SOCIALISME OU BARBARIE Paraît tous les trois mois 42, rue René-Boulanger, PARIS-X C. C. P. : Paris 11987-19 Comité de Rédaction : P. CHAULIEU R. MAILLE CI. MONTAL D. MOTHE Gérant : J. GAUTRAT 250 francs Le numéro Abonnement un an (4 numéros) Abonnement de soutien Abonnement étranger 800 francs 1.600 francs 1.000 francs Volumes déjà parus (I, n°1-6, 608 pages ; II, n°8 7-12, 464 pages ; III, nº 13-18, 472 pages) : 500 fr. le volume. L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure Comment lutter ? (Déc. 57), brochure 100 francs 50 francs SOCIALISME OU BARBARIE Prolétariat français et nationalisme algérien La campagne qui précéda les élections de janvier 1956 porta, pour la première fois, le problème algérien devant l'opinion publique toute entière. Les slogans de paix lancés par le Front républicain et le Parti Communiste répondaient alors aux sentiments de la plus grande partie de la population, et l'on se souvient de l'écho qu'ils rencontrèrent. Les promes- ses ne furent pas tenues. Au pouvoir, Mollet leur fit le sort que l'on sait : en guise de paix, il offrit la « pacification ». De la droite la plus bête du monde, comme il dit si bien, il fut le gérant, et pendant un temps le héros, au service de ses intérêts, à l'image de sa bêtise, à la mesure aussi de sa confusion. La SFIO n'était pas cependant si puissante qu'elle pût, par sa seule défection, paralyser les forces sociales qui s'opposaient à la guerre. On le vit bien quand les premiers envois de troupes en Algérie se heurtèrent à un mouvement énergique et spontané de protestation. Deux ans après, nous devons nous en souvenir, sous peine de ne rien comprendre à ce qui se passe aujourd'hui sous nos yeux : des troubles dans les rues, dans les gares d'où partaient les trains mili- taires, des arrêts de travail dans diverses usines, des manifes- tations de rappelés dans les casernes ou dans les trains qui les emportaient vers les ports d'embarquement révélèrent la violence de l'opposition populaire une violence, il faut le reconnaître, dont l'histoire offre peu d'exemples analogues. Ces manifestations se seraient-elles amplifiées, il est impos- sible d'imaginer que la guerre d'Algérie eût pu suivre son cours. Elle le suivit pourtant grâce au concours que le PCF apporta au gouvernement Mollet. Dans une période où celui-ci s'interrogeait sur son pouvoir d'engager la population dans la guerre, où des manifestations coordonnées, des grèves géné- ralisées auraient pu interrompre la mobilisation et contrain- dre la bourgeoisie à la paix, au moment décisif où tout était encore possible, le PCF choisit la politique du front unique avec le parti socialiste. Le vote des pouvoirs spéciaux, l'argument proclamé dans l'Humanité, et mille fois susurré à l'oreille du militant que - 1 cu en serait plus grave que de rejeter la SFIO dans le camp roite, l'affirmation traditionnelle, simpliste mais effi- ue la population considérée dans son ensemble n'était pas mûre pour des actions violentes, l'inertie de l'appareil en réponse aux appels des militants, le respect soudain affiché dans les entreprises pour les consultations les plus démocrati- ques possibles des ouvriers et le refus simultané de prendre l'initiative de les consulter, enfin l'active dérivation de l'éner- gie populaire dans l'entreprise la plus vaine et la plus gra- tuite de protestation (les campagnes de pétition), désarmèrent peu à peu tous ceux qui attendaient qu'une organisation puissante prît la tête du mouvement ou tout au moins mît ses forces à son service. Dans le même temps, loin d'éclairer la nature de la Résistance algérienne, le sens révolutionnaire de la revendi- cation de l'Indépendance et le rôle dirigeant du FLŇ, le PCF se déclarait pour « l'existence et la permanence de liens poli- tiques, économiques et culturels particuliers avec la France >> et demandait l'ouverture de « négociations loyales entre le gouvernement français et les représentants de tous les courants du mouvement national, de toutes les couches sociales de la population algérienne sans distinction d'origine » (1). Il fallait donc, en présence de l'hostilité de la SFIO, l'absence du soutien pratique et idéologique du PCF, que les masses tirent d'elles-mêmes la force nécessaire pour com- prendre et agir, qu'elles s'engagent indépendamment des syn- dicats qui soutenaient la politique de l'un ou l'autre Parti dans la voie d'une lutte autonome et qu'elles forgent des organismes nouveaux susceptibles d'impulser cette lutte. Sans doute la combativité populaire était elle insuffisante, la diffi- culté des tâches excessive, le terrain même de la lutte défa- vorable à une action qui n'aurait rien signifié de moins qu'une transformation radicale de la situation du mouvement ouvrier. Nous ne nous proposons ni de justifier, ni même, pour l'instant, d'expliquer le cours qu'ont suivi les événe- ments, mais seulement de rappeler comment s'est établie la situation qui dure jusqu'à ce jour, dans laquelle la guerre. se déploie sans rencontrer aucune résistance collective et à la faveur d'une indifférence croissante de la classe ouvrière. Le premier mouvement de résistance collective vaincu, soit depuis l'été 56, la guerre d'Algérie soumet progressivement la société entière à sa logique. Répétition du processus indo- chinois, a-t-on dit. Mais l’Algérie n'était pas l'Indochine et les effets de cette seconde guerre coloniale ne pouvaient que dépasser considérablement ceux de la première, au point de déclencher une crise sociale, économique et politique et de faire peser une menace directe sur le régime. (1) Déclaration du B.P. du P.C.F.. le 2 mars 1956. Outre toutes les raisons, économiques, stratégiques et idéo- logiques qui ont incité la bourgeoisie métropolitaine à s'oppo- ser par la force aux revendications du peuple algérien, l'exis- tence d'une population française de plus de 700.000 âmes de l'autre côté de la Méditerranée a déterminé essentiellement sa conduite. Sans doute l'influence des gros colons s'est-elle exercée sur le gouvernement et le Parlement comme s'était exercée celle des colons d'Indochine, mais elle a été d'une puis- sance incomparable parce qu'elle s'est trouvée fondée sur la cohésion de la société française d'Algérie, dont la com- munauté d'intérêts et l'unité de comportement tranchaient radicalement sur le morcellement social et politique de la bourgeoisie, et plus largement, de la population métropoli- taine. La guerre ne pouvait avoir aux yeux des Français d'Algé- rie la fonction qu'elle avait à ceux de la bourgeoisie métro- politaine. Pour cette dernière, elle était un moyen. Recourir à ce moyen en vue de défendre des intérêts économiques précis, d'interdire une émancipation qui risquait d'entraîner la désagrégation finale de l'empire colonial, de préserver aussi une certaine image de la grandeur nationale, n'empêchait pas qu'il fut confronté à d'autres exigences : maintenir l'ex- pansion économique, la paix sociale, l'équilibre des finances, la position internationale de la France. Il était donc possible, en France, que découvrant l'échec de la pacification et le coût démesuré de la guerre, la bourgeoisie finit par abandon- ner la partie. Aux yeux des colons d’Algérie, en revanche la guerre était une fin en soi, la condition permanente de leur existence. Peu importaient ses conséquences économiques financières ou diplomatiques; peu importait même, pourrait- on dire, qu'elle parût interminable. Dût-elle durer cent ans, elle se trouvait justifiée du fait qu'elle assurait la subsistance d'une société autrement vouée à la dislocation. Si l'on considère, brièvement ce qui s'est passé effective- ment depuis deux ans, il faut convenir que la bourgeoisie française d'Algérie a peu à peu imposé sa loi à la métropole et qu'elle commence de lui imposer sa norme sociale. Ou, pour le dire autrement, la guerre dans laquelle s'est engagé le gouvernement Mollet soutenu à l'origine par la quasi-tota- lité du Parlement s'est développée en fonction du milieu social algérien et par un choc en retour tend à provoquer un changement de régime en France. Il est clair que la bourgeoisie française a tenté le plus longtemps possible d'éluder les conséquences d'une véritable guerre en Algérie. Ni sur le plan militaire, ni sur le plan financier elle ne s'est résolue à employer les moyens qui étaient à la mesure de l'entreprise. La guerre a d'abord été financée exclusivement grâce à l'accroissement du produit national; ensuite les réserves d'or et de devises ont été pro- gressivement épuisées, tandis que la stagnation des salaires réels se trouvait habilement masquée grâce aux manipulations 3 de l'indice des prix. Des impôts nouveaux importants étaient en revanche constamment et obstinément refusés par la droite la plus belliciste. Dans le même temps le gouvernement avait pour principale activité de dissimuler la situation réelle à l'opinion publique et de donner le change dans les rencontres internationales pour éviter une condamnation de la guerre. La persistance du conflit a ensuite rendu nécessaire une autre politique, mais on ne peut dire que la gestion Gaillard ait répondu à une perspective nouvelle de la bourgeoisie. Il était inévitable, si l'on continuait la guerre, de s'attaquer directe- ment aux salaires de la classe ouvrière; mais impossible de faire mieux que de rogner insensiblement sur leur valeur réelle (soit une baisse de 5 % entre juillet 57 et février 58, selon les statistiques officielles) si l'on voulait préserver la paix sociale. Inévitable de recourir au secours américain, mais impossible de ne pas accepter des conditions aux termes desquelles les dépenses budgétaires et donc les dépenses mili- taires devaient être maintenues à un niveau fixe. Inévitable de réduire les importations mais impossible de ne pas s'expo- ser alors à un ralentissement de la production. Le gouverne- ment, et la droite, ont en chaque occasion résisté aux mesures de vraie austérité qu'aurait requises une économie de guerre et cherché à entretenir le conflit aux moindres frais. Si la situation présente un trait nouveau en 1958, c'est seulement celui-ci : les représentants de la bourgeoisie sont de plus en plus nombreux, dans toutes les formations politiques, à s'aper- cevoir que la guerre est sans issue, et simultanément qu'il est impossible d'y mettre un terme. Cette évolution serait inintelligible si l'on 'négligeait les transformations qui se sont opérées parallèlement en Algérie même. A vouloir décrire la situation en termes purement formels, on devrait observer qu'il y a là, d'une part, une population menacée dans ses privilèges, d'autre part une armée envoyée de la métropole pour assurer sa sécurité. La population fait preuve d'une cohésion remarquable exprimant par le truchement de ses représentants politiques et dans le cadre de multiples organisations municipales, corporatives ou professionnelles la volonté non équivoque de ne rien céder de ses avantages. L'armée en présence d'une rébellion aux multiples foyers, soutenue par l'immense majorité de la popu- lation se comporte comme toute armée d'occupation dans des circonstances analogues, usant de représailles collectives, ratis- sant des régions entières, s'emparant d'otages, ouvrant des camps de concentration, bref cherchant à décourager la résis- tance de l'adversaire par la terreur. Mais en fait la distinc- tion entre une population de colons et un appareil de répres- sion militaire a perdu son sens. L'armée s'est fondue progres- sivement dans la population. Celle-ci en raison de son nombre (plus d'un million d'Européens) et en vertu de la communauté d'intérêts qu'elle représente en face de la résistance algérienne tend à composer une société qui – si dépendante soit-elle, 4 dans tous les domaines, de la métropole - possède une auto- nomie certaine. Le comportement de l'armée, comme d'ailleurs celui du gouvernement d'Alger (en principe simple déléga- tion du gouvernement métropolitain) a été fondamentale- ment déterminé par l'existence de cette société. Symétrique- ment, l'indépendance de la colonie s'est considérablement renforcée du fait qu'elle disposait pratiquement d'un appa- reil militaire et policier de plus en plus puissant. Finale- ment se sont conjugués des intérêts économiques détermi- nants, un appareil militaro-policier, et une idéologie raciste, nationaliste et totalitaire (encore est-il vrai que le nationa- lisme est inspiré par la France d'Algérie bien plus que par la France métropolitaine). En employant le terme dans un sens délibérément inadéquat - car la société européenne d'Algérie ne dispose évidemment pas, répétons-le, d'une infrastructure qui lui permettrait de mener à son terme un processus qu'elle a la seule faculté d'ébaucher, - nous dirons qu'un fascisme s'est ébauché de l'autre côté de la Méditer- ranée. C'est en France seulement que cette tendance peut être développée. Mais comment ne le serait-elle pas, aussi long- temps, du moins, qu'un mouvement des masses ne vient pas transformer la situation ? Tandis que les gouvernements successifs s'agitaient à la fois pour assurer la poursuite de la guerre et en dissimuler la portée, une métamorphose s'est opérée en France même sous l'influence de la situation algé- rienne. A peine est-il besoin d'en indiquer les signes. Sur le plan parlementaire, les formations de droite commencent de s'orienter vers la solution d'une dictature militaire, la petite bourgeoisie lasse, cent fois bernée et naturellement stupide accueille avec satisfaction cette perspective; les ban- des de Biaggi et de Le Pen multiplient impunément les coups de force; la terreur contre les nord-africains s'installe; l'opinion libérale est progressivement muselée, ses meetings interdits, ses journaux saisis; enfin la population métropoli- taine s'accoutume à toutes les formes de la répression : ce qui eût déclenché un scandale il y a encore quelques années est devenu familier, la torture promue institution clandestine du régime fonctionne quotidiennement avec la complicité de tous. A considérer la situation depuis l'été 56, il faut convenir qu'aucune force sociale n'est venue en contrarier l'évolution. Des intellectuels ont protesté, des militants chrétiens ont mené une énergique campagne contre la torture, des journaux libé- raux, France-Observateur ou l'Express, ont eu le mérite de dénoncer semaine après semaine la fausse pacification et de réclamer une négociation. La classe ouvrière n'est pas apparue sur la scène politique. En réalité il ne s'agit pas seulement d'une absence. Ima- giner qu'à la suite des échecs du printemps 56, la classe ouvrière se soit bornée a attendre une occasion favorable à . 5 son intervention est absurde. Rien ne sert de le dissimuler : le prolétariat a été lui-même contaminé par le climat de la guerre coloniale. Il ne pouvait en être autrement : une fois que le cycle de la guerre se développe, il entraîne, au moins pour une période donnée, la société entière dans son méca- nisme. Le phénomène n'est pas nouveau et il serait absurde d'en conclure à la dégénérescence du mouvement ouvrier ou à la disparition de l'internationalisme révolutionnaire. Chaque fois qu'il est privé d'initiative politique et de la perspective d'une lutte contre le capitalisme, le prolétariat se trouve investi par l'idéologie bourgeoise. Dans la situation actuelle cette idéologie s'exprime dans la propagande incessante de la presse, de la radio et du ciné- ma en vue d'une justification de la guerre. Jour après jour la description des sévices commis par le FLN est complai- samment diffusée, tandis que le terrorisme français est soi- gneusement dissimulé. On répète de mille manières que la perte de l'Algérie serait une catastrophe nationale dont le prolétariat serait la première victime. On répand l'illusion qu’un dénouement militaire est prochain, que des réformes démocratiques sont en cours. On discrédite habilement le nationalisme algérien en insinuant que le départ des Fran- çais provoquerait l'entrée des Américains en Afrique du Nord. Or cette propagande est d'autant plus efficace, qu'elle vient recouper une méfiance populaire de plus en plus répandue et absolument justifiée à l'endroit des questions proprement politiques. Les ouvriers sentent justement que la lutte des blocs à l'échelle mondiale est impliquée dans tous les événe- ments contemporains, comme ils sentent non moins justement que les rivalités entre grandes formations politiques ne con- cernent pas leurs propres intérêts. Le sens de la lutte des peuples coloniaux est ainsi enfoui sous des considérations extrinsèques, comme le vrai visage de la politique est enfoui sous les traits trompeurs de la politique mystificatrice du monde officiel. Pénétrés par l'idéologie bourgeoise, paralysés par le poids de leurs propres problèmes, au moment même où ils pres- sentent une mystification universelle, les ouvriers en viennent dans certains cas à épouser inconsciemment des attitudes pro- prement réactionnaires : une hostilité teintée de racisme se fait jour à l'égard du nord-africain, responsable de toutes les difficultés actuelles. Dans un tel climat l'action de militants révolutionnaires est devenue tout à fait abstraite, à ce point contre le courant, qu'elle ne peut manquer d'apparaître comme une simple pro- testation morale. Voici où nous en sommes; et le premier devoir est sans doute de prendre la mesure exacte de cette situation. Encore faut-il s'apercevoir que le cycle qui se développe depuis deux ans est en train de s'achever. Comment imaginer 6 une nouvelle baisse du niveau de vie, un nouvau prêt améri. cain, un nouveau Sakhiet, un autre Gaillard et le jeu perpé- tuel du mensonge et de la ruse en regard d'une guerre tou- jours plus. exigeante ? Dans tous les domaines, les marges de manoeuvre de la bourgeoisie française se sont considérablement rétrécies. Nous l'avons déjà noté, l'expansion économique donne des signes de fléchissement. Un effondrement financier n'a été évité en décembre dernier que grâce à un prêt américain. Mais celui-ci, dont une première tranche a seulement été versée pour l'ins- tant, n'a été octroyé qu'à des conditions précises : le strict maintien de l'équilibre budgétaire et le rétablissement de la balance des comptes extérieurs. Il est clair que si les exporta- tions continuent de stagner, ou même diminuent (comme la récession économique qui se développe aux Etats-Unis peut le provoquer), le gouvernement, une fois ses devises épuisées, n'aura plus d'autre choix que de limiter les importations et par conséquent de freiner la production. Il est non moins clair que, sous l'action d'un facteur imprévu mais fort prévi- sible, tel qu'une offensive assez sérieuse du FLN pour exiger de nouveaux envois de troupe, ou 'un mouvement de revendi- cations assez ample pour provoquer une hausse des salaires, de nouvelles dépenses bouleverseraient la politique d'ensemble du gouvernement. On n'imagine plus, d'autre part, le renou- vellement d'un prêt américain. Depuis Sakhiet, la détérioration de la situation diplomatique de la France s'est accélérée et la procédure des « bons offices » anglo-américains a montré la volonté des Occidentaux de s'intéresser directement à la situation en Afrique du Nord. Dans de telles conditions, la bourgeoisie se trouve con- trainte de trouver une nouvelle voie, alors même qu'elle se refuse à effectuer un choix. Tandis que la droite la plus offensive s'oriente vers une solution de force, le parti socia- liste ébauche timidement un tournant politique, conscient qu'il risque d'être, dans un certain temps, menacé dans sa propre existence; le PCF, sans changer d'orientation, semble prêt à tolérer des manifestations de masse pour démontrer sa force. Il n'est pas du tout dans intentions de prévoir l'évolution de la situation politique en France; nous sommes seulement convaincus qu'une nouvelle conjoncture s'esquisse dans laquelle la guerre d'Algérie va apparaître aux yeux des masses 'sous un jour nouveau, et passer au premier plan de leurs préoccupations. nos : Ce qui, hier encore, résonnait comme une protestation abstraite, peut dans une période prochaine acquérir une efficacité. Encore faut-il que ceux qui disposent de quelque influence clarifient leur propre pensée et sachent ce qu'ils ont à dire. Or, reconnaissons-le : il règne dans l'avant-garde une confusion idéologique, il se manifeste une hétérogénéité de positions et les signes d'un désarroi dont on aurait pu 7 penser qu'ils seraient l'attribut exclusif de la pensée bour- geoise. Cette situation paradoxale tient sans doute, pour une part, au caractère singulier de la lutte algérienne et de la société dans laquelle elle se développe; nous sommes pourtant convaincus qu'en dépit de cette singularité le problème est susceptible d'être posé en termes rigoureux et de recevoir une réponse communiste. En tout premier lieu, il convient de rappeler qu'un com- muniste (1) ne peut qu'être pour le soutien incondionnel des mouvements d'émancipation des peuples coloniaux. Une telle position est d'abord fondée sur la certitude que le prolé- tariat ne saurait défendre les intérêts des classes qui l'exploi- tent. Le colonialisme étant intimement lié au mécanisme de l'exploitation capitaliste, le prolétariat ne peut que se désoli- dariser de toute action · visant à maintenir la domination impérialiste de son propre pays sur un peuple colonisé. Toute- fois ce dernier argument est encore abstrait en ce sens qu'il vaut indépendamment de toute référence à une situation his- torique déterminée. Peu importe dans une telle perspective le caractère particulier du mouvement d'émancipation : l'occasion de celui-ci s'affirme ou se réaffirme un principe dont la valeur est permanente, celui de l'opposition irréduc- tible des classes. Or quelle que soit la portée théorique d'un tel principe on peut douter qu'il ait en lui-même une quel- conque efficacité. Il énonce la vérité de la position du pro- létariat dans la société en termes très généraux, il est vérifié chaque fois que la lutte des ouvriers conteste radicalement l'ordre capitaliste, mais il n'introduit pas à la compréhension des liens qui unissent ouvriers métropolitains et colonisés, il n'établit aucune relation positive entre les actions des uns et des autres. L'idée d'un soutien inconditionnel à fournir au peuple colonisé n'acquiert un contenu positif qu'avec la reconnais- sance explicite de son droit à l'indépendance. Elle va ainsi au-delà de ce que le leninisme définissait, d'autre part, comme le défaitisme révolutionnaire. Cette dernière formule signifie que les ouvriers doivent lutter contre leur propre bourgeoisie engagée dans un conflit inter-impérialiste et, en précipitant sa défaite, transformer celle-ci en révolution. Le défaitisme révolutionnaire tel que les bolchéviks l'ont pratiqué implique au fond une ignorance délibérée des fins et de la conduite de « l'adversaire ». Qu'on appelle à la fraternisation avec le prolétariat du camp « ennemi », qu'on lui suggère un com- portement révolutionnaire symétrique du sien propre, bref qu'on manifeste un internationalisme positif, n'empêchent qu'en dernier ressort le défaitisme révolutionnaire est fondé sur cette idée : le prolétariat doit se détourner de la guerre (1) Nous employons ce terme dans son vrai sens et non pour dési. gner un militant du P.C.F. 8 et considérer comme son affaire personnelle la destruction du pouvoir bourgeois dans son pays, quelles qu'en soient les conséquences. Aux sociaux-démocrates qui soutenaient qu'une telle stratégie exigeait que les divers proletariats engagés dans le conflit agissent de concert, faute de quoi une révolution unilatérale provoquerait la victoire de l'impérialisme ennemi, les bolcheviks répondaient en substance que les ouvriers n'avaient pas à s'embarrasser de ces considérations, la tâche étant non de choisir entre tel ou tel camp impérialiste, mais de se battre sur un terrain de classe dans le seul cadre pos- sible, le cadre national. Ce qui répond aux conditions de la guerre inter-impéria- liste ne répond pas de toute évidence à celles de la guerre menée contre un peuple colonisé. Dans ce dernier cas, la cause de « l'adversaire » ne peut manquer d'être considérée en elle-même et jugée légitime. Il est donc très étonnant que des militants d'avant-garde, confrontés au conflit algérien s'arrê- tent en fait à une position voisine du défaitisme révolution- naire. Soutiennent-ils la thèse de l'indépendance, ils se bor- nent à expliquer que la désagrégation de sa puissance colo- niale affaiblit l'impérialisme français, déchaîne des conflits au sein de la bourgeoisie et crée une situation politique favo- rable à la lutte prolétarienne. Thèse, au reste, très contes- table, inspirée par la tradition plutôt que par l'observation de la réalité. Peu importe qu'elle soit ou non exacte, il nous suffit d'en dégager le sens : le communiste se situe alors en regard du mouvement d'émancipation dans une perspective analogue à celle du bourgeois libéral. L'un parle des intérêts bien compris de la France, l'autre des intérêts bien compris du proletariat; mais tous deux fondent la justification de l'indépendance sur des considérations extrinsèques. Si nous voulons restituer au soutien inconditionnel son contenu positif, nous devons d'abord écarter résolument cette attitude. Nous devons mettre au centre de notre argumentation l'idée que la lutte des colonisés pour leur indépendance a une valeur révolutionnaire, qu'elle est intrinsèquement juste. Bref, nous devons concentrer notre attention et celle des autres sur le phénomène de l'émancipation nationale; prendre pour référence absolue le combat que mènent les algériens opprimés pour s'affranchir de l'oppression et exclure toute considération tactique, visant soit à subordonner le soutien des travailleurs métropolitains aux avantages prétendus qu'ils en retireraient, soit à escamoter de quelque manière que ce soit la vérité d'un tel combat. Cette perspective est, en outre, nous en sommes convaincus, la seule que les ouvriers puissent adopter s'ils viennent à prendre position activement en face du problème algérien : il n'y a pas de solidarité internatio- naliste possible en dehors d'une pleine reconnaissance par les exploités de la légitimité de la lutte d'autres exploités. 1 * Encore faut-il comprendre les « résistances » que nous signalions à l'égard d'un soutien véritablement positif. Sur quoi sont-elles donc fondées ? Sans doute doit-on en chercher l'origine dans la situation privilégiée du prolétariat français par rapport au peuple algérien, sans doute est-il également vrai que la différence de culture et de meurs et par suite le comportement même des travailleurs algériens dans la métropole - crée un obstacle à la solidarité dans le cadre même de la production. Mais à ces facteurs de situation se superposent des motifs proprement idéologiques dont l'examen et la critique revêtent aujourd'hui une grande importance. En bref, ce qui est par beaucoup contesté c'est à la fois les objectifs et les méthodes de la révolution algérienne. Et les doutes qui naissent sur les fins et les moyens se renforcent mutuellement: la revendication nationale paraît d'autant plus suspecte que le terrorisme répugne, celui-ci d'autant plus condamnable que le nationalisme décoit. La suspicion qu'éveille la revendication de l'indépendance nationale est fondée d'abord sur la considération de l'histoire récente des luttes coloniales. Dans tous les cas où l'impéria- lisme a dû céder et reconnaître son indépendance à un pays qu'il dominait, s'est institué un système de classe qui tend à se modeler soit sur le capitalisme de lype occidental, soit sur le capitalisme de type bureaucratique. Cette expérience engendre un scepticisme à l'endroit des mouvements d'éman- cipation qui n'existait pas autrefois. De fait, les militants révolutionnaires ont longtemps vécu dans l'illusion (dont la mise en forme rationnelle se trouve dans la théorie trotskyste de la Révolution permanente) que la bourgeoisie indigène d'un pays colonisé était incapable de soutenir une lutte réso- lue contre l'impérialisme et de satisfaire les revendications nationales démocratiques auxquelles son destin était apparem- ment lié. Les com mmunistes ne couraient donc aucun risque en soutenant ces revendications qui avaient le mérite de mobi- liser les classes exploitées, de leur faire faire l'expérience de l'incapacité de leur bourgeoisie et de leur faire découvrir au travers de la lutte des objectifs socialistes. Cette illusion ne fut d'ailleurs pas l'apanage d'une petite minorité gauchiste ou trotskyste; elle fut aussi partagée, bien que sous une autre forme, par de nombreux militants du PC. Certes ces derniers condamnaient le schéma trotskyste de la révolution permanente, mais ils substituaient an prolétariat le Parti qui seul à leurs yeux pouvait conduire à son terme la lutte pour l'indépendance et, grâce à la position dirigeante ainsi acquise dans la société, instituer progressivement un régime socialiste. Le tableau qui s'offre aujourd'hui jette le trouble parmi les uns et les autres : il faut reconnaître que dans plusieurs cas la bourgeoisie indigène a tiré tout le bénéfice de la lutte pour l'indépendance, par exemple en Inde, en Tunisie, au Maroc, et d'autre part que là où le PC s'est trouvé à la tête d'un mouvement victorieux s'est instituée une dictature bureau- cratique, par exemple en Indochine. Au scepticisme s'ajoute chez certains la prise de conscience que le nationalisme exprime une tendance rétrograde dans le monde actuel. A l'heure où les nations se trouvent de plus en plus dépendantes les unes des autres, intégrées dans des blocs qui se disputent la domination du monde, à l'heure où une révolution socialiste s'avère nécessairement internationale, la revendication par un peuple de son indépendance paraît une fiction. Certes, rares sont ceux qui sur la base de telles consi- dérations s'opposent à l'indépendance de l'Algérie, une telle conclusion revenant pratiquement à soutenir la cause de l'im- périalisme français. Mais entre ceux qui vont jusqu'à juger le nationalisme algérien réactionnaire et ceux qui l'estiment inévitable, tout en s'en désintéressant, la transition est insen- sible. Admet-on le droit des Algériens à leur indépendance, on ne fait que le concéder du bout des lèvres, au nom d'une prétendue nécessité de l'histoire ; secrètement on demeure convaincu que l'émancipation nationale est étrangère à l'idéo- logie socialiste et, par suite, que la lutte des Algériens ne concerne pas le mouvement ouvrier français. Une telle attitude suppose en tout premier lieu une méconnaissance radicale de la situation coloniale et des condi- tions d'oppression en Algérie. Même si demain l'indépen- dance doit permettre à une minorité autochtone d'exploiter « en toute propriété » les masses algériennes, il n'en est pas moins vrai que la lutte actuelle exprime aux yeux des masses le refus de l'exploitation telle que l'exerce l'impérialisme étranger, sous la forme la plus brutale, la plus élémentaire et la plus compète : la plus brutale car l'oppression du peuple algérien est incomparablement plus dure que celle qui frappe la classe ouvrière dans quelque pays que ce soit; la plus élémentaire parce que c'est au niveau biologique que les besoins des individus se trouvent frustrés; la plus com- plète enfin car c'est à la fois sur le plan économique, poli- tique et culturel que les hommes font l'expérience de l'aliéna- tion. La situation coloniale fait que l'émancipation nationale a un contenu social immédiatement sensible, ou, pour mieux dire, que toutes les revendications sociales distribution des terres aux paysans dépossédés, hausse des salaires, assurance de moyens de subsistance aux sans-travail, etc. impliquent nécessairement une lutte nationale, l'exploitation se trouvant essentiellement liée à la domination française. En d'autres termes encore, la situation coloniale est totalitaire et la révolte qu'elle suscite ne peut que confondre la diversité de ses objec- tifs; on n'en peut conclure que les revendications sociales sont effacées ou dissimulées, elles affectent bien plutôt toutes les autres revendications en les radicalisant : le droit d'appren- dre sa langue à l'école, et d'abord le droit de s'instruire et celui de reconnaître son passé culturel, le droit de voter 11 librement et celui de s'exprimer ne sont pas aux yeux de l’Algérien opprimé ce qu'ils paraissent être quand nous les énonçons, de simples droits politiques et culturels; ils sont autant de manières d'affirmer le refus de l'exploitation, de manifester la volonté positive de prendre son sort entre ses mains. En ce sens la lutte du colonisé en faveur de l'émanci- pation est matérialiste comme l'est la lutte du proletariat dans un pays industrialisé. Certes l'une et l'autre ne s'exercent pas au même niveau, les besoins qu'il est impossible au colo- nisé de satisfaire, le prolétariat ne les ressent plus pour la plupart car il expérimente l'exploitation essentiellement dans le cadre du travail industriel, au sein d'une situation nou- uelle qui lui permet de forger l'image d'une société sans classes; mais cela ne signifie pas que les besoins soient étran- gers les uns aux autres ni même qu'on puisse les étaler sur une échelle de sorte que les revendications des colonisés apparaissent au prolétariat comme absolument dépassées. En elles s'expriment une contestation radicale de l'exploitation, un besoin d'humanisation de la société, bref une universalité qui débordent les conditions particulières de la lutte, les rat- tachent au mouvement socialiste, les rendent contemporaines des revendications prolétariennes. Au fond, tous ceux qui nient que le mouvement algérien concerne directement la classe ouvrière française sont victimes d'un évolutionnisme rudimentaire profondément étranger à l'esprit du marxisme. Ils ne veulent voir dans la révolution en pays colonial qu'une révolution bourgeoise en retard et ne discernent pas que la domination impérialiste a créé un problème national spécifique; ils jugent que la révolution bourgeoise elle-même n'a jamais fait qu'instituer le pouvoir d'une nouvelle classe dirigeante et mener l'humanité d'une étape à une autre et ne comprennent pas que cette révolution a engendré à chaque fois un mouvement des masses qui contes- tait sinon dans ses objectifs au moins dans sa dynamique toute oppression de classe. Ces erreurs conjuguées, ce sim- plisme aveuglent : sous prétexte que des objectifs socialistes ne sont pas formulés par les Algériens, le sens révolution. naire de leur émancipation disparaît ; sous prétexte que demain s'instaurera un capitalisme indigène, il est ignoré qu'un bouleversement social d'une extraordinaire ampleur s'effectue sous nos yeux, que les masses hier encore apparem- ment écrasées, annihilées sous l'oppression, tentent de prendre leur sort entre leurs mains, découvrent leur immense pouvoir transforment leur vision du monde et se frayent une voie historique nouvelle. Reconnaître la validité de cette lutte c'est notre pre- mière tâche. Il n'en découle nullement que nous devions nous dissimuler et dissimuler aux autres d'une part ses consé- quences probables dans un avenir prochain, d'autre part qu'elle exprime déjà dans son développement actuel des aspi- rations sociales et des intérêts divers. 19 En soutenant comme nous l'avons fait que l'oppression coloniale crée un problème national spécifique, nous ne vou- lions pas dire que celui-ci abolissait, même provisoirement, tous les autres problèmes qui naissent de la différenciation sociale de la population algérienne; nous voulions seulement montrer que la lutte nationale est du point de vue des masses opprimées une lutte sociale et en tant que telle qu'elle est positive. Il n'en demeure pas moins que les intérêts des diver- ses classes unies dans la lutte ne coïncident pas. En vain mas- querait-on cette divergence en faisant observer que la société algérienne est beaucoup moins différenciée que d'autres socié- tés coloniales. Certes il est vrai qu'en regard d'une paysannerie qui constitue l'immense majorité de la population et d'un prolétariat concentré dans quelques grandes villes qui n'excède sans doute pas quelques pour cent des travailleurs actifs, se situe une bourgeoisie très mince, composée principalement de commerçants et d'intellectuels et privée de toute fonction dans l'appareil d'exploitation capitaliste. Mais le pouvoir de cette couche ne vient pas seulement de son nombre et de ses fonctions actuelles; sa culture, son expérience politique, le sou- tien international dont elle jouit et bien sûr la conscience qu'elle a de- sa supériorité sur la masse des fellahs, déter- minent sa conduite et frayent la voie à son développement. En outre, la guerre elle-même a engendré un nouveau type de différenciation : un embryon de bureaucratie militaire et politique dont les membres proviennent de diverses cou- ches sociales s'est constitué qui ne peut manquer d'accuser délibérément tous les traits qu'ils a d'abord acquis « naturel- lement », dans les conditions particulières de la lutte clandes- tine et de la guerre de maquis : soit la conscience de sa fonction dirigeante, de ses privilèges hiérarchiques, d'une autorité fondée sur l'obéissance aveugle des exécutants. De quelle manière fusionneront ou ont déjà fusionné les éléments bourgeois traditionnels et les nouveaux cadres, nous l'ignorons, mais il est hautement vraisemblable que ces der- niers constitueront l'élément moteur du nouveau régime; non seulement ils détiennent la force, mais les exigences écono- miques auxquelles doit faire face un pays sous-développé les mettent en bien meilleure posture que les bourgeois libéraux pour prendre des mesures radicales de nationalisation et de planification. En tout cas, et c'est ce que nous voulons mon- trer pour l'instant, la perspective de ces éléments, bourgeois ou bureaucrates, est étrangère à celle des paysans et des ouvriers exploités, alors que leur lutte est commune. On ne saurait d'ailleurs conclure que l'antagonisme des classes se manifestera rapidement avec éclat; pour se risquer à prévoir il faudrait poursuivre l'analyse sociale et chercher à déter- miner la physionomie singulière des classes exploitées au lieu de se borner à parler d'elles de manière abstraite. A titre d'indication, on dira seulement qu'il est insuffisant de parler de « la classe paysanne », quand on inclut sous ce concept à 12 côté d'une masse de petits propriétaires une masse plus impor- tante de sans-travail, d'origine paysanne certes, mais en dehors du circuit de la production, totalement dépossédés, voués de naissance au chômage. Comme il est insuffisant, d'autre part, de ne considérer comme ouvriers que les quelques centaines de milliers de travailleurs occupés actuellement dans des entre- prises et sur des chantiers, puisque de nombreux algériens viennent temporairement dans les usines métropolitaines et que le nombre de ceux qui ont une expérience et une men- talité de prolétaires est beaucoup plus élevé qu'il ne paraît tout d'abord. Ces aspects tout à fait singuliers de la situation des exploités ont apparemment une signification opposée ; dans le premier cas, ils font craindre que le pouvoir nouveau trouve un soutien facile dans une masse « lumpenisée », prête à se battre avec acharnement pour obtenir un changement quelconque, mais sans doute peu consciente des problèmes posés par un nouvel ordre social. Dans le second cas, ils font espérer qu'une perspective prolétarienne autonome se des- sine beaucoup plus rapidement que dans d'autres pays sous- développés. Cependant les possibilités offertes par la situation objec- tive sont une chose, la prise de position des éléments révo- lutionnaires en est une autre. Dès maintenant, il est sûr que doivent être dégagées les aspirations propres des couches exploitées et mises en avant les solutions qui leur conviennent: notamment la confiscation des terres des gros colons et leur appropriation par les paysans algériens, selon des formules qui répondent dans chaque cus particulier à leurs besoins, doivent être au centre des revendications révolutionnaires. Ces revendications ne pourront se propager et une perspective autonome s'esquisser que si elles sont formulées au cours même de la lutte d'émancipation et permettent une clarification idéo- logique, voire des regroupements sur la base d'un programme exprimant les intérêts des masses dépossédées. Les remarques qui précèdent déterminent une attitude à l'égard des organisations politiques qui dirigent la Résistance algérienne. Nous avons suffisamment dit que nous embrassions la cause des exploités en lutte et non celle d'un Ferhat Abbas, celle d'Oulémas ou celle de bureaucrates politiques pour exclure toute apologie des organisations en tant que telles. Celles-ci sont hétérogènes, et par les intérêts sociaux qu'elles représentent et par les tendances qu'elles comportent. Aucune d'elles n'a défini un programme social précis. Les tentatives qui ont été faites pour définir le MNA comme le seul mouvement révolutionnaire ne reposent sur aucun argument sérieux; elles se fondent essentiellement sur l'influence longtemps prédominante de cette organisation sur les travailleurs algériens de la métropole. Mais, outre que cette influence s'est considérablement amenuisée, elle tenait plus à une situation de fait ---- la présence de l'appareil MNA en France qu'à des facteurs idéologiques. Aujourd'hui les positions conciliatrices du MNA, sur la base de l'abandon du préalable de l'Indépendance, font craindre qu'il soit prêt à faire des concessions essentielles pour regagner artificielle- ment un rôle dirigeant sur la scène politique. Les réserves qu'inspire le MNA ne suffisent nullement à valider le FLN dont il est impossible d'assumer les méthodes de guerre : le terrorisme aveugle en Algérie, la liquidation implacable des éléments oppositionnels, le contrôle absolu exercé par les chefs sur la base militante. On doit donc distinguer les orga- nisations des tendances ou des éléments révolutionnaires qui existent en leur sein et avec lesquels seuls le prolétariat fran- çais peut s'identifier. Pourtant cette attitude critique n'est pas non plus entiè- rement satisfaisante. Nous ne pouvons perdre de vue que nous sommes en France et que nous devons dans toute la mesure de nos moyens, qui sont d'ailleurs fort limités combattre l'idéologie bourgeoise et l'inertie de l'opinion en face du pro- blème algérien. Nous ne saurions non plus lorsque nous consi- dérons la conduite de la guerre, oublier les conditions sociales singulières dans lesquelles celle-ci a lieu. Ces deux réserves, au reste, se conjuguent car, dans la réalité, l'efficacité de la propagande officielle sur les horreurs du terrorisme FLN tient a ce qu'elle vient recouper une incompréhension du véritable caractère de la révolution algérienne. Il devrait être clair qu'il est impossible de projeter sur la guerre d'indépendance le schéma d'une révolution proléta- rienne, qu'il est vain d'attendre d'une population aux 9/10 paysanne et dont une énorme masse se trouve « lumpenisée » des méthodes de lutte analogues à celle d'un prolétariat avancé. Ou bien il faut juger que les Algériens ne sont pas des exploités assez propres, assez décents, assez policés pour mériter d'être soutenus ; ou bien il faut, reconnaissant la validité de leur cause d'exploités, accepter la lutte qu'ils mènent avec les conséquences qu'elle implique. En bref, il convient de distinguer (bien que cette dis- tinction ne soit pas facile à opérer) les moyens délibérément utilisés par un appareil politique en vue d'instaurer à la faveur de la guerre un pouvoir incontrôlé sur les masses et les moyens auxquels les masses elles-mêmes ont spontanément recours en vue de se libérer d'une oppression séculaire. De toutes manières, les ouvriers ne peuvent que dénoncer avec la dernière véhémence la propagande bourgeoise qui, au moment où elle feint l'indignation morale, couvre la répression exercée par les parachutistes et les policiers « les plus civilisés du monde ». Finalement, à quoi servirait de le nier : il n'y a pas entre les divers mouvements révolutionnaires une convergence automatique. Le combat que déclenche un peuple colonisé ne suscite que dans des circonstances exceptionnelles le sou- tien de ceux qui devraient pourtant y reconnaître l'écho de leurs propres aspirations. Et, de fait, un tel soutien implique une action et non l'affirmation platonique d'un principe internationaliste. Et cette action elle-même suppose à son tour un certain rapport de forces entre les travailleurs et leur propre adversaire de classe, qui est relativement indépendant des conditions internationales. La capacité de se dégager de l'idéologie bourgeoise et, en comprenant le sens de la solida- rité internationaliste, de trouver des formes adéquates d'in- tervention, n'est donc pas immédiatement donnée; elle est le plus souvent acquise grâce à une avant-garde organisée qui formule une conception universelle de la révolution. Dans les circonstances présentes, la solidarité se fraye d'au- tant plus difficilement la voie, qu'une telle avant-garde est dispersée, et qu'au contraire les prétendues directions du prolétariat paralysent de toutes les manières possibles les initiatives de lutte et déforment systématiquement le sens de la révolution algérienne. Que le prolétariat français ne soit pas parvenu à apporter un appui aux Algériens en lutte et qu'il ne réussisse pas non plus à se frayer une voie propre en dehors des partis bureau- cratiques, exprime en définitive une seule et même situation. Celle-ci ne peut se transformer que sous tous les aspects à la fois : en déclenchant une lutte en France, en ébranlant le poids des appareils bureaucratiques, le prolétariat ne pour- rait que reconnaître simultanément la vérité de la révolution algérienne et lui apporter un soutien pratique. Mise à nu des contradictions algériennes Le texte ci-dessous est une contribution à la dis- cussion des problèmes posés par la situation algé- rienne, discussion qui sera poursuivie dans les prochains numéros de cette revue, en particulier par un deuxième article de F. Laborde consacré à l'analyse du contenu social et des contradictions de la lutte nationale algérienne. Le lecteur peut se référer également aux textes de F. Laborde déjà publiés dans Socialisme ou Barbarie : « La situation en Afrique du Nord » (N° 18), « La bourgeoisie nord-africaine » (N° 20), «Nouvelle phase dans la question algérienne » (N° 21), com- me aussi au texte de D. Mothé, « Les ouvriers français et les Nord-Africains » (N° 21). Le massacre de Sakhiet a porté au grand jour le fait que les multiples contradictions internes de la situation algérienne ont subi un approfondissement considérable depuis l'été der- nier. D'une part les rapports de force au sein du FLN se sont modifiés à la suite de la reconquête des villes par l'armée et par la police françaises : le pont entre la résistance et les euro- péens, qui passait il y a un an encore par la bourgeoisie musulmane attentiste et les « libéraux » français à Alger, ce pont a été coupé. Par conséquent l'appareil politico-militaire bourgeois du Front a fait porter tout son effort sur la conso- lidation de l'armée paysanne. Dans cette phase, toute ouverture de type bourguibiste devient impossible, à la fois parce que le gouvernement français, grisé par ses « succès », n'en veut pas, et parce que la jeune paysannerie qui vient gonfler les rangs de l'ALN constitue une force politique profondément intran- sigeante. Sakhiet est, en ce premier sens, la manifestation expli- cite de l'échec du bourguibisme, tant en Algérie qu'en Tunisie, donc la victoire d'une ligne politique caractéristique d'une couche sociale qu'il conviendra d'analyser avec soin parce qu'elle révèle des modifications dans les rapports de force internes aux mouvements nationalistes maghrébins, et annonce du même coup la structure de classe de ces jeunes nations. D'autre part du côté français, la reconquête des villes algériennes a parachevé la fusion de l'armée avec la société coloniale en même temps que la subordination du gouverne- ment d'Alger à celle-ci. L'effort militaire, mais surtout le paroxysme dans la répression, que cette reconquête supposait, exigeaient le muselage de l'opposition en France. Ce muselage est facilité par le fait que cette opposition est de pure forme puisque les organisations d'où elle pouvait venir, SFIO et PC essentiellement, participent directement ou indirectement à la répression en Algérie. Mais il faut ajouter, pour être exact, que la classe ouvrière française ne s'est pas battue contre la guerre d'Algérie depuis deux ans. On se trouve là devant un fait massif, irréfutable en tant que réalité, et qui oblige la pensée révolutionnaire à reprendre à zéro son analyse de la question coloniale si elle veut pouvoir en .exprimer et en modifier la réalité. Nous voulons dans ce premier article, mettre d'abord l'accent sur ce fait, au risque de scandaliser les hommes « de gauche » pour qui la solidarité agissante des prolétariats et des peuples coloniaux ou le schéma de la révolution perma- nente demeurent des tabous. Lorsque des concepts ou des schémas sont démentis par la réalité historique depuis 40 ans, la tâche des révolutionnaires est de les détruire sans rémis- sion et de les remplacer par d'autres qui rendent une lutte efficace possible. C'est dans cette perspective, c'est-à-dire dans le dessein d'apporter une première contribution à la révision complète de la question coloniale, que nous soulignerons ici ce qui nous paraît être la clé de la situation créée actuelle- ment par la guerre d'Algérie, à savoir l'enfouissement des antagonismes de classe dans la société coloniale. Cette interprétation ne signifie pas qu'il convient d'aban- donner le concept de classe sous prétexte qu'il n'y aurait pas de classes en Algérie, comme le disaient naguère les Messalistes, ni davantage de soutenir inconditionnellement le FLN en tant que tel ; mais il faut montrer comment et pourquoi une direc- tion bourgeoise (FLN) est capable de mobiliser avec succès toutes les classes algériennes dans la lutte pour l'indépendance, c'est-à-dire montrer que la signification de cet objectif est capable de masquer transitoirement les objectifs de classe dans la conscience des travailleurs algériens, et pourquoi cette idéologie nationaliste a pu acquérir une telle puissance. Car s'il est vrai qu'elle ne fait que masquer les antagonismes réels, que nous chercherons à découvrir par la suite, et qui s'expri- ment d'ores et déjà dans les rapports de force actuels au sein du FLN, on n'est pas quitte avec le mouvement national-colo- nial pour l'avoir décomposé en ses éléments simples : l'idéolo- gie qui l'anime, même si en dernière analyse elle est compo- site, est vécue comme une réponse unanime à une situation ressentie de manière unanime par tous les Algériens (de même que, complémentairement, tous les Européens d’Algérie ressen- tent unanimement leur situation et y répondent unanimement, quels que soient les antagonismes internes qui les opposent réellement). Autrement dit, l'idéologie nationale (de même que l'idéo- logie colonialiste qui est son pendant) n'est pas une simple fiction qu'on pourrait s'estimer malin d'avoir dénoncée comme une mystification fabriquée par la bourgeoisie nationaliste algérienne pour les besoins de sa cause. Ce serait au contraire de la supprimer comme réalité vécue effectivement, qui serait fictif, et c'est ce que nous dirons en attaquant comme abstrait un économisme ou un sociologisme qui se contenterait de repousser l'indépendance avec un sourire : qu'il se mette donc lui-même à l'épreuve de la réalité, et qu'il préconise donc le mot d'ordre « classe contre classe » dans la situation algé- rienne actuelle ! Il faut en finir avec un certain marxisme de patronage : une idéologie n'a pas moins de réalité, même et surtout si elle est fausse, que les rapports objectifs auxquels ce marxisme veut la réduire. Nous voulons donner d'abord son plein poids de réalité à l'idéologie nationale algérienne. Dans un autre article, nous chercherons à montrer comment cette réalité idéologique s'inscrit dans la dynamique contradictoire de la société coloniale. Approfondissement des contradictions en Algérie L'Algérie n'est déjà plus « française » en ce sens d'abord que la politique française en Algérie se définit désormais à · Alger, non à Paris, en ce sens aussi qu'Alger détient moins que jamais l'autorité sur l'Algérie réelle. Examinons ce deuxième point d'abord : il est le moteur de toute la dynamique. En automne 1957, après des mois de répression féroce, le FLN se voyait contraint d'abandonner à peu près complètement l'agitation urbaine : une grève comme celle de la fin janvier 1957 était devenue impossible. Les cou- ches qui participaient à l'action dans les villes, instituteurs, commerçants, ouvriers et employés, avaient été décimées par la police et l'armée : jetés dans les prisons et dans les camps, torturés à mort, guillotinés, les hommes des réseaux avaient pour la plupart disparu de la lutte politique. Les « libéraux >> eux-mêmes, les sans-parti, européens en général, étaient con- damnés au silence par la menace ou par l'exil et se voyaient contraints d'abandonner l'espoir qu'ils avaient pu nourrir pendant le double jeu du Molletisme de servir d'intermé- diaires entre la résistance et la répression. Leur disparition du terrain politique coïncidait avec l'apparition de la droite au pouvoir à Paris. Le FLN ne pouvait même plus se mani- fester par cette forme de présence et de protestation politi- ques qu'est le terrorisme. Ecrasé par un appareil policier et militaire innombrable et qui jouissait du soutien actif de la population européenne (1), isolé des quelques européens qui voulaient garder le contact avec lui, convaincu que tout contact était désormais voué à l'échec, le Front faisait alors porter tout son effort sur les maquis. 