! SOCIALISME OU BARBARIE Paraît tous les trois mois 42, rue René-Boulanger, Paris-X C. C. P.: Paris 11987-19 Comité de Rédaction : P. CHAULIEU R. MAILLE CI. MONTAL D. MOTHE Gérant : J. GAUTRAT 250 frs 800 frs Le numéro Abonnement un an (4 numéros) Abonnement de soutien Abonnement étranger 1.600 frs 1.000 frs Volumes déjà parus (I, N°S 1-6, 608 pages, II Nºs 7-12, 464 pages; III, Nºs 13-18, 472 pages); 500 fr. le vol. L'insurrection hongroise (déc. 56), brochure .. 100 frs Comment lutter? (déc. 57), brochure ... 50 frs Etant donné l'augmentation du coût de fabrication ei le nombre élevé de pages, ce numéro 23 est vendu excep- tionnellement 300 francs. SOCIALISME OU BARBARIE Comment lutter ? TROIS MOIS D'ÉCHECS. Depuis la rentrée, de nombreux mouvements de grève se sont succédés. Les travailleurs étaient revenus de vacances préparés à lutter contre la baisse de leur pouvoir d'achat, qui s'accompagne d'une augmentation du rendement, des cadences et de la fatigue. A plusieurs reprises, tantôt sponta- nément, tantôt sur ordre des syndicats, ouvriers, employés et fonctionnaires ont cessé le travail. Dans certains secteurs, ils ont manifesté une combativité extraordinaire: A Nantes, les grèves tournantes ont duré plusieurs semaines. A Saint-Na- zaire, de violentes bagarres avec les C.R.S. ont eu lieu. Les grèves de 24 heures de l’Electricité et du Gaz le 16 octobre, de la S.N.C.F. le 25 octobre, de la fonction publique le 17 novembre ont été suivies avec une unanimité rarement atteinte dans le passé. Cependant, il faut bien constater que tous ces mouve- ments n'ont abouti à rien ou presque. Au contraire, la situa- tion ne fait qu'empirer. Non seulement les quelques aug- mentations obtenues çà et là sont restées largement inférieu- res à ia hausse des prix survenue jusqu'alors, mais cette hausse a continué et, début décembre, le gouvernement Gail- lord se permettait de décréter des augmentations importantes des prix frappant une série d'articles essentiels. Quelles sont les raisons de cet échec? Les mouvements de grève de ces trois derniers mois, sporadiques, limités, non coordonnés, n'ont pas été de véri- tables luttes. Les travailleurs ne se sont pas mis en grève jusqu'à satisfaction complète des revendications, en mettant cuvre tous les moyens nécessaires pour faire aboutir l'action. Limitées dans la plupart des cas à quelques heures ou à un jour, les grèves sont restées de simples manifestations de mécontentement ou tout au plus des « moyens de pres- sion ». Les directions syndicales, qui en ont gardé presque toujours le contrôle, ne sont, de toute évidence, disposées en - 1 ni à les mener sérieusement comme de véritables luttes, ni à les étendre, à les coordonner et à les généraliser. Un jour, débrayage de la métallurgie et du bâtiment, un autre jour, débrayage de l’Electricité et du Gaz, puis de la S.N.C.F., puis à nouveau de la métallurgie, puis de la fonction publi- que. Chaque fois tout reste à recommencer. Seul résultat tan- gible: l'irritation et le découragement des travailleurs. DANS LA SITUATION ACTUELLE, DES « MANIFESTATIONS » ET DES ( PRESSIONS » NE MÈNENT A RIEN. - Est-ce que les Confédérations syndicales pensent que les simples « pressions » peuvent aboutir à la satisfaction des revendications des travailleurs? Est-ce que le patronat et son Gouvernement pourraient céder à des simples manifes- tati ms de mécontentement? Personne ne peut le croire, car personne n'ignore la cause de l'attaque actuelle contre le niveau de vie des travailleurs. La bourgeoisie française ne peut mener la guerre d'Algérie qu'en réduisant le pouvoir d'achat des salariés. Rien que les dépenses occasionnées directement par cette guerre et qui sont loin d'en représenter le coût total — se chif- fraient, vers le milieu de 1957, à 700-800 milliards par un, et elles vont en augmentant. Début octobre, en pleine crise ministérielle, la Défense nationale demandait encore une cen- taine de milliards de crédits supplémentaires. Ces sommes représentent environ 15 % de la masse des salaires en France 15 % que le patronat veut prélever sur les salai- res, par l'augmentation des prix sans contrepartie. Car il n'est pas question, bien entendu, de réduire les profits, qui augmentent de plusieurs centaines de milliards par an. Et chaque semaine qui passe la situation s'aggrave. D'un côté, les dépenses de la guerre augmentent. D'un autre côté, le palliatif provisoir utilisé par le Gouvernement depuis 1956, et consistant à manger les réserves d'or et de dollars de la Banque de France, ne peut plus marcher. Ces réserves sont maintenant presque à sec et le Gouvernement a été obligé de contingenter les importations et de dévaluer le franc. Moins de marchandises venant de l'étranger, achetées à un taux de change plus élevé, autre cause de hausse des prix qui se fait déjà sentir. Les travailleurs doivent-ils subir passivement cette spo- liation en attendant que la bourgeoisie termine sa guerre d'Algérie? Mais quand cette guerre sera-t-elle terminée? Et comment? La guerre d'Algérie n'a pas d'issue militaire. Elle dure depuis trois ans, mais la « pacification » que Lacoste pro- mettait pour le prochain quart d'heure se fait toujours at- - 2 2 tendre. S'il paraît impossible que les nationalistes algériens l'emportent militairement, il est tout autant hors de question qu'o.l parvienne à mater la révolte d'un peuple de dix mil. lions, à moins de l'exterminer. La bourgeoisie française est tout aussi incapable de trou- ver une solution pacifique au conflit. Si elle abandonne l’AL. gérie, elle craint de perdre toute l'Afrique. Réaliser un com- promis? Elle a fait disparaître elle-même tous les Algériens partisans d'un compromis. Elle craint qu'il ouvrirait la voie à l'indépendance totale de l’Algérie. Enfin et surtout, les capitalistes et les colons d'Alger, étroitement liés au capital métropolitain, appuyés par de larges fractions de la popula- tion européenne de là-bas, refusent absolument toute conces. sion. Disposant de fortunes énormes, ils achètent autant qu'il est nécessaire des députés et imposent leur politique à l'en. semble de la bourgeoisie française. Celle-ci est d'ailleurs devenue absolument incapable de gérer ses propres affaires. Son Parlement, depuis longtemps enfoncé dans l'irresponsabilité totale, a achevé depuis six mois de se ridiculiser aux yeux du monde entier. Qu'est-ce que ces partis qui mettent leur programme dans leur poche dès qu'ils sont au pouvoir, qui passent tout leur temps dans les maneuvres et les combines, qui sont entièrement inca. pables de dire au pays quoi que ce soit sur la manière de sortir de la crise actuelle? Qu'est-ce que ces gouvernements dont on ne sait plus le nombre, qui n'ont jamais de majo- rité dans le Parlement, encore moins dans le pays, qui sont prêts à tout pour gagner dix voix par-ci, quinze voix par-là? Ce régime est pourri jusqu'à l'os, il ne continue sa course que par la force d'inertie. Depuis trois ans que dure cette guerre, les travailleurs n'ont guère entravé la politique des gouvernements. La bour- geoisie a eu les moins libres. Qu'a-t-elle fait pour résoudre ses problèmes? Rien. Elle n'a fait que les aggraver, plon- geant l'ensemble du pays dans une situation chaque jour plus intolérable. LES DIRECTIONS SYNDICALES REFUSENT UNE LUTTE COORDONNÉE ET SÉRIEUSE. Que font les directions syndicales face à cette situation? En réalité, elles essayent de ne rien faire du tout. Les problèmes pourtant sont clairs. Le pouvoir d'achat des travailleurs baisse de mois en mois. Il faut exiger et obtenir sa revalorisation intégrale. La hausse des prix est la même pour tout le monde. Il faut donc demander une augmentation uniforme pour tous. La revalorisation qu'il faut obtenir est importante. Donc on ne voit pas comment une seule entreprise ou une seule corporation pourraient l'accor. . 3 der, si les autres la refusent. C'est l'ensemble du patronat et le Gouvernement qu'il s'agit de faire céder. Ceux-ci s'y oppo. seront avec acharnement, car pour eux la question est vitale. Ce n'est donc qu'une lutte générale et sérieuse, entraînant le plus grand nombre d'entreprises et de secteurs, et poursuivie jusqu'au bout avec obstination qui seule pourra faire reculer le patronat. Au lieu de cela, que demandent les directions syndi- cales? Elles demandent des augmentations, mais elles deman- dent un chiffre à Nantes, un autre à Paris, un chiffre pour le bâtiment, un autre pour la métallurgie — et ainsi le suite. Elles donnent l'ordre de grève chez Renault le 27 sep- tembre, mais pas dans les autres usines automobiles; à lu métallurgie et au bâtiment, pour le 3 octobre, mais non pas aux autres secteurs. Elles font faire la grève de l'électricité et du gaz le 16 octobre, sans se soucier de ce qui se passe, ail- leurs et pour des revendications qui laissent de côté le pro- llème de la revalorisation des salaires face à la hausse des prix. Elles font de même pour la S.N.C.F. et la métallurgie le 25 octobre, pour la fonction publique le 17 novembre. Pourtant, s'il y a des Confédérations syndicales et non seulement des syndicats par profession, c'est parce que les travailleurs ont des intérêts communs, indépendants de leur appartenance à telle ou telle corporation. En quelle autre circonstance mieux qu'aujourd'hui pourrait-on dégager ces intérêts communs, et la revendication commune qui en ré- sulte? En quelle autre circonstances pourrait-on discerner plus clairement la nécessité d'une lutte généralisée et coordonnée contre une attaque que toutes les catégories de travailleurs subissent au même degré? L'attitude des directions syndicales chez Renault est absolument caractéristique. Devant l'effervescence grandissante des ouvriers, F.0. a lancé pour le vendredi 27 septembre un ordre de grève Je 5 heures à des heures différentes pour les différentes équi- pes: C.G.T. et C.F.T.C. de peur de se laisser distancer, publient alors un tract critiquant la consigne de F.O., entre autres parce qu'elle faisait faire la grève séparément aux différentes équipes, et donnent, quant à elles, pour ce même vendredi 27 septembre, un ordre de grève de 2 heures... par équipes. Un peu partout dans l'usine, les ouvriers critiquaient en colère ces consignes, en disant qu'il était exclu d'obtenir quoi que ce soit par des « démonstrations » de ce type. En effet, tout ce qu'on a obtenu a été une lettre insolente du Prési- dent-Directeur Général de la Régie, Dreyfus, dans laquelle il affirmait ne pas pouvoir donner un sou de plus et rappelait 4 - aux syndicats qu'ils s'étaient engagés, en vignant le fameux a contrat Renault », à ne pas troubler la production. La semaine suivante, les discussions allaient bon train dans les ateliers. Tous étaient profondément irrités de l'atti- tude des directions syndicales. La plupart exprimaient leur conviction que sans une bagarre sérieuse on n'obtiendrait rien. Dans un atelier, les ouvriers réunis pendant le débrayage avaient voté une résolution affirmant que c'était la dernière fois qu'ils participaient à des mouvements limités et ineffi- caces de ce genre et qu'ils étaient prêts à s'engager à fond dans la seule lutte efficace : grève illimitée avec occupation des locaux. Mais les syndicats lancent à nouveau pour le jeudi 3 octobre un mot d'ordre de grève... de 4 heures cette fois pour toute la métallurgie. Puis rien. Puis à nouveau pour le 25 octobre, une grève – de 24 heures cette fois-ci. Comme il fallait s'y attendre, cette grève n'a été que très partiellement suivie. D'un côté, les ouvriers sentaient que ce n'était là qu'une manifestation de mécontentement de plus, qui ne gênait pas sérieusement la Direction et ne la ferait certainement pas céder. D'un autre côté, aucune préparation sérieuse de la grève n'avait été faite, aucune discussion dans les ateliers ne l'avait précédée, ni sur les objectifs, ni sur les moyens d'action. On avait simplement donné un ordre bureaucratique aux ouvriers : débrayez 24 heures. Rien d'éton- nant si les ouvriers n'ont pas suivi. Encore plus caractéristique est l'expérience faite cet au- tomne par les ouvriers de Nantes et de Saint-Nazaire. A la rentrée des vacances, les ouvriers des chantiers na- vals et des usines métallurgiques de la Loire-Atlantique, étaient prêts à entrer en lutte. Ils y étaient autant décidés que lors de leur magnifique mouvement de l'été 1955. Plu- sieurs n'étaient presque pas partis en vacances, pour pouvoir tenir financièrement lors des luttes qu'ils prévoyaient pour la rentrée. Mais les directions syndicales, en parfaite unité entre elles, recommandaient le calme et l'attente. Finale- ment, pour faire patienter les ouvriers, elles ont lancé l'ordre de « grèves tournantes » par ateliers. Pendant plus d'un mois, cette consigne a été appliquée. Elle n'a en général pas gêné les entreprises : la Direction et la maîtrise, sachant le moment et l'endroit où allait avoir lieu l'arrêt de travail, arrangeaient la production de telle façon que les pertes étaient minimes. Les seuls cas où ces arrêts de travail ont pu avoir une effi. cacité, ont été les cas où les ouvriers les ont déclenchés eux- mêmes, en extorquant au syndicat un ordre de grève en blanc, et en choisissant eux-mêmes le moment et l'endroit. Mais ces cas restaient forcément limités — et en tout cas, finalement, ce sont les patrons qui ont commencé à lock-outer les ou- vriers. Ainsi les syndicats, qui interdisaient la véritable grève et préconisaient les grèves tournantes sous prétexte que celles-ci sont « plus économiques », ont placé les ouvriers 5 devant le lock-out patronal et les ont finalement obligés à reprendre purement ei simplement le travail. Pendant ce temps-là, les directions syndicales à Paris bavardaient sur la magnifique unité réalisée à Nantes et sur l'efficacité des grèves tournantes qui permettaient aux ouvriers de faire l'économie d'une vraie grève! Les ouvriers de Nantes étaient pourtant dès le départ convaincus de l'inefficacité des grèves tournantes; mais que pouvaient-ils faire? Ils comprenaient que se lancer dans une grève de la métallurgie limitée à Nantes et à Saint-Nazaire n'aboutirait à rien; cette grève ne pourrait pas vaincre si elle restait isolée, et le gouvernement avait amassé des mil- liers de C.R.S. dans les deux villes. La seule issue était la généralisation du mouvement dans toute la métallurgie du pays. A plusieurs reprises, des ouvriers, des minoritaires syndicaux, se sont exprimés publiquement lors des meetings pour la généralisation; même des responsables syndicaux lo- caux ont lancé au cours de ces meetings des appels à tous les métallos de France et en particulier aux métallos parisiens. Mais, les organisations syndicales n'ont jamais diffusé ces appels désespérés. ! Quel est le résultat de ces mouvements? Font-ils céder le patronat? Les faits répondent eux-mêmes. Mais ce qu'ils peuvent amener, c'est la lassitude et l'usure des travailleurs. En fait, c'est ce que cherchent les directions syndicales. Pen- dant quelque temps, la base ne les importunera plus, en demandant que l'on agisse. Et en effet, depuis la fin des grè- ves tournantes, le dégoût s'est emparé des métallos nantais. comme, depuis le 25 octobre, des ouvriers de chez Renault. On constate un phénomène analogue dans la plupart des autres corporations. Les directions syndicales peuvent ainsi dire maintenant : que voulez-vous qu'on fasse, les ouvriers sont apathiques. Elles se trompent pourtant. Pendant que les ouvriers paraissent apathiques, ils ne font que tirer silen- cieusement des conclusions sur la politique des directions syn- dicales et réfléchir sur les moyens d'action efficaces. - QUE SIGNIFIE L’ATTITUDE DES DIRECTIONS SYNDICALES ? L'expérience des trois derniers mois, comme celle des années précédentes, montre que les directions syndicales me- Rent les travailleurs en bateau, qu'elles essayent par tous les moyens de canaliser le mécontentement dans des escarmouches sons importance. Cela ne veut pas dire qu'elles s'opposent Aécessairement et toujours à l'action: elles sont même capa- bles parfois de prendre les devants, et de lancer une grève, si elles sentent que la pression est trop forte et qu'il risque d'y avoir une explosion; dans ces cas-là, et c'est ce qui s'est 6 passé avec l’Electricité et le Gaz le 16 octobre, elles pren- dront la tête du mouvement, pour mieux le contrôler et le limiter. Mais leur ligne générale est claire: créer l'impres- sion qu'elles « essayent de faire quelque chose » et en même temps user les travailleurs par la lassitude et le dé- couragement "résultant de ces formes d'action absolument inefficaces. En un mot, elles veulent éviter à tout prix que des luttes importantes aient lieu. 1 Il y a plusieurs raisons à cette attitude des directions syndicales. D::s raisons politiques d'abord: F.O. et C.F.T.C. ont partie liée avec des partis qui sont au gouvernement ou le soutiennent depuis des années. Ils cherchent à leur rendre la tâche plus facile, en évitant et en limitant les « troubles sociaux ». La C.G.T. de son côté, subordonnée au Parti com- muniste, lui sert d'instrument pour réaliser « l'unité d'ac- tion » avec les socialistes, prélude à un Front populaire qui piermettrait au P.C. de rentrer dans le Gouvernement, et pour lequel il est prêt à toutes les infâmies - comme voter les pouvoirs spéciaux à Mollet en 1956, permettant à Lacoste et aux paras de massacrer à leur guise les Algériens. Mais il y a surtout la liaison de plus en plus profonde qui existe entre les syndicats d'un côté, l'Etat et les entre. prises de l'autre. Les syndicats siègent avec les représen. tants du patronat et du gouvernement au Conseil Economi- que, dont la fonction est de conseiller le gouvernement sur les meilleurs moyens de gérer l'économie française c'est-à- dire les intérêts dra capital. Ils participent à « l'effort pour le développement de la productivité » c'est-à-dire de l'augmentation du rendement et de l'exploitation des tra- vailleurs. Ils jouent un rôle de plus en plus important dans toutes les questions concernant le sort du personnel et en particulier la promotion. Dans plusieurs usines, la possibilité de promotion dépend du, « piston » ou de l'appui syndical : pour s'attacher des fidèles parmi les travailleurs, le syndicat dispose des faveurs de la direction, qu'il n'obtient pas gra- tuitement. La C.G.T. semble en général tremper moins dans la collaboration avec les patrons, mais c'est parce que le P.C. est dans l'opposition; entre 1945 et 1947 elle n'a pas agi autrement que ne le font F.0. et C.F.T.C. aujourd'hui, elle n'agirait pas différemment demain. Chez Renault, tous les syndicats — la C.G.T. y compris ont signé l'accord avec la direction s'engageant à faire tous leurs efforts pour déve- lopper la production, et reconnaissant que toute grève était illégale si elle n'était pas annoncée à la direction huit jours à l'avance. Les syndicats ne sont plus que des « intermédiaires >> entre les travailleurs et le patronat, dont le rôle est de calmer les travailleurs, de les maintenir attachés à la production, 1 - 7 dl'éviter qu'il y ait des luttes en obtenant de temps en temps et lorsque cela ne gêne pas trop le patronat, quelques concessions. Cela ne les empêche pas, bien entendu, de livrer entre eux au jeu habituel de la concurrence et de la dénonciation réciproque. se UNITÉ DES SYNDICATS OU UNITÉ DES TRAVAILLEURS. Certains travailleurs pensent encore que la racine du mal, c'est la division syndicale. Si les syndicats agissaient ensemble ou s'unifiaient, disent-ils, la situation serait diffé- rente. L'expérience prouve qu'il n'en est rien. En Angleterre, en Allemagne, aux Etats-Unis il n'y a pas de division syn- dicale. L'attitude des syndicats dans ces pays est cependant lo même qu'en France: par le moyen de concessions mineu- res négociées avec le patronat, calmer les travailleurs et éviter que des luttes importantes n'aient lieu. En Russie et dans les « Démocraties Populaires », il n'y a qu'un seul syndicat ; sa fonction essentielle, c'est de pousser au rendement, et nullement de défendre les travailleurs. Mais parlons de l'unité syndicale en France. Le lende- main de la guerre, la C.G.T. était unifiée. Cela ne l'a pas empêchée de s'opposer violemment, jusqu'à l'été 1947, à toute lutte des travailleurs. Son mot d'ordre, c'était « pro- duire d'abord », pendant que l'inflation réduisait jour après jour le pouvoir d'achat des salariés. L’unité d'action entre les divers syndicats s'est réalisée à plusieurs reprises récemment dans divers secteurs. Qu'est- ce qu'elle a apporté? En juillet dernier a eu lieu la grève des Banquez. Magnifique mouvement, déclenché spontanément par les tra- vailleurs d'une corporation considérée jusqu'alors comme << retardataire » et « peu combative ». L'énorme majorité des employés de banque -- à l'exception des cadres ont participé avec enthousiasme à la grève et l'ont appuyée par de vigoureuses manifestations dans la rue. La généralisation rapide du mouvement, la combativité des grévistes auraient sans doute permis d'obtenir une victoire totale. Si la grève s'était prolongée jusqu'au 31 juillet, jour de l'échéance de fin de mois, c'était la paralysie complète de l'économie. Le patronat allait être obligé de céder sur toute la ligne. Les directions syndicales n'avaient pris aucune part au. déclenchement de la grève. Elles ont réalisé en hâte leur « unité d'action » une fois la grève commencée. Pour quoi faire? Pour imposer arbitrairement des comités de grève, composés de leurs propres représentants, et non de délégués élus par les grévistes. Pour retarder systématiquement l'en- trée en grève de la Banque de France - qui aurait permis à - 8 tous les grévistes d'obtenir satisfaction au bout de quelques jours. Et finalement, pour donner l'ordre de reprise quatre jours avant l'échéance décisive du 31 juillet, en négociant avec le patronat un accord qui abandonnait l'essentiel des revendications des grévistes et dont profitaient surtout les cadres (qui, répétons-le, n'avaient pas fait grève) et guère la masse des employés qui avaient lutté pendant 15 jours. Ceux qui pensent encore que l'unité des syndicats peut apporter quelque chose aux travailleurs, n'ont qu'à inter- ruger les employés de banque sur leur grève de juillet dernier. Plus récemment, à la S.N.C.F., au Gaz et à l'Electricité, à la Fonction publique, les grandes centrales ont réalisé leur « unité d'action ». Dans tous ces cas, cette unité a servi uniquement à mieux contrôler le mouvement, et à le limiter. Toutes ces grèves n'ont rien apporté aux travailleurs de ces Secteurs. Il ne faut pas confondre l'unité des travailleurs avec l'unité des appareils syndicaux. L'unité des travailleurs est la condition indispensable de toute lutte sérieuse. Elle se réalise d'elle-même dès que les travailleurs décident d'agir pour leurs intérêts véritables car ces intérêts sont fondamen- talement les mêmes. A cette unité véritable, ce sont préci- sément les appareils syndicaux qui s'opposent. Ils s'opposent d'abord, en introduisant chacun des mots d'ordre différents. Ils s'opposent ensuite, en soutenant les catégories les plus favorisées et la hiérarchie en général, que le patronat entre. tient systématiquement afin de diviser les salariés. L'unité des appareils syndicaux, lorsqu'elle se réalise, n'a qu'une fonction: mieux encadrer un mouvement afin de contrôler plus efficacement les travailleurs et les ramener plus faci- lement au bercail. LA DIRECTION SYNDICALE ET LA BASE. Si les syndicats peuvent agir ainsi, c'est que depuis long- temps ils ne sont plus dirigés par la masse de leurs adhé. rents. La bureaucratie qui les dirige, formée de permanents privilégiés, échappe entièrement au contrôle de la base. IL y a certainement beaucoup de professions, de localités ou d'entreprises où les sections syndicales ou bien les syndicats locaux restent liés à leurs adhérents et essaient d'exprimer leurs aspirations. Et certainement la grande majorité des militants syndicaux de base sont des militants ouvriers sin- cères et honnêtes. Mais ni ces militants, ni les sections qu'ils animent ne peuvent influer sur l'attitude des Fédérations ou des Confédérations. Plus on s'approche des sommets de l'or- ganisation syndicale, plus on constate que celle-ci mène sa propre vie, suit sa propre politique, indépendamment de sa base. Les directions syndicales sont en fait inamovibles et incontrôlables. Malgré les comédies des « cahiers de reven- dications » et des « referendums >> organisés de temps en temps pour donner une apparence démocratique aux actions du syndicat, sa ligne ne tient guère compte finalement des volontés de ses membres. Guère plus, en tout cas, qu'il n'est strictement indispensable pour ne pas perdre complètement son influence. Quel est le contrôle effectif que les travailleurs d'une entreprise ont sur la désignation des délégués du per- sonnel? Le syndicat nomme les candidats, et le personnel n'a qu'a les plébisciter, ou à s'abstenir. Quel est le travail- leur ayant le sentiment que lui et ses camarades peuvent vraiment influer sur la ligne du syndicat? C'est cette situation qui explique l'énorme mouvement de désaffection vis-à-vis des syndicats qui se poursuit depuis dix ans en France et qui se traduit par une baisse considérable des effectifs syndicaux; les travailleurs qui y restent coti. sent, mais n'apparaissent jamais aux réunions syndicales, tout simplement parce qu'ils ont constaté que ce qu'on pou- vait y dire ou même décider n'avait guère d'influence sur la politique réelle de l'organisation. Mais même là où les sections syndicales restent vivantes, elles ne peuvent rien faire dès que des problèmes tant soit peu généraux se trou- vent posés. Elles sont bien obligées la plupart du temps de se soumettre à la ligne de la direction syndicale — mais elles ne peuvent jamais influer sur celle-ci. Si les militants de ces sections mettent en question les consignes du syndi- cat, ils risquent l'exclusion. Ils sont en fait privés de moyens d'expression : dans la presse syndicale, seule est exprimée la ligne officielle de la direction. Ces camarades se trouvent finalement dans une situation paradoxale: ils sont dans le syndicat parce que celui-ci devait, en théorie, leur permettre et leur faciliter les contacts avec l'ensemble des travailleurs de leur entreprise, de leur corporation, de leur localité. Mais en fait ils sont tout autant isolés que n'importe quel inorga- nisé. Ils ne peuvent entrer en contact avec le reste de leur classe que par l'intermédiaire et sous le contrôle de la bureau. cratie syndicale. Ils sont reliés à leur section d'entreprise, mais dès qu'ils veulent aller plus loin ils rencontrent un barrage infranchissable. Le premier souci de la direction syn- dicale est d'ailleurs de cloisonner et d'isoler les unes des autres ces sections de base, d'empêcher que les idées, les initiatives, les expériences qui s'y font jour ne soient diffu- sées à travers toute l'organisation. En voici un exemple, entre mille: Dans le Département 1l de Renault, vers le milieu de septembre, les ouvriers de la section syndicale C.G.T. se sont réunis et ont discuté des revendications pour lesquelles ils voulaient lutter. Ils ont finalement abouti, presque à l'una- nimité, à la résolution que voici : - 10 - « 1° pour tous, une augmentation horaire de 40 francs, repoussant une augmentation au pourcentage, « 2° la semaine de 45 heures, premier palier vers le retour aux 40 heures, sans diminution de salaire ni augmen- tation des cadences, « 3º incorporation de toutes les primes dans le salaire horaire, considérant que ces primes sont un salaire qui ne doit plus être soumis à toutes sortes de restrictions, Les travailleurs syndiqués du Département ll man- datent leur syndicat pour examiner dans la branche automo- bile un nouveau coefficient des O.S. se rapprochant plus près des professionnels, tenant compte que l'O.S. travaille sur des machines-outils perfectionnées demandant beaucoup de pré- cision et toujours plus de pièces. Ils proposent le coeffi- cient 3.40. » Enfin la résolution demande la suppression de la caté- gorie Manoeuvre gros travaux et son incorporation aux 0.S. Est-ce que la C.G.T. a repris ces revendications? Non. A-t-elle essayé d'amener les ouvriers des autres départements à s'exprimer là-dessus, à les accepter, les rejeter, en formuler d'autres? Non. A-t-elle essayé de les diffuser dans l'usine? Non. Ce n'est que la section syndicale de ce Département 11 qui a publié la résolution dans son propre Bulletin, destiné en principe aux ouvriers mêmes du Département, qui, bien entendu, connaissaient la résolution, puisqu'ils l'avaient préparée. La C.G.T. continue simplement à mettre en avant les revendications définies par ses bureaux. On a critiqué plus haut le fait que les syndicats mettent en avant actuellement des revendications différentes suivant les endroits et les professions, face à une baisse du pouvoir d'achat qui est la même pour tout le monde. A cela, les syndicats répondent parfois : c'est que les travailleurs met- tent en avant les revendications différentes. Mais, lorsqu'on leur reproche de ne pas tenir compte de l'avis des travail. leurs quant aux revendications, ils répondent: on ne peut tenir compte de ces avis car ils diffèrent les uns des autres, le syndicat doit avoir une ligne cohérente et unifiée. En fait, les deilx arguments se détruisent l'un l'autre. Il se peut effec- tivement que les travailleurs mettent en avant, au départ, des demandes différentes d'un endroit à l'autre, mais cette diversité ne peut être dépassée que par une véritable dis- cussion collective, où les différentes positions se font connai- tre et où une opinion éclairée se forme. Au lieu de cela, les syndicats empêchent précisément toute confrontation et imposent leur propre ligne, qui n'est la ligne de personne. Cette unification arbitraire et dictatoriale est évidemment absolument incapable de créer une véritable unanimité des travailleurs et donc aussi leur solidarité et leur cohésion dans le combat. - 11 . ia C.G.T. n'aurait-elle peut-être pas le temps ou les moyens pour remplir ce qui devrait être sa fonction princi- pale, c'est-à-dire informer les habitants de cette ville qu'est l'usine Renault de ce que pensent leurs camarades? Mais au lieu d'organiser des meetings comme ceux du 27 septembre ou, du 3 octobre où Linet, dirigeant cégétiste de Renault, est venu apprendre aux ouvriers que leur situation est difficile ils avaient besoin de Linet pour le savoir elle aurait parfaitement pu utiliser l'arrêt de travail pour inviter les ouvriers à discuter et à décider démocratiquement de leurs revendications et de leur action. Linet n'a rien appris aux ouvriers mais il aurait pu beaucoup apprendre d'eux. Mais si les syndicats acceptaient de soumettre leurs consignes à la discussion des travailleurs, où irait-on? Si par extraordi- naire il s'avérait que les travailleurs savent ce qu'il leur faut et comment l'obtenir à quoi serviraient désormais leurs chefs géniaux? LES TRAVAILLEURS PEUVENT SE PASSER DES BUREAUCRATES SYNDICAUX. Devant cette situation et cette attitude des syndicats, que peuvent faire les travailleurs? D'abord comprendre qu'ils n'ont rien à attendre de per- sonne d'autre qu'eux-mêmes. Le patronat et son Gouverne- ment ne sont pas disposés à lâcher et ne lâcheront que forcés par l'action des travailleurs. Les syndicats passeront le temps à des démonstrations, des pétitions, des palabres et seront prêts à signer des compromis pourris chaque fois qu'ils en auront l'occasion. Il est complètement faux de croire que les travailleurs ne peuvent pas agir en dehors des organisations syndicales. Au contraire. Toute l'histoire des luttes ouvrières montre que les actions les plus importantes et les plus efficaces ont été menées en dehors des organisations existantes. Ce ne sont pas les syndicats qui ont fait juin 36; ce sont les travailleurs qui ont eux-mêmes organisé leur grève et occupé les entre- prises. Plus près de nous, en 1955, à Nantes, ce n'est pas des syndicats, mais des ouvriers qu'est venue aussi bien l'ini. tiative de la grève que la revendication essentielle : 40 francs de l'heure pour tous, qui a galvanisé et unifié le mouvement; ce ne sont pas les syndicats, mais les ouvriers qui ont imposé aux patrons la capitulation; ce sont encore les ouvriers qui se sont organisés eux-mêmes pour lutter contre les C.R.S. Les militants syndicaux qui ont participé à ce ment ont pu agir efficacement dans la mesure où ils se sont placés du côté des ouvriers, où ils ont essayé de servir le mouvement autonome des travailleurs et non de lui imposer les consignes des syndicats avec lesquels ils se sont préci- mouve- 12 sément trouvés en opposition. Lors de la grève des Banques, en juillet 1957, ce sont les employés qui ont déclenché la grève et se sont battus, et les syndicats qui l'ont sabordée. Dès que la situation et leur expérience les conduisent à des conclusions unanimes sur les questions essentielles, les travailleurs agissant collectivement se révèlent la plus grande force d'organisation existant sur terre. Or, il est facile de constater qu'un nombre chaque jour croissant de travailleurs tirent des conclusions essentiellement identiques de l'expé- rience de ces derniers mois. Ces conclusions peuvent se ré- sumer ainsi: Revendications non hiérarchisées, Election démocratique de Comités de grève, Généralisation des luttes. LES REVENDICATIONS. Les objectifs revendicatifs pouvant réaliser l'unanimité des travailleurs sont actuellement évidents. Le problème qui se pose est le même pour toutes les entreprises, toutes les corporations, toutes les localités : la détérioration rapide du pouvoir d'achat. Face à cette détérioration, les revendications spécifiques de tel ou tel secteur, sans disparaître, ne peuvent que prendre une place secondaire. Quant aux revendications séparées par catégories, et spécialement aux revendications qui favorisent l'élargissement ou même le simple maintien de la hiérarchie des salaires existants, les travailleurs doivent cbsolument les condamner. Cette hiérarchie systématique- ment entretenue et élargie par le patronat et l'Etat, avec l'aide des syndicats, afin de diviser les travailleurs et les dresser les uns contre les autres, ne correspond plus du tout au travail effectué dans les entreprises contemporaines, qui devient de plus en plus semblable pour toutes les caté- gories. Des revendications comme celles du Département 11 de Renault citées plus haut : Augmentation uniforme de 40 francs de l'heure pour tous, et incorporation de toutes les primes au salaire, Retour aux 45 heures, Rétrécissement de la hiérarchie, correspondent sans doute à la situation actuelle et probable. ment aux aspirations de tous les secteurs. Mais les meilleures revendications du monde ne valent rien si elles n'expriment pas l'opinion librement formée de ceux qui doivent les dé- fendre. C'est aux travailleurs eux-mêmes, dans les ateliers, les bureaux, les entreprises, de définir leurs revendications et de les porter à la connaissance de leurs camarades. 13 - Les MOYENS ET L'ORGANISATION DE LA LUTTE. . Y a-t-il des moyens efficaces de lutte? Oui, il y en a incontestablement, et un seul : la grève illimitée jusqu'à satisfaction complète des revendications. Depuis des années, les syndicats se sont surpassés en ingéniosité pour inventer des manières totalement inefficaces de faire la grève. Arrêts du travail d'un quart d'heure ou d'une heure, ou de deux heures; grèves à des heures diffé- rentes pour les différentes équipes; grèves où l'on laisse un atelier ou une usine se battre tout seuls et rentrer épuisés, pour lancer le lendemain la grève dans un autre atelier ou une autre usine. Ces parodies de lutte ne gênent nullement le patronat. Elles ne font qu’user les travailleurs, qui n'y ga- gnent rien et y perdent des salaires. Les syndicats s'y sont si bien pris que les travailleurs ont pour ainsi dire presque oublié ce que signifie une vraie grève. Faire la grève, ne signifie pas rentrer chez soi, ni jouer à la belote ou organiser des crochets radiopho- niques. Les conditions pour qu'une grève soit efficace sont : D'abord, la direction de la grève par les grévistes eux-mêmes. Ce sont les revendications des grévistes qui sont en jeu, non pas celles des syndicats. Ce seraient les grévistes qui paieraient si la grève échouait, non pas les permanents syndicaux. Ce sont donc les grévistes qui doivent diriger leur grève. Pour cela, un Comité de grève est certainement indis- pensable. Mais sous aucun prétexte ce Comité ne doit être arbitrairement nommé par les syndicats. Sans exclusive con- tre personne, le Comité de grève doit être élu par les gré- vistes. Ses membres doivent être révocables à tout instant, c'est-à-dire que les travailleurs doivent pouvoir remplacer sur-le-champ tout délégué qui n'a plus leur confiance. Le Comité de grève doit rendre compte régulièrement de son activité devant l'Assemblée générale des grévistes. Il ne doit en aucun cas pouvoir conclure des accords avec le patron, mais toujours soumettre toute proposition à l'Assemblée géné- rale des grévistes, qui en discutera et votera. Il faut en finir avec les accords négociés dans le secret par les syndicats et imposés ensuite aux grévistes. Il faut en finir également avec la comédie des « referendums », qui placent en réalité les grévistes devant un fait accompli, sans qu'ils aient la possi- bilité d'en discuter, devant un accord qui est à prendre ou à laisser. L'occupation des locaux par les grévistes. Seule cette occupation permet aux grévistes de rester unis, de garder leur action sous leur contrôle, de déjouer les mo- noeuvres du patronat, d'empêcher l'effritement graduel et la démoralisation. - 14 - L'extension de la grève aux autres entreprises. Le patronat peut résister d'autant mieux à l'action des tra- railleurs que celle-ci est fragmentée. L'extension de la lutte est surtout indispensable dans les circonstances présentes, où aucun patron ne peut céder séparément sans se créer des difficultés énormes. Les entreprises isolément ne concéde- ront que des miettes, seule une lutte généralisée peut obliger le patronat à accepter les revendications importantes. Cette généralisation de la lutte ne se fera pas toute seule; encore moins peut-on s'attendre que les syndicats l'ordonnent. Les syndicats n'informent même pas les travailleurs d'une entre prise sur ce qui se autre entreprise. Chez Renault, en 1956, les travailleurs d'un atelier ont fait grève pendant une semaine et le reste de l'usine l'a appris lorsque la grève était terminée. Il n'y aura d'extension du mouvement que si les travailleurs en font leur affaire - en envoyant, par exemple, des délégations massives chez les autres entreprises de la profession ou de la localité pour expliquer à leurs camarades leur action et leurs objectifs. passe dans une LA PRÉPARATION DE LA GRÈVE. Mais comment cette grève peut-elle être organisée? Comment, dans les grandes entreprises occupant des milliers de personnes, dans les localités où les entreprises sont dis- jersées, dépasser le cloisonnement qui sépare chaque atelier, chaque bureau, chaque entreprise des autres? Comment se mettre đaccord sur une action, sur ses objectifs et ses moyens? Ce sont là les questions qui arrêtent actuellement les travailleurs. La majorité voit les revendications qui s'im- posent, que seule une lutte sérieuse pourrait les satisfaire; et même, la plupart du temps, qu'il n'y a pas grand chose à attendre des syndicats. Mais elle ne voit pas comment cette lutte pourrait être préparée, organisée et dirigée en de- hors des syndicats. Il n'y a qu'une seule réponse au problème de la direc- tion de la grève : c'est la direction par ceux qui la font. L'Assemblée générale des grévistes, les Comités de grève par atelier ou par bureau et pour l'ensemble de l'entreprise, la reunion de représentants de ces Comités formant Comité de grève pour la profession ou pour la localité, ce sont là les formes d'organisation, et les seules, parfaitement adaptées aux besoins de la lutte à mener. Elles sont nécessaires, et elles sont suffisantes. Ce sont les seules formes d'organisation effi- caces, pouvant mener la lutte à la victoire. Il est vrai que ces formes ne peuvent exister qu'une fois que l'action est en cours. Et c'est précisément le déclenche- ment de l'action qui est freiné par les syndicats. Et c'est 15 4.v. devant cet obstacle que les travailleurs hésitent. Il y a un problème de préparation de la grève, qui paraît à beau- coup insoluble. Ici aussi la réponse est au fond la même : la manière la plus efficace de préparer l'action, c'est d'associer à cette préparation le plus grand nombre possible de travailleurs. Dans beaucoup d'endroits, d'ailleurs, cette préparation collec- tive se fait dès maintenant spontanément et de façon non officielle. Dans les ateliers, dans les bureaux, syndiqués et non syndiqués discutent sur la situation, les revendications, l'action possible. Ces discussions, qui se révèlent toujours extrêmement fécondes, peuvent facilement être généralisées, prendre une forme organisée, et aboutir à des conclusions précises qu'on peut coucher sur le papier. C'est de ces dis- cussions dans les lieux de travail que se dégageront les idées qui guideront l'action. Ces idées une fois formulées claire- nient et précisément, peuvent être communiquées aux autres ateliers, bureaux ou entreprises. Si par exemple une résolution comme celle du Dépar- tement 11 de Renault, citée plus haut est votée, les travail- leurs qui en ont pris l'initiative se doivent de la porter à la connaissance de leurs camarades. Ils peuvent en diffuser le texte, et envoyer des délégués prendre contact avec les autres secteurs de l'entreprise et établir avec eux une communica- tion permanente. Si la majorité des ateliers ou des bureaux désignent de tels délégués, si ces délégués se réunissent pour déblayer le terrain, si ensuite une Assemblée générale du personnel a lieu qui discute et décide du programme des revendications et des modalités d'action la grève aura été préparée infiniment mieux qu'aucun syndicat n'aurait jamais pu le faire. Car elle aura été préparée par ceux-là mêmes qui auront à la mener, qui sauront pourquoi ils se battent parce qu'ils en auront décidé eux-mêmes, et pour qui cette lutte ne sera que le moyen librement choisi pour im- poser leurs besoins et leurs idées. Ainsi des camarades dans un atelier de Renault ont proposé à l'atelier l'appel ci-dessous aux autres ouvriers de l'usine, qui a été adopté au cours d'une discussion engagée lors d'un débrayage décidé à cet effet : - 1° Nous demandons que tous les ouvriers de tous les ateliers décident ensemble sans discrimination politique ou syndicale, des revendications et des possibilités d'action. - 2° Que les ouvriers envoient de larges délégations afin de réunir une Assemblée générale. de tous les ateliers ar. Comité d'entreprise pour coordonner et appliquer les décisions prises dans les ateliers. Nous demandons au plus grand nombre possible d'ouvriers de venir à cette assemblée pour s'exprimer. » 16 - Après avoir repris à leur compte les revendications du Département 11 de l'usine mentionnées plus haut, les auteurs de l'appel continuent : « Pour obtenir ces revendications nous proposons : 1° Que cette Assemblée générale décide de lancer l'ordre de grève générale dans l'usine et simultanément ap- pelle par tracts et par l'intermédiaire de la presse toutes les usines à débrayer en même temps que Renault. 2° Que lors de la grève, chaque atelier qui ne l'aurait pas encore fait, désigne un comité de grève élu et responsa- ble devant tous afin de réaliser la grève avec occupation de l'usine. Chaque atelier devrait fournir un roulement de pi- quets de grève proportionnels à l'effectif de l'atelier. 3° Organiser les prises de contact avec les autres usines : - par l'envoi de larges délégations qui iront en masse demander aux ouvriers des autres usines de suivre le mou- vement; par des réunions communes avec les comités de grève des autres usines; – par la constitution d'un comité de grève régional et d'un comité de grève national. Nous proposons également d'inclure dans les revendica- tions le paiement des jours de grève. Les signataires s'engagent à diffuser le plus largement possible ces propositions et à contribuer au paiement des frais d'impression. >> Il ne faut pas se faire d'illusions sur l'attitude qu'adop- teront les directions syndicales face à toute tentative des travailleurs de préparer et de diriger eux-mêmes leur action. Elles s'y opposeront par tous les moyens; la violence et la ruse, la douceur et la calomnie, le refus brutal et les ma- noeuvres dilatoires. Souvent les travailleurs voulant agir d'une façon autonome se heurteront en premier lieu à la dictature des syndicats. Dans cette lutte, les camarades qui sont le plus décidés, qui voient le plus clairement les problèmes peuvent jouer un rôle décisif, en déjouant les manquvres des syndi. cats, en répondant systématiquement à leurs arguments, en se faisant le canal des informations sur ce qui se passe ail- leurs, informations que les syndicats ne visent qu'à bloquer, en organisant des discussions collectives et en insistant pour que tout le monde s'y exprime. Si de petits groupes de cama- rades se constituent sur cette base dans les ateliers et les bureaux, avec l'unique préoccupation de briser le monopole qu'exercent actuellement les syndicats sur l'information et la communication entre les travailleurs, et de permettre aux travailleurs d'exprimer librement leurs besoins, leur pensée et leur volonté, ils auront rapidement le soutien de la grande majorité des travailleurs dans leur effort. Autant les travail- leurs se méfient désormais des agitateurs professionnels . 17 important des mots d'ordre fabriqués ailleurs, autant ils se- ront ouverts à quelques-uns des leurs qui n'agissent que pour leur permettre de dégager la volonté commune. De tels regroupements minoritaires, réunissant des cama- rades conscients de la nécessité que les travailleurs prennent entre leurs propres mains la direction de leurs luttes, existent dès maintenant dans plusieurs entreprises. Parfois formés par des camarades qui ont quitté les syndicats, parfois réu- nissant syndiqués et non syndiqués, ils visent tous essentiel- lement le même but : informer les travailleurs sur la situa- tion dans leur entreprise et les luttes des autres entreprises, promouvoir une large discussion démocratique sur les objec- tifs et les moyens des luttes. L'action de ces regroupements a toujours rencontré un écho favorable auprès des travail. leurs. Il y ainsi, aux usines Renault, un groupe de camarades qui publient depuis quatre ans « Tribune ouvrière »; aux Assurances Générales Vie de Paris, des camarades groupés autour d'un « Bulletin employé »; aux usines Breguet de Paris, un groupe d'ouvriers syndiqués et non syndiqués pu- blient en commun depuis le printemps dernier une « Tribune libre »); tout récemment, des camarades instituteurs ont com- mencé la publication d'une « Tribune des Enseignants ». La multiplication de telles manifestations dans la période récente montre qu'un nombre croissant de travailleurs pren- nent conscience de ce qu'une préparation démocratique de toute lutte est la première condition de son efficacité. PEU'I-ON ABOUTIR A UNE VICTOIRE DURABLE ? Ainsi préparée, organisée, dirigée par les participants, la lutte peut être victorieuse. Mais une autre question se pose dans l'esprit de beaucoup: A supposer qu'on impose nos revendications, qu'on arra- che une augmentation substantielle, que se passera-t-il après? La bourgeoisie n'essaiera-t-elle pas de reprendre ce qu'elle aura donné par des nouvelles hausses de prix? Qu'est-ce qu'on aura gagné finalement dans l'affaire, si l'on obtient 40 francs d'augmentation et qu'ensuite les prix montent à nouveau de 10 ou 15 %? Cette question est absolument justifiée, la bourgeoisie peut réagir à une hausse des salaires par une nouvelle hausse comme elle l'a fait entre 1945 et 1949. Cela n'est pas fatal, mais c'est quand même probable. A l'opposé de la période 1952-1955, la bourgeoisie a actuellement peu de marge. Elle ne peut pas maintenir ses profits, équilibrer ses comptes avec l'étranger et continuer la guerre d'Algérie sans s'attaquer au niveau de vie des ouvriers. Si elle est battue sur les salaires, elle attaquera de nouveau sur les prix. des prix - 18 - Les ouvriers peuvent-ils se défendre contre cela en exi- geant et en imposant une échelle mobile des salaires basée sur les prix? Cette « échelle mobile » existe depuis 1952; a-t-elle fonctionné lorsque les hausses de prix sont venues en 1956? Non, on s'est borné à manipuler et à falsifier les indi- ces de prix. Il y a une échelle mobile dans le contrat Re. nault. Elle n'a jamais fonctionné. Qu'on ne dise pas qu'il s'agirait d'obtenir une « meil- leure » échelle mobile. Toute échelle mobile doit être basée sur un indice des prix et cet indice est entre les mains des patrons, du gouvernement et des bureaucraties syndicales. Les travailleurs n'ont là-dessus aucun contrôle, et ne peu. vent pas se transformer en statisticiens. Lorsque le problème des salaires et des prix devient vital, l'échelle mobile ne fonctionne plus que si l'on se bat pour la faire fonctionner, Car si le pouvoir d'achat des salariés devait être maintenu par le fonctionnement de l'échelle mobile, d'autres postes des dépenses nationales devraient être réduits. Il faudrait que la bourgeoisie accepte d'arrêter la guerre d'Algérie, ou de diminuer ses profits, ou les deux à la fois. Et cela ne dépend pas d'une loi sur l'échelle mobile, mais de la capacité des travailleurs d'imposer de tels changements par la lutte car à ces changements, la bourgeoisie et son gouvernement résisteront de toutes leurs forces. Que faire donc? Il n'est pas bien entendu question que les travailleurs subissent passivement la surexploitation que veut leur imposer le patronat pour faire sa guerre. Mais il n'y a pas de solution magique. L'issue de la crise actuelle sera déterminée par le degré de' force, de conscience, de cohé. sion que montreront les travailleurs. Si les travailleurs s'organisent dans les entreprises au- tour de Comités démocratiquement élus qui expriment leurs aspirations et restent sous leur contrôle; s'ils luttent à une échelle générale, utilisant tous les moyens capables de faire aboutir leurs revendications; si, au cours de cette lutte, ils obligent le patronat et son gouvernement à reculer, le pro- blème des prix et des salaires pourrait bien se trouver dé- passé. Les conséquences d'une telle lutte pourraient être d'une portée extraordinaire. Un tel mouvement, analogue par l'am- pleur à celui de juin 1936, serait capable d'aller beaucoup plus loin que celui-ci, parce qu'il ne pourrait avoir lieu qu'en créant au fur et à mesure des formes d'organisation groupant la masse des travailleurs et exprimant leur volonté, sur les. quelles les manæuvres de la bureaucratie auraient infiniment moins d'emprise que celles de Blum et de Thorez qui ont fina. lement conduit dans des voies de garage le mouvement de 1936. Dans de telles conditions, une grève générale coordon- née par des Comités d'usine et se développant jusqu'à son terme, poserait la question de la gestion de la production et du pays par les travailleurs. 19 n Mais, il serait faux de penser qu'à défaut d'un tel bou. leversement les travailleurs se trouveraient à nouveau à la merci de la politique du patronat et du gouvernement. Si les travailleurs, après avoir imposé la revalorisation intégrale de leur pouvoir d'achat, manifestent leur détermination de riposter immédiatement à toute tentative de la bourgeoisie de reprendre de la main gauche ce qu'elle aura donné de la main droite, ils peuvent faire reculer la bourgeoisie. Mais pour cela, il faut que cette détermination se matérialise con- crètement, il faut que la force et la cohésion des travailleurs se manifestent de façon visible et permanente. Pour cela, il n'y a qu'un seul moyen : Il faut que les organes de lutte créées par les travail- leurs, et en particulier les Comités de grève démocratique- ment élus, ne se dissolvent pas une fois les revendications satisfaites. Il faut que ces organes se maintiennent, qu'ils organisent leurs contacts permanents d'entreprise à entre- prise et de localité à localité, qu'ils proclament publique- ment leur intention de contrôler l'évolution de la situation en général et du pouvoir d'achat en particulier, et d'appeler à nouveau les travailleurs à la lutte à la moindre tentative, d'où qu'elle vienne, d'attenter à leur niveau de vie. Les syndicats diront que de tels organes permanents existent déjà, et que ce sont eux. Les travailleurs ont une expérience de plusieurs années pour leur répondre. Si nous attendons un résultat des négociations syndicales; si nous nous limitons à suivre des consignes de 2 heures de grève sans lendemain; si nous laissons les syndicats diriger lu grève et nous rentrons chez nous; si, après nous être battus, nous laissons le sort final de la lutte entre les mains des syndicats qui négocieront un compromis pourri avec le pa- tronat notre situation empirera et nous en serons les seuls responsables. Dans cette comédie chacun, le patronat, le Gouvernement, les partis, les syndicats, joue son propre jeu et poursuit ses propres intérêts. Personne ne se soucie des nôtres et nous n'avons rien à attendre de personne. Nous ne pouvons être sauvés que par nous-mêmes. Le groupe Socialisme ou Barbarie, qui a pris l'initiative de la publication de ce texte, en a communiqué fin octobre un premier projet à une centaine de camarades de la Région Parisienne, convoqués en même temps à une réunion afin d'en discuter. A la suite de cette réunion, le projet a été remanié pour tenir compte des points de vue qui y ont été exprimés. 20 - Juillet 1957 - Grève des Banques Une lutte importante des employés un connue De toutes les luttes de cette année, la grève des banques est peut-être la plus significative; on pourrait presque dire qu'elle continue une nouvelle tradition des grandes luttes des été 53 (postiers et cheminots) et 55 (St-Nazaire et Nantes). Par ses dimensions (grève générale de 80.000 salariés de toute une profession à l'échelon national), par certains aspects de lutte autonome (période du 28 juin au 9 juillet), par la combativité (manifestations de rue), par sa durée (plus d'un mois), cette grève marque effectivement parmi toutes les luttes de l'année. Mais c'est peut-être plus parce qu'elle concerne secteur « employé » qu'elle apparaît d'autant plus signifi. cative. Elle confirme l'évolution des milieux « employés », conséquence d'une évolution - autant profonde que mé- des conditions de travail de ceux qui ne sont plus depuis des années les « prolétaires en faux cols » que l'on se plaît à voir encore en eux. Il est trop facile, comme le font les syndicats et les « ausculteurs de la classe ouvrière », d'expliquer uniquement un tel mouvement par des problèmes de salaires, par la baisse du pouvoir d'achat; sans doute, des demandes d'augmen- tation existaient, mais sous des formulations différentes au départ de celles des syndicats et liées à un ensemble d'autres revendications concernant les conditions générales de travail. Une étude complète sur la grève des banques demande- rait en réalité un approfondissement des transformations de structure et des progrès de la mécanisation dans les banques au cours des dix dernières années, des transformations corré- latives des tâches et des rythmes de travail, de l'évolution conséquente des salariés, de leurs « revendications » (les leurs propres, pas celles des syndicats), de leur combativité depuis la résistance quotidienne à l'exploitation à l'échelon individuel ou d'un groupe jusqu'aux manifestations de masse. Une telle étude permettrait également d'expliquer les ambiguités qu'a pu révéler cette grève, les limites de l'action autonome des employés, de préciser l'influence réelle des - 21 syndicats et la nature exacte de cette influence. D'autre part, la compréhension des manceuvres des syndicats, des ban- quiers et du gouvernement au cours de cette grève, nécessi. terait un exposé assez minutieux des rouages du système bancaire et des incidences d'une grève sur le fonctionnement de ce système. Une telle description se relierait à la fois à l'étude de la structure des entreprises et à un exposé d'une << désorganisation totale » du circuit monétaire par un blo- cage du mécanisme bancaire. Il se trouve en effet que les employés de banque dispo- sent dans la grève d'une arme d'importance semblable à celle d'une grève des cheminots ou de l'Electricité de France, mais à effet non immédiat, à effet cumulatif retardé pourrait-on dire. Quand on voit le déroulement de la grève avec le recul du temps on reste persuadé que toute l'action concertée des syndicats, du gouvernement et des banquiers a consisté au cours de cette lutte à éviter que cette arme ne prenne son efficacité: la grève fut brisée au moment où elle deve- nait dangereuse, tant par ses conséquences propres que par l'effet de ces conséquences sur l'entrée en lutte d'autres catégories de salariés. Les textes qui suivent n'ont pas la prétention d'être cette « étude complète » mais des documents pour l'étude de la grève des banques; les employés de banque qui les ont écrits y ont décrit ce qu'ils ont vécu de la grève; ces récits consti- tuent ainsi une série de témoignages dont chacun pourra tirer des enseignements sur les luttes ouvrières actuelles. La grève au Comptoir National d'Escompte de Paris (C.N.E.P.) La lecture des pages qui suivent fera peut être penser que la grève des banques, c'est avant tout la grève au C.N.E.P. Il ne s'agit pourtant pas d'une déformation d'esprit de l'em- ployé qui les a écrites. Car cela correspond bien à la réalité : la description de la grève au C.N.E.P. contient la description de la grève des banques dans sa totalité; entrés les premiers dans la lutte, y ayant joué un rôle moteur important, les employés de cette importante banque de dépôt sont les derniers à avoir repris le travail (1). Ces pages ont été extraites d'une brochure d'un employé du C.N.E.P., publiée par l'Unité syndicale (2). Au moment de la grève, cet em. ployé était délégué C.G.T. au Siège social de cette banque; (1) Les sièges sociaux ou Agences Centrales des banques de dépôt les plus importantes sont de grosses entreprises groupant souvent plus de 5.000 salariés. (2) Il est possible de se procurer cette brochure à l'adresse sui. vante: Tribune libre des employés · L. Eemans, 110, rue Boris-Wilde, Fontenay-aux-Roses (Seine). 22 sa position dans le syndicat était celle d'un « minoritaire ». Exclu « administrativement » de la C.G.T. en août, à la suite de la grève, pour « travail fractionnel », il définit lui- riême son action dans le syndicat dans une lettre ouverte de protestation adressée à P. Lebrun (1): « Je pense que le combat doit être mené pour réformer « la C.G.T. dans un sens plus démocratique. Le droit de « tendance à l'intérieur du syndicat sera l'un des facteurs « déterminants pour arriver à la réunification syndicale... « Pendant la grève des banques, ma position a été de défen- « dre constamment une AUGMENTATION EGALE POUR « TOUS et l'élargissement du mouvement, qui est parti du « C.N.E.P., par les manifestations et le CONTROLE par la « base... Le Comité de lutte qui s'est formé n'est en aucune « façon dirigé contre les organisations syndicales. Bien au « contraire, il demande aux employés de rester organisés « syndicalement et le Comité dans son premier tract préci- « sait : « NOUS VOULONS UN SEUL SYNDICAT CONTRO. « LE PAR LA BASE. » (2) Ces positions donnent évidemment une certaine optique dans l'interprétation des luttes, optique avec laquelle on peut être d'accord ou pas d'accord. Compte tenu de cette réserve, les pages qui suivent contiennent une excellente description de ce que fut la grève des banques. Nous avons délaissé les parties qui contenaient des discussions sur le caractère des luttes et l'intervention de « militants » dans ses luttes; nous pensons les reprendre dans un article ulte- rieur et confronter les positions qu'elles expriment avec celles qui peuvent se dégager d'autres expériences (3). LE DEROULEMENT DE LA GREVE (4) Dans les premiers jours de juin, huit mécanographes du Comptoir National d'Escompte de Paris se réunissent dans un café et décident, sans s'occuper des organisations syndi- cales, de déposer leurs revendications particulières et de passer à l'action s'ils n'ont pas satisfaction. L'inaction des syndicats après la grève du 5 juin les pousse rapidement à mettre en pratique ces décisions. Une pétition, sans en-tête syndicale, demandant : 10 points d'augmentation pour tous les mécanographes du Portefeuille (grosses machines); (1) Lettre reproduite in extenso dans la brochure p. 22. (2) Les phrases en capitales sont en capitales dans la brochure. (3) Notamment celles du Conseil du Personnel des Assurances Gé- nérales Vie (Socialisme ou Barbarie, n° 20, p. 1 à 64). (4) Les titres sont ceux de la brochure; les passages en caractères. droits le sont en caractères gras dans le texte. 23 . 200 francs supplémentaires par jour de la prime mécano graphique; est signée par les vingt mécanographes du service qui dési- gnent eux-mêmes leurs délégués pour la porter au chef du personnel. Cette délégation ira présenter et défendre le cahier de revendications. Ensuite, les sections syndicales C.G.T. et C.F.T.C. ne voulant pas rester en dehors de cette action, se retournent vers les mécanographes des grosses machines du service Etu- des et Organisations Mécanographiques et leur demandent de déposer aussi leurs revendications mais sous l'égide des syn- dicats. Un cahier est alors dressé et porté au service du per- sonnel. A remarquer que les revendications énumérées par ce cahier sont des revendications typiquement mécanographes et ne présentent pas le caractère uniforme des revendications déposées par les mécanographes du Portefeuille (c'est-à-dire qu'elles n'étaient pas susceptibles de s'étendre aux autres employés). Le chef du personnel promet d'examiner rapidement tou- tes les revendications des grosses machines et de donner une reponse. Mais une réponse favorable se faisant attendre, le 20 juin, les mécanographes du Portefeuille, suivis par ceux des E.O.M., débrayent une heure. Une soixantaine de méca- nographes des grosses machines sont donc en grève et se ras- semblent à la permanence syndicale C.G.T. La direction accorde 10 % d'augmentation de la prime mécanographique. Cette véritable aumône en moyenne 500 à 600 francs d'augmentation par mois — est repoussée par les mécanographes, qui débrayent le lendemain pendant deux heures. Les perforatrices expriment à leurs délégués leur volonté de se joindre à la prochaine action des grosses machines. .. Le lundi 24 JUIN, tous les employés des services méca- nographiques du C.N.E.P. (environ 200) débrayent pendant deux heures, et se réunissent en Assemblée générale. Un Comité de grève très large, comprenant des syndiqués de toutes tendances et des inorganisés, est élu. Les sections syn- dicales C.G.T. et C.F.T.C. donnent leur appui à la lutte des mécanographes. Ces derniers refusent de lancer un appel aux employés pour leur demander de se joindre à leur lutte. Pourquoi? Parce qu'ils pensent que leur mouvement, en s'élar- gissant aux employés, risque d'être dirigé entièrement par les syndicats et d'échapper à leur contrôle : ils ne veulent pas être maneuvrés. Le 25 JUIN, 200 mécanographes manifestent dans la rue autour du C.N.E.P. en criant : « Nos salaires! Nos 40 heures ! Les banquiers peuvent payer! ». Ils défilent silen- cieusement dans le hall et devant le bureau du chef du personnel. Les garçons de bureau du service E.O.M. dé- brayent également pendant une heure. - 1 24 MERCREDI 26 JUIN, tous les mécanographes et les garçons des E.O.M., sur proposition d'un de leurs délégués, manifestent cette fois avec des pancartes dans la rue et le hall de la banque. Ce jour-là, ils ne sont plus silencieux, et les employés du C.N.E.P. entendent les clameurs des mani- festants : la température dans l'entreprise monte. JEUDI 27 JUIN, les employés, devant les menaces de sanctions de la Direction, passent à l'action. Ce sont, tout d'abord, les employés du Portefeuille qui démarrent, entraînant tous les employés des autres services. Par centaines, ils descendent tour à tour dans le hall. L’ESCALIER D'HONNEUR ET LE « VASE DE SOISSONS » Spontanément, plus de mille employés se regroupent en scandant leurs mots d'ordres : « Nos 5.000 francs! Nos 40 heures ! », et montent l'escalier d'honneur menant à la Direction. L'escalier, dont les marches sont recouvertes l'un tapis de velours rouge, a été longtemps réservé au directeur général. Les grévistes, en le foulant aux pieds, ont pris conscience de leur force. C'en est fini du prestige du direc- teur. Ses pieds ne sont pas d'une autre essence que ceux des grévistes. Là où il prétendait être seul à les poser, les gré- vistes peuvent, eux aussi, poser les leurs : il suffit qu'ils le veuillent. Ils savent maintenant comment faire entendre leurs revendications au patron. Après la manifestation, des pancartes resteront plantées partout, notamment sur un grand vase « décoratif » généralement connu sous le nom de « vase de Soissons ». Dans les couloirs de la direction, les employés mani- festent et déposent leurs pancartes dans les bureaux vides des directeurs et sous-directeurs. Le cortège se disloque ensuite, et des groupes se répandent dans tout l'établissement. Les organisations syndicales sont débordées. Les délégués se ras- semblent avec quelques grévistes dans une salle de la cantine, où Force Ouvrière qui, jusqu'ici ne participait pas aux mou- vements, s'y rallie en fin de journée devant leur ampleur. LES LEÇONS DU DEMARRAGE DU MOUVEMENT Bien des mouvements partiels ou catégoriels ont eu lieu dans d'autres banques auparavant, mais aucun n'a eu un ca- ractère aussi profond et aussi spontané. L'explication en est simple: jusqu'à ce jour, ce sont les syndicats qui ont eu le contrôle total des actions et les ont orientées. La C.G.T. notamment, qui préconise, depuis des années, des actions par tielles, ne cherche jamais à les étendre. Le meilleur exemple 25 en est la grève d'octobre 1954 des mécanographes du Crédit du Nord et du C.N.E.P. isolés, ils n'ont pu obtenir satisfac- tion. Au C.N.E.P., dès le début de la présente grève, l'élection d'un Comité de grève large et démocratique, comprenant des syndiqués de toutes tendances et des inorganisés, assure aux mécanographes le contrôle de leur lutte. La démocratie per- met à l'initiative des employés de se déployer et de mettre en pratique des formes de lutte nouvelles. Les organisations syndicales sont à la remorque du mouvement: Force Ou- vrière, parce qu'elle se déclare contre les mouvements par. tiels, la C.F.T.C., parce qu'elle a peur des mouvements « in- contrôlés ». Quant à la C.G.T., pour des raisons que nous expliquerons plus loin, elle s'adapte au mouvement. Voulant contrôler leur mouvement, les mécanographes avaient rejeté la proposition d'adresser un appel aux em- ployés sur des revendications générales. Confusément, ils sentaient que tout élargissement de l'action aux employés rendrait plus facile aux appareils syndicaux le contrôle de la lutte. Ils se méfiaient, et la reprise du travail, le 27 juil. let, montrera qu'ils n'avaient pas tort. Mais le refus patronal de satisfaire leurs revendications leur a fait comprendre rapi. dement qu'ils doivent étendre leur lutte aux employés. En montant manifester à la Direction, les employés de banque ont ouvert une brèche dans le mur de la puissance patronale. Dans la conscience du « prolétaire en faux-col », un pas important vient d'être fait : les notions de discipline et d'obéissance aveugle sont transformées, plus rien n'est sacré. Demain, pour défendre leurs salaires, les employés sauront manifester, se faire entendre du patron et, s'il le faut, discuter directement avec lui. L'habitude de se rassembler dans le hall donne au mou- i ement sa cohésion, les grévistes prennent conscience de leur force lorsqu'ils . occupent le hall. L'expression « descendre dans le hall » est d'ailleurs restée proverbiale, lorsque les employés discutent entre eux, elle revient souvent dans leur bouche. LE MOUVEMENT S'ETEND 12 VENDREDI 28 JUIN, les délégués des trois syndicats du C.N.E.P. se réunissent. Dès le début de la réunion, les représentants de la C.F.T.C., affolés, demandent l'arrêt des manifestations et des actions « incontrôlées ». Les délégués de la C.G.T. (1) demandent la convocation immédiate d'une Assemblée générale dans le hall de tous les employés. (1) Au départ, les dirigeants de la C.G.T. du C.N.E.P., livrés à eux- mêmes, subissant la pression de la base, réagissent avec leur tempéra- ment ouvrier. Ils appliquent une orientation qui rompt avec celle des appareils syndicaux: l'élargissement du mouvement par les manifestations. On verra plus loin comment l'appareil de la C.G.T. les reprendra 26 word - Kuvat Après une vive discussion, la proposition est finalement adoptée. A 10 heures, plus de 3.000 employés sont rassem- blés dans le grand hall. Les syndicats ne s'étant pas mis d'ac- cord sur les interventions, un militant de la C.G.T. fait une proposition: « Tout le monde ce soir à .17 heures dans le hall, d'où l'on se rendra à l’A.P.B. (2) pour manifester pen- dant la réunion de la Commission Paritaire ! » Richel, secré- taire du syndicat parisien de la banque C.G.T., annonce que la C.G.T. ne signera aucun accord avec les banquiers sans avoir consulté le personnel. Il ne tiendra pas le même langage le 27 juillet, après la Commission Nationale de Conciliation, puisqu'elle signera sans le consulter. La proposition de manifestation devant l’A.P.B. est ac- ceptée avec enthousiasme par l'Assemblée générale, et impo- sée à F.O. et à la C.F.T.C., dont les représentants dans le hall ne soufflent mot. Un tract est immédiatement tiré. Le soir, plus de 3.000 manifestants se rendent en cortège au siège de l’A.P.B. où, pendant près d'une heure, ils cla- ment leurs revendications. Effrayés, les banquiers accordent une prime unique de 30 % du salaire mensuel. Spontané. ment, un groupe de jeunes se met à crier: « Ça ne marche pas! », « Nos 5.000 francs ! », et traverse la rue pour mon- ter l'escalier de l'A.P.B. Mais un barrage imposant de flics devant l'entrée les repousse brutalement. Sentant alors que le rapport des forces n'est pas en leur faveur, ils crient : « On reviendra! » Ils savent maintenant que c'est avec toutes les banques qu'il faudra manifester. Fait significatif, bien que tous les responsables syndi- dicaux des autres banques aient été contactés téléphonique. ment par le C.N.E.P. pour envoyer des délégations devant l’A.P.B., les employés du C.N.E.P. se retrouvent seuls. Non parce que les employés des autres banques ne seraient pas venus, mais parce que les appareils syndicaux, en l'occurrence celui de la C.G.T., ont fait barrage pour empêcher la jonc- tion des autres établissements avec le C.N.E.P. LUNDI 1er JUILLET, les 30 % n'ont pas calmé le mécontentement des employés du C.N.E.P. qui veulent con- tinuer l'action. Mais leur combativité, conséquence du con- trôle du mouvement par la base, est à ce moment à un niveau sans en mains. Les mêmes militants qui marchaient la main dans la main, aucune divergence, parfaitement unis dans les premiers jours du déroulement de la grève se diviseront dès que les appareils syndicaux interviendront dans la lutte pour imposer leur orientation. La plupart de ces militants qui, la veille, appliquaient une orientation correcte, suivront le lendemain aveuglément les directives des dirigeants fédéraux, qui sacrifieront les intérêts des employés. Certains n'hésiteront même pas, obéissant aux directives des responsables de la C.G.T. dans la ban- que, à exclure le camarade Eemans parce qu'il refusera de s'incliner devant le compromis signé par les dirigeants fédéraux en Commission Nationale de Conciliation. (2) Association Professionnelle des Banques (Syndicat patronal). 27 bien supérieur à celle des employés des autres banques, où rien n'est fait par les syndicats pour inviter les employés à suivre l'exemple du C.N.E.P. Plusieurs délégués de ce dernier établissement prennent la responsabilité d'aller contacter les responsables syndicaux du Crédit Lyonnais. L'entrevue se déroule devant quelques dirigeants de la C.G.T. et de la C.F.T.C. du Lyonnais. « Alors, camarades, que se passse-t-il ici au Crédit Lyon- nais? Nous voudrions bien que vous passiez aussi à l'action pour nous aider. Le mouvement doit s'élargir si nous voulons faire céder nos patrons. » Réponse de Joseph, responsable de la C.G.T. du Crédit Lyonnais : « Le climat n'est pas tellement chaud ici. A part quel- ques catégories, comme les convoyeurs ou les mécano- graphes, les employés ne sont pas mûrs pour débrayer tous ensemble. Malgré tout, un des services mécano- graphiques doit débrayer demain. » Il ne sort rien d'autre de cette discussion, et rendez- vous est pris pour le lendemain, au moment où les mécano- graphes du Lyonnais débrayeront. MARDI 2 JUILLET, les mécanographes du Portefeuille du C.N.E.P. débrayent et vont prendre contact avec une quarantaine d'opérateurs du Crédit Lyonnais en grève. Un délégué mécanographe du C.N.E.P. soulève l'enthou- siasme des opérateurs par le récit qu'il leur fait de l'action des employés du C.N.E.P. Ce jour-là, à la cantine du Crédit Lyonnais, il est beaucoup parlé des manifestations qui ont eu lieu eu C.N.E.P. L'après-midi, près de 500 employés du Crédit Lyonnais débrayent pendant 3 heures, et manifestent dans la rue, à l'appel des 3 sections syndicales. MERCREDI 3 JUILLET, Assemblée générale dans le hall du C.N.E.P., où le compte rendu des propositions déri. soires de la Direction a pour résultat de durcir la volonté de combat des employés. A 10 heures, les employés évacuent le hall, sortent dans la rue, et un cortège s'ébranle en direc- tion du Crédit Lyonnais. Des forces importantes de police barrent l'entrée de l'établissement, où toutes les portes sont fermées. Les grévistes du, C.N.E.P. encerclent alors le Crédit Lyonnais : « Le Lyonnais avec nous ! Débrayez! Nos 5.000 francs! Nos 40 heures ! » Tous ces mots d'ordre jaillissent spontanément de milliers de poitrines. Les grévistes s'accro- chent aux fenêtres et discutent avec les employés qui tra- vaillent à l'intérieur. De tous les étages, des papiers sont lancés par les em- ployés du Crédit Lyonnais : « On attend un ordre des syn- dicats. » « On ne peut pas sortir, ils nous ont bouclés. » « C. vous remercie de votre visite, on vous rendra la pa- 28 reille. » La température monte dans l'entreprise, des groupes d'employés débrayent et réussissent à sortir. Le cortège de grévistes grossit et traverse le boulevard pour faire débrayer la B.N.C.I. et la B.U.P. A ce moment, les manifestants, qui sont maîtres des boulevards, voient les responsables des fédé- rations et des syndicats parisiens, qu in'étaient jamais appa- rus jusqu'alors, courir à leur rencontre et se joindre à leur manifestation. Le directeur de la Banque de l'Union Parisienne reçoit les manifestants avec une lance d'incendie. Les jeunes s'élan- cent à l'intérieur de l'établissement, et le directeur subit à son tour le jet d'eau sale. Une nuée de C.R.S. en camions fait son apparition. Il est près de midi, et les manifestants se dispersent d'eux- mêmes. Notons que les dirigeants syndicaux de la banque, après ces manifestations qui se sont déroulées totalement en dehors des organisations syndicales, se réunissent immédiatement. Pour reprendre en mains le mouvement, ils décident de ras- sembler les employés de banque. Près de 10.000 manifes- tants répondent à cet appel. Mais la place de la Bourse est une souricière, et les C.R.S. barrent l'accès des petites rues menant au Ministère des Finances. Les dirigeants syndicaux manoeuvrent et prêchent le calme pour retenir les manifes- tants sur place. Les mécanographes du C.N.E.P. organisent un service d'ordre spontané, et dirigent les employés vers la rue de Ri en contournant les C.R.S. par les rues adjacen- tes. Près de 5.000 manifestants se retrouvent devant le Minis- tère des Finances. Les employés du magasin du Louvre soutiennent les gré- vistes en lançant de l'eau et des pelures d'oranges et de bananes sur les flics qui chargent le cortège: plusieurs per- sonnes, dont une femme, sont matraquées ce jour-là. Les grévistes barrent la rue de Rivoli, et créent des embouteil- lages, tout en refluant vers la place de Bourse, où plusieurs milliers d'employés sont restés bloqués faute de directives syndicales. Ce jour-là, les dirigeants fédéraux sont reçus par un représentant du Ministre des Finances, M. Rossard (sic), qui les informe qu'au mois de septembre la question des salaires sera certainement examinée (resic). JEUDI 4 JUILLET, les syndicats convoquent salle Cadet tous les employés de banque parisiens. Ils annoncent la cons- titution d'un Comité National de Grève et le dirigeant F.