Là où il y a une poussée de la base, les méthodes préconisées (porte à porte syndical, votes par usines, etc...), seront un cadre pour prévenir tout mouvement de masse ; ailleurs, on morigène les «camarades responsables » de certaines régions non touchées par l'agitation qui « pourraient réfléchir à ces questions ». (25) (24) Communiqué du Bureau Confédéral C.G.T., L'Humanité, 28-7-55. (25) L'Humanité, 19-9-55 : « Pourquoi et comment luttent les métallur- gistes », de J. Breteau, secrétaire général de la Fédération des Métaux C.G.T. 27 partout l'unité et l'action se réalisent, se renforcent et se déve- Un examen superficiel peut laisser apparaître une contradic- tion dans l'action de la C.G.T. qui divise et localise des mouve- ments du type Nantes et essaie de promouvoir une certaine agita- tion dans les secteurs où les travailleurs ne ressentent pas la néces sité d'une généralisation de la grève. Si l'on considère le but « que 4 loppent, pour devenir un vaste mouvement populaire » afin d'as- surer « le renforcement de la C.G.T. » et « la réalisation de l'unité d'action », on s'aperçoit au contraire que tout est dans la voie tracée antérieurement par les staliniens : utiliser les actions loca- lísées, briser leur combativité propre, mais, s'en servir pour tenter un pseudo-mouvement populaire bien contrôlé pour renforcer les organisations (26). L'USURE DE LA LUTTE A NANTES 1 Nantes restait, après les accords de Saint-Nazaire, le point d'arrêt voulu par le patronat et le gouvernement, il avait aussi cette signification en sens inverse pour la classe ouvrière et, théo- riquement, les syndicats auraient dû mobiliser toute la classe ou- vrière pour un soutien matériel de cette lutte qui devenait celle de la classe tout entière. En réalité, non seulement comme l'indiquait Hébert, secré- taire de la fédération F.0. de la Loire : « les fédérations d'indus trie, dont la fonction essentielle devrait être de coordonner l'action revendicative, n'on pas voulu ou su jouer leur rôle » (27). Mais la lutte à Nantes n'a jamais été présentée comme ayant une valeur exemplaire pour la classe ouvrière mais a toujours été ramenée au niveau de toutes les autres luttes. Revendication uniforme de 40 francs et dépassement des organisations, étaient évidemment pas- sés sous silence, Saint-Nazaire étant cité comme seul modèle dont la classe ouvrière devait « s'inspirer » et non pas imiter. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, qu'aucun appel à la solidarité n'ait été lancé en faveur des travailleurs de Nantes. Un tel appel aurait rendu populaire la forme de lutte de Nantes, ce qu'il fallait éviter à tout prix ; ce n'est que le 24 septembre, que « le bureau confédéral de la C.G.T. verse 100.000 francs aux mé. tallurgistes nantais en lutte ». Ultérieurement, on ne parle que de solidarité locale pour annoncer le 3 octobre, qu'il a été collecté 7.500.000 francs (500 francs par travailleur pour près de deux mois de lutte), et pour faire ressortir le rôle d'organisations para-stali- niennes comme l'Union des Femmes Françaises. (28). (26) L'Humanité, 31-8-55, 17-9-55, 19-9-55. (27) Le Monde, 20-9-55. (28) L'Humanité, 24-9-55, 4-10-55. -28 hier, celui de la chaudronnerie des Chantiers de la Loire, compren. Au lendemain du référendum du 22 août, il y a une reprise générale du travail ; les négociations avec les patrons continuent à Ancenis, en présence du super-préfet. Officiellement, les syndicats sont toujours à l'accord du 17 août ; les patrons eux, proposent des augmentations différentes : dans la construction navale, les mê- mes salaires qu'à Saint-Nazaire, diminués de 5 %, dans les autres entreprises métallurgiques une augmentation horaire de 10 à 15 frs; il est difficile de dire si, dès cette époque, les patrons et les syn- dicats ouvriers se sont mis d'accord sur l'augmentation de salaires et qu'ils ne dévoilent pas cet accord en raison de la combativité ouvrière ; mais les syndicats ouvriers semblent avoir connu, dès cette époque, les ultimes conditions patronales d'une augmentation moyenne de 15 % et avoir étudié en conséquence le moyen d'user la combativité ouvrière pour faire accepter finalement cette aug- mentation. Evidemment, il n'est pas question de sembler traiter à ces conditions, à ce moment ; les minoritaires agissent dans les entre- prises pour montrer que « l'arrêt des manifestations de masse a été une erreur », et dès le 25 août, des débrayages recommencent à se produire. En même temps, des débrayages ont lieu dans d'autres corporations (bâtiments, tramways) ; il est relevé une situation confuse ; les meetings se succèdent aux meetings avec des rapports, des entretiens avec les patrons ; toutefois, la police a été retirée de la ville pour éviter à tout prix des incidents. Pendant une période de huit à dix jours, les syndicats profi- tent de cette accalmie pour encadrer le mouvement en vue de le contrôler et de le diviser. Lorsque les patrons décrètent le lock-out dans la métallurgie nantaise le 9 septembre, l'Humanité peut poser la question : « Comme il y a trois semaines ? Oui, dans une cer- taine mesure ; non dans une autre », et après avoir souligné qu'une manifstation s'est déroulée « sans aucun incident », elle ajoute : « C'est que depuis le 23 août, date à laquelle reprit le travail, après cinq jours du l' lock-out, il ne s'est pas écoulé une seule journée sans action ouvrière unie au sein des entreprises. A l'exem- ple du comité d'action (C.G.T. - C.F.T.C. - F.O. - Indépendants), qui dirige la lutte sans défaillance sur le plan local, des comités l'unité d'action ont été élus dans les usines et dans les différents services de chaque entreprise. Un des derniers constitués a été avant- nant 16 membres C.G.T. - F.O. - C.F.T.C. - inorganisés » (29) En d'autres termes, le mouvement a été « organisé » par les bureaucraties syndicales : dans chaque usine, ou dans les grandes entreprises dans chaque département, un comité d'action de compo- sition purement syndicale contrôle l'action ouvrière. Avant chaque meeting groupant tous les ouvriers ont lieu « des meetings de protes- tation devant les portes des usines », toute vélléité d'action auto- (29) L'Humanité, 10-9-55. 29 nome peut être ainsi brisée et l'action de l'avant-garde peut être ainsi plus aisément contre-carrée ; dans le meeting général seul un orateur parle, cela permet encore d'empêcher les minoritaires de s'exprimer. La tactique patronale reflète directement au début de septem- bre la position gouvernementale qui est de gagner du temps ; sans doute une certaine incohérence apparaît dans la politique patro- nale, certaines entreprises paraissant se désolidariser du syndicat patronal local. Les patrons proposent le 3 septembre la médiation qui est d'abord rejetée par les organisations syndicales, puis acceptée à titre officieux ; le 8 septembre, ils font en commission paritaire de nouvelles propositions toujours différenciées selon les entre- prises. La délégation ouvrière fait alors une première concession en indiquant qu'elle accepterait une augmentation uniforme en attendant que soit statué sur la validité de l'accord du 17 août ; la combativité ouvrière empêche évidemment les délégués syndi. caux de faire d'autres concessions aux patrons. Dans ces conditons, le patronat passe à un autre stade, le lock- out est décrété le 9 septembre par l'ensemble de la métallurgie nantaise ; mais ainsi que le fait ressortir l'Humanité, cette épreuve de force patronale n'entraîne pas de réaction violente, car les syndicats commencent à avoir bien en mains le mouvement. Il peut y ayoir des manifestations chaque jour, les ouvriers ne recourent plus à aucune violence, ils chantent des paroles plus ou moins menaçantes sur l'air de Frères Jacques ou de la Carmagnole, et au lieu d'attaquer la police ou les bâtiments publics, ils se contentent de pendre les patrons en effigie. La grève générale peut être lancée par les syndicats en réponse au lock-out pour le samedi 12 septembre, alors qu'elle n'avait pas été décrétée au moment du premier lock-out ; tout se passe dans le calme. La seule perspective offerte à cette grève générale, limitée à 24 heures, est une démarche auprès d'Edgar Faure, chef du gou- vernement, et ultérieurement des démarches à la préfecture et à l'Hôtel de Ville, pour tenter la reprise des négociations ; les délé- gués promènent les ouvriers et se contentent de violences verbales dans les comptes rendus qu'ils leur font. Les patrons peuvent se permettre un nouveau raidissement ; le médiateur officieux remet un rapport dont les conclusions sont nioins favorables aux ouvriers que les conditions patronales précé- dentes; dans le bâtiment, à la S.N.C.A.S.O., dans d'autres entre- prises métallurgistes, il est procédé à des licenciements individuels. A mesure que le patronat prend des mesures pour briser la grève, le terrain des discussions s'éloigne de plus en plus de la revendication originaire de 40 francs et de la question de validité de l'accord du 17 août ; en ne restant pas sur le terrain de la lutte mais en cherchant uniquement la reprise des négociations, les syndicats favorisent évidemment les patrons, car il faut d'abord discuter du rapport des licenciements avant de reprendre les dis- - 30 cussions réelles sur les salaires ; cela donne d'ailleurs aux délégués l'occasion de victoires faciles quand ils peuvent annoncer le 20 sep- tembre, la reprise des pourparlers et l'annulation des licencie- ments ; mais à ce moment, la grève dure depuis plus d'un mois et les patrons et syndicats pensent que les ouvriers seront plus dociles. Pendant toute cette période, deux incidents seulement se pro- duisent, l'un le 13 septembre aux Chantiers de la Loire, où une brève bagarre oppose un groupe d'ouvriers aux C.R.S., l'autre le 19 septembre, où la police qui essaie de dégager deux camions amé. ricains bloqués par la foule des manifestants, est violemment prise à partie, ce qui est le point de départ de bagarres qui durent toute la soirée ; ces incidents sont dénoncés le lendemain à un meeting comme « des manœuvres de provocation qui veulent discréditer le mouvement ouvrier » (30), et sont un prétexte pour réclamer des ouvriers la discipline la plus stricte; en d'autres temps, les stali- niens auraient monté en épingle un incident tirant son origine de la présence de troupes américaines et montré les ouvriers de Nantes comme des héros ; au lieu de cela, l'Humanité expédie l'incident en quinze lignes le présentant comme une < provocation poli- cière » (31). Bientôt, la presse bourgeoise commence à souligner que « la population nantaise, dans son ensemble, estime que le conflit a trop duré, qu'il faut en sortir, et que les manifestations, justifiées ou non, doivent faire place à la conciliation ». (32) C'est ce moment que choisit précisément le syndicat patronal, pour faire ses propositions définitives d'augmentation différenciée suivant les entreprises, desquelles il ressort un taux moyen d'aug- mentation d'environ 15 %. Peu à peu, partant de ces proposi- tions, les syndicats orientent les ouvriers vers un référendum, les réunions succèdent toujours ' aux réunions, les meetings aux mee- tings, sans résultat positif. Une nouvelle fois, les pourparlers sem- blent être rompus le 28 septembre, et le lendemain, alors que les délégués syndicaux sont à Paris pour « renouer les pourparlers », de nouvelles bagarres ont lieu à Nantes : d'importants groupes de métallurgistes (environ deux à trois mille), tentent d'occuper le centre de la ville et de bloquer les ponts ; ils sont alors pris à partie par les C.R.S. et des bagarres se déroulent jusqu'à 23 heures, Les patrons maintenant toujours leurs positions, les syndicats se sentent assez forts cette fois, pour faire voter les ouvriers en deux temps : un premier référendum à lieu le 3 octobre, et les ouvriers doivent indiquer s'ils acceptent de voter sur les proposi- tions patronales ; sur 13.700 métallos, 10.657 participent au vote, 5.716 suivent les syndicats et 4.825 sont contre. Le 4 octobre, un (30) Le Monde, 21-9-55. (31) L'Humanité, 20-9-55. (32) Le Monde, 24-9-55. - 31 X deuxième référendum, cette fois sur les propositions patronales elles-mêmes, donne des résultats sensiblement identiques : il y a 3.500 abstentions, 10.825 votants, 5.482 oui, 4.644 non. En même temps, le 3 octobre, les ouvriers du bâtiment ont accepté par 1.042 voix contre 1.027, des propositions patronales accordant des augmentations similaires à celles offertes dans la métallurgie. Le vote dans la métallurgie a lieu, comme celui du 22 août, par usine, ce qui permet évidemment aux centrales syndicales d'exploiter au maximum la situation; celles-ci affirment d'ailleurs très sérieusement que l'unité du mouvement est sauvegardée, puis- que le dépouillement des suffrages a lieu sur le plan local. Le noyau d'environ quatre à cinq mille ouvriers qui étaient hustiles à la reprise du travail et voulaient poursuivre le mouve- ment représente sans aucun doute la fraction des ouvriers influen- cés par les éléments les plus conscients, par les minoritaires dont l'action était déjà apparue au début du mouvement ; lors du mee- ting qui précède la reprise du travail, les représentants du comité d'action s'étaient fait prendre particulièrement à partie, notam- ment le délégué cégétiste », les ouvriers présents à ce meeting étaient « en majorité ceux qui s'étaient prononcés pour la conti- nuation de la lutte, il s'agissait aussi d'éléments non syndiqués qui manifestaient leur mécontentement » (33). « Chose curieuse, dans ce conflit, ce sont les inorganisés qui ont été souvent les plus revendicatifs » (33). Cette simple phrase, glissée presque au hasard de la rédaction d'un article, nous paraît contenir toute l'essence du mouvement de Nantes. Des faits non moins significatifs, destinés à faire durer le mou- vement de Nantes, apparaissent dans les renvois successifs du juge- nient sur la validité de l'accord signé le 17 août. Le tribunal devait se prononcer le 1°' septembre, mais renvoie son jugement au 20 sep- tembre : c'est précisément à cette date que le médiateur officieux a été désigné. Le 19 septembre, intervient un incident pour le moins curieux. Mo Leouyer, avoué, qui devait se présenter devant le tri- bunal civil au nom de la fédération F.O. de la Loire-Inférieure (aux mains de minoritaires) est atteint d'une balle dans le ventre, alors qu'il regardait de son balcon les luttes qui se déroulaient dans la rue, entre les ouvriers et les C.R.S.; son état très grave, l'empêche évidemment de se présenter à l'audience du lendemain et le tri- bunal « estimant qu'il n'avait pas les éléments nécessaires pour se prononcer, a décidé la comparution des parties pour le jeudi 22 à 14 heures, en chambre du Conseil, pour complément d'informa- tion ». Le 22 septembre, les dépositions ont lieu à huit clos pen- dant six heures, mais le tribunal renvoie son jugement au 27 sep- tembre : manifestement les ouvriers ne sont pas « mûrs » pour entendre dire que l'accord du 17 août n'est pas valable. (33) Le Monde, 6-10-55. - 32 Le 27 septembre, le tribunal entend les plaidoiries et les conclu- sions du Ministère public ; les avocats des syndicats insistent sur le fait qu'il n'y a pas eu de violence caractérisée ; le tribunal ordonne à nouveau un complément d'information et demande l'au- dition du directeur départemental du travail ; évidemment à cette date un jugement empêcherait l'accord qui est prêt de se réaliser, d'intervenir, puisque cinq jours plus tard les ouvriers devaient accepter les propositions patronales ; le renvoi du jugement dont on ne reparlera plus par la suite, a simplement pour but d'éviter de troubler l'« apaisement » qui a été obtenu non sans mal. LES GREVES DU TYPE NANTES ch Dès la fin d'août et le début de septembre, alors que la situa- tion à Nantes est encore indécise, toute une succession de mouve- ments éclatent avec des caractéristiques semblables, dans les régions où les conditions de travail sont analogues. Fin août, trois zones, bien distinctes sont touchées par ces grèves : a) La région de Nantes : métallurgie et radio-électricité à Cholet, métallurgie au Mans, métallurgie et ardoisiers à Angers, chan- tiers navals, métallurgie et bâtiments à Lorient. L'influence directe de Nantes amènera les mêmes formes d'action : grève illimitée, manifestation de rue, violences et bagarres et les mêmes répliques patronales (lock-out) ; les revendications sont les mêmes. Nantes restant le point vital, les résultats seront aussi des demi-mesures après usure de la combativité ouvrière, à la suite de plus d'un mois de grève. On retrouve les mêmes tendances autonomes dans l'action, le contrôle sur les syndicats et les mêmes limitations ; b) Les chantiers navals des grands ports : La Seyne, La Ciotat, Rouen, Brest, Bordeaux, La Rochelle, Dunkerque sont les prin- cipaux centres d'agitation. Là apparaît l'incohérence du patro- nat qui, comme à Saint-Nazaire, cède après un temps plus ou moins long, des augmentations allant jusqu'à 20 %. Mais l'una- nimité des ouvriers ne force déjà plus partout les syndicats à l'union. A La Seyne, un accord sépare F.O.-C.F.T.C. pour 12 % d'augmentation réussit à briser le mouvement; c) Les centres isolés de province : Cette extension de la grève reste isolée dans des zones locales bien définies. A Belfort, dès la fin août (usines Alsthom), la grève est générale et le patron décrète le lock-out; mais aux usines Peugeot, voisines, une légère augmentation suffit pour écarter tout mouvement. A Saint-Etienne et dans la Loire, au début de septembre, le bâti- ment et la métallurgie font alterner grèves limitées, débrayages, manifestations à mi-chemin entre une action spontanée et une grève de syndicats ; une tentative d'extension dans les mines 33 échouera. A Commentry, l'action dans la métallurgie présente ces mêmes caractéristiques ; par contre aux usines Dunlop (pneumatiques), à Montluçon, la grève durera près d'un mois à dater du 6 septembre avec lock-out patronal et la reprise du travail aura lieu le 4 octobre dans la confusion. Actions localisées, situation plus confuse qu'à Nantes, un contrôle plus étroit des luttes par les syndicats : telles sont les tendances qui peuvent se dégager. Après usure de la combativité ouvrière, après un mois de lutte et quand tout sera près d'être règlé à Nantes, les patrons mettront fin à ces conflits en abandon- nant les augmentations limites de 8 à 10 %. Les tentatives d'extension contrôlée dans les gros centres industriels et les secteurs publics. Sur tout ce fond de grèves localisées en province, la C.G.T., utilisant les revendications d'entreprises, d'une catégorie de salariés d'un atelier, va tenter pour créer artificiellement une « unité » de lancer des mouvements revendicatifs « sur le modèle de Saint- Nazaire ». Ce faisant, elle se trouve acculée à une contradiction : ce qu'elle montre comme modèle est le résultat d'une unanimité à la base venant de conditions communes d'exploitation ; et elle essaie de promouvoir cette « unité » à partir de revendications isolées d'ate- Tier, de départements ou d'usines. Comme dans toute action d'organi- sation et promue d'en haut, les différents syndicats peuvent maneu- vrer dans l'indifférence de la base qui, en dehors des militants, reste étrangère à cette agitation. Les syndicats réformistes peuvent jouer leur jeu habituel; la C.G.T. peut dénoncer ces « trahisons » et s'adjuger bien gratuitement les lauriers de seul défenseur de la classe ouvrière. Sauf quelques cas très limités et en dépit d'un battage à l'extension des grèves à partir de la mi-septembre, tout reste agitation superficielle. D'ailleurs, les staliniens ont bien soin de déclencher cette agita- tion successivement dans les différents secteurs, et non simultané- ment et vers la mi-septembre, alors que les répercussions de Nantes sont beaucoup moins à craindre. D'abord dans les mines, dans la Loire dès le 5 septembre, en , utilisant l'agitation spontanée dans le bâtiment et la métallurgie, le 9 septembre en Lorraine, le 12 septembre dans les mines du Nord, pour reprendre dans les mines de fer de l'Est. Mais le mou- vement dans tous ces secteurs pourtant très fortement contrôlés par les staliniens, reste partiel. Puis dans la métallurgie parisienne et le bâtiment, puis dans la métallurgie du Nord, tout reste très sporadique avec des débrayages très limités sauf dans quelques usines solidaires des autres usines de la même société en grève en province (usine de IC - 34 - la S.F.R. de Levallois, solidaire de celle de Cholet, usines Alsthom de Colombes et de Paris, solidaires de celles de Belfort). Vers le 8 septembre une tentative d'extension à l’E.D.F. reste sans résultat. Se basant sur un mécontentement de certaines catégories du métro et des autobus et de son influence dans ce dernier secteur, la C.G.T. essaie de relancer une certaine agitation dans ce secteur le 12 septembre. Dans les autobus un premier mouvement spon- tané a déjà eu lieu le 30 août pour le paiement d'une prime de 4.000 francs et la direction cède après trente-six heures de grève; les grèves du 12 septembre, d'abord assez confuses, semblent dé- border les syndicats, puis se terminer dans la confusion après d'évidentes manquvres syndicales (vote de la reprise du travail par. dépôt alors que manifestement les conditions de travail sont les mêmes pour tous, ceci étant un exemple précis de l'application de mots d'ordre de « démocratie syndicale » pour briser un mou- vement). Partant de cette action, les staliniens essaient d'étendre les grève tournantes à la S.N.C.F. vers le 19 septembre; après quel- ques débrayages, très limités, ils saisissent l'occasion d'une reven- dication très particulière et limitée d'un syndicat autonome des agents de conduite pour déclencher une grève, de vingt-quatre heures (les délégués de la C.G.T. se sont d'ailleurs engagés vis-à-vis de ce syndicat de limiter strictement le conflit à 24 heures). Quand tout est terminé dans ce secteur, c'est le tour du service des eaux, le 30 septembre, et des services publics, toujours sous forme de débrayages limités ou grèves perlées, pour des revendi- cations souvent très limitées. Le gouvernement et le patronat ont d'ailleurs pris rapidement les dispositions habituelles pour éviter que cette agitation ne dégé- nère en mouvement plus ample; hésitant sur les intentions réelles dies staliniens, ils préfèrent céder soit avant la grève, soit après la marge prévue de 5 à 10 % de salaires, souvent en traitant avec les syndicats réformistes. Derrière cette façade édifiée tant par les staliniens que par les journaux bourgeois, il n'y a de réel que les mouvements de zones de province et le désir de quelques catégories isolées de profiter de l'occasion pour quelques aménagements de détail de leur condi- tion : mais il n'y a pas la grande vague revendicative que la C.G.T. prétend impulser et les références à 1936 restent particulièrement abusives. + Le point essentiel qui se dégage des mouvements d'août et de septembre 1955 est peut-être dans la divergence de plus en plus marquée des voies suivies par les organisations syndicales (essentiellement les staliniens) et l'action propre de la classe : les syndicats s'intègrent d'une manière plus complète dans le sys- - 35 tème capitaliste passant presque ouvertement de la position d'inter. locuteurs à celle de co-gestionnaires de la force de travail des ouvriers, liés par un contrat avec les patrons; la classe ouvrière tendant inversement à agir de façon autonome dans des cas limités et d'une manière violente, pour briser le cadre étroit de cette intégration. Le schéma que l'on avait pu tracer d'une classe ouvrière pre- nant conscience du rôle réel des syndicats, et tendant de constituer directement des organismes autonomes, ne semble pas valable tout au moins dans la situation présente. Les luttes de Nantes ont eu le mérite de souligner quelle était la situation objective du prolé- tariat français, quelles étaient ses positions face aux syndicats et quel était le rôle d'une avant-garde ouvrière. Il semble qu'à l'in- térieur des cadres imposés par la structure même de l'état capi- taliste et sans chercher à mettre directement en cause cette struc- ture, une fraction importante de la classe ouvrière guidée par une avant-garde ouvrière se situant tantôt dans les syndicats, tantôt en dehors de ceux-ci, développe des tendances autonomes s'expri- mant dans la violence, la combativité, l'unanimité; il en résulte, indirectement, un renversement momentané du rôle des syndicats (les habituels meneurs étant contraints de se laisser mener) et un éclatement, non voulu comme tel à l'origine, du cadre syndical. J. SIMON. 36 - 1 Inaction chez Renault A la rentrée des vacances les ouvriers de mon atelier ne s'inté- ressaient guère aux événements sociaux. Nous sommes encore restés dix à quinze jours imprégnés de cette atmosphère de vacances que nous quittions peu à peu. Les derniers arrivants finirent par contras- ter tellement avec leurs mines bronzées et souriantes que la joie de leur retour n'arrivait plus à ébranler l'amertume de notre travail. Peu à peu les visages reprirent leur aspects habituels et avec eux les conversations sur les réalités de tous les jours. Mais ce fut surtout la grève du métro et des bus qui fit délier toutes les langues. C'était une grève impopulaire dans l'ensemble. Beaucoup d'ouvriers s'en plaignaient, parce qu'elle gênait ceux qui venaient travailler et parce qu'elle n'était pas une vraie grève : « On ne savait jamais si tel ou tel métro marchait ou pas ». Cette grève était injuste car elle ne lésait que certains d'entre nous et les victimes étaient beau- coup plus furieuses de cette injustice que de la grève elle-même. Certains, enfin, ne se sentaient aucune solidarité avec les fonc- tionnaires et surtout avec ceux dont le travail n'était pas comparable au nôtre, c'est-à-dire en particulier ceux qui restaient dans des guichets toute la journée. Chacun parlait des difficultés qu'il rencontrait pour venir tra- vailler et c'est ainsi que s'introduisaient des considérations sur les conflits sociaux en général et sur ceux de Nantes et du Métro en particulier. Une affiche nous informa que le jeudi 15 septembre des discus- sions entre la direction et les délégués syndicaux allaient s'engager au sujet des salaires. Le centre de nos préoccupations se déplaça encore une fois des événements généraux vers les événements de notre usine. La majorité des ouvriers étaient convaincus que la direction lâcherait une augmentation importante. 37 Le Jeudi 15, à 13 heures, à la reprise, des groupes se formaient dans l'atelier; on apprenait que la direction lâchait 1 % d'augmen- tation jusqu'à la fin de l'année et 3 % en 1956. Cette nouvelle ne fit qu'irriter la majorité d'entre nous; nous jugions l'augmentation dérisoire. Cependant, le travail reprit. A peine avions-nous rejoint nos machines qu'une clameur s'éleva. Quelques minutes plus tard un groupe d'une centaine d'ouvriers venus des ateliers voisins débou- chèrent dans notre atelier en scandant « nos 40 francs ». Pendant que ce groupe poursuivait sa marche le long de l'allée centrale, certains d'entre nous allèrent trouver les délégués de nos ateliers; d'autres se joignirent aux manifestants. Tous les regards étaient tournés vers les délégués. Qu'allait-on faire ? Les délégués ne bou- gèrent pas; le défilé avait à peine quitté l'atelier que toutes les machines s'étaient remises en marche. Le cortège des manifestants se rendit devant les bureaux de la direction; là un délégué monta sur la grille et annonça qu'une délégation irait poser les revendications à la direction. Dès que fut ouverte la porte qui donne dans le hall des services de la ection, ce fut une ruée générale, chacun poussant pour entrer et exprimer sa colère. Quelques cégétistes dévoués sous le comman- dement du délégué arrêtèrent le flot des envahisseurs et firent un barrage pour garder la porte. Une trentaine d'ouvriers s'étaient tout de même introduits dans le hall. A l'intérieur, ce fut un membre du service de la direction qui a pour fonction d'introduire les visiteurs qui nous reçut. Le délégué demanda à l'huissier de communiquer à la direction les revendi. cations posées par les travailleurs. Celui-ci objecta qu'il lui était impossible de prévenir de suite la direction de cette démarche car elle était en train de siéger avec les représentants syndicaux au sujet des salaires. Mais il s'empressa d'ajouter qu'il ferait la commission dès qu'il lui serait possible, « Il ne le fera pas » s'écria un manifestant visiblement mécon- tent de s'arrêter dans l'antichambre de la direction. Après avoir affirmé à plusieurs reprise sa bonne foi, l'employé se mit à noter avec application le discours que faisait le délégué. Ce dernier souligna que les augmentations accordées ne correspon- daient pas au désir des ouvriers et que ceux-ci réclamaient 40 francs de l'heure. « Uniforme pour tous », interrompit un manifestant qui fut aussitôt soutenu par d'autres « Pas de hiérarchie dans l'augmen- tation ». Un ouvrier demanda à s'exprimer. Il dit que nous ne voulions pas « des accords comme à la General Motors » qui nous enlève- raient notre droit de grève. Son intervention fut chaleureusement approuvée. L'employé fut encore obligé de promettre qu'il ferait la commission en agitant son carnet de notes au-dessus de sa tête, car la salle restait houleuse et incrédule. Puis le délégué nous invita à nous retirer après avoir posé un ultimatum : « Si demain nous 38 + n'avons pas de réponse de la direction, nous envisagerons d'autres actions à mener ». Dehors le délégué monta sur la grille pour informer les mani- festants qui avaient considérablement diminué. En fait il se contenta de répéter une troisième fois ce qu'il avait dit avant d'entrer et à l'intérieur. Puis en groupe nous regagnâmes nos ateliers devant le regard inexpressif des gardiens. Le vendredi 16, pendant la matinée, rien ne se passa; les ouvriers ne manifestaient pas le désir de débrayer ou bien la plupart s'expri- maient toujours dans ces termes : « Il faudrait que tout le monde se mette dans le coup ». Chacun se déclarait prêt à se lancer dans un mouvement géné- ral. Mais comment partirait ce mouvement, qui l'organiserait ? Autant de questions qui restaient sans réponse. Nous fûmes prévenus qu'à 12 h. 30 il y aurait une réunion dans l'atelier, organisée par la C.G.T. Il fallut bien du mal pour rassembler la moitié de l'atelier. Ce fut le délégué du Comité d'entreprise qui exposa les faits : La direction augmentait nos salaires de 4 %, trois semaines de congés rayés, paiement d'une prime pour les malades, etc. Le délégué conclut que cela était loin de notre revendication de 40 francs. « Allons-nous nous laisser faire ? » « C'est à vous de proposer une action si vous êtes en désac- cord avec ce qu'offre la direction. » La conclusion du délégué fut accueillie par un silence. Il reprend, en colère : « Voyons, parlez, proposez, vous voulez débrayer ou pas ? » « On veut bien, mais les autres ? » « Les autres s'occupent aussi, ne vous en inquiétez pas. Il y a des réunions dans toute l'usine. » (Nous apprîmes par la suite que ce n'était pas vrai). « C'est à vous de décider ; les autres font leur boulot de leur côté. » Je propose d'élire un Comité de grève dans chaque atelier et de réunir tous les Comités de grève pour décider et coordonner l'action. La fin de mon intervention est couverte par la voix d'un cégé- tiste qui propose aussitôt de faire une heure de grève entre 15 et 16 heures. Cette proposition est soutenue par tous les cégétistes; les antres ouvriers ne sont pas d'accord avec la proposition. Un quart d'heure plus tard un tract est distribué dans quelques ateliers invitant les ouvriers à débrayer entre 15 et 16 heures et à venir au meeting devant la direction. A 15 heures, Linet (député communiste), suivi d'une escouade de photographes journalistes de la « V.O. » et de « l'Huma », s'avance dans la rue Emile-Zola. Ils sont une trentaine. La police de l'usine les surveille et dès qu'ils arrivent à la hauteur de la grande porte de la direction, les portes se ferment et sont verrouillées. Les ouvriers commencent à arriver de l'île, de notre atelier, de - 39 nent pour l'artillerie, etc. On nous raconte que, pour venir, certains ont dû faire sauter les chaînes que les gardiens avaient mis aux portes pour les empêcher de passer, . Le climat est tendu; la moindre provocation entraînerait la bagarre. Linet fait un discours pour dire qu'une délégation va se rendre à la direction, pour poser nos revendications. Puis la même scène que la veille se déroule. Les délégués sont obligés de contenir le flot de quelques ouvriers qui voulaient entrer dans les bureaux exprimer ouvertement leur mécontentement. Nous savons qu'à l'intérieur les délégués répètent le même discours que la veille à un employé apeuré qui doit noter sur son bloc et répondre avec des gestes d'impuissance à ceux qui le pren- le directeur. Linet recommande le calme et invite ensuite les ouvriers à le suivre rue Yves Kermen où les hauts-parleurs sont installés pour le meeting Le discours de Linet et des délégués C.G.T. se répète. C'est le même qu'hier; il se borne à protester contre les accords et à inviter les ouvriers à s'unir. Il n'y a pas de consignes, alors on épilogue longtemps sur la misère des travailleurs. Puis c'est au tour des figurants de parler. Un ouvrier de F.0. et du S.I.R. dénonceront tour à tour leur centrale et leurs respon- sables syndicaux. Les ouvriers, lassés par ces discours vides de perspectives, se dirigent peu à peu vers les ateliers. A la fin, la foule s'est réduite de moitié. Ce sont surtout les cégétistes qui sont venus ; il n'y a pas eu de mouvement d'humeur contre le ridicule. des discours. La masse était en colère, mais incapable pour l'instant, d'aller plus loin que les phrases vides des dirigeants. Par cette heure de grève beaucoup ont libéré leur conscience, ils ont fait quelque chose ; d'autres n'ont même pas fait cela. Mais dans notre atelier c'est visible que les ouvriers sont satisfaits de ne pas s'être lancés dans un mouvement. Nous avons eu des avantages sans rien faire. Nous avons récolté ces avantages par la lutte que les autres (ceux de Nantes en particulier) ont menée. Les grands mouvements se terminent peu à peu ; chacun sent bien que tout est fini. «Encore une occasion de ratée », sera la conclusion de beaucoup. « Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond », cela aussi est la conclusion de certains, qui considèrent que ceux qui organisent les mouvements, les organisent mal. Mais cette machine qui est l'organisation, qui est le syndicat, est considérée toujours comme incompréhensible et inaccessible. се D.MOTHE. 40 L'accord Chausson En juillet et août, les événements de Saint-Nazaire, puis ceux de Nantes, n'ont pas eu d'écho remarquable chez Chausson. Rares étaient ceux qui s'intéressaient à ces grèves. A vrai dire, les vacances étaient le souci dominant. D'autre part, les syndicats semblaient fort peu se soucier de donner des informations ou d'en- treprendre une campagne de solidarité. Même fin août, au retour des congés payés, La Renaissance, organe des cellules Chausson du P.C., parle en deux lignes du sang ouvrier à Saint-Nazaire et à Nantes, dans un long article sur la répression en Afrique du Nord. Rien d'autre. En somme, pas de « climat » effervescent. On doit rap- peler que, depuis l'échec complet de la grève de cinq semaines, en février-mars 1950, tous les mots d'ordre syndicaux sont suivis avec circonspection, et qu'il n'y a eu que des mouvements limités à l'équipe ou à l'atelier. Mais septembre commence sous le signe d'une agitation dans la métallurgie de province et dans la région parisienne, les grèves de la R.A.T.P. entravent l'activité et mettent au premier plan des conversations la situation sociale. En même temps, la propagande syndicale se fait plus active et c'est dans les deux premières semai- nes un déluge de tracts qui insistent sur la « grande frousse » patro- nale et visent à persuader la masse ouvrière que, plus que jamais, le moment est venu de frapper un grand coup. En même temps, les délégués circulent dans les ateliers, d'une façon très décousue, pour dresser les cahiers de revendications à présenter à la direction. Ces cahiers se présentent finalement ainsi : 1° Augmentation horaire générale de 40 francs ; 2° Retour à la semaine de 40 heures, sans diminution du pou. voir d'achat; 3° Diminution des cadences ; 41 comedy . 