85 % des Européens habitent les villes. En se tournant vers les campagnes, le FLN rompait nécessairement avec les Européens. La rupture entre les communautés, déjà profonde et ancienne, s'aggravait davantage. Le guerillero, figure pay. sanne par excellence, prenait le pas sur le clandestin des médinas. La consolidation de l'Armée de Libération apparais- sait au Comité de Coordination et d'Exécution comme la tâche immédiate d'abord pour des raisons de propagande interne et internationale (la session de l'ONU approchait), ensuite parce que l'afflux considérable des recrues rendait urgente la forma- tion des cadres politiques et militaires. Le gonflement des effectifs depuis un an (2), connu alors même que les ultras criaient victoire, montre que le recul du FLN dans les villes ne signifiait pas qu'il avait perdu contact avec les masses musulmanes. Au contraire le FLN avait poursuivi le travail de pénétration politique et administrative que nous décrivions précédemment (3) à tel point que les troupes de l'ALN per- daient de plus en plus leur caractère initial de formations irrégulières : la conscription lève désormais tous les jeunes Algériens de 18 à 25 ans, les responsables locaux des Assem- blées populaires les rassemblent et les confient à des respon- sables militaires qui les escortent en Tunisie ou dans les zones abandonnées par les troupes françaises, les jeunes recrues y reçoivent, dans des camps d'entraînement, une formation militaire et politique, puis un équipement complet, et partent prendre la relève dans les secteurs de combat. Cette organisa- tion, dont les effets sont indéniables, suppose évidemment la participation active de la paysannerie algérienne tout entière. La masse des combattants algériens est donc composée de jeunes paysans qui doivent avoir une moyenne d'âge de vingt ans ; cette composition sociale et démographique est évidem- ment essentielle pour qui veut comprendre la combativité des troupes ALN et la direction de leur combat. En tant que paysans coloniaux tout d'abord ce sont des hommes qui n'ont rien à perdre dans la lutte, puisqu'ils n'avaient rien avant de l'entreprendre : 70 % des exploitations musulmanes étaient jugées, en 1952, économiquement inviables; elles le sont deve- (1) Dans les villes à forte majorité musulmane (Constantine, etc.), le FLN n'a pas été abattu ; c'est la preuve du rôle joué par les Euro- péens dans la répression. (2) Estimations officielles : en février 1957, 20.000 fellagas ; en février 1958, 35.000. Estimations de R. Uboldi (Temps modernes, décem. bre 1957) : 100.000 réguliers et 300.000 partisans. (3) «Nouvelle phase dans la question alagérienne », Socialisme ou Barbarie, nº 21. nues plus encor ore du fait des combats et de la répression, qui ont rendu inutilisables quantité de terres (comme en témoigne le ralentissement très sensible des rentrées foncières, dans l'Est algérien notamment). Et d'autre part ces paysans totalement expropriés sont nés en 1938, ils avaient 7 ans, l'âge de raison, quand la légion « nettoyait » le plateau de Sétif et la petite Kabylie, 14 ans quand Messali fut déporté à Niort, 16 ans quand le CRUA lança l'offensive la nuit du 1er novembre 1954. Leur contact avec l'administration française n'est même pas passé par le canal traditionnel de l'école, puisque 2 % seule- ment de la population algérienne (117.000 enfants) étaient scolarisés en 1950. Qu'est-ce alors que la France pour eux, hormis le garde-champêtre, la police, la troupe ? « De la France, ils ne connaissent qu'un seul visage, celui de l'« enne- mi » à qui ils font face, qui tire, blesse et tue », écrit R. Uboldi. Il va y avoir quatre ans qu'ils n'ont pas vu un Français sans armes. Le sentiment de subir une occupation étrangère, la conviction que les soldats français défendent un pouvoir usurpé, la certitude enfin que ce pouvoir n'est déjà plus en état d'administrer effectivement un peuple qui se rebelle contre lui, cet agrégat d'idées-forces qui forme l'idéologie natio- nale ne peut qu'accélérer chez ces jeunes paysans, et par con- séquent dans la base même de l’ALN, le processus d'éloigne- ment à l'égard de tout ce qui est français, qu'accroître leur indifférence aux problèmes français, que décrocher de plus en *plus la dynamique de leur lutte de la considération des rap- ports de force en France. Les positions intransigeantes prises par le FLN dans les articles d'El Moujahid ou dans les déclarations de ses porte- parole à Tunis ou à Washington, expriment à coup sûr cette pression de la base combattante et de son idéologie sur l'en- semble de l'appareil militaire et politique. Plusieurs journa- listes en ont témoigné. Le commandant du 1 bataillon de la Base Est confie à R. Uboldi : « Les moins de vingt ans sont les plus intransigeants. Pour ma part je n'ai certes pas une excessive sympathie pour l'ennemi que je combats. Mais je connais un autre visage de la France : Voltaire, Montaigne, les Droits de l'Homme, la Commune, Sartre, Camus, en un mot ce qu'il y a de meilleur chez l'ennemi. » Visiblement la tension entre les cadres et les soldats ALN exprime à la fois une différence d'âge et un antagonisme de classe sociale. Or, malgré la tendresse que les intellectuels algériens qui consti- tuent une partie de l'armature politique et militaire du Front ressentent pour la culture française, l'appareil frontiste s'est vu contraint de manifester en termes très durs son méconten- tement contre son partenaire politique « naturel », la « gauche » française. Nous reviendrons sur ce point, mais il convenait de noter tout de suite que cette rupture traduit certainement une modification des rapports de force internes à la résistance algérienne, laquelle résulte à son tour de la situation militaire actuelle. Par un processus inverse, mais complémentaire, les condi- tions dans lesquelles la reprise en main des principales villes d'Algérie s'est effectuée, ont aggravé la rupture entre le gouvernement d'Alger et celui de Paris. La liquidation des réseaux clandestins avait exigé l'utilisation de troupes de choc, la participation active de la population européenne aux mili- ces civiles, la suppression des dernières entraves juridiques aux perquisitions, aux arrestations, aux détentions, aux interroga- toires, aux condamnations, aux exécutions. L'occupation d'Al- ger par les parachutistes pendant plusieurs mois et la déléga- tion officielle des pleins pouvoirs à leur commandant cons- tituait en fait une situation politique nouvelle : toutes les déci- sions urgentes relevaient désormais de l'autorité militaire, qui paraissait détenir de ce fait la souveraineté dans les villes. En réalité la situation était tout autre ; de la collabo- ration plus étroite entre les militaires et l'administration civile et policière qu'elle entraînait, il devait résulter une collusion originale des attitudes propres à chacune des deux parties : la mentalité revancharde des vaincus de l'Indochine et de Suez, la tradition colonialiste ultra du Gouvernement général. Et l'ensemble exerçait sur la direction politique de l’Algérie, Lacoste et son entourage immédiat, une pression de plus en plus forte. Ce même esprit ultra dont nous verrons qu'il n'est pas la propriété des seuls grands colons, et qui a toujours corrodé les bonnes intentions des dépositaires du pouvoir républicain à Alger au point qu'aucun n'a jamais rien pu changer en Algérie tandis que l'Algérie les a tous changes, parachève alors sa pénétration dans le ministère de l'Algérie. Lacoste s'identifie totalement avec le Français d'Algérie : plé- béianisme, coup de gueule, tricolorisme, chantage sécessio- niste, poing sur la table, tartarinades. Il exige, il obtient. Mais nul ne s'y trompe, ce n'est pas Lacoste qui a le pouvoir à Alger, c'est Alger qui a le pouvoir sur Lacoste. Or Alger, ce n'est même pas le commandement militaire. C'est un commandement militaire assailli par une population qu'il a délivrée du terrorisme. Assailli dans la rue, au point qu'on a vu les parachutistes se tourner contre les Européens. Assailli surtout par les porte-parole des Français d’Algérie, les chefs de la milice, les directeurs de journaux, les maires, les présidents d'associations d'anciens combattants, les présidents des étudiants patriotes etc., toutes organisations qui ont des représentants, des « amis », des débiteurs dans la totalité de l'appareil administratif et répressif de l'Algérie. Et quelle est la signification sociale de ces associations ? Elles représentent la quasi-totalité des Européens d’Algérie, toutes classes con- fondues. C'est donc bien l’Algérie française qui gouverne Alger en même temps que Paris, par le canal des organisations, de la police et de l'administration, de l'armée et enfin du ministère. Ce n'est pas Mollet qui a intercepté Ben Bella, mais ce n'est même pas Lacoste ; ce n'est pas Gaillard qui a ordonné le raid de Sakhiet, mais ce n'est pas non plus Lacoste, ni même probablement Chaban-Delmas. Le pouvoir des ultras s'est installé sans partage dans les villes algériennes ; c'est l'armée qui l'a reconstitué, mais il a pénétré l'armée elle-même. Celle- ci a beau être composée surtout de métropolitains, elle exprime désormais la seule « Algérie française », elle en est le fidèle reflet, et l'« Algérie française » se complaît en elle. En fait il n'y a déjà plus d’Algérie française, en ce sens que « la France » n'est plus présente sous aucune forme en Algérie : dans les campagnes il y a une administration FLN ; dans les villes il y a une administration ultra, nulle part Paris n'est présent. Approfondissement des contradictions en France Mais par tous ses pores la France s'imbibe de l'Algérie. L'opinion mondiale en a pris conscience brutalement au niveau le plus accessible, après Sakhiet : le monde entier a su, et Washington a su, que Gaillard couvrait après coup une opération militaire et politique qu'il n'avait pas décidée et qu'il tenait sans doute pour inopportune. Les motivations de ce jeune Premier sont trop limpides pour mériter une longue analyse : un vif goût du pouvoir, une ambition d'un autre âge n'ont ici d'importance qu'autant qu'ils le contraignent à épouser sans broncher la cause de sa majorité parlementaire. Or sa majorité, c'est la droite, plus les socialistes. Ceux-ci, par la voix de Mollet, qui s'y connaît, ont découvert que cette droite est la plus bête du monde. Mais ils n'ont pas divorcé pour autant, la bêtise n'étant pas un motif statutaire de divorce à la SFIO, et toute droite ayant la gauche qui lui convient. Après tout si la droite règne en France, c'est la faute aux tomates du 6 février 1956 : derrière Duchet, ce sont les patrio- tes d’Alger qui commencent à insinuer leur slogans, leurs hommes, leurs organisations, leurs journaux, leurs raisons et leur déraison dans la vie quotidienne de ce pays. L'atmo- sphère algérienne commence d'oppresser la vie politique fran- çaise : on voit surgir le béret mi-parachutiste mi-PSF, la main gantée, le travesti guerrir, la cocarde abondante, le style musclé et paradeur, le ton énervé (mais aussi l'amitié pour les flics et la préférence pour les rues bourgeoises) des Français de souche et des fascistes à l'état naissant. Ces animaux grotesques nous viennent d'Alger qui est le lieu au monde où la décomposition de l'empire colonial fran- çais, incarnée par les troupes même qui y campent, est le plus ressentie comme une affaire de vie ou de mort. Mais d'Algérie reviennent aussi, point grotesques, plus inquiétants, les hommes qui ont fait cette guerre, bon gré mal gré. Eux aussi ont subi l'érosion puissante que la société coloniale, quand elle atteint la limite de sa tension et quand ses contra- dictions éclatées au grand jour la déchaînent, exerce impitoya- blement sur tous les hommes qui y vivent. C'est bien, en effet, dans la société algérienne elle-même que les jeunes venus de toutes les classes sociales françaises vivent pendant leur séjour en Algérie : l'armée où ils sont incorporés reflète, nous l'avons dit, cette société, elle en prolonge en clair et jusqu'à l'absurde la fonction fondamentale, laquelle est de supprimer l'huma- nité du « crouille ». La décomposition des valeurs démocra- tiques : respect de la personne, égalité, etc., est facilitée par le fait d'abord que ces valeurs n'ont déjà pas grande assise dans une société de classes où l'observation la plus fruste les voit quotidiennement violées, ensuite par la campagne que la presse bourgeoise mène depuis quatre ans bientôt pour faire admettre cette guerre comme légitime, enfin et surtout parce que, ne resteraient-ils que 20 mois en Algérie, la briè- veté (toute relative !) de l'intervalle est largement compensée par l'efficacité d'une vie militaire qui n'est elle-même qu'une vie coloniale plus intensive. Inutile d'insister : qu’on lise les témoignages des rappelés, le dossier Muller, «Une demi- campagne », le texte de Mothé ici-même (4), on aura tous les documents nécessaires, s'il en est besoin, pour analyser et reconstituer la décomposition idéologique que produit la pres- sion de la société algérienne sur les hommes du contingent. Reste enfin que cette perméabilité à l'atmosphère colo- nialiste, qui est la seule grande victoire remportée par la droite chauvine dans sa guerre, n'est possible que grâce à l'absence de combativité des ouvriers français sur la question algérienne. Il s'agit là évidemment du fait fondamental à par- tir duquel l'isolement du FLN, la reconquête des villes algé- riennes par les ultras, le bombardement de Sakhiet, la multi- plication en France des manifestations d'éléments fascisants, l'aggravation de l'arbitraire policier du gouvernement sont pos- sibles. Tout le monde sait bien que si le mouvement sponta. né par lequel les rappelés commençaient il y a deux ans à manifester leur refus de partir n'avait pas été combattu de front par les partis et les organisations « de gauche », ou condamné par leurs manoeuvres à dépérir, rien de tout cela ne se fût passé. Mais depuis lors jamais les ouvriers n'ont ma- nifesté directement, par des actions sans équivoque, leur soli- darité avec la lutte des Algériens. Pourquoi ? On peut invoquer des raisons manifestes : la SFIO et le PC ont tout fait pour empêcher un éclaircissement du pro- blème algérien à l'occasion de ces refus de partir, et pour lasser la combativité des travailleurs. Les motifs de la SFIO sont clairs et ne méritent pas qu'on s'y arrête. La ligne du PC est plus sinueuse et nous y reviendrons plus loin. Mais de toute façon, expliquer la passivité de la classe ouvrière par le seul caractère dilatoire des manœuvres du PC et de la (4) « Les ouvriers français et les Nord-Africains », Socialisme ou Barbarie, nº 21. CGT, c'est postuler justement ce qu'on veut expliquer, c'est admetttre que les ouvriers français n'étaient pas réellement prêts à combattre sur ce terrain (5). Ces mêmes ouvriers ont manifesté par ailleurs et dans le même temps qu'ils étaient en état de prendre en main leurs propres revendications quand il s'agissait d'objectifs effectivement recherchés par eux. Sans doute ces mouvements sont-ils demeurés sporadiques, sans doute se sont-ils heurtés constamment au problème préala- ble d'une organisation capable de briser le carcan syndical, et sans doute ne l'ont-ils pas résolu encore. Il n'est pas ques- tion de sous-estimer l'inhibition que les ouvriers ressentent et qu'ils expriment quotidiennement devant l'énormité des tâches qu'il leur faut affronter dès qu'ils cherchent à aller plus loin et à aller ailleurs que là où les directions syndicales prétendent les faire aller. De ce point de vue la lutte contre la guerre d'Algérie devait rencontrer les mêmes difficultés écrasantes, les mêmes manoeuvres de diversion, les mêmes combines inter-syndicales que toutes les luttes revendicatives rencontrent depuis des années. Mais il reste que, depuis deux ans, on a vu des ateliers et des bureaux, des usines, des grou- pes d’usines (Saint-Nazaire, etc.) et des secteurs entiers de l'économie (banques) entrer dans des luttes tantôt violentes et brèves, tantôt longues et résolues, pour les salaires et les conditions de travail, mais on n'a jamais vu débrayer contre la guerre d'Algérie. Il ne peut être question d'admettre une absence généralisée de combativité; il faut constater que la solidarité avec la lutte du peuple algérien n'est pas ressen- tie assez intensément par les travailleurs français pour les amener à exercer « leurs » organisations une pression telle que celles-ci soient contraintes de s'engager résolument dans la lutte contre la guerre. Il s'agit là du reste d'une cons- tatation absolument générale qui dépasse les limites du pro- blème algérien : quand c'était l'indépendance du Viet-Nam, de la Tunisie, du Maroc qui était en question, la classe ouvrière française n'a pas non plus lutté énergiquement pour aider les peuples colonisés à rejeter le joug de l'impérialisme français. Quand les Mau-Mau se sont soulevés contre la colo- nisation britannique, les ouvriers anglais sont-ils intervenus à leurs côtés dans la lutte ? Et les ouvriers hollandais ont-ils soutenu le mouvement indonésien ? Il faut bien constater que la solidarité des proletariats des vieilles nations capitalistes avec le mouvement des jeunes nations colonisées ne se mani- feste pas spontanément, parce que les ouvriers européens n'ont pas une conscience vivante de la convergence des objec- sur (5) C'est ce que montre l'article de Mothé déjà cité. Sa conclusion impute au PCF sans doute la responsabilité de la passivité ouvrière à l'égard de la question algérienne, mais toute la première partie montre que cette passivité repose sur un divorce beaucoup plus profond, qui est proprement sociologique. tifs de la lutte nationale coloniale et de la lutte de classes, parce que le schéma classique de cette convergence demeure abstrait pour eux, parce qu'enfin ce qui demeure concret pour les ouvriers français, c'est le cousin ou le copain tué en Algérie, c'est le fusil qu'on leur confie là-bas pour quelques mois avec mission de défendre leur peau, ce sont les attentats dans leurs quartiers truffés de Nord-Africains, c'est surtout la diffi- culté de fraterniser dans l'usine même avec des travailleurs séparés d'eux par toute une culture (6). L’Algérie et la « gauche ». La situation est actuellement telle que la guerre algé- rienne est une guerre qui ne paraît pas concerner le prolé- tariat français. Il s'ensuit que les quelques intellectuels qui ressentent cette guerre comme leur affaire sont isolés dans une indifférence générale, et qu'ils ne peuvent trouver dans la dynamique d'une lutte ouvrière qui n'existe pas les ensei- gnements, les directives de réflexion et finalement les concepts qui leur permettraient de saisir exactement la signification his- torique du combat algérien et plus généralement du mouve- ment d'émancipation des pays coloniaux. La réflexion sur la question algérienne, et les positions par où elle conclut, sont frappées de stérilité du fait que ces théories sont éla- borées en dehors de toute pratique. Bien entendu les diri- geants et les intellectuels des organisations « de gauche » ne sont pas en peine pour continuer d'appliquer au combat FLN les appellations contrôlées de la tradition réformiste ou révolutionnaire concernant la question coloniale, mais il se trouve que ces appellations ne sont pas contrôlées par la réalité depuis quarante ans. Emue par les accusations d'« inaptitude à ce combat » (anticolonialiste), d'« incapacité à dominer l'ensemble des problèmes qui se posent à son pays », d'« opportunisme et de chauvinisme » que le FLN porte contre la « gauche démocra- tique et anticolonialiste » dans ses organes, cette gauche adresse aux frontistes des appels pressants à leur réalisme politique, s'enquiert anxieusement de leur sectarisme, les con- jure de lui faciliter la tâche. De cette manière elle manifeste sans doute son « sens politique », la conscience de sa ponsabilité », finalement son réformisme à peine moins mol que Mollet; et surtout elle vérifie l'appréciation même que le Front porte sur elle et plus encore son impuissance à situer correctement la résistance algérienne dans un schéma histo- rique. On le voit bien par la solution qu'elle ne cesse de pré- coniser : quelque chose comme une négociation, le plus vite < res- (6) Voir l'article de Mothé cité. possible. Et par le rôle qu'elle s'est réservé : peser sur les deux parties, pour les amener à composition. Or il est bien évident que ni cet objectif ni cette fonction n'ont le moindre caractère révolutionnaire : la négociation tout de suite peut avoir un sens dans les conditions où se trouvait la révolu- tion russe à Brest-Litovsk par exemple, mais quel sens aurait eu politiquement une table ronde des maquisards yougoslaves et des généraux allemands en 1942 ? La situation du FLN n'est sans doute pas la même, mais on ne voit pas qu'elle justifie le défaitisme que lui suggère la gauche française. Tout le monde convient qu'une défaite militaire pure et simple de l'ALN est exclue. Et cette gauche lui offre une défaite politique ! C'est qu'elle se place « au-dessus de la mêlée », qu'elle prétend incarner « l'intérêt général », qu'elle souhaite mettre un terme au massacre. Nous ne doutons pas de l'excel- lence de ses sentiments, mais enfin ils visent objectivement à faire accepter à la résistance algérienne un compromis parfaitement pourri avec Alger, c'est-à-dire avec les ultras, dont elle sait qu'elle ne tardera pas à se repentir. Entendus des maquis, il faut avouer que les appels des gauches à la modération, leur « mettez-vous à notre place » doivent reten- tir du bruit fêlé de la vieille marmite social-traître. Et ce ne sont pas les arguments que cette même « gauche » tourne vers la bourgeoisie française qui peuvent convaincre le FLN de l'authenticité de son zèle internationaliste; car enfin que lui répète-t-elle à satiété ? Que la grandeur de la France souffre de la poursuite de cette guerre, que le pres. tige de la France à l'étranger s'effondre, que l'intérêt bien compris de la France exige la négociation, qu'on ne peut sauvegarder les légitimes intérêts de la France à Alger et au Sahara en continuant de se battre, etc. Quoi de plus chauvin, finalement, que cette rhétorique ? Ses compromis constants avec les porte-paroles du capitalisme éclairé montrent à l'évi- dence que dans les faits la gauche dépense un trésor de compréhension à l'endroit des intérêts du capital français tandis qu'elle n'est jamais parvenue à prendre comme seul axe de référence légitime pour fonder sa position l'intérêt du prolétariat colonial pour lui-même et en lui-même. La crainte de la droite, de sa censure, etc., ne peut constituer un alibi suffisant; la vérité est tout autre. Le PCI pour sa part occupe dans la gauche une position qui le délimite clairement et qui prend appui sur une appli- cation massive de la théorie de la Révolution permanente au problème algérien. Comme le PPA, issu de l'Etoile Nord- africaine avait indiscutablement une base ouvrière en France et paysanne en Algérie, comme d'autre part les dirigeants MTLD qui se sont ralliés au FLN penchaient à la veille de l'insurrection vers la participation aux municipalités algé. riennes, le PCI conclut que le FLN est réformiste et le MNA, issu des messalistes, révolutionnaire. Comme enfin le PCI a appris dans la Révolution permanente qu'une bourgeoisie coloniale est incapable de réaliser l'indépendance par ses propres moyens, et qu'il faut qu'une révolution prolétarienne vienne prolonger la révolution démocratique pour que les objectifs bourgeois compatibles avec 'le socialisme puissent être réalisés par surcroît, le PCI conclut qu'il est de bonne politique de soutenir Messali, c'est-à-dire la révolution prolé- tarienne. Le « sectarisme » du FLN et l'esprit conciliateur des déclarations messalistes paraissent-ils contredire cette interprétation, les trotskystes expliquent alors qu'en réalité l'intransigeance de l'objectif frontiste -- l'indépendance n'a pas d'autre fin que d'interdire la présence du MNA à la négociation future et que de briser ainsi dans l'oeuf les pos- sibilités d'un développement révolutionnaire dans l'Algérie de demain. Ainsi s'expliqueraient les meurtres perpétrés par les frontistes sur les militants, messalistes. La bourgeoisie algérienne profiterait du terrorisme, arme contraire à la tradition ouvrière, pour détruire physiquement l'avant-garde de son proletariat. Le PCI conclut donc paradoxalement que la seule attitude révolutionnaire authentique consiste à lutter pour « un cessez le feu, la convocation d'une conférence de la table ronde regroupant des représentants de tous les cou- rants politiques et religieux, de tous les groupes ethniques de l’Algérie, l'organisation d'élections libres sous le contrôle d'instances internationales ». (La Vérité, 6 février 1958). On a là un exemple stupéfiant du degré de fausse abstrac- tion auquel peut atteindre une réflexion politique quand elle a sombré dans le dogmatisme. Tout d'abord le nerf même de cette position est faux : le schéma de la Révolution per- manente est absolument inapplicable à l'Afrique du Nord (7). Il suppose en son fond un développement combiné de la société coloniale tout autre que celui que l'on constate dans les pays du Maghreb. « Dans la révolution russe, écrit Trotsky, le proletariat industriel s'était emparé du terrain même qui servit de base à la démocratie semi-prolétarienne des métiers et des sans-culottes à la fin du XVIII° siècle... Le capital étranger... rassembla autour de lui l'armée du proletariat industriel, sans laisser à l'artisanat le temps de naître et de se développer. Comme résultat de cet état de choses, au moment de la révolution bourgeoise, un prolétariat industriel d'un type social très élevé se trouva être la force principale dans les villes » (Intervention au Congrès de Londres, 1907; souligné par nous). Avant de généraliser le schéma, il convien- drait donc de s'assurer que la pénétration capitaliste en AFN et particulièrement en Algérie a pris les mêmes formes qu'en Russie lors de la phase impérialiste et qu'elle y a produit les mêmes effets : tout prouve le contraire. 6 . (7) Voir « La Bourgeoisie Nord-Africaine », Socialisme ou Barbarie, nº 20, p. 191 et suivantes. Il est donc dérisoire de se représenter le MNA héritier du MTLD et PPA, comme l'avant-garde révolutionnaire du prolétariat algérien et Messali comme son Lénine. Que les rédacteurs de la Vérité relisent donc le compte-rendu du II* Congrès national du MTLD (avril 53), ils n'y trouveront pas une ligne autorisant cette interprétation; mais ils trouveront dans la résolution finale le principe : « la prospérité écono- mique et la justice sociale », qui est déclaré réalisable notam- ment par : « la création d'une économie véritablement natio- nale, la réorganisation de l'agriculture dans l'intérêt des Algé- riens, notamment réforme agraire..., la répartition équitable du revenu national pour atteindre la justice sociale, la liberté syndicale ». Cependant que ce même Congrès « assure Messali de son indéfectible attachement à l'idéal qu'il représente ». Décidément le MTLD n'était pas, et le MNA n'est pas, le bolchévisme algérien, tout simplement parce qu'il ne peut pas y avoir de bolchévisme algérien dans les conditions actuelles du développement de l'industrie. Et ce n'est pas parce que 400.000 ouvriers nord-africains travaillent dans les ateliers et sur les chantiers français qu'ils constituent une avant-garde prolétarienne: ce serait oublier qu'ils sont ici des émigrés, qu'ils ne s'intègrent pas, qu'ils ne peuvent pas s'intégrer à la classe ouvrière française, qu'ils retournent toujours chez eux, trans- formés sans doute par la vie en usine, mais surtout confirmés dans leur vocation algérienne. Enfin même si tout ce que nous venons de dire était faux, il resterait que ces 400.000 travailleurs ne sont pas sur les lieux même de la lutte, alors qu'une poussée révolutionnaire en direction du socialisme, si elle doit s'exercer dans le mouvement même de la révolution bourgeoise, exige que le prolétariat armé participe directe- ment à la lutte et soit apte à vaincre sur place la contre- offensive de la bourgeoisie nationale. Qu'est-ce que la révo- lution permanente quand la classe ouvrière est séparée de sa bourgeoisie par 1.350 km de terre et d'eau ? Cela ne signifie pas, on l'a compris, que le FLN soit davantage l'incarnation du prolétariat algérien. C'est un front national, c'est-à-dire une < union sacrée » des paysans, des ouvriers, des employés et des petits bourgeois, à direction bourgeoise. Le CCE en est le Comité de Salut Public, toutes choses égales d'ailleurs : il exerce sur l'ensemble des classes algériennes une dictature énergique, qui n'hésite pas devant la terreur. Nul besoin d'aller chercher, pour expliquer le meurtre de Ahmed Bekhat, dirigeant syndicaliste messaliste, par le Front, l'influence pernicieuse d'un stalinisme qui noyau- terait la direction frontiste : l'hypothèse est digne tout au plus de la pénétration de notre ministre de l'Algérie et de ses compères modérés. Il n'y a aucune collusion du FLN et du PC, pas plus français qu'algérien. Au contraire la mollesse du PC sur la question algérienne est désormais légendaire, à droite comme à gauche. La ligne officielle justifiait cette attitude par les perspectives d'un Front Populaire. Il est vraisemblable que la direction stall- nienne a suffisamment perdu le sens de l'analyse politique pour qu'on puisse la soupçonner d'avoir effectivement songé à déborder Mollet « par la base ». C'est en tout cas certain qu'elle n'a jamais renoncé à vouloir noyauter l'Etat, comme la SFIO le fait. On s'accorde en général à lui reconnaître une autre intention encore : avant-poste de Moscou sur les bords de la Méditerranée occidentale, il préfère aider l'impé- rialisme français à se maintenir en Algérie tant bien que mal (le pire étant le mieux, avec une limite : le maintien de la présence française) que de le voir délogé par l'impérialisme américain. Léon Feix écrivait déjà en septembre 1947 : « L'in- dépendance de l'Algérie constituerait à la fois un leurre et une consolidation des bases de l'impérialisme. » (8). Et ce n'est évidemment pas par hasard qu'après Sakhiet, Moscou n’a trouvé à soupirer auprès des Arabes que : « et dire que c'est avec des armes américaines »... Bien entendu la ligne théorique du PC sur la question algérienne s'est maintenant incurvée vers l'indépendance, mais il n'y a pas longtemps, et c'est sous la menace de la bourgeoisie progressiste française qui risquait fort de le ridiculiser complètement en proposant un Etat algérien pendant qu'il persistait à voir dans l'Union française « la seule possibilité pour les peuples d'outre-mer de marcher à la conquête de la liberté et de la démocratie >> (Léon Feix, 1947). Dans la pratique, rien n'est changé, le PC se contente simplement de relancer de temps à autre une « campagne pour la paix en Algérie » par le truchement d'or- ganisations éculées et dans la forme ultra progressiste de signatures de pétitions. Cette attitude n'est pas d'hier : en 1936 le PC attaquait violemment les messalistes, il les dénonçait comme alliés des colons fascistes; le Congrès musulman de janvier 1937 (il n'y avait pas encore de PC algérien) à Alger expulsait de la salle les membres de l'Etoile nord-africaine qui chantaient l'hymne de l'indépendance, enfin il « laissait » dissoudre l'Etoile par Blum sans commentaire. On reconnaîtra dans cette tactique la conséquence nécessaire de l'unité d'action systématique avec la social-démocratie et la bourgeoisie « de gauche »; il faut y voir aussi l'expression de la politique stalinienne d'absorption des peuples allogènes par les PC des métropoles. A cette époque le PC pouvait espérer s'emparer du pouvoir à Paris : il n'était pas question de laisser échapper Alger. Mais si l'on remonte encore plus loin dans l'histoire des rapports du PC et de l'Algérie on constate qu'au Congrès de l'Internationale de 1921, c'est-à-dire bien avant que le stalinisme fût né, le délégué du PCF pour l'Algérie prenait déjà position contre tout nationalisme algérien. En 1922, après l'appel de Moscou pour la libération de l'Algérie et de la Tunisie, la section (8) Cité par C.-A. Julien, l'Afrique du Nord en marche, p. 133. de Sidi Bel Abbès, la première à avoir adhéré à la III° Inter- nationale attaqua à fond : « Le projet de soulèvement de la masse musulmane algérienne (est) une folie dangereuse dont les fédérations algériennes du PC qui ont avant tout le sens marxiste des situations ne veulent pas se rendre responsables devant le jugement de l'histoire communiste » (8). Lors du soulèvement du 8 mai 1945, les hommes du PCA se retrou- vèrent aux côtés des forces de l'ordre pour participer à la répression. Marty n'eut pas de mal à reconnaître au Congrès de mars 1946 que le PCA apparaissait aux algériens « comme un parti non algérien »... Au delà des compromis constants que le PCF a toujours recherché « à gauche », c'est-à-dire du côté du réformisme et de la bourgeoisie progressiste, l'atti- tude fondamentale des militants staliniens d'Algérie à l'égard du mouvement national a toujours exprimé, dans sa grande majorité et jusqu'en 1955, leur appartenance à une société coloniale. Cette réactivité caractéristique et constante, jointe à la tactique du PCF, n'a pas peu contribué à obscurcir l'appré- ciation que « la gauche » métropolitaine pouvait porter sur le nationalisme algérien. Nation et classe en Algérie. . Il est vrai qu'en elle-même la lutte algérienne n'a pas trouvé dans la formulation que lui donne le Front un contenu de classe manifeste. Est-ce parce que la direction bourgeoise qu'est le Front veut étouffer ce contenu ? Sans doute. Mais c'est aussi parce qu'il le peut. Et s'il y parvient si aisément que la gauche française y perd son marxisme, ou ce qui lui en tient lieu. c'est que le propre de la société coloniale algé- rienne réside en effet en ceci que les frontières de classe y sont enfouies profondément sous les frontières nationales. C'est d'une manière tout à fait abstraite c'est-à-dire exclusive- ment économiste, que l'on peut parler d'un proletariat, d'une classe moyenne, d'une bourgeoisie en Algérie. S'il y a une paysannerie, c'est qu'elle est algérienne tout entière et exclu- sivement, et c'est cette classe-là qui constitue évidemment la base sociale du mouvement national, en même temps qu'elle est l'expression la plus claire de l'expropriation radicale que subissent les travailleurs algériens en tant qu'algériens. Nous analyserons son mouvement historique et ses objectifs par la suite. Mais ce n'est pas, par définition, au niveau de la paysannerie que la soudure des classes en dépit des antago- nismes nationaux peut se faire, puisqu'au contraire c'est dans la classe paysanne, la seule classe exclusivement algérienne, que la conscience nationale pouvait évidemment trouver son terrain le plus favorable. Aucun Européen d'Algérie ne par- tage le sort du , fellah, aucun ne subit l'exploitation de la même manière que lui : la position dans les rapports de pro- duction est ici spécifiquement algérienne. Là où commence le problème, c'est quand, la position dans les rapports de pro- duction étant apparemment la même pour des Algériens et pour des Européens, les uns et les autres se regroupent non sur la base de cette position, mais sur celle de leur nationalité respective. En réalité, si l'on excepte les serviteurs les plus notables de l'administration française, les beni-oui-oui professionnels, comme les appelaient leurs concitoyens eux-mêmes, caïds, aghas, bachaghas, présidents d'anciens combattants musul. mans, etc., aucun bourgeois algérien, eût-il épousé une fran- çaise, singerait-il à la perfection les moeurs françaises, n'est admis dans la société européenne .Et il n'en est pas un qui n'ait, au cours de sa vie, essuyé sous une forme ou sous une autre une humiliation inoubliable. Aucun employé ou commerçant européen n'habite le même immeuble, le même quartier que le commerçant ou l'employé algérien. Les ouvriers européens enfin ne fraternisent pas avec leurs camarades algériens : tout d'abord parce qu'ils n'habitent pas non plus ensemble; Bab El Oued n'est pas loin de la Casbah, mais le cordon de police qui cerne la ville arabe isole celle-ci du quartier ouvrier européen; ensuite parce qu'il y a une hiérar- chie du travail qui fait que l'ouvrier européen, plus qualifié, s'assure les travaux les plus rémunérateurs et les moins dis- crédités; parce que même si Européens et Algériens travaillent dans le même atelier ou sur le même chantier, le chef d'équipe ou de chantier est nécessairement européen; parce qu'enfin même dans les syndicats et les organisations ouvrières, quels qu’aient été les efforts de la CGT depuis 1948 environ, la hiérarchie coloniale se reflète au point que les « dirigeants » algériens de ces organisations faisaient figures d'hommes de paille et somme toute de pendants « à gauche » des béni-oui- oui. La bonne foi, le désir réel de rompre cette malédiction coloniale, le courage des militants des organisations ne peuvent être suspectés : mais leur échec exprime de manière parfois tragique l'impossibilité où ils se trouvaient, avant l'insurrec- tion, de reconstituer une solidarité de classe au sein d'une société fondée sur sa suppression. En fait, l'immense majo- rité des travailleurs algériens restait à l'extérieur de ces orga- nisations et ne se regroupait qu'au sein du seul parti qui malgré ses défauts, ou à cause d'eux, permettait à ces tra- vailleurs de fraterniser sans arrière-pensée, c'est-à-dire préfi- gurait une communauté effectivement algérienne. On ne peut pas comprendre autrement que la population européenne d'Algérie, où les grands colons sont peu nom- breux, en raison même de la concentration de la propriété foncière, où les ouvriers et les employés sont une majorité elle-même exploitée, ne se soit pas désolidarisée de la politique ultra, qu'elle l'ait au contraire soutenue dans sa grande majo- rité. On ne peut pas non plus comprendre le succès de l'in- surrection elle-même, qui, décrétée par quelques activistes fatigués de l'inaction des dirigeants, n'eût pas pu s'étendre 1 et se consolider comme elle l'a fait si les masses algériennes n'avaient pas ressenti que la lutte était placée sur le bon terrain. La rupture était telle qu'aucune lutte algérienne ne pouvait escompter prendre appui sur la solidarité massive des ouvriers européens. On ne peut enfin comprendre le « secta- risme » actuel du FLN, quand il affirme que « tout soldat français en Algérie est un soldat ennemi » et « entretient avec l'Algérien des rapports basés sur la force », si on ne voit pas dans cette intransigeance, peut-être choquante aux oreilles délicates de cette « gauche » française souvent paternaliste et toujours traîtresse avec le peuple algérien, l'expression directe de la fissure qui traversait et qui écartelait toutes les classes de la société algérienne. Si la solidarité des Français en Algérie n'a jamais été sérieusement brisée, de façon que les forces sociales se regrou- pent sur des positions de classe, cela signifie qu'à travers toutes leurs conduites, les Français d’Algérie, fussent-ils des salariés exploités au même titre que les Algériens, ne parvenaient pas à se penser autrement que comme des Français occupant l’Algérie. Et alors il faut le dire clairement : la nation algé- rienne qui se constituait malgré eux ne pouvait s'affirmer que contre eux. Il n'y a dans cette hostilité aucune mystique de la guerre sainte, aucune résurgence barbare, mais un peu- ple (et c'est intentionnellement que nous employons ce con- cept si peu marxiste), c'est-à-dire l'amalgame de couches sociales antagonistes, qui est replongé dans la conscience de cette solidarité élémentaire sans laquelle il n'y aurait même pas de société, dans la conscience de former un organisme total où le développement des contradictions intrinsèques suppose d'abord la complémentarité de ce qui se contredit; la colonisation tout à la fois crée les conditions de cette com- plémentarité et bloque son développement; la conscience d'être exproprié de soi-même ne peut alors qu'être nationale. Allons plus loin : la lutte nationale, dans les formes mêmes où elle est menée par le FLN, n'est pas seulement libératrice pour les travailleurs algériens. Ce n'est que par son succès que les travailleurs européens d’Algérie peuvent être arrachés à la pourriture de la société et de la conscience colo- niale : dans une Algérie indépendante, sous quelque forme que l'on voudra, les rapports de classe émergeront du maré- cage où les rapports de domination actuels les ont engloutis. Cela ne signifie nullement que la nouvelle classe dirigeante ou l'appareil étatique de cette Algérie n'engagera pas rapide- ment le combat pour mater les travailleurs : mais tous les travailleurs seront ensemble, Algériens et Européens, pour soutenir la lutte de classes. Avec le massacre de Sakhiet, on peut dire que la rupture entre les deux communautés s'est approfondie plus que jamais : Alger fait sa guerre en dehors de Paris, et pousse Paris à faire ! sa guerre. Mais aussi le FLN remporte sa plus retentissante victoire sur le Bourguibisme. Paris comme Bourguiba repré- sentaient, au moins en principe, des forces médiatrices entre les ultras et les nationalistes. La politique centriste (9) que Bourguiba menait à Tunis pour étouffer les contradictions sociales de la jeune République se trouve comme frappée par la foudre. Cependant l’ALN prend insensiblement pos- session du territoire tunisien, et l'idéologie frontiste, à laquelle font écho dans la presse tunisienne les Jeunes Turcs de l'Action, s'insinue dans les masses tunisiennes exaspérées par le chômage. Les colons français de Tunisie serrent les rangs derrière le Président. 15.000 à 20.000 combattants algériens en Tunisie attendent l'arme au pied que les militaires français s'en aillent; les effectifs dont dispose Bourguiba sont moitié moindres. «La vigilance des combattants, écrivait Ben Bella, il y a trois ans, tuera dans l'oeuf le Bourguibisme en Algé. rie ». La logique aveugle des ultras risque de le tuer dans sa fleur en Tunisie, où la direction bourgeoise classique n'est pas si forte qu'elle puisse longtemps résister à l'hostilité crois. sante des classes laborieuses soutenue par le dynamisme des frontistes. La lutte que Sakhiet a ainsi mise à jour, c'est celle qui a pour enjeu la nature du pouvoir en Afrique du Nord demain. Mais c'est là un problème qui exige une étude plus longue. FRANÇOIS LABORDE (9) Cf « La Bourgeoisie Nord--Africaine », Socialisme ou Barbaric, n° 20, p. 192. La lutte des classes en Chine bureaucratique « Ces erreurs ne peuvent pas influer sur le point principal, à savoir que la fraternité est devenue le principe générateur de la production. » J.