-0. Charréron propose la grève générale illimitée. Un porte-pa- role des mécanographes du C.N.E.P. monte à la tribune, et exprime la volonté des employés de banque: « Augmenta- tion égale pour tous !» « Nos 5.000 francs ! » « Grève contrô- lée par la base! ). La chaleur étouffante ne fait que rendre la salle plus vibrante, et elle applaudit, avec enthousiasme, ce camarade, 29 qui a été littéralement porté à la tribune par les mécanogra- phes. Les organisateurs n'ont pu réussir à l'empêcher de parler. VENDREDI 5 JUILLET, les organisations syndicales forment le Comité National de grève, composé uniquement de responsables syndicaux qui n'ont jamais participé ni de près ni de loin au démarrage de l'action. Des débrayages partiels ont lieu dans plusieurs banques, à Paris et en province. SAMEDI 6 JUILLET, les débrayages partiels continuent. A la B.N.C.I., l'ordre de grève est lancé jusqu'au vendredi 12 par la C.F.T.C. La C.G.T. s'y ralliera ensuite. Le Comité de grève du C.N.E.P. essaie de prendre contact avec d'autres banques, mais aucun Comité de grève n'est encore formé. Cela est voulu : « Pour une petite grève limitée, il n'est pas besoin de comité de grève », déclare un responsable de la C.G.T. à une Assemblée des Cadres syndicaux de la Région Parisienne. Les appareils syndicaux se donnent ainsi le temps en dehors du contrôle de la base, de coiffer le mouvement. MARDI 9 JUILLET le Comité parisien de grève, dont aucun employé ne connaît encore la composition, décrète la grève générale à Paris. Le Comité de grève du C.N.E.P. ne donne l'ordre de grève que jusqu'au vendredi 12 juillet. Une forte pression à la base se dessine contre la grève géné- rale au C.N.E.P., parce que les employés sentent qu’ainsi le contrôle de la grève leur échappe. MERCREDI 10 JUILLET, le Comité National de grève donne l'ordre de grève générale dans toute la France. Jetons un coup d'ail en arrière pour examiner le dérou. lement de la grève jusqu'à cette date. Les manifestations des mécanographes du C.N.E.P. ont entraîné tous les employés de l'établissement dans l'action. A leur tour, les employés du C.N.E.P., pour leurs manifes- tations pour les boulevards, entraînent le débrayage des au- tres banques. Les militants de base du C.N.E.P., notamment ceux de la C.G.T., appliquant une orientation correcte, se dépensent sans compter. Point par point, tous les objectifs fixés au mouvement par les militants de base qui l'ont dé- clenché, sont atteints. Toute cette orientation s'applique tota- lement en dehors du contrôle des appareils syndicaux. A partir des manifestations sur les boulevards, les diri- geants fédéraux interviennent. Pour reprendre le contrôle du mouvement, ils sont obligés d'aller très loin, et de convo- quer une manifestation de masse de tous les employés de banque parisiens, afin de ne pas être en retrait sur leur volonté de combat. Dans un deuxième temps, le mouvement, comme nous allons le voir, va alors changer de nature. De sa phase active, élargissement, manifestations, contrôle de la base, il va pas- - 30 ser à sa phase passive, sous le signe du mot d'ordre des direc- tins syndicales : « N'écoutez que les directives émanant du Comité Na- tional de Grève », Comité qui, rappelons-le, n'a en aucune manière été élu, mais désigné par les directions des trois fédé. rations, et dont aucun membre n'a joué un rôle quelconque dans le déclenchement du mouvement. VENDREDI 12 JUILLET, un meeting se tient à la Crange-aux-Belles. Près de 10.000 employés de banque y participent. Les dirigeants syndicaux annoncent une Commis- 'sion Nationale de Conciliation pour le 16 juillet (1). Mais aucune manifestation n'est prévue pour ce jour-là. Les « responsables » syndicaux veulent discuter dans le calme, el redoutent la combativité des employés. Un tract émanant des camarades qui firent partie plus tard du Comité de lutte du C.N.E.P. est distribué à l'entrée de la salle. Les dirigeants syndicaux refusent de donner la parole à la tribune à un de ces camarades: la leçon du jeudi de la semaine passée, salle Cadet, leur a servi. Ils ont pris leurs précautions, et la tribune est abondamment garnie par des militants sûrs. Seuls ont droit à la parole les dirigeants fédéraux, et un représentant du Syndicat National des Ca- dres de la Banque, dont, pourtant, les adhérents travaillent. MARDI 16 JUILLET, la séance de la Commission Na. tionale de Conciliation est levée après 9 heures de discus- sion, sur le refus brutal du Ministre des Finances d'accorder une augmentation des salaires. MERCREDI 17 JUILLET, à 8 h. 30, meeting à la Gran- ge-aux-Belles, des employés de la Sécurité Sociale, pendant un arrêt de travail de deux heures. A 10 heures, meeting à la Bourse du Travail des em- ployés de banque. A 17 h. 30, meeting salle des Ingénieurs Civils, des employés d'Assurances. JEUDI 18 JUILLET, les Cadres C.F.T.C. et S.N.C.B. ont rejoint le mouvement pour 48 heures. 80.000 employés de banque sont en grève. Les Echos s'inquiètent des consé- quences désastreuses du conflit des banques, et soulignent la menace qu'il représente pour l'économie française. VENDREDI 19 JUILLET, la solidarité financière est organisée dans toutes les corporations pour soutenir la grève des banques. L'accueil chaleureux rencontré par les grévistes dans les usines montre la popularité de la grève des banques et les possibilités d'extension qu'elle renferme. LUNDI 22 JUILLET, au meeting de la Bourse du Tra. vail, Charréron, secrétaire fédéral de Force-Ouvrière, demande aux employés de banque de venir manifester le soir à 17 h. 30 (1) Commission prévue par la loi, lorsque l'accord direct ne se fait pas entre patrons et employés, et où le gouvernement est représenté. 31 devant l’A.P.B., où se tient une Commission Paritaire. Alors que la C.G.T. et la C.F.T.C. s'opposent aux manifestations, F-0. est, à ce moment-là, la seule organisation qui traduise le sentiment des employés de banque qui veulent sortir de la grève passive. Organisation minoritaire dans la région pari. sienne, le syndicat de la banque F.O. subit plus facilement la pression et la volonté de la base. Près de 2.000 employés de banque viennent manifester le soir devant l’A.P.B., où les banques offrent 3 % d'aug. mentation. MARDI 23 JUILLET, à la Bourse du Travail les em- ployés de banque repoussent l'aumône patronale. La grève continue, toujours aussi puissante après la décision unanime de l'Assemblée Nationale enjoignant aux banquiers de met- tre fin sans délai au conflit. 3.000 employés des Assurances manifestent devant le siège de l'association patronale. N'au- rait-il pas été plus juste de lier cette manifestation avec celle de la veille à l’A.P.B.? Les dirigeants fédéraux ne l'ont pas voulu, parce qu'ils ne s'orientaient pas vers l'extension du mouvement aux autres corporations. MERCREDI 24 JUILLET, des cadres C.F.T.C. de la banque ont repris le travail, suivant ainsi le triste exemple de leurs collègues du S.N.C.B. Le personnel pénitentiaire con- tinue la lutte, après avoir rejeté les propositions contenues dans l'arbitrage de Bourgès-Maunoury. JEUDI 25 JUILLET, les banquiers ont refusé de réunir une Commission Paritaire. Ils préfèrent sans aucun doute la Commission Nationale de Conciliation. Le patronat des Assurances repousse à septembre l’exa- men des salaires. Les pénitentiaires continuent la grève. En- trevue entre syndicats et ministre pour les Gaziers et Elec- triciens. Arrêt de travail dans les Douanes, à Marseille, Nan- tes, Lille, Dunkerque et Mulhouse. VENDREDI 26 JUILLET, la Commission Nationale de Conciliation se réunit. Les banquiers accordent une augmen- tation de salaires de 8 à 10 %, mais retiennent forfaitaire- ment 12 jours de grève étalés sur 5 mois. Les grévistes ne percevront donc un salaire supérieur qu'à partir de décembre seulement. Le gouverneur de la Banque de France reçoit les syndicats de cette banque qui ont organisé un référendum pour passer à l'action le lundi suivant. Les Gaziers et Elec- triciens obtiennent un acompte spécial de 30 %, avec un minimum de 12.000 francs. Les Fonctionnaires manifestent devant le Ministère des Finances. SAMEDI 27 JUILLET, meeting des employés de banque à la Bourse du Travail. Les dirigeants syndicaux font trainer la séance. Les chanteurs amateurs se succèdent au micro pour faire attendre les grévistes. Mais la salle s'impatiente et une cantatrice, de la Société Générale, interrompue par les batte- 32 - ments de pieds et les cris de: « NOS 5.000 FRANCS! NOS 5.000 FRANCS !) doit abandonner la tribune. La grève est une chose sérieuse et les employés de banque goû. tent peu des spectacles qui n'ont rien d'artistique, et mon- irent à ceux qui paradent sur l’estrade qu'ils ne sont pas au music-hall, mais à une réunion syndicale. Enfin, sous les huées de toute la salle, les dirigeants fédéraux annoncent la décision du Comité National de Grève ordonnant la reprise du travail. Pendant ce temps, les diri. geants confédéraux ont signé l'accord de la Commission Na- tionale de Conciliation. Le vote sur la continuation de la grève est refusé aux employés présents, et la séance levée dans le tumulte. Le Comité de Grève du C.N.E.P., réuni au square Montholon, décide de continuer la lutte lundi pro- chain pour le paiement des jours de grève. LUNDI 29 JUILLET, les employés du C.N.E.P. occu- pent le hall de la banque. Une délégation est reçue par la Direction. La question du paiement des jours de grève sera examinée le lendemain par le Président du Conseil d'Admi- nistration. MARDI 30 JUILLET, la Direction du C.N.E.P. n'accepte de discuter qu'après évacuation du hall. Le hall est évacué, mais les grévistes restent sur place dans les locaux de la can- tine. Le Président du C.N.E.P. annonce que les banquiers ne céderont pas sur le principe de la retenue des jours de grève, mais qu'un accord peut être recherché sous forme de « prime de rattrapage de retard ». Cette proposition est communiquée aux trois représentants syndicaux du Conseil d'Administration, pendant que le Comité de Grève fait anti- chambre. Pour protester contre la non-réception du Comité de Grève, plusieurs centaines d'employés manifestent devant le C.N.E.P. Pour le paiement des jours de grève, plusieurs débraya- ges ont lieu dans la journée au Crédit Lyonnais, à la B.N.C.I., à la B.U.P. et au Crédit du Nord. MERCREDI 31 JUILLET, les employés du C.N.E.P. ont repris le travail. La grève continue à la B.N.C.I., au Crédit Lyonnais et au Crédit Commercial de France. Les banquiers, reunis en Conseil à l’A.P.B., sont divisés sur la recherche d'un accommodement quant aux conditions de reprise du travail. : JEUDI 1er AOUT, débrayages partiels au Crédit du Nord à Paris et au Crédit Lyonnais à Marseille. La Direction du C.N.E.P. propose au Comité de Grève une prime de rat- trapage de retard compensant d'environ 80 % la retenue des jours de grève, mais un certain nombre d'heures supplémen- taires devant être faites. 33 VENDREDI 2 AOUT, l'A.P.B. s'aligne sur la proposition faite par le Président du C.N.E.P., mais sans fixer de manière précise le pourcentage que représente la prime de rattra- page par rapport aux journées perdues. LUNDI 5 AOUT, le Comité de Grève du C.N.E.P., reçu par le Président, proteste contre sa décision d'appliquer le texte de l’A.P.B. qui ne chiffre pas le montant de la prime, alors qu'il avait promis une compensation d'environ 80 %. Après la réponse évasive du président, les employés du C.N.E.P. débrayent et se réunissent dans le hall. L'Assem- blée générale adopte avec enthousiasme la revendication d'une prime de 20.000 francs égale pour tous. La Direction convoque immédiatement les 3 représentants syndicaux au Conseil d'Administration. Le Comité de Grève, reçu ensuite par le président, apprend le paiement en trois fois de l'indem- nité de rattrapage, dont le montant correspond à ce qui avait été fixé à l'origine. Le Comité de grève prend acte de cette décision, mais annonce qu'elle ne satisfait plus les employés, qui ne peuvent s'y reconnaître dans toutes les maneuvres auxquelles la Direction se livre à propos de l'attribution de cette prime. MARDI 6 AOUT, réunion houleuse du Comité de Grève du C.N.E.P. Force-Ouvrière accepte la proposition du Prési- dent et annonce son retrait du Comité de Grève. Après dis- cussion, les membres du Comité de Grève se dispersent dans les bureaux pour annoncer que les organisations syndicales sont d'accord pour arrêter la lutte jusqu'au premier verse- ment de la prime de rattrapage de retard. C'est la fin de la grève dans les banques où, partout, le travail a repris normalement. Le C.N.E.P., qui fut le pre- mier dans la lutte, a été le dernier à reprendre le travail. LUNDI 12 AOUT, distribution du premier tract du Comité le lutte du C.N.E.P., tirant les leçons de la grève. La grève vue par un employé de la Banque Nationale pour le Commerce et l'Industrie (B.N.C.I.). Si les pages qui précèdent sont l'expérience d'un « mi- litant » au sens le plus traditionnel du terme, celles qui sui- vent émanent d’un employé de banque qui peut être consi- déré, non pas comme l'employé simple exécutant type de plus en plus fréquent – mais comme celui auquel on demande une certaine instruction, des connaissances profes- sionnelles assez approfondies et auquel le patron confie « une certaine responsabilité ». Bien qu'il travaille dans une importante banque de dépôt, son travail se rapprocherait de celui de l'employé 34 de type traditionnel; de toute façon, l'auteur n'est pas un « militant », bien que ses réflexions témoignent d'une cer- taine « culture politique ». Le texte fut rédigé par lui immédiatement après la grève. On y sent à la fois l'enthousiasme de la lutte et le dégoût de ceux qui « l'ont trahie ». Mais le caractère le plus net, qui correspond à notre avis à la position de l'inté- ressé, est qu'il se place presque en spectateur de la lutte. Depuis plusieurs mois déjà, le mécontentement mani. festé par les employés de banque avait pris une certaine am- pleur. A des demandes d'augmentation des salaires très jus- tifiées (la grande majorité des employés ont un salaire compris entre 30 et 35.000 francs par mois) l'Association Professionnelle des Banques (syndicat patronal) opposa tou jours un non catégorique. Enfin au mois de juin, la commis- sion mixte se réunit. Alors que les syndicats réclamaient principalement une augmentation de 5.000 francs par mois avec un minimum de 35.000 francs après un an de service, un mois de congé pour tous, le retour aux 40 heures, la suppression des abattements de zone, l’A.P.B. se retran chait derrière la politique de blocage des salaires inaugurée par M. Gaillard, se contenta d'accorder une prime excep- tionnelle égale à 30 % du salaire mensuel. Cette aumône fur considérée à juste titre par les employés comme une véritable insulte. Tous étaient alors partisans de déclencher immédiatement une grève générale illimitée, seul moyen efficace dans notre profession de lutter contre le Patronat, les effets d'une telle grève ne se faisant d'ailleurs sentir qu'un certain nombre de jours après le déclenchement de l'action. Mais les syndicats s'opposèrent à ce mode d'action sous pré- texte que tout espoir de concession de la part du patronat n'était pas encore perdu. A compter du 3 juillet seuls donc des débrayages furent organisés quotidiennement. Ils furent bien sûr totalement inefficaces. Pourquoi un tel gaspillage à la veille d'une longue grève? Un trou bien inutile dans les pauvres budgets des employés. Le lundi 8 juillet, les syndicats n'ayant toujours pris aucune décision, à la B.N.C.I., au siège du C.N.E.P., à la B.U.P., sans plus attendre les employés déclenchèrent une grève totale illimitée. La bureaucratie syndicale était une fois de plus débordée. En quête d'informations je me suis rendu le même jour aux sièges des banques les plus impor. tantes, notamment à celui du Crédit Lyonnais où la situation était très confuse. Rassemblés dans le hall un certain nom. bre d'employés demandaient le déclenchement immédiat de la grève illimitée. Les délégués tentaient non sans mal de leur expliquer qu'il fallait attendre les ordres des centrales syndicales. Ayant alors pris la parole et informé mes collè. gues que la grève illimitée était devenue effective dans mon 35 établissement, je fus violemment pris à partie par les délé- gués et invité à sortir. La C.G.T., F.O. et la C.F.T.C. ne devaient lancer leur mot d'ordre de grève illimitée que le 10 au soir. Deux syn- dicats ne se joignirent pas au mouvement : le S.N.C.B. (syn- dicat des cadres de la Banque) et les cadres C.F.T.C. Le S.N.C.B., syndicat croupion, fut créé après la Libé- ration par les directeurs des banques les plus importantes. Son rôle essentiel consiste à saboter tous les mouvements revendicatifs. Sa doctrine sociale ressemble étrangement au programme « social » du gouvernement de Vichy, un certain paternalisme sans consistance. Quelle est son influence réelle? Il est nécessaire, semble-t-il, d'aborder la question des cadres bancaires. On peut distinguer les cadres supérieurs (directeurs), les cadres moyens (chefs de service), enfin les petits cadres (chefs de section ou de groupe). Comme dans toute entre- prise capitaliste, les cadres supérieurs et moyens, quelques fois intelligents, souvent falots, sont dévoués corps et ames au Patronat, ils font partie intégrante du « système ». Ils n'appartiennent pas à la même couche sociale que les em- ployés et manifestent à l'égard de ces derniers un mépris total. Au contraire, les petits cadres, nombreux dans notre profession, sont des employés à qui souvent un petit grade a été attribuée parce qu'ils ont été reconnus aptes à jouer un rôle coercitif et de mouchardage. N'importe quel em- ployé, en particulier un de ces jeunes si défavorisés, est capable de les remplacer sans peine : c'est d'ailleurs sou- vent ce qui arrive en cas de maladie par exemple. Quelques petits cadres seulement refusent, il faut le dire, de jouer ce triste rôle. Mais ce sont en général des employés à qui la direction a accordé de mauvaise grâce un petit avancement à la suite de brillants succès à des examens de l'enseignement technique ou supérieur ou des employés dont la direction a absolument besoin pour remplir certaines tâches délicates. On comprendra alors que l'influence du S.N.C.B. est réelle dans la mesure où se manifeste son dévouement au Patronat. Les ordres de grève, toujours symbolique, ne sont jumais exécutés. Le S.N.C.B. donne surtout bonne conscience aux moyens et petits cadres qui peuvent enfin dire: « Mon syndicat ne m'a pas donné l'ordre de faire la grève. » Le rôle joué par les cadres C.F.T.C. ressemble à celui de certains personnages célèbres de la comédie italienne. Pendant les huit premiers jours de la grève les cadres C.F.T.C. ne participèrent pas au mouvement. Lorsque pour sauver les apparences, le S.N.C.B. lança un ordre de grève de 48 heures, les cadres C.F.T.C. lancèrent un ordre de grève illimitée. Quelle ne fut pas alors notre stupeur en entendant leur représentant s'écrier à la Bourse du Travail : « Camarades, nous prenons la tête du mouvement revendicatif. Nous - 36 poursuivrons la lutte jusqu'à la victoire. » Deux jours après la Radio et la Presse annonçaient que les cadres C.F.T.C. avaient décidé de reprendre le travail. Quant au délégué des employés C.F.T.C. assez embarrassé bien sûr, il s'en tira par une pirouette : « Il ne faut pas confondre, dit-il, les cadres et les employés. D Allez, après cela y comprendre quelque chose! La bureaucratie syndicale a de ces mystères! Si les cadres ne suivirent pas en général le mouvement, le nombre des employés en grève par contre fut important. Ce qui n'empêcha pas les syndicats de prétendre que de la base au sommet la grève était effective et de transformer leur demande d'augmentation de 5.000 francs pour tous en une demande d'augmentation de 12 % hiérarchisée. La première semaine', tous les jours, les employés allaient devant leurs établissements respectifs. J'ai entendu alors les délégués de la B.N.C.I. à Barbès dire aux employés : « Ren- trez chez vous et ne venez plus devant l'établissement. Vous pouvez provoquer des incidents avec les jaunes. Il faut res- pecter la liberté du travail. » Cette liberté du travail pour- tant la Direction ne la respectait guère. Ainsi mes collègues des services « Câbles » et « Chambre de compensation » reçurent de la direction du Personnel des lettres leur de- mandant le reprendre immédiatement le travail avec des menaces de sanctions à l'appui. Les syndicats organisèrent à la Bourse du Travail pres- que tous les jours des meetings. Les amateurs de guignol ne furent pas déçus. Des tas de discours creux comme la cer- velle de leurs auteurs, mal construits et sentant le réchauffé. Nous étions comparés quotidiennement aux héros de 1848 et de la Commune et sur un tract C.G.T. on pouvait lire: « Vous vaincrez parce que vous êtes les plus forts ! » (Paul Reynaud a probablement dû se syndiquer). Trois semaines passèrent ainsi sans histoire. Mes collègues qui assistèrent régulièrement aux meetings, s'amusèrent beaucoup. Ils eurent raison. Le vendredi 26 juillet enfin une commission de conci- liation se réunit après un vote du Parlement en notre faveur et surtout à l'approche de l'importante échéance du 31 juil- let. La grève continuant au-delà de cette date c'était la para- lysie économique du pays. Quel atout dans notre jeu! Alors que les pour parlers avaient commencé un meeting eut lieu comme d'habitude ce jour-là à la Bourse du Travail. Nos délégués affirmèrent avant de se séparer: « Demain vous jugerez souverainement les propositions gouvernementales et vous déciderez si oui ou non le travail doit être repris. » Et le lendemain, fidèles au rendez-vous, nous sommes allés à la Bourse du Travail. Le meeting ne commença pas à l'heure. Pour nous faire patienter des attractions furent organisées. Nous avons écouté patiemment : « La vie en rose ». Puis, subitement, flairant la trahison qui se préparait 37 - dans les coulisses, une partie de l'assistance protesta et hur- la: « Nos 5.000 francs, nos 5.000 francs! » Enfin Rouxel, représentant C.F.T.C., vint à la tribune et nous annonça que le Comité national de grève avait décidé la reprise du tra- vail. Nous avions obtenu seulement une augmentation moyen- ne de 7 % et non pas 8 à 12 % comme n'ont cessé de le prétendre la presse et la radio), une prime exceptionnelle de 5 % et enfin un mois de congé après dix ans de service. Nous fûmes placés devant le fait accompli. Les syndicalistes refusèrent de mettre aux voix la reprise du travail et furent, devant une foule déchaînée et hurlant son dégoût, dans l'im- possibilité de terminer le meeting. Un jeune, parvenu non sans peine jusqu'à la tribune tenta de parler au micro. Le courant fut coupé. Alors la salle se vida rapidement. Dehors on vendait France-soir qui annonçait en gros caractères : « La grève des banques est terminée. » Nouvelle preuve d'une décision prise plusieurs heures auparavant. Effectivement la grève était brisée. Les mancuvres conjuguées du Patronat, du Gouvernement, des Syndicats avaient réussi une fois de plus. Quelques débrayages eurent encore lieu la semaine suivante. Derniers spasmes d'un mouvement trahi. Partout dans les différents services de la B.N.C.I. j'ai pu me rendre compte de l'écourement des jeunes notamment. Ces derniers furent en majorité dans le mouvement. Ils furent les plus défavorisés. Les cadres au contraire ont été une fois de plus les profiteurs de la grève. Aux nombreuses heures supplémen- taires faites pendant la grève et payées à des tarifs excep- tionnellement élevés s'est ajoutée une augmentation substan- tielle de leurs salaires. Je ne peux m'empêcher de penser à ces quelques lignes de Simone Weil: « Dans les conditions sociales présentes, le syndicat finit inévitablement par être transformée en orga- nisation professionnelle unique, obligatoire, mise au pas dans la vie officielle. Il est alors passé à l'état de cadavre. » Pourquoi les banques d'affaires n'ont pas fait grève? A côté des banques de dépôt (nombreux employés effec- tuant un grand nombre de petites opérations), il existe les banques d'affaires (effectifs réduits mais traitant de grosses opérations financières). Alors que le personnel des banques de dépôt est « de la main-d'ouvre » au sens le plus capi- taliste du terme, les banques d'affaires ont besoin -- de par la rature même de leurs opérations - d'un personnel « choisi », plus compétent, plus discret, plus « docile ). Aussi trouve- t-on dans ces entreprises, un parternalisme prononcé, des sa- laires et des avantages supérieurs à ceux des autres banques, c'est-à-dire une situation qui ôte toute valeur aux mots d'or- dres syndicaux axés uniquement sur des revendications de 38 salaires. Cette situation des banques d'affaires est aussi celle des établissements spécialisés (Banque de France, Crédit Foncier, Crédit National) qui, en raison de leur importance dans le circuit monétaire et bancaire, garantissent à leurs employés certains « privilèges ». La lettre qui nous a été adressé par un employé d'une importante banque d'affaires montre bien qu'il faut se placer dans la réalité d'une entre- prise pour juger de l'attitude des salariés et bien se garder de voir les luttes ouvrières dans la simplicité d'une image d'Epinal. Cette grève, je le dis tout de suite, elle n'a pas été suivie dans ma boîte. Ceci pour plusieurs raisons : 1°) les 95 % des employés ont tous un salaire net mensuel au-des- sus de 42.000 francs ceci sans compter le mois de juin double, le 13e mois et le 14e mois, c'est-à-dire que chaque employé touche 15 mois par an; 2°) les employés qui ont charge de famille, c'est-à-dire mariés avec enfant, touchent aux mois de juin et de décembre 3 mois d'allocations familiales (au, total 6 mois par an en plus des 15 mois de salaires cités plus haut ; 3° le service social (cantine et maison de vacances) est très développé. Chaque employé paie 50 francs par repas com- posé d'un plat de viande (beefsteak, rosbeef, rôti veau, porc, poulet), d'un plat de légumes, d'un dessert ou fromage, plus pain et café à volonté. Au moment des vacances, la Direction rembourse 300 francs par jour et par personne femme et enfants bénéficient des mêmes avantages — passés dans une maison de vacances agréée par elle. Tout ceci sans compter de récents avantages obtenus pour la contine et la baisse de cadence pour les employés mécano. C'est pourquoi les mots d'ordre que lancent les trois centrales syndicales sont complètement dépassés — de loin — chez nous. Reste à savoir seulement si nous devons faire une grève de solidarité de 24 heures comme le font le Crédit Foncier, le Crédit National ou la Banque de France. Mon avis per- isonnel sur cette question de solidarité surtout avec les trois centrales syndicales est contre. Et tous les délégués de ma boîte à part un stalinien sont du même avis que moi. Si c'est une question de solidarité avec les grévistes, là je suis d'accord. Mais alors, ce n'est plus une grève symbolique de 24 heures, c'est une grève générale effective au cours de la- quelle les mots d'ordre ne seront plus les mêmes que ceux du Comité National de grève. Pour faire débrayer les copains, il faudrait qu'il y ait des mots d'ordre de beaucoup supé. rieurs à ceux du Comité National de grève c'est-à-dire : 1/ augmentation de 12 % de salaire avec minimum de 45.000. sans hiérarchisation chez les cadres; 2/ semaine de 40 heures payées sur 43 h. 30 (chez nous, on ne travaille que 43 h. 30 par semaine); 39 - 3/ Participation plus large et plus effective du Comité d'Entreprise à la gestion de l'entreprise. La grève chez nous pourrait être justifiée et ne pourrait être suivie que par ces trois mots d'ordre, encore que le 30 pourrait être discuté, car c'est un mot d'ordre qui n'est que de circonstance et doit entraîner vers le mot d'ordre de ges- tion ouvrière de l'entreprise; or, la majorité de chez nous n'y est pas préparée. L'autre possibilité, c'est la grève symbolique de soti- darité. Pour moi, elle ne rime à rien. j'ai vu des exemples dans d'autres corporations. S'engager dans cette voie risque de faire perdre tous les avantages qui ont été obtenus ces trois dernières années. D'ailleurs, la grève est une arme telle- ment précieuse, tellement tranchante, que nous, salariés, devons savoir nous en servir et ne pas l'user pour n'importe quoi à n'importe quel moment. Je suis également persuadé que s'il y a un large mouve. nient qui englobe tout de même 80 % du personnel ban- caire (le chiffre 80 % est donné par l'Huma — est-ce exact, , est-ce gonflé? Je ne peux le vérifier, mais je crains qu'il ne soit bien gonflé) — cette grève est viciée au départ et n'abou- tit qu'à un échec. Pourquoi viciée au départ? Pourquoi échec? Je te donne ci-dessous quelques explications sommaires. Dans tous les secteurs de la banque, titres, changes, portefeuille, caisse et chambre de compensation, le seul secteur qui pour- rait faire perdre de l'argent aux banquiers d'une manière efficace et effective, c'est le secteur caisse et chambre de compensation et dans ces deux secteurs, les syndicats cadres, C.F.T.C. et F.0. s'arrangent pour les faire marcher pendant les journées de grève et ceci dans quelques banques avec l'accord de la C.G.T.. Alors, comment veux-tu que les patrons banquiers cèdent s'ils voient que les secteurs indispensables à leur vie fonctionnent et continuent à leur procurer des liéné- fices. Il reste bien entendu que la paralysie des autres secteurs crée des perturbations, mais ceci n'est rien à côté de la paralysie de la caisse-trésorerie et de la chambre de compensation. C'est pourquoi cette grève qui a l'air d'être un gran mouvement qui a provoqué même l'intervention de l'Assem- blée Nationale – oh, quelle fourberie de cette maudite assemblée et quelle hypocrisie de l'Huma et des staliniens - je l'ai dit, est déjà viciée au départ. Elle est vouée à l'échec car avec les 6 % d'augmenta- tion (l'Huma titre 8 % mais en réalité il y a 5,50 % pour les salaires fixes, 3 % pour le calcul de la prime d'ancienneté qui n'est pas la même chose et cette augmentation ne profite qu'aux anciens tandis que les jeunes, les nouveaux, qui sont les moins payés et qui forment la grande masse des grévistes, n'ont effectivement que 6 % d'augmentation) on ne peut dire que c'est un succès. Trois centrales syndicales qui s'unis- 40 sent, qui prétendent grouper 80 % du personnel bancaire, qui forment un comité national de grève qui fait durer la grève jusqu'à 20 jours, et qui en fin de compte n'acceptent que la moitié des revendications, je trouve que c'est bien maigre et que les délégués de chaque tôle pourraient l'obte. nir sans avoir besoin de tant de bruit. D'ailleurs plusieurs banques ont déjà obtenu satisfaction le jour même du déclenchement de la grève. A Barclays' Bank, chez de Neuflize, à la Banque Française et Italienne pour l'Amérique du Sud, la Direction a appelé les délégués et leur a dit qu'elle consentait à augmenter de 10 points le coefficient de chaque employé si le personnel ne suivait pas la grève. Les délégués de ces établissements ont consenti, bien entendu, à ne pas déclencher le mouvement. Comme tu vois, cette grève, si elle est viciée au départ par les organisations syndicales, elle est également sabotée, et ceci, avec l'accord des trois organisations syndicales, à l'échelon des entreprises bien entendu, par plusieurs directions patronales. * La grève des banques vue des syndicats Les déclarations et les écrits des bureaucrates syndicaux parlent pour eux. Il faudrait des pages pour montrer la « tactique » des bureaucraties syndicales au cours de cette grève, « tactique » s'entendant évidemment contre les tra- vailleurs; mais il est tout autant instructif de rapprocher les positions hautement affirmées avant et pendant la grève et les recommandations et déclarations après la grève. Force Ouvrière ne s'étend pratiquement sur la grève qu'une seule fois, quand elle est finie, et pour affirmer: « L'ordre de cessation de grève fut donné après consulta- tion des personnels dans chaque établissement » (sic) (Force Ouvrière, jer août, p. 9). Evidemment, syndicat réformiste, ouvertement « jaune » la plupart du temps, peut se permettre un men- songe aussi flagrant. La C.F.T.C. est plus prudente. Après avoir claironné le 1er juin dans Syndicalisme que : « Notre Fédération qui souhaite un accord de toutes les » organisations syndicales sans aucune exclusive est prête » à prendre ses responsabilités pour le déclenchement d'une ) action pour l'aboutissement des revendications. » Cet « aboutissement », c'est la reprise du travail le 27 juillet, que Syndicalisme annonce le 3 août sous le titre « Solutions d'attente trouvées pour les banques » (trouvées par qui?) en publiant, sans aucun commentaire le commu- niqué final du Comité National de Grève. Et pour cause, ce un 41 communiqué est un chef d'œuvre d'hypocrisie syndicale qui mérite une citation particulière : « Il a fallu la grève nationale pour que les patrons » en viennent à accepter les conditions suivantes... » Le Comité National prend acte de la position de » la majorité des Comités locaux de grève de prendre en » considération les dispositions qui précèdent pour le » rétablissement de l'équilibre des salaires en référence » à leur indice général d'avril 1957... » En conséquence, le Comité National de Grève » considère que l'acceptation de l'ensemble des dispo- » sitions qui précèdent ne constitue qu’un armistice. » Il invite le personnel des banques à rester sur le » qui vive et à répondre à l'appel des organisations syn- » dicales pour la prochaine révision des salaires, pour » la réduction rapide de la durée du travail par le » retour aux 5X8, le relèvement du minimum profes- » sionnel pour les jeunes et pour tous la révision du » régime de retraite. » La C.G.T., au départ était plus explicite sur ses buts d'agitation. A tout hasard, le 4 juillet elle passe un commu- niqué dans l'Humanité: « Agissez contre les traités de Mar- ché commun et d’Euratom, pour le S.M.I.G. à 145 et l'aug- mentation des salaires et des traitements ». L'effervescence dans les banques peut servir avec quelques autres « réveils » sporadiques bien organisés à faire un baroud d'honneur pour le vote de l'Assemblée Nationale des traités de la « petite Europe ). Mais les travailleurs, surtout ceux des banques, apprécieront que leurs revendications propres ne sont pas suffisamment importantes pour mériter le numéro 1. Evi- demment, comme ils font quand même plus de bruit que prévu, les bureaucrates syndicaux doivent faire mieux que le: employés... mais en paroles seulement, pour faire passer l'action de « la phase active à la grève générale passive » (1). Delon, secrétaire de la Fédération Employés C.G.T., clame dans l'Humanité du 8 juillet : « Notre Fédération » C.G.T., fidèle à sa ligne, à tout son passé, est prête à main. » tenir la lutte la plus élevée en consultant tous ceux qui » sont appelés à la faire sur l'ampleur et la durée qu'ils » entendent lui donner. » Et chaque jour voit un « responsable » syndical pro- clamer que « les trois organisations syndicales entendent poursuivre la lutte jusqu'à complète satisfaction ». D'une manière "bien étrange certes. Lors de la mani. festation de l'après-midi du 3 juillet organisée par les syn- dicats pour barrer l'action spontanée qui se développe, Charréron, responsable F.O., approuvé par les autres, de- (1) Brochure citée, p. 15. 42 - nande aux grévistes : « Restez calmes. Nous nous sommes entendus avec la police et les C.R.S. pour qu'il n'y ait pas d'incidents. » Et alors que Delon crie: « Vive la Grève Gé. nérale », les petits bureaucrates transmettent les mots d'or. dre : « restez à la maison et suivez les directives syndicales. » Les directives syndicales, c'est chaque jour un meeting dans une salle trop petite où l'on fait, chaque jour aussi, voter à mains levées, la poursuite « de la lutte jusqu'à la victoire ». Une preuve que la C.G.T. est une organisation démocra- tique. Bien sûr, le 23 juillet, Delon devient plus prosaïque, et il parle curieusement au futur: « Leur courage (des gré- vistes) sera récompensé; ils reprendront tous ensemble le travail lorsqu'il sera fait droit aux revendications essentielles » (l'Humanité, 23 juillet). Enfin, on a bien voté dans tous les meetings, sauf au dernier, celui où les syndicats donnent sous les huées l'ordre de reprise. Ce jour-là, le 27 juillet, le vote à mains levées cesse d'être la démocratie. C'est ce qu'explique sous les in- sultes Pompey, dirigeant C.G.T.; « Votre vote ne serait pas démocratique. Il y a 35.000 employés de banque dans la région parisienne, vous êtes à peine 5 à 6.000 employés dans cette salle, vous n'êtes pas la majorité. » Comme le disait l'Humanité le 26 juillet, « le temps est venu d'en finir avec les tergiversations et de faire des propositions acceptables par les gagne-petit » ! « Nous avions le devoir d'être réalistes » écrira Delon dans sa brochure sur la grève des banques. « Etre réalistes », Baltassat en donne une bonne définition dans Le Peuple (1er septembre): « Nous avons été amenés à contrer certains courants » démagogiques et à préserver ce climat de force tranquille » et raisonnée dont d'ailleurs les grévistes ne se sont point » départis » (1). Il ne serait pas de meilleure conclusion à cette revue rapide des positions des syndicats que l'article de Delon dans le Peuple du 1er août; il montrerait, si besoin était, que les syndicats ont toujours en vue des intérêts radicalement diffé- rents de ceux des salariés : « Le mouvement s'est terminé dans le bonnes condi. » tions... (sic). « Or si les employés de banque ont certaines traditions » syndicales... il faut convenir que la grosse majorité d'entre (1) Ces courants démagogiques concernent non seulement Paris mais la Province: « Une très vive opposition s'était monifestée tant dans les comités locaux de nombreuses villes de Province qu'à Paris contre la reprise du travail sur la base des propositions faites par la Commis. sion de Conciliation » (l'Usine Nouvelle, l't août 57, p. 77). 43 - » eux n'est pas syndiquée et que dans leur majorité ils su- >> bissent l'influence de l'idéologie bourgeoise... (1) « Bien des camarades appréhendent un mot d'ordre de » grève à durée indéterminée ne pensant pas qu'elle ait des ») chances de succès... » Ayant ainsi renforcé la grève (à l'intérieur et dans » l'opinion publique) nous avons obtenu la reprise des pour- » parlers. Vendredi 26, le mouvement était encore fort mal- ) gré certaines défections tant à Paris qu'en province. Il .) était à craindre un affaiblissement le lundi tant à cause des difficultés matérielles que par les satisfactions impor- » tantes que les banquiers étaient contraints d'accorder; nous » avons estimé que le moment était arrivé de conclure en ») obtenant le maximum, en conservant le bloc uni de la » majorité des grévistes pour poursuivre le combat pour les )) revendications encore en suspens et notamment le paie- » ment intégral des journées de grève. Nous avons consulté » les syndicats qui dans leur grosse majorité ont partagé ce » point de vue. Il convient de souligner que bien des cama- » rades (cela est arrivé dans bien des grèves) la veille sous- » estimaient le nombre des rentrées, renseignaient mal le » C.N. de grève ou plutôt se leurraient eux-mêmes... » J'ai souvent pensé que ce comité de grève pouvait » préfigurer la Direction d'un syndicat unique, de la Fédé- » ration unique qui existeront un jour; Nous avons eu la » joie de voir les secrétaires des trois U.D. parler à la même » tribune de nos assemblées et même un jour les représen- » 'tants des trois confédérations. » Il est à peine besoin de commenter ce texte mais pour ceux qui croient encore à l'Unité des syndicats ou au syn. dicat unique, il peut préfigurer quelle serait l'attitude d'une organisation unique dans une grève de l'ampleur de la grève des banques. De plus, on y trouve la raison pour laquelle tous les syndicats ont terminé la grève d'une manière si bureaucratique, sans même la caricature d'une démocratie: la collaboration étroite des bureaucraties au sommet est infi. niment plus précieuse que tous les intérêts des employés de banque et il n'est pas question, une fois qu'elle est atteinte, de la mettre en danger avec ce que Le Peuple appelle d'au- tre part des « menées démagogiques » et qui n'est simple- ment que la démocratie ouvrière réelle. i (1) Ce schématisme élémentaire reflète très exactement la psycho- logie à usage des masses: pas syndiqué = bourgeois, non gréviste = fas- ciste, syndiqué = prolétaire évolué, non bourgeois et politisé. Il n'est pas de schéma aussi faux car les syndiqués sont parfois ceux qui sont les plus intégrés dansl'entreprise, ceux qui sont les plus soumis aux ordres des bureaucraties patronales ou syndicales, sans aucun esprit crie tique, ni « instinct de classe ». 44 - La grève des banques vue par un journal « de gauche » : France-Observateur. Dans son numéro du 1er août, France Observateur parle de la grève des banques sous le titre « De la grève spontanée à l'unité d'action ». Le contenu du texte reflète bien ce schéma : c'est la spontanéité des employés qui a forcé les syn- dicats à l'unité et à conduit à un « succès ». Le malheur est que le schéma est complètement faux : l'unité d'action au sommet existait bien avant la grève et n'a servi en fin de compte qu'à briser la grève spontanée. Pour les syndicats, la presse de « gauche » et France Observateur, la grève « spontanée », c'est la machine de guerre qui servira finalement à installer les bureaucraties au pouvoir. Les temps n'étant pas venus, on brandit l'arme qui s'ofire, puis on la relègue au magasin. Toutes les luttes actuelles n'ont pas d'autresens. Le jour où ces luttes seront in- terprofessionnelles sur un plan national, on ne parlera plus d'unité d'action des fédérations syndicales, mais de front po- pulaire et, qui sait, d'un tripartisme nouvelle mouture, avec la bénédiction des patrons, tout heureux d'être protégés par un « gouvernement dans l'intérêt des travailleurs ». La véritable attitude de tous ces zélateurs de la grève spontanée prélude à l'unité d'action, nous la trouverons dans la correspondance de France Observateur. Lettre d'un lecteur publiée dans France Observateur du ler août : « La grève des employés de banque est terminée bien » que leurs revendications les plus importantes n'aient pas » été satisfaites. Cette grève a, en effet, été sabotée par les » syndicats. Déjà, il y a quelques jours, le S.N.C.B. et les >> cadres C.F.T.C. avaient tenté, sans succès appréciable, ce » sabotage. Aujourd'hui, les autres syndicats: C.G.T., » C.F.T.C. et F.O. se sont faits les complices de l'Association » professionnelle des banques en donnant l'ordre de reprise » du travail sans consulter les grévistes et en plaçant ces » derniers devant le fait accompli. Ainsi, ce matin, à la » Bourse du Travail, les employés de banque étaient en » grande majorité partisans de la poursuite de la grève et » malgré leurs violentes protestations, les syndicats ont main- » tenu leur décision prise dans des petits comités. » J'ai cru de mon devoir de vous faire connaître la ) vérité si pénible soit-elle. Un magnifique mouvement sans » précédent dans la profession bancaire a été trahi. » Réponses de « lecteurs » dans France Observateur du 8 août. Des « lecteurs » de choix. Gabrielli, fonctionnaire du parti, secrétaire de l'U.D. C.G.T. des Bouches-du-Rhône qui qualifie « d'obsédé » un employé qui rappelle les règles élé- Dentaires de démocratie syndicale. Cela n'a rien qui étonne, mais, le préambule que France Observateur a cru devoir 45 insérer éclaire étrangement sur le degré de soumission du journal aux bureaucraties syndicales, surtout à celle de la C.G.T. « Un de nos lecteurs nous a fait part, la semaine der- » nière, de l'hostilité manifestée par un certain nombre d'em. » ployés de banque à l'égard de l'ordre de reprise du travail » donnée par les syndicats. Cette lettre a provoqué les » réactions que nous publions ci-dessous. Mais nous tenons » à rappeler que les lettres publiées dans cette page n'expri- >> ment en aucune façon l'opinion du journal, leur objet est » d'établir entre les lecteurs et le journal un contact, une » tribune libre. Au surplus, précisons que nous n'avons pas « choisi » la lettre de la semaine dernière, qui était, sur la » grève des banques, la seule reçue. Remarquons aussi qu'elle » a été publiée la grève étant terminée. » De MM. P. Gabrielli et L. Redon, secrétaires généraux du Syndicat des Employés de Banque et de Bourse de la Région Marseillaise (C.G.T.): « Votre journal se donne comme raison d'être l'union des >> forces de gauche et a fortiori d'agir pour l'union des forces » syndicales. Or, en présence d'un mouvement dont l'am- » pleur, la cohésion, la combativité et les résultats portent » la marque incontestable de l'unité entre les organisations » syndicales qui, hier, s'injuriaient encore, vous choisissez » de faire votre vitrine avec la lettre d'un obsédé qui, en >> vingt-cinq lignes, charge cette unité des accusations de ) sabotage, complicité avec les patrons, trahison. » Vous êtes pourtant mieux placés que nous, à Paris, » pour savoir que la reprise du travail n'a pas signifié la fin » de la lutte (en province aussi d'ailleurs) et que vous serez » sans doute en mesure, dans votre prochain numéro, d'en- » registrer un nouveau succès des employés de banque fou- » jours unis dans leurs nouvelles formes de lutte. » De M. Claude Marchal (Versailles): « Observateur du déroulement de la grève des employés ► de banque, puisque je fais partie de cette corporation, je » puis vous assurer que la reprise du travail était justifiée » pour deux raisons : » L'une d'ordre matériel: l'augmentation demandée » était de 12 %, celle qui a été accordée se situe de 8 à 10 %, » selon l'ancienneté. » L'autre, d'ordre psychologique: à l'approche du jour » de la paye, des mouvements sporadiques de reprise étaient » amorcés et auraient pu déclencher une rentrée massive. » Si des points de la liste revendicative n'ont pas reçu » de règlement, ils pourront être satisfaits un jour dans le » cadre d'une grève nationale assez importante pour déborder » largement le secteur bancaire et à l'occasion de laquelle la 46 » masse unie des travailleurs saura obtenir des employeurs » les légitimes mesures de santé sociale, » A quoi l'obsédé de la démocratie répond, dans France Observateur du 15 août 1957 : « Grande fut ma déception en prenant connaissance des » réponses de mes interlocuteurs relatives à la grève des han- » ques. Aucun n'a abordé le problème à mes yeux essentiel : » les syndicats n'ont pas, une fois de plus, consulté ceux » qu'ils prétendent représenter avant de prendre une déci- » sion importante. Pourquoi? Leur conception du syndica- » lisme est totalement étrangère à la tradition syndicaliste » révolutionnaire de notre pays, c'est certain. » Enfin, MM. Gabrielli et L. Redon sont scandalisés parce » que j'ai osé critiquer nos syndicats. Ces derniers, comme >> la Reine d'Angleterre, sont-ils tabous? Est-ce un crime de > lèse-majesté que de leur rappeler quelques règles élémen- » taires de la démocratie? » R. BERTHIER Les grèves chez Renault A la rentrée des vacances les ouvriers se sont retrouves dans une situation pire que celle d'avant leur départ. Les paroles qui étaient sur toutes les lèvres caractéri- saient très bien cette situation: « Ça ne peut plus durer ). Cette exaspération était accompagnée d'un grand doute: « Que va-t-on faire ? » ou « Ne faudra-t-il pas que ça éclate un jour ». Cette forme impersonnelle de voir les choses avait toutefois une signification importante. Elle impliquait qu'une force devrait s'opposer au cours des événements, mais quant à déterminer quelle serait cette force, la chose était bien moins claire. La classe ouvrière ? les syndicats? Tous à la fois, sans doute, mais cette force semblait assez extérieure à chacun. Les ouvriers exprimaient leur mécontentement et en- suite invoquaient l'aide de leurs organisations de classe, un peu comme les noirs américains invoquent dans leurs chants le Seigneur pour soutenir leur misère. Cette invocation n'était pourtant pas dépourvue de menaces : « Qu'est-ce qu'ils foutent les syndicats, on n'entend plus parler d'eux ? » « C'est le moment ou jamais qu'ils agissent ». Les syndicats se sont tus. Puis l'invocation a semblé les tou- cher, alors la grande machine organisationnelle s'est mise en branle. Elle a répété comme un écho: « Il y en a Engageons la lutte pour les salaires. » Les syndicats ont pro- posé des actions. La machine s'est mise en marche, tout dou- cement pour commencer. C'est qu'en fait l'invocation des ouvriers était adressée à des dieux rivaux, à plusieurs orga- nisations syndicales divisées profondément par des prɔ- blèmes politiques. Les syndicats répondaient aux ouvriers sang perdre de vue leurs oppositions. Puis une sarabande de mots d'ordre et de tracts se déchaîna dans l'usine. L'invocation semblait porter ses fruits. Pourtant ce que réclamaient les ouvriers et ce qu'offraient les syndicats était différent, voire contradictoire. Ça a débuté fin septembre. F.O. a lancé subitement son ordre de grève de 4 heures pour le 28. Les ouvriers s'en indi- gnèreut. On attendait tout sauf cela. En effet, chez Renault, ou encore: assez... - le syndicat F.O. est consideré non pas comme le syndicat le plus modéré, mais comme celui qui n'hésite pas à défendre ouvertement la direction ou le gouvernement. Son mot d'ordre apparaissait comme une manoeuvre louche. Certains allaivut jusqu'à prétendre qu'il s'agissait là d'une diversion pour créer la pagaille. Le lendemain la C.G.T. s'associe à la grève. Encore une fois, stupéfaction: « Comment la C.G.T. ne voit-elle pas la manæuvre? » Mais si F.0. fait une ma- nur'uvre, la C.G.T. n'en fait-elle pas une aussi? Les ouvriers inapiſestent une grande lassitude à l'égard des grèves d’aver- tissement. Ce qu'ils veulent c'est une grande action, quelque chose de sérieux et de général. Les discussions vont bon train. Le lendemain, après que la C.G.T. et la C.F.T.C. se sont rencontré, un nouveau tract est lancé et ces deux syn. dicats ne proposent plus 4 heures de grève avec F.O., mais seulement 2 pour ce méme jour. De nouveau, c'est la conster- nation. La plupart des ouvriers disent qu'ils ne suivront pas le mouvement. Personne ne reconnaît sa propre volonté. Les ouvriers ne reconnaissent pas non plus leurs revendications. F.O. est pour 7 % d'augmentation. La C.F.T.C., au départ, soutenait une revendication de 10 % d'augmentation et la C.G.T. 40 francs pour tous; mais, en une soirée, les reven- dications de ces deux dernières centrales se sont ransformées : elles ont adopté une revendication commune de 30 francs minimum pour tous (ce qui évite de se prononcer sur le pro- blème de la hiérarchie) et d'une prime de vie chère. Le désaccord entre les ordres des syndicats et ce que voulaient les ouvriers était évident. Pourquoi un tel désaccord existait-il? Souvent dans ces colonnes nous avons expliqué que l'origine de ce désaccord résidait dans le fait que les organisations syndicales poursuivaient un objectif politique diffézzent de celui des ouvriers lorsqu'ils entrent en lutte. Cepeadant le désaccord a des causes bien plus profondes et pour le comprendre il suffit d'examiner de plus près com- ment s'opère la liaison entre les ouvriers et les syndicats. Pour les syndicats, la conscience des ouvriers se manifeste seulement par leur combativité, et le rôle des responsables syndicaux dans les ateliers est de mesurer cette combativité. Si cette combativité n'existe pas suffisamment et si les syn- dicats en ont un besoin urgent pour appliquer leur tactique du noment, ils essaient de la créer de toutes pièces par la propagande. Dans le cas contraire, si la combativité existe, l'état-major syndical lance un ordre qui peut satisfaire les ouvriers. L'état-major ou les états-majors (par exemple chez Renault il existe six syndicats) se servent de cette combativité selon leur propre objectif. Il arrive ainsi qu'ils puissent très bien se servir de ce mécontentement pour combattre les autres organisations syndicales concurrentes en les tenant res- ponsables de ce mécontentement. Pour les syndicats il s'agit 49 1 uniquement d'utiliser ce potentiel de combativité comme les industriels utilisent l'énergie électrique ou la force de travail. L'ennui dans ce système, c'est que la combativité ouvrière n'est valable que dans certaines conditions. Quand un ouvrier dit « Il y en a marre, il faudrait faire grève », cela ne veut pas dire du tout « Je suis prêt à suivre n'importe quelle orga- nisation qui lancera n'importe quelle grève pour n'importe quelle revendication ». Cela veut souvent dire au contraire: « Je suis prêt à me battre pour une grève de tel genre et je ne suis pas prêt à faire une grève comme celle que nous avons faite en telle année parce qu'elle avait échouée ». L'ouvrier veut une certaine marchandise, si on lui en propose une autre il se méfie, regimbe et finalement la refuse. Dans ce cas, seuls les charlatants peuvent l'accuser d'inconstance. Il semble que l'on assiste là à un dialogue de sourds. Comment le syn- dicat entend-il la voix de l'ouvrier et comment y répond-il? Nous avons déjà eu l'occasion de le dire, le syndicat entend la voix de l'ouvrier par l'intermédiaire des militants syndicaux qui la transmettent aux responsables. Quand elle a franchi toutes les chicanes de la hiérarchie bureaucratique et qu'elle parvient aux instances suprêmes de l'appareil, la voix est méconnaissable. Les responsables syndicaux ou les militants actifs ne sont qu'une petite minorité avec des idées bien arrêtées ; ce sont souvent des militants politiques qui ont tendance à donner une certaine interprétation à ce que veu- lent les ouvriers. Cette tendance est considérablement accen- tuée par la division syndicale. Ainsi toute volonté des ouvriers qui se manifestera à l'encontre du syndicat sera considérée par les militants de cette organisation, non pas comme natu. relle, mais comme un résultat de l'influence des organisations adverses. Avec une telle vision des choses, les syndicats, u lieu de chercher à rejoindre la volonté ouvrière la combat- tront avec d'autant plus de vigueur. La vision du monde de beaucoup de militants syndicaux est de ce fait souvent la même que celle des bourgeois; ils considèrent que les ou- vriers n'ont aucune idée originale à part celle que leur incul. quent les organisations politiques ou syndicales. Les manifes- tations des ouvriers sont ainsi souvent considérées soit comme les maneuvres de telle ou telle organisation ou inversement comme le moyen de neutraliser ou de combattre des orga- nisations concurrentes ou encore de se rapprocher d'elles. Une telle conception des choses pèse de tout son poids sur l'objectivité de l'information. Mais ce n'est pas tout. Dans un tel système, toute tentative d'information objective fera auto- matiquement suspecter l'informateur. Pour un un militant, avourr à ses chefs que les ouvriers avec qui il travaille ne par- tag-ni pas ses opinions est un aveu de faiblesse, une preuve qu'il n'est pas un bon militant et « ne sait pas s'y prendre ». Le responsable syndical n'est jugé que par ses chefs dans l'organisation; il est jugé par les ouvriers seulement en 50 dehors de son organisation, dans l'atelier, Vis à vis de soa organisation, il a tendance à se faire valoir et à se faire accorder les mérites d'un bon militant; il a tendance à dé former les faits puisqu'il en est jugé responsable, dans une certaine mesure. Vis à vis de l'ouvrier il a aussi tendance à mentir et à persuader ses camarades de travail que l'orga- nisation syndicale est d'accord avec ce qu'ils pensent. L'idée que les ouvriers n'ont pas et ne peuvent pas avoir d'idée en propre domine toute l'information mais elle domine et dé- termine encore beaucoup plus la réponse du syndicat. Pour le syndicat, il s'agit d'imposer une réponse à une situation donnée. La réponse, c'est le mot d'ordre et il faut trouver les moyens de faire exécuter l'ordre. A cette fin, on met à la disposition des militants des quantités de tracts, on leur enseigne des tas de combines et les plus zélés seront ceux qui seront les plus habiles à utiliser tout ce bric à brac de procédés. L'important dans tout cela est de faire exécuter coûte que coûte les ordres de la direction syndicale soit par la ruse, soit par la persuation, soit, dans certains cas, par la violence exactement comme un contremaître fait exécuter les ordres du patron. un nous Pourtant, ces rapports ne se déroulent pas toujours avec cette logique. Pour faire exécuter les ordres ou pour redorer le blason du syndicat, les responsables essaient de faire cer. taines concessions aux ouvriers de leurs ateliers. Voici, par exemple, ce qui s'est passé pendant cette même période au département 11. La section syndicale réunit ses membres et propose programme revendicatif dont citons l'essentiel : « 1'. - Pour tous, une augmentation horaire de 40 fr., repoussant une augmentation au pourcentage. 2º. - La semaine de 45 heures, premier palier vers le retour des 40 heures, sans diminution de salaire, ni augmen- tati vu de cadences. 3°. --- Incorporation de toutes les primes dans le salaire horaire, considérant que ces primes sont un salaire qui ne doit pius être soumis à toutes sortes de restrictions. Les travailleurs syndiqués du département 1l: manda- tent leur syndicat pour examiner dans la branche automo- bile un nouveau coefficient des O.S. se rapprochant plus près des Professionnels, tenant compte que l'O.S. travaille sur des machines-outils perfectionnées demandant beaucoup de pré- cision et toujours plus de pièces. Ils proposent le coffi- cient 140. » La résolution s'affirme ensuite pour la suppression de la catégorie du Manoeuvre gros travaux et demande son in- corporation aux O.S. ! . 51 - Mais cette façon d'agir, c'est-à-dire de prendre en cons- dération ce que veulent les ouvriers, n'a pas pour objectif de réaliser la démocratie parmi les ouvriers et de permettre de faire entendre leur voix. La revendication n'a pas pour but de provoquer des discussions mais des discussions mais de trouver le moyen de rallier les mécontents à la politique du syndicat. La preuve c'est que ces revendications ne sont pas proposées aux autres sections syndicales des au départements. Elles restent dans le cadre de l'atelier, personne d'autre n'en est informé et la direction syndicale agit.comme si elles n'avaient jamais été formulée. Au contraire, les discussions entre les directions syndicales C.G.T, C.F.T.C. aboutissent à des revendications d'un esprit totalement différent en demandant d'une part une nouvelle prime et en évitant d'autre part de se prononcer sur le problème de la hiérarchie des salaires. Dans les reven. dications générales, pas une trace de ces revendications. Dans les tracts qui sont distribués dans toute l'usine, pas un mot de ce qu'ont pour une fois décidé les syndiqués de base. Par contre ceux qui essayent de diffuser largement la résolution de ce département sont combattus par le syndicat qui l'avait rédigée. Puisque les syndicats ne veulent pas diffuser les reven- dications décidées par les syndiqués de ce département, nous prenons l'initiative de le faire à leur place. Ainsi un tract de Tribune Ouvrière est distribué dans toute l'usine; le texte est la résolution de la section syndicale du département 11. Mais il faut s'y attendre, ces revendications, dès qu'elles s'étendent, deviennent suspectes. Pour la C.G.T., ce sont des revendications « bonnes pour un atelier » mais qui ne mé- ritent pas d'être discutées ailleurs. Nous sommes donc aussi- tôt acrisés d'être des diviseurs par ce syndicat Simultanément un tract C.F.T.C. nous accuse d'être « des anti-tout » et « de semer le doute sur la justesse de la ligne des syndicats ». Les syndicats vident leur querelle avec Tribune Ouvrière comme ils la vident avec les autres organisations hostiles ou concur- rentes, mais quant à ces ouvriers, quant à ces syndiqués de base du département ll, par un mot, sinon les formules habituelles : « Les ouvriers saurant répondre à tous les di- viseurs ). Malgré l'irritation des ouvriers pendant la semaine, le jour de la grève (27 septembre) la grande majorité débraya deux heures un vendredi soir : « Après tout, ce n'est pas la mer à boire, même si l'on est persuadé que ça ne sert à rien .. F.0., au dernier moment, avait troqué ses quatre heures de grève contre les deux heures des autres organi. sations; ainsi l'unité syndicale semblait être réalisée. Après le succès de la grève du 27 septembre, une autre giève, de quatre heures cette fois, fut lancée par la C.G.T. et la C.F.T.C. pour le 3 octobre. Ce fut au départ la même réaction hostile des ouvriers qui répondit à cet ordre. Une 52 grève d'avertissement de plus, une grève, de nouveau sans perspective, ce n'était toujours pas cela qu'attendaient et désiraient les ouvriers. Pourtant, encore une fois la grève réussii. Pour les syndicats, quels sont les objectifs de cette grève? 1) Calmer le mécontentement des ouvriers. 2) Montrer à la direction de l'usine que les deux syn- dicats tiennent la majorité des ouvriers sous leur contrôle et, par ce fait, inciter celle-ci à faire quelques concessions. 3) Ressouder le plus possible les ouvriers autour de l'or- ganisation syndicale, ranimer leur confiance. Pour cette dernière raison les syndicats organisent un meeting où les grands bonzes seuls ont la parole. Tout est savamment orchestré. Un défilé permet ensuite aux syndicats d'apporter leur motion au maire de Boulogne. Ce défilé est autorisé par le maire à condition de respecter l'itinéraire propose et d'éviter tout incident. Tout cela ne répondait pas à ce que désiraient les ou- vriers, mais ces derniers avaient-ils la force et le courage de proposer ou d'imposer autre chose ? Dans la négative les syndicats avaient donc les mains libres et l'argument facile. Ils pouvaient prétendre, en effet, dans ce cas, que leurs mots d'ordre répondaient à la volonté des ouvriers et étaient à la mesure de leur combativité puisqu'ils ne proposaient rien de plus. Cependant cette interprétation n'était pas con- forme à la réalité. Bien que cette grève fut suivie à 80 ou 90 %, certains ouvriers refusèrent délibérément de s'as- socier au mouvement pour manifester leur désaccord avec les syndicats. Dans certains cas ce refus prit même un carac- tère collectif. Voici par exemple le témoignage significatif d'un ouvrier publié dans Tribune Ouvrière. ty AUX CAMARADES GREVISTES DU DEPARTEMENT II Jeudi 3 octobre tu as quitté le travail à 14 h. 15 et tu es monté au vestiaire pour te changer. En montant tu as vu les Outilleurs du. 11-50 qui étaient tous à leur machine et tu t'es dit : « Sont-ils trop payés ces P.2 et P.3 pour ne pas faire la grève avec nous? » Pourtant ce n'est pas le cas. Nous ne sommes pas trop payés et nous voulons faire la grève. Bien sûr, comme dans chaque atelier nous avons aussi nos lèche-bottes et quelques-uns de nos camarades sont aussi assez egoïstes, mais la majorité d'entre nous avions débrayé le vendredi 27 septembre. Seulement ce jour-là nous ne nous sommes pas contentés de quitter notre machine pour retour- ner chez nous ou aller faire un tour au meeting. Nous avions décidé de quitter le travail à 16 heures, comme tout le mondo, ensuite de nous réunir dans notre vestiaire pour dis- 53 nous cuter. tous ensemble sur la continuation de l'action et après de nous rendre au meeting pour y lire une résolution que nous avions approuvée en commun. Nous sommes donc montés au vestiaire et nous avons discuté, de quoi? D'abord des revendications et nous sommes mis d'accord sur une revendication uniforme de 40 francs de l'heure pour tous, pas d'augmentation au pourcentage. En- suite sur la revendication des 45 heures de travail sans perte de saloire, cela n'étant qu'une étape vers les 40 heures. Puis, nous avons, nous Outilleurs, posé le problème de l'éventail des salaires, et la majorité des camarades sont pour que le salaire des catégories les moins payées soit relevé plus que les autres. Nous étions d'accord avec la proposition de la section syndicale C.G.T. du département Il lorsqu'elle mettait en avant le mot d'ordre de l'O.S. à 140 points et la suppression de ia catégorie maneuvre.. Tout cela n'était pas grand'chose si nous n'avions pas 'tenté de dire « comment faire aboutir ces revendications », car en effet la plus grande question n'est pas de dire nous 'voulons ceci, nous voulons cela, mais de dire COMMENT nous allons obliger DREYFUS et le gouvernement à céder devant nos revendications. Nous avons discuté de ce problème dont on a parlé dans tous les ateliers, et partout les mêmes positions se sont mon- trées, qui disaient : Les grèves d'avertissement ne servent à rien, les grèves tournantes ne servent à rien. Ce qu'il faut c'est un mouve- ment général englobant toute la métallurgie et les autres aussi. Ce qu'il nous faut c'est beaucoup plus que de petites grèves de deux ou quatre heures où chacun s'en va chez soi. Ce qu'il nous faut c'est la grève sur le tas avec des Comités de grève qui prennent leur responsabilité. Nous avons donc pensé que le meilleur moyen d'or. ganiser une grève est que nous, les ouvriers, nous l'organisions nous-mêmes puisque c'est nous qui devons la faire, et nous avons proposé que dans chaque atelier les ouvriers se ras- semblent à notre exemple, qu'ils discutent entre eux et que nous prenions tous ensemble, dans une Assemblée de toute l'usine, les décisions. Ce n'était pas la position du camarade de la C.G.T. qui nous a dit : « Je suis un vieux militant syndicaliste, j'appartiens à mon organisation syndicale, lors- qu'une action est décidée par ma direction syndicale, je suis discipliné et j'applique les directives. >> Nous lui avons dit : « Nous, nous ne sommes pas syn- diqués pour la grande majorité d'entre nous. Lorsque ton organisation syndicale dit des choses justes, nous sommes d'accord mais quand elle nous mène en bateau avec ses grè- ves d'avertissement, nous ne sommes pas d'accord et nous pensons avoir le droit de mener la lutte sur le programme 1 54 . que nous croyons le plus juste et avec les moyens de lutte qui nous semblent les plus efficaces. >> Nous n'avons pas l'intention de mener notre petite lutte de notre côté, nous pensons qu'il faut trouver en commun les moyens de faire céder DREYFUS qui nous amuse avec sa lettre paternaliste .Nous avions pris le vendredi 21 septembre trois décisions : 1° faire grève à quatre heures comme tout le monde, 2° nous réunir pour discuter ensemble dans le vestiaire, 3° porter notre résolution au meeting. Nous avons fait les deux premières choses mais quand nous sommes arrivés au meeting à 17 heures 10, celui-ci était déjà fini, tout le monde était parti à la maison. Quand est venu l'ordre de débrayer 4 heures jeudi 3 oc- tobre, nous avons rediscuté dans l'atelier et nous avons dit : « C'est justement cela que nous ne voulons pas faire, les grèves d'avertissement nous n'en voulons plus; il faudra plus que cela pour faire céder DREYFUS. >> Ce qu'il faut d'après nous, c'est : 1° faire des comités de préparation à la grève, dans les ateliers; 2° réunir une Assemblée de tous les comités de l’usine; 3" discuter en commun du programme et des moyens d'action. 11 у a des camarades qui sont pour une grève de 24 heu- res sur le tas. Il y a des camarades qui sont pour une grève illimitée et générale. Il y a des camarades qui disent que les ouvriers de chez RENAULT devraient lancer un appel à toutes les corporations pour un mouvement simultané dans 'toute la France. Enfin, quand on discute dans l'atelier on est étonné de toutes les idées qui nous viennent à l'esprit et encore plus étonné quand on lit les tracts des syndicats qui racontent toujours la même chose : « Tous unis », « En avant », « Magnifique mouvement », « Grève à 90% ), < 2 millions d'ouvriers en lutte le 3 octobre »; et nous, nous disons : « Bravo », mais quels résultats avons-nous obtenuz? RIEN. Nous pensons que nous avions notre mot à dire dans cette grève du jeudi 3 octobre, nous l'avons dit : A BAS LES GREVES POUR RIRE QUI NE FONT PEUR A PER- SONNE, PREPARONS LA VRAIE GREVE. >> C'est pourquoi camarade, toi qui as monté l'escalier pour aller au vestiaire le jeudi 3 octobre tu nous au travail à l'atelier 11-50. as wu De tels exemples avaient une signification profonde, la cohésion entre les syndicats et les ouvriers n'était qu'appa- rente, elle cachait la divergence de leurs points de vue et cette divergence n'allait pas tarder à se manifester. Malheu- reusement elle s'est manifestée juste au moment où les mots 55 d'ordre des syndicats rejoignaient le plus les idées des ou- vriers. Que s'est-il donc passé? La position antérieure des syndicats a porté ses fruits. Les ouvriers se sont méfiés et n'ont plus voulu suivre. Telle est du moins une des expli- cations de l'échec de la troisième grève du 25 octobre qui fut présentée comme une grève générale. Avant cette journée du 25 octobre, quelques faibles tentatives d'action de la part des ouvriers allaient avoir lieu. Ce n'est évidemment pas un hasard si une de ces tentatives se fit dans l'atelier où je travaille; cela veut tout simple- ment dire que dans les endroits où les ouvriers peuvent s'appuyer sur des camarades qui sont organisés et qui mel- tent leur organisation à leur disposition les tentatives peu- vent aller plus loin qu'ailleurs. Dans ce sens, le militant ce n'est pas l'agitateur, c'est celui qui se met au service des ouvriers, quant à la bonne organisation, elle est de ce fait l'antithèse de ce qu'est un syndicat. De leur machine, des ouvriers m'ont fait signe de venir. Aussitôt arrivé, on m'a mis au courant : « Nous sommes tous d'accord pour une grève générale avec occupation d’usine... » R. s'étend sur les détails de cette grève. « On se précipite aussitôt pour barricader les portes. On prend les grands chefs comme otages... » 1.e plan est magnifique, mais avons-nous la force de réa- liser tout cela? Mes camarades veulent démarrer le jour même. « On débraye, on part dans les autres ateliers, les autres nous sui- vent. C'est comme ça que ça paye, le reste c'est de la con- nerie. » La seule objection c'est qu'il n'est pas du tout dit que les autres nous suivront si nous débrayons. Les gars sont méfiarts; que penseront-ils en nous voyant? Ils croiront peut-être que c'est un syndicat quelconque qui fait une ma- næuvre. Le grand problème est celui de notre coordination et c'est celui-là que nous devons résoudre. « Il faut réunir les gar: des autres ateliers pour savoir ce qu'ils pensent et, si l'on est tous d'accord, lancer un appel à la grève générale dans toutes les usines. » Ma proposition semble un peu compliquée, mes cama- rades sont d'accord sur le principe mais les problèmes de la préparation du mouvement les placent devant des questions nouvelles. D'habitude, ce sont les syndicats qui s'occupent de tout cela. Je suis obsédé par la perspective d'un échec. Mais en discutant plus à fond avec les autres je m'aperçois que cette objection est aussi la leur. La seule crainte est de nous retrouver seuls et de regagner nos places encore plus aigris. En fin de compte nous décidons de nous réunir à 13 heures, de faire un débrayage pour organiser une discus- sion entre nous. Nous sommes tout un noyau de partisans de l'action et il suffit maintenant d'en convaincre les autres. 56 Le noyau des communistes, bien que certains se soient dé- clarés d'accord verbalement, commence à prendre ses pré- cautions: L'un d'eux affirme qu'il ne débrayera pas. Devant notre attitude, les durs du Parti opposent, en général, le mur de l'indifférence. Ils interprètent cette initiative comme une manoeuvre de ma part et se refusent à considérer que ce sont les ouvriers, dont certains sont des cégétistes, qui ont préconisé la chose. De plus ils sont hostiles à des réu. nions qu'ils ne sont pas sûrs de contrôler et craignent que certains en profitent pour épancher leur cour et dire ce qu'ils pensent des syndicats. Enfin c'est une initiative à laquelle ils doivent faire face et ils ne savent pas très bien quelle attitude prendre devant des problèmes nouveaux. Ils ont peur de se laisser entraîner dans des positions qui pour- raient être condamnées par le parti. Leur armée se trouve un peu désorientée dèg qu'elle est privée de ses chefs. Nous agissons donc tous comme des « carbonari », car nous avons décidé que la maîtrise doit tout ignorer avant la réunion. Un climat de confiance réciproque règne dans l'atelier. 