4° Trois semaines de congés payés ; 5° Paiement de toutes les fêtes légales. A Asnières même, il n'y a pas encore de débrayages spontanés, mais aux chaînes de carrosserie, à Gennevilliers (Panhard, Ver- sailles, Colorale, Juvaquatre, Peugeot, Autocars), où les gars ont des revendications particulières, et où le travail est un bagne, l'agi- tation est très grande. Les ouvriers parlent du succès de Saint-Nazaire. Le Directeur général, flairant le vent, adresse le 14-9, une lettre à chaque membre du personnel, mettant en relief : 1° Que malgré leur augmentation forte, les travailleurs de Saint-Nazaire restent bien en-deça de ceux des usines Chausson (toutes primes comprises, un manquvre gagne 190 frs de l'heure, un P 2 de 260 à 310 frs, environ); 2° Que la direction suit une politique d'augmentation progres- sive des salaires, et que pour le présent, rien ne peut être fait. Cette lettre étrange a pour effet de renforcer le personnel ouvrier dans l'idée que le patronat redoute un mouvement et par conséquent, consentirait à « lâcher quelque chose », pourvu qu'on le lui demande fermement. Parallèlement, malgré le mutisme de la C.G.T. sur la question, i) vient aux oreilles de tous qu'un accord vient d'être passé chez Renault, dont on retient surtout les 4 %. d'augmentation et les trois semaines de congés payés. C'est pourquoi, lorsque sous la pres- sion certaine de la « base » à Gennevilliers, les syndicats C.G.T. pro- posent un débrayage de 14 à 16 h., le jeudi 22 septembre, « un groupe de travailleurs d’Asnières ayant écrit une proposition d'ac- tion pour tout le groupe afin d'obliger la direction à discuter des salaires, les sections C.G.T. des usines SUC... l'ont examinée atten- tivement, l'ont retenue et approuvée », suivant un puissant de brayage de la carrosserie le mardi 20, c'est un plein succès. Dési- reuses de ne pas être dépassés, la C.F.T.C., de bonne grâce, et F.0. en rechignant (« la C.G.T. n'a pas demandé l'avis des autres organi- sations »), se joignent au débrayage. Dans la rue, se pressent quel- ques trois à quatre mille ouvriers et quelques dizaines de mensuels d'Asnières (débrayant à 90 %) et de Gennevilliers (100 %). Le meeting est placé sous le signe de l'Union. Marrane de la C.G.T., y passe en vedette « américaine », tire les rieurs à lui et fait de l'es- prit sur le dos du patron. L'ambiance est très chaleureuse, les mots d'ordre, maintes fois repris, sont : nos 40 francs et Chausson peut payer. Information y est donnée que la direction recevra les délé- gués le lendemain matin. On rentre à l'atelier, convaincus que le patron, ébranlé par la puissance du débrayage, lâchera le « quelque chose ». Les plus optimistes vont jusqu'à 10 francs, quant aux trois semaines, elles sont pour ainsi dire dans la poche. (On ne trouve pas un gars qui croit aux « 40 francs »). Le lendemain, à la reprise de 13 h. c'est la douche écossaise : rien pour les salaires, rien pour les congés. La direction prévoit seulement une nouvelle incorporation de prime dans le salaire de .42- base, ce qui représente environ 1 %. Une misère, une provocation. Les rires sont amers et au travers du flottement qui se produit dans les ateliers, un débrayage s'organise, mais ne rencontre pas le suc- cès de la veille. Au reste, les informations sont contradictoires et la direction parle d'une nouvelle formule de salaire pour 1956. En somme, on attend d'en savoir plus long. Le lundi 26, on est fixé : la direction affiche ses propositions, qui n'apparaissent d'ailleurs pas comme une réponse aux revendi- cations, mais comme le fruit d'une cogitation sereine. Il s'agit tou- jours d'une incorporation de prime et d'une nouvelle majoration de 1 % à partir de décembre. La prime variable dite « sursalaire » serait supprimée et remplacée provisoirement par une prime fixe qui lui serait égale. A partir du 1er janvier 1956, une nouvelle forme de prime lui succéderait, sur laquelle il n'y a pas d'infor- mation. Il est rappelé finalement que du 1-1-55 au 31-12-55, l'aug. mentation des salaires serait ainsi de 7 %. Cette réponse ne fait le compte de personne, ni des syndicats, qui dans l'histoire ne sont pas pris aux sérieux, ni des ouvriers, qui se trouvent loin des augmentations escomptées. A Asnières même, la fermeté de la direction ébranle l'esprit combatif des ouvriers. C'est, qu'à vrai dire, il semble que l'ambiance n'est pas, n'a jamais été à la grève. A Gennevilliers, il en va autrement et comme on dit « les gars ont mangé du lion ». Un nouveau débrayage est donc décidé par les syndicats pour le jeudi 29 septembre. Entre temps, il se produit du tirage dans ľ « unité d'action ». La C.F.T.C. se laisse traîner et F.0. tente de conclure un accord à la sauvette avec la direction ; ce qui se saura, et à la réunion du 29, le représentant F.O., pris à partie par la C.G.T., sera conspué par les assistants. Mais c'est tout ce qu'on aura à présenter comme réalisation. C'est maigre. Le 30 septembre, on apprend les nouvelles propositions de la direction, par la voix du représentant C.F.T.C. Il apparaît que la direction consent une légère augmentation, mais d'autre part, s'en tient au brouillard pour ce qui concerne le mode de rémunération en 1956, tout en demandant aux syndicats de signer un accord de non-recours à la grève (en somme une variante de l'accord Re. nault). Rien de nouveau pour les trois semaines de congé. De l'exposé embarrassé du délégué, il ressort que les divergences de vues entre les syndicats sont profondes et qu'il y a une tendance de la C.F.T.C. pour la signature. La semaine suivante, se déroulent plusieurs entretiens délégués- direction. Il est très difficile de recueillir des informations. A la < base » on attend patiemment. On est loin de l'allant des semaines précédentes. La C.G.T. fait état de la scission de fait qui s'est produite dans le bloc « d'unité d'action » par un tract dénonçant les dernières pro- positions patronales du 3 octobre, comme incomplètes et insuffisantes, tract que n'ont pas approuvé C.F.T.C. et F.O. qui, elles, sont prêtes 4 43 reaux, les م) : - à discuter avec la direction les questions de liaison des salaires avec la productivité. Le tract conclu sur un appel à l'unité à la base et appelle les ouvriers à décider « ensemble, dans les équipes et bu. moyens à mettre en oeuvre pour imposer les revendica- tions ». De son côté, la C.F.T.C. rend compte des propositions patro- nales et conclut : « Sans engager l'avenir des discussions, les orga- nisations syndicales doivent 'prendre en considération ce qui est déjà acquis par la lutte, et... travailler avec l'ensemble du personnel pour que l'année 1956 voie une amélioration, etc., etc... >> On le voit, ni d'un côté, ni de l'autre on ne pousse à la grève et la revendication des 40 francs s'est envolée. De discussion en discussion, on en arrive à la signature d'un accord entre la direc- tion d'une part, et d'autre part la C.F.T.C., les Indépendants (sans la moindre influence), et la C.G.T., section des mensuels, ne com- portant pas de clause sur le non-recours à la grève. Manquent les signatures de la C.G.T. (ouvriers) et de F.O. La position ambiguë de la C.G.T. ne peut résister longtemps et dès le 24, un tract C.G.T. annonce son acceptation et de son côté F.0. maintient et justifie son refus. Position de la C.G.T. : « après consultation de ses syn- diqués et du personnel » (ce qui est faux pour le personnel), elle signe, compte tenu des côtés positifs de l'accord : augmentation horaire de 7 à 11 francs ; garantie de trois semaines de congés ; l'accord ne se réfère pas à la productivité ; auxquels s'opposent les aspects négatifs : augmentation insuffisante dans l'immédiat ; promesse d'augmentation de 4 % pour 1956, insuffisante. Mais l'accent est mis sur ce que nous n'attendons rien de bavardages interminables avec la direction, en dehors de l'appui des travailleurs... seule l'action cimentée dans une solide unité à la base apportera des satisfactions substantielles... ». C'est en clair, l'acte de décès de six semaines d'agitation. F.O., pour sa part, ne signe pas « dans l'intérêt des travailleurs », les dernières propositions patronales ne valent pas la peine « que nous engagions notre signature » et s'appuie surtout pour refuser sur les ténèbres dont est entouré le dessein patronal de modifier dès 1956, la formule des salaires. Selon F.0. toujours, actuellement « le cheval est peut-être borgne, nous ne voulons pas le changer pour un aveugle ». Trois semaines après la « signature » en question, pas un membre du personnel n'a pris connaissance, in extenso, de l'accord. Mais il n'en est pas besoin pour dresser le bilan suivant : Résultats acquis : Augmentation des horaires de 7 à 11 francs environ ; exem- ple pour les mensuels : une paie de 58.000 frs sera portée à 59.850 (soit 1.850 frs par mois) ; - Trois semaines de congés payés pour les ouvriers ; Indemnités journalières en cas de maladie. 44 Signification de la lutte : Le mouvement a été constamment placé sous la tutelle des syn- dicats, C.G.T. en tête, qui ont été bien loin de proposer des actions « aventuristes ». La C.G.T. tout particulièrement s'est constamment référé (en paroles) à la volonté de la base, et n'a jamais cherché dès les premières frictions, à « raidir » l'agitation. Quant aux ouvriers, l'enthousiasme des premiers jours ne fai- sait pas illusion. Pour la plupart, il s'agissait d'un baroud d'hon- neur. On est loin de la pression constante exercée pendant tout le conflit de Saint-Nazaire sur la direction et les syndicats par les ouvriers. Le durcissement du mouvement dépendait visiblement de l'évolution du front des autres grèves, qui, au même moment, se liquidaient successivement. La volonté d'une lutte acharnée n'existait au départ que parmi les ouvriers des chaînes de carrosserie, et cette volonté s'est usée de débrayage en débrayage, faute d'une organisation du mouve- ment dès les premiers jours. Le fait est d'autant plus regrettable, que le patronat, à court de stocks, redoutait réellement une grève, et sous sa pression, aurait certainement accordé bien plus. Présentement le fait acquis est avalisé par les ouvriers, sans qu'il y ait dans l'usine quoi que ce soit qui ressemble à un senti- ment de défaite ou, à l'opposé, de triomphe. Si l'on peut traduire l'impression générale, on dira : c'était une escarmouche, plus tard ce sera plus sérieux. GEORGES DUPONT. 45 - Une grève dans la banlieue parisienne : Cette grève a eu lieu dans une usine de la banlieue parisienne, de moyenne importance (200 ouvriers, 50 mensuels), rattachée à une grosse société automobile. Un seul syndicat a, de tout temps, exercé son empire sur les travailleurs : la C.G.T. Comme dans les autres boîtes plus impor- tantes, son influence a progressivement diminué ces dernières années, notamment au moment des mots d'ordre politiques (Ridgway, Duclos). Le moment de ce mouvement se situe dans la période qui a suivi les événements de Saint-Nazaire, pendant les grèves de Nantes, moment que les staliniens avaient été obligés de choisir pour tenter une relative agitation dans la classe ouvrière parisienne. En même temps, un atelier pose une revendication propre concer- nant le reclassement des catégories. Tout d'abord, cette revendication a suivi la marche hiérarchique normale. Demande au chef d'atelier, puis au directeur technique, qui en réfère au directeur général, à ce moment en vacances. Malgré cela, contacté, ce dernier fait dire qu'il donnera sa réponse à son retour. Piqués au vif, les ouvriers de cet atelier décident la grève. Une semaine s'écoule pendant laquelle ils sont seuls en lutte. A ce moment, les délégués (C.G.T.) décident la déposition du cahier de revendications stipulant : 30 francs de l'heure d'augmen- tation pour tous les ouvriers et 5.000 francs par mois pour tous les mensuels. Il semble, d'ailleurs, qu'ils ne croient pas beaucoup à une action sur cette base et sont certainement surpris quant à l'unanimité. Les ouvriers décident la grève illimitée pour obtenir ces 30 francs. Mais il est décidé, súr proposition syndicale, que la poursuite de la grève sera remise en question chaque jour. Ce n'est donc plus une grève illimitée, mais un mouvement au jour le jour. Quelques mensuels commencent à manifester leur désaccord à l'idée d'une lutte qui va peut-être durer. Ils parlent d'une grève de solidarité alors que les revendications sont identiques. Ils ont déjà peur des responsabilités à prendre. « Demain je reprends le travail » est le cri de certains. Effectivement, alors que les ouvriers, unanimes, continuent la greve, il ne reste, au troisième jour, que 4 employés en lutte sur 35. Perspective d'une perte de gain importante, crainte des représailles 46 + en paralysent la majorité. On ne sent pas chez eux de conscience de classe, même pas la honte de lâcher le mouvement, de se désolida- riser de la classe ouvrière. De ceux qui restent en lutte, certains essavent d'entraîner les ouvriers à les forcer à s'y maintenir. A part quelques ouvriers qui les condamnent réellement, pas de réaction générale. générale. « On les ignore. » Les délégués ne tentent rien « On ne peut faire pression, la liberté du travail doit être respectée, nous, nous avons notre cons- cience, à eux de se juger. » Une entrevue a lieu avec la Direction qui s'étonne de la reven- dication unique, sans hiérarchisation. Elle ne peut l'accepter, la marge bénéficiaire ne lui permettant pas un tel écart... Elle consent à accorder une prime de 3 % à tous. Les travailleurs refusent : « Nous voulons 30 francs incorporés au salaire horaire ». La grève continue avec ocupation de l'usine, aux heures nor- males de travail. Réunion tous les matins, compte rendu des entre- vues. Les ouvriers sont en grève, mais on ne sent pas chez eux la volonté de s'organiser. Ils écoutent les délégués. Ils ont confiance en eux. « Ils défendent nos intérêts » disent-ils souvent. Ils jouent à la belote, les femmes tricotent, lisent, jouent. On en voit jouer à la banque, ce qui étonne quelques-uns qui montrent leur désaccord, devant de telles distractions. Ce n'est qu'au bout de plusieurs jours que ce jeu cesse. Une pensée domine : ne plus être bernés par la Direction qui leur avait accordé une prime de 5 %, puis l'avait supprimée et qui promet toujours. Les cadences ont été doublées, dans certains cas triplées, sans aucun avantage pour eux, aussi ils sont las d'avoir attendu. Ils sont mécontents, ils le montrent en tenant le coup. La Direction n'accepte de discuter que si l'usine est évacuée. Un seul ouvrier se déclare contre cette mesure, les autres sont prêts à sortir voyant les « délégués d'accord et soumis aux décisions de la majorité » (les staliniens sont particulièrement dociles). On évacue l'usine pendant que les délégués sont reçus à la Direc- tion. Tous attendent aux portes. Celles-ci s'ouvrent pour le compte rendu. Cette fois, il y a un changement : 5 % pour les salaires jusqu'à 160 francs de l'heure, 3 % pour les salaires supérieurs, toujours en prime. Après un vote par atelier, la grève continue ; il y a bien quelques murmures, mais la majorité n'accepte pas le système de prime. Parallèlement, la revendication s'amoindrit : de 30 francs, la demande descend à 15 francs, avec la perspective de « continuer la Jutte à l'intérieur, sous d'autres formes, une fois le travail repris » Ce sont les délégués qui le déclarent, alors qu'ils savent très bien qu'une fois la grève terminée, les choses rentrent provisoirement dans l'ordre, 47 - Au cours d'une réunion, le responsable syndical de la région (métallurgie) « constate » l'erreur commise par tous d'avoir évacué l'usine. Les délégués reconnaissent avoir fait une faute mais « c'était pour ne pas couper les ponts et assurer l'unité, les ouvriers auraient pu le leur reprocher après ». Attitude démocratique au possible ! Au comité de grève, les responsables à la solidarité s'affairent. Des collectes sont faites chez les commerçants, dans les usines alentour. Une affiche esi tirée, mettant la population au courant du mouve- ment.. Aux mairies communistes, des secours sont donnés sur présen- tation de la carte de grève : 1.000 francs par semaine, plus 250 francs par enfant. Aux non secourus qui appartiennent à des communes non com- munistes, sont versés : 600 francs, plus 300 francs par enfant (col- lectes réparties). Les grévistes sont nourris gratuitement à midi par la cantine de la municipalité. Après l'évacuation de l'usine les réunions eurent lieu à la maison du syndicat local. Tous passent là leurs journées (belote, repas, compte rendu des négociations, projection d'un film sur la vie ouvrière non suivi de discussion). La grève continuait. Puis certains suvriers (une infime partie) voulurent reprendre. Les délégués en parlaient, très haut, « il fallait tenir compte de cela » car, si quelques-uns voulaient rentrer à l'usine, l'unité pouvait être rompue. Dans ce cas, « il valait mieux que tout le monde reprenne ». Telle a été, à peu près, l'argumentation stalinienne. Mais les gars refusent. Ils veulent une augmentation de salaire horaire, égale pour tous. Les délégués discutent des heures avec la Direction. (Cela paraît de plus en plus inutile). Ils disent qu'accepter de rentrer ce n'est pas s'avouer battus : « Il y a loisir de continuer la lutte à l'intérieur de l'usine » La deuxième semaine touche à sa fin, la lassitude est plus grande chez les bonzes staliniens que chez les ouvriers. Cette grève qu'ils ont déclenchée sans y croire, les gêne. Ils tentent, par des moyens détournés, de faire reprendre le travail : Ils disent craindre la rupture de l'unité alors qu'aucun indice sérieux ne la laisse présager, prennent l'initiative de la diminution de la revendication de 30 francs à 15 francs, acceptent l'offre patronale de payer une augmentation sous forme de prime nouvelle. Enfin, après une nouvelle entrevue, la Direction offrant 10 francs pour toutes les catégories, les délégués staliniens appuient ouverte- ment pour la reprise du travail. Les ouvriers n'acceptent qu'après avoir eu l'assurance écrite du Patron que cette augmentation est difinitive et non révisable. René NEUVIL - 48 - Les grèves sauvages de l'industrie automobile américaine 1 La propagande bourgeoise et réformiste en Europe se réfère volontiers à la situation du prolétariat américain. Elle prétend mon- trer sur cet exemple que l' « absence de lutte de classes », la « colla- boration amicale » entre ouvriers et patrons implicant une « at:i- tude sociale » de la part de ceux-ci, et un soutien des intérêts de l'entreprise de la part de ceux-là -, conduit au bonheur de tous les intéressés, car elle permet d'accroître la production et d'accorder un niveau de vie élevé à la classe ouvrière. Et, lorsque les contrats entre les syndicats américains de l'automobile et Ford d'abord, la General Motors ensuite, ont été conclus, les journalitess français les plus « sérieux » n'hésitèrent pas à parler de la fin du capitalisme aux Etats-Unis et d'une nouvelle ère de l'histoire sociale qui allait s'ouvrir La réalité américaine est évidemment toute autre que cette image d'Epinal. Certes, le capitalisme américain a pu pendant plus d'un siècle se développer sans aucune entrave intérieure ou extérieure sur un continent vierge richenient doté par la nature et porter ainsi la production à des niveaux qu'aucun autre n'a pu atteindre. Cette aisance lui a permis d'accorder des salaires relativement élevés, en même temps d'ailleurs que l'existence de terres libres jusqu'au début de ce siècle l'y forçait (1). Mais le niveau relativement élevé des salaires est loin de former le seul trait, ou même le trait le plus important, de la situation des travailleurs américains. Sans parler du « tiers inférieur de la nation », tristement fameux, — cinquante millions d'américains vivant dans la misère même d'après les stan- dards européens, il suffit de rappeler que l'ouvrier américain paie son salaire par une exploitation beaucoup plus grande de sa force de travail dans la production, un rythme de travail abrutissant, un asservissement complet à la machine et à la chaîne de production. Mais aussi bien, contrairement aux affirmations de la propagande (1). La fameuse « clôture de la frontière » n'a eu effectivement lieu que peu avant la première guerre mondiale ; jusqu'alors, l'existence abon- dante de terres libres et riches ouvertes à l'émigration intérieure signifiait que le salaire réel de l'ouvrier industriel ne pouvait pas être inférieur au revenu réel d'un propriétaire indépendant disposant d'autant de terre que lui et sa famille pouvaient cultiver. 49 bourgeoise que rejoint à l'occasion celle des staliniens (2) -, pas plus aux Etats - Unis qu'ailleurs les patrons n'ont rien cédé qui ne leur fût arraché de force ou imposé par la menace de la lutte ; l'histoire du prolétariat américain est remplie de combats qui, s'ils n'ont pas jusqu'ici atteint le niveau politique de ceux du proletariat européen, les ont parfois dépassés par leur violence et l'efficacité de leur organisation (3). Mais du point de vue de la perspective à long terme, le plus important est sans doute que la lutte de classe au niveau même de la production, la révolte du prolétariat contre la structure de l'usine capitaliste, ses méthodes d'organisation de la production, et les conditions de travail qu'elles entraînent est plus vive et plus profonde que nulle part ailleurs. Ce n'est pas un hasard si, après le taylorisme, il s'est développé aux Etats-Unis le mouve- ment dit des « relations humaines », destiné à inventer des techniques capables de mater en douceur puisqu'on ne peut pas mater bruta- lement la révolte incessante des ouvriers contre les rapports de production capitalistes (4). Il reste cependant que face à cet ensemble de conditions et à une combativité croissante du prolétariat, le capitalisme américain a été amené à suivre une politique qu'on peut schématiquement résumer en disant que, lorsqu'il est forcé à des concessions, il se montre, davantage que le capitalisme européen, disposé à lâcher sur le plan des salaires, en se rattrapant sur l'accroissement de la production et le rendement à outrance. Dans cette politique, il jouit depuis la guerre de la complicité totale de la bureaucratie syndicale. Incapable de défendre les reven- dications ouvrières sur le plan des rapports concrets de production, de l'organisation et des conditions de travail - puisque ces reven- dications consistent en somme à contester le pouvoir capitaliste dans l'usine et ne pourraient avoir comme aboutissement que la gestion ouvrière de la production – elle ne fait que les utiliser pour essayer de pénétrer elle-même dans les instances de contrôle de la production ; et tente d'apaiser les ouvriers en « satisfaisant » leurs revendications de salaire. Mais toute sa politique aboutit de plus en plus à cette contradiction : essayer de maintenir son emprise sur les ouvriers sans laquelle elle n'est encore rien – en compensant son incapacité de satisfaire leurs demandes essentielles par l'obtention d'avantages (2) La « passivité » des ouvriers américains a souvent été invoquée par les propagandistes staliniens et cryptostaliniens, surtout à l'apogée de la guerre froide, pour créer une psychologie anti-américaine englobant toute la population des Etats-Unis, de même que pendant la deuxième guerre mon- diale leur propagande, dirigée contre les Allemands comme tels, présentait le prolétariat allemand comme entièrement intégré au nazisme. (3) Les grandes grèves avec occupation des usines de 1935-1937, qui ont conduit à la formation du C.I.O., n'en sont qu'un exemple. (4) Le document de Paul Romano « L'ouvrier américain », et l'étude de Ria Stone « La reconstruction de la société », publiés dans les numéros 1 à 8 de cette Revue montrent de façon saisissante ces aspects de la lutte de classe aux Etats-Unis et leur énorme importance pour l'avenir. - 50. économiques plus ou moins réels, mais qui, de toute façon, devien- nent de moins en moins importants au fur et à mesure que le niveau matériel et culturel s'élève. C'est ainsi que la bureaucratie syndicale américaine a successi- vement obtenu des capitalistes une sorte d'échelle mobile liant les salaires au coût de la vie, puis à l'augmentation de la productivité, puis un « plan de pensions », et enfin, en juin 1955, le « salaire annuel garanti ». Bien entendu, toutes ces « réformes » sont loin de contenir réellement la totalité de ce que leur appellation implique. Bien que ce soit là un point relativement secondaire, on essaiera de le montrer brièvement dans le cas du « salaire annuel garanti », dont l'obtention a provoqué les grèves auxquelles est essentiellement consacré cet article. Les ouvriers américains sont liés à leurs patrons par des conven- tions collectives ou « contrats » de durée déterminée et qui, outre les taux de salaire, spécifient de façon extrêmement détaillée la correspondance entre les qualifications des ouvriers et les emplois auxquels ils peuvent être utilisés et l'ensemble des conditions de travail. Ces contrats, négociés lors de chaque renouvellement entre les dirigeants syndicaux et les patrons, excluent en général le recours à la grève pendant leur durée ; dans les cas où celle-ci reste possible, elle doit être patronée par le syndicat, « légale » ou « officielle ». Si elle ne l'est pas (« wildcat » : grève sauvage) les grévistes sont laissés à leurs propres forces : le syndicat ne les soutiendra pas finan- cièrement, les tribunaux interdiront les piquets de grève, etc. Le renouvellement périodique de ces contrats est l'occasion de négociations ardues entre syndicats et patrons, pendant lesquelles la menace de grève en cas d'échec des négociations et d'expiration du contrat en cours est suspendue sur ces derniers. L'année qui vient de s'écouler, les contrats des syndicats de l'Automobile (U.A.W.) avec les « trois grands » de l'industrie (Ford, General Motors et Chrysler) venant à expiration, le président de l’U.A.W. (et en même temps président du C.1.0.) Walter Reuther a mis au centre de la négociation son plan d'un « salaire annuel garanti », c'est-à-dire d'une caisse de chômage alimentée par des versements patronaux qui verserait aux ouvriers en chômage l'équi- valent d'une paye complète pendant un an. L'Etat verse déjà une indemnité de chômage pendant vingt-six semaines équivalente à un tiers environ de la paye, les patrons devraient, selon le plan de Reuther, contribuer à l'indemnité pour que celle-ci atteigne 80 % de la paye pendant un an. Supposant que la moitié des ouvriers sont mis au chômage une année sur six, cela équivaudrait à une augmen- tation des dépenses en salaires de l'entreprise (ou des sommes globa- lement touchés par les ouvriers) de l'ordre de 6 %. Cette proposition n'a pas été acceptée par les patrons, et ce que Reuther a « obtenu » en fin de compte a été une contribution patro- - 51 - nale limitée à 26 semaines et inférieure à celle demandée, l'ouvrier devant au total toucher 65 % de sa paye pendant quatre semaines et 60 % pendant les vingt-deux autres. Le « salaire annuel garanti » est ainsi en fait un « salaire garanti pour moins des deux tiers pendant six mois », et il est financé pour moitié par les patrons et pour le reste par les fonds publics. Dans l'hypotèse envisagée précé- demment (la moitié des ouvriers mis au chômage une année sur six) il signifie une augmentation des dépenses en salaires de l'entreprise de l'ordre de 1,5 % (5). Ayant ainsi cédé très exactement les trois quarts du terrain sur lequel il s'était lui-même placé, sans demander une seule fois l'avis des ouvriers, Reuther non seulement publia des communiqués de victoire, mais essaya de persuader les ouvriers de l'importance « historique » du nouveau contrat. Mais à Reuther et à sa bureaucratie, qui avaient décidé, sans consulter personne et moins que tout autre les intéressés, que ce qu'il. fallait aux ouvriers ce n'était ni une augmentation de salaire, ni une diminution des cadences, ni une demi-heure d'arrêt quotidien du travail, non, ni ceci, ni cela, mais ce que lui, Reuther, savait qu'il leur fallait, son plan « historique » d'un salaire annuel garanti, les ouvriers ont répondu par une explosion de grèves sauvages, dirigées autant contre la bureaucratie syndicale que contre les patrons, et qui ont démontré que Reuther commet une escroquerie en parlant « au nom des ouvriers ». La description de ces grèves donnée dans les pages qui suivent provient de témoignages de première main, publiés par deux jour- naux ouvriers américains : Correspondence et News and Let ers, qui paraissent à Détroit, le centre de l'industrie, automobile améri- caine. LA STRATEGIE DE REUTHER ET L'ATTITUDE DES OUVRIERS La stratégie employée par Reuther pour obtenir le salaire annuel garanti consista à négocier successivement avec chacun des « trois grands » de l'industrie automobile américaine, Ford, General Motors (5) L'hypothèse faite dans le texte quant à la durée du chômage et la proportion d'ouvriers touchés équivaut à supposer un niveau moyen de chô- mage permanent égal à 1/12 de la main-d'ouvre totale, soit de 8 1/3 % proportion beaucoup plus élevée que celle réellement observée. Dans cette mesure, le S.A.G. représente un coût effectif pour les patrons encore plus petit. Les pourcentages d'augmentation des dépenses en salaires de l'entre- prise donnés dans le texte s'appuient sur un calcul simple. Avant le contrat, l'entreprise dépensait en six ans 5 1/2 années de salaire, soit 286 semaines. Maintenant elle dépensera en plus 35 % de 4 semaines, plus 30 % de 22 se- maines : 4 X 0,35 + 22 x 0,30 7,8 semaines, qui divisées par 2 (la moitié des ouvriers sont au chômage) et rapportées à 286 donnent un peu moins de 1,5 % d'augmentation. Rappelons que l'état verse déjà pendant vingt-six semaines une indemnité de chômage équivalant approximativement à 30 % de la paye complète. 52_ et Chrysler. Il fut seulement demandé aux ouvriers de verser 5 dollars par mois, jusqu'à ce qu'un fonds de grève de 25.000.000 de dollars ait été réuni, et de se tenir prêts, « au cas où les syndicats auraient besoin d'eux ». Quant aux négociations, elles ont été menées secrè- tement entre la direction syndicale et la direction de Ford. En même temps, Reuther appela les ouvriers à voter pour la grève en cas d'échec des négociations. Par le passé, dans des cas analogues, les ouvriers votaient toujours pour la grève, pour renforcer la position du syndicat dans la négociation. Mais cette fois-ci, des discussions interminables éclatérent dans les usines. A l'usine du Rouge (Ford), qui emploie 48.000 ouvriers, la plu- part des ouvriers pensaient qu'ils ne pouvaient rien faire d'autre que de voter pour la grève ; « autrement, la compagnie pourra écraser le syndicat ». D'autres ouvriers constataient qu'ils ne pouvaient pas voter pour la grève, mais qu'ils ne pouvaient pas non plus voter contre le syndicat ; ils ont ainsi décidé de ne pas voter du tout. Il faut noter ici une grande différence avec le passé : autrefois, lorsque les ouvriers ne votaient pas, ils avaient de la honte à l'admettre et essayaient de trouver un prétexte pour se justifier. Quelques ouvriers avancés (ni staliniens, ni trotskistes) ont été encore plus loin : ils ont dit qu'ils voteraient contre la grève. Ils n'étaient pas contre le « salaire annuel garanti », ils n'étaient pas pour ce salaire non plus. Ils rejetaient le programme de Reuther, et sa stratégie, d'un bout à l'autre. Ils disaient qu'ils en avaient assez des abandons continus du syndicat sur le terrain des conditions de travail et de sa politique aboutissant à augmenter les pouvoirs de la direction de l'entreprise. Depuis le « plan de pensions » de 1950 et le contrat de travail de cinq ans qui l'a accompagné, les ouvriers de l'automobile avaient appris ce que les « grandes victoires écono- miques » de Reuther signifiaient pour eux. Chaque ouvrier âgé de moins de cinquante ans avait compris que le « plan de pensions >> de Reuther l'enchaînait à 15, 25 ou 45 années de travail de la même sorte dans la même usine. Ces ouvriers désiraient que soient garanties leurs conditions de travail ; et non pas qu'il soit garanti qu'ils auraient à travailler de la même façon pour le reste de leur vie. Ils s'opposaient aussi bien au « salaire annuel garanti », qu'à la stra- tégie de Reuther, consistant à mettre en grève une usine. tandis que les autres continuent à travailler. La majorité des ouvriers de Ford pensaient qu'une grève ne pourrait être efficace à moins d'une entrée en lutte de tout le C.1.0. Comme le disaient plusieurs ouvriers, « la compagnie et le syndicat décident ce que nous aurons et nous n'avons qu'à voter pour cela. Si le syndicat nous représentait vraiment, il nous aurait demandé ce que nous voulons, et il aurait mené des négociations pour l'obtenir ». Ils en avaient assez d'un syndicat qui décide pour quoi ils devraient lutter, 53 Cependant, le jour du vote approchant, plusieurs ouvriers qui voulaient voter contre la grève ont changé d'avis. Une des raisons était que le syndicat a publié une brochure intitulée « Nous travail- lons chez Ford », rappelant la situation des ouvriers chez Ford avant la reconnaissance du syndicat. C'était la démagogie habituelle de la bureaucratie. Il s'agissait bien, en 1955, des conditions chez Ford avant 1935, conditions qui n'ont d'ailleurs été changées que par les grandes luttes ouvrières de 1935-37. Cependant, des ouvriers ont été influencés par cette démagogie. Un gars a dit qu'il avait changé d'avis et qu'il voterait pour la grève, parce qu' « on travaille pour de tels salauds ». La majorité des ouvriers du Rouge n'avaient pas confiance en Reuther et ses associés. Mais un vote pour ou contre la grève ne leur laissait pas le choix, et ils votèrent pour la grève pour exprimer clairement leur opposition à la compagnie. Le vote a donné 45.458 voix pour la grève et 1.132 contre, avec 10.000 abstentions environ. Quelques jours avant la date limite des négociations, la direction de Ford a formulé comme contre-proposition au « salaire annuel garanti » l'offre de céder aux ouvriers, à moitié prix, des actions de la compagnie. D'interminables plaisanteries accueillirent la proposition de la direction parmi les ouvriers. Les ouvriers se saluaient du nom de « Cher Actionnaire », et envoyaient promener leurs contremaîtres en prétextant une « Assemblée d'Actionnaires ». En fait, ils avaient décelé la ruse de la direction qui aurait eu ainsi la possibilité d'élever les cadences et le rythme de production, « dans l'intérêt même des ouvriers » devenus actionnaires. Reuther avait ses raisons pour choisir Ford, plutôt que la General Motors, comme premier interlocuteur. Henry Ford II, et son entourage, appartiennent à la même génération de « planifi- cateurs » que Reuther lui-même. Le « salaire annuel garanti » apparaît tout aussi naturel à la pensée de Ford qu'il l'est pour celle de Reuther. Plutôt que de lutter pour obtenir ou refuser une augmen- tation de 5 cents pour les ouvriers, aussi bien Ford que Reuther préféreraient que ces 5 cents de l'heure soient mis de côté pour la < sécurité » des ouvriers ; ainsi l'ouvrier ne peut pas « gaspiller > son argent. En acceptant le « salaire annuel garanti », Henry Ford II continuait la tradition de son père, de contrôle de la vie des ouvriers de l'enteprise. La seule différence est que le vieux Ford exerçait ce contrôle par l'intermédiaire de mouchards à son 'service et par sa police privée dirigée par Benett, tandis que Reuther et le jeune Ford veulent l'exercer à travers un corps d'administrateurs du syndicat, de l'entreprise et du Gouvernement en étroite coopération les uns avec les autres. En préparant le « salaire annuel garanti », Reuther avait réuni 54 elavILI vive d'avance un personnel de 250 administrateurs. Pour aspects économiques de S.A.G., il a fait appel aux universités et recruté quelques-uns des meilleurs sociologues et économistes. Pas à pas en même temps qu'il éloignait le syndicat des ouvriers, Reuther établissait un appareil d'administrateurs et de bureaucrates destiné à concurrencer celui de l'industrie et de l'Etat. LA GREVE SAUVAGE DU ROUGE L'accord entre Ford et le syndicat C.1.0. de l'automobile, l'U.A.W. a été signé le 6 juin. Tandis que Reuther et Bugas, vice-président de Ford et négociateur principal pour la compagnie, posaient triompha- lement pour les photographes, expliquant combien d'heures de sommeil ils avaient perdues et combien de tasses de café ils avaient bues, chacun se penchant vers l'autre pour le féliciter et pour louer son intelligence, les grèves sauvages explosaient dans les usines Ford partout dans le pays. Ce sont les 4.300 outilleurs du Rouge qui ont commencé la grève, et les 6.000 ouvriers de l'entretien se sont aussitôt mis en grève pour soutenir les premiers. Les ouvriers disaient qu'ils ne s'intéressaient pas au « salaire annuel garanti », et demandaient une augmentation de 30 cents (105 francs) de l'heure. Mais l'étendue des grèves sauvages a montré qu'il s'agissait de bien plus que de 30 cents. La Ford Motor Cy possède des usines dans vingt-trois grandes villes un peu partout dans les Etats-Unis. Au moment culminant des grèves, les 7 et 8 juin, il y avait des arrêts de travail dans trente-sept usines et 74.000 sur les 140.000 ouvriers de Ford ne travaillaient pas. Dans plusieurs cas la grève se déroula autour de « revendications locales > (sécurité, propreté, repos, inégalités de salaires, etc.), expression qui a été utilisée alors pour la première fois, et que dans quelques jours les ouvriers de la General Motors allaient répandre dans tout le pays. Le président du syndicat local du Rouge, du « Local 600 », est Carl Stellato, qui a acquis une certaine réputation comme opposant « de gauche » à Reuther mais dont la politique, lorsqu'il s'agit de grèves ne diffère en rien de cette de Reuther. Le 5 juin, à minuit, Stellato a lancé un appel aux dirigeants syndicaux du « local » pour « maintenir les hommes au boulot ». Le discours de Stellato le 6 juin mérite d'être enregistré pour l'histoire. Aux milliers d'ouvriers qui le conspuaient et le huaient, Stellato a dit : « Ne me huez pas, moi. Allez huer Ford... Vous ne pouvez pas huer la sécurité. C'est cela, que vous venez d'obtenir, la sécurité. Ce contrat entrera dans l'histoire ». La télévision a montré cette réunion dans tout le pays. Les cameras ont fait du « travelling » sur des milliers d'ouvriers, s'arrê- tant parfois sur un visage hurlant son mécontentement et sa désappro- bation, avant d'arriver à l'estrade d'où Stellato parlait. Mais son