-P. SARTRE : Mes impressions sur la Chine nouvelle Jen-Min-Jih-Pao, 2 novembre 1955. I. - MALAVENTURE DE Mme DE BEAUVOIR ET COM- PAGNIE. En France, la Chine de Mao-Tsé-Toung occupe une place un peu à part dans les préoccupations de tous les penseurs d'avant-garde, qui entreprirent de se porter au secours du stalinisme avec tout l'arsenal de leur philosophie, juste vers le temps où les maîtres du Kremlin eux-mêmes s'apprêtaient à révéler au monde que le stalinisme n'était qu'une vieillerie assez sinistre, bonne à être mise au rebut. Ce n'est pas que les intellectuels des Temps Modernes aient été sans éprou- ver parfois quelqu'effroi devant le style de la politique stali- nienne. Mais ballotés par les contradictions du siècle, ils s'étaient pris de dégout pour la bourgeoisie dont ils sortent à une époque où trente ans de contre-révolution stalinienne victorieuse les avaient persuadés qu'en dépit de tout, la marche en avant du stalinisme se confondait avec le mouve- ment même de l'histoire. Constatant que la bourgeoisie déca- dente ne pouvait plus donner que le spectacle d'une farce ignoble et sanglante, ils avaient décidé d'opter pour la tragé- die stalinienne, persuadés que par ce choix amer, mais viril, ils se jetaient en plein coeur du courant historique du siècle. Hélas ! A peine les prophètes des Temps Modernes avaient- ils achevé de démontrer que toute critique de l'URSS ne pouvait relever que d'un moralisme stérile qui n'aurait jamais de prise sur l'histoire, que dans l'Est de l'Europe, les ouvriers entreprenaient de faire, par les armes, la critique du stali- nisme et de l'URSS. Presque coup sur coup, la révolte de Berlin et de l'Allemagne orientale, puis les émeutes de Poznan, le mouvement populaire d'Octobre en Pologne et la Révolu- tion des Conseils ouvriers de Hongrie, dégringolaient en cas- cade sur la tête de nos philosophes et n'en finissaient pas de les ridiculiser. Les malheureux s'étaient jetés à la ren- contre de l'histoire trop tard, juste au moment où l'histoire changeait de sens et du coup, leur philosophie du sens de l'histoire s'était développée à contre-sens de l'histoire. Du moins la Chine leur offrait-elle une dernière conso- lation. Là, pas de procès des vieux dirigeants de la Révolu- tion, pas de masses ouvrières insurgées et d’usines reprises aux travailleurs à coups de canons, pas de délégués des con- seils ouvriers pendus par l'Armée Rouge. Sartre, puis Simone de Beauvoir étaient allés successivement visiter la Chine. ILS ne rentrèrent pas déçus. Ce n'est pas en vain qu'ils avaient affronté les fatigues d'un si long voyage. Ils avaient bien vu, de leurs yeux vu, le Pays des Harmonies économiques et sociales. Sartre avec des mots mesurés et une émotion conte- nue, fit part aux lecteurs de France-Observateur de l'enthou- siasme qu'il avait éprouvé à visiter un pays où tous les actes du gouvernement témoignent d'un « humanitarisme profond ». Plus prolixe, S. de Beauvoir usa de près de cinq cents pages pour persuader à son tour ses lecteurs que la Chine était bien près de devenir en dépit de sa pauvreté vertueuse l'Etat réalisé des philosophes. Au printemps 1957, la Longue Marche venait à point. L'ouvrage allait permettre de substi- tuer, dans la mythologie dont se nourrit la gauche française, la Chine à l'URSS dont le prestige « progressiste » a été quel- que peu les vagues successives de révoltes du pro- létariat d'Europe orientale contre la Bureaucratie. Mais l'Histoire est une déesse cruelle. Avant même que les dernières pages de la Longue Marche aient été imprimées, on apprenait de la bouche même de Mao-Tsé-Toung que tout n'allait pas en Chine aussi bien que l'avait pensé S. de Beauvoir. Des contradictions étaient apparues aux pays des Harmonies sociales. Des grèves et des manifestations avaient éclaté dans les villes; des troubles avaient agité les campa- gnes; le mécontentement avait gagné les universités. Pendant que l'auteur de la Longue Marche travaillait à expliquer comment une concordance parfaite avait pu s'établir en Chine entre la volonté du peuple et celle du gouvernement, le spec- tre de la Révolution hongroise planait sur les faubourgs misérables de la Chine ouvrière, rôdait dans les villages asser- vis par la Bureaucratie et arrachait à Mao-Tsé-Toung un premier cri d'alarme. Il n'est plus nécessaire désormais de s'occuper des fables que nous raconte S. de Beauvoir. La lutte de classe des ouvriers et des paysans chinois a surgi au grand jour et souf- abîmé par flete comme il convenait les impudents mensonges de cette dame. Une fois de plus le confusionnisme politique a tourné à la confusion des confusionnistes. II. - LA REVOLUTION BUREAUCRATIQUE-PAYSANNE (1949-1950). Il n'est pas question de retracer ici l'histoire, même som- maire, de la révolution chinoise et de décrire les phénomènes conjoncturels à travers lesquels elle s'est accomplie .Cependant il n'est pas possible d'établir la signification historique des luttes de classes qui se livrent actuellement en Chine, si on ne part pas d'abord d'une analyse de la Révolution de 1950 et des modifications fondamentales qu'elle a successivement apportées à la structure de la société chinoise. En faisant ressortir l'essentiel du processus historique qui s'accomplit en Chine, il s'agit seulement de montrer qu'en dépit de ses nombreux caractères particuliers, la Chine n'est pas une exception historique. Au contraire, son développe- ment ne fait que reproduire dans ses lignes fondamentales un processus plus général qui, dans son cheminement con- tradictoire, tend d'abord à substituer de nouvelles formes d'exploitation aux anciennes pour déboucher ensuite sur une mise en question radicale de ces nouvelles formes d'exploi- tation, par le prolétariat et les paysans. L'histoire de la Chine depuis les premières années trente, c'est avant tout l'histoire de la montée irrésistible de la domination du capi- talisme bureaucratique. C'est aussi depuis 1956, l'histoire de l'approfondissement de la révolte des ouvriers, des paysans et de l'intelligentsia contre le capitalisme bureau- cratique et des premières manifestations parfois explosives de cette révolte. La nature de la révolution qui en 1950 a abattu le pou- voir de Tchang-Kai-Shek défie en effet toutes les analyses « marxistes traditionnelles. En réalité ce qui s'est alors passé en Chine n'est intelligible qu'en fonction de l'extraordinaire bouleversement qu'a subi la société chinoise sous l'impulsion de la concentration capitaliste. A partir de la crise de 1930 la concentration en Chine a littéralement brûlé les étapes et à travers la guerre son processus n'a cessé de s'accélérer. Quelques années ont suffi pour que le grand capitalisme chinois devienne une organisation de trusts monopolistes reliés entre eux par des alliances familiales les fameuses quatre grandes familles - qui ont fait de l'appareil de l'Etat natio- naliste leur instrument docile et leur quasi-propriété. Ruinée par les monopoles, la bourgeoisie chinoise s'est fonctionna- risée. Dès l'époque de la guerre, l'appareil d'Etat et l'appareil de gestion des monopoles qui sont pratiquement confondue ont absorbé 7 ou 8 millions de personnes issues pour la plu part de la classe moyenne en pleine désintégration. Or ce processus de concentration intervient alors même que la Chine capitaliste n'est jamais parvenue à rompre le cordon ombilical qui la reliait au semi-féodalisme, à l'usure et au compradorisme (1). L'énorme appareil d'un capitalisme monopoliste et bureaucratisé se greffe sur une économie semi- féodale et semi-coloniale. L'agression nippone en rejetant le gouvernement de Tchang-Kaï-Sheck vers le lointain Set- Chouen où le féodalisme est encore presqu’intact et le déve- loppement industriel nul ne fait qu'accentuer cette formida- ble inégalité du développement interne du capitalisme chinois. Pendant toute la période de Tchoun-king l’oligarchie finan- cière qui domine le Kuo-Ming-Tany tire ses profits non pas des industries dont le manque de machines et de matières premières limite le développement à quelques usines de guerre, mais de la rente foncière, de l'usure, de la spécula- tion sur les grains et plus tard sur les produits industriels qu'envoie l'Amérique. Or loin d'être un obstacle au dévelop- pement du profit le retard économique de l'Ouest chinois s'avère bientôt pour les monopoles une véritable mine d'or, car la rareté des marchandises porte les bénéfices commer- ciaux à des taux inouis. Dès lors, emportés par un malthu. sianisme économique sans frein les monopoles limitent volon- tairement le développement de la production pour maintenir au maximum le profit commercial. A mesure qu'il accentue son caractère monopoliste, le capitalisme chinois redégringole aussi rapidement de la phase industrielle à un stade purement usuraire et commercial. A la fin de la guerre cette évolution régressive est pratiquement terminée. Lorsque les troupes du K.M.T. reprennent possession de la Chine, les monopoles sa saisissent avidement de presque toutes les entreprises indis- tinctement qu'elles soient japonaises ou chinoises. En 1949, 80 % de l'industrie lourde, 60 % de l'industrie légère, 92 % des dépôts bancaires sont aux mains de l'oligarchie (2). Mais mul ne se soucie de faire marcher ces usines abandonnées à (1) On appelle compradores une catégorie particulière de marchands dont l'existence était liée à la domination des impérialistes. Au sens propre du terme les compradores étaient des commerçants autochtones établis dans les ports qui, en raison de leur connaissance du pays et de sa langue, étaient utilisés par les compagnies commerciales impérialistes pour acheter des produits indigènes dans l'arrière-pays et y vendre les marchandises qu'apportaient les navires étrangers. A mesure que la domination impérialiste sur la Chine se fit plus totale, et que le com- merce extérieur chinois se développa, la couche des compradores prit une importance croissante. Les compradores enrichis, dès le début du XX° siècle, se mirent à leur tour à équiper des usines mais sans renoncer pour autant à leur fructueux rôle d'intermédiaire. De là l'atti- tude perpétuellement vacillante de cette fraction de la bourgeoisie qui se trouvait à la fois solidaire de l'impérialisme et opposée à celui-ci dans la mesure où elle se transformait en une classe d'industriels na- tionaux. (2) Gluckstein : Mao's China. London, 1957. P. 189. la rouille. En 1949 la production de la houille a reculé de plus de 50 %, celle du fer et de l'acier de 81 à 83 %, celle des tissus de coton de 75 % par rapport au maximum d'avant-guerre (3). En fait le fonctionnement du grand capi. talisme est devenu complément indépendant de la production industrielle chinoise : c'est dans la spéculation financière et le marché noir des produits américains que les quatre grandes familles ramassent leurs derniers milliards. L'Etat nationaliste n'est plus qu'un gigantesque organisme de com- pradores des USA qui étrangle de ses propres mains l'écono- mie nationale et se subordonne volontairement aux Yankees. Les maîtres de la Chine n'aspirent désormais qu'à être les gendarmes et les courtiers de l'impérialisme américain. Qu'im- porte la ruine des usines chinoises ! Dans l'immédiat le recul de la production ne fait que multiplier les occasions de spé- culer à mesure que les produits se raréfient. Pour l'avenir l'oligarchie conservera ses somptueux profits en tondant les paysans, en monopolisant le commerce des marchandises que les navires US débarqueront en Chine et en prélevant des « royalties » sur les matières premières que les compagnies américaines viendront exploiter sur le territoire national. Vingt ans après « la Révolution nationale », le K.M.T. est devenu le principal instrument de la subordination de la Chine à l'impérialisme. La nation n'a échappé au joug du colonialisme japonais que pour être menacée de vassalisation par l'Amérique à laquelle elle risque de se trouver plus étroitement assujettie qu'elle ne l'a jamais été à aucun autre état impérialiste. Or, en même temps qu'elles préparent les conditions d'un formidable rebondissement des luttes révolutionnaires, la décadence du capitalisme chinois et sa concentration con- comittante bouleversent la société et renversent de fond comble sa dynamique historique. Tandis que dans les campagnes la crise agraire s'appro- fondit d'année en année et crée les conditions d'une jacquerie gigantesque contre le féodalisme et ses prolongements capi- talistes dans les villes, les forces de la révolution proléta- rienne déclinent et se désagrégent. L'arrêt des usines et le chômage décomposent le proletariat. Il est devenu objective- ment impossible que la révolution paysanne qui arrive à terme opère sa jonction avec une révolution ouvrière. Par contre entre le prolétariat exsangue et l'oligarchie appuyée sur l'impérialisme de nouvelles forces de subversion grandissent dans les flancs de la société et vont acquérir en quelques années un poids social déterminant. Ce sont d'abord les éléments bourgeois et petits bourgeois que la concentration capitaliste dépouille de leurs entreprises et enferme dans en (3) Report on Fulfilment of the National Economic Plan of the People's Republic of China in 1955. Pékin 1956, p. 28. une situation intolérable. A tous ceux-là, s'ajoutent finalement une bonne part des fonctionnaires, des bureaucrates, des officiers du K.M.T. qui, payés avec des dollars qui se déva- luent de jour en jour dans des proportions hallucinantes, sombrent dans une misère inouïe. Sauf une fraction assez large de l'intelligentsia radicalisée, ces milieux restent il est vrai, emmurés dans une mentalité et des conceptions pure- ment bourgeoises de l'avenir national. Mais la misère mon- tante va corroder bien des préjugés, bouleverser bien des idées et finalement conduire une masse grossissante de ces déclassés à chercher une issue à leur situation dans la sub- version d'une société qui est devenue pour eux un véritable enfer. Or dans le Nord de la Chine, l'Etat de Mao-Tsé-Toung projette précisément vers l'avenir, l'image d'une révolution qui, appuyée sur la force immense de la paysannerie, opère un reclassement, aux étages supérieurs d'une nouvelle société, de tous ces éléments ci-devant bourgeois que la crise du capitalisme monopoliste rejette sans trêve ni cesse vers les bas-fonds de la Chine. En vingt ans en effet le P.C.C. a été lui-même complètement transformé par les bouleversements qu'a subis la dynamique de la révolution chinoise. Il a cessé d'être un parti ouvrier en voie de dégénérescence bureaucra- tique pour devenir un appareil d'Etat et une armée qui enca- drent et dirigent les soulèvements endémiques de la paysan- nerie. Au noyau primitif de révolutionnaires professionnels souvent formés à Moscou, de ministres de Hankéou, d'officiers rouges de Whampoa, se sont ajoutés des cadres paysans, puis surtout à partir de la guerre, des centaines de milliers d'étu- diants, de petits bourgeois ruinés, de fonctionnaires et même d'officiers révoltés par l'incurie du K.M.T. Ainsi ont surgi un nouvel Etat et une nouvelle couche dirigeante que le Parti a forgé littéralement, à travers tout un processus com- plexe, au cours duquel il a unifié, épuré, « remoulé idéolo- giquement » tous les éléments hétérogènes que dès l'époque de la guerre la concentration et la crise du capitalisme expul- saient de la société bourgeoise et faisaient refluer vers la Chine rouge. Après 1945, l'attraction qu'exerce la Chine Rouge sur la masse croissante des déclassés qui se trouvent emprisonnés dans la vieille société s'amplifie rapidement tandis que l'aggra- vation de la crise agraire donne une impulsion foudroyante à la révolte rurale. A défaut de la bourgeoisie et du proléta- riat décomposés par la crise, ce sont ces couches produites par la désagrégation de la classe moyenne, qui en se regrou- pant autour du P.C.C. et de son Etat vont fournir à la révolution rurale l'élément coordinateur et dirigeant que la paysannerie parcellaire a toujours été incapable de produire par elle-même. La crise du capitalisme chinois débouche ainsi sur quelque chose qu'on n'avait jamais vu : une « révolution bureaucratique » qui n'a pratiquement aucune base prolé- tarienne mais se donne pour infanterie la plus formidable guerre des paysans de l'Histoire. En effet lorsque l'explosion de la jacquerie. allume la guerre civile entre les deux Chines, le pouvoir du K.M.T. craque et tombe en pièces. Les paysans enrôlés dans les troupes du K.M.T. refusent de combattre l'Armée Rouge qui est à l'avant-garde de la révolution agraire, par corps d'armées entiers se mutinent et passent à l'ennemi. Les étu- diants et les jeunes bourgeois paupérisés franchissent les lignes et vont s'enrôler parmi des « cadres » qui partout prennent en mains la direction de la révolte contre le féoda. lisme. Dans les villes, les fonctionnaires qu'on ne paie plus, les bourgeois exaspérés par les pillages du K.M.T. sabotent les mesures de défense et se mettent au service du nouveau pouvoir dont l'implantation suit pas à pas l'avance de l'Armée Rouge. Lorsque en 1950 celle-ci atteint les frontières du Viet-Nam, elle n'a pas vaincu la Chine nationaliste en écrasant ses armées. Elle a désintégré et absorbé son appareil, province par province, ville par ville. Au moment ou Tchang- Kaï-Sheck et sa clique fuient à Formose la presque totalité des armées nationalistes y compris des généraux et quelques dix millions de fonctionnaires du K.M.T. se sont ralliés au nouvel Etat. Activement, le P.C.C. travaille à amalgamer l'ap- pareil de direction qu'il a créé dans la Chine du Nord et celui qui a d'abord grandi dans la Chine nationaliste mais s'est finalement révolté contre l'oligarchie monopoliste et intégré à l'Etat stalinien. Face à une bourgeoisie démantelée par la concentration capitaliste, à une classe ouvrière que le recul de la production a socialement désintégré et politique- ment paralysé, à une paysannerie qui aussitôt après avoir réglé leur compte aux seigneurs ne songe qu'à l'exploitation de la parcelle de terre nouvellement conquise, les éléments bureaucratiques que la Révolution a rallié autour du P.C.C. ont acquis un poids social énorme. Lorsque par un simple décret, les propriétés des quatre grandes familles du K.M.T. sont transférées à l'Etat, celui-ci se trouve placé d'un seul coup à la tête de tous les secteurs clefs de l'économie. La concentration capitaliste a créé toutes les conditions écono- miques et sociales pour que le capitalisme bureaucratique surgisse brusquement de la Révolution avec une force écra- sante qui va lui permettre de modeler et de transformer à son gré toute la structure de la Chine. Cette transformation présente, bien entendu, tous les aspects « positifs » de la révolution bourgeoise-démocratique classique. Les rapports pré-capitalistes à la campagne sont détruits. Le pouvoir d'une oligarchie parasitaire, liée à l'impérialisme étranger et frei- nant le développement industriel, est renversé. La servitude séculaires des femmes et des jeunes est brisée. Les masses sont désormais entraînées, de gré ou de force, dans l'arène des luttes économiques et politiques, en fonction de l'étatisation et de l'industrialisation. Mais cette transformation s'accomplit en même temps que l'instauration d'un régime d'exploitation au profit d'une nou- velle classe dominante, la bureaucratie. III. LES CONTRADICTIONS DE LA PERIODE DE TRANSITION (1950-1954). La Révolution bureaucratique se présente en effet à la fois comme le produit historique de la concentration capi- taliste et comme le point de départ d'une rapide accélération de celle-ci. Manquant de cadres compétents pour prendre en mains la gestion de la totalité des usines et jugeant la classe bour- geoise trop affaiblie pour être inquiétante, le P.C.C. s'est d'abord proposé de laisser coexister avec le secteur d'Etat, les quelques entreprises privées que la bourgeoisie était parve- nue à conserver. Dans les deux ou trois premières années qui suivirent la Révolution, nombreux furent les observateurs qui s'étonnèrent de voir cet Etat « communiste » respecter les propriétés de la bourgeoisie et aider les entrepreneurs privés à faire redémarrer la production dans leurs usines. C'est qu'à cette époque le parti, qui reconnaît que la plupart de ses mem- bres n'entendent rien au « travail économique », n'a que trop à faire pour remettre en marche et diriger l'énorme appareil industriel dont il hérite du K.M.T. et il se soucie peu d'ac- croître ses difficultés en expropriant les derniers capitalistes. Il se borne à les contrôler le plus possible en fixant leur attribution de matières premières, les salaires des ouvriers, et en achetant les produits de leurs entreprises. C'est la période dite de « Démocratie Nouvelle ». Mais très vite des contradictions surgissent entre le secteur privé et le secteur étatisé aussi bien dans les campagnes que dans les villes. Au lendemain de la guerre, dans ce pays ruiné de fond en comble, l'Etat ne peut donner à la bureaucratie que des privilèges infiniment maigres. Fonctionnaires et ca- dres sont payés en nature et les rations qui leur sont attri- buées leur permettent juste de vivre. La bourgeoisie, que le redressement de la production recommence à enrichir, les cor- rompt en toute facilité. Des centaines de milliers d'entre eux se laissent tenter et les capitalistes peuvent bientôt impuné- ment frauder le fisc, spéculer et tricher sur la qualité des produits qu'ils vendent à l'Etat. Même les simples boutiquiers pratiquent cette politique. Il est évident que si on n'y met un terme la bourgeoisie va rapidement se subordonner une partie de l'appareil dirigeant et rétablir partiellement son influence sur l'Etat. C'est pourquoi dès l'automne 1951, le parti frappe pour trancher les liens qui se reforment entre le capitalisme privé et l'appareil bureaucratique. Coup sur coup, la campagne des « 5 Anti » et la campagne des « 3 Anti » sément la panique parmi les bourgeois fraudeurs et les bureaucrates corrompus. La campagne des 3 Anti déclen- chée à la fin de 1951 vise les fonctionnaires qui se sont rendus coupables : 1° de corruption, 2º de gaspillage, 3º de bureau- cratisme. La campagne des 5 Anti, déclenchée quelques semaines plus tard attaque les 5 vices de la bourgeoisie : 1° la pratique des pots de vin, 2° la fraude et l'évasion fiscale, 3° le vol des biens de l'Etat, 4° la malfaçon et l'emploi de maté- riaux défectueux dans la fabrication de produits livrés à l'Etat, 5° l'obtention de secrets économiques dans des buts de spéculation. C'est un avertissement : le parti montre qu'il est le maître de l'Etat et qu'il entend le rester. Mais le problème de l'embourgeoisement des couches bureaucratiques se pose d'une manière plus inquiétante encore dans les campagnes. Les cadres qui représentent le parti et l'Etat dans les villages sont encore très mal différenciés de la paysannerie. Il n'y a guère de bureaucrates rétribués comme tels à l'échelon des districts et des provinces. Dans les villages, les commandants des milices paysannes, les dirigeants des associations de fermiers et les représentants du parti sont d'anciens tenanciers ou des ouvriers agricoles qui n'ont eu garde de s'oublier lorsqu'on a procédé au partage des terres. Or, dans les campagnes où la révolution a seulement détruit le féodalisme, le développement de la production marchande conduit à un rapide processus de différenciation au sein de la paysannerie. Une nouvelle couche de paysans riches se reconstitue qui se subordonnant les plus pauvres par l'inter- médiaire de l'usure et du commerce des grains, leur arrache leurs terres et les réduit au rang de salariés agricoles. Nom- breux sont les « cadres >> villageois qui profitant de leur auto- rité et de leurs relations pour obtenir du crédit auprès des banques populaires locales, se transforment en usuriers, agran- dissent leur domaine et embauchent des ouvriers. Deux ans après la Révolution, le parti est en train de devenir dans les campagnes l'organe d'une nouvelle classe de paysans riches qui exploite cruellement les éléments les plus défavorisés (4). Loin de se renforcer, l'appareil de contrôle de la bureaucratic centrale sur les villages est en train de se laisser altérer rapidement par le développement de la production mar- chande. Toutes ces contradictions latentes entre les deux secteurs de l'économie atteignent enfin une phase aiguë lorsque, en 1952, la bureaucratie, soucieuse de se donner l'infrastructure nécessaire à sa consolidation, entreprend de mobiliser toutes les ressources de la Chine et de mettre sur pied un premier plan quinquennal d'industrialisation. Ce projet n'implique d'ailleurs nullement tout d'abord la liquidation de la bour- (4) Jen-Min-Jih-Pao, 8 juin 1953 ; 1er mars 1954. geoisie. Même en comptant les spécialistes fournis par l'U.R. . S.S., les « cadres économiques » restent rares et ceux qu'on est parvenu à former depuis deux ans suffiront à peine pour les nouvelles usines qu'on va construire. Il n'est pas question de se passer du concours des patrons privés qui seront main- tenus à la tête de leur entreprise pour collaborer à la tâche commune. Dès cette époque la suprématie économique et politique de la bureaucratie est telle que celle-ci ne redoute plus guère les velléités « restaurationnistes » d'une bourgeoi- sie que la campagne des « 5 Anti » a terrifiée et paralysée. L'industrialisation à outrance à laquelle s'est résolu le parti procède de bien d'autres soucis que de celui de sauvegarder la prépondérance du capitalisme d'Etat sur le secteur privé qui est déjà très largement distance. En réalité dès la fin de la guerre, l'industrialisation de la Chine était devenue un impératif catégorique. A l'arrière- fond de la crise permanente de la société chinoise, il y avait avant tout le sous-développement catastrophique du pays et c'est faute d'avoir été capable d'arracher les forces de pro- duction à leur stagnation que le K.M.T. n'avait jamais pu complètement se consolider. Le recul de la production qui s'était produit à la fin de la guerre avait été à son tour direc- tement à l'origine de l'écroulement de l'appareil de domi- nation nationaliste. Mais le changement de gouvernement et la destruction des racines féodales de l'exploitation capitaliste ne résolvait pas le problème posé par la décomposition de l'ancienne société et sa bureaucratisation. En s'agrégeant les anciens fonctionnaires du K.M.T., et les petits bourgeois déclassés, l'appareil stalinien ne faisait qu'accentuer l'hyper- trophie de l'Etat chinois par rapport à une société trop pauvre et trop misérable. Dans les premières années qui sui- virent la Révolution le parti avait contenu cette contradiction dans des limites tolérables en imposant à la bureaucratie dans son ensemble, une austérité et une simplicité plus que jaco- bines. Mais les ravages qu'opérait la corruption dans l'appareil « l'embourgeoisement » rapide des cadres ruraux montraient assez la précarité d'une politique fondée sur la vertu. Continuer à faire mener à la nouvelle couche dirigeante un train de vie qui eut révolté les ouvriers européens les plus mal payés, c'était tôt ou tard, en dépit de toutes les mesures terroristes, s'exposer à voir refleurir la corruption de l'admi- nistration comme aux plus beaux temps du K.M.T. Augmen- ter les traitements sans arracher la production à sa stagna- tion, c'était retomber dans les anciennes ornières et marcher droit vers un conflit avec les masses populaires. Il n'existait pas d'autre issue pour les couches sociales, dont les caractères particuliers de la crise et de la révolution chinoises avaient fait une nouvelle classe dirigeante, que de se lancer à corps perdu dans une politique d'industrialisation pour se donner les moyens d'exister comme classe privilégiée. A défaut la bureaucratie chinoise eut été inévitablement vouée à la désa- grégation et à plus au moins long terme à un écroulement qui n'eut fait que répéter à peu de choses près, celui de l'appareil parasitaire du K.M.T. Cependant la lutte pour l'accroissement du revenu natio- nal n'était pas seulement nécessaire pour permettre à la bureaucratie d'assurer sa cohésion en se différenciant en classe privilégiée. La construction de centaines d’usines nou- velles, en multipliant les fonctions bureaucratiques, allait aussi lui permettre de proliférer rapidement afin d'acquérir les dimensions et les assises sociales suffisantes pour régner sur 600 millions d'hommes. Surtout la création d'un grand appareil moderne de production allait lui donner les moyens de tenir en respect l'impérialisme. Sans doute la Chine alliée de l’U.R.S.S. n'est pas dans une situation comparable à celle où était cette puissance après la première guerre mondiale. Quels que soient les regrets qu'ait pu inspirer aux Américains la perte de l'immense marché chinois, il est certain qu'ils y regarderaient à deux fois, avant d'essayer de renouveler les exploits du Japon en Chine. Mais le soutien accordé par les U.S.A. au gouvernement de Formose, les initiatives intem- pestives de Mac Arthur en Corée, les tentatives de blocus économique, ont créé chez les dirigeants de Pékin, une véri- table psychose de l'agression impérialiste, surtout dans les premières années cinquante. Ces hommes qui venaient juste de s'installer dans les palais de Pékin, n'avaient aucune envie d'être un jour contraints de se retirer de nouveau dans les villages sordides du lointain Chen-si pour y recommencer la guérilla contre des troupes américaines. Nul doute que le souci de rattraper à n'importe quel prix le retard économique et par suite stratégique dont est handicapé leur pays, face aux impérialismes, n'ait joué un rôle de premier plan dans leur décision de pousser sur un rythme effréné l'industria- lisation du continent chinois. La passion industrialisatrice qui dévore la bureaucratie chinoise, sa volonté fanatique de tout subordonner à l'accom- plissement du plan, la brutalité avec laquelle elle brisera tous les obstacles qui s'y opposent, ne font que traduire la pression qu'exerce sur elle la nécessité historique qui ne lui laisse d'autre alternative que de vaincre sur « le front de la cons- truction économique » ou de périr. Or, très vite, l'expérience va révéler que dans cette lutte acharnée où se joue son destin, la bureaucratie ne peut pas atteindre les objectifs qu'elle s'assigne sans reviser de fond en comble toute la politique qu'elle a menée depuis 1950 vis- à-vis des classes moyennes . et de la paysannerie. En moins d'un an, la mise en route du premier plan quinquennal, con- duit à un formidable rebondissement du processus de trans- formation bureaucratique de la société chinoise. En raison de la prépondérance qu'il a acquise dans l'in- dustrie lourde et le commerce de gros, l'Etat parvient certes à contrôler d'assez près les activités de toutes les entreprises privées dont il achète la production. Mais aussi longtemps que le commerce dans son ensemble n'est pas étatisé, une partie importante de la vie économique échappe au contrôle de la bureaucratie. Ainsi en va-t-il pour la plupart des indus- tries qui fabriquent des moyens de consommation et pour l'agriculture dont les activités continuent à être régies par les lois du marché capitaliste au sens classique du mot. Or, dans cette économie désorganisée par la crise, la guerre, et la révolution, les marchandises restent rares et, en dépit de la surveillance du gouvernement, le commerce garde for- cément des caractères spéculatifs. Jusqu'en 1953 en particu- lier, les prix des produits de consommation, aussi bien agri- coles qu'industriels, continuent à marquer de fortes oscilla- tions qui rendent impossible jusque dans les usines étatisées l'établissement d'un équilibre stable entre les prix, les salai- res et les profits. Une véritable lutte pour le profit s'établit entre l'Etat et la bourgeoisie qui, par son anarchie congé- nitale, sème continuellement le désordre dans la planifica- tion, déroute les prévisions, empêche l'Etat de fixer le taux de l'accumulation au niveau qu'il juge nécessaire et sape ainsi les bases mêmes de l'accumulation de la bureaucratie. Cette contradiction entre le capitalisme bureaucratique et la production bourgeoise ou marchande se manifeste avec une acuité particulière dans les rapports entre la ville et la campagne. En Chine la réforme agraire n'a engendré aucune chute de la production agricole. Les grands domaines seigneuriaux arrentés à parcelle aux tenanciers ne possédaient aucune supériorité technique sur les fermes des plus pauvres laboureurs. Néanmoins, depuis la Révolution, les villes en pleine croissance souffrent d'une cruelle pénurie de ravitaille- ment. C'est que, délivrés de la rente foncière, les paysans affamés ont accru leur consommation et la proportion des grains commercialisés a reculé d'autant. Cette tendance des paysans à se replier sur une économie purement familiale a du reste été accentuée par la disproportion croissante des prix agricoles et industriels. La Chine comme l'U.R.S.S. des années vingt connaît le problème des ciseaux qui, en s'écar- tant, tendent à rompre la liaison entre la campagne et la ville. Estampés par les mercantis qui sillonnent les campagnes en leur vendant les produits industriels trop rares à des prix exorbitants, les paysans se défendent en ne cédant leurs pro- duits qu'à des prix qui dépassent parfois de 40 % ou 50 % les tarifs officiels (5). Craignant que la hausse des prix indus- triels ne s'amplifie encore, ils stockent leurs produits et résistent à la perception des impôts fonciers bien que ceux-ci 12 % à 13% de la récolte céréalière soient notoirement (5) Chang-Yu-Chiang. Brilliant achievement in the domestic trends of our country in 1951. Ching-Chi-Chou-Pao. Shanghaï. 24 janvier 1952 et J.M.J.P. 7 mars 1954. moins lourds que sous le K.M.T. (6). Les stocks de grains que l'Etat parvient à constituer sont par suite insuffisants pour faire face à tous les besoins. A l'automne 1953, le gouverne- ment ne parvient à enrayer une soudaine poussée des prix qu'en jetant en toute hâte sur les marchés urbains une partie des réserves de grain qu'il avait constituées pour solder les importations de matières premières et de biens d'équipement nécessaires à l'industrialisation (7). Il faut se rendre l'évi- dence : il est impossible de mettre en route le plan quin- quennal sans contraindre les paysans à livrer davantage de produits, sans briser l'emprise que le capitalisme conserve par le truchement du marché à la fois sur les paysans et les ouvriers comme consommateurs. Conséquence directe de la crise des derniers mois de 1953, la tendance de droite qui pendant toute l'année a bataillé contre les « superindustrialisateurs » pour une politi- que de compromis avec les classes moyennes et la paysanne- rie, perd rapidement du terrain (8). Le 10 février 1954, Liu- Chao-Chi, une des plus hautes autorités du parti après Mao, annonce que la période de transition est terminée et que la Révolution aborde l'étape « socialiste ». Il tonne contre les droitiers, les « agents de la bourgeoisie dans le parti », les fonctionnaires qui « collaborent avec les spéculateurs et les abritent ». Au printemps, le sort de la droite est réglé. Jao-Chou- Che et Kao-Kang qui ont préconisé une industrialisation pru- dente sont sous les verrous. On apprendra bientôt qu'ils se sont suicidés. Dans les mois qui suivent, les comités munici- paux provinciaux du parti sont remaniés de fond en com- ble et toute une hiérarchie d'organes de surveillance est mise en place du haut en bas de l'appareil. Depuis le début de l'hiver, toute la Chine sait pourquoi le parti fait ces prépara- tifs de bataille : c'est la « collectivisation » totale qui se pré- pare (9). Après trois ans de pause, la concentration étatique du capital repart de l'avant, s'accélère, bouleverse de fond en comble la structure de la Chine et apporte une solution radi- cale aux contradictions qui minaient la consolidation du capi. talisme bureaucratique. IV. – LE CAPITALISME BUREAUCRATIQUE ENVAHIS- SANT. 1954-1956. Les décisions qui ont été prises sont, en effet, appliquées avec une volonté inébranlable. Tous les obstacles sont impi. (6) Kao-Kang. La reconstruction économique du Nord-Est, Pékin 1950, p. 7, 9 et Problèmes économiques nº 141, décembre 1950. (7) Ta-Kun-Pao. 2 mars 1954. (8) Hopei-Je-Pao. 17 mars 1953 et J.M.J.P. 26 mars et 25 mai 1953. (9) New China News Agency, 19 novembre 1953 et 28 février 1954. toyablement brisés et trois ans suffisent pour que, par la violence ou la persuasion, l'énorme masse des paysans, des marchands et des artisans et les derniers capitalistes eux- mêmes emportés par une formidable transformation sociale soient totalement intégrés au système bureaucratique. Dès 1956, les entreprises bourgeoises — il en restait encore en 1952, 45.000 qui fabriquaient 39 % de la production indus- trielle sont investies de toutes parts par la marée mon- tante du commerce étatisé. Le commerce d'Etat des produits de gros qui en 1952 n'absorbait que 54 % de la production des entreprises privées, en absorbe 79 % en 1954, 82 % en 1955. En 1956, il n'existe pratiquement plus de « marché indépendant » pour les produits industriels (10). Les entre- prises privées ne forment plus que des îlots bourgeois, cernés de tous les côtés par le capitalisme bureaucratique. Les patrons maintenus à la tête des usines privées sont réduits à l'accom- plissement de fonctions bureaucratiques au sein d'entreprises qui, détachées du marché, ont déjà cessé de fonctionner selon les lois du capitalisme traditionnel. Du reste, avant même que cette transformation soit ter- minée, l'Etat entreprend de s'immiscer dans la gestion même des entreprises. A partir de 1954 apparaissent en effet des entreprises mixtes, c'est-à-dire des entreprises où l'Etat inves- tit un certain pourcentage de capitaux additionnels de sorte que celles-ci se trouvent placées sous la co-propriété et la co-gestion du patronat et de la bureaucratie. A cette étape, les patrons deviennent des êtres sociaux curieusement hybrides. Ils sont encore des bourgeois en ce sens qu'ils continuent à toucher des profits au titre de la propriété d'une fraction du capital de l'entreprise. Mais ils sont déjà aussi des bureau- crates par la fonction directoriale qu'ils accomplissent et par le traitement qu'ils reçoivent à ce titre. Mais la perception d'un profit s'ajoutant à leur traitement, dernier signe qui les distingue des directeurs de l'Etat siégeant à côté d'eux, va à son tour disparaître. En 1955, en effet, tandis que la pres- que totalité des entreprises privées sont devenues des entre- prises mixtes, les patrons doivent accepter que les profits qu'ils touchent tous les ans soient considérés comme rembour- sement par tranche de leurs capitaux, de sorte que leur caractère de propriétaire capitaliste va s'abolir un peu plus chaque année (11). En 1956, la presque totalité des capitalistes est engagée dans ce processus de transformation et participe à des séances de rééducation et de « remoulage idéologique » destinées à faire d'eux des bureaucrates comme les autres. La Chine a résolu le problème du manque de cadres écono- . (10 Lavallée-Noirot-Dominique : Economie de la Chine Socialiste. Genève 1957, p. 267. (11) Ibidem, p. 148. 1.8 miques en absorbant et en s'assimilant à peu près intégrale- ment la classe bourgeoise. A elle seule l'étatisation de la production industrielle et du commerce de gros ne permet pas cependant à la bureau- cratie de contrôler les prix des produits de consommation et de résoudre les difficultés que provoquent leurs fluctuations dans la mise en route du Plan. Mais à mesure qu'elle pro- gresse, la monopolisation du commerce de gros donne à l'Etat les moyens de se subordonner entièrement le commerce de détail aussi bien dans les villes que dans les campagnes. grands magasins, simples boutiquiers ou même colporteurs sont contraints, sous peine de se voir refuser tout approvi- sionnement, de se soumettre aux transformations que l'Etat va leur imposer. Tandis que les grandes maisons commer- ciales deviennent, selon le même processus que les usines de la bourgeoisie, des entreprises mixtes et finalement des entreprises d'Etat, les boutiquiers et les artisans sont groupés en coopératives de production et d'échange. Dès 1956, 80 % du commerce du détail est aux mains du commerce d'Etat et des coopératives qui revendent au prix fixé par l'Etat les produits que celui-ci leur fournit. En tant que mode d'inté- gration des différentes entreprises et d'adaptation de la pro- duction à la consommation, le marché capitaliste ne joue plus pratiquement aucun rôle et jusque dans les plus lointains villages les rapports bureaucratiques commencent à éclore du sein des organismes commerciaux. Les coopératives artisanales ou commerciales - beaucoup sont à la fois l'un et l'autre ne sont, en effet, que des organismes de transition. Les petits producteurs et les bouti- quiers qu'elles rassemblent sont d'abord rémunérés à la fois en fonction du travail qu'ils fournissent et de la valeur du capital qu'ils ont apporté à l'entreprise. Mais comme tous les ans une part du profit réalisé est versé à un fonds com- mun d'accumulation, la part des actionnaires dans le capital total de la coopérative et les dividendes qu'ils reçoivent au prorata finiront par devenir insignifiants. D'ailleurs, les coopé- ratives sont à leur tour transformées en entreprises mixtes. En 1956, 15 % d'entre elles ont déjà subi cette transforma- tion (12). Bien que cette évolution ne soit pas terminée, on aperçoit clairement où elle conduit : la petite bourgeoisie se décompose pour donner naissance à une masse de travail. leurs qui deviendront de simples salariés et à une couche de dirigeants de coopératives qui comme la bourgeoisie indus- trielle, est en train de s'intégrer à la bureaucratie. Parallèlement l'étreinte de l'Etat s'est resserrée les campagnes et la bureaucratie a entrepris d'enraciner . sur (12) Chen-Yun, On the socialist transformation of private industry and commerce, Pékin 1956. Lavallée-Noirot-Dominique, op. cit., p. 269, 270. / une solidement sa domination dans les centaines de milliers de villages dispersés dans l'immense Chine. Faute de cadres et par crainte aussi d'entrer brutale- ment en conflit avec masse de plus de 500 millions de paysans, l'Etat n'a pas procédé d'un seul coup à la col- lectivisation de l'agriculture. Dans une première phase, il a d'abord simplement entrepris d'établir son contrôle sur les échanges entre les villes et les campagnes en substituant des organismes d'Etat au capitalisme commercial. « Afin de stabiliser les prix, d'éliminer la spéculation sur le marché aux grains et de fournir les denrées nécessaires à la consommation nationale et à la population », le gouvernement institue au début de 1954 un système de livraison obligatoire des céréales (13). Tout commerce privé des grains est désormais strictement interdit. Les paysans devront tous les ans livrer à l'Etat un certain pourcentage de leur récolte de 16 à 25 % + suivant les années à des prix fixés par le gouvernement (14). Dans le courant de 1954 le monopole commercial de l'Etat s'étend à tous les produits agricoles les uns après les autres. Or le rapport entre les prix agricoles et industriels, variable d'ailleurs suivant les régions, est établi d'une façon défa- vorable à la paysannerie de sorte que celle-ci résiste tena- cement aux livraisons obligatoires qu'elle juge à la fois ruineuses et excessives. Pour briser la résistance paysanne la bureaucratie recourt à la violence. La dissimulation des grains est assimilée aux crimes de sabotage et d'activité contre-révolutionnaire. Au printemps 1954 l'Etat crée des tribunaux circulants qui se déplacent d'un village à l'autre avec les collecteurs de grains (15). Malgré ce déploiement de terreur, la paysannerie résiste et fraude. Les cadres décla- rent qu'entre toutes leurs tâches « l'achat des grains est le plus sale boulot » (16). Lorsque la résistance ouverte est impossible, les paysans. ont recours aux ruses les plus variées: ils livrent à l'Etat des grains mouillés ou qui n'ont pas été criblés, de manière à frauder sur les quantités. Ailleurs ils distillent clandestinement le riz. Dans certains cantons, 60 et même 85 % des paysans sont reconnus coupables de sem- blables pratiques (17). Il est évident que la monopolisation du commerce rural ne suffit pas à assurer à l'Etat, le con- trôle effectif des activités de 110 millions d'exploitations paysannes. (13) N.C.N.A. 28 février 1954. (14) N.C.N.A. 28 juillet 1955 et Dumont ; Révolution dans les campagnes chinoises, Paris 1957, p. 120 et 145. (15) J.M.J.P. 20 mai 1954. (16) J.M.J.P. 10 mai 1955. (17) J.M.J.P. 27 juin 1954. Ta-Kun-Pao. 20 février 1954. C'est la raison fondamentale pour laquelle la bureaucra. tie se lance en 1954 dans la collectivisation des campagnes, qui jusque-là n'avait été entreprise que sur une échelle très limitée, à titre en quelque sorte expérimental, dans les régions les plus anciennement libérées. La collectivisation apparaît au Parti comme la solution idéale de tous les problèmes que lui pose la question agraire. Non seulement la collectivisation permettra de couper court au développe- ment d'une paysannerie riche qui sape le contrôle de l'appa- reil bureaucratique sur la campagne et même le décompose, mais elle créera les conditions objectives de l'enracinement dans le village d'une couche de nouveaux dirigeants dont la situation sera liée à la consolidation des nouveaux rapports sociaux et qui servira d'instrument et de point d'appui à l'appareil central dans le monde rural. Surtout la collectivi- sation donnera à l'Etat la possibilité d'établir un contrôle beaucoup plus serré sur les produits des champs, d'orienter la production agricole conformément à ses plans, et d'inté. grer étroitement la totalité des activités économiques des ruraux au fonctionnement global du capitalisme bureaucra- tique. Ce qui se prépare c'est, étape par étape, la transfor- mation de plus de 500 millions de paysans parcellaires en salariés de l'Etat. Dès 1954, les différentes organisations du Parti travail. lent à former les 6 ou 7 millions de cadres qui seront néces- saires à la collectivisation agricole. Cependant, le Parti évite de s'attaquer de front au principe de la propriété paysanne. C'est à travers toute une série de stades transitoires habile- ment reliés entre eux que les attributs de la propriété privée sont les uns après les autres éliminés, jusqu'à ce que la paysannerie soit totalement dépossédée à la fois de la terre et des moyens d'exploitation. A la première étape, il ne s'agit que de grouper les paysans en équipes d'entraide mutuelle saisonnière, d'abord, puis permanentes. Sans que le régime de la propriété de la terre et de l'appropriation de la récolte soit en rien modifié, les paysans mettent en commun leur force de travail et leur cheptel pour effectuer les travaux agricoles sur la terre de chacun d'eux. Les animaux de trait et les charrues sont mis à la disposition de l'équipe, mais restent propriété privée et le propriétaire reçoit une sorte de loyer de l'animal ou de l'outil. Ce n'est que dans la phase suivante qu'apparaît un début de propriété collective : les membres de l'équipe mettent en commun les fonds dont ils disposent pour acheter charrues et animaux. A partir de 1954, ces équipes de travail, constituées d'abord dans les plus anciennes zones rouges, s'étendent à toute la Chine, cependant que celles qui ont été formées les premières, déjà consolidées, sont transformées en coopéra- tives. C'est la deuxième étape. Désormais, la terre est mise en commun, les enclosures supprimées et la récolte devient propriété du groupe. Cepen- dant il subsiste encore des traces de la propriété privée, car les coopérateurs sont rémunérés à la fois en fonction des journées de travail qu'ils ont fournies et de la valeur de la terre et du cheptel qu'ils ont apportés au fonds com- mun. Mais cette « rente foncière » que les paysans continuent à toucher au titre de la propriété de la terre et du cheptel devient rapidement un élément secondaire. Tous les ans, en effet, la coopérative réserve une partie de ses revenus au rachat des bêtes ou des outils, fournis par les paysans les plus riches, de sorte qu'au bout d'un certain temps le cheptel devient intégralement propriété collective de la coopérative. Quant aux autres revenus perçus au titre de la propriété de la terre, ils sont graduellement réduits tandis que ceux payés en fonction du travail accompli sont augmentés. Fina- lement les paysans sont amenés à renoncer d'eux-mêmes au paiement de la rente foncière car, s'ils en exigent le verse- ment, ils doivent acquitter sur leurs propres revenus, le paiement de l'impôt foncier qui autrement est pris en charge par la coopérative. Tout est alors prêt pour que la coopérative subisse une ultime transformation et devienne une « coopéra- tive de type supérieur ». Dans ce dernier cas, la terre et le cheptel à l'excep- tion de quelques potagers autour du village sont devenus la propriété de la coopérative que dirige une équipe de cadres nommés par le Parti. Ce sont outre le directeur, des comptables, des caissiers, des secrétaires, des magasiniers, sans compter des propagandistes, des surveillants et des chefs de brigade de travail, parfois des conseillers d'agro- technique, en tout dix à vingt personnes suivant la taille des coopératives, qui groupent de 100 à 300 familles. Véri- tables représentants de l'Etat, dans les villages, les cadres orientent la production en fonction des besoins du Plan et exécutent rigoureusement les livraisons de produits que récla- me la bureaucratie centrale. Quant aux paysans, dépouillés de la propriété de la terre, des moyens d'exploitation, et de la libre disposition de la récolte, qui aussitôt coupée est engrangée dans les greniers de la coopérative sous la garde vigilante des cadres, ils sont en fait devenus des prolétaires. Répartis en brigades de travail, constamment surveillés par les chefs d'équipe, ils n'ont plus qu'à exécuter les tâches qui leur sont commandées en attendant d'être payés à la manière des salariés suivant le travail qu'ils ont accompli dans l'année. Le fait que la propriété de la terre est une propriété coopérative et non une propriété d'Etat ne change rien au fond des choses : ce qui a surgi au terme de la collectivisation agricole c'est l'implantation des rapports bureaucratiques dans les campagnes (18). Ce bouleversement des rapports de production dans les villages, conduit avec une incroyable rapidité, s'est terminé dans les derniers mois de 1956. Alors qu'il n'y avait que 15.000 coopératives en 1952, il y en a 114.366 en 1954, 663.742 en 1955. Au cours de l'été 1955, dans un discours retentissant, Mao ordonne de forcer le rythme de « la mar- che triomphante du socialisme dans les campagnes ». Dès lors, toutes les prévisions antérieurement établies sont dépas- sées. Il y a 1.003.657 coopératives en Juin 1956. En décembre, 96 % des foyers paysans sont collectivisés, 86 % des coopé- ratives sont déjà de type supérieur (19). La bureaucratie contrôle désormais la Chine rurale comme jamais aucun des régimes qui se sont succédés dans cette vieille nation n'avait, sans doute, réussi à le faire. Au terme de ce formidable processus de transformation, une Chine nouvelle est née, caractérisée par une extraordi- naire simplification des antagonismes sociaux, Les anciennes oppositions entre la bourgeoisie et le proletariat, entre les paysans riches et les ouvriers agricoles, entre les marchands spéculateurs et usuriers et les pauvres des villes et des cam- pagnes, ne sont plus désormais que des souvenirs. Dans les usines, les magasins, les villages, il ne reste face à face que deux classes : les travailleurs en totalité dépouillés de leurs moyens de production et la bureaucratie devenue la personnification du capital parvenu aux dernières limites de la concentration. Le rapport capitaliste sous sa forme bureaucratique s'est ainsi trouvé généralisé comme jamais il ne l'avait été en Chine à l'étape bourgeoise du développe- ment historique. V. – LA DICTATURE DE LA BUREAUCRATIE ET DU PARTI. Bien entendu, cet immense bouleversement social ne s'est pas effectué en trois ans sans une intervention constante de la violence. Une légende tenace veut que le stalinisme chinois ait, entre autres particularités, une prédilection pour les méthodes de persuasion et de rééducation et répugne à l'emploi de la terreur. Il est bien vrai que les discours des maîtres de Pékin se distinguent par leur éloquence pré- cheuse et que le moralisme de la vieille culture chinoise y transparaît assez souvent sous le jargon stalinien. Mais en (18) Cf. Model regulations for an agricultural producer's cooperative et Model regulations for an advanced agricultural producer's coopera- tive. Pékin 1956. (19) Lavallée-Noirot-Dominique, op. cit., p. 212. réalité, l'action répressive de la police et des tribunaux est venue chaque fois qu'il a été nécessaire au secours de la propagande et de la persuasion et la Chine bureaucratique n'ignore pas plus que l’U.R.S.S. la toute-puissance de la police politique. La lutte pour l'étatisation déclenchée en 1954 s'est accom- pagnée en particulier d'une rapide extension de la politique de répression à toutes les couches de la population. Par centaines de milliers, les boutiquiers, les artisans, les paysans, les patrons privés, se sont retrouvés en compagnie des « cri- minels de guerre » et des féodaux dans les « camps de réédu- cation par le travail » que le régime a multipliés pour « re- mouler » l'idéologie de ceux qui étaient mal convaincus des avantages du « socialisme ». La paysannerie surtout a résisté parfois avec fureur à la collectivisation. Sans doute la lutte entre les paysans et l'Etat n'a pas pris comme en U.R.S.S, les proportions d'une guerre civile larvée. C'est qu'à partir de la réforme agraire le processus de différenciation interne de la paysannerie s'était développé avec une extrême rapi- dité. Incapable de vivre sur des parcelles trop petites, une très forte proportion de la paysannerie était dès 1954 pro- létarisée ou plus souvent encore endettée auprès des « kou- laks >> usuriers (20). La majorité des ruraux, par suite, n'a pas fait bloc derrière les paysans riches et aisés et ceux-ci n'ont pu opposer à l'Etat qu'une résistance désordonnée et sans espoir. Le conflit pourtant a été parfois violent. Des émeutes ont éclaté, des villages ont été incendiés, des cadres ont été assassinés et les forces de sécurité sont entrées en action pour briser la « contre-révolution » (21). Mais surtout à mesure que les masses des paysans ont compris où conduisait « la marche triomphanté du socialisme », ils ont essayé de dérober à l'Etat les quelques biens qu'ils possédaient. Par millions, ils ont abattu les arbres et les animaux pour les vendre avant qu'ils soient collectivisés. En 1956, il n'y a plus que 80.000.000 de porcs contre 100.000.000 en 1954 (22). Pour vaincre ces multiples formes de résistance, déman- teler l'ancienne structure sociale, canaliser la population dans les nouveaux rapports sociaux et assurer leur consoli- dation, l'Etat a été contraint de mettre sur pied un formi- dable appareil de répression. Dans les villages, dans chaque rue des villes, dans les usines, les magasins, les écoles, des comités de surveillance ont été établis (23). La pratique des (20) J.M.J.P. ll novembre 1951, 19 juillet 1952, 8 juin 1953. (21) Kansou-Jih-Pao. 15 mars 1956 et Chih-Chih-Chou-Tsé 25 mars 1956. (22) Kansou-Jih.Pao 27 décembre 1956. Ta-Kun-Pao 21 décembre 1955. J.M.J.P. 18 décembre 1955 et 17 mai 1956. (23) N.C.N.A. 10 août 1952. Chung. Kuo. Ching. Nien. Jih. Pao. 6 août 1955. amalgames judiciaires n'a du reste aucun secret pour la police et à longueur d'année la radio diffuse les débats de procès publics où sont condamnés des paysans qui ont fraudé le fisc, des ouvriers accusés de grèves perlées et de sabotages, des intellectuels non conformistes pêle-mêle avec d'authen- tiques agents secrets de Formose. Sans cesse, le Ministère de la Sécurité presse la police de renforcer sa vigilance et d'étendre ses investigations pour dépister les contre-révolu- tionnaires cachés. C'est par millions que se comptent les indicateurs « aussi nombreux que les poils d'un tigre » (24). L'intégration des divers éléments bureaucratiques en une nouvelle classe dirigeante « unifiée et monolithique » s'est faite elle-même à travers un processus où la violence a joué un rôle déterminant. A mesure que la concentration étatique s'est développée, que l'industrialisation a multiplié les usines et que l'Etat, devenu l'organe central de direction de la vie économique, a projeté ses ramifications dans toutes les sphères de l'activité, les couches bureaucratiques ont connu une rapi- de prolifération. D'après diverses indications de source offi- cielle, on peut calculer que la bureaucratie qui, en 1950, ne groupait encore que 12.000.000 d'individus, en comprend au moins 25.000.000 en 1956 (25). En tenant compte des familles des bureaucrates, la couche dirigeante de la Chine ne doit pas compter moins de 50 à 60 millions de personnes, c'est-à-dire qu'elle équivaut à la population totale d'un grand Etat européen. Le peuple chinois, pourtant habitué de longue date à subir des régimes despotiques, a été stupéfait par les dimensions qu'a prises l'édifice qui le domine et l'a baptisé « la pagode aux 18 étages » (26). Or la bureaucratie chinoise se caractérise par des origines sociales particulièrement hétérogènes. Les éléments issus du prolétariat et de la paysannerie sans terre sont loin de consti- tuer la majorité des couches bureaucratiques. Ce n'est guère que dans les coopératives agricoles, dans les syndicats et dans les étages inférieurs de l'appareil de direction des usines, que se trouve une forte proportion de cadres issus des classes laborieuses. Les autres branches de l'appareil bureaucratique ont absorbé un nombre particulièrement élevé de fonction- naires de toutes catégories, de spécialistes des problèmes financiers, économiques, militaires ou culturels qui avaient d'abord été des serviteurs de l'Etat nationaliste ou même des Japonais. A tous ceux-là se sont ajoutés des centaines de mil- liers de dirigeants de coopératives commerciales ou d'entre- prises privées qui, il y a quelques années encore étaient tout simplement des bourgeois. Sans doute, l'obligation de s'inté- (24) Hsin-Houa-Je-Pao. Nankin 10 juillet 1957. (25) J.M.J.P. 9 janvier 1957 et Tong-Tchi-Kong.Tso-Tong-Hsin. 14 dé. cembre 1956. (26) J.M.J.P. 5 juin 1957. 