13 heures, comme prévu, nous nous réunissons. Les uns viennent à la suite des autres, certains hésitent puis quittert leur machine. La majorité a débrayé entraînant avec elle beaucoup de ceux qui avaient refusé de faire grève dans les deux précédents débrayages. Quelques durs du Parli hésitent et enfin rejoignent, les derniers, lelieu de réunion. Ce que nous exprimons à cette réunion c'est notre préoccu- pation de faire un mouvement généralisé. Comment? Nous essayons d'y répondre. Pendant ce temps, les contremaîtres rôdent mais se tiennent à distance de notre groupe. Enfin le chef d'atelier, suivi d'une contremaître, s'approche. Quelques ouvriers re- gagnent aussitôt leur machine comme des moineaux à l'ap- proche d'un chien. Encouragé par cet effet le chef d'atelier nous interpelle. « Regagnez votre place. Vous savez que ce que vous faites est interdit. » Cela nous le savons, mais nous sommes décidés de dire ce que nous avons à dire. Aussi, après ces sommations ineffi- caces, le chef repart faire son rapport. En terminant notre réunion, nous décidons de lancer un trast dans toute l'usine pour appeler à une large confron- tation de tous les ouvriers et à la constitution des comités de grève par atelier; enfin nous proposons dans ce tract que les comités de grève lancent un appel à la grève générale. Les durs du Parti sont muets pendant toute la réunion, mais restent jusqu'à la fin. Cependant, le lendemain ils distri- bueront un tract de la C.G.T. désavouant pratiquement ce que nous avions décidé la veille et se prononçant définiti- vement pour les grèves tournantes. Le tract est assez signi- 57 ficatif. Il se prononce pour les grèves tournantes par dépar- tement et par secteurs de l'usine « afin de déjouer les ma- noeuvres de toutes sortes ». En définitive, le tract repousse la volonté de la grande majorité de notre atelier et de toute l'usine; il dénonce « notre manoeuvre » mais en des termes si confus qu'ils sont inintelligibles pour la plupart. Quant à notre projet de tract il est approuvé par tous les ouvriers, à l'exception des jaunes et des communistes. Si dans les périodes calmes les communistes arrivent à s'appuyer sur les éléments les plus dynamiques en rejetant leur impuissance sur les autres, nous constatons par contre qu'à chaque occasion où les ouvriers manifestent une cer- taine autonomie et veulent faire ou décider quelque chose par eux-mêmes, les communistes s'appuient ostensiblement sur les éléments les plus rétrogrades. L'agitateur ce n'est pas moi, et c'est pourtant pour ce débrayage que la direction m'a donné deux jours de mise à pied. L'agitateur c'est trois, quatre, dix ouvriers qui se mettent à discuter puis vingt, trente qui se croisent, se voient à la sauvette, échangent leurs idées. L'agitateur, c'est toute notre masse. Qu'est-ce que je suis dans tout cela? Celui à qui l'on demande de faire marcher sa tête ou sa plume pour dépa- touiller la situation. Je fais marcher ma tête et l'on me dit ( ça va ) ou bien: « Ce n'est pas ça qu'il faut dire, c'est ça. » Et je refais marcher ma tête et ma plume. On me félicite alors. Mais ce n'est pas moi le maître d’école, je suis l'éco- lier même pas le tailleur à qui l'on demande un costume sur nesure. On me demande d'écrire ce qu'on a décidé. Je l'écris. On est satisfait. Je livre ma marchandise comme un bougnat son charbon. Ma marchandise est essentiellement intellec- tuelle, mais les ouvriers la reconnaissent comme la leur. Oui, c'est bien nous qui l'avons fabriquée, nous en reconnaissons le métal. On m'appelle, on me parachute au milieu d'un groupe en effervescence. Je dois parler. On vient me prendre par la manche. Le contremaître est là-bas qui surveille, mais je dois choisir entre l'engueulade du chef ou celle de celui qui me tire par le bras. Je le suis. On me chauffe à blanc. Alors je parle. C'est moi que l'on a agité. L'agitateur, ce sont quatre- vingts ou cent types qui travaillent ensemble et partagent les mêmes peines et les mêmes ressentiments. Un tel a dit cela. Va le voir, toi, et explique-lui un peu... Je ne suis plus l'agitateur ni le bougnat mais le larbin de mes camarades. Si l'on devait se battre, nous irions chercher ceux qui savent se battre, l'on demanderait à ceux qui connaissent la - 58 - stratégie de nous donner leurs conseils. On vient me cher cher avec le même esprit mais la chose va plus loin. S'il s'agit de rencontrer des ouvriers d'autres ateliers, s'il s'agit de discuter avec eux on me dit aussi de le faire. Mais je ne peux pas tout faire. Il faut que vous le fassiez vous-mêmes. Nous on sait pas parler. Nous on suit le mouvement, mais il faut te débrouiller pour l'organiser. J'ai écrit le projet de tract avec le souci de refléter l'opinion de mes camarades. Une fois écrit, on me dit que j'ai bien fait mon boulot. Mais qui va distribuer ce tract? Qui va venir à la réunion que nous convoquons? On me regarde un peu étonné, comme si je posais une question idiote. On ira. Il faudra y aller. Mais qui? On... Moi j'habite en banlieue. Oui, tout le monde a une excuse. On me regarde et je sais que tout le monde m'a délégué. C'est moi qui devrais encore distribuer 10.000 tracts à toutes les portes de l'usine. Je deviens la bonne à tout faire. Il faut distribuer un tract. Il faut dire à d'autres ou- vriers ce que l'on vient de me dire à moi. Il faut dire tout cela et tout le monde en est convaincu. On dit : « Il faut passer par-dessus la tête des syndicats. » « Il faut que nous dirigions nous-mêmes le mouvement », mais on compte sur moi pour tout faire. Au fond on raisonne, vis-à-vis de moi comme si j'étais une véritable centrale syndicale. Les ouvriers se sont si bien habitués à ne s'occuper de rien et à obéir passi- vement aux consignes des syndicats, qu'ils sont déconcertés dès qu'on veut leur prouver qu'ils doivent se battre eux- mêmes et propager eux-mêmes leurs idées. Est-ce possible de faire aboutir ce que nous pensons tous ? On est incrédule, tellement est grand le mur qui se dresse devant nous. Dans l'atelier d'à côté, un ouvrier qui n'est pas syndi- qué a pris l'initiative de réunir tout l'atelier pour faire un « grand débrayage ». Ses camarades de travail étaient d'ac- cord avec lui mais à la réunion qu'il avait organisée, quand les cégétistes l'ont accusé d'être un anarchiste (c'était peut- être bien la première fois qu'il entendait ce mot), quand la maîtrise est venue « mettre de l'ordre » dans l'atelier, il ne s'est plus trouvé personne pour le défendre.T ous les gars sont restés muets. Ils ont trouvé les forces auxquelles ils s'opposaient trop puissantes pour les combattre. Ils étaient seuls, sans organisation, sans rien. Maintenant, quand on va voir cet ouvrier à sa place, il sourit et dit « C'est fini. Je ne m'occupe plus de rien. » Le 25 octobre il a refusé de débrayer. 59 Le 17 octobre, journée nationale pour la paix en Algé- rie. La section syndicale de l'atelier a décidé de réunir ses adhérents. Mais lors de cette réunion qui se tient à l'heure de la pause, les ouvriers non syndiqués ont envahi l'assemblée et se sont exprimés. En définitive ce n'est pas la question algérienne qui a été discutée mais le problème de notre action revendicative. Un militant C.G.T. propose de faire un comité de grève et de lancer un appel dans tous les ate- liers pour qu'ils constituent le leur, enfin de se réunir tous et de lancer un appel aux autres usines. Ce sont les termes mêmes du projet de notre tract. Sa proposition est chaleu- reusement accueillie, la section syndicale est obligée de l'ap- prouver mais elle se gardera bien de l'appliquer. Qu'allons-nous faire de notre projet de tract? Plusieurs obstacles s'étaient dressés devant nous. 1) Trouver un nombre suffisant d'ouvriers de l'atelier pour distribuer le tract et pour venir à la réunion que nous convoquions ; 2) Avoir l'autorisation du C.E. pour obtenir la salle de réunion. Nous décidons en fin de compte de nous rallier à la proposition de la section syndicale. Nous vivons sur une équivoque. La C.G.T. a peur que notre appel réussisse, c'est pourquoi elle veut nous empêcher de le lancer. Nous, nous avons peur du contraire, c'est pourquoi nous les laissons faire. Les ouvriers veulent se battre mais ce que nous devons faire pour nous battre est trop différent de ce qu'ils ont l'habitude de faire. Le pas à faire est trop grand, ils en sont découragés. Ils ont toujours un complexe d'infériorité qui les écrase. Tous veulent me prouver qu'ils ont des bras soli- des pour se battre, et quand je leur réponds qu'ils ont une tête aussi solide, ils me regardent étonnés. Reçoivent-ils aujourd'hui leur premier cours d'anatomie? Nos cerveaux pourraient-ils résoudre les problèmes de notre classe? On en doute. Jusqu'à présent n'est-ce pas les démagogues qui srétendent de telles choses pour les besoins de leur cause? N'est-ce pas le cri de détresse des communistes qui, lorsque personne ne veut plus les suivre, invoquent la conscience prolétarienne? Mais, pour eux, cette conscience c'est le parti ou le syndicat qui la détient, et les ouvriers seulement le jour où ils approuvent et exécutent les ordres de ces orga- nisations. Le contremaître est venu me chercher à ma machine pour me conduire dans le bureau du chef de département, Comme je lui demande la raison de ce voyage il me répond qu'il « ne sait pas » puis, avec un sourire complice: « Vous devez vous en douter. » Je sais que je ne tirerai rien de soa attitude neutre. Il veut me faire entendre qu'il n'est pour rien à ce qui va 60 . - se passer dans le bureau du chef. Peut-être est-il plutôt de mon côté. - Les gens qui ne font pas de mécanique n'ont pas d'ennuis, dit-il en soupirant. Il regrette que j'en aie. Nous avons des ennuis qu'il met sur le même plan; lui, pour nous faire produire, nous, pour nous défendre contre la produc- tion. Il voit dans ce fait une certaine source de solidarité vis-à-vis des ouvriers. Aujourd'hui on lui demande de faire le Alic; il en est gêné et préférerait vider les latrines que de me conduire. Quand nous arrivons, les chefs sont là, assis, qui nous attendent. Le chef de département au milieu préside, en complet, l'air jovial, le sourire facile. Les autres, en blouse, l'air tendu, les pieds cachés sous la banquette. On me pose la même devinette que mon contremaître. Ah, vraiment, vous ne savez pas pourquoi vous êtes ici? Ceci a le don de les faire sourire à l'unisson. Ils m'ont jugé comme dans un tribunal. Mes chefs fai- saient fonction d'avocat général, le chef de département de président impartial. Inculpé d'avoir fait grève? Mais non, la grève est reconnue dans la Constitution, elle est légale. J'ai usé comme mes camarades de mes droits de citoyen. Inculpé de quoi? Inculpé d'avoir voulu faire une grève qui ressemble à la grève que nous ont appris plus de cent années de mou- vement ouvrier? La faute est là ? s'être servi des méthodes de nos pères et de générations d'ouvriers qui se sont battus avant nous. Mon seul droit d'ouvrier est de faire la grève prévue par la Constitution. Cela signifie que la grève autorisée que l'on doit faire est celle que dictent les patrons, et non pas celle que nous enseigne l'histoire de notre classe. Nous avons le droit de faire grève, oui. Mais nous n'avons pas le droit d'occuper l'usine car cela ce n'est plus faire grève. « C'est porter at- teinte à la liberté du travail. » Nous avons le droit de grève. Mais les Accords Renault, signés par tous les syndicats, stipulent qu'il faut prévenir la direction huit jours avant de la déclencher. Nous avons le droit de faire grève. Jais tout rassem. blement et réunion dans l'atelier ou l'usine sont interdits. Nous avons le droit de faire grève, c'est-à-dire de cesser le travail et de partir tout droit chez nous, car même dans la rue la loi de l'usine nous poursuit. Les rassemblements sont dispersés par les cars de police. les noms des ouvriers qui se font rafler en distribuant des tracts ou en partici- pant à ces rassemblements sont communiqués par le com- missariat à la direction de l'usine qui se charge du reste. Combien d'ouvriers ont-ils été renvoyés à l'usine pour ab- - 61 sence non justifiée, pendant qu'ils croupissaient sur les ban- quettes du commissariat de Boulogne. Notre grève, on nous la permet à condition que nous fąssions tout pour qu'elle échoue. Il faut rester chez nous pour faire grève. La direction peut à son gré nous convo- quer individuellement et nous licencier si nous ne répondons pas. Bref, on ne nous permet de faire qu'une grève : celle qui a été définie par les patrons, l'Etat et les syndicats et même celle-là, si elle devient dangereuse, on ne nous la permet plus. Mon inculpation était donc légale et sans appel : j'avais par- ticipé à une grève condamnée par la loi. La seule défense est de demander pourquoi on m'in- culpe seul. Je n'étais pas plus fautif que les autres. Mes chefs voulaient un responsable, ils en ont trouvé un. Eux, les chefs de l'ordre, moi, le chef de la rébellion, les autres qu- vriers? Des manoeuvres, des pauvres types qui se sont laissés gruger par moi comme ils se laissent gruger par eux dans d'autres circonstances. Leur vision de notre monde n'est que la projection du leur. Un univers hiérarchisé de chefs au- dessus d'une masse d'exécutants. Mais le mécanisme est tout de même plus complexe; pour le comprendre, il faut nécessairement faire une intru- sion dans la logique de la direction. Si la production s'ar- rête dans un atelier, le responsable de l'atelier doit en infor- mer ses propres chefs. Il doit en plus donner les causes de cette perturbation. C'est lui donc qui juge l'accident comme il juge les causes mécaniques de la panne de machine. Il juge. Pour une machine en panne il s'informe auprès des ouvriers qui sont sur la machine ou du mécanicien. Mais pour une grève il juge ce qui l'arrange l.. mieux. Une fois son jugement déterminé, il doit le soutenir devant ses supé- rieurs. Le chef de département, lui, se pose comme un juge impartial. Les embêtements qu'a son subordonné dans son atelier ne le touchent qu'indirectement. Il peut se permettre plus d'objectivité; aussi est-il moins honni que le chef qui est en contact direct avec les ouvriers. Lorsque je nie l'inter- prétation de mon chef, je mets en cause l'objectivité de son jugement devant son supérieur. · Le contremaître se tourne vers moi et avec un sourire bon enfant et inquiet me conseille d'avouer et de dire la même chose que ce qu'ils disent. Je lis dans ses yeux une espèce d'imploration : « Allons, voyons, en niant vous nous mettez dans une fâcheuse situation. Nous passons pour des menteurs devant notre chef. Ayez un peu de compréhension et de solidarité à notre égard. » Mais comme je m'obstine à ne pas avoir de solidarité pour ceux qui m'ont traîné dans ce bureau, alors ils essaient de m'écraser en interprétant les faits. Ce jugement devient le leur et n'est plus le mien. 1 ! 62 On appelle un témoin. C'est le chef d'équipe. Mais le chef d'équipe n'a rien vu. Il ignore tout. Il rougit, mais on a beau lui tendre tous les pièges, il n'a rien vu, il ne sait rien ou plutôt il sait une chose, c'est que ses réponses seront jugées par tous les ouvriers de l'atelier et pour le moment il a plus peur de ce jugement que de celui de ses chefs. Une idée plane derrière tout ce questionnaire, une idée qui domine tout: Vous êtes un chef d'équipe pour voir et savoir. Si vous ne voyez pas, vous ne faites pas votre travail. Peut- être devra-t-il payer un jour son aveuglement et son igno- rance, mais le chef d'équipe ne tient pas pour ce prix à s'aliéner une centaine d'ouvriers qui sont en plus ses cama- rades. Devant le doute, j'ai échappé au licenciement mais on me donne deux jours de mise à pied et un dernier aver- tissement avant le renvoi définitif. Tous les licenciements du monde n'auront jamais autant de poids que l'accueil de mes camarades dans l'atelier. Ils veulent me défendre. Tous nos différends sont oubliés, il y a un bloc qui est là, prêt à me protéger. Il suffit que l'un de nous soit frappé pour se ren- dre compte de notre communauté, notre famille. Moi le chef de cette communauté? Je me sens tout d'un coup être le fils, l'enfant que les adultes de la tribu veulent sauver. La ven- detta souffle dans l'air. Pour faire rapporter la sanction, ils ont fait une pétition, ils ont été en délégation, ils ont cherché le chef de dépar- tement et ne l'ont pas trouvé. Ils sont revenus puis repartis. Ils sont allés une vingtaine et ont envahi le bureau du chef d'atelier. Ils ne l'ont pas trouvé. A une demi-douzaine ils ont cherché dans les labyrinthes des bureaux. Enfin ils ont trouvé un bureau et un responsable et ils ont dit ce qu'ils avaient à dire. Des anonymes se sont levés et ont parlé, mais ies responsables ne pouvaient plus rien, tout d'abord parce qu'ils n'étaient pas les vrais responsables et ensuite parce que la sanction était prise et qu'il était trop tard. Alors les pièces de 100 francs sont tombées dans une petite boîte en plastic. Des anonymes ont versé, ils ont payé mes deux jours de leur poche. Qui? Tous, la tribu. Ils m'ont versé presque le doube de ce que j'avais perdu et ils se sont excusés de ne faire que ça. G. a engueulé les autres parce qu'ils r'ont pas tout cassé, qu'ils n'ont pas frappé sur la table du chef de département. Il leur a dit : « Vous êtes des salo, pes. » A moi, il a dit : « Nous n'avons pu faire que ça. » Il y a cinq ans, le délégué C.G.T. avait été licencié lui aussi et nous avions tenté de le faire réintégrer. Ce qye nous avions fait, à nous aussi nous avait paru ridicule. Mais pour sa réintégration il aurait fallu entreprendre une grande lutte et nous n'en avions pas la force. Quand il nous a quittés, nous étions tous honteux. Seul l'avertissement que nous avait 63 donné la direction à la suite de notre action nous avait un peu réconciliés avec nous-mênies. Nous avions reçu un di- plôme de solidarité ouvrière. nons La grève prévue pour le 25 octobre approche. « Fais-tu la grève le 25? » C'est la question qui se pose ur peu partout. Partout une certaine inquiétude règne : « Que feront les autres ? » Les autres syndicats? Oh, cela nous le savons. F.O. et le S.I.R. ont proposé 2 heures 1/2 de grève, pendant que la C.G.T. et la C.F.T.C. en proposent 24. F.0. propose d'aller manifester aux Halles contre les manda- taires, tandis que la C.G.T. propose qu'on ne vienne pas travailler, c'est tout. Mais les ouvriers, que vont-ils faire? Que pensent-ils, eux? Serons-nous les seuls dans cet atelier à faire grève? Rien ne peut dissiper cette inquiétude, à part de larges confrontations. Partout où ces confrontations auront lieu, partout la grève réussira. Partout où le climat de colfiance réciproque sera établi, partout il y aura cohésion. Pourtant nous engueulons entre nous; mais ces divergences s'expriment et chacun peut dire ce qu'il a à dire aux autres. Pourtant, là aussi les tracts des syndicats nous atteignent, leurs injures réciproques nous touchent comme ailleurs. Mais les ouvriers agissent beaucoup plus en fonction de leur pro- pre confrontation qu'en fonction de la politique syndicale. « Ceux qui critiquent divisent » n'a jamais été moins vrai. Notre cohésion est sortie de la critique. La grève du 25 a été un échec. Nous l'avons constaté le matin, quand nos maigres piquets de grève ont été submergés par le flot des ouvriers qui se pressaient pour aller travailler. Nous sommes restés là, interrogeant du regard ceux qui passaient. Avec mon ami l'Indochinois, nous avons cherché long- temps pourquoi la majorité des ouvriers étaient au travail. A côté de nous, B. militant communiste trépigne. « Pourtant, maintenant c'est général. Avant, ils disaient : c'est pas général, on ne débraye pas; mais maintenant ils ne débrayent pas non plus ». B. a beau retourner tout ça dans sa tête, il n'y comprend plus rien. « Ils manquent de conscience » dit l'Indochinois en parlant des O.S. « Ils sont pas éduqués. Il suffit que la mai- trise leur fasse peur, pour qu'ils se dégonflent. » Je fais remarquer: « Le manque de conscience n'expli- que rien. Pourquoi aurions-nous plus de conscience qu'eux? Non, ce n'est pas ça. L'O.S. travaille comme un cinglé toute la journée sur la chaîne. Il ne peut même pas discuter avec le gars qui est à 10 mètres de lui. Il ne le connaît même pas, c'est un solitaire dans la caserne. Quand il y a une action, c'est un ouvrier tout seul, ou deux ou trois, qui décident de 64 . - ce qu'ils doivent faire ; leur horizon est limité. Chez nous les professionnels, c'est différent. Nous pouvons nous voir plus facilement. Nous sommes plus liés entre nous, le nombre des copains est plus large, les confrontations et les contacts plus riches. Eux, ils n'ont pas de temps en dehors de leur travail absurde ». « Même pour pisser, intervient l'Indochinois, il faut altendre des fois une heure et quand il y en a un qui reste trop longtemps aux W.C. il se fait engueuler par les autres. Nous n'avons qu’un remplaçant pour toute l'équipe ». « Oui, mais il y a encore plus. La direction sélectionne les gars qui travaillent sur les chaînes. Un type qui débraye trop souvent est éliminé. Il y a pas mal de gars qui viennent tout droit de la campagne. Eux, ils ne sont pas au courant de toutes ces choses, ils ne savent pas se défendre comme ceux qui sont là depuis longtemps. Il y a aussi pas mal d'étrangers nouvellement débarqués qui ne savent pas un mot de français. Il est difficile de créer une entente dans une telle situation. Nous, c'est différent, à l'outillage on est là depuis plusieurs années, on se connaît, on est solidaires les uns des autres. Chez nous, quand il y en a un qui a des ennuis, les autres tentent de lui venir en aide ». Non seulement les contacts sont difficiles à réaliser, mais la direction a accentué ce climat de division. Dans une même chaîne, il est rare que deux ouvriers gagnent le même salaire. Chaque poste a son prix, ce qui ne manque pas de faire des jaloux et de créer des animosités, car les prix n'ont pas de justification. Un gars qui serre des boulons est aussi capable de visser des vis ou d'enfiler des engrenages. Le travail est un coup de main que l'on apprend facilement. La promotion n'est donc pas tellement une question de capacité. Pour que l'ouvrier gagne 10 frs de plus que son voisin il ne suffit pas qu'il soit capable de faire plus, car tous sont capables de faire plus, mais il faut qu'il se débrouille pour conquérir le poste. Comment conquérir des postes? En faisant du « lèche-botte », répondent tous les gars et ils sont bien placés pour le savoir. Tout le monde sait que la promotion passe par le fayotage. A tout cela il faut encore ajouter le système hiérarchisé de la chaîne qui est différent de celui des ateliers d'outil- lage. Le régleur est celui qui sait tout faire sur la chaîne. Il est capable de dépanner n'importe qui; c'est lui qui est en contact permanent avec les ouvriers et qui est censé les connaître. La matrise n'hésite pas à utiliser ses connaissances humaines qui lui sont plus utiles que ses connaissances tech- niques. On le questionne sur les capacités manuelles, on passe aux capacités intellectuelles puis à la mentalité et le régleur se trouve bien souvent acculé à faire un simple rapport de police. Pour faciliter sa tâche, on lui fait miroiter la promotion - 65 : un et lui aussi, sait très bien que, comme l'O.S., on lui demande de moucharder. Sa promotion passe par les mêmes voies. A chaque grève qui se prépare, on les convoque pour les per- suader de ne pas débrayer et pour qu'ils convainquent à leur tour leurs ouvriers. Le régleur est aussi soumis à toutes sortes de pression de la direction et s'il refuse de se sou- mettre à ces pressions, il risque sa place. Voilà le monde de la chaîne. Voilà peut-être pourquoi le flot des O.S. s'écoule lente- ment vers les machines. Voilà pourquoi nous restons là, impuissants, interrogeant du regard ceux qui passent. Nous avons parlé de tout cela devant les grilles de la rue E.-Zola, mais ce dont nous avons évité de parler, c'est de l'autre cause de l'échec: c'est la cause politique. Comment se fait-il que nous soyons si peu nombreux ici, devant cette grille? Comment se fait-il qu'il y ait si peu d'enthousiasme? Et pourtant, dans le journal de ce matin, il y a mort à Saint-Nazaire! Il y a la situation des travailleurs qui r'est plus contestée de personne. Il y a des perspectives sombres. Il n'y a aucun espoir sinon dans notre lutte et dans nos actions revendicatives. B. s'indigne toujours. — Pourtant ce n'est pas politique cette fois. C'est pour le beefsteack. Ce même B. qui est aujourd'hui à mes côtés, B., militant communiste acharné, ne refusait-il pas de débrayer la semaine passée dans notre atelier, sous prétexte que ce n'était pas la C.G.T. qui orga- nisait le débrayage et la discussion! Et D., lui aussi militant dévoué corps et âme au Parti, dévoué aux mots d'ordre jusqu'à en perdre le sommeil, toujours le premier dans les coups durs, pourquoi la semaine passée se déclarait-il hostile à un mouvement général? et pourquoi aujourd'hui dit-il le contraire? Peut-être ceux qui passent actuellement devant nous, pressés de repoindre leur machine, ne comprennent-ils pas non plus toutes les volte- faces et la tactique du syndicat. Ces bons militants ne font qu'exécuter et suivre toutes les sinuosités de la ligne politique; eux aussi sont informés du mot d'ordre à suivre comme nous, par tract au petit ma- tion à la porte de l'usine. Bien souvent, ils ignorent encore ce qui est écrit, même si c'est eux qui les distribuent. Ils sont bons militants, mais aussi ignorants que nous et surtout p!us aveugles, car eux, ils ont confiance. Leur militantisme semble leur avoir fait perdre une faculté: c'est la mémoire. Depuis un mois pourtant, il s'est passé des choses qu'il est difficile d'oublier, tellement tous les mots d'ordre que nous avons reçus ont soulevé de discussions et d'indignations. Ce sont ces bons militants qui n'hésitent pas non plus certaines circonstances à combattre les initiatives des ouvriers. Tout ce qui vient de la base est accueilli avec méfiance par ces militants qui par contre n'hésitent pas à en 66 une se lancer dans des actions, même s'ils sont conscients qu'elles mènent à un échec certain. La journée du 17 octobre pour la paix en Algérie fut un véritable calvaire pour ces cama- rades. Les pétitions contre la guerre sortaient de dessous les vestes timidement, mais après avoir fait le tour des mili- tants, les papiers se heurtaient à l'hostilité générale. C'était la façon des ouvriers non pas de manifester leur accord avec la guerre, mais leur désaccord avec la direction syndicale. C'était leur revanche pour se venger de ous ces mots d'ordre qu'ils jugeaient absurdes. Et pourtant, ce chemin de croix, bien des militants communistes l'ont suivi pendant cette journée. Ils ont subi encore une défaite comme des chrétiens subissent les péchés de toute l'humanité, avec la même sérénité et la même insen- sibilité. De tout cela, les plus durs n'en tireront rien, sinon ranocur supplémentaire contre leur classe. Aujourd'hui, tous ces ouvriers qui vont travailler se vengent peut-être de l'affront que leur a fait le syndicat de ne pas les consulter. Quel pouvoir ont-ils sur ces monceaux de tracts rédigés, sui ces consignes lancées? Il y a une habitude qui se prend : à force d'être considérés comme de simples soldats par les syndicats, bien des ouvriers ont pris l'habitude de limiter leur activité à une alternative : suivre ou ne pas suivre les ordres. C'est là souvent que s'arrête l'activité politique et syndicale de la classe ouvrière. Beaucoup de ces solitaires ont choisi de venir travailler cette fois. Ils ont fait deux heures de grève une fois, quatre heures quinze jours plus tard : ils ont suivi les mots d'ordre. C'était pour préparer des actions plus vastes, disent les organisa- tions syndicales. En fait, les ouvriers n'ont rien préparé du tout, ils ont suivi. Cette fois, ils refusent de subir l'ordre syndical, ils subissent l'ordre de Dreyfus. Que leur reproche- l-on? D'avoir une opinion qui n'est pas celle des syndicats? Mais elle n'est certainement pas celle de Dreyfus non plus. Comment le saurait-on? Ce serait trop facile de conclure qu'ils sont avec le patron puisqu'ils ne sont pas avec le syn. dicat. Où peuvent-ils reconnaître leur mouvement? Qu'ont-ils fait pour le déterminer? Qu'a-t-on fait pour qu'ils partici- pent à cette détermination? Rien. On les a ignorés pendant toutes les discussions et les tractations; on pense à eux uniquement pour les appeler à soutenir les décisions des autres. Pour certains, ne pas débrayer sera une sorte de ven- geance contre ces méthodes. Il faut recréer une véritable vie syndicale chez les ouvriers, mais le malheur c'est que pour recréer cette vie, on se heurte en premier lieu au mur de l'appareil syndical entouré de ces cerbères de militants dé- voués mais souvent insensibles, ne sachant qu'exécuter des ordres. - 67 . Dire à un ouvrier qu'il faut qu'il s'exprime, qu'il in- fluence ses camarades, confronte ses opinions, c'est souvent aussi se heurter à un mur. Il est convaincu la plupart du temps que ce qu'il pense n'a aucune importance. On lui a tellement dit qu'il n'était pas là pour penser. Pourtant, quand nous irons à 10 heures assister au mee- ting organisé par la C.G.T. et la C.F.T.C., ce que diront les orateurs n'aura aucune importance, aucun intérêt. L'auditoire écoutera une fois de plus, sans passion, les mêmes histoires et les mêmes mensonges. Comme dans tous les discours de ce genre on dit ce que tout le monde sait. Sur ce que nous ne savons pas, on ment, et on ne dit pas un mot sur ce que nous voudrions savoir. Ainsi les orateurs parlent de notre niveau de vie et de la position du Gouvernement, ils disent que les prix montent. Oui, tout cela nous le savons et c'est pourquoi on est là aujourd'hui. Pour nous encourager, les orati urs apporteront des informations : « 60 % de grévistes chez Renault et certains ouvriers qui sont dans les ateliers ont décidé de repartir chez eux », dit Linet de la C.G.T. Nous savons tous parfaitement que ce n'est pas vrai. Il y a aussi l'ouvrier F.0. de service qui, comme dans chaque grève, vient parler de l'unité, mais nous savons tous que cela ne change pas d'un pouce la position des dirigeants F.O. de l'usine qui défendent ouvertement le gouvernement. Pour terminer enfin, on nous demande d'adhérer aux organi- sations syndicales. Nous ne savons toujours pas ce que nous ferons dans les jours qui suivent. De telles grèves, si elles ne sont pas suivies, risquent de creuser un fossé entre ceux qui prennent part à l'activité revendicative et les autres. Voilà le danger, et je l'ai bien senti quand, la veille de la grève, M. est venu à ma machine me dire ce qu'il pensait de ses camarades : « Ce sont tous des cons », m'a dit ce jeune ouvrier inorganisé et imperméable aux slogans politiques et syndi. caux. Il ne mâche pas ses mots; il est désabusé. « Qu'est- ce que tu veux faire? Quand on veut aller en délégation, :] n'en reste plus que quelques-uns. Quand le chef arrive, ils partent tous comme des moutons. Quand je vois un père de famille de quatre enfants jouer aux cartes au lieu de venir discuter ensemble de ce que l'on va faire... ça me fait mal. Que veux-tu faire avec des mecs comme ça? » M. avait posé un ultimatum. Il devait passer un essai de dessinateur le jour de la grève, et pour lui, être dessi- rateur, c'est le grand espoir de sa vie. C'est enfin quitter l'atelier. Il a refusé de passer l'examen le jour de la grève et il sait que cette décision influencera probablement le résultat. « Je ne viens pas vendredi mais si les mecs se dé- gonflent, alors c'est fini. Oui, c'est fini. » Combien de fois a-t-il déjà dit : « C'est fini »; et pour M. ce n'est jamais fini, mais son langage ressemble à celui de ces vieux militants qui méprisent les autres de ne pas penser - 68 nous comme eux et qui puisent un sentiment de supériorité sur tout ce qui les différencie des autres. M. veut absolument m'entraîner à dire du mal des autres et à dire en cbour avec lui : « Ce sont des cons ». « Pourtant, c'est la seule ressource qu'il nous reste à nous de faire confiance à nos camarades. C'est le seul espoir. Aujourd'hui, si nous sommes battus, ce n'est pas parce que nous leur avons fait confiance. C'est au contraire parce que avons laissé l'organisation du mouvement entre les nains des syndicats. Alors pourquoi n'essaierait-on pas l'au. tre méthode? » M. s'en va en haussant les épaules, mais il sera encore là quand nous affronterons sérieusement la Direction. Ce n'est pas seulement l'échec de la grève qui a décou- ragé M., mais aussi un événement qui s'est déroulé avant le 25 octobre. L'idée du comité de grève avait été adoptée dans l'atelier, il ne restait plus qu'à réaliser concrètement cette idée et c'est le passage à cette réalisation qui fut pour cer- tains un sujet de découragement. Une réunion fut organisée par les militants cégétistes pour élire ce comité de grève, mais ce fut un échec. Voici comment on me raconta son déroulement. Tout d'abord la maîtrise empêcha les ouvriers qui font équipe de participer à cette réunion. Un cégétiste expliqua qu'il fallait former un comité de grève, puisque telle était la volonté de la plupart des ouvriers. Il fallait des noms et tout le monde se regarda. Deux cégétistes proposèrent le mien, qui fut approuvé aussitôt, mais les autres ? On demanda des volontaires, et cela ne suscita aucun écho, aucune dis- cussion. Deux militants fervents de la C.G.T. se proposèrent et enfin M. lança son nom, irrité par ce manque de réaction. Que signifiait ce comité de grève pour les ouvriers? Un orga- nisme comme un syndicat sans doute. Il ne semble pas que la majorité ait fait la différence entre la structure organisa- tionnelle d'un comité de grève et celle d'un syndicat. Pour eux, c'était un organisme destiné à défendre les ouvriers, mais quel serait son rôle? Beaucoup ne le savaient pas. Quelques jours plus tôt, un ouvrier m'avait expliqué que le comité de grève était une combine de la C.G.T. pour créer un organisme destiné à faire exécuter ses ordres. En réalité, c'est ce qu'ont été souvent les comités de grève, il en avait conclu : « Ils vont te mettre là-dedans et tu ne pourras rien faire. » Une équivoque régnait, le comité de grève était encore dans la tête de beaucoup d'ouvriers un organisme extérieur à eux. J'ai expliqué alors que le comité de grève n'était qu’un organisme destiné à exécuter la volonté des ou- vriers. « Si vous ne manifestez pas ce que vous voulez, com- ment voulez-vous que le comité de grève vous défende? Si ne dites rien et si vous ne voulez rien faire, aucun organisme ou comité de grève ne pourra vous défendre. » vous 69 - 1 C'est en fait ce qui est arrivé. Le comité de grève a été élu, r.ais il ne s'est rien passé. La passivité des uns a servi à justifier la passivité des autres. Combien de fois n'a-t-on pas entendu cette question : « Que veux-tu faire quand les autres ne veulent rien faire? » Ne rien faire soi-même est pour beaucoup la réponse, pour d'autres, c'est se réfugier dans le syndicat ou accepter sa propagande comme un moindre mal. Notre activité de mino- ritaires paraît tellement réduite et difficile qu'elle décourage la plupart. Enfin, ce que nous préconisons est tellement étranger aux habitudes prises que la plupart ne s'y résolvent que lorsque le climat de la passivité éclate pour faire place à une période d'agitation. C'est contre ces habitudes que nous avons avant tout à lutter. Mais cette lutte a porté ses fruits. Partout où l'on a pu réaliser les confrontations entre ouvriers, partout où l'on a pu introduire des méthodes de démocratie ouvrière, partout le climat de confiance a régné, partout l'unité des ouvriers a été préservée, partout la cohésion a régné et c'est cela un peu notre victoire. De tous ces événements on peut tirer un certain nombre de leçons. Tout d'abord il s'est avéré que les méthodes bu- reaucratiques dans le déclenchement de ces grèves ont fait une faillite complète. Les bureaucraties syndicales ont beau lancer leurs ordres, ces ordres ne sont plus appliqués dès qu'ils arrivent aux ouvriers. Ils ne le sont pas toujours quand ils arrivent au militants et parfois même les délégués restent sourds. Le système ne fonctionne plus, et le paradoxe c'est que pour certains c'est là un motif supplémentaire de croire en ces méthodes. Certains ouvriers dont la plupart ont cé- journé dans les organisations communistes ne craignent pas d'avancer leurs arguments les plus réactionnaires, voire niême fascistes. Pour eux la seule solution c'était la solution de force. « Il faudrait les faire débrayer à coups de trique » disaient-ils après l'échec du 25 octobre. Pourtant dans différents ateliers les ouvriers avaient débrayé presque unanimement car nous avions employé une arme bien plus efficace que la trique. Nous avions introduit des méthodes de confrontation, introduit la démocratie au sein des discussions et suscité ces confrontations parmi les ouvriers. Nous avions réveillé l'esprit critique et redonné à certains le sens de la responsabilité. L'arme redoutable que nous avions tenté partout d'introduire c'est la discussion, c'est la critique des ordres des organisations syndicales, et ceci n'avait pas créé la division entre les ouvriers mais bien au contraire ressoudé leur unité. Nous étions donc arrivés à une conclusion qui peut paraître paradoxale à tous ceux qui portent aux nues le crétinisme bureaucratique. Cette con. clusion peut se résumer ainsi : Pour qu'un ordre puisse avoir la chance d'être exécuté il doit passer par le crible de la 70 - critique des ouvriers. La conséquence en est que les ordres qui ont été parfois les plus critiqués ont souvent été les plus suivis. Combien d'ouvriers hostiles à la grève a-t-on vu se ranger à l'opinion de la majorité des autres, simplement parce qu'ils avaient pu exprimer dans des assemblées leur pensée lihrement à leurs camarades. Par contre, combien a-t-on vu de sympathisants cégétistes, de responsables syndicaux même, qui affirmaient la veille encore être d'accord pour le mou- vement du 25 octobre et sont venus travailler ce jour-là. Et, quand on leur en demandait la raison, leur réponse était à peu près celle-ci : « Moi j'étais d'accord pour ne pas venir mais je ne savais pas si les autres viendraient ou non, alors je suis venu, j'ai regardé et quand j'ai vu les autres entrer, je suis entré moi aussi Je ne voulais pas jouer au héros. » Mais ne pouvait-on pas obtenir cette information avant plu- tôt que le jour même de la grève? Ce responsable syndical qui voit dans l'action syndicale une simple transmission des ordres, ne pouvait-il tenter de regrouper les ouvriers de son coin et leur demander de s'exprimer? Bien souvent le délégué n'a pas cette conception du syndicalisme, il ne pense même pas à faire ce travail. Il juge qu'il est plus utile de venir distribuer un tract à la porte de l'usine pour trans- mettre l'ordre aux ouvriers. Il donne le tract comme un nau- fragé lance une bouteille à la mer. Il ne sait plus ce que deviendra l'ordre; il le perd complètement de vue et il peut penser qu'avec un peu de chance il sera suivi, si non tant pis, le hasard n'aura pas bien fait les choses. A la loterie de la grève on aura pris le mauvais numéro. A tout cela il faut ajouter que les tracts qu'il distribue ne sont pas aptes à favoriser ces confrontations amicales avec les ouvriers de son coin. Ce sont la plupart du temps des tracis qui placent tous les problèmes sur le plan des organisations et des tractations entre dirigeants syndicaux. Après ce mouvement on nous a demandé : « Mais vous, quelles victoires avez-vous remportées? Quels sont les dé- brayages que vous avez organisés? Quels sont les avantages que vous avez obtenus ? » De tout cela nous n'avons rien obtenu, c'est-à-dire rien de plus que les organisations syndicales. Nous n'avons pas pu exhiber des accords conclus avec la Direction. Nous esti- mons cependant avoir remporté une victoire bien plus pro- fonde et qui pourra avoir infiniment plus de répercussions que tous les accords ou pourcentages d'augmentation. Nous avons obtenu que dans certains ateliers les ouvriers s'expri- ment. Nous avons rompu quelques glaces et introduit des méthodes de lutte authentiquement prolétariennes et en pre- mier lieu la démocratie ouvrière. Partout où nous avons pu le faire, nous ne craignons pas d'affirmer qu'il s'agit d'une réelle victoire. Car ce n'est que par de telles méthodes que dans les futurs mouvements les ouvriers pourront obtenir de véritables victoires. D. MOTHE. - 71 Échos des mouvements de grève Comment on a tué le mouvement de Nantes et Saint-Nazaire Pendant plus d'un mois après la rentrée des vacances les ouvriers de Nantes et Saint-Nazaire se sont livrés à des mouvements de grève. Nous sommes en décembre et les mou- vements ont cessé. Comment se fait-il que cette combativité ne soit plus vivante aujourd'hui? Des ouvriers nantais nous l'ont dit. Pour eux il y a une raison très claire : Les directions syndicales ont tout fait pour tuer cette combativité. Elles ont été payées de retour par un grand nombre d'ouvriers qui, aux élections de délégués de Saint-Nazaire, viennent de s'abstenir. Au départ, les ouvriers des chantiers navals et des usines metallurgiques étaient prêts à rentrer en lutte. Ils y étaient décidés, comme en 1955, et cette volonté de lutte s'est tra- duite encore cette fois par des combats de rue. Les ouvriers avaient compris que ce n'est pas par des grèves où l'on reste chez soi ou par des grèves d'avertissement que l'on peut obtenir satisfaction. Ils avaient compris aussi que seule la généralisation du mouvement pouvait faire aboutir leurs revendications. Les ouvriers voulaient se battre et les directions syndi- cales leur' ont recommandé le calme. Malgré cela il y a eu des manifestations de masse et des bagarres avec les C.R.S. Les ouvriers, pour montrer leur mécontentement, ont dû désobéir dans la plupart des cas aux consignes de leur syn- dicat. Mais désobéir aux consignes syndicales ne suffisait pas pour coordonner la lutte car les seuls organismes qui dé- tiennent les moyens de contact avec les autres ouvriers du pays ce sont précisément les syndicats. Pendant plus d'un mois, les organisations syndicales, très unies cette fois, ont fait patienter les ouvriers en leur donnant comme consigne la nouvelle formule qui, paraît-il est si efficace : la grève tournante. Les ouvriers de la Loire Atlantique se sont trouvés devant ce choix: ou bien ne rien faire, ou bien accepter les grèves tournantes tout en étant convaincus qu'elles ne gê- naient pas le patronat, ou bien se lancer dans une grève géné- rale de la métallurgie à Nantes et Saint-Nazaire. Les travail- 72 leurs voulaient se battre mais ne voulaient pas faire non plus commo en 1955 et rester seuls dans la lutte car ils savaient que seuls ils n'obtiendraient rien. De plus le gouvernement avait concentré des milliers de C.R.S. dans ces deux villes et il était difficile pour les travailleurs de faire des manifes- tations comme en 1955. Placés devant tous ces obstacles, les travailleurs nantais se sont ingéniés à trouver des formes de lutte efficaces. Certains ont réussi à rendre payante leur heure de grève tournante en s'arrangeant pour paralyser plusieurs heures de production sans que leur paye en souffre. Certains ont manifesté et se sont battus là où ils ont pu avec les C.R.S. Mais tout cela ne résolvait pas le problème de la géné- rolisation. Les syndicats pendant ce temps ont lancé une dizaine de grèves dans le pays. Un jour Electricité et Gaz, l'autre jour les transports, ensuite les fonctionnaires, puis les enseignants - sans compter nos deux et quatre heures de grève chez Re- nault. Pour eux une seule chose comptait: ne pas déclencher une grève générale et gagner du temps car ils savaient très bien que le temps jouait en leur faveur et démoraliserait les ouvriers. En effet les syndicats ont réussi. Déjà le 25 octobre les ouvriers de la Loire Atlantique étaient las et les petites grèves avaient dégoûté les ouvriers parisiens qui refu- sèrent de suivre le mouvement de 24 heures décrété pour ce jour. Mais tandis que les ouvriers de Nantes et Saint-Nazaire ont en assez de combativité pour dépasser les consignes de leur syndicat, les ouvriers parisiens dans leur ensemble ne l'ont pas fait et c'est en ce sens qu'ils sont aussi responsables de cet échec. Un ouvrier de Nantes nous a dit : « Nous on dépasse bien nos organisations syndicales, même en étant syndiqués, car si on les écoutait et on se conformait à ce qu'elles nous disent on ne ferait jamais rien et il n'y aurait jamais eu de mouvement dans la Loire Atlantique. Pourquoi ne faites-vous pas la même chose à Paris? » A Paris il existe évidemment un climat différent. Les ouvriers sont beaucoup plus divisés qu'à Nantes et Saint- Nazaire. Pourquoi ? Est-ce parce que leurs syndicats sont moins unis? Non, c'est surtout parce que les ouvriers de la Loire Atlantique sont beaucoup plus réfractaires à la poli- tique des organisations syndicales et des partis. Une grande partie des ouvriers refusent de voter aux élections législa- tives. Dans un tel climat il est difficile aux organisations syn. dicales de se livrer à des surenchères et à la même démagogie que chez Renault par exemple. La lutte entre les syndicats a beaucoup moins de répercussions sur les ouvriers de la Loire Atlantique que sur ceux de la région parisienne. De plus, et c'est là l'important, la division économique entre les ouvriers est beaucoup moins grande qu'à Paris. Quand nous avons informé les ouvriers de Nantes sur la diffé- rence de salaire qu'il existait chez Renault entre 0.S. et P3, 73 ils avaient du mal à nous croire. Chez eux la différence de salaire atteint un maximum de 30 à 40 francs de l'heure tandis qu'ici elle va jusqu'à 110 francs et c'est là la raison principale qui fait que les ouvriers de la Loire Atlantique ont gardé leur unité et marchent la plupart du temps tous d'un seul bloc. Les syndicats ont réussi pour le moment à tuer cette combativité des ouvriers de la Loire Atlantique mais leur objectif a été atteint. ILS ONT FAIT L'UNITE et peuvent en noircir les colonnes de leur journaux. Demain, si une autre ville bouge et que Nantes et Saint-Nazaire refusent de suivre, les syndicats en rejetteront la faute sur ces ouvriers er disant qu'ils ne sont pas combatifs. Des minorités d'ou- vriers ont pourtant essayé de dépasser ce stade et se sont pro- noncées publiquement pour la généralisation. Il y a eu même au cours des meetings des responsables syndicaux qui ont lancé des appels à tous les métallos de France et en particu- lier aux métallos parisiens. Mais l'avons-nous su? Les orga- nisations syndicales ont-elles diffusé ces appels désespérés? Non: à la place, on nous faisait du barratin sur les mer- veilles des grèves tournantes. Des responsables syndicaux nous ont dit aussi qu'en 1955 ils avaient envoyé un télégramme aux délégués de la chaîne des 4 CV chez Renault pour leur de- mander de dire aux ouvriers de les soutenir. Les ouvriers de chez Renault l'ont-ils appris? Non; personne ne l'a su et les responsables de ces organisations n'ont même pas orga- nisé une collecte pour ces ouvriers dont la lutte nous avait rapporté à l'époque 4 % d'augmentation. A part le bla-bla habituel, la presse syndicale ne nous informe de rien et cloi- sonne bien sagement les luttes ouvrières par département, par ville et aussi, chez Renault, par atelier. Nous sommes entrés en contact avec des minorités d'ou- vriers qui, tout en étant syndiqués, luttent contre leur direc- tion syndicale pour faire appliquer la volonté des travail. leurs et nous nous sommes aperçus que, sans nous connaître, nous luttions les uns et les autres pour le même objectif c'est-à-dire : 1° généralisation des luttes; 2° revendications non hiérarchisées; 3° élection de Comités de Grève. Nous avons appris aussi qu'à Bordeaux des ouvriers niétallurgistes luttaient pendant la même période pour les même objectifs et pour cela ils avaient dû se regrouper entre eux, tout en conservant leur affiliation aux différents syndi- cats auxquels ils appartenaient. A Nantes comme à Paris, les problèmes sont sensible- ment les mêmes. La combativité des ouvriers existe mais, dès qu'elle se manifeste, les organisations syndicales lui opposent des barrages de toute sorte et dès qu'elle n'existe plus les organisations syndicales retirent leurs barrages et 74 conseillent aux ouvriers d'agir en sachant très bien qu'ils ne le feront pas. Elles propagent alors l'idée que si l'action n'est pas possible, c'est la faute des ouvriers qui ne sont pas combatifs. Devant une telle situation, deux tâches s'imposent. La première c'est que les ouvriers soient informés de façon exacte par d'autres ouvriers de ce qui se passe dans les autres usines et les autres villes. La deuxième, c'est qu'il faut coordonner nos luttes et pour cela il ne nous reste qu'un seul moyen, c'est de contacter tous les ouvriers qui sont mécontents des organisations syndi- cales parce qu'elles refusent d'assumer cette coordination. C'est pour cela que nous avons pris contact avec les métallos de la région parisienne et aussi avec ceux de province. C'est aussi pour cela que nous essaierons de publier chaque fois que ce sera possible les informations que ces camarades nous feront parvenir. Ce n'est qu'en orientant tous nos efforts vers cette coor- dination que, dans les mouvements qui viendront, nous pour- rons mener une lutte efficace. D. MOTHE. Une grève de province - Le grand silence de la presse ouvrière ou autre fait que nous ignorons tout des luttes d’usines isolées de province. Il en existe pourtant de nombreuses; une scule usine, quelquefois deux, presque toujours moins de 1.000 ouvriers, drainant une main-d'oeuvre de souche paysanne récente quand elle n'est pas mi-paysanne mi-ouvrière, sou- mise à des conditions de travail sensiblement différentes de celles des grands centres industriels. L'influence des syndicats n'y joue pas non plus de même nianière que dans les grands centres; les « divisions » et les « trahisons » syndicales ne peuvent s'y exprimer de manière aussi ouverte, d'où une certaine surenchère démagogique et la réalité d'une certaine ( unité d'action ». C'est aussi la situation de nombreux petits centres in- dustriels, villes entre 20 et 100.000 habitants et même peut- être de certains gros ensembles industriels comme la Lor- raine et certaines parties de la région du Nord. Une connaissance approfondie de toutes ces luttes de province permettrait de mieux comprendre tant l'attitude d'ensemble du proletariat que celle des bureaucraties syndi- cales qui possèdent souvent tous les éléments nécessaires pour fixer leur attitude et leurs directives. 75 20! ? ». Nous estimons que dans ce domaine il n'existe pas de « petites luttes » par la dimension de l'entreprise et que toute lutte peut servir au prolétariat tout entier. Paradoxalement on pourrait dire qu'une petite lutte a plus de chance d'être plus intéressante qu'une grande parce qu'elle contient beau. coup moins d'ambiguités. C'est en ce sens que nous lançons à nouveau un appel pour des témoignages semblables à celui qui suit et qui, s'il est bref, n'en est pas moins éloquent. Cette grève de province n'a pas fait beaucoup de bruit dans la presse : deux seuls communiqués laconiques parus dans un journal patronal L'Usine Nouvelle : Le 11 juillet 1957: « à la suite d'une demande de relè- » vement général des salaires formulée par la C.G.T. auprès » de la Direction des Hauts-Fourneaux et Forges d’Allevard » occupant 840 ouvriers, des mouvements de grève inter- » mittents se sont produits depuis le 28 juin dernier. I.es » ouvriers réclament une augmentation horaire de 20 frs et » la direction accepte d'accorder 7 à 8 frs selon les postes. » Le 2 juillet, dans l'après-midi, tous les ouvriers ont dé- >> brayé et depuis n'ont pas repris le travail. Aucune réunion » de conciliation n'est prévue pour l'instant. Les cadres et » les mensuels travaillent - Le 12 septembre 1957 : « un accord est intervenu » aux Forges et Hauts-Fourneaux d'Allevard aux termes du- >> quel la direction a accepté de transformer l'augmentation » de 7 à 8 frs accordée en août dernier en augmentation de » 9 fr. 60 pour les manæuvres et de 10 frs pour les pro- »fessionnels à dater du 1er septembre. D'autre part, la prime » accordée ouvriers des laminoirs été majorée » de 10 %. » Entre le 2 juillet et le début de septembre, deux inois de grève pour 1 fr. 60 à 2 frs d'augmentation horaire supplé- mentaire. Et dans les conditions suivantes que nous décrit un témoin dans une lettre du 22 août : « Une grève a éclaté aux Forges d'Allevard ou plutôt ► d'abord à une annexe des Forges au Cheylas (spécialités : » acier-coutellerie et surtout avec un nouveau four soviétique, » une certaine poudre d'acier aggloméré pour les aimants in- dustriels). Gros gains pour ces messieurs. « La grève débute au Cheylas fin juin. Revendications : » 25 frs de l'heure, salaire égal à celui de l'usine de Saint- » Chamond. A la quatrième semaine de grève, seul le Chey- » las n'obtient rien de la direction. Les forges d’Allevard se » mettent donc aussi en grève malgré l'opposition des syn- » dicats C.G.T. ou tout au moins des délégués cégétistes. » Grève non à 70 % mais totale. C'est ce qui m'a plu, les » délégués sont contre la grève et les ouvriers la votent )) totale. » Donc, le 20 août au Cheylas, huitième semaine de grève et à Allevard quatrième semaine de grève. aux a 76 » Voici les salaires : maneuvres : 135 frs; compa- » gnons P 3, mouleurs-maquetteurs (hors rang): 200 frs (à » ajouter à cela une prime annuelle de 10.000 francs. » La C.G.T. a ( en carte » 10 % des ouvriers sur un » total dans les deux usines de 800 ouvriers ; aux élections » des délégués, 80 % d'abstentions (écourement contre le » syndicat); et deux mois après l'abstention aux élections >> des délégués, ils votent la grève totale sans leurs délégués. » C'est, je crois, une bonne leçon contre la bureaucratie du » syndicat. Ce jour, 10 ont repris le travail de peur d'être » foutus à la porte; un gréviste m'a demandé si le droit de » grève existait toujours. Je lui ai dit que oui, qu'on était » encore en république. Ces 10 qui ont repris le boulot ce » sont ceux qui en avaient le moins besoin (des paysans qui » ont quelques terres et 4 ou 5 vaches). Quelques femmes gré- > vistes ont été en déloger un ou deux la nuit de leur lit et » depuis ils ne vont plus au boulot. » Pas mal de grévistes travaillent à côté dans une menui. » serie, d'autres au terrassement, dans le bâtiment, mais la » grosse majorité commence à tirer la langue; plusieurs » collectes ont été faites dans quelques usines des alentours » (assez rares). En huit semaines ils ont reçu 1.000.000 de » francs; c'est pas gras pour 800 ouvriers. » La semaine dernière le patron accorde 7 frs de l'heure. » Refus des ouvriers. Arbitrage avant-hier du préfet de » l'Isère qui a répondu qu'il ne pouvait rien faire. Le patron » aurait dit au Préfet que ses ouvriers n'étaient que des >> paysans qui venaient aux forges pour boucler leur budget. » Au retour du Préfet, réunion à la Maison du Peuple » d'Allevard, les ouvriers votent à 68 % la continuation de » la grève. C'est vraiment beau, car il y a de la misère et des > privations. » Les cadres travaillent évidemment, diviser pour ré- ►gner. Le responsable patronal des forges, c'est un nommé » Thomas, ancien capitaine retraité avec de belles médailles. » La maison mère est à Paris, les expéditions d'acier et de » poudre se font par les mensuels qui tapent dans les stocks; » en dernière heure, le patron comm nmanderait son acier à » Saint-Chamond, donc les stocks ne seraient pas loin d'être » épuisés. » R. BERTHIER Flash sur la grève des postiers des postiers de Lille ou « Vive l'inorganisation ) De cette grève voici ce que l'on a pu savoir par les jour- naux ou les communiqués syndicaux. Quatre facteurs chefs qui avaient été réquisitionnés lors de la grève du 25 octobre n'avaient pas répondu à l'ordre de réquisition. L'adminis- 77 tration les avait sanctionnés pour ce refus. En fait la réqui. sition ne repose sur rien de légal. Il est simplement entendu que les services de sécurité doivent être assurés et que pour ce faire 15 % des effectifs doivent être toujours présents. Les syndicats qui n'ont jamais ouvertement reconnu cette dispo- sition, rétorquent, de toute manière, que cela ne peut être valable qu'en cas de grève à 100 % et que s'il y a des non grévistes en nombre suffisant les réquisitions perdent leur justification. Toujours est-il que lorsque les avertissements et blâmes sont arrivés à Lille, l'ensemble des postiers a débrayé. La grève a duré huit jours. Les gars ont aussitôt fait appel à leurs directions syndicales pour qu'elles les appuient et qu'elles poussent le reste du pays à la solidarité. Seule la Fédération des Syndicats Autonomes des P.T.T. prit alors une position ouvertement pour l'extension. Ce n'est cependant qu'au bout du septième jour de grève que cette fédération diffusa un tract appelant à la généralisation de la grève. Ce tract ne fut distribué que le dernier jour. A Paris, au cours de la même journée il y eut une réunion C.G.T., C.F.T.C. et Autonomes dans laquelle ces derniers ne purent persuader les deux autres fédérations de soutenir l'extension nationale de la grève. Au contraire les Autonomes finirent par signer eux-mêmes une sorte de motion nègre-blanc qui signifiait clairement un renoncement de fait à toute extension. L'atmosphère à Paris n'était certainement pas la même qu'à Lille. Cette motion parvint dans cette dernière ville dans le courant du huitième jour. Elle mit fin aux tentatives d'élargissement et à la grève des pestiers de Lille elle-même, qui votèrent la reprise du travail, « à une faible majorité » dirent les journaux. Nous avons eu la chance de pouvoir entrer en contact avec un postier qui a assisté aux meetings des deux derniers jours. Voici le court récit qu'il nous a fait, presque mot à mot. Nous avons même respecté la forme familière de ce récit. Les meetings réunissent 2.000 à 2.500 gars. Il y a eu des réunions qui ont duré de 10 heures du matin à 3 heures de l'après-midi. Les types sont tous là, apportant bière et casse- croûte, et ne veulent pas démarrer. A tout propos les gars prennent le micro (il n'est pas question de les en empêcher). Il y en a eu une cinquantaine environ durant les cinq heures qu'a duré un meeting. Ce que les types veulent savoir c'est si les Fédérations sont pour ou contre l'élargissement de la grève, un point c'est tout. F.O. est contre, la C.G.T. « hésite », la C.F.T.C. est plu- tôt contre, les Autonomes sont à fond pour... jusqu'à la mo- tion commune. Les états-majors des fédérations sont au complet, à la C.F.T.C. il y a cinq secrétaires fédéraux. La fiction syndicale n'existe plus: au micro les responsables fédéraux convoquent : 1 - 78 en même temps que des réunions syndicales, des réunions politiques (à mots à peine couverts). P.S et P.C. tiennent sans arrêt des réunions aux sièges des syndicats correspondants F.0. et C.G.T. Pendant les meetings, les militants sont mobilisés et accompagnent de véritables commandos de secrétaires syndi- caux qui vont travailler les gars dans la foule. Autour des secrétaires des groupes de 30 à 50 types se forment, qui dis- cutent. Les secrétaires et leurs acolytes utilisent tous les argu- ments contre la grève : « vous êtes à la fin du mois, vous ne serez pas payés, c'est le mauvais moment. » Mais les mêmes gars qui ont participé à un groupe, vont dans un autre (par exemple dans un groupe du syndicat autonome où l'on dit le contraire de ce que disent les autres, et où l'on est à fond pour la grève, ou même dans un autre groupe qui est aussi contre la grève mais avec des nuances) et ils ne comprennent plus rien. Alors ils demandent la parole et vont au micro pour dire : « on ne comprend plus rien, on va dans un coin... ils disent ça... on va dans un autre, ils disent le contraire... alors quoi? » Des types posent au micro des questions embarrassantes... comme les responsables ne savent que répondre, l'auditoire scande sur l'air des lampions : « Répondez... répondez... » La question de départ, c'est les réquisitions. Les syndi- cats discutent avec les autorités sur les pourcentages des réquisitions. (1) Ils ont fait des réunions successives à la Pré- fecture qui, pendant deux ou trois jours, durent deux heures chacune. A la tribune les responsables syndicaux viennent dire : : « on a obtenu telle ou telle réduction de pourcentage ». Les gars montent alors à la tribune pour dire: « Il n'y a pas besoin de discuter deux heures et puis encore deux heures... il n'y a besoin que de dix minutes. Les pourcentages, on s'en fout. Ce qu'on veut c'est le droit de grève pur et simple, sans réquisition aucune. Ils acceptent ou ils n'acceptent pas. C'est oui ou non. » Les cégétistes ne sont pas fiers et bafouillent (c'est eux qui ont parlé à la tribune de réduction des pourcentages). Alors ils cherchent des arguments. Mais ils se retournent contre eux. Un cégétiste dit à la tribune: « Il y a eu à Ca. lais (?) des grèves contre les réquisitions, vous n'avez pas manifesté votre solidarité. Alors ! » Aussitôt un gars monte au micro : « On ne savait pas. Est-ce que vous, les syndicats, nous avez informé par tracts? Non. On ne l'a su que par les journaux alors que c'était cuit. D'ailleurs est-ce que vous avez prévenu par tracts les autres régions de notre grève à nous ? » Réponse embarrassée du responsable: « Euh! on va jus- tement le faire... » (1) Ces pourcentages varient suivant les grades. 79 Les responsables F.0. sont catastrophés et passent litté- ralement sous la table parce qu'ils sont hués... jusqu'au mo- ment ou la résolution commune d'« enterrement », signée à Paris par la C.G.T., la C.F.T.C. et les Autonomes arrive. Alors ils reprennent des couleurs et montent à la tribune. Il faut dire que là-bas, dans le Nord, les F.O. qui ont une base ouvrière et une tradition sont des « durs ». Alors ils attaquent. Ces gars-là ont vraiment de l'estomac. Lorsqu'ils sont hués ils ne bronchent pas. Ils disent : « taisez-vous, je rarlerai, s'il y en a qui ne sont pas contents ils n'ont qu'à me rejoindre à la sortie, on s'expliquera. » Même les types qui sent contre les positions F.0. aiment ce langage. De cette manière, petit à petit, ils arrivent à reprendre l'auditoire en main, à regagner le terrain perdu et à terminer sur une sorte de match nul. Le reste des discours n'est plus alors que blabla sur l'unité. Il y a bien des gars qui montent au micro pour dire : « L'unité, nous on s'en fout. Pas d'unité pour n'importe quoi ! », mais c'est fini, les gars sont mâtés. On vote pour la reprise du travail. Il y a une « majorité » pour la reprise... de 10 à 12 voix. On se demande comment on a pu compter avec cette précision. Enfin, c'était moitié, moitié. Alors un certain nombre de gars se mettent à crier: « Vive l'inorganisation », d'autres déchirent leurs cartes syn- dicales. Pour le reste c'est la débandade. Tout le monde fout le camp, écoeuré. Voilà l'histoire que ce correspondant occasionnel nous a racontée. D'après lui on pourra attendre un bon bout de temps avant que les postiers de Lille refassent grève. De toutes manières, sans extension à d'autres régions ils n'au- raient pas tenu plus de 24 ou 48 heures encore. Or Paris n'était pas mûr. Pour conclure ce flasch, une dernière nouvelle : depuis 24 heures dans des bureaux de Paris (Paris XI) qui viennent de recevoir leur petit lot de sanctions, les postiers ont débrayé 24 heures à près de 100 %; ils avaient eu une dizaine de sanctionnés. Comme disait un gars : « c'était les sanctions tournantes. >> Ph. GUILLAUME Sur le contenu du socialisme un Nous avons essayé de montrer (1) que le socialisme n'est rien d'autre que l'organisation consciente par les hommes eux-mêmes de leur vie dans tous les domaines; qu'il signifie donc la gestion de la production par les producteurs, à l'échelle de l'entreprise aussi bien qu'à celle de l'économie; qu'il implique la suppression de tout appareil de direction séparé de la société; qu'il doit entraîner une modification profonde de la technologie et du contenu même du travail comme activité primordiale des hommes et conjointement bouleversement de toutes les valeurs vers lesquelles est orientée, implicitement ou explicitement, la société capitaliste. Cette élaboration permet en premier lieu de dévoiler les mystifications qui se sont constituées depuis de longues années autour de la notion du socialisme. Elle permet d'abord de comprendre ce que le socialisme n'est pas. Projetées sur ce fond, la Russie, la Chine et les « démocraties populaires » montrent leur vrai visage de sociétés de classe et l'exploita- tion. Que les bureaucrates y aient pris la place des patrons privés apparaît alors, par rapport à cette discussion-ci, abso- lument indifférent. Mais elle permet beaucoup plus. Ce n'est qu'à partir de cette notion du socialisme que l'on peut comprendre et ana- lyser la crise de la société contemporaine. Dépassant les sphères superficielles du marché, de la consommation et de la « politique », on peut alors voir que cette crise est direc- tement reliée au trait le plus profond du capitalisme : l'alié- nation de l'homme dans son activité fondamentale, l'activité productive. C'est dans la mesure où cette aliénation crée un conflit permanent à tous les étages et dans tous les secteurs de la vie sociale qu'il y a crise de la société d'exploitation. Conflit qui s'exprime sous deux formes: à la fois comme lutte des travailleurs contre l'aliénation et contre ses condi- tions, et comme absence des hommes à la société, passivité, découragement, retraite, isolement. Dans les deux cas, au- (1) Dans la première partie de ce texte, publiée dans le n° 22 de Socialisme ou Barbarie, pp. 1 à 74. - 81 delà d'un point, le conflit conduit à la crise ouverte de la société établie: que la lutte des hommes contre l'aliénation atteigne une certaine intensité, et c'est la révolution. Mais que leur absence à la société dépasse une certaine limite, et c'est l'effondrement du système, comme l'évolution de l'économie et de la société de la Pologne en 1955 et 1956 le montrent clairement (2). Oscillant entre ces deux limites, se déroule la vie quotidienne des sociétés modernes qui ne parviennent à fonctionner qu'en dépit de leurs propres normes, pour au- tant qu'il y a lutte contre l'aliénation et que cette lutte ne dépasse pas un certain niveau qui sont donc basées sur une irrationalité fondamentale. Nous partons donc, pour reprendre l'analyse de la crise du capitalisme, d'une notion explicite du contenu du socia- lisme. Cette notion est le centre privilégié, le point focal qui nous permet d'organiser toutes les perspectives et de tout revoir d'un weil neuf. Sans elle, tout devient chaos, consta- tation fragmentaire, relativisme naïf, sociologie empirique. Mais cette notion n'est pas un a priori. La lutte du prolé- tariat contre l'aliénation et ses conditions ne peut avoir lieu et se développer qu'en posant, soit comme des rapports réels entre les hommes, soit comme des revendications, des aspi- rations et des programmes, des formes et des contenus socia- listes. Par conséquent, la notion positive du socialisme n'est que le produit historique du développement précédant, et en tout premier lieu, de l'activité, des luttes et du mode de vie du proletariat dans la société moderne. Elle est la systéma- tisation provisoire des points de vue qu'offre l'histoire du prolétariat, de ses gestes les plus quotidiens comme de ses actions les plus grandioses. Dans un atelier, les ouvriers s'arrangent entre eux pour à la fois couler les normes et se faire le maximum de boni. A Budapest, ils se battent contre les chars russes, s'organisent en conseils et réclament la ges- tion des usines. Aux Etats-Unis, ils réclament un arrêt des chaînes deux fois par jour pendant un quart d'heure pour pouvoir prendre une tasse de café. Aux usines Bréguet de Paris, au printemps dernier, ils se mettent en grève et ré- clament la suppression de la plupart des catégories entre lesquelles la direction les divise. Il y a plus d'un siècle, ils se faisaient tuer en criant: Vivre en travaillant ou mourir en combattant. Dans les usines « socialistes » de la bureaucratie russe, ils imposent le nivellement des salaires dont se plai- gnent amèrement Kroutchev et sa clique dans leurs discours. A un degré de développement et d'exploitation variable, toutes ces manifestations et brièvement parlant la moitié des actes quotidiens de centaines de millions de travailleurs dans (2) Voir, dans le n° 20 de cette revue, La révolution prolétarienne contre la bureaucratie, pp. 144 à 149. 82 toutes les entreprises du monde expriment cette lutte pour l'instauration de nouveaux rapports entre les hommes et avec le travail et ne sont compréhensibles qu'en fonction de la perspective socialiste. Il faut bien comprendre l'unité dialectique que consti- tuent ces divers moments: analyse et critique du capitalisme, définition positive du contenu du socialisme, interprétation de l'histoire du proletariat. Il n'y a pas de critique, il n'y a même pas d'analyse de la crise du capitalisme possible en dehors d'une perspective socialiste. Une telle critique ne pourrait en effet s'appuyer sur rien à moins que ce ne soit sur une éthique, que vingt-cinq siècles de philosophis ne sont parvenus ni à fonder, ni même à définir. Toute cri- tique présuppose qu'autre chose que ce qu'elle critique est possible et préférable. Toute critique du capitalisme pré- suppose donc le socialisme. Inversement, cette notion du socialisme ne peut pas être seulement l'envers positif de cette critique; le cercle risquerait alors d'être parfaitement uto- pique. Le contenu positif du socialisme ne peut être dérivé que de l'histoire réelle, de la vie de la classe qui tend à le réaliser. C'est là sa cource dernière. Mais cela ne veut pas dire non plus que la conception du socialisme est le reflet passif et intégral de l'histoire du proletariat. Elle s'appuie également sur un choix qui n'est que l'expression d'une atti- tude politique révolutionnaire. Ce choix n'est pas arbitraire, car il n'y a pas ici d'alternative rationnelle. L'autre terme serait simplement la conclusion que l'histoire n'est que « fable racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur et ne signi. fiant rien », et qu'elle ne peut que le rester. Mais ce n'est qu'en fonction d'une politique révolutionnaire, que pour cette politique, que l'histoire du proletariat peut être source. Pour une autre attitude, cette histoire n'est que source de sta- tistiques et de monographies, de n'importe quoi et finale- ment de rien du tout. Enfin, ni critique du capitalisme, ni définition positive du socialisme, ni interprétation de l'his- toire du proletariat, ni politique révolutionnaire ne sont possibles en dehors d'une théorie. Les éléments socialistes que produit constamment le prolétariat doivent être extra- polés et généralisés dans un projet total qui est le socialisme sans quoi ils sont privés de sens; l'analyse et la critique de la société de classe doivent être systématisées sans quoi elles n'ont pas de portée de vérité. L'un et l'autre sont impossibles sans un travail théorique au sens propre, sans un effort de rationalisation du simplement donné. Cette rationalisation comporte ses risques et ses contradictions. En tant que théorie, elle est obligée de partir des structures logiques et epistémolo- giques de la culture actuelle - qui ne sont nullement des for- mes neutres, indépendantes de leur contenu, mais qui expri- ment de façon antagonique et contradictoire des atticudes, des comportements, des visions du sujet et de l'objet qui ont leurs 83 équivalences dialectiques dans les rapports sociaux du capita- Jisme. La théorie révolutionnaire risque donc constamment de tomber sous l'influence de l'idéologie dominante, sous des formes à la fois beaucoup plus subtiles et beaucoup plus pro- fondes, beaucoup plus cachées et beaucoup plus dangereuses, que l'influence idéologique « directe » dénoncée tradition- nellement dans l'opportunisme par exemple. Le marxisme n'a pas échappé à ce sort, nous en avons déjà donné (3) et nous en donnerons encore des exemples. Ce n'est qu'en reve- nant chaque fois à la source, en confrontant les résultats de la théorie avec le contenu réel de la vie et de l'histoire du prolétariat que nous pouvons révolutionner nos méthodes mémes de pensée, héritées de la société de classe, et construire par bouleversements successifs une théorie socialiste. Ce n'est que par l'assimilation de tous ces points de vue et de leur unité profonde que nous pouvons avancer. Nous commençons l'analyse de la crise du capitalisme par l'analyse des contradictions de l'entreprise capitaliste. Les concepts et les méthodes acquis ainsi dans le dumaine primordial, le domaine de la production, nous permettront de généraliser ensuite l'examen et d'y soumettre les diffé- rentes sphères sociales et finalement le tout social comme tel. Les contradictions de l'organisation capitaliste de l'entreprise. Pour la vue traditionnelle, largement répandue encore aujourd'hui, les contradictions et l'irrationalité du capita- lisme existent et se manifestent activement u niveau de l'économie globale, mais n'affectent pas l'entreprise capita- liste autrement que pas ricochet. Si l'on fait abstraction des servitudes que lui impose son intégration à un marché irra- tionnel et anarchique, l'entreprise est le lieu où l'efficacité et la rationalisation capitaliste règnent sans partage. Sous peine de mort, le capitalisme est obligé par la concurrence de poursuivre le résultat maximum avec le minimum de moyens; et n'est-ce pas là le but même de l'économie, la définition de sa rationalité? Pour y parvenir, il met à un degré toujours croissant « la science au service de la production » et il rationalise le processus du travail par l'intermédiaire de ces incarnations de la raison opérante que sont ingénieurs et techniciens. Il est absurde que ces entreprises fabriquent des armements, absurde que les crises périodiques les fassent (3) A propos du problème de la rémunération du travail dans une société socialiste: dans le n° 17 de cette revue, pp. 12 à 15; à propos de la nature même du travail et de la « réduction de la journée de travail » comme solution du problème de l'aliénation: dans le n° 22 de cette revue, pp. 14 à 22. 84 travailler en-deçà de leur capacité mais il n'y a rien à redire quant à leur organisation. La rationalité de cette orga- nisation est la base sur laquelle s'édifiera la société socia- liste, lorsque l'anarchie du marché sera éliminée et que d'au- tres buts la satisfaction des besoins et non le profit maximum — seront assignés à la production. Lénine s'en tient absolument à cette vue, et pour Marx lui-même, la chose n'est pas au fond différente. Certainement, l'entreprise n'est pas pour lui rationalisation pure; plus exactement, cette rationalisation contient une contradiction profonde. Elle se fait par l'asservissement du travail vivant au travail mort, elle signifie que les produits de l'activité de l'homme dominent l'homme, elle entraîne donc une oppres- sion, une mutilation sans cesse croissantes. Mais c'est là une contradiction si l'on peut dire « philosophique », abstraite, et ceci en deux sens. Tout d'abord, elle affecte le sort de l'homme dans la production, mais non la production elle- même. La mutilation permanente du producteur, sa transfor- mation en « fragment d'homme » n'entrave pas la rationa- lisation capitaliste. Elle n'en est que l'envers subjectif. La rationalisation est exactement symétrique à la déshumani- sation. C'est le même pas qui fait avancer l’une et l'autre. Rationaliser la production, signifie ignorer et même écraser délibérément les habitudes, les désirs, les besoins, les ten- dances des hommes en tant qu'ils s'opposent à la logique de l'efficacité productive, soumettre impitoyablement tous les aspects du travail aux impératifs du résultat maximum avec le minimum de moyens. Nécessairement donc, l'homme de- vient moyen de cette fin qu'est la production. Il en résulte que cette contradiction reste « philosophique » et abstraite aussi en un deuxième sens : sommairement parlaut, parce qu'on n'y peut rien. Cette situation est le résultat inexorable d'une phase du développement technique et même finale- ment de la nature même de l'économie, « règne de la néces- sité ». C'est l'aliénation au sens hegelien: l'homme doit se perdre d'abord pour pouvoir se retrouver et se retrouver, après la traversée du purgatoire, sur un autre plan. C'est la réduction de la journée de travail, que permettra l'organisa- tion socialiste de la société et la suppression du gaspillage du marché capitaliste, qui rendra l'homme libre — en dehors de la production (4). En fait, nous allons le voir, cette contradiction philo- sophique est la contradiction réelle du capitalisme, et la de crise au sens le plus terre à terre et le plus matériel de ce terme. Sous ses aspects les plus microscopi. ques comme les plus gigantesques, la crise du capitalisme exprime directement ce fait: que la situation et le statut de source sa (4) Voir la critique de cette conception dans la première partie de ce texte, publiée dans le n° 22 de Socialisme et Barbarie, pp. 14 à 22. 