discours, impressionnant en lui-même, perdait tout sens sur cette toile 56 de fond. Ce n'était qu'un homme seul. Mais lorsqu'un type du rang venait au micro de la télévision, en disant que les délégués syndicaux étaient vendus à la compagnie et avaient roulé les ouvriers, on voyait que lui était un membre de cette multitude et tous les hommes autour de lui criaient leur accord. Au cours des émissions de la soirée, ces discours des ouvriers du rang ont été souvent coupés et le bruit des huées a été atténué, mais l'image dominante des milliers d'ouvriers se dressant contre un chef syndical n'a pas pu être estompée. Tous les coins de rue autour de l'usine du Rouge étaient devenus des lieux de réunion, et les dirigeants syndicaux y distribuaient des tracts invitant les ouvriers à reprendre le travail et les informant que les statuts du syndicat les obligeaient à travailler jusqu'à ce que le contrat ait été accepté ou rejeté par vote. Les ouvriers qualifiés manifestaient en criant : « Finissons-en avec Reuther ». « Reuther et Stellato nous ont vendus pour le S.A.G. ». Cette révolte des ouvriers qualifiés est d'une importance particulière parce que, depuis que Reuther a perdu la confiance des ouvriers de production, il a essayé de se constituer une base parmi les professionnels qualifiés. Les ouvriers qualifiés ont publié une déclaration disant qu'ils ne menaient pas une lutte étroite pour leurs propres intérêts, mais que « la lutte se transposait sur un nouveau terrain, d'un campagne contre l'adop- tion du nouveau contrat. » Ils appelaient « tous les ouvriers de Ford à se joindre à cette campagne ». La reprise de la production chez Ford dépendait de l'attitude des hommes de l'entretien. Leurs discussions ont été vives. Certains disaient : « On ne veut pas du système actuel des délégués, mais qu'est-ce qu'on peut faire ? D'autres disaient : « Si on demande plus d'argent, le seul résultat sera l'augmentation du prix des voi- tures ». Ils se demandaient : « Y a-t-il une autre solution concrète ? Si on n'accepte pas l'accord, tout le contrat devra être rédigé de nouveau ». Finalement, les ouvriers qualifiés sont rentrés au travail le 8 juin. Le vote pour ou contre le nouveau contrat avec Ford a eu lieu à l'usine du Rouge les 20 et 21 juin. Le contrat a été accepté par 17.567 voix contre 8.325 ; mais 30.000 ouvriers n'ont pas voté, car ils s'opposaient au contrat, mais ne voyaient pas de solution positive. En fait. lo contrat a donc été approuvé par moins d'un tiers de l'ensemble des ouvriers. Stellato a salué le vote en faveur du contrat comme « la démons- tration définitive que les membres du syndicat n'ont pas écouté le chant de cygne des éléments qui ont essavé d'exploiter politiquement la situation aux dépens des ouvriers de Ford et de leurs familles ». Ce politicien ambitieux a été le seul à oser insinuer que des politiciens avaient été à l'origine de la grève. A l'opposé de toutes les autres actions importantes de la classe ouvrière américaine dans la période récente, cette grève a été a première à propos de laquelle il a été impossible à qui que ce soit de parler d' « agitateurs communistes ». >> - 56 Quelques jours après la signature du contrat Ford, Henry Ford II a proposé que la prochaine étape soit une négociation étendue à l'ensemble de l'industrie automobile. Reuther a répondu à cela que ce serait le moyen de transformer les petites crises en grandes. Le cau- chemar de la grève générale hante désormais Reuther et les compa- gnies automobiles. LES GREVES DE LA GENERAL MOTORS 1 Le succès de Reuther avec Ford avait indubitablement adouci la General Motors ; Reuther se préparait donc à une nouvelle « victoire ». La General Motors a cent dix-neuf usines dans cinquante-quatre villes, employant environ 350.000 ouvriers (horaires). Du 6 au 13 juin, la semaine des négociations avec la G.M., se déroulèrent les grèves chez Ford. Elles ont donné le signal d'une explosion de grèves sauvages à une douzaine d'usines de la G.M. dans plusieurs Etats (Massachussets, Pensvlvanie, New Jersey, Missouri, Kansas, Michigan et Californie). Le plupart du temps, elles visaient la satisfaction de « revendications locales ». A l'usine Buick-Oldsmobile-Pontiac de Southgate (Californie), les grévistes disaient que le syndicat ne discutait pas avec la com- pagnie ce qu'ils voulaient. Un ouvrier disait : « Nous voulons ici quatre choses. Nous voulons un arrêt ile quinze minutes le matin et l'après-midi pour prendre une tase de café. Est-ce beaucoup ? Nous voulons un système décent de remplacement, de façon qu'un gars puisse satisfaire ses besoins physiques lorsqu'il le faut. Vous ne le croiriez pas, si on vous disait que les gars doivent attendre pendant des heures avant de pouvoir s'absenter de la chaîne pour deux minutes. Nous voulons des vêtements de protection aux frais de la com- pagnie. Nous voulons quelques minutes aux frais de la compagnie pour nous laver les mains et ranger nos outils ». Le président du syndicat local et le directeur régional' essayèrent de faire rentrer les ouvriers, mais ceux-ci votèrent la continuation de la grève, dans une proportion de 10 contre 1. Le président du syndicat local a été obligé d'admettre que la base contrôlait la situation. Ce sont les membres qui mènent l'affaire », dit-il, « ils m'ont dit qu'ils continueraient la grève jusqu'à obtenir satisfaction ». Le syndicat de l'automobile a envoyé de Détroit un représentant spécial pour essayer de persuader les gars de rentrer. Alors les ouvriers décidèrent par vote de faire passer une annonce dans les journaux de Détroit formu- lant leurs revendications. Ainsi, ces ouvriers de Californie essayaient d'établir un contact avec les ouvriers de Détroit indépendamment de la structure syndicale. 57 Pleins de rage devant les grèves, Reuther et Livingston (diri- geant du syndicat V.A.W. pour la General Motors), expédièrent le 8 juin un télégramme aux responsables des syndicats locaux, en accusant les grévistes de la G. M. de « saboter les négociations à l'échelle nationale ». Reuther exigeait la loyauté de son appareil. « Principes du syndicalisme, travail collectif et responsabilité réci- proque sont en cause », y disait-il. « Aucune justification pour diri- geants abandonnant ces principes à l'heure actuelle, quelle que soit la situation existante. Dirigeants locaux sont en conséquence man- datés conformément statuts notifier membres instructions ci-dessus et travailler inlassablement terminer arrêts travail non autorisés ». A la suite de ce barrage de la direction syndicale, les dirigeants locaux de l'usine Chevrolet à Cleveland ont publié une circulaire demandant aux ouvriers de reprendre le travail. « Nous savons que vous manifestez contre les mauvaises conditions de travail dans l'usine », disaient-ils. « Si la G. M. ne cède pas à nos justes demandes, nous ferons grève d'une façon régulière, légale et autorisée ». A l'exception de l'usine B.O.P. de Southgate (Californie), ces grèves de la G.M. antérieures à la conclusion du contrat se sont ter- minées le vendredi 10 juin. A l'usine de Southgate, les grévistes n'ont repris le travail que le 14 juin, après une réunion de discussion qui a duré une heure et demie. Le contrat avec la G.M. a été signé le 13 juin. Reuther et Livings- ton publièrent immédiatement un communiqué de victoire, qui se terminait ainsi : « Le mérite de cette victoire appartient bien entendu aux ouvriers du rang dans les usines de la G.M. dont la maturité et la détermination dans la défense des principes auxquels ils croient ont été la force principale des négociateurs du syndicat». La réponse des ouvriers du rang à Reuther a été immédiate : 125.000 ouvriers de la G.M. arrêtèrent le travail ce même lundi 13 juin. Presque partout, les ouvriers formulèrent des « revendications locales » concernant les conditions de travail. A Détroit, la grève la plus importante a été dans l'usine Cadillac et l'usine Fleetwood qui fabrique les carrosseries des Cadillac. Les ouvriers de Fleetwood ont présenté trente-quatre revendications locales, parmi lesquelles la four- niture de gants, de bottes et de bleus par la Compagnie, des arrêts pour le café, du temps pour se laver, etc. Dans une déclaration qu'ils ont signée, Anthony Kassib, prési- dent du syndicat local de Fleetwood et le Comité exécutif, faisaient savoir à Reuther que « aucune carrosserie ne sortira des chaînes d'assemblage avant la satisfaction de nos revendications locales ». Les quarante-huit dirigeants du local dirent qu'ils démissonneraient à moins que le syndicat national ne reconnaisse que leur grève était légale. Un dirigeant du syndicat national répondit à cela qui si les dirigeants locaux démisionnaient, le syndicat nommerait probable- .. 58 mient un administrateur pour diriger le « local ». Au cours d'une réunion des membres du syndicat local certains grévistes ont pro- posé de faire interdire par des piquets de grève la Maison de la Solidarité, c'est-à-dire le siège de la direction du Syndicat de l'Auto- mobile. Cette proposition a été rejetée, mais, tandis que les dirigeants du « local » présentaient les revendications de l'usine à la direction nationale, cent cinquante grévistes de Fleetwood se sont assemblés devant la Maison de la Solidarité, houspillèrent les dirigeants du « local » et menacèrent de rassembler tous les grévistes si le syndicat ne reconaissait pas leur grève. Les dirigeants du « local » invitèrent Reuther, Livingston et d'au- tres dirigeants nationaux de venir au siège du syndicat local. Les dirigeants déclinèrent l'invitation. Reuther n'a montré son visage nulle part, sauf autour des tapis verts de négociation avec les com- pagnies, les bureaux du syndicat national et la couverture de Time (6). A l'usine voisine de Cadillac, trente-deux revendications locales ont été présentées contre l'accélération des cadences, contre les inéga- lités de salaires, davantage de temps pour se laver et pour le déjeu- ner, etc. Les grévistes de Cadillac ont envoyé une délégation aux grévistes de Fleetwood. Tandis que les syndicats ne font qu'envoyer des ordres et des représentants des états-majors nationaux aux unités de base, celles-ci au contraire essaient constamment d'organiser leurs contacts les unes avec les autres. Dans tout le pays, pendant la semaine du 13 au 17 juin, des ouvriers de la G.M. étaient en grève. Pendant ce temps, la presse capitaliste ne pouvait pas se faire à cette idée, qui résultait pourtant clairement des évènements : que Reuther ne représentait plus les ouvriers de l'automobile. Elle a été prise complètement au dépourvu par la vague des grèves. Ainsi, le journal Détroit Free Press a publié un long article de son expert des questions ouvrières avec un titre énorme en première page, disant que « le salaire annuel garanti signifie que les grandes grèves de l'automobile sont mortes » ! Le lundi 20 juin, le syndicat avait déjà forcé la plupart des gré- vistes à reprendre le travail. Cependant, une nouvelle grève éclata à l'usine de la G.M. de Willow Run (près de Détroit). Cette usine fabrique les transmissions automatiques pour toutes les voitures Pontiac, Oldsmobile et Cadillac. La grève se déroula à nouveau auiour de « revendications locales ». Le vendredi 24 juin, à une réunion du < local », les grévistes huèrent les dirigeants locaux et nationaux qui leur ordonnaient de reprendre le travail. Ils votèrent, décidant de continuer leur grève et dirent qu'ils posteraient des piquets autour de Maison de la Solidarité (siège du syndicat national) aussi bien qu'au- tour de l'usine, 'parce que le syndicat « essaie de nous faire avaler de force le contrat ». Ils exigèrent d'apprendre « qu'est-ce qui est arrivé à nos versements mensuels de 5 dollars pour la grève ? » (6) Illustré américain « sérieux » à grande circulation. 59 | Après cette réunion, le syndicat national en convoqua une autre pour le dimanche suivant parce qu'il « était certain qu'une expression véritable de la volonté de la majorité des membres signifierait une réprise immédiate du travail ». Les ouvriers de Détroit, suivant atten- tivement les événements, s'attendaient que le syndicat aurait recours à ses trucs habituels, remplissant la réunion avec des casseurs de gueule professionnels et la tenant à une heure et un endroit où les ouvriers ne se rendraient pas. Mais à la réunion du dimanche, plus d'un mil- lier d'ouvriers étant présent, le vote a été de 9 contre i pour la conti- nuation de la grève ; de plus, par 514 voix contre 367, le contrat avec la G.M. a été rejeté. Le lundi 27, les ouvriers ont envahi l'usine, touchèrent leur paye et partirent. La G.M., comprenant que la direc- tion syndicale n'avait plus le contrôle de la base, a eu recours au tri- bunal et a obtenu une interdiction des piquets de grève. La direction du C.1.0. s'est associée à la G.M. et s'est présentée, pour la première fois dans son histoire, devant un tribunal contre une grève. Des gré- vistes ont été cités individuellement devant le tribunal comme défen- deurs. Les avocats du syndicat ont plaidé devant le juge sur la base de l'absence de toute responsabilité des dirigeants nationaux et locaux du syndicat dans la grève. « Nous répudions les gens qui partici- pent à ces piquets. Nous ne les représentons pas. Ils ne font que pour- suivre des folies qui leur sont peronnelles ». Finalement, au cours d'une réunion orageuse tenue le 28 juin, le vote pour la reprise du travail a passé. Livingston menaça les affû- teurs, qui avaient été à l'origine de la grève, de les mettre à la porte du syndicat et de les faire passer en jugement. Les grévistes criaient qu'ils pouvaient gagner « sans tenir compte du syndicat ». Le vote pour la reprise a été finalement acquis par 1.259 voix contre 513, avec 1.400 abstentions. Comme la grève de Willow Run approchait de sa fin, les ouvriers de l'usine Ternstedt, à Flint, qui fabrique des accessoires pour les voitures General Motors, se mirent en grève, sous l'initiative des pro- fessionnels. A la réunion du « local », le contrat avec la G.M. a été rejeté et les dirigeants du « local » ont dû convoquer une autre réunion et reprendre le vote. Depuis ces grèves, 2.000 ouvriers qualifiés du Michigan, de l'Indiana et du Ohio se sont réunis à Flint pour préparer leur retrait éventuel de l’U.A.W. et du C.I.O. et la formation d'un nouveau Syndicat. Citons pour terminer, une conclusion d'un des journaux ouvriers américains à qui nous avons emprunté ces informations : « Un mou- vement est actuellement en marche - écrit « Correspondence » - qui vise à briser l'étreinte de la bureaucratie du C.I.O. en établissant de nouvelles formes d'organisation. Personne ne sait ce qui va arriver et quelles formes cette révolte peut prendre. Les ouvriers de l'automo- bile ont appris à présent qu'ils peuvent mener une grève à l'échelle nationale. sans l'aide de la machine bureaucratique ». 60 Les grèves des dockers anglais D'octobre 1954 à juillet 1955, les luttes ouvrières en Angle- terre ont successivement atteint les secteurs les plus divers de l'éco- nomie capitaliste. En octobre 1954, les dockers avaient mené une grève de cinq semaines. Fin mars 1955. éclatait la grève des électri. ciens et machinistes des imprimeries de presse, qui a laissé Londres sans journaux pendant trois semaines. Fin avril, c'étaient 90.000 mineurs de Yorkshire qui débrayaient pendant plusieurs semaines. Au moment même des élections, fin mai, 67.000 chauffeurs et méca- niciens de locomotives cessaient le travail pour 17 jours. En même temps presque, le 23 mai, 18.000 dockers des principaux ports du pays (Londres, Liverpool, Birkenhead, Hull, Manchester) se met- taient à nouveau en grève, et y restaient jusqu'au début juillet. Quelques jours après le début de la grève des dockers, les marins des paquebots transatlantiques arrêtaient à leur tour le travail. Ce ne sont là que les moments les plus importants d'un flot montant de luttes, en progression constante depuis 1950, qui a porté le total des « journées perdues en grèves » des statistiques officielles de 1.600.000 en 1951 à 2.460.000 en 1954 et à presque 3.000.000 pour les seuls six premiers mois de 1955 (1). L'interprétation habituelle que donnent les porte-parole de la bourgeoisie anglaise à cette combativité croissante est que le plein emploi; réalisé pratiquement sans interruption depuis la guerre, a fait perdre aux ouvriers le sens de ce qui est possible et leur permet de présenter des revendications abusives. Certains en concluent qu'une « petite » crise de chômage serait la bienvenụe pour ramener les ouvriers au sentiment des réalités et leur rappeler qu'ils ne valent quelque chose qu'aussi longtemps qu'il y a une demande de force de travail sur le marché. D'autres, plus réalistes, sachant que ni du point de vue intérieur, ni du point de vue extérieur le capitalisme anglais ne peut se payer volontairement le luxe d'une déflation, insistent sur le besoin d'une nouvelle réglementation des grèves, qui en rendrait certaines catégories « illégales », avec poursuites judi- ciaires contre les « meneurs » (2). En termes à peine plus couverts, (1) The Economist, Nos du 16 et du 30 juillet et du 20 août 1955. (2) Ainsi The Economist du 18 juin 1955 consacre un éditorial de trois pages à proposer de nouvelles mesures législatives dans ce sens, l'accent étant mis sur le besoin de måter les grèves « inofficielles » ou sauvages. 61 M. Herbert Morrison, leader du parti travailliste, déclarait à l'occa- sion de la grève des dockers de l'automne 1954 : « Les bienfaits du plein emploi entraînent avec eux le pouvoir et la tentation de se comporter de façon égoïste, et l'on doit opposer une résistance à cela » (3). Que le plein emploi crée des conditions favorables aux luttes ouvrières est une chose ; le caractère, le contenu et l'orientation de ces luttes en est une autre. Toute cette littérature sur le plein emploi, comme ausi la phrase impudente de Morrison sur l'égoïsme des ouvriers, laissent entendre que les ouvriers se livrent à une suren- chère exorbitante de revendications de salaire. Or, le fait extra- ordinaire est précisément celui-ci : les ouvriers luttent de moins en moins pour des revendications de salaire. Est-ce que cela signifie qu'ils sont satisfaits avec les salaires existants ? Certes non. D'après les indices officiels, de 1947 à 1954 les taux de salaires ont augmenté de 42 %, c'est-à-dire un peu moins que le coût de la vie qui aug- mentait de 43 % pendant la même période. Grâce aux heures sup- pémentaires, aux primes, etc., les rémunérations effectives en termes réels ont dû augmenter quelque peu au cours de ces sept années ; mais certainement beaucoup moins que le rendement effectif des ouvriers, qui s'est élevé de plus de 30 %. entre 1947 et 1954. Et pourtant, face à cette situation, un cinquième à peine des ouvriers en grève pendant le premier semestre 1955 l’étaient à cause de demandes d'augmentation de salaires (4). Le premier fait frappant est précisément que les luttes se dérou- lent de plus en plus autour de questions concernant les conditions de travail et le contrôle ou l'organisation de la production. Le deuxième fait important, intimement lié au premier, est que les grèves se déroulent souvent indépendament de la bureaucratie syndicale ou en opposition directe à celle-ci. Aussi bien la grève de la presse que celle des cheminots n'étaient pas réconnues par les syndicats respectifs. Les plus importantes parmi ces grèves, les deux grèves des dockers de l'automne 1954 et de l'été 1955, se sont dérou- lées pour ainsi dire contre la bureaucratie syndicale comme telle. Cet aspect inquiète de plus en plus l'a bourgeoisie anglaise, qui comprend que sa situation serait impossible si l'écran protecteur que la bureaucratie syndicale interpose entre le système actuel et la révolte ouvrière venait à s'écrouler. Un éditorial du « Financial Times » (5) consacré à la grève des marins des paquebots mérite d'être amplement cité, et se passe de tout commentaire. « Comparée aux grèves des cheminots et des dockers », écrit l'organe de la City de Londres: « celle des marins semble d'impor- tance mineure et n'a reçu qu'une attention moindre que celle qu'elle mérite. Mais, en tant qu'exemple un de plus du malaise struc- (3) The Observer, 7 novembre 1954. (4) The Economist, 30 juillet 1955, p. 375. (5) 7 juin 1955. 62 turel qui est devenu, selon toute apparence, endémique dans le mou- vement syndical elle mérite un examen attentif. « Les circonstances dans lesquelles la grève a eu lieu comportent certains traits désormais habituels. Il y eut récemment des négo- ciations sur les salaires et les conditions de travail dans la marine marchande ; l'accord conclu entrait en vigueur le jour précédant l'explosion de la grève. La grève est en fait totalement inofficielle ; le syndicat engagea les hommes à exécuter les accords ; les armateurs refusèrent de discuter avec les porte-parole des grévistes. Ceux-ci, d'autre part, déclarèrent ne pas reconnaître le syndicat et prétendirent qu'il est contrôlé par les armateurs. Ils formèrent leur propre comité local et envoyèrent des délégations aux autres ports. « La grève commença sur les rives de la Mersey, l'épicentre de la révolte des dockers, et certains indices montrent que des facteurs spéciaux sont en jeu dans cette région. Il semble qu'une révolte émotionnelle largement répandue existe parmi les hommes contre toutes les directions officielles (y compris celle du parti commu- niste) comme aussi certains désaccords entre les dirigeants des gré- gistes concernant leur attitude face à la grève. En même temps, il a été question de violences, et des hommes autres que les marins ont joué un rôle important dans les meetings des grévistes. Ce serait une. simplification excessive et trop facile que d'insinuer que des intérêts privés extérieurs à la grève en sont entièrement responsables (6). Des facteurs spéciaux jouent sur la Mersey, et dans les ports en général, facteurs certainement complexes et peut-être déplaisants à regarder de près. « Il y a cependant un autre aspect du problème. Le syndicat national des marins est relativement petit. Le fait même que ses membres passent la plupart de leur temps en mer et se déplacent constamment d'un port à l'autre rend les réunions syndicales presque impossibles à tenir. La direction est sans contact avec les hommes, et l'insatisfaction montait depuis un bout de temps. La grève actuelle se déroule à propos des heures de travail et la prétendue insuffisance en nombre des équipages, mais sa cause fondamentale est que les membres du syndicat n'ont pas confiance en leur direction. « Certes, la situation des marins est assez particulière ; une organisation syndicale normale est presque impossible dans les condi- tions qui y prévalent. Mais même dans ce cas, il y a des symptômes évidents d'un conflit entre les groupes locaux et l'organisation cen- trale, et d'un sentiment de frustration découlant du système actuel de négociations, sentiment que des intérêts extérieurs peuvent exploi- (6) C'est ainsi que The Economist écrivait quelques jours plus tard à propos des marins : « Ces hommes sont en grève contre la communauté nationale. Leur action a été astucieusement minutée par quelqu'un qui voulait porter le plus grand préjudice possible au tourisme du pays » ( 25 juin 1955, p. 1.114). Lorsque ce n'est pas le doigt de Moscou, c'est celui du méchant concurrent qui provoque les grèves. Que les ouvriers puissent agir d'eux-mêmes, est évidemment inconcevable pour le bourgeois. 63 ter. Il devient de plus en plus urgent de réexaminer, discuter et, si nécessaire, réviser la structure du système syndical ». Mais ce sont, sans aucun doute, les deux grèves des dockers qui ont jeté la lumière la plus intense sur ces deux aspects, dont l'importance historique ne saurait être exagérée, des luttes ouvrières actuelles : le passage du plan des revendications purement écono- miques à celui de revendications qui posent le problème de la struc- ture même de rapports de production capitalistes, d'un côté ; l'oppo- sition croissante entre ouvriers et bureaucratie syndicale, de l'autre. 'LES CONDITIONS ET L'ORGANISATION DU TRAVAIL DANS LES DOCKS ANGLAIS La première grève des dockers qui eut lieu en octobre 1954 et dura cinq semaines, se déroula autour de la question des heures supplémentaires. Les grévistes demandaient que les heures supplé- mentaires effectuées par les dockers soient « facultatives » et non « obligatoires ». Derrière ces mots, de signification apparemment mineure, se trouvait implicitement posé en fait le problème de la gestion de la production. Les dockers n'étaient pas et ne pouvaient pas être contre les heures . supplémentaires. Ce n'est pas seulement que ces heures sont actuellement indispensables pour compléter une paye permettant de vivre. C'est que par la nature même du travail sur les docks les heures de travail ne peuvent être ni régulières, ni fixées d'avance. L'arrivée et le départ des navires dépendent des marées, et le travail doit obligatoirement s'y adapter constamment. Celui qui organise donc les « heures supplémentaires », organise en fait toute l'activité des ports (et il n'est pas nécessaire de rappeler ce que les ports signifient pour l'Angleterre). · Il est nécessaire ici d'ouvrir une parenthèse sur l'organisation du travail dans les docks anglais. Traditionnellement, le travail des dockers était « occasionnel »; les dockers se trouvaient pratiquement en permanence à la dispo- sition des employeurs ; attendant dans des parcs à bestiaux dénom- més « halls d'attente », ils étaient embauchés au fur et à mesure des besoins des patrons pour tel travail de telle durée, recrutés d'après les critères des patrons ; les heures supplémentaires à effec- tuer étaient déterminées par les employeurs. Ces conditions de travail créaient des conflits constamment renouvelés, qui ont culminé en 1945, immédiatement après la fin de la guerre, en une série de grandes grèves. Avec l'accession du Labour Party au pouvoir en 1945, Ernest Bevin, le dirigeant du syndicat des ouvriers généraux et des trans- - 64 ports (T.G.W.U.) auquel sont affiliés dans leur grande majorité les dockers, et un des principaux ministres du gouvernement travail- liste, prépara un projet de « normalisation » du travail dans les docks, visant à « pacifier » les rapports de travail et, en même temps, de faire participer la bureaucratie syndicale du T.G.W.U. à l'organisation de la production. Ce projet, devenu loi en 1947 sous le nom « Plan de travail sur les docks » (Dock Labour Scheme), contient entre autres les dispositions suivantes : a) Les dockers qui se présenteraient deux fois par jour pour tra- vailler recevraient, s'ils ne trouvaient pas de travail, une « indemnité de présence » égale à environ 40 % du salaire minimum. Cette indemnité équivaut actuellement à 55 schillings (2.750 francs) par semaine. b) Un Bureau National du travail sur les docks était institué, composé de représentants des employeurs et de ceux des syndicats. Ce Bureau agit en fait comme l'employeur des dockers ; c'est lui qui embauche pour chaque travail et qui impose des sanctions discipli- naires, par l'intermédiaire de ses Commissions de Port. c) Pour ce qui est des heures supplémentaires, la loi se borne de disposer que chaque docker doit « travailler pendant la durée qui est raisonnable dans son cas particulier ». A part l'accroisement énorme des pouvoirs de la bureaucratie syndicale cette nouvelle réglementation n'a rien changé quant à l'essentiel aux conditions de travail sur les docks. Voici par exemple comment s'exprime sur le système d'attente et d'appel individuel au travail, une étude publiée en 1954, à la suite d'enquêtes détaillées menées en 1950-51 par le Département des Sciences Sociales de l'Université de Liverpool : « ... Ce système détériore les relations entre les dockers eus- mêmes. « Tout d'abord, la procédure d'appel successif doit être consi- dérée comme provoquant une concurrence excessive et même des conflits entre les ouvriers des docks. La lutte qui surgit entre eux de cette manière est, en plus, exacerbée par les conditions physiques dans lesquelles elle a lieu. Celles-ci n'encouragent pas un comporte- ment ordonné ou coopératif et les dockers interrogés ont montré qu'ils en étaient bien conscients. Ils ont fait de nombreuses remarques sur le « hall d'attente », la plus fréquente étant que la situation ressemblait trop à celle existant dans un marché à bestiaux... » (7). La participation des représentants syndicaux au Bureau National des Docks et aux Commissions de Port n'a eu comme résultat que d'empirer la situation des ouvriers ; les bureaucrates syndicaux, se sentant beaucoup plus indépendants vis-à-vis de leur base, ont entiè- (7) The Dock Worker, University of Liverpool Press, 1954, p. 65, cité d'après Contemporary Issues, N° 25 oct.-nov. 1955) pp. 70-71. 65 rement assumé les « responsabilités » inhérentes à leurs nouvelles fonctions et se sont transformés en garde-chiourmes purs et simples. L'étude universitaire mentionnée ci-dessus rapporte l'incident suivant, concernant un permanent syndical, dont on dit qu'il a dit aux ouvriers des docks au cours d'une réunion syndicale locale qu'il se fichait de ce qu'ils pouvaient penser sur son compte ; il avait à penser d'abord à lui-même et à son travail, et, s'il avait à choisir entre sa popularité parmi eux ou la bonne opinion des dirigeants syndicaux supérieurs, il n'hésiterait pas à choisir cette dernière » (8). Les résultats de cet état de choses pour ce qui est des rapports des dockers avec la bureaucratie syndicale ne se sont pas fait attendre. Comme l'écrivait l'Observer : « De toute évidence, les dirigeants syndicaux ont perdu à un grand degré la confiance des hommes. « Dans les docks, il y a à cela une raison spécifique (parmi d'autres). Les Bureaux de Travail sur les Docks, qui ont dans tous les docks la charge de fournir la main-d'oeuvre, comprennent des représentants syndicaux, qui agisent ainsi comme des agents des employeurs contre les hommes mêmes qu'ils représentent ». Enfin, pour ce qui est de la question brûlante des heures supplémentaires, la loi n'avait rien réglé et ne pouvait rien régler. La réglementation générale pour toute l'industrie stipule que le tra- vail hebdomadaire est de quarante-quatre heures, tout travail au- delà étant facultatif. La loi sur le travail dans les docks prévoit, comme on l'a vu, qu'un docker est obligé d'accepter le travail supplé- mentaire « pour la durée qui est raisonnable dans son cas parti- culier ». Cette expression volontairement ambiguë résultait de l'im- possibilité de régler dans une formule générale, le problème sans provoquer une explosion du côté des dockers ; mais, du même coup, le conflit était officiellement transformé en un conflit permanent. Qu'est-ce qu'une « durée raisonnable », et qui la détermine ? Pendant cinq ans, d'octobre 1948 jusqu'à octobre 1953, les représentants patro- naux et syndicaux discutèrent sur le sens des mots « durée » et « raisonnable ». Ils étaient en fait tous d'accord pour dire que les heures supplémentaires devaient être considérées comme obligatoires ; une petite différence existait entre la position du grand syndicat T.G.W.U., qui considérait que le « raisonnable » ne pouvait pas être déterminé à l'échelle nationale et devait être défini dans chaque port par accord entre le syndicat et les employeurs, et le petit syndicat N.A.S.D., qui demandait un accord national. Les négociations n'aboutissant à rien ont été suspendues fin 1953. Mais, avant comme après cette suspension, les employeurs, forts de la reconnaissance par les syndicats du fait que les heures supplé- mentaires étaient facultatives... au sens qu'elles étaient « raison- nablement » obligatoires, pouvaient, par l'intermédiaire des direc- (8) 10., p. 131. -66 - teurs des ports (eux-mêmes sous le contrôle du Bureau National du Travail sur les Docks) appeler les dockers à effectuer des heures supplémentaires et, en cas de refus, les sanctionner (d'habitude par la mise à pied pour trois jours avec perte du salaire correspondant). La question des heures supplémentaires comporte évidemment plusieurs aspects. Le système actuel permet aux employeurs de main- tenir une partie des dockers en demi-chômage et d'exercer ainsi une pression sur les salaires, de pratiquer une embauche discriminatoire, de créer une âpre concurrence entre les ouvriers, etc. C'est ce qu'on en peut appeler l'aspect économique au sens étroit. Aussi bien les staliniens que d'autres « marxistes » anglais ont voulu le présenter somme le seul, et la lutte des dockers exclusivement comme une lutte contre l'extension de la journée de travail. Mais cet aspect est un aspect subordonné, parce que l'essai de résoudre le problème ainsi posé conduit à poser un problème de gestion, le probème de l'orga- nisation du travail dans les docks. La lutte n'est pas purement et simplement une lutte contre l'extension de la journée de travail, car, comme on l'a dit, il n'y a pas de travail dans les ports sans heures supplémentaires. En luttant pour que ces heures soient « faculta- tives », les dockers luttent pour le pouvoir d'organiser eux-mêmes leur travail. Le caractère obligatoire des heures supplémentaires signi- fie que le travail est organisé par les employeurs et les bureaucrates syndicaux. Le caractère facultatif des heures supplémentaires signi- fie que les dockers l'organisent entre eux. C'est ce que comprit très bien feu M. Deakin, grand bureaucrate syndical et dirigeant du T.G.W.U., qui a interprété dans son language la grève d'octobre 1954 comme « une tentative folle de plonger les ports du pays dans le chaos ». L'ORGANISATION DES DOCKERS Si la première grève, d’octobre 1954, a eu lieu sur la question des heures supplémentaires. la deuxième, de mai-juillet 1955, a eu lieu pour le droit des dockers de s'organiser dans le syndicat qu'ils préfèrent. Il est donc nécessaire de dire quelques mots sur la manière dont les dockers sont organisés. Traditionnellement, les dockers appartenaient à l'Union des tra- vailleurs généraux et des transports (T:G.W.U.), le plus grand des syndicats britanniques. Le noyau initial de ce syndicat avait été le syndicat des dockers, formé lors de la grande grève des docks de Londres de 1889. Mais depuis, le T.G.W.U. est devenu' un grand syndicat « amalgamé » (c'est-à-dire comprenant des catégories d'ou- vriers appartenant à des branches très diverses de l'industrie) com- prenant environ un million et demi de membres et dirigé par des -"67 permanents syndicaux bien payés (9). Parallèle à cette extension du nombre des membres du syndicat a été la désertion des réunions par les membres, et leur abstention massive pendant les élections syn- dicales. Dans la plupart des grands syndicats britanniques, mais en particulier dans le T.G.W.U., la bureaucratie dirigeante forme une couche inamovible qui se perpétue par cooptation. L'incarnation de cette bureaucratie du T.G.W.U., Arthur Deakin, successeur de Ernest Bevin, était, aux yeux des ouvriers anglais, le symbole de la dictature de la bureaucratie syndicale. Son absence de contact avec la base était devenue proverbiale ; lorsqu'il mourut, au printemps 1955, les journaux ont écrit de lui qu'il était « comme un chef syndicaliste américain ». « Elégant, avec un goût américain pour ce qui est de la couleur des cravates, Arthur a contribué à liqui- der la barrière de classe entre patrons et ouvriers qui continuait à exister dans la société britannique. Il s'habillait comme un patron, parlait comme un patron ». Sous le titre « Mort d'un homme d'Etat », l'Economist écrivait à l'annonce de sa mort : « M. Deakin était un exemple remarquable du type de leader syndical qui a surgi depuis vingt ans... Il était profondément conscient des responsabilités d'un mouvement syndical puissant vis-à-vis de la nation... C'est ce qui l'a conduit à soutenir la politique impopulaire des restrictions volon- taires des revendications de salaire et à s'opposer à la nationalisation masive... Il meurt à un moment où il peut y avoir à nouveau des doutes sur la capacité de la Grande-Bretagne à résoudre le grand problème économique de l'ère post-keynesienne : le maintien de la production et de l'emploi au niveau le plus élevé possible, sans l'inflation et l'irresponsabilité ouvrière qui pourraient détruire aussi bien la production que le plein emploi... » (10). La gauche travailliste, les staliniens, les trotskistes, en s'adressant aux ouvriers du T.G.W.U. et en particulier aux dockers, ont pendant longtemps essayé de les persuader de militer plus activement dans le syndicat afin d'en expulser Deakin. Ils conseillaient aux dockers de se présenter aux réunions syndicales et de lutter pour un programme de « démocratisation » du syndicat. Tout récemment encore, après que la première grève des dockers eut montré la manière dont ceux-ci entendent lutter contre la bureaucratie, M. Harry Pollit, dirigeant du parti stalinien, disait: « ... Que les arrimeurs, dockers et marins de péniches utilisent les positions fières qu'ils viennent de gagner pour (9) D'après les rapports officiels, les avoirs totaux du T.G.W.U. en 1953 atteignaient environ 10 millions de livres sterling, soit 10 milliards de francs. Les revenus de ce capital (détenu sous forme d'obligations gouver- nementales et municipales et d'autres titres), avec les cotisations des mem- bres (de plus de 2 £ par membre et par an) lui permettent des dépenses annuelles d'environ un milliard et demi de francs, dont un milliard est consacré aux traitements des permanents et aux dépenses du Comité exécu- tif. Rapport du Chief Registrar of Friendly Societies, cité d'après Contem- porary Issues, 1. C., p. 72. (10) 7 mai 1955, p. 457. - 68 - cimenter entre eux une unité encore plus étroite et, surtout, qu'ils s'attachent à ce que la lutte pour la démocratie. réelle dans le T.G.W.U. atteigne des hauteurs nouvelles ! C'est de cette façon qu'ils peuvent aider à changer la politique et les dirigeants non seulement du T.G.W.U. mais du mouvement syndical en général » (11). Comme les dockers ignorèrent ces appels répétés, visant à rempla- cer le groupe actuel de dirigeants par un autre, les organisations « de gauche » en conclurent que les dockers étaient arriérés et ne comprenaient rien aux questions d'organisation. Cependant, les dockers avaient leurs méthodes d'organisation propres auxquelles ces politiciens arriérés ne pouvaient pas comprendre grand chose. A Londres, comme dans tous les autres ports anglais, les dockers sont « sur le papier » syndiqués dan le T.G.W.U. Ils sont syndiqués parce qu'ils ne peuvent pas travailler autrement ; la carte syndicale équivaut en pratique à une carte de travail. Mais ils ne le sont que sur le papier ; la plupart de leurs grèves dépuis 1945 ont été « inof- ficielles », c'est-à-dire contraires aux décisions des directions syndi- cales et non soutenues financièrement par celles-ci. Ils ont des délé- gués locaux, élus dans chaque port par la base, perpétuellement révocables par leurs mandants, et les meetings de la base, indépen- dants de toute convocation ou organisation syndicale, sont extrême- ment fréquents. Ces délégués représentent en fait les dockers dans les conflits quotidiens qui surgissent avec les employeurs et sont en opposition plus ou moins permanente avec les appareils syndi- caux (12). Comme nous l'écrit un camarade d'Angleterre, « les vrais dirigeants des dockers sont des comités formés par les représentants des ouvriers du port. Ces représentants sont constamment révocables, de sorte que, lorsqu'une situation critique se développe il est diffi- cile pour quelqu'un de l'extérieur de comprendre ce que les dockers sont en train de faire parce qu'ils révoquent leurs représentants et changent de politique avec une rapidité déroutante ». A côté du grand syndicat T.G.W.U., il y a à Londres depuis 1923 un petit syndicat, l'Association Nationale des Arrimeurs et Dockers (N.A.S.D.), accepté par les employeurs comme représentatif d'une section des dockers. Par l'intermédiaire de leurs comités locaux et de leurs réunions de la base, les dockers arrivent à contrôler plus ou moins un petit syndicat comme le N.A.S.D., ce qui est hors de question face à l'énorme appareil du T.G.W.U. Cette possibilité de contrôle ne signifie pas que la direction du N.A.S.D. est d'une nature foncièrement différente de celle du T.G. W.U. On a vu plus haut que leur attitude lors des négociations de (11) Daily Worker, jer novembre 1954. (12) Des délégués d'atelier (shop stewards) du même caractère existent dans toute l'industrie anglaise. 