1 . 1 grer à la nouvelle couche dirigeante qui était faite à ces divers éléments par la concentration étatique, n'avait en soi rien de dramatique. Pour la plupart d'entre eux paysans, ouvriers ou même petits bourgeois, l'accès à des postes bureau- cratiques a représenté une énorme ascension sociale. La bourgeoisie elle-même n'a pas, du point de vue matériel, perdu grand chose en se laissant absorber par la bureau- cratie. C'est qu'en effet, à mesure que la production a rat- trapé, puis dépassé, son niveau d'avant-guerre, la bureaucra- tie s'est arrogé, malgré la pauvreté du pays, d'exorbitants privilèges. Bien qu'elles n'aient pas encore le standing de l'aristocra- tie soviétique, les couches moyennes et supérieures de la bureaucratie chinoise vivent déjà fort bourgeoisement. Si les cadres ruraux n'accèdent qu'à une modeste aisance de paysans cossus, les ingénieurs gagnent déjà de 20 à 40 fois le salaire ouvrier de base. Les appointements de directeurs d'usine seraient 55 fois supérieurs à ceux des ouvriers du rang. Quant aux bureaucrates de rang supérieur ministres, chefs de cabinet ils ont des revenus royaux 200 ou 300 fois plus élevés que ceux du prolétariat (27). Après le puri- tanisme ostensible des années révolutionnaires, le goût du confort et du luxe reparaît. Les femmes recommencent à s'habiller d'élégantes robes de soie, les hommes dédaignent le bourgeron de coton bleu pour les uniformes de drap et intriguent afin de se faire attribuer des autos de préfé- rence américaines pour se rendre à leur travail. On achète des meubles, des bibelots, des tableaux, on s'envoie des cadeaux, on s'invite entre cadres à des réceptions et des ban- quets. Chez soi, on apprend à vivre agréablement comme « ces camarades » qui à Canton habitent des hôtels particu- liers, emploient 12 domestiques pour une famille de quatre personnes, se font préparer quotidiennement des repas ne comptant pas moins de cinq plats rares et coûteux avec du thé de la meilleurs qualité vendu au prix de 40 yuans le kilogramme (28). C'est, par parenthèse, le salaire mensuel d'un ouvrier qualifié. Habitués à vivre confortablement chez eux, les bureau- crates entendent retrouver pour leur travail un cadre digne de leur rang. Une proportion énorme des crédits affectés à la construction a été dilapidée pour l'édification d'immeu- bles administratifs luxueux et somptueusement décorés où a entassé des tapis et des meubles d'art achetés à des prix · on (27) Cf. les données fournies par le Chang-Chiang-Jih-Pao' 19 juin 1951. Sundarbal < China to-day » Allahabad 1952 p. 62, 127, 128. B. Shastri. «Red China : workers' paradise. Thought. New-Delhi. 7 no- vembre 1953. (28) Tung-Pei-Jih-Pao. 1er décembre 1951 et Nan-Fang-Jih-Pao. 14 juin 1952. insensés (29). Le nombre des autos affectées à chaque ser- vice a fini par devenir si important qu'il a fallu en limiter les attributions. C'est qu'en effet le coût d'entretien de l'ap- pareil administratif s'accroît de manière inquiétante passant de 1.310 millions de yuans en 1950 à 4.690 en 1954, sans compter les traitements (30). Cependant, si l'octroi d'importants privilèges crée les conditions objectives d'un renforcement de la cohésion sociale de la bureaucratie face aux exploités, les diverses couches que la concentration capitaliste intègre à l'appareil dirigeant ne sont pas pour autant spontanément capables de surmon- ter la diversité de leurs origines et de s'arracher à l'emprise de leur passé. La « pagode aux dix-huit étages » est en réalité une tour de Babel. Sans le Parti qui travaille à leur conférer une structure hiérarchisée, leur impose une unité idéologi- que et leur inculque la conscience de leur destinée historique, les éléments qui se trouvent promus au rang de nouvelle classe dirigeante par le capitalisme bureaucratique ne forme- raient qu'une cohue tirant l'Etat dans toutes les directions. La bureaucratie ne devient une classe dirigeante qu'en se subordonnant elle-même à la dictature du Parti. Incarnation suprême de sa vérité idéologique, gardien de ses intérêts historiques, le Parti est à la fois l'organe de la domination bureaucratique et le maître tout puissant et redoutable de la bureaucratie. Il ne la porte au rang de classe dirigeante qu'en la rudoyant et en la terrifiant pour la « remouler » idéologi- quement. Ce processus de « remoulage idéologique » a pris en Chine une importance et une brutalité d'autant plus grandes que la « révolution bureaucratique » était beaucoup plus une méta- morphose d'une partie des anciennes classes dominantes qu'une subversion de ses classes par de nouvelles couches dirigeantes issues des classes laborieuses. Or, étant donné la rapidité avec laquelle s'est fait le processus de transforma- tion révolutionnaire un décalage s'était établi entre la muta- tion sociale que subissaient les anciennes couches bourgeoises et la transformation beaucoup plus lente de leur mentalité et de leur idéologie. Des centaines de milliers d'hommes s'étaient trouvés projetés brusquement par la Révolution à des postes bureaucratiques alors qu'ils demeuraient subjectivement des bourgeois conservant mille liens de participation avec les diverses formes de l'ancienne idéologie. A y réfléchir, toutes les révolutions procèdent à leur manière à un « remoulage idéologique » dans la mesure où (29) J.M.J.P. 7 août 1954. (30) Po I Po « Report on the 1953 Budget of the People's Republic of China. Pékin 1954. Teng. Hsiao. Ping. Report on the 1954 State Budget at the thirty-first Meeting of the Central People's Government Council. Pékin 1954. elles substituent un nouveau système de valeurs et de règles sociales à celui qui vient de s'écrouler. Mais alors que les classes qu'elles portent au pouvoir ont généralement disposé de siècles entiers pour se différencier de l'ancien ordre social et s'assumer comme classes nouvelles, la majeure partie de l'appareil bureaucratique chinois s'est trouvé en quelques années seulement et parfois en quelques mois arraché au moule de l'ancienne société et jeté dans l'univers nouveau. C'est pourquoi sa réadaptation subjective au nouvel état social opérée sous la férule du Parti qui avait eu, lui, un quart de siècle pour mûrir son idéologie, s'est faite de manière spectaculaire sous la forme du « lessivage des cer- veaux ». a Tout a commencé par une querelle littéraire en appa- rence insignifiante. En 1952, un érudit, le professeur Yu-Ping- Pô réédite avec quelques additifs sa thèse, parue en 1923, sur un roman classique du 18° siècle, « Le Rêve de la chambre rouge ». En septembre 1954, deux jeunes étudiants attaquent Yu-Ping-Pô dans la revue de l'Université du Shantoung, l'ac- cusant de faire de la critique littéraire « idéaliste ». Le 23 octobre, le J.M.J.P. surenchérit sur leurs attaques : Yu-Ping-Pô est grandement coupable de n'avoir pas montré que « le rêve de la chambre rouge » un contenu de classe anti-féodal. A l'automne, Kuo-Mo-Jo - l'Aragon de la Chine — amplifie les attaques. La critique du roman devient une affaire d'Etat. Dans un interview du 8 novembre, Kuo-Mo-Jo précise d'ail- leurs que l'affaire dépasse en réalité la personnalité de Yu- Ping-Pô et qu'il s'agit d'un règlement de comptes entre le matérialisme et l'idéalisme (31). En fait, c'est l'établissement du totalitarisme idéologique qui se prépare. Mais soudain, un écrivain marxiste, Hu-Feng, membre du Parti depuis 1937, un des meilleurs poètes de la Chine rouge de Yénan, se dresse contre la menace du Jdanovisme. Hu- Feng crible de sarcasmes « le grand Kuo-Mo-Jo » et dénonce les dogmes Jdanoviens comme « les cinq poignards plantés dans le crâne des écrivains chinois » (32). Dès lors, les choses ne traînent pas. La querelle littéraire tourne à la bataille politique, puis à l'épuration. La presse dénonce Hu-Feng comme déviationniste et l'accuse d'avoir organisé un réseau contre-révolutionnaire. Kuo-Mo-Jo et les pontifes du réalisme socialiste réclament l'arrestation de Hu-Feng et de ses com- plices. Ils l'obtiennent aussitôt (33). Aux premiers mois de l'été 1955, la chasse aux « Hu-Fengistes » et aux « contre- (31) Kuang-Ming-Jih-Pao. 8 novembre 1954. (32) Wen-Hui.Pao 30 mai 1955. (33) J.M.J.P. 18 mai, 24 mai, 10 juin 1955. révolutionnaires cachés dans les organismes dirigeants » bat son plein (34). Un à un, les intellectuels, écrivains, professeurs, journa- listes, puis les juges et les magistrats, les techniciens et fina- lement « les travailleurs intellectuels » de tout ordre sont impérativement invités à scruter leur âme pour y déceler toute trace de « Hu-Fengisme » ou de « sentiment contre- révolutionnaire caché » et à se mettre en règle avec le « marxisme ». Ils doivent d'abord comparer leurs pensées avec les textes qui leur sont expédiés sur tous les problèmes idéologiques qui les concernent. Puis, il leur faut compa- raître en public, dans des « meetings d'auto-critique », au cours desquels toute leur vie publique et privée - y compris les détails les plus intimes et les plus scabreux - est passée au crible sous les clameurs des assistants qui posent des ques- tions et exigent que rien ne soit caché. Bien entendu, l'intelligentsia chinoise n'a pas accepté de se livrer de gaîté de coeur à ces sordides déballages. Mais, dès le début, les récalcitrants ont été arrêtés, traduits devant des meetings d'accusation et parfois exécutés à titre d'exem- ple. Très vite les intellectuels ont compris qu'une « auto- critique franche et totale >> certains ont dû la recommencer plusieurs fois – était le meilleur moyen d'avoir la paix, et, la mort dans l'âme, ils sont venus clamer publiquement leur dégoût pour leur propre passé et leur adhésion enthousiaste aux principes matérialistes. De mois en mois d'ailleurs, le concept de «Hu-Fengisme» se révèle extensible à l'infini et il englobe successivement les libéraux de toutes nuances, les catholiques, les boudhistes, et les taoïstes (35). C'est en réalité la liquidation totale de tous les courants de pensée étrangers au stalinisme qui s'opère. Pendant toute l'année 1955 le Parti taille à vif dans la chair de la bureaucratie. Comme en U.R.S.S., la bureaucratie n'est devenue une classe dirigeante qu'en subissant un terrible processus d'auto-muti. lation. Mais s'ils tremblent devant le Parti et paient souvent cher leurs privilèges, les bureaucrates n'en sont pas moins aux yeux des masses populaires des seigneurs tout puissants « enfermés dans leurs chaises à porteurs », en tous points semblables aux mandarins de l'ancienne Chine (36). En réalité un monde sépare la bureaucratie des classes populaires. Comme dans tous les Etats bureaucratiques, en dépit de la fiction selon laquelle le Parti et l'Etat représentent les travailleurs, les paysans et les ouvriers chinois ont été, en effet, radicalement privés de toute participation à la direc- (34) N.C.N.A. 9-10 juin 1955. Chung-Kuo-Ching-Nien-Jih-Pao. 21 juillet 1955. (35) J.M.J.P. 6 et 13 juillet 1955. (36) J.M.J.P., 5 juin 1957. tion de la vie sociale et en premier lieu à la direction de leur propre activité laborieuse. Cela est tout à fait clair pour les ouvriers, auxquels l'Etat ne s'est même pas soucié de donner un semblant de représentation auprès des organes centraux de la planification qui décident unilatéralement, aussi bien de l'orientation de la production que du taux de l'accumulation et de la répartition du produit social. Au sein même de chaque entreprise, les ouvriers ne sont rien qu’un simple élément du processus productif, comme les machines et les matières premières. Tout au plus la loi prévoit-elle qu’un comité où siègent les représentants des syndicats, assistera le Directeur nommé par l'Etat et respon- sable devant lui seul, des tâches que la commission du Plan confie à son entreprise (37). Mais les textes législatifs ne laissent planer aucun doute sur les fonctions de ces « repré- sentants ouvriers » auprès de la direction. Leur tâche est de l'aider à « renforcer la discipline du travail, d'organiser la masse des ouvriers, pour que celle-ci prenne une nouvelle attitude à l'égard du travail » et « de susciter des campa- gnes d'émulation dans la production ». Entièrement aux mains de permanents nommés par le Parti et spécialement appointés pour cette tâche, l'appareil syndical n'est qu'un instrument de direction de la force de travail par l'Etat. « Il constitue, ainsi que le disait Li-Li-San, alors vice-président de la C.G.T., la meilleure garantie des administrateurs dans la réalisation de leur tâche » (38). Malgré les apparences, la situation des paysans dans le processus productif n'est pas différente de celle des ouvriers. A s'en tenir à la lettre des textes législatifs, les coopératives agricoles pourraient apparaître comme de véritables com- munes de paysans dirigeant souverainement leurs affaires. En principe, c'est en effet l'assemblée générale des villageois qui élit ces organes dirigeants, approuve le budget de la coopérative et la répartition des profits entre tous ses mem- bres (39). Mais en réalité la coopérative est étroitement subordonnée à la bureaucratie centrale. C'est l'Etat qui lui assigne la nature et le volume de la production qu'elle doit accomplir, en fonction des besoins du plan quinquennal. C'est lui qui fixe unilatéralement les prix auxquels il achète les produits agricoles ainsi d'ailleurs que le pourcentage an- nuel du profit que la coopérative doit accumuler pour moder- (37) Kao-Kang, op. cit., pp. 26, 27. (38) Loi sur les syndicats de la République Populaire de Chine, Pékin 1950 et Rapport présenté le 28 juin 1950 à la ge séance du Conseil du Gouvernement par Li-Li-San, vice-président de la C.G.T. chinoise. (39) Model regulation for an advanced agricultural producer's coope. rative, op cit., art. 55, 56, 57. niser ses moyens d'exploitation (40). Du seul fait de cette intégration de la coopérative au fonctionnement global de l'économie bureaucratique, la souveraineté économique du paysan se trouverait déjà singulièrement limitée. Mais à l'intérieur même de la coopérative, cette souveraineté n'est qu'une fiction juridique. D'abord parce qu'il n'est pas vrai que « les cadres soient élus » par les paysans. Ce sont des « spécialistes » qui ont été formés par le Parti et sont nom- més, révoqués ou déplacés par lui à volonté (41). Tout au plus, demande-t-on parfois aux ruraux de ratifier les décisions qu'on a prises sans eux. D'autre part, le système de gestion des coopératives est beaucoup trop complexe pour que les paysans puissent effectivement user de leur droit de contrôle. Le travail rémunéré n'est pas en effet la journée de travail effectivement accomplie, mais une journée de travail « abstrai. te » établie en fonction d'un système compliqué de normes, de points et de primes de rendement dont le calcul échappe à ces paysans aux neuf-dixièmes illettrés (42). Lors des assen- blées générales, les ruraux s'égarent dans le dédale des chif- fres qui se multiplient, s'additionnent et se soustraient dans le rapport financier. Les plus hardis réclament des explica- tions. Ne comprenant pas, ils répètent les mêmes questions. Les cadres s'impatientent et les paysans intimidés, finissent par se taire en ruminant leur mécontentement (43). Le sys- tème de gestion ne correspond pas au niveau culturel des villages, et par suite, il ouvre la porte à toutes les fraudes de la bureaucratie rurale qui, pratiquement, truque les comptes à volonté, pour accroître ses privilèges (44). En réalité les rapports sociaux dans le village collectivisé com- me dans les villes reposent sur une division tranchée entre dirigeants et simples travailleurs, et les relations qui se sont établies entre les cadres et les paysans sont loin d'être idylli- ques. Dénonçant les excès des «cadres ruraux », l'éditorialiste du « Quotidien du Peuple » écrivait le 27 juin 1956 : « Les cadres locaux ne disposent pas seulement de moyens poli- tiques mais aussi de moyens économiques pour terroriser les gens. Ils déclarent : « Du moment que la terre appartient aux coopératives nous tenons les paysans à la gorge et ils font' ce que nous voulons ». Celui qui n'obéit pas aux cadres voit réduire son salaire ou suspendre son droit au travail. Ils emploient cette double méthode de pression au cours des réunions et même des manifestations culturelles » (45). (40) Ibidem, art. 43 et J.M.J.P., 14 janvier 1957. (41) N.C.N.A., 17 janvier 1957. (42) Model regulation..., op. cit., art. 32, 33, 34. (43) J.M.J.P., 1er décembre 1956. (44) J.M.J.P., 1er décembre 1956 et 31 janvier 1957. (45) J.M.J.P., 27 juin 1956. On est bien loin, on le voit, de la démocratie socialiste au village. Face à l'Etat tout puissant qui a cimenté son appareil de domination par la terreur et le monolithisme idéologique, les paysans et les ouvriers de la « Chine socialiste » ne sont rien que la matière brute destinée à produire la plus-value nécessaire à l'industrialisation. Mais il est vrai que pour les néo-staliniens eux-mêmes, tout cela ne constitue que de terribles et tristes nécessités qui se trouveront rétrospectivement justifiées à l'échelle de l'his- toire par le miracle de l'industrialisation du plus grand pays arriéré de la terre. Voyons donc maintenant ce qu'il en est effectivement des merveilles du plan quinquennal chinois et de la « supériorité historique » que la bureaucratie s'attri- bue volontiers à elle-même dans la tâche de développer les forces de production. VI. LA CROISSANCE ECONOMIQUE ET SA PHYSIO- NOMIE. Depuis 1952, première année de l'après-guerre où on peut considérer que la production chinoise est redevenue normale et où le premier plan quinquennal a commencé à être orga- nisé, le revenu national est passé de 83 à 125 milliards de yuans, soit un accroissement global de 52 %, un peu plus de 10 % par an (46). Le rythme de la croissance est surtout remarquable pour l'industrie dont la production passe d'une valeur de 27 mil- liards de yuans à 53,5 milliards en 1957, presque le double. Pour toute une série de produits de base, le taux d'accrois- sement de la production est à première vue impressionnant. Pendant le premier quinquennat, la production de la houille augmente de 78 %, celle de l'acier de 205 %, celle de l'électricité de 118 % (47). Mais les chiffres absolus don- nent une idée plus réelle des résultats atteints par l'industrie chinoise. Avec 113 millions de tonnes de houille, 15 milliards de Kwh d'électricité, 4,1 millions de tonnes d'acier, la Chine est encore loin d'être une grande puissance industrielle. Si on la classait parmi les nations, la Chine prendrait rang pour les produits industriels de base, juste avant la Pologne, et sauf pour le charbon, nettement au-dessous de la Belgique. Après cinq ans d'efforts, la Chine est encore très au-dessous du niveau de la Russie de 1928 (47). Il est vrai que les usines (46) Report on Fulfilment of the National Economic Plan of the People's Republic of China in 1955. Pékin 1956, et Lavallée, Dominique, Noirot, op. cit., p. 176. (47) Li-Fu-Chun. Report on the first five year plan for developement of the national economy of the People's Republic of China. Pékin 1955 et N.C.N.A., 14 juin 1956. 5 construites depuis 1952, fournies la plupart, par l’U.R.S.S., correspondent aux tout derniers progrès de la technique, notamment en Mandchourie. Malgré cela, la croissance de la production industrielle a été nettement plus lente qu'elle ne l'avait été en U.R.S.S. pendant le premier plan quinquen- nal, où elle était de 19,3 % par an alors qu'elle n'a été en Chine que de 14,7 % (48). En raison de son extrême pauvreté, la Chine en effet ne peut pas investir un aussi fort pourcentage de son revenu national que le faisait l’U.R.S.S. au début de son industria- lisation. Alors que l’U.R.S.S. investissait alors 33. % de son revenu national, la Chine n'est jamais parvenue à en investir plus de 23 % (49). Par tête d'habitant, le taux des investis- sements est dérisoire. Il passe de 6 dollars US en 1953 à 8 en 1957, contre 45 dans les satellites russes d'Europe dans les années qui suivent la deuxième guerre mondiale (50). Mais dans aucun de ces Etats, le revenu par tête d'habitant n'est aussi faible qu'en Chine et, en dépit des résultats limites qu'elle a obtenus, l'industrialisation pèse d'un poids énorme sur les travailleurs chinois. Au VIII Congrès du Parti, Po-I-Po a reconnu qu'il était impossible de maintenir la croissance du taux des investissements sans s'exposer à de graves dangers et il a proposé de les stabiliser aux alen- tours de 20 % du revenu national. Le poids de l'industrialisation est en effet d'autant plus lourd pour les masses laborieuses que, plus encore qu'en U.R.S.S., le développement économique est en Chine carac- térisé par une disproportion croissante entre la section de la production qui fabrique des moyens d'équipement et la section qui produit des moyens de consommation. Depuis 1952, 88,8 % des investissements ont été opérés dans la section I de la production, proportion plus forte qu'en Russie où, à l'époque du premier plan, cette section n'absorbait que QUANTITES DE PRODUITS ANNUELS DISPONIBLES par tête d'habitant en Chine et en U.R.S.S. Produits Mesures Chine 1957 T.R.S.S. 1928 Kg Houille Kg 25,2 32,5 Electricité Kwh 6,5 27,6 Acier 226 273 Cotonnades M 8,85 18 Céréales Kg 305 475 D'après Yang-Chien-Paï : «A comparative analysis of China's First five year plan and the Soviet Union's First year plan. Tung-Chi-Kung. Tso-Tung-Hsun, août 1955. (48) Ibidem. 49) Textes du ge Congrès, to. I, op. cit., p. 305. (50) Economic survey of Europe Genève 1949, p. 203. A titre de comparaison, l'investissement brut par habitant et par an est de l'ordre de 200 dollars U.S. dans les pays industrialisés d’Europe occidentale et de 500 dollars aux Etats-Unis. 85,9 % des investissements totaux. Les investissements dans la section qui produit les moyens de consommation ne repré- sentent en Chine, pendant le premier quinquennat que 11,2 % du total, alors qu'ils étaient de 14,1 % en Russie au cours de la période correspondante (51). Si l'on tient compte de l'usure qui est intervenue dans un outillage qui datait d'avant- guerre, on aboutit à la conclusion que les investissements pratiqués dans la section II ne doivent guère avoir permis qu'un accroissement très faible du potentiel existant avant la Révolution. Ce point de vue n'est pas contredit par le fait que la production de toute une série de marchandises de consom- mation s'est accrue, quoique dans des proportions plus faibles que celle des industries de la section I. La production du sucre aurait en effet augmenté de 108 %, celle de la farine de 56 %, celle des cotonnades de 47 % (52). Mais cet accrois- sement a été obtenu beaucoup plus par une meilleure utili- sation des entreprises existantes que par la construction de nouvelles usines. A partir de 1930, et pendant toute la durée de la crise mondiale, les fabriques chinoises en effet ne travaillaient qu'au ralenti ou même en s'arrêtant périodique- ment. La révolution et le capitalisme bureaucratique ont supprimé en Chine les problèmes de la concurrence impéria- liste et de la surproduction relative, permettant ainsi de mieux utiliser le potentiel de l'appareil de production natio- nal. Mais la priorité absolue accordée au développement de la section I a fait surgir d'autres problèmes. Si les usines travaillant à la fabrication des moyens de consommation ont accru leur production, elles n'utilisent toujours pas la tota- lité de leurs capacités, car elles manquent désormais de matières premières. Raffineries d'huile et de sucre, minote- ries, filatures, continuent à n'utiliser que 70 à 80 % de leurs possibilités (53). Là aussi les. pourcentages d'accroissement font illusion. En augmentant de 108 % la production de ces raffineries, la Chine n'est tout de même parvenue qu'à fabri- quer 520.000 tonnes de sucre. C'est, pour une population de plus de 600.000.000 d'habitants, environ un tiers de la pro- duction française. En accroissant de 47 % la production des cotonnades, la Chine – si elle n'exportait pas de tissus de coton ne parviendrait pas à fournir 9 mètres de cotonnade par an à ses habitants. Ce ne serait pourtant que le strict minimum, car les costumes de coton s'usent très vite et il en faut plusieurs par an à chaque travailleur. (51) Li-Fou-Tchoun. Rapport sur le Premier Plan Quinquennal pour le développement de l'économie nationale de la République Populaire de Chine, Pékin, 1956, p. 50. (52) Report on the fulfilment of the National economic plan ; op. cit., p. 23. (53) J.M.J.P., 11 novembre 1954, 26 juillet 1955, 9 juillet 1956. Cette disproportion entre les deux sections de la produc- tion apparaît dans toute son ampleur si on compare le déve- loppement des industries et de l'agriculture depuis cinq ans. Faute d'investissements suffisants, l'agriculture n'a pas pu faire face aux exigences de la construction économique et son retard a enrayé la croissance de la production des biens de consommation. Certes, l'Etat a employé des millions d'hommes paysans requis et condamnés au travail correc- tif — pour remettre en état les digues et les ouvrages d'irri- gation. Sur le Ho-Hang-Ho et ses affluents tout un système de barrages a été édifié qui fournit de la houille blanche, régularise le cours des fleuves et permet d'irriguer les ter- res (54). Dans la plupart des villages, le temps laissé libre par le travail agricole à la morte saison, a été utilisé à défri- cher et à irriguer de nouvelles terres. Ces divers travaux ont permis d'accroître de 5.000.000 d'hectares la superficie cultivée (55). Entre 1952 et 1957, les chiffres les plus optimis- tes ne font cependant ressortir qu'un accroissement de 23 % de la valeur de la production agricole alors que dans le même temps la valeur de la production industrielle a dou- blé (56). En réalité les paysans sont bien loin d'être libérés de ces calamités séculaires que sont en Chine les inondations et les sécheresses. Depuis 1950, presque tous les ans de vastes régions de la Chine ont connu de véritables disettes. On a multiplié les ministères, les bâtiments administratifs, les palais de la culture au luxe éblouissant, et on n'a eu ni assez d'argent, ni assez de ciment pour maîtriser les fléaux naturels. Trop d'acier a été utilisé pour les armements et les usines de guerre la défense nationale absorbe 15 % du revenu national pour qu'on puisse produire une quan- tité convenable de charrues métalliques et de pompes d'arro- sage (57). Les rues des grandes villes de Mandchourie voient se multiplier les voitures américaines mais les paysans conti- nuent à s'atteler eux-mêmes aux charrues et la quantité d'en- grais dont ils disposent 2 kg à l'hectare demeure déri- soire. Le labeur acharné imposé aux ruraux dans l'ensemble le nombre annuel des journées de travail aurait doublé dans les coopératives — a cependant permis d'élever sa produc- tion des principales denrées agricoles. En 1957, la Chine a produit 193 millions de tonnes de produits vivriers contre 164 en 1952, 1.635.000 tonnes de coton brut, contre 1.175.000 en 1952. Mais cet accroissement de la production rurale elle- - (54) Teng-Tse-Houei. Rapport sur le plan d'aménagement complet du Aeuve Jaune et de la mise en valeur de ses ressources hydrauli- ques. Pékin 1956. (55) Report on the fulfilment, etc., op. cit., 31. (56) Textes du 8° Congrès, tome 2, p. 47. (57) Ta-Kung-Pao, 29 janvier 1955. N.C.N.A., 15 juillet 1956. 65 ou même a été déterminé moins par le souci d'augmenter la consommation des masses que par celui d'accélérer le rythme de la construction de l'industrie lourde. Une fraction crois- sante des excédents des produits arrachés à la terre chinoise a été en effet exportée pour solder les importations de matières premières, de machines et de biens d'équipement qui représentent 88,5 % des achats que la Chine fait à l'étran- ger. Il est vrai que si on en croit les chiffres officiels ces exportations de produits agricoles (céréales, thé, soie, oléa- gineux) ou de produits industriels de consommation (coton- nades) ne représentent qu'un faible pourcentage de la pro- duction annuelle, 1,2 % en 1953, 1,6 % en 1957 (58). Mais si l'on tient compte du fait qu'avant-guerre 42 % des impor- tations chinoises étaient constituées par des produits de con- sommation et que d'autre part la population s'est accrue d'environ 12 % depuis 1952, on aboutit à la conclusion que la quantité de produits disponible par habitant est demeurée entièrement stationnaire que, plus vraisemblablement encore, elle a diminué à mesure que l'industrialisation a été mise en route (59). Tous les chiffres officiels que peuvent invoquer les « amis » de la Chine bureaucratique ne sau- raient prévaloir contre ce fait brutal : en 1954 il a fallu instituer le rationnement des produits céréaliers, et en 1955 et 1956 les autorités ont été contraintes de réduire encore les rations (60). Pékin a dû finir par laisser transpirer la vérité : le premier plan quinquennal s'est terminé dans une atmosphère extrêmement tendue provoquée par une pénurie catastrophique de vivres et de vêtements aussi bien dans les campagnes que dans les villes. La multiplication des mines de toutes sortes, des hauts-fourneaux, des usines et des acie- ries ultra-modernes fabriquant des moyens de production, eu pour contre-partie une sous-production chronique des biens de consommation et par suite une sous-consommation permanente des travailleurs. La plıysionomie de la croissance économique reflète ainsi très exactement la structure de classe de la société chinoise et les mobiles de l'industrialisation bureaucratique. Unique- déterminée par la nécessité pour la bureaucratie de renforcer sa puissance face au monde impérialiste et d'aug. menter le surproduit nécessaire à la consolidation de son appareil, l'accumulation se réalise d'une façon indépendante de la consommation des masses ou plus exactement en fonc- tion inverse du développement de cette consommation. Alors que dans l'étape antérieure du procès historique du capita- а (58) Discours de Chen-Yun, le 21 juillet 1955, cité par Dumont, op. cit., p. 118. (59) Ta-Kung-Pao, 6 octobre 1954 et Ching-Chi-Tao-Pao, août 1955. (60) J.M.J.P., 9 décembre 1956. N.C.N.A., 2 décembre 1956, 7 dé- cembre 1956. 66 comme lisme, l'accumulation maximum et l'exploitation maximum dont la première se nourrit, entrent inévitablement en con- tradiction par suite des difficultés et finalement de l'impossi- bilité de réaliser la plus-value à mesure que le revenu réel des travailleurs diminue, la suppression du marché et de ses fonctions traditionnelles permet en principe indéfiniment au capitalisme bureaucratique de pousser à fond et parallèlement l'accumulation et la surexploitation. Naturellement dans le capitalisme bureaucratique des disproportions se produisent aussi entre les sections et les différentes branches de la pro- duction, ne serait-ce qu'en raison de l'anarchie de la gestion bureaucratique. Mais si de graves perturbations peuvent en résulter, le cycle de la production ne peut jamais se trouver interrompu par l'impossibilité de valoriser les produits, puis- que, par définition, la substitution de la planification étatique au marché supprime le problème. Autre chose si, au bout d'un certain temps, la résistance du prolétariat oblige les bureaucrates à « concéder » une élévation du niveau de vie, on l'a vu en U.R.S.S. depuis quelques annnées et comme on le verra plus loin dans le cas de la Chine. C'est pourquoi, bien plus encore que dans les formes antérieures du capitalisme, la production bureaucratique est « une pro- duction pour la production, un élargissement de la produc- tion sans élargissement correspondant de la consommation ». Toute la prétendue supériorité historique du système bureau- cratique de planification et sa capacité à développer très vite les forces de production ne découlent en définitive que de la liberté que lui confère la suppression du marché de draîner dans des proportions énormes le capital additionnel vers les industries lourdes sans que jamais « la puissance productive entre en contradiction avec la base étroite sur laquelle reposent les rapports de consommation ». Si tant est qu'il y ait là un progrès, c'est uniquement du point de vue des couches exploiteuses qui se trouvent délivrées des contradictions qui à travers les crises périodiques contrai- gnent le capitalisme traditionnel à réajuster de temps à autre la consommation et la production. Dans la course à la puissance, le capitalisme bureaucra- tique dispose d'un atout de première importance : c'est qu'il n'est pas contraint, comme le sont les Etats bourgeois par la nécessité de réaliser la plus-value, de « gaspiller » une partie des capitaux qu'il extorque aux travailleurs à développer la fabrication de moyens de consommation au détriment des industries de guerre ou des entreprises pouvant éventuelle- ment être utilisées pour la guerre. Sur ce point du moins le capitalisme bureaucratique chinois ne présente aucune particularité par rapport aux autres Etats du bloc oriental si ce n'est peut-être l'acharnement exceptionnel qu'il déploie, en raison du retard de la Chine, pour imposer aux masses toujours davantage de travail sans contre-partie. VII. LES CONTRADICTIONS DU PROCES DE L'AC- CUMULATION BUREAUCRATIQUE. Cependant, si dans le capitalisme bureaucratique la pos- sibilité de crises au sens classique du terme n'existe plus, il n'en résulte pas que la planification étatique fasse dis- paraître toutes les contradictions de nature à ralentir l'expan- sion des forces de production. C'est seulement dans les cons- tructions fantastiques des théoriciens de la bureaucratie que la croissance économique s'opère selon un processus d'une rationalité sans défaut. Dans la réalité, l'économie bureau- cratique, demeurant basée sur l'aliénation et l'exploitation, ne dépasse les contradictions qui tiennent aux lois du marché que pour voir resurgir plus âprement celles qui sont enraci- nées dans l'aliénation et l'exploitation elle-même. Tout com- me dans les autres formes historiques du capitalisme, le développement des forces de production ne se réalise dans les Etats bureaucratiques qu'à travers un immense gaspillage de forces humaines et de richesses. Bien entendu, en elle-même l'existence d'une couche bureaucratique largement privilégiée et d'ailleurs en grande partie oisive - la presse chinoise révélera que dans cer- taines administrations le tiers du personnel est en surnombre et qu'une partie tue le temps en lisant des journaux et en jouant aux cartes - entraîne une dilapidation considérable des richesses qui pourraient être autrement consacrées à des investissements productifs (61). Même dans un Etat comme la Chine où la bureaucratie n'a pas encore atteint sa densité sociale définitive et où les privilèges, ceux des 7 millions de cadres ruraux en particulier, sont actuellement moins déve- loppés qu'ailleurs, le coût d'entretien de l'appareil dirigeant absorbe une part effarante du revenu national. En 1954, les constructions d'immeubles administratifs absorbent à elles seules, 21,6 % des investissements pratiqués par les six minis- tères industriels (62). A cette date, 18 % des revenus de l'Etat sont engloutis par les dépenses administratives. Cela représente environ 8 % du revenu national (63). Cela ne constitue d'ailleurs qu'une faible partie du coût d'entretien de l'appareil bureaucratique car celui-ci ne se limite pas à l'ad- ministration proprement dite. En particulier, les traitements et les primes que perçoivent les ingénieurs, les techniciens, les permanents des syndicats et les stakhanovistes qui font indubitablement partie de l'appareil d'exploitation ne sont pas comptés au chapitre des dépenses administratives, mais (61) J.M.J.P., 9 décembre 1956. N.C.N.A., 2 décembre 1956, 7 dé- cembre 1956. (62) Li-Fu-Chun, op. cit., p. 104. (63) Chiffres calculés d'après les données fournies par Po-I-Po et Teng-HSiao-Ping. - « Report on the 1953 State Budget... » et « Report on the 1954 State Budget... », op. cit. 68 des salaires payés aux travailleurs. D'autre part, les cadres et les dirigeants des coopératives de toutes sortes ne sont pas en principe des salariés mais des copropriétaires des entreprises qu'ils dirigent et dont ils absorbent une part des profits. Tous ensemble, ces divers éléments ne doivent pas englober moins de 15 millions de personnes. En attribuant à ces diverses couches qui comprennent les éléments les moins privilégiés de la bureaucratie les cadres ruraux ont des appointements sans doute inférieurs à ceux des ouvriers d'élite, — des revenus équivalant seulement au double des revenus moyens des ouvriers, et en tenant compte de la bureau- cratie administrative, on aboutit à la conclusion que la couche dirigeante chinoise absorbe au moins 20 à 25 % du revenu national. On voit ce que vaut l'argumentation de ces staliniens éclairés qui, sans nier le développement d'une lourde bureau- cratie privilégiée dans les pays « socialistes », essaient de jus- tifier « historiquement » son existence et ses privilèges « dans la période de transition » par la nécessité de « maintenir élevé le rythme de l'accumulation socialiste ». S'il est exact que l'accroissement des privilèges de la bureaucratie de plus en plus nombreuse permet de faire suer aux travailleurs davan- tage de plus-value destinée à être capitalisée, le développe- ment de cet appareil en lui-même absorbe une part croissante de plus-value qui se trouve ainsi soustraite au fonds d'accu- mulation. Or, la surexploitation des masses rendue possible par la différenciation de la bureaucratie, ne compense pas l'augmentation corrélative des faux frais d'extraction de la plus-value qu’occasionne l'entretien de l'appareil dirigeant. On le voit bien dans le cas d'un pays comme la Chine où la productivité du travail et le revenu national sont encore fai- bles : pour accumuler au maximum 23 % du revenu national, il faut d'abord constituer un appareil qui en absorbe 20 à 25 % et c'est là certainement une sous-estimation. Mais il est vrai que cette étonnante absurdité du système est destinée à s'atténuer avec le temps. La bureaucratie en effet n'est pas vouée à une prolifération infinie et le coût de l'appareil finira donc par atteindre un plafond ou tout au moins par marquer un ralentissement. Par contre, même si le taux de l'accumu- lation se maintient approximativement au même niveau, la croissance du revenu national entraînera en valeur absolue une augmentation continuelle des investissements. Le rapport entre le volume de l'accumulation et celui de « la consom- mation improductive » de la bureaucratie ne se maintiendra donc pas identique à ce qu'il est, actuellement, dans la période de mise en place de l'appareil de domination et d'exploitation Si considérable soit-il, le « coût social » de l'appare: dirigeant n'est cependant qu'un des aspects de l'irrationnalité profonde du capitalisme bureaucratique. La bureaucratie ne se contente pas de prélever une fraction énorme du produit social pour sa consommation, elle dirige l'économie d'une - + façon finalement tout aussi anarchique que le capitalisme privé. A la différence de ce qui se produit dans l'économie bourgeoise où la façon dont sont gérées les entreprises se trouve sanctionnée sur le marché, éventuellement par la fail- lite de l'entrepreneur, dans le système bureaucratique les revenus des dirigeants sont en principe indépendants de la situation économique réelle des entreprises dont ils ont la charge. Ceux-ci sont des fonctionnaires rémunérés selon leurs positions dans la hiérarchie administrative et leurs reve- nus ne dépendent pas comme ceux des capitalistes des lois de la concurrence. La substitution de la planification au marché n'en nécessite pas moins un contrôle rigoureux de la production, et à défaut de la concurrence, ce sont des mesures administratives qui sanctionnent les fautes ou les erreurs commises dans la gestión de l'entreprise. Chacune d'elles est assujettie à un plan et à des normes et les organes dirigeants se voient attribuer des primes ou au contraire des amendes et même des peines judiciaires suivant qu'ils ont ou non accompli la tâche qui leur a été confiée. Les primes remplacent les gros bénéfices et la menace de la prison celle de la faillite. Or ce système qui fait vivre les dirigeants sous la menace permanente de la destitution ou de l'arrestation, provoque de leur part des réactions de défense qui font que la terreur administrative, loin de rationnaliser la gestion de l'économie, y sème un incroyable désordre. Pour se protéger, les cadres s'organisent en cliques et en syndicats d'intérêts particuliers dont les membres se couvrent mutuellement et qui casent des yens à eux dans tous les services importants. De là non seu- lement le gonflement démesuré de certains services, mais l'im- possibilité pour l'appareil central d'attribuer les postes selon les compétences réelles. Continuellement la presse chinoise déplore les fautes et les erreurs dues à l'incompétence des cadres dont souffrent les machines et les ouvriers victimes d'accidents du travail exceptionnellement nombreux (64). A cela s'ajoute que les membres des différentes cliques dont les intérils sont interdépendants ferment les yeux sur les truqua- ges et les fausses déclarations sur l'état réel de la production qu'ils sont amenés les uns et les auires à faire pour ne pas perdre les primes ou subir des sanctions. La proportion des malfaçons est en effet incroyable. Si les usines livrent les quantités de produits qu'elles sont tenues de fabriquer, c'est très souvent au détriment de la qualité ou même parce que des produits défectueux sont carrément mêlés aux autres. C'est ainsi que les mines livrent du charbon qui n'a pas été epierré et qui est inutilisable, les usines métallurgiques des pièces qui n'ont pas les qualités requises et doivent être (64) J.M.J.P., 11 mars, 20 août 1954. envoyées à la refonte. Des usines chimiques envoient aux coopératives commerciales des chaussures de caoutchouc dont les semelles ont des trous « gros comme des haricots » disent les paysans. C'est parfois jusqu'à 40 et 50 % des produits livrés qui sont défectueux (65). Conséquence : les entreprises travaillent d'un mois à l'autre avec une énorme irrégularité, contraintes parfois de réduire à l'extrême leurs activités lorsqu'elles reçoivent des arrivages de matières premières inutilisables. Des fabriques et des mines accomplissent 10 % de leur plan en janvier, 360 % en mars, 14 % en avril et 249 % en juin (66). Cette irrégu- larité dans la marche des usines est accentuée par le stockage des matières premières et des machines. Sachant que les retards dans la livraison des matières premières de rechange ou la livraison soudaine des produits défectueux peuvent les empêcher d'accomplir leur plan et leur valoir suppressions de primes et sanctions, les dirigeants d'entreprise prennent leurs précautions. En 1954, on découvre par exemple que les mines de Kaïlan ont eu la prudence d'acheter suffisamment d'acier à ressorts pour couvrir leurs besoins pendant 60 ans et des charbons de moteurs électriques pour 20 ans (67). Souvent les matières premières, les machines et les pièces de rechange stockées pour parer à toute éventualité sont entre- posées en plein air et se détruisent. Pendant ce temps d'autres usines réduisent leur produc- tion ou même s'arrêtent faute de pouvoir réparer leurs ma- chines ou parce qu'elles ont épuisé leurs matières premières. Ailleurs on a équipé les usines d'une capacité énorme et la production de matières premières ne permet pas d'utiliser tout leur potentiel. Des aciéries du dernier modèle soviéti. que s'arrêtent parce qu'on ne produit pas assez de fer à faible teneur phosphorique. L'extraction de gypse ne correspond pas aux capacités des fabriques de ciment. On a installé des machines coûteuses qu'on ne peut utiliser d'une manière ren- table, faute de moyens pour les approvisionner sur un rythme suffisant (68). Ce ne sont pas seulement les industries qui fabriquent des moyens de consommation, c'est en réalité l'en- semble de l'industrie qui fonctionne en n'utilisant que 70 ou 80 % de son potentiel. Ainsi pendant cinq ans, la bureaucratie, plaçant au-dessus de tout la nécessité d'industrialiser rapidement, a fait suer sang et eau aux ouvriers et aux paysans pour équiper les usines qu'elle est incapable de faire fonctionner à plein ren- dement. Il faut bien une fois encore se résigner à déplaire (65) Ta-Kung-Pao, 20 juillet 1954. J.M.J.P., 13 décembre 1954 et 30 mars 1955 et Li-Fu-Chun, op. cit., pp. 108-109. (66) J.M.J.P., 18 août 1953. (67) J.M.J.P., 24 juillet 1954. (68) J.M.J.P., 4 novembre 1952. aux avocats de la bureaucratie : le développement des forces de production n'apporte aucune justification aux privations que subissent les travailleurs chinois, car une proportion énorme de la plus-value qui leur est extorquée sert à alimen- ter non pas l'accumulation, mais l'exploitation et le gas- pillage de la bureaucratie. Bien plus, les effets négatifs de l'exploitation et de l'anarchie bureaucratique sur la croissance des forces de production se développent de manière cumu- lative, accroissent démesurément les privations des masses et font ainsi surgir par ricochet un nouvel obstacle à l'accu- mulation, la crise de la productivité du travail. Surmenés