85 l'homme comme producteur sous le capitalisme sont contra- dictoires et finalement absurdes. La rationalisation capitaliste des rapports de production n'est rationalisation qu'en appa- rence. Cette énorme pyramide de moyens devrait prendre son sens de sa fin ultime; or celle-ci, l'augmentation de la production voulue pour elle-même, devenue but en soi et détachée de tout le reste, est absolument irrationnelle. La production est un moyen de l'homme, non pas l'homme un moyen de production. Cette irrationalité de sa fin dernière détermine d'un bout à l'autre tout le processus de production capitaliste; ce qu'il pouvait contenir de rationalité dans le domaine des moyens, mis au service d'une fin irrationnelle, devient lui-même irrationnel. Mais de ces moyens, le prin- cipal est l'homme. Faire de l'homme entièrement un moyen de production, signifie transformer le sujet en objet, signifie le traiter en chose dans le domaine de la production. De là découle une deuxième irrationalité, une autre contradiction concrète, dans la mesure où cette transformation des hommes en choses, cette réification, est en conflit avec le développe- mert même de la production qui est par ailleurs l'essence du capitalisme et qui ne peut pas avoir lieu sans un développe- ment des hommes. Mais ce qui apparaît ainsi comme une contradiction objective et impersonnelle ne prend son sens historique que par sa transformation en conflit humain et social. C'est la lutte permanente des producteurs contre leur réification qui transforme ce qui pourrait rester une opposition de concepts en une crise déchirant toute l'organisation de la société. Il n'y a pas de crise du capitalisme résultant du fonctionnement de « lois objectives) ou de contradictions dialectiques. Il n'y en a une que dans la mesure où il y a révolte des hommes contre les règles établies. Cette révolte, inversement, com- mence comme révolte contre les conditions concrètes de la production; c'est donc à ce niveau qu'il faut chercher l'ori- gine à la fois et le modèle de la crise générale du système. L'heure de travail La contradiction du capitalisme apparaît lès le départ dans l'élément simple de la relation entre le capital et l'ou- vrier; l'heure de travail. Par le contrat (e travail, l'ouvrier vend sa force de travail à l'entreprise. Mais qu'est-ce que cette force de tra- vail? Est-ce que l'ouvrier vend son « temps » ? Mais qu'est-ce que ce « temps » ? L'ouvrier ne vend pas, bien entendu, sa simple présence. A une époque où les ouvriers luttaient pour réduire une journée de travail de douze ou de quatorze heures, Marx démandait: qu'est-ce qu'une journée de travail? Cela signifiait: combien d'heures y a-t-il dans une journée 86 de travail ? Mais il y a une question encore plus profonde : qu'est-ce qu'une heure de travail, autrement dit: combien de travail y a-t-il dans une heure? Le contrat de travail peut définir la durée journalière du travail et le salaire horaire — donc ce que le capitaliste doit à l'ouvrier pour une heure de travail. Mais combien de travail l'ouvrier doit-il au capita- liste pour une heure? Cela, il est impossible de le dire. C'est sur ce sable que sont bâtis les rapports de production capitalistes. Autrefois, le mode et le rythme du travail étaient fixés de façon presqu'immuable par les conditions naturelles et les techniques héritées, l'habitude et la coutume. Aujour- d'hui, conditions naturelles et technique sont constamment bouleversées, en vue d'accélérer la production. Mais pour l'ouvrier le travail a perdu tout intérêt autre que celui du gagne pain. Il résiste donc inéluctablement à cette accéléra. tion. Le contenu d'une heure de travail, le travail effectif que doit fournir l'ouvrier pendant une heure, devient ainsi l'objet d'un conflit permanent. Or, il n'y a dans l'univers capitaliste aucun critère rationnel permettant de résoudre ce conflit. Que l'ouvrier -« flâne » ou qu'il meure d'épuisement sur sa machine, cela n'est ni « logique » ni « illogique ». Seul le rapport de forces entre ouvriers et capital peut décider du rythme de travail dans les conditions données. Toute solution appliquée en fait ne représente donc qu'un compromis, une trêve basée sur le rapport de forces existant sur le moment. La trêve est par son essence même provisoire. Le rapport de forces change. Même s'il ne change pas, s'est la situation technique qui est modifiée. Le compromis péniblement défini à partir d'un outillage donné, de tel type de fabrication etc. s'écroule; dans la nouvelle situation les anciennes normes n'ont plus de sens. Et le conflit rebondit. Cependant aussi bien pour surmonter ce conflit que pour pouvoir planifier la production de l'entreprise (5) le capita- (5) L'élément essentiel de cette planification sont les temps de tra- vail consacrés à chaque opération. Pour autant que la production n'est pas complètement automatisée, ces temps se ramènent toujours en der- nière analyse à des « temps humains », autrement dit aux rendements effectivement obtenus là où le travail vivant continue d'intervenir. Cette vérité reste masquée aux yeux des ingénieurs de production dans la mesure où, l'usine n'étant pas complètement intégrée, l' « usure de l'ou- tillage » par exemple peut leur apparaître comme un élément auto- nome et irréductible des coûts. Mais ceci n'est qu'une illusion d'optique due au fait que dans la structure actuelle l'ingénieur est obligé de pren- dre la partie pour le tout. Le coût de l'usure de l'outillage n'est rien d'autre que le travail des ouvriers qui le fabriquent ou le réparent. Il n'y a donc pas, par exemple, de calcul de « vitesse optimum » d'opération d'une machine balançant le coût du travail de l'ouvrier utilisateur avec le coût de l' « usure de l'outillage » si on ne tient pas compte des ren- dements effectifs des outilleurs. Nous reviendrons plus loin sur cette question, décisive pour ce qui est de la « rationalité » de la production 87 lisme est obligé de chercher une base a objective », « ration- nelle », permettant de définir des normes de production. Le taylorisme et toutes les méthodes d' « organisation scienti- fique du travail » qui en découlent directement ou indirecte- ment prétendent précisément fournir cette base. Postulant qu'il n'y a qu' « une seule bonne méthode » (the one best way) pour chaque opération, ils visent à établir cette « seule bonne méthode » et à en faire le critère du rendement que doit fournir l'ouvrier. Cette « seule bonne méthode » on la découvrirait en décomposant chaque opération en une suc- cession de mouvements dont on mesurerait la durée et en choisissant, parmi les divers types de mouvement réalisés par divers ouvriers, les plus « économiques ». L'addition de ces « temps élémentaires » (6) définirait la durée normale de l'opération totale. Pour chaque type d'opération, on pourrait alors dire le travail effectif que contient une heure de mon- trc et surmonter le conflit sur le rendement. Idéalement, cela devrait même permettre d'éliminer la surveillance, pour autant que celle-ci vise à assurer que les ouvriers fournissent le maximum de travail possible : les ouvriers, payés en pro- portion de leur rendement rapporté à la norme, se surveil. leraient eux-mêmes. Une partie des conflits relatifs au salaire pourrait enfin être éliminée, le salaire effectif dépendant désormais de l'ouvrier lui-même. En fait, cette méthode échoue. Le taylorisme et l'« orga- nisation scientifique du travail » ont résolu certains pro- blèmes (7), en ont créé beaucoup d'autres et au total n'ont pas permis au capitalisme de dépasser sa crise quotidienne dans la production. La faillite de la rationalisation « scienti- fique » oblige constamment le capitalisme à revenir à l'empi- risme de la coercition pure et simple, et par là même à aggraver le conflit inhérent à son mode de production, à en augmenter l'anarchie, à en multiplier le gaspillage. capitaliste. Qu'il suffise de remarquer ici lº que cette incapacité de considérer l'ensemble du processus productif, au-delà des frontièrcs accidentelles de l'entreprise particulière, détruit à la base toute préten- tion à la « rationalité » de l'organisation capitaliste, celle-ci étant obli- gée de considérer comme des données irréductibles ce qui est en réalité une partie du problème à résoudre, 2° que même à l'échelle de l'en- treprise particulière, la connaissance des rendements effectifs des diffé- rents types de travail reste pour la direction capitaliste fatalement im- parfaite, comme on le verra plus loin, et par là même rend impossible une planification rationnelle de la production. (6) Avec adjonction de divers autres facteurs, comme les pourcen- tages alloués pour « tenir compte des imprévus » qui en fait ne peri- vent être jugés qu'empiriquement et arbitrairement et ruinent par là la prétendue « rationalité » du reste. (7) Il s'agit ici de l'O.S.T. en tant qu'elle s'applique aux problèmes du rendenient humain. Comme ingénieurs de production, les tayloristes ont pu jouer un rôle positif dans une foule d'autres domaines concer- nant la rationalisation matérielle de la production et parfois aussi la rationalisation des gestes humains, par la diffusion de méthodes plus économiques recueillies auprès des ouvriers. 88 - La critique théorique du taylorisme. Il y a d'abord un écart insurmontable entre les postu- lats de la conception théorique et les caractéristiques essen- tielles de la situation réelle à laquelle cette cenception veut s'imposer. La « seule bonne méthode » n'a pas de rapport avec la réalité concrète de la production. Sa définition pré- suppose des conditions idéales, extrêmement éloignées des conditions de fait qu'affronte l'ouvrier: qualifié de l'outil- lage et des matières premières, flot ininterrompu d'approvi- sionnement, etc. en somme, élimination complète de tous les (. accidents » qui souvent interrompent le cours de la pro- duction ou font surgir des problèmes imprévus (8). Mais il y a surtout les vices immanents à la conception théorique elle-même. Le travail est, du point de vue physio- logique, un effort multiplié par une durée. La durée est mesu- rable ; l'effort ne l'est pas (il comporte une composante muscu- laire, une composante d'attention, une composante intellec- tuelle, etc.). Les « études de temps » ne peuvent tenir compte que de la durée et pour le reste s'en tenir à « des décisions ou des interprétations personnelles de l'agent chargé de la mesure ou des calculs empiriques; ce qui retire toute valeur scientifique aux résultats » (9). Mais le travail n'est pas qu'une fonction physiologique; il est une activité totale de la personne qui l'accomplit. L'idée qu'il y a « une seule bonne méthode » pour chaque opération ignore le fait fondamental que chaque individu au travail peut avoir et a sa manière de s'adapter à la tâche et de l'adapter à soi-même. Ce qui paraît à l'organisateur scientifique du travail comme un geste absurde entraînant un gaspillage de temps, a sa logique dans la constitution psychosomatique personnelle de l'ouvrier considéré qui l'amène à suivre sa propre « bonne méthode » pour une opération donnée. L'ouvrier tend à résoudre les problèmes que lui pose son travail d'une façon qui corres- pond à sa manière d'être en général. Ses gestes ne sont pas un jeu de construction dans lequel on pourrait enlever tel cube et le remplacer par tel autre « meilleur » en laissant le reste en place. Un geste apparemment « plus rationnel » et « plus économique » peut être pour tel ouvrier beaucoup (8) Ainsi, une grève éclate dans une entreprise à la suite d'une réduction de 20 % en moyenne des temps alloués à l'atelier de montage. Le: délégués des ouvriers ont mis en avant, entre autres, le fait que a l'approvisionnement en pièces se fait en vrac, alors qu'autrefois les pieces étaient triées et rangées dans un chariot; enfin, des arrêts fré- querts sont provoqués par manque d'approvisionnement des postes de montage, ce qui pénalise les ouvriers payés au rendement » (R.-J. Jouf- fret, Deux cas de mauvaise utilisation des études de temps... in Les reliz- tions humaines dans l'industrie, publié par l'A.E.P., Paris, 1956, n. 214). De telies situations existent partout. (9) R.-J. Jouffret, 1. c., p. 212. Les temps mesurés sont corrigés par des « jugements d'allure » et des « coefficients de repos » qui ne peuvent être basés que sur l'estimation des chronométreurs. 89 plus pénible que la manière de faire qu'il s'est inventé lui. même et qui, de ce fait, exprime son adaptation organique à ce corps à corps avec la machine et la matière que cons- titue le procès de travail. Tel geste est effectué plus rapide- ment parce que tel autre est effectué plus lentement; l'addi- tion pure et simple des temps minimum de différents ou- vriers est une absurdité flagrante, mais l'application d'un jugement d'allure » uniforme à toutes les phases suces- sives d'une opération menée par le même ouvrier l'est tout 'autant. L'ensemble des gestes de l'ouvrier n'est pas un vêtement qu'on pourrait remplacer par un autre. Un être humain ne peut pas passer les deux tiers de sa vie éveillée à accomplir des gestes qui lui sont extérieurs, qui ne corres- pondent à rien en lui. Ce plaquage sur l'ouvrier de gestes « rationnels » n'est pas simplement inhumain; il est impos- sible dans les faits, il ne peut jamais se réaliser totalement. D'ailleurs, même pour les gestes que les ouvriers se façon- nent eux-mêmes, et pour chaque ouvrier pris individuelle- ment, il n'y a pas de « seule bonne méthode ); l'expérience montre que le même ouvrier utilise alternativement plusieurs manières de réaliser la même tâche, ne serait-ce que pour interrompre la monotonie du travail (10). Critique de la critique théorique. L'idée que le travail n'est qu'une succession de mouve- ments élémentaires de durée mesurable, que cette durée est leur seul aspect significatif n'a de sens que si l'on accepte ce postulat: que l'ouvrier dans l'usine capitaliste doit être transformé intégralement en un appendice de la machine. . Comme pour une machine, on détermine les mouvements « rationnels » et ceux qui ne le sont pas, on garde les pre- miers, on élimine les autres. Comme pour une machine, le temps total d'une opération n'est que la somme des « temps élémentaires » des mouvements auxquels on peut, en méca- nique, décomposer cette opération. Comme la machine, l'ou- vrier n'a pas et ne doit pas avoir des traits personnels; plus exactement, comme pour la machine, ses « traits personnels » sont considérés et traités comme des accidents irrationnels à éliminer (11). (10) C'est là une des « trouvailles » des fameuses expériences de l'usine de Hawthorne, menées aux Etats-Unis de 1924 à 1927 sous la supervision d'Elton Mayo. « ...Il a été découvert que plus l'ouvrière était intelligente, plus le nombre de variations (des mouvements) était grand ». J.-A.-C. Brown, The Social Psychology of Industry, Londres 1956, p. 72. (11) La mesurabilité « objective-scientifique » du temps de travail visée par le taylosirme « pénètre jusque dans l'âme de l'ouvrier, dont les propriétés psychologiques sont séparées de la personnalité totale et objectivées face à lui pour être intégrées dans des systèmes rationnels 90 La critique théorique du taylorisme, en particulier telle qu'elle est menée par les sociologues industriels modernes (12), consiste essentiellement à montrer que cette vue est absurde, que l'homme n'est pas une machine, que Taylor était un mécaniste, etc. Mais ce n'est là qu'une demi-vérité. La vérité entière, c'est que la réalité de la production moderne, dans laquelle vivent des centaines de millions d'individus dans les entreprises du monde entier, — cette réalité est pré- cisément cette « absurdité » même. Taylor, de ce point de vue, n'a rien inventé; il n'a fait que systématiser et mener à ses conséquences logiques ce qui a été de tout temps la logique de l'organisation capitaliste, c'est-à-dire la logique capitaliste de l'organisation. L'étonnant n'est pas que des idées « mécanistes » et absurdes aient pu germer dans la tête des idéologues ou des organisateurs de l'industrie. Ces idées ne font qu'exprimer la réalité propre du capitalisme. L'éton- nant est que le capitalisme a presque réussi à transformer l'homme dans la production en appendice de la machine, que la réalité de la production moderne n'est que cette entre- prise renouvelée chaque jour, chaque instant. Cette entreprise n'échoue que dans la mesure exacte où les hommes dans la production refusent d'être traités comme des machines. Toute critique du caractère inhumain de la production capitaliste qui ne prend pas comme point de départ la critique pratique de cette inhumanité qu'exercent les ouvriers dans la produc- tion en luttant quotidiennement contre les méthodes capita- listes n'est finalement que littérature moralisante. La critique pratique des ouvriers. La racine de l'échec des méthodes d' « organisation scien- tifique du travail » est la résistance acharnée que leur ont opposée dès le départ les ouvriers. Et, bien entendu, la pre- spéciaux et pouvoir être soumises au calcul... Par suite de la rationali- sation du processus du travail, les propriétés et les traits spécifiques humains de l'ouvrier n'apparaissent plus que comme simples sources d'erreurs ». G. Lukács, Geschichte und Klassenbewsstsein, Berlin, 1923, pp. 99-100. (12) Voir le résumé de cette critique dans J.-A.-C. Brown, I. c. Ch. I et III. Parlant du taylorisme, Alain Touraine écrit (L'évolution du tra- vail ouvrier aux usines Renault, Paris, 1955, p. 115): « Depuis Taylor, les techniciens du personnel se sont efforcés de supprimer la « fânerie » (des ouvriers) mais les méthodes pseudo-scientifiques et purement coërci- tives de Taylor sont aujourd'hui condamnées; l'importance des relations humaines, des communications, de l'organisation informelle, c'est-à-dire de l'intégration sociale (social adjustment) de l'ouvrier dans l'entre- prise est devenue le thème principal du Personnel Management amé- ricain ). Mais que vaut la condamnation de Taylor, lorsqu'on sait que la grande majorité des entreprises en France applique des méthodes de rémunération au rendement basées sur l'étude des temps (J.-R. Jouffret, 1. c., p. 211) ? En fait, comme on le verra, c'est par plus et non par moins de coërcition que la direction a répondu à la faillite du taylorisme. Quant aux « relations humaines », on y viendra plus loin. 91 mière manifestation de cette résistance c'est la lutte perma- nente qui oppose les ouvriers aux chronométreurs. Dans toutes les usines, c'est sur le terrain de cette lutte que les ouvriers réalisent immédiatement une association spontanée. Les faits qui l'expriment sont peu connus pour des raisons évidentes; mais leur portée et leur universalité apparaissent clairement dès que parle un auteur connaissant de l'intérieur la réalité de l'usine (13). Le premier résultat de cette résistance est évidemment que tout semblant de justification « objective » des temps élémentaires est détruit. Le conflit entre les ouvriers et la direction est transposé sur le plan de la détermination de ces temps. Cette détermination présuppose un certain degré de collaboration des ouvriers. Ceux-ci s'y refusent. La direc- tion aurait pu s'en passer si les techniques étaient stables; avec le temps, on aurait pu alors cristalliser petit à petit des normes représentant le maximum de rendement que l'on peut extorquer à l'ouvrier dans les conditions dornées. Mais les techniques changent constamment; les normes doivent être déterminées à nouveau, et le conflit rebondit. Parlant d'une entreprise où existe un Bureau des Mé. thodes qui « met à jour » les temps alloués aux ouvriers, un auteur bien pensant écrit: « Le travail de mise à jour est considérable; en effet: a) L'évolution des techniques est rapide; amélioration des méthodes et amélioration des engins construits; b) Le nombre des opérations est très élevé. Les révisions des temps alloués sont nombreuses et de- vraient normalement être acceptées par les ouvriers. L'ex- périence montre qu'il n'en est rien, et que de nombreux (13) Le premier à faire l'expérience de cette lutte a été évidemment Taylor lui-même. Parlant des premières années de sa carrière, lorsqu'il appliquait lui-même sa méthode dans les usines, il écrivait: « ...j'étais alors beaucoup plus vieux que je ne le suis maintenant, à cause les soucis et du caractère sordide et méprisable de toute cette affaire. C'est une vie horrible pour un homme, de n'être pas capable de regarder un ouvrier quelconque dans les yeux sans y trouver l'hostilité, et d'avoir le sentiment que tous les hommes qui vous entourent sont vos ennemis potentiels ». (Cité par J.-A.-C. Brown, 1. c., p. 14). Voir sur l'attitude des ouvriers face aux chronométreurs: G. Vivier, La vie en usine, Socia- lisme ou Barbarie, n° 12, pp. 38 et 40, D. Mothé, L'usine et la gestion ouvrière, ib. n° 22, pp. 90 à 92; Paul Romano, L'ouvrier américain, ib. nº 2, pp. 84-85: « Lorsque les chronos surgissent, l'ouvrier trouve une foule de prétextes pour arrêter sa machine » (Romano, I. c.). Le ralen- tissement systématique du travail face aux chronos est une règle uni. verselle. Lors des études de temps les ouvriers utilisent des vitesses Je ccupe et d'alimentation inférieures à celles qui seront appliquées par li suite; « ils embellissent le travail avec une série de gestes... qui seront supprimés immédiatement après le départ du chrono » (D. Roy, Efficiency and « The Fix », American Journal of Sociology, novembre 1954, pp. 255-266). 92 . conflits pouvant entraîner des grèves localisées, trouvent leur origine dans ces révisions » (14). Comme les normes ne peuvent être consacrées ni même établies sans une certaine acceptation des ouvriers, et comme celle-ci fait défaut, la premiere riposte des exploiteurs est de les établir avec la collaboration d'une minorité qu'ils corrompent. C'est là la signification ultime du stakhanovisme: établir des normes monstrueusement exagérées à partir du rendement de certains individus auxquels ont fait une situa- tion privilégiée, et que l'on place dans des conditions sans rapport avec les conditions courantes de la production réelle (15). Un double résultat est ainsi visé: créer au sein du prolétariat une couche privilégiée, à la fois appui direct des exploiteurs et dissolvant de la solidarité ouvrière préci- sément sur le terrain de la résistance au rendement; utiliser les normes ainsi établies, sinon telles quelles, au moins pour comprimer les temps alloués à la masse des ouvriers produc- tifs. Mais le stakhanovisme n'est pas une invention de Staline; son père véritable est encore Taylor. Dans sa première « ex- périence », à la Bethlehem Steel Company, celui-ci a déter- miné, après étude « scientifique » des riouvements, une norme quatre fois supérieure à la moyenne du rendement réalisé jusqu'alors, et il a « prouvé » trois ans durant, avec un ouvrier hollandais spécialement choisi, que cette norme « pouvait être réalisée ». Cependant lorsqu'on a voulu éten- dre le système aux soixante-quinze autres ouvriers de l'équipe, après leur avoir enseigné la méthode « rationnelle » de travailler, on a constaté qu'il n'y avait qu'un ouvrier sur huit qui pouvait tenir la norme. Dès lors, le problème se pose à nouveau, car les normes établies à partir du rendement de quelques « crevards » ou de quelques stakhanovistes ne peuvent pas être étendues au reste des ouvriers. L'abandon final du stakhanovisme par la bureaucratie russe est l'aveu éclatant de la faillite de cette méthode. En fait, la vraie riposte de la direction — qui en même temps liquide toutes les prétentions scientifiques du taylo- risme et clôt la discussion sous cet aspect est qu'elle (14) R.-J. Jouffret, l. c., pp. 212-213. L'idée que les ouvriers de. vraient normalement » accepter les révisions des temps proposées est d'autant plus étonnante, que l'auteur montre lui-même plus loin que la révision ayant provoqué le conflit décrit aboutissait à voler aux ouvriers au moins 10 % de leur temps et qu'il conclut son étude en disant que dans cette entreprise « le manque de confiance des ouvriers dans les tra. vaux du Bureau des Méthodes s'est révélé fondé dans une large mesure par l'étude contradictoire qui a suivi le conflit ». (15) Voir « Stakhanovisme et mouchardage dans les usines tchéco- slovagues » dans le n° 3 de Socialisme ou Barbarie, pp. 82 à 87, et la note de Ph. Guillaume: « La déstakhanovisation en Pologne », ib. n° 19, pp. 144-145. 93 saborde elle-même tout l'outillage « rationalisateur de l'O.S.T. et revient à l'imposition arbitraire de normes, sanc- tionnée par la coercition. Chaque année, des centaines et des milliers de livres et d'articles paraissent sur sur l’O.S.T., l' « étude des temps », etc.; des centaines et des milliers d'individus sont « formés » pour appliquer ces méthodes. On peut affirmer, en schématisant mais en restant fidèle à l'es- sence des faits, que tout ceci est une énorme mascarade qui n'a rien à voir avec la détermination des normes telle qu'elle se pratique dans la réalité industrielle. La base objective des. normes est essentiellement la fraude, le mouchardage et la contrainte. Les ouvriers qui considèrent les chronos comme des policiers ne se réfèrent pas seulement au contenu, mais tout autant aux méthodes de leur « travail ». Aux usines Renault, la détermination des normes se fait souvent de la façon suivante : on envoie un nouveau chrono, inconnu des ouvriers, se promener dans les ateliers et noter en passant inaperçu les temps des diverses opérations (ce que valent des « temps » notés ainsi, on l'imagine aisément). A l'aide de ces « temps », le chrono fabrique une concoction la nouvelle « norme » qu'il va ensuite marchander avec le contremaître de l'atelier considéré. La norme finale est le résultat de ce marchandage. Une ou deux semaines après, une séance rituelle se déroule dans l'atelier: le chrono vient chronométrer les ouvriers, met en marche sa trotteuse, s'af- faire, prononce des mots cabalistiques, puis se retire. Enfin, le résultat est proclamé - qui était déjà décidé d'avance (16). Dans une autre usine, « en septembre 1954, le Bureau des Méthodes a chronométré toutes les opérations effectuées à l'atelier de montage ; le chronométreur, interrogé par le chef d'atelier et un délégué, a répondu qu'il effectuait une révision des modes opératoires portés sur les gammes... Le 29 décembre 1954, de nouvelles valeurs, représentant une diminution moyenne des temps aloués de l'ordre de 20 %, étaient comuniquées aux délégués de l'atelier... Les ouvriers intéressés cessent le travail; les arguments présentés par leurs délégués sont les suivants : 1. Les délégués et les ouvriers intéressés ont été infor- més de façon erronée des buts du chronométrage... > (17) Si les organes de la direction sont obligés de se cacher comme des voleurs dans les propres ateliers de celle-ci, on put définitivement considérer que toute discussion sur la ( rationalisation » du rendement et des normes n'est que bavardage mystificateur. Les normes n'expriment en fait, dans cette situation, qu’un Diktat de la Direction Diktat dont l'application dépendra de la capacité de résistance des ouvriers. (16) Témoignage recueilli par nous auprès de travailleurs de l'usine. (17) J.-R. Jouffret, I. c., p. 213. 94 L'intervention des syndicats ne change presque rien à cette situation. La ligne suivie par les syndicats consiste en théorio à « s'opposer à toutes modifications des normes et dos cadences de production, à moins que ces modifications no soient justifiées par des améliorations de l'outillage ou dos changements des méthodes de fabrication ». Dans la réalité, l'outillage et les méthodes de fabrication sont cons- tamment modifiés par la direction, afin précisément d'accé- lérer les cadences. On voit donc que l'attitude des syndicats consiste à s'opposer aux modifications des normes dans tous les cas... sauf précisément les cas réellement importants. Comment d'ailleurs juger si telle modification de l'outillage ou des méthodes a justifie » ou non un changement de nor- mes? La direction s'appuie constamment sur cette impossi- bilité pour abréger les délais, en prétextant des modifications techniques qui sont en fait fictives. Un ouvrier américain s'exprimait ainsi : « Ils peuvent foutre une machine en l'air pour y changer quelque chose afin de pouvoir abaisser les délais » (18). La norme une fois imposée, les problèmes sont loin d'être résolus. La direction s'est assurée de la quantité du rende- ment des ouvriers, mais non de sa qualité. Sauf pour les tra- non- (18) D. Roy, Quota Restriction and Goldbricking in a Machine Shop, American Journal of Sociology, mars 1952, pp. 427-442. Il est à noter que toute l'analyse de l' « expérience de Hawthorne » faite par l'école d'Elton Mayo est basée sur le postulat que les ouvriers dris ateliers étudiés n'avaient aucune « raison rationnelle » de restreindre leur rendement, qu'il fallait donc leur trouver des motivations « logiques ». D. Roy remarque à ce propos: « John Mills, autrefois ingé- nieur de recherche dans la téléphonie et employé pendant_cinq ans dans un travail relatif aux questions de personnel pour la Bell Tele- phone Company, a indiqué récemment qu'il y avait peut-être des fac- teurs dans la situation de l'atelier du bank-wiring que le groupe de Mayo n'a pas réussi à détecter: « La rémunération est supposée se trouver en proportion directe avec la production. Eh bien, je me sou- viens de la première fois où j'ai dépassé cette fiction. Je visitais la Western Electric Company, qui avait la réputation de ne jamais réduire un taux de travail aux pièces. Elle ne le faisait en effet jamais ; si un procédé de fabrication s'avérait payer plus qu'il ne semblait juste pour la catégorie de travailleurs qui y étaient engagés, si, en d'autres termes, ceux qui avaient déterminé les taux avaient mal jugé cette partie du travail était à nouveau renvoyée aux ingénieurs pour qu'elle soit « dessinée » autrement (redesigned) et l'on fixait alors un nouveau taux sur la nouvelle pièce. Les ouvriers, en d'autres termes, étaient payés comme une classe, censée gagner à peu près tant par semaine avec leurs meilleurs efforts, et, bien entendu, moins pour des efforts nivins effi- caces » (The Engineer in Society, New York, 1946, p. 93). » Ajoutons que le groupe de chercheurs de Mayo a littéralement habité l'atelier en ques. tion pendant cinq ans et que sa prétention était d'étudier la réalité sans schéma théorique établi d'avance, sans « idées préconçues ». C'est ce qui leur a permis de retrouver dans la réalité leurs idées inconscientes (par exemple que la direction est toujours logique, et que si les ouvriers s'opposent à elle ce ne peut être que pour des motifs « non-logiques ») ot d'ignorer des faits aussi massifs que ceux mentionnés par Mills dans lo texte ci-dessus. 95 vaux les plus simples, c'est là une question décisive. L'ou- vrier, pressé par des normes difficiles à tenir, aura ten- rance naturellement à se rettraper sur la qualité de son tra- vail. Le contrôle de la qualité des pièces faloriquées devient uns source de nouveaux conflits (19). D'autre part, les fabri. cations peuvent être effectuées avec une usure plus ou moins grande de l'outillage — et, généralement, il est plus facile d'augmenter le rendement en provoquant une usure anor. malement grande de l'outillage. La seule parade de la direc- tion consiste à instituer d'autres contrôles d'où d'autres conflits (20) Enfin, le problème du rendement effectif reste entière- ment ouvert; nous verrons plus loin que les ouvriers par- viennent à vider de son contenu le système des normes et même à le tourner contre la direction. La réalité collective de la production et l'organisation individualisée de l'entreprise capitaliste La contradiction du capitalisme apparaît au départ, sous une forme abstraite, dans l'élément roléculaire de la production: l'heure de travail de l'ouvrier individuel. Le contenu de l'heure de travail a des significations directement coniraires pour le capital et pour l'ouvrier; pour celui-là, cette signification est le rendement maximum, pour celui-ci, le rendement correspondant à l'effort que lui considère comme juste. Mais l'ouvrier individuel, dans la production moderne, est une abstraction. La production capitaliste est, à un degré inconnu dans les autres formes historiques de production, une production collective. Non seulement dans la société, mais dans l'usine, dans l'atelier les travaux de chacun dé. pendent des travaux de tous les autres. Cette dépendance prend des formes de plus en plus directes en même temps (19) Voir, sur les conflits relatifs au contrôle, le texte de D. Mothé, L'usine et la gestion ouvrière, dans le n°22 de cette revue, en parti. culier, p. 103. « Pour arriver à « gagner sa vie » (c'est-à-dire à ne pas couler ses temps) on doit maquiller une pièce, supprimer une opération. Cela est appelé couramment à l'usine du « sabotage ». (G. Vivier, 1. C., Socialisme ou Barbarie, n° 14, p. 57). Ce maquillage est le streamlining des usines américaines; cf. D. Roy, dans son article de 1954 déjà cité, p. 257. Sur les contradictions, l'empirisme et l'hypertrophie des services de contrôle des pièces, v. Touraine, 1. c., pp. 169-170. Touraine aboutit à la conclusion que finalement « la lourdeur du contrôle pose le pro- blème du retour au self-contrôle », le contrôle de la qualité des pièces par les O.S. qui les fabriquent. Qu’un tel changement, en apparence minuscule, soit impossible à moins d'un bouleversement total de la structure de l'usine, des salaires, des rapports de l'ouvrier et de son travail n'est pas difficile à voir. (20) Cf. D. Roy, ib. - 96 - que son champ s'élargit constamment et qu'elle couvre tous les aspects des opérations productives. Ce n'est plus seule- ment qu'un ouvrier ne peut effectuer telle opération sur telle pièce s'il n'est pas approvisionné au rythme voulu en pièces brutes ; il faut aussi qu'il soit approvisionné en ou- tils, en force motrice, en « services » (réglage, manutention, etc.). Plus encore, tous les aspects de l'opération qu'il effec- tue sont en interdépendance directe avec tous les aspects des opérations qui l'ont précédée et de celles qui vont suivre. Finalement, sur la chaîne d'usinage et, plus encore, sur la chaîne de montage, les rythmes des gestes individuels 'ne sont que la matérialisation d'un rythme total qui leur pré- existe, les commande et leur donne un sens. Le véritable sujet de la production moderne n'est pas l'individu, c'est, à divers échelons, une collectivité d'ouvriers. une Or cette réalité collective de la production moderne, le capitalisme à la fois la développe à l'extrême et il la nie dans son organisation avec acharnement. En même temps qu'il absorbe les individus dans des entreprises de taille tou- jours croissante, les affectant à des travaux dont l'interdé- pendance devient chaque jour plus étroite, le capitalisme préten.l n'avoir à faire et ne veut avoir à faire qu'à l'ouvrier individuel. Il ne s'agit pas d'une contradiction dans les idées bien que celle-ci existe et se manifeste de mille façons. Il s'agit d'une contradiction réelle. Le capitalisme essaie perpétuellement de retransformer les producteurs en poussière d'individus sans aucun lien organique entre eux, poussière que la direction agglomère aux endroits convena- bles du Moloch mécanique, suivant la « logique » de celui-ci. La « rationalisation » capitaliste commence par être et reste jusqu'à la fin une réglementation minutieuse du rapport de l'ouvrier individuel avec la machine ou le segment du mécanisme total sur lequel il travaille. Cela, comme l'a vu, tient à l'essence même de la production capitaliste. Le travail y est réduit en une série de gestes dépourvus de sens, au rythme forcené, au cours de laquelle l'exploitation et l'aliénation de l'ouvrier tendent à augmenter sans cesse. Ce travail est pour les ouvriers du travail forcé, auquel ils opposent une résistance individuelle et collective. Pour riposter à cette résistance, le capitalisme ne dispose que de la contrainte économique et mécanique. Le paiement en fonction du rendement réalisé est supposé fournir à l'ouvrier les mo- tifs capables de lui faire accepter cette situation inhumaine. Ce paiement n'a de sens que par rapport à l'ouvrier indi- viduel, dont les gestes ont été décomposés et chronométrés, dont le travail a été défini, mesuré, contrôlé, etc. Mais cette méthode entre en conflit violent avec la réalité de la production collectivisée et socialisée. Le capitalisme détruit les groupements sociaux qui lui préexistaient, corpo- On 97 ration ou village, dissout les liens organiques entre l'individu et son groupe, transforme les producteurs en une masse ano- nyme de prolétaires. Mais ces prolétaires groupés dans les entreprises ne peuvent vivre et coexister qu'en se socialisant à nouveau, à un autre niveau et dans les nouvelles conditions créées par la situation capitaliste dans laquelle ils sont placés et qu'en se socialisant ils transforment. Constamment, le capi. talisme dans l'usine essaie de les réduire en molécules méca- niques et économiques, à les isoler, à les faire graviter autou. du mécanisme total en postulant qu'ils n'obéissent qu'à cette loi de Newton de l'univers capitaliste qu'est la motivation économique. Et chaque fois, ces tentatives se brisent devant le processus perpétuellement renouvelé de socialisation des individus dans la production – proeessus sur lequel le capi- talisme lui-même est obligé constamment de s'appuyer. Le premier aspect que prend cette socialisation des ou- vriers, c'est la constitution spontanée d'unités collectives élé- mentaires dans le cadre imposé par le capitalisme. Ces grou- pes élémentaires (21) constituent les unités sociales fonda- mentales de l'entreprise. Le capitalisme agglomère les indi- vidus au sein d'une équipe ou d'un atelier, en prétendant les maintenir isolés les uns des autres et les relier unique- ment par ses règlements de production. En fait, dès que les ouvriers sont réunis à propos d'un travail, des rapports so- ciaux s'établissent entre eux, une attitude collective face au travail, aux surveillants, à la direction, aux autres groupes d'ouvriers se développe. Le contenu premier de cette socia- lisation au niveau du groupe élémentaire, c'est que les ou- vriers qui le composent tendent à organiser spontanément leur coopération et à régler les problèmes que leur pose le travail en commun et leurs rapports avec le reste de l'usine et avec la direction. De même que l'individu placé devant une tâche s'organise, mi-consciemment, mi-inconsciemment, pour la mener à bien, de même, à un autre niveau, un nombre d'ouvriers placé devant une tâche tendra à s'organiser, mi- consciemment, mi-inconsciemment, pour la réaliser, pour ré- gler les rapports entre les travaux individuels de ses membres et en faire un tout correspondant au but proposé. C'est à cette organisation que correspondent les groupes élémentaires. . Les groupes élémentaires d'ouvriers comprennent un nombre variable, mais généralement petit, de personnes. Ils sont fondés sur le contact direct permanent de leurs membres et l'interdépendance de leurs travaux. Les ouvriers d'un ate- lier peuvent former un ou plusieurs groupes élémentaires suivant les dimensions de l'atelier, la nature et l'unité des travaux qui y sont effectués, mais aussi en fonction d'autres (21) Ceux que les sociologues anglo-saxons appellent « groupes informels » ou « groupes primaires ». 98 facteurs d'attraction et de répulsion (personnels, idéologi- ques, etc.). Les groupes élémentaires coïncident souvent, mais non nécessairement, avec les « équipes » de l'organisation officielle de l'atelier (22). Ils sont les noyaux vivants de l'ac- tivité productive comme des groupes élémentaires d'un autre type sont les noyaux vivants de toutes les activités sociales aux différents niveaux. En leur sein, se manifeste déjà l'attitude gestionnaire des ouvriers, leur tendance à s'orgniser eux-mêmes pour résoudre les problèmes que leur posent leur travail et leurs rapports avec le reste de la so- ciété. Les groupes élémentaires et la sociologie industrielle Le fait que la production moderne s'appuie en réalité pour une grande partie sur cette association spontanée des ouvriers en groupes élémentaires, plus exactement sur l'auto- transformation des assemblages fortuits d'individus en col- lectivités organiques, a été mis en lumière par la sociolo. gie académique bourgeoise (23). La contribution de la sociologie industrielle moderne à la reconnaissance de l'im- portance fondamentale de ce phénomène et, parallèlement, à la critique de l'organisation capitaliste des rapports hu- mains dans la production à partir de ce point de vue est incontestablement décisive. Mais cette contribution est viciée à la base par l'optique d'ensemble de ses auteurs, de même que la critique de l'entreprise capitaliste qui en découle n'aboutit qu'à un réformisme utopique et impuissant. La perspective dans laquelle sont vus les groupes élé- mentaires par les sociologues industriels est la plupart du temps une perspective « psychologiste ». Les ouvriers, com- me tous les êtres humains, tendent à se socialiser, à entrer en rapports réciproques, à former des « bandes ». Leur moti- vation au travail est constituée à partir de cette apparte- nance à une « bande » et non à partir de considérations éco- nomiques. Le « moral au travail » dépend de ce sentiment d'appartenance, des liens qui unissent l'individu et son groupe. Le vice fondamental de l'organisation capitaliste de la production est qu'elle ignore ces phénomènes. La direction a tort, de son propre point de vue, de muter arbitrairement (22) On verra plus loin que la divergence entre l'organisation spon- tanée des ouvriers et l'organisation officielle de l'usine est, d'un certain point de vue, l'expression condensée de tous les conflits et de toutes les contradictions de l'entreprise capitaliste. (23) L'étude des groupes élémentaires remonte à Charles-H. Cooley (Human Nature and the Social Order, 1902). Son application à la socio- logie industrielle est liée aux travaux d'Elton Mayo et de son école. V. en particulier Elton Mayo, The social problems of an industrial civi- lization, Boston, 1945. 99 . 1 les ouvriers, d'affecter une nouvelle recrue à une équipe don. née sans se soucier des rapports qui pourraient surgir entre lui et les autres, et plus généralement d'ignorer la réalité propre du groupe élémentaire. Cette négligence regrettable doit être attribuée aux conceptions théoriques erronées (24) qui ont prédominé pendant une certaine période. La critique de cette conception devra amener les dirigeants de la pro- duction à changer d'attitude vis-à-vis du problème des rela- tions humaines dans l'entreprise, ce qui permettrait l'élimi- nation des conflits et du gaspillage actuels. Le caractère à la fois paternaliste et idéaliste de ces solutions, leur contenu foncièrement utopique, leur laborieuse naïveté sont évidents. Les rapports entre la direction et les ouvriers dans l'entreprise capitaliste ne sont pas déterminés par les conceptions théoriques de la direction. Ces concep- tions ne font qu'exprimer abstraitement les nécessités inéluc- tables devant lesquelles est placée la direction en tant que direction extérieure et direction de l'exploitation. Le « pusa tulat moléculaire » est un produit nécessaire du capitalisme et ne disparaîtra qu'avec lui. Du point de vue pratique, dans l'anarchie qui caractérise aussi bien l'entreprise capitaliste que ses rapports avec le marché (ou avec le « plan »), la direction a bien d'autres chats à fouetter que de s'occuper des inclinations personnelles réciproques de ses employés. Tout au plus un nouveau service bureaucratique chargé des « relations humaines » peut être créé au sein de l'appareil de direction. S'il prend son rôle honnêtement et sérieuse- ment, ce service sera en conflit permanent avec les exigences des dirigeants « productifs », et de ce fait réduit à un rôle décoratif ; autrement, il mettra ses techniques « sociologi. ques » et « psychanalytiques » à la disposition du système coercitif de l'usine (25). Mais l'essentiel est ailleurs. L'association spontanée des ouvriers en groupes élémentaires n'exprime pas la tendance des individus à former des regroupements en général. Elle est à la fois un regroupement de production et un regrou- pement de lutte. C'est parce qu'ils ont à résoudre en com- mun des problèmes d'organisation de leur travail, dont les divers aspects se commandent réciproquement, que les ou- vriers forment obligatoirement des collectivités élémentaires qui ne sont mentionnées dans l'organigramme d'aucune en- treprise. C'est parce que leur situation dans la production crée entre une communauté d'intérêts, d'attitudes et d'objectifs s'opposant irrémédiablement à ceux de la direc- eux (24) Celles que Mayo (1. c., pp. 34 à 56) résume sous le nom de Rabble Hypothesis (postulat de la horde) et que nous préférons dési- gner, dans la suite de ce texte, par le terme de postulat moléculaire. (25) Remarque de Ph. Guillaume. 100 tion que les ouvriers s'associent spontanément, au niveau le plus élémentaire, pour résister, se défendre, lutter. Inviter la direction à reconnaître les groupes élémen- taires signifie l'inviter à se suicider (26). Car ces groupes se constituent d'emblée contre la direction non seulement parce qu'ils luttent pour faire prévaloir des intérêts en opposition irrémédiable avec les siens, mais parce que le fondement même de leur existence, leur objectif premier est la gestion de leur propre activité. Le groupe tend à organiser l'activité de ses membres, à définir des normes d'effort et de compor- tement qui signifient implicitement une contestation radi. cale de l'existence même d'une direction séparée. L'incapacité de reconnaître clairement les conséquences de ce fait cons- titue la pierre d'achoppement de la sociologie des groupes élémentaires (27). L'organisation informelle de l'entreprise. Cette contestation dépasse d'ailleurs largement le cadre du groupe élémentaire. D'un côté, ces groupes tendent à se mettre en contact entre eux; d'un autre côté et plus géné- ralement, des contacts et des rapports s'établissent entre indi- vidus et groupes à travers toute l'entreprise, à côté et à l'encontre de l'organisation officielle. On s'aperçoit alors, avec la sociologie industrielle moderne, que l'entreprise a une double structure et mène, pour ainsi dire, une double vie. Il y a d'une part son organisation formelle, celle qui est représentée sur les organigrammes et dont les sommets diri. geants suivent les lignes pour répartir et définir le travail de chacun, s'informer, transmettre des ordres ou imputer des responsabilités. A cette organisation formelle s'oppose dans la réalité l'organisation informelle, effectuée et portée par les individus et les groupes à tous les étages de la pyramide hiérarchique selon les besoins de leur travail, les impératifs (26) A moins, encore une fois, que cela ne signifie l'inviter à uti- liser les « connaissances » relatives à ces groupes pour s'y insinuer et mieux les combattre. La littérature et le cinéma américain contemporaius offrent plusieurs exemples de cette utilisation; ainsi dans le film Blackboard Jungle (Graine de Violence) on disloque une groupe élémen. taire en déconsidérant aux yeux de ses membres le « meneur ». (27) Nous pensons en particulier à Mayo, mais on peut dire autant de toute la sociologie industrielle. Ainsi J.-A.-C. Brown, dans son excel- lente synthèse de la sociologie industrielle déjà citée, reprend avec insis- tance les critiques formulées par plusieurs auteurs à cet égard contre Mayo et souligne que les groupes élémentaires ont leur logique nulle. ment « inférieure » à la logique de la direction, mais reste incapable de sortir de la contradiction ainsi constatée. Et, pour cause, car la seule issue est le prolongement de la logique des groupes élémentaires dans l'idée de la gestion ouvrière idée évidemment « anti-scientifique » pour un sociologue. 101 de l'efficacité productive, les nécessités de leur lutte contre l'exploitation (28). Corrélativement il y a d'ailleurs ce qu'on pourrait appeler le processus de production formel et le processus de production réel. Le premier comprend ce qui devrait se passer dans l'entreprise d'après les plans, schémas, règlements, méthodes de transmission, etc., établis par la direction. Le second est celui qui se déroule effectivement et qui a souve:it peu de rapport avec le premier. L'échec de l'organisation individualiste du capitalisme va donc beaucoup plus loin que le groupe élémentaire. La coopération tend à s'effectuer à côté et à l'encontre de celte organisation. Mais, ce qui est le plus important, cette oppo- sition n'est pas l'opposition de la « théorie » et de la « pra- tique », des « beaux schémas sur le papier » et de la « réa- lité ». Elle a un conten'u social et un contenu de lutte. L'or- ganisation formelle de l'usine coïncide en fait avec l'orga- nisation de l'appareil bureaucratique de direction. Ses nouds, ses articulations, sont ceux de cet appareil. Car dans le schéma officiel de l'entreprise, toute l'entreprise est « contenue » dans son appareil de direction; les gens n'existent que comme les provinces du pouvoir des responsables. Commen- çant avec le sommet de la « direction » proprement dite (Pré- sident-Directeur général dans les entreprises des pays occi- dentaux, Directeur de l'usine en Russie) et passant par les bureaux et les services techniques, l'appareil bureaucra- tique de direction aboutit aux chefs d'atelier, aux contre- maîtres et aux chefs d'équipe. Dans la forme, il encadre com- plètement les exécutants qui dans le schéma officiel ne sont des grappes autour de chaque contremaître ou chef d'équipe. L'appareil de direction prétend être la seule orga- nisation de l'entreprise, la seule source de l'ordre et de tout ordre .En fait, il crée autant de désordre que d'ordre et plus de conflits qu'il n'est capable de résoudre. Face à lui, l'orga- nisation informelle de l'entreprise comprend les groupes élémentaires d'ouvriers, divers modes de liaison transversale entre ceux-ci, des associations analogues entre individus de l'appareil de direction, et beaucoup d'individus isolés aux divers étages qui n'ont à la limite entre eux que les rapports que leur suppose le schéma officiel. Mais les deux organisa- tions sont tronquées. L'organisation formelle est criblée par le bas, elle n'arrive jamais à encadrer effectivement l'im- masse des exécutants. L'organisation informelle est inachevée par le haut; en dehors des groupes élémentaires d'exécutants, elle ne comprend vraiment des individus ap- que mense (28) Voir la description extraordinairement vivante de cette orga- nisation informelle aux usines Renault par D. Mothé, L'usine et la ges- tions ouvrière, dans le n° 22 de cette revue, en particulier pp. 31 à 90, 101 à 102. 106 à 110. 102 partenant formellement à l'appareil de direction qu'à partir du moment où l'extension énorme de celui-ci, la division poussée du travail et la collectivisation qui l'accompagne et finalement la transformation du travail des échelons infé. rieurs de l'appareil de direction en un travail d'exécution d'un autre type, créent au sein même de cet appareil uue catégorie d'exécutants en lutte contre les sommets (29). L'organisation formelle n'est donc pas une façade; dans sa réalité, elle coïncide avec la couche dirigeante. L'organi- sation informelle n'est pas une excroissance apparaissant dans les vides de l'organisation formelle; elle tend à repre- senter un autre mode de fonctionnement de l'entreprise, cen- tré sur la situation réelle des exécutants. Le sens, la dyna- mique, la perspective des deux organisations sont entière- ment opposées et opposées sur un terrain social, qui coïn- eide finalement à celui de la lutte entre dirigeants et exé- cutants. Car il y a bel et bien lutte permanente entre les deux modes d'organisation, qui s'identifient aux deux pôles sociaux de l'entreprise, et c'est ce que trop souvent les sociologues industriels oublient; qui tendent à critiquer le schéma for- mel comme absurde. La situation ici est analogue à celle que nous avons discutée à propos du taylorisme, et les carences d'une critique purement théorique les mêmes. L'appareil de direction lutte constamment pour imposer son schéma d'or- ganisation; l'absurdité de celui-ci n'est pas une absurdité théorique, elle est la réalité même du capitalisme. Ce qui est étonnant, n'est pas l'absurdité théorique du schéma, mais le fait que le capitalisme réussit presque à transformer les hommes en points sur un organigramme. Il n'y échoue que dans la mesure exacte où les hommes luttent contre cette transformation. Cette lutte commence au niveau du groupe élémentaire, mais elle s'étend à travers toute l'entreprise par les néces- sités mêmes de la production et de la défense contre la direction et embrasse finalement toute la masse des exécu- tants. Cette extension se fonde sur plusieurs moments succes- sifs. La position de chaque groupe élémentaire est essentiel- lement identique à celle des autres; chacun de ces groupes est fatalement amené à coopérer avec le reste de l'entre- prise (30); finalement ils tendent tous à fusionner au sein d'une classe, la classe des exécutants, définie par une com- munauté de situation, de fonction, d'intérêts, d'attitude, de on le (29) Une organisation informelle existe aussi, bien entendu, aux échelons supérieurs de l'appareil de direction mais, comme verra plus loin, elle obéit à une autre logique que l'organisation infor- melle des exécutants. (30) Voir la description de cette coopération dans le texte déjà cite de D. Mothé, comme aussi les longs extraits de D. Roy que nous don nons plus loin. 103 mentalité. Or cette perspective de la classe, la sociologie industrielle l'acceptant dans les mots la refuse dans le fond. Elle parle des groupes élémentaires comme d'un phénomène universel; mais si elle les compare, elle refuse de les ajouter. Elle fait cependant plus que de les ajouter, puisqu'elle recon- naît en eux la matière à la fois et le principe de l'organi. sation informelle de l'entreprise; mais elle maintient séparés ces deux moments, l'identité des groupes élémentaires à travers l'entreprise et leur coopération, et ne se demande pas pourquoi il y a passage de l'un à l'autre. Elle se rend donc incapable de voir la polarisation de l'entreprise entre diri- geants et exécutants et la lutte qui les oppose, d'autant plus qu'elle comprend sous l'organisation informelle des phéno- mènes de signification radicalement différente, comme la tendance à l'organisation propre des exécutants et la for- mation de cliques et de clans au sein de la bureaucratie diri- geante. Ce refus de placer effectivement les problèmes de l'entreprise dans une perspective de classes – classes dont l'analyse de l'entreprise permet le mieux de voir le processus vivant de formation la fait sombrer dans l'abstraction théorique en même temps que dans des « solutions prati- ques » dont l'utopisme repose précisément sur la suppression imaginaire de la réalité des classes. Il est nécessaire d'ajouter que le marxisme a souffert à une abstraction presque symétrique à la précédente, dans la mesure où il s'est limité à poser immédiatement le concept de classe et à opposer directement prolétariat et capitalisme, en négligeant les articulations essentielles de l'entreprise et des groupes humains dans l'entreprise. Il s'est ainsi interdit de voir le processus vivant de formation, d'auto-création de la classe prolétarienne comme résultat d'une lutte permanente commençant au sein de la production ; de relier à ce proces- sus les problèmes de l'organisation du proletariat dans la société capitaliste; et finalement, dans la mesure où le contenu premier de cette lutte est la tendance des travailleurs à gerer leur propre travail, de poser la gestion ouvrière comme l'élément central du programme socialiste et d'en tirer toutes les implications. Au concept abstrait du prolétariat corres- pond le concept abstrait du socialisme comme nationalisa- tion et planification, dont le seul contenu concret se révèle finalement être la dictature totalitaire des représentants de l'abstraction – du parti bureaucratique. Les contradictions propres de l'appareil bureaucratique de direction L'organisation capitaliste de la production, pour par- venir à ses fins, est obligée de poursuivre à l'infini le mor- cellement des tâches productives et l'atomisation des pro- . 104 - se ducteurs. Ce processus se solde, quant au résultat visé. soumettre entièrement les hommes par un demi-echec, et conduit à un gaspillage énorme. Mais il fait en même temps surgir avec une acuité extrême un deuxième problème : le problème de la recomposition dans un tout des opérations productives. Les travaux individuels, supposés définis, mesu- rés, contrôlés, etc., doivent être à nouveau intégrés dans un ensemble, en dehors duquel ils n'ont pas de sens. Or, cette réintégration ne peut se faire dans l'usine capitaliste que par la même instance et suivant les mêmes méthodes que la décomposition qui l'a « précédée »: par un appareil de direction séparé des producteurs, visant à les soumettre aux exigences du capital et les traitant à cette fin comme des choses, comme des fragments de l'univers mécanique compa- rable aux autres. Logiquement et techniquement, la ré-inté- gration n'est que l'autre face de la décomposition, aucune ne peut être effectuée et n'a de sens sans l'autre. Economi- quement et socialement, la réalisation des buts poursuivis lors de la décomposition est impossible si ces buts ne domi- nent pas aussi le processus de réintégration : le terrain gagné sur les producteurs lors de la phase de décompositioa ne sau- rait leur être rendu lors de la phase de réintégration sans remettre en question la structure même des rapports d'ex- ploitation (31). Par conséquent, l'appareil de direction essaiera de résou- dre le problème de la réintégration des travaux lui-même, donc en niant dans le fond le caractère collectif de la pro- duction qu'il est obligé d'admettre dans la forme. La collec- tivité des ouvriers pour l'appareil de direction n'est pas une collectivité mais une collection. Leur travail n'est pas un processus social dont chaque partie est en interdépendance constamment changeante avec les autres et le tout et chaque moment contient perpétuellement le germe du nouveau; c'est une somme de parties que quelqu'un d'extérieur peut décomposer et recomposer à volonté, comme un jeu de cubes, et qui ne peut changer que pour autant qu'on y introduit autre chose. Car ce n'est qu'à cette condition que le poste de commandement de cette activité collective pourrait être impunément transposé à l'extérieur de cette activité. Ce n'est qu'à cette condition qu'on pourrait retrouver dans un tout exactement ce qu'on a mis dans les parties, sans pertes ni excroissances. L'appareil de direction est ainsi obligé de prendre tout sur lui-même. Tous les actes productifs doivent, en théorie, être doublés idéalement et a priori au sein de l'appareil hu- reaucratique, tout ce qui comporte une décision doit être (31) Bien entendu, il ne s'agit pas de « phases » séparées dans le temps, mais d'aspects simultanés, de moments logiques du processus d'or. ganisation de la production, 105 - effectué d'avance ou après coup en dehors de l'opéra- tion productive elle-même. L'exécution doit devenir exécu- tion pure, et symétriquement la direction doit devenir di- rection absolue et parfaite. Certes une telle situation ne peut jamais se réaliser; pourtant, l'activité « organisatrice » de l'appareil de direction est dominée par la poursuite néces- saire de cette chimère, qui le place devant des contradictions insolubles. * D'abord, le concept même d'une direction séparée par. faite est un concept contradictoire. Une direction séparée parfaite n'est possible que si son pôle complémentaire, une exécution séparée parfaite, l'est aussi. Or une exécution sépa- rée parfaite est un non-sens. L'exécution, en tant qu'activité humaine – en tant qu'activité qui ne peut pas être confiée à un ensemble mécanique automatisé — comporte nécessai- rement l'élément d'auto-direction, elle n'est et ne peut jamais être de l'exécution pure et simple. L'homme n'est pas et ne peut pas être un exécutant séparé parfait; et la seule tenta- tive d'en faire un crée chez lui à la fois une situation et des réactions qui produisent le résultat contraire. Une situation, parce que la suppression des facultés et des capacités d'auto- direction, qui sont indispensables pour le travail « d'exécu- tion », en fait précisément un mauvais exécutant. Des réac- tions, car l'homme tend toujours d'une façon ou d'une autre à assumer la direction de sa propre activité et se révolte contre l'expropriation de cette direction à laquelle il est soumis. Pendant les étapes historiques qui ont précédé le capitalisme, cette contradiction reste une contradiction abs- traite et virtuelle, essentiellement parce que la forme et le contenu des activités productives sont fixées une fois pour toutes. Mais la production capitaliste en perpétuel boulever- sement est constamment obligée de faire appel, pour pouvoir fonctionner, aux facultés humaines des exécutants. La contra- diction de cette façon devient une contradiction active ct effective, puisque le fonctionnement du régime l'amène à en affirmer simultanément les deux termes : l'ouvrier doit se cantonner à la pure et simple exécution des tâches qui lui sont prescrites — l'ouvrier doit réaliser le résultat visé quelles que soient les conditions et les moyens réels et leur écart par rapport aux conditions et aux moyens théoriques. Cet écart est inéluctable. La direction séparée parfaite ne se conçoit que comme l'organisme promulguant le plan parfait, qui évidemment ne peut pas exister. Un tel plan parfait impliquerait, de la part de la direction, la prévision absolue et l'information exhaustive, toutes les deux impos- sibles en soi, deux fois impossibles pour une direction séparée, trois fois impossibles pour une direction qui est direction de l'exploitation des producteurs. Certes, l'indus- 106 trie moderne tend à « rationaliser » l'ensemble des conditions, des moyens et des objets de production, et cette rationalisa- tion se présente comme une élimination du hasard, de l’im- prévisible, comme la création de conditions standardisées pour l'ensemble du processus productif. Dans ces conditions, il devrait être possible, après une période de tâtonnements et par approximations successives, de parvenir à une phase de « repos », où la production pourrait enfin se dérouler d'après le plan. Mais cela impliquerait qu'à partir de ce moment, conditions, méthodes, instruments, objets de la pro- duction seraient fixés de façon inaltérable. Or l'essence même de l'industrie moderne est la modification perpétuelle. A une grande échelle, à peine une étape technique arrive à un « tassement », qu'une nouvelle étape s'annonce avec fracas. A une petite échelle, mais tout aussi importante dans la réalité quotidienne de l'usine – le « tassement » ne se réalise jamais; des « petites i modifications sont constam- ment introduites dans les matériaux, dans les machines, dans les objets fabriqués, dans la disposition des hommes et des machines (modifications qui expriment précisément le pro- cessus de « rationalisation »). Le plan doit ainsi être perpé- tuellement modifié, et n'a jamais le temps de s'adapter parfaitement au déroulement de la production. Par ailleurs, la « standardisation » demeure une norme idéale qui n'est jamais réalisée, d'une part pour des raisons sociales, d'autre part pour des raisons « naturelles ». Tout ce qui est utilisé à une étape quelconque du processus pro- ductif est déjà le résultat d'un travail industriel précé- dent. Ce résultat, ce produit — qu'il s'agisse de matière pre- mière ou d'une machine ou d'une pièce détachée est sup- posé, en théorie, se conformer à une définition rigoureuse, à des spécifications précises de grandeur, de forme, de qua- lité, etc., dans des marges données de tolérance. Il suffit qu’une quelconque de ces composantes matérielles ou idéales ne corresponde pas dans la réalité à sa définition théorique pour que le plan ne puisse plus s'appliquer tel quel; cela ne signifie pas, bien entendu que la production s'écroule, ni même que le dommage soit forcément important - nais cela im- plique que seule l'intervention vivante des hommes peut suppléer à telle directive désormais caduque et réaliser sur le tas l'adaptation des moyens disponibles, différents des moyens théoriques, et du but visé. Le fait que toutes les composantes d'un travail quelcon- que sont le résultat d'un travail antérieur, signifie que dès que les résultats effectifs du travail à une étape quelcon- que s'écartent des résultats « théoriques », cet écart se réper- cute d'une façon ou d'une autre sur les étapes ultérieures de la fabrication. Or, les écarts de ce type sont absolument inéluctables dans la production capitaliste, non seulement parce que l'exécutant exploité ne s'intéresse pas au résultat 107 de son travail et donc présente souvent des résultats « ma- quillés » (développant parallèlement toute une gamme de moyens de lutte contre le « contrôle » de l'usine), mais parce que l'exécutant parcellaire ne sait et ne doit pas par défi- nition savoir ce qui est important et ce qui ne l'est pas dans ce qu'il fait. L'ensemble des spécifications qui lui sont fixées par ses directives de production, le sont comme étant toutes d'égale importance (avec les marges de tolérance admises). En fait elle ne le sont pas, ni dans l'absolu, ni du point de vue de la possibilité de récupérer facilement tel ou tel écart dans une étape ultérieure de la production. Dans la mesure où l'exécutant pressé par les délais ne peut pas tenir toutes les « cotes » à la fois, il trichera sur quelques-unes au hasard. Le service de planification, de son côté, ne peut pas établir la hiérarchie des cotes vraiment importantes et de celles qui ne le sont pas : d'un côté, il ne les connaît pas lui-même, car cette hiérarchie résulte de la pratique industrielle des opérations, dont il est par définition séparé; d'un autre côté, son rôle est de présenter toutes les directives comme égale- ment et absolument importantes. Ainsi les méthodes de direction séparée, en rendant impossible une exécution in- telligente, conduisent à leur propre échec (32). Parallèlement, il y a toujours un élément ứ'imprévisible « naturel », même dans les conditions de la grande industrie nioderne. Même des matériaux fabriqués dans les meilleures conditions possibles présentent des spécificités imprévues, qu'il faut compenser de façon également imprévue au cours de l'exécution. Même les calculateurs électroniques, fabri- qués non pas dans des conditions industrielles, mais dans des conditions de laboratoire, se détraquent et s'affolent pour des raisons inconnues (33). C'est que l'industrie moderne signifie à chacune de ses étapes une tension extrême de l'ex- ploitation des possibilités de la connaissance et de la ma- tière, qu'elle tend à travailler chaque fois à la limite du connu et du faisable. Ce déplacement continu de sa frontière signifie qu'elle ne peut jamais s'installer dans des régions dont l'exploration est achevée. A peine un territoire est-il ouvert, qu'il faut déjà qu'il soit exploité dans les conditions de production en masse. Les moyens s'accroissent à une vi. tesse vertigineuse. - mais les objectifs et les exigences aussi. Les instruments deviennent de plus en plus fins et précis mais les tolérances deviennent parallèlement de plus en plus étroites. Autrefois, l’ « imprévu », l' « irration- nel », l' « accident » c'était la paille dans l'acier; aujour- d'hui, cela peut être des irrégularités infimes dans la compo- (32) Voir à cet égard les longs développements de D. Mothé dans l'article déjà cité; également ceux de G. Vivier (Socialisme ou Barbarie, nº 12. pp. 46-47, n° 14, pp. 56-57) et de Paul Romano (ib., nº 2, pp. 89-01). (33) Cf. N. Wiener, Cybernetics, New-York et Paris, 1948, p. 172-3. 108 sition chimique des molécules. Ce n'est pas le degré de résis- tance de la matière à l'homme qui diminue, c'est la ligae sur laquelle cette résistance devient effective qui se déplace de telle sorte, qu l'écart entre la théorie et la réalité ne peut toujours être comblé que par la pratique, en tant qu'intervention à la fois rationnelle et concrète de l'homme. Mais cette pratique elle-même se situe constamment à un niveau plus élevé, et suppose la mise en cuvre de capacités toujours plus développées de l'individu — absolument incom- | atibles avec le rôle de l'exécutant pur et simple. Toutes ces raisons font que la réalité de la production s'écarte toujours d'une façon plus ou moins appréciable du plan et des directives de production - et que cet écart ne peut être comblé que par la pratique, l'invention, la créati- vité de la masse des exécutants. Chaque fois qu'un nouveau mode de fabrication est introduit ou un nouveau modèle du produit va être fabriqué, sur lequel les bureaux et les ingé- nieurs de l'usine ont dépensé parfois des années de prépa- ration et de « mise au point », il se passera des semaines ou des mois avant que la production ne commence à s'écouler de façon approximativement satisfaisante. Les usagers de voitures savent que lorsqu'une usine « lance » un nouveau modèle, les voitures qui sortent les premiers mois présen- tent la plupart du temps de sérieux défauts (34). Pourtant, leur « prototype » avait été essayé pendant des années, on l'avait fait rouler au Sahara et au Groënland, etc. Mais le délai qui s'écoule entre le début de la nouvelle fabrication et la sortie d'exemplaires à peu près satisfaisants, c'est le délai nécessaire à l'ensemble de la masse des exécutants de l'usine pour concrétiser les directives initiales de fabrica- tion dans les conditions réelles de travail, pour combler les (34) « Après chaque changement de modèle la maîtrise parcouit l'usine frénétiquement, essayant de faire fonctionner normalement les plans et les machines étudiés pendant des mois dans les bureaux. 4 ce moment, le contremaître est patron, il place les ouvriers là où il vent, il brise de vieux groupes, il affirme son autorité. C'est le moment de la plus grande désorganisation dans l'usine. Pour cette raison précisément, peu d'ouvriers de Detroit achèteront une nouvelle voiture immédiate- ment après le changement de modèle. Ils laissent cette bêtise aux gens qui ne travaillent pas en usine et donc ne savent pas. Ce n'est que lorsque les ouvriers ont pu rétablir un certain ordre dans la production que celle-ci peut se dérouler sans heurts. Le contremaître a reçu en charge un groupe d'ouvriers, et on lui a dit ce qu'il doit leur faire virc. L'organisation qu'il effectue est toujours mauvaise. La chaîne va trop vite ou bien il n'y a qu'un seul homme là où il devrait y en avoir lieux. Les ouvriers le lui expliquent, mais lui a ses ordres et ne peut pas effectuer des modifications d'après les dires des ouvriers. Les hommes sont donc obligés de prendre la situation entre leurs mains. Ils fichent le travail en l'air jusqu'au moment où la chaîne doit être arrêtée. Finalement, après que cette situation ait duré un certain temps, la direc- tion est éduquée, la production est ajustée et les voitures produites valent la peine d'être achetées ». (The American Civilisation, texte ronéoté produit par le groupe américain de Correspondence, p. 47). 109 trous du plan de production, résoudre des problèmes qui n'avaient pas été prévus, adapter la fabrication à leur défense contre l'exploitation (par exemple « s'arranger » avec les cotes des pièces), etc. Un état d'équilibre entre le plan de production, l'état réel de l'usine du point de vue possibi. lités de fabrication, et la lutte des ouvriers contre l'exploi- tation est ainsi atteint jusqu'à ce qu'une nouvelle modi- fication intervienne. Ces écarts entre le plan de production et la réalité de l'usine, la direction en est bien entendu « consciente » en général, et en principe c'est elle-même qui est supposée les combler. Dans la pratique, cela est évidemment irréali- sable: s'il fallait, chaque fois que quelque chose « ne tourne pas rond », tout arrêter et demander des instructions par voie hiérarchique, l'usine réaliserait une petite partie de ses ob- jectifs de production. Soit dit en passant, la tolérance de fait à laquelle la direction est réduite vis-à-vis des initiatives indispensables des exécutants ne rend pas le rôle de ceux-ci plus facile. L'appareil de direction est à la fois jaloux de ses prérogatives et plein de peur devant les responsabilités ; il évitera le plus possible de trancher une question à moins d'être « couvert », mais reprochera durement à ses inférieurs de l'avoir tranchée eux-mêmes. Si l'initiative réussit, il se kornera à grommeler, et essaiera surtout de s'en attribuer le mérite; si elle échoue, il sévira (35). Pour l'exécutant, l'attitude idéale est de prendre l'initiative vraiment efficace, et de faire semblant de suivre en tout la directive officielle, - ce qui n'est pas toujours facile. L'usine arrive ainsi par endroits à constituer un monde double font semblant de faire une certaine chose en en faisant une autre. où les gens 1 Aussi bien la prévision nécessaire à la planification que la réadaptation permanente du plan à une réalité qui constamment évolue posent le problème de l'information concernant le cours de la production. Ce problème devient rapidement insoluble pour un appareil bureaucratique de direction. La source ultime de toute information sont les exécutants, constamment engagés dans la bataille de la pro- duction. Or ceux-ci n'y collaborent pas; non seulement ils n'informent pas nécessairement la direction sur la situation, nais très souvent sont amenés à conspirer tacitement pour la lui cacher. L'appareil de direction ne peut réagir à cela qu'en créant des organes spéciaux d'information – qui se heurtent rapidement à la même difficulté, puisqu'ils doivent puiser l'information originale en dehors d'eux-mêmes. La conspiration autour de l'information ne se limite d'ailleurs . (35) V. D. Mothé, l. c., p. 88. 110 pas aux exécutants; l'appareil de direction lui-même y parti- cipe, un aspect essentiel de l'activité de ses membres con- sistant à maquiller les résultats de leur propre activité ou de l'activité du secteur qui leur est confié. Leur sort, le sort de leur clan ou de leur service en dépendent (36). Mais l'information n'est pas simplement la récolte de « faits . C'est déjà leur choix, mais c'est aussi et beaucoup plus leur élaboration, le dégagement de relations et de pers- pectives qui les relient. Cela est impossible en dehors d'un cadre conceptuel, donc d'un ensemble d'idées organisées, donc d'une théorie (même si celle-ci reste inconsciente). Par conséquent, toute l'information dont peut disposer l'appa- reil de direction est viciée à la base par sa théorie de la société ou de la réalité industrielle.Cela apparaît nettement lorsqu'on considère l'appareil bureaucratique diri. geant la société entière – Etat au parti bureaucratique. Diriger la société présuppose qu'on la connait, connaître la société signifie en avoir une conception théorique adéquate. Mais les dirigeants actuels ne peuvent essayer de saisir la réalité sociale qu'en la soumettant à des schémas absurdes. De même que leurs idéologues, tantôt ils projettent le fonc- tionnement de la société sur celui d'un modèle mécanique, tantôt, dégoûtés de l'échec de cette assimilation absurde, ils se réfugient dans l'irrationalisme, le rôle des acci- dents et l'arbitraire. Nous retrouverons ces problèmes plus loin. Mais les mêmes questions et les mêmes impossibilités se présentent devant l'appareil dirigeant de l'entreprise. La réalité qu'il doit connaître est la réalité de la production. Celle-ci est en premier et en dernier lieu une réalité hu- maine. Les faits les plus importants sont ceux qui concer- nent la situation, l'activité et le sort des hommes dans la production. Ces faits sont évidemment impossibles à connai- tie de l'extérieur. Aussi bien d'ailleurs, la direction s'en préoccupe-t-elle très peu. Mais, dans la mesure où elle est obligée de s'en préoccuper, elle ne peut le faire qu'en les considérant comme des faits extérieurs, en les transformant en observables mécaniques — bref, en détruisant leur nature même. Par conséquent, aux yeux de la direction, ou bien l'ouvrier n'existe pas, ou bien il existe comme un système de nerfs et de muscles capable d'effectuer une quantité de gestes — gestes qu'on peut augmenter proportionnellement à l'argent qu'on lui promet. Cette vue entièrement imaginaire de l'ouvrier est la base de la « connaissance » de la réalité de production que possède la direction. Dans le regard même du dirigeant est incorporée, par construction, la négation de la réalité propre de l'objet qu'il prétend voir. Et il ne reut en être autrement. Car la reconnaissance de cette réalité (36) V. La révolution prolétarienne contre la bureaucratie, dans le n° 20 de cette revue, pp. 148-49. 