69 1948 à 1953 sur les heures supplémentaires ne différait pas en subs- tance de celle du T.G.W.U. Le dirigeant du N.A.S.D., Barrett, avait déclaré à plusieurs reprises que les heures supplémentaires étaient « en principe » entièrement facultatives et devaient être déterminées « par accord réciproque », mais aussi que « une certaine quantité d'heures supplémentaires est essentielle et à cette fin un certain degré de direction est nécessaire ». Et, tout au cours des grèves, l'attitude de Barrett et des autres dirigeants officiels a été orientée vers la capitulation. LA GREVE D'OCTOBRE 1954 Le 3 janvier 1954, un certain nombre de dockers, y compris un dirigeant du N.A.S.D., ont été sanctionnés pour refus d'effectuer des heures supplémentaires. En réponse, les dockers du N.A.S.D. ont tenu un meeting le 16 janvier et décidèrent d'interdire entièrement tout travail au-delà des heures normales, rejetant l'appel en faveur des heures supplémentaires que leur adressa le Comité exécutif xécutif du N.A.S.D. Cette décision a pris effet à partir du 25 janvier ; les membres d'un autre petit syndicat, le W.L.T.B.U. (Syndicat des marins des remorqueurs et péniches) se joignaient à cette décision le o février. De janvier à août, de nombreuses tentatives visant à faire revenir les dockers sur leur décision ont eu lieu, entre autres un appel signé par les directions de tous les syndicats impliqués ; elles sont toutes restées sans effet. Les employeurs n'osèrent pas sanctionner les dockers refusant les heures supplémentaires ; leur seule riposte a été de refuser toute discussion avec le N.A.S.D. jusqu'à ce que ses membres reviennent sur cette décision. En sorte que, lorsque en septembre 1954 à propos d'un incident banal concernant le déchargement d'un navire à Londres, les employeurs refusèrent de discuter avec le N.A.S.D., les membres de celui-ci ont tenu une réunion, rejetèrent la proposition de Barrett qui voulait ajourner la grève, et décidèrent de cesser le travail jus- qu'au moment où les employeurs accepteraient de discuter « tous les problèmes en suspens », donc essentiellement la question des heures supplémentaires. La grève a commencé le 4 octobre ; aux 7.000 membres du N.A.S.D. se sont immédiatement joints les 4.500 mem- bres du W.L.T.B.U. et 15.300 des 22.000 dockers du T.G.W.U., ces derniers « inofficiellement », leur direction n'étant pas simplement contre la grève, mais à l'opposé de celle du N.A.S.D., ses désisions. étant « sans appel » devant la base. Peu de temps après, la majorité des dockers du T.G.W.U. de Hull, de Birkenhead et d'autres ports se joignaient à la grève. Au total 70.000 dockers ont cessé le travail, dont 27.000 (sur 34.000) à Londres. La grève dura cinq semaines et elle s'est terminée sur une sorte d'armistice : les dockers reprenaient le travail, et les heures supplé- 70 mentaires ne seraient pas obligatoires en attendant que la question soit définitivement réglée par des négociations entre les syndicats et les employeurs. LES DOCKERS COMME PROPRIETE PRIVEE DE M. DEAKIN 1 16 . Peu avant la grève d'octobre 1954, 1.600 dockers de Bir- kenhead (sur les 2.000 de ce port) décidaient d'abandonner le. T.G. W.U. et de former une section du N.A.S.D. Le T.G.W.U. a répondu par une menace de lock-out. « M. P.J. O'Hara, secrétaire de district du T.G.W.U., a dit, au cours du week-end que son syndicat ne bluffait pas lorsqu'il a averti ses membres de Birkenhead que toute tentative de scission: mettrait en danger leurs emplois. La section syndicale de Birkenhead. dit-il, « ouvrirait immédiatement ses listes » et, si nécesaire, s'adres- serait aux bureaux d'emploi. Il n'y aurait pas de difficulté à trouver des hommes. M. O'Hara dit qu'aucun autre syndicat ne pouvait fournir la carte qu'un docker doit montrer au contrôle avant de pouvoir obtenir son livret de travail... » (13). Devant cette menace, la plupart des dockers, tout en s'organisant au sein du N.A.S.D., ont continué à payer leur cotisation au T.G. W.U. Ce dernier cependant a exclu le N.A.S.D. des réunions com- munes avec les employeurs. Mais, à la suite de la grève d'octobre les dockers commencèrent à adhérer en nombre important au N.A.S.D. dans une série d'autres ports importants, en particulier sur les rives de la Mersey (Liver- pool, Manchester). La direction du T.G.W.U. demanda alors l'inter- vention du Trade Union Council, organisme dirigeant suprême des syndicats anglais, accusant le N.A.S.D. de « braconner » sur ses. terres (14). Le T.U.C. demanda au N.A.S.D. le 18 octobre 1954 l'assurance qu'il cesserait d'organiser les dockers qui quittaient le T.G.W.U. ; comme le N.A.S.D. s'y refusa, il a été suspendu de l'union des syn- dicats quelques jours après. Mais la constitution de sections du N.A.S.D. continua, en particulier à Liverpool, Manchester et Hull. La direction du N.A.S.D. avait pris depuis le début une attitude hésitante, essayant de régler son opposition avec le T.G.W.U. par le recours aux instances officielles ; elles s'adressa le 20 novembre 1954 au Ministère du Travail, demandant qu'il soit permis aux dockers de rejoindre le syndicat qu'ils préfèrent. Le Ministère a répondu par un silence total. Mais la base du N.A.S.D. entendait mener sérieusement la lutte pour le droit des dockers de s'organiser - (13) Manchester Guardian, 13 septembre 1954. (14) Le terme anglais « poaching » est emprunté au jargon des chasseurs et signifie exactement chasser sur les terres d'autrui. 71 comme ils le veulent. Sur l'initiative des membres de Londres, certains parmi les dockers les plus combattifs de Londres furent envoyés dans les ports du nord de l'Angleterre et organisèrent dans plusieurs ports des sections du N.A.S.D. avec les hommes qui aban- donnaient le T.G.W.U. Le premier conflit éclata en avril, au moment du renouvellement annuel des cartes de travail des dockers. Le T.G.W.U. et ses représen- tants au Bureau National du travail sur les docks refusèrent le renou- vellement des cartes des dockers qui avaient adhéré au N.A.S.D. Les membres du N.A.S.D. cessèrent alors le travail, et les membres du T.G.W.U. se joignirent à eux par solidarité. Le Bureau National capitula immédiatement et renouvela toutes les cartes. LA GREVE DE MAI-JUILLET 1955 Il restait cependant que, à la suite de l'exclusion du N.A.S.D. décidée par le T.U.C., ce syndicat n'était plus représenté dans aucune discussion avec les employeurs qui traitaient ses membres comme « inorganisés » et adressaient leurs demandes au T.G.W.U. « afin qu'elles soient traitées par les voies normales ». C'est ainsi que le 23 mai, 18.000 dockers du N.A.S.D. à Londres et dans le nord commencèrent une grève, qui devait durer sept semaines, demandant que les sections syndicales du N.A.S.D. soient officiellement reconnues partout où elles existaient, qu'elles soient représentées dans les commissions officielles, etc. Le déroulement de la grève témoigne d'une maturité politique extraordinaire de la part des dockers. La grève a été menée malgré les tentatives constantes de capitulation de la direction du N.A.S.D. et de son secrétaire Barrett. Deux jours avant l'explosion de la grève, l'Economist écrivait : « ...Le T.U.C. a changé d'avis sur la possi- bilité de négocier avec un hors-la-loi, ciepuis que M. Barrett a dit qu'il voulait bien discuter. Peut-être que celui-ci hésite parce qu'il a peur d'être trop remarqué comme chef de grèves ou parce qu'il craint de ne pas être suivi dans cette grève par des dockers autres que ceux de son syndicat. Mais il ne joue pas le rôle principal dans le conflit actuel. Il est repoussé au second plan par deux de ses lieutenants, et l'on dit qu'il souffre de débilité nerveuse. » (15). En effet, immédiatement après l'explosion de la grève, le Comité Exécutif du N.A.S.D. se réunit et appelle les hommes à reprendre le travail. Mais le comité des représentants des sections locales des dockers rejette cet appel, affirme que la grève continuera... et décide d'envoyer Barrett en vacances pour raisons de santé ! 18.000 dockers participèrent à la grève ; on a vu que six mois auparavant, le N.A.S.D. ne comptait que 7.000 membres. La diffé- rence représente les dockers qui entre temps ont adhéré au N.A.S.D., (15) 21 mai 1955, p. 659. 72 mais aussi un nombre de dockers appartenant toujours au T.G.W.U., qui ont lutté pour le droit de leurs camarades de s'organiser comme ils le veulent. La direction effective de la grève appartînt d'un bout à l'autre aux représentants élus des grévistes, et les décisions principales ont toujours été prises au cour de meetings de masse. Sur le rôle plutôt, l'absence de tout rôle - des staliniens, l'Economist s'exprimait ainsi : « Quatrièmement ce qui est moins réconfortant les agitateurs communistes, pour une fois, n'en sont pas. Officiellernent, la ligne du parti est qu'il est préférable de travailler plutôt pour acquérir le contrôle du T.G.W.U., avec sa grande puissance et ses tentacules dans toutes les branches de l'industrie, que pour le dislo- quer ; officieusement, les communistes peuvent avoir décidé qu'il serait sage de s'abstenir d'une entreprise qu'ils pensent probablement vouée à l'échec » (16). Que l'organe de la bourgeoisie anglaise trouve « moins récon- fortant » que les communistes ne participent pas à la grève, n'a rien d'étonnant ; ils sont faits, en fin de compte, de la même farine, et y a toujours quelques possibilités de s'entendre avec le P.C., tandis qu'il n'y en a aucune avec la masse irresponsable. Cependant, même après le congé donné à Barrett, le Comité exécutif du N.A.S.D. continua ses tentatives de capitulation. « Le Comité exécutif, » note l'Economist du 4 juin, « devant l'échec de l'extension de la grève parmi les ouvriers du T.G.W.U., veut l'arrê- ter. Mais les membres insistent à rester en grève... » Quelques jours après, le Comité exécutif adresse une lettre de capitulation au T.U.C. « L'attitude inflexible du T.U.C. », écrit l'Economist du 11 juin, « a produit des résultats. M. Newman, du N.A.S.D., est en train d'abjectement ramper (!) sous des nouvelles fourches. Il accepta d'avance sans réserves le jugement que pourrait émettre le Comité des conflits du T.U.C. sur la dispute entre le N.A. S.D. et le T.G.W.U. ; et il accepta deux des conditions préalables posées par le T.U.C. à a réunion de ce Comité. Il accepte d'arrêter le recrutament de nouveaux membres et la perception de cotisations des membres « braconnés » au grand syndicat ; mais il demande qu'il- lui soit permis de poursuivre les efforts visant à la représentation du N.A.S.D. dans les commissions de port par des moyens pacifiques. Il dit, avec une certaine dose de vérité. (!), qu'on ne peut retourner les hommes comme s'ils étaient du bétail. M. Newman lui, en réalité, trouve qu'ils sont rien moins que dociles, car ils sont beaucoup plus pleins d'enthousiasme que leurs propres chefs, qui essayèrent d'arrêter la grève... Mais il faudrait plus qu'une lettre de M. Newman ou qu'un signe des sourcils de Sir Vincent Tewson (17) pour empêcher (16) 28 mai 1955, p. 749. (17) Bureaucrate syndical annobli, président du Trade Union Council. (N.D.L.R.). 73 les gens de tenir des meetings s'ils le désirent. Le T.U.C. a donc sagement fait en acceptant l'offre de M. Newman ; il ne semble plus qu'il y ait des raisons pour que les dockers ne reprennent pas le travail >> En effet, du moment qu'un petit bureaucrate écrivait à un grand bureaucrate, il n'y avait plus aucune raison pour que les dockers continuent la grève ! La mentalité de marchands de bestiaux com- mune à l'Economist, aux grands bureaucrates du T.U.C. et aux petits bureaucrates du Comité exécutif du N.A.S.D. ne pouvait évidemment pas tenir compte de la volonté des dockers eux-mêmes. La lettre de Newman au T.U.C. a été publiquement répudiée par les comités de grève, et la grève continua. Après quatre semaines de grève, le T. U.C. ayant seulement accepté la réaffiliation du N. A. S. D. et pour le reste gardant son intransigeance face à l'attitude rampante des bureaucrates du N.A. S.D., ceux-ci réusissaient à faire accepter, à un meeting des dockers de Londres, tenu le 21 juin, une recommandation de reprendre le travail le 27 si les hommes des ports du Nord l'acceptaient aussi. Rappelons que les dockers de Londres étaient en grève pour qu'il soit reconnu à leurs camarades du Nord le droit de s'organiser dans le syndicat de leur préférence. Mais les dockers du Nord refusèrent absolument de reprendre le travail. Le 29 juin, après cinq semaines de grève, malgré l'opposition d'une forte minorité, les dockers de Londres votaient la reprise du travail ; mais les dockers du Nord déclarèrent alors qu'ils organiseraient une « marche sur Londres >> pour discuter avec leurs camarades et la simple annonce de cette marche fit revenir les hommes de Londres sur leur décision. Fin juin, le Comité des Conflits du T.U.C. rendait son verdict sur la dispute entre le T.G.W.U. et le N.A.S.D. ; comme on s'y attendait, il déclarait celui-ci coupable de « braconnage » et le som- mait de rendre au T.G.W.U. les membres qu'il lui avait « fauchés ». Le travail ne reprit que le 4 juillet, après six semaines de grève, pendant lesquelles les dockers luttèrent seuls, sans soutien financier de nulle part, contre la grande bureaucratie du T.G.W.U. et en déjouant contamment les maneuvres de leur propre direction syndicale. Du point de vue de l'objectif qu'elle se proposait, la reconnaissance de la représentativité des sections nouvelles du N.A.S.D. dans les ports du nord, la grève a été sans doute un échec. Mais, dépassant de loin cet échec, reste la signification historique de la première grande lutte qu'une section du prolétariat anglais a mené de front contre sa propre bureaucratie comme telle ; reste le gouffre définitivement creusé entre les ouvriers et les faussaires qui prétendent les « représenter >; reste la démonstration des étonnantes capacités d'auto-organisation de la fraction la plus « arriérée » des travailleurs anglais. Reste qué, d'après tous les indices dont on peut actuellement disposer, les dockers anglais n'ont pas fini de nous donner des leçons. 74 Les ouvriers à la bureaucratie face Le textes qui précèdent donnent une description qu'on a voulu aussi complète que possible des principales luttes ouvrières de 1955, en France, en Angleterre et aux Etats-Unis. Ce n'est pas un souci d'information qui justifie leur étendue, ni le nombre des participants à ces luttes, leur combattivité physique ou les concessions arrachées. C'est que ces luttes revêtent à nos yeux une signification historique de par leur contenu. Pour le lecteur qui a parcouru les pages qui précèdent, ce n'est pas anticiper sur les conclusions de cet article que de dire qu'en cet été 1955 le prolétariat s'est manifesté d'une façon nouvelle. Il a déterminé de façon autonome ses objectifs et Sos movens de lutte ; il a nosé le problème de son organisation autonome ; il s'est enfin défini face à la bureaucratie et séparé de celle-ci d'une manière grosse de conséquences futures. Le premier signe d'une nouvelle attitude du prolétariat devant la bureaucratie a été sans doute la révolte du prolétariat de Berlin- Est et d'Allemagne Orientale en juin 1953 contre la bureaucratie stalinienne au pouvoir. Pendant l'été 1955, la même séparation entre le proletariat et la bureaucratie « ouvrière » est clairement apparue dans les principaux pays capitalistes occidentaux. L'important, c'est qu'il s'agit désormais d'une séparation active. Le prolétariat ne se borne plus à refuser la bureaucratie par l'inaction, à comprendre passivement l'opposition entre ses intérêts et ceux des dirigeants syndicaux et politiques, ou même d'entrer en lutte malgré les direc- tives bureaucratiques. Il entre en lutte contre la bureaucratie en personne (Angleterre, Etats-Unis) ou mène sa lutte comme si la bureaucratie n'existait pas, en la réduisant à l'insignifiance et à l'impuissance par l'énorme poids de sa présence active (France). Un court retour en arrière est nécessaire pour situer les événe- ments dans leur perspective. Il y a quelques années, les « marxistes >> de tout acabit étaient en gros d'accord pour ignorer en fait le pro- 75 blème des rapports du prolétariat et de la bureaucratie « ouvrière ». Lºs uns considéraient qu'il n'y a pas de proletariat en dehors des organisations bureaucratisées, donc en dehors de la bureaucratie. D'autres, que les ouvriers ne pouvaient que suivre servilement la bureaucratie, ou autrement se résigner dans l'apathie, et qu'il fallait en prendre son parti. D'autres encore, plus vaillants, prétendaient que les ouvriers avaient tout oublié, qu'il fallait rééduquer leur conscience de classe. Différente dans sa motivation, mais non dans ses conséquences pratiques, était la naranoïa des trotskistes « ortho- doxes », pour qui la bureaucratie n'était que le produit d'un concours fortuit des circonstances, voué à éclater dès que les ouvriers entre- raient en lutte, ce pour quoi il suffisait de reprendre les bons vieux mots d'ordre bolcheviks et de proposer aux ouvriers un parti et un syndicat < honnêtes ». On a toujours affirmé, dans cette Revue, face à la conspi- ration des mystificateurs de toutes les obédiances, que le véritable problème de l'époque actuelle était celui des relations entre les ouvriers et la bureaucratio : qu'il s'agissait pour le prolétariat d'une expérience inédite qui allait se poursuivre pendant longtemps, la bureaucratie « ouvrière », fortement enracinée dans le développe- ment économique, politique et social du capitalisme, ne pouvant pas s'écrouler du jour au lendemain ; que les ouvriers traverseraient nécessairement une période de maturation silencieuse, car il ne pou- vait pas être question de reprendre purement et simplement contre la bureaucratie les méthodes de lutte et les formes d'organisation traditionnellement utilisées contre le capitalisme ; mais aussi , que cette expérience. historiquement nécessaire, amènerait la proletariat à concrétiser difinitivement les formes de son organisation et de son pouvoir. Le développement de la société contemporaine sera de plus en plus dominé par la séparation et l'opposition croissante entre le proletariat et la bureaucratie, au cours de laquelle émergeront les formes d'organisation permettant aux ouvriers d'abolir le pouvoir des exploiteurs, quels qu'ils soient, et de reconstruire la société sur des nouvelles bases. Ce processus n'est encore qu'à sa phase embryon- naire ; mais ses premiers éléments anparaissent déjà. Après les ouvriers de Berlin-Est en juin 1953, les métallos de Nantes, les dockers de Londres et de Liverpool, les ouvriers de l'automobile de Detroit en 1955 ont clairement montré qu'ils ne comptaient que sur eux-mêmes pour lutter contre l'exploitation. LA SIGNIFICATION DE LA GREVE DE NANTES Pour comprendre les luttes ouvrières de l'été 1955, en particu- lier celles de Nantes, il faut les placer dans le contexte du dévelop- pement du prolétariat en France depuis 1945. - 76 Par opposition à la première période consécutive à la « Libé- ration », où les ouvriers suivent en gros la politique des organi- sations bureaucratiques et en particulier du P.C., on constate dès 1947-48 un « décollement » de plus en plus accentué entre les ouvriers et ces organisations. A partir de son expérience de leur attitude réelle, le proletariat soumet à une critique silencieuse les organi- sations et traduit cette critique dans la réalité en refusant de suivre sans plus leurs consignes. Ce « décollement », ce refus prennent des formes bien distinctes qui se succèdent dans le temps : a) De 1948 à 1952, le refus total et obstiné des ouvriers de suivre les mots d'ordre bureaucratiques s'exprime par l'inaction et l'apathie. Les grèves décidées par les stalinien's ne sont pas suivies dans la grande majorité des cas, non seulement lorsqu'il s'agit de grèves « politiques », mais même dans le cas de grèves revendi- catives. Il ne s'agit pas simplement de découragement ; il y a aussi la conscience de ce que les luttes ouvrières sont utilisées par le P.C., et détournées de leurs buts de classe pour servir la politique russe. La preuve en est que, dans les rares cas où « l'unité d'action » entre syndicats staliniens, réformistes et chrétiens se réalise, les ouvriers sont prompts à entrer en action non pas parce qu'ils atta- chent une valeur à cette unité comme telle, mais parce qu'ils y voient la preuve que la lutte considérée pourra difficilement être détournée vers des buts bureaucratiques et qu'ils ne s'y trouveront pas divisés entre eux-mêmes. 1 b) En août 1953, des millions de travailleurs entrent sponta- nément en grève, sans directives des bureaucraties syndicales ou à l'encontre de celles-ci. Cependant, une fois en grève, ils en laissent la direction effective aux syndicats et la grève elle-même est « pas- sive » (1) ; les cas d'occupation des locaux sont rarissimes, aux réunions des grévistes la base ne se manifeste presque jamais autre- ment que par ses votes. c) En été 1955, les ouvriers entrent à nouveau en lutte sponta- nément ; mais ils ne se limitent plus à cela. A Nantes, à Saint- Nazaire, en d'autres localités encore, ils ne sont pas simplement en grève, ni même ne se contentent d'occuper les locaux. Ils passent à l'attaque, appuient leurs revendications par une pression physique extraordinaire, manifestent dans les rues, se battent contre les C.R.S. Ils ne laissent pas non plus la direction de la lutte aux bureaucrates syndicaux ; aux moment culminants de la lutte, à Nantes, ils exer- cent par leur pression collective directe, un contrôle total sur les bureaucrates syndicaux, à tel point que dans les négociations avec le patronat ceux-ci ne jouent plus qu'un rôle de commis, mieux : (1) A l'exception de quelques localités, dont Nantes est la plus impor- tante. de porte-voix (2), et que les véritables dirigeants sont les ouvriers eux-inêmes. Il est impossible de confondre les significations différentes de ces attitudes successives.. Leur est commun le détachement par rap- port aux directions traditionnelles ; mais la conscience de l'oppo- sition entre les intérêts ouvriers et la politique bureaucratique, en se développant, se traduit par un comportement concret des ouvriers de plus en plus actif. Exprimée au départ par un simple refus conduisant à l'inaction, elle s'est concrétisée en 1955 dans une action ouvrière tendant à contrôler sans intermédiaire tous les aspects de la lutte. On peut le voir en clair en réfléchissant sur les événements de Nantes. On a voulu voir dans les grèves de Nantes et de Saint-Nazaire essentiellement une manifestation de la violence ouvrière, les uns pour s'en féliciter, les autres pour s'en affliger. Et certes on peut, on doit même, commencer par constater que des luttes ouvrières atteignant un tel niveau de violence sont rares en période de stabi- lité du régime. Mais, beaucoup plus que le degré de violence, importe la manière dont cette violence a été exercée, son orientation, les rapports qu'elle a traduits entre les ouvriers d'un côté, l'appareil de l'Etat capitaliste et les bureaucraties syndicales de l'autre. Plus exactement, le degré de la violence en a modifié le contenu, et a porté l'ensembe de l'action ouvrière à un autre niveau. Les ouvriers de Nantes n'ont pas agi violemment en suivant les ordres d'une bureaucratie comme cela s'était produit dans une certaine mesure en 1948, pendant la grève des mineurs (3). Ils ont agi contre les consignes syndicales. Cette violence a signifié la présence perma- nente et active des ouvriers dans la grève et dans les négociations, et leur a ainsi permis non pas d'exercer un contrôle sur les syndi- cats, mais de dépasser carrément ceux-ci d'une manière absolument imprévue. Il n'y a le moindre doute sur la volonté des directions syndicales, pendant toute la durée de la grève, de limiter la lutte dans le temps, dans l'espace, dans la portée des revendications, dans les méthodes employées, d'obtenir le plus rapidement possible un accord, de faire tout rentrer dans l'ordre. Pourtant devant 15.000 métallos occupant constamment la rue, ces « chefs » irremplaçables se sont faits tout petits ; leur « action » pendant la grève est invi- sible à l'ail nu, et ce n'est que par des misérables maneuvres de coulisse qu'ils ont pu jouer leur rôle de saboteurs. Pendant les négo- ciations mêmes, ils n'ont rien été de plus qu'un fil téléphonique, transmettant à l'intérieur d'une salle de délibérations des reven- - (2) Nous nous référons ici à la phase ascendante du mouvement son déclin a signifié une certaine « reprise en mains de la part des bureaucrates toute relative d'ailleurs. (3) Il y a eu alors, dans certains endroits, de véritables opérations de guerre civile entre les mineurs et la police. 78 dications unanimement formulées par les ouvriers eux-mêmes jusqu'au moment où les ouvriers ont trouvé que ce fil ne servait à rien et ont fait irruption dans la salle. Certes, on ne peut ignorer les carences ou les côtés négatifs du mouvement de Nantes. Dépassant dans les faits les syndicats, le mou- vement ne les a pas éliminés comme tels. Il y a dans l'attitude des ouvriers nantais une contestation radicale des syndicats, puisqu'ils ne leur font confiance ni pour définir les revendications, ni pour les défendre, ni pour les négocier, et qu'ils ne comptent que sur eux- mêmes. Cette méfiance totale, exprimée dans les actes, est infiniment plus importante de ce que ces mêmes ouvriers pouvaient « penser » ou « dire » au même moment (y compris ce qu'ils ont pu voter au cours des élections législatives récentes). N'empêche qu'il y a des contradictions dans l'attitude des ouvriers : d'abord, entre cette < pensée » qui se manifeste lors de discussions, de votes syndicaux ou politiques antérieurs ou ultérieurs à la grève, et cette « action », qui est la grève même. Là, le syndicat est ne serait-ce que toléré comme mondre mal, ici, il est ignoré. Même au sein de l'action, des contradictions subsistent : les ouvriers sont pour ainsi dire à la fois « en-deçà » et « au-delà » du problème de la bureaucratie. En deçà, dans la mesure où ils laissent la bureaucratie en place, ne l'attaquent pas de front, ne lui substituent pas leurs propres organes élus. Au-delà, car sur le terrain où ils se placent d'une lutte totale faite de leur présence permanente, le rôle de la bureaucratie devient mineur. A vrai dire, ils s'en préoccupent très peu : occupant massi- vement la scène, ils laissent la bureaucratie s'agiter comme elle peut dans les coulisses. Et les coulisses ne comptent guère pendant le pre- mier acte. Les syndicats ne peuvent pas encore nuire ; les ouvriers en sont trop détachés. Ce détachement n'aboutit pas pourtant, dira-t-on, à se cristal- dante des syndicats ; il n'y a même pas de comité de grève élu liser positivement dans une forme d'organisation propre, indépen- représentant les grévistes, responsable devant eux, etc. On peut dresser plusieurs de ces constats de carence ; ils n'ont qu'une portée limitée. On peut dire en effet que le mouvement n'est pas parvenu à une forme d'organisation autonome ; mais c'est qu'on à une certaine idée de l'organisation autonome derrière la tête. Il n'y a aucune forme d'organisation plus autonome que quinze mille ouvriers agissant unanimement dans la rue. Mais, dira-t-on encore, en n'élisant pas un comité de grève, directement responsable devant eux et révocable, les ouvriers ont laissé les bureaucrates syndicaux libres de maneuvrer. Et c'est vrai. Mais comment ne pas voir que" même sur un comité de grève élu les ouvriers n'auraient pas exercé davantage de contrôle qu'ils n'en ont exercé sur les repré- sentants syndicaux le 17 août, qu'un tel comité n'aurait alors rien pu faire de plus que ce que ces derniers ont fait sous la pression des ouvriers ? Lorsque la masse des ouvriers, unie comme un seul corps, sachant clairement ce qu'elle veut et décidée à tout pour - 79 l'obtenir, est constamment présente sur le lieu de l'action, que peut offrir de plus un comité de grève élu ? L'importance d'un tel comité se trouverait ailleurs : il pourrait d'un côté essayer d'étendre la lutte en dehors de Nantes, d'un autre, pendant la période de recul du mouvement; permettre aux ouvriers de mieux se défendre contre les manœuvres syndicales et patronales. Mais il ne faut pas se faire d'illusions sur le rôle réel qu'il aurait pu jouer : l'extension du mouvement dépendait beaucoup moins des appels qu'aurait pu lancer un comité de Nantes et beaucoup plus d'autres conditions qui ne se trouvaient pas réunies. La conduite des négociations pendant la phase de déclin du mouvement avait relativement une importance secondaire, c'était le rapport de forces dans la ville qui restait décisif et celui-ci devenait de moins en moins favorable. Nous sommes loin, évidemment, de critiquer la notion d'un comité de grève élu en général, ou même dans le cas de Nantes. Nous disons simplement que, dans ce dernier cas et vu le niveau atteint par la lutte ouvrière, l'importance de son action aurait été de toute façon secondaire. Si l'action des ouvriers de Nantes n'a pas été couronnée par une victoire totale, c'est qu'elle se trouvait placée devant des contradictions objectives, auxquelles l'élection d'un comité de grève n'aurait rien changé. La dynamique du développement de la lutte à Nantes avait abouti en effet à une contradiction que l'on peut difinir ainsi : des méthodes révolutionnaires ont été utilisées dans une situation et pour des buts qui ne l'étaient pas. La grève a été suivie de l'occu- pation des usines ; les patrons ripostèrent en faisant venir des régi- ments de C.R.S. ; les ouvriers ripostèrent en attaquant ceux-ci. Cette lutte pouvait-elle aller plus loin ? Mais qu'y avait-il plus loin ? La prise du pouvoir à Nantes ? Cette contradiction serait en fait portée au paroxysme par la constitution d'organismes qui ne pouvaient, dans cette situation, qu'avoir un contenu révolutionnaire. Un comité qui aurait envisagé sérieusement la situation se serait démis, ou alors il aurait entrepris méthodiquement l'expulsion des C.R.S. de la ville - avec quelle perspective ? Nous ne disons pas que cette sagesse après, coup était dans la tête des ouvriers nantais ; nous disons que la logique objective de la situation ne donnait pas grand sens à une tentative d'organisation permanente des ouvriers. Mais cette perspective, dira-t-on, existait : c'était l'extension du mouvement. C'est encore une fois introduire subrepticement ses propres idées dans une situation réelle qui ne s'y conforme pas. Pour les ouvriers de Nantes, il s'agissait d'une grève locale, avec un objectif précis : les 40 francs d'augmentation. Elle n'était pas pour eux le premier acte d'une Révolution, il ne s'agissait pas pour eux de s'y installer. Ils ont utilisé des moyens révolutionnaires pour faire aboutir cette revendication c'est là l'essence même de notre 80 époque ; mais cela ne veut pas dire que la révolution est possible à tout instant. On a pourtant prétendu que cette extension était « objective- ment possible ». Et certes, s'il a fallu à la bourgeoisie 8.000 C.R.S. pour résister à grande peine à 15.000 métallos de Nantes, on ne voit pas où elle aurait trouvé les forces nécessaires pour résister à cinq millions d'ouvriers dans le pays. Mais le fait est que la classe ouvrière française n'était pas prête à entrer dans une action déci- sive, et elle n'y est pas entrée. Les traits que nous avons analysés plus haut ne se rencontrent nettement que dans le mouvement de Nantes. Ils n'apparaissent, sous une forme embryonnaire, que dans quelques autres localités ; et forment un contraste impressionnant avec l'absence de tout mouvement important dans la région pari- sienne. Au moment même où se déroulent les luttes à Nantes, Renault à Paris donne l'image la plus classique de la dispersion et de l'im- possibilité de surmonter le sabotage en douce des directions syndi- cales (4). Dire, dans ces conditions, que le manque d'extension du mouve- ment est dû à l'attitude des centrales bureaucratiques, ne signifie rien. C'est dire que ces centrales ont accompli leur rôle. Aux trotskistes de s'en étonner, et de les maudire. Aux autres, de comprendre que les centrales ne peuvent jouer leur jeu, qu'aussi longtemps que les ouvriers n'ont pas atteint le degré de clarté et de décision néces- saires pour agir d'eux-mêmes. Si les ouvriers parisiens avaient voulu entrer en lutte, les syndicats auraient-ils pu les en empêcher ? Pro- bablement non. La preuve ? Précisément - Nantes. Il y a en fin de compte deux façons de voir la relation de l'action des ouvriers nantais et de l'inaction de la majorité du pro- létariat français. L'une c'est d'insister sur l'isolement du mouve- ment de Nantes, et d'essayer à partir de là d'en limiter la portée. Cette vue est correcte s'il s'agit d'une appréciation de la conjoncture : il faut mettre en garde contre les interprétations aventuristes, rap- peler que le proletariat français n'est pas à la veille d'entreprendre une lutte totale. Mais elle est fausse s'il s'agit de la signification des modes d'action utilisés à Nantes, de l'attitude des ouvriers face à la bureaucratie, du sens de la maturation en cours dans la classe ou- vrière. De ce point de vue, un révolutionnaire dira toujours : si les ouvriers nantais, isolés dans leur province, ont montré une telle maturité dans la lutte, alors, la majorité des ouvriers français, et en particulier les ouvriers parisiens, créeront, lorsqu'ils entreront en mouvement, des formes d'organisation et d'action encore plus élevées, plus efficaces et plus radicales. (4) Voir l'article de D. Mothé publié plus haut, comme aussi la descrip- tion de la grève Citroën dans les extraits de « Tribune Ouvrière », à la fin de ce numéro. 