et exaspérés par la sous-consommation perma- nente qui leur est imposée, les ouvriers découvrent rapide- ment que « la marche triomphante du socialisme » ne change en rien leur situation dans le processus productif et ils réa- gissent en refusant de collaborer et finalement en s'y oppo- sant d'une manière de plus en plus ouverte. Malfaçons, absen- téisme, maladies simulées, luttes contre les cadences, grèves perlées et finalement arrêt du travail et manifestations de rue constituent autant de ripostes successives des ouvriers à l'intensification de l'exploitation. Depuis cinq ans, une lutte sournoise et dissimulée, puis ouverte et violente, se livre dans les mines et les usines entre les travailleurs et la bureau- cratie. Depuis la « collectivisation », cette lutte s'étend à son tour au village, où les paysans ne sont plus que des prolé- taires. Loin d'être une condition indispensable à la prétendue « accumulation socialiste », la différenciation de la bureau- cratie en classe privilégiée et exploiteuse débouche sur l'appro- fondissement de nouveaux antagonismes sociaux qui ont pour effet de miner et de ralentir continuellement le rythme de l'expansion de la production et de l'accumulation. VIII. LA CLASSE OUVRIERE FACE A L'EXPLOITA. TION BUREAUCRATIQUE. Aussitôt le pouvoir conquis, la bureaucratie chinoise a rejeté son masque ouvriériste et a révélé son véritable visage de nouvelle classe exploiteuse. Les unes après les autres les revendications traditionnelles du mouvement ouvrier chinois sont cyniquement reniées à grand renfort de propagande ; la bureaucratie s'est efforcée de convaincre le prolétariat que les pratiques qui sous le K.M.T. étaient dénoncées comme l'ex- pression de la rapacité capitaliste, devenaient sous le nouveau régime la pierre angulaire de l'édification du socialisme. Dès 1950, le parti et les syndicats multiplient les cam- pagnes pour s'efforcer de persuader les ouvriers que leur intérêt bien compris exige d'eux un changement complet de leur attitude vis-à-vis de la production. A la cadence de plusieurs par semaine, les réunions se succèdent au desquelles les bureaucrates syndicaux entreprennent de réédu- quer les travailleurs et de les convaincre qu'en arrivant au cours travail en retard, en s'absentant sans raison, en faisant la pause dans l'usine, ils ne font que se nuire à cux-mêmes. Mais cette orchestration de la productivité se termine sur un demi-échec. Quelques centaines de milliers d'ouvriers tout au plus, participent aux campagnes pour le développement de la production. L'étatisation laisse subsister intacte au sein de l'entreprise bureaucratique la contradiction entre le rap- port capitaliste qui tend à nier le rôle humain de l'ouvrier dans la production et l'impossibilité de faire fonctionner l'usine moderne avec sa technologie complexe et fragile, sans que les ouvriers déploient dans le travail des qualités qui n'appartiennent qu'à l'homme. Après deux ans de tentatives sans succès pour obtenir la collaboration active de l'ensemble des ouvriers à la production, en 1952 la bureaucratie institue le salaire aux pièces (69).. Il s'agit de briser l'apathie que la classe ouvrière chinoise continue à manifester dans son ensem- ble face à la production bureaucratique en intéressant à titre individuel les travailleurs à la bonne marche de l'entreprise, en dépit des rapports sociaux qui, privant les ouvriers de la direction de leur propre activité laborieuse en les asservis- sant à la machine et à travers elle, à la volonté extérieure de la classe dirigeante exploiteuse, leur font éprouver leur propre travail comme une activité qui leur est étrangère et ennemie. Indubitablement, la bureaucratie parvient par le salaire aux pièces, pour un temps, à imposer sa volonté aux travailleurs. Ceux-ci sont classés en cinq catégories qui se subdivisent à leur tour en huit échelons avec des salaires de base différents établis en fonction des rendements des ouvriers modèles (70). Sous peine d'être rémunérés au-dessous de la norme avec un salaire de famine, un nombre croissant d'ou- vriers est obligé de « faire de la productivité ». La bureau- cratie clame ses victoires. Entre 1953 et 1956, la productivité du travail augmente de 69 %. Dès 1953, 80 % des ouvriers participent aux campagnes de production (71). Le système des normes et du salaire aux pièces a désa- grégé l'unité de la classe ouvrière. Tandis qu'une majorité de travailleurs atteint péniblement les normes, une minorité de travailleurs de choc se détache, bat des records et accu- mule les privilèges (primes, logements neufs, congés payés dans les maisons de repos, etc.) (72). Il est vrai que les exploits des stakhanovistes chinois relèvent souvent de la plus franche galéjade, comme le record battu par ce mineur, Chew-Wen-Tsin qui, plus fort que Stakhanov en personne, (69) Provisional Regulation concerning Wages in State-operated Facto- ries, Mines and Communications Enterprises. Pékin 1952. (70) Hsueh-Hsi, 1er octobre 1952. (71) J.M.J.P., 1er avril 1955. Textes du gº Congrès, t. I, op. cit., p. 47. P. 47. (72) Glueckstein, op. cit., p. 230. extrait le 19 mars 1951, 243 tonnes de charbon en 7 heures 20 de travail (73). Mais les « trucs » auxquels recourent les ouvriers de choc importent peu aux dictateurs du Plan. L'essentiel est, qu'en échange des privilèges dont on les gave, les stakhanovistes remplissent le rôle qu'on attend d'eux : enfoncer les normes pour montrer qu'elles sont trop basses et qu'il est par consé- quent possible et légitime de précipiter encore les cadences du travail. Comme en U.R.S.S., le stakhanovisme n'est en Chine qu'une énorme mystification destinée à détacher du prolétariat une aristocratie du travail qui devient auxiliaire de la bureaucratie dans sa lutte pour intensifier l'exploita- tion. Dès 1953 cependant, la bureaucratie doit quelque peu déchanter. La lutte des travailleurs surexploités renaît dans les usines. Le système des normes et du salaire aux pièces n'est pas d'une efficacité totale. L'absentéisme, le retard au travail, la pause pendant la journée, l'arrêt du travail avant l'heure, reparaissent. Les congés sous prétexte de mala- die se multiplient affectant parfois jusqu'à 15 et même 20% des ouvriers dans certaines entreprises (74). Mécontents des conditions de travail, des ouvriers quittent certaines usines pour aller chercher du travail ailleurs. Ce mouvement prend une ampleur exceptionnelle dans les mines, menaçant de semer le désordre dans les plans de la bureaucratie (75). Celle-ci riposte alors à l'indiscipline grandissante des ouvriers en prenant des mesures de coercition. En 1954, elle promul- gue un Code du Travail. Les ouvriers sont désormais rivés à l'usine ou à la mine. Chacun d'eux est pourvu d'un livret de travail et il ne peut changer d'emploi sans obtenir un visa des autorités. Pour lutter contre l'absentéisme, le relâ- chement de l'effort dans le travail, la détérioration des ma- chines et des matières premières, tout un catalogue de sanc- tions est établi : amendes, mises à pied, rétrogradation, ou renvoi pur et simple (76). Des tribunaux industriels sont créés dans toutes les villes ouvrières pour appliquer ces nou- veaux règlements (77). Dès 1954, ils fonctionnent à plein rendement. Deux mois après sa création, le tribunal industriel de Tien-Tsin a prononcé 61 condamnations, rien que parmi (73) People's China, 1er Avril 1951. Indiquons pour souligner l'énormité de ces chiffres que dans les mines de Pensylvanie aux U.S.A. où pourtant l'abattage et l'évacuation de la houille sont entièrement électrifiés, le rendement du mineur américain ne dépasse pas 4 tonnes et demie par jour. C'est pourtant près de 3 fois rendement des mineurs français. (74) J.M.J.P., 8 juillet 1953. N.C.N.A., 16 juillet 1953. Kung-Jen. Jih-Pao, 3 juin et 5 août 1953. (75) Chung-Kuo-Ching-Nien-Pao, 2 décembre 1954. (76) J.M.J.P., 18 juillet 1954. (77) N.C.N.A., 12 mai 1954. les cheminots de cette ville. Les sanctions sont lourdes : à Harbin des ouvriers se sont vus retenir à titre d'amende 92 % de leur salaire (79). L'année 1954 marque un tournant : désormais entre la bureaucratie et le prolétariat une lutte sans répit et de mois en mois plus acharnée se livre dans les entreprises. Les signes précurseurs de la crise de 1956- 1957 commencent à transparaître. Au bout de quatre ans d'expérience, les illusions que le prolétariat avait pu entretenir sur la véritable nature du régime qui sortait de la Révolution se dissipent rapidement. Toutes les ruses de la propagande sont impuissantes contre l'expérience qu'ont les ouvriers de la réalité de la vie quoti- dienne. Sous l'aiguillon des normes et du salaire aux pièces, ceux- ci ont déployé dans les usines un effort exténuant qui n'a cessé de s'accroître à mesure que les stakhanovistes ont aidé les bureaucrates à relever les normes. Il est vrai que la journée de travail a été limitée en principe à 8 heures. Mais dans la réalité cette limitation légale de la durée du travail n'est qu'assez irrégulièrement respectée en raison de l'irrégularité du fonctionnement des usines. Lorsque les dirigeants s'aper- çoivent qu'ils ont pris du retard dans l'accomplissement du plan, ils exigent des ouvriers qu'ils fassent autant d'heures qu'il est nécessaire. Le nombre d'heures supplémentaires est théoriquement fixé à 48 heures par mois. Mais pratiquement, il n'est pas rare que des ouvriers soient contraints de tra- vailler jusqu'à 16 ou 18 heures par jour. Le prolétariat paie cher les conséquences de l'incurie bureaucratique (80). Les périodes de pointe engendrent en effet chez les ou- vriers une mortelle fatigue ruinent leur santé, et multiplient les accidents du travail (81). Dans certaines usines, 20 % des ouvriers tombent malades après ces périodes de sur- menage et la production s'en trouve gravement désorga- nisée (82). Depuis l'introduction du salaire aux pièces le nombre des accidents du travail a augmenté de 42 % dans les mines. Partout le mauvais état sanitaire des travailleurs porte préjudice à la production (83). Dans certaines usines 40 % des ouvriers sont rongés par la tuberculose. Dans les transports, des coolies sont contraints de porter sur leur dos des charges si lourdes qu'ils finissent par vomir du sang. En fin de jour- née certains s'effondrent avec leur charge et se blessent la colonne vertébrale. Les machines et les matières premières souffrent à leur tour de l'allongement de la journée de tra- vail et de l'accélération insensée des cadences. La bureaucra- (79) Dailey-Workers. Pékin, 18 mai 1956. (80) Kung-Jen-Jih-Pao, 29 mai 1952. N.C.N.A., 17 septembre 1952. (81) Kung-Jen-Jih-Pao, 27 mai 1955. (82) Chiang-Chang-Je-Pao, 27 octobre 1951. (83) J.M.J.P., 26 août 1952. tie elle-même reconnaît que le nombre trop élevé des acci- dents du travail, le délabrement physique des travailleurs, l'usure prématurée des machines, le gaspillage des matières premières compromettent l'accomplissement des plans (85). Les ouvriers estropiés qui s'entassent dans les hôpitaux et les pièces ratées qui s'amoncellent devant les usines constituent autant de témoignagnes des progrès de la rationalisation que le système de « l'émulation socialiste » permet d'introduire dans la production. Or, en échange de ce labeur meurtrier dans l'enfer des usines, la bureaucratie n'a guère pu offrir au prolétariat que des promesses et des chiffres truqués pour le persuader que le niveau de vie s'améliorait malgré tout. Il est difficile dans ce domaine de déceler la vérité à travers l'écheveau des renseignements fragmentaires et souvent d'ailleurs contra- dictoires que livrent incidemment les documents officiels. Disons cependant tout de suite qu'il n'est pas vrai que la situation des ouvriers soit pire que sous le K.M.T. Les salaires réels qui, sur la base de l'indice 100 en 1925, étaient tombés à 60 dans les années 30 avaient rattrapé dès 1952 le niveau où ils étaient après la première guerre mondiale (86). Mais depuis 1952 ils semblent n'avoir augmenté qu'avec une extrè- me lenteur. En 1953 le salaire moyen était de 40 y. dans la région du Yang-Tsé. En 1955, il est de 42 y. pour l'ensemble de la Chine. Officiellement, les salaires réels devaient s'ac- croître de 2,3 % par an. Mais ce taux d'accroissement n'a pas toujours été atteint. En 1954, l'ensemble des salaires n'a été élevé que de 0,2 % et dans certaines industries on a même enregistré une baisse (87). De toute façon, l'accroissement des salaires n'a pas été du tout proportionnel à l'augmentation de la productivité du travail ainsi que le promettait continuelle- ment la bureaucratie dans le but d'inciter les ouvriers à accé- lérer les cadences. Si on en croit les statistiques gouverne- mentales elles-mêmes, entre 1953 et 1956 l'accroissement des salaires réels n'atteint pas 7 %, tandis que l'augmentation de la productivité du travail est de 69 %. Il est hors de doute que le taux de l'exploitation a démesurément augmenté depuis la mise en route du Plan quinquennal. Les chiffres moyens ne rendent d'ailleurs pas compte de la situation concrète des différentes catégories de travailleurs. Le système des salaires aux pièces a introduit au sein du prolétariat une différenciation sociale extrêmement accentuée. Dès 1952, alors que certains ouvriers de choc gagnent jusqu'à 70 y. par mois, il existe des maneuvres dont le salaire n'at- teint pas 10 y. Depuis lors, ces différences se sont accentuées, car chaque fois qu'est intervenu un relèvement du salaire il a (85) Cheh-Fang-Je-Pao, 22 juin 1954. (86) Glükstein, op. cit., p. 254-255. (87) Textes du 8° Congrès, to. I, p. 292. N.C.N.A., 29 juin 1956. été proportionnellement plus fort pour les catégories les mieux rétribuées. D'autre part, avec la mise en vigueur en 1954 d'un système de pénalisation destiné à réprimer les malfaçons et les détériorations de machines, les amendes et les mises à pied se sont multipliées. En 1956, jusqu'à 40 % des travail- leurs sont pénalisés dans certaines usines, notamment les vieux qui n'arrivent pas à suivre les cadences et les jeunes ruraux mal adaptés au travail industriel (88). Le système des normes aboutit à la création d'une aristocratie du travail dont le niveau de vie monte rapidement et qui s'oppose à une masse de parias brisés de fatigue sur lesquels pleuvent sans cesse amendes et retenues de salaire. Ce clivage interne de la classe ouvrière apparaît dans toute son ampleur lorsqu'on jette un coup d'œil sur le pro- blème du logement. La crise du logement, qui était dès avant la guerre une des plaies de la Chine, n'a fait que s'aggraver avec la croissance des villes industrielles. Seule l'aristocratie du travail parvient à se loger dans les nouveaux blocs d'habitation que le régime construit et fait volontiers visiter aux journalistes étrangers. Là, les mineurs et les métallurgistes « d'élite » occupent des appartements de deux ou trois pièces où existe un certain confort. Mais la grande masse des ouvriers qui gagnent de 20 à 30 y. par mois ne profite pas de ces appartements dont les loyers sont inabordables 10 à 40 y. par pièce et par mois (89). Ils s'entassent à raison de 4 ou 5 personnes pour une pièce unique dans les immeubles délabrés des vieux faubourgs. Même dans les nouveaux centres industriels, plusieurs familles ouvrières doivent souvent se contenter de partager une seule pièce, et dans certaines villes on s'est borné, pour parer au plus pressé, à construire des dortoirs collectifs pour les travailleurs et leurs familles (90). Si on ajoute à cela qu'à partir de 1954, les rations de vivres sont diminuées, que la pénurie des pro- duits industriels de consommation s'aggrave de sorte que même lorsqu'ils ont l'argent nécessaire les ouvriers ne trou- vent pas toujours à acheter ce dont ils ont besoin, on com- prend aisément que le prolétariat contienne mal son mécon- tentement. En fait, la situation se tend dans les usines. Malgré l'ab- sorption par l'appareil de direction des entreprises ou par la bureaucratie syndicale, de plus de 1.500.000 ouvriers qui avaient travaillé sous les Japonais ou le K.M.T. et étaient rompus aux méthodes de la lutte ouvrière clandestine, malgré l'afflux vers les villes de jeunes ruraux près de 60 % de la (88) Kung.Jen-Jih-Pao, 18 mai 1956. (89) N.C.N.A., 9 et 21 juillet 1955. J.M.J.P., 19 juin 1955. (90) J.M.J.P., 26 juin 1956, 3 mars 1957. N.C.N.A., 30 février 1953. J.M.J.P., 19 juin 1955. 1 classe ouvrière - pour lesquels l'embauchage dans une usine représente quand même une promotion sociale, malgré le salaire aux pièces, lentement l'unité de la classe ouvrière se ressoude (91). Dès 1954, les ouvriers dépassent les formes de lutte purement individuelle comme l'absentéisme, et les maladies simulées et commencent à se donner les rudiments d'organisation que suppose l'apparition de grèves perlées (92). C'est la première riposte collective du prolétariat chinois au système des normes et au stakhanovisme. La presse officielle s'affole et dénonce avec fureur « les contre-révolutionnaires », les « saboteurs », les « anarchistes », qui poussent les ouvriers à ralentir les cadences. Les menaces et les sanctions pleuvent. Mais à cette date, la majorité des 10 millions d'ouvriers que l'industrialisation a rassemblé dans les villes ne se laisse plus berner avec des mots ni facilement intimider. A l'au- tomne 1954, la pression exercée par la masse des ouvriers sur les stakhanovistes et les cadres est si forte qu'ils doivent modé- rer leur zèle. Des membres du parti troublés par ce qui arrive refusent d'appliquer contre les ouvriers des sanctions qui leur paraissent inspirées « des méthodes capitalistes de direction » et « du style de travail des seigneurs de la guerre » (93). Craignant d'avoir des histoires avec le personnel et sachant du reste qu'ils seront tenus pour responsables si des incidents éclatent, les dirigeants des entreprises hésitent à employer des méthodes dures, de crainte d'accroître l’exaspé- ration du prolétariat. A l'expérience, la bureaucratie des usines a appris à mesurer l'ampleur des perturbations que les mille formes de la résistance ouvrière peuvent provoquer dans l'ac- complissement du plan. Prudemment, elle préfère fermer les yeux sur les « violations de la discipline du travail » pour ne pas faire exploser par des sanctions la colère des travailleurs. Pas à pas, la bureaucratie recule devant la poussée des ouvriers qui prennent à mesure conscience de leur force. En 1955, c'est seulement en promettant pour l'année suivante une amélioration du ravitaillement et une augmentation subs- antielle des salaires --- 13 1/2 % - que la bureaucratie par- vient à éviter que des incidents se produisent. Après 25 ans de prostration et de misère sans espoir, le prolétariat chinois revigoré par le recul du chômage et en réalité rajeuni par les progrès de l'industrialisation - 40 % des ouvriers ont moins de 25 ans réaffirme sa puissance et sa combativité. Dans la grande usine moderne, sous la dicta- ture inhumaine du capital d'Etat, le lien s'est renoué entre les traditions de lutte des derniers survivants des épopées révolutionnaires des années vingt et les énergies intactes de la nouvelle génération ouvrière. . (91) J.M.J.P., 19 octobre 1957. Kung-Jeng.Jih-Pao, 3 et 5 juin et 5 août 1953. (92) J.M.J.P., 30 mars, 6 juin, 20 août 1954. (93) J.M.J.P., 22 Octobre et 16 Novembre 1954. IX. - L'EXPLOITATION DES PAYSANS. Dans un pays où malgré les progrès de l'industrie, plus de 500.000.000 de personnes continuent à vivre du travail agri- cole, c'est naturellement la paysannerie qui fournit la plus forte proportion de la plus-value nécessaire à l'industriali- sation et au développement des privilèges de la bureaucratie. La bureaucratie chinoise et ses apologistes occidentaux se sont donnés beaucoup de peine pour camoufler la façon dont s'opère l'appropriation par l'Etat d'une part croissante du surproduit paysan. Le mécanisme de l'exploitation bureau- cratique des ruraux présente pourtant peu de mystère. Elle se fait tout simplement par le moyen de la fiscalité et, de plus en plus, par le canal des organismes commerciaux d'Etat. Le capitalisme bureaucratique n'a fait que pousser jusqu'à leur limite absolue les transformations qui avec l'apparition des monopoles permettaient déjà à ces organismes de réaliser le profit commercial maximum par la fixation unilatérale des prix d'achat et des prix de vente. L'étatisation du commerce a été l'équivalent de la formation d'un monopole unique per- mettant à l'Etat de fixer arbitrairement les rapports entre les prix agricoles et industriels de manière à pouvoir exploiter les ruraux à la fois comme producteurs et comme consom- mateurs. Effectivement, à mesure que l'étatisation du commerce a progressé, le poids des impôts fonciers a diminué, passant de 20 % de la récolte céréalière en 1950 à 13,2 % en 1952 pour se stabiliser finalement aux environs de 12 % (94). Aussi- tôt, les amis de la Chine en ont complaisamment déduit que les prélèvement opérés par l'Etat sur le travail des ruraux avaient tendance à diminuer et que par conséquent les paysans étaient en train de s'enrichir. Mais en réalité si l'Etat a réduit le taux de l'exploitation fiscale c'est que l'étatisa- tion du commerce lui a donné les moyens de dépouiller les paysans d'une manière beaucoup plus efficace. Alors que les ruses dont ils usaient pour frauder le fisc étaient loin d'être sans effet, depuis qu'ils sont intégrés aux coopératives les pay- sans sont sans moyen de défense contre l'exploitation com- merciale que leur impose l'Etat. Ils ne peuvent plus que subir les prix fixés dans les lointains bureaux de la planifi- cation. Désormais c'est à travers le phénomène des ciseaux que s'opère pour l'essentiel l'exploitation des ruraux. Bien qu'en 1955, l'Etat ait réduit de 17,25 % l'écart exis- tant entre les prix industriels et les prix agricoles, celui-ci n'en laisse pas moins de larges possibilités de profits à la bureaucratie (95). Entre 1949 et 1952, en effet, tandis que les prix agricoles étaient passés de l'indice 116 à l'indice 206, (94) Glükstein, op. cit., p. 99, note 2. (95) Textes du 8° Congrès du P.C.C., Pékin 1956, 2" Vol., p. 216. les prix industriels grimpant beaucoup plus vite avaient monté de l'indice 136 à l'indice 440 (96). Malgré le réajustement opéré, l'écartement des ciseaux est donc demeuré ruineux pour les paysans: Alors que la vente de 50 kilos de grain permettait autrefois aux paysans d'acheter quatre costumes de travail, elle ne leur permet plus en 1953 que d'en acheter deux (97). Le rapport est d'ailleurs beaucoup plus défavora- ble pour toute une série d'autres produits tels que les oléa- gineux, le thé, la soie, les porcs, dont le prix d'achat a été fixé beaucoup trop bas, reconnaîtra le 8° Congrès du Parti en 1956 (98). On apprendra par la même occasion que cette situation est aggravée par la coutume qu’ont les organismes commerciaux tout puissants de déprécier systématiquement la qualité des produits qu'offrent les coopératives, de manière à les acheter toujours au cours le plus bas (99). Les bénéfices réalisés par l'Etat par le commerce des produits agricoles ne paraissent pas pourtant être aussi exor- bitants qu'ils sont en U.R.S.S. La différence entre le prix d'achat du riz dans le Set-Chouen et son prix de vente à Shan- ghaï est de l'ordre de 30 % (100). A Canton, les légumes sont revendus à des prix qui sont de 120 à 160 % supérieurs à ceux pratiqués à l'achat (101). Mais il faut tenir compte des frais élevés de la circulation dans cet immense pays où les movens de transport demeurent insuffisants. Si on en croit certaines déclarations officielles, l'Etat ne ferait aucun béné- fice dans le commerce des grains. Il est permis d'en douter car dès 1954 les autorités déclaraient avoir réussi à réduire de 5,3 % le coût des transports et de 13,7 % les frais du com- merce (102). De toutes façons l'Etat se rattrape sur les bénéfices qu'il réalise dans la vente des produits industriels dans les cam- pagnes. Il est vrai que depuis 1953 les prix sont approxima- tivement stables. Il n'en résulte pas pour autant que les béné- fices de l'Etat soient demeurés stationnaires. D'abord, parce que la qualité des produits mis en vente a été systématique- ment abaissée, ce qui constitue en soi une hausse des prix (96) Far Eastern Economic Review, 26 janvier 1950. New-York Times 19 février 1951 et Ching-Chi-Chou-Pao, Nankéou, 26 janvier 1952. (97) Nang-Fang-Jih-Pao, 19 février 1953. (98) Textes du de Congrès, to. II, op. cit., p. 220. (99) Textes du ge Congrès, op. cit., pp. 220-223. (100) N.C.N.A., 12 décembre 1954 et China News Service, 24 décem- bre 1954. (101) Dumont, op. cit., p. 451. (102) Textes du de Congrès, to. I, p. 55 et to. II, p. 221 et Li-Fu- Chun : « Rapport sur le Premier Plan quinquennal présenté le 5 juil. let 1955 », Notes et études documentaires nº 2.098, 10 novembre 1955, op. cit., p. 17. camouflé (103). Ensuite parce qu'avec l'élévation de la pro- ductivité du travail et les campagnes contre le gaspillage des matières premières que la bureaucratie prétend avoir menées avec succès, les prix de revient ont baissé. En 1954, cette baisse serait de 5,4 %. Si on tient compte par ailleurs de la réduction des frais de la circulation on aboutit à la conclusion que la stabilité des prix de vente masque en réa- lité un accroissement considérable des profits commerciaux de l'Etat (104). A ces profits commerciaux s'ajoutent des impôts indirects établis depuis 1952 sur les produits les plus courants. Ils sont loin d'être négligeables, atteignant 3 à 7 % des prix pour les cotonnades, 20 % pour les draps de laine, 10 % pour l'huile, 20 % pour le thé, etc. (105). Il est bien probable que les revenus que l'Etat en tire sur la consommation de plus de 100.000.000 de familles paysannes compensent largement la réduction de l'impôt direct intervenue en 1952 (105 a). Enfin l'étatisation du commerce a donné à l'Etat une source de profits supplémentaires en lui conférant le mono- pole de la vente de moyens de production aux coopératives. Certes la collectivisation ne s'accompagne d'aucune révolution technologique dans la campagne. On est encore bien loin d'une agriculture mécanisée de type soviétique : tracteurs et moissonneuses-combinées restent des monstres inconnus dans les villages chinois. Mais l'Etat n'en a pas moins poussé sa sollicitude envers les paysans, jusqu'à contraindre les coopératives à accumuler dans de fortes proportions leurs revenus annuels pour acheter de l'outillage moderne, c'est-à- dire, pour l'instant, de simples charrues de fer, des batteuses à manivelle, des pompes à main pour l'arrosage. Les modestes progrès qu'introduit ce nouvel outillage dans les campagnes sont payés cher par les paysans. C'est parfois jusqu'à 30 % de ses revenus que le village a dû consacrer à ces achats. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que depuis 1953, la situation des paysans se soit dans l'ensemble aggra- vée. Non pas qu'elle soit pire ou même comparable à ce qu'elle était sous le féodalisme et le Kuo-Ming-Tang où c'était d'une façon ou d'une autre 70 ou 80 % du produit de son travail qui était arraché au tenancier. Mais à mesure que l'Etat, en monopolisant le commerce et en collectivisant les villages, a renforcé son emprise sur toutes les activités des ruraux, il est parvenu à leur extorquer beaucoup plus 1 (103) Textes du de Congrès, to. I, p. 55. (104) Li-Fu-Chun : « Rapport sur le premier plan ». Ibidem. (105) J.M.J.P., 31 décembre 1952 . (105 a) Bien entendu les ouvriers paient comme les paysans les impôts sur la consommation. De même lorsqu'ils. achètent des produits dans les magasins d'Etat, ils versent eux aussi leur tribut au capitalisme commercial étatisé. étonnant que de produits qu'il n'avait pu le faire pendant la brève période qui suivit le triomphe de la révolution agraire. Tout d'abord les paysans travaillent dans les coopératives beaucoup plus qu'ils ne le faisaient sur les terres individuelles. Soumis au système des normes, talonnés par les chefs de bri- gade, les paysans ont dû accomplir des efforts écrasants sans parvenir d'ailleurs à réaliser des plans qui avaient été fixés à des niveaux insensés. La presse reconnaît que des bêtes et des hommes sont morts à leur tâche et que la santé de beaucoup de paysans a été gravement altérée par l'excès de labeur (106). En raison de l'exiguïté du terroir du village et de la surpopulation rurale, le nombre de journées annuel. les de travail peut pourtant paraître faible. Il oscille de 270 jours presque autant que les ouvriers à une centaine et parfois moins dans les régions montagneuses où peu de terres sont cultivables (107). Mais le travail agricole com- porte lui aussi des périodes de pointe, comme les labours, les moissons, le repiquage du riz, où la terre ne peut pas attendre et où la durée du travail n'a pratiquement pas d'autre limite que les forces du paysan. Il n'est donc pas des bêtes et des hommes soient dans la période des gros travaux tombés d'épuisement alors que dans l'en- semble les progrès de l'irrigation, les défrichements, la mul. tiplication des récoltes par la diversification des cultures, dues à de meilleurs assolements, ont permis de doubler le nombre des journées annuelles de labeur. Etant admis qu'ils travaillent davantage et que la valeur de la production agricole est passée de 51 à 58 milliards de yuans entre 1950 et 1956, tout le problème est de savoir si depuis la collectivisation le niveau de vie des paysans s'est dans l'ensemble relevé. La presse fournit de nombreux indices qui donnent à penser qu'il n'en est rien. Dès l'été 1956, les paysans du Kwantoung se plaignent que leurs revenus n'ont augmenté que « sur le papier » (108). Les journaux reconnaissent que dans beaucoup de cas le relèvement du niveau de vie des paysans est sans rapport avec le surcroît de travail qui leur a été imposé (109). On finira par admettre que les revenus des villageois ont assez souvent baissé (110). On est loin en tout cas des promesses mirobolantes de 1954. On avait alors promis aux ruraux que leur entrée dans« le système socia- liste » leur vaudrait un accroissement de 90 % de leurs (106) J.M.J.P., 7 septembre 1956, 14 janvier 1957. Lianing-Jih-Pao, 14 janvier 1957. (107) Dumont, op. cit, p. 456. Lavallée, Noirot..., op. cit. p. 211. (108) N.C.N.A., 18 août 1956. (109) Nang Fang-Jih-Pao, 30 août 1956. (110) N.C.N.A., 18 août 1956. gains... A l'automne 1956, après la vente de la dernière moisson, les déceptions furent amères. En mettant les choses au mieux, le système des primes de rendement a peut-être élevé le niveau de vie d'une mino- rité qui formera une aristocratie du travail dans le village Mais l'immense masse de paysans parvient tout juste à vivre et une forte minorité - au moins 15 % de la paysannerie vit dans la misère et souffre de la sous-alimentation (111). Ainsi en va-t-il pour les paysans des coopératives pauvres et surpeuplées et pour les hommes déjà vieux et malades qui réussissent difficilement à accomplir les normes. D'après Chou-En-Laï, dans l'ensemble, le niveau de vie des paysans ne dépasse pas la moitié du niveau de vie des ouvriers. Dans le Kwantoung, il est équivalent à celui des ouvriers les plus mal payés « qui ne gagnent que quelques yuans par mois » (112). Certains paysans même ont des revenus qui n'atteignent pas 70 yuans, dans l'année (113). Surtout les ruraux qui sont partiellement rémunérés en nature, manquent d'argent. Ils attendent avec impatience, au seuil de l'hiver, qu'on leur règle ce qu'on leur doit pour acheter des vête- ments. Il y a des familles qui ne disposent même pas des faibles sommes nécessaires pour acheter l'huile et le sel indispensables à la cuisine quotidienne (114). Ūne partie des paysans pauvres qui, quatre ans après la réforme agraire était retombée sous la domination des kou- laks et des marchands usuriers avaient accueilli la collecti- visation comme une solution possible à leurs difficultés : le manque de terre et moyens de travail. Mais à mesure que les paysans ont fait l'expérience des nouvelles formes d'ex- ploitation auxquelles ils ont été soumis et que la réalité à démenti cruellement les promesses fantastiques qu'on leur avait faites, une sourde rumeur de colère a commencé à mon- ter des campagnes. Trois ans après le déclenchement de la collectivisation, aux yeux des paysans comme aux yeux des ouvriers, le capi- talisme bureaucratique s'est dépouillé de son mystère. X. LA CRISE DE L'AUTOMNE 1956 : PREMIER SYMP- TOME DE LA REVOLTE OUVRIERE ET PAY- SANNE. com- A partir de l'été 1956, le ton de la presse chinoise mence à changer. Les chants de victoire, les congratulations, les félicitations que le Parti se décerne à lui-même laissent (111) J.M.J.P., 27 juin 1957. (112) Tchoung-Kouo-Tching-Nien, 1er janvier 1957. (113) J.M.J.P., 27 juin 1957. (114) Tching-Nien-Pao, 15 mars 1957. Foukien-Jih-Pao, 11 et 12 août 1956. de plus en plus la place à des considérations sur les difficul. tés qui résultent de l'Etat arriéré du pays, sur les erreurs qui ont été commises et sur le manque d'expérience des cadres. Aux premiers jours de l'automne, le doute n'est plus permis; ce n'est pas seulement la déstalinisation offi cielle consécutive au rapport Krouchtchev qui introduit ces notes insolites dans la presse de Pékin : c'est une crise très grave qui est en train de mûrir en Chine. A la base de tout il y a une soudaine aggravation de la pénurie des produits alimentaires. Le mythe de la « marche triomphante du socialisme dans les campagnes » s'écroule. Les objectifs démesurés assignés aux coopératives n'ont pas · été atteints (115). D'abord parce que les calamités naturelles une fois de plus s'en sont mêlées. Inondations et sécheresse ont détruit une partie des récoltes et il a fallu en toute hâte renvoyer du grain dans les villages pour éviter la famine dans les campagnes (116). Mais d'autre part, depuis la mois- son de l'été, les paysans ont perdu leurs illusions sur les coopératives. Loin de les arracher à leur individualisme, en les intégrant à des coopératives pour mieux les exploiter, l'Etat les repousse vers les formes les plus rétrogrades d'acti. vité. Lorsqu'ils découvrent que le travail sur les terres col- lectives ne leur rapporte qu'une rémunération dérisoire, les ruraux les négligent systématiquement pour consacrer tous leurs efforts aux enclos qu'on leur a laissés en pleine propriété autour des maisons. Dans certains villages, alors que ces potagers ne représentent que 2 à 3 % de la superficie du terroir, les paysans en retirent jusqu'à 60 % de leur revenu, ce qui suffirait à montrer de quel poids écrasant l'exploita- tion bureaucratique pèse sur les coopératives (117). Avec une hargne féroce de paysans trompés, les villageois mal- mènent et blessent le bétail collectif, détériorent l'outillage des coopératives et apportent aussi peu de soin que possible aux cultures (118). Les cadres déplorent qu'on ne trouve jamais de volontaires pour le travail collectif. En pleine moisson, les paysans s'entendent pour faire la grasse matinée et les cadres sont obligés de se lever à 4 heures du matin pour les réveiller avec des porte-voix faute de quoi personne ne se lève avant 8 heures (119). Le capitalisme bureaucratique a vraiment fait surgir quelque chose de neuf à la campagne : les paysans qui se désintéressent des récoltes et dorment indif- férents au retard de la moisson. (115) J.M.J.P., 14 janvier 1957. (116) Ta-Kong.Pao, 10 novembre 1956. N.C.N.A., 26 novembre 1956. (117) J.M.J.P., 13 février 1957. (118) Liaoning-Jih-Pao, 14 janvier 1957. J.M.J.P., 22 février 1957. (119) J.M.J.P., 4 janvier 1957. Lorsque, en octobre, le gouvernement affolé par la pénu- rie de produits agricoles dans les villes, rétablit le commerce libre de certaines denrées secondaires - fruits, légumes, cufs, volailles, etc. les paysans ne se contentent plus de rechigner au travail (120). Par milliers ils quittent les champs pour aller à la ville vendre les produits de leur jardin ou de leur basse-cour alors que la moisson d'automne bat son plein dans les campagnes (121). C'est une désertion massive des villages qui commence. Les équipes de moissonneurs s'en trouvent souvent désorganisées de fond en comble, 80 % des paysans étant parfois partis faire du commerce à la ville(122). Dans les rues de Pékin, et dans les villes du Kwan- toung ils sont des dizaines de milliers qui font du porte à porte avec leurs paniers et « dorment la nuit dans des ruelles en plein air » (123). Cet exode rural s'accentue pendant tout l'hiver. Lorsque, la dernière récolte de l'année engrangée et vendue, on dis- tribue aux paysans leurs revenus, ceux-ci sont si maigres que des familles entières décident sans délai d'émigrer vers les villes où d'ailleurs le chômage les attend. Par centaines de milliers, les paysans fuient les campagnes comme un enfer. Trente mille ruraux s'infiltrent à Canton, 700.000 personnes affluent à Shanghaï. Dans toutes les villes, la masse des chô- meurs grossit démesurément. La criminalité augmente. Les autorités, épouvantées par cet exode rural qui désorganise les coopératives, finissent par décider au mois de mars de refouler vers les villages ces vagabonds (124). Il est évident que les rapports de production bureaucratiques dans l'agri- culture ne se maintiennent que grâce à la solidité de l'appa- reil d'Etat et que si celui-ci s'écroulait sous le choc du pro- létariat dans les villes, on assisterait rapidement, comme en Hongrie, à une dislocation des coopératives, qui ne sont pour les paysans que les latifundia de la bureaucratie. Or, la crise agraire se répercute brutalement sur le niveau de vie du prolétariat qui depuis deux ans attend avec une impatience grandissante une revalorisation des salai- res plus sérieuse que celles qui sont intervenues en 1954 et 1955. Mais si en 1956, la masse globale des salaires augmente de 13,5 % – en fait la hausse est proportionnellement plus forte pour les catégories privilégiées cet accroissement de pouvoir d'achat est en grande partie annulé par la hausse des prix et la pénurie générale des produits de consommation. Dès octobre, le rétablissement partiel du commerce libre (120) N.C.N.A., 24 octobre 1956. (121) J.M.J.P., 27 octobre 1956. (122) N.C.N.A., 2 décembre 1956. (123) N.C.N.A., 21 novembre 1956. (124) Foukien-Jih-Pao, 10 mars 1957 et Tsing-Tao-Pao, 24 mars 1957. provoque la réapparition du marché noir des produits agri- coles. En nove vembre, la presse annonce que les rations de riz et de farine devront être réduites de 15 à 20 % (125). Con- séquence de l'abattage du bétail par les paysans, la viande de porc est devenue introuvable (126). La disproportion entre le développement des deux sections de la production accuse ses effets. Les magasins sont aussi désespérément vides de produits industriels que de denrées agricoles (127). Pour acheter le moindre article il faut faire la queue pendant des heures (128). Même lorsque les ouvriers ont de l'argent, ils ne trouvent pas les objets dont ils ont besoin. Or, c'est au moment où la pénurie de produits consom- mables avive l'irritation d'un proletariat qui depuis 2 ans manifeste une impatience croissante, que de surcroît, l'écho des événements de Pologne et de Hongrie atteint la Chine. Les dirigeants de Pékin ont tout de suite compris la différence qu'il y avait entre le réformisme de Gomulka et la révolution des Conseils Ouvriers de Hongrie. Si la presse chinoise a été aussitôt favorable à une politique qui en Pologne conservait l'essentiel de la structure bureaucrati- que tout en prenant ses distances vis-à-vis de Moscou, elle a par contre immédiatement rendu compte de la révolte de la Hongrie comme d'un complot réactionnaire fomenté par les impérialistes. Mais on avait trop abusé en Chine de ce genre d'épithètes contre toutes sortes de gens pour que le prolé- tariat chinois, lui-même en lutte contre le régime totalitaire, prenne les ouvriers de Budapest qui tombaient sur les barri- cades pour des voyous fascistes payés par l'Amérique. Dès novembre, malgré le caractère grossièrement mensonger des informations diffusées en Chine, les ouvriers et les étudiants d'avant-garde, souvent même des membres du Parti, ont par- faitement compris ce qui se passe à Budapest. Dès lors la révolution hongroise agit comme un puissant accélérateur sur la montée de l'opposition à travers toute la Chine. Inquiets, les dirigeants chinois prennent leurs précau- tions. Les conférences des forces de sécurité se multiplient. Partout la police est sur les dents. On annonce çà et là la découverte de complots et les accusés avouent, comme tou- jours, qu'ils sont des agents de Formose (129). Malgré cette terreur préventive, des incidents se produi- sent en novembre à Shanghaï. Des affiches oppositionnelles sont collées dans les usines, les rues, les venelles des vieux quartiers ouvriers. Des slogans sont incrits sur le mur et dans (125) N.C.N.A., 26 novembre 1956. (126) Che-Che-Chou-Tse, 10 novembre 1956. (127) J.M.J.P., 11 février 1957. (128) Che-Che-Chou-Tse, 10 novembre 1956. (129) N.C.N.A., 15, 19 et 26 novembre 1956. de rue les W.C. Des tracts polycopiés circulent. Il est hors de doute qu'il existe, à l'origine de tout cela des noyaux révolution- naires clandestins. Cette campagne d'agitation trouve de larges échos parmi les masses. Des ouvriers, des employés d'usine, auxquels se joignent des chômeurs et des paysans qui ont fui les coopératives, créent « de l'agitation et des troubles ». Des manifestations s'organisent qui réclament une hausse des salaires, de meilleures conditions de vie, une amélioration du ravitaillement du marché. Des mouchards sont assassi- nés (130). Dans les mois qui suivent, des grèves et des manifesta. tions éclatent dans les autres régions de la Chine. Rien que dans le Kwantoung, 13 grèves accompagnées de manifestations se succèdent dans le courant de l'hiver (131). La région de Pékin et la Mandchourie s'agitent bientôt à leur tour. Dans les mines du Nord-Est les ouvriers malmènent les médecins qui refusent de leur délivrer des certificats de maladie de complaisance (132). Les mineurs se couchent au fond des puits et refusent de travailler (133). Généralement, après s'être mis d'accord sur leurs reven- dications, les ouvriers commencent par envoyer des lettres et des pétitions à leurs. dirigeants. Puis il distribuent des tracts, collent des affiches dans les usines et les rues. Parfois ils arrêtent le travail, manifestent bruyamment leur mécon- tentement, s'attroupent dans les où ils provoquent «toutes sortes de désordres ». Comment les forces de l'ordre réagissent-elles devant ces manifestations ? On est très mal renseigné, car la presse chi- noise est très discrète sur ce point. Le 10 juin 1957 un jour. nal de Pékin parlera cependant «de mitrailleuses qui ont été installées pour réprimer des troubles » cependant qu'un opposant déclarera qu'il se pourrait bien « qu’un jour ces mitrailleuses soient retournées et tirent en sens contrai. re » (134). La bureaucratie a-t-elle dès l'automne mitraillé les ouvriers ? On ne sait. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que la police a tout essayé pour désorganiser l'avant-garde qui s'est spontanément organisée dans les usines et les mines. La presse officielle le confirme qui dénonce avec rage l'action des « éléments troubles », « des meneurs », « des anarchis. rues 1 tes ». Les revendications mises en avant par ces « anarchistes » ne sont pourtant que très élémentaires et souvent même au début, particulières à chaque usine. Les grévistes réclament (130) Hsin-Wen-Jih-Pao, 30 novembre 1956. (131) N.C.N.A., 14 mai 1957. (132) J.M.J.P., 30 juin 1957. (133) J.M.J.P., 21 janvier 1957. (134) J.M.J.P., 13 mai 1957 et Tchoung-Kouo-Tsing-Nien-Pao, 10 juin 1957. l'amélioration des cantines, l'installation de lavabos, parfois ils protestent contre le prix trop élevé des transports, les mauvaises conditions de logement et aussi bien entendu, l'in- suffisance des salaires et du ravitaillement (135). Mais bientôt leur critique prend plus d'ampleur. Ils s'attaquent à l'arbi. traire des bureaucrates qui dirigent les entreprises, à la façon dont ceux-ci distribuent primes et amendes et procèdent à la répartition du personnel dans les différentes catégories pro- fessionnelles (136). De là à contester le principe même de la direction bureaucratique de l'usine et des privilèges de l'appareil il n'y a qu’un pas. Il est franchi dans le Kwan- toung, ce vieux bastion de la révolution prolétarienne, ou les ouvriers protestent contre l'augmentation plus forte des salaires dont a bénéficié « le personnel de direction et de contrôle ». Ils réclament une gestion démocratique des usines : l'idée apparaît que les organes de direction de l'entreprise devraient être élus par les ouvriers (137). Les événements vont vite. Au printemps, la lutte du prolétariat est en train de déboucher sur mise en question des fondements mêmes de la société bureaucratique. Or, face à la menace qui monte, la bureaucratie et le Parti lui-même se présentent comme un bloc beaucoup moins solide qu'on aurait pu le penser. A leur tour, l'intelligentzia et la jeunesse ont subi le choc de la déstalinisation et de la Révolution hongroise. Sous la poussée des événements, l'appa- reil se fissure. ! une XI. PRODROMES DE DECOMPOSITION DANS LE REGIME TOTALITAIRE. La terreur, la surveillance constante du Parti, n'ont pas réussi à conférer à la bureaucratie une réelle unité. Au contraire, la brutalité des méthodes employées pour « mono- lithiser » les couches bureaucratiques, la suspicion perma- nente dans laquelle ont été tenus les sans-parti et les adhé- rents des partis démocratiques ont fait de la plupart de ces éléments, des opposants muets. Les universitaires, les tech- niciens, les spécialistes de tout ordre, l'intelligentzia de la vieille génération en général, qui avait toujours frondé le K.M.T. et souvent durement subi sa répression, n'a pas par- donné au parti les humiliations qu'elle a subies au cours des campagnes de « remodelage idéologique ». Tous ces gens ont été mortellement ulcérés d'être contraints sous la menace, de clamer en public que toute leur culture, toutes leurs et leurs travaux antérieurs ne valaient rien faute Quvres (135) N.C.N.A., 14 mai 195 7. (136) J.M.J.P., 21 janvier 1957. (137) N.C.N.A., 14 mai 1957. d'être conformes aux canons du « matérialisme dialectique ». Ils n'ont jamais admis de voir leurs cours surveillés, leurs travaux contestés, leurs livres censurés et corrigés, leurs moin- dres paroles suspectées par les blancs-becs souvent incultes que le parti utilise comme inquisiteurs. Le marxisme officiel, réduit à 4 ou 5 « lois dialectiques » sommaires assorties de quelques schémas économiques ou sociologiques grossiers, est devenu le cauchemar idéologique de l'intelligentzia. Pour ces milieux, Hu-Feng et tous ceux qui ont péri à la suite de cette sombre affaire, sont demeurés des héros tombés pour la liberté de la culture. Cette opposition cependant, en dépit de la violence ver- bale avec laquelle elle explosera au printemps 1957, n'a qu'une importance secondaire. Quand ils ont pu ouvrir la bouche, ses porte-paroles ont gémi sur l'atmosphère de terreur perma- nente où on les a fait vivre « comme des oiseaux effrayés par l'arc » (138). Ils ont reproché au Parti de doubler les organismes qui les dirigent et de ne leur laisser aucune initiative (139). Ils ont réclamé qu'on tienne compte des compétences et non des opinions politiques pour l'avance- ment administratif (140). Certains se sont enhardis jusqu'à demander des sanctions contre les responsables des épurations qui ont fait périr des innocents (141). Pas un n'a entamé une véritable critique du régime et mis en question les rap- ports de classe sur lesquels il repose. Ils ne sont au fond que des bureaucrates libéraux qui réclament la fin de la terreur, les libertés nécessaires, un Habeas corpus et d'abord pour eux-mêmes. Liés au Parti et au régime par leurs privi- lèges, ils n'aspirent en réalité qu'à vivre avec plus de sécurité dans la Chine telle qu'elle a été modelée par la révolution bureaucratique. Tout au plus favoriseraient-ils un change- ment qui leur donnerait un plus large accès aux cercles dirigeants. L'un d'eux formulera très bien cela en écrivant : « Nous soutenons tous le Parti mais nous n'avons pas oublié que nous sommes nous aussi les maîtres du pays » (141). Moins assagie par les années, moins sceptique, pas encore aliénée par l'appartenance à la couche privilégiée, la jeunesse des écoles il y a environ 700.000 étudiants va manifester par contre une tout autre audace dans la critique du régime. Le Parti n'a ménagé aucun effort pour former dans les Universités une nouvelle génération de cadres et de techni- ciens parfaitement conformiste destinée à relever progressive- ment les anciennes couches imprégnées des poisons idéologiques de l'ancien régime. Les universités chinoises ressemblaient (138) J.M.J.P., 24 mai, 12 juin 1957. (139) Kouang-Ming-Jih-Pao, 9 mai 1957. (140) J.M.J.P., 2, 11 et 15 juillet 1957. (141) N.C.N.A., 11 juin 1957. (142) Kouang-Ming-Jih-Pao, 2 juillet 1957. davantage à des séminaires qu'à des Facultés ou à des Insti- tuts techniques. Tout avait été méticuleusement calculé pour que pas un seul instant les étudiants n'aient le loisir de se laisser aller à des réflexions ou à des lectures personnelles. Soixante-dix heures de cours et d'études par semaine aux- quelles s'ajoutaient des réunions politiques, des séances col- lectives d'auto-critique et des activités sportives obligatoires, avaient enfermé les étudiants dans un univers abrutissant et monstrueusement monotone (143). Jour après jour, semai- ne après semaine, leur étaient interminablement assénées les mêmes formules stéréotypées empruntées au jargon du Parti, les mêmes développements rigoureusement orthodoxes auxquels les professeurs, le nez collé dans les manuels offi- ciels, n'osaient changer le moindre mot ni ajouter le moindre commentaire (144). Mais ces usines particulières destinées à la fabrication de bien-pensants en série ont fait une reten- tissante faillite. La jeunesse s'est rebellée contre cette extra- vagante machine à « modeler les cerveaux » et, par réaction, elle est devenue follement romantique, éperdument indivi- dualiste. A partir de la rentrée scolaire de septembre 1956, une sorte de mal du siècle ronge les étudiants. Le dégoût de la vie, le scepticisme, le désintérêt de tout deviennent brusque- ment à la mode (145). « Je n'ai jamais aimé ce monde et ce monde ne m'a jamais aimé » gémit un cœur solitaire et mélancolique (146). On ne peut pas étudier lorsqu'on a vingt ans et qu'on ne croit plus à la vie : un à un les étudiants désertent les cours. Au mépris des règlements, ils partent se promener à la campagne se réunissent dans leurs chambres pour discuter. C'est la première reconquête d'une parcelle de liberté personnelle. Les autorités universitaires réagissent contre la désertion des cours et organisent le pointage des absents. Les étudiants trouvent la parade : ils assistent aux cours mais en lisant ostensiblement des romans. Des loustics préparent des ques- tions insidieusement embarrassantes à poser aux professeurs. Lorsque ces malheureux éludent les réponses, ricanements ou réflexions insolentes leur font perdre la face. En octobre pour la première fois, les étudiants de la Chine nouvelle chahutent. Les autorités sont complètement débordées. En novembre, les étudiants en prennent de plus en plus à leur aise : ils décident qu'ils n'assisteront plus aux séances de sport, ni aux réunions politiques où se déversent les menson- ou (143) J.M.J.P., 4 septembre et 4 octobre 1956. (144) Jeunesse de Chine, 1er juin 1957. (145) N.C.N.A., 29 novembre 1956. (146) N.C.N.A., 12 juillet 1957. 