111 propre impliquerait inversement que le dirigeant se nie lui- même comme dirigeant. Cette situation n'est guère modifiée lorsque les vieilles méthodes grossières et le schéma des « molécules irrésisti- Element attirées par l'argent » sont abandonnés au profit de conceptions plus modernes et des découvertes de la socio- logie industrielle. Seule la nature des « lois » supposées régir les hommes et leurs relations change; l'attitude fondamen- tale reste la même. On ne suppose plus que l'ouvrier serait capable d'assassiner son camarade ou de se tuer à la tâche pour quelques sous – on suppose tout au contraire qu'il est essentiellement déterminé par une « solidarité de grou- pe ». Mais dans les deux cas, il s'agit d'une connaissance de la direction sur les ouvriers, et cette connaissance doit lui permettre de mieux les utiliser pour la production. La soli- darité de groupe est devenue à son tour le mobile extérieur détrminant les actes de l'ouvrier; connaissant le mobile, agissant sur lui, on peut amener l'ouvrier à faire ce que l'on veut qu'il fasse. La situation de la direction reste tou. jours celle de l'ingénieur chargé d'agencer le montage et le fonctionnement des pièces de mécanique humaine qui for. ment l'entreprise et dont il connaît les lois. Que l'auteur de ces lois ne soit plus Bentham, mais Freud ou Elton Mayo, ne change rien à l'affaire. A peine est-il nécessaire d'ajouter que rien ne change non plus à l'impossibilité de connaître la réalité industrielle. Placées dans cette perspective et uti- lisées à ces fins, psychologie, psychanalyse et sociologie sont vidées de leur contenu et transformées en leur contraire (37). Que le groupe, par exemple, ne soit pas pour ses membres un mobile extérieur, qu'il soit unité d'auto-détermination se créant et se recréant d'elle-même, que par là même il ne peut que s'opposer tôt ou tard à toute direction extérieure voulant s'imposer à lui ces vérités ne peuvent servir à la direction, car elles la contestent dans ses fondements. La direction ne peut avoir que la théorie de sa pratique, c'est- à-dire de son existence sociale. Mais des contradictions tout aussi insolubles déchirent l'appareil de direction pour ainsi dire indépendamment de sa lutte permanente contre les exécutants. Une série de fac- teurs, dérivant tous en dernière analyse de la tendance à confiner les travailleurs à des tâches d'exécution de plus en plus limitées, poussent l'appareil de direction à une proli. fération extraordinaire. Prenant sur lui un nombre cons- tamment accru de tâches, l'appareil de direction ne peut (37) Par exemple toute psychanalyse digne de ce nom est basée sur l'idée que la liberté du sujet est à la fois la fin et le moyen du proces- sus thérapeutique et toute l'utilisation de la psychanalyse par la sociologie industrielle est basée sur la manipulation du sujet, à la fois comme moyen et comme fin ultime. 112 . - exister que comme un organisme collectif énorme. Dans une entreprise importante, les individus employés dans les bu- reaux forment à eux seuls déjà une entreprise de taille (38). Cet organisme collectif subit lui-même le processus de la division du travail en son sein sous une double forme. D'un côté, l'appareil de direction se subdivise en « branches spé- cialisées » les différents « services » des bureaux de l'entreprise. D'un autre côté, au sein de cet appareil pris globalement et de chacun de ces « services », la division entre dirigeants et exécutants est inéluctablement instaurée à nouveau. De ce fait, tous les conflits précédemment décrits réapparaissent au sein de l'appareil de direction. L'organisation du travail au sein de l'appareil de direc- tion ne peut évidemment se faire que sous les mêmes formes de « rationalisation » appliquées à la production proprement dite: subdivision et parcellarisation des tâches, transforma- tion des individus en une masse d'exécutants anonymes et interchangeables, etc. Elle entraîne les mêmes conséquences ici et là. Pour mater la lutte des ouvriers, la direction abou- tit ainsi à introduire la lutte de classe en son propre sein. I.'immense majorité des employés de l'appareil de direction, voués à un travail parcellaire, privés de toute qualification importante, réduits à des salaires comparables à ceux des ouvriers, privés statistiquement de toute chance substan- tielle d'avancement, se distinguent désormais difficilement de leurs camarades des ateliers ; ce ne sont au fond que des illusions, de plus plus minées par la situation réelle, qui peuvent les en séparer (39). Mais, indépendamment de ce processus d'unification des couches d'exécutants dans l'en- treprise, l'apparition de cette masse d'exécutants au sein de l'appareil de direction a comme résultat principal que la direction ne dispose plus d'elle-même; même s'ils ne sont pas solidaires des ouvriers, les employés des couches infé- rieures ont vis-à-vis du travail la même attitude que ceux-ci. 1 (38) Aux usines Renault, la proportion des « mensuels » dans le total des effectifs est passée de 6,5 % en 1919 à 11,7 % en 1930, 17,8 % en 1937 et 20,2 % en janvier 1954 (A. Touraine, L'évolution du travail ouvrier aux usines Renault, Paris, 1955, pp. 164-165). Sur le développement des bureaux dans l'industrie américaine, v. C. Wright Mills, White Collar, New-York, 1956, pp. 65 à 70. (39) L'analyse de l'attitude de ces couches fournie par C. Wright Mills dans les derniers chapitres de son White Collar présente à cet égar les défauts 1º de mêler les différentes catégories de « prolétaires en faux-col », dont cependant situation et perspectives divergent fonda- mentalement, 29 de ne pas tenir compte de la dynamique de leur situa- tion. En particulier les illusi relatives au « statut social » (status) ne pourront survivre longemtps aux conditions réelles qui les avarunt autrefois nourries. Le phénomène de l'industrialisation du travail deg bureaux est évidemment d'une importance décisive à cet égard. Cf. l'excel. lente analyse de R. Berthier, Une expérience d'organisation ouvrière, lang le n° 20 de cette revue, pp. 6 et suiv. 1 113 D'autre part, le morcellement inéluctable de l'appareil de direction en une série de services spécialisés crée fatale- njent un problème de réunification des activités, des métho- des et des points de vue de ces services. Chacun d'eux tend à affirmer son propre point de vue au détriment des autres, car c'est le seul moyen d'affirmer son importance et d'étendre sa place au sein de l'appareil. Or, le sommet de l'appareil de direction, chargé de résoudre ces conflits, ne dispose en géné- ral d'aucun critère rationnel pour le faire. Il lui faudrait en effet pour cela être capable de reprendre lui-même tous les points de vue qui s'opposent, c'est-à-dire en fait de « dou- bler » tous les services coûteux péniblement constitués; et c'est en fait la solution à laquelle aboutissent nombre de diri- geants, qui s'entourent d'une équipe personnelle restreinte, sorte d'état-major privé et clandestin (40). La direction est ainsi obligée d'instaurer sa propre organisation informelle en opposition avec l'organisation formelle qu'elle a instituée par ailleurs. Mais il est évident, non seulement que ces deux solutions se réfutent l'une l'autre (ou bien l'état-major clan. destin est inutile ou bien il prouve l'inutilité d'une bonne partie des services) mais que leur juxtaposition ne peut être que la source de nouveaux conflits. Et, finalement, la direc- tion au sommet ne dirige effectivement rien, elle en est réduite à arbitrer des points de vue opposés et cela de façon véritablement arbitraire, car elle ne connaît presque rien aux problèmes dont il s'agit. Logiquement, son seul fondement est désormais qu'une décision quelconque, même arbitraire, même absurde, vaut mieux que l'absence totale de déci- sion (41). L'absence de critères rationnels pouvant servir à résou- dre les conflits entre points de vue opposés qui surgissent inéluctablement au sein de l'appareil bureaucratique de di- rection se combine avec un autre phénomène capital: l'ab- sence de critères rationnels concernant la place des individus au sein de cet appareil. Ces deux facteurs sont à la racine des traits caractéristiques de tout appareil bureaucratique moderne: la lutte de tous contre tous pour l' « avancement », (40) A une toute autre échelle, ce phénomène de « doublage » de la structure bureaucratique couvrant toute la société par un organisme plus restreint de direction, le Parti, qui essaie sans succès d'être l'instance réunificatrice et par là même tend à rendre superflu tout l'appareil bir- reaucratique de l'Etat, a été mis en lumière par Claude Lefort à partir des textes du XX° Congrès du P.C.U.S. V., dans le n° 19 de cette revue, son article Le totalitarisme sans Stalitne, en particulier nn. 45 et suiv. Ajoutons qu'en doublant la structure de la bureaucratie d'Etat, le Parti est obligé de la reproduire en son sein, en créant des commissions spécia- lisées, etc. C'est dire qu'il n'y a là, ni de près ni de loin, solution du problème. (41) Sur la nullité nécessaire des dirigeants dans le système actuel, voir C. Wright Mills, The Power Elite, New-York, 1956, spécialement pp. 138 à 148 pour ce qui est des dirigeants de l'industrie, pp. 205-224 pour ce qui est des dirigeants militaires, et le chapitre final du livre. 114 la formation de cliques et de clans qui dominent de façon occulte la vie « officielle de l'appareil, et la transforma- tion des options objectives en enjeux de la lutte entre cliques et clans (42). Il faut bien comprendre le sens de cette analyse des contradictions de la direction bureaucratique. Nous ne com- parons pas celle-ci à une direction parfaite, pour dégager les déficiences qu'elle présente relativement à cet étalon imaginaire. Il n'y a pas de direction parfaite, quelle qu'en soit la structure sociale (même s'il s'agit de la collectivité organisée des producteurs) et une telle comparaison serait entièrement privée de sens. Sous tous les aspects que nous avons évoqués, une direction humaine rencontrerait des problèmes, et des difficultés quant à leur solution. La dis. cussion ne porte pas sur la possibilité d'éliminer ces pro- blèmes. Elle montre que la structure et la nature de la direc- tion actuelle, direction bureaucratique extérieure aux acti- vités qu'il s'agit de diriger, en fait des problèmes insolubles, ou au mieux, des problèmes qui n'arrivent à être « résolus » qu'au prix de gaspillages énormes et de crises perpétuelles. La prévision parfaite n'existera jamais. Et il n'est pas nécessaire qu'elle existe pour que la production puisse être rationnellement organisée. Mais la structure actuelle est im- plicitement basée sur le postulat qu'une telle prévision existe, et que la direction la possède. Puisque les produc- trurs sont privés en théorie de la possibilité de réaliser « sur le tas » la réadaptation permanente du plan à la réalité, il faut bien que cette adaptation soit effectuée a priori et une fois pour toutes par la direction. De ce fait, le « plan de production » — de l'entreprise ou de l'économie entière - prend une valeur absolue. Le processus d'adaptation perma- nente entre prévision — sans laquelle il n'y a pas d'action rationnelle - et réalité étant disloqué du fait de la sépa- ration radicale entre dirigeants et exécutants, l'équilibre ne peut chaque fois être rétabli que par à-coups, en fonction d'interventions spécifiques, tardives et spasmodiques. Le problème d'une information adéquate existera tou- jours. Mais la structure actuelle le rend littéralement inso- luble, car son existence même pousse l'ensemble de la société à conspirer pour masquer la réalité. Le problème de l'adé quation des individus aux fonctions qu'ils remplissent exis. tera encore longtemps. Mais la structure actuelle détruit toute possibilité de solution rationnelle, en disposant ces fonctions le long d'une pyramide hiérarchique, en liant non seulement le sort économique mais la situation totale de l'individu et finalement sa valeur à ses propres yeux à son (42) Nous reviendrons plus loin sur ce problème, à propos de ia direction de l'ensemble de la société. 115 succès dans une lutte désespérée et absurde contre tous les autres. La société humaine sera toujours placée devant des options qui ne seront pas des problèmes de géométrie com- portant une solution unique au bout d'une voie rigoureuse- ment définie. Mais la structure actuelle fait que ces pro- blèmes ne sont pas explicitement posés ou bien qu'ils sont resolus en fonction de considérations extérieures à leur contenu. Or, à moins d'un bouleversement radical de la structure actuelle, cette direction séparée est inévitable. Il faut bien que d'une façon ou d'une autre les activités de milliers d'individus et de groupes élémentaires soient coordonnées. Il faut bien que le point de vue « universel » du fonction- nement de l'entreprise prévale sur les points de vue « parti- culiers » des ouvriers ou de leurs groupes. Il faut donc bie? finalement qu'une couche particulière de dirigeants se charge d'imposer à la totalité des producteurs ce point de vue « uni. versel ». Dès lors, le conflit est inévitable. Tout d'abord, les impératifs découlant de ce point de vue « universel » de la direction prennent pour chaque groupe d'ouvriers la forme d'une loi extérieure qui lui est imposée arbitrairement, dont il ne peut même pas connaître la justification, qui donc de ce fait même lui apparaît comme complètement irration. nelle. Mais aussi, le point de vue « universel » de la direction est en fait un point de vue particulier; c'est le point de vue à la fois partial et partiel d'une couche particulière, qui n'accède qu'à une partie de la réalité, qui vit une vie à part de la production effective, qui a des intérêts propres à faire valoir. Inversement, le point de vue « particulier >> des groupes de producteurs est en fait un point de vue universel. Le point de vue de chaque groupe élémentaire se retrouve dans tous les autres. Les normes qui émergent en leur sein sont identiques. Les intérêts qu'ils essaient de faire valoir sont les mêmes. La direction s'efforce de penser à la réalité effective de la production. Les producteurs sont cette réalité effective elle-même. Pris en leur totalité, ils embrassent la totalité des aspects de l'activité de l'entre- prise en fait, ils sont cette totalité. Le sont-ils? Peuvent-ils effectivement, à travers les ate- liers et les bureaux, former une unité organique? Ne sont-ils pas rivés chacun à des endroits définis du mécanisme total de l'entreprise, chacun privé d'une vue du reste, incapables de s'articuler dans une totalité vivante? L'analyse peut les identifier les uns aux autres, et encore les additionner; mais peuvent-ils s'unifier eux-mêmes? C'est l'analyse des luttes ouvrières qui seule peut fournir une réponse à ces questions. 116 La lutte, ouvrière contre l'aliénation L'organisation capitaliste de la production est profon- dément contradictoire. La direction capitaliste prétend n'avoir à faire qu'à l'ouvrier individuel, tandis qu'en fait la pro- duction est portée par la collectivité des ouvriers. Elle pré- tend réduire l'ouvrier à des tâches limitées et déterminées, mais elle est en même temps obligée de s'appuyer sur les capacités universelles que celui-ci développe à la fois en fonction et à l'encontre de la situation qui lui est faite. De ces tâches, elle prétend enlever tout élément de direction en en définissant d'avance exhaustivement les modalités d'exé. cution; mais cette définition exhaustive étant toujours impos- sible, la production ne peut être effectuée que dans la mesure où l'ouvrier organise lui-même son travail et dépasse le rôle du pur et simple exécutant qui est théoriquement le sien. Les conflits qui résultent de cette situation aboutissent à une véritable anarchie de la production dans chaque entre- prise. Mais ils créent en même temps une situation et une attitude contradictoire chez les ouvriers eux-mêmes. Les con- ditions dans lesquelles ils sont placés les poussent à s'orga- niser de la façon la plus efficace pour la production, à améliorer les machines, à inventer des nouveaux procé- dec, etc. I'organisation capitaliste les y oblige, car lorsque quelque chose ne marche pas, ce sont les ouvriers qui payent (et qui ne peuvent pas se défendre en critiquant la mauvaise organisation de l'usine). Mais d'autre part, l'organisation et la créativité des ouvriers sont combattues, dès qu'elles se manifestent, par l'appareil de direction; elles sont de toute façon constamment perturbées et mutilées par celui-ci; enfin, dans les conditions actuelles, les améliorations de l'organi- sation et des méthodes de production profitent essentielle. ment au capital, qui souvent d'ailleurs s'en empare et les tourne contre les ouvriers. Les ouvriers le savent et par con- séquent freinent eux-mêmes, consciemment aussi bien qu'in- consciemment, leur participation à la production. Ils frei. nent leur rendement; ils taisent leurs idées; ils mettent en application sur leurs machines individuelles des améliora- tions soigneusement cachées aux contremaîtres; ils s'organi. sent entre eux pour réaliser un travail tout en maintenant une façade respectant la méthode officielle de l'organiser et ainsi de suite (43). . (43) Voir les textes déjà cités de Romano, Vivier, Mothé. Mention. nant le nombre relativement très petit de « suggestions » ouvrières visant à l'amélioration de la productivité, A. Touraine écrit: « Comment cet échec relatif s'explique-t-il? En premier lieu par le souvenir du passé. L'ouvrier, habitué à voir ses suggestions, ses initiatives, se retourner contre lui en provoquant l'intervention des chronométreurs n'abandonne que lentement son ancienne méfiance. « 11. c., p. 121). « Abandonne len- tement » est un euphémisme: les chiffres cités par Touraine se réfèrent à la période 1945-47. Ce qui s'est passé depuis n'a pas incité les ouvriers à abandonner leur méfiance, tout au contraire. - 117 Cette attitude contradictoire des puvriers signifie que le conflit insurmontable qui déchire la société capitaliste est transposé au coeur du prolétariat lui-même, aussi bien dans le comportement de l'ouvrier individuel que dans l'attitude de la classe ouvrière. Il serait entièrement faux de se repré- snter le prolétariat comme une positivité pleine, comme une classe qui porte déjà en elle la solution de tous les problè- mes et qu'une classe ennemie et une organisation sociale qui lui reste extérieure empêchent seules de se réaliser. Ce serait là à la fois une mystification démagogique et une théorie pauvre et superficielle. Le capitalisme ne pourrait pas conti- nuer à exister si sa crise ne se répercutait pas au sein du prolétariat lui-même. L'oppression, l'exploitation, l'aliéna- tion créées par le capitalisme s'expriment chez la classe ouvrière par des contradictions que jusqu'ici elle n'est pas arrivée à surmonter. La positivité de la classe ouvrière c'est qu'elle ne reste pas simplement déchirée par ces contradic. tions, mais qu'elle lutte constamment pour les dépasser et que, aux niveaux les plus différents, le contenu de cette lutte est l'organisation autonome des ouvriers, la gestion ou- vrière de la production, finalement la réorganisation de la société. ne Les bureaucrates et parfois même des militants révo- lutionnaires déformés par un « marxisme » étriqué veulent voir dans les luttes du prolétariat qu'une tendance vers l'amélioration de son niveau de vie, ou à la rigueur une lutte « contre l'exploitation ». Mais la lutte du prolé- tariat n'est pas et ne peut pas être simplement une lutte « contre l'exploitation; elle tend nécessairement à être une lutte pour une nouvelle organisation des rapports de produc- tion; ce ne sont là que deux aspects de la même chose, car la racine de l'exploitation c'est l'organisation actuelle des rapports de production. L'ouvrier ne peut être exploité, c'est-à-dire exproprié des fruits de son travail, que dans la mesure où il est exproprié de la direction de ce travail et la lutte contre l'exploitation le place rapidement devant le problème de la gestion, à l'échelle de son atelier toujours, à l'échelle de l'usine et de la société périodiquement. On a d'habitude les yeux fixés sur les moments « his- toriques » de l'action du proletariat révolution ou grève générale ou tout au moins sur ce que l'on peut nommer son organisation et son action explicite — syndicats, partis, grèves importantes. Mais ces actions et ces organisations ne peuvent être comprises que comme des moments d'un pro- cessus d'action et d'organisation permanent, qui trouve son origine dans les profondeurs de la vie quotidienne de l'entre- prise et qui ne peut rester vivant et adéquat à ses intentions qu'à condition d'y retourner constamment. Cette action et cette organisation quotidiennes, auxquelles il faudra désor- 118 ! mais reconnaître l'importance capitale qui est la leur, nous les engloberons sous le terme de lutte implicite. Implicite à l'existence du prolétariat, à la condition même de prolé- taire (44). Cette lutte implicite n'est que l'envers, pourrait- on dire, du travail quotidien du prolétariat. Le travail, dang l'entreprise capitaliste, ne va pas sans lutte. Cette situation découle directement d'une organisation du travail basée sur l'opposition entre dirigeants et exécutants. Ainsi l'organisation capitaliste du travail tend à s'ap- puyer sur la définition de normes de travail. Les ouvriers luttent contre les normes. On peut ne voir dans cette lutte qu'une « défense contre l'exploitation ). Mais en fait, elle ecntient infiniment plus : précisément pour se défendre contre l'exploitation, l'ouvrier est obligé de revendiquer le droit à déterminer lui-même son rythme de travail, de refuser d'être traité comme une chose. La norme une fois définie, les problèmes sont loin d'être réglés. Ce n'est qu'un terrain de bataille qui vient d'être cir- conscrit. Dans cette bataille, la bataille du rendement effec- tif, les ouvriers sont amenés à s'organiser, à inventer des moyens d'action, à définir des objectifs. Rien ne leur est donné d'avance; tout doit être créé et conquis de haute lutte. La dynamique de l'enchaînement des objectifs, de l'or- ganisation et des moyens d'action est claire. Les ouvriers visent un maximum de salaire pour un travail « honnête ». Ce maximum n’a de sens que comme un maximum collectif autrement dit, toute tentative d'atteindre un maximum individuel se révèle rapidement illusoire et se retourne fina- lement contre son auteur. La réalisation de ce premier ob- jectif implique la poursuite de la plus grande liberté pos- sible dans le cadre donné de l'entreprise capitaliste. Elle im- plique également la recherche du maximum d'efficacité véri. table dans la production – condition indispensable de l'éco- nomie de l'effort. Par là, les ouvriers sont amenés à lutter contre l'ensemble des méthodes d'organisation capitaliste de la production. Ils sont également amenés s'organiser de façon « élémentaire » ou « informelle », sous des formes que le capitalisme disloque et qu'ils recréent chaque fois à nouveau. Nous ne disons pas que les ouvriers réussissent à réaliser ces objectifs toujours ou même la plupart du temps. En der- nière analyse, ils ne peuvent les réaliser sans faire voler en éclats l'organisation capitaliste de l'entreprise ce qui est (44) L'organisation informelle ou élémentaire des ouvriers n'est qu’un aspect de cette lutte. L'organisation n'est qu'un moment logique du processus de lutte de même que l'action. La lutte comprend l'action, l'organisation, les objectifs. Notre propos est beaucoup plus général que l'analyse de l'organisation informelle, il englobe aussi bien les actions informelles que les objectifs informels. 119 impossible sans faire en même temps voler en éclats l'orga- nisation capitaliste de la société. Reculs et défaites sont des phases inévitables du processus. Mais aussi longtemps que l'organisation capitaliste est là, la lutte renaît toujours de ses cendres et est amenée, à la fois par sa propre dynamique et par la dynamique objective de la société capitaliste, à s'étendre et à s'approfondir. Et c'est le sens de cette lutte qu'il s'agit de dégager. Nous ne disons pas non plus que ce sens est simple, état de grâce dont serait automatiquement investie la condition ouvrière, apriorisme socialiste inné chez les prolétaires. Le proletariat n'est pas socialiste — il le devient, plus exactement il se fait socialiste. Et, long- temps avant qu'il n'apparaisse comme socialiste en s'orga- nisant au sein de syndicats et de partis de ce nom, il fait naître les éléments embryonnaires d'une nouvelle forme d'organisation sociale, d'un nouveau comportement et d'une nouvelle mentalité humaine dans sa vie et sa lutte quoti- dienne au sein de l'entreprise capitaliste. C'est de ce terrain que nous allons partir pour analyser la dynamique et la signi- fication des luttes ouvrières. La lutte autour du rendement en . . La tendance des ouvriers à réglementer eux-mêmes, dans toute la mesure du possible, leur rythme de travail combattant les normes de la direction, puis en « tournant » ces normes par tous les moyens disponibles apparaît, aux yeux de la direction, comme « restriction di rendement » ou (restriction de la production ». Face à cette restriction, la riposte « rationnelle » classique de la direction c'est le a salaire au rendement » ou « aux pièces » (45). L'ouvrier sera ainsi poussé, « par son propre intérêt », à augmenter son rendement au maximum. Ce faisant, il fournira aussi incidemment des indications sur le rendement maximum qu'il est possible d'atteindre - ce qui permettra de reviser le moment venu les normes vers le bas. Les sociologues industriels (principalement l'école d'El- ton Mayo) ont critiqué cette méthode comme « mécaniste », parce qu'elle postule que l'ouvrier est un homme écono- mique » dont le seul mobile serait le gain maximum, tandis que d'autres mobiles jouent en réalité un rôle beaucoup plus important. Cette critique part d'une idée vraie pour aboutir à une conclusion fausse ; elle atteint le système capitaliste dans son ensemble, mais très peu le problème qui nous (45) Les types, les formules et les dénominations du « salaire au rendement » sont innombrables. Mais pour ce qui nous occupe ici, seal importe le contenu général de ces formules : le salaire de l'ouvrier est, entre de larges limites, fonction de la quantité de production fournie. 120 . des nor- occupe. Les ouvriers ne sont certainement pas des « hommes économiques »; mais ils se comptent exactement comme des « hommes économiques » face à la direction, ils la payent dans sa propre monnaie. Tout d'abord, les ouvriers en général ne se laissent pas prendre à l'appât du rendement, car l'expérience leur en- scigne rapidement qu'après une courte période de primes élevées surviendra une réduction draconienne mes (46). Ensuite, ils découvrent des moyens pour réaliser un salaire accru sans augmentation réelle ou sans augmen. tation apparente du rendement. Dans la production en petite et moyenne série avec pri- mes individuelles, les moyens utilisés par les ouvriers sont pratiquement imparables. En prenant comme exemple l'ate- lier décrit par un auteur américain (47), on peut les for- muler comme suit : 1) Pour éviter une revision des normes en cas de ren- dements élevés, les ouvriers ne présentent jamais (ce qui ne veut pas dire qu'ils n'atteignent jamais) des résultats dépas- sant 145-150 % de la norme. 2) Sur les « bons boulots », représentant à peu près la moitié des travaux faits à l'atelier, et définis par ja possi- bilité d'atteindre un rendement de loin supérieur à la norme, lorsque les ouvriers ne peuvent pas « maquiller » le rende- ment effectif pour rester à l'intérieur du dépassement permis le la norme, ils « flânent » au propre ou au figuré. Le gaspil- lage qui en résulte est estimé par l'auteur à l'aide de longs cal- culs très prudents à environ 40 % du temps des ouvriers — et c'est là à son avis une « sous-estimation ». 3) Sur les « sales boulots », représentant l'autre moitié des travaux de l'atelier et définis par l'impossibilité d'attein- dre une prime substantielle quelque soit l'effort déployé (la ligne du partage des eaux semble se situer, dans le cas analysé par Roy, aux alentours de 120 % de la norme), les ouvriers en général « laissent tomber », et se rabattent sur le taux de base (le « mini garanti », le taux horaire qui sera rayé d'après la convention collective, quel que soit le ren- dement atteint). Il y a toutefois une exception importante: si le « sale boulot » en question représente une commande importante ou un type de travail qui revient souvent, une lutte impitoyable avec les chronos commence pour obtenir (46) « Ne sais-tu pas que si je me faisais 1,5 dollar de l'heure guir ces pompes ce soir, demain matin tout leur foutu Département des Mon thodes descendrait ici? Et qu'ils chronométreraient à nouveaụ le travail, si vite que la tête t'en tournerait? Et qu'ils en couperaient le prix à moitié? » dit à D. Roy un des ouvriers de l'atelier où il a travaillé. (47) D. Roy, dans ses articles déjà cités. 121 la revision des normes (48). Le gaspillage réalisé dans ce cas est, d'après l'auteur, comparable à celui du cos pré- cédent. 4) L'existence même de ces deux types de travaux (com- me aussi d'autres travaux mineurs payés au temps : réglage des machines avant la production, travaux sur lesquels des cormºs i 'ont pas encore été fixées, « retravail » de piè- ces manquées) donne aux ouvriers de grandes possibilités d'accroître leur salaire sans que leur rendement apparent dépasse le taux « normal ». Ainsi, si un ouvrier a un « bon boulot » de 4 heures, pendant lesquelles il pourrait réaliser 200 % de la norme et un « sale boulot » de 4 heures pen- dant lesquelles il ne pourra réaliser que la norme, il a le choix entre trois attitudes. Il peut (a) suivre les règ.es for- melles de la direction, auquel cas il se fera un salaire de 12 heures (4 X2 + 4X1) avec la certitude que quelques jours plus tard les délais seront réduits sur le « bon boulot ». Il peut (6) s'en tenir sur le bon boulot à un rendement de 150 %; il se fera alors un salaire de 10 heures (4X1,5+4X1). Il peut enfin (c) réaliser le rendement de 200 % sur le « bon boulot » et de 100 % sur l'autre, mais présenter le premier travail comme ayant été effectué en 5 h. 1/3 et le deuxième comme ayant été effectué en 2 h. 2/3. Il apparaîtra alors que la norme a été réalisée à 150 % dans les deux cas, i'ouvrier se fera un salaire de 12 heures, la production maximum aura été effectuée et les délais ne risqueront pas d'être réduits (49). L'ouvrier peut atteindre un résultat analogue en chan- geant la répartition apparente de son temps entre les « bons boulots » et les travaux payés au temps (avec la différence que dans ce cas il augmente sa paye sans augmenter la pro- duction). 5) La réalisation de ces possibilités par les ouvriers im- plique une rupture avec la plupart des règles d'organisation du travail établies par la direction. En fait, tout le système de « rationalisation » capitaliste du travail en est atteint; la direction perd la possibilité de déterminer la répartition du temps des ouvriers entre différents travaux, finalement - (8) Roy décrit longuement une lutte épique dans un tel cas ontre les quatre meilleurs ouvriers de l'atelier et les chronos, lutte qui a duré neuf mois et s'est soldée par la victoire des ouvriers. Ce résultat fait penser de même que les remarques de D. Mothé, l. c. p. 91.92 que la grande majorité des travaux sont au départ des « sales boulots » et que c'est la lutte des ouvriers contre les délais qui en transforme progressi- vement une partie en « gâteaux . (49) Cette troisième politique, appliquée vraisemblablement par les ouvriers dès que les conditions en furent données, correspond exacto ment au concept de la « maximisation des gains sur une longue période » récemment découvert par les économistes bourgeois comme le principe devant guider les décisions des entrepreneurs capitalistes. 122 toute sa comptabilité et ses calculs de rentabilité sont ruinés à la base. La direction réagit donc nécessairement, et elle ne peut le faire qu'en instaurant des « contrôles » addition- nels. Si ces contrôles sont « efficaces », ils ramènent les ou- vriers vers la solution (6) décrite plus haut - à savoir la restriction de la production, d'où gaspillage. Mais ils de- viennent rapidement inefficaces. Si les contrôleurs restent dans les bureaux, ils ne peuvent au fond rien contrôler. C'est le cas des chronos, utilisés en fait d'après d'expression de Roy comme les véritables « haches » de la direction: impi. toyables face aux ouvriers qu'ils trouvent en infraction et dont ils provoquent immédiatement le renvoi, ils n'apparais- sent que très rarement dans l'atelier. S'ils vivent dans l'ate- lier, ils sont incapables à la longue de résister à la pression continue des ouvriers (50). Tel est le cas des « contrôleurs. de temps », censés pointer le temps du début et de la fin de chaque travail, afin de prévenir précisément le « maquil- lage » du rendement effectif. Très rapidement, ces contrô- leurs demandent d'eux-mêmes aux ouvriers : « A quelle heure veux- tu que je te pointe? » En fait, non seulement les ou- vriers de la production, mais tous les employés des « servi- ces » en contact direct et permanent avec les premiers « con- trôleurs de temps », magasiniers d'outillage, convoyeurs de stock, régleurs, inspecteurs et finalement même contremai- tres) coopèrent constamment à un degré plus ou moins grand pour enfreindre le règlement (à leurs yeux, et objec- tivement, absurde) de la direction et permettre aux ouvriers de se débrouiller. Ce débrouillage serait impossible sans cette coopération constante, englobant les parties de l'appareil de direction qui se trouvent en contact permanent avec les pro- ducteurs. Ne pouvant plus se fier à ses représentants humains, la direction est obligée à nouveau de se rabattre sur une régle- mentation impersonnelle et abstraite. Elle introduit des rè- glements nouveaux, visant à rendre « objectivement impos- sible » la transgression de ses principes. Mais l'observation effective de ces nouveaux règlements dépend nécessairement à son tour d'un contrôle humain: leur efficacité présuppose que le problème qu'ils sont appelés à résoudre est déjà ré- solu. De ce point de vue, les règlements additionnels restent vains, car les ouvriers coopérant avec les couches inférieu. res des « services auxiliaires » arrivent rapidement à les tourner. Mais il y a plus : la plupart du temps ces règlements introduisent un degré supplémentaire de gaspillage et d'anar. chie. Les ouvriers et les employés des services sont de ce fait obligés à consacrer une partie de leurs efforts non seulement à tourner le règlement, mais à compenser ses effets irra- tionnels. (50) Rappelons que l'ulcère de l'estomac est la maladie profes- sionnelle des contremaîtres. 123 ne Ainsi, dans l'usine décrite par D. Roy, pour éviter que les ouvriers ne se « débrouillent » de la manière décrite plus haut en répartissant comme il leur convient la distribution apparente de leur temps entre différents travaux, la direction nomme des « contrôleurs des temps ». En fait, ceux-ci deviennent des alliés des ouvriers et se tournent contre la direction. La direction, à un certain moment, décide de réagir et prend un « décret » visant à rendre «objectivement impossible » le débrouil. lage des ouvriers. Le « décret » en question interdit que les ouvriers gardent auprès de leur machine les outils et autres moyens auxiliaires de production après la fin d'un travail donné, comme aussi qu'ils obtiennent des magasiniers de l'outillage « en avance » (deux pratiques évidemment nécessaires pour pouvoir s'occuper d'autre chose que le travail qu'on est censé faire). Des bons d'outillage en triplicata doivent assurer le contrôle. A la fin de chaque équipe, cartons de fabrication et jauges doivent être rendus aux magasiniers, que le travail soit terminé ou non, et repris par l'équipe suivante. Les effets du décret prévus d'ailleurs par les ouvriers expéri- mentés se font pas attendre: accroissement considérable du tra- vail des magasiniers, résultant aussi bien de l'augmentation de la pope- rasserie que de la nécessité de ré-assembler et de réassortir chaque fois l'outillage demandé (jusqu'alors, ouvriers et régleurs se servaient eux- mêmes dans le magasin d'outillage); perte de temps considérable pour les ouvriers et formation de queues devant le magasin. Mais le résultat voulu par la direction n'est pas atteint : les triplicata sont rédigés et échangés chaque fois, mais les magasiniers continuent à fournir aux ouvriers de l'outillage en avance. Devant cette situation la direction, quatre mois plus tard, modifie son premier décret par un deuxième. Pour éviter la formation de queues devant le magasin on n'oblige plus les équipes de rendre cartons et jauges à la fin de leur journée, mais l'outillage ne peut être fourni désormais que sur la base d'une commande enn duplicata issue par les a contrôleurs de temps ». Ei même temps, les inspecteurs doivent contre-signer le temps de terminaison d'un travail avant qu'une nou- velle commande puisse être obtenue (ceci afin de permettre un contrôle réciproque des temps marqués par les «contrôleurs de temps » et les inspecteurs). Cependant le deuxième décret aussi n'a comme résultat que d'accroî- tre le travail de paperasserie des magasiniers. Pour le reste, les régleurs qui ont le droit de pénétrer dans le magasin s'y procurent l'outillage nécessaire aux ouvriers pour effectuer des travaux mandés. Les inspecteurs se mettent rapidement au pas et « contre-si- gnent » les temps à la convenance des ouvriers. L'atelier retrouve sa routine, sous des formalités légèrement différentes avec une produc- tion de papiers bleus, blancs et roses notablement accrue. La direction ne se laisse pas décourager. Elle publie un troisième « décret » interdisant formellement l'entrée du magasin d'outillage à toute personne autre que les magasiniers et les deux chefs de dépar. tement (super-intendants). L'ordre, signé par Faulkner, Directeur de l'usine, est affiché à la porte du magasin. Un vieil ouvrier, Hank, prédit que le nouvel ordre « ne durera pas une semaine », et un régleur explique pourquoi ses effets retomberont surtout sur les magasiniers et les affûteurs: « Jusqu'ici les contremaîtres et les régleurs faisaient eux-mêmes une grande partie de l'affûtage, et facilitaient le travail des magasiniers en cherchant eux-mêmes les outils dont ils avaient besoin ». Le résultat du troisième décret est que de nouveau une queue est formée devant le magasin. Les contremaîtres sont furieux, injurient les magasiniers et les préviennent qu'ils les chargeront de chaque minute de retard subie par les ouvriers qui n'obtiennent pas à temps leurs outils. Les gars qui forment la queue devant la fenêtre du magasin gueulent et se moquent des magasiniers. Alors Jonesy, le plus consciencieux et le plus efficient des maga- siniers, déclare « qu'il en a marre », et laisse à nouveau contremaîtres non encore com- 124 et régleurs entrer dans le magasin. Les notes prises le soir même par D. Roy méritent d'être citées textuellement: « Dix jours exactement après la promulgation du nouvel ordre, le soleil perce à nouveau les sombres nuages de l'efficacité directoriale. La prédiction de Hank avait été dépassée de quatre jours... Johny (régleur) et d'autres entrent dans le magasin presqu'à volonté... Lorsque j'ai demandé à Walt (magasinier) quelques « mâchoires » s'adaptant à une autre pièce, il m'a dit : Il y en a des quantités là derrière, mais je ne sais pas laquelle il te faudrait. Il vaudrait mieux que tu amènes le régleur pour qu'il le trouve la bonne. Il m'a encore dit: l'enfreins les règles ici, mais pas trop juste ce qu'il faut pour permettre aux gars de produire. « L'ordre de Faulkner est toujours accroché, à hauteur des yeux, à lu porte du magasin... u Et voilà pour l'ordre de Faulkner. On se débrouille à nouveau, et les ouvriers et leurs alliés des services auxiliaires se sont remis aux affaires courantes... ) - La dialectique de la situation peut facilement être résu- mée en un certain nombre de moments de portée universelle. I'élément essentiel des coûts de production c'est le travail humain (de toute façon, le seul élément sur lequel la direc- tion peut ou croit pouvoir constamment agir: les autres dépendent de facteurs qui échappent la pluspart du temps à son contrôle). La direction essaie de réduire ses coûts en esayant d'obtenir le rendement maximum avec le salaire mini- mum. Les ouvriers veulent obtenir le salaire maximum en four- nissant le rendement qu'eux-mêmes considèrent correct. D'où le conflit fondamental sur le contenu de l'heure de travail. La direction essaie de surmonter ce conflit en « rationalisant », en définissant strictement l'effort à fournir par les ouvriers, en liant le salaire à la production atteinte. Cette « rationalisa- tion » ne fait que développer le conflit initial, et à le faire proliférer en nombre de conflits spécifiques: conflit sur la définition des normes - conflit sur l'application concrète des normes conflit sur la qualité et l'usure de l'outillage -- conflit sur l'application des règlements visant à organiser le travail dans la perspective de la direction. Le conflit ini. tial, loin d'être surmonté, s'est amplifié en même temps qu'approfondi, car les ripostes successives de la direction obligent les ouvriers à mettre en question tous les aspects de l'organisation du travail. En même temps, les faux frais de la gestion capitaliste se sont considérablement accrus: res- triction volontaire du rendement de la part des ouvriers, temps perdu à simplement lutter contre les normes et le règlement, multiplication des services auxiliaires et en par- ticulier des services « de contrôle » qui doivent chaque fois être contrôlés par d'autres, etc. (La suite au prochain numéro.) Pierre CHAULIEU La méthode des intellectuels dits « progressistes » : échantillons Il s'est produit depuis le rapport Khrouchtchev, depuis bientôt deux ans, des événements spectaculaires qui ne pou- vaient manquer de bouleverser le climat idéologique dans lequel vivent les intellectuels dits progressistes, en France. A vrai dire, c'était le moindre de leurs effets : l'approfondis- sement de la crise du stalinisme, le renouveau de la pensée révolutionnaire, on n'attendait pas qu'ils deviennent l'oeuvre des penseurs « critiques » des Temps Modernes, de l'Obser- rateur, de l’Express ou de l'Etincelle. Mais on attendait d'eux des attitudes nouvelles, une mise en question des posi- tions passées, une évolution. Convenons aujourd'hui que cette évolution a eu lieu et que le résultat en est assez remar- quable. Qu'on suive par exemple les Temps Modernes en Polo- gne. La Revue avait célébré l'octobre polonais dans un nu- méro spécial. En janvier dernier, Péju en précisait la portée dans des termes non équivoques les seuls qui ne le fussent pas dans un article, par ailleurs péniblement déchiré entre la critique justificatrice et la justification critique du stali- nisme. Les journées d'octobre avaient, selon lui, manifesté la seule tendance positive du communisme international, une tendance en dehors de laquelle il n'y avait qu'attachement Lorné et désespéré au passé, et dont il nous disait qu'elle ( part d'une critique radicale du stalinisme pour repenser réellement l'expérience révolutionnaire ). Comparant les voies de la déstalinisation en U.R.S.S. et en Pologne, il ajoutait que « pour sentir la différence » il suffisait de consi. dérer « le moindre article de la presse polonaise. Ici la luci- dité, le courage, l'intelligence et ce ton inimitable de la laberté que l'on adopte bien que lorsqu'on l'a conquis ». Or que retire Péju d'un voyage en Pologne? La conviction qu'il n'y a rien de plus urgent que de faire le procès de l'il elligentzia révolutionnaire et simultanément celui des « sectaires » »parisiens qui dénoncent le danger d'une nou- velle bureaucratisation du régime. D'où un article aigre + + 126 (Retour de Pologne, T.M. 137-8), digne d'un agent gouver- nemental, qui ironise sur l'opposition des intellectuels, nie qu'il y ait des entraves à la liberté de la presse, évoque gravement les difficultés économiques, sang d'ailleurs s'at- tarder à les traiter, parle avec condescendance des conseils ouvriers et fait enfin de la « prudence » du « Premier Se- crétaire » l'enseigne de la révolution polonaise. En bref, Péju s'est rendu en Pologne pour assumer (psychologiquement) les responsabilités de Gomulka. Attitude qui pourrait paraître seulement comique si elle ne dévoilait un trait permanent de la mentalité de la gauche française. En rupture avec l'Ordre bourgeois établi, celle-ci n'affiche des opinions communistes que pour mieux se raccrocher à un autre Ordre, où elle réintroduit en leg plaçant sous un signe positif tous les caractères qu'elle dénonçait comme négatifs dans son pro- pro milieu. En vertu de son réalisme, Péju appelle donc l'opposition une a fronde » et les intellectuels des « poètes ». Le beau langage en vérité, et comme il est neuf et comme on a pu en apprécier les conséquences. Peu importe, il faut encore l'entendre: « Certains intellectuels polonais se tournent au- jourd'hui vers Octobre avec nostalgie. Que la poésie était belle dans l'Opposition ! Mais dans la situation, tendue, com- plexe, difficile qui succède à Octobre ils n'arrivent pas tou- jours à trouver leur place. Non que la parole devienne gê- nante, comme le croit Mascolo, lorsque le pouvoir est conquis : mais parce qu'alors, certains, littéralement, ne savent plus quoi dire. » Sans doute pourrait-on demander pourquoi ces intellectuels qui ne sont pas gênants et qui ne savent plus quoi dire méritent que quiconque et par exemple le gouvernement s'occupe d'eux. Mais qu'on n'attende pas la réponse de Péju: il est essentiel à la déclamation réaliste de faire comme si l'adversaire n'était rien. Il faut que l'oppo- sant n'ait pas de poids, que de lui n'émane aucune menace, que son existence se consume dans un souffle, le souffle du poète, puisque la réalité est toute entière circonscrite dans les limites du pouvoir. Il le faut du moins tant qu'on déclame, car on ne sau- rait éviter de dire que l'Opposant a tort et de le rappeler alors à la vie : « Certains journalistes, écrit ailleurs Péju, croient qu'ils sont quittes avec le socialisme et avec mêmes lorsqu'ils ont dénoncé, lorsqu'ils dénoncent, lors- qu'ils veulent dénoncer encore les crimes de Staline et font interminablement leur examen de conscience. » Voilà donc le mal. Mais ce mal ne ressemble-t-il pas curieusement à ce que Péju posait comme le bien, en janvier: faire « une critique radicale du stalinisme pour repenser réellement l'expérience révolutionnaire » ? Pas nécessairement, sans doute, si les intellectuels polonais étaient devenus les malheureuses victimes d'un culté négatif de la personnalité et cédaient à eux- 127 la manie d'accabler le grand ennemi mort de leurs sarcas- mes. Mais, en fait, ce qu'il appelle la dénonciation des cri. lues de Staline c'est, pour eux, toute autre chose, c'est la critique d'un régime auquel ils ont participé, d'une concep- tion du monde à laquelle ils ont adhéré et la volonté de tirer de cette critique toutes les implications nécessaires. Péju ne saurait ignorer par exemple que les articles de Kola- kovsky, frappés par la censure, parlent non pa. de la per- sonne de Staline, mais d'un système politico-philosophico- religieux, dont la critique doit être radicale. Voilà la parole genante, la parole que la nouvelle direction du Parti empê- trée dans le système encore vivant du stalinisme s'empresse d'interrompre et que Péju condamne, aussitôt qu'il s'aper- çoit qu'elle ne coïncide pas avec la pensée officielle. « La première conséquence d'Octobre, écrit-il avec satisfaction, c'est d'avoir ôté la parole aux poètes pour la donner aux économistes. » Le même Péju qui, en Pologne, renvoie les poètes à la poésie, n'a pas manqué, en France, de s'indigner quand un ministre de l'Intérieur déclara ironiquement que les « chers professeurs » feraient mieux de s'occuper de leurs études que de la guerre d'Algérie. Or qu'y avait-il de ecandaleux dans la formule de Bourgès-Maunoury? Qu'elle servait à étouffer une protestation contre les procédés du gouvernement? Sans doute. Mais aussi et essentiellement qu'elle établissait une division rigoureuse entre ceux qui ont pour métier de faire de la politique et qui, en ce domaine, savent ce qu'ils font et ceux qui ont un autre métier et se mêlent de faire de la politique sans savoir de quoi ils parlent. Occupez-vous de vos piopres affaires, disait en substance le Ministre aux intel- lectuels: vous êtes compétents dans l'histoire du moyen-âge, la philosophie, la physique atomique, exercez-y votre com- pétence; quant au domaine du gouvernement il est l'affaire des gouvernants. Conception fort sage de la part d'un mi- nistre, car l'ordre ne saurait régner qu'à la condition que chacun demeure à sa place, mais plutôt misérable de la part d'un « intellectuel de gauche » car le socialisme ne saurait se développer qu'à la condition que chacun quitte sa place, se mêle de ce qui ne le regarde pas et considère l'affaire du gouvernement comme sa propre affaire. Osons-nous donc considérer les rapports de l'intellectuel et du pouvoir dans une seule perspective, que le régime soit socialiste ou bourgeois? Mais ce que nous venons de dire prouve précisément le contraire: le régime bcurgeois sup- pose une division permanente entre ceux qui dirigent et le reste de la société, le socialisme une participation perma- rente de toutes les forces vives de la société et de cette force que constitue la pensée à la direction des affaires publiques. Dans la société bourgeoise, l'intellectual ne peut que tendre à exercer une influence de fait sur le cours des - 128 choses, dans une société capitaliste, il ne peut qu'être de plein droit au coeur de la vie sociale, il ne peut qu'être sollicité à penser et à parler. Que signifie donc cette formule de Péju: « On est en droit d'attendre... que des intellectuels commu- nistes, partisans d'une certaine politique communiste, l'ou- blient pas, lorsqu'ils écrivent, que cette politique est au pouvoir »? Elle implique que sa conception du pouvoir est fundamentalement bourgeoise. Gomulka a-t-il été plébiscité dans le pays? demande-t-il. Se réclame-t-il du commu- nisme? Si oui, la tâche des intellectuels militants communis- tes est de lui faire crédit, de ne pas le gêner, de le laisser diriger. Raisonnement dont le sens est: le pouvoir est tou- jours le pouvoir; que le militant le combatte ou le soutienne, dans tous les cas, le rapport qu'il entretient avec lui est le même: le pouvoir est l'affaire de l'Autre, de celui qui dirige. Péju est tout à fait incapable d'imaginer qu'être partisan d'une certaine politique communiste et accorder sa confiance à Gomulka donne le droit de parler selon sa pensée, c'est- à-dire de gêner la Direction, c'est-à-dire encore de l'influen- cer et de la contrôler. En ceci Péju se comporte comme un représentant typi- que du progressisme français. Celui-ci est en effet capable d'exercer une critique très poussée des formes institution- nelles existantes, mais ne met jamais en question l'essence de l'institution bourgeoise et les mécanismes d'oppression qui la sous-tende. La conséquence en est qu'hyper-sensible, en France, à l'arbitraire du pouvoir, Péju, aussitôt touché le sol polonais, affiche une crédulité déconcertante à l'égard des thèses gou- vernementales. Innocence retrouvée ou découverte des ruses réalistes ? Le fait est qu'il assure n'avoir pas remarqué qu'une menace pesait sur l'intelligentzia et sur la presse. « Mais qui Gomulka réduit-il au silence? demande-t-il. Il souhaite seulement que ces intellectuels prennent exactement conscien- ce de leurs responsabilités, ce qui n'est pas toujours le cas. » Et encore : « Si l'on excepte certaines questions de politique étrangère, la presse est plus libre qu'elle ne l'a jamais été. » Ft encore : « Mais qui est menacé, poursuivi, inquiété? » Si j'interroge: ruse ou naïveté, c'est qu'il paraît difficilement croyable que Péju n'ait pas connu les progrès de la censure, dont tout le monde parlait dès janvier dernier. A cette épo- que, des journalistes nous confiaient que le volume des arti- cles interdits, stockés au comité central, était tel qu'il ne pouvait manquer de susciter un débat sur la liberté d'ex- pression et qu'eux-mêmes en étaient réduits souvent à écrire, sachant qu'ils seraient censurés, à seule fin d'accroître leur pression sur les instances supérieures du Parti. Prétendre que les questions de politique étrangère étaient les seules qui fussent l'objet d'un contrôle est une plaisanterie, car comme le disent spirituellement les Polonais toutes les ques- 129 1 - - tions sont devenues de politique étrangère pour le gouver- nement. Qu'on écrive sur le rôle des conseils ouvriers, la situation dans le parti ou la philosophie marxiste on s'expose à troubler les rapports de la Pologne et de l’U.R.S.S. Au reste, la campagne qui a été menée contre l'hebdomadaire d'avant-garde Po Prostu se situait essentiellement sur le ter- rain de la « politique intérieure » : le journal faisait, disait- on, une propagande démagogique en faveur des conseils ou- vriers, il s'acharnait inutilement à dénoncer les erreurs du régime précédent, il peignait, surtout, sous un jour trop sombre la situation économique et politique présente. On sait que cette campagne à laquelle Péju ne fait pas allusion a finalement abouti à l'interdiction de Po Prostu, et que l'offensive lancée plus généralement contre le revi- sionisme se solde actuellement dans le parti par un certain nombre d'exclusions, prononcées contre des militants dont le rôle révolutionnaire en octobre a été de premier plan. « Qui Gomulka réduit-il au silence? » En vérité la formule était imprudente et impudente... Il était clair depuis jan- vier, si ce n'est devenu évident que depuis quelques mois, que le gouvernement était décidé à ne pas supporter long- temps ce que Péju avait lui-même appelé « la lucidité, le courage, l'intelligence et ce ton inimitable de la liberté que l'on adopte bien que lorsqu'on l'a conquis ». Péju n'a pas vu la menace, il n'a pas voulu la voir. Il a rencontré sans doute de nombreux « revisionistes », mais il les a jugés inutilement inquiets, inutilement pessimistes, il a estimé que rien ne pouvait être fait en Pologne en dehors des appareils dominants, celui du Parti et celui de l'Eglise. Or l'étonnant n'est pas cette thèse, c'est qu'elle soit ex- primée par un intellectuel de gauche, non communiste, fort attaché à la liberté de critique, c'est que celui-ci ne trouve dans sa situation propre aucun motif de s'identifier avec les oppositionnels révolutionnaires, aucun motif de comprendre leur perspective et de participer à leur inquiétude. Mais à s'étonner de cette étrange attitude, on se rappellera un texte de Péju antérieur à son voyage en Pologne qui nous apparaît comme sa justification : « Peut-être y a-t-il des ni. veaux de vérité, écrivait-il alors. L'intellectuel est condamné è comprendre, acculé au savoir. S'il ne sait pas, il trahit; s'il refuse de comprendre, il abdique. Le militant, souvent, peut agir sans être contraint de savoir. Lorsque la question pour lui ne se pose pas, il évite l'alternative: quitter le Parti ou abdiquer. L'intellectuel non. D'où son drame: en quittant le Parti il perd la vérité, en y restant il trahit l'intelligence. Mais comme la vérité du mouvement se con- fond pour lui avec l'intelligence qu'il en a, il ne peut sortir et perd des deux côtés. Parce que le stalinisme ne peut se penser lui-même, qu'il est sans recul et sans conscience, l'in- tellectuel communiste est à la fois nécessaire et impossible. Et voilà pourquoi le parti est muet. Mais s'il faut être dehors 130 . pour comprendre les raisons qu'il y a d'être dedans, si le P.C. doit apprendre son sens de l'extérieur, le rôle de « l'in. tellectuel de gauche » s'éclaire : comme un révélateur, il manifeste à tous la vérité du Parti. Et comme chacun remar- quo d'abord ce qui le dérange, sa situation est inconfortable, il trouble toutes les fêtes : celles de l'anticommuniste, en lui montrant le P.C. dans son objectivité, celles du communiste en lui renvoyant sa subjectivité au visage. » (T.M. n° 130-31 : Le Communisme à l'heure de la vérité, p. 144. Je souligne). Texte remarquable, à nos yeux parce qu'il formule en clair la théorie du jésuitisme progressiste, ce qui est rare. A vrai dire son seul défaut, qui nous réjouit, vient de ce que le jésuitisme politique est un comportement et qu'il ne souffre pas d'être mis en théorie. Sartre sait ça mieux que porsonne, il aurait dû l'enseigner à Péju. Résumons donc à notre manière: 1) le mouvement communiste qui porte la vérité de l'histoire se confond avec le mouvement des partis communistes. Entendons celui des partis communistes quels qi'ils soient, celui de Staline et celui de Khrouchtchev, celui de Thorez bien sûr, celui de Gomulka et celui de Kadar. 2) Ces partis, partis de la vérité, en tant qu'ils participent du mouvement communiste total, sont simultanément en tant qu'on les envisage dans leur singularité, dans le concret de leur action, les partis de la stupidité. 3) Point de salut pour l'intellectuel communiste : s'il pense, il trahit, s'il ne pense point, le voici stupide. Point de statut même, son existence est « impossible », une hésitation entre la stupi. dité et la trahison, un néant (pauvre Lefebvre!). 4) C'est du dehors qu'on peut énoncer la vérité du Parti: son objec- tivité. Et sa stupidité : sa subjectivité. Sans doute pourrait-on demander quelle est la différence entre celui qui est sorti et celui qui n'est pas entré, le per- sonnage de la trahison et le personnage de la lucidité. Le premier est-il perdu pour avoir cru un moment, très vul- gairement, qu'il pouvait en être, ce dernier est-il sauvé pour avoir su de toute éternité que comprendre ce que c'est qu'en être, cela est réservé à qui n'en est pas? Peu importe: l'iti. néraire des âmes a son mystère. Ne nous attardons même pas sur le caractère de la théorie, sur le jeu subtil qu'elle pro- pose d'un engagement à distance. L'essentiel c'est sa portée. Que signifie-t-elle? Ceci: les appareils communistes, quels qu'ils soient, quoi qu'ils fassent, sont toujours dans la vérité; dans la vérité, alors même qu'ils se trompent, alors même qu'ils sont critiquables, 'alors même qu'ils sont haïssables. Prenez Staline, il a commis des erreurs tragiques, il était hor- rible sous certains aspects, il était même tout à fait stupide, mais il était dans la vérité, il incarnait l'Histoire. Prenez Khrouthchev, il a pu paraître revenir aux principes du léni- nisme (Temps Modernes n° 124), toutefois, il s'est arrêté à mi-chemin de la déstalinisation; en ceci il a tort, il s'y est 131 mal pris, il s'embarrasse dans la contradiction d'un mouve- ment mi-bureaucratique, mi-démocratique, d'ailleurs il est aussi un peu stupide, niais il représente « l'entreprise com- muniste ». Prenez Gomulka... celui-ci pour le moment est très satisfaisant. Quant à Kadar, c'est un cas à part. Caricature? Nullement. Qu'on lise Le Communisme à l'heure de la vérité de Péju, qu'on lise Sartre, et qu'on inter- roge les progressistes de ses connaissances. Dépouillée de son attirail pseudo dialectique, prosaïquement, réalistement, platement formulée, voici leur thèse. Mais elle a une autre conséquence. Comment le progres- siste considère-t-il, en effet, l'oppositionnel situé à l'intérieur du parti communiste? Il le juge pris dans l'alternative de la bêtise et de la trahison, il lui prodigue ses sympathies, mais en aucun cas il ne l'appelle à trancher cette alterna- tive. Et comment le ferait-il? L'engager à se taire et l'enga- ger à sortir du parti est également impossible. Il le voit donc, il le réconforte, il l'entretient dans ce qu'il appelle son malheur, il s'en nourrit, il vit intensément à travers lui le drame du Parti, finalement il parle pour lui et il parle de lui En dehors de moments difficiles (l'affaire hongroise, par exemple, où il va jusqu'à lui reprocher son silence – n'y a-t-il pas dans toute liaison des moments difficiles?), il lui oftre la justification permanente de son impuissance. Telle est du moins la situation en France. Mais Péju débarquant en Pologne rencontre une autre situation, inédite. L'intellectuel communiste n'est pas servile, impuissant, il parle à haute voix, critique le parti au sein duquel il se trouve, le régime qu'il a contribué à porter au pouvoir et fait « indéfiniment » le procès du stalinisme. Que fait notre intellectuel de gau- che? Il appelle à la prudence, il comprend l'inquiétude du premier secrétaire, il comprend ses menaces, et à nous il dit qu'il faut être dehors pour comprendre les raisons qu'on a, quand on est dedans, de foutre les gens dehors. Considérons maintenant l'appréciation générale de la situation polonaise qui paraît dans l'article de Péju et la critique qu'il fait de notre sectarisme. Le tableau qu'il pré- sente des difficultés économiques et sociales rencontrées par le pouvoir est partiel mais exact. Nous songeons si peu à le récuser que nous avions nous-mêmes rapporté ces difficultés, quand nous étions revenus de Pologne et que nous en avions aussi mentionné d'autres, de même portée. Des couches socia- les diverses s'affrontent, la paysannerie naturellement conser- vatrice, souvent dégoûtée des méthodes collectivistes, en rai- son de l'exploitation dont elle fut victime sous le régime sta- linien, constitue une masse peu disposée à s'associer à la construction du srcialisme; le prolétariat, en dépit du rôle révolutionnaire qu'il joua l'année dernière, est lui-même hété- rogène, quelquefois d'une formation trop récente pour ne pas partager la mentalité de la paysannerie; la bureaucratie qui 132 proliféra durant l'ère stalinienne demeure attachée à ses anciens privilèges, opposée à toutes les mesures révolu- tionnaires qui la menacent dans son existence, dans le Parti, le clan stalinien, fort de l'appui de l'U.R.S.S., cherche par tous les moyens à discréditer le nouveau régime et à recon- quérir ses anciennes positions; de son côté, l'Eglise exerce uno influence très importante et cherche à l'étendre; enfin, lo désordre de l'économie hérité du passé, le niveau très bas du rendement appellent des mesures de rationalisation né- cessairement pénibles pour les travailleurs et excluent une amélioration rapide de leurs conditions de vie. Tout cela ost vrai et, assurément ce serait une folie de le négliger. Mais qu'en conclure? C'est une chose de prendre conscience des difficultés, c'en est une autre d'insinuer, comme le fait Péju, qu'elles dictent une politique déterminée et une seule. Go- mulka n'obéit pas passivement aux impératifs de la situation, il l'interprète et par son action propre la transforme. L'inter- préter c'est considérer qu'elle requiert une direction politi- que fortement centralisée, soutenue par un appareil stricte- ment discipliné, affranchi, autant qu'il est possible, du con- trôle des masses ; c'est en conséquence s'employer, dès la prise du pouvoir, à éliminer les organes forgés pendant les journées révolutionnaires et, par la suite, à fixer les attri- butions des conseils ouvriers de manière qu'ils ne puissent en aucun cas jouer un rôle politique, ni même participer efficacement à la gestion économique; c'est enfin se fixer comme premier objectif de réduire au silence tous les élé- ments qui veulent accélérer la démocratisation. Or cette interprétation renforce tous les traits négatifs de la situa- tion: la volonté de s'appuyer essentiellement sur l'appareil du parti et d'abord de le conquérir contraint Gomulka à passer des compromis avec les staliniens, dont toute la force se situe dans ce secteur; ces compromis n'impliquent pas seulement qu'on accorde une vice-présidence du conseil, pré- tendue honorifique, à un natolinien notoire, ils interdisent à la nouvelle Direction de formuler un programme politique clair, d'expliquer précisément aux masses en quoi la nou- velle orientation est radicalement différente de l'ancienne, ils condamnent à une politique bureaucratique, qui, quelles que soient les intentions qui l'animent est incompréhensible pour les masses; dans une telle situation, les staliniens à l'abri d'une critique publique efficace, ne peuvent qu'exploi- ter les immenses difficultés présentes (et dont ils sont prin- cipalement responsables) pour discréditer le nouveau cours et freiner son développement: en revanche, les éléments révolutionnaires, dénoncés comme revisionistes et en butte à toutes les attaques ne peuvent que se décourager et se déso- lidariser de la politique de la Direction. C'est bien à une telle évolution que nous avons assisté depuis un an. Péju se félicite de ce que l'offensive lancée par les staliniens, lors du 9e plenum du Comité central (et répé- 133 - tée au 10e plenum) se soit soldée par un échec. Mais il devrait plutôt s'étonner que quelques mois leur aient suffi pour se regrouper et parler de nouveau à haute voix. Il se réjouit de l'exclusion de Berman, mais il devrait s'inquiéter de ce que le ministre de la police, le chef de la répression stali. nienne, haï par la population, soit frappé d'une sanction mineure qui n'exclut nullement son retour ultérieur à la vie politique; il affirme qu’actuellement tous les postes es- sentiels sont entre les mains de la « gauche », mais il devrait alors se demander pourquoi le congrès du parti est sans cesse ajourné. Encore faut-il préciser que le véritable problème ne concerne pas la politique suivie par Gomuika. Quelles que soient les critiques que nous formulions à son endroit, notre objectif ne peut être de proposer une formule gouvernemen- tale de rechange ce qui serait sans doute à la fois puéril et ridicule. Notre tâche est de soutenir le mouvement révo. lutionnaire, le mouvement qui, dans la classe ouvrière, for- mule des objectifs révolutionnaires, qui tend à une repré- sentation autonome dans les conseils d'entreprise ; le mou- vement idéologique de démocratisation qu'incarne une partie de la presse et une partie des intellectuels communistes. Car ce mouvement qui procède directement d'Octobre est la seule chance de l'avenir, même s'il est vrai que, dans les conditions actuelles, il ne saurait prévaloir. Mais je vois bien que Péju est imperméable à ce raisonnement, et comme il implique, comme dit si bien Sartre, une « question de méthode », il vaut la peine de s'y arrêter. Evoquant le rôle des conseils, il écrit: « Ici l'on peut rêver: imaginer la liquidation de la bureaucratie, l'avènement d'une démocratie directe, l. prise du pouvoir par les conseils ouvriers, etc... Mais c'est un rêve. » Et ailleurs : « Parler maintenant des conseils ouvriers en ou- bliant ces réalités concrètes, dénoncer à grands cris la pru- dence gouvernementale comme une dégénérescence bureau- cratique, c'est allier l'utopie à la mauvaise foi. » Et encore: « Imaginer dans l'état actuel de la Pologne, qu'une pyra- mide de conseils ouvriers pourrait se substituer tout à la fois à l'Etat, aux Partis et aux organismes de planification est une plaisanterie. » Rêve, utopie, mauvaise foi, plaisan- terie? Peut-être, si nous présentions comme immédiatement réalisable en Pologne, aujourd'hui, dans le cadre de la situa- tion nationale et internationale que nous connaissons, le programme d'un gouvernement des conseils. Mais ce que nous disons est bien sûr tout différent: nous sommes convaincus que le socialisme ne s'octroie pas par en haut, convaincus qu'il signifie essentiellement la prise en charge du pouvoir économique et politique par les masses elles-mêmes, orga- nisées de manière permanente dans des institutions qu'elles ne cessent de contrôler; convaincus encore qr'il existe dans toutes les scciétés modernes une tendance au socialisme, 134 - plus ou moins consciente selon le niveau d'expérience atteint, selon l'importance du prolétariat dans la société, selon les possibilités de réalisation objectivement offertes et bien d'au- tres facteurs; convaincus enfin que cette tendance s'est ex- primée au grand jour en Pologne et que rien n'est plus im- portant que son approfondissement. Est-ce rêver que de se situer dans le cadre des forces sociales les plus avancées, qui présentent des revendications démocratiques radicales? Ou bien n'est-ce pas plutôt rêver que d'imaginer, en fonction d'une situation sociale globale déterminée hic et nunc les bonnes solutions que peut apporter un bon gouvernement? Pour ma part, j'appelle rêve, utopie, mauvaise foi, plaisan- terie de faire de la conduite du « Premier secrétaire » la mesure du mouvement socialiste en Pologne. Le réalisme en vertu duquel notre intellectuel de gauche justifie la politique gomulkiste, je l'appelle irréalisme, en me plaçant dans une perspective révolutionnaire, car il re- vient à confier à une bureaucratie d'Etat le soin d'accomplir des tâches qui ne peuvent l'être que par les forces sociales intéressées. Et je soutiens, en outre, que cet irréalisme com- mande, dans le présent, une appréciation tout à fait erronée de la situation, car si celle-ci est bien, comme le dit Péju, « complexe, difficile, tendue », si se conjuguent dangereu- sement des tendances multiples, réactionnaires et staliniennes, alors seules les revendications prolétariennes, la conscience ouvrière, la libre critique idéologique de la presse et des intellectuels peuvent offrir un contre-poids et au moins re- tarder, entraver la régression du mouvement d'Octobre, frei. ner la bureaucratisation du régime. Voilà finalement prononcée la formule qui scandalise Péju. « Oser parler comme le fait Chaulieu, du gomulkisme comme de la voie polonaise de la bureaucratisation est poli- tiquement une ignominie », ne craint-il pas d'écrire. Après tout la violence de son attaque ne saurait étonner, elle con- vaincrait plutôt de la sincérité de ses sentiments si la prise de position radicale qu'elle enveloppe ne mettait en alerte. Péju va-t-il donc jusqu'à ce point, interrogeons-nous? Si nous relisons alors son analyse, à la lumière de cette question, nous remarquerons ici et là, en de très brefs passages, formu. lées des réserves essentielles qui démentent ses thèses et ruinent sa polémique. Celle-ci, par exemple : « Il serait absurde, écrit-il, de chercher à justifier la moindre décision de Gomulka. Le danger d'une contre-offensive stalinienne est réel. Celui d'une paralysie progressive du régime par le mé- canisme bureaucratique l'est plus encore. Au moins faut-il comprendre les raisons du Premier Secrétaire. » Or que si- gnifient ces deux phrases enclavées dans l'analyse de la con- duite de Gomulka? Pourquoi en particulier la paralysie du régime par le mécanisme bureaucratique paraît-elle redouta- ble? Suffit-il pour justifier une telle crainte d'évoquer en deux lignes dans le paragraphe précédent le danger qu'il y 135 aurait de s'appuyer sur l'Appareil du Parti avant de l'avoir épuré? Quels sont les critères qui permettent à Péju de parler de la bureaucratisation du régime, dans l'honneur, tandis que nous en parlons dans l'ignominie? Sans doute serait-il vain de chercher une réponse. Tout au moins pouvons-nous noter que l'intellectuel progressiste a l'art, quand il rencontre une difficulté, de lui accorder une allusion sans même la nommer. A peine évoque-t-il, concède- il, il est l’Impatience, il passe, il est ailleurs ; il a fait sienne la parole du poète : « Glissez, glissez mortel, n'appuyez pas ». Il appuie donc le moins possible: une phrase, rien qu'une phrase pour signifier le contraire de ce qui s'étale sur vingt pages. Avant d'abandonner l'exemple polonais, il faut encore dire un mot sur Karol, journaliste à l'Express, qui n'a cessé dans les articles qu'il a consacrés à la politique de Gomulka de louer le réalisme de ce dernier. Karol, dont les analyses semblent fort proches de celles de Péju, a eu l'occasion d'écrire sur les événements récents, l'interdiction de Po Prostu et les manifestations de Varsovie. Si nous ignorons ce qu'en pense le secrétaire des Temps Modernes, le témoi. gnage d'un autre progressiste tend à prouver que loin d'éveil. ler des doutes, ils n'auront eu pour conséquences que d'en- fermer nos intellectuels de gauche dans leur mode de pensée antérieur. L'évolution de Karol est en effet significative. En mars dernier, dans un article important, intitulé « Les intel- lectuels sont seuls au monde « (Express, 8 mars), Karol tentait de justifier les premières mesures prises contre la presse par Gomulka. Affirmant que celui-ci représentait « la dernière chance du socialisme en Pologne, il jugeait qu'on ne devait pas entraver son action. Gomulka, conscient des conditions présentes, nationales et internationales, ne pou- vait laisser s'exprimer toutes les critiques, il savait qu'il valait mieux agir efficacement que parler (Pour lui, qui est l'homme politique avant tout, écrivait Karol, il faut adopter la de- vise: Faisons beaucoup et parlons peu »); mais il n'était « pas du tout partisan d'un retour à une orthodoxie quel. conque » et ne se proposait nullement de réduire au silence les intellectuels. Quant à ces derniers, Karol soulignait simul- tanément le rôle qu'ils avaient joué et qu'ils voulaient con- tinuer de jouer. Il citait Kolakowski: « Le rôle des intel- lectuels communistes n'est pas de vanter la sagesse des déci- sions du Parti mais d'agir de telle sorte que ces décisions soient effectivement sages »; il constatait lui-même: « Les journées historiques d’octobre 56 ont confirmé que le rôle décisif que les intellectuels polonais revendiquaient n'était pas une vaine prétention »; et, finalement, reconnaissait : ils « ont du mal à rentrer dans le cadre ». Je les com- prends aussi. Ils ont une réticence toute naturelle à redevenir 1 136 - les porte-parole dociles d'un gouvernement méme le plus sympathique ». Bref le tableau que présentait Karol était nuancé : si vers la même époque il mettait en garde contre le nihilisme d'une fraction des intellectuels, il n'en conve- nait pas moins que, dans leur grande majorité, ils représen- taient une tendance idéologique révolutionnaire, qui devait seulement prendre plus juste conscience de ses nouvelles res- ponsabilités. De toutes manières, le conflit qui opposait la presse et les intellectuels au gouvernement n'était pas con- sidéré comme