81 En agissant comme ils l'ont fait, comme masse cohérente, comme collectivité démocratique en mouvement, les ouvriers de Nantes ont réalisé pendant un long moment une fornie autonome d'organi- sation qui contient en embryon, la réponse à la question : quelle est la forme d'organisation prolétarienne capable de venir à bout de la bureaucratie et de l'état capitaliste ? La réponse est qu'au niveau élémentaire, cette forme n'est rien d'autre que la masse totale des travailleurs eux-mêmes. Cette masse n'est pas seulement, comme on a voulu le croire et le faire croire pendant longtemps, la puissance de choc, l' « infanterie » de l'action de classe. Elle développe, lorsque les conditions sont données, des capacités étonnantes d'auto-organi- sation et d'auto-direction ; elle établit en son sein les différenciations nécessaires des fonctions sans les cristalliser en différenciations de structure, une division de tâches qui n'est pas une division du travail : à Nantes, il y a bien eu des ouvriers qui fabriquaient des « bombes >> pendant que d'autres effectuaient des liaisons, mais il n'a pas eu d' « état-major », ni officiel, ni occulte. Ce « noyau élémentaire > de la masse ouvrière s'est révélé à la hauteur des problèmes qui se posaient à lui, capable de maîtriser presque toutes les résistances qu'il rencontrait. Nous disons bien : embryon de réponse. Non seulement parce que Nantes a été une réalité et non un modèle, et que donc, à côté de ces traits on en rencontre d'autres, traduisant les difficultés et les échecs de la masse ouvrière ; cela est secondaire, pour nous est en premier lieu important dans la réalité actuelle ce qui y préfigure l'avenir. Mais parce que les limitations de cette forme d'organisation dans le temps, dans l'espace et par rapport à des buts universels et permanents sont claires. Aujourd'hui cependant, notre objet n'est pas là : avant d'aller plus loin, il faut assimiler la signification de ce qui s'est passé. Quelles conditions ont permis au mouvement de Nantes de s'élever à ce niveau ? La condition fondamentale a été l'unanimité pratiquement totale des participants. Cette unanimité, la véritable unité ouvrière, ne doit évidemment pas étre confondue avec l'unité d'action des staliniens ou des trotskistes. Celle-ci, même lorsqu'elle prétend se. préoccuper de la base, n'est en fait que l'unité des bureaucraties ; elle a existé à Nantes, mais elle a été le résultat de l'unité ouvrière, elle a été imposée à la bureaucratie par les ouvriers. Non pas que ceux-ci s'en soient occupés un instant, aient « demandé » à leurs directions de s'unir ; ils les ont en fait ignorés, et ont agi dans l'unanimité. Les bureaucrates comprirent alors que leur seule chance de garder un minimum de contact avec le mouvement était de se présenter « 'unis ». L'unanimité ouvrière s'est manifestée d'abord sur le plan de la définition de la revendication. Personne à ce jour, sauf erreur, ne sait « qui » a mis en avant le mot d'ordre de quarante francs d'aug- mentation pour tous. En tout cas pas les syndicats ; on chercherait 82 en vain dans leurs programmes un tel objectif. Plus même, par son caractère non hiérarchisé, la revendication des ouvriers de Nantes va directement à l'encontre de tous les programmes syndicaux. L'una- nimité qui s'est réalisée parmi des travailleurs aux rémunérations ſortement différenciées sur la demande d'une augmentation uniforme pour tous n'en est que plus remarquable. L'unanimité s'est manifestée également sur les moyens, et ceci tout au long de la lutte : à chaque transformation de la situation * tactique », les travailleurs ont spontanément et collectivement apporté la réponse adéquate, passant de la grève illimitée, de l'occu- pation des usines, à l'action contre les C.R.S. L'unanimité enfin a été totale sur le rôle propre des ouvriers : il n'y a rien à attendre de personne, sauf ce qu'on peut conquérir soi-même. De personne, y compris les syndicats et partis « ouvriers ». Ceux-ci ont été condamnés en bloc par les ouvriers de Nantes dans leur action. Cette attitude face à la bureaucratie est évidemment le résultat d'une expérience objective profonde de celle-ci. Nous ne pouvons pas insister ici sur ce point, qui mérite à lui seul un long examen. Disons simplement que les conditions de cette expérience en France sont données dans un fait élémentaire : après 10 ans d' « action » et de démagogie syndicales, les ouvriers constatent qu'ils n'ont pu limiter la détérioration de leur condition que pour autant qu'ils se, sont mis en grève. Et ajoutons que le succès, même partiel, des mouvements de Nantes et de Saint-Nazaire, fera faire un bond en avant à cette expérience, parce qu'il fournit une nouvelle contre- épreuve : ces mouvements ont fait gagner aux ouvriers, en quelques semaines, davantage que ne l'ont fait dix années de « négociations » syndicales. L'analyse de ces conditions montre que la forme prise par le mouvement de Nantes n'est pas une forme aberrante, encore moins un reste de traits « primitifs », mais le produit de facteurs qui sont partout à l'æuvre et donnent à la société actuelle le visage de son avenir. La démocratie des masses à Nantes découlait de l'unanimité ouvrière ; celle-ci à son tour résultait d'une conscience des intérêts élémentaires et d'une expérience commune du capitalisme et de la bureaucratie, dont les premisses sont amplifiées jour après jour par l'action même des capitalistes et des bureaucrates. LES TRAITS COMMUNS DES GREVES EN FRANCE, , EN ANGLETERRE ET AUX ETATS-UNIS Une analyse analogue à celle qu'on a tentée plus haut serait nécessaire dans le cas des grèves des dockers anglais et des ouvriers américains de l'automobile. Elle permettrait de dégager d'autres caractéristiques de ces mouvement, également profondes et grosses de conséquences : pour n'en citer qu'une, l'importance croissante 83 que prennent au fur et à mesure du développement concommitant du capitalisme et du prolétariat, des revendications autres que celles de salaire, et en premier lieu, celles relatives aux conditions de tra- vail, qui mènent directement à poser le problème de l'organisation de la production et en définitive de la gestion. Nous ne pouvons pas entreprendre ici cette analyse, le lecteur pourra se reporter aux articles consacrés à ces luttes dans les pages qui précèdent. Il importe cependant de définir, dès maintenant, les traits communs à tous ces mouvements. Le principal est évident : c'est l'opposition ouverte et militante des ouvriers à la bureaucratie, c'est leur refus de « se laisser représenter ». Il a pris la forme la plus explicite possible en Angleterre : les dockers anglais ont fait grève pendant sept semaines contre la bureaucratie syndicale elle-même et personne d'autre. De même que les ouvriers d'Allemagne Orientale en 1953, les dockers anglais attaquèrent la bureaucratie -- ici « socia- liste », la « communiste » - en tant qu'ennemi direct. L'attaque a été à peine moins explicite aux Etats-Unis : les grèves des ouvriers de l'automobile, consécutives à la signature des accords C.I.O.-Ford- General Motors sur le salaire annuel garanti, étaient certes dirigées contre les patrons par le contenu des revendications posées, mais en même temps formaient une manifestation éclatante de la répudia- tion de la politique syndicale par les ouvriers. Elles équivalaient à dire aux syndicats : Vous ne nous représentez pas, ce qui vous préoccupe ne nous intéresse pas et ce qui nous intéresse, vous l'igno- rez. On a vu enfin, qu'en France, les ouvriers nantais ont « laissé de côté » la bureaucratie pendant leur lutte, ou l'on « utilisée » dans des emplois mineurs. En deuxième lieu, il n'y a pas trace de « débordement » de la bureaucratie par les ouvriers dans aucun de ces mouvements. Ces luttes ne sont pas contenues pour ainsi dire au départ dans un cadre bureaucratique au sein duquel elles se développeraient et qu'elle fini- raient par « déborder ». La bureaucratie est dépassée le mouve- ment se situe d'emblée sur un terrain autre. Ceci ne veut pas dire que la bureaucratie est abolie, que le prolétariat évolue dans un monde où il ne peut plus la rencontrer ; elle est toujours là, et ses rapports avec elle sont non seulement complexes, mais confus : elle est à la fois mandataire, ennemi, objet de pression immédiat, quan- tité négligeable. Mais il y a une chose qu'elle n'est plus : direction acceptée et suivie lors des luttes même à leur début. La conception trotskiste du débordement (théorisation de la pratique de Lénine face à la social-démocratie et en particulier de l'expérience de 1917) présupposait que les masses se situent au départ sur le même terrain que les directions « traîtres » et restent sous l'emprise de celles-ci jusqu'à ce que l'expérience acquise à l'aide du parti révolutionnaire au cours des luttes les en dégage. Or, l'expérience contemporaine, celle de 1955 en premier lieu, montre que les masses entrent en action à partir d'une expérience de la bureaucratie préalable à cette 84 action elle-même, donc indépendamment de la bureaucratie sinon même conre celle-ci. C'est que la bureaucratie a entre temps acquis une existence objective comme partie intégrante du système d'exploi- tation. Le menchévisme en 1917 n'était qu'un discours ; le stalinisme, le travaillisme, le C.I.O. sont, à des degrés divers, des pouvoirs. On est ainsi conduit à une troisième considération. De 1923 à 1953, les révolutionnaires en étaient réduits à contempler impuis- sants un cercle vicieux. La classe ouvrière ne pourrait faire défini- tivement l'expérience des directions bureaucratiques qu'au cours de la lutte ; mais l'existence même et l'emprise de ces directions signi- fiait soit que les luttes tout simplement ne démarraient pas, soit qu'elles étaient défaites, soit enfin qu'elles restaient jusqu'au bout sous le contrôle de la bureaucratie et utilisées par elle. Ce n'est pas là une théorie, mais la description condensée et fidèle des trente dernières années de l'histoire du mouvement ouvrier. L'existence même et l'emprise du stalinisme par exemple, empêchait que l'expé- rience du prolétariat au cours d'une crise ne se fasse dans un sens révolutionnaire. Qu'on dise que cela était dû à l'absence d'un parti révolutionnaire ne change rien ; l'emprise stalinienne signifiait la suppression de la possibilité d'un parti révolutionnaire, tout d'abord la suppression physique de ses militants éventuels (5). Or, les luttes de l'été 1955 sont un premier signe que ce cercle vicieux est rompu. Il est rompu par l'action ouvrière, à partir d'une expérience accumulée non pas tant du rôle de la bureaucratie comme direction « traître » des luttes révolutionnaires, mais de son activité quotidenne comme garde-chiourme de l'exploitation capitaliste. Pour que cette expérience se développe, il n'est pas indispensable que la bureaucratie accède au pouvoir ; le processus économique d'un côté, la lutte de classes élémentaire et quotidienne dans l'usine de l'autre, la poussent inexorablement à s'intégrer au système d'exploitation et dévoilent sa nature devant les ouvriers. Autant il était impossible de constituer une organisation révolutionnaire en expliquant aux ouvriers français la trahison stalinienne en Chine en 1927, autant il est possible de le faire en les aidant à organiser leur lutte quoti- dienne contre l'exploitation et ses instruments syndicaux et politiques « ouvriers » Quelles conclusions peut-on tirer de cette analyse pour ce qui est du problème de l'organisation du prolétariat et de l'avant-garde ? Aussi bien la grève de Nantes que la grève des dockers anglais montrent la forme adéquate d'organisation des ouvriers pendant l'action. Nous ne reviendrons pas sur le contenu de cette forme, ni sur ses limitations éventuelles. Mais, par la nature même des choses et jusqu'à nouvel ordre, de telles formes ne sont ni ne peuvent être (5) Au reste, les tenants. trotskistes de cette position pourraient bien se demander une fois n'est pas coutume pourquoi un tel parti' n'a pas pu se constituer pendant trente ans. Ils seraient ainsi ramenés, comme on dit, au problème précédent. 85 permanentes sous le régime capitaliste. Le problème de l'organisation de minorités ouvrières pendant les périodes d'inaction subsiste. 11 se pose cependant de façon différente. Il faut d'abord constater que le degré de maturation qu'ont révélé les luttes de 1955 interdit de poser les problèmes revendi- catifs » et « politiques » séparément les uns des autres. Il y a longtemps que l'on sait qu'ils sont indissociables objectivement. Ils le seront de plus en plus dans la conscience des ouvriers. Une mino- rité organisée dans une entreprise, qu'elle prenne la forme d'un comité de lutte, d'un groupe réuni autour d'un journal ouvrier, ou d'un syndicat autonome, devra dès le départ affirmer clairement cette unité. Nous n'entendons pas par là qu'elle devra se livrer aux pres- tidigitations trotskistes, tendant à faire surgir d'une demande d'aug- mentation de 5 francs la grève générale et la révolution, comme un lapin d'un haut-de-forme : elle devra au contraire soigneusement les éviter, et condamner, s'ils se présentent, les saltimbanques qui s'y livrent. 999 fois sur 1.000, une grève pour cinq francs est une grève pour 5 fr. et rien de plus. Ou plutôt, le plus qu'elle contient ne vient pas de ce qu'elle conduit à la lutte pour le pouvoir, mais de ce qu'elle se heurte, sous une forme ou sous une autre, à l'appareil de domination capitaliste intérieur à l'usine et incarné par la bureaucratie « ou- vrière ». L'organisation de la lutte contre celle-ci est impossible si on ne met pas en lumière sa nature totale, à la fois économique, poli- tique et idéologique. Simultanément, les ouvriers ne peuvent se mouvoir efficacement au milieu des multiples contradictions que sus- cite même la lutte revendicative la plus élémentaire dans les condi- tions du capitalisme décadent contradictions qu'on a indiquées plus haut sur l'exemple de Nantes -- que s'ils arrivent à situer leurs luttes dans une perspective plus générale. Apporter cette perspective est la fonction essentielle des minorités organisées. Mais il faut également comprendre que, même lorsqu'il s'agit de luttes élémentaires, les minorités organisées ont pour tâche d'aider l'éclosion des formes d'organisation collectives-démocratiques de la masse des ouvriers, dont Nantes a fourni l'exemple, formes d'orga- nisation qui s'avèrent déjà les seules efficaces, et qui s'avéreront de plus en plus les seules possibles. Pierre CHAULIEU - 86 La situation en Afrique du Nord La signification la plus apparente des événements d'Afrique du Nord depuis 1952 est celle d'une nouvelle phase de la décompo- sition de l'impérialisme français. Pour éclaircir cette signification, il faudrait donc montrer comment et pourquoi la bourgeoisie française s'est avérée globalement incapable de conserver après la guerre mon- diale son « empire » colonial. Nous ne voulons ici que relever ce qui nous paraît essentiel dans dans l'histoire récente du Maghreb : d'une part pourquoi l'objectif national-démocratique de l'indépen- dance a constitué, et constitue encore pour une part, une plate-forme susceptible de rassembler toutes les forces populaires » depuis la moyenne bourgeoisie jusqu'au sous-prolétariat agricole ; d'autre part quelles perspectives de lutte se trouvent ouvertes dès que les Etats et leurs appareils de répression passent ou passeront des mains des colons à celles des « interlocuteurs valabes ». Le fait marquant est en effet que l'appareil politique impéria- liste a craqué dans les trois pays du Maghreb depuis 1954, et qu'il a cédé en Tunisie et au Maroc. Dans la perspective de la lutte du prolétariat mondial, ce fait est apparamment d'importance médiocre : un simple changement dans le régime d'exploitation. Mais relative- ment aux conditions de la surexploitation du prolétariat nord-africain. il est au contraire essentiel, et c'est ce que nous examinerons d'abord. Nous nous demanderons ensuite quelle classe s'emparera ou s'empare déjà des organismes de gestion assurant l'exploitation, et une fois le rapport de forces défini, quelle doit être la ligne du mouvement révolutionnaire. 1. LES COLONS FONT UN PAS EN ARRIERE Pourquoi se bat-on, s'est-on battu « avec les bombes et avec les revolvers » depuis 1952 (1) en Afrique du Nord ? Pour l'indé- pendance au maximum, au minimum pour l'autonomie interne. Le droit des peuples à disposer d'eux mêmes constitúe le commun dénominateur du M.T.L.D., du Néo-Destour et de l'Istiqlal. Si l'on (1) Le ratissage du Cap Bon (28 janv.-1• fév. 1952) constitue la phase répressive qui conduit des émeutes aux maquis. Schéma à peu près iden- tique, pour les trois pays, à des dates différentes. - 87 écarte la phraséologie jacobine, il reste un objectif concret : expulser les colons du contrôle de l'appareil gestionnaire et répressif, au moins dans son usage interne. Ainsi, la discussion des conventions franco - tunisiennes ne s'est heurtée à de « sérieuses difficultés >> qu'en abordant les éléments essentiels de cet appareil : adminis- trations communale et centrale, police, armée. On sait que les accords sur ces points sont déjà remis en question : Bourguiba veut un petit bout d'armée. Le problème se posera bientôt avec la même acuité au Maroc. Pourquoi la lutte des peuples maghrébiens s'est-elle portée sur ce terrain, et pourquoi avec une telle unanimité ? C'est que la dispo- sition des organismes de gestion et de répression revêt en Afrique du Nord une importance bien plus considérable que dans les pays techniquement avancés. Disons en raccourci, qu'au Maghred, la police remplit un rôle économique et social essentiel. Ce rôle ne peut se comprendre qu'à partir du caractère brutalement réactionnaire du colonialisme français dans ces pays. L'Afrique du Nord est-elle un débouché pour les produits ma- nufacturés métropolitains ? Oui, évidement (2). Les produits fabri- qués en général constituent 54 % de ses importations (3). Mais le volume absolu de ces importations demeure très faible, relative- ment à sa population : les produits fabriqués ne trouvent un débouché que dans la couche privilégiée des colons et des grands administra- teurs et semi-privilégiée de l' « aristocratie >> salariée : cette couche est très mince. Il est clair ici qu'une politique efficacement impérialiste, « néo-colonialiste » ou « progressiste » comme on voudra, devrait .viser à constituer un débouché : investissements massifs, industria- lisation, formation d'une classe moyenne et d'un prolétariat « mo- derne », relèvement du pouvoir d'achat, bref constitution d'un mar- ché. Or la pénétration capitaliste est très faible : la Commission des investissements chiffrait à 9.400 fr pour l'Algérie, à 8.700 pour le Maroc, à 5.500 pour la Tunisie la valeur de l'investissement annuel par habitant en 1954 (contre 54.900 fr. pour la France) (4). L'investissement public est notoirement insuffisant : l'Afrique du Nord est un pays sous-équipé en énergie par exemple. Quand à l'investissement privé, il s'oriente vers les sociétés commerciales, financières ou d'assurances plutôt que vers l'industrie (5). Sur ce plan, l'intérêt des cartels français se coalise avec celui des colons pour maintenir l'économie nord-africaine dans un état pré-indus- trie. Si l'on industrialisait l'agriculture, écrit le directeur de 'Agri- (2) En 1941, 60,6 % des import. venaient de France, 63. % des export. y allaient. En 1938, la France faisait avec l'Afrique du Nord 16 % de son trafic total. (Chiffres calculés sur Despois, l'Afrique du Nord, 482-484). (3) Chiffre calculé sur Problèmes éco., n° 336 (juin 1954). (4) Chiffres cités par Sauvy, Express du 26 fév. 1955. (5) En 1951, sur 8 milliards d'investissements privés au Maroc, 4,5 allaient aux premières contre 6,6 aux secondes (d'après Pbs éco., n° 300, sept. 53). 88 culture au Gouvernement de l'Algérie les fellahs deviendraient des salariés agricoles : « a-t-on vraiment intérêt à prolétariser de nou- veaux éléments alors que la stabilité sociale suppose une tendance inverse ? » (6). L'occupation directe et la gestion directe du Maghreb par la France, soit comme fait, soit comme tendance, permettent donc d'abord de cadenasser ces territoires contre toute « ingérence étran- gère », c'est-à-dire contre toute pénétration capitaliste susceptible d'en ébranler la « stabilité sociale ». Mais à la rigueur, des accords économiques pourraient y suffire, semble-t-il ? Certes non. Parmi les fonctions traditionnelles remplies par la colonie dans le système impérialiste, la seule que l'Afrique du Nord remplisse effectivement, c'est a production de matières agri- coles et minières (7). Cette fonction suppose l'appropriation aussi totale que possible des moyens de production agricoles et miniers. La « stabilité sociale » repose donc sur l'expropriation radicale de 18 millions de musulmans par 1,5 million d'Européens. En Algérie, des 4,5 millions d'hectares réellement cultivés, 2 appartiennent aux Européens, et en particulier 1,6 à 7.000 colons (8). Le rapport des propriétés européenne et musulmane est-il apparemment moins dé- favorable en Tunisie et au Maroc, c'est que l'impérialisme y a con- solidé les féodaux musulmans : le résultat est le même pour le fellah. Comme les terres abandonnées aux « indigènes » sont les plus mauvaises, pauvreté du sol et caractère parcellaire de la propriété se conjuguent pour rendre 70 % des exploitations musulmanes in- viables économiquement (9). La formidable masse de paysans petits propriétaires (10) et de paysans expropriés (11) ne trouvant à s'em- ployer ni dans l'industrie (12) ni dans les grandes exploitations (13), en raison de la mécanisation, le sort de la paysannerie nord-africaine est désormais clair : elle meurt de faim. Et ce n'est pas une image (14). Disette permanente, chômage permanent, émigration perma- nente, sans compter les famines périodiques : le Maghreb n'a rien à envier à l'Inde. Ce sous-prolétariat en haillons exerce sur les salaires une for- midable pression. Le revenu moyen annuel est de 20.000 fr pour le paysan algérien, de 100.000 pour l'ouvrier industriel. Le salaire (6) Vialas, « Le paysanat algérien », Notes et études doc., nº 1.626. (7) La plus grande partie des export. algériennes et tunisiennes consistent en matières agricoles, les produits miniers entrent pour le quart dans la valeur des export. marocaines et pour la moitié des export. tunisiennes. (8) Chiffres tirés de Dresch, in L'industrialisation de l’A.F.N., 224-8. (9) Drumont, ib., 49. De là le rôle de l'usure dans l'expropriation. (10) Pour la seule Algérie, 600.000 familles, soit 3 à 3,5 millions de per- sonnes. (11) Pour l'Algérie, 700.000 familles, soit 3,5 à 4 millions de personnes. (12) En 1946, Wisner estimait à 2 % le rapport du prolétariat indus. et minier (semi-agricole) à la population active. L'Algérie dans l'impasse, 27. (13) En Algérie, 100.000 ouvriers agricoles dans 25.000 exploitations. Tous les chiffres précédents sont tirés de Vialas, loc. cit. (14) En 1883, chaque habitant disposait de 5 q. de céréales (y compris fourragères). En 1952, de 2 q. : Dumont, loc. cit. 55. - 89 industriel algérien moyen est le tiers du salaire industriel minimum dans la métropole ; ni le salarié agricole ni le travailleur indépendant n'ont droit aux Allocations familiales algériennes, et en 53, 143.000 travailleurs seulement étaient immatriculés aux Assurances Sociales ! (15). En 51 les salaires journaliers des saisonniers dans les vignes oscillaient entre 200 et 250 frs dans le Constantinois, pour 8, 10, et quelquefois 12 heures de travail. Et encore les paysans tunisiens qui passaient la frontière acceptaient 180 frs. Un tel taux d'exploitation du travail fournit enfin aux sociétés des profits imbattables (16), vrai nom de la stabilité sociale » Nous n'avons rappelé ces chiffres que pour faire admettre sans plus de démonstration le rôle économique et social essentiel joué par l'appareil gestionnaire et répressif : on ne fabrique pas impu- nément du profit au taux de 70 % en l'extrayant, sous forme de sueur et de mort, de millions de travailleurs dépossédés. On doit prendre des précautions, on interpose des caïds vendus ou à vendre, des administrateurs qui se gardent d'administrer, des flics, des légionnaires à l'occasion, qui administrent, des mythe's berbères, des urnes à double fond, le bric-à-brac sanglant d'une société ou l'exploitation ne peut plus être pudique. On n'arrache pas seulement les moyens de production, on sabote grossièrement les moyens de compréhension, on paye le clergé musulman, on pro- page l'analphabétisme, on décrète étrangère la langue maternelle, on humilie. C'est donc la totalité de la vie quotidienne de la quasi-totalité des musulmans qui est saisie et broyée par la poigne des colons : la société maghrebienne est une société totalitaire, où l'exploita- tion suppose la terreur. Et comme les frontières de classe sont à peu près exactement recouvertes par les frontières (ethniques », une conscience de classe est impossible : c'est autant comme algérien ou tunisien que comme ouvrier ou payasan que l'homme est écrasé. Le flic qui matraque ou qui torture est européen, le patron ou le contre-maître est européen, l'officier est européen, le professeur est européen ; le mépris est européen, et la misère « arabe ». La lutte se situe donc d'emblée sur le plan national, elle cherche spontané- ment à supprimer l'appareil terroriste comme forme immédiate de l'oppression, et l'indépendance, c'est-à-dire cette suppression, appa- raît à tous comme le contraire de l'exloitation. En réalité, il n'y a pas d'autre contraire à l'exploitation que le socialisme ; en réalité la lutte national-démocratique du peupe nord- africain contient en elle les prémisses d'un nouveau mode d'ex- ploitation. Mais il ne faut pas sousestimer pour autant le contenu (15) Notes et études doc., nº 1963 (déc. 1954). (16) Taux de profit de quelques minières et agricoles en Tunisie en 1990 : Djebel M'dilla, 30,45 % ; Djebel Djerissa, 45,68 % ; Djebel Mallonj, 74,22 % ; Fermes Françaises, 66,25 %. D'après Notes et études docs, n° 1.553 (1952), cité par Bulletin d'Informations Coloniales, 15 oct. 54, p. 6. - 90 subjectif et objectif de son but. Subjectif : il exprime le maximum de conscience possible pour un prolétariat broyé sous la terreur matérielle et morale ; il cristallise le sens d'une dignité retrouvée. Objectif : la conquête de l'« indépendance » nationale contraint les colons à faire un pas en arrière, à abandonner l'appareil terroriste qui était la condition de la surexploitation ; elle crée ainsi une situation révolutionnaire caractérisée par le partage du pouvoir, écono- mique aux colons, politique aux « nationalistes »; et au sein de cette situation, le problème de la propriété finira nécessairement par se poser. Nous ne pouvons donc dans la métropole que soutenir cette lutte dans ses extrêmes conséquences. Contrairement à la totalité de la « gauche », notre souci n'est nullement de sauvegarder la « présence française au Maghreb ». Nous sommes inconditionnel- lement contre tout imperialisme, y compris français. Nous sommes inconditionnellement hostiles à la poursuite de la terreur. II. - I.ES « INTERLOCUTEURS VALABLES >> FONT UN PAS EN AVANT. Reste le problème de la ligne à suivre dans le pays dominé. Pour fixer cette ligne il faut définir si les « interlocuteurs valables sont valables si les « représentants qualifiés » des peuples maghre- biens sont qualifiés par d'autres que par eux-mêmes ou par la bour- geoisie française. Il faut d'abord noter qu'on ne peut pas répondre à cette ques- tion simultanément pour les trois pays nord-africains. En effet une différence de structure économique et sociale les distingue. En Algérie l'expropriation a été si profonde et la gestion par les colons si directe que pratiquement aucune place n'a été laissée au dévelop- pement d'une bourgeoisie musulmane : boutiquiers et intellectuels, seuls représentants d'une couche arabe aisée, sont complètement en marge de l'appareil gestionnaire, et leur fonction économique se réduit à celle d'un capitalisme mercantile. Au contraire, en Tunisie et surtout au Maroc, il existe une bourgeoisie musulmane qui occupe dans la vie économique une place plus importante : l'ancienne bour- geoisie mercantile pré-impérialiste et une fraction de la féodalité agraire se sont enrichies à la faveur du protectorat, et le capital accumulé par elles dans les exploitations rurales ou le commerce exté- rieur a été réinvesti pour une part dans l'industrie. Dans les pro- tectorats par conséquent, les conditions d'une domination de la bourgeoisie locale existent. Ces particularités de développement s'expliquent par les dates respectives de la pénétration française : l'Algérie a été investie par une aristocratie moribonde et occupée longtemps sans conviction pour le compte de sociétés commerciales qui se fussent à la rigueur contentées de contrôler les ports ; Tuni- - 91 sie et Maroc furent au contraire les indispensables « remèdes » d'un capitalisme qui subissait sa première grande crise impérialiste. Or, ces différences de structure transparaissent dans les mouve- vements nationalistes actuels : Tunisie et Maroc ont produit des partis dont la direction es spécifiquement bourgeoise, ainsi que le programme. Au contraire leur équivalent algérien, l'U.D.M.A. est un parti très faible, tandis que l'Etoile Nord-Africaine, premier noyau de l'actuel M.T.L.D., est née chez les ouvriers algériens émigrés dans la métropole. Bien entendu le contenu social de ces partis n'est pas aussi simple qu'il peut paraître : nous avons montré précisément que leur idéologie groupait tout le « peuple », ce qui signifie qu'ils renferment des contradictions sociales. Mais la plate- forme nationaliste, spécifique d'une bourgeoisie cherchant à constituer et à accaparer un marché intérieur, s'est avérée au Maroc ou en Tunisie suffisante pour rassembler toutes les forces sociales, et la meilleure preuve en est l'élargissement des partis nationalistes sur leur gauche depuis la dernière guerre mondiale : création de l'U.G.1.1. destourienne dès 1945, noyautage de l'Union Générale des Syndicats Confédérés Marocains par les militants de l'Istiqual en 1948. Le rapport des forces entre bourgeoisie kit proletariat musulmans est favorable à la première, laquelle le doit pour une bonne part au soutien que les colons lui accordèrent dans sa lutte contre le syndicalisme stalinien. Il est dès lors évident que si l'oli- garchie européenne consent à la rigueur à abandonner aux nationa- listes tunisiens et marocains une partie de l'appareil d'état, c'est parce qu'elle sait que cette bourgeoisie est suffisamment différenciée coinme classe possédante pour assurer les conditions d'une exploitation < honnête ». Le taux de profit tombera peut-être de 70 % à 40 % : c'est tolérable, c'est même prudent, l'oligarchie va se convaincre à la fin que c'est habile. Pour sa part la bourgeoisie française « éclai- rée » cherche à faire triompher ce cours au Maroc comnia elle l'a fait en Tunisie. . Mais on ne négocie pas en Algérie, parce que « c'est la France ». En réalité, on sait bien qu'il n'y a pas en Algérie d'interlocuteurs valables, c'est-à-dire de bourgeois locaux immédiatement capables de faire rendre les armes au maquis comme en Tunisie et de Jé- tourner d'une nianière ou d'une autre les forces paysannes et pro- létariennes au partage des terres. L'éclatement du M.T.LD. dans l'été 1954 entre une fraction < collaboratrice » et une fraction « intransigeante », le désarroi dans lequel la rupture a laissé la base du parti, favorisant le regroupement derrière les activistes du CRUA, enfin l'absence d'une centrale ouvrière directement contrôlée par un parti bourgeois et la coopération des nationalistes avec les Staliniens au sein de la C.G.T. algérienne et française, tous ces éléments reflè- tent en effet l'originalité du mouvement algérien. Les votes successifs et apparemment contradictoires de la Chambre sur la politique maro- 92 caine et sur la politique algérienne s'expliquent par la conscience qu'a la bourgeoisie française de ne pouvoir en Algérie s'appuyer sur aucune bourgeoisie locale. Il y a donc un problème algérien, qui est celui de la vacance du pouvoir. Ce problème est résolu dans les termes qu'on sait par le P.C. français : « certains ne manqueront pas de prétendre qu'il n'y a pas d'interlocuteurs valables en Algérie pour essayer de dissimuler leur hostilité à toute négociation. Si on voulait vraiment discuter avec le peuple algérien, il serait facile de trouver des interlocuteurs pouvant parler valablement en son nom » (Humanité, 30 juillet 55). Et Duclos développe la thèse que le « pénétrant' » Gilles Martinet avait déjà élaboré dans l'Observateur : « des élections loyales ». Plus prudent que notre progressiste, il exige toutefois des garanties préa- lables : essentiellement l'arrêt de la répression, la libération des détenus, la suppression des communes mixtes. Ce sont ces mêmes conditions que posent les dirigeants du Front de Libération Nationale et les chefs de l'Armée de Libération Nationale par la bouche de l'interlocuteur de Barrat (Observateur, 15 sept. 55). Dans quelles perspectives ? Celles-ci : les représentants élus négocieront avec le gouvernement français « les liens nouveaux qui uniront l'Algérie et la France ». Quant aux Staliniens, ils s'adressent, par la voix auto- risée de Maurice Thorez, aux réformistes en ces termes « n'avons- nous pas déjà manifesté notre accord pour une politique de négocia- tion avec les peuples de l'Afrique du Nord, pour la création d'une véritable Union Française ? ». (Humanité, 5 nov. 55). La position des Staliniens sur la question algérienne est donc objectivement celle d'une bourgeoisie, « très éclairée ». Pourquoi ? D'abord parce qu'ils sont très faibles en Algérie : « une vingtaine de permanents, appointés par le P.C. français, sans influence véri- table sur la masse algérienne » (un chef fellagha, Observateur, 15 sept. 55), comme dans toute l'Afrique du Nord, et que le maintien des liens avec la métropole constitue pour eux le seul espoir de proli- férer au Maghreb. Ensuite parce qu'actuellement les possibilités de l'impérialisme américain dans une Afrique du Nord « indépendante » sont très supérieures à celles de la bureaucratie russe. En y maintenant la bourgeoisie française, d'une façon ou d'une autre, le P.C.F. réserve l'action future de l'impériaisme stalinien, dont on a déjà une préfi- guration actuellement dans le Proche-Orient. Son soutien du F.L.N. est donc formel, et du reste le P.C.A. est toujours resté dans l'expec- tative sur la question des maquis. A ce sujet les colons lui ont rendu service en l'amalgamant avec le M.T.L.D. La question qui reste posée est celle du contenu social de l'Armée de Libération Nationale. Le recrutement est aisé : les sans-travail. Mais quels sont les dirigeants ? L'enquête récente menée par Delmas dans Combat, et qui est un monument de malhonnêteté, conclut que ce sont des bandits « nihilistes » mus du Caire par des fanatiques religieux. Rengaine connue. On peut seulement tirer des documents 93 qu'il utilise la conclusion que les cadres fellagha sont en effet hostiles aux deux anciennes fractions du M. T. L. D. et à toute tentative « bourguibiste » cherchant à faire de Messali un interlocuteur valable. Pourquoi cette hostilité ? C'est apparemment pour le remplacer dans ce rôle, ce que confirme d'autre part l'interlocuteur de Barrat : mais la bourgeoisie française, dont Delmas se fait ici le fidèle interprète, n'entend pas négocier avec les chefs des maquis et leur préfère un homme politique compréhensif, qu'elle cherche à découvrir en la per- sonne de Messali ou de tout autre. Or, précisément il n'y a pas en Algérie une bourgeoisie assez forte pour appuyer un Bourguiba. On peut en conclure que la négociation ici n'est pas pour demain, même avec tous les « Fronts Populaires » que l'on voudra dans la métropole. L'évolution de la situation sera essentiellement déterminée par celle des maquis : on peut demander si, en l'absence de toute conscience prolétarienne ne se constituera pas un embryon de bureaucratie mili- taire et politique à laquelle seront susceptibles de sa rallier les élé- ments épars de la couche musulmane commerçante et intellectuelle. Par ailleurs, ni au Maroc ni en Tunisie la situation n'est stabi- lisée. Ici l'incapacité de la bourgeoisie destourienne à résoudre les problèmes sociaux gagne à Salah ben Youssef les anciens fellagha ; là les maquisards du Rif, soutenus par El Fassi, n'ont nullement désarmé après le retour du sultan. Il va de soi, en effet, d'une part que le nationalisme bourgeois est par lui-même foncièrement inca- pable de partager les terres conformément aux espoirs des paysans et que le concept d'indépendance se heurte ou va se heurter à la nécessité immédiate de recourir pour l'investissement aux bons offices de l'Amérique ou de la Russie ; et d'autre part que le mouvement ouvrier dans les pays nord-africains, même s'il éliminait sa direction bourgeoise ne serait cependant pas en mesure de poser à brève échéance des objectifs socialistes. Dans de telles conditions on ne peut que prévoir un développement des conflits, conflits entre frac- tions privilégées que se feront l'écho des impérialismes convoiteurs : conflits entre les nouveaux maîtres et les exploités auxquels concour- ront tous ceux que la politique dominante ne satisfait pas. En Afrique du Nord, comme partout ailleurs mais davantage encore, s'impose donc une tâche de rigoureuse clarification idéolo gique. Reconnaître la portée révolutionnaire possible d'une lutte pour l'indépendance est nécessaire. Mais il faut savoir aussi dénoncer les objectifs des directions nationalistes qui, sous le couvert de cette lutte, tendent à imposer les couches dominantes autochtones comme nouveaux exploiteurs qui, pour ce faire, s'intègreront inéluctablement à l'un des blocs impérialistes américain ou russe. Il faut enfin com- prendre et faire comprendre que les seules solutions, celles que n'est prêt à réaliser aucune des partis en lutte, sont des solutions de classe - la première de toutes étant l'appropriation directe des terres par les paysans. F. LABORDE - 94 - DISCUSSIONS Encore sur la question du Parti Nous publions ci-dessous une lettre du camarade Th. Maassen, da groupe Spartacus de Hollande, qui se rapporte aux textes de Anton Pannekoek et de P. Chaulieu publiés dans le n° 14 de cette Revue (p. 39 à 50). Ceux parmi nous dont le camarade Th. Maassen critique les idées dans sa lettre se sentent obligés de dire qu'ils ne se recon- naissent pas dans les positions qu'ils leur attribue. Les lecteurs peuvent se rapporter également aux textes sur la question du parti publiés dans les nºs 2 et 10 de Socialisme ou Barbarie, et au texte de P. Chaulieu a Sur le contenu du socialisme », dont la première partie a été publiée dans notre n° 17. Cher camarade Chaulieu et chers camarades de. Socialisme ou Barbarie, Je ne sais pas si vous pensez que l'on ait assez discuté sur les différences qui existent entre la majorité de Socialisme ou Barbarie et Spartacus. Quant à moi, je considère que la discussion est toujours un moyen permettant d'arriver à des meilleures formules et des vues plus profondes; c'est pourquoi je me réjouirais s'il existait aussi chez vous le désir de poursuivre un échange de vues. Si nous ne réussissions pas à nous rapprocher, l'histoire nous le revaudrait en temps utile. Camarade Chaulieu, j'ai de nouveau bien réfléchi à nos diver- gences d'opinions, divergences qui ont aussi joué un rôle dans l'his- toire du groupe Spartacus et je me suis posé la question de savoir si nous les avions résolues. Les relations dans le parti deviennent de plus en plus difficiles, et à la fin c'est une scission. L'utilité des divergences d'opinion qui auraient dû .agir d'une façon fructueuse se perd. C'est le vieil esprit de parti qui soutient que sans un parti révo- lutionnaire le prolétariat ne peut pas faire sa révolution, qu'il lui est impossible de produire dans son propre sein, pendant la révolu- tion, les véritables forces révolutionnaires, que c'est le parti qui décide du moment de l'action ; c'est-à-dire qui décide à tout moment. - 95 de l'action totale. Ceux qui ont cet espriť arrivent à se croire très importants, à se considérer comme une force révolutionnaire par excellence. Toute déviation du principe et du programme est contre- révolutionnaire et en certaines circonstances, une question de vie ou de mort. La classe, le proletariat joue un rôle nécessaire mais subordonné. Son activité se situe sur le terrain économique pour rendre possible l'arrivée au pouvoir du parti. Si la classe est poussée à la lutte par la nécessité économique, excitée par le sentiment prolétarien, guidée par son instinct de classe, le parti est guidé par la supériorité intel- lectuelle des chefs et leur idealisme, Bien qu'il y ait longtemps que nous ayons abandonné le point de vue que c'est le parti qui fait la révolution, nous n'avons pas encore pu nous défaire entièrement de cet état d'esprit. Cela ne nous a pas fait de bien. Nous avons perdu des camarades qui auraient pu faire du bon travail dans notre groupe. Or, je crois que c'est aussi une de nos tâches de créer entre nous un esprit qui reconnaisse que les échanges d'idées sont indispensables et fructueux, et c'est aussi pour cela que je reviens à notre différend sur la question du parti. Camarade Chaulieu, et vous autres camarades de Sosialisme ou Barbarie, c'est donc votre opinion que lorsque la classe ouvrière en révolution, organisée dans ses conseils, n'est pas en mesure d'exé- cuter le coup décisif, c'est-à-dire la conquête de l'état, cela doit se faire par le parti révolutionnaire, afin qu'un autre parti, par exemple celui des staliniens, ne le fasse pas. Le schéma est simple et sans doute suggéré par une certaine figuration du processus de la révo- lution prolétarienne, différente de la nôtre. Ce qui doit être bien considéré ici, c'est que le parti révolution- naire quant à son organisation, sa discipline et sa tactique doit dès le début être formé en fonction de la possibilité d'être forcé de saisir le pouvoir, de sorte qu'à cet égard il ne se distingue pas d'un parti. ordinaire, par exemple des staliniens. Cependant, il ne s'agit pas d'une possibilité, mais d'une certi- tude. En effet il y aura toujours un parti qui voudra saisir le pouvoir, et étant donné que les conseils ouvriers ne seront jamais en mesure de conquérir l'état, la thèse « le parti doit saisir le pouvoir dans certaines circonstanes » revient dans la pratique à dire « le parti doit saisir le pouvoir à tout prix ». Mais on demandera : pourquoi les conseils ne seront-ils jamais en mesure de saisir le pouvoir, de conquérir l'état ? Parce que le pouvoir d'état exclut le pouvoir des conseils, et réciproquement. Tout pouvoir d'état est organisé à partir d'un point central de haut en bas. Le pouvoir des conseils est organisé de bas en haut et c'est ce qui fait que ces deux principes sont irréconciliables. Les conseils peuvent vaincre l'état, ils ne peuvent le conquérir. 