90 . ges officiels sur la Hongrie et que désormais l'après-midi sera consacrée à la sieste (147). Il y a bien sûr dans tout cela, après de dures années de. surmenage, une large envie de se détendre et de rire. Les réactions des étudiants ne sont dépourvues ni d'outrance purement verbale ni de nihilisme tapageur et stérile. Mais par-delà ces enfantillages, il y a aussi chez eux une volonté têtue de se délivrer d'un système de bourrage de crâne qui les épuise et les révolte. Les éclats de rire, les plaisanteries et les insolences sont moins dirigées contre la personne des professeurs que contre l'« uniformisation de la personnalité », 1'« immobilisme culturel » et « le bandage de la pensée » (148). C'est en réalité une révolte contre l'abrutissant dressage sta- linien. Dès le mois de novembre d'ailleurs, une grande partie des étudiants passe des déclamations romantiques et de la gesticulation à la lutte politique. Pour beaucoup de jeunes du Parti le rapport Krouchtchev a été le point de départ d'une sorte de dégel de la pensée. Les événements de l'au- tomne ne font que précipiter la débâcle de leur « totalitarisme idéologique ». La Révolution Hongroise et en Chine même les grondements de colère qui montent de la paysannerie des bagarres et des grèves éclatent au début de l'hiver dans les villages - leur apportent de bouleversantes évidences. Dans ces milieux, pendant tout le mois de novembre et de décembre, on discute passionnément de ce qui se passe en Pologne, en Hongrie et en Chine. En janvier il est indubi- table que les courants oppositionnels sont apparus parmi les jeunes intellectuels du Parti qui dépassent singulièrement la déstalinisation officielle et la revendication d'une libérali- sation de la Dictature bureaucratique. En même temps que dans les usines, une avant-garde révolutionnaire est en train de se former dans l'intelligentzia. Très vite, à la lumière de ce qui se passe en Chine et des nouvelles qui arrivent de Budapest, ces militants par- viennent à la conclusion que « le Parti est l'incarnation du despotisme bureaucratique » et que le « socialisme ne peut pas se développer autrement que sur la base d'une démocra- tie directe ». Pour eux, la lutte des ouvriers de Hongrie est une lutte « pour le principe de la démocratie directe » et il faut « transmettre tout le pouvoir aux Comités Ouvriers de Budapest » (149). Dans le courant de janvier, les dirigeants du Parti s’in- quiètent de ce qu'ils appellent « les tendances à l'anarchis- (147) Kouang-Ming-Jo-Pao, 26 octobre 1956. N.C.N.A., 29 novembre 1956 et Tchang-Kouo-Tsing-Nien, 1er décembre 1956. (148) Kouang-Ming-Je-Pao, 29 octobre 1956. N.C.N.A., 29 novembre 1956. (149) Tcheng-Tche-Hsue-Hsie, 13 février 1957. 91 me » (lis it la democratie extreme ». Le 25 janvier l'éditoria- liste du Kouang-Ming-Je-Pao se scandalise des idées « que pro- fessent certains jeunes du Parti ». Un jeune, dit ce journal, a donné de la démocratie la définition suivante : « En toutes choses et quelle que soit l'importance de l'affaire en question, il faut que les masses populaires puissent voter. Si l'opinion des masses juge qu'une question doit être résolue de telle façon, la direction doit alors résoudre inconditionnellement la question de cette façon ». La revue théorique Huse-Hsi du 18 janvier déplore que beaucoup de jeunes en soient venus à considérer « comme une seule et même chose, les 4 struc- tures de l'Etat socialiste et le Bureaucratisme... Certains pensent que si on fait du pouvoir étatique le facteur impor- tant du développement et des rapports économiques, alors on ne peut parler de communisme. Ils considèrent que si la construction socialiste est dirigée par l'Etat on ne peut éviter l'influence du bureaucratisme ». Le 3 mars 1957 la même revue juge indispensable pour remettre les choses au point de réfuter après les avoir exposées à sa manière les théories de Bakounine sur le rôle de l'Etat. Mais que les jeunes révolutionnaires chinois aillent ou non chercher la clarification de leurs idées dans les vieilleries anarchistes n'a pour l'instant que peu d'importance. Le fait décisif, c'est qu'au moment où elle succombe à des milliers de kilomètres de là, des communistes chinois de la nouvelle génération reprennent à leur compte l'essentiel du programme de la Révolution des Conseils Ouvriers de Hongrie. XII. – UNE REVOLUTION PHILOSOPHIQUE. Face à cette agitation qui monte dans les usines, les villages, les universités, et commence à décomposer le Parti totalitaire lui-même, les sphères dirigeantes hésitent et tergi- versent. En octobre, en novembre encore, la presse dénonce l'activité des « contre-révolutionnaires », des « agents de For. mose » et de « l'imperialisme ». La police réprime l'agitation, s'acharne à découvrir les meneurs et à anéantir les complots. Mais en décembre, déjà les appréciations officielles se font plus nuancées. Les dirigeants de Pékin prennent conscience de l'ampleur de l'opposition et après ce qui s'est passé à Budapest, ils n'ont garde de répéter les mêmes erreurs que Geröe et Farkas, de crainte de finir comme eux. Ainsi que le dira le « Quotidien du Peuple », la « répression est une méthode dangereuse car non seulement elle ne peut pas résoudre les contradictions qui sont à la base des troubles mais encore elle peut les augmenter et les aggraver » (150). Désormais les grèves ouvrières, l'agitation qui gagne les cam- (150) J.M.J.P., 13 mai 1957. 92 pagnes et les incidents qui se produisent dans les Universités ne sont plus seulement attribuées aux « contre-révolution- naires >> cachés. C'est le « bureaucratisme » qui devient le grand responsable de tous les maux dont souffre la nation. En janvier, le tournant est pris. Les cadres moyens et subal- ternes sont pris à partie avec une extraordinaire violence. Il n'est pas de crime dont ils ne soient coupables : méthodes dictatoriales, arrogance envers les masses, arbitraire, incom- pétence, corruption, fainéantise. Si le peuple est mécontent, c'est parce que la véritable politique du Parti a été trahie par ceux qui étaient chargés de l'appliquer. Au mépris de toutes les instructions qu'ils avaient reçues, les cadres n'ont montré « aucun souci des souffrances du peuple », ils ont « étouffé les opinions des masses », et usé de leur autorité pour « opprimer les travailleurs et violer leurs intérêts » (151). Des organismes de contrôle sont aussitôt mis sur pied pour surveiller le comportement des cadres et recevoir « les plain- tes écrites et verbales » contre « les fonctionnaires qui portent atteinte aux droits des travailleurs> (152). La démagogie anti-bureaucratique devient si violente, qu'on peut se deman- der si les maîtres de Pékin ne vont pas, selon les meilleures traditions staliniennes, décimer une partie de l'appareil pour fournir des victimes expiatoires aux colères populaires. Mais à cette heure critique de son histoire, ce ne sont plus les ruses sanglantes du défunt dictateur de Moscou qui inspirent à la bureaucratie chinoise le style de sa politique. C'est de Varsovie que vient la lumière. Lorsqu'en février, tous les cadres supérieurs sont invités à se réunir pour exa- miner la situation, le sage Mao ne réclame pas des têtes. Il fait au Parti des révélations philosophiques. On a fait à ce paysan instruit, qui est en réalité le prince des politiciens empiristes, une réputation d'homme d'Etat philosophe. C'est sans doute pour justifier cette réputation que, dans son discours du 28 février, Mao n'hésite pas à s'élever jusqu'aux considérations les plus générales et les plus abstraites (153). En réfléchissant sur ce qui s'est passé en Europe orien. tale et sur ce qui arrive en Chine même, Mao a brusque illumination : c'est que contrairement à ce qu'on avait pensé jusque-là, abusés qu'on était par des « conceptions métaphysiques », il y a 'en réalité deux types de contradic- tions dans le développement des sociétés. Les premières, qui se manifestent dans les sociétés repo- sant sur l'exploitation de l'homme par l'homme, prennent eu une (151) J.M.J.P., 1l et 13 janvier 1957. (152) J.M.J.P., 11 janvier 1957. (153) Cf. le texte du discours qui ne sera publié à Pékin dans le Jen-Min-Jih-Pao que le 19 Juin 1957 et les commentaires de la nouvelle « ligne générale » dans l’éditorial du J.M.J.P., 2 mai 1957. 93 racine dans l'antagonisme insurmontable des classes et ne peuvent être résolues que par la violence révolutionnaire. Cela, tout le monde le savait, plus ou moins, depuis long. temps. Mais ce que révèle Mao, c'est qu'il exisťe un second type de contradictions au sein desquelles, il y a bien un antagonisme des termes opposés, mais englobés dans une tota- lité qui, en dépit des oppositions internes qu'elle contient n'a pas, elle, de caractère antagonique. Ainsi en va-t-il, des contradictions qui se sont développées au sein du peuple chinois. Car il faut oser le dire, il y a des contradictions au sein du peuple chinois. Rien n'est d'ailleurs plus normal, car, rappelle Mao, tout n'est que contradiction dans la nature et le monde. Sans contradictions, il n'y aurait pas de mou- vements, sans mouvement pas de progrès, et par conséquent pas de Chine progressiste. Seulement, si les « contradictions internes au peuple » sont le moteur du progrès, en raison de leur nature particu- lière elles ne se développent pas du tout de la même façon que les contradictions qui déchirent les sociétés capitalistes. Ainsi par exemple, les contradictions qui se sont manifestées en Chine entre « le gouvernement et les masses », entre « ceux qui occupent des positions de direction et ceux qui sont dirigés » ne peuvent pas du tout être assimilées aux contra- dictions qui se développaient jadis dans la Chine du K.M.T. Ce serait méconnaître que, précisément en raison de leur nature non antagonique, elles peuvent se résoudre pacifique- ment, sans intervention de la violence, car elles ne donnent pas lieu à des luttes de classes. Toutes les erreurs du passé viennent de ce qu'on n'a pas tenu compte de la nature et des lois spécifiques du développement de ces contradictions, et qu'on les a traitées comme de vulgaires contradictions antagoniques, en usant pour les résoudre, d'une violence tout à fait inadéquate. Mais c'était à une époque où l'esprit n'avait pas encore émergé complètement des brumes de la pensée « métaphy- sique ». La raison encore tenue en esclavage par la logique > et tombent dans le « démocratisme extrême ». Ce sont au fond des anarchistes. Mais la dialectique de Mao, en posant que « les contra- dictions internes au peuple » sont tout à la fois et indissolu- blement contradictoires et non-contradictoires, permet de renvoyer dos-à-dos « le bureaucratisme » et le « révisionnis- me » qui ne tiennent compte que d'un aspect de la réalité. Elle leur oppose la vision d'une évolution pacifique de la société socialiste au cours de laquelle les contradictions ne surgissent que pour se résoudre aussitôt selon un processus continuel qui n'est que la consolidation elle-même du socia- lisme. Ainsi se trouve sauvegardé du moins verbalement le caractère dialectique du devenir des sociétés socialistes et la différence irréductible qui les oppose aux sociétés d'ex- ploitation. Tandis que ces dernières sont vouées à la vio- lence et aux crises révolutionnaires, la société socialiste a la possibilité de marcher de l'avant en apportant elle-même leur solution aux contradictions successives qui apparaissent dans son sein et déterminent son mouvement historique. Il suffit pour cela que ses dirigeants apprennent à « consi- dérer l'ensemble des choses », à « voir non seulement leur côté positif mais aussi leur côté négatif », de sorte que par des méthodes appropriées, « les choses mauvaises puissent être transformées en bonnes choses ». En dépit de la phraséologie marxiste, les innovations philosophiques de Mao débouchent sur quelque chose qui est aussi vieux que le charlatanisme social-démocrate : la concep tion réformiste de l'évolution sociale. Comme n'importe quel réformiste, Mao veut lui aussi, arranger les choses, corriger les abus, et résoudre progressivement les problèmes sans crise violente. Cependant s'il est vrai que par ses conceptions de base le réformisme de Mao ressemble comme un frère à celui des bourgeois éclairés du 19e siècle et de leurs compères sociaux- démocrates, les deux frères sont nés à quelques trois quarts de siècle de distance dans des univers totalement différents et, bien entendu, ils n'ont pas été engendrés pour le même usage. L'ancien chef des armées rouges qui s'est formé à tra- vers trente ans de luttes atroces contre le K.M.T. et ses 95 serve divers alliés, ne s'est évidemment pas converti aux platitu- des théoriques sur le progrès pacifique dans le monde impé- rialiste à une époque, où les sociaux-démocrates ne se don- nent même plus la peine de faire semblant d'y croire. Le néo-réformisme de Mao est à usage rigoureusement interne. C'est un réformisme de la bureaucratie, valable seulement à l'intérieur du bloc des « Etats socialistes ». C'est pourquoi en même temps qu'il réduit les notions essentielles de la dialectique à de simples jeux de mots pour donner un sem- blant de couverture théorique au tournant politique que la poussée des masses contraint le P.C.C. à opérer, Mao con- une philosophie révolutionnaire pour interprèter le devenir du monde. impérialiste. Cette conception éclectique du procès historique mondial ne fait au fond que refléter la situation contradictoire de la bureaucratie dans cette seconde moitié du 20e siècle. D'un côté, dans la mesure où elle demeure engagée dans un conflit avec la bourgeoisie, elle conserve apparemment et continue à répandre certains côtés de l'idéologie révolutionnaire. Mais en même temps, dans la mesure où, comme nouvelle classe exploiteuse, elle subit à son tour, dans les pays qu'elle domine déjà, les premiers assauts de la révolution prolétarienne, et où elle voit un nombre croissant de « révisionnistes » utiliser contre elle les catégories de la dialectique révolutionnaire, celle-ci lui devient insupportable. C'est pourquoi, comme le fit en son temps la pâle bureaucratie réformiste, elle truque et falsifie la philosophie révolutionnaire de Marx et cher- che à l'accoupler avec une vulgaire théorie du progrès. Car en laissant de côté les tours de passe-passe auxquels se livre Mao, tel est bien le sens de son fameux rapport : prouver que les choses peuvent s'arranger sans grève, sans émeute, en « rectifiant » les excès les plus criants du régime et les abus de l'appareil. La philosophie de Mao est une philosophie de circonstance : devant l'orage qui gronde, le Parti affolé entame une fuite éperdue en avant et mène à fond la critique du « bureaucratisme » pour rattraper les masses, qui elles, commencent à faire, par la violence, la cri. tique de la bureaucratie. XIII. DU CARACTERE EXPLOSIF DES CONTRADIC- TIONS NON CONTRADICTOIRES. Au printemps, en effet, tandis que l'agitation continue sporadiquement, le Parti déclenche une campagne de « cri- tique et de rectification >> destinée à corriger « le style de travail » de l'appareil. A cette date, celui-ci est complètement isolé des masses. Désormais les slogans et la propagande tom- bent dans le vide. Pour gagner de vitesse les événements, le gouvernement a pourtant multiplié les concessions et les bonnes paroles. Aux étudiants il a accordé un allègement 96 sur- de leur programme et un assouplissement de la discipline universitaire (154). Pour plaire à l'intelligentzia, le Parti a abandonné la lutte contre le Hu-Fengisme et battu en retraite dans la question du réalisme socialiste. « Les cent fleurs de la culture et les cent écoles » ont été appelées à rivaliser de nouveau librement (155). Pour couper court à l'agitation paysanne, les autorités ont ramené à 5 % du revenu annuel , le taux des investissements obligatoires dans les coopératives alors qu'on leur avait parfois imposé une accumulation de 20 et 30 % de leur profit (156). Après avoir quelques mois plus tôt dénoncé les grévistes comme les ennemis du peuple, on déclare hypocritement que la grève est légitime « pour lutter contre le bureaucratisme » et qu'« aucun « leader » de grévistes ne sera puni » (157). On promet aux ouvriers de faire l'impossible pour améliorer leur situation et notamment en faisant des économies administratives par la suppression des emplois bureaucratiques inutiles. Justement on découvre que dans certains services le tiers du personnel est en nombre et on annonce à grands cris démagogiques, qu'on va remettre les fainéants au travail. Comme aux temps héroï- ques de 1942, où dans la Chine rouge affamée, soldats, offi- ciers et fonctionnaires avaient travaillé à cultiver les champs, il est même question de faire participer la bureaucratie dans son ensemble aux tâches matérielles de production. Au prin- temps, le maire de Pékin, celui de Tien-Tsin, le gouverneur du Hopeï paient d'exemple et consacrent quelques heures à la construction de routes. D'autres dirigeants vont travailler parmi les paysans et dans les usines pendant leurs loisirs. Il s'agit de combler à n'importe quel prix le fossé qui sépare désormais la bureaucratie des travailleurs et de renouer le dialogue. Tel est bien d'ailleurs le but de la campagne « de cri- tique et d'auto-critique » qui commence après la fête du 1er Mai. Bureaucrates et ouvriers, cadres et paysans, profes- seurs et étudiants, militants et « sans-parti » vont se réunir dans toute la Chine, pour se dire en toute franchise ce qui ne va pas et chercher en commun les solutions et les « recti- fications » souhaitables. Il est bien entendu du reste que « les meetings de rectification » ne devront avoir d'autre but que de renforcer « l'unité du peuple » et non pas de régler des comptes. La critique doit avoir « la douceur de la brise et de l'ondée ». (154) Kouang-Ming-Jih-Pao, 26 et 29 octobre 1956. (155) Lou-Ting-Yi : « Que s'épanouissent les floraisons multiples, que de multiples écoles rivalisent. », Pékin, juin 1956. (156) Nang-Fang-Jih-Pao, 30 août 1956. (157) Déclaration de Chu-Yang, Directeur de la propagande, 7 mai 1957. 97 1 1 "Dun cependant les bouches ne s'ouvrent pas facile- ment. Non pas que les sujets de mécontentement fassent défaut. Mais beaucoup d'opposants, habitués aux ruses de la dictature, craignent un piège et ne parlent qu'en tremblant « comme s'ils s'avançaient sur une mince couche de glace >> (158). Mais au bout de quelques jours les plus hésitants s'enhar- dissent et c'est soudain un déluge de critiques et d'attaques de plus en plus véhémentes contre le régime. Il y a de tout, des récriminations personnelles, des ran- coeurs, des ambitions déçues, des rêveries technocratiques, des illusions sur les démocraties occidentales, des notes de mys- ticisme religieux, des vagues nostalgies du passé. Mais ce sont là des propos que tiennent les « vieilles barbes » des « partis démocratiques » qui ont été invités les premiers à parler (159). Dans les universités où les meetings de « rectification » commencent bientôt après, les déclarations des étudiants et des professeurs atteignent en quelques jours une incroyable audace. Utilisant cet entracte de liberté que leur offre le régime totalitaire, les universitaires, le plus souvent membres du Parti, transforment les « meetings d'autocritique >> véritable tribune politique d'où ils parlent à toute la Chine. Le sujet tabou est enfin abordé : celui des privilèges de la bureaucratie. « Certains disent que le niveau de vie s'est élevé », clame un professeur. « Pour qui s'est-il élevé ? Pour ces membres et ces cadres du parti, qui jadis traînaient des souliers éculés et qui aujourd'hui roulent en conduite inté- rieure et portent des uniformes de drap » (160). « Ces privi. lèges, continue un autre, sont des crimes contre le peuple, car les honoraires que touche un cadre sont payés par des vingtaines et même des centaines de paysans qui triment toute l'année » (161). Les hauts dignitaires du parti consti- tuent une classe privilégiée. Les dirigeants du parti à l'éche- lon provincial ou municipal sont « des empereurs lo- caux » (162). « Il faut supprimer tous les privilèges des membres du Parti » (163). Non sans commettre parfois les pires confusions théori- ques, des étudiants contestent carrément le caractère socialiste du régime. Le 23 mai, une étudiante du Parti qui a combattu pendant quatre ans dans une unité de partisans rouges, pro- clame à l'Université de Pékin : « Le vrai socialisme est très en (158) N.C.N.A., 3 mai 1957. (159) J.M.J.P., 31 mai 1957, Tchoung-Kouo-Tsing-Nien-Pao, 10 juin 1957. J.M.J.P., 12 juin, etc... (160) J.M.J.P., 31 mai 1957. (161) Cheng-Yang-Jih-Pao, 13 août 1957. (162) J.M.J.P., 20 juillet 1957. (163) J.M.J.P., 13 août 1957. 98 - démocratique. Pour moi c'est un socialisme construit sur des bases féodales. Nous devons considérer comme insuffisants le mouvement de rectification du Parti. Les masses populaires ne sont pas idiotes. Nous devons véritablement résoudre les problèmes et pour ce faire, il n'y a qu'un moyen, mobiliser et soulever les masses ». Des timorés, terrifiés par ces paroles, lui crient de s'arrêter et de quitter la tribune. Elle prie ceux qui ont peur de sortir et continue acclamée par une partie de l'assistance : « Ni l'Union Soviétique, ni la Chine n'ont encore supprimé la distinction entre les classes. En particulier ces deux pays pratiquent la dictature du prolétariat (sic). Le socialisme c'est la suppression des classes. Ni l'Union Sovié- tique ni la Chine ne sont des pays véritablement socialistes. Nous devons chercher à réaliser le vrai socialisme. Je pro- pose que des mesures radicales soient prises pour révolution- ner complètement le système social existant actuellement, Je n'approuve pas le réformisme. Ce qu'il faut c'est un chan- gement radical, une transformation totale ». Elle termine en disant : « Parmi les membres du Parti un grand nombre sont des oeufs pourris, des vauriens, un certain nombre sont des gens intellectuellement inertes et immobiles. Seule une petite minorité sont de vrais bolchevicks » (164). Ce stupéfiant appel révolutionnaire n'est pas isolé. En juin, un professeur de Nankin appelle les étudiants à faire « deuxième libération du peuple chinois » (165). Des universitaires de Chen-Yang proclament que « les Etats socia- listes sont en pleine crise et que l'heure d'un grand cham- bardement est arrivée » (166). Les étudiants de l'Université Tsinghoua de Pékin estiment qu'« on est à la veille d'un incident polonais ou hongrois » (167). Ce ne sont pas que des paroles d'intellectuels grisés par leur soudaine liberté. Parmi les orateurs les plus fougueux il y a des militants du Parti, anciens combattants de la guerre civile, pour qui l'agitation révolutionnaire n'a pas de secret et qui ont appris très jeunes à ne pas se payer de mots. Très vite d'ailleurs cette agitation s'organise. Les murs de la cantine de l'Université de Pékin se couvrent de papil- lons multicolores portant des caricatures, des poèmes satiri- ques, des revendications, des mots d'ordre à l'emporte- pièce (168). Des groupes révolutionnaires se forment : « La société des cent fleurs », « Remède Amer », « La voix des basses classes » (169). Ils publient des tracts, des bulletins, et notamment « Place publique », rédigé par des communistes une (164) J.M.J.P., 30 juin 1957. (165) Weng-Houeï-Pao, 29 juin 1957. (166) J.M.J.P., 13 août 1957. (167) J.M.J.P., 6 juillet 1957. (168) N.C.N.A., 3 juillet 1957. (169) Kouang-Ming-Je-Pao, 26 mai 1957. 99 qui lancent un manifeste réclamant la liberté de la presse « le renversement de la nouvelle oppression » la « démocratie socialiste » (170). Les mots d'ordre se diffusent dans l'Univer- sité et gagnent les autres écoles et instituts techniques de la ville. En même temps l'agitation s'organise en direction de la population ouvrière de Pékin car le groupe qui publie « Place Publique » connaît son affaire et se donne pour objec- tif « de devenir le noyau directeur des masses actuellement en mouvement ». (171) Les autres universités de Chine suivent bientôt. Fin mai, des groupes oppositionnels se sont formés à Tien-Tsin, Harbin, Sian, Changhaï, Nankin, Chen-Yang et diffusent des feuilles non contrôlées par le · Parti. Tous ces groupes révolutionnaires manœuvrent avec une habileté consommée. Ils prennent la tête des revendications des étudiants, politi- sent les problèmes et portent l'agitation dans les rues. On sent la marque d'hommes qui ont été formés par le mouve- ment communiste. Dans les premières semaines de juin, il devient évident que cette avant-garde cherche par des mani- festations de rues à entraîner derrière elle le prolétariat et à aller aussi loin que possible. A Hang-Yang, le 12 juin, des centaines d'étudiants des- cendent dans les rues en chantant des hymnes révolution- naires qu’on clamait autrefois contre le Kuo-Ming-Tang. Ils distribuent des tracts, se heurtent durement à la police et donnent l'assaut aux repaires de la bureaucratie. Le siège du Parti et la Préfecture sont envahis. Les émeutiers pénè- trent dans le logement du Préfet et écrivent sur la façade : « Préfet sans morale ni culture; chiens courants des brutes du Comité Central » et aussi « Que tous ceux qui mange'it sans travailler disparaissent ». Le soir ils font prisonnier un tinéral qui les a traités de contre-révolutionnaires et ils l'enferment dans l'Université barricadée. Le lendemain, 13 juin, les étudiants retournent à la Préfecture avec des cordes, dans l'intention évidente de can. turer le préfet lui-même. Ce digne fonctionnaire les reçoit en leur demandant qu'« ils ne dépassent pas les limites de ce que permet la démocratie ». Aussitôt une bagarre s'engage entre les cadres qui entourent le préfet et les manifestants qui essaient de s'emparer de lui. Le préfet est passé à tabac mais réussit à s'enfuir, cependant que plusieurs cadres sont ligotés et amenés par les étudiants qui perdent un prisonnier. Tout l'après-midi, bagarres et manifestations continuent. Des ouvriers commencent à s'ameuter. Des paysans viennent des villages voisins pour savoir de quoi il retourne. Les auto- rités envoient en toute hâte des équipes de cadres leur expli- quer qu'il s'agit d'une manifestation du Kuo-Ming-Tang. Le . . (170) N.C.N.A., 12 Juillet 1957. (171) J.M.J.P., 24 Juillet, 21 Août 1957. 100 par 14, les forces de répression isolent l'Université. L'affaire se termine par un compromis : les combattants se restituent réciproquement les prisonniers (172). Ces journées du 12 et 13 juin sont décisives. Elles prou- 'vent jusqu'à l'évidence que «la campagne d'auto-critique » déclenchée Mao loin de détendre la situation est en train d'ouvrir les vannes de l'agitation révolutionnaire. Le rétablis- sement de la liberté ne fait que donner aux opposants le moyen de s'organiser, de diffuser leurs slogans et d'étendre leur agitation en direction des masses. Sans doute les groupes révolutionnaires des universités n'ont pas encore réussi à opérer leur jonction avec l'avant-garde ouvrière et les paysans. Mais partout la bureaucratie constate que la campagne de rectification ébranle son autorité. Les cadres ruraux se plai- gnent que les paysans leur rient au nez quand ils leur don- nent des ordres et les menacent, s'ils insistent, de se plaindre d'eux à la prochaine réunion de « redressement » (173). Les sociétés secrètes religieuses qui traditionnellement servent de cadre à la révolte rurale se reconstituent. Déjà des villageois se sont enhardis jusqu'à ligoter des cadres et à les rouer de coups, comme de vulgaires seigneurs. A Pékin les ambi- tieux s'agitent. Des dirigeants des « partis démocratiques » et des universitaires réputés libéraux se consultent pour envisa- ger ce qu'il faudrait faire « dans le cas où les étudiants se ligueraient avec les travailleurs » et où le P.C.C. ne parvien- drait plus à contrôler la situation (174). Décidément les évé- nements de Budapest hantent toute la Chine. L'appareil bureaucratique en tout cas ne se fait pas d'illusion : à con- sidérer la rapidité avec laquelle les événements ont marché depuis le Premier Mai, il est évident que si on n'arrête pas ces stupides attaques contre le bureaucratisme, qui de jour en jour attisent les flammes de la révolte, dans quelques semaines il sera peut-être trop tard. Prise de panique une fraction de l'appareil on dit que Liu-Shao-Chih est à sa tête dresse contre le réformisme de Mao et exige sans délai, qu'on mette un terme à cette politique de suicide. Ce qui s'est passé au Bureau Politique dans la nuit du 13 au 14.quand arrive la nouvelle des incidents de Hang-Yang n'a pas été révélé. Mais ce qui est certain c'est que le 14 juin, l’éditorial du très officiel « Quotidien du Peuple » marque un brutal renversement du cours politique libéral inauguré depuis l'hiver. Le Parti proclame soudain le socialisme en danger et dénonce les menées des « droitiers » qui cherchent à renverser le régime. C'est la contre-attaque victorieuse de la bureaucratie. Dès lors la campagne contre le « bureaucra- se (172) J.M.J.P., 8 Août 1957 et' Tchoung-Kouo-Tsing.Nien-Pao, 10 Août 1957. (173) J.M.J.P., 4 janvier 1957, 31 janvier 1957. (174) J.M.J.P., 15 juillet 1957. 101 tisme » cède la place à une campagne contre les « droitiers » et à une relance du « moulage idéologique » qui était décidé- ment très insuffisant. Dès juillet, l'inquisition a repris ses droits et les amalgames policiers recommencent : il n'y a pas, il n'y a jamais eu d'opposition populaire en Chine, rien que des complots contre-révolutionnaires (175). La dictature retourne à ses délires paléo-staliniens et les révolutionnaires rentrent dans la clandestinité. Quelques actes de désespoir marquent encore les derniers soubresauts d'une révolte qui n'a pas eu le temps de déployer sa puissance. Çà et là des étudiants lancent des grenades sur les bonzes de l'appareil. Des paysans qui ont causé des désordres sont fusillés en juillet. Les révolutionnaires arrêtés avouent qu'ils étaient des agents de Formose et qu'ils travaillaient à rétablir le capitalisme. Les mensonges officiels recouvrent de nouveau la lutte des classes. Après sept ans de dictature totalitaire les groupes révo- lutionnaires qui se sont formés dans les usines et les univer- sités ne pouvaient pas en quelques semaines se donner l'orga- nisation nécessaire pour affronter dans une bataille générale l'appareil bureaucratique. La Chine n'est pas la Hongrie et dans l'immensité du pays dix millions d'ouvriers et sept cent mille étudiants ne constituent encore que de petits noyaux séparés les uns des autres par des milliers de kilomètres. Il y a, après tout, autant de distance entre Canton et Harbin qu'entre Barcelone et Moscou. La masse énorme de la paysan- nerie à son tour n'est qu'un conglomérat de groupes villageois isolés dont les particularismes se trouvent accentués à l'ex- trême par la diversité des conditions locales. Sans doute la classe ouvrière, la paysannerie et l'intelligentzia révolution- naire seront-elles à la longue amenées par la logique même de leur lutte contre l'ennemi commun, à se coaliser pour frapper ensemble. Mais au printemps 1957, les choses n'en , étaient pas encore là. A l'exemple de ceux de Budapest, les groupes révolutionnaires des universités faisaient l'impossible pour opérer leur jonction avec l'avant-garde des usines. Mais les problèmes que posait l'unification du mouvement révolu- tionnaire ne pouvaient pas être résolus en quelques semaines. Il eût fallu des délais beaucoup plus longs pour que les noyaux d'agitateurs qui se multipliaient puissent surmonter leur dispersion et leur émiettement, entrer en contact, coor- donner leur action et se donner des moyens d'expression à l'échelle de la nation. Inévitablement, dans la première étape, les actions révolutionnaires qui s'engageaient çà et là devaient conserver le caractère d'actions locales, désordonnées, indé- pendantes les unes des autres. Alors que les groupes révolu- tionnaires des différentes régions n'avaient encore aucune possibilité d'acquérir une vue d'ensemble de la situation dans (175) J.M.J.P., lºr, 16, 21 et 22 juillet 1957. 102 ce pays démesuré, avec sa puissante organisation centralisée étendant ses ramifications jusque vers les plus lointains villa- ges et son monopole des moyens d'information l'appareil bu- reaucratique conservait une supériorité écrasante. La densité des centres industriels et universitaires sur la carte de Chine est encore trop faible pour que la révolution ait pu en quel. ques jours créer spontanément, comme elle l'avait fait en Hongrie, son propre système d'organisation et de liaison face à celui de la bureaucratie. A plus forte raison était-il exclu qu'elle ait la possibilité de faire pénétrer ses mots d'ordre et son organisation dans des centaines de milliers de villages sans lesquels elle ne peut pas vaincre dans un pays sociale- ment aussi arriéré que la Chine. La volonté affirmée par les révolutionnaires chinois de faire de leur pays une deuxième Hongrie devait inévitable- ment se briser sur l'immaturité des conditions objectives nécessaires pour que le proletariat chinois se sente de taille à poser carrément sa candidature à la gestion directe de la société et de la production. En juin 1957, l'adoption du programme de la Révolution Hongroise par la jeunesse révo- lutionnaire de Chine ne pouvait être encore qu'une anticipa. tion historique. Mais l'agitation du printemps dernier n'en est pas moins lourde de signification. Sept ans après son avènement triom- phal, la bureaucratie chinoise a vu à son tour se dresser contre elle la menace de la Révolution Prolétarienne. La nou- velle politique dont le rapport Mao avait voulu jeter les fon- dements théoriques a duré en tout et pour tout un mois et demi et elle s'est terminée par des lancements de grenades. Pas plus en Chine qu'ailleurs il n'existe de voie conduisant sans douleurs à une libération du régime bureaucratique et encore moins à on ne sait quelle régénération du socialisme. Ou bien la Révolution brise l'appareil bureaucratique ou bien celui-ci rétablit sa domination terroriste sur les travailleurs et l'ensemble de la société. Cela, après les Hongrois et les Polonais, les révolutionnaires chinois le savent désormais parfaitement. Les journées fiévreuses du printemps 1957 en Chine ont entièrement confirmé le verdict historique rendu l'automne précédent par les événements de Hongrie. ! Pierre BRUNE. 103 LE MONDE EN QUESTION 1 1 . LE ROLE DES DELEGUES DU PERSONNEL : Nous reproduisons ci-dessous un article sur les délégués du personnel publié dans Tribune Ouvrière Renault du mois d'avril 1958. aurons 1 1 2 1 1 1 . 1 . 1 IUS ! Le 23 avril commencera à la Régie la série des élections de printemps. Nous ces jours-là les élections des délégués du collège « ouvriers-employés », ensuite les élections du 2e et du 3e collège. Nous aurons certainement au mois de mai les élections au Comité d'Entreprise. C'est donc pendant deux mois que nous allons être sol. licités de toutes parts à grand renfort de millions de francs et de centaines de milliers de tracts, d'affiches, puis des meetings et surtout par un déferlement de démagogie et de mensonges, pour tenter de modifier légèrement le pourcentage des résultats. , Il est à prévoir que des débrayages d'avertissement et les petites grèves viendront renforcer la campagne électorale; ils auront pour but de nous faire croire que tel ou tel syndicat est vraiment le défen. leur de notre sort. Mais toute cette agitation ne pourra pas cacher notre situation qui va en empirant, et ne pourra pas cacher non plus le véritable caractère des délégués du personnel. Il est bon de revoir comment a évolué la notion des délégués du personnel et leur rôle : Depuis le début de la grande industrie et jusqu'en 1936 les tra- vailleurs de la plupart des industries n'avaient pas de représentation légale. C'était l'ouvrier le plus combatif de l'atelier ou de l'usine qui d'une manière tout à fait « illégale » portait les revendications de ses camarades devant le patron. Ce camarade et quelques autres, souvent très faible minorité, s'organisèrent en syndicat le plus souvent clandestin. Ils ne disposaient d'aucune protection. Leur force n'était que la combativité de leurs camarades de travail. Il y avait discussion permanente des revendications, l'élaboration des cahiers revendicatifs sie faisait dans les ateliers et souvent il fallait se battre pour protéger les militants et tenter d'obtenir des améliorations de salaire, de condi. tions de travail, etc. Sans moyens financiers, sans protection légale, ces minorités de militants syndicaux ont arraché pour nous en cinquante années de lutte : la diminution de la journée de travail (des 12 et 14 heures quotidiennes qui se faisaient au début du siècle aux 8 heures de 1936), des améliorations de salaire continuelles, l'élévation du standing de vie des travailleurs, des droits et des protections de toutes sortes et enfin les congés payés. Tout cela fut obtenu dans une lutte permanente et dans la clan. destinité. Pendant cinquante ans beaucoup de nos pères furent vic- times de la répression patronale, réduits au chômage, emprisonnés, ins- crits sur les listes noires et même tués dans les batailles de rues. Mais tout cela a abouti à juin 1936 et à la trahison, car avec un mouvement de cette ampleur, il aurait été possible, non seulement d'obtenir les améliorations que nous connaissons, mais aussi la destruction une fois pour toutes de ce régime d'exploitation. Les partis et les syndicats s'orientèrent dès ce moment-là dans la collaboration de classes et depuis avons perdu dans la légalité tout ce que nos pères avaient su obtenir par la lutte. La perte des 40 heures et la détérioration conti. muelle de notre pouvoir d'achat alors que nous travaillons plus dur que nous produisons individuellement trois quatre fois plus qu'à cette époque, sont deux exemples frappants de ce recul. 1 1 1 110 IIS ou 104 et En les légalisant, nous avons aussi perdu nos délégués du personnel. Comment ? Nous avons vu que le délégué dans la période clandestine de lutte n'était pas élu, il était seulement le camarade le plus combatif. Le jour où l1 n'avait plus la confiance de ses camarades, alors un autre le remplaçait. Il n'y avait même pas besoin d'élections pour cela, ce changement constant de « délégués » a permis qu'un nombre important de militants ouvriers se forme. Après 1936 tout fut légalisé mais nous conservions encore le droit de choisir nos délégués. En général nous avions un seul syndicat et de plus les élections se faisaient par atelier. Nous avions la possibilité de choisir celui que nous consi ns comme le plus qualifié d'entre nous pour transmettre nos revendications. Il nous représentait en dehors des grandes périodes de lutte où nous élisions de larges comités de grève. Les délégués de l'entreprise se réunissaient, s'informaient mutuel. lement et coordonnaient l'action de toute l'entreprise et souvent ils se réunissaient aussi avec les délégués des autres usines pour fixer en com. mun des actions élargies. Que sont devenus les délégués du personnel ? Ils ne sont plus désignés par nous dans nos ateliers. Ils ne nous représentent plus mais représentent les syndicats. Ils sont souvent délégués à vie et refusent que nous leur don. nions des ordres. Lors des mouvements de septembre et octobre derniers, un délégué répondit à ses camarades d'atelier, réunis pour discuter de l'action : « Je n'ai pas d'ordre à recevoir de vous, mon rôle est de vous transmet- tre les ordres de mon syndicat. » Il prétendit « qu'on voulait le déboulon. ner ». Nous aurions bien du mal à le déboulonner étant donné que ce n'est pas nous qui l'avons désigné mais son syndicat et que la loi est là pour le protéger, lui et ses semblables, contre les travailleurs qui pourraient ne pas être contents de son attitude. Les délégués disposent de privilèges importants. Ils sont des auto- rités ayant leur propre hiérarchie (petits délégués distributeurs de tracts, dévoués, ils tentent de défendre leurs camarades : ils sont les premières victimes en cas de licenciement. Et les grands délégués ne se salissant plus les mains à la machine; certains n'ont même plus de poste de travail, ils passent l'année en costume de ville à se promener dans l'usine « pour nous défendre ». Ce sont les nouveaux « spécialistes » de notre époque.) Ils se réunissent une fois par mois au « parlement de l'usine » où la plupart du temps la direction répond NON à toutes leurs demandes, qui sont en général des revendications qui ne seront jamais obtenues par des bavardages avec le patron mais par la lutte. Ne pouvant rien obtenir dans le « parlement de l'usine », face au patron, ils se disputent entre eux, épousent les querelles de leurs bou- tiques syndicales au lieu de se réunir dans l'usine et avec d'autres usines pour coordonner l'action décidée dans les ateliers. De surcroît certains sont des cumulards et en dehors de leur poste de délégué ils sont aussi pêle-mêle : responsable syndical, représentant à la caisse de retraite, au comité d'entreprise et dans les multiples commissions, sous- commissions, organismes de loisirs, de sports... Ils ont tellement de choses à faire qu'ils ne font, à de très rares exceptions près, rien de bien. Ils se plaignent que personne ne veut prendre de responsabilités, mais sont les syndicats auxquels ils appartiennent qui ont créé cette situation. De nos jours pour être délégué il ne faut pas être le plus combatif mais le plus soumis aux ordres de son syndicat. Celui qui n'est pas dans la ligne sera exclu ou du moins perdra son poste de délégué. L'opposition des travailleurs et les engueulades que le délégué reçoit n'incitent pas les ouvriers à remplir ce poste. Ceci est la situation dans l'usine Renault, mais cette situation n'existe pas partout. Dans beaucoup de petites boîtes, en province particulière- ment, les délégués sont encore les plus combatifs et les plus repré- sentatifs de leurs camarades de travail. ce 105 avons : Comment obtenir de véritables délégués du personnel ? La première condition c'est d'élire les délégués par atelier. Faire autant de collèges qu'il y a d'ateliers dans l'usine pour permettre de choisir entre nous celui qui devra être notre représentant, c'est-à-dire celui qui transmettra ce que nous désirons à la base. Que celui-ci soit membre d'un syndicat ou qu'il soit « inorganisé » ne change rien à la question. Son rôle est de représenter ses camarades de travail et non pas de transmettre les ordres élaborés en haut, à l'extérieur de l'usine, par des gens qui ne connaissent pas nos besoins, nos volontés et qui la plu- part du temps utilisent notre lutte à des fins qui n'ont rien à voir avec nos intérêts de travailleurs. Le délégué appartenant à un syndicat s'engage d'abord à être le représentant de son atelier. Il est entièrement libre de faire partager à ses camarades de travail les idées de son syndicat et de les appeler à se syndiquer, mais il ne peut pas imposer à ses électeurs ses direc- tives. Ce sont les électeurs qui doivent donner les ordres et les mandats impératifs. Le délégué doit accepter d'être révocable à tout instant sur la demande de la majorité de son collège électoral. Les délégués doivent s'engager à se réunir en assemblée d'usine pour discuter en commun avec tous les autres délégués, représentant chacun leur atelier, sans tenir compte de leur appartenance syndicale. En effet on voit actuellement les délégués des différents syndicats de chez Renault refuser de se rencontrer en commun pour discuter des revendications et de coordonner les actions qui se font dans l'usine. Il ne suffit pas de proposer l’unité d'action comme le fait la C.G.T. il faut réaliser notre unité, nous-mêmes, dans les ateliers. Ces formes d'organisation d'élection et de contrôle des délégués du personnel ne sont pas une vue de l'esprit. Elles existent dans la pratique ; en Angleterre par exemple, nous 1° Le « Trade Unions Council », c'est-à-dire la confédération des syndicats anglais. 2° Les « Shop Stewards Commitees » qui sont les comités des délégués du personnel directement élus dans les entreprises et qui jouent un très grand rôle dans la lutte revendicative, particulièrement dans la lutte quotidienne contre les cadences de travail, contre l'auto- mation et les licenciements que le patronat voudrait imposer. Les travailleurs anglais se sont battus 40 ans pour ces comités et ils doivent les défendre continuellement contre les patrons et les syn- dicats. Les travailleurs anglais possédant cet organisme de lutte se défendent beaucoup mieux que nous contre toutes les mesures que les directions des entreprises voudraient imposer aux travailleurs. On ne voit pratiquement jamais un ouvrier licencié pour son action reven- dicative. En France, la loi du 16 avril 1946 précise : « Le scrutin est de liste et à deux tours avec représentation proportionnelle. Au premier tour de scrutin, chaque liste est établie par les organisations syndicales les plus représentatives. Si le nombre de votants est inférieur à la moitié des électeurs inscrits, il sera procédé, dans un délai de 15 jours, à un second tour de scrutin pour lequel les électeurs pourront voter pour des listes autres que celles présentées par les organisations syndicales. » Nous aurions donc le droit théorique de voter pour des candidats autres que ceux présentés par les organisations syndicales mais il fau. drait pour cela que la majorité des électeurs s'abstienne au premier tour de scrutin. Pour réaliser cela il faudrait que la totalité des travailleurs de la Régie Renault puisse être informée, mais il n'y a pas d'organisme, en dehors des organisations syndicales, qui ait les moyens matériels d'in- formation et d'explication pour faire comprendre tout ce mécanisme. Le système du collège unique pour tous les ouvriers et employés est si vaste que même si la majorité des travailleurs est mécontente des délégués qui sont imposés par les syndicats, il n'est pas possible d'ob. tenir de véritables délégués nous représentant. 