grave: il ne pesait pas de véritable menace contre les intellectuels. Octobre 57 apporte une offensive de grand style contre la presse dont le journal d'avant-garde Po Prostu est la pre- mière victime. Qu'écrit donc Karol? Un premier article, le 10 octobre, qui veut justifier la décision de Gomulka, mais qui contient encore certaines réserves. Il se refuse à pro- tester contre les limitations apportées à la liberté de la presse « dans un pays qui se trouve dans des circonstances aussi exceptionnelles que la Pologne », et utilise cet argu- ment, que d'aucuns trouveront admirable: « Le cardinal Wyszynsky a exprimé son accord sur ce point... » L'Eglise du même avis que le Parti, comment l'extrême gauche ne se tairait-elle pas? Toutefois, Karol, sans mettre en doute les intentions de Gomulka, s'inquiète de sa situation : « Gomul- ka ne lit pas tout, ne sait pas tout, et est obligé de s'appuyer sur l'appareil de l'Etat et du Parti, qui n'a pas toujours les mêmes convictions démocratiques que lui ». On peut donc s'interroger sur le bien-fondé des mesures gouvernementales, puisque en dépit de sa confiance en Gomulka, Karol écrit encore : « Pour savoir si Po Prostu a transgressé les limites de la liberté d'expression permise, il faudrait d'abord que le gouvernement polonais et le Comité central du parti ouvrier les définissent clairement. Autrement, par une réaction en chaîne, on pourrait interdire demain Nowa Kultura ou d'au. tres journaux dont le rôle est important et dont il serait impossible d'accepter la disparition. » Cependant ces réser- ves, ces questions, c'était encore trop. Revenant sur l'événe- ment, le 31 octobre, Karol nous présente cette fois une thèse sans bavures qui, en dépit de son anti-stalinisme, a la pureté et la concision d'un rapport stalinien de la belle époque: « Ces hommes qui ne se sont ralliés à l'extrême gauche que pour bénéficier des avantages du pouvoir n'ont jamais eu le moindre scrupule dans l'exercice de leur fonction ou de leurs prises de position politiques. A l'époque de Staline, ils étaient plus staliniens que lui. Certains le sout restés après la révolution d'Octobre, par habitude, ou dans l'espoir que le bon temps reviendrait. D'autres affichent au contraire, surtout devant les étrangers, un mépris total non seulement du communisme mais de toutes les idées de gauche. Les pre- miers sont qualifiés de « conservateurs », les seconds de « revisionistes ». En réalité, ils représentent tous un même i 137 courant de pensée : le nihilisme. » Nihiliste donc, tout le monde l’est devenu, à l'exception de Gomulka et des gomul- kistes qui, sans doute, continuent de n'être « pas partisans d'un retour à une orthodoxie quelconque ». Ce n'est plus une petite minorité, brisée par le régime précédent, qui a fui les idées communistes, c'est l'ensemble de ceux qui sont en désaccord avec la politique du gouvernement. Nihilistes, les intellectuels dont le rôle révolutionnaire était il y a quel- ques mois encore jugé « décisif ». Nihilistes, Po Prostu, La- sota, Zimand qui réclamaient l'extension des conseils ou- vriers. Plus staliniens que Staline, du temps de Staline, ceux qui ont aujourd'hui moins de trente ans. « Ralliés pour béné- ficier des avantages du pouvoir », ceux qui bravent le Parti, l'Eglise et toutes les autorités établies pour revendiquer la liberté de parole. Quoi de plus clair? Et comme il palit notre Péju qui, lui, accordait au moins : « Que les « revisionistes » comptent parmi eux tout ce qu'il y a de vivant dans la pensée révolutionnaire me semble incontestable ... En vérité, on hésite à s'indigner ou à sourire: car, enfin, c'est dans l'Ex- press, ce n'est pas dans Tribuna Ludu, que ce réquisitoire contre la presse et l'intelligentzia est mené. Et l'audace en devient comique, quand le progressiste, employé dans un jour- nal bourgeois, affecte l'intransigeance du bureaucrate « com- muniste ». A l'enseigne de Françoise Giroud, le programme de Gomulka a plutôt mauvaise mine. Considérons maintenant les réflexions qu'ont inspiré à Sartre les événements hongrois, cet échantillon de la men- talité progressiste est irremplaçable. Si l'on veut bien se rap- peler les déclarations qu'il fit à la presse en novembre 1956, le volumineux article publié dans les Temps Modernes, sous le titre « Le Fantôme de Staline » et les brefs passages qu'il consacra récemment à ce sujet dans « Questions de Méthode », il faut d'abord reconnaître que sa position apparut comme une défense de l'insurrection, une condamnation de l'inter- vention russe et une critique très vive de la conduite du parti communiste français. Dans une période où la voix résonne avant que le sens exact de la parole ne se perçoive, celle de Sartre frappe par son ton antistalinien. Mais le sens de ce qu'il dit quel est-il? Si l'on prend la peine d'enten- dre, si l'on suit pas à pas sa pensée, vers quelle conclusion se voit-on acheminé? Je dis bien : acheminé, car, en aucun moment, ne se découvre une évidence à laquelle se subor- donnerait la diversité des analyses; une voie sinueuse, de multiples détours nous font, plutôt, accéder insensiblement à une perspective d'abord dissimulée. Cette conclusion, c'est qu'un fatal enchaînement d'erreurs détermine l'insurrection, son cours et son issue; certaines sont justifiables et regretta- bles, d'autres explicables et condamnables, mais il ne s'agit que d'erreurs, il ne s'agit que d'un épisode particulièrement 138 douloureux dans le développement de l' « entreprise commu- niste », entendons, bien sûr, de l'entreprise des partis com- munistes. Le sens de cette entreprise ne doit pas être mis en question. Ne doivent être mises en question ni l'essence socia- liste de l'U.R.S.S. et des démocraties populaires, ni la fonc- tion du P.C. au sein du prolétariat en France. En vertu d'un renversement, dont pourraient seuls s'étonner ceux qui dou- taient de l'inventivité de la pensée « progressiste », les tex- tes de Sartre viennent à signifier le contraire de ce qu'ils annonçaient. Ecrits pour dénoncer l'action de l’U.R.S.S. et faire justice des calomnies que le P.C.F. déversait sur les révolutionnaires de Budapest ils enseignent finalement que rien de ce qui s'est passé n'est essentiel, qu l'U.K.S.S. a cédé malheureusement à des réflexes de peur, que le P.C. a fait usage de détestables méthodes, que l'un doit vérifier ses ré. flexes et l'autre réformer ses méthodes, mais que de toutes manières ils incarnent le socialisme. Sartre, une fois de plus, mais dans des circonstances d'une portée exceptionnelle, se fait le seul avocat du P.C. qu'on puisse écouter. Fajon, Stil, Duclos vocifèrent et leurs mensonges sont si grossiers que le militant ne les écoute guère. Sartre, en revanche, qui s'indigne de ces mensonges, expose à ses lecteurs communis- tes, intellectuels, étudiants, les raisons qu'ils ont de rester dans le Parti. Comment s'y prend-il, c'est ce que nous vou- lons montrer sur quelques exemples empruntés à son article de janvier dernier : « Le Fantôme de Staline ». Il y a d'abord le fait même d'une révolution dans un pays de démocratie populaire qui pose un problème capital à la pensée « communiste ». S'adressant aux théoriciens du P.C., Sartre leur déclare sans ménagement: « Vous serez obligés d'en convenir un jour, marxistes paresseux et lé- gers: une insurrection populaire en pays socialiste ne peut pas entrer dans vos schémas. » Notre philosophe a raison. Mais peut-elle entrer dans les siens propres. Et d'abord, le phénomène de l'organisation des ouvriers à l'échelle de la Hongrie entière, selon des voies que n'a ni prévues, ni tra- cées le Parti et qui aboutissent en fait à sa destruction? Je ne vois pas que l'auteur se réfère au seul grand texte poli- tique qu'il ait lui-même écrit et qu'il le confronte à l'événe- ment. A relire « Les Communistes et la Paix », il eut pourtant rencontré cette idée, dix fois répétée, que la classe ouvrière n'est rien en dehors du Parti. Ne valait-il pas la peine de la réexaminer? Sartre l'avait exprimée à une époque (1952) où l'échec de manifestations organisées par le P.C.F. avait été interprété comme le signe d'un désaveu de sa politique par le prolétariat; jugeant cette interprétation dénuée de sens, il soutenait que la classe ouvrière ne saurait s'opposer au P.C. qu'en affirmant elle-même son unité en dehors de lui et que celle-ci était inimaginable puisqu'elle n'était en fait obtenue que par l'action du Parti. « La classe ouvrière, dites- 139 com- vous, a manifesté sa désapprobation au P.C. De quelle classe parlez-vous? demandait alors Sartre. De ce prolétariat que Marx vient de définir avec ses cadres, son appareil, ses orga- nisations, son parti? Il aurait fallu qu'il affirmât son unité contre les communistes, qu'il se manifestât comme classe à travers le désaveu qu'il infligeait au P.C. Mais où trouver les chefs, les tracts, les mots d'ordre; où prendre cette force et cette discipline qui caractérisent une classe combattante? Imagine-t-on la puissance qu'il eût fallu à des crganisations clandestines pour mener à bien une pareille tâche et pour dresser, de Lille à Menton, tous les travailleurs contre leurs dirigeants? Pour entraîner « les masses » à un désaveu col. lectif du P.C., il ne fallait rien moins que le parti commu- niste lui-même ». Que reste-t-il de ce schéma, après l'insur- rection hongroise? Rien. Absolument rien. Sans parti, sans cadres, sans appareil, sans organisation clandestine, le pro- létariat hongrois se soulève, d'un bout à l'autre du pays, invente des chefs, des tracts, des mots d'ordre, tire de lui- même la force et la discipline qui caractérisent une classe combattante. Voici la réalité, et à ne pas la reconnaître on ne peut qu'escamoter l'un des problèmes essentiels que pose l'insurrection aux idéologues du P.C.: pourquoi cet antago- nisme radical entre la classe ouvrière et le pouvoir « muniste », pourquoi cet éclatement du parti, pourquoi cette organisation révolutionnaire des ouvriers qui dure, s'amplifie et ébauche finalement la forme d'un nouveau pouvoir? Car bien sûr s'il n'y avait eu qu'une explosion de colère, une révolte informe et aveugle il eut été possible d'en minimiser la portée, mais le mouvement est organisé et conscient, il s'exprime par la création des Conseils, il vise des objectifs socialistes. Sartre l'écrit lui-même « On ne saurait trop insister sur le fait capital qui le caractérise (le soulève- ment): les ouvriers étaient en armes, ils ne voulaient pas quelle folie les y eût poussés - restituer les fabriques aux capitalistes mais, comme l'événement l'a prouvé, s'assu- rer le contrôle de l'industrie en élisant des comités d'entre- prise et des conseils ouvriers. Ces conseils ouvriers qui se sont constitués dès les premiers jours de l'insurrection, qui n'ont jamais cessé de fonctionner, qui fonctionnent encore, ce sont eux qui ont su dans plusieurs villes de province, venir à bout de troubles réactionnaires, ce sont eux qui ont contraint Kadar à négocier avec eux: après l'écrasement de la révolte, la seule force vivante, à la fois socialiste et nationale, qui s'oppose aux Russes et à la reconstitution de la bureaucratie, ce sont eux... )) (611). S'il en est bien ainsi quel statut donner à ce mouve- ment, communiste et par sa conduite et par son programme, qui se développe contre le parti prétendu communiste et sa politique? Point de statut. Rien ne doit être dil qui puisse faire penser que le parti et l'Etat contre lesquels se déve- : 140 loppe la lutte aient eu des caractères et des objectifs d'une autre essence que le mouvement révolutionnairc. Sartre ne convient même pas que l'insurrection est « spontanée ». Et, de fait comment admettre la spontanéité sans attenter à l'autorité du Parti? Il se contente donc de dire contre Gau- raudy (admirable astuce, mais l'astuce lasse, écrxure quand il s'agit de la révolution hongroise) qu'un mouvement spontané ne saurait jamais, en vertu de la définition de Lénine, mener au-delà du réformisme et que la révolution armée d'un prolé- tariat n'a rien à faire avec la spontanéité. Celle-ci pourrait à la rigueur désigner « le mutisme, l'apparente inertie (sic) du prolétariat hongrois vers 1955 » (609) mais non point son action. Il faut que cette action se déploie dans un vide social (en réalité le vide théorique de Sartre), de manière à ne pas contester les structures du régime. C'est en se plaçant dans une telle perspective que Sartre glisse de la caractérisa- tion du soulèvement ouvrier à l'analyse de ses causes. Ayant dissimulé délibérément la signification de l'antagonisme qui oppose les ouvriers au régime, il tente de réduire les causes de l'insurrection à un mécontentement, qui est inévitable dans la phase de construction de la société socialiste. « J'ai bien peur, écrit-il, qu'on ne cherche à couvrir du nom de spontanéité une des contradictions majeures qui ont donné naissance au régime stalinien: la contradiction du besoin et du plan (609). En quoi consiste cette contradiction? Nous n'en con- naissons que trop la théorie pour l'avoir entendue cent fois exposée par des progressistes de tout acabit. On la résu- mera en disant que le socialisme exige le sacrifice des géné- rations présentes au nom des générations futures et que ce sacrifice implique à son tour la persistance des besoins immé. diats, insatisfaits, des travailleurs. Sartre se borne à la répé- ter. Tout au plus peut-on noter qu'il en pousse certains traits jusqu'à la limite (indiscrétion de la philosophie !): nous ap- prenons ainsi que la différence entre la situation des ou- vriers dans une société capitaliste et dans une société socia- liste (dans sa première phase) tient en ceci que dans la pre- mière les besoins immédiats ont un sens universel, puisqu'ils accélèrent la dissolution du régime, tandis -ve dans la se- conde, ils sont particuliers et par conséquent réactionnaires puisqu'ils s'opposent à la réalisation du Plan; les conditions dans lesquelles vivent et travaillent les masses peuvent être ici et là les mêmes, nous dit Sartre, mais dans un cas la revendication est positive et dans l'autre négative; c'est que, dans un cas, la vérité est la propriété des masses et, dans l'au- tre, celle des dirigeants ou, comme il le dit crcore, des ex- perts « qui déterminent ce qui leur convient » (635). Il ne nous est pas une fois expliqué pourquoi le Plan qui est l'oeuvre d'un groupe privilégié et qui échappe au contrôle des tra- vailleurs (ibid.) exprime les intérêts historiques de la société - 141 entière; pas une fois expliqué pourquoi les bureaucrates qui « représentent un simple particularisme dans la mesure où leur fonction les a coupés du peuple russe et de sa vie con- crète » (636), mais non pas une classe, ni même un « mi- lieu » (sic, 663) découvrent dans la vertu du Plan le moyen de sublimer ce particularisme et de satisfaire des intérêts universels; pourquoi enfin « en Russie soviétique, le souci majeur des dirigeants sera de réaliser les couditions maté- rielles qui permettront de résoudre les problèmes que la ré- volution a créées » (632) plutôt que de consolider leur posi- tion dominante. Mais l'important n'est pas de suivre les méan- dres sartriens qui tantôt nous exposent à un extrême objec- tivisme, tantôt à un extrême subjectivisme. Ce que nous vou- lons seulement éclairer c'est la méthode de l'auteur, la fonc- tion de sa théorie des « contradictions » socialistes dans son interprétation de l'insurrection hongroise. Répétons-le: cette insurrection a manifesté un antago- nisme radical entre l'appareil d'Etat et l'appareil du Parti d'une part, et l'immense majorité de la population tout particulièrement le prolétariat – de l'autre. Ceci, il faut le nier ou bien le reconnaître, et alors en apprécier les causes et en tirer les conséquences. Les staliniens le nient et se réfu- gient dans une reconstitution purement imaginaire des faits, persuadés que le moindre aveu les perdrait, mais ce faisant, ils ne convainquent guère. L'art de Sartre, c'est de nas nier les faits, mais de les grignoter, de ronger leurs arêtes, de manière à produire un horrible mélange au sein duquel la révolution sociale sera devenue méconnaissable. Comment procède-t-il? Dans un premier moment, il introduit l'expé- rience russe pour en rapprocher l'expérience hongroise; il s'agit de prouver que la construction du socialisme en U.R.S.S. (car bien sûr l'idée n'est pas mise en question) s'est accom- pagnée elle-même de contradictions dangereuses; dans ce pays aussi le mécontentement était inévitable puisque les besoins des travailleurs ne pouvaient être satisfaits et que le Plan engendrait nécessairement une bureaucratie qui cuvrait dans leur intérêt, mais ne pouvait manquer de les irriter par ses privilèges; les revendications ouvrières étaient donc à la fois explicables et irrecevables. Dans un second moment il souligne une différence: en Hongrie le plan était très mauvais, le besoin immédiat exaspéré, la contradiction attei- gnait donc un point limite et rendait possible une explo- sion. Encore faut-il justifier qu'en dépit de cette différence, les contradictions russes et hongroises étaient de même carac- tère. D'où un troisième moment: c'est la contradiction russe - en elle-même nécessaire, positive — qui accéléra et fit éclater la contradiction hongroise, car l'autoritarisme de la bureaucratie « soviétique », cet autoritarisme qui dans la première phase de l'édification socialiste est, à son tour, nécessaire et positif, conduisit à subordonner antificiellement l'économie hongroise à l'économie russe et à fabriquer donc 142 de très mauvais plans... Va-t-on répliquer qu'il est étrange qu'un pays socialiste se comporte vis-à-vis d'un autre pays a socialiste » comme un impérialisme? L'argument est prévu : l'U.R.S.S. n'a pas colonisé, l'U.R.S.S. n'a pas été impéria- liste. L'aurait-elle été, elle aurait – la définition de la colonisation nous l'enseigne, exporté « des produits finis pour importer des produits bruts ou des denrées alimentai- res », elle n'eut pas poussé les satellites à l'industrialisation. Qu'a-t-elle donc fait? Les a-t-elle exploités? Ce n'est pas vrai non plus. Ou, du moins, ce n'est pas l'esentiel (654, sic). « Non,l'U.R.S.S. n'a pas colonisé ni systématiquement exploi- té les démocraties populaires. Ce qui est vrai, c'est qu'« elle les a opprimées pendant huit ans » (Ibid. souligné dans le texte). Oppression économique, culturelle, nationale, certes, mais oppression de fait, à laquelle il serait vain une fois de plus, de chercher un statut. Or ce qu'il y a de remarquable dans l'interprétation sartrienne ce n'est pas seulement qu'elle esquive le problème essentiel — la démolition d'un régime pseudo socialiste par des ouvriers qui s'assignent des buts socialistes (1) - c'est surtout qu'elle est conçue de telle manière qu'er: aucun cas l'événement ne saurait la déranger. De fait, on pouvait diffi- cilement imaginer avant l'insurrection hongroise que soit éclairée sous un jour aussi crû l'opposition qui, dans une démocratie populaire, dresse contre le régime et les couches sociales qui le soutiennent l'immense majorité de la popu- lation et particulièrement le proletariat. Or Sartre ne se demande pas un moment si cette opposition radicale, cette révolution, peut révéler quelque chose d'essentiel sur la démocratie populaire. Que les masses soient étrangères au régime ne fournit-il pas, pourtant, pour l'apprécier un critère décisif? Tous les critères mis au point par des éco- nomistes et des sociologues marxistes et non-marxistes ne sont-ils pas hypothétiques en regard du critère qu'introduit la praxis des hommes? La critique que fait Marx de la société capitaliste n'est-elle pas légitimée en dernier ressort par la lutte des exploités qui prouvent, dans la réalité, que cette société leur est étrangère? Supposons un instant qu'un mouvement de grèves paralyse les Etats-Unis, que les ouvriers occupent les usines, dans les grands centres industriels, qu'ils forment des conseils ouvriers et revendiquent le contrôle de la production, Sartre ne dirait-il pas que cet événement, à lui seul, dévoile l'essence du régime? La vérité est que Sartre, comme son ami Péju, est devenu hémiplégique : l'histoire du capitalisme occidental excite au plus haut point sa réflexion (1) Nous disons bien « le problème essentiel » car l'insurrection ne se réduit évidemment pas à la lutte et à l'organisation du pro- létariat. 143 critique, celle de l'U.R.S.S. et des démocraties populaires le laisse stupide. Ici tout manifeste les antagonismes sociaux, là tout se réduit à des contradictions temporaires. Se produit-il en Hongrie une révolution, l'opposition externe qui dresse les ouvriers contre le régime est aussitôt interprétée comme une opposition interne qui n'affecte pas la structure de la société. L'U.R.S.S. s'empare-t-elle de l'uranium de Hongrie, se fait-elle livrer les produits à des cours qui ruinent l'éco- nomie hongroise, contrôle-t-elle le Plan, se subordonne-t-elle toute la vie culturelle, elle n'exploite pas, elle ne colonise pas elle n'est pas impérialiste; mais la conduite des Etats- Unis à l'égard de la Turquie, du Maroc ou de la France est évidemment ini périaliste. Comment donc attendre que les événements provoquent la réflexion de Sartre? Il ne pense pas sur l'événement, il pense sur la représentation stalinienne de l'événement. S'adressant à nous dans le passé, il écrivait « Que la classe ouvrière (russe) s'oppose à l'exploitation? Oui: cela, c'est notre sujet. Mais la seule preuve que vous puissiez fournir, c'est qu'elle s'y oppose parce qu'elle ne peut y manquer sans vous donner tort ». (Réponse à Lefort, T. M. 89, p. 1620). Il était question de l'U.R.S.S., il eut été tout aussi bien question de la Hongrie. Or voici que dans ce pays, la classe ouvrière s'oppose et nous donne raison. Mais il est trop simple de reconnaître la révolution pour ce qu'elle est: que les ouvriers s'emparent des usines, élisent leur conseil, s'organisent en force armée cela ne prouve point encore que le régime soit contesté, ni qu'existe un antagonisme dans la société. Une fois pour toutes, Sartre a mis au point la parade à l'événe- ment et le progressisme a trouvé en lui le leader qu'il niéritait. Toutefois cela ne l'empêche pas, qu'on se rassure, de venir ensuite discuter gravement des « questions de mé- thode ». Dans un article, publié en septembre dernier, notre auteur loue « la fécondité du marxisme vivant » qui vient « en partie (pourquoi « en partie), au fait?) de sa façon d'appro- cher l'expérience » et n'hésite pas à envelopper dans une même réprobation les thèses de l'Humanité et les nôtres : La Bureaucratie russe, la démocratie des Conseils hongrois, ce sont des « notions fétichisées », écrit-il à notre intention, des « idées platoniciennes », des « singularités générales »»; ima- giner que dans l'insurrection hongroise l'une a écrasé l'au- tre, c'est de l'idéalisme: pour comprendre les faits il faut aller au particulier, chercher la totalité singulière, ne pas faire usage d'entités. Et de conclure, en dénonçant les pro- cédés staliniens et la dégénérescence du marxisme: « La recherche totalisatrice a fait place à une scolastique de la totalité. Le principe euristique: chercher le tout à travers les parties est devenu cette pratique terroriste: liquider la particularité ». Tout cela est fort bien dit. Mais le Plan et 144 le Besoin ne sont elles pas des « entités » ou des « notions fétichisées » ? N'est-ce pas le comble de la fiction idéaliste que de subsumer sous le concept de plan socialiste le gaspillage organisé, l'exploitation délibérée, l'oppression et la terreur et sous celui de besoin immédiat le besoin fondamental de té. truire l'appareil d'Etat, d'instituer une société nouvelle, bref de s'émanciper. N'est-ce pas tout le contraire de la recherche totalisatrice que de dissoudre indéfiniment dans une « parti- cularité », à la lettre innomable, ces phénomènes massifs que sont la domination impérialiste de l'U.R.S.S. sur la Hongrie, la faillite du régime stalinien, la lutte de la popu- lation contre l'exploitation? Sartre a bonne mine en don. nant des leçons de méthode et en dénonçant le terrorisme intellectuel des staliniens. Gangsters, assurément ils le sont, mais lui-même fait irrésistiblement songer avocats louches qui travaillent dans leur sillage et savent à point nommé venir plaider coupable pour mieux noyer dans des arguties juridiques l'énormité de leurs forfaits. aux Nous voulions d'abord montrer dans quelles limites Sartre entendait a priori enfermer l'insurrection hon- groise, mais il nous faut suivre maintenant, dans ses grandes lignes, son analyse des événements. Celle-ci dégage un moment décisif dans le cours du mouvement: « dans la nuit du 23 au 24, nous dit-il, tout bascule » (624), la première intervention russe inaugure une période dont le sens est radicalement différent de celui de la manifestation popu- laire et des premières bagarres. Est-il vrai qu'un tournant décisif dans le mouvement ne s'était déjà produit quand l'A.V.O. avait tiré sur la foule, la question peut se poser. Mais là n'est pas l'essentiel : il est évident, de toutes manières, que la protestation populaire s'est brutalement transformee en soulèvement et que les objectifs de l'une n'étaient pas ceux de l'autre. Ce qui importe est l'interprétation de Sartre. On en jugera sur un passage particulièrement significatif qu'il faut citer tout au long : « Le 23, quelques heures avant l'insurrection, toute la population de Budapest était dans la rue; mais on oublie trop souvent que la manifestation initiale avait eu lieu en l'hon. neur de la Pologne : les événements de Varsovie, la victoire polonaise du 18 octobre avait profondément ému les Hon- grois; peut-être, certains d'entre eux fêtaient-ils Gomulka, malgré son appartenance au P.C. mais, qu'ils le voulussent ou non, leur hommage s'adressait à un communiste. Cette fête immense est la preuve que les masses demandaient un « gomulkisme') hongrois : rien de plus, rien de moins. En outre la social démocratie était pratiquement désarmée ; c'était pour les ouvriers, une tradition de lutte, un mode de vie; opposition inorganisée, elle profitait depuis quelques années du mécontentement populaire, mais ses frontières 145 étaient mouvantes, beaucoup d'ouvriers étaient communistes et sociaux-démocrates à la fois; et puis surtout elle était inca- pable de présenter un programme constructif: marxiste, elle était d'accord avec le P.C. pour défendre les bases du socia- lisme et d'accord avec l'opposition communiste pour réclamer la démocratisation. Si Nagy, rappelé le 15 octobre — et peut- être même le 23, eût pris des mesures immédiates pour relever le niveau de vie, pour stabiliser les normes et pour doter les travailleurs d'organes vraiment défensifs, s'il eût déclaré sa volonté de réorganiser l'économie nationale, s'il eût, comme Gomulka, révélé sans réserves l'étendue des désastres, et donné les lignes générales d'un plan de recons- truction, s'il eût annoncé enfin qu'il entamait sur l'heure des négociations avec les Soviétiques, il eût porté un coup ter- rible à l'opposition social démocrate en lui ôtant jusqu'à sa raison d'être. En un mot, tout pouvait être sauvé, et d'abord le parti communiste lui-même. » Mais c'était Geroe qui gouvernait. En réclamant l'in- tervention des Russes, par obstination d'imbécile plus encore que par lâcheté, il a d'un seul coup discrédité le P.C.; la première mitraillade en a fait immédiatement le parti de l'étranger. C'était faux: un grand nombre de militants mé- langés à la foule, approuvait sans réserves les manifestants; des communistes hongrois sont tombés sous des balles des communistes russes; cette folie criminelle n'était qu'un sursaut du stalinisme agonisant. Mais tout s'est passé pour la foule et, le lendemain pour le pays tout entier comme si le stalinisme avait révélé son vrai visage; les in. surgés n'ont voulu voir en lui que l'instrument féroce de l'oppression soviétique. A l'instant, le nationalisme s'est soudé à l'antisoviétisme et à l'anticommunisme. L'opposition communiste a pourtant rallié l'insurrection; on a fait bon accueil à ses membres, certains ont pris de l'influence sur leurs camarades: mais ils se sont fait écouter à titre d'in- surgés et malgré leur appartenance au P.C. » (613) Ne nous arrêtons pas sur des points de détail, et pour- tant nous pourrions dénoncer la mythologie de l'opposition social démocrate, dont on nous dit successivement qu'elle est pratiquement désarmée, inorganisée, une simple tradition, un mode de vie et qu'il eut été possible de lui porter « un ccup terrible », ceci pour le simple plaisir de faire usage du langage stalinien. Ce qui nous intéresse c'est l'approche Sar- trienne des faits. Or Sartre part de la manifestation orga- nisée en faveur de la Pologne pour nous dire : elle est « la preuve que les masses demandaient un « gomulkisme » hon- grois; rien de plus, rien de moins » (nous soulignons). En réalité, il n'y a pas de preuve. Tout le monde sait que de grandes révolutions ont commencé par un simple mouvement de masse qui mettait en avant des revendications modestes et que la révolution était déjà d'une certaine manière pré- 146 comme sente dans cette protestation, signifiée par la résolution, l'en- thousiasme, la colère, l'hyper sensibilité de la foule. Affirmer, qu'en un moment du temps, les masses ne demandent rien de plus ou rien de moins que ce qu'elles demandent, c'est faire de la mauvaise psychologie idéaliste. Pour savoir exacte- ment ce que les masses demandent il faut les voir agir dans le temps. Mais précisément Sartre s'y refuse, il ne veut pas considérer la continuité de leur action. Celle-ci, juge-t-il, a été déviée, en raison d'un accident: l'imbécillité et la lâcheté de Geroe; la conséquence en a été que les troupes russes sont intervenues, que le P.C. a été discrédité, que « tout s'est passé... comme si le P.C. avait révélé son vrai visage ». Un accident, l'imbécillité de Geroe et la mala- dresse de Nagy? Sans doute. Mais à ce compte-là Kerensky ne fut-il pas maladroit? Et cela nous empêche-t-il de replacer cette attitude singulière dans l'ensemble significatif de la Révolution russe? Au reste, en fonction de quel critère pou- vons-nous juger que l'adresse de Gomulka fut moins acci- dentelle que la maladresse de Nagy? C'est une chose de dé. crire le cours singulier que suivent les événements, c'en est une autre d'abstraire un ou deux événements, de les poser comme accidents et de prétendre leur subordonner le déve- loppement historique conséquent. Dans le premier cas on peut accéder au sens de la totalité des faits, parce que ces faits sont visés révélateurs de la totalité, dans le second on pulvérise ce sens, on ruine cette totalité, sélectionne arbitrairement des faits dans le seul but de « démontrer » une théorie pré-fabriquée. En l'occurence, la théorie c'est que le Parti communiste, en dépit de ses défauts ou de ses tares incarnait le socialisme hongrois. Seuls des accidents ou des malentendus ont donc pu faire qu'il soit discrédité. « La première mitraillade eu a fait irrémé- diablement le parti de l'étranger » écrit Sartre, pour ajouter aussitôt « C'était faux ». Mais ce démenii ne repose sur rien. Que des militants du Parti aient été du côté des mani. festants, qu'ils soient tombés sous les balles russes prouve seulement ceci qu'il faut soigneusement distinguer entre l'appareil du parti d'une part et d'autre part ses militants, dont les motifs d'adhésion sont très divers et souvent révo. lutionnaires. La dissociation qui s'est effectuée pendant l'in- surrection entre la majorité des militants et l'appareil signifie que dans une situation limite une formidable démys. tification s'opère; ce n'est pas seulement aux yeux de « la foule », de la masse inorganisée, c'est aussi aux yeux d'une partie de ses militants que le P.C. révèle « son vrai visage :)). Le nier c'est se contraindre aussitôt à travestir la réalité : a les insurgés n'ont voulu voir en lui que l'instrument féroce de l'oppression soviétique. A l'instant le nationalisme g'est soudé à l'antisoviétisme et à l'anticommunisme. L'opposition communiste a pourtant rallié l'insurrection; on on - 147 a fait bon accueil à ses membres, certains ont pris de l'in- fluence sur leurs camarades; mais ils se sont fait écouter à titre d'insurgés et malgré leur appartenance au P.C. » Dans ce passage tout est faut faux d'évoquer les insurgés sans les différencier; faux de prétendre qu'ils ne voyaient pas dans le Parti l'instrument de la dictature hongroise; faut de par- bbler de nationalisme, d’antisoviétisme et d'anticommunisme en feignant d'ignorer qu'en de nombreux points du terri- toire des appels à la fraternisation avec les soldats russes ont été lancés par des insurgés; faux, enfin et surtout, d'insinuer que les militants communistes n'ont pu que démissionner politiquement pour rejoindre les insurgés, car au moment même ils se détournaient du P.C. ils conservaient, ils appro- fondissaient leurs opinions communistes et agissaient en communistes. Mais ce dernier point éclaire le sens général de la des- cription sartrienne des faits : celle-ci veut nous prouver non seulement que les militants communistes se sont dépolitisés en rejoignant les insurgés, mais surtout que le mouvement de révolte s'est dénaturé à partir du moment précis où Geroe a appelé les troupes russes à son secours. Jusqu'alors, nous dit Sartre, « tout pouvait être sauvé et d'abord le parti commu- niste lui-même ». En d'autres termes il s'agissait d'un mou- vement de réforme, s'assignant des objectifs politiques dont la validité était attestée par le fait que l'existence du Parti n'était pas mise en péril. Aussitôt que les Russes intervien- nent, en revanche, le mouvement perd son sens : ( l'auto destruction du P.C. imposait un programme négatif à l'in- surrection » (619). Il n'y avait plus que le combat contre l'étranger: « Des insurgés, des Russes : c'est tout... » (618). Toute l'histoire de l'insurrection, à l'exception des événe- ments du 23 octobre, devient dans cette perspective un désordre tragique et s'il est vrai que la responsabilité en incombe aux criminelles erreurs de Geroe il est non moins vrai que le mouvement est irrémédiablement privé de vérité. Dans tout ce qui se passe à partir du 24 octobre, dans cela qui constitue aux yeux de tous, ses ennemis comme ses par- tisans, l'insurrection hongroise, Sartre peut bien distinguer et interpréter des phénomènes particuliers mais il est incapable de reconnaître l'essentiel : la révolution. Ayant décidé a priori que la réforme politique était seule positive, il est incapable de voir que son échec a provoqué une formidable radicali. sation et déclenché une révolution nationale et sociale. Ce qui va donc caractériser, selon lui, la « secondi période, c'est ce qu'il appelle le « glissement à droite », Le terme est introduit dès le début de l'article: « Même après le « glissement à droite » de la révolution hongroise, écrit Sartre, nul ne peut tenir pour nécessaire la répression armée », mais il est encore entre guillemets. En revanche, au 148 . cours de la description ultérieure, la formule est employée sans réserve à de nombreuses reprises et l'idée est au centre de l'interprétation. « ... du 23 octobre au 1er novembre, le glissement à droite est indéniable, la situation se détériore », lisons-nous p. 612 et plus loin : « la lutte de classe cède le pas comme il arrive souvent dans les guerres de libé. ration au combat contre l'étranger » (613) et encore : « Le suicide de ce monstre (le rakosisme) devait laisser un vide irremplaçable. Par la violence, par la terreur, il avait in. tégré toutes les classes au régime : l'insurrection devait se présenter nécessairement comme une désintégration; des forces masquées ou longtemps contenues devaient nécessai. rement reparaître: privés d'arbitre par l'éclatement du P.C., les insurgés glissèrent vers la droite pour maintenir l'unité de leur combat » (616). Puis de nouveau, après qu'aient été évoquées les concessions répétées de Nagy, « Du coup, les masses, après avoir voulu la liberté au sein du ré. gime, réclament celle de se donner le régime qui leur plait. Donc (sic) il est exact que l'insurrection tournait à droite (617) Et, mêlé à la réfutation des thèses de l'Humanité: « On ment quand on prétend expliquer le glissement à droite par une invasion d'émigrés ou par la brusque réapparition des contre-révolutionnaires qui se cachaient dans le pays. C'est très exactement le contraire: si quelques éléments réactionnaires ont pu, çà et là, se faire écouter, c'est que la brusque volatilisation du P.C. rendait ce glissement inévi. table, en dépit des insurgés eux-mêmes » (619). Ainsi le glissement à droite est-il indéniable, inévitable, inscrit dans la réalité, d'autant plus déterminant qu'il est inconscient. Mais si nous demandons à Sartre comment il se manifeste, ses réponses sont pour le moins déconcertantes. Nous apprenons que les élections libres étaient « irrépro- chables dans leur principe » bien qu'elles eussent pu ramener une majorité de petits-propriétaires (614), que le neutra- lisme en lui-même « ne peut être considéré comme une atti. tude de droite (619) que « jamais le programme des insurgés n'a été réactionnaire » (624) qu'à la veille de la seconde in- tervention des pourparlers étaient sérieusement engagés pour créer un grand parti de la Révolution et éviter la reconsti. tution des formations politiques traditionnelles. Bien mieux, Sartre explique fort justement qu'il n'existe point de force sociale susceptible de reconstituer le capital privé en Hon. grie: la grande bourgeoisie a disparu et la petite bourgeoisie en dépit de ses tendances conservatrices ne fait rien d'autre que de manifester son attachement à la petite propriété individuelle. Il n'y a donc pas de menace « réactionnaire » au sens où Sartre entend ce terme (1). Mais comme si cela ne (1) La menace réactionnaire ne peut se concrétiser dans la perspec- tive de Sartre que par la restauration du capital privé. Celle-ci, il en convient était exclue en Hongrie. C'est dire que le socialisme au sens 149 . suffisait pas de dissiper ces craintes il ajoute qu'une offensive contre-révolutionnaire n'aurait pu manquer de se heurter à la force extraordinaire de la classe ouvrière : « Car elle était armée, la classe ouvrière; et elle devait conserver ses armes : les insurgés voulaient former après le départ des Russes, une Garde nationale composée d'étudiants et d'ouvriers. On les eut fait en somme les gardiens de l'industrie nationalisée. Quelle puissance on eut donné contre les émigrés et les contre-révolutionnaires à ces hommes que les blindés russes n'ont pas intimidés... Car nous la connaissons (leur force), c'est vrai: un million six cent mille ouvriers désarmés tien- nent en échec l'armée la plus puissante. Croit-on que ces hommes-là n'eussent pas été capables par eux-mêmes d'étouf- fer la contre-révolution » (627-628). où il l'entend (la socialisation des moyens de production) n'était en péril ni à court terme ni à long terme. Dans la réalité, il en va toutefois tout autrement que dans l'esprit de Sartre: un processus réactionnaire pou- vait évidemment se développer en Hongrie, mais par la voie de la re- constitution d'une nouvelle bureaucratie d'Etat, centrée ou non autour du P.C. Ainsi écrivions-nous, en novembre 56: « La vérité est qu'à la veille de l'attaque des blindés soviétiques, la situation était ouverte et que l'avenir de la société hongroise dépendait comme il en va dans toute révolution de la capacité des diverses forces sociales de faire prévaloir leurs objectifs propres et d'entraîner à leur suite la majo- rité de la population. Ce qui était exclu, en tout cas, c'était un retour à un régime du type Horty, une restauration du capitalisme privé et de la grande propriété foncière. Car il n'y avait aucune couche sociale importante susceptible de soutenir cette restauration. Ce qui était, in revanche, possible c'était soit la reconstitution d'un appareil d'Etat qui se serait appuyé sur un parlement, aurait utilisé une police et une armée régulière et aurait incarné de nouveau les intérêts d'un groupe diri. geant dans la production; soit la victoire de la démocratie ouvrière, la prise en main des usines par les Conseils, l'armement de la jeunesse ouvrière et étudiante, bref un mouvement qui se serait de plus en plus radicalisé. Bien entendu, lorsqu'une révolution commence, son issue n'est pay garantie d'avance. Dans la révolution hongroise le prolétariat n'était pas seul; à côté de lui, les paysans, les intellectuels, les petits bour. geois avaient combattu la dictature de la bureaucratie, qui opprimait et exploitait toute la population. Les revendications démocratiques et na- tionales unissaient pendant une première phase toute la population; s'appuyant sur elles un développement conduisant à la reconstitution d'un appareil d'Etat séparé et opposé aux Conseils, d'une « démocratie parlementaire » pouvant bénéficier du soutien des paysans et de la petite bourgeoisie était théoriquement concevable. Dans une deuxièmc phase de la révolution, le contenu contradictoire de ces revendications serait apparu; à ce moment là il aurait fallu qu'une solution s'impose brutalement aux dépens de l'autre, que s'impose le parlement de type bourgeois ou les Conseils, une police et une armée comme corps spé- cialisés de cercition ou une organisation armée de la classe ouvrière. Au départ l'insurrection portait le germe de deux régimes absolument différents ». (S.B. n° 20, p. 101-2). Si nous citons longuement ce passage, c'est pour montrer que nous avons toujours été sensible à l'ambiguité du mouvement national et démo- cratique: celui-ci, à une étape ultérieure de son développement n'eut pas manqué de révéler ses contradictions. Dans le présent, comme pro- gramme de destruction du totalitarisme, comme instrument d'émanci- pation, il n'en était pas moins pleinement positif et ne traduisait nulle- meni un « glissement à droite ». - 150 Mais s'il en est ainsi, pourquoi Sartre s'attarde-t-il sur le glissement à droite sans s'attarder simultanément sur le glis- sement à gauche? Et d'abord pourquoi parle-t;il de glisse- ment à droite ?... Pourquoi laisse-t-il entendre que les reven- dications nationales et libérales orientent le mouvement vers la droite, s'il convient qu'elles ne sont nullement réaction- naires? Pourquoi ne pas signaler que ces revendications sont formulées aussi bien par les ouvriers que pas les petits bourgeois et les paysans? Pourquoi ne pas montrer qu'au mo- ment même où il les formule le prolétariat s'organise dans les Conseils, les institutions socialistes par excellence et affirme des objectifs socialistes : le contrôle de la production, l'abolition des normes de travail, la réduction de la hiérarchie des salaires. Ceci ne démontre-t-il pas que la volonté d'obte- nir les libertés démocratiques et l'indépendance nationale avait un contenu révolutionnaire. S'il est vrai que le pro- gramme démocratique et national ne saurait avoir la même signification pour les différentes couches sociales de la popu- lation et que sa réalisation n'aurait pu manquer de révéler des antagonismes d'intérêts entre celle-ci, il est non moins vrại qu'il n'en était pas pour autant négatif, mais qu'il tra- duisait dans le présent les aspirations de tous. Sartre zigzague, il dit une chose, puis le contraire, mais ces errements ne traduisent pas seulement, ni même princi- palement une confusion politique. Ou du moins son habileté s'en nourrit; car, s'il veut décrire la réalité sous tous ses aspects il en privilégie délibérément certains aux dépens des autres et inspire ainsi à son lecteur, en dépit de certaines de ses propositions, des conclusions alarmistes et fort critiques à l'égard de l'insurrection. En dix lignes il déclare que le trait capital du soulèvement, c'est l'armement du prolétariat et son organisation dans les conseils d'usine, en vingt pages il s'étend sur les périls du glissement à droite. Il expose que le mou- vement s'est dénaturé à partir du 24 octobre, et c'est à partir de cette date que les conseils ont vu le jour. Est-ce la conséquence de cette méthode, ou en est-ce la raison : la condamnation de la répression russe se trouve dans un tel contexte, entourée de multiples réserves. La pre- mière intervention, du moins ne souffre aucune justification, mais il est assez remarquable que simultanément elle n'appelle aucune explication. C'est un fait brut qui excite l'indignation mais n'appelle pas de commentaires. Le retour des blindés le 4 novembre, en revanche, et l'écrasement de la révolution, aussi répréhensibles qu'ils soient, peuvent faire l'objet d'une discussion. « Vous prétendez avoir sauvé le socialisme: oui le 4 novembre, ou, du moins, cela peut se discuter... » écrit Sartre au début de son article. Et cette phrase donne le ton de la suite; car ce qu'il va s'employer à démontrer, c'est seulement que « nul ne peut tenir pour nécessaire la répression armée » (594) ou que « personne - 151 - re n'a le droit de dire que les événements de Hongrie rendaient l'intervention inévitable » (631). On ne saurait mieux accor- der qu'elle était envisageable. Et, de fait elle est liée au fameux glissement à droite. Peu importe que ce glissement. Sartre, en tant qu'il est Sartre, en conteste la réalité; en tant qu'il s'identifie à Khrouchtchev il en affirme le pérıl. Au nom d'une dialectique décidément très remarquable, le glisse- ment est : 1° posé d'une manière indéterminée ; 2° nié en tant que phénomène du philosophe clairvoyant et 3° rétabli en tant que phénomène de l'homme d'Etat stupide et mala- droit. Ne considérant pas un instant que les Russes ont colla- boré autrefois dans les démocraties populaires avec des élé- ments d'extrême-droite, ex pro-nazis, et qu'ils se sont bien accommodé de leur voisinage, Sartre les imagine vivement effroyés de passer un compromis avec des leaders paysans de nuance populiste. Ne considérant pas que l'organisation autonome des ouvriers en armes constituait en face de la bureaucratie russe une force absolument irréductible et susceptible d'exercer une influence révolutionnaire sur prolétariat de l'U.R.S.S. et des autres démocraties populaires, Sartre exclut que le Kremlin ait tout simplement voulu écraser les premières manifestations du socialisme hongrois. Toutefois, puisque les inquiétudes suscitées par le glis- sement à droite ne sauraient non plus être interprétées comme des motifs d'une intervention en faveur du socialisme hongrois (« A qui fera-t-on croire, s'indigne Sartre, que les Soviétiques ont voulu en Hongrie, défendre le socialisme hongrois? » (630), notre auteur en vient finalement à déclarer que la raison profonde de la répression est d'ordre straté- gique. Les Russes ont voulu avant tout, nous dit-il en substance, empêcher la Hongrie de s'évader de leur orbite et de s'ouvrir à l'influence occidentale. Or cette dernière hypo- thèse a de toute évidence une part de vérité, mais en elle- même elle n'introduit aucun élément de justification de l'in- tervention. Dans la lutte que se mènent à l'échelle mondiale les deux blocs impérialistes, tout affaiblissement de la posi- tion de l'un peut contribuer au renforcement de celle de l'autre. Sartre habille donc cette hypothèse en soutenant que la politique internationale de l’U.R.S.S. est orientée vers des objectifs socialistes : « On dit qu'ils ont voulu sauver la chance mondiale du socialisme. Je le crois. » lisons-nous p. 673 (nous soulignons). Et plus loin : « On a prétendu que l'U.R.S.S. défendait à Budapest ses intérêts nationaux: c'est à la fois vrai et injuste. Pour l’U.R.S.S., pays socialiste, les intérêts nationaux ne se distinguent jamais des intérêts du socialisme ». Ainsi le tour est joué: la critique de la bureau- cratie russe ne met pas en cause la réalité de « l'entreprise communiste » des dirigeants de Moscou. Peu importe que des réserves décisives soient formulées et, par exemple, celle-ci : « le socialisme au nom duquel les soldats soviétiques - 152 - ont tiré sur les masses en Hongrie, je ne le connais pas, je ne peux même pas le concevoir : il n'est pas fait pour les hommes ni par eux, c'est un nom que l'on donne à une forme nou. velle d'aliénation » (673. Nous soulignons). Peu importe que Sartre déclare inconcevable la politique socialiste qu'il attri- bue aux auteurs de la répression, il se garde de concevoir autre chose et son raisonnement atteint son but: l'U.R.S.S. est à l'abri d'une critique radicale, hors de portée de la réflexion marxiste. Si l'on compare, finalement, les textes que les Temps Modernes ont consacrés à la Pologne et à la Hongrie, on ne manquera donc pas d'être frappé par la similarité de leurs intentions, en dépit de la démarche différente à laquelle les contraignaient les événements. Dans un cas, Péju dissipe des doutes, dans l'autre Sartre en sème. Dans un cas, un régime issu d'un puissant mouvement populaire de revendication tend à rétablir un pouvoir incontrôlé et suscite l'inquiétude : Péju vient démontrer que cette inquiétude est vaine. Dans l'autre, une révolution fait éclater les cadres d'un régime bureaucratique, en dévoilant la politique impérialiste de l'U.R.S.S., et provoque une mise en question complète du sens du socialisme : Sartre vient expliquer que celle-ci est inutile. En ces deux occasions se révèle la fonction du pro- gressisme en France: amortir la portée des événements chaque fois qu'ils permettraient de démasquer les partis et les régimes bureaucratiques et risqueraient de faire appa- raître la véritable voie du socialisme. (à suivre). Claude LEFORT. Devant le satellite artificiel russe Les surprises du monde moderne ne sont des surprises que pour les classes dominantes. Ce monde moderne industriel et prolétarien ne peut être saisi dans son ensemble par la pensée des classes domi- nantes et c'est en cela que réside la contradiction immédiate la plus importante sur laquelle ce monde moderne trébuche. Divisé en son sein, contradictoire, l'univers moderne déve- loppe des forces qui pour lui sont aveugles. Avec une constance et un entêtement qui finissent par devenir émouvants dans leur puérilité les « voix les plus autorisées » ne cessent d'affirmer des prudences et de mettre en avant des restrictions qui ne sont plus de cet âge. En voici deux exemples caractéristiques: Un physicien anglais, P. M. S. Blackett, prix Nobel 1948, écrivait en 1949 un livre intitulé: « Les conséquences mili- taires et politiques de l'énergie atomique. » Au détour d'une page, en quelques lignes, l'auteur citait, par acquis de conscience probablement, comme une vague et improbable éventualité une bombe à hydrogène ou au lithium, dont « les qualités... sont toujours du domaine des hautes spécula- tions ). Cinq années plus tard les pêcheurs japonais mou- raient d'atroces brûlures nullement spéculatives. Ce type d'erreur d'appréciation pourrait être multiplié à un très grand nombre d'exemplaires; la dernière dizaine d'années en fourmille. Mais peut-être s'approchera-t-on mieux de la racing idéologique de ce genre d'erreur en citant une autre affir- ruation tout aussi autorisée. C'est celle faite à la fin de son livre, au titre prometteur: « La prochaine guerre », publié en 1948, par M. Camille Rougeron. Pour être un franc- tireur de la pensée militaire, Rougeron n'en est pas moins un des esprits les plus originaux et fait autorité. Tout son livre est véritablement prophétique en ce qu'il montre que l'arme dominante d'une guerre à venir serait la fusée. Rougeron, s'il ne tombe pas dans son livre dans un antisoviétisme politique, sacrifie par contre à un antiso- 154 viétisme sociologique, qui a largement été répandu par ail- leurs. Parlant des fusées de proximité, il écrit: « Il est tout aussi certain que l'industrie soviétique, livrée à elle-même, n'était pas en mesure de sortir ces merveilles de mécanique et de radio. L'armée américaine a publié avec force détails la description de ses fusées de proximité et les a distribuées en nombre suffisant pour que tout service de renseignement qui voulait y mettre le prix ait pu disséquer leurs tubes- miniature. Mais leur reproduction en U.R.S.S., et en beau- coup d'autres pays, sera aussi difficile que la fabrication d'une bombe atomique à partir du rapport Smyth et de l'échantillon de plutonium rapporté d'Amérique par quelque sympathisant. » (Il faut rappeler que l'encre de cette belle envolée n'était pas encore sèche que les Russes travaillaient déjà à une bombe qui allait éclater peu de temps après.) Les oreilles de beaucoup de gens, dont la quasi-totalité des officiels américains, qui avaient adopté durant dix ans. cette géniale sociologie, doivent curieusement leur tinter de- puis le 4 octobre dernier. Mais Rougeron dans les toutes dernières lignes de son livre dévoile encore mieux la racine profonde de cette sociologie: « Tourner un corps d'obus, dit-il, et y couler de l'explosif est à la portée de tous. Filer des tubes sans soudure de 2 mètres de diamètre en alliage 75 ST pour augmenter de 500 kilomètres la portée d'une fusée, y placer un « répondeur » radar qui en situe l'em. placement à 2.000 km. pour ceux seuls qui sauront l'inter- reger, la doter d'un radioguidage insensible au brouillage, réclament des connaissances et des moyens plus développés. » Oui, la racine de ce beau raisonnement c'est tout sim- plement qu'il existe quelque part un prolétariat capable de filer des tubes sans soudure en alliage X ou Y, et qu'ailleurs il n'existe qu’un prolétariat tout juste capable de tourner un obus. De qui se moque-t-on? Et pourtant c'est Rougeron qui, avec son crétinisme d'ingénieur, a mis le doigt sur le fond du problème: à la base de tout progrès il y a la constitution d'un prolétariat moderne, placé dans des condi- tions modernes de production. Sa bêtise c'est d'avoir oublié le proletariat russe et cette bêtise il la partage avec bien des « politiques ». Si l'on veut cependant laisser aux classes historique- ment dépassées le domaine de la mythologie qui leur est propre pour celui des simples réalités de tous les jours, des réalités de l'usine, il est aisé de comprendre la raison de ces prophéties à l'envers, de ces prévisions toujours controuvées par les faits : les classes dominantes ignorent tout du fonc- tionnement réel de la société, de ses mobiles, du montant eflectif des énergies et des capacités que cette société recèle. Comment dans ces conditions pourrait-on prévoir tant soit peu raisonnablement l'avenir, même le plus immédiat? 155 - Pour dire les choses comme elles sont et toute la socio- logie n'est à cet égard qu'un immense effort de mystification qui s'efforce de décrire les choses telles qu'elles ne sont pas tous ces gens ne mesurent l'avenir, ne jugent le devenir quotidien lui-même, qu'à l'aune de leurs propres capacités el de leur petite expérience individuelle. Persuadés qu'ils sont d'être le moteur premier et final à la fois de toutes choses, ils attribuent à leur époque leurs propres limitations. Pour eux, dire « on pourra ou ne pourra pas faire telle ou telle chose d'ici dix ans », veut dire nous ne voyons pas comment nous pourrions être capables de faire telle ou telle chose dans ce délai. Or ici le NOUS c'est eux, bien sûr, mais c'est aussi les ouvriers des ateliers et des bureaux. Il y a là une assimilation abusive de deux mondes étrangers l'un à l'autre, qui sont régis par des lois différentes. Dans les ateliers et les bureaux d'exécution le travail qui a tout d'abord été divisé à l'extrême, est devenu un tra- vail socialisé. C'est un travail qui est infiniment plus qu'un travail d'équipe; un travail qui a pour fondement la coopé- ration positive de ceux qui le font, et ceci en dépit de l'ex- ploitation à laquelle les travailleurs sont soumis. Certes cette coopération positive non seulement rencontre des en- traves de toutes sortes, mais encore ne s'exprime que comme une morale de véritables « hors la loi » et ne rentre dans la vie de tous les jours que sous une forme semi-clandestine. Mais même dans ces conditions c'est une force véritablement formidable qui est quotidiennement libérée dans les usines. Sur un autre plan on constate que l'auto-éducation col. lective, l'auto-instruction et l'assimilation technologique dans le travail dépasse tout ce que l'on peut imaginer: l'univer. sité de l'usine est la première et la plus importante de toutes les universités. Certes elle n'a pas toujours pour résultat la formation des individus en tant que tels, mais elle est une école de formation collective extraordinaire. Ce n'est d'ail. leurs pas étonnant, car seule elle réalise dans notre société les conditions d'un enseignement véritablement vivant, non dans les mots, mais dans les faits. Le résultat c'est que le travail collectif et socialisé libère des potentialités sans commune mesure avec celles que les individus peuvent libérer dans leur vie personnelle. Au sein de la coopération, même entravée, brimée, clandes- tine, personne n'est médiocre, tout le monde élève ses normes réelles, c'est-à-dire ses normes qualitatives et non pas ses normes quantitatives. C'est en effet à travers la lutte contre l'élévation des normes quantitatives et de caractère indi. viduel que l'ouvrier élève ses normes qualitatives, et de ca- ractère collectif. C'est en luttant contre l'exploitation qu'il s'élève lui-même et prend pour ainsi dire du recul par rap- port à son travail et qu'il réalise ce que ses chefs sont inca- pables de faire : se délivrer des instructions et leur substituer l'inventivité créative de l'homme. 156 Enfin on peut reprendre et résumer ces considérations d'une manière plus abstraite. Au niveau du collectif socialisé qui est celui de l'industrie moderne dans tous les pays avan- cés, quel que soit leur régime, on se trouve en présence d'un phénomène essentiel qui constitue le secret de l'alchimie du monde moderne: l'organisation tend à se substituer au tech- nique. Or la classe ouvrière moderne tend à devenir capa- cité organisationnelle pure. La division du travail, dans son véritable sens, celui où le travail professionnel nécessite une formation spéciale, se transforme, pour les ouvriers en division des tâches. Il en résulte que tous les travaux de- viennent faciles, y compris « le filage des tubes sans sou- dure alliés » d'une part; il en résulte aussi que la coopé- ration positive devient la qualité la plus indispensable au fonctionnement de l'industrie moderne. Or seul l'ouvrier mo- derne, délivré de force du mirage de la formation profes- sionnelle, est capable d'assimiler la science vivante de l'or- ganisation. En fait il s'organise déjà à sa manière au sein de la société d'exploitation et en assume ainsi le progrès. Mais c'est une force imn:ense qui a été ainsi introduite au sein de la guerre, du jour où la guerre a été industria- lisée, une force que les classes dominantes ne peuvent pas contrôler, une force qu'elles ne peuvent même pas com- prendre. L'opacité intellectuelle de nos pseudo Cassandre modernes n'est que le minuscule corollaire de ce phénomène. Cette analyse peut sembler un peu sommaire et sché- matique. Cela provient de ce que pour comprendre le monde moderne on utilise des modes de raisonnement qui datent à proprement parler de nos arrière-grand-mères. Il est clair que dans la fabrication d'un objet aussi élaboré qu'un satel. litc artificiel et sa fusée porteuse interviennent des couches scciales qui ne sont pas du prolétariat proprement dit, que l'on ne peut pas mettre au seul crédit du prolétariat ceile création, qu'elle n'est pas le fruit de la classe ouvrière en tant que telle et que si l'on peut dire, dans un sens, qu'elle en est le fruit indirect, il faut dire comment et pourquoi. Mis à part le fait que pour entrer dans le détail de telles explications il faudrait déjà un long article, entiè- rement consacré à ce sujet, et que, dans l'attente de telles explications, il serait impossible de trouver un argument valable et sérieux pour rendre compte des progrès ac- complis par la société russe, nous estimons qu'en raisonnant ainsi on apporte des arguments valables pour la société telle qu'elle était il y a un siècle, non pour celle qui fonctionne en 1957. L'exemple du filage des tubes sans soudure nous servira de point de départ. Depuis que Rougeron a écrit son livre le problème du filage des tubes a reçu une solution extrê- mement simple: on a inventé une machine à filer les tubes, qui fait le travail sans risque d'erreur. Quel a été l'appoint 157 - certes décisif de l'inventeur dans cette création? D'ima- giner de recouvrir le métal chauffé à blanc d'une couche de verre. A cette condition, toutes les difficultés jusqu'ici ren- contrées dans la mise au point d'une telle machine étaient surmontées. Des idées comme celle-là, il en naît tous les jours des milliers dans le monde technique de notre époque et si elles ne sont certes pas l'apanage des prolétaires, elles ne sont pas plus celui des autres classes de la société. Ce n'est pas en tant qu'idée d'ingénieur qu'une telle idée a été engendrée, mais en tant que simple manifestation de l'inven. tivité humaine, qui est la chose au monde la mieux par- tagée. La mécanisation est depuis plus d'un siècle le « détour >> habituel de toutes les difficultés, celui par lequel on résoud ou les obstacles techniques ou les obstacles sociaux, c'est-à- dire soit les obstacles de la qualification soit ceux de la résistance sociale. Mais ce « détour » a pour curieuse vertu de toujours réintroduire l'homme à un autre niveau, de réin- troduire le prolétariat comme source indispensable de toute chose et de faire reposer de plus en plus le fonctionnement de l'ensemble de la société sur les producteurs industriels, alors même qu'ils paraissent jouer un rôle de plus en plus n:odeste et anonyme. L'essentiel dans cette histoire de filage des tubes c'est l'existence d'une industrie de la machine-outil suffisamment évoluée et, derrière cela, d'un niveau technologique et indus- triel général donné. Il en est de même pour la question po- sco par l'existence des savants. Tout le monde a n'est tein et Einstein n'était pas un prolo, c'est sûr. Cela n'empêche que toutes les applications modernes en matière nucléaire ont dépendu de l'existence d'une industrie moderne hautement différenciée et que sans elle Einstein n'aurait jamais été qu’un super Thalès ou un super Euclide, et non pas le père, certes bien indirect, de la bombe atomique. Mais il y a encore mieux: de nos jours une grande partie de l'industrie et de l'industrie électronique elle-même n'existerait pas telle qu'elle est si... l'industrie électronic que n'existait pas. Là où autrefois on utilisait des armées de calculateurs hautement qualifiés qui peinaient souvent durant des mois ou plus, on utilise des calculatrices électro- niques qui font le travail plusieurs milliers de fois plus vite. Ljournal américain « Fortune » rapporte qu' « une étude sur la meilleure façon de construire un câble devant coûter 600 millions fut achevée par un cerveau électronique en une journée alors qu'elle aurait demandé deux siècles à un homme ». La vérité c'est que, de nos jours, et sans sophisme, ce n'est pas le prolétariat qui constitue le moyen indirect d'as- surer une fabrication, mais au contraire bien le technicien et le savant. L'optique inverse qui prévaut encore générale- pas Eins. 158 ment est une optique désuète. La facilité avec laquelle on dispose sans vergogne des savants en est une preuve supplé. mentaire et sans appel. S'il n'en était pas ainsi il faudrait eflectivement attendre le salut du monde de la révolte de conscience des savants et des techniciens, ce qui est absurde car ce n'est pas la conscience qui manque à ces gens souvent très estimables mais bien le rôle déterminant et la relative liberté d'action qui en découle. Les savants sont en effet tellement devenus esclaves de leurs instruments que pour s'assurer leur collaboration il suffit de leur fournir ces instruments sans lesquels ils ne peu- vent travailler utilement; c'est grâce à cela que les Russes, comme les Américains, se sont assuré la collaboration de tant de savants illustres. Le journaliste Junk, dont on trouvera plus bas de nombreuses citations, rapporte ces propos d'un pbysicien autrichien attaché à la citadelle atomique secrète de Los Alamos, qu'il vient de décrire comme une véritable prison morale: « Avant toute chose ce qui me retient ici c'est la possibilité d'utiliser pour mes travaux un microscope spé- cial qui n'existe nulle part ailleurs. » Remarquez bien qu il ri'a pas dit « la possibilité d'avoir des collaborateurs uni- ques », et c'est là que l'on trouve toute l'originalité de ce monde moderne industrialisé. Chaque fois que l'on rentre dans le détail d'un processus de fabrication, depuis la conception jusqu'à la livraison, on rencontre à chaque pas comme supports décisifs y com- pris au niveau de la conception — des supports matériels de caractère industriel dont l'existence suppose l'intervention active, la participation même, d'un proletariat moderne. Il est vrai cependant que cette analyse demeure incomplète eur un point : toute une série de gens, depuis les dessinateurs, les petits techniciens, les employés des bureaux d'étude, les « ingénieurs » spécialisés plus ou moins étroitement dans telle ou telle branche, les chercheurs eux-mêmes ,entourés de toute une armée d'aides aussi spécialisés, jusqu'aux super- ingénieurs et aux super-savants, qui eux-mêmes, à de très rares exceptions près, ont un domaine d'action au fond fort limité, jouent un rôle déterminant dans ce processus de fabrication. Mais si une telle analyse était faite elle ne ferait, dans un certain sens, que renforcer notre thèse. En effet, route cette population travailleuse, d'ailleurs spécifiquement no- derne, se trouve être, pour 90 %, de plus en plus régie par les lois implacables de la division non seulement du travail, mais même des tâches. En un mot elle subit un processus de prolétarisation qui, pour être contradictoire, n'en est pas moins réel. Entre autres la fragmentation des tâches consti- tue une école de coopération qui tend à transformer profon- dément la nature sociale de ces couches à notre époque. 159 Le duel U.R.S.S.-U.S.A. Le raisonnement d'ensemble que nous venons de faire peut être utilisé, en le retournant pour ainsi dire, pour ex- pliquer la contradiction apparente qui existe entre la nature du régime russe et ses réalisations techniques. Le prolétariat des usines et le nouveau prolétariat des bureaux assument le progrès du monde moderne indépen. damment de l'exploitation à laquelle ils sont soumis et indé- pendamment de l'intensité de cette exploitation. La seule condition requise c'est que ce proletariat soit mis dans des conditions modernes de production, c'est-à-dire surtout des conditions modernes de travail. Or il aurait été étonnant qu'après trente années d'industrialisation intensive cela ne soit pas devenu le cas du prolétariat russe. Même si les cón. ditions de vie des ouvriers russes le plus souvent encore proprement archaïques, leurs conditions de travail sont deve- nues modernes. Certes il a fallu investir des capitaux énormes, il a fallu ouvrir des écoles, former des ingénieurs et des savants, il a fallu aussi assurer un certain niveau de vie à ces wou- velles couches techniciennes et il a fallu, enfin, les mettre relativement à l'abri de l'arbitraire du régime. En réalité, à travers l'immense épreuve de la dernière guerre et les efforts de la reconstruction, l'ensemble de ce mouvement était déjà amorcé, du vivant de Staline. On oublie un peu trop souvent les immenses répercussions des années 1941 à 1945-46 sur la structure profonde de la Russie stalinienne. Considérée sous cet angle, l'évolution du régime russe depuis Krouchtchev, les tentatives de démocratisation du ré- gime, la déstalinisation, la décentralisation administrative, l'allongement du plan quinquennal ne sont que l'expression de la tentative des dirigeants russes pour adapter les super- structures administratives, politiques et idéologiques aux con. ditions de plus en plus modernes de la production. Il est clair que la structure stalinienne, purement policière, de la société constituait une entrave aux forces immenses qui à travers la guerre s'accumulaient dans les entrailles de cette société. Pour un révolutionnaire, les résultats positifs indénia- bles déjà obtenus par cet effort dans le domaine technolo- gique n'auront pour effet que d'accélérer le mouvement jus- qu'au point de rupture social, car il ne fait pas de doute que les contradictions de classe de la société russe ne feront que devenir plus ouvertes, plus limpides, au fur et à mesure que cette société progressera. Pour Marx, ce sont les progrès de la société capitaliste dans la voie de l'industrialisation et de la prolétarisation qui ouvrent la voie à la révolution pro- létarienne authentique, non l'arriération et la stagnation. Certes la structure propre du régime russe, le capita- lisme bureaucratique, confère une physionomie particulière 160 à l'expression de ses contradictions internes. Si tout au long de l'échelle hiérarchique de la société russe des contradic- tions immenses se trouvent comprimées, cachées plus ou moins, toujours reportées à l'échelon du dessus, le tout se repercute au sommet terminal : à ce niveau les con radiction: accumulées ne trouvent, non pas leur solution mais leur issue, que dans la lutte des clans et l'élimination des uns par les autres. Les options fondamentales du régime ne peu- vent se dissoudre dans des accords partiels ou des compro- mis, elles doivent obligatoirement se traduire par la victoire d'un clan sur l'autre. Dans la course folle de la société russe en avant il ne peut se dégager qu'une seule voie, quelle qu'elle soit, celle du plus fort. C'est ụne société sans auire sanction que la révolution elle-même. Mais cette situation comporte un corollaire: une cer- taine stabilité des options fondamentales, telle par exemple que celle de la primauté de l'industrie lourde ou telles que les orientations prises en matière d'armement. On ne pour- rait en dire autant des U.S.A. et c'est là l'explication, non de la réussite russe, mais de son avance temporaire. Encore faut-il comprendre que cette avance ne sera effectivement temporaire que dans la mesure où le capitalisme américain sera en mesure de s'adapter à son tour aux conditions de cette lutte gigantesque. Toujours est-il qu'aux U.S.A. la bureaucratisation de la société, pour être réelle, n'est pas arrivée au même degré d'intégration que celui de la société russe. Certes le pro- gramme de fabrication des armements est entièrement dans les mains du gouvernement et, dans ce sens, ces fabrica- tions n'ont rien à voir avec la « libre entreprise ». Là aussi des clans rivaux s'affrontent, mais leurs luttes trouvent une issue au niveau même des bureaucraties particulières: ainsi les services de la Marine, de l'Armée de terre ou de l'Avia- tion ont pu l'emporter tour à tour à leur propre niveau. L'Ad- ministration centrale n'a pas été capable de subordonner ces luttes à une ligne générale appliquée une fois pour toutes. On peut rapporter à ce propos une extraordinaire anec- dote qui se situe il y a déjà plusieurs années : un immeuble de l'Administration de la Marine avait pris feu. Des doc.l. ments scientifiques et techniques (déjà des plans de fusées) y étaient entreposés. Aussitôt la Marine fit entourer l'im- meuble par ses forces spéciales de police militaire qui non seulement empêchaient les pompiers de faire leur travail, nais encore, arme au poing, ont interdit l'accès des locaux aux forces de la police secrète (F.B.I.), qui étaient juste- rient accourues pour sauver les documents « top secret ». Tout le monde convient aujourd'hui que l'échec du pro- jet de lancement du satellite américain imprudemment dé- nommée Vanguard (Avant-garde) n'a d'autre origine que ce compartimentage et ces luttes au niveau même des recher- ches et de la conception. 161 nos revenu Mais il convient de poursuivre cette comparaison U.R.S.S.-U.S.A. jusqu'au niveau des sommets américains. Le budget militaire américain atteint des sommes proprement, c'est le cas de le dire, astronomiques : 57 milliards de dollars par an au moment de la guerre de Corée et près de 40 mil. liards depuis l'arrivée d’Eisenhower au pouvoir. Au change, réel, de 500 francs pour un dollar, cela représente 20.000 mil- liards de francs Gaillard. Or le national français, valeur de toutes les productions et de tous les services rendus au cours d'une année, est de 15.000 milliards, le budget de l'Etat s'élevant à 5.000 milliards environ et celui de la guerre à 1.300 milliards. Ainsi lorsque l'Administration américaine gère ces son- mes, elle gère quelque chose qui représente une fois un quart le fruit d'une année de travail d'un pays comme la France. Or cette Administration a toujours été incapable de gérer ces sommes tant soit peu rationnellement. Balloiée entre le bombardier à long rayon d'action et les porte-avions avec chasseurs d'interception supersoniques, entre les arme- ments classiques et les armements nucléa res, les bases aérien. nes périphériques et les fusées à longue portée, la mise en route des chaînes de fabrication d'aujourd'hui et les labora- toires des armes de demain, elle a littéralement jeté par les fenêtres la plus grande partie de ces sommes fantastiques en pure perte. En outre, ce gaspillage, dans un pays où les structures de base demeurent le capitalisme privé, a été aggravé par les combines et les concussions inévitables. Ainsi une com- mission sénatoriale d'enquête a un jour découvert que l'in- tendance d'une des trois Armes s'était constitué un stock... de saucisses suffisant pour nourrir durant trente ans la totalité de l'armée américaine, en temps de guerre. Mais ce gaspillage a une autre signification bien plus grave: faute d'être capable de prendre des décisions conscien- tes « au niveau le plus élevé » on finit par prendre quand même, négativement et par omission, des décisions formida- bles. Qu'on en juge : Depuis dix ans les U.S.A. ont investi environ 400 mil- liards de dollars pour leur défense militaire, soit environ 200.000 milliards de nos francs actuels, ou treize années de travail de 20 millions de Français et de Françaises actifs. Or durant cette même période, y compris le plan Marshall, avec 10 milliards de dollars en quatre ans, l'aide à l'étran- ger, économique, technique (point IV pour les pays sous développés) et militaire (Tchang Kai-tchek, Indochine et Diem, Singman Rhee, l'O.T.A.N, enfin) ne s'est élevée qu'à 40 milliards, soit dix fois moins. Tout cela pour des bombai. diers périmés avant que d'être sortis... et des saucisses. C'est cela la grande politique du leader du « monde libre ». 