96 Cette conception implique un tout autre schéma du processus de la révolution que le schéma des camarades du groupe Socialisme ou Barbarie. Pour mieux faire apparaître les différences, je pose les questions suivantes : 1° Combien de temps nous figurons-nous qu'un tel trocessus durera ? 2° Quel est essentiellement ce processus ? 3° Ce processus suivra-t-il régulièrement ou non son cours ? Je crois qu'à cette dernière question nous pouvons répondre qu'une évolution régulière est exclue, puisque ce processus est un processus de lutte continuelle, la lutte entre les conseils et l'état. L'état se présentera de nouveau chaque fois sous une forme quelconque, soit comme un parti, soit même comme une organisation qui s'appelle conseils ouvriers. Il est inconcevable qu'on puisse faire disparaître l'état d'un seul coup par un effort violent. Comment cet état ou semi- état s'appellera-t-il, cela n'est pas important. Il aura un nom selon qu'il repréesntera les pouvoirs qui d'un point central voudront et devront régner, seulement de haut en bas. Si le proletariat ne peut pas d'un seul coup devenir le maître de l'état, le dominer, ce n'est pas seulement à cause de l'inexpérience et de la faiblesse des conseils et de leur parti. Il se peut que l'ancienne bureaucratie sabote cet état. En un tel cas, les saboteurs doivent être forcés de continuer leurs fonctions, car le nouveau système des conseils qui est établi de bas en haut n'est pas encore en mesure de régler et de dominer. tout sur le même principe. En cela bien des désaccords et des luttes auront lieu au sein des conseils. Nous ne pouvons pas oublier que le parti stalinien à lui seul voudra s'emparer du pouvoir. C'est ce que voudront aussi les diffé- rents partis qui existeront avant la révolution ou qui se formeront pendant la révolution. Les staliniens voudront saisir le pouvoir pour les buts impérialistes de la Russie. D'autres pour faire un système d'état communiste, d'autres encore, parmi lesquels Socialisme ou Bar- barie, qui veulent saisir le pouvoir temporairement pour le céder aux conseils ouvriers. Limitons - nous à Socialisme ou Barbarie. Il s'est emparé du pouvoir, a soumis les autres partis, vaincu la résistance de la bureau- cratie, et imposé les modes d'action et d'organisation aux ouvriers (1) voir la p. 48 du n° 14 de Socialisme ou Barbarie ---, le tout par la force armée, c'est-à-dire grâce à une force militaire parce que cette force est conduite d'en haut. Bref, Socialisme ou Barbarie a conquis l'état. Socialisme ou Barbarie c'est l'Etat. (1) On peut se demander ce que la classe doit faire et aussi qui a appris aux ouvriers de Russie à former des conseils ou le leur a imposé. 97 Et maintenant Socialisme ou Barbarie attend... que les conseils soient assez forts; ensuite l'Etat, c'est-à-dire Socialisme ou Barbarie se dissout. Pourquoi ? Pour le grand idéal. Le parti se dissout ou donne le pouvoir aux conseils à cause de considérations idéologiques. Le parti qui s'est développé par des luttes violentes contre d'autres parts dans le but élevé de sauver la société, de terrasser ses ennemis et de les supprimer (de même que les conseils) renonce au pouvoir ou se dissout. Quelle illusion ! On oublie qu’un parti a une vie propre, qu'il se développe selon ses propres lois. Cette vie, il la défendra à tout prix contre n'importe qui, contre la classe prolétarienne, contre les conseils. Cette vie n'est pas déterminée par les belles intentions que les fondateurs du parti ont conçues, mais bel et bien par les rapports sociaux et les condi- tions de la lutte dans lesquels il se trouve. Cela, c'est du marxisme, camarades de Socialisme ou Barbarie. La conception de dissoudre un parti au profit d'une idée préconçue c'est de l'idéalisme. On trouve cet idéalisme aussi chez l'arnarchiste Bakounine qui, en 1871, voulut établir sa distature à Lyon pour... quelque temps et pour les mêmes raisons que Socialisme ou Barbarie, c'est-à-dire parce que la classe ouvrière n'est pas encore assez forte. Camarade Chaulieu, vous devez être étonné si je vous affirme Et cela prouverait que vous ne comprenez pas notre conception de la lutte que nous à Spartacus, nous sommes entièrement d'accord avec le passage qui suit (2): « Pour clore ces quelques réflexions, je ne pense pas non plus qu'on puisse dire que dans la période actuelle et d'ici la révolution) la tâche d'un groupe d'avant-garde soit une tâche « théorique ». Je crois que cette tâche est aussi et surtout une tâche de lutte et d'organisation. Car la lutte de classe est permanente, à travers ses hauts et ses bas, et la maturation idéologique de la classe ouvrière se fait à travers cette lutte. Or, le prolétariat et ses luttes sont actuel- lement dominés par les organisations (syndicats et partis) bureau- cratiques, ce qui a comme résultat de rendre les luttes impossibles, de les dévier de leur but de classe ou de les conduire à la défaite. Une organisation d'avant-garde ne peut pas assister indifférente à ce spectacle, ni se borner à apparaître comme l'oiseau de Minerve à la tombée de la nuit, laissant choir de son bec des tracts expliquant aux ouvriers les raisons de leur défaite. Elle doit être capable d'inter- (2) Cependant nous ne devons pas oublier que notre conception de l'avant-garde est tout autre que celle de Socialisme ou Barbarie ; selon celui-ci, l'avant-garde est un avant-poste de Socialisme ou Barbarie. Selon Spartacus, l'avant-garde est une partie de la classe militaire, se composant des ouvriers les plus militants de toutes les directions politiques. La tolé rance de toutes les opinions assure leur unité. La règle est la liberté de parole. Les ouvriers appliquent ce principe dans leurs « wild-cat strikes ». * La grève, c'est une révolution en petit. » (Rosa Luxembourg). - 98 venir dans ces luttes, combattre l'influence des organisations bureau- cratiques, proposer aux ouvriers des modes d'action et d'organi- sation » (3). Mais... cette tâche de l'avant-garde et du parti ne doit pas être une tâche différente de celle de la classe. Ils doivent remplir leur tâche dans la classe et avec la classe, comme une partie inséparable de la classe et non pas séparée ou bien en dehors ou même contre la classe (voir : « elle doit même parfois être capable de les imposer »). La classe ouvrière ne peut acquérir les capacités nécessaires que par une lutte dans laquelle elle s'empare de plus en plus du pouvoir social. Tout ce qu'on fait pour la classe ouvrière tue l'initiative de celle-ci. L'opposition qu'elle rencontre est justement nécessaire pour la mettre à la hauteur de sa tâche. C'est la dialectique du processus. Le parti doit être une force de la classe. Sa tâche est de convaincre les ouvriers de faire tout eux-mêmes, de garder toute action dans leurs propres mains, de refuser toute direction ou l'intervention active d'un parti quelconque, ce qui romprait d'ailleurs leur unité. Le processus n'est pas une affaire de quelques années. Peut-être à travers des hauts et des bas durera-t-il un siècle avant que l'état ne soit mort. La classe peut bien en un jour annihiler une certaine forme d'état mais elle ne peut en un jour annihiler tout l'état. Ce dernier continuera à jouer longtemps un rôle sous la direc- tion de différentes organisations. Socialisme ou Barbarie doit prendre garde de ne pas être parmi ces dernières, car il serait inévitablement en opposition avec le pro- Jétariat militant. Camarades de Socialisme oui Barbarie, votre réponse nous sera agréable. Théo MAASSEN. (3) Ce passage est extrait de la réponse de Chaulieu à Pannekoek ; v. le 'No 14 de cette Revue, p. 48. (N.D.L.R.). - 99 NOTES . Les élections françaises Les buts de la mancuvre de la « majorité sortante » et de son homme à tout faire Edgar Faure, en dissolvant l'Assemblée et en décrétant des élections pour le 2 janvier avec la même loi électorale tant décriée, étaient clairs : empêcher l'aile « novatrice » des politiciens bourgeois conduite par Mendes de développer sa propagande, et minimiser ainsi ses pertes inévitables de voix, d'un côté ; être la seule à pouvoir utiliser la tricherie des apparente- ments la constitution de listes « Front Populaire » étant exclue, et celle de listes « Front Républicain » à la fois difficile et très peu rentable et transformer ainsi une minorité de voix en une majorité parlementaire oomme en 1951, de l'autre. Le calcul n'était pas faux, et il faut dire que le faurisme a tiré le meilleur parti de la situation. Avoir perdu l'Indochine et tout fait pour perdre l'Afrique du Nord, avoir contribué à rétablir l'Allemagne comme bientôt le « Troisième Grand » du bloc occidental au détriment de l'impérialisme fran- çais, avoir laissé un déficit budgétaire de mille milliards, le pays sans logements, les betteraviers et les bouilleurs de cru intacts, et recevoir en échange 200 sièges de députés au lieu de 300 cordelettes, c'est un succès incontestable. Mais il y a des faits contre lesquels toutes les astuces d'un avocat ne peuvent rien. Quatre cent mille voix déplacées vers Mendès ne pouvaient guère changer la constellation parlementaire ; mais les deux mil- lions quatre cent mille moix que réunit Poujade provenant essentielle- ment d'une nouvelle cristallisation de la droite antiparlementaire qui s'était en 1951 rassemblée autour de de Gaulle enlevèrent à Faure-Pinay plus de cinquante députés et la possibilité de « gouverner » pour une ou deux années. Quelle est la portée de ces élections ? Aussi limité et superficiel que soit le plan électoral, la signification des résultats du vote du 2 janvier n'est pas négligeable. Ils traduisent le croupissement de la politique bourgeoise française, ses contradictions et son incohérence, son incapacité de répondre dans le cadre du fonctionnement normal du parlementarisme aux problèmes vitaux que posent au capitalisme français ses rapports avec le prolétariat, le développement de son économie, la crise de son empire colonial, son éviction progressive en tant que grande puissance sur le plan international. Ils y ajoutent même ; l'apparition de cinquante députés poujadistes augmente le morcellement de la représentation politique de la bourgeoisie et l'acuité de ses conflits internes, même si ceux-ci doivent à la fin se laisser absorber, comme il est probable, par le système. Comme précédemment, le capitalisme français reste ingouvernable. Le sort du mendésisme est tout à fait instructif à cet égard. Ayant gouverné pendant huit mois, pris des initiative « spectaculaires » en Indo- shine, puis en Tunisie, disposant d'un vieux parti et d'un journal neuf, porté aux nues par les uns, présenté comme le diable par les autres, entouré de François Mauriac, Albert Camus et Jacqueline Joubert, Mendès-France réu- : 100 - nissait en apparence les conditions requises pour polariser l'opinion petite bourgeoise et créer un fort courant de « rénovation ». Il n'en & rien été. Vu l'accroissement considérable du nombre des votants presque deux millions l'augmentation en pourcentage des voix radicales signifie un déplacement net de voix vers. ce parti de moins de 400.000. Moins de deux pour cent du corps électoral en plus des traditionnels votants radicaux sont venus à la Jeanne d'Arc de M. Mauriac. Il est vrai que ses alliés socia- listés ont connu une augmentation non négligeable de leurs voix, et il y a eu des électeurs qui, en votant socialiste, ont voulu voter Mendès ; mais l'essentiel des nouvelles voix de la S.F.I.o. représente sans doute possible un certain regain d'influence de ce parti parmi les milieux ouvriers et employés ; le vote de Nantes ne laisse pas de doute à cet égard. En revan- che, la caution Mendès n'a pas empêché l'effritement de l'U.D.S.R. et encore moins les R.P.F. « de gauche » de connaître une débâcle aussi spectaculaire que leur raz-de-marée de 1947-1951. Ce qui est d'ailleurs encore plus caractéristique, c'est qu'en dehors des députés S.F.I.O., la moitié des élus « mendésistes » ne le sont que de nom ; l'élection du Président de l'Assemblée a montré que pour une bonne part ils branlent déjà dans le manche. (1) Nous mentionnons ce fait non seulement parce qu'il profile d'avance le destin du mendesisme dans la nouvelle Assem- blée, mais parce qu'il en indique la limite fondamentale et définitive. L'univers politique moderne est un univers de partis, au sens fort du terme. Mendès n'a pas de parti et ne pourra pas en avoir. Le radical-socialisme n'est pas un parti, mais une machine électorale ; en essayant de s'en emparer plus complè- tement, Mendès pourra peut-être l'abîmer, il ne pourra pas en faire autre chose. Si on parle « novateurs », le vrai vainqueur des élections n'est pas Mendès, c'est incontestablement Poujade. L'article de Claude Montal, qu'on lira plus loin, dégage la signification et les limites de son succès. Mais on ne peut . manquer d'être frappé par les chiffres : face aux quatre cent mille voix qu'ont pu déplacer Mendès-France et son état-major, les deux millions et demis réunis par un ramassis de forts en gueule et d'anciens collaborateurs donnent la mesure de la décomposition de la politique bourgeoise française. Pourtant, par les bizarreries de l'arithmétique parlementaire, c'est préci- sément le succès de Poujade, qui, enlevant à la majorité sortante une cin- quantaine de sièges, va permettre au « Front Républicain » d'accéder au gouvernement en attendant que la moitié des mendésistes basculent eti que Pinay découvre que rien de fondamental ne le sépare de Poujade. La majorité de droite, dont l'Assemblée est grosse, aura besoin d'un certain temps pour se dégager ; à défaut d'événements critiques extérieurs au Parlement elle n'en est pas moins la plus probable à terme. En effet, ni les litanies de France-Observateur, ni la campagne bizarre- ment tiède du P.C. en faveur du Front Populaire ne peuvent empêcher que celui-ci soit inconcevable dans les circonstances présentes. Ce n'est pas la politique intérieure qui est à cet égard l'obstacle insurmontable ; les stali- niens peuvent et savent, sans abandonner la poursuite de leur objectif final s'emparer de l'appareil de l'Etat pratiquer pendant une période donnée une politique d'alliance et de compromis. S'agissant de salaires, ils pourraient très bien se rabattre sur une augmentation de 3 % après avoir demandé 10 % ; quant à l'Algérie, leur position, « négociation avec les repré- sentants qualifiés du peuple algérien », a peut-être d'autres mérites, certes (1) M. Le Troquer a été élu au troisième tour par 280 voix, dont 145 communistes et vraisemblablement 90 à 95 socialistes ; il a eu donc 40 à 45 suffrages radicaux, sur 100 députés autres que socialistes revendiqués par le « Front Républicain (58 radi- caux, 19. U.D.S.R. et R.D.A., 21 U.R.A.S.). Compte tenu d'une vingtaine de députés absents ou total, il y a eu donc au moins une bonne quarantaine de radicaux, U.D.S.R. et U.R.A.S. qui ont voté pour le candidat M.R.P.! 101 pas celui d'une originalité irréductible : M. Soustelle lui-même la partage depuis un bout de temps. Non, c'est sur le plan international qu'on trouve les facteurs excluant l'entrée du P.C. dans le gouvernement; c'est qu'elle est incompatible avec l'intégration de la France dans le bloc atlan- tique américain. Voit-on un ministre stalinien prenant part aux délibérations de l'O.T.A.N. ? Certes, les choses seraient différentes si une très forte poussée ouvrière forçait la bourgeoisie à chercher à tout prix un écran protecteur. Mais dans ce cas, une foule d'autres facteurs seraient également transformés, aussi bien quant à l'attitude du P.C. qu'à celle des masses. Pour l'instant, le P.C. manque désespérément de politique. Il se rabat dans sa propagande sur le « Front Populaire », essayant de faire miroiter les « conquêtes de 1936 » aux yeux des travailleurs, mais heureux en même temps que ce Front ne soit pas réalisable. Sa position n'est pas facile ; sa ligne lui fait une obligation de soutenir un cabinet socialiste-radical, tout au moins au départ. Pourtant, ce soutien n'est pas sans répercussions sur sa propre base ; soutenu ou non par les staliniens, un tel cabinet ne modifiera en rien la situation des travailleurs, et à qui pourra-t-on faire croire que trois ou quatre portefeuilles communistes changeraient tout ? Certaines catégories d'ouvriers peuvent encore être pour le « Front Populaire », dans la mesure où ils lui associent l'espoir d'un changement radical. Mais dès l'élec- tion de Le Trocquer à la Présidence de l'Assemblée, des ouvriers staliniens chez Renault exprimaient leur dégoût des mancuvres parlementaires à quoi se réduisait toute la politique « Front Populaire ». Le parti stalinien ne pourra donc rien faire de mieux que de soutenir pendant un certain temps un gouvernement « Front Républicain » et de trouver le moment venu un point de rupture, le plus rentable possible. Il est probable que l'entrée des staliniens dans la majorité n'empêchera pas les M.R.P. de voter l'investiture de Guy Mollet ou d'un autre candidat du même genre. La vie d'un tel cabinet n'en sera pas moins extrêmement précaire. Sur le plan économique, il est vrai qu'il pourra pendant un certain temps se permettre de ne rien faire ; mais les problèmes se posent d'ores et déjà. Le déficit budgétaire est énorme, la situation en Algérie exige un nouvel accroissement des dépenses militaires, l'agitation antifiscale qui vient de recevoir sa consécration parlementaire avec l'entrée des poujadistes à la Chambre rend plus que difficile une augmentation des impôts, les revendica- tions de salaires ne sont pas faciles à écarter purement et simplement le lendemain de la débauche démagogique électorale, le patronat n'est évidem- ment-pas disposé à laisser toucher à ses marges de profit, l'équilibre des comptes extérieurs, extrêmement précaire, serait détruit par une hausse même modérée des prix. Il est caractéristique que Mendès-France, le seul parmi les politiciens à avoir une idée du fonctionnement de l'économie, se soit déjà dérobé à l'offre du Ministère des Finances ; il est vrai que cela lui évite d'avoir à dévoiler son « programme » économique et encore plus A l'appliquer. Si toutefois il est concevable que certains replâtrages permettent au gou- vernement d'ajourner la solution des problèmes économiques, il n'en va pas de même en Afrique du Nord. L'article de F. Laborde, publié dans ce Numéro, montre pourquoi la crise algérienne n'est pas destinée à une solution rapide. Il faut ajouter que la récente aggravation de la lutte entre les tendances Bourguiba et Salah Ben Youssef en Tunisie et les poursuites commencées contre celui-ci fin janvier indiquent le peu de consistance du « règlement » tunisien, laissent présager des difficultés à trouver une solution au Maroc et ne permettent de prévoir en Algérie que la continuation des opérations militaires. Sans orientation, sans moyens véritables d'action et sans majorité sur la question algérienne, le prochain gouvernement ne pourra que la laisser pourrir en attendant sa chute. Pierre CHAULIEU. 102 Le poujadisme Avec 2.600.000 voix et 52 députés, Poujade a bouleversé les prévisions électorales. Les techniciens lui octroyaient hier quelques centaines de milliers de voix tout en doutant qu'il puisse souvent dépasser le quotient électoral et donc obtenir plus de cinq ou six députés. Aujourd'hui, près de cent journa listes se pressent à sa conférence de presse ; à l'étranger des organisations se créent à l'image de la sienne ; en France on convient généralement qu'il est le grand triomphateur du 2 janvier, l'inconnue de demain et, tandis qu'à droite on cherche soit à s'agglomérer autour de lui soit à le neutraliser par une habile collaboration, à gauche on se préoccupe de le présenter comme le nouveau fascisme. Bien qu'il soit impossible de prévoir dès maintenant son évolution et dans doute oiseux de chercher à lui accoler une définition, on dispose cependant de données suffisantes pour en apprécier le sens dans le cadre du régime et en limiter la portée. Force réelle, le Poujadisme est certes à aborder avec sérieux. Deux millions et demie de personnes ne se sont pas rencontrées par hasard dans un jour de mauvaise humeur collec- tive pour soutenir la hargne d'un papetier. A nous donc de le comprendre comme phénomène social. Quant à dire qu'il est une force neuve et, qui plus est, susceptible d'un développemen considérable on ne le peut sur la seule base de son succès ; ce n'est pas les millions de voix qu'il a captés dans une conjoncture particulière qui suffisent à le définir comme une force sociale stable, répondant à un besoin profond de la situation économique et suscep tible, en ce sens, de jouer un rôle déterminant. Rappelons d'abord les caractéristiques du vote poujadiste. Le mouvement a obtenu ses principaux succès dans le Massif Central et le Sud-Est d'une part (remportant par exemple 23 % des voix dans l'Aveyron et 27 % dans le Vaucluse), dans le Centre Ouest jusqu'à la Charente-Maritime d'autre part entraînant 10 à 20 % du corps électoral ; enfin il a marquée une poussée dans deux centres urbains, la région parisienne et la région lilloise. Dans ces deux derniers cas il semble qu'il ait bénéficié presque exclusivement d'une ancienne clientèle R.P.F. Dans le premier en revanche, il est sûr qu'il a capté et des voix de droite et des voix de gauche (socialistes surtout mais aussi communistes) puisqu'en 1951 le Massif Central et le Sud-Est n'avaient donné qu'un nombre de voix peu élevé au R.P.F. Toutefois l'important n'est pas de disserter sur l'ascendance politique du poujadisme, mais de repérer les couches sociales qui lui donnent vie. Or sur ce point aucune hésitation n'est permise et aucun mouvement politique n'a été jusqu'à ce jour aussi transparent. L'immense majorité des poujadistes est composée de commer-. çants auxquels s'adjoignent des artisans et des cultivateurs. Et il est remar- quable que ces couches se sont d'abord rassemblées dans le Massif Central et se sont rapidement cristallisées dans le Centre-Ouest, soit dans les régions les plus arriérées de France, où la dépopulation est sensible, où le rendement à l'hectare est des plus bas. A l'opposé, dans le Nord et le Nord-Est, où l'essor industriel est le plus vit, le poujadisme a été totalement inefficace. En ceci le poujadisme reflète clairement les traits les plus archaïques de l'économie française. D'une part il est lié au petit commerce, à l'artisanat, 103 à la culture secteurs qui occupent une place démesurée en France paro. qu'ils ont été artificiellement protégés par la bourgeoisie pour des motifs de stratégie politique et sociale (quel meilleur garant de stabilité pour la droite et le radical-socialisme entre les deux guerres ? Et quel meilleur écran entro le gros capitalisme et la classe ouvrière ?) et pour des raisons « objectives » d'incapacité de gestion (le placement dans les valeurs étrangères, prédomi- nant jusqu'à 1939, s'avérant à court terme plus attrayant que l'investisse- ment productif mais ruineux à la longue). D'autre part, l'U.D.C.A. prolifère dans les régions dévitalisées, soit chaque fois que ces couches archaïques ne sont pas intégrées dans un cadre économiquement solide. Est-ce à dire que le Poujadisme n'a pas aggloméré autour de lui les éléments les plus agressifs de l'extrême droite ? Il est tout au contraire cer que d'ex-mill- ciens, des débris d'anciennes ligues fascistes, des anciens combattants « pro- fessionnels » d'Indochine ont pu soutenir l'U.D.C.A. notamment à Paris (un inventaire de la clientèle du commissaire Dides ne laisserait aucun douto sur ce point). Au surplus, l'attitude de journaux tels que Rivarol est sans équivoque et le caractère de Fraternité française, composé par d'anciens vichystes ou doriotistes montre assez que Poujade fait momentanément figure d'espoir pour l'extrême droite. On n'en saurait pour autant surestimer 14m- portance du mouvement. En premier lieu il convient de remarquer que la présence de partis ou de groupements d'extrême droite, nationalistes, anti- parlementaires, colonialistes, et prônant la dictature est une constante dans la politique française. La défaite du fascisme, la dynamique particulière du Gaullisme lié à la Résistance et à des couches sociales hétérogènes ont em- pêché longtemps cette extrême droite de reconquérir une expression autonome. En la retrouvant, elle ne fait que reprendre une place dont le vide serait incompréhensible. Cette place demeure mineure, au moins pour l'instant. Obnubilé par la résurrection de l'extrême droite on 'oublie de remarquer qu'elle est limitée, assez étroitement localisée, et pas nécessairement liée à l'essor du poujadisme. A Marseille, fief doriotiste, le poujadisme a remporté moins de 40.000 voix et ceci malgré l'agitation viticole toute proche. Au demeurant, là n'est pas l'essentiel : le mouvement poujadiste en tant que tel, il faut y insister, est né sur la base d'une agitation corporative, anti- fiscale et s'il a fait vite usage de thèmes politiques d'extrême droite, il n'a jamais perdu son caractère primitif. Il s'est voulu et continue de se vouloir nous y reviendrons l'expression de revendications corporatistes. Quels que soient les oripeaux idéologiques dont il faut bien qu'il s'affuble, il est d'abord la politique du « zinc », la défense du petit vol (fraude fiscale), revendication de la betterave à disposer d'elle-même. A cet égard, c'est un phénomène incontestablement original. Car pour la première fois sans doute, on voit un mouvement qui commence par se présenter tel qu'il est réelle- ment, où la dissimulation idéologique demeure accessoire, et qui choisit ses représentants dans ses propres rangs (47 sur 52 des députés poujadistes sont commerçants ou artisans). La frénésie mystique des classes moyennes, qui, la main sur le tiroir-caisse, suivaient d'un vil fasciné les évolutions d'un général victorieux a fait place à la considération « sordide » des intérêts immédiats. Plus de noble médiation entre le boutiġuier et son livre de comptes. Nul doute que le général, le journaliste et les traditionnels « pro- fessionnels » de l'anti-parlementarisme n'y trouvent pas leur compte exact. la De bons esprits, il est vrai, expliquent aussitôt que nous assistons sans nous en apercevoir à la genèse d'un nouveau fascisme. Ne voit-on pas sous le déguisement du papetier poindre la défroque du peintre en bâtiment. Et de recenser tous les thèmes qu'une bonne mémoire historique a, une fois pour toutes, catalogués : paupérisation des classes moyennes, nationalisme, impérialisme, anti-sémitisme, etc... On convient seulement que la conjoncture économique n'est pas propice au fascisme, tout en ajoutant qu'elle pourrait je devenir. La comparaison est assez tentante et assez erronée pour qu'on s'y 104 arrête un moment. De fait, ou l'on appelle fascisme tout mouvement qui aspire a une dictature ou y conduit et l'on ne sait pas ce qu'on dit : à quoi bon nous parler de la paupérisation des classes moyennes pour nous expliquer la vogue du général Boulanger, puisqu'elles vivaient alors leur belle époque, ou l'avène- ment de Franco puisqu'en Espagne elles existaient à peine. Ou bien l'on prétend définir strictement le fascisme sur les exemples allemand et italien et alors la différence qui le sépare du poujadisme saute aux yeux. C'est en effet ne rien dire que de se référer à la situation économique pour la traiter aussi superficiellement. Sans la conjoncture économique d'après-guerre il n'y aurait eu ni nazisme ni fascisme. Faut-il donc rappeler en un mot l'effondre- ment de l'économie allemande qui au lendemain de la guerre s'est concrétisé par un recul brutal de la production industrielle et agricole, par un chômage massif, par une chute verticale de la monnaie qui a ruiné le petit commerce et annihilé les petits rentiers. Faut-il rappeler qu'après une période de reconstruction de l'infra-structure industrielle, une nouvelle crise mondiale a enrayé les exportations allemandes en 1939 et appauvrit avec une nouvelle souveraineté la paysannerie, que la crise industriella a jeté dans la rue un nombre croissant de chômeurs, plus d'un million en 1929, plus de 5 millions en 1932 (le nombre des chômeurs partiels dépassant 12 millions). Que la masse des sans-travail, et tout particulièrement des jeunes, les couches effecti- vement paupérisées de la petite bourgeoisie ont été ensemble le terrain sur lequel a proliféré l'hitlerisme ; que seule cette situation exceptionnelle permet d'expliquer qu'il ait pu se présenter comme un phénomène social total, répon- dant dans tous les secteurs à la fois à un besoin. L'économie française en revanche est en expansion depuis la libération. Si celle-ci peut-être jugée lente relativement à celle des autres grandes puis- sances, elle n'en est pas moins continue sinon régulière. Le nombre des chô- meurs ne dépasse guère deux ou trois cent mille. Il n'y a pas de menace immédiate qui pèse ni sur l'économie française ni sur l'économie mondiale. Au contraire, l'année 1956 paraît devoir être celle d'une production-record aux Etats-Unis. S'il est juste de parler d'une paupérisation des classes moyennes en France c'est donc en un tout autre sens que ne l'imposait la situation allemande de la première après-guerre. Il n'y a eu aucun boulever- sement qui ait brutalement réduit le niveau de vie des commerçants ou des artisans français. La vérité est plutôt que cet appauvrissement s'est étendu sur une très longue période, qu'il tient à la subsistance anachronique nous l'avons dit, de couches sociales qui auraient dû être peu à peu intégrées dans la production. Encore faut-il préciser : pour une couche de tous petits commerçants ou de paysans travaillant dans des régions défavorisées qui voient leur situation menacée, la plus grande part de la population commer- çante et agricole continue à jouir d'un niveau de vie supérieur à celui de l'ouvrier et de l'employé des villes. Hurlant contre toute réduction de ses bénéfices, obstinément opposée à toute politique de développement qui mena- cerait ses privilèges et à longue échéance exigerait une redistribution profes- sionnelle et sociale de la population, elle se cramponne au drapeau bettera- vier, d'autant plus justifiée dans ses revendications que sa position est inscrite dans des siècles d'histoire... (A sa manière, Poujade invoquant les glorieux ancêtres et la continuité de la France a raison). La petite récession de 1952-53 a pu aider à cristalliser le mouvement dans les régions parti- culièrement frappées, elle ne rend pas compte de son relatif succès à une échelle beaucoup plus large en 1956, période de haute conjoncture écono mique. A lui seul le cadre économique suffit donc à distinguer radicalement le poujadisme du fascisme. Mais il vaut la peine de se venir des traits idéologiques de ce dernier qui lui ont donné d'emblée sa vraie nature. Ces traits se sont constitués dès l'origine, et, en ce sens, il est artificiel de pré- tendre que Poujade les acquerra peu à peu. Si pauvre, si rudimentaire que fut l'idéologie d'Hitler, elle avait un caractère complet, elle fournissait - 105 une réponse à l'attente sociale. Dès 1920, dès l'avènement du national- socialisme les grands traits de la doctrine étaient fixés : grandeur de l'Etat, lutte contre capitalisme international judéo-plautocratique, résurrection de la grande industrie allemande, travail pour tous, éviction des juifs de la production, glorification de la race allemande. Poujade ne fait, nous le répétons, depuis deux ans, qu'agglomérer autour de la lutte contre la fisca- lités, les traditionnels slogans de la racaille d'extrême-droite, sans souci de les élaborer et de les systématiser. Encore est-il remarquable de constater que notre papetier perçoit tous les périls d'une politisation qui mettrait son mouve- ment sous la coupe des professionnels des ligues ; il est conscient que ses troupes prêtes à mettre à sac le ministère des Finances n'auraient pas le goût de remonter de la rue de Rivoli à la Concorde. Ainsi le voit-on se dérober depuis les élections chaque fois qu'on le met en demeure de prendre une position publique d'anti-parlementarisme, d'anti-sémitisme, ou même de colonialisme. Il flétrit les « abandons » de la France Outre-mer, c'est bien le moins. Mais la résolution qu'il fait adopter par le Congrès de l'U.D.C.A. est prudente dans la forme. A ses conférences de presse il affirme que ses députés sont prêts à collaborer docilement dans une majorité, pourvu qu'on leur accorde satis- faction sur l'impôt. Il jure devant les journalistes étrangers qu'il n'y a pas trace en lui de racisme ou d'anti-sémitisme. Ne ment-il pas à chaque fois ? Assurément il ment. Mais c'est