106 Pourtant la loi et surtout une interprétation, faite par Croizat dans une circulaire du 7 mai 1946 et qui disait : « J'appelle tout particulière- ment votre attention sur ces dispositions qui permettront soit de consti- tuer un collège unique, soit, le plus souvent, de prévoir des collèges plus nombreux que ne l'indique la loi. Il sera souvent parfois souhai- table, en effet, dans les entreprises importantes, de constituer des collèges par atelier, conformément à une pratique traditionnelle en la matière » permettant de faire autrement. C'est bien notre avis et cela faciliterait l'élection de travailleurs véritablement représentatifs, mais cela ne fait pas l'affaire des syndicats, que ce soient les uns ou les autres. Ainsi se référant à une autre partie de la loi ils ont trouvé le moyen de s'arranger avec le patron par des protocoles d'accord ; en effet, la loi dit : « Le nombre et la composition des collèges électoraux peuvent être modifiés par les conventions collectives existant ou par des accords passés entre organisations patronales et ouvrières. » C'est le cas chez Renault. Chaque année la direction et les syndicats signent des protocoles d'accord pour fixer le nombre des collèges et le nombre des délégués. Pour pouvoir avoir une véritable représentation des ateliers il faudra tout chambarder. Aujourd'hui nous n'avons, en tant que minorité, qu'une possibilité : refuser tout ce système électoral. C'est pourquoi un certain nombre de travailleurs de l'usine refusent d'aller voter et que d'autres mettent dans les urnes des bulletins blancs. Par ces gestes nous affirmons notre opposition à plébisciter la politique des syndicats, à refuser le système et à préparer pour demain une véritable démocratie dans laquelle les délégués seront les représentants des travailleurs et non pas des instruments entre les mains des poli- ticiens. Cela viendra un jour, jusque-là nous serons esclaves de la collabora. tion entre syndicats et patrons. un POLOGNE : LA KADARISATION FROIDE « L'idée de l'autonomie ouvrière a été introduite à tort depuis octobre 1956 dans la pratique de la gestion des entreprises, ce qui a donné lieu à de regrettables conflits avec les représentants syndi. caux, la direction de l'usine, et la cellule du Parti ». Cette déclaration de Gomulka devant le 4º congrès national des syndicats polonais marque tournant décisif dans l'évolution de la situation. Tournant qui n'était nullement imprévisible, et qu'au risque de paraître pessimiste, Socialisme ou Barbarie avait annoncé dès l'année dernière. La preuve en est faite, une fois de plus : Les Conseils ouvriers alors même qu'ils sont privés de toute fonction politique, alors même que leurs droits dans le cadre des entreprises sont strictement limités et leurs possibilités d'action réduites au point de les transformer en simples témoins de la direction constituent une menace pour le pouvoir ; c'est qu'ils tendent à se comporter comme s'il leur était permis de décider sur toutes les questions que règle la direction de l'entreprise ou la bureaucratie centrale et tendent à incarner aux yeux des travail. leurs, pour cette raison même, un nouveau pouvoir. Gomulka n'avait accepté la création de Conseils ouvriers, après les journées d'octobre, qu'en espérant trouver en eux des auxiliaires, susceptibles d'amener les ouvriers à coopérer avec les organismes dirigeants en vue d'accroître la production; mais les Conseils ne s'étaient eux-mêmes constitués et n'avaient répondu aux aspirations des travailleurs que parce qu'ils apparaissaient comme des organes autonomes de représentation. La position des ouvriers et celle de l'appareil étatique étaient ainsi en conflit dès l'origine et ce conflit ne pouvait que s'accentuer avec le temps, les Conseils se fédérant, en dépit des recommandations qui leur étaient prodiguées, et dans chaque entreprise débordant le cadre formel d'activités dans lequel on prétendait les enfermer; l'appareil 107 connu est la de son côté cherchant à restaurer le pouvoir incontrôlé de la direction de l'usine et du Parti. Après avoir rusé avec les Conseils (Gomulka ne déclarait-il pas, il y a six mois à peine, que le système de l'autonomie ouvrière avait donné la preuve qu'il était viable) le gouvernement se permet aujour- d'hui de les attaquer de front : ceux-ci se trouvent désormais noyés dans chaque entreprise au sein d'un organisme plus large, la conférence d'autonomie ouvrière (selon un usage stalinien éprouvé l'idée est con- damnée et le terme préservé) où les directives du Parti seront assurées de triompher. Cette mesure s'inscrit, en outre, dans une offensive d'ensemble contre les ouvriers polonais. Gomulka, dans le même discours, les avertit que les salaires n'ont déjà que trop augmenté en regard de la productivité, que les normes doivent être relevées et, enfin et surtout, que les grèves sont incompatibles avec « l'ordre et la légalité socialistes ». Sur ce dernier point on peut mesurer le chemin parcouru depuis octobre 1956. En reconnaissant, à cette époque, que la grève de Poznan avait été légitime et que les ouvriers n'avaient fait que sanctionner l'impuissance du gouvernement, Gomulka rompait apparemment avec le stalinisme. La fiction d'une identité de l'Etat et du proletariat semblait dissipée. La voici maintenant réaffirmée et simultanément réintroduite la phraséologie stéréotypée des temps passés. Gomulka n’invoque pas seulement une situation de fait conjoncturelle, la crise économique, pour déconseiller les grèves, il adopte une position idéologique qui fut essentielle au stalinisme et dont le principe bien clictature de l'Etat et du Parti sur le prolétariat. En vain prétendrait-on justifier l'évolution du gomulkisme par des considérations purement techniques, relatives à l'état présent écono- mique et social de la Pologne, quand Gomulka lui-même ne le fait pas. Les difficultés que rencontre le gouvernement pour remédier au chaos engendré par l'ancien régime sont une chose, les méthodes utilisées par le gouvernement, à la faveur de ces difficultés, pour res- taurer un appareil bureaucratique incontrôlé en sont une autre. Depuis octobre 1956 la situation économique ne s'est pas sensi- blement améliorée, mais dans le même temps la politique suivie n'a pu que renforcer la méfiance des masses à l'égard du régime, décou- rager les initiatives révolutionnaires et par conséquent contribuer à l'aggravation d'une situation que certains veulent, par ailleurs, pré- senter comme dictant tous les choix. Les difficultés économiques, qu'il est assurément impossible de sous-estimer, paraissent cependant d'au- tant plus déterminantes que les méthodes politiques accusent cesse la distance entre l'appareil bureaucratique et les masses et font de plus en plus dépendre la production de la contrainte. A ceux qui jugent inévitables les dernières annoncées par Gomulka devant le congrès des syndicats, on peut facilement répon- dre qu'elles ne le sont que dans le cadre d'une perspective déterminée. L'accroissement de la production et le relèvement des normes ne peu- vent être obtenus qu'à la condition de désarmer la résistance ouvrière, soit de réduire au silence les conseils d'entreprise et d'interdire les grèves, ceci est bien vrai, mais encore faut-il reconnaître qu'il n'y a pas de raison pour la classe ouvrière de se sacrifier quand les moyens lui sont retirés de connaître la situation économique et de déterminer elle-même la politique à suivre. Dire, maintenant, que les ouvriers polonais s'avèrent incapables de résoudre les problèmes posés par l'organisation de la production (au reste cette incapacité qu'on prétend être l'attribut d'un proletariat « arriéré », les staliniens en ont toujours fait le prétexte de leur poli- tique en France, quand ils partageaient les responsabilités du pouvoir), dire encore que les intellectuels révolutionnaires ignorent tout de la réalité sociale et sont guidés par des utopies, c'est oublier que gou- vernement Gomulka depuis son avènement s'est acharné à les empê. cher de jouer un rôle politique dirigeant. Si son action a été à cet égard efficace et s'il a pu se reconstituer un appareil bureaucratique sans mesures 108 aux en ce sens solide, c'est essentiellement en raison de la menace d'une intervention russe et des conditions très particulières créées par la lutte contre le stalinisme. D'une part, l'exemple hongrois a littéralement paralysé les forces sociales révolutionnaires en Pologne; d'autre part la lutte contre l'oppression totalitariste a momentanément confondu toutes les oppo- sitions et subordonné les éléments qui luttaient pour des transforma- tions radicales à l'aile libérale de la bureaucratie. Dans ce climat, le gomulkisme n'a d'ailleurs dévoilé que peu à peu ses intentions. Jusqu'à l'été dernier, semble-t-il, l'offensive menée dans le parti contre les révisionnistes et les critiques adressées aux conseils s'effectuaient encore dans les limites d'un compromis. Porté au pouvoir par le mouvement ouvrier et les intellectuels de gauche du Parti, Gomulka s'est long- temps contenté de multiplier les remontrances à l'égard de ces derniers et de censurer leurs publications tandis qu'il s'employait à limiter l'activité des conseils. Ce n'est qu'avec l'interdiction de Po Prostu en octobre dernier, et avec les mesures nouvelles prises contre la classe ouvrière que la phase offensive de rebureaucratisation se trouve amor. cée. Ce serait sans doute une erreur de penser que cette phase puisse se développer pacifiquement, que le gouvernement s'en tienne mesures actuelles et que celles-ci ne rencontrent pas de résistance dans la population. Les événements d'octobre 1956 ont marqué une véritable révolution idéologique et un changement qui est irréver. sible. La critique de l'idéal et de la réalité bureaucratiques a été si profonde qu'il est inimaginable que soit jamais restaurée l'adhésion au régime qui avait caractérisé les premières années de la démocratie populaire. En outre la suppression de la terreur, le climat de liberté qui continue de régner en Pologne font que les informations et les critiques continuent de circuler dans tous les secteurs de la société. Toutes les tentatives que fait l'appareil bureaucratique pour soustraire sa politique au contrôle des masses ne sauraient empêcher la démystifi- cation de suivre son cours. Au contraire, celle-ci n'a sans doute fait que s'approfondir durant les derniers mois. Les éléments communistes de gauche qui ont longtempsaccordé leur confiance à Gomulka ne peuvent que reconnaître maintenant la divergence de leurs objectifs et de ceux de l'aile libérale de la bureaucratie. Il devient clair pour un nombre croissant de militants que deux courants essentiellement différents se sont exprimés en octobre dans la lutte contre le stalinisme. Selon l'un, il ne s'agissait que d'une réforme du régime, de supprimer la terreur policière, d'éliminer le gaspillage économique, d'obtenir un minimum de coopération de la part des travailleurs; selon l'autre, il s'agissait d'un bouleversement des rapports sociaux, d'une instauration progressive de la gestion ouvrière, de la démocratisation effective des organes de pouvoir, d'une libéralisation totale de la culture. Il se révèle maintenant que le dilemme réforme ou révolution a aussi plein dans les démocraties populaires que dans les démocraties occidentales, et que les masses émancipées du stalinisme ne peuvent attendre d'une aile de la bureaucratie la solution des problèmes qu'elles ont elles-mêmes' à résoudre. Que cette expérience ne puisse se traduire, en Pologne, dans une période proche, d'une manière positive, c'est le plus probable. Mais une telle expérience déborde les frontières de la Pologne. En Hongrie, en Chine, en U.R.S.S. bien que dans des conditions différentes se produire : le même effondrement du stalinisme, la même -démystification des masses, le même effort de la bureaucratie libé- rale pour assouplir la dictature et gagner la confiance populaire, la même incapacité des appareils à mener à bien une simple réforme, vu les mêmes espoirs déçus et provoquée la même prise de conscience des exigences révolutionnaires. Les événements de Pologne ont en ce sens une portée universelle, mais s'ils demeurent à nos yeux privilégiés, c'est que la libéralisation du régime a été considérablement plus loin qu'en U.R.S.S. et que la réaction n'a pas suivi la voie terrible qui fut réservée à la Hongrie. un sens on а vu on a i ino En demeurant dans les limites d'une kadarisation froide le gomulkisme continue de présenter au ceur de l'univers néo-stalinien les contra- dictions les plus explosives : on peut être sûr qu'elles n'ont pas fini d'exercer leurs effets. Claude LEFORT. LES GREVES EN ESPAGNE Est-ce le commencement de la fin ? Dans les faubourgs ouvriers de Barcelone, les corons des Asturies, les usines et les villages d'Espagne on n'hésite plus à poser la question. Après les grèves de mars-avril, les travailleurs savent qu'ils n'ont pas été battus, ils sont chaque jour plus conscients de leur force. C'est en mai 1947 que la première étincelle de la lutte ouvrière jaillit dans le pays basque après huit années de terreur totalitaire. Quatre ans plus tard, en 1951, c'était le fameux boycottage des trams suivi de la grève générale à Barcelone et dans tout le Nord indus- triel. Il fallut attendre cinq autres années pour qu'éclate le troisième mouvement, les grèves d'avril-mai 956 au pays basque et en Navarre. L’agitation n'a pas cessé depuis. Grèves sporadiques (Asturies, mars 57, Bilbao, septembre 57), nouveau boycottage des transports (Barce. lone, janvier 57) et, parallèlement, mouvements de protestation dans les Universités (1). C'est que la solide haine des masses pour le régime qui représente et protège l'ordre social traditionnel est quotidienne- ment alimentée par le spectacle du luxe insolent des exploiteurs, par la morgue, le ridicule et l'incapacité des « classes dirigeantes »; c'est qu'elle est exaspérée par la hausse constante du coût de la vie. Dans la situation de crise où se trouve plongé le franquisme, peu à peu les travailleurs perçoivent la possibilité d'intervenir pour leur propre compte, pour affirmer et défendre leurs propres intérêts aussi bien contre le régime que contre le patronat. Dans ce sens, la grève des Asturies est un exemple de courage, de prudence et de résolution. On sait qu'elle a éclaté le 4 mars à la mine Maria-Luisa, dans la zone d'Oviedo, où avait déjà commencé le mouvement de grève de l'année dernière. Huit ouvriers ayant été renvoyés pour production insuffisante, le travail fut arrêté par solida- rité. Deux jours plus tard, 1.200 travailleurs de la mine El Fondon rejoignaient les grévistes. Le mouvement prenait alors caractère plus général de protestation contre une récente décision gouvernemen- tale précisant que la durée maximum de la journée de travail dans les mines serait de huit heures sans donner lieu au paiement de l'heure supplémentaire (la 8°) admis jusqu'alors. Les autorités fermaient immé. diatement les puits touchés par la grève, mais celle-ci s'étendait à la vallée de Langreo et, en peu de jours, 30.000 mineurs arrêtaient com. plètement le travail. Des milliers de gardes civils, forces de police, flics en civil, occupaient les villages miniers, C'est sans ressource et soumis à cette énorme pression policière que les mineurs ont complè- tement paralysé le bassin pendant quinze jours. Conscients des dangers, sans réunion et en apparence sans même se concerter, ils ont organisé l'arrêt, et la reprise, à la barbe de la police, sans que celle-ci parvienne à découvrir les organisateurs. Aussi les arrestations opérées l'ont été le plus souvent au hasard. Mais les jeunes ont été particulièrement visés : une grande partie de ceux qui étaient exemptés du service militaire en tant que mineurs ont été repris et envoyés au Maroc ou un (1) Voir : « La lutte des classes en Espagne », S. ou B., n° 9, avril. mai 52; « En Espagne : de la résistance passive à la résistance active », S. ou B., n° 21, mars-mai 57. 110 comme en avons à Ifni. C'est que la participation de la jeunesse a été massive et enthou- siaste et c'est là un des traits les plus importants de ces grèves. Quelques jours après la fin du mouvement dans les Asturies, c'est à Barcelone que des grèves éclataient. Le 25 mars, alors que des tracts circulaient dans la ville depuis quelques jours invitant à la solidarité avec les mineurs, cinq usines se sont mises en grève, dont des grandes entreprises occupant plusieurs milliers d'ouvriers comme la E.N.A.S.A. (camions) et l’Hispano-Olivetti (machines à écrire). D'autres usines importantes ont suivi le lendemain : Lamparas Z. (1.000 ouvriers dont une majorité de femmes), S.E.A.T. (automobiles), Maquinista Terrestre y Maritima (gros moteurs). Les 27, 28 et 29 mars, en dépit des com. muniqués et des menaces du Gouverneur, le mouvement s'élargissait à d'autres grandes usines : Batllo (outillages), Hunot, Seda, Fabra y Coats (textiles), Maquitrans (tracteurs), et à certaines petites entre- prises de la banlieue. 50.000 ouvriers participaient à la grève. La comme dans les Asturies, ce sont des jeunes ouvriers sans aucune expérience de lutte qui en ont été souvent les instigateurs. A l'usine «X», des jeunes sont allés trouver deux camarades de travail connus des militants : « Vous qui savez organiser ces choses-là, il faut faire la grève, les mineurs sont en mouvement, il faut sortir des tracts, appeler à la grève générale »; les deux militants ne s'y attendaient pas; quelques heures plus tard le travail s'arrêtait à l'usine. En fait, personne ne sait comment le mouvement a éclaté à Barce- lone. Aucune renvendication précise. Les uns disaient « c'est pas soli- darité avec les mineurs des Asturies » ou encore « avec les mineurs de Berga » (mines de Catalogne où 'venait d'avoir lieu une grève très dure, dont la presse française n'a pas parlé), d'autres parlaient du coût de la vie, de solidarité avec les étudiants (de l'Université de Barcelone, en grève aussi), tous affirmaient : c'est parce que nous assez ! Quand les ouvriers ont arrêté le travail chez Hispano- Olivetti, le directeur a convoqué les responsables du Syndicat officiel (phalangiste) et leur a demandé de s'informer des revendications des ouvriers. Les responsables sont en disant : il n'y en pas, ils disent que c'est pour protester! Le directeur est resté stupéfait, mais les ouvriers savaient que leur revendication dépassait le cadre de l'usine, qu'elle concernait le régime tout entier. Au même moment, la grève touchait également toute d'industries du pays basque. A Saint-Sébastien, presque toutes les entre- prises étaient arrêtées. Des grèves éclataient à Eibar, Pasajes, Renteria, Andoain, Tolosa, Irun. Grève perlée aux hauts fourneaux de Baracaldo. Le 3 avril encore, un arrêt de travail se produisait aux établissements « Aranzabal », à Vitoria. Dans une région où aucun mouvement n'avait encore eu lieu depuis le franquisme, à Valence, 3.000 ouvriers de l' « Union de Levante >> (chantiers navals) se mettaient en grève le 27 mars et manifestaient à l'occasion du lancement d'un pétrolier et de la visite d'un ministre. Deux autres chantiers rejoignaient le mouvement. Grève perlée aux hauts fourneaux de Sagonte. On sait que le mouvement gréviste s'est résorbé. Après les mineurs, les travailleurs de Barcelone, de Valence, du pays basque ont repris le travail. Mais ils ne l'ont pas repris battus. Ils ont lancé un avertis- sement. Ils ont éprouvé leur force. Des concessions ont même été arra- chées ici et là. Le Gouvernement, tout en essayant d'arrêter les « me- neurs » (automatiquement classés comme « communistes »), n'a pas osé jusqu'ici entreprendre une répression massive. Les temps ont changé, en effet. Le régime est en pleine crise politique et se débat dans des difficultés économiques extrêmement graves. La bourgeoisie, en parti- culier, cherche des « solutions de remplacement »; on se démène dans les milieux dirigeants pour préparer un régime de transition; bien des gens cherchent à se blanchir en faisant de l'opposition. La solution monarchiste, qui, tout en conservant intactes les structures traditionnel. les, offrirait une façade libérale, permettrait-elle d'éviter « une explo- sion populaire » ? C'est la question que se posent les classes dirigeantes. revenus une série ווו Solution provisoire, il est vrai, car rien ne pourra empêcher le violent antagonisme des classes d'éclater de nouveau au grand jour. Aucun changement de décor politique ne pourra désormais arrêter la nouvelle vague ouvrière. Elle déferlera plus puissante, ses échos réveilleront dans les villages les paysans exploités. Des nouvelles géné- rations de travailleurs commencent à entrer dans la lutte. Elles appren- dront en peu de temps que c'est l'ordre social lui-même qu'il faut bouleverser de fond en comble. R. MAILLE. NOTES SUR L'ANGLETERRE Contre les armements. Ce n'est pas seulement en France que le P.C. et d'autres groupe. ments mènent une campagne verbale contre l'installation de rampes de lancement de fusées. En Angleterre il se passe la même chose. Mais il y a là un autre mouvement contre les rampes qui est plus significatif et bien embarrassant pour les staliniens. Ce mouvement a été déclenché par les plombiers d’Aberdeen qui ont déclaré « travail noir » (black work) tout travail lié à la construction de ces bases. Raisonnement très simple : « Nous ne voulons pas de cela, donc nous n'y travaillerons pas. » Cette même idée a déjà été reprise par plusieurs organisations, dont les branches locales du syndicat des électriciens( le seul syndicat en Angleterre qui soit entre les mains des staliniens) et du syndicat des métallos, auxquelles s'ajoutent des sections isolées du Parti Travailliste, notamment à Leeds. Inutile de dire que plusieurs résolutions demandant que . les syndicats centraux interdisent ce travail n'ont pas reçu de réponse favorable de la part des dirigeants syndicaux et travaillistes. La plupart des résolutions visent la fabrication des bombes H aussi bien que les rampes de lancement. On remarque également une agitation contre la bombe H dans de larges couches d'intellectuels et d'étudiants et la question est devenue une préoccupation de l'aile gauche du groupe parlementaire du Parti Travailliste (« Victory for Socialism ») qui reste bevaniste après la désertion de leur leader. Mais cette dernière se garde bien de toute relation avec les propositions d'action directe des ouvriers, qui n'ont donc d'autre appui politique que celui des groupements d'ex- trême-gauche. Mouvements revendicatifs Il y a en Angleterre deux sortes de grèves : les grèves qui sont ordonnées et contrôlées par la direction centrale des syndicats et les grèves locales, qui presque toujours ne touchent qu'une seule entreprise, déclenchées par les travailleurs indépendamment des syndicats, et dont une partie même se fait contre le syndicat, et même, à la limite, seule- ment contre le syndicat. La dynamique de ces grèves révèle la véritable nature du triangle ouvriers-syndicat-employeurs. La grève est déclenchée soit par un comité de « shop-stewards », soit par une section du syndicat qui agit sans consulter les échelons supérieurs de la hiérarchie syndicale. La grève cours, les ouvriers engagent une lutte avec le syndicat pour qu'il reconnaisse leur grève et garantisse ainsi aux ouvriers le paiement d'un « salaire de grève » prélevé sur les fonds syndicaux, mais cet appel au syndicat a, en revanche, pour résultat d'aider celui-ci à faire accepter par les ouvriers des négociations interminables devant les tribunaux et les commissions. en 112 eu Parmi les grèves locales de ces six derniers mois, celles de la cons- truction ont un intérêt particulier. Rien qu'à Londres, il y en a au moins six, dont les revendications portaient toutes sur les conditions de travail et les licenciements de « shop-stewards ». Malgré un chômage de 50.000 ouvriers dans ce secteur, des victoires considérables ont été remportées par les grévistes. Un élément nouveau a été la formation d'un comité d'ouvriers du bâtiment (rank and file commitee). Sur le plan national, c'est le mouvement revendicatif du personnel des autobus et cars qui attire l'attention. Rappelons qu'en juillet 1957 a eu lieu la première grève officielle dans ce secteur denuis de longues années. Bien que le syndicat en question (T. G. W.U.) soit un des plus conservateurs et bureaucratisés, il fut cependant contraint par l'attitude des ouvriers à déclencher une grève illimitée des autobus de province (les grèves de 24 ou 48 heures sont presque inconnues en Angleterre) qui apporta une hausse des salaires. Le trait franpant de cette grève fut la violence, très remarquable pour l’Angleterre, des accrochages entre les grévistes d'une part et les flics et les jaunes d'autre part. Après cette grève, c'était au tour des employés des autobus do Londres de revendiquer une augmentation des salaires. En janvier, Frank Cousins (secrétaire du T.G.W.U.) réussit, mais avec beaucoup de peine, à faire accepter la négociation aux délégués des ouvriers, qui étaient partisans d'une grève sans discussions. Les négociations s'éter: nisent, mais les ouvriers ont déjà refusé à l'unanimité une augmentation pour le seul personnel roulant de Londres Centre (qui est de 36.000 employés contre 15.000 dans les autres catégories). On constate que Cousins n'est pas du tout maître de la situation, qui menace d'un jour à l'autre d'échapper à sa direction. A propos de M. Cousins, remarquons qu'à Liverpool son syndicat vient de reprendre l’offensive contre le syndicat autonome des dockers. Il s'agit d'interdire le travail à tout docker qui n'adhère pas au T.G.W.!. Une grève de 9.000 dockers a suiyi cette attaque. La bataille dans les ports entre le T.G.W.U. et les dockers continue. (Cf. Socialisme ou Barbarie, nº 18.) Ce mouvement est un exemple de ce type de grèves contre un syndi. cat dont on a parlé au début de cette note. A quel noint l'antagonisme ouvrier-syndicat est devenu, un élément de la conscience des dockers, c'est ce qui est illustré par le fait suivant : à la question qui leur était posée par des sociologues de Liverpool « Qui est votre employeur ? », un grand pourcentage de dockers répondit : « Le T.G.W.U. ». (Ajoutons que l'intégration du syndicat à l'administration des docks a atteint un niveau extraordinaire.) se Revendication gestionnaire. aux en L'histoire suivante s'est déroulée vers la fin de l'année dernière dans une usine de Londres spécialisée dans la production de boîtes de vitesse. La direction de cette usine avait annoncé « shop- stewards » qu'elle était dans l'obligation de licencier 80 ouvriers raison d'une baisse de la demande. Après une agitation les« shop- stewards » ont obligé le directeur à examiner avec eux l'organisation de l'entreprise, atelier par atelier. Ils lui ont montré toute une série de modifications dont chacune permettait de réintégrer un certain nombre d'ouvriers. Ne pouvant rien objecter à leurs arguments, le directeur a dû battre pas à pas en retraite et a finalement été amené à réduire son projet primitif de licenciement à huit ouvriers. Mais, à ce point, il a fait preuve d'une résistance entêtée, bien que le licenciement de huit hommes, soit tout à fait dépourvu de sens dans une usine de 1.000 ou. vriers. Il ne s'agissait plus des besoins de l'entreprise et des possibilités de travail, mais bien plutôt d'affirmer, même symboliquement, que c'est le patron qui dirige. S. TENSOR. LES LEÇONS D’HENRI LAFIEVRE, MILITANT OUVRIER Il est toujours difficile d'écrire sur un ami disparu alors même que cet ami est une grande figure du mouvement ouvrier et que, par. tant, il ne vous appartient pas. On pense trop à l’ami. Qui était Henri Lafièvre qui vient de mourir d'un cancer, à l'âge de 54 ans, après avoir passé six mois d'hôpital en hôpital dans des conditions morales atroces ? Pour ceux qui l'ont connu, syndicalistes ou politiques, ou qui seulement même l'ont approché, il faudrait des pages et des pages pour répondre à cette question sans amputer une personnalité aussi riche. Pour ceux, comme la majorité de nos lecteurs, qui ne savent rien de lui on peut se contenter de quelques mots secs. Il a été un des fondateurs du syndicat autonome des P.T.T. (F.N.S.A.) et durant des années il a milité au sein du parti trotskyste (P.C.I.). Ces quelques mots, pour des étrangers suffisent, parce qu'il est fort rare que l'existence d'un authentique militant ouvrier soit une épopée ou une chanson de geste. Que l'on relise l'histoire du mouve- ment ouvrier d’Edouard Dolléans, surtout les honnêtes deux premiers volumes, et l'on verra combien le militantisme ouvrier est loin de la chanson de geste, combien il prête peu à la dramatisation théâtrale. Henri Lafièvre était de cette race d'hommes je pense aux Tollain et aux Varlin, le « réformiste » et le « révolutionnaire » qui ont été à l'origine du mouvement ouvrier moderne. Plus près d'eux certaine- ment par la trempe et par la foi que des petits « fonctionnaires ouvriers » du syndicalisme contemporain. Ce qu'il faut faire connaître d’Henri Lafièvre ce n'est pas l'histoire de son existence (bien qu'il serait utile de le faire un jour) mais les leçons de cette existence, particulièrement de ces quinze dernières années. Pour ce faire, il suffit de l'avoir connu. Cet être était telle- ment limpide et sain que le fréquenter quelques heures était déjà un en- seignement. L'ayant assez connu durant ces douze dernières années, l'ayant beaucoup fréquenté dans les toutes dernières années de vie, je pense pouvoir tirer · des relations que j'ai eues avec cet homme que je respectais plus peut-être que tout autre et qui était devenu mon ami, beaucoup plus que quelques enseignements fragmentaires, une véritable leçon de militantisme ouvrier et peut-être même une compréhension plus riche de la mentalité ouvrière dans ce qu'elle a de meilleur et de plus authentique. Pour ceux qui ont eu le privilège de participer tant soit peu à la vie privée d'Henri Lafièvre la première chose qui frappait c'était une complète harmonie entre sa vie de militant et sa vie privée. L'expé- rience prouve combien il est difficile d'accorder le véritable militan. tisme qui est fait de dévouement constant et d'abnégation avec vie privée équilibrée et heureuse. Pour Lafièvre ces difficultés ne blaient pas exister. Heureux de vivre, aimant la vie il passait pourtant la quasi totalité de son existence éveillée (et combien de ses nuits !) à æuvrer pour sa cause, pour ainsi dire comme on ne cesse de respi. rer. Ce n'est pas, on le comprendra bien, que, pour tous, le militantisme ne constitua point pour lui une source de difficul. tés insurmontables. Tout d'abord la fatigue et même l'épuisement finirent par venir à bout de son extraordinaire résistance physique. Bien que nous l'appelions tous « Le Vieux » c'est un être jeune d'esprit et de cæur, jeune même dans son enveloppe corporelle, mais miné par l'intérieur, aux organes fatigués, usé par le travail et les veilles, qui vient de disparaître. Ensuite la gêne matérielle. On ne nourrit pas une femme et quatre enfants, dont le dernier n'est pas même un ado. lescent, avec line paye en fin de carrière de facteur-chef sans que le seul fait de ne jamais faire d'heures supplémentaires ou de prendre presque tous ses repas à l'extérieur n'entraîne des difficultés inextricables. Oui, de telles difficultés furent son lot, plus qu'à d'autres mieux payés. C'est sa mort prématurée qui en fut la rançon. Mais ces difficultés étaient celles de sa classe, celles de ses camarades de sa une sem- comme 114 travail et il ne voyait pas comment il pourrait y échapper, lui comme les siens, sauf par cette révolution prolétarienne qui faisait partie de ses convictions politiques. C'était même très certainement la première et simple raison pour laquelle il croyait à la révolution et à sa néces- sité. Sur ce plan le réformisme n'était pas son fait. Il n'avait pas besoin de philosophie pour cela, le sort réel de ses camarades facteurs mis en présence de la bêtise des solutions réformistes lui suffisait amplement. Je n'en veux pour exemple que ce passage, qu'il m'avait pratiquement dicté, d'un petit article que j'avais fait sur une grève de postiers : « Acceptez, dit F.0., ce 210 atttribué au choix. Il porte sur à peu près 22 % des effectifs intéressés qui sont de 36.400 environ, soit 8.000 gars qui seront nommés préposés spécialisés super-facteurs, chargeurs, manutentionnaires. Comme d'autre part la durée de cette réforme a été fixée à quatre ans, cela signifie que dans 18 ans environ (4 x 4,5) les quelques 38.000 postiers intéressés (8.000 x 4,5) auront atteint le 210 ». Comment un Lafièvre aurait-il pu être réformiste. Je le vois encore un soir, fort tard, qui m'expliquait cela avec ses petits yeux rieurs, à la fois heureux de la clarté de sa démonstration et indigné de la pourriture F.0. Militait-il encore à cette heure tardive ou vivait-il seulement la joie de démasquer un mensonge et la chaleur d'une solidarité ouvrière bien comprise ? Voilà donc quelles étaient les bases idéologiques du Vieux, puisées à la source de l'expérience même, et s'il est exact qu'il avait lu Lénine on peut dire que sur ce plan il ne pouvait rien y apprendre qu'il ne sạche déjà. Cela m'amène à parler de la seconde leçon qu'Henri Lafièvre nous donne et cela malgré les désaccords qui ont toujours subsisté entre nous. Sa vie proprement politique et sa vie syndicale procédaient d'un seul et même mouvement de l'esprit et des sentiments. Il n'était pas déchiré entre les deux, son indépendance d'esprit était trop totale pour cela. Ici il convient de s'expliquer clairement. On sait que toute la philosophie de la F.N.S.A. repose sur l'apolitisme. Apolitisme inspiré du syndicalisme révolutionnaire d'autrefois ou apolitisme pur et simple, on ne saurait trop dire. Un mélange variable des deux où le second l'emporte quand même. Lafièvre qui de toute manière n'était pas anarcho-syndicaliste ne se faisait aucune illusion à cet égard. Il est tout cas tout à fait clair qu'Henri Lafièvre, malgré les attaques malhonnêtes dont il a été l'objet, a respecté cet apolitisme empirique de son syndicat, peut être plus que tout autre. On va comprendre aisément pourquoi. Revenant de son enterrement, un de ses camarades du syndicat me demandait, un peu inquiet : « Mais il ne militait plus chez les trotskystes, n'est-ce pas ? » Je lui répondis que c'était exact depuis déjà un bon bout de temps. J'ajoutais que ce qu'on pouvait dire politiquement de Lafièvre était fort simple : il n'était pas réfor. miste, c'est-à-dire qu'il croyait à la prise du pouvoir et à la dictature du prolétariat. Il pensait que le regroupement proprement politique d'une avant-garde comprenant à la fois des intellectuels et des ouvriers était indispensable. Enfin, pour être plus précis encore, contrairement à la majorité des trotskystes il ne pensait pas que l’U.R.S.S. fut un Etat ouvrier dégénéré, mais bien l'expression d'une nouvelle forme de domination de classe. C'était d'ailleurs ce dernier point qui expli- quait qu'il ait voté pour notre tendance lorsque il y a plus de nous étions encore dans le P.C.I. et que nous militions ensemble et qu'il fut resté sympathisant de notre Revue . L'essentiel de ses positions de fond est là et il aurait été étonnant qu'un homme de son envergure et de son intelligence n'ait pas opté pour ces positions fondamentales du mouvement ouvrier révolutionnaire moderne. Quant à ses appartenances ou ses sympathies formelles elles sont de peu d'intérêt, et il serait absurde pour les uns comme pour les autres de vouloir s'annexer Henri Lafièvre, après sa mort. Et à ce titre, même le syndicalisme autonome auquel il a sacrifié sa vie en en fait 8 ans 115 ou son ne saurait l'annexer entièrement. L'important c'est de voir quel était son comportement effectif. Il est certain que le passage de cet autodidacte à l'âge de douze ans il était aux champs, et cette grande intelligence aimait à rappeler qu'il était un primaire dans le parti trotskyste lui a permis de relier son expérience personnelle à la grande expérience collective du mou- vement ouvrier depuis plus d'un siècle et demi. Il n'a jamais renie cet apport, de même qu'il a toujours exprimé de la considération pour l'apport original de Socialisme Barbarie. Il serait donc vain de soutenir que Lafièvre n'était pas un militant politique. Il l'était ardemment, et arrestation durant l'occupation pour son action internationaliste (et non de « Résistance », car nous sommes quelques- uns dans les petits groupes de gauche de l'époque, trotskystes, bordi- guistes ou anarchistes, à avoir eu l'honneur de combattre l'occupation nazie avec les armes de l'internationalisme prolétarien) en donne la preuve irrefutable. Cependant Henri Lafièvre avait une manière toute personnelle de régler ses rapports avec la politique. Il était prêt à aller 'très loin, étant d'un esprit assez libre et original pour cela, mais à une condition absolument impérative : ne jamais se trouver coupé de ses postiers, mieux encore de ses facteurs, ses camarades de travail et ne jamais cesser, ne serait-ce qu'un seul instant, de lutter à leur côté. Pour un' politique « pur » il y a des hauts et des bas dans l'activité, il y a des moments où l'on se sent impuissant à intervenir et où l'on dit « atten. dons, le temps travaille pour nous ». Il n'était pas question que Lafièvre s'arrêtât un seul instant d'intervenir. Son activité dévorante ne pouvait avoir qu’un terme, la mort, et ce fut celui qu'elle eut. Tout ce qui pouvait servir pratiquement à son action quotidienne dans son milieu de travail, il l'acceptait avec joie, sans considération formelle d’apolitisme. Par contre toutes les suggestions qui ne lui sem. blaient pouvoir trouver terrain d'application immédiat étaient à rejeter à ses yeux, au moins dans le présent. Et pourtant ce qu'il avait rejeté hier il était prêt à l'accepter le lendemain si seulement son imagi. nation, qui était grande, lui faisait entrevoir une possibilité d'action pratique. Certes son expérience le rendait prudent et il préférait tou- jours une réalisation à une proposition. Par contre une réalisation dont il ne voyait pas la possibilité de la transposer chez les postiers, et singulièrement chez les facteurs lui paraissait dénuée d'intérêt. (1) Au fond, comment en aurait-il pu être autrement ? Comme tout véri. table ouvrier c'est dans son expérience vécue de prolétaire qu'il avait puisé sa compréhension totale du monde et se couper de cette source c'était se perdre. Il en est de même pour tous les ouvriers authentiques et la particularité de Lafièvre résidait en ce que la largeur exception- nelle de son intelligence et la finesse de sa sensibilité lui avaient permis d'élever cette compréhension aux niveaux les plus hauts. Où aurait-il été sans cette mort prématurée, nul ne le sait. Tout ce que l'on peut un (1) Cela a été le cas pour l'expérience du Conseil des Assurances qu'il connaissait bien grâce à notre Revue et ceci malgré mon plaidoyer. Il était déjà moins réticent vis-à-vis de tentatives comme celles de « Tri- bune Ouvrière » de chez Renault, encore qu'il fut gêné par son anti- syndicalisme de principe. Par contre, il avait été enthousiasmé par l'idée, préconisée par certains camarades de notre groupe, de lancer un journal ouvrier national. Il voyait là un moyen efficace de déborder le cadre professionnel postier, ce qui était un de ses soucis les plus constants. Son udhésion réfléchie à ce projet extra-syndical avait pour fondement le peu d'illusions qu'il se faisait de la possibilité de réaliser un tel débor. dement par des voies purement syndicales, bien qu'il ait participé à de telles tentatives, faute de mieux. A vrai dire, à ce niveau, son indépen. dance d'esprit était totale et il était prêt à accepter tout ce qui lui semblait pouvoir « servir » efficacement à la lutte ouvrière. 116 sont dire c'est que le caractère de son inspiration, basée sur l'expérience ouvière directe, conférait à la compréhension qu'il avait des choses à la fois la souplesse qui permet d'évoluer et la fermeté qui le rendait si passionnément sûr de lui. Mais contrairement à ce que certains de ses camarades syndicalistes sont peut-être tentés de croire, son attitude vis-à-vis du syndicalisme n'était pas fondamentalement différente de son attitude vis-à-vis de la politique. Cela est compréhensible s'il est vrai que, comme je l'ai dit, son militantisme politique et son militantisme syndical procédaient d'un seul et même mouvement de l'esprit et du cæur. La F.N.S.A. est une fédération de syndicats autonomes. qui réunit en son sein plusieurs syndicats distincts : celui des cadres, celui des agents, celui des employés, celui des lignes et enfin celui des ouvriers. Lafièvre, en dehors de ses fonctions fédérales, était le secrétaire général du syndicat des agents, c'est-à-dire des facteurs d'abord, puis de tous les manuels de la distribution, chargeurs, manutentionnaires, convoyeurs de courriers, etc. Dans les Postes cette catégorie représente environ un quart de l'ensemble du personnel. A la fédération le syndicat des - employés était le deuxième en importance, après le syndicat des agents. Dans la corporation ces derniers sont aussi les plus nombreux, peut- être un peu moins de la moitié des postiers. Les agents forment une population mixte, la base y est représentée par les guichetiers dont le plus grand nombre est terriblement mal payé, et les sommets déjà des sortes de petits cadres. Le syndicat correspondant reflète assez bien le caractère hybride de ce recrutement, à la fois des gens exploités au dernier degré et des petits privilégiés. De plus les agents sont un personnel de bureau et non un personnel manuel. Les cadres repré- sentent un peu plus d'un dixième des postiers et les inepties criantes de l'Administration en ont fait une catégorie souvent assez combative, malgré leur situation relativement privilégiée. Leur syndicat est le troisième en importance à la fédération autonome. Les « lignards », qui représentent environ un dixième des postiers sont les gars qui posent et entretiennent les lignes aériennes et souterraines ; ce sont de vrais ouvriers, mais de même que les ouvriers proprement dits, qui ne forment que moins de cinq pour cent des effectifs, ils sont assez faiblement représentés à la F.N.S.A. La C.G.T. est par contre assez forte dans ces milieux. Tout cela pour expliquer que, dans le cadre de la fédération auto- nome en tout cas, les employés représentent le prolétariat de la « société » postière. C'est d'ailleurs vrai en général, car dans une « entreprise » comme les Postes dont l'activité essentielle a le caractère d'un service, on ne peut dire que les ouvriers proprement dits et les lignards soient l'élément le plus représentatif du proletariat postier. Il est cependant vrai qu'un fort syndicat des lignes et des ouvriers eut renforcé les tendances prolétariennes de la F.N.S.A. Ainsi Henri Lafièvre s'est tout naturellement trouvé dans la situation où son expérience et son milieu de travail coïncidaient avec la fraction prolétarienne de la « société » postière. L'un des fondateurs de la F.N.S.A., appelé à des responsabilités fédérales, il était normal dans ces conditions qu'il s'élevât à une conception stratégique qui avait pour essence de subordonner l'ensemble de l'action fédérale aux intérêts de la fraction prolétarienne des postiers. Toutes proportions gardées, de même que Marx a pu dire que le prolétariat, en défendant ses propres intérêts, défendait les intérêts de la société toute entière, Lafièvre pouvait, en inversant ce raisonnement, estimer que défendre les intérêts véritables de la fédération, c'était subordonner les intérêts particuliers, catégoriels, des diverses couches de postiers à la défense des intérêts des catégories les plus basses, c'est-à-dire des employés. Cette politique syndicale fut toujours la sienne et le fond positif de la F.N.S.A. à sa belle période (il en reste d'ailleurs quelque chose) c'est effectivement cette subordination consciente de toutes les caté. gories de postiers aux plus défavorisés. Certes, mener une telle politique dans la pratique n'est pas commode. Tout d'abord la simple lutte quo- un ter au au tidienne contre l'esprit catégoriel est déjà quelque chose de fort difficile. Ensuite il existe une contradiction apparente dans le fait de défendre des intérêts généraux en les subordonnant à des intérêts particuliers, fussent-ils ceux des couches les plus exploitées. C'est là vieux problème que le mouvement ouvrier a toujours eu de la peine à affron- cours de son histoire : comment peut-on faire comprendre aux autres couches exploitées de la population que leur intérêt général passe par la défense des intérêts « particuliers » des ouvriers. Pour cela il faut saisir ce que malheureusement peu sont capables de faire que les revendications des plus défavorisés ont, dans une société de classe, le caractère d'être des revendications universelles, car elles s'atta- quent directement à l'universalité de l'exploitation, et ne sont pas, comme certains le croient, des revendications catégorielles « ouvrières » même titre que les autres. Enfin la plus grande difficulté de toute stratégie a toujours été celle de son application correcte, à chaque ins- tant, sans se perdre dans les détails, ni dans les méandres des polémi. ques du moment. C'est certainement ici que Henri Lafièvre excellait. S'il ne fût pas le seul, ce fut quand même lui qui a été à l'origine de la concep- tion fondamentale de la F.N.S.A. suivant laquelle avant de défendre des revendications hiérarchisées il fallait d'abord s'occuper des basses catégories, dont l'existence était la plus dure. Ce fut là le point de départ des revendications anti-hiérarchiques, dont Lafièvre était le partisan le plus conséquent. Ainsi qu'on le voit, dans le syndicalisme comme dans la politique, la démarche de sa pensée était la même. Comment pourrait-on défendre des revendications hiérarchisées alors que la base, la masse des postiers, n'a même pas de quoi vivre ? La Fédération doit subordonner toute son action à cet impératif immédiat, après on verra. Je ne crois pas beaucoup déformer la pensée de Henri Lafièvre en disant que cet « après on verra » était devenu pour lui une clause de style et qu'il était contre la hiérarchie en principe, mais je ne saurais en dire autant de tous ses camarades du syndicat pour qui au moins certains d'entre eux cette attitude n'est que temporaire et nullement contradictoire avec une revalorisation ultérieure de la hiérarchie. Toujours est-il et c'est peut-être le plus important que Lafièvre avait justement l'art de présenter la défense des plus exploités comme l'a.b.c. de la défense de tous. Une précision est ici nécessaire car il convient d'être encore plus honnête, si possible, avec les morts qu'avec les vivants. Dans cette idée unique des revendications anti-hiérarchiques on peut distinguer deux idées différentes : la première relève de la véritable stratégie ouvrière ne pouvait, à ce titre, échapper au sûr instinct de Lafièvre. Il faut lutter sans cesse contre la division des exploités, unifier leurs luttes en unifiant leurs conditions salariales. Ceci évidemment par le haut. La seconde idée implique une véritable conception du socialisme mo- derne : dans un monde où les conditions réelles de l'emploi et de la fonction tendent à s'égaliser, l'égalisation des rémunérations est deve- nue la marque la plus tangible de l'émancipation sociale. Avec cette deuxième idée on atteint le point où le syndicalisme rejoint la politique dans ce qu'elle a de plus profond. Tout fait croire que Lafièvre en était arrivé là, de cette manière concrète qui est propre aux prolétaires qui ne dissocie jamais complètement la concep- tion universelle de la pratique quotidienne de la lutte, de cette manière qui a été celle des ouvriers hongrois lors de la révolution d’octobre 1956 qui exprimaient dans le mot d'ordre concret de la suppression des nor- mes la conception universelle de la gestion ouvrière. Ici ça a été la conception faite vie, chez Lafièvre on trouve cette chose rare qu'est la vie faite conception. Donner une image tant soit peu fidèle de Henri Lafièvre est impos- sible sans parler de cet aspect fondamental de son caractère qu'était la passion polémique. et 118 Cette passion trouvait un aliment constant dans la lutte intersyn. dicale. Personne n'était plus sûr de son bon droit que lui. Il est inutile de faire ici allusion à ses polémiques avec F.O., la C.G.T. ou la C.F.T.C. qui vont de soi. Les meilleurs exemples on les trouvera dans son attitude vis-à-vis des syndicats ou des syndiqués qui étaient le plus proches, au moins en apparence, de lui. Alors, il était impitoyable. Lui parlait-on de la fraction « Ecole émancipée » de la Fédération Nationale des Enseignants, que ses amis trotskystes prisent tant, qu'il fulminait aussitôt : « Ils sont toujours prêts à signer des déclarations et des manifestes fracassants sur la guerre d'Algérie, l'expédition de Suez ou la révolution hongroise, mais lorsqu'il s'agit de revendications ils se taisent ou défendent la hiérarchie d'une manière plus ou moins ouverte. » Pour lui la lutte ouvrière et révolutionnaire commençait à la base, sur les questions les plus élémentaires et, à défaut d'une prise de position sans équivoque sur ce théâtre d'opération terre à terre, la phraséologie révolutionnaire n'était pour lui que du vent. Les mots c'est facile et cela ne coûte rien, mais il faut d'abord voir si la modeste action quotidienne est en harmonie avec l'idéologie affichée ou si cette idéologie ne fait que servir de couverture à gauche d'un com- * portement beaucoup plus équivoque. Je citerai un deuxième exemple, tout différent celui-là. Le camarade Hébert de Nantes est régulièrement cité en exemple par les trotskystes. Lafièvre, sans le sous-estimer, loin de là, était intraitable sur un point : Hébert, à ses yeux, n'avait pas fait tout ce qu'il avait fallu pour faire déborder les luttes nantaises de leur cadre départemental. Il fallait, disait-il, faire débarquer à Paris une délégation de cent gars de Nantes, de toutes tendances syndicales ou non syndiqués, qui seraient descendus aux sièges parisiens des centrales, forcer messieurs les bureaucrates à une solidarité active, quitte à tout foutre en l'air comme dans les bureaux des patrons nantais. Peut-être, comme je le crois, Lafièvre se faisait-il quelques illusions sur ce point car c'était postuler un intérêt et un attachement aux syndicats que les ouvriers n'ont plus beaucoup mais ce qu'il faut retenir de cela c'est que pour lui la lutte contre les appareils bureaucratiques ne pouvait se concevoir que comme une lutte concrète, directe, physique même, des syndiqués et des ouvriers eux-mêmes contre ces appareils. A ses yeux. Hébert sur ce plan était un timide. Malheureusement Lafièvre était, à ma connais- sance, le seul dans ces milieux syndicaux « révolutionnaires » qui ne fut pas un timide et à ce titre il lui a été difficile d'aller très loin dans cette voie. Peut-être est-ce là le dernier trait de caractère d'Henri Lafièvre qu'il faille noter : il était isolé dans le syndicalisme car c'était un homme d'un autre âge qui brûlait d'une flamme depuis longtemps éteinte dans ces milieux. A cet égard, si dure que soit sa perte pour le syndicat auquel il avait consacré les dernières années de sa vie, on peut affirmer sans crainte d'exagérer que c'est le mouvement ouvrier dans son ensemble qui perd avec Henri Lafièvre les services irremplaçables d'une vaste intelligence et d'une immense expérience qui nous manqueront mainte- nant à jamais. Ses amis, comme moi, le pleurent tout simplement. Ph. GUILLAUME. . LA NOUVELLE VAGUE L'enquête sur la jeunesse « déclenchée le 3 octobre dernier sur l'initiative de l’Express » (1) est une caricature caractéristique du style (1) Comme dit L'Express, Nº 337, p. 19. 