162 Il y avait pourtant une justification « américaine », nous voulons dire nationale, à cette politique, et c'est ici que l'on peut encore mieux mesurer la dramatique impuissance de ce régime. La défense, la sécurité des U.S.A., cela consistait à être en mesure de répondre à chaque minute à une attaque russe brusquée car au moindre relachement les Russes de vaient en profiter. Or, lors du lancement du premier satel. lite artificiel russe, les U.S.A. ont pris la décision désespérée et qui est passée trop inaperçue, de donner l'ordre i la moitié de leurs bombardiers de prendre l'air en permanence. C'est à proprement parler effarant. Si l'on suppose que les U.S.A. possèdent 1.000 bombardiers à long rayon d'action, cela signifie apparemment que 500 d'entre eux devront voler en permanence. Or il est impossible de réaliser une telle performance plus de quelques jours, sauf à reconvertir toute une partie de l'industrie en industrie de guerre, car pour faire voler en permanence 500 bombardiers, il faut en pos. séder non 1.000, mais bier trois ou quatre fois plus (sans parler des équipages), afin de permettre les révisions et réparations normales et inévitaðles. Depuis l'envoi du second satellite russe, qui a révélé l'existenco de fusées infiniment plus puissantes que le pre- mier ne l'avait laissé entrevoir, on n'a plus parlé de cette histoire rocambolesque, et pour cause : le maintien d'une défense sans faille contre une éventuelle attaque russe brus. quée, qui a justifié dix années de folles dépenses, s'est tout à coup révélé une pure et simple fiction. La réponse de l'Administration Eisenhower au lance- ment du deuxième spoutnik est une dérobade, et rien de plus qui se ramène à une affirmation gratuite: nous demeurons les plus forts. Il est vrai que cette dérobade s'assortit de deux restrictions qui ruinent dix années de philosophie politique américaine. Tout d'abord le Président des Etats-Unis d'Amérique a reconnu devant 60 millions de radio-telespectateurs améri- cains que les U.S.A. ne pourraient éviter des « destructions etendues », alors que jusqu'ici le S.AC. (Strategic Air Com. mand ou Commandement stratégique aérien) U.S. était pre- senté comme une véritable assurance contre une telle éven- tualité. Ensuite ce même Président a laissé penser que les Russes ne prendront quand même pas le risque de la guerre, alors que jusqu'ici il était entendu que laisser aux Russes prendre la moindre avance, c'était bel et bien rendre la guerre ineluctable. Mais l'Administration U.S. peut bien ainsi se déjuger formellement, elle peut bien même mentir ouvertement: « durant plusieurs années encore les bombardiers stratégiques nous assureront la supériorité », cela ne change en rien la leçon générale que l'on peut tirer du lancement du deuxième satellite russe. .. - 163 - La signification du lancement du second satellite russe. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur le lancement du second satellite russe. Le fait d'y avoir logé une chienne et non plus des instruments, si complexe soient-ils, repre- sente déjà en soi une révolution majeure. Mais ce l'est pas là qu'il faut chercher la signification la plus profonde de cet événement. Le lendemain du 4 octobre, les Américains, malgré le choc reçu, avaient encore une certaine marge de discussion, de compensation sur le plan oratoire. En fait, en dépit du manque de « sportivité » de certaines réactions du type « c'est un bout de ferraille », « un ballon de baseball », on pouvait alors encore utiliser une corde. Notre satellite, di- saient les Américains, sera plus petit, mais bourré d'instru- ments merveilleux et ultra sensibles. C'était un peu l'argu- ment de la subtilité en face de la force brute. Déjà à ce moment l'argument était absurde. L'appareil de guidage de la fusée nécessite des prodiges d'électronique, certainement supérieurs à ceux que représente n'importe quel instrument de mesure logé dans le satellite lui-même. C'est ce que reconnaissent tous les techniciens. Voilà ce qu'écrit M. Ducrocq, grand spécialiste français de la cybernétique dans le numéro du 7 novembre de L'Express : « La vitesse de l'engin, par exemple, doit pouvoir être réglée durant toute sa course avec une précision de 1 %. Ce réglage ne peut être it au départ car, si parfaits que soient les « car- burateurs de la fusée, des variations de régime de l'ordre de 2 % environ sont inévitables. Il faut donc que des instru- menis de contrôle extraordinairement précis déterminent à chaque instant l'orientation de la fusée, son altitude, les composantes de sa vitesse, afin de les corriger. Cela suppose des « servo-mécanismes » d'une sensibilité qui paraissait jus- qu'ici inconcevable. » L'échafaudage d'arguments élevé hâtivement aux U.S.A. après le lancement du premier satellite n'était donc pas très solide, mais il avait le mérite d'exister. Quelques jours plus tard il s'écroulait : le second « spoutnik » venait d'être lancé. Pour l'homme de la rue, et à juste titre, un animal aussi évolué dans la hiérarchie des êtres vivants que l'est un chien, c'est quelque chose d'infiniment plus important que n'im. porte quel compteur, fut-il électronique. Le bond effectué était énorme. Il est vrai que déjà le passage des 83 kgs du premier spoutnik (contre 10 kgs pour le projet américain original) aux 508 kgs du deuxième satellite mettait à lui seul un terme à un mois de discutailleries stériles. L'avance russe était fur- midable, un point c'est tout. Mais il convient de voir de plus près quel est le pays qui a reçu ce choc psychologique énorme. Ici, en France, on se 164 . rend mal compte de ce genre de choses, parce qu'il y a longtemps que l'ex-puissance française est hors de course dans ce domaine. Depuis la déclaration d’Eisenhower annonçant le lan- cement d'un satellite artificiel pour l'année géophysique l'Amérique est littéralement bourrée de satellites... en ma- quettes. Les enfants en consomment des centaines de mil. liers sous forme de jouets. Voici ce que dit l'envoyé spécial de Paris-Presse le 5 novembre, en provenance de New-York: « ...Des spoutniks ils en ont déjà produit par centaines de muilliers, de toutes formes, de toutes couleurs et pour toutes les bourses, de quoi faire rougir de honte tous les pères Noël de toutes les Russies... » Forgés à un rythme accéléré et cata- pultés par avions entiers sur New-York, les spoutniks amé- ricains gravitent désormais comme des pluies de météores à la devanture des grands magasins de la ville, >> Il ne s'agit ici que d'enfants. Mais voyons ur. peu ce qu'il en est des adultes. Qu'est-ce qu'on leur raconte à lon- grieur de colonnes dans leurs journaux et leurs hebdoma- daires ? Un journaliste autrichien célèbre, spécialiste des ques- tions américaines, Robert Junk, répondra pour nous à cette question. Auteur d'un livre fort connu, traduit en français sous le titre « Le futur est déjà commencé » il avait déjà donné des descriptions hallucinantes de la ville atomique « secrète » des savants nucléaires de Los Alamos, du cerveau stratégique du « Strategic Air Command » américain, le fer de lance de la défense-attaque des Etats-Unis, et plus halluci- nante encore, la description du principal centre d'essais des fusées. A le lire on se serait cru en présence d'une sorte de races de surhommes d'une civilisation non encore née. Dans un récent article, publié en France par Paris-Presse et visi. blement hâtivement mis au goût du spoutnik du jour, Junk nous donne un échantillon de la littérature dont sont abreu- vés les Américains depuis déjà des mois et même des années. Premier titre : « Aux U.S.A. les « dieux » des fusées pré- parent leur revanche » (on devrait dire « préparent leur victoire », car c'est exactement ce qui s'écrivait « avant ».). Qu'est-ce qu'on raconte aux Américains dans cet article? Voici deux extraits significatifs : « le 27 janvier 1957 devait étre essayé le premier modèle d'un nouveau I.R.B.M. (Inter- mediate Range Balistic Missile », soit « fusée balistique de portée intermédiaire ») d'une portée de 2.500 à 3.000 km. sur le terrain de Cap Canaveral ). » Mais au début ce vol s'annonce mal. Des semaines durant des ingénieurs de la firme « North American Avia- tion » ont repoussé la date de l'essai. Quelque chose n'allait pas dans les soupapes nombreuses et compliquées de ce monstre de 25 mètres de haut. Lorsqu'ils sont enfin satisfaits et que le départ est donné, la puissante fusée ne s'élève que 165 Mais il y de quelques mètres au-dessus du tapis de béton de la rampe de lancement, tremblc, oscille comme un homme ivre et se laisse lourdement tomber sur le côté. » Après des semaines de « travail de détective », les ingénieurs ont pu expliquer cette défaillance spectaculaire par une insignifiante impureté du combustible exotique (c'est ainsi qu'on appelle les nouveaux mélanges pour moteur de fusée) » On le voit, rien n'y manque, et ces gars-là, s'ils échouent, c'est bien parce que c'est quasiment surhumain. D'ailleurs c'est bien simple, c'est au point que « Dans les usines, comme par exemple dans celle de Howard Hughes à Tucson où ces instruments de précision sont fabriqués (pompes de circuits récepteurs et émetteurs), il est interdit de tailler un crayon ou de déchirer une feuille de papier (la fine poussière qui en résulte pourrait modifier l'exactitude de la produc- tion), et l'air est renouvelé toutes les sept minutes. » Ce n'est pas ces moujiks qui seraient capables de ne pas tailler un crayon! mieux encore. Titre et sous-titre du deuxième article: « Le royaume du fantastique est né en Caroline du Sud... et ses meilleurs citoyens sont des infirmes. » Et voici une citation particulièrement caractéristique: « Parmi les nombreuses branches de la « Spacecraft Industry » (Industrie Interplanétaire) qui est en voie de dépasser l' « Aircraft In- dustry) (Industrie Aéronautique), celle qui a pris le plus grand essor est la branche électronique, sans laquelle les projectiles interplanétaires ne pourraient ni « voir », ni « res- pirer », ni être dirigés. « La plupart des monteurs de cette industrie de méca. nique de précision, sont des infirmes... On a constaté en effet que seuls les estropiés des jambes ont la patience de travailler des heures durant, presque immobiles, dans les ateliers de montage où chaque pas, chaque mot, chaque souffle même, trop puissant, peut dérégler les délicats instruments... » La seule firme Hugues emploie actuellement 1.500 infirmes. » Autant dire nous vaincrons parce que nos infirmes sont meilleurs que ceux des russes ! Cependant si les conséquences de cette propagande sont peut être absurdes, les choses elles mêmes ne le sont pas. Elles touchent les hommes, et voici comment: Les employés de l'industrie interplanétaire savent tous que ces efforts serviront du moins pour le moment à la fabrication « d'armes absolues », des projec- tiles les plus terribles qu'on puisse imaginer. » Pourtant, ajoute Junk, après cette constatation d'évidence que les officiels américains ont subitement oubliée depuis un mois : « Lorsque la « Spacecraft Industry » fait des offres d'em- ploi, elle ne fait pas appel aux sentiments patriotiques ou aux facteurs politiques par lesquels plus d'un technicien d'armement pourrait chercher à justifier son activité, mais 166 à l'esprit d'aventure, à la tradition pionnière de la jeunesse américaine. « On cherche pionnier pour la dernière frontière de l'homme », annonce par exemple « Rocketdyne », l'une des principales firmes de moteurs de fusées. Une autre an- nonce montre le globe terrestre voilé d'une buée bleuâtre, telle que le verront un jour les voyageurs en route vers la Lune: « Cette occasion est unique... jamais l'homme ne s'est trouvé face à une telle tâche... aujourd'hui de jeunes savants et chercheurs peuvent commencer leur carrière avec l'es- poir de collaborer dans un proche avenir à l'envoi du pre- mier vaisseau amenant des hommes vers la Lune. » Ces citations sont longues, mais il faut encore dire un mot de l'atmosphère dans laquelle vivent les producteurs de ces engins de rêve: « La « Spacecraft Industry » encou- rage aujourd'hui ses techniciens à exprimer les idées les plus étranges, les plus « folles ». Dans toutes ces entreprises existe une section qui se consacre à l'analyse du fantastique, de ce qui a été rejeté et qui demain sera peut-être le quo- tidien. On a déjà forgé quelques concepts pour cette « Science Fiction Research ». Il y a la « prophecy analysis » (analyse des prophéties), la « prognostication dynamics » (dynamique des pronostics), « prediction engineering » (pratique de la prévision). Toutes ces recherches ont un but commun, saisir ce qu'on ne peut encore actuellement comprendre, le cir- conscrire en une formule mathématique, le décomposer et le reconstruire d'une manière différente. » (1). Voilà le pays qui s'est vu frustré par les Russes, consi. dérés comme des barbares, du premier pas dans la conquête du ciel. Pour utiliser une expression chère au célèbre histo- rien anglais Toynbee, jamais une « civilisation » ne s'est trouvée confrontée à un tel défi, à un tel « challenge » que la civilisation américaine en octobre et novembre 1957. Or c'est ici qu'il faut trouver la signification la plus importante du lancement du deuxième satellite: en levant toutes les hypothèques et toutes les équivoques que le pre- mier satellite avait quand même épargnées, en révélant une avance de quatre à six ans des Russes (ce qui ne veut pas dire qu'il faudra obligatoirement ce temps-là pour les rat- traper), en confirmant la nouvelle dimension stratégique que (1) Nous ne faisons pas ces citations pour tourner en ridicule les réalisations techniques américaines, mais uniquement pour faire com- prendre l'atmosphère dans laquelle a éclaté la nouvelle du satellite russe. En effet, vues sous un autre jour, ces citations peuvent servir å illustrer l'extraordinaire esprit de système des Américains, leur « tota- litarisme scientifique », si l'on peut ainsi dire, qui les fait aborder de front l'ensemble des problèmes, réalistes et irréels à la fois, avec des moyens d'une richesse inouïe. In'en demeure pas moins, ainsi que nous l'avons dit, qu'il n'existe pas de développement automatique et que les Etats-Unis devront passer à travers une crise d'adaptation politico-sociale extrêmement sérieuse pour pouvoir cueillir les fruits de ce « totalitarisme scientifique ». 167 - le premier spoutnik avait introduite, ce lancement de par son impact formidable, a inauguré une ère nouvelle dans l'histoire. Pour la première fois une découverte et un pro- grès technique vont avoir des répercussions directes et quasi- ment immédiates sur la politique, sur le sort de dizaines de millions d'hommes. La découverte et l'utilisation du moteur à explosion ont transformé les conditions de vie, et dans la guerre les condi- tions de mort, de l'humanité entière, mais cette transforma- tion s'est étalée sur des dizaines d'années et ses répercussions sur les structures sociales et politiques ont été lentes. Cette fois-ci, pour la première fois un progrès technique repré- sente l'équivalent d'un acte politique de première grandeur. C'est vraiment, à proprement parler, la première irruption du technique dans le politique. Quel que soit le caractère minable des réactions de l'Ad- ministration Eisenhower d'aujourd'hui, on peut être assuré que dans, mettons les deux années à venir, les structures pro- pres de la société américaine devront subir un boulever- sement profond ou que cette société devra périr. Nous par- lons évidemment ici de la société américaine de classe. La centralisation et la bureaucratisation de la société yankee vont subir un processus d'accélération brutal, la con- centration du pouvoir et la contrainte comme méthode essen- tielle de gouvernement sont dès maintenant à l'ordre du jour de la politique américaine. Déjà l'Amérique d'après guerre accumulait en son sein des problèmes immenses et inédits pour son histoire. Un nouveau coup d'accélérateur vient d'être donné à cette course frénétique et incontrôlable des grandes puissances modernes, cette course qui contient en son sein aussi bien la domination absolue de classe que la révolution libératrice. Lc signification du lancement du premier satellite russe. Voici notre position pour ce qui est de l'essentiel : La conquête et la domination de l'exosphère sont deve- nues l'enjeu immédiat et suprême de la lutte entre les deux blocs, américain et russe. L'armée à structure bourgeoise, à structure de classe, ne peut vaincre le char qu'au moyen de l'avion. La domination dans les airs détermine stratégiquement la domination ter- restre. Les airs, c'est en fait ce qu'on appelle la troposphère, de zéro à 12.000 mètres. Déjà les avions à réaction entament la stratosphère, au delà de cette distance. Mais la course à la surpuissance ne s'arrête pas là, les fusées permettent de conquérir facilement cette stratosphère et de vaincre l'avion, soit en le détruisant, soit en le sur- classant. Déjà à ce stade (sauf au départ... et l'arrivée, comme 168 com- de juste) l'homme est éliminé. La conquête et la domination de la stratosphère, voire de l'ionosphère (jusqu'à 200.000 mè- tres) deviennent dès cet instant l'objectif N° 1. Or voilà qu'arrivé à ce niveau le progrès lui-même se dépasse de son propre mouvement; la fusée qui a mencé modestement bien que déjà efficacement le bazooka est une fusée antichar – a peu de limites potentielles (en fait elle n'en a aucune à notre niveau à nous, hommes terres- tres, car elle peut potentiellement beaucoup plus que les 11 km./seconde qui permettront de vaincre l'attraction ter- restre et de filer dans les espaces solaires, puis sidéraux). Ainsi quelques mois après l'engin balistique intercon- tinental (I.C.B.M., soit Intercontinental Balistic Missile), voici le satellite et avec lui la conquête de l'exosphère, soit au-delà de 300.000 mètres. Or les fusées sont des engins, totalement ou partiellement, téléguidés (sauf justement lors- qu'il s'agit de fusée dite balistique, ce qu'on oublie trop souvent). Ce sont des engins difficiles à commander, à brouil. ler ou à détecter rapidement du sol. De l'exosphère le pro- blème est tout différent, de l'exosphère les fusées peuvent être d'abord guidées, ensuite brouillées, enfin surveillées étroitement et instantanément. Mais il est encore plus simple de ne pas parler des engins, avions, fusées ou satellites, et de ne considérer que les aires de déplacement, l'atmosphère directe ou la tropo- sphère contrôle le sol, la stratosphère et l'ionosphère con- trôlent la troposphère, enfin l'exosphère contrôle ces der- nières. Que le satellite soit ou non une arme proprement dite, ne change rien à l'affaire, qu'il soit lui-même vulnérable, aux fusées par exemple, non plus (il est d'ailleurs douteux que les satellites resteront entièrement « sans défense »): il est l'instrument actuel de la conquête de l'exosphère, et la guerre, dans son champ d'action maintenant immense, constitue un ensemble intégré, dont les diverses parties sont indissociables. Cette unité de la guerre peut être imaginée très concrètement: organes de commande des engins et des engins anti-engins lancés du sol, organes de brouillage aussi, les satellites se livreront des batailles de cerveaux électroni. ques dans l'encre de la nuit sidérale... et le conducteur de char rampant dans la boue saura que sa vie même dépend en définitive de l'issue de ces combats extra-terrestres. Au lendemain du lancement du premier spoutnik, la grande presse titrait « un engin scientifique pas encore re- doutable » ou « on s'inquiète davantage à Washington de l'effet de propagande obtenu par Moscou que des répercus- sions militaires de l'expérience ». La pointe la plus avancée, si l'on peut ainsi dire, des commentaires de l'époque doit être trouvée chez Pierre Naville qui joue dans France-Obser- vateur aux. Engels : « Reste à songer que, bientôt, le satellite 169 1 1 ! russe sera rejoint par des satellites américains, les engins balistiques intercontinentaux russes par des I.C.B.M. amé- ricains. Les armes de bataille suprêmes seront enfin à pied d'ouvre, avec leur puissance de destruction gigantesque et, pourtant relative, sous l'oeil énigmatique, interrogateur et ironique (sic), des satellites chargés d'instruments de me- sure, de détection et de communication. » Il faut reconnaître que le lancement du second satellite russe a dessillé les yeux des gens, même non « marxistes » plus efficacement que la lecture des cuvres militaires d’En- gels. Un certain M. Jacques Bergeal, dans le « Journal du Dimanche » du 3 novembre dernier, mérite d'être cité assez amplement : « Toutes ces formidables constatations conduisent à conclure que le « Spcutnik II » a dès maintenant une im. portance militaire tout à fait considérable. Il est l'arme absolue jusqu'à ce que la parade soit trouvée... Du point de vue militaire « Spoutnik I » était déjà fort utile (sic). Avec deux petits satellites comme lui (58 cm., 83 kg et deux émetteurs à bord), on pouvait déjà téléguider avec préci. sion une fusée intercontinentale... Mais d'autres instruments ont une allure beaucoup plus militaire : enregistreurs du magnétisme terrestre par exemple dont la connaissance est capitale pour le téléguidage des fusées intercontinentales... Quoi qu'il en soit tous les spécialistes de l'astronautique et de la défense nationale dans tous les pays du monde se trou- vent aujourd'hui placés devant un événement d'une portée colossale qui va bouleverser tous les plans scientifiques et militaires jusqu'ici établis. >> L'opinion de Von Braun vaut probablement encore plus la peine d'être citée, d'abord à cause de l'homme lui-même, l'un des pères des V2 allemands et celui des fusées Jupiter et Redstone, ensuite à cause du degré d'abstraction de sa pensée qui rejoint, presque jusque dans sa forme, i, nôtre. La voici : « La mise au point d'une technique de récupération (du satellite russe) n'est pas, en elle-même, une menace pour les Etats-Unis. Elle devrait plutôt être considérée comme une importante réalisation de détail, dans le cadre des efforts manifestement gigantesques entrepris par les Soviets en vue de s'établir comme maîtres de l'espace qui rous en- toure. Là réside la véritable menace à notre sécurité, et seule la mise en euvre d'un programme américain de vol spatial solide et bien conçu peut la neutraliser... » En ré- ponse à la question du journaliste : « A votre avis, quelles. sont les répercussions militaires du satellite russe dispositif de défense actuel des Etats-Unis et sur son déve- loppement futur? » Von Braun répond : « C'est une rouvelle indication de l'importance toujours croissante des armes spatiales. D'ici dix ou quinze ans la supériorité spatiale aura pris la place de la supériorité aérienne d'aujourd'hui. » sur le - 170 Délais mis à part, et nous nous sommes expliqués là. dessus, c'est exactement ce que nous disons. Il n'en demeure pas moins que les effets des spoutniks ne seront pas immédiats. Par contre la puissance de la fusée qu'a révélée leur lancement a apporté des informations qui bouleversent dès maintenant le rapport des forces qui exis- tait dans le monde. Les Américains ont fait un véritable nuage de fumée d'une circonstance particulière : il n'est pas prouvé, ont-ils dit, que les Russes aient résolu le problème du retour dans l'atmosphère d'une fusée intercontinentale; ce problème nous l'avons résolu (...mais nous n'avons pas une telle fusée). Sur quoi se basent-ils? Sur les difficultés qu'ils ont rencontrées eux-mêmes dans la résolution de ce problème. C'est si loin de constituer une preuve qu'avec ce raisonnement les Russes ne devraient pas avoir lancé de satellites artificiels de la taille de ceux qu'ils ont lancés. D'ailleurs les Russes sont des plus affirmatifs sur e point, et il n'existe vraiment pas de raisons pour ne pas les croire. Nuage de fumée, c'est bien le cas de le dire, parce que les Russes sont certainement parvenus à découvrir des car- burants révolutionnaires qui leur ont permis de modifier le sacro-saint rapport de un pour mille qui existait jusqu'ici entre le poids de l'objet transporté par une fusée et le poids de la fusée elle-même. Celle qui a lancé le second satellite devrait théoriquement peser de 5 à 700 tonnes, soit le poids d'un train de marchandises chargé. Il est fort probable qu'il n'en est rien et que des fusées de taille relativement petite sont capables de franchir les fatidiques 8.000 km. qui lui confèrent le nom magique d'intercontinentale. Le résultat tangible se résume en quelques mots : les Russes sont non seulement capables d'atteindre n'importe quelle base périférique américaine d'avions ou de fusées à moyenne portée, mais encore d'atteindre directement le territoire des Etats-Unis lui-même, et cela de chez eux, sans même l'intermédiaire de sous-marins par exemple. C'est la première fois dans l'histoire de l'Amérique qu'une telle éventualité se présente. La chose est d'importance: elle im- plique en effet que les Américains ne pourront plus se payer le luxe qu'ils se sont offert lors des deux dernières guerres. et qui a consisté à reconvertir bien tranquillement leur in- dustrie de paix en industrie de guerre, alors que celle-ci faisait déjà rage sur de lointains théâtres d'opérations. C'est dès maintenant qu'il leur faut alimenter leur arsenal, comme si la guerre était déjà commencée. Certes il ne faut pas croire qu'ils vont s'y résoudre du jour au lendemain et il leur sera difficile de prendre pleinement conscience de la situation, entièrement originale pour eux, dans laquelle ils se trouvent. Pourtant, il leur suffira probablement d'une crise internationale majeure pour les sortir de leur torpeur. La . 171 en mollesse des réactions américaines d'aujourd'hui ne doit cas faire illusion : elle est purement conjonctu- relle. aucun Le marxisme et la guerre. Il reste une question laissée sans réponse dans cet arti- cle. Quel intérêt il y a-t-il pour un marxiste d'aborder, sous l'angle que nous avons choisi, les problèmes que pose l'évolution de la technique guerrière ? La première des raisons c'est que depuis le conflit de 1914-1918 les guerres entre nations se sont orientées dans une toute nouvelle direction et que les conséquences de ce fait sont proprement politiques. Précédemment on pouvait dire qu'en gros la victoire allait du côté de la meilleure organisation humaine, de la formation sociale qui assurait la participation la plus com- plète du combattant. Ainsi, pour la dernière fois dans l'his- toire des guerres nationales, Engels pouvait en 1870-71 affir. mer que la France, après la chute du Second Empire, pou- vait, si elle réalisait la « nation en armes », vaincre l'armée prussienne. En 1914 il n'était plus question qu'un tel problème puisse seulement se poser. Conscientes de leur impuissance à organiser les hommes, les bourgeoisies nationales se sont lancées à corps perdu dans la lutte à la surpuissance et elles ne pouvaient le faire qu'à travers la mécanisation et l'indus. trialisation de la guerre. Le combattant le meilleur devenait tout simplement celui qui était doté d'une puissance de feu supérieure et de projectiles d'une plus longue portée. Cela a donné, en fin de course, la bombe H et la fusée intercon- tinentale. Mais à travers ce processus la guerre changeait de na- ture. C'est ainsi qu'au lendemain de la dernière guerre a pu faire la théorisation, assez généralement acceptée, suivante : les combats de la première phase de la guerra n'ont d'autre signification que d'être des combats d'attente jusqu'au moment où l'une des principales forces en présence ait accumulé une supériorité matérielle telle que ser utili- sation massive, dans la seconde phase, soit obligée de faire pencher décisivement le plateau de la balance de son côté. Dans la première phase il n'y a pas de stratégie proprement guerrière, car elle ne vise pas à la victoire, mais simplement à gagner du temps, et dans la seconde il n'y en a pas non plus, parce que la supériorité matérielle est telle que l'issue est assurée d'avance. Pourtant ce raisonnement macabre qui aboutit déjà à présenter le combat lui-même, et donc le sacrifice de mil. lions d'hommes, comme quelque chose de purement négatif on - 172 et sans incidence réelle digne d'intérêt (ce que l'on n'ose dire qu'après coup) se trouve maintenant dépassé. La logique des choses a transposé la lutte pour la sur- puissance dans la préparation de la guerre et a, pour ainsi dire, déjà introduit « quelque chose » de la guerre dans la paix elle-même. La puisance industrielle grossière et indifférenciée (les centaines de millions de tonnes de charbon et les dizaines de millions de tonnes d'acier) ne suffit plus. Il faut une société qui s'organise entièrement autour de la préparation techno. logique qualitative de la guerre, une société qui, dès le temps de paix, subordonne ses activités totales à la course à la surpuissance. C'est la raison pour laquelle les « actes >> techniques deviennent de véritables actes politiques. C'est la raison pour laquelle l'orientation stratégique, le choix au niveau de la production et de la conception des divers moyens, s'identifie de plus en plus avec l'orientation poli- tique elle-même. Dans les années immédiatement à venir, l'Amérique devra avoir la politique de sa stratégie... et sa stratégie ce sont les Russes qui, par leur avance temporaire, la lui imposent. La réciproque pouvant devenir d'ailleurs vraie. Mais il y a aussi d'autres raisons à notre intérêt. Cette évolution de la guerre n'a pas été aussi simple. Nous avons déjà montré précédemment que les progrès accomplis dans l'armement léger, celui qui est à la mesure de l'homme, ont été aussi immenses et ont doté le combattant d'un armement toujours plus efficace: la mitraillette ou les pistolets mitrail. leurs modernes, les bazooka, et les canons de 75 sans recul, pour ne donner que ces exemples, sont l'expression d'une « démocratisation » quasiment parfaite de l'armement. Une organisation humaine de type révolutionnaire – avec une conception correspondante --- accouplée à cette puissance de l'armement de base moderne ferait passer décisivement, dans . la guerre civile, l'avantage du côté des insurgés. En effet, dans la guerre civile, seules les armes sélectives, celles qui permettent une distinction entre l'ami et l'ennemi, entreut en jeu. La bombe H ne sera jamais un instrument de guerre civile, le char et, à la limite, l'avion, représentent les arme- ments les plus lourds utilisables. Nous avons aussi montré que la lutte du partisan, de l'insurgé, ne dépend pas uniquement de son armement, mais aussi de la nature de l'organisation armée de son adversaire, et des contradictions et des défauts inhérents à cette nature. Or cette organisation armée — sauf pour quelques troupes spécialisées mais insuffisantes face à un grand mouvement n'est pas orientée essentiellement sur la guerre civile, mais bien sur la « grande guerre », la guerre « étrangère ». Il faut donc étudier cette organisation et encore plus étudier le sens de son évolution. La tendance à un écartè. 173 - lement entre deux pôles extrêmes, que nous avions déjà cons- tatée, arrive de nos jours à son paroxysme. D'un côté il y a des formations terrestres, de composition à base essentielle- ment humaine, extrêmement mobiles et de plus en plus autonomes, de l'autre il y a l'armement lourd proprement dit, de plus en plus robotisé et d'un maniement de plus en plus complexe, nécessitant pour le servir une véritable armée de « non combattants », dans le sens propre du terme. Déjà cela tend à soustraire du montant existant des « forces uti- les » une fraction toujours croissante d'individus. Mais de plus de telles armées n'ont d'efficacité, dans la grande guerre, que si les pôles extrêmes sont intimement intégrés en une seule et même activité. Or, cela veut dire qu'une part croissante de l'entraînement et des préoccupations, est orien. tée dans le sens du maintien des liens entre les diverses acti- vités de destruction, et qu'une organisation correspondante spéciale, extrêmement complexe et fragile, est indispensable. Toutes choses qui ne peuvent que servir à la guerre civile révolutionnaire. Enfin, cette évolution de la guerre pose un probième encore plus ample et plus profonů: elie met en cause la capacité même des classes dirigeantes de mener une guerre qui conserve un caractère de rationalité par rapport à son objectif. Il est certainement absurde de détruire un continent pour mieux le dominer. Cela pose, pour la première fois dans l'histoire, la nécessité de limiter volontairement l'emploi des moyens immenses dont on a par ailleurs recherché fébrz- lement la possession. La chose n'est pas aisée, et l'on peut même dire que ni les uns ni les autres ne semblent y être arrivés. La chose est d'autant moins aisée que la course à la surpuissance continue de plus belle. On peut même se poser la question de savoir si la préparation de la guerre elle- même n'est déjà pas frappée de ce caractère d'irrationalité profonde, et se demander si cette course à la lune, dans le sens figuré aussi bien que dans le sens propre, inaugurée depuis le 4 octobre dernier, ne constitue déjà pas sociale- ment une profonde absurdité pour les classes dominantes, n'est déjà pas le signe de leur définitif aveuglement. On voit que ces raisons sont suffisantes pour préoccuper un marxiste, et nous tenterons, dans un prochain numéro de cette revue, de traiter plus à fond et plus théoriquement de ces problèmes. Ph. GUILLAUME. Documents On trouvera ci-dessous la traduction de plu- sieurs textes publiés dans la presse des exilés hon- grois, qui apportent une contribution à la connais. sance du rôle des Conseils Ouvriers en Hongrie pendant la révolution de :956 et des conceptions sur l'organisation du pays discutées pendant cette période. Nous en avons respecté ', terminologie, et le lecteur s'apercevra qui ies cuteurs appellent « boicherisme » et « communisme » ce que nous appelons ici stalini.me el bureaucratie. C'est là aussi un des résultats de la domination s:ali- nienne. . Gabor Kocsis: Sur les Conseils Ouvriers (1re partie). (« Nemzetör », 1-15 août 1957. en Savons-nous ce que nous avons voulu? C'est une ques- tion que l'on peut entendre souvent. Je pense que la réponse en est : « En nous, en toute la jeunesse hongroise, le « Quoi » était tout à fait vivant. Par contre, il n'était pas rare de n'avoir aucune idée sur le « Comment ». Le mot d'ordre : « Nous ne rendrons pas la terre et les usines » montre que le peuple a choisi le socialisme, même temps que la revendication de la liberté de l'initia- tive privée pouvait paraître un premier pas vers le capita. lisme; on a exigé les élections libres en même temps que les Conseils révolutionnaires, surtout en province, entravaient (souvent sévèrement) la fondation de partis même pas dicta- toriaux, en exprimant ainsi la volonté populaire d'une cer- taine limitation de la liberté électorale; la paysannerie condamnait unanimement la « socialisation » de type bolché- viste — en même temps qu'en certaines régions, les paysans eux-mêmes souhaitaient le travail commun, à condition qu'il reste réellement volontaire, et organisé de manière saine. Mais la Révolution possédait un organisme qui incar- nait très nettement, non seulement ces idées, mais aussi le moyen tout à fait propice à la mener non seulement à la 175 - - > ) + victoire mais aussi à son maintien au pouvoir, c'est-à-dire à l'établissement de cette société hongroise nouvelle : et non seulement comme organe politique mais aussi comme or- gane économique. Il s'agit des Conseils Ouvriers. Leur nais- sance, leur activité, leur extinction même en témoignent clai- rement. Ils sont le gage suprême de notre avenir, il en dé. coule donc la tâche d'en informer le monde et d'en élaborer le projet exact. Nous allons, dans ce but, publier une série d'articles à ce sujet. Il semble que se posent quatre questions : 1° Pourquoi était-il nécessaire d'avoir, indépendamment des syndicats, déjà organes représentatifs des intérêts de la classe ouvrière, un autre représentant, les Con: seils Ouvriers? 2° Comment les Conseils Ouvriers sont-ils nés, ont-ils fonc. tionné et agi? 3° Pourquoi les Conseils Ouvriers forcés non par la volonté de leurs membres mais par les circonstances - ont-ils transformé leur destination originelle et sont-ils devenus l'organe de direction politique de la société? 4° Quelles conceptions se sont formées concernant un système d'Etat fondé sur les bases des Conseils Ou- vriers? Les réponses à ces questions pourraient donner une unité à la prise de position des exilés et un point de départ aux recherches des sociologues professionnels dont la compé- tence dépasse la nôtre. Le monde entier parlait, ces jours-là, du « miracle hon- grois ». Or, en Hongrie, à la même époque, on participait déjà à un second miracle : après celui des jours sanglants, à la création des nouvelles formes de vivre d'un peuple qui s'est, à tous les égards, retrouvé comme il a retrouvé le véritable sens de ces grands mots entendus tant de l'Orient que de l'Occident. OR - Article non signé: Syndicats et Conseils Ouvriers. (« Nemzetör », 15-31 août 1957 (Extrait). L'auteur, contrairement aux prétentions communistes, est d'avis que les Conseils Ouvriers n'avaient originellement aucun rôle politique et ne se sont créés que par besoin d'un organe représentatif des intérêts des ouvriers, étant donné que les syndicats, dans la « dictature du prolétariat », ne l'étaient pas le moins du monde: appartenance forcée, élec- tions publiques et suggérées, rôle de sbires et de gardes- chiourme, pseudo-conquêtes. Il ne fait même pas mention de l'auto-gestion. . :1 176 . 6 Gabor Kocsis : Sur les Conseils Ouvriers. 2e partie (« Nemzetör », 1-15 septembre 1957. Les cercles étrangers s'intéressant aux Conseils Ouvriers sont surtout préoccupés par la question suivante : était-ce l'activité politique ou bien l'activité économique qui prédo- minait au sein de ces Conseils? Il est incontestable que leur activité dépassait large- ment le cadre des affaires individuelles des usines, et visait à diriger toute la vie économique. Il est également incon- testable qu'elle dépassait l'économie même et avait des exi- gences politiques mais celles-ci n'étaient-elles pas aussi nécessaires à une vie économique normale? Nos sources sont assez incomplètes, voire confuses, et, sinon contradictoires, du moins comportant de sérieuses diffé- rences. Après le 25 octobre a commencé à une grande échelle l'organisation des partis : selon toute probabilité, c'était en- core, en coulisse, une manœuvre communiste visant l'affai- blissement de l'unité nationale. A Budapest, cependant, on n'a rien fait d'important pour freiber cette organisation il en était autrement en province, où les Conseils révolution- naires l'ont d'ordinaire empêchée. Il est vite devenu évident que l'Union Soviétique ne supporterait pas un tel degré de démocratie, et pourrait même en profiter pour une nouvelle intervention. C'est cela, plus la nécessité d'un organe de représentation d'intérêts, qu'a reconnu la classe ouvrière hongroise en créant les Con- seils Ouvriers. On ne peut encore (ou plus?) retracer de quelle usine a surgi l'initiative, répandue en un seul jour dans toutes les usines de Budapest et de la province. C'était vraisembla- blement une des grandes fabriques de la capitale: d'aucuns prétendent Csepel, d'autres Egyesült Izzo (Fabriques Réu- nies d'Ampoules). Chaque partie d'usine a élu son délégué. Ces délégués ont constitué un Conseil de l'usine qui a élu son prési- dent. Les présidents des petites usines ont formé, par arrondis- sement, les Conseils Ouvriers d'arrondissement qui, de leur part, ont aussi élu leur président et un délégué — dès qu'ils en ont appris la création au Conseil Ouvrier Central. Celui-ci, par contre, était l'initiative des grandes usines (Ma- chines Lang, Wagons Ganz, Electricité Ganz, Appareils de Mesure, Mavag) et composé d'abord de leurs présidents. Il faut noter que les élections étaient secrètes. C'est ainsi que s'est constitué l'organisme de bas en haut, à peu près en 48 heures, ce qui prouve bien l'accord total. Le Conseil Central a élu son président en la personne d'un jeune ouvrier, Sandor Racz. - 177 : 0 Au moment même de leur création, les Conseils Ouvriers ont déterminé leur programme et leur compétence. Les re- vendications présentées au Gouvernement étaient formées indépendamment par chaque usine; et les 18 points du Conseil Central n'ont fait que les résumer. Ces rey ndica- tions, pour ne mentionner que les plus importantes, consis- taient en: la gestion de l'usine par le Conseil Ouvrier, la suppression de l'inhumain « salaire au rendement », la dissolution des sections de personnel, le règlement immédiat des salaires et des pensions, l'établissement de syndicats in- dépendants et sans parti, en contact avec l'Union Mondiale des Syndicats Libres, l'approbation des 16 points de la jeu- nesse révolutionnaire, le départ des troupes russes et, après le 4 novembre, la reconstitution du gouvernement Imre Nagy. Après le 4 novembre, le Conseil Ouvrier est resté litté- ralement seul dans l'arène contre les Soviétiques et Kadar. Les partis se sont aussitôt décomposés, tandis que les autres organisations, reconnaissant la seule possibilité d'action, dé- claraient immédiatement leur jonction au Conseil Ouvrier Central. C'est dans ce sens qu'ont fait déclaration : le Comité Central Révolutionnaire des Intellectuels, plus tard trans- formé en Conseil Intellectuel, l'Union des Ecrivains, des Journalistes, des Artistes, des Acteurs, des Juristes, des In- génieurs, des Médecins, les organisations de la jeunesse et les groupements universitaires, la Fédération des Paysans et celle des Petits Artisans, et tous les Conseils Révolutionnaires des départements, des villes et des villages. Selon le témoignage des feuilles de souscription, à la mi-novembre, quatre millions d'hommes sur les neuf que compte la Hongrie étaient derrière le Conseil Ouvrier Central. Conformément à ce fait, il a changé ce nom en celui de: Conseil Ouvrier du Grand- Budapest: et c'est uniquement parce que Kadar l'accusait déjà de formation d'un contre-gouvernement qu'il n'a pas pris le nom de Conseil Ouvrier Central National. Budapest et toute la population hongroise soutenaient les Conseils d'une telle unanimité que le grand meeting pro- jeté, qui aurait compris tout le pays, n'a pu être empêché par Kadar qu'avec l'aide des blindés soviétiques. Le « Gouvernement » a naturellement tout fait pour réduire au minimum la portée politique des Conseils. Un décret bornait leur activité aux affaires intérieures écono. miques de l'usine. Quant aux questions concernant le per- sonnel et les affaires financières, le Gouvernement s'est con- servé le droit d'en décider lui-même, ou par l'intermédiaire des directeurs nommés par lui. Le Conseil, bien entendu, ne pouvait pas accepter ces mesures, mais c'est déjà sur cette base que s'engagèrent les négociations entre lui et le gouvernement Kadar. A partir de ce moment, la situation du Conseil Ouvrier Central est devenue de jour en jour plus grave. Kadar a - 178 choisi la tactique de temporisation et les négociations se sont toujours interrompues sans décision. Les délégués qui n'avaient pas participé aux sessions, donc n'étaient pas au courant, ont finalement accusé les participants d'opportu- nisme et, pour forcer une solution, ont de nouveau proclamé la grève générale. Entre temps, le Conseil Ouvrier a déjà établi tout son appareil : il avait des sections politiques, d'organisation, éco- nomiques et de presse; et il a préparé l'édition d'un quoti- dien: « Le Journal des Ouvriers » (même titre, à bon escient, que celui du journal de Tanesis, leader ouvrier dans la révo- lution de 1848). Mais celui-ci n'a jamais pu paraître. Dans les usines, les Conseils Ouvriers ont complètement pris en mains la direction, y compris la gestion de la trésorerie, les dirigeants replacés par le Gouvernement ont été expulsés du territoire des usines, les salaires de base élevés de 10 %, les sections de personnel dissoutes, le système des « normes >> supprimé. Mais ce même délai a suffi à Kadar pour reprendre ses forces. Début décembre, se sentant appuyé par l'armée sovié. tique, par les ministères et le Parti réorganisé, le Gouver nement a rompu les négociations. Entre les 5 et 8 décembre, 200 à 300 membres des Conseils furent arrêtés, et plusieurs centaines « interrogés ». Voyant tout cela, le Conseil Ouvrier Central ne devait plus hésiter. Il est devenu évident que poursuivre les négo- ciations avec le Gouvernement n'aurait eu aucun sens. La conférence de caractère national convoquée en dépit de l'in- terdiction gouvernementale le 8 (ou 9) décembre, déclara la deuxième grève de 48 heures. Mais le Gouvernement a pris connaissance de cette déci. sion, et en conséquence, il a dissous par décret, dès le len- demain, le Conseil Ouvrier Central et les Conseils Ouvriers des départements. C'est ainsi qu'a cessé l'activité des Conseils Ouvriers en Hongrie. Les Conseils d'usines, s'ils n'étaient pas dissous de leur propre décision, étaient contraints par le Gouvernement à une existence purement formelle. Et une grande partie de leurs membres fut internée au cours du mois de juillet. En résumé, on peut dire que les Conseils Ouvriers se sont montrés viables dans une situation historique d'une gra- vité peut-être sans précédent, et ont prouvé qu'ils étaient susceptibles de former les bases d'un ordre politique, écono- mique, peut-être même social, qui serait tout à fait nouveau et correspondant aux données du peuple hongrois. Les con- ceptions qui sont nées au sein du Conseil pour préciser cet avenir échappent au cadre du présent article. 179 Gabor Kocsis: L'image de notre avenir. (« Nemzetör », 15-30 septembre 1957). Et peser toutes nos affaires « Dans l'assemblée prudente « De l'expert peuple laborieux... » Attila Jozsef. Pour créer le nouvel organisme de direction de l'écono- mie nationale, nous connaissons deux tentatives pendant ia Révolution : 1° Les Chambres Industrielles. C'est le Conseil Ouvrier de Grand-Budapest qui a nommé un comité pour l'élaboration du projet de ces Chambres. Selon la première variante, les Conseils Ouvriers, par arrondissements, par villes ou par régions industrielles, au- raient élu les Chambres, composées des experts les plus qua- lifiés. L'organe suprême en aurait été la Chambre Indus- trielle Nationale, constituée par les meilleurs experts en économie et industrie, et ayant pour rôle de diriger et harmo- niser l'activité des Chambres Industrielles et des Conseils Ouvriers. Selon l'autre variante, la Chambre n'aurait existé que sur le plan supérieur: la seule Chambre Industrielle Natio- nale, comme organe conseilleur auprès du Conseil Ouvrier Central (National) pour la direction des Conseils Ouvriers d'usines, d'arrondissements, de régions. Cette direction parais- sait indispensable et aurait concerné la vie économique des usines, la collaboration entre elles, et le commerce intérieur, mais surtout extérieur. Le projet ne contenait pas, c'était son défaut, de propo- sitions sur l'organisation de l'agriculture et du commerce agraire, mais il a souligné la nécessité de la présence d'ex- perts agrariens. Les rédacteurs du projet n'étaient pas d'accord en qui concerne le rapport avec le Parlement. Une fraction vou- lait consumer petit à petit le Parlement politique, en élargis- sant le cercle d'activités de la Chambre Industrielle, tandis que l'autre était partisan d'une collaboration parallèle, et qu’un troisième petit groupe tenait la Chambre et le Consel Ouvrier Central pour une simple solution de secours, et esti- mait qu'après la purification politique du Parlement, ils deviendraient inutiles. Cette conception était de toute façon, étant donné les circonstances, plus réaliste que l'autre : 2° Le Parlement Ouvrier. L'idée de ce dernier s'est développée en province. Pour comprendre ce phénomène, il faut savoir que les Conseils Ouvriers avaient en province un caractère différent de ceux ce 180 - - de la capitale. Moins dynamiques dans leur activité, ils avaient cependant un organisme plus général : l'établisse- ment de liens entre eux n'était pas difficile, et c'est pour- quoi, dans les villes provinciales, municipales ou départe- mentales, les organes de leur union ont pris, plus souvent encore que le nom de Conseil ouvrier, celui de Conseil Révo)- lutionnaire National. Ils dirigeaient respectivement la vie de toute la ville et de tout le département. L'autre différence par rapport à Budapest, était l'ambiance plus calme et pai- sible en province. L'idée du Parlement Ouvrier, différemment de celle des Chambres Industrielles, implique d'ores et déjà la suppres- sion du Parlement proprement dit marionnette ou non ; c'était l'idée, mûrie par le spectacle souvent_chaotique des partis surgis au cours de la Révolution, d'un Parlement sang partis, d'une vie politique sans politique de partis. Le principe, malheureusement resté lui aussi non élaboré en détail, envisageait l'élargissement du système des Con- seils Ouvriers en un système de quatre organisations en colla- boration étroite: a) les Conseils Ouvriers, b) les Conseils des Cultivateurs, c) les Conseils des Artisans et des Petits Commerçants, d) les Conseils Intellectuels, les membres de chaque Conseil étant élus par les exerçants de ces professions respectives, en quantité proportionnelle au nombre de ces exerçants. Ils auraient réalisé cette colla- boration sur trois échelons successifs, chaque échelon supé- rieur étant composé des délégués de l'intérieur: Conseils : 1. des Communes, cantons, resp. arrondissements de ville, 2. des départements resp. villes, 3. et le Parlement Ouvrier, ou Parlement des Conseils. Cette conception aurait abouti à l'extermination des in. térêts de partis dans la vie du pays, en même temps que l'intégration dans celle-ci des intérêts de toutes les couches sociales du peuple hongrois, dans la proportion numérique respective de ces couches. (Je n'emploie pas, consciemment, l'expression « classes »; le bolchévisme a réussi, malgré lui, à réaliser la société sans classes en Hongrie fait qui fut mis sous les yeux du monde par la Révolution. Mais cette question exigerait une étude spéciale.) Il est clair qu'ainsi, au niveau du Parlement, les repré- sentants de la paysannerie seraient en nombre dominant, ce qui paraît équitable et juste, en considération de la compo- sition sociale actuelle chez nous. Mais l'avantage qu'a la classe ouvrière en fait d'organisation, et l'intelligentzia en fait d'instruction, assurerait toujours l'équilibre, tandis que la représentation du petit artisanat et du petit commerce - 181 . assumerait le rôle de contrepoids sur la bascule de la na- tion. Ce serait un équilibre rappelant celui du système à deux partis en Occident, mais qui serait peut-être plus sta. ble, étant donné l'identité foncière des intérêts. Bien que tout à fait nouveau, ce projet aurait été, nous en sommes persuadés, réalisable en un semestre à peu près, pendant lequel l'administration des affaires nationales aurait été confiée au Conseil Ouvrier Central, avec la participation des spécialistes. La réalisation future de cette conception en Hongrie est naturellement problématique. Il se trouvera, il se trouve même certainement des gens qui tiendront toute l'idée pour utopique, pour une de ces fantasmagories imaginées dans le rêve de la lutte libératrice. Certes, il existait de telles fantai. sies, mais notre conviction est que ce plan est le produit d'une appréciation sobre des circonstances et des capacités du peuple hongrois, et constitue le seul point de départ possible pour l'Ordre Nouveau en Hongrie. Nous avons pu voir pendant douze ans les méfaits inhu- mains du capitalisme d'Etat et nous imaginer les avantages des démocraties occidentales et voici une demi-année que nous observons les défauts du capitalisme occidental. Si quel. qu'un peut se dire moralement prêt à ce nouvel ordre social, c'est nous. - La Rédaction demande l'opinion des lecteurs pour élar- gir ces recherches faites à une échelle assez individuelle. LE MONDE EN QUESTION LA SITUATION EN HONGRIE La terreur contre-révolutionnaire n'a pas encore réussi à mettre les dirigeants hongrois à l'abri de tout souci et leur inquiétude les ameur à des déclarations où se dévoilent la résistance des masses et l'oppression. Dans son discours devant les activistes du Parti en prévision de l'anniversaire de l'insurrection d’octobre dernier, Kadar, parlant des problèmes de la démocratie dans les usines, a révélé que les Conseils Ouvriers ont cessé d'exister en pratique: « Mais, a-t-il ajouté, il est nécessaire de développer la démocratie dans les usines, d'augmenter lc contrôle ouvrier et à cette fin il faut créer un nouvel organisme, une sorte de conseil d'entreprise où le rôle dirigeant reviendrait aux syndicats. » Ainsi se poursuit le retour à la bureaucratie et la liqui. dation des efforts des travailleurs pour établir leur pouvoir. Sur ce point l'aveu que la démocratie a besoin d'être développée dans les usines (après plus de dix ans de régime « socialiste »!) est à retenir. Si le Parti n'ose encore contrecarrer de front l'aspiration du prolétariat à la gestion, il n'en reste pas moins qu'après avoir étouffé les orga- nismes créés par le prolétariat lui-même dans ce dessein, il lui enlève le contrôle direct des usines pour le faire passer à la bureaucratie syndicale. En mettant en échec la volonté des masses, le régime est conduit à affirmer encore plus ouvertement son caractère policier et sanguinaire. C'est le ministre de la culture Kallaï, tout fier du sang versé, qui se flatte que la police ait montré aux « étudiants révolution. naires » comment sont traités « les anti-socialistes et les mauvais gar- çons ». C'est un article de Nepszabadsag, à propos de l'anniversaire des événements d'octobre qui publie cette affirmation féroce: « Si les forces de la réaction restant en Hongrie osent relever la tête nous ve:llerons à ce qu'elles n'aient pas de temps de la rentrer dans les épaules. » Anti-socialistes, mauvais garçons, forces réactionnaires ? Qu'est- çe à dire ? Les insurgés d'octobre: les ouvriers, les paysans, les étudiants? On ne peut savoir alors ce qui est le plus odieux dans ces propos de t'impudence de l'insulte ou du cynisme des menaces. Pour un peu, Kadar et ses amis souhaiteraient comme Caligula du peuple romain que le peuple hongrois n'ait qu'une tête pour pouvoir l'abattre plus facile. ment avant qu'elle ne soit rentrée dans ses épaules. Mais il est vrai, qui exploiteraient-ils? Le grand moyen de ce régime reste donc la terreur policière. En effet, si là-dessus les renseignements ne franchissent pas aisément la frontière hongroise, cependant les quelques faits qui nous parviennent indiquent que la répression poursuit son cours. Ainsi le 11 octobre dernier l'agence MTI annonçait-elle que quatre écrivains étaient condamnés pour avoir aidé le mouvement « contre-révolution- naire » (selon le style habituel du P.C. hongrois): Damokos Varga á deux ans de prison, Zoltan Molvar à trois ans, Aron Tobias et Gyula Fekete à un an avec sursis. On sait que Tibor Dery vient d'être con- damné à 6 ans de prison, le dramaturge Julius Hay, le poète Zoltan Zelk et l'écrivain Tibor Tardos à 2 ans. Encore les écrivains ont-ils dû accep- ter de signer le manifeste protestant contre les débats à l'O.N.U. pour obtenir que le gouvernement n'applique pas des peines plus graves. On comprend que les dirigeants hongrois aiment mieux mettre des bar. rières à l'information et qu'ils aient refusé l'observateur de l’O.N.U., le prince Wan, comme le communique l’A.F.P. le 14 octobre dernier. Cette répression répond à une opposition populaire si forte que les chefs du Parti ne parviennent pas à la cacher. Au début d'octobre un 183 : numéro de l'hebdomadaire « Eletes Orodalom » déplore la persis- tance parmi les étudiants des diverses facultés de l'idéologie « contre- révolutionnaire ». « Certes, écrit le journal, des résultats positifs ont eté atteints depuis novembre dernier. Les contre-révolutionnaires les plus bruyants ont été chassés des universités. 30 % des étudiants se sont fait inscrire à la nouvelle K.I.S.Z. (Union des Jeunes Communistes) et la plupart des étudiants, faute de mieux, comme le disent certains d'en. tre eux, ont recommencé à travailler sérieusement. Mais on aurait tort d'en conclure que l'idéologie « contre-révolutionnaire » est anéantie. Son venin est toujours vivant. » Que la plupart des étudiants se soient remis à travailler faute de mieux en dit long sur ce qu'ils pensent du régime et si le pourcentage des inscrits aux Jeunesses Communistes est exact, il faut croire que les 70 % d'étudiants restant sont bien hostiles ou que les 30 % inscrits ne sont guère enthousiastes car co chiffre n'a pas l'air de rassurer outre mesure l'hebdomadaire. La résis- tance se révèle aussi vive dans les autres couches de la jeunesse. Le 3 octobre, l’A.F.P. communiquait que Nepszabadsag venait de publier un article assez mécontent de la Fédération des Jeunesses Communistes (K.I S.Z.). Le journal constate que, mal secondée par les pouvoirs pu- blics, elle n'arrive pas à résoudre les problèmes matériels, culturels et moraux des jeunes hongrois. Le parti reproche aux Jeunesses com. muristes : 1° de négliger le travail politique au profit d'activités sportives et culturelles ; 2º de rester coupées de la grande masse des Jeunes par la limita. tion volontaire du recrutement et l'insuffisance de leur action dans le pays. Et l'article énonce les conséquences de ces fautes : « Les jeunes travailleurs sont devenus indisciplinés, mécontents de leurs conditions de travail et de leur salaire. Il est vrai que dans certaines entreprises, ils sont mat logés et mal nourris et il en est de même dans de nombreux foyers d'étudiants. De plus les jeunesses communistes, les syndicats et les diverses entreprises n'aident pas les jeunes mariés à trouver un loge- ment. » Passons sur l'absurdité de corstater que les jeunes sont mé- contents de leurs conditions de travail et de leur salaire et d'en rendre responsables non ces facteurs mêmes mais tout autre chose, en l'occur. rence la carence d'une organisation du Parti. C'est dans le même esprit qu’un patron capitaliste attribuera le mécontentement de ses ouvriers à leur salaire et à leur situation dans l'usine mais à quelques meneurs, en général payés par Moscou. Le langage de l'exploitation se révèle partout semblale. Ce qui importe dans ces lignes c'est le tableau qu'elles font apparaître: une jeunesse que ses conditions de travail rendent malheureuse, qui est mal payée, mal logée, mal nourrie et dont le méconter: tement est si grand que l'organisation du Parti échoue à la rallier au régime et reste coupée d'elle. Il faut que les jeunes ouvriers se sentent bien opprimés par la politique du P.C. hongrois pour que les jeunes communistes renoncent à faire porter leur activité sur le plan politique et, quittant ce terrain difficile, se réfugient dans le domaine sportif et culturel. Nepszabadsag poursuit son article en annonçant la solution du Parti à ces difficultés : elle consiste à nommer une commis- sion chargée d'élaborer les réformes nécessaires pour résoudre ces divers problèmes de la jeunesse. Nous les attendons avec intérêt. Le régime se heurte à une résistance généralisée et à chaque instant les milieux officiels hongrois sont contraints de le constater. Le 24 octo- bre encore, la Radio de Budapest diffusait un article de Nepszabadsag aux termes duquel « les restes de la contre-révolution existent toujours et stimulés par l'Ouest continuent de semer le trouble ». Le poids de l'opposition populaire semble tel qu'il tend à briser la cohérence du Parti et Nepszabadsag doit en venir à dénoncer l'esprit de conciliation de certains milieux du Parti. Cette atmosphère semble avoir rendu le gouvernement assez ro. goissé à l'approche de l'anniversaire de l'insurrection d'octobre; il mul. tiplia les appels au calme et les menaces, trahissant son anxieté. Le non 184 14 cctobre Kadar faisait à la radio la déclaration suivante: « Nos réac- tionnaires excités par la propogande de la radio impérialiste rêvent de troubler l'ordre à l'occasion de l'anniversaire des événements d'octobre- novembre dernier », et dans son discours devant les activistes du parti 'mentionnés plus haut il lance cette menace: « Je suis en mesure de déclarer que, de même que nous avons en mars dernier déjoué les mots d'ordre contre-révolutionnaires, nous infligerions une défaite encore plus cuisante à toute provocation de la réaction. Elle peut être convaincue que toute tentative aura sa réponse. » Kallai, de son côté, donnait cet avertissement: « Les forces de la sécurité sont plus fortes que pendant la révolution d’octobre, elles ont l'ordre de tirer sur tous ceux qui entreprendraient des actions contre-révolutionnaires. » Une dizaine de jours plus tard, la presse et la radio lancent à la population un ultime avertissement contre les manifestations qui pourraient se dérouler à l'occasion du premier anniversaire de l'insurrection d’octobre. Un con- trôle plus sévère que d'habitude est établi à la frontière autrichienne et aux abords de Budapest. Enfin, selon les informations de l'.AP. et de l'U.P. des unités soviétiques auraient été mises à pied-d’æuvre pour aider, le cas échéant, la police et l'arrcée hongroises à réprimer les désordres. De petits détachements auraient été logés dans les casernes de la capitale évacuées pour la circonstance par leurs occupants habi. tuels. La crainte de tout ce qui peut réveiller la colère populaire a poussé le gouvernement jusqu'à interdire aux Hongrois de déposer des fleurs sur les tombes des morts des journées d'octobre-novembre. Comment l'anniversaire s'est-il déroulé? La résistance avait donné la consigne de rester chez soi après 17 heures. Les informations sur l'attitude de la population sont assez rares. A Budapest c'est surtout les cafés et les restaurants que la foule semble avoir désertés. A Gyoer on signalait que les rues étaient vides à partir de l'heure indiquée. Ainsi les efforts des dirigeants n'ont-ils pu empêcher tout à fait le peuple de manifester ses sentiments et c'est en vain que par un procédé habituel du stalinisme ils tentent de masquer leur isolement et l'hostilité des masses en flétrissant l'opposition des noms de réac. tionnaire et d'agent impérialiste. L'ampleur de l'insurrection de l'an dernier et l'anxiété du gouvernement à l'approche de cet anniversaire réduisent à néant cette piètre manoeuvre et toutes ces menaces et ces injures n'aboutissent ainsi qu'à démasquer un peu plus ce curieux socialisme qui s'adresse aux masses pour leur rappeler qu'il a versé leur sang et qu'il est encore prêt à le faire. C. LEROY. SUR « L'HOMME NE VIT PAS SEULEMENT DE PAIN », de DOUDINTZEV Pour la première fois, depuis trente ans, nous parvient d'U.R.S.S. un livre rompant avec les mensonges du conformisme officiel et nous donnant une image réelle des conditions de vie dans la société sovié- tique: c'est le roman de DOUDINTZEV « L'homme ne vit pas seule- ment de pain ». Tout ce que nous savions, soit par déduction et recoupement de documents économiques, soit par les ouvrages et témoignages d'oppo- sants tels que Trotsky, Serge, Yvon Ciliga, se trouve tout à coup con- firmé et illustré par les 532 pages de ce roman d'une valeur littéraire par ailleurs médiocre. En effet, si le livre a provoqué un dale, sa parution en été différée, nul parmi les officiels du régime, n'a contesté l'authen- ticité du témoignage qu'il nous apporte. Les faits nous sont livrés à travers la contexture romanesque; c'est toute la réalité de la vie quo- tidienne dans une société fonctionnarisée, hiérarchisée: avec ses classes distinctes depuis le prolétariat jusqu'aux hautes sphères de la bureau. cratie dominante. a 185 . La première partie du roman, située à Mouzga, combinat indus- triel, oppose en une sorte de diptyque, le « standing » insolent et élevé de Drozdov, Directeur du combinat, à la dure misère des ouvriers travaillant dans ce même combinat. Les anecdotes se suivent, variées, qu'on ne peut inventer. De retour d'un voyage à Moscou, Drozdov arrive en gare de Mouzga: trois domestiques qui porteront les valises, l'attendent avec deux troïkas: « un vent de curiosité balaya le quai )... « la foule serrée s'écrasa près du Pullman de Moscou pour l'entrevoir ». Le voilà, sûr de lui « en manteau de cuir brillant, couleur chocolat, avec un col d'astrakan marbré, assorti à son bonnet de fourrure » accompagné par sa jeune femme Nadia, élégante dans sa pelisse de vison. Ils s'avancent sur le chemin neigeux en mangeant negligemment des oranges. « Les Drozdov passés, les enfants attendaient encore un peu, puis se préci- pitaient sur les écorces d'orange, écrasées dans la neige. Avec des cris joyeux et étonnés, ils ramassaient et fourraient dans leurs poches cette merveille lumineuse et parfumée: des écorces pareilles, personne n'en avait jamais vues dans ce district de la steppe. » Ils sont logés avenue Staline où habite l'Etat-Major du combinat. « La demeure des Drozdov ne se distinguait en rien des voisines, sauf qu'un locataire l'occupait entiè. rement, les deux logements ayant été réunis. » Il convie à une petite réception, le Directeur du trust charbonnier, le Secrétaire du Comité de district du Parti, le président du Comité Exécutif du Soviet de District; tous arrivent en voiture: femmes en robes de dentelle, hommes bien vêtus, aux bottes neuves, fument et boivent de la vodka en papotant selon les meilleures règles de la mondanité bourgeoise. Mais le lendemain, Nadia, professeur de géographie, est appelée à aller voir une de ses élèves qui n'obtient pas en classe de bons résul- tats. Le père de cet enfant, Sianov, ajusteur à l'usine de mécanique du Combinat, habite lui, un « Coron », rue de l'Est, voie longue de 3 kms, jalonnée de maisonnettes en torchis. On les appelait ici les « gourbis v. La mère « femme maigre, un tablier sur sa robe d'indienne bleue, les manches relevées jusqu'au coude, ouvrit une porte basse- Nadia pénétra dans un local où flottait une agréable odeur d'étable chaude et humide. Elle découvrit une vache que son élève était en train de traire... Puis c'est une pièce basse et surchauffée, enfin une chambrette minus- cule sans fenêtre » où logent les parents, six enfants et leur locataire Lopatkine. Leur repas? » une terrine reruplie de pommes de terre éplu- chées, blanches, friables comme seules peuvent l'être celles que l'on fait pousser soi-même, et, sur un journal, une pincée de sel gris » – leur repas des jours de fête?« une macédoine de légumes avec des concom- bres salés, du chou, des pommes de terre assaisonnées de véritable huile de coton » et quelquefois de la vodka, pas toujours. Sianov fait pour. tart des heures supplémentaires à l'usine; en plus, il cultive des pom- mes de terre et il élève une vache pour améliorer la nourriture de sa famille. Comme nous voilà loin de la vie paradisiaque des ouvriers sovié. tiques dont la littérature officielle a abreuvé le monde depuis 30 ans! La fille de Sianov a du mal à réussir en classe car elle est surchargée de besogues ménagères à la maison : elle n'a pas le temps matériel de préparer son travail de classe. Par contre, la Directrice de l'école fait pression sur Nadia pour qu'elle augmente la note de la fille du collaborateur de Drozdov. Le procédé est courant; il suscite chez les professeurs un mouvement de mauvaise humeur, passager généralement: « A quoi cela mène-t-il? A présenter un beau rapport. C'est pourtant le savoir qui compte et non la note. Le parchemin que nous délivrons devient un danger: grâce à lui, on confie un poste à un garçon dans le genre de Solomskine qui, de faveur en faveur, finira par devenir médecin ou directeur de je ne sais quoi... » Si donc un « fils à papa », quelles que soient ses capacités, peut arriver grâce au « piston », la fille d'ou- vrier qui vit dans de mauvaises conditions de travail, n'aura aucun traitement de faveur et n'obtiendra peut-être pas son diplôme. La femme de Sianov, malade, ne peut pas se soigner correctement, elle ne peut aller à la consultation à l'hôpital, car l'hôpital est loin. 186 une Mais, quand Nadia enceinte est transportée en voiture à l'hôpital, mé- decins, infirmières chefs seront à son chevet à veiller sur elle, à exécu. ter ses moindres désirs! mieux encore, on fera évacuer dans le couloir toutes les malades pour qu'elle soit seule dans une salle. Une scène aussi révoltante qu’inimaginable dans un Etat bourgeois, que ce soit la France, l’Aagleterre, n'est guère concevable que dans un pays colonial. Dans la Société soviétique dont le roman souligne avec tant de crudité, les oppositions de classe, les privilèges dont jouit Drozdov sur le plan matériel, sont peut-être encore moins extravagants que la toute- puissance pleine de morgue et d'insolence qu'il détient du fond de son bureau imposant. C'est un « vaste cabinet de travail, haut de plafond avec un grand tapis de teinte rousse coupé en diagonale par un chemin de moquette verte, avec une immense table sur laquelle étincelait une garniture de bureau en fonte noire de Kasline, représentant les attributs. des « hetmans » de l'Ukraine. » L'atitude des gens, une extrême curio- sité à son égard, est significative, empreinte d'un respect exagéré voisin de la crainte; il semble que pour la populace (il emploie lui-même le terme) il soit d'une autre espèce qu'eux: « Les gens les saluaient (lui et sa femme) leur cédaient le pas en s'écartant sur les tas de neige, ils regardaient fixement quand ils les croisaient, les suivaient des yeux quand ils étaient passés ». Cette attitude se comprend nieux encore quand son comportement envers ses subordonnés est dévoilé par une anecdote qui se raconte à son sujet avec « déférence un peu hostile. » «Voici comment il a humilié un Directeur d'un dépôt de combustibles: il ordonna à son chauffeur d'avancer dans la cour, ouvrit la portière, héla joyeusement le Directeur devant toute l'assistance, l'invita à s'approcher de la voiture. Celui-ci bon gré mal gré dut aller au devant de lui comme il était, avec ses souliers bas en cuir jaune. Planté une demi-heure au milieu de la boue, il dut écouter jusqu'au bout les prescriptions sur le contrôle des combustibles, que Drozdov lui débitait d'une voix lente... » Cette toute-puissance lui confère tous les droits, même le droit de faire une entorse aux lois: en effet, Drozdov, quinquagénaire, a aban- donné sa femme, qui était vieille, pour Nadia jeune et jolie fille, « leur mariage n'était pas officiel, l'épouse légitime habitait une autre ville ... mais ce ne fut qu'une difficulté temporaire. Quelques mois passèrent encore et Nadia reçut une nouvelle carte d'identité établie au nom de Drozdova. » Ce qui ne l'empêche pas de pousser le cynisme jusqu'à faire la morale à un constructeur du combinat qui trompe sa femme! Sa conception de l'amour même est encore révélatrice de cette volonté de puissance; elle est étrangement voisine de celle d'un bourgeois : sa femme est sa chose, il en a besoin, il la couvre de fourrures, son élé. gance le flatte agréablement car elle est son luxe, la récompense néces- saire du rôle important qu'il croit jouer dans la société. Cette toute-puissance pourtant, en contre-partie, l'isole de plus in plus à mesure qu'il gravit les échelons de la hiérarchie. Il sait que tous autour de lui le jalousent, l'envient, le critiquent, le déchirerout à belles dents à la moindre défaillance dans cette jungle où tant d'in- térêts contradictoires s'affrontent. A cet égard, la réception qu'il donne est significative; tout à fait dans le style des réceptions préfectorales. Nadia est écourée par cette atmosphère d'hypocrisie, d'intrigues, de basse envie, de jalousie camouflée par la fausse cordialité officielle (par exemple, la hâte comique, mal dissimulée de Ganitchev à prendre la succession de Drozdov). Son mari la calme ainsi: « Avec qui nous lier d'amitié? Toi et moi nous ne sommes plus des étudiants. Nous sommes maintenant des gens sérieux avec bien des facettes. » Il suscite aussi de l'aigreur dans un autre milieu, chez les collègues de Nadia, à l'école et on sent percer là un antagonisme très petit-bourgeois à l'égard de celui qui est plus haut placé dans la hiérarchie sociale. C'est pourquoi il persuade Nadia de ne pas les inviter à leur réception: Ces gens nous verront et nous identifieront, toi et moi avec les objets qui nous entourent. Vois-tu: ils ne possèdent pas une grande hor. loge comme celle qui est là. Pour cette raison, ils reporteront tou- 187 jours leur envie sur des gens qui n'en soupçonneront rien. Tôt ou tard, tu le verras coupée d'eux et sans que ce soit de ta faute... En un mot, je ne te recommande pas d'amener tes professeurs. Evidemment, tu feras comme tu voudras. Mais, crois-moi, cela ne fera qu'accélérer le pro- cessus d'isolement qui t'attend. » Toute cette éthique correspond de façon frappante à celle d'un personnage Erchov du roman de V. Serge: « L'Affaire Toulaev. » Erchov, commissaire du peuple à l'intérieur, jouit du même confort et des mêmes privilèges. Comme Drozdov, il est suffisamment intelli- gent pour ne pas ignorer l'iniquité de cette situation; ils essaient l'un comme l'autre de se créer un système de défense, une idéologie mysti- ficatrice. Pour Erchov, son bel intérieur d'un calme ouaté est nécessaire à son repos « auquel le fonctionnaire hautement responsable a droit entre tous ». Comme si l'ouvrier de l'usine qui rentre le soir extéaué par les cadences de travail, n'en avait pas besoin! Il est en admiration devant sa femme, elle aussi son luxe, belle dans toute la plénitude d'une femme jouissant du plus grand bien-être matériel : « Quand la société communiste sera bâtie, bien après des périodes de transition dures mais enrichissantes, toutes les femmes atteindront à cette plénitude.... » – «Tu es une anticipation vivante », dit-il encore à sa femme, qui lui répond sur le même ton: « Grâce à toi qui travailles, qui luttes, grâce aux hommes comme toi. » « Ils se disaient quelquefois de ces choses, commente Serge, sans doute pour justifier eux-mêmes leur situation privilégiée. Dès lors, le privilège conférait une mission. » De même Drozdov: quand sa femme se révolte et s'indigne contre le traitement de faveur dont elle jouit à l'hôpital, il se moque tout d'abord d'elle: « Un vrai petit héros ! Tu as levé l'étendard de la Révolte », puis lui explique: « Ta révolte n'aura eu qu'un succès partiel. Demain on doit hospitaliser Ganitcheva (la femme de son successeur) et tous les braves gens que tu as pris sous ta pro- tection retourneront dans le couloir. Ce n'est ni toi ni moi qui avons établi cette règle. Ce sont des avantages qui, au stade actuel de notre société, sont répartis en fonction de la quantité et de la qualité du travail. Le nivellement est une chose nuisible. » - « Quelqu'un comme toi, quand il est malade, a droit à un régime spécial et à des conditions particulières. Tu n'es pas comme les autres. Tu es ma fleur rare. » Îl essaie aussi de se disculper à ses yeux: « Tu m'accuses de manquer de tact avec mes subordonnés. Je puis te répondre ceci: il faut nourrir et vêtir les gens. » Plus loin : « Je n'ai de vie que par le travail: chez moi, à mon service, je ne suis partout qu'un travailleur... Nous sommes en compé- tition avec le monde capitaliste. Il faut d'abord construire la maison, c'est ensuite qu'on pourra accrocher de petits tableaux sur les murs. » Enfin : « Je suis du nombre de ceux qui créent des valeurs matérielles. La principale valeur spirituelle, à notre époque, est de bien savoir travailler et de produire le plus possible de biens utiles. Nous æuvrons pour la base matérielle, l'infrastructure de la Société. » Le système simple: Erchovet Drozdov établissent tous deux un rapport direct entre l'accroissement de leurs privilèges et la grandeur de leur mission. C'est pour cela qu'ils sont ambitieux et imbus de leur importance. C'est ce qui leur permet de justifier leur carriérisme. « Drozdov pensait qu'il faut toujours connaître ses difficultés de croissance, chercher à s'élever et qu'il n'est pas mauvais d'être légèrement au-dessous de la situation. Sa fonction devait toujours dépasser un tant soit peu ses forces. Dans ces conditions, où l'homme doit fournir un effort, il grandit vite. Dès qu'on commence à dominer son travail, dès qu'on vous accorde une ou deux fois des éloges, il faut s'élever plus haut, jusqu'à une zone de nouvelles difficultés, tendre derechef toute sa volonté, se donner du mal et ne pas rester à la traîne... » — « Eh bien, quoi! J'ai construit un combinat! » Il se veut dur, exigeant vis-à-vis de lui-même car il se conçoit comme faisant partie d'une élite accablée par les responsabi- lités. » « Moi je ne fréquente jamais l'hôpital, ma charge ne me le permet pas. Malade, je reste debout. » « Nous autres, dit-il avec un 2 . 188 est orgueil qui paraît bouffon, si un soir nous nous couchons, nous ne nous relevons plus. » Et voilà qu'apparaît l'aspect mégalomane du person- nage. « Je ne comprends pas comment on peut vivre sans ambition !... Je veux que les gens n'aient de mon travail qu'une bonne opinion. Toujours dépasser le plan, c'est mon point sensible. Je me réjouis aussi des promotions, des récompenses méritées. Elles sont le témoignage de mes qualités. Et je pars pour Moscou avec joie. Je sais que j'y serai à na place... Comme constructeur du communisme je suis acceptable, je suis à la hauteur. » Il se pose comme un créateur dont le rôle est essentiel, dont le travail est écrasant. « Nous les bûcheurs, dit-il »; il se veut démiurge. Les ouvriers ne sont à ses yeux qu’un instrument de travail. Il veut ignorer que ce sont les ouvriers qui créent précisément les valeurs intellectuelles. Si donc l'éthique est la même, si le point de départ du système de défense est le même chez Drozdov «t chez Erchov le personnage de l’Affaire Toulaev, une différence essentielle cependant apparaît. Alors que notre Drozdov a pour seul souci de gravir les échelons de la hiérar. chie, d'éviter ou de rejeter sur les autres les responsabilités qui risque. raient de compromettre sa carrière ou d'enrayer son avancement (comme Choutikov qui, à la fin du roman, endossera la responsabilité de l'af. faire Lopatkine et sera simplement muté dans un autre ministère), Er. chov, par contre, craint, à juste titre, pour sa situation et, qui plus est, pour sa vie. Ne sera-t-il pas empoisonné, puis exécuté? C'est que les deux hommes n'appartiennent pas à la même époque. Erchov fait partie de la bureaucratie des années 30 à 40 qui cherchait à se stabiliser mais vivait encore sous la menace directe du Guépéou. Drozdov, vingt ans plus tard, fait partie d'une bureaucratie sûre d'elle-même, stable, bien en place et la création de ce personnage balzacien prend alors une valeur générale. Doudintzev incarne vraiment le type accompli du bureau. crate; la meilleure preuve n'est-elle pas qu'en U.R.S.S. le nom déjà devenu un nom commun? On dit un Drozdov et le nom restera. L'intrigue du roman va nous permettre, surtout dans la deuxième partie, qui situe l'action à Moscou, de pénétrer dans les cercles domi- nants de cette bureaucratie. Lopatkine, professeur à l'école secondaire de Mouzga, a abandonné son métier pour se consacrer à sa découverte: une machine destinée à la coulée centrifuge des tuyaux de tout-ä- l'égout en fonte. Il a déposé son mémoire au bureau des Inventions trois ans auparavant; une correspondance énorme s'est engagée avec le ministère par l'intermédiaire de Drozdov. Mais six mois avant « je Ministère avait envoyé des croquis et la description d'une autre ma- chine centrifuge proposée par un groupe de savants et de construc- teurs à la tête desquels se trouvait le célèbre professeur Avdiév. On donnait l'ordre urgent de construire cette machine. » Une lutte s'engagea: Lopatkine, vrai Don Quichotte, va se battre contre Avdiév, le savant officiel et sa suite. Avdiév est l'incarnation de la malhonnêteté intel. lectuelle: « Il feignait de ne pas avoir découvert d'idée dans les plans de l'inventeur et analysait les imperfections de réalisation dans la cons- truction: il soulignait que la machine était compliquée, encombrante. D. Autour de lui vont graviter: son « poulain » candidat ès-sciences. Tepi- kine, jeune savant élaborant les problèmes posés par le professeur Avdiév (et se gardant bien d'avoir un autre point de vue que celui de son maître), le ministre adjoint Choutikov, fonctionnaire exécutant, le chef de section Ourioupine aux ordres de Choutikov, très susceptible. « Lopatkine se rendit vite compte qu'Ourioupine comptait parmi ces petits potentats qui n'aiment guère à se voir préciser les limites de leur puissance », et enfin Drozdov. Cette faune est désignée tout au long du livre par des termes d'argot pittoresques et signifiants dans la bouche de Lopatkine ou de ses amis: ce sont des « mammouths », des « masto- dontes », des « huiles », des « lions » enfin « la bande installée dans son fromage ». Ces termes ne sont sûrement pas pure création littéraire de Doudintzev et on peut penser à juste titre qu'ils sont empruntés au vocabulaire entendu tous les jours dans la rue à Moscou et ailleurs. Cette bureaucratie en effet bien stabilisée se prend à présent très au 189 sérieux: elle raffole des honneurs et des congratulations. Les voilà arrivant à une réunion. « Une procession arrivait lentement devant le fumoir. Des ingénieurs de belle prestance et d'imposants savants ha- billés de noir avançaient de biais en souriant, tournés vers uil petit vieillard replet, un général au visage rose, bien rasé avec de splendides moustaches aux pointes relevées. » Leur principale tâche va consister à étouffer le projet Lopatkine parce que évidemment de leur point de vue, le savant officiel ne peut pas avoir construit avec son équipe, une machine inférieure à celle d'un chercheur isolé qui a travaillé avec l'ajusteur slu combinat. Et nous touchons là au mythe de l'infaillibilité du savant en place: ce sont tous les drames du Midchourinisme et du Pavlovisme, qui apparaissent tracés en filigrane. La science elle-même en effet, la création doit être conformiste et officielle. L'ouvrier qui connaît bien la technique ne peut l'améliorer car toute idée originale, créatrice est niée. Elle est en outre étouffée sous l'énorme paperasserie qu'engendre de toute pièce cette bureaucratie qui prolifère. Les déboires de Lopat- kine illustrent fort bien le comportement de la bureaucratie et su fonction parasitaire. « Dès que la plus petite décision de l'inventeur est prise concernant une modification de la machine, il faudra la faire approuver, une correspondance s'engagera »... « En deux ans, Lopatkine avait appris à tenir une correspondance, à constituer des dossiers, à démêler le sens caché des pièces reçues, à confronter les réponses pro- venant de différents bureaux et de toutes sortes de gens inportants. » Le manque de proportion éclate alors entre cette invention et l'énormité des moyens déployés et du temps perdu pour empêcher l'inventeur de réaliser son cuvre. Quand Lopatkine est convoqué à l'Institut Supérieur de Fonderie et croit que son projet va enfin voir le jour, un de ses amis le met en garde: « Tiens compte du fait qu'à l'Institut Supérieur de Fonderie se trouvent des Fossoyeurs spécialisés, chevronnés... Note qu’Avdiév dans cet institut est un prince. En raison de ses fonctions c'est celui qui étrangle tout le monde. Fuis comme la peste les Instituts bourrés de braves gens mis là pour te rosser parce qu'ils croient en leur dieu qui leur a tourneboulé à tous la cervelle. Essaie de faire bloc avec les praticiens d'usine. Jeune homme, tu vas engager le fer avec le monopole d’Avdiév. » Le mot est lâché. Dès lors, Lopatkine va se mouvoir dans un univers absurde, à la Kafka, où vont se succéder les phases d'espoir et de découragement, où il va errer de bureau en burean, infatigable, se heurtant toujours à l'hypocrisie, à la bassesse. Tous les moyens seront bons. Ils vont essayer de l'acheter, de le faire entrer dans leur jeu, de le salir et finalement de monter de toutes pièces un proces dont voici le prétexte: Nadia, femme de Drozdov, outrée par l'iniquité de la vie que lui fait partager son mari, le quitte, devient la collaboratrice de Lopatkine qu'elle se met à aimer ; elle travaille avec lui, lui donne l'idée de la coulée centrifuge des tuyaux bi-métal. liques et signe avec lui le brevet d'invention. Lopatkine sera donc in- culpé pour avoir communiqué des documents secrets à Drozdova qu'il a fait enregistrer en qualité de co-auteur. Les interrogatoires se succè- dent, le procès suit son cours à travers les calomnies dont certaines phrases stéréotypées rendent un son étrange à nos oreilles. « Ils de- mandaient que Lopatkine fût jugé pour avoir odieusement calomnié la science et les savants soviétiques. La machine de Lopatkine était quali- fiée de fantaisie d'un aventurier ignare qui veut rayer d'un_trait de plume toutes les recherches de l’U.R.S.S. et de l'étranger. « Tout ceci est grotesque, mais la justice n'étant apparemment qu'un instrument entre les mains de la bureaucratie, Lopatkine est condamné à huit ans de réclusion dans un camp de rééducation par le travail. Mais quel est le résultat de toutes ces sordides manoeuvres? Cette clique monopoliste n'a fait finalement que défendre ses propres intérêts au mépris de ceux de l'Etat. En définitive, la mise en fonctionnement de la machine d'Av- diev se solde par une dépense excédentaire de 40.000 tonnes de fonte pour la production, outre les crédits employés. « Pour leur machine, tout un Institut s'y est mis. Que dis-je? Deux Instituts! Un académicien, trois docteurs et deux candidats és-sciences 190 et les ingénieurs de tout un service! La première machine d'Avdiev a coûté un demi-million et ses tuyaux revenaient plus cher que ceux faits à la main. Les pertes de l'usine se sont montées à deux mil. lions. La dcuxième fois ils ont dépensé un million et demi et cela n'a pas collé non plus! Excédent de dépense de fonte! Pourtant ils élabo- rent, ils confèrent, ils discutent. « Voilà à quoi aboutit le monopole. Comment ne pas évoquer la fausse planification élaborée par le Minis- tère de l'Industrio poissonnière et qui a abouti au dépeuplement quasi total des mers intérieures du Sud de l'U.R.S.S.? En résumé, l'affaire Lopatkine est l'occasion pour Doudinzev ce dénoncer la multiplication d'une classe en dernière analyse parasitaire: son abus de la paperasserie, son gaspillage d'argent, d'énergie et le temps, son freinage de la production, son entrave à la créativité indi- viduelle de l'ouvrier, bref son incapacité totale de gérer rationnellement l'économie. Nous sommes donc bien loin de l'idéologie de notre Drozdov! Son rôle dans la société au lieu d'être constructif, indispensable à la construction des biens matériels, en somme prométhéen, comme il se plait à l'imaginer et à le faire croire aux autres, apparaît bien au contraire, non seulement dépourvu de sens réel, inefficace, mais encore, ce qui est infiniment plus grave, véritablement négatif. Tout son sys- tème de justification des privilèges dont il jouit est en fait vidé de son contenu. C'est en effet le même Drozdov qui se flatte d'avoir cons- truit un combinat, qui empêche de faire des machines améliorant le rendement de la production. Mais Doudintzev n'est pas allé jusqu'au bout de la critique. L'Happy-end de son roman nous révèle sa position. Résumons rapidement: Lopatkine va triompher, sa machine sera utilisée grâce aux efforts conjugués d'une « chaîne » de braves gens de bonne volonté: Nadia, Sianov, Galitski un constructeur et quelques techniciens amis de Lopatkine, grâce aussi à un juge honnête, pourvu de scrupules. Leur porte-parole Galitski ramène au sein du parti Lopat- kine un peu trop individualiste: lui-même est membre du Parti, il mène une vie digne et droite au sein d'une famille unie: « Dans le loge ment de Gelitski, dans sa famille, on sentait partout une simplicité faite de gentillesse, impossible à imiter ni à contrefaire et qui, de ce fait se rencontre rarement. C'était une de ces familles où il y a beau- coup d'enfants, où tout est propre mais en désordre, et où les parts sont grosses dans les assiettes. » Alors que nous ne nous y attendions pas le moins du monde nous tombons à présent dans la pastorale la plus mièvre, dans le style bâton de guimauve, auquel tous les romans de la période stalinienne nous ont habitués. Galitski, le bon commu. niste, le héros pur, est opposé aux monopolistes méchants, impurs, selon un procédé qui relève d'un manichéisme enfantin, origine de la biblio- thèque Rose. « Quand on est membre du Parti et qu'on est digne de ce nom, on ne tolère aucune injustice, on la devine sous n'importe quel camou. flage. Et on ne peut la tolérer. Pas de mensonges. Plus de fausseté. » Après la bouffée de réalisme, on retombe donc dans la banalité officielle. Ainsi Doudintzev reste à mi chemin de son analyse. De même que Steiu- beck dans les Raisins de la Colère opposait le capitalisme néfaste au bon capitalisme Rooseveltien, de même Doudintzev dresse en face de la mauvaise bureaucratie monopoliste et parasitaire, le portrait de la bureau- cratie idéale telle qu'elle rêve d'elle-même. Chez l'un et l'autre, le sys- tème en lui-même n'est en fin de compte mis en question. Pour quelles raisons Doudintzev ne tire-t-il pas les conclusions qui s'imposent? Par prudence peut-être dans une certaine mesure, plus probablement par mystification de l'auteur lui-même. Son livre n'oublions pas que s'il suscite des remous, il a tout de même été publié est dans une cer- taine mesure dans la ligne du rapport Khrouchtchev. La bureaucratie, pleine de contradictions, de peur de susciter de trop graves mécontea- tements qui mettraient son existence même en péril, est obligée e faire son auto-critique. Si le livre a paru, c'est dans la mesure où préci- sément il dénonçait un certain nombre de défauts. Mais d'une part, sitôt que l'expression libre de la pensée fait apparaître la vérité sous un 191 jour trop cru, il y a nécessité absolue de freiner ces critiques qui deviendraient facilement dangereuses ; d'autre part, si elle est obligée de dénoncer ses imperfections qui risquent en s'aggravant de la détruire, elle ne veut y remédier que par un réformisme modéré. Bien que Dou. dintzev mette en cause une certaine bureaucratie, avec une richesse de documentation inépuisable, son livre ne peut donc être considéré comme un livre oppositionnel. I.'intérêt pour nous, c'est que, tel qu'il est, avec ses limites que nous venons de préciser, il a suscité à Moscou et en U.R.S.S. un vrai scandale. Nous savons par ailleurs, qu'une réunion des prosateurs russes qui devait condamner le livre, a été envahie par les étudiants de l'Uni. versité et qu'une intervetion de l'écrivain Paoutovski aurait fait sen- sation. Il aurait (1) paraît-il, applaudi par les étudiants, terminé sun intervention par ces mots : « Je considère que le peuple qui a pris conscience de la dignité de notre vie, balaiera les Drozdov à coup sûr et rapidement. Il s'agit de mener le combat jusqu'au bout. Ceci c'est le début. « Le ton et le style ne sont pas sans rappeler étrangement les manifestes du Cercle Petofi et les textes des Cercles Polonais publiés en 1956. C'est ainsi que ce roman, qui par sa conclusion apparaît très « Khrouchtchévien » a été ressenti et continue à être ressenti par toute une partie de l'intelligentzia soviétique, sinon du prolétariat comme un livre oppositionnel qui fait brèche dans le mur du conformisme lit. téraire. Doudintzev veut seulement réformer la bureaucratie, mais son public a fait de son roman une première pièce versée au dossier de ſ'accusation révolutionnaire du régime. MIREILLE BRUNE L'ALGERIE EN 1957, de Germaine Tillon (2) Aussi étrangère à la ferveur colonialiste retombée des Robert Aron qu'aux recettes chèvre-chou des « gens de gauche », l'étude de Germaine Tillon se veut un « témoignage de bonne foi », un « au-dessus de la mêlée », une tentative pour retrouver le vrai visage de l'Algérien par- dela les masques également mensongers dont s'efforcent de l'affubler les passions en lutte. Et de fait, c'est bien une réalité effroyablement aride et nue que l'auteur nous propose, en apparence sans pitié pour le lecteur français, et sur un ton de profonde honnêteté qui tranche avec la vilenie de règle en la matière. Germaine Tillion, si elle fait usage des statistiques, ne s'y arrète cependant pas, mais s'attache à définir la signification sociologique de l'Algérie en 1957. Ethnologue, elle connaît assurément ceux dont elle parle; elle a passé une large partie de sa vie dans le bled algérien, en particulier dans l’Aurès, et est à même de confronter la situation actuelle à celle d'il y a vingt ans. Elle ne cherche donc pas à nous faire prendre « l'Algérien de toujours » pour une réalité. Au contraire, elle s'attaque de front à bon nombre d'airs connus sur le fatalisme, l'imprévoyance, la paresse, la saleté, etc. du musulman en général ct de l'Algérien surtout. Et elle en arrive à cette conclusion que si ces « vices » sont dans une certaine mesure ceux de l’Algérien de 1957, c'est que, depuis vingt ans il s'est « clochardisé »: il est clair, par exemple, que le fatalisme est devenu la simple expression éthique de la totale aliénation de l’Algérien au royaume de l'absolue nécessité, où plus aucune marge n'existe pour l'exercice de sa volonté. Cette clochardisation est, selon l'auteur, le grand fléau du XX° siècle. Il sévit chez la quasi-totalité des peuples du Moyen-Orient qui, en proie à un essor démographique (1) L'Express texte publié 29 mars 1957. (2) Aux Editions de Minuit. - 192 - vertigineux, ont quitté l'équilibre précaire de leur civilisation agraire, patriarcale et plus ou moins féodale sans pour autant avoir atteint le nouvel équilibre de la civilisation industrielle. Ils sont, comme dit l'auteur, au milieu du gué. La plus importante partie de la brochure et la plus solide selon nous est consacrée à l'analyse des différents facters qui ont amené à ce point les Algériens. Très clairement, on nous explique d'abord comment l'essor démographique est né de l'intrusion en Algérie de ce que l'auteur appelle la révolution biologique, c'est-à-dire la sup- pression des épidémies et de la faim qui tuent, grâce aux distributions de médicaments et de grains par l'Administration, et comment dans le même temps, la production agricole r'augmente pas mais tend même à diminuer par suite de l'usure des sols qu'entraîne une culture trop intensive. On voit ensuite que ces phénomènes se trouvent aggravés par le passage de l'économie de troc à l'économịe de marché qui oblige le paysan à « vendre ses produits immédiatement après la récolte pour rembourser des avances, donc au cours le plus bas, puis à racheter, cinq ou six mois plus tard le produit qu'il a vendu, mais cette fois au cours le plus haut ». Que tous ces processus, enfin, tendent au même résultat: le dénuement de plus en plus pur, l'espoir de redressement de plus en plus nul, la dégradation de plus en plus radicale de toute culture et de tous liens entre les hommes, c'est trop évident; encore l'auteur sait-elle l'exprimer avec éloquence. Mais il devient vite difficile de la suivre, lorsque se pose la ques. tion: à qui, à quoi imputer cette chaîne de catastrophes? Au contact de deux peuples dont l'un a eu l' « incroyable chance de prendre le train au bon moment l'express qui entraîne la civilisation plané. taire ». Si l'on demande: mais encore ? la véritable réponse du texte c'est : à l'Evolution. Ainsi l'Histoire est-elle assimilée à l'Histoire Natu. relle, selon cette mystification « scientiste », qui sévit actuellement dans les Sciences Humaines, et qui consiste le plus souvent à identifier cau. salité et fatalité: on aime particulièrement à faire jouer aux lois serei- nes de la démographie un personnage qui ressemble fort à la Provi- dence de Bossuet habillée à la mode du XXe siècle. Cependant le refus de considérer les diverses « civilisations x et les divers « pays » en cause comme des moments de la lutte des classes et non comme des entités « naturelles » conduit l'auteur à une étrange contradiction: à chaque détour de ce texte foncièrement hon- nête nous ne pouvons faire autrement que de voir surgir le colonialisme, mais c'est pour qu'aussitôt l'on nous assure: non, non, ce n'est pas lui! Cette lutte contre les épidémies et les famines meurtrières, cet équipe- ment industriel insuffisant et cette négligence pour l'instruction des indi. gènes? Non, non ce n'est pas lui! Cet enrgrenage fatal qui force le paysan à vendre à bas prix ce qu'il rachètera au prix fort, ce dévelop- pement « d'une couche de population parasite qui accapare une por- tion croissante du revenu national et éventuellement les investissements étrangers »? Non, non ce n'est pas lui! Quant à l'expropriation des terres, c'est bien un peu lui, mais ça appartient au XIX siècle ; et l'ex- ploitation monstrueuse des travailleurs indigènes, on ne nous en parle guère. D'ailleurs, le colonialisme ne peut être la cause de la clochardi- sation, car dans telle région de l'Aurès, par exemple, où l'on ne trou- verait pas de colons à cent kilomètres à la ronde, la clochardisation sévit tout autant qu'ailleurs. Cette étrange « preuve » n'empêche pas l'au. teur d'affirmer un peu plus loin que « la présence française est par. tout »! La conclusion qui s'impose c'est donc que l'on a tort de charger de tous les crimes le colonialisme, « ce vieux croquemitaine »; ce qui aboutit à nier de façon générale que l'on puisse à qui que ce soit impu- ter la responsabilité historique objective, politique même, de la situation actuelle en Algérie. Dans ces conditions, il est à peine étonnant que l'on ne rencontre dans cette « Algérie en 1957 » ni fellagas ni soldats français, sinon sous forme allusive. Mais qui sont, où sont, que_ font donc ces fellagas dont 193 parlent les journaux? Ne participent-ils pas un peu aussi de la réalité sociologique algérienne? Ne sont-ils pas aussi des Algériens de 1957, ces quelque cent cadavres que chaque jour depuis près de deux ans la bourgeoisie accroche à son tableau de chasse ? Et qui viennent ils défendre, contre qui, « nos » 400.000 soldats? Point d: réponse à ces questions ; ou plutôt, celle-ci : le vrai Algé. rien est aussi innocent du péché de fellaghisme que le Français de celui de colonialisme. Il est pris « comme dans une tenaille » entre les fella- gas et les forces de l'ordre » (de quel ordre?). Si cependant il connaît un sentiment de révolte, c'est une révolte « existentielle », « surréaliste », pourrait-on dire pour pousser à fond l'absurdité, contre la faim et non contre la couche exploiteuse qui l'affame. Si, même, il identifie parfois l'objet de sa révolte et de sa haine à l'Européen, c'est par une confusion après tout compréhensible, quand on songe à ce que celui- ci lui fait le plus souvent connaître de sa civilisation et à l'incompré- hension qu'il montre à son égard. Confusion en outre encouragée par ces Algériens relativement privilégiés, en ce qu'ils vivent à l'européenne, et que cette situation même rend plus « sensibles aux mille brimades que la désagrégation sociale de leur pays accumule contre eux ». Qu'il y ait une disproportion flagrante entre l'attitude de révolte totale de l’Algérien qui prend le maquis et le contenu des revendi- cations formulées par le groupe dirigeant rébellion, c'est ce qu'atteste sans doute possible non seulement l'acuité du terrorisme entre Algé- riens, mais aussi l'effort entrepris par le F.L.N. pour transformer soa armée de partisans en armée régulière, hiérarchisée, pourvue d'uniformes et d'armements plus lourds. Mais affirmer, pour autant, que le véritable Algérien, seul au monde, ne fait pas de politique, c'est chercher évi. deminent à montrer qu'il est « méritant », qu'il vaut la peine qu'on s'occupe de lui comme de tout clochard honnête. Et à la fin de cette brochure, nous voyons réintroduire la notion de responsabilité, mais sous la forme de la responsabilité chrétienne, sub- jective et donc libre: sentiment de culpabilité pour le passé dans la mesure où nous n'avons pas fait tout ce que nous aurions pu pour adoucir une évolution, « par ailleurs inéluctable », et surtout senti- ment nécessaire de notre devoir actuel. Et curieusement nous retrouvons ici des airs connus. Abandonner l'Algérie serait un péché, les Fran. çais ont là bas charge d'âmes. Que deviendraient, par exemple, ces 400.000 Algériens qui travaillent en France et font vivre plusieurs millions de leurs compatriotes, si nous abandonnions l'Algérie? Mais le devoir des Français n'est pas seulement de garder l'Algérie. Après avoir montré que le Français, comme l'Algérien, étant pur la cause l'est aussi et belle et généreuse, il convient maintenant de montrer qu'elle est dure et coûtera cher en sacrifices; car les Français se doivent d'achever cc qu'ils ont commencé et de faire franchir au peuple algérien l'autre moitié du gué. C'est ainsi que l'on prépare la bourgeoisie française à l'ascèse du néo-impérialisme. Car c'est bien là, sous d'autres mots, la solution préconisée. Comme on a refusé de voir que l'impérialisme en tant que tel était à la racine du fleau qui sévit aujourd'hui en Algérie, on s'interdit, à plus forte raison, de comprendre que toute perspective axée sur le maintien de cet impé- rialisme fut-il neuf si elle comporte, sans doute, la solution à cer- țains problèmes actuels, comporte surtout l'approfondissement et l'exten- sion de la crise. Aussi n'est-il qu'amusant, et pas du tout étonnant, de retrouver à la fin de cette étude les formules ultra sur l' « abandon » « salụt » de l'Algérie, pụisqu'en fin de compte l'auteur, malgré son effort d'une évidente bonne foi, loin de se soumettre à l'objectivité, se soumet seulement aux objectifs de la bourgeoisie; objectifs étrangers et, par là même, hostiles à ceux du prolétariat français comme du proletariat algérien. et le P. CANJUERS 194 « LA REVOLUTION QUI VIENT » Yvan Craipeau, dirigeant du Parti Unifié de la Gauche Socialiste, vient de publier « La Révolution qui vient » (1) Cet ouvrage se présente comme un essai de clarification des idées sur le mouvement révolutionnaire et la lutte pour le socialisme. 11 énonce en outre les principales positions qui devront, selon lui, servir de base à la nouvelle formation de gauche. Les deux premières parties abordent à la fois des sujets aussi variés et étendus que l'évolution du capitalisme moderne, les voies d'accès au socialisme, et l'économie socialiste. Quant à la troisième, elle définit les problèmes immédiats, le programme d'action et l'unité d'action. Cette étude est très inégale et son contenu présente un intérêt variable. L'objet théorique ou du moins idéologique des deux grands chapitres du début ne nous paraît pas rempli. Il n'est jamais proposé au lecteur une analyse tant soit peu profonde des sujets traités. Et cela est frappant en ce qui concerne la critique de la société moderne, la bureaucratie, les hypothèsés sur le socialisme et la signification des Conseils Ouvriers. Craipeau nous prévient que ces pages ne visent pas au définitif; il dit cependant que l'objectif du texte est une contribution à l'éclaircis- sement théorique, que des analyses plus poussées sont à l'étude et que les statistiques sont absentes pour faciliter la compréhension. Rappelons cependant que Marx a construit toute son analyse de la société capitaliste sans disposer de l'arsenal de statistiques, qui étaient inexistantes à son époque. On ne puut décrire presque tous les problèmes qui impli. quent la transformation socialiste de la société d'une façon aérienne sans prêter le flanc à la critique. De plus l'auteur, apporte une position sur chaque point. Il traite bien de la crise capitaliste, de l'impérialisme américain, de la fusion de l'Etat et du capital financier, mais en revan. che il ne dit rien de l'incapacité totale de la société moderne à gérer la production et à faire face au divorce croissant entre dirigeants et exécutants. Il revient sur les schémas traditionnels de la paupérisation relative et non absolue, où il a le mérite de dénoncer les falsifications staliniennes. Il ne met pourtant pas en valeur que la concentration poussée des impérialismes ne fait qu'accroître les antagonismes et que nationalisations et réglementations étatiques ne sont nullement des pas en avant vers le socialisme. Au fur et à mesure de l'élévation de la technique et de la productivité, l'aliénation profonde de l'ouvrier ne fait que croître. Dautre part son refus à s'intégrer dans la production, et la conscience de sa capacité de gérer celle-ci augmentent. Craipeau pré- sente la revendication essentielle de la classe exploitée comme la lutte pour l'élévation du niveau de vie. Il est certain que le socialisme sera immédiatement cela, mais il sera plus, et en particulier la gestion de la société toute entière par le prolétariat. Ne pas saisir cela est la grande lacune du système de pensée de l'auteur. Le capitalisme bureaucratique est à peine évoqué dans cet ouvrage. La nature de la société russe reste peu définie. Est-ce une scciété socia- liste? Un régime d'exploitation? On cherche en vain un passage précis à ce sujet. Certes les formulations sont variées. Tantôt en opposition avec l'impérialisme américain, surgit le terme de « société soviétique d. Plus loin c'est l'appellation de « bloc des Etats socialistes ». On peut lire aussi que la « transformation révolutionnaire de la société est com- mencée dans de vastes pays qui groupent le tiers de la population du globe ». Craipeau est très discret sur ce point pourtant fondamental. Pour lui la bureaucratie se réduit à ses aspects les plus mineurs. Terrible fut la domination politique et policière de Staline. Mais la bureaucratie n'est pas un phénomène de parasitisme social, l'augmenta- tion scandaleuse du nombre de bureaucrates. C'est la classe exploiteuse d'un nouveau type correspondant à la centralisation totale du capital et (1) Les Editions de Minuit. 195 - armes des forces de production entre les mains de l'Etat. De tout cela rien. L'auteur se contente de dire, entre autres choses, que la bureaucratie (de son point de vue) est peut-être née de la pénurie (ce que Trotsky avait déjà dit). Mais l'U.R.S.S. est maintenant l'une des deux plus grandes puissances mondiales, hautement industrialisée, et la bureaucratie n'y semble nullement dépérir. Soulignons enfin qu'à ses yeux la supériorité de la Russie provient de « la structure planifiée de son économie » et que maintenant « le socialisme relève la tête en U.R.S.S. avec l'accrois- sement de la production ). On peut alors se demander quel est le rôle et la signification pro- fonde du Stalinisme? Où est la critique du Parti totalitaire? La société socialiste future doit être, selon lui, mieux armée pour lutter contre la bureaucratie. Pourquoi? Parce que la suppression de l'armée régulière, de la police, des fcvctionnaires d'autorité détruiront les principaux germes de la bureaucratisation. Avons-nous appris que la police, l'armée permanente et fortement hiérarchisée, les fonction- naires et l'Etat auraient été détruits en U.R.S.S. et dans les démocraties populaires? Cela n'empêche pas Craipeau de dire comme nous le citons plus haut que IU.R.S.S., la Yougoslavie, la Chine Nouvelle, etc... sont des formes différentes de sociétés socialistes. Les premières mesures que prendra le prolétariat en serout bien entendu indispensables. Elles auront pour but de détruire, tout d'abord, l'Etat et ses institu- tions. Le prolétariat devra immédiatement commencer à orienter, gérer l'économie pour son propre compte et ne pas en déléguer le pouvoir à quiconque. Sinon aucune recette ne prémunira contre la bureaucra- tisation. « La Révolution qui vient » ne critique jamais le P.C. en profon- deur, pas plus que le P.S. Le Parti Communiste « fait une niauvaise politique », ses dirigeants ont trahi les travailleurs. Ils ne veulent pas qu'on discute leurs décisions. Toạt cela est incontestable. Mais le P.C. n'a pas tellement une « mauvaise politique ». Il fait plus ou moins bien la politique de la nouvelle couche dirigeante en puissance qu'il repré- sente. « Si le P.C. ne change profondément de nature » dit Craipeau « il continuera à perdre de l'influence ». Comment espérer que se trans- formera radicalement un Parti dont le rôle s'est dévoilé aux yeux de tous au moment de la révolution hongroise. Seul Craipeau en lui trou- vant des alibis et en préconisant une relance de celui-ci par l'offre d'unité d'action ne comprend pas ces faits. De même que son homologue hongrois, le parti communiste français aurait brisé la classe ouvrière entrant en lutte contre są domination et pour ses objectifs propres. Il a pour son compte déjà suffisamment calomnié comme il sait le faire, la révolution hongroise. En bref on prétend forcer le P.C. par des biais et par la pression des organisations socialistes de gauche à s'en. gager dans une voie révolutionnaire. Craipeau se demande s'il existe une classe révolutionnaire France? En U.R.S.S. se fut l'alliance du prolétariat et de la paysannerie qui rendit la révolution possible. En Chine la transformation « "liste » s'effectue essentiellement par la classe paysanne et la fraction nationaliste du capitalisme. En France rien de tout cela puisqu'il y a un morcellement des classes sociales. Le proletariat n'a pas augmenté, les industries ne sont pas concentrées et secteur non producteur est considérable. Conclusion il n'y a pas de classe révolutionnaire dans ce pays. Tout ce jeu de passe-passe ne résoud pas les vrais problèmes et n'est qu'un hors-d'oeuvre destiné à faire avaler le plat de résistance: les voies réformistes nouvelles, la non violence, la « transcroissance structurelle » vers la nouvelle société. Pour Marx le prolétariat est la classe révolutionnaire en ce qu'elle n'a pas d'avenir dans la société d'exploitation sinon la continuation de son état aliéné. Et dans un sens profond les prolétaires n'ont rien à perdre d'autre que leurs chaînes. I'accroissement numérique du prolétariat n'a pas suivi le même rythme pendant 150 années pour aboutir à la prise du pouvoir pacifique par la loi du nombre. en socia- 196 1 Mais il faut être atteint de cécité pour ne pas voir que le proletariat a bel et bien cru en France comme ailleurs sans atteindre évidemment, dans ce pays-ci les mêmes rythmes, qu'aux U.S.A. ou en U.R.S.S. depuis les quarante dernières années. La concentration pour y être lente est malgré tout continue. La couche de non-producteurs est cependant formée de salɛriés. L'augmentation de la population des travailleurs a même été considé. rable depuis la dernière guerre. L'accroissement de la couche tertiaire loin d'être un facteur non révolutionnaire va bel et bien dans le sens de l'analyse de Marx. Craipeau ne voit pas plus que les sociologues bourgeois modernes que le plus important pour tous ces fonctionnaires, employés de bureau, de magasins, de gråndes administrations est leur prolétarisation accélérée par la mécanisation des bureaux, la division du travail, le salaire au rendement. Son raisonnement amène l'auteur à déplorer l'atomisation de la résistance ouvrière qui serait une conséquence de cette atomisation des classes. Mais il n'y a aucune raison purement objective à cela. Ce sont surtout des causes politiques. Les Partis avec lesquels Craipeau veut allier le mouvement révolutionnaire, les syndicats dont il regrette maintes fois la division s'entendent bien pour atomiser la résistance des prolétaires. La situation et les luttes en France, en cet automne 1937 le prouve abondamment. Il existe au contraire un facteur extraordinai- remen! positif dans les grèves sauvages de toutes sortes, petites ou grandes, ayant éclaté ces dernières années. Partout où les partis et les syndicats ne réussissent pas à paralysor les actions autonomes, elles se montrent combatives, unitaires, anti- hiérarchiques. Toute cette argumentation sur la soi-disant absence de classe révo- lutionnaire est bien issue de l'idéologie populiste que le réformisme de gauche remet à la mode. Par la « logique » de son développement Craipeau recherche les voies nouvelles d'accès au socialisme. En cela il a déjà été précédé par Thorez qui parlait, il y a quelques années des possibilités parlementaires d'accès au pouvoir, ainsi que par Krouchtchev affirmant qu'il y a des voies multiples vers le socialisme. Les formes « violentes » de la révolution et les méthodes barbares du stalinisme sont critiquées. Les voies parle- mentaires sont remises à l'honneur et puisqu'il faut bien s'appuyer sur des autorités on recours à Marx. C'est une habitude déjà ancienne de faire dire à Marx des choses fondamentalement opposées à la signi- fication de son analyse et au contexte historique et social de l'époque. Lorsqu'il parle de la conquête des institutions par la voie parle. mentaire en Angleterre, qu'il considère comme une possibilité tout à fait exceptionnelle, il se réfère, et il le dit, à une société où l'Etat et la bureaucratie sont pratiquement inexistants. Les institutions an. glaises de l'époque sont vraiment démocratiques. La classe bourgeoise existe, mais sa domination sur la vie sociale n'est pas encore aussi absolue que de nos jours. Lénine a déjà réglé son sort à cette pré. tention de vouloir se servir de cet exemple à son époque de capitalisme de monopoles dans « L'Etat et la Révolution ». Craipeau a bien écrit dans ce livre que la fusion de l'Etat ct du capital financier était un trait dominant de l'économie capitaliste contemporaine. Pourquoi donc ne pas aller jusqu'au bout de ce raisonnement? Aussi sommes-nous surpris de lire les revendications pour l'élection d'un parlement révolutionnaire, l'éloge de la « voie suédoise du socia- lisme », celle de la révolution chinoise et... yougoslave. Cette gêne ä parler de violence nécessaire dans les transformations sociales et formules comme « la transcroissance vers la société socialiste démocra- tique » ne se comprennent que dans l'optique suivante: ménager les cou- ches petites-bourgeoises pour élargir la base du recrutement du futur parti de la « gauche », « arracher le contrôle des comptes, imposer une bonne politique c'est-à-dire « un bon gouvernement », contrôler les entreprises, et... contrôler l'Etat). Après avoir admis que l'inter- vention armée du peuple serait indispensable face à une dictature a es 197 - armée de la bourgeoisie, Craipeau redevient aussitôt optimiste et léguliste, lorsqu'il envisagę < que l'évolution à gauche du mouvement socialiste peut faire qu'il en aille autrement » et qu'il « faudra certai- nement combiner l'action parlementaire et extra-parlementaire ». Le plus grave à notre sens réside dans l'illusion dont la critique révolu- tionnaire a cependant fait justice, selon laquelle on peut utiliser les structures de l'Etat pour imposer la volonté des travailleurs. Précisons qu'à ce passage il ne s'agit pas encore d'un Etat ouvrier mais de l'Etat bourgeois dont les formes extérieures seules viennent d'être conquises et contrôlées par les masses. Venons-en au problème central. Celui de la société socialiste elle- même. Elle ne serait en somme, que la nationalisation des industries- clés, la planification, le monopole du commerce extérieur. De plus, la démocratie politique s'appuierait sur la démocratie économique. Expres. sion dont le contenu demeure pour le moins mystérieux. On voit bien par là que le plus important est escamoté. Car tout ce programme excepté les deux derniers points, le régime bureaucra- tique l'a réalisé. La révolution de Hongrie a, d'une façon éclatante, montré la décision, la capacité du prolétariat à commencer immédia, tement la gestion de l'économie et non le contrôle. C'est cela l'amorce de la société socialiste. Ceci, bien entendu, en faisant de la démocratie réelle et non formelle la règle de la vic sociale. C'est à partir du moment où le contrôle a été substitué aux tenta- tives de gestion que la révolution sous la poussée de nombreux fac- teurs historiques a commencé à dégénérer en U.R.S.S. Yvan Craipeau s'accroche aux formes dites gestionnaires qu'il découvre non le pre- mier en Yougoslavie. Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de la critique des faux organes de gestion yougoslaves. Leur nombre impo. sant cité complaisamment ne donne pas à ces conseils un iota de pou- voir sur la direction de l'économie. Les prolétaires de ce pays n'ont pas plus que ceux de Russie voix décisive dans la façon dont les pro- duits sont réalisés et distribués. S'attacher aux idées du contrôle ouvrier même avec les garde-fous de révocation des élus à tout moment c'est se donner des illusions extrêmement néfastes. Et en répandre de ce fait. Le contrôle des producteurs semble être une concession accordée en fonction des impératifs supérieurs de l'économie planifiée. Le meil- leur fonctionnement des entreprises est obtenu par la présence dans l'administration de celles-ci de représentants des travailleurs, des usa- gers, de la branche professionnelle, dit le passage concernant la ges- tion. Qu'est-ce au plus cela, sinon une amélioration des comités d'entre- prises bourgeois? D'ailleurs, quelques paragraphes plus loin nous voyons que, pour garantir la stabilité dans la direction des usines on doit nommer des techniciens. Comment empêcher que ceux-ci s'arrogent des droits qui risquent de se cristalliser en fonction? N'avait-on pas décou. que même un régime socialiste devra sans doute reconnaître certains privilèges à ceux dont le savoir lui est indispensable du moins jusqu'à ce que le niveau de culture ait réalisé un progrès considé- rable ». Voilà réintroduites les raisons supérieures qui prétendaient jus- tifier la hiérarchie des salaires en U.R.S.S. Craipeau ne juge-t-il pas la classe ouvrière capable de la gestion pour élever ainsi toutes ces bar- rière-a et ces restrictions du savoir et de la technique? Les décisions doivent être prises selon lui « au plus bas niveau de la hiérarchie économique qui soit compatible avec l'ampleur des décisions le le bon fonctionnement du système ». C'est un socialisme qui s'arrête à la ceinture. La planification donne également lieu à des développements cu. rieux. Bien sûr, la planification bureaucratique est dénoncée. Elle n'est pas assez souple. C'est son plus grave défaut. Mais, voilà que la solution surgit « dans plusieurs pays en évolution vers le socialisme (sic) en, Yougoslavie spécialement, la planification contractuelle offre une solu- tion satisfaisante ». Celle-ci fait l'objet de négociations dans les deux sens, du haut vers le bas et vice-versa. Elle est assortie de primes et de pénalités, et cette forme de planification nous est présentée comme vert (c 198 autres. exempte de dangers bureauératiques. Qui prend les décisions finales? « Un conseil central de l'économie démocratique qui tient compte dans la mesure du possible (sic) de l'intérêt général ». Quel est le critère de l'intérêt général en matière d'économie, qui en décidera? Ce point est laissé dans l'ombre. Mais comment ne pas voir que cette planification contractuelle est une forme nouvelle d'économie concurrentielle qui rappelle le marché. L'Etat socialiste en question aurait pour rôle essentiel de mettre d'une façon permanente les entreprises en opposition les unes contre les Ces solutions appliquées on verrait s'introduire les critères capitalistes. Pour une plus grande efficacité économique un appareil spécialisé de contrainte aurait vite fait de s'imposer. Craipeau ne parle pas des Conseils ouvriers; ou il n'en fait qu'une mention propos du « redressement des pays satellites vers le socia. lisme ». Les Conseils Ouvriers, des Soviets de 1905 aux Conseils hon- grois de 1956 sont la concrétisation de la lutte permanente du prolé- tariat pour le socialisme, ils ne sont nullement une invention de théori. cien. Ils ont par leur existence même et la confiance que les travailleurs avaient en eux, bouleversé toutes les constructions idéologiques du passé. Non seulement les structures patiemment construites par le réformisme. Mais ils ont également sapé les bases de l'idéologie stalinienne c'est-à- dire la délégation du pouvoir au Parti, de l'autorité de celui-ci sur toute la vie de la classe ouvrière. ser- ser- : Les derniers chapitres de « La révolution qui vient » ont trait au programme minimum et à l'unité d'action. Mettre l'économie au vice du peuple, garantir l'alliance des travailleurs des villes et des cam- pagnes, défendre et élargir la démocratie, défendre les rapports d'éga- lité avec les peuples coloniaux et promouvoir une politique interna- tionale de paix sont les cinq points que Craipeau propose à la discus- sion. Les revendications immédiates énoncées sont du style démocrati- que bourgeois. Elles se réfèrent en particulier à la défense des droits municipaux. Développer l'expansion, le marché intérieur, l'économie nationale sont des articles du programme de Mendès-France. Mettre l'économie au service du peuple est une phrase creuse. De quelle éco- nomie s'agit-il? De l'économie capitaliste, elle ne sera jamais au vice du peuple. Défendre la démocratie c'est formel, surtout lorsque l'on prétend démocratiser l'armée, l'enseignement, la presse, et les élections. Rien ne nous est épargné des vieilles recettes et des vieux slogans. Il ne faut pas confondre toạtes ces mesures transitoires avec les revendications partielles que met en avant la classe ouvrière dans sa lutte contre l'exploitation, les partis et les syndicats. Ces revendications sont d'abord indispensables à la prise de cons- cience par le prolétariat de l'ensemble des problèmes. Elles se concrétisent par des luttes autonomes qui doivent être divulguées. Il est utile de les approfondir, de les unifier. Elles doivent aussi trouver leur mode d'expression propre, leurs formes nouvelles. La tâche des révolutionnaires consiste plutôt à aider ce travail qu'à inainte. nir, défendre des vieilles formes condamnées par des décades de dégé- nérescence du mouvement ouvrier. La lutte contre la hiérarchie des salaires, le salaire au rendement, la fixation des normes, sont parmi les nombreux points que la classe travailleuse met en avant elle-même. Comment faire la grève, comment la préparer, la soutenir, la géné- raliser, faire que les salariés y participent activement, occuper les lo. caux, organiser la véritable solidarité, voilà des choses essentielles. Craipeau n'en dit pas un mot. Et pour cause, car il y a une « logi- que » dans ce programme édulcoré: proposer des mots d'ordres larges unissant toùte la « gauche ». (petits-bourgeois, artisans, paysans, prolé- taires) ne pas aborder de front mais contourner les problèmes, forcer l'unité avec les partis « dits ouvriers ». Au bout de cette chaîne se trouve le Front Populaire ressuscité. Peu d'efforts suffisent alors pour cons- tituer un Gouvernement Populaire ! Cet espoir de faire renaître le Front Populaire et de réaliser l'unité d'action avec staliniens et réformistes, 199 nouveau n'a guère de chance de se concrétiser. L'unité d'action est un principe intangible, lit-on, alors qu'il nous semble que ce soit l'unité des travail. leurs le principe fondamental de tout succès. L'unité d'action est une tactique bien connue, et elle signifie l'unité des appareils politiques ut syndicaux. Elle peut se situer au sommet et cela donne le pacte d'unité d'action que nous avons connu de 1934 à 1939. Outre que cette action a consisté par-dessus tout à freiner le véritable mouvement unitaire de la classe, elle a fait euvre de mystification supplémentaire. La manæuvre peut se faire comme de nos jours à l'échelon des directious locales ou d'usine. Mais là aussi elle est néfaste. Elle vise à dépos. séder les travailleurs de leur initiative dans la lutte. Ceci n'est pas une querelle de mots, mais recouvre l'expérience des ouvriers pendant les dernières années. Pour Craipeau les partis sont ce qu'ils sont, mais ils existent. Cependant il reconnaît lui-même que les tra- vailleurs désertent ces mêmes organisations (alors que les effectifs étaient en 1947 de 1 million pour le P.C. et de 350.000 pour le P.S. ils sont respectivement aujourd'hui de 250.000 et 80.000); ce n'est pas par hasard. Il faudrait selon l'auteur tout faire pour qu'elles retrouvent l'audience perdue. A ses yeux la gauche française est démoralisée, mais elle se ressai- sit et retrouve sa puissance. Et les exemples historiques viennent à la rescousse pour nous donner courage: 1936 unité de la gauche victoire, 1945 après des années de désunion, la résistance réunit la gauche de libération et « lendemains qui chantent ». Est-ce grâce à l'unité des « partis ouvriers », que les travailleurs ont généralisé leurs luttes et développé leur conscience? Ou bien est-ce à l'inverse, l'entrée des masses en action qui a chaque fois forcé les organisations i s'unir pour dévier le mouvement, trahir ses objectifs révolutionnaires ? Que sont de semblables astuces politiques auxquelles la classe ouvrière ne veut manifestement plus adhérer? Qu'ont-elles à voir avec la lutte pour le socialisme? Il y aurait eu beaucoup à dire sur le parlementarisme, le syndi- calisme, la politique internationale, et la constitution d'un parti révo- lutionnaire. Mais nous ne pouvons le faire dans le cadre de cette note (1). Il nous paraît évident que ce livre n'a pas répondu à la prétention de clarifier les idées. Piochant dans les thèses du marxisme, l'auteur l'a fait avec éclectisme. Se référant à la méthode d'analyse scientifique il s'en est fort peu soucié. Aucun des problèmes contemporains vitaux n'est abordé en profondeur. Se méfiant à juste titre du dogmatisme, il a cependant retenu des anciens dogmes les formes les plus discutées par la lutte du mouvement ouvrier de ce dernier demi-siècle. Un jeu de cache-cache constant fait qu'on trouve non seulement des contradictions énormes, mais encore que n'apparaît pas de ligne cohérente digne d'un ouvrage d'idéologie. L'emprunt fait au programine transitoire trotskyste et la démarche de pensée de l'auteur vont à l'encontre de la critique de schématis.ne qu'il fait lui-même au P.C.I. Le désir de regrouper dans une même organisation des couches sociales hétérogènes sans heurter quiconque conduit à préconiser des solutions réformistes. Le fait qu'elles soient accomodées à la sauce de gauche ne change rien au problème. Les propositions énoncées au nom du réalisme politique et de l'efficacité et qui visent à renflouer le P.C. ou à constituer un nouveau Front Populaire ne sont pas acreptées par la classe ouvrière. Cette utopie énorme et dangereuse conduit à l'opportunisme dont nous voyons les prémisses dans cet ouvrage. Quant au regroupement et aux solutions d'organisation offertes nous ne pouvons'y souscrire lorsque le fondement idéologique en est aussi faible. Après d'amères déceptions et des luttes difficiles, les travailleurs (1) Socialisme ou "Barbarie publiera dans son prochain numéro un article sur la Nouvelle Gauche et le P.U.G.S. 200 s'engagent dans des luttes autonomes. Les grèves de 1953, de 1955, Berlin, Poznan, la révolution hongroise de 1956 en sont des étapes marquantes. C'est dans cette voie qu'il faut chercher à enrichir la pensée et à pré- parer l'action. André GARROS. EXCLUSIONS AU SYNDICAT NATIONAL DES INSTITUTEURS i Nous venons d'être exclus du Syndicat national des Instituteurs pour six mois. Pourquoi? Parce que nous n'étions pas d'accord avec l'orientation et les formes d'action de la direction syndicale. Certains seront étonnés, car le S.N.I. a la réputation d'être un syndicat démo. cratique, gauchiste même par moments. Nous avons été privés de nos droits syndicaux, éloignés de la vie syndicale, au moment où une certaine effervescence se manifeste parmi les enseignants et où se dessinent certaines possibilités d'action. Ce n'est pas par hasard. C'est l'histoire de notre exclusion que nous allons raconter, car nous pensons qu'elle intéressera tous les salariés. Elle éclaire en effet l'attitude de la bureaucratie syndicale, qui est partout la même. Voyons d'abord dans quelle situation se trouve l'enseignement, et comment se comporte le syndicat. La situation de l'enseignement, et particulièrement de l'école pri- maire est si lamentable aujourd'hui que même les journaux les plus réactionnaires en parlent et proposent des réformes. Cette situation est caractérisée par une insuffisance générale de locaux, un trop grand nombre d'enfants, une répartition irrationnelle qui oblige les maîtres, chaque année, a adapter les enfants aux classes qui ont des places disponibles, au lieu d'adapter les classes aux besoins des enfants, un manque de personnel qualifié. Résultat: le niveau baisse rapidement, et si, avant la guerre, la bonne réputation de l'en. seignement à l'école communale était sa meilleure garantie contre les attaques de l'Eglise et des écoles privées, il n'en est pas de même aujourd'hui. En face de cette situation qui se détériore de jour en jour, le syndicat a pendant des années dissimulé l'état lamentable de l'école publique sous prétexte de la défendre contre l'Eglise et l'école libre. Il a « arrangé » et « aménagé », pour que l'on puisse continuer à travailler dans des conditions de plus en plus difficiles. Il a demandé des augmentations de salaire insignifiantes par rapport à la hausse du coût de la vie, et hiérarchisées : la fameuse revendication du « rétablis- sement des parités externes » augmente la différence de traitement entre deux instituteurs qui effectuent le même travail, relève surtout les trai. téments de fin de carrière. Cependant, la situation de l'école, les condi- tions de travail et de salaire des instituteurs sont si graves maintenant qu'il devenait impossible de ne pas entreprendre quelque chose ; le syn- dicat se décida enfin et lança le mot d'ordre de grèves tournantes pour le mois de juin 1957. C'est à ce moment-là que nous avons essayé de nous exprimer lar. gement. Nous avons voulu, en animant, élargissant et organisant la dis- cussion, redonner vie aux réunions de notre sous-section, de plus en plus désertées ; en effet, c'est dans les moments qui précèdent une action que les revendications et les formes d'action à adopter intéressent tout le monde. Mais dès cette première tentative, nous vu s'abattre nous l'appareil syndical: empêché de parler et de nous expliquer devant nos collègues. On a essayé de nous intimider. Finalement, on nous a exclus pour six mois. . avons sur On nous 201 Nous n'avons pourtant commis aucun acte d'indiscipline qui aurait pa servir de prétexte à cette sanction. Voici les faits : A la réunion de sous-section du 17 mai, dans le 14, nous avons présenté une motion affirmant que nous suivrions par discipline syndi- cale l'action envisagée par le syndicat, mais critiquant le principe des grèves de 24 heures. Nous proposions de préparer un mouvement illi- mité par: la consultation de la base dans chaque école, la formation d'un comité de préparation à la grève dans chaque quartier, des réunions avec les parents. Nous revendiquions également: effectif maximum -ic 35 élèves par classe, augmentation de 10.000 francs, paiement des jours de grève, la titularisation des remplaçants l'année qui suit le C.A.P. Cette motion fut accueillie favorablement par les assistants, d'ail. leurs peu nombreux. On décida de la discuter et de la voter à la réunion suivante : le 24 mai. Pour permettre à nos collègues de réfléchir avant de prendre une décision sur des problèmes importants, et afin qu'il y ait davantage de monde, nous avons demandé à notre délégué syndical de joindre læ motion à ia convocation. Il refusa. Nous lui avons alors proposé de rédiger lui-même une réponse et de diffuser les deux ensemble. Nou- veau refus. Alors nous avons ronéoté notre motion et l'avons envoyéc, signée de nos noms, à tous les instituteurs du 14'. Au moment de la signer s'est jouée la petite comédie suivante: nous étions au départ huit signataires; cela a paru intolérable à notre délégué qui, aidé des minoritaires communistes, est allé trouver un par un les signataires pour les persuader de retirer leur signature. Après beaucoup d'hésitation, ils se résignèrent et nous ne restâmes plus que trois. A la réunion de sous-section du 24 mai, nous nous sommes heurtés tout de suite à une motion de censure demandant le rejet de notre motion « sans discussion ». Nous avons protesté contre de telles mé. thodes et en étions à discuter de cette proposition de censure lorsque Aulong, permanent du S.N.I. est arrivé en grande hâte. Il a prisit parole immédiatement, sans aucun souci de la discussion en cours. 11 commença par essayer de nous intimider en annonçant que nous rions à répondre de notre attitude devant la Commission des conflits du syndicat. Puis il attaqua nos propositions point par point, faisant des allusions maladroites, voire malveillantes, à la tendance de l'Ecole Emancipée, qui ne se trouvait d'ailleurs pas représentée dans la salle. Dès qu'il eut fini de parler, le président, signataire d'ailleurs de la motion de censure, demanda de passer au vote. Nous avons protesté en disant qu'Aulong avait parlé une demi-heure et que nous avions le droit de répondre. Sans nous écouter, dans la confusion, les assistants ne sachant pas clairement sur quoi l'on votait, le président a compté les mains levées et a déclaré que notre motion était rejetée sans discuis. sion. Nous avons alors quitté la salle. C'est ainsi qu'on nous a empêchés de parler. Puisque nous n'avions pas pu nous expliquer devant nos collègues, nous avons rédigé une lettre rapportant ces événements et l'avons en. voyée, comme la motion, à tous les instituteurs du 14". Nous termi- nions cette lettre en disant: « Malgré les menaces de passer devant la Commission des conflits, nous continuerons notre action, et nous deman- derons à nos collègues de réfléchir à l'ensemble des questions syndicales qui sont à l'ordre du jour. Et dans la mesure où la presse du S.N.I. et l'organisatior de la vie des sous-sections ne permettent pas une libre expression de tous les syndiqués, nous continuerons à nous adresser directement à eux. » Le 19 juin nous avons dû nous présenter devant la Commission des conflits. Plusieurs membres de cette commission avaient reçu la lettre. expédiée le 16 juin. Nous en avons donné un exemplaire à ceux qui n'en avaient pas. Toutes les tendances étaient représentées: Majo- rité, Minorité (communistes), Ecole Emancipée. On nous a posé des questions, mais nous n'avions pas le droit de défendre notre point de au- 202 a а vye; nous devions nous contenter de répondre aux questions posées. Quand la Commission s'est jugée suffisamment informée, elle nous congédiés pour décider seule de notre sort. Le 2 octobre nous avons reçu une lettre nous annonçant notre exclusion pour six mois: « La Commission des conflits: 1) a regretté unanimement que les 3 camarades de la 14sous-section aient engagé, à la veille d'un mouvement de grève, une action risquant de provoquer trouble et confusion parmi nos collègues; 2) considérant la forme dans laquelle cette action a été menée, forme aussi peu syndicale et con- forme aux statuts que possible, la commission a condamné formelle. ment l'action entreprise et dénoncé toute action analogue qui pourrait se faire jour comme antistatutaire et contraire à l'intérêt de l'organi. sation ; 3) considérant qu'il s'agit en fait d'une entreprise fractionnelle caractérisée, compte tenu des moyens matériels importants dont sem. blent disposer les camarades incriminés, compte tenu également de la volonté bien affirmée de ces camarades de continuer leur action, la Commission des conflits, dans un souci de sauvegarde de l'organisation, décide l'exclusion temporaire pour une durée de six mois des cama. rades IMBERT, GAUTRAT et MARIE JOSEPH. Dans un souci de concfliation, la Commission propose que cette suspension prenne effet du l'r juillet 1957, ce qui revient "n fait à une sanction de trois mois. Elle souhaite que les camarades IMBERT, GAUTRAT et MARIE JOSEPH, nouvellement et complètement informés des statuts et règle- ments du S.N.I. reviennent fraternellement militer au sein de leur sous. section dans l'intérêt de l'organisation toute entière. » Nous avons su par la suite que l'Ecole Emancipée avait voté contre notre exclusion et la Majorité pour, la Minorité communiste s'étant abstenue. C'est ainsi qu'on a essayé de nous intimider. Nous avons fait appel. Notre affaire a été portée devant le Conseil Syndical du 24 octobre. Cette fois nous avons enfin pu parler. Par contre. les Conseillers syndicaux qui ont voulu intervenir, ont eu droit a une minute de parole chacun! Lorsque Pennetier, qui était contre notre exclusion, a voulu ex. pliquer en quoi il était scandaleux de nous exclure alors que certains syndiqués qu'il connaissait, qui avaient commis des actes flagrants d'in. discipline, comme saboter une grève par exemple, n'étaient même pas passes devant la Commission des conflits, le président lui a coupé la parole. Quant à notre secrétaire général, Séguy, de plus en plus ner- et regardant fiévreusement sa montre, il a poussé le coude du président Jorsque la minute accordée a été enfin écoulée. Le groupe minoritaire se distingua par une prise de position intéressante: « Nous vous avions pris pour des « jeunots » sans expérience, c'est pourquoi à la Commission des conflits, nous nous sommes abstenus, mais nous nous sommes trompés, vous n'êtes pas des jeunes naïfs, après vous avoir entendu, nous en sommes convaincus. En conséquence, nous voterons maintenant pour votre exclusion. » Un Majoritaire affirma que si le cas d'une action comme celle que nous avions menée, n'était pas prévu dans les statuts, c'était une grave lacune et qu'il fallait absolument у remédier. C'est ainsi que notre exclusion a été confirmée. Quelques jours après, nous avons reçu une lettre du Secrétaire général de la Section de la Seine nous priant de suspendre toute acti- vité à l'intérieur du syndicat jusqu'au 1'r janvier 1958, « date à laquelle votre demande de réintégration sera examinée ». Que faut-il conclure de cette histoire? Nous nous trouvons devant une situation de fait. Faut-il se résigner ne rien faire et à laisser la direetion syndicale continuer une politi. que néfaste? Ou bien faut-il trouver d'autres formes d'action. qui, en. dehors du syndicat, et avec l'aide des militants des sections syndicales, chaque fois que ce sera possible, nous permettront de défendre, conditions de travail et notre niveau de vie? veux a nos 203 - - Avec l'aide de camarades rencontrés à l'occasion des événements relatés, nous avons décidé de publier une Tribune des Enseignants, bulletin ronéoté dans lequel pourront s'exprimer tous ceux qui pensent: qu'il faut entreprendre des actions en faveur de l'ENSEMBLE et non par catégories, et en liaison avec les autres travailleurs; que l'action doit correspondre à la volonté de ceux qui y parti- cipent: démocratie dans la ligne, le choix et l'organisation des actions. Le but de cette Tribune est de susciter l'expression de tous, sur tous les problèmes ; d'aider à dégager des revendications qui ne soient pas le résultat de marchandages entre la direction syndicale et le Gou. vernement, mais l'expression des besoins réels des enseignants; de per- mettre aux sous-sections de communiquer entre elles. Le premier numéro est paru le 25 novembre (1). M. GAUTRAT. « REVOLTES » (2) Six numéros déjà sont parus de ce bulletin original. C'est un recueil de vingt « fiches volantes » diffusé plus particulièrement parmi les groupes des Auberges de la Jeunesse. Le contenu est très intéressant et très engagé. Pour la plus grande partie consacrés à des prises de position sociales et culturelles les feuillets ont traité jusqu'ici du Racisme et Colo- nialisme, de l'Ajisme et la Culture Populaire, de la condition féminine et de la condition ouvrière. Enfin le dernier numéro traite de la Jeunesse. Les derniers feuillets sont toujours réservés aux danses folkloriques, chants et poèmes, jeux et problèmes de groupes. La tradition comme la noblesse oblige et on pensait peut-être ne pas toucher ces jeunes camarades si l'on n'avait pas fait cette part à leurs loisirs et à leurs formes culturelles bien particulières. L'idée de « Révoltes » lancée il y a plus de dix ans par une équipe ajiste de Lyon n'avait pu tenir pour de multiples raisons dont les prin- cipales sont l'affaiblissement du mouvement ajiste dans son ensemble et sa fonctionnarisation. L'équipe actuelle, qui a repris dans des conditions assez difficiles, a eu le mérite de préparer un public à cette reparution. Elle a ainsi réuni un millier d'abonnés. Faisant face au freinage savant des « petits bureau- crates ajistes » elle rencontre cependant un accueil très chaud. Les jeunes ressentent incontestablement le besoin de formation sociale qu'aucun de leurs journaux n'offre. Que ce soit ceux que le mou. vement ajiste possède encore ou bien les hebdomadaires ou mensuels que les organisations politiques diffusent péniblement parmi eux, rien de sérieux ne paraît, qui réponde à leurs préoccupations. Là encore ce n'est que catéchismes et mots d'ordres, litanies et exhortations à suivre la a politique » de leurs aînés. Il y a de la part de « Révoltes » un effort pour présenter les pro- blèmes de notre temps d'une façon vivante, objective, en essayant, dans la mesure du possible, de montrer les nombreuses faces d'un problème. Voilà une tentative de vulgarisation qui est à retenir. Nous ne pouvons, dans cette courte note, analyser les textes. Citons simplement, pour attirer l'attention. l'édito du n°5 sur la condition ouvrière où le problème de fond de la classe ouvrière est posé. '« La lutte pour se libérer de ses chaînes et non l'évasion ». Le problème de l'ouvrier face à la hiérarchie est souligné comme primordial. Encore une mention pour ces fiches du même numéro étudiant « le travail et son prix_» et « la gestion ouvrière est-elle possible? » Les perspectives de démystification offerte par cette publication sont encourageantes. « Révoltes » devrait, à notre sens, faire l'impossible pour . (1) Ceux qui désirent se mettre en relation avec nous peuvent écrire à Janine Lafièvre, 10, rue Félix-Langlai, Charenton (Seine). (2) Ecrire à Jean Ribes, 2, rue Eugène-Sue, Paris (18“). - 204 lier lecteurs non seulement à la discussion et l'élaboration du bulletin, ce que l'équipe réalise déjà, mais il nous semble que ses taches devraient consister aussi à élargir son nublic, ajouter des fiches intéressant d'autres couches de jeunes que l'ajiste: les jeunes apprentis, les conscrits. Il serait utile de créer des liens vivants entre eux et servir de pôle pour la formation de Cercles d'Etudes animés par des jeunes et posant leurs propres problèmes. Car cela devient très clair maintenant que la jeu- nesse ne constitue pas une classe à part et que son intégration dans la lutte générale des travailleurs est un facteur important pour le succès des luttes à venir. A. G L'HOMME DE MASSE, OU L'A.B.C. du « MILITANT » DU PARTI Les extraits suivants sont tirés d'un article de l'Humanité Dimanche du 10 novembre 1957 intitulé: « Qu'est-ce que l'homme de masse ? », par Robert Lechêne. Ils définissent bien le « militant » du parti dont toute l'adresse consiste à bien savoir jouer la comédie pour « gagner la confiance » de tous. L'ENFANCE ET LA NAISSANCE DE L'HOMME DE MASSE. Jeannot était écolier farfelu a la rue de l'Ancienne-Mairie, et, de tous les galopins, c'était lui le plus puni. Le sentiment de l'injustice le fait se dresser sur ses ergots : « M'sieu, pourquoi tout le temps moi? Les autres aussi, ils... » (« Cafeteur! Cafeteur! » L'instituteur n'a rien répondu tout de suite. A la récréation, il a pris Jeannot à part: « Il faut que je te parle sérieusement, Jeannot. J'ai appris que tu étais aux « Vaillants ». Tu es appelé à devenir un homme au-dessus des autres. Si je te punis, c'est parce que je veux que tu de- viennes quelqu'un de bien. Tu me comprends?... » Cette conversation d'homme à homme c'était le glas de l'école buis- sonnière et presque la naissance d'un communiste. COMMENT ON DEVIENT HOMME DE MASSE ? Quand il s'est manifesté comme un militant, on l'a chambré: « Toi, le manquvre... », lui disait-on. Mais le Tintin, patient, riait un bon coup, puis'allait d'atelier en atelier se faire expliquer quelle pièce on y usinait, à quoi elle servait, en combien de temps on la faisait, quelles étaient les revendications, et comment on pouvait défendre les revendications au point de vue technique. En même temps il causait avec l'un, avec l'autre, football, cinéma, politique, et « ça marche, le moulin? » et « Ça mar- che, votre chef? », et même « Tu frayes, petit gars? » L'HOMME DE MASSE, LE PEUPLE ET SES PROPRES AFFAIRES. Un jeune énergumène passe sa tête ébouriffée par la fenêtre et lance à la cantonade: « Ça y est, je suis revenu de Moscou! Eh bien, là-bas, c'est comme ça! ». Bras tendu, main fermée, pouce en l'air. Les passants qui ne sont pas du quartier s'étonnent. Les ménagères des Menus s'arrêtent un instant de balayer, juste le temps de crier l'une à l'autre: « Vous avez entendu? C'est le petit Jeannot Genicq... Ça y est, il est revenu de Moscou! Eh bien, là-bas, c'est comme ça ! » Bras tendu, main fermée, pouce en l'air. LA FEMME DE MASSE (Sous le titre « les hommes, l'amour et le prix des oranges » (sic) Clairette, dont je vous disais qu'elle m'a fait connaître Jeannot, est une femme de masse. Elle travaille dans une blanchisserie de Boulogne où on lit beaucoup « Nous Deux » et où on parle des hommes et de l'amour pendant le travail.. Elle commence sa matinée en disant: « Vous - 205 vous rendez compte, les filles, 320 francs le kilo d'oranges! En trois mois, elle a gagné la confiance de tout le monde, et on se tourne vers elle pour avoir son avis dans chaque conversation un peu sérieuse (y com- pris sur les hommes et l'amour). L'HOMME (OU LA FEMME) DE MASSE ET LA SOUMISSION TOTALE AU PARTI. L'homme de masse, m'a-t-il dit, c'est essentiellement le gars qui représente le milieu dans lequel il vit, sa boîte ou son coin, avec son langage qui peut des fois être « vachement » choquant, sa façon de s'habiller, sa tournure d'esprit. Il faut que les gens se reconnaissent en lui, même avec leurs défauts, mais pas avec des vices. Il faut qu'il boive le coup à l'occasion, mais pas qu'on dise que c'est un buveur. « L'homme de masse, m'a dit encore Charlot, c'est essentiellement un communiste qui connaît l'homme, qui n'est pas sectaire, qui n'est pas pédant et qui ne cause pas avec des mots en ( isme ». Mais essentielle- ment il faut qu'il se batte tout le temps pour défendre les revendications, et il faut aussi qu'il soit capable de marcher à contre-courant quand les gars sont désorientés, comme sur l'affaire de Hongrie. Si l'homme de masse cédait, rien que pour suivre les autres, les autres n'auraient plus confiance. Il faut qu'il soit capable de faire le pas en avant et qu'au. jourd'hui, par exemple (nous tenions cette conversation juste le jour de la grève du 25 octobre) il n'ait pas peur de mettre la guerre d'Algérie dans le coup. Venant de lui, on ne s'étonne pas que le sujet soit élargi et on le croit. « Ce qui est essentiel aussi, a ajouté Charlot, c'est que l'homme de masse ait une responsabilité: il n'y a pas d'homme de masse caché. * « Il arrive qu'un copain ayant toutes les qualités de l'homme de masse ne se révèle que le jour où la section syndicale de la boîte est déca: pitée. Et surtout il faut que l'homme de maisse soit un chercheur d'hommes, qu'il ne soit jamais seul, qu'il mette tout le monde au boulot autour de lui. » Dans notre langage de communiste, il n'y a pas de qualificatif plus élogieux que celui d' « homme de masse ». L'homme de masse est l'un des atouts précieux de notre parti. C'est lui qui représente le parti là où il est, et qui s'entend à bien le repré- senter, avec du dynamisme, avec de la chaleur humaine. Il est efficace. Il marque de son empreinte ceux avec qui il vit. Il n'y a pas de recette pour devenir homme de masse: il faut être communiste, et surtout être un communste bien vivant, bien naturel, bla- guant avec qui aime blaguer, ne fourrant pas les principes sous la table, mais ne flottant pas dans les nuages. Marcel, l'ancien secrétaire des métaux de Boulogne, m'a dit aussi : « L'homme de masse, gars qui a du pif ». Encore de l'impondérable. Il sait faire un pas en avant, il sait aussi se garder d'en faire un de trop. Bref, il s'y entend à ne pas « se couper des masses », à ne pas se séparer des hommes. C'est affaire de sensibilité. Le pif seul naturellement ne fait pas l'homme de masse. L'homme de masse doit apprendre, se mettre à lire sans en avoir eu le goût, rédiger des tracts. Ah! mon premier tract! Marcel m'avait dit: « Tintin, tu vas nous écrire un tract avec les conditions de travail de la boîte, les reven- dications, et tout, et tout! » Au boulot, je trouve des sacs en papier. Je les fends en deux et j'écris dessus le texte de mon tract. J'en ai rempli trois sacs. Je vais au syndicat le soir, je remets le paquet à Marcel. Il me dit: « C'est bien, on va taper ça. Rassemble tes gars pour la distri- bution demain matin ». Le lendemain matin, je dis à tout le monde: « Faut qu'on distribue MON tract! Vous allez voir ce que je leur mets, dans MON tract ». Le tract arrive. Pas une phrase de moi. Tout y était: les conditions de travail, les revendications, mais pas une phrase de moi. Je me suis trouvé corniaud. Après, Marcel m'a expliqué, et depuis, c'est moi qui ai appris à Navez comment il fallait s'y prendre. » RB c'est un 206 Appel aux Lecteurs Nous publions « SOCIALISME OU BARBARIE » depuis neuf ans. Pendant toutes ces années, la parution de la revue a été assurée princi- palement par les cotisations des militants de notre groupe. Notre audience s'est élargie progressivement. Les événements qui ont eu lieu depuis 1953 nous ont permis de sortir de notre isolement. Le nombre de lecteurs et d'abonnés a considérablement augmenté depuis un an. Insuffisamment cependant pour nous assurer un équilibre finan- cier, celui-ci étant réalisé principalement par l'apport d'argent prove- nant de nos camarades. NOUS FAISONS UN APPEL PRESSANT AUX LECTEURS DE LA REVUE POUR QU'ILS S'ABONNENT. Ceci aidera énormément une parution plus régulière. De plus l'abonnement présente pour le lecteur un intérêt financier incontestable. Nous rappelons également qu'il est également un lien plus étroit entre nos lecteurs et nous. Les abonnés sont convoqués à des réunions de travail, des Cercles. Ils peuvent s'ils le désirent, participer à la vie de notre groupe. Il y a aussi d'autres moyens de contribuer à notre effort: NOUS ENVOYER DES ADRESSES DE CAMARADES susceptibles de s'abonner, auxquels enverrons gratuitement des numéros spécimen. NOUS ENVOYER DES ADRESSES DE LIBRAIRIES susceptibles de vendre la revue. NOUS ECRIRE pour nous faire part de critiques, de suggestions, de faits significatifs de la lutte ouvrière. ORGANISER DES GROUPES DE LECTEURS, de sympathisants, des cercles d'études, auxquels nous sommes prêts à fournir toute l'aide nécessaire sous forme de programme de travail et d'organisation, de déplacement de camarades de notre groupe pour établir les liaisons ou faire des exposés, d'envoi de livres, d'informations. NOUS INVITONS TOUS LES LECTEURS A PARTICIPEK A NOTRE TRAVAIL. nous Nous remercions vivement les camarades qui ont répondu à notre appel de souscription lancé dans notre précédent numéro. Elle nous a rapporté la somme de Frs 103.100. Nous constatons avec satisfaction que la sympathie de nos lecteurs peut dans des circonstances exceptionnelles aider une la nôtre à paraître. revue comme PRÉSENCE AFRICAINE Revue Culturelle du Monde Noir N° XVI Octobre novembre 1957 L'HOMME DE CULTURE NOIR ET SON PEUPLE Jacques RABEMANANJARA: Le poète Noir et son peuple. Edouard GLISSANT: Le romancier Noir et son peuple. Louis T. ACHILLE: L'artiste Noir et son peuple. Joseph KI ZERBO: Histoire et conscience nègre. Louis S. BEHANZIN: Responsabilités des Noirs d'Afrique en fait de culture scientifique. Poèmes, chroniques, notes d'actualité, etc... Le numéro : 300 francs Conditions d'abonnements: un an (6 numéros) France et Colonies: 1.200 fr.. Etranger: 1.500 fr. Abonnement de soutien: 2.000 fr. Rédaction et Administration: 17, rue de Chaligny (12) DOR. 38-39 — C.C.P. PARIS 59.36.25 -