qu'il a d'excellents motifs de mentir : il a l'expérience des disputes de bistro et sait qu'il vaut mieux se taire ou faire diversion quand, mis en demeure de répéter tout haut la canaillerie qu'on a dit tout bas, on n'a pas la salle absolument pour soi. La bonne salle des commer- çants français se secoue certes de rire quand Dupont vocifère contre Isaac Mendès, elle n'en oublie pas ses intérêts... Il a fallu connaître les limites de la misère et du désespoir pour qu'une telle couche sociale puisse transformer comme en Allemagne ses mesquineries, ses jalousies, ses rancours quotidien. nes en une métaphysique historique. Métaphysique morte et dont les secrets ne seront jamais accessibles à l'aile marchante des détaillants de IV Répu- blique, les bistros. Au reste, s'il est vrai que les passions des foules se reflètent sur le visage de leur leader, regardons Poujade : la brutalité, la grossièreté, l'astuce, nous connaissons ces traits à 100.000 exemplaires et le rire gras, la plaisanterie cynique qui les accompagnent. En vain l'on chercherait la véhé- mence pathétique, les transes, les prodiges, le délire inventif qui sont l'indice certain du héros mythique et des tragédies réelles par lui incarnées. Bonni- menteur de foire, Poujade n'a pas les pouvoirs du sorcier nazi : aux échos du magique « Deutchland über alles » il ne saura jamais répondre que par un très profane « passez la galette ». Nous n'en concluons pas que le poujadisme est négligeable, encore moins dépourvu de signification. Que l'histoire de la bourgeoisie francaise rabatte son vol si près du sol et jusqu'à suivre les rigoles où s'entassent les ordures ménagères est tout au contraire plein d'enseignement. Comme nous y avons insisté, à plusieurs reprises dans cette Revue, la bourgeoisie francaise est l'une des moins conscientes, l'une des moins disciplinées du monde, l'une des moins capables de sacrifier l'intérêt immédiat d'une couche particulière à ses intérêts de classe dirigeante. (La guerre d'Indochine nous en a fourni une frappante illustration comme tout récemment la politique marocaine). La voici depuis des années face à des difficultés qui la dépassent : garder une place de premier rang dans le bloc occidental et appliquer un programme d'armement coûteux, définir de nouvelles relations avec ses colonies qui s'émancipent l'une après l'autre, pallier, une crise du logement qu'accen- tue encore la croissance de la natalité depuis la guerre, maintenir la paix sociale en donnant des miettes au proletariat, et en lui garantissant ses conquêtes antérieures (sécurité sociale). Ces difficultés ne seraient solubles que si la France redevenait une puissance industrielle de premier plan (l'in- dépendance des colonies n'offrirait pas le même péril si elle ne signifiait 106 pas la perte de marchés réservés au profit de concurrents mieux outillés). Insolubles, elles sont cependant inévitables : ni à l'intérieur ni à l'extérieur une politique de force n'est applicable. Notre bourgeoisie ne peut donc se mouvoir que dans l'entre-deux, pratiquer un empirisme aussi longtemps que possible efficace : et elle est favorisée par la conjoncture économique mon- diale. Mais tandis qu'une petite partie de ses représentants a une conscience aiguë des tâches à accomplir ou plus exactement des replâtrages à effectuer au jour le jour, la majorité multiplie les expédients pour éviter les sacrifices. Entre ces deux tendances il n'y a qu'une différence de degré (non de nature) : elle est cependant d'importance et explique la naissance du poujadisme. Quels que soient sa volonté d'immobilisme, ses rêves de grandeur coloniale, son obstination à préserver la betterave, la bourgeoisie de Bidault, de Faure et de Pinay ne peut esquiver les problèmes les plus urgents : payer une armée, payer des logements, négocier en fin de compte avec Ho Chi Minh et le sultan du Maroc et, tout en conservant les privilèges des bouilleurs de crů, voter des impôts. Lè divorce de ce qu'elle prétend représenter et de ce qu'elle représente effectivement ouvre la voie à la fureur d'une partie de sa clientèle jugeant à bon droit trahis les intérêts sacrés de l'épicerie française. Dans cette perspective, le poujadisme apparait comme l'exact complémen- taire du mendesisme. Chacun tire en un sens opposé, mais leur couple figure la contradiction du capitalisme français qui ne peut survivre que grâce à un effort continu d'industrialisation et de modernisation mais est embourbé dans des structures archaïques. Remarque qui nous impose une seconde conclusion. Les contradictions de la situation réapparaissent au sein du mendesisme et du poujadisme. Mendès se présente comme l'homme d'un capitalisme « révolutionnaire », se fait le champion des réformes structurelles ; en fait son plan économique ne propose aucun bouleversement, son programme se situe bien en deca de celui du travaillisme anglais et l'on a vu, lors de son passage au pouvoir, l'inef- ficacité de la sa politique économique et sociale. Mendès est l'avant-garde d'une bourgeoisie qui traine avec elle des millions de petits cultivateurs, de com- mercants et d'artisans. Poujade, de son côté, ne peut esquiver, en dépit de sa démagogie, les problèmes généraux qui ne cadrent pas avec les solutions des bistrots et des épiciers. Ses talents de bonimenteur ne lui permettent pas de « placer » à la fois une politique de force en Algérie et une réduction de l'impôt. Ainsi s'expliquent ses hésitations, ses volte-faces et ses déchire- ments, ses hurlements au Vel' d'Hiv, sa modération devant la presse étran- gère, son nationalisme dans les colonnes de Fraternité française et sa défense exclusive de la boutique. Tout étonné de se découvrir deux âmes, depuis son succès, le voici initié déjà aux déchirements de la vie intérieure et donnant le spectacle de la maturité en regard de son ami Pierre Dupont qui garde encore l'innocence de ses bestiaux. Nul doute que les limites du déve- loppement du poujadisme ne soient inscrites dans cette situation tyrannique- ment objective et qu'à les considérer on ne gagne davantage qu'à lui prêter une cohérence qu'il n'a pas. Mais, bien sûr, on n'en saurait conclure qu'il ne fera pas de bruit : l'homme a de la voix. Claude MONTAL. 107 La situation internationale Le cadre international situant la rivalité des deux blocs, que nous avons plusieurs fois analysé dans Socialisme ou Barbarie, peut sembler, à première vue remis en question par les événements récents. Avant d'en faire le point, rappelons brièvement ceux qui, de proche en proche, ont modifié la politique extérieure de la Russie et des U.S.A. Depuis le règlement de la guerre de Corée, première étape de l'édification d'un statu quo, nous avons assisté à celui de l'Indochine et de l'Autriche. Chacun à marqué géographiquement et stratégiquement les limites compan tibles avec les possibilités et difficultés de chacun des deux grands rivaux. Nous avons, en son temps, analysé ces problèmes en liaison étroite avec les changements survenus en U.R.S.S. depuis la mort de Staline (1), Nous avons constaté, à l'époque, le ralentissement du cours vers la guerre en examinant les facteurs possibles d'un équilibre momentané, à plus ou moins longue échéance (2). Depuis le spectaculaire revirement des dirigeants de l'U.R.S.S., vis-à-vis de Tito (3), nous avons assisté à toute une série de conférences caractérisant la politique de « détente » : la première conférence de Genève, la confé rence atomique, les discussions à propos du désarmement, les premiers contacts U.S.A.-Chine communiste, le voyage d'Adenauer à Moscou. LA CONFERENCE DE GENEVE. Tout le monde se souvient du « battage › sans précédent orchestre tant par la presse bourgeoise que stalinienne, lors de cette conférence. C'était « la première grande étape vers la paix », chacun revendiquant l'initiative de certains gestes d'apaisement, malgré des déclarations viru- lentes à la conférence préparatoire de San Francisco. A cette dernière avait été rejetée (violemment par les Américains) la possibilité d'une coexistence de deux Allemagne. Or, quelques semaines plus tard, à Genève, la séparation de l'Allemagne était, non seulement admise, mais consacrée dans les faits. Que s'était-il donc passé entre temps ? Y avait-il un fait objectif qui avait permis ce revirement ? Apparemment aucun, car le seul fait objectif résidait et réside toujours dans la réalité de deux Allemagne, chacun des deux blocs, dans le rapport de forces actuel, ne se sentant dans l'obligation de céder quoi que ce soit. San Francisco avait marqué une tentative américaine d'intimidation. Genève a, pour la première fois dans le jeu diplomatique de l'après-guerre, mis les protagonistes dans l'obligation de déclarer publiquement ce qui, à la fin du compte, est l'expression de la réalité actuelle : l'impasse politique dans lequel se trouvent les deux blocs. Impasse démontrée antérieurement par l'absence de solution victorieuse pour l'un ou l'autre des problèmes posés (Corée, Indochine, Autriche). On peut interpréter le cas allemand et say non-solution, à Genève, comme (1) Socialisme ou Barbarie, no 12 : La situation internationale, (2) Socialisme ou Barbarie, no 14 : Situation de l'impérialisme et percpectives du prolétariat. (3) Socialisme ou Barbarie, no 17 ; La nouvelle diplomatie russe. - 108 signe d'une volonté de concession, mais il faut dire surtout qu'en fait il n'y avait aucune autre solution possible dans le cadre d'un équilibre des forces. Genève est donc une conclusion d'un processus qui, commencé avec le réarmement américain, a conduit à l'échec respectif des deux blocs en Corée et à leur incapacité à s'assurer une suprématie atomique nette (les Russes opposant leurs propres bombes H à celles des Américains). Mais la détente n'a pas cette seule signification. Elle est aussi, nous l'avons dit, l'occasion pour les parties intéressées et surtout les « satellites », de mettre le temps à profit pour tenter de résoudre leurs propres difficultés internes. Les nécessités de l'accumulation en Chine ou en Europe Orientale, comme celles d'alléger le fardeau militaire qui mine la reprise économique en Europe Occidentale, ont également un poids réel. Genève a donc permis des discussions sur un terrain minimum cadré par le temporaire statu quo. Répétons donc, qu'en ce sens, Genève a été deux choses à la fois : 1. L'expression caractérisée d'une impasse dans les relations de lutte U.R.S.S.-U.S.A. Celle-ci a été illustrée par la seconde conférence de Genève qui vient de se terminer exactement comme elle avait commencée, sans résoudre aucun des problèmes posés (sécurité en Europe et question alle- mande, désarmement) et dans un climat cette fois d'une discrétion relative jointe à une indifférence générale. 2° La consécration d'un provisoire partage du monde qui peut même donner lieu, dans un cadre limité, à une certaine compétition économique sur des marchés nouveaux et permet, en tous cas dans les deux blocs, de répondre aux nécessités d'un accroissement de l'industrialisation. LA CONFERENCE ATOMIQUE. A la rencontre de Genève succède, en premier lieu, la conférence ato- mique. Evénement décisif et révolutionnaire aux yeux des « colombophiles » de toute nature, qui croient voir les ennemis d'hier mettre en commun leurs « secrets », les produits de l'énergie la plus puissante connue à ce jour. Les observateurs sérieux ont du reconnaître que si l'U.R.S.S. et les U.S.A. amenaient avec eux le dernier cri de la technique, en l'occurence destructive la bombe H ils n'ont procédé, en fait, qu'à un échange de renseignements et d'informations déjà connus d'eux. Que peut-on s'apprendre de plus, en effet, quand on possède, de part et d'autre, un matériel qui est l'expression achevée de l'arme destructrice. Comment se représenter un monde qui posséderait l'énergie électrique, par exemple, et dont les membres se refuseraient d'en discuter sur la base des possibilités d'exploitation. Or c'est là, dans une certaine mesure, l'objet de la confé- rence atomique qui peut se résumer comme étant un stade nécessaire pour l'économie mondiale, face à une nouvelle source d'énergie, stade rendu possible par un aboutissement commun après des recherches séparées. Devant la portée universelle de la nouvelle source d'énergie, après un nivellement relatif des techniques, la discussion était une nécessité. Il est à noter que cette conférence a marqué l'avance très nette des Russes et des Américains dans ce domaine, par rapport aux autres pays. Avance due aux potentiels respectifs de chacun, potentiels que leurs voisins, compères ou satellites, ne pourront jamais atteindre. Dans une certaine mesure, c'est là une mise en garde non négligeable pour ceux qui auraient des velléités d'indépendance nationale, d'une portée militaire et économique. L'équilibre des forces des deux grands, atteint dans l'ordre militaire, a donc pour résultat direct une dépendance encore plus grande des autres pays sur le terrain économique. Car, contrairement aux sources d'énergie précédentes, qui dépendaient en grande partie de la nature du sol (char- bon, houille blanche) l'énergie atomique dépend essentiellement à la fois 109 .. d'un développement technique et d'un capital investi considérables. Il va sans dire que cela signifie, pour l'avenir, l'assujettissement de plus en plus total des pays sous-développés et une subordination nécessairement plus étroite des pays mineurs. Rapidement, le soi-disant intérêt scientifique a donc fait place, comme il se doit dans le monde de la plus-value, à la recherche commune des possibilités d'industrialiser l'atome, après l'avoior maîtrisé. Certes, ces possibilités sont encore étroitement limités et les pro- jets d'utilisation de l'énergie atomique dans l'industrie n'annoncent à brève échéance aucun bouleversement du mode de production. Toutefois, la compé- tition entre les grandes nations les poussait à faire, dès maintenant, toute la publicité possible en vue de débouchés futurs : déjà le marché indien se voit recherché avec âpreté dans cette perspective. LE PROBLEME DE LA CHINE. La réponse ne s'est d'ailleurs pas fait attendre et des premiers contacts naissaient immédiatement entre les U.S.A. et les représentants de la Chine populaire. On peut se poser la question de « l'acceptation » par les U.S.A. des propositions réitérées des Russes, concernant la reconnaissance de la Chine communiste. La réponse ne fait pas de doute, et l'on peut souscrire sur ce point aux réflexions d'un journal turc « le désir des Occi- dentaux de commercer avec la Chine ; les Anglais, les Français, les Alle- mands et à présent les Américains, n'y résistent pas. Ce commerce va, certes, être utile à l'Occident, mais plus encore il va aider l'Est à sortir de la crise dans laquelle il se trouve ». C'est un fait que les Américains sont pratiquement les seuls à pouvoir répondre aux immenses besoins chinois, besoins qui s'avèrent notamment considérables dans le domaine agricole. Les Russes sont dans l'incapacité d'approvisionner la Chine dans tous les domaines, tandis que les Occidentaux voient dans le marché chinois la possibilité d'écouler des produits, en même temps que d'éviter les consé- quences d'une concurrence qui risque d'être acharnée à l'intérieur de leur propre bloc (exemple : France, Allemagne) conséquences qui risqueraient de dissocier l'unité atlantique, déjà quelque peu compromise (1). La tentative de collectiviser la terre chinoise n'a quelque chance de réussir pour la bureaucratie qu'à l'aide de l'emploi massif des tracteurs et de tous les moyens mécaniques modernes. De ceci Chinois, Russes et Américains sont conscients. C'est l'occasion, pour les Américains, de mar- quer un point, c'est un besoin impératif pour les Chinois, c'est une conces- sion que les Russes essaieront de rendre payante. Les contacts U.S.A.-Chine qui n'ont eu, jusqu'ici, comme résultats tangibles que des échanges de pri- sonniers, mais qui se poursuivent silencieusement, sont déjà, de par leur existence même, une reconnaissance de la Chine communiste sur le plan politique. LES PROBLEMES DE DESARMEMENT. La perspective de l'équilibre des blocs, à plus ou moins long terme, a fait jaillir un regain d'activités à l'intérieur de la commission du désarme- ment qui, depuis plusieurs années, était dans l'impossibilité de justifier son existence. Des possibilités nouvelles peuvent, pour un temps déterminé, per- (1) C'est là une arme à double tranchant. En fait, une dislocation à petite échelle s'effectue déjà sur une toute autre base entre les pays mineurs du bloc. Ceci est illus- tré par les événements récents survenus entre la Turquie et la Grèce. Ces deux pays trouvaient une justification d'unité résidant dans la croisade contre l'U.R.S.S. dans le cadre de la politique atlantique. Cette croisade ne trouvant plus son utilité urgente, pays fondamentalement hostiles (ceci est vrai également pour les pays arabes, l'Egypte) se retrouvent face à leurs contradictions. Tel est un des résultats inattendus de la Conférence de Genève. ces 110 mettre l'utilisation des moyens de production, en vue de la fabrication de produits autres que du matériel de guerre. Il était utile de faire le point et de repenser une stratégie d'ensemble qui s'appuie réellement sur une technique déterminée, ce qui peut libérer certains secteurs dépendant encore d'une stratégie précédente complètement dépassée. Nous assistons donc à une tentative d'accord portant sur une réducion englobant à la fois les armes classiques et les armes nucléaires, mais en donnant priorité aux premiers. L'impasse se caractérisant particulièrement ici, la possibilité s'ofire donc pour les Occidentaux d'alléger le poids quelquefois écrasant de la production de guerre et, pour les Russes, de redistribuer la plus-value dans les différents secteurs de l'économie, en même temps que d'utiliser une main-d'ouvre supplémentaire : les 600.000 soldats soviétiques libérés vien- nent renforcer à point la main-d'œuvre agricole. Dans les deux cas, on pro- fite immédiatement de l'arme propagande, en répondant aux inquiétudes des opinions publiques respectives. La « poudre aux yeux » est utilisée au maximum démontrant aux masses que la Paix est la constante préoccupa- tion des gouvernants. La réalité est, nous le savons, toute autre. A l'impasse économique s'ajoute une impasse militaire. Tant dans l'ordre des armes nucléaires et thermo-nucléaires que dans celui des armes tactiques nou- velles (engins téléguidés, etc.) un équilibre relatif s'est établi entre les deux blocs qui ne permet à aucun de prévoir une victoire rapide sur l'adversaire Rien ne dit que cette impasse soit définitive, ni qu'elle exclut, à elle seule la possibilité d'un nouvelle guerre. Mais elle fait ressortir clairement com- bien la situation actuelle est différente de celle qui précéda la dernière guerre mondiale. A cette époque, en effet, s'était clairement affirmer la suprématie d'une stratégie d'ensemble qui permit l'offensive de l'Allemagne. LE VOYAGE D'ADENAUER A MOSCOU. a com- Le champion de la guerre froide ayant à son tour admis, que d'autres possibilités s'offraient pour lui que celles d'une reconquête de l'Allemagne de l'Est, s'est rendu à Mascou. Adenauer pris que, si l'unité allemande trouvait sa. nécessité avant la deuxième guerre mondiale, dans le cadre d'un monde divisé en multiples et étroits nationalismes, elle n'avait plus aujourd'hui la même signification dans le cadre d'un monde coupé en deux. Monde qui recherche les possibilités cer- tainement provisoires mais réelles d'une co-existence dite pacifique. D'ailleurs après l'acceptation implicite par les Russes des accords de Paris, le fait de renouer des relations diplomatiques avec l'Allemagne de l'Ouest entérine l'existence des deux Allemagne et représente, peut-être, l'expression carac- téristique de la volonté d'en rester à certaines limites géographiques. Toute- fois, le marchandage ambassadeurs-prisonniers étant consommé, les Russes n'ont certainement pas manqué d'allécher le vieux chancelier en lui offrant une ouverture sur les débouchés traditionnels de l'Allemagne vers l'Est. Quel horizon prometteur pour Adenauer en plus de l'entrebaillement de la porte chinoise, qui peut faire tourner, à son profit, la séculaire concurrence avec les anglais et renforcer sa position vis-à-vis de la France, si besoin en était encore. A la faveur du statu-quo, les Russes continuent donc leurs ten- tatives sur le terrain politique de division du bloc atlantique et c'est là leur réponse à la C.E.D. nouvelle formule; réponse qui peut avoir des répercus- sions d'avenir sur le plan stratégique en accentuant la division réelle de l'Europe de l'Ouest. Notons, à ce propos, qu'à la pauvreté relative de la poli- tique et de la diplomatie américaine, s'oppose une fermeté russe sur les mêmes terrains (nous l'avons, par ailleurs, déjà constatée). Nous n'appren- drons rien aux lecteurs, en remarquant une nouvelle fois, cet état de fait caractérisé notamment ces temps derniers, par les moyens de propagande américaine, consistant à lancer des ballons porteurs de feuillets de la Bible à destination de l'Est. - 111 Dans un article précédent (1) nous notions, en conclusion, la volonté des Russes de rechercher un règlement provisoire « et de faire reconnaître pour un temps le principe de la non-ingéranc dans les zones respectives de chaque bloc ». Cette idée d'aménagement a donc fait du chemin depuis et les exemples cités plus haut, le prouvent amplement. Toutefois, ajoutons qu'elle n'est pas le fait unique de la Russie, les Américains ayant compris qu'il n'y avait pas de solution actuelle autre qu'un compromis fait certes de marchandages divers, mais compromis objectivement valable devant une situation de plus en plus complexe, née du nivellement des forces en pré. sence. Pourtant, il est un évènement qui pourrait prendre des proportions inattendues devant les yeux étonnés des protagonistes, tant bureaucrates russes que capitalistes « libéraux » américains. On peut noter en effet, parallèlement aux évènements internationaux de ces derniers mois une très nette résurgence du mouvement ouvrier : les grèves américaines, anglaises, les grèves d'août en France et surtout le magnifique combat des ouvriers Nantais en sont la preuve évidente. Libéré de l'oppression que faisait peser sur lui la perspective d'une guerre proche, le prolétariat peut manifester, à nouveau, sa conscience de classe avec une combativité croissante. Il y a là en plus de la conscience permanente de l'exploitation, un phénomène psycho- logique qui peut être déterminant dans les formes et le caractère que pren- dront les luttes ouvrières dans tous les pays. Alors que la guerre se présen- tait aux esprits comme un phénomène échappant à la volonté collective, la situation actuelle se prolongeant transforme déjà radicalement l'apathie née de la période antérieure. René NEUVIL. (1) No 17 : La nouvelle diplomatia russe. 112 LES LIVRES Juin 1936 Le livre de Danos et Gibelin sur Juin 36 (1) est une importante et sérieuse étude d'une période décisive et pour l'évolution du mouvement ouvrier et pour celle de la politique bourgeoise et des partis de masse. Ne serait-ce que pour mesurer le chemin parcouru depuis vingt ans, la réflexion sur les événement de 36 est féconde. Aujourd'hui le patronat commence à tirer profit de l'expérience d'avant guerre et n'hésite pas dans des secteurs clés à devancer la revendication ouvrière, comme l'illustrent les contrats de Renault et de la métallurgie. Poussé par les impératifs de la production en grande série, il cherche à intégrer toujours plus étroitement les ouvriers à l'entreprise et commence à comprendre, à l'instar du patronat américain, que certaines améliorations (concernant la retraite, les congés) peuvent seules lui assurer une stabilité provisoire. Aujourd'hui, les partis qui se réclament de la classe ouvrière se sont définitivement intégrés à l'appa- reil d'exploitation du capital, l'un en se subordonnant absolument à une bureaucratie qui, dans l'intervalle, s'est étendue de l'U.R.S.S. à une grande partie de l'Europe et de l'Asie, et en prenant conscience de ses fins (un nouveau rôle de gestionnaire grâce à l'étatisation de la production), l'autre. en participant directement au régime d'exploitation bourgeois. Depuis 1936 ces deux partis ont vu leur composition sociale se modifier très sensiblement. Le P.S. a vu décroître ses effectifs ouvriers au point qu'ils sont devenus négligeables pour la vie du parti. Le P.C. a conne pour sa part, en même temps qu'une extension importante de sa base ouvrière, un afflux d'éléments nouveaux intellectuels, techniciens, petits bourgeois et surtout il a vu se transformer sa propre structure : la multiplication des cadres du parti et des cadres syndicaux concourant à former une couche sociale bien spécifique, de plus en plus séparée de la vie réelle de la classe, de plus en plus cristallisée par les intérêts matériels qui la lient à l'organi- sation. C'est dire que la relation des ouvriers et des partis qui s'en réclament s'est aussi transformée et que, si la nécessité des partis de se concilier la classe, de polariser à leur profit sa violence ou ses revendications demeure la même, la liaison intime des militants et des masses ne l'est plus, ni l'influence pratique et idéologique qu'ils exerçaient. En ce qui concerne le prolétariat, il est clair que les problèmes qu'il affronte aujourd'hui et la perception qu'il en a indiquent une situation diffé- rente de celle de l'avant-guerre. En 36, l'immense poussée des travailleurs vers les partis et les syndicats est venue couronner une sourde transforma tion du mouvement ouvrier. Les progrès rapides de la production en grande série à partir de 1920, la généralisation du travail non qualifié dans les grandes usines et l'afflux qui lui est associé d'ouvriers nouveaux avaient posé les conditions et l'exigence d'une organisation des masses à un niveau élé- mentaire, d'une unification de leurs modes d'existence, d'une mobilisation de leur combativité face à l'exploitation patronale. Il n'y a pas de doute (1) Danos et Gibelin : Juin 36. Les Editions ouvrières, 1952. 113 que le mouvement de 36 a répondu à cette exigence et, dans une certaine mesure, efficacement. Mais en même tmps, il a porté la marque de ces conditions, il a témoigné d'un manque de maturité fatal. Déclenchant une lutte qu'aucune autre n'a peut-être surpassée par l'ampleur des grèves qu'elle & enregistrées, suscitant une extraordinaire solidarité dans toutes les couches exploitées de la société, créant enfin la première forme d'un pouvoir nouveau, grâce aux occupations d'usine, le prolétariat français n'a cependant jamais tenté de résoudre le problème de sa direction autonome. De cette faiblesse témoignent aussi bien l'attitude des ouvriers qui se sont contentés d'occuper les entreprises sans chercher à en assurer le fonctionnement c'est-à-dire sans tenter de s'en rendre les maîtres effectifs et leur attitude envers les partis officiels : les yeux tournés vers leurs directions, les ouvriers ont attendu d'elles les réponses qu'ils ne pouvaient donner qu'eux-mêmes. De toute évi- dence, la prise du pouvoir par le P.S. et le P.C. est apparue à elle seule comme la garantie d'une nouvelle ère sociale comme si un changement dans le personnel de l'Etat pouvait suffire à changer radicalement la posi- tion des clases dans la société. Ne mettant pas en question leur fonction de simples exécutants dans l'usine et en conséquence ne menaçant pas vraiment la gestion capitaliste, les ouvriers ont perçu leur propre rapport avec leurs organisations comme rapport d'exécutants au service d'une direction. Ils étaient pourtant tout autre chose que des exécutants : le déclenchement des grèves et leur organi- sation concrète, l'occupation des usines étaient leur cuvre propre qui ne leur fut dictée par personne, mais qui dicta bien plutôt aux grands partis leur politique. Mais de ces initiatives, ils ne tirèrent pas les conséquences révo- lutionnaires qui s'imposaient, attendant en vain de leurs représentants qu'ils les tirent en leur nom. De là vient une étonnante situation qui, rétrospective- ment, paraît paradoxale : une activité et une combativité débordantes qui dalayèrent momentanément il faut s'en souvenir toute résistance de la bourgeoisie, une victoire telle que tout parassait possible et les mesures révolutionnaires à portée de la main, et en même temps une passivité générale qui rendait les énergies sans emploi, ainsi que l'illustre la vie des usines en grève où les hommes trompent l'attente par des fêtes, des chants, des jeux, comme si leur destin se jouait ailleurs, indépendamment d'eux. Une telle situation n'est guère imaginable dans la période présente. Non pas que les ouvriers se souviennent de leurs échecs et prennent conscience de leurs erreurs anciennes. Mais leur intégration dans la production, d'une part, leur relation aux organisations traditionnelles, de l'autre, ont créé une mentalité nouvelle que ne manqueraient pas de cristalliser des luttes à l'échelle de celles de 36. La méfiance des ouvriers à l'égard du P.C., la désaf- fection des syndicats, n'excluent certes pas que des mouvements soient dirigés par les organisations traditionnelles, ils excluent qu'une combativité aussi généralisée que celle de 36 s'accommode d'une semblable soumission devant ces organisations. Une telle soumission a été en 36 la rançon de la comba- tivité. Le manque de combativité est aujourd'hui la rançon d'une perception plus aiguë du rôle des bureaucraties et des exigences de formes autonomes d'organisation. Pour ne pas être sensible à ces transformations historiques, pour ne pas voir notamment que l'échec de 36 est enraciné dans la situation des ouvriers à l'usine, dans leur relation à leur direction, l'analyse de Gibelin et Danos reste souvent faible. Le leit-motiv, la trahison des partis, revient sans que les auteurs se préoccupent de comprendre et de faire comprendre pourquoi cette trahison a été possible, pourquoi les ouvrirs se sont laissés trahir. On montre bien que le P.C. subordonne sa politique en 36 à la défense de l'U.R.S.S., que le P.S., effrayé par l'ampleur des grèves, se fait l'agent du compromis avec la bourgeoisie. Il est utile de décrire par quels moyens l'un et l'autre ont réussi à freiner puis à faire avorter le mouvement. Mais ce travail fait, il rese à rendre compte de la conduite du prolétariat lui-même. 114 Ici une véritable analyse historique s'imposerait qui se développerait sur un plan à la fois économique, technique et social. Il faudrait se demander dans quelles conditions se sont développés partis. et syndicats de masse ; qu'est-ce qu'attendaient les ouvriers de ces organisations et quels rôles concrets ils jouaient en leur sein, confronter l'attitude des ouvriers dans les organisations et leur attitude dans les luttes. Il faudrait enfin rechercher si et en quoi la situation s'est modifiée. Ne pas poser ces questions dans toute leur ampleur, se contenter de dire que les partis ont laissé passer une heure au cadran de l'histoire qui risque de ne pas revenir avant longtemps, insinuer enfin qu'il suffirait de substituer aux mauvais partis un bon parti pour assurer la victoire de la révolution, n'aide guère à la clarification tant prêchée. L'histoire, sans cadran, est ce que la font les masses, placées chaque fois dans des conditions déterminées, que composent leur travail dans les entreprises, leurs relations concrètes dans leurs organisations et leur propre expérience de lutte enfin. En ce sens, tirer les leçons de 36, ce n'est pas rechercher à reproduire dans le présent les conditions du passé, pour rejouer une partie autrefois perdue, militer pour une nouvelle unité syndicale et un nouveau front popu- laire pour appliquer cette fois une meilleure tactique de débordement ; c'est bien plutôt, conscient de l'immense force de la classe ouvrière, quand elle se mobilisé, et de son extraordinaire capacité d'initiative les occupations d'usine en témoignent chercher le chemin de nouvelles formes d'organi- sation qui associent effectivement les ouvriers et leur direction tant dans la lutte et la conduite politique de celle-ci que dans la gestion de la pro- duction au sein des entreprises. Claude MONTAL. La réunion des lecteurs de «Socialisme ou Barbarie >> Une quarantaine de camarades ont participé à notre dernière réunion de lecteurs (juillet 1955) consacrée au problème d'un journal ouvrier. Mothé a formulé les principales questions que contenait déjà son article (1). Qu'est-ce que « la politique » pour le prolétariat ? N'y a-t-il pas une politisation à l'usine qui naît de l'expérience de la production et des relations entre tra- vailleurs, qui est la découverte progressive des tâches d'organisation et de gestion politisation qu'ignorent aussi bien les partis staliniens que la bourgeoisie ? La propagande traditionnelle tourne exclusivement autour de question's telles que le réarmement allemand, les changements de la diplo- matie russe, les programmes des gouvernements en place, qui sont étrangères aux préoccupations des ouvriers. Selon Mothé, les ouvriers appréhendent la politique d'une toute autre manière, dans l'usine même : pour eux, c'est d'abord la lutte du Capital qui isole les ouvriers les uns des autres, par la hiérarchie artificielle des salaires, qui dépouille le travail humain de toute signification concrète ; c'est aussi l'expérience des mille formes de résistance (1) Le problème du journal ouvrier n! 17 de cette Revue, pp. 26 à 48. 115 individuelle ou collective à l'exploitation ; c'est la conscience des possibilités qu'offre le développement technique pour une réorganisation sociale, possi- bilités constamment étouffées par la recherche du profit et la division des .exécutants et des dirigeants. Cette expérience politique ne s'enseigne pas à la classe ouvrière ; elle est seulement à expliciter. Elle ne demande pas un corps spécialisé de militants, chargés d'apporter à la classe un savoir théorique. Elle est inscrite dans la structure de la classe, dans l'histoire des hommes au travail. Cette politique ne peut non plus se différencier de l'activité reven- dicative ; elle ne vise pas des buts qu'il faudrait ajouter aux buts dits écono- miques création d'un parti révolutionnaire, destruction de l'Etat bour- geois, création de nouveaux organismes de direction. Elle se manifeste chaque fois que la revendication économique, quelle qu'en soit la teneur, met en mouvement une opposition à l'exploitation en tant que telle, implique un regroupement autonome, ne se subordonne pas à une tactique d'organismes de masses tels que les partis ou les syndicats officiels. Le sens du Journal ouvrier s'éclaire à partir d'une telle estimation de la politique. Il doit être un lien entre les ouvriers, exprimer les préoccupations de leur vie quotidienne de travailleurs et d'exploités, permettre la confron- tation et l'interprétation de leurs expériences. Il n'est ni ce qu'on appelle un journal « politique » au sens traditionnel du terme ni l'analogue d'un journal syndical. Il n'enseigne pas une théorie, bien qu'il soit théorique par son axe puisqu'il vise à faire prendre conscience aux ouvriers de leur rôle et de leur tâche. Il exige, sous peine de perdre toute signification, la partici- pation effective des ouvriers à son élaboration. Et, s'il faut convenir qu'il est nécessairement impulsé par un petit groupe de militants, il doit toute sa valeur à ce que ceux-ci associent les ouvriers du rang à leur travail et font du journal, comme le dit son titre, une tribune. Les idées de Mothé, reprises par la suite par plusieurs camarades du groupe, ont suscité une vive opposition de plusieurs militants de Tribune ouvrière, présents dans la salle. Aussi bien Henri que Gaspard ont longue ment contesté l'orientation de Mothé en affirmant que le succès du journal était dû aux articles proprement politiques auxquels il avait été amené à faire une place de plus en plus importante. Pour ces deux camarades le trait principal de la situation actuelle est la dépolitisation de la classe, la passi- vité des ouvriers qui se laissent écraser par l'exploitation et n'ont plus conscience des véritables possibilités de lutte révolutionnaire. Le journal ne saurait donc s'adresser qu'aux éléments les plus résolus, les plus soucieux de connaître l'histoire du mouvement ouvrier, les plus familiers avec les problèmes politiques et il ne saurait être lui-même élaboré que par des mili- tant dûment formés et susceptibles de fournir des explications théoriques. A les entendre, le journal ne peut se développer que par une politisation de plus en plus intense, et au besoin avec l'aide d'éléments intellectuels. Un camarade bien connu dans les milieux révolutionnaires, et qui se présente comme trotskiste, tout en faisant une critique violente du P.C.I., affirme le succès de T... dont le rayonnement n'a jamais été atteint, dit-il, par une publication de ce genre, mais juge que la véritable portée du journal échappe tant à Mothé qu'à ses contradicteurs. Le journal doit être essentiellement un organe de liaison révolutionaire. Son mérite c'est de briser l'isolement dans lequel se trouvent les ouvriers, de porter à la connais- sance du public toutes les luttes qui se déroulent dans d'autres secteurs de la production ou d'autres secteurs géographiques. Le problème de l'informa- tion lui paraît commander celui de l'action. Cet aspect du journal est, en effet, très important ; il le serait davantage en période de grandes luttes sociales, mais il est douteux qu'il justifie la nécessité permanente du journal : on néglige, en fait, l'exigence centrale d'une critique des conditions d'exploi- tation et d'un explicitation de l'expérience ouvrière, qui bien que d'une portée universelle, s'exerce d'abord sur un terrain précis et limité, s'adresse à des ouvriers déterminés. Ce qui a été dit de plus convaincant en faveur de Mothé c'est que T.O. n'aurait pas reçu l'accueil qu'elle a suscité chez Renault si elle n'avait pas choisi une formule nouvelle, si elle ne s'était pas présentée comme autre 116 chose qu'un journal de groupe, si elle n'avait pas appelé les ouvriers à s'ex- primer eux-mêmes, si elle ne s'était pas placée d'emblée sur un tout autre plan que celui de la politique traditionnelle. Ce n'est pas dire que la rédaction d'un journal d'une formule aussi nou- velle soit facile. La discussion a bien montré que tous les camarades recon- naissaient l'extrême difficulté de faire écrire des ouvriers non militants dans le journal, de les mobiliser de façon permanente pour le soutenir et, en conséquence, admettaint la nécessité d'un noyau de camarades disciplines autour du journal. La discussion a aussi montré que dans les rangs des militants se retrouvaient transposées les contradictions qui habitent ja classe elle-même, qu'un souci démesuré accordé à la formation théorique et au militantisme va souvent de pair avec un manque de confiance dans les capacités révolutionnaires des masses ; tandis qu'une certaine idéalisa- tion de l'ouvrier du rang pourrait détourner de la necessité de démasquer les idéologies officielles et de polémiquer avec leurs représentants. On a bien vu que la ligne juste était encore brouillée sous les ébauches peu cohérentes et que le travail concret du journal pourrait seul en dégager le sens.. Toute- fois il paraît certain, en dépit de ce que prétendent Gaspard et Henri, que T.0. pose des problèmes nouveaux et cherche sa voie en dehors des sentiers battus par les journaux politiques et syndicaux traditionnels. Les journaux ouvriers, comme les modes d'organisation et de lutte à venir, ne sauraient utiliser d'anciennes formules, puisque l'échec de ces formules fait apparaître de nouvelles exigences et que la rupture entre le prolétariat et son ancienne direction a créé la nécessité d'un nouveau type de relation entre l'un et l'autre. 117 LA PRESSE OUVRIERE Comme dans nos précédents numéros nous reproduisons ci-dessous des extraits du journal publié par un groupe d'ouvriers de la Régie Renault, * Tribune Ouvrière ».. Extraits du N° 11 (avril 1955). LA HIERARCHIE DES O.S. Dans les ateliers d'outillage, il existe une catégorie particulière d'O.S. Ce sont des O. S. qui ont la possibilité de devenir des ouvriers qualifiés. Pour mériter cet honneur et la paie qui en résulte, on leur fait faire le même travail qu’un P. 1 ou P. 2, et, comme ils ont la possibilité de devenir eux-mêmes P. 1 ou P. 2, on leur donne un salaire inférieur aux autres 0. S. Donc pour le même travail ces O. S., touchent environ 20.000 francs de moins par mois que leurs camarades P. 2. De plus leur pos- sibilité de passer l'essai de P. 1 est toute théorique : il faut être depuis plusieurs mois dans l'atelier pour justifier sa demande. Une fois la demande enregistrée, il faut encore attendre plusieurs mois ou plusieurs années, il faut attendre qu'une âme de bonne volonté s'occupe de vous... On se demande après tout pourquoi la Direction précipiterait les choses, quand elle peut payer 20.000 francs de moins un ouvrier qui fera le même travail qu'un autre. Et puis la hiérarchie des salaires n'est-elle pas défendue par tous les Syndicats? Extraits du N 12 (mai 1955) LES ELECTIONS DE DELEGUES DU PERSONNEL Les travailleurs de la R.N.U.R. vont bientôt être amenés à élire les délégués du personnel. Que sont les délégués du personnel et comment sont- ils élus ? Jusqu'en 1936, les travailleurs n'avaient pas de délégués officiellement reconnus. Dans chacune de leurs luttes ils plaçaient à leur tête ceux d'entre eum qui leur semblaient être les plus capables, les plus dévoués et les plus sincères. En cas de défaite, ceux que la bourgeoisie et ses représentants appelaient péjorativement les « meneurs » étaient les premiers désignés d la répression. En 1936, les organisations syndicales firent inclure dans les conventions collectives la reconnaissance des délégués du personnel. Mais ce n'est qu'après la guerre (en 1946) que cette reconniassance fut juridiquement 118 admise par la loi. En effet, c'est la loi n" 46.730, du 16 avril 1946, qui jire le statut des délégués du personnel. En légalisant la représentation ouvrière, les légalisateurs (les députés et les sénateurs d'un gouvernement capitaliste) n'ont pas manqué de l'enfermer dans des limites bien précises (1). L'article 5 de la loi du 16-4-46 dit : « Les délégués sont élus par les ouvriers et employés d'une part, par les ingénieurs et cadres d'autre part, SUR LES LISTES ETABLIES PAR LES ORGANISATIONS SYNDICALES LES PLUS REPRESENTATIVES ». Ainsi les ouvriers n'ont pas la possibilité d'élire les délégués de leur choix car, d'une part les candidats doivent appar- tenir à une organisation REPRESENTATIVE, d'autre part ils sont élus AU SCRUTIN DE LISTE. Que faut-il pour qu’une organisation soit reconnue représentative ? Pré- cisons d'abord que c'est un organisme d'Etat, l’Inspection du Travail, qui décide du caractère représentatif d'un syndicat. Pour déterminer le carac tère représentatif des organisations syndicales, l'Inspecteur du Travait s'appuie sur la circulaire ministérielle du 28-5-45 dont les éléments d'appré- ciation sont les suivants : 1° LES EFFECTIFS. Nécessité pour les organisations syndicales de fournir leurs listes d'adhérents à l'Inspection du Travail. Bien entendu, cette clause ne sera jamais appliquée à certains syndicats. Mais l’Inspection du Travail peut toujours l'exiger d'un syndicat qu'elle veut boycoter ; car alors ou bien ce syndicat ne pourra pas être reconnu repré- sentatif, ou bien il devra accepter de donner la liste de ses adhérents, ce qui est une trahison. Mais la circulaire prévoit aussi de laisser se constituer des syndicats fantômes en précisant : « Si le nombre d'adhérents d'une organ nisation est un facteur important, il n'est pas nécessairement déter- minant » (2). 2• L'INDEPENDANCE. On exige des syndicats qu'ils soient indépen- dants, notamment de certains groupements politiques. L'application de cette clause est toujours aléatoire et difficile à prouver. Par contre, on trouve tout normal que les syndicats dépendent en fait de l'Etat puisque c'est l'Inspec- tion du Travail qui juge de leur caractère représentatif. 3° LES COTISATIONS. Par cette mesure l'Etat s'autorise s'il en a besoin à contrôler les ressources des syndicats. 4° L'EXPERIENCE ET L'ANCIENNETE DES SYNDICATS. Cela permet à l'Inspecteur du Travail de s'opposer à la formation de syndicats nouveaux. 50 L'ATTITUDE PATRIOTIQUE. Par cette condition on peut toujours stopper l'activité de syndicats qui défendent un point de vue inter- nationaliste. La circulaire nous donne d'ailleurs lai raison pour laquelle les syndicats doivent être soumis à ces conditions : « Il convient de rechercher quelles sont les organisations qui assurent la représentation effective des ouvriers et qui, AU SURPLUS, (mis en capitales par nous) sont dignes, en raison de (1) Des ouvriers nous ont signalé que dans de nombreux cas, la maîtrise refuse de les recevoir et de prendre en considération leurs revendications indi.. viduelles, sous prétexte que pour cela il y a les délégués. Nous précisons que cette manière de faire relève de l'arbitraire; le fait qu'il existe des délégués du personnel n'interdit nullement aux ouvriers de présenter eux-mêmes leurs revendications. (2) C'est ainsi que des syndicats F.O., Indépendants, etc... qui, au départ, ne représentaient rien se sont vus, malgré tout, accorder la représentativité, ce qui leur a permis d'avoir des délégués et de se développer en s'appuyant sur la loi. 119 n leur passé, de leur esprit de discipline et de leur capacité technique, de parti- ciper à la réorganisation économique et sociale de la nation » (3). Mais cela ne suffit pas à limiter la candidature des délégués. Les élec- tions ont lieu au scrutin de liste et à la proportionnelle (loi no 47.1235 du 7-7-47). Là les directions syndicales ont la possibilité de faire élire qui bon leur semble selon l'ordre dans lequel ellés inscrivent le candidat sur la liste. Il leur suffira de mettre un candidat « qui n'est pas dans la ligne » en queue de liste pour que celui-ci ne soit pas élu. Les ouvriers ne peuvent-ils faire élire un candidat sans passer par les syndicats reconnus par l'Etat ? Il y a un moyen. C'est que la majorité des électeurs s'abstiennent au premier tour. Au deuxième tour, les candidatures sont libres. Dans une petite entrepriseils pourront donc faire élire délégué de leur choix au deuxième tour. Mais dans une grande usine c'est à peu près impossible car le scrutin de liste les oblige à présenter une liste complète, ce qui suppose une organisation à l'échelle de l'usine. Par exemple, chez Citroën aux dernières élections, il y a une majorité d'abstentions. Des ouvriers qui auraient voulu faire élire des délégués de leur choix auraient pu le faire à condition de présenter des candidats dans tous les secteurs de l'usine. On voit la difficulté que cela représente pour des ouvriers qui refusent de se laisser embrigader par les syndicats contrôlés par l'Etat. A qui sont utiles les délégués ? La définition légale des délégués : « repré- sentants du personnel auprès de la Direction pour présenter à celle-ci ses revendications dans le cadre de la loi » (bourgeoise) est en fait un attrappen nigauds. La bourgeoisie et son état préfèrent de loin avoir affaire à des délé- gués emprisonnée dans la légalité et capables d'imposer aux travailleurs « un esprit de discipline » (bourgeois) grâce à des délégués légalement élus et qui savent se servir de leur mandat pour briser les luttes ouvrières. En 1936, les délégués furent chargés de mettre en application, le « savoir terminer une grève » de Thorez, la « pause » de Blum. De 1944 à 1947, ils furent chargés de l'application du « produire d'abord ». On les a vus même chez Renault servir de garde du corps à M. Lefaucheux, réclamer des sanctions contre les grévistes, etc... Et maintenant que leurs attributions se limitent dans la plupart des cas à des revendications de détail, leur comportement dans les luttes impor- tantes (août 1953) consiste à se dérober et à démoraliser les ouvriers. Les délé- gués sont en réalité les représentants des directions syndicales acceptées par l'Etat. Dans leurs luttes contre l'exploitation, les travailleurs ont souvent besoin de placer à leur tête ceux d'entre eux qui sont les plus qualifiés et les plus dévoués pour exécuter les tâches imposées par l'action. Ils ont besoin de nommer des responsables dans chaque secteur de la lutte (formation de piquets de grève, rédaction de la presse ouvrière, étude des problèmes écono miques et politiques et même, quand la lutte prend un caractère plus élevé, organisation de la production et de la distribution sur une base révolution- naire). Mais ces responsables doivent être élus et révocables par les travailleurs eux-mêmes à tout instant. Ils ne sont pas des chefs mais seulement des exécutants honnêtes et sincères des décisions prises par la majorité des ouvriers. Les décisions générales doivent être prises par tous les ouvriers à la majorité dans leurs assemblées. Le rôle des responsables se borne à l’orga- nisation et à l'exécution technique des décisions de la majorité. Les travail- leurs ne doivent jamais déléguer à des représentants le soin d'agir à leur place. C'est pourtant ce qu'ils font en élisant leurs délégués. En allant tous les ans déposer un morceau de papier dans une urne, ils. (3) Ces conditions permettent à la Bourgeoisie et à son état de contrôler les syndicats, de les emprisonner et de les dissoudre, même quand le rapport de forces lui est favorable. Et ceci en s'appuyant sur une légalité admise et élaborée par les syndicats eux-mêmes. - 120 etc... confient à d'autres le soin de défendre leurs intérêts. L'expérience leur a pourtant souvent montré qu'à chaque fois qu'ils désirent faire aboutir leurs revendications ils doivent se mettre eux-même en lutte. Dans ces luttes ils sont obligés de désigner des responsables, de former des comités de grève, qui ne sont pas élus dans le cadre des lois avec des urnes et des bulles tins de vote fournis par la Direction. Malheureusement, quand le feu de la lutte est passé, les ouvriers retombent dans les vieux pièges de la bourgeoisie et des directions syndicales. Ils vont déléguer leurs pouvoirs, confier leurs droits à des gens soi-disant plus qualifiés qu'euz. Ainsi, ils ont l'impression de s'être débarrassés sur d'autres d'une tâche qui leur incombait. En fait, en déléguant leurs pouvoirs, en confiant à d'autres tes responsabilités de leur action, ils ont abandonné leurs droits. Les travailleurs n'ont pas besoin de représentants, de délégués qui se fassent leurs avocats auprès de leurs exploiteurs. C'est en prenant eux-mêmes leurs responsabilités, en organisant eux-mêmes leurs luttes qu'ils trouveront parmi eux les éléments capables et dévoués dont ils ont besoin. Extraits du N° 14. (juillet 1955) UN EXEMPLE A MEDITER Le 10 juin un mouvement de grève a éclaté à l'atelier 15.80 (boîte de vitesses 4 CV). Ce mouvement limité à moins d'une centaine de grévistes, et qui a failli avoir de graves répercussions puisqu'il a manqué de paralyser toute l'usine, s'est finalement soldé par un échec que les organisations syndi- cales, fidèles à leurs traditions, ont tenté de transformer en victoire. Les ouvriers de l'usine ont des revendications générales. Ceux du 15,80 avaient en plus des revendications particulières. Les syndicats nous ont pré- senté ces revendications : Augmentation de 2 points du coefficient de production. Paiement de leurs heures de pannes. Un quart d'heure de casse-croûte. Installation d'un robinet pour se laver les mains. Dix minutes de repos par heure de travail. Est-ce pour ces revendications que les ouvriers du 15.80. sont entrés en lutte? En fait les gars du 15.80 ont été particulièrement frappés par une attaque de la Direction qui méritait une riposte. Au 15.80 la Direction ä installé une nouvelle chaîne de montage de conception plus moderne. Sur cette nouvelle chaine elle a placé des ouvriers dont la grosse majorité venait d'un atelier dissous à la suite d'une réorganisation de la production. Fait para- doxal, dont aucun syndicat n'a parlé mais qui, en réalité, fut le moteur de la grève, les ouvriers venant travailler sur une chaîne plus moderne voyaient leur paye diminuée par la baisse de 2 points de leur coefficient de production. Ainsi, une fois de plus, le développement de la productivité par l'amélioration des moyens de production, non seulement n'apportait aucun avantage aux travailleurs les plus directement intéressés, mais encore il se soldait par une baisse de salaire. Les ouvriers du 15.80 manifestèrent leur mécontentement, la Direction fit la sourde oreille. Les ouvriers furent donc contraints de recourir à la grève et en profitèrent pour poser d'autres revendications. Malheureusement, les revendications posées, au lieu d'être discutées préalablement par les ouvriers, furent puisées dans l'arsenal de la démagogie syndicale, et la conséquence fatale fut l'échec du mouvement. Incapables de diriger l'action des ouvriers d'une façon intelligente qui aurait pu assez facilement être couronnée de succès, les bureaucratie's syndi. cales vinrent faire de la surenchère démagogique en proposant des revendi- cations stupides, qui ne tenaient absolument pas compte des possibilités du 121 moment et qui permirent à la Direction de mener très facilement une contre- oftenive victorieuse. : Première revendication : Augmentation de 2 points, du coefficient de production que les dirigeants de la C.G.T. baptisent aujourd'hui astucieuse- ment coefficient de paye pour faire oublier qu'ils sont les responsables de ce que l'on doit travailler à 154 % pour gagner sa croate (la loi Croizat en 1946 a supprimé le plafond à 116 %). Les ouvriers avaient parfaitement raison de revendiquer que leur paye ne soit pas diminué et même qu'elle soit aug- mentée. Mais c'était une erreur de réclamer cette augmentation sous forme d'augmentation du coefficient de production: car cela donne toujours la possibilité à la Direction, une fois le mouvement terminé, d'exiger une plus jorte cadence. Que ce soit dans le cadre de revendications générales pour l'augmentation de notre pouvoir d'achat ou dans le cadre de revendications particulières pour bénéficier d'une amélioration de la technique, nous devons toujours repen. diquer nos augmentations de salaire SUR LE TAUX DE BASE. Deuxième revendication Paiement des heures de panne. Cette revendication a été obtenue depuis longtemps, il s'agissait seulement de la faire appliquer. Pour cela il y avait beaucoup plus à se heurter à la maitrise qu'à la direction. Les ouvriers ont depuis longtemps obligé la Direction à accepter de payer les heures de pannes. Mais la maitrise préfère les faire récupérer par un surcroît de travail plutôt que de justifier auprès de la Direction les bons spéciaux qu'elle est obligée d'établir. Le quart d'heure de casse-croûte et la pose d'un robinet dans l'atelier rentraient dans le cadre des revendications particulières. Mais la revendi- cation de 10 minutes de repos par heure n'avait aucun sens. Dans certains postes de travail où il est techniquement impossible de faire autrement, il est admis que des ouvriers se reposent après avoir accompli un travail. Il eriste même des postes dans l'usine où un ouvrier se repose pendant qu'un autre travaille. Dans une chaîne de montage, cela est ridicule. Si la chaine va trop vite, il faut exiger qu'on ralentisse la cadence. Le système américain qui consiste à faire reposer les ouvriers 10 minutes pour exiger d'eux de donner tout ce qu'ils ont dans le ventre pendant les 50 autres minutes est une forme de travail des plus abrutissantes que nous devons combattre de toutes nos forces. Les 10 minutes par heure font en réalité 8 heures dans une semaine. Ces 8 heures, c'est en dehors de l'usine que nous devrions les passer et non pas au pied des machines. Mais cela c'est la revendication des 40 heures, et cela dépasse le cadre d'une revendication d'atelier. Les camarades du 15.80 sont-ils partis en grève pour des revendications générales intéressant tous les autres ouvriers ? Leur intention était-elle de se mettre à l'avant-garde d'un mouvement général ? Nous ne le pensons pas, car alors leur façon d'agir aurait été des plus téméraires à un moment où l'ensemble de l'usine n'était guère décidé à entrer en grève. Les ouvriers du 15.80 envisageaient de faire aboutir leurs revendications particulières. Ils avaient entièrement raison. Il est bien évident que nous approuvons sans réserve la lutte qu'ont menée ces camarades. Mais c'est justement parce que nous pensons que la combativité est préférable à l'apathie et à la soumission, et que la lutte est préférable à l'inaction que nous nous sentons en droit de critiquer fraternellement l'attitude de nos camarades du 15.80 dans cette öction. D'abord nous pensons que les revendications auraient du être posées plus sérieusement, et puisqu'il s'agissait de revendication particulières à un atelier, de se limiter à ces revendications ; mais une fois celles-ci affirmées, ne capituler sur aucun point. Quelles étaient ces revendications ? 1• L'amélioration technique de la chaine de montage ne doit pas se traduire par une diminution de salaire, mais, au coutraire, par une augmen- tation. 2* Un quart d'heure de casse-croute. 1 122 3" Installation d'un robinet d'eau dans la chaine. Cette revendication, à notre avis, n'est pas très sérieuse, nous pensons que les ouvriers doivent pouvoir prendre le temps d'aller se laver les mains auI W.-C. quand ils en ont besoin. 4º Respect du paiement des heures de pannes. Ces revendications nettement précisées, les ouvriers du 15.80 devaient faire savoir à la Direction que s'ils n'avaient pas satisfaction, ils utiliseraient leur droit de grève. Mais alors, dans ce cas, ils reportaient la responsabilité de la grève sur l'intransigeance de la Direction et ajoutaient à leurs reven- dications : 1° Paiement intégral des heures de grève. 2" Paiement intégral de la prime, Il est possible que devant une attitude énergique et réfléchie des ouvriers, la Direction eut capitulé sans grève, Au cas où la grève eut été nécessaire, les ouvriers auraient dû s'organiser eux-mêmes et, comme première mesure, interdire aux représentants des organisations syndicales le droit de se mêler de leurs affaires. Non par haine stupide des syndicats, mais parce que tous les syndicats de l'usine, en signant les accords de Septembre 1950, ont accepté de prévenir la Direction trois jours d'avance avant de se mettre en grève, ce qui paralyse tout mouvement. Dans un tract du 16 juin, la C.G.T, affirme que « les ouvriers continue- ront à se passer aisément de la permission de M. Dreyfus quand ils auront à décider de leurs moyens de lutte ». Malheureusement pour les ouvriers, W n'est pas si facile de se passer de cette permission que la C.G.T. comme les autres syndicats a pris l'engagement de demander dans les accords de sep- tembre 1950. C'est pourquoi il était d'autant plus nécessaire de bien préparer la lutte puisque les ouvriers partaient avec le handicap d'une double trahison syndicale : 1° Acceptation du délai de trois jours pour se mettre en grève. 2° Acceptation de la forme de salaire par primes (de soumission). Les ouvriers du 15.80 ont perdu en salaire et prime de 15.000 à 16.000 francs que l'augmentation de 1 fr. 55 de l'heure qu'ils ont obtenue mettra près de quatre ans à récupérer. Fait plus grave, cet échec a permis à la Direction de prouver qu'avec son système de prime il en coûtait cher de faire la grève. Cette lutte serait tout à fait négative si des ouvriers en tiraient argument pour affirmer que nous ne pouvons rien faire, que tout est perdu d'avance. Cette lutte aura un caractère tout à fait positif si les ouvriers qui l'ont faite et ceux qui l'ont vue faire se rendent compte qu'on ne fait pas la grève parce qu'on en a marre, par désespoir. Dans les petites comme dans les grandes actions, il faut apprendre à se battre. IL FAUT SE DEBROUILLER L'augmentation de l'intensité du travail ne se fait pas seulement par l'intermédiaire des temps ; elle se fait aussi en exigeant de plus en plus de précision à l'ouvrier. Plus le contrôle exige de précision dans une pièce, plus le compagnon doit y passer de temps. Cela semble une évidence pour tout être humain normalement constitué. Cependant, l'organisation de l'usine est faite de telle façon que les services de contrôle et les services de chronométrage s'ignorent les uns les autres. Le contrôle parle en 1/10 ou en 1/100 de mm., le chrono parle en épaisseur de matière à enlever en temps d'usinage. Qu'il faille plus de temps pour faire une pièce au 1/10 ou au 1/100 de mm. au compagnon que pour enlever 1 ou 3 mm. de matière, la règle à calcul du chrono ne le comprend pas, Par contre, un contrôleur vous dira qu'il n'a 123 rien à voir avec le temps passé. Chacun dans sa matière exige l'un préci- sion, l'autre vitesse. Si vous ajoutez à ce tableau un troisième personnage, la maîtrise » qui veut que l'ouvrier soit collé à sa machine comme une mouche à son excrément, la situation devient infernale. Résumons : POUR ETRE PRECIS, IL FAUT 1" Ne pas être pressé ni par les détais ni par les cadences. 2° Pouvoir de temps en tempsi se divertir, bouger de sa place. 3^ Trouver l'outillage nécessaire. POUR ETRE VITE, IL FAUT : 1" Ne pas être précis. 2° Pouvoir de temps en temps s'arrêter et se changer les idées et, par là même, changer de place. 3" Avoir toutillage nécessaire ou le trouver quand on le désire. POUR ETRE ASSIDU A SA MACHINE, IL FAUT : Avoir une vie intérieure très intense qui puisse vous faire penser à tout autre chose qu'à votre travail, surtout quand il s'agit de répéter pendañt toute une journée trois ou quatre mouvements successifs. Mais, dans ce cas, on ne peut être ni précis ni obligatoirement rapide. POUR AVOIR L'OUTILLAGE NECESSAIRE, IL FAUT : Le plus souvent avoir beaucoup de chance pour tomber juste au moment où l'outillage est disponible. Il faut surtout avoir beaucoup de patience pour l'attendre lorsqu'on ne le trouve pas. L'organisation des services est tellement séparée qu'elle place l'ouvrier dans l'impossibilité de contenter tout le monde. D'ailleurs, ce n'est un secret pour personne et aussi bien le chrono que le contremaître demanderont à l'ouvrier qu'en fin de compte « il se débrouille ». Lorsqu'on demande à une machine plus qu'elle ne peut donner, elle s'arrête. L'ouvrier a donc cet avantage, c'est qu'on peut lui demander toutes les choses les plus absurdes, il arrive souvent à les réaliser (à se débrouiller). La seule possibilité de fonctionnement de l'usine est liée à ce que l'ouvrier a justement cette supériorité sur la machine, c'est qu'il réfléchit et qu'il fait son travail, non pas comme chacun des services voudrait qu'il le fit, mais selon les possibilités réelles. Quand on dit à l'ouvrier de se débrouiller, c'est qu'on considère qu'il est un homme qui réfléchit et qui peut faire cadrer même des choses impos- sibles. Le malheur c'est qu'on le considère comme un homme seulement lorsqu'il faut pallier toute l'absurdité d'un système. Lorsqu'il s'agit aussi bien de déterminer le système de production et de la société, là louvrier redevient ce qu'on se proposait qu'il soit : un machine à exécuter les ordres des autres. Une bonne brute qui n'est capable que de produire, de faire fonctionner sa force, et non son cerveau. Et si un jour les ouvriers prenaient la chose à la lettre et refusaient de se débrouiller, qu'adviendrait-il de la production ? Mais renversons la question : si un jour les ouvriers, puisqu'ils savent se débrouiller, consentaient à se débrouiller pour organiser, eux-mêmes, toute la production et orienter cette production à leur profit ? C'est ce débrouillage là que nous voulons que les ouvriers réalisent. LA GREVE CHEZ CITROEN A LEVALLOIS Jeudi 30 juin (matin) : Distribution, à la porte de l'usine, d'un tract C.G.T. concernant le compte rendu de délégation du personnel du 17 juin. 19 Augmentation des salaires de 20 francs de l'heure. 2° Trois semaines de congés pour tous. 3° Prime de vacances de 15.000 francs pour tous. 40. Que la prime de 60 francs par jour soit portée à 100 francs. Telles étaient les revendications posées. 124 Naturellement la direction élude ces questions. Le tract insiste surtout sur les trois semaines de congés obtenus dans différentes entreprises, et dit ceci : « Il faut prendre conscience de notre force, car elle existe chez CITROEN, comme ailleurs, surtout à Levallois où un débrayage mettrait la Direction dans de sérieuses difficultés ». D'autre part, à la porte de l'usine, un délégué du personnel et un délégué de l’U.S.M.T.-C.G.T. de Levallois prennent la parole pour inviter tes ouvriers à envoyer une délégation à la direction pour les trois semaines de congés, 15.000 francs et 20 francs de l'heure, et à débrayer pour appuyer les revendications. La police, alertée par la direction, intervient et disperse les groupes. Vendredi : dans le courant de la journée, la direction refuse de recevoir la délégation du personnel. Il règne une certaine effervescence dans l'usine, il est question de débrayage pour lundi. Lundi matin : un tract distribué à l'entrée de l'usine appelle les ouvriers à entrer en lutte le jour même pour les trois semaines de congé, 15.000 fr. de prime et 20 fr. de l'heure. A 8 h. 15, à l'appel des délégués, la tôlerie, la chaîne deuxième finition et tous les secteurs environnants cessent le travail. Les ouvriers occupent les pistes, la maitrise ferme et bloque les portes pour éviter la propagation du mouvement qui est particulièrement soutenu par les Nord-Africains. Mais l'usine 'est paralysée, seuls quelques rares services travaillent encore. Malgré tout, beaucoup de secteurs de chatnes ne sont pas en grève ; le travail ayant cessé, on attend des informations sur place. La journée passe ainsi, avec une production de 68 voitures sur 450 habituellement, l'équipe de 15 heures suit le mouvement en général. Mardi : la maîtrise au complet est aux entrées différentes de l'usine, ces entrées sont annoncées par affiches d'après le numéro de pointage des gars. On ramasse au passage les cartes de service que l'on rend dans la journée, évidemment à condition de travailler, alors beaucoup d'ouvriers ne, rentrent pas et la direction fait appel à la police pour dégager les portes, Ce qui se fait dans le calme. On voit des contremaîtres et des chefs d'équipe racoler des ouvriers dans la rue pour les inviter à rentrer travailler. A Clément et Griffuelles (annexes de l'usine principale) les ouvriers ont aussi débrayé en majorité. La direction organise le travail sur une seule chaine de montage (il y en a 2 parallèles) qui marche au ralenti (production : 160 voitures). Le soir, un meeting est organisé à la Maison des Syndicats où se forme un « Comité de lutte », avec la participation de la C.G.T., du délégué C.F.T.C. et d'autres ouvriers inorganisés. Mercredi : La police fait circuler aux approches de l'usine, la maitrise surveille l'entrée des ouvriers qui doivent avoir un carton, distribué la veille, pour pénétrer dans l'usine. Le mouvement s'amplifie légèrement, puisque la production n'est que de 150 voitures. La direction refuse toujours de recevoir les délégations qui se succèdent toute la journée.. Jeudi : Renforcement des effectifs de la police. Des grévistes ont reçu une lettre les invitant à reprendre le travail ou alors la direction les rem- placerait dans leur atelier. Certains rentrent mais d'autres qui avaient tra- vaillé jusqu'alors débrayent. Toutefois le mouvement diminue légèrement, la direction refuse tou- jours de discuter, des délégations vont à l'Assemblée Nationale et à la mairie de Levallois pour faire retirer la police. Les Epinettes » à Saint-Ouen ont débrayé la veille, mais il n'y a pas de nouvelle extension aux autres usines Citroën. Des collectes sont organisées dans différentes usines pour soutenir les grévistes. Vendredi : Les forces de police sont toujours aussi importantes. Certains ouvriers sont rentrés, craignant de ne pas toucher leur paie, bien que la direction ait affirmé la veille qu'elle aurait lieu normalement. L'U.S.M.T.- e_125 C.G.T.: fait don d'un million pour soutenir les grévistes et les collectes continuent. La paye a lieu l'après-midi près de l'usine pour ceux qui n'ont pas repris. La direction y a joint un papier disant que la grève ne paie pas et invite les ouvriers à retourner au travail. Il y a aussi une augmentation de: 3. et 4 francs de l'heure. Samedi : Les effectifs sont plus réduits aux meetings, et beaucoup parlént de reprendre lundi. La direction refuse toujours de discuter. Alors le comité de lutte soumet la proposition de reprendre tous le travail lundi. Un petit nombre veut poursuivre et c'est un assaut d'éloquence de la part des délé: gués C.G.T. et C.F.T.C. pour les convaincre de reprendre le travail dans l'unité car, expliquent-ils, lundi il ne restera plus que 200 ou 300 grévistes que la direction ne manquera pas de repérer comme étant des meneurs. Finalement la résolution est approuvée à main levée à la presque unani- mité. On remarque que l'effectif nord-africain a fortement diminué ces derniers jours parmi les grévistes, cédant probablement à l'intimidation de la direction. Lundi : Comme il fallait s'y attendre, puisque le « Comité de Lutte » lui-même en avait pris la décision samedi, le travail reprend lundi. Mais la direction veut marquer le coup. Plusieurs triages successifs sont opérés par la maîtrise et finalement une bonne centaine d'ouvriers ne sont pas admis au travail, sous prétexte qu'il faut réorganiser la production. Comme par hasard, ce sont tous les ouvriers qui ont suivi le mouvement d'un peu plus près qui sont touchés (participation aux meetings avec ou sans inter- ventions), Aucune réaction de la part des ouvriers qui rentrent, de voir la maitrise les, trier comme des bestiaux avant de leur: « permettre » d'aller au travail, ni non plus d'en voire une partie momentanément à la pêche. Conclusion. Comment cette grève a-t-elle pu éclater. alors que per: ne s'y attendait ? Chez Citroën,: et particulièrement à Levallois, les organisations syndicales sont presque inexistantes. La situation des ouvriers est sensiblement la même que dans les autres usines, mais la mai- trise est particulièrement ignorante et arrogante. Peu d'ouvriers s'expriment Wbrement car un système de mouchardage, très perfectionné, informe la direction des faits et gestes des ouvriers à l'atelier et même à l'extérieur de l'usine. Tout ouvrier ayant une activité syndicale ou politique quelconque ou même simplement suspecté d'en avoir une, est à peu près certain de se volt frappé d'une sanction sous un prétexte quelconque (mutation, ou: même renvoi). Dans cette atmosphère pesante, le mécontentement est le plus souvent étouffé, mais il n'en existe pas moins. Il fallait une occasion assez favorable pour la voir éclater. Deux facteurs ont permi l'explosion de ce mécontentement : 10. La situation générale dans le pays (grèves de Saint-Nazaire, d'Home- court, perspectives de grève chez les fonctionnaires, etc.). 2° La propagande C.G.T. Il est très rare de voir la C.G.T. se manifester e Citroën-Levallois, - En fait, à Levallois, comme ailleurs, la..C.G.T. voulait un mouvement limité. Les raisons politiques sont faciles à deviner. Au moment où des tractations diplomatiques se préparent entre l’U.R.S.S. et les « Occidentaux », les Staliniens ont besoin de montrer qu'ils sont encore une force et même une force capable d'endiguer, une action ouvrière si les concessions diplomatiques en valent la peine. Les ouvriers de Citroën, comme ceux des autres entreprises, ne voient pas le jeu subtil des syndicats. Sinon il y a longtemps qu'ils les auraient écartés de leurs luttes. L'agitation organisée à la porte de l'usine par la C.G.T. a ouvert une fissure par laquelle les ouvriers ont tenté de secouer un peu l'oppression patronale. Les promoteurs du mouvement ont été surpris et même quelque peu débordés, la direction aussi. Ce mouvement 'avait peu de chances de réussir : Sonne 126 2 etait de 14 Parce que les ouvriers qui l'ont fait n'étaient pas préparés. Cette grève: était pour eux un moyen d'exprimer un mécontentement depuis longtempe. étouffé, mais non une action longuement murie pour l'aboutissement de revendications précises. 2º Parce qur les promoteurs du mouvement (les Staliniens) n'avaient gucunement l'intention d'aller jusqu'au bout. Pour eux, le but, créer une certaine effervescence, pas trop dangereuse, qu'on essayera d'entretenir et de contenir dans le syndicat Citroën-C.G.T. nouvellement créé. 3° Parce que la direction, bien qu'un peu débordée au début, a su réagir plus vite que les ouvriers pour torpiller le mouvement. 4. Parce que la maitrise, y compris à partir du simple chef d'équipe, joue le jeu de la direction contre les ouvriers. Les ouvriers n'ont pas été démoralisés par ce mouvement qui n'a duré que huit jours, sur lequel ils avaient peu d'illusions, mais que néanmoins ils considéraient comme nécessaire pour mettre un frein 'à la surexploita- tion et surtout à l'oppression d'une chiourme sadique informée par tout un réseau de mouchards. Ils ont appris à se connaître et à rompre l'isole.. ment que la direction crée entre eux pour mieux les diviser et les exploiter. Mais dans son ensemble, cette grève n'a été qu'une simple réaction ouvrière à une oppression de plus en plus, poussée. Si les ouvriers de Citroën-Levallois ont montré qu'ils étaient encore capables de réagir, ils ont aussi montré que tout était à faire dans le domaine de l'organisation, Aussi bien pour s'opposer à la force organisée de la Direction que pour se constituer en force indépendante libérée des servitudes bureaucratiques des Syndicats. TABLE DES MATIÈRES DU VOLUME III (N° 13 à 18) Les chiffres romains indiquent le numéro et les chiffres arabes la page XIII, 10 XIII, 60 XIV, 1. ARTICLES Hugo BELL : Le prolétariat d'Allemagne orientale après la révolte de juin 1953 Pierre CHAULIEU : Sur la 'dynamique du capitalisme (II) Pierre CHAULIEU : Situation de l'impérialisme et perspec- tives du prolétariat Pierre CHAULIEU : Mendès-France : Velléités d'indépen- dance et tentative de rafistolage Pierre CHAULIEU : Sur le contenu du socialisme (I) Pierre CHAULIEU : Les ouvriers face à la bureaucratie G. DUPONT : L'accord Chausson Robert DUSSART : Les grèves d'août 1953 Daniel FABER : La grève des postiers Philippe GUILLAUME : La bombe H et la guerre apoca- lyptique F. LABORDE : La situation en Afrique du Nord D, MOTHE : La grève chez Renault D. MOTHE : La bureaucratie syndicale et les ouvriers D, MOTHE : Le problème de l'unité syndicale D. MOTHE : Le problème du journal ouvrier D. MOTHE : Inaction chez · Renault René NEUVIL : Une grève dans la banlieue parisienne G. PETRO : La grève des cheminots XV - XVI, 1 XVII, 1 XVIII, 75. XVIII, 41. XIII, 13 XIII, 22 XV-XVI, 22- XVIII, 87 XIII, 34 XIII, 54 XIV, 27 XVII, 26 XVIII, 37 XVIII, 46 XIII, 303 127