119 de cet hebdomadaire. Le questionnaire salonnard est du genre de ceux que publient les magazines féminins pour amuser les lectrices qui ont le louable souci « d'étonner » leurs maris. Malheureusement, cette fois, l'absence de sérieux tente de se dissimuler sous une couverture « scien. tifique » et sous la « neutralité d'un commentaire objectif ». Mais ce mince vernis ne fait que mieux apparaître l’improvisation de l'amateur: et l'intention publicitaire de l'entreprise. I. Le style « Express » de l'enquête. de se On retrouve dans ce montage spectaculaire, le même dynamisme de commande et ce machiavélisme au petit pied d'une équipe journa. listique qui se veut tout à fait au courant des lois les plus modernes du maniement des foules. Certes, les bonnes vieilles méthodes ne sont pas abandonnées ; on conserve le goût du rare et du sensationnel ; on n'hésite pas à titrer, sur fond rouge « Exclusif ! Le document de l'année (2). RAPPORT NATIONAL SUR LA JEUNESSE.» (N° 337, couverture). Maison aura remarqué le qualificatif « national » d'une ambiguïté calculée ; la rédaction de l’Express peut facilement expliquer que cet adjectif signifie seulement que l'enquête concerne la France entière et qu'il ne faut nullement penser à des expressions comme « éducation nationale » ; « bibliothèque nationale » où le mot se rappro- che de « officiel », « étatique ». Simple coïncidence ! Ou, plutôt, coïn- cidence profonde : le nouveau style consiste à se présenter comme un service public, objectif et désintéressé ; c'est par philantropie pure qu'on donne de bonnes adresses et des conseils à Madame ; « L'Express n'a, dans cette entreprise, que le mérite de l'avoir suscitée et finan. cée ». (3) Ah! les braves gens ! Toutefois, il ne suffit pas faire estimer, il faut PLAIRE. Voici l'art du maquillage de l'information emprunté à la technique cinématographique : cadrage et gros plans. Sur la couverture, symbolisant la « Nouvelle vague », une succulente fille mûrie au soleil (N° 328) ou un jeune homme, intelligent et fort, aux dents d'ivoire (N° 337). On pourrait poursuivre (N° 331, p. 29) : La Maman pin-up, entourée de beaux enfants (N° 331, p. 31), le bel apprenti (N° 338, p. 15) la jolie gamine lutinée qui suce, avec une paille et un certain sourire, le Coca-Cola de son amoureux. (N° 329, p. 19). Certes, il y a du vrai dans le cliché et la jeunesse est belle ; mais, sont-ce là les illustrations d'une enquête qui se prétend représentative « non pas d'une fraction de la population jeune, mais de toute (4) la jeunesse fran. çaise ». Sans doute est-il déplacé d'évoquer ici les malades, les infirmes, les estropiés et, tout aussi bien, ceux qui ont le visage et les mains marquées par un travail dur et salissant, ceux qui ne sourient pas parce qu'ils n'ont pas de travail, pas de maison, ou un salaire dérisoire ? Voilà, dira-t-on, des questions moroses et débilitantes, tout juste dignes des entrefilets pleurnichards de L'Humanité ; la réussite d'un journal nécessite un optimisme conquérant et des slogans qui claquent: LA NOU- VELLE VAGUE ARRIVE ! Nouvelle supercherie du cadrage; ou pourrait croire qu'il s'agit d'un phénomène brusque, telle une invasion de sau- terelles qui a surpris tout le monde. En fait, la nouvelle vague arrivait (2) « Nous pouvons nous permettre de dire qu'il s'agit là d'un docu- ment capital tel qu'il n'en a encore jamais existé en France. » (N° 337, p. 19). Voilà. Eviter surtout le complexe d'infériorité. (3) Express, Nº 337, p. 19. (1) Souligné par l’Express N° 329, p. 19. Cependant on nous pré- cise : « Les réponses individuelles... publiées en attendant les résultats collectifs ont déjà provoqué un intérêt tel que de tous côtés, des Fran. çais et des étrangers de haute renommée nous ont fait savoir qu'ils suivaient ces travaux avec attention et qu'ils retenaient plusieurs exem- plaires du document final ». Tant mieux ! 120 aussi bien le 3 octobre 1956, elle arrivera encore le 3 octobre 1958 et davantage en 1963. On répondra que ce stratagème ne trompe personne ; c'est vrai, mais il y a plus : on considère arbitrairement, comme for- mant un tout, les 8 millions de Français qui ont de 18 à 30 ans. Or, les résultats du sondage montrent que 76 % des jeunes estiment que leur génération ne se distingue pas de la précédente et que 8 % n'ont pas d'opinion sur cette question. Pour sauver l'objet de l'enquête, « le commentaire objectif » de l’I.F.O.P. (5) précise, papelard : « les jeunes de 1957 s'identifient largement à la génération de leurs parents. Cette identification est surtout affective. Elle procède peu du jugement intel. lectuel. Les critères de continuité ou de différence sont superficiels >> (N° 338, p. 16). En réalité, ce qui est superficiel, n'est-ce pas la question et la notion abstraite et conventionnelle de « génération » ? Plus loin, le glossateur anonyme (objectif) semble l'admettre. qui précise, en ses conclusions : « La jeunesse... ne se conçoit pas en termes de groupe et ne s'assigne aucun but commun » (N° 338, p. 21). Ce qui est éton- nant, c'est qu'on s'étonne de ce fait. On met ensemble des jeunes dont les uns avaient, pendant l'occupation de 13 à 17 ans, les autres de 1 à 5 ans; est-il indifférent d'avoir vécu sa prime enfance, dans l'avant-guerre, de 1927 à 1937, ou à l'époque des bombardements ? D'avoir été un J3 affamé et industrieux ou un adolescent des années 50 à 57 ? Certes, jamais l'approximation qui a nom «une génération » n'est précise ni homogène ; les conditions générales de vie n'influent pas également sur tous les sujets, mais s'il est « génération » hétérogène c'est plus que toute autre celle qu'étudie l’Express avec la belle assurance du somnambule. Franchement, pourquoi une telle enquête ? Encore une fois, ce n'est pas l'objet (ici la jeunesse) qui est apparu brusquement comme problème; la question est suscitée artificiellement de l'extérieur (cadrage et gros plan). Ce qui est nouveau c'est moins la jeunesse que l'intérêt des hommes politiques « qui voient loin » à l'égard de la jeunesse. Rousseau avait découvert l'enfant et suscité de nouveaux principes pédagogiques ; découvre maintenant la jeunesse facteur politique à 'retardement. La jeunesse c'est le bras séculier de la nation (son armée) et la majorité de l'électorat de demain. Or intéresser l’Express à la jeunesse n'est-ce pas intéresser la jeunesse à l’Express ? N'est-il pas habile de laisser à d'autres la moûture de la graine coriace des années maigres et de se réserver les vastes hectares du blé en herbe ? Sauvy est là pour ouvrir les yeux et supputer les moissons futures. En ce sens, le relèvement démographique de la France, pose et posera des problèmes et des enquêtes pourraient être utiles, si elles étaient sérieusement préparées, si d'abord, par exemple, la validité des questions était éprouvée par une pré-enquête (6). Tel ne semble pas avoir été le cas des 24 questions publiées étourdiment par l’Express. une on comme 11. Un questionnaire salonnard. Presque toutes les questions, publiées dans l’Express du 3 octobre dernier, sont ou imprécises, voire ambiguës, ou sans objet, si ce n'est d'une extravagante futilité. (Ces distinctions scolaires n'excluent pas le cumul). a) Imprécision (Question 7): Etes-vous heureux ? L'interrogation est tellement vague que 1% seulement répondent comme le jeune garçon de Samuel Beckett : « Je ne sais pas Monsieur » (7). Une telle ques. tion * vaseuse » n'appelle ni « oui » ni « non », ni même « je ne sais » (5) Institut Français d'Opinion Publique. (6) En ce sens, l'enquête de l’Express est utile, comme exemple de ce qu'il ne faut pas faire. (7) En attendant Godot, P, 87. 121 qui a sa netteté. L'expérience montre que le « flou » des réponses est corrélatif de celui de la question : 61% se disent « assez heu- reux » et 14 % « pas très heureux » ! D'autre part, parmi les 24 % qui se disent « très heureux » figurent ensemble « le pourceau satis- fait » et le « saint émacié ». Enfin, a-t-on posé cette question le samedi après-midi ou le lundi matin ? b) Ambiguïté : Prenons comme échantillon, cette fois, la question N” 9: « Est-ce que l'amour a de l'importance pour vous? Est-ce que la fidélité vous paraît essentielle en amour ? » Pourquoi inclure les deux questions sous le même numéro ? Ce défaut se répète plusieurs fois et l’I.F.O.P. a été obligé de publier les divers tableaux des cal. culs statistiques sans tenir compte du numérotage de l’Express (ques- tions 6, 9, 15, 24). Interrogés sur l'importance de l'amour, les jeunes répondent : Beaucoup, 48 %, Assez, 32 %, Peu, 13 %, Pas, 5 %; mais parmi les premiers, l'un justifie sa réponse ainsi : « l'amour est une chose bien agréable quand c'est bien fait » ; l'autre : « l'amour... permet d'échapper à la réalité »; un troisième : « le romantisme existe et existera toujours » (N° 337, p. 20). On additionne bordel et carmel à cause de la rime. Cette stupidité se répète. Question 15: « La société française se transformera-t-elle en société socialiste ? » La question sui- vante et les commentaires montrent qu'un partisan du socialisme, tel que le décrit Chaulieu, par exemple, serait compté avec les staliniens. Question 4: « Quel est votre métier ? (Ou, si vous ne travaillez pas encore, quel sera votre métier ?) En êtes-vous satisfaits ? ». Ainsi on comptabilise tranquillement ceux qui sont satisfaits du métier qu'ils exercent et ceux qui sont satisfaits du métier qu'ils envisagent d'exercer dans l'avenir ! Le présent et l'avenir, le possible et le réel, il ne faut pas être pointilleux; simples nuances ! c) Sans objet : L'Express pouvait savoir par l'I.F.O.P. que les jeunes gens de 18 à 30 ans se répartissent ainsi : ouvriers 44 %, salariés agri. coles 9 %, agriculteurs 14 %. Dans ces trois catégories, on trouve donc les deux tiers de « la nouvelle vague » masculine; sachant cela ou ayant omis de s'en informer, on pose la question suivante, en pré- cisant, chaque semaine, qu'on s'adresse « à toutes les couches de la population française ayant de 18 à 30 ans »; question 21 : « Si vous deviez désigner un des auteurs suivants comme ayant plus spécialement marqué l'esprit des gens de votre âge, qui choisiriez-vous ? Alain, Aragon, Bernanos, Breton, Camus, Gide, Malraux, Mauriac, Maurras, Sartre ? » Nos enquêteurs improvisés confondent la jeunesse française une terrasse des Champs-Elysées; ils ont mis au point leur ques- tionnaire autour d'une tasse de thé, ou en fumant des cigarettes sur un divan. Ainsi le berger de la Lozère doit choisir entre Alain et Breton ! Le compte-rendu signale que 48 % « ne peuvent pas répon- dre » (8). Mais ce n'est pas seulement à cette question salonnarde qu'il leur est impossible de répondre. d) Futilité, extravagance : La question Nº 10, par exemple, décou- rage, on dit, le commentaire : « D'après vous, qu'est-ce qui mène le monde à l'heure actuelle ? (par ex. le pétrole, la finance, la foi, la technique, la passion politique, les instincts sexuels, le hasard ou quoi d'autre ?) » Les enquêteurs de l’I.F.O.P. ont-ils jugé cette question trop stupide pour être posée ? le pourcentage des « ne peuvent répondre » aurait-il trop mis en lumière la pédante futilité de la question ? Quoi qu'il en soit, le « rapport national » ne donne aucun chiffre, ni aucun commentaire concernant cette question. Il en est de même pour la question Nº 17 : « Croyez-vo -vous que vous verrez de votre avec . comme (8) Nous montrerons plus loin que ce chiffre ne désigne aucune proportion scientifique car les réponses faites aux enquêteurs de l'I.F.O.P. ont été comptées avec les lettres reçues par l'Express. 122 vivant une nouvelle guerre mondiale ? » Toutefois, répondant à la première question : « Qu'aimeriez-vous savoir sur votre avenir ? », 7 % demandent : « Y-aura-t-il une guerre mondiale ? ». Mais il est évident qu'ils ne posent sérieusement cette question à personne, pas plus que les 6 % qui se montrent curieux « de la date de leur mort». La rédaction de l’Express, au contraire, a fort curieusement spéculé sur le goût supposé des jeunes pour le prophétisme vide. Question N° 19 : « La guerre d'Algérie va-t-elle durer longtemps ? » ou question n° 2 : « Votre génération sera-t-elle différente de la précédente ? »; ou, ques. tion 15 : « La société française se transformera-t-elle, dans l'avenir, en société de forme socialiste ? » Ainsi on prend les jeunes pour des clients des tireuses de cartes ou des amateurs de paris; on les interroge sur ce qu'ils ne savent pas et sur ce qu'ils ne peuvent savoir; à quoi cela rime-t-il de comptabiliser ces ignorances ou ces hypothèses ? Il est vrai qu'un questionnaire étudié peut comprendre une question d'apparence stupide qui a pour but d'interroger indirectement (symboli. quement, au sens psychanalytique) lorsqu'on a de bonnes raisons de penser qu'une question directe déclencherait un mécanisme de défense. Mais ce problème ne se pose guère qu'en ce qui concerne les questions < indiscrètes ». Lorsque 52 % des jeunes répondent qu'ils « ne savent pas si la guerre d'Algérie va durer encore longtemps » cela ne signifie nullement qu'ils se désintéressent de cette affaire par exemple. Les enquêteurs, sans doute conscients de la frivolité d'une semblable ques- tion, paraissent pour ne pas perdre leur temps avoir profité de l'occasion pour interroger les jeunes sur le racisme; malheureuse- ment si quelques extraits de réponses sont publiés (N° 337, p. 23), il n'en eſt pas de même pour les chiffres statistiques. La « valeur » de ce questionnaire de fantaisie ruinerait à lui seul l'enquête, mais il y a plus : le traitement des données a été incorrect et le commentaire anonyme de l’I.F.O.P. d'une indigence rare. III. Le caractère scientifique de l'enquête. Pendant toute la durée de l'enquête, l’Express insiste, chaque semaine, sur le caractère ultra-moderne des techniques de sondage uti- lisées et sur les « garanties d'objectivité qu'apporte un organisme comme l'I.F.O.P.». Que faut-il en penser ? a) Sondage incorrect. Pour administrer un questionnaire quelcon- que à la population française, âgée de 18 à 30 ans, il faut non seule- ment connaître son nombre mais sa répartition selon les âges (com. bien ont 18 ans, combien 19, etc.), le sexe, la situation de famille, le métier, les régions. Le nombre de paysans à interroger en Corrèze devra être calculé en tenant compte de tous ces facteurs presque tous variables selon les départements (si on se fie à cette division gros- sière). Un calcul du même genre devra être effectué pour chaque pro- fession et pour chaque département. Il faudra savoir non seulement le nombre global de paysans à interroger en Corrèze, mais combien de tel âge, combien de célibataires, etc. Ce travail délicat d'échantillon- nage ou bien n'a pas été fait, ou s'il l'a été n'a servi de rien. En effet, l'Express a toujours indiqué que les deux sondages (celui de l'I.F.O.P. et celui de l’Express) ont été simultanés. Dans le N° 328, p. 18 et 19, il est précisé : « Deux méthodes seront employées simultané- ment. d'une part, le questionnaire de base sera rendu public par l'Express et plusieurs autres journaux (9). D'autre part l'I.F.O.P. mènera par les méthodes psychologiques approfondies qu'il a mises au point et par les méthodes d'enquête représentative, une étude nationale >> voici l'aveu essentiel : « Toutes les lettres que nous seront aussitôt transmises à l’I.F.O.P. qui LES JOINDRA interviews et recevrons aux (9) On ne précise pas quels journaux. 123 ne approfondies de ses enquêteurs ». Dès lors les calculs statistiques per- dent toute base représentative scientifique. L'I.F.O.P. n'a pas la possi. bilité de défalquer les réponses reçues par l’Express, puisque les deux sondages sont simultanés. A supposer que l’I.F.O.P. ait attendu, pour établir ses échantillons que toutes les réponses soient transmises par l’Express (10), il n'aurait pu néanmoins les déduire, car l’Express a omis de demander à ses lecteurs d'indiquer leur profession ! Voici le texte intitulé « Pour répondre » : « Indiquer... vos âge, sexe, situation de famille, niveau d'études faites, département habité, tendance poli. tique. Et, si vous le désirez, nom et adresse. Votre réponse peut être rigoureusement anonyme ». Ainsi, on a compté ensemble : 1) les réponses aux enquêteurs de l’I.F.O.P.; 2) Les réponses anonymes reçues par l’Express; 3) les réponses signées adressées au même journal. Tout pouvait encore être sauvé; il suffisait de publier, à part, les statisti. ques de chaque groupe de réponses. La comparaison des divers chiffres aurait été instructive. Ces distinctions n'ayant pas été faites, parler de « la valeur scientifique » des résultats est escroquerie ou sottise. On n'indique même pas le nombre de chaque groupe de réponses. Chacun, dès lors comprend sans peine que si l'on avait « aiouté » aux chiffres de l’I.F.O.P. ceux qui résulteraient de la « comptabilisation » des répon. ses adressées à Rivarol ou à France Nouvelle, la proportion de ceux qui pensent que le régime communiste améliorerait leur situation serait otablement changée et il n'y aurait probablement pas 9 % de jeunes pour penser que Mauriac a marqué leur génération. Si, enfin. on s'est pas servi, pour les statistiques, des lettres rerues par l’Express, pourquoi ne pas le préciser ? Pourquoi laisser explicitement entendre le contraire : « Le document que nous publions... est intégralement rédigé par l’I.F.O.P., qui a effectué le dépouillement et l'analyse de tous les résultats » (N° 337, p. 19). La rédaction de l'hebdomadaire aioute, avec son patelinage coutumier : « Nous nous sommes volontaire- ment abstenus de tout commentaire qui aurait pu risquer de dénaturer un texte qui doit garder son caractère strictement scientifique », comme s'il suffisait qu'une głose soit anonyme pour qu'elle n'altère point le « caractère scientifique » de l'enquête ! b) Indigence du commentaire. Pourtant, il est partiellement exact ce commentaire « n'altère rien », tant son insignifiance est grande. En voici quelques échantillons : « la privation de distractions est... plus marquée en habitat rural ou dans les petites villes »; « la privation du logement est davantage le propre de la fraction des jeunes de 25 à 30 ans... elle prend plus de relief en milieu urbain » (N° 337, p. 21). Voilà les curieuses révélations que des « Français et des étrangers de haute renommée » ont reçues en « plusieurs exemplaires » ! (N° 337, p. 19). Ce problème du logement, en milieu urbain, se pose avec acuité, < notamment précise le commentaire objectif pour les cadres, professions libérales, employés et ouvriers » (N° 337, p. 21). Les paysans de Paris, eux, ne se plaignent pas. Malgré ce goût pour les truismes, le glossateur laisse entendre qu'il en sait beaucoup plus qu'il n'en dit: citant les privations ressen. ties par les jeunes qui ont été interrogés, soit les loisirs, moyens per- sonnels de transport, distractions, appareils ménagers, logement, il les qualifie de « privations apparentes » et, un peu plus loin, il explique « apparences » par « l'immaturité apparente » de ces jeunes (Nº 337, p. 21). Le glossateur ne croit pas devoir s'expliquer davantage; qui sait ? un puits obscur peut paraître profond. Sous la modestie de la constatation scientifique tente surtout de se dissimuler la pauvreté de pensée. Les résultats statistiques « montrant » que (Os (10) Pourquoi n'a-t-on pas demandé aux lecteurs d'envoyer directe. ment leur réponses à l'l.F.O.P. ? Aurait-on alors reçu des lettres comme celle qui commence ainsi : « J'aimerais savoir si j'aurais eu l'occasion de tuer Mendès-France (le roi des salauds) » ? (Express, Nº 332, p. 14). 124 un que 75 % environ des jeunes ne pensent pas avoir d'influence sur les destinées de leur pays, le commentateur exprime objectivement son étonnement : « Il faut souligner le nombre très important de ceux qui se sentent entièrement à la merci des événements » (N° 337, p. 22). Et il veut approfondir : « Dans le fond, dit-il, l'attitude de passivité est faite à la fois d'indifférence ET d'un sentiment d'impuissance ». Il précise que l'indifférence se trouve surtout chez les plus jeunes : le sentiment d'impuissance chez les plus âgés. Le glossateur ne semble pas soupçonner qu'entre cette indifférence et ce sentiment d'impuissance il peut exister une relation dialectique. Il s'en tient à la constatation et poursuit : « Dans les deux cas, l'ignorance ou l'indifférence pour les problèmes politiques proprement dits est fréquemment ASSOCIEE à cette passivité et à cette inaction. » On comprend à demi-mot : si ces jeunes s'intéressaient à la politique, ils échapperaient à cette indiffé. rence et à ce sentiment d'impuissance. Hypothèse gratuite de notre part ! dira-t-on... Après avoir cité un certain nombre de témoignages désabu. sés : « Les syndicats sont tous des girouettes, des pantins » ou « Je n'ai pas le sentiment de participer activement à la vie socio-économique. Le syndicalisme n'est pas mon domaine », le glossateur ajoute : « La fraction la plus mûre du groupe rend un son assez différent, mais elle reste numériquement faible » (Nº 338, p. 18). Point de doute : si 75 % de jeunes ne pensent pas avoir d'influence sur les destinées du pays, c'est parce qu'ils ne sont pas « mûrs », ils sont donc dans l'illusion. En fait, l'illusion ne serait-elle pas de croire que militer dans un parti ou dans un syndicat est moyen d'action réel et efficace ? Certes ces actions militantes peuvent provoquer certains changements, mais ces changements n'échappent-ils pas au contrôle de la base ? Les jeunes, ne se laissent plus duper par les faux-semblants du contrôle électoral et parlementaire. Voilà qui est décourageant, en effet, mais pour qui ? Est-ce leur faute si les jeunes ressentent confusément institutions économiques et politiques actuelles comme un Destin ? Ls élections sont une grande habileté pour faire adhérer les gens à une politique qui leur est étrangère, tout comme la dispersion des .« parts » aux petits porteurs permet à des minorités de diriger sans contrôle les biens des autres. Sans doute, la majorité des jeunes ne sait-elle pas encore explicitement cela, mais elle semble en avoir déjà le pressentiment. Elle commence à discerner ce qui se cache d'égoïste et de sordide sous les belles envolées dominicales ou journalistiques (« les plis du drapeau, l'honneur de la France ! ») Savoir où n'est pas la vérité, c'est, selon Socrate, avoir déjà fait la moitié du chemin. Le glossateur note objectivement qu'actuellement les jeunes n'envisa. gent plus guère le sacrifice de leur vie que « dans le cadre étroit de la famille ». Ne peut-on voir là un avertissement aux exploiteurs ? Certes, il serait ridicule de ne considérer ce désintéressement de la chose publi. que que comme une critique du régime capitaliste et comme une reven. dication consciente du contrôle réel et permanent des affaires publiques. Ce que nous avons voulu souligner c'est la part de lucidité qui peut expliquer, chez certains, le « désintérêt ». Il reste que cette enquête est beaucoup plus proche de l'explo:: tation publicitaire de la croyance naïve des gens dans les résultats de la science que de la science elle-même. Yvon BOURDET. les LE TRAVAIL... DANS LA CHLOROPHYLLE Il est des slogans publicitaires parfois étonnants. On en trouve partout et dans tous les domaines. Mais, dans celui du marché de la main-d'ouvre, à part les « petites annonces », nous n'avions rien encore remarqué. d'original. Cette acune est maintenant comblée, depuis la 125 avons 3 parution, dans le journal Le Monde du 25 février dernier, d'une série d'articles consacrés au département du Loir-et-Cher. Nous relevé, en effet, l'ahurissant slogan suivant : « Industriels, installez- vous dans le Loir-et-Cher... dans la chlorophylle ». Voilà un fait nou- veau qui assimile l'exploitation du travail à une des fonctions essen- telles de la vie. De fait, les spirituels publicistes qui ont trouvé cette surprenante formule, s'adressent à une clientèle (le patronat parisien) dont les besoins en force de travail continuent de croître depuis quelques années. Que se passe-t-il donc pour que la situation traditionnelle, qui voyait une grande partie de la campagne française refluer vers le Paris industriel soit ainsi renversée ? Il semble que ce soit maintenant les usines parisiennes qui sont attirées par la main-d'ouvre provin- ciale. Plusieurs causes à celà, dont les deux principales sont une classe ouvrière urbaine de plus en plus exigeante dont la partie d'origine paysanne s'est rapidement proletarisée, brassée et mêlée aux conditions de vie et aux traditions de lutte des ouvriers de la cité et l'étouffe- ment, par manque de surface, le surpeuplement de la région parisienne. Ce qui montre par ailleurs l'incohérence économique et stratégique d'un pays dont l'activité dépend, à 75 % de la seule capitale. De plus, deux tendances complémentaires se sont développées ces dernières années, l'une obligeant les industriels parisiens «en expan- sion » à se décentraliser et à rechercher d'autres lieux d'activité extra. muros, l'autre mettant certains départements dans l'obligation de s'indus- trialiser sous peine d'assister à un appauvrissement rapide de la popu- lation. D'autre part, plusieurs raisons peuvent expliquer un relatif excès de main-d'æuvre dans certaines provinces : mécanisation de l'agricul. ture, disparition de certaines industries locales par exemple. Il en décou- lerait, si le patronat parisien n'avait trouvé la « bonne solution » un afflux de plus en plus important d'ouvriers et ouvrières originaires des campagnes ou des petites villes vers la région parisienne. Mais, en pareil cas, les employeurs se trouveraient dans l'obligation d'opposer un refus à ces offres d'emplois, non par manque de travail mais par saturation de surface. Il faut, toutefois, dire que si les chefs d'entre- prises n'avaient pas compris la de profits que représentait le déplacement d'une partie de leurs usines vers des départements pro- ches, ils auraient trouvé ou l'Etat aurait trouvé pour eux autre solution à cette difficulté née de l'entassement caractéristique de cette phase du capitalisme que Lewis Mumford a appelé « paléo. technique » (1). Certains chefs d'entreprise parisiens de grandes sociétés trouvent plusieurs avantages très importants à la déconcentration géographique. reliés directement à l'exploitation du travail, en regard de quelques difficultés techniques telles que le transport inter-usine de produits fabriqués ou de problèmes se posant au niveau de l'organisation globale de l'entreprise. Nous reviendrons plus loin sur cette question. Voyons, tout d'abord, quelles sont les régions les plus spécialement visées et pourquoi. Les départements actuellement recherchés sont ceux proches de la région normande. Certaines villes du Nord de la France et de la Basse-Cham. pagne sont examinées également avec intérêt. A certaines époques, ces régions ont se développer l'industrie du tissage. De nombreuses usines employaient en grande partie un prolétariat féminin, travaillant sur des métiers à tisser manuels ou semi-automatiques .Ce genre de travail exigeait, sinon une grande habileté, du moins une dextérité à toute épreuve. Or, l'introduction de machines automatiques ainsi que source une vu (1) V. son livre : Technique et Civilisation. 126 la crise du textila sévissant, depuis quelques années, ont réduit au chômage un grand nombre d'ouvrières. Il existe une industrie qui exige et exigera encore longtemps travail manuel : c'est l'industrie électrique. La fabrication de moteurs électriques ou d'appareils de télévision et radio impose tel type d'opération au stade, par exemple, du bobinage de moteurs ou du câblage de postes. Les ouvrières sortant du tissage peuvent être « dres- sées » (jargon patronal) dans un minimum de temps et deviennent des bobineuses, soudeuses, etc... d'une qualité exceptionnelle. On voit donc, actuellement, d'importantes sociétés fabriquant des appareils électriques ou électroniques (tel que Philips) installer des usines dans les régions d'Evreux, Dreux, Rouen ou Chartres. Premier objectif : trouver la région où la main-d'ouvre disponible s'adaptera le mieux et le plus vite au genre de fabrication prévue. La région ou la ville étant déterminée, on recherchera le terrain à cons- truire ou une usine existante, ancienne filature désaffectée, par exemple. Les formalités avec les autorités administratives du département sont le plus souvent réduites à leur plus simple expression. Toutes facilités sont accordées à l'entreprise venant s'installer. L'implantation d'une usine nouvelle est, dans la quasi-majorité des cas, attendue avec impa- tience. Chômeurs totaux ou partiels et femmes d'ouvriers trouvant immédiatement du travail, commerçants voyant leurs fonds de commerce augmenter de valeur en conséquence, professions libérales, industries existantes, tout le monde semble d'emblée y trouver son compte. L'his- toire du développement de la bourgeoisie industrielle se réécrit dans res petites villes et l'entreprise moderne se présente comme la bienfai- trice (sic) de la région. Toutes facilités lui sont alors accordées, en particulier, en ce qui concerne les installations assurant l'énergie néces- saire à l'usine. Il n'est pas rare de voir par exemple, le Gaz de France prendre entièrement à sa charge, les frais d'installation des tubes d'arri. vée de gaz de grosse section. On voit que les conditions sont idéales et permettent la mise en place d'ateliers neufs disposés de la façon la plus rationnelle en fonction du processus de fabrication et organisés dans la plupart des cas en tenant compte de l'expérience acquise dans l'ancienne usine fabriquant le même genre de produits. On se rend compte qu'une usine, ainsi bâtie, équipée, organisée, dont tous les bâtiments, , machines et appareils divers sont nouveaux, permet exploitation du travail bien plus efficiente que dans le cas d'une exten- sion d'ateliers existants où des impératifs d'infra-structure limitent les possibilités. Les sociétés capitalistes qui, actuellement, peuvent mettre en route de nouvelles usines de ce type, réunissent donc provisoirement, les con- ditions idéales pour une importante création de plus value. C'est bien, au propre et au figuré, « le travail dans la chlorophylle ». Les patrons vont alors pouvoir faire tourner leur usine à l'aide d'une main-d’quvre « facile » puisque issue soit de chômeurs partiels, soit de femmes d'ouvriers industriels ou agricoles cherchant à « améliorer l'ordinaire >> (phénomène particulièrement sensible depuis la dernière guerre), soit de paysans. Par ailleurs, les ateliers et machines modernes seront, dans les premières années du moins, d'un coût d'entretien réduit au mini- mum. L'organisation du travail techniquement la plus parfaite possible, des sources d'énergie peu limitées et d'un prix d'installation pratique. ment nul réduiront sensiblement les frais généraux. Ainsi, tous éléments réunis assureront des prix de revient les plus bas. Ceci per- mettra d'appliquer au maximum la théorie sociale patronale avec la création de cantines à bon marché dans des locaux « agréables », de terrains de sports, de crèches, jardins d'enfants, etc. Les prolétaires d'origine paysanne croiront alors à une augmentation sensible de leur standing. Ainsi, la possibilité apparemment illimitée de faire suer le burnous, est créée. On assiste alors dans les ateliers au stade des différentes opérations à une course contre la montre absolument inconnue dans la région parisienne. Les cadences infernales trouvent ici la justification une ces 127 la plus complète de leur dénomination. Le travail divisé à l'excès ne laisse aucune minute de répit aux travailleurs. Etudiés à l'avance, en tenant compte des nouvelles machines implantées mais dans l'optique des cadences en région parisienne, les temps sont souvent diminués de 20 à 30 %. Les cadres supérieurs, déplacés en province et pour cela grassement rémunérés, justifient bien entendu ainsi leur promotion en fournissant à leur direction générale des courbes d'augmentation de production dont on n'aurait jamais osé imaginer le tracé. Un fait nouveau est à remarquer dans ces usines et est relatif à l'organigramme des fonctions : c'est l'absence presque totale de techni. ciens (ingénieurs, dessinateurs, agents divers). D'une part, il est en effet pratiquement impossible de trouver ce genre de personnel qualifié sur place et d'autre part, il s'est avéré extrêmement difficile d'en déplacer de Paris. Ainsi, tous les problèmes techniques à l'échelon élaboration et préparation sont résolus . dans les bureaux existants dans l'ancienne usine. Il en est de même pour les ouvriers qualifiés, outilleurs par exemple. L'outillage est exécuté ou réparé dans les ateliers spécialisés existants à Paris. La nouvelle usine de province est donc composée, en général, de maneuvres, d'ouvriers spécialisés, de quelques régleurs, de contremaîtres sans qualification véritable, garde-chiourmes recrutés sur place, et d'une équipe de direction. Il n'est pas encore possible de dire si cette amputation modifie ou non les rapports de production mais il est certain que cette situation mérite d'être observée. Si l'absence totale de lutte de classe dans ces entreprises est une réalité actuellement incontestable pour les raisons que nous avons indi- quées plus haut, elle ne sera certainement par permanente. Nous assis- terons, dans quelques mois ou années à des mouvements dont les débuts auront vraisemblablement pour origine, la lutte contre les normes menée uniquement par des ouvriers sans qualification particulière. Quel caractère prendront-ils alors ? René NEUVIL. UNE BELLE CONSCIENCE SOCIALISTE : EUGENE THOMAS MINISTRE SOCIALISTE DES P.T.T. Nous avons déjà eu l'occasion de faire connaissance avec le per- sonnage (1). Nous vous le présenterons pourtant une nouvelle fois, mais d'une manière quelque peu différente. Nous emprunterons tout d'abord la voix de la Section des Groupes Socialistes d'Entreprise P.T.T. de Paris Sud-Est. Dans un tract adressé «aux travailleurs des P.T.T. et de la Fonction Publique » peu après la grève des fonctionnaires du 19 novembre 1957 et qui avait pour objet d'expliquer les raisons de l'abstention de la C.F.T.C. et des Auto- nomes (E.N.S.A.) à ce mouvement il est textuellement dit : « Ces rai. sons sont fort simples. D'abord il y a Thomas, ministre socialiste, qui ne leur plaît pas du tout, parce qu'il a trop fait pour les postiers (sic). Car, qu'on le veuille sous des apparences parfois brutales, qui déroutent même ses camarades socialistes, M. Thomas, Secrétaire d'Etat aux P.T.T., camarade socialiste, a fait pour les postiers en un an, plus que les ministres des P.T.T. réunis n'ont fait dans une légis- lature. Ce n'est pas du bla-bla-bla, les faits sont là pour le prouver. » Fermez le ban. On est bien légèrement inquiet de « ces apparences parfois brutales », mais on se console vite en pensant que ce ne sont que des apparences. oll non, (1) Socialisme ou Barbarie, N° 21, Chez les postiers : une grève cutégorielle. 128 Dans la réalité » intime de son bureau, il est clair que son souci constant de socialiste conséquent c'est la défense des intérêts profonds de la classe ouvrière en général et des postiers en particulier. Or justement un heureux hasard nous a permis d'entrer dans le secret des préoccupations de cette belle conscience. Il faut dire que nous partageons ce privilège avec des centaines de postiers qui se délec- tent actuellement à la lecture du document exceptionnel que nous vous présentons ici, et qui circule, sous le manteau, et sous une présentation strictment anonyme dans ces milieux. C'est d'ailleurs ainsi que ce chef- d'ouvre est tombé entre nos mains. Nous nous en voudrions de frustrer les autres catégories de population de ce monument de littérature « socialiste » et administrative. De plus, comme le style c'est l'homme ainsi qu'on nous l'a appris à l'école, nous allons ainsi pouvoir vous présenter Eugène Thomas, ministre socialiste par le truchement d'Eugène Thomas lui-même. Il est évident que nous ne pouvons garantir l'authenticité de ce document. Nous ferons seulement remarquer : a) que cette authenticité ne fait pas de doute pour les postiers; b) que des extraits de cette intervention ont déjà été publiés dans la presse syndicale et aussi dans l'Humanité depuis assez longtemps déjà et qu'aucun démenti officiel ou officieux ne leur a jamais été opposé. Le document. De quoi s'agit-il ? D’une intervention écrite du ministre des P.T.T. à l'adresse des Directeurs Généraux et Directeurs de l'Administration Centrale, Directeurs Régionaux des Postes et Télécommunications, au cours d'une conférence nationale, au début décembre 1957, c'est-à-dire au lendemain de la grève de 8 jours des postiers de Lille, unanimes, contre les réquisitions abusives (2). Qu'on imagine donc, avenue Ségur, au siège du Ministère des P.T.T., dans une grande salle, avec huissiers, autour du tapis vert, une vingtaine, peut-être de messieurs dignes des messieurs qui sont au moins à l'indice 800, pour ne pas parler de ceux qui sont hors classe qui discutent gravement parce qu'à la suite de sanctions prises contre quatre facteurs chefs (pardon, quatre préposés spécialisés), nom- més au choix (mal choisis ces gaillards !) à l'indice 210 et qui n'avaient pas obtempéré à leur réquisition lors de la grève du 25 octobre, plusieurs milliers de postiers de Lille avaient fait grève durant huit jours. Eugène Thomas, ministre socialiste des P.T.T., préside. Ah ! si l'on pouvait connaître ce qu'il y a derrière cette « apparence de bru- talité qui déroute même ses camarades socialistes » ! Eh bien, cama- rades socialistes, travailleurs de toutes corporations, citoyens, cet insigne privilège vous est aujourd'hui donné. Lisez attentivement ce qui suit. INTERVENTION ECRITE aux de M. Eugène Thomas, Secrétaire d'Etat aux P.T.T., Directeurs Généraux. et Directeurs de l'Administration Cen. trale, Directeurs Régionaux Postes et Télécommunications, au cours d'une conférence nationale tenue au Ministère des P.T.T., avenue de Ségur, début décembre 1957 Messieurs, Cette année encore, j'ai tenu à vous convier à une réunion de coordination et d'échanges de vues avec MM. les Directeurs Généraux et Directeurs de l'Administration Centrale. (2) Socialisme ou .Barbarie, N° 23, Flash sur la grève des postiers de Lille ou « vive l'inorganisation ». 190) Je suis persuadé que de telles rencontres sont utiles. Notre but immuable est l'amélioration constante du Service face à une demande toujours plus exigeante de nos usagers. Vous allez donc, au cours de ces deux jours, examiner un nombre important de questions techniques et de questions de personnel. Mon rôle n'est pas, vous le devinez, de me mêler à ces discussions entre techniciens. Il consiste seulement à exprimer un certain nombre d'observations d'ordre général. Je déclare d'abord que des réunions comme celles de ces deux jours perdraient une grande partie de leur intérêt si leurs décisions n'étaient pas répercutées au stade départemental. Je vous demande donc, dès votre retour dans vos régions, de réunir vos directeurs départementaux, pour les aviser des diverses conclusions auxquelles sera parvenue la présente conférence. Je souhaite aussi qu'à leur tour, les Directeurs départementaux réunissent leurs principaux collaborateurs; l'action de l'Administration ne peut être ordonnée et féconde que si les détenteurs d'une fonction d'autorité, à tous les échelons, poussent ensemble dans la même direc- tion. Cette unité dans l'action n'est possible que si elle s'appuie sur une conception unique des problèmes. Je pense aussi que les contacts entre Directeurs régionau eaux des Postes et Directeurs régionaux des Télécommunications ne doivent pas seulement s'établir ici sur notre initiative. Ils doivent s'établir au niveau de la région, sur entente directe entre les intéressés et être réguliers, et si possible fréquents. Un échange permanent d'éléments d'information doit nous permettre de parvenir à cette règle d'or : l'entente la plus totale entre ces deux piliers dont l'union fait la force de notre maison : la Poste et les Télécommunications. Nous supportons ensemble, Messieurs, les responsabilités de cette immense affaire que constitue notre grande administration : 240.000 fonctionnaires, une charge budgétaire de 300 milliards à administrer, avons à diriger un personnel que je me plais souvent à citer en exemple, mais il faut : 1° Savoir intéresser à la réussite collective de l'entreprise. 2° Instruire de nos projets d'avenir et des améliorations que nous nous efforçons de lui apporter. 3° Préserver des tentatives intéressées et pernicieuses des entreprises d'agitation et de désintégration. C'est là une tâche immense qui ne supporte ni le laisser-aller, ni l'esprit de routine. Quand un Directeur départemental reçoit des délégations venues en audience pour poser des questions sur des réformes de personnel, il serait vraiment trop facile pour lui de répondre que ces questions ne sont pas de sa compétence, mais uniquement de celle de l'administration centrale. Il doit pouvoir renseigner et faire le point de l'évolution de tous les problèmes de personnel .Si cela nécessite une plus grande liaison de la direction du personnel et des régions, cette plus grande liaison doit être réalisée. Il serait aussi trop facile à un directeur départemental, avant tout soucieux de tranquillité et de popularité, de répondre qu'il est person. nellement d'accord avec telles revendications formulées, mais que c'est la méchante Administration centrale qui fait obstacle. Je continue à penser qu'une telle attitude n'est pas digne d'un chef de service. A l'occasion de récents arrêts de travail, j'ai été amené à constater certaines maladresses regrettables certains fléchissements qui n'ont servi qu'à renforcer l'arrogance et la combativité des interlocuteurs. J'espère que ces faiblesses ne se reproduiront plus. Les problèmes posés par les arrêts de travail ne se posent pas seulement dans notre maison P.T.T. ; ils se posent dans toutes les administrations gérant des services publics. nous 130 Nous nous trouvons malheureusement devant trois impératifs con- tradictoires et inconciliables. D'abord nous devons respecter le droit de grève. Ensuite, nous devons, conformément aux instructions gouvernemen. tales constantes, assurer la marche de nos services essentiels à la vie de la nation. Enfin, nous ne pouvons oublier que nous avons passé avec la masse de nos usagers, une espèce de contrat moral. Si nous fixons unilatéra. lement les taxes, les usagers, par contre, ont le droit de demander à nos services une qualité pour eux essentielle : la continuité, la permanence. Disons-le : toutes les difficultés que connaissent les administrations découlent d'une carence parlementaire. La Constitution, dans son préambule, a formellement reconnu le droit de grève. Mais ce droit n'est pas admis d'une manière absolue. Il doit s'exercer, selon les termes mêmes du préambule « Dans le cadre des lois qui le réglementent ». Ainsi, aucun doute, pour les constituants, le droit de grève dans la fonction publique avait des limites. On peut en quelque sorte affirmer que l'exercice intégral, sans limite, du droit de grève, est inconstitutionnel. Le Parlement n'a pas défini ces limites. Les administrations ne disposant donc pas de textes légaux ont dû définir leur doctrine en la matière en s'appuyant uniquement sur des arrêts du Conseil d'Etat, document dont la valeur légale peut être discutée. La position du Conseil d'Etat sur le problème est exprimée claire- ment dans l'arrêt DEHAENNE, du 17-7-1950. L'Assemblée Constituante a entendu inciter le législateur à opérer la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels, dont la grève constitue l'une des modalités et la sauvegarde de l'intérêt général, auquel elle peut être de nature à porter atteinte. Après avoir constaté l'inexistence de toute réglementation générale dans le cadre de la loi, la Haute Assemblée a décidé : « Qu'en l'absence de cette réglementation, la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour conséquence d'exclure les limitations qui doivent, être appor. tées à ce droit, comme à tout autre, en vue d'en éviter un usage abusif ou contraire aux nécessités de l'ordre public. » Le Conseil d'Etat a affirmé « qu'en l'état actuel de la législation, il appartient au gouvernement res- ponsable du bon fonctionnement des services publics, de fixer lui-même, en ce qui concerne ces services, la nature et l'étendue des dites limita- tions. » Le Gouvernement à qui la Haute Assemblée remettait ainsi la res. ponsabilité des intérêts supérieurs de la Nation, a adressé aux admi. nistrations des instructions qu'on peut qualifier de précises : circ. du 12-8-1953, complétée par les circ. du 25-9-1954, 11-3-1956, 18-11-1957 ; bref par tous les gouvernements. Ces instructions traitent à la fois de la détermination du personnel devant demeurer à son poste, des moyens d'assurer la liberté du travail, du non-paiement des jours de grève. Toutes ces instructions s'inscrivent sous une même rubrique : « Mesures propres à assurer la marche des services publics en cas de grève. » C'est pour appliquer ces instructions gouvernementales formelles et répétées que l'Administration vous a envoyé des directives. Pour faire marcher ces services essentiels, de quels moyens dispose l'Administration ? Pour les cadres, les fonctionnaires occupant des fonctions d'autorité ou auxquels sont confiées des responsabilités importantes, le problème est simple : ces fonctionnaires doivent rester à leur poste ; tout aban- don est sanctionnable. Le problème est moins simple pour les agents auxquels sont norma- lement confiées des tâches d'exécution, mais dont la présence est néan. moins nécessaire pour constituer ces effectifs réduits, indispensables à l'exécution des services essentiels. Là, l'Administration n'a qu'un moyen : la réquisition. Mais l'application de cette mesure s'étant révélée difficile 131 2 et lourde, on l'a remplacée en pratique par cette autre mesure : la dési- gnation. Messieurs, et c'est certainement ici la phrase essentielle de mon exposé, tous nos efforts doivent tendre à convaincre le personnel de la légalité de la mesure de désignation. Certes, elle ne découle pas d'un texte de loi, mais elle découle d'arrêts du Conseil d'Etat, celui-ci ayant suppléé à la carence parlementaire. Vous saisissez l'intérêt majeur de cet aspect du problème : si la désignation est illégale, le fonctionnaire sanctionné pour non réponse est frappé pour fait de grève, il y a donc atteinte au droit syndical. Si la désignation est légale, le réfractaire est sanctionné pour acte d'in. discipline, pour refus d'obéissance. Tant que le problème sera controversé, nous traînerons, après chaque grère, des séquelles qui empoisonnent l'atmosphère ; je répète donc que toute notre action doit tendre en quelque sorte à faire entrer dans les maurs corporatives la notion de légalité de la mesure de désignation. C'est dans ce sens que l'Administration s'est battue dans le récent conflit du Nord. L'Administration n'a pas reculé. Elle a précisé sa posi. tion dans une note qui a été portée à la connaissance du Comité de grève par le préfet du Nord. Cette note disait en particulier : « L’Administration des P.T.T. ne peut qu'exécuter les instructions gouvernementales, réaffirmées par tous les chefs de gouvernement depuis 1953. instructions qui prévoicnt un certain nombre de mesures destinées à assurer en cas de grève la permanence des services publics essentiels à la vie de la nation. » « Pour assurer cette permanence des services essentiels, la désigna- tion et la réquisition de fonctionnaires sont des mesures dont le Conseil d'Etat, dans de nombreux arrêts, a reconnu la légalité. » « Une sanction prise à l'égard d'un fonctionnaire n'ayant pas répondu à une désignation ou à une réquisition ne constitue, en aucune façon, une atteinte au droit de grève, elle est la sanction d'un geste d'indisci. pline. » Et en conclusion, ce qui concerne le mouvement de Lille : « L’Administration ne peut envisager le retrait de la sanction. Les aver. tissements consécutifs à la grève du 25 octobre restent valables. Les avertissements consécutifs à la grève du 19 novembre seront normale. ment notifiées. Mais, par mesure de bienveillance, le secrétaire d'Etat accepte de revoir, en janvier, le cas des agents sanctionnés, au des grèves récentes, pour refus de réponse à une désignation. Il n'est pas opposé à une amnistie administrative si, pour l'avenir, la légalité des mesures de désignation et de réquisition est reconnue par tous. Nous devons, inlassablement préciser et justifier la position de l'Administration pour qu'elle soit, le plus tôt possible, admise au moins par les organisations syndicales libres. A mon avis, la chose est possible. He songe qu'une autre notion fut difficile à imposer : celle du non priement des journées de grère. Nous azons con le t?mps où la revendication du paiement des journéos de grève était posée après Ch:120 grove. Aujourd'hui elle ne l'est plus. Le ron paiement est admis par tous. Il faut obtenir le même résultat pour la notion de légalité de la désignation. Pour nous rapprocher de ce résultat, la direction du personnel vient de décider deux mesures : 1° Pour le règlement des séquelles de grève, l'Administration utili. sait jusqu'à présent la formule 532. Aux yeux du personnel, cette formule présente un caractère infamant ; elle est utilisée pour les fautes de service. Vous pensons améliorer un peu le climat en marquant nettement que nous faisons une différence entre ce qui est activité syndicale et ce (qui est foute proſessionnelle. A l'avenir, les explications demandées après faits de grère le seront donc sur une formule différente du 532. Il y a là un élément psychologique dont l'importance n'est pas négligeable. 2"L'expérience nous prouve que lorsque nous al?:ons établi les pourcen- tages de personnel considéré comme indisnensable à la marche des services essentiels, nous avons fixé trop haut. Chargés par les instructions gou- en cours 132 ne nos vernementales générales d'assurer dans notre maison les services essen. iels nous avons peut-être une tendance naturelle à vouloir assurer des services presque normaux. Je prends un exemple : un jour de grève, nous voulons avoir à notre disposition 75 % des facteurs-chefs. Il est bien certain que l'obligation d'assurer les services essentiels de la poste n'exige pas un tel pourcentage dans cette catégorie des facteurs-chefs ; il en est de même dans d'autres catégories. La direction du personnel revoit actuellement ce problème. Je pense que la meilleure méthode à suivre pour aboutir en cette matière à quel. que chose de convenable est celle qui consiste d'abord à définir, tant à la poste qu'au télégraphe et au téléphone, ce que nous entendons par services essentiels et ensuite à fixer nos pourcentages en fonctions de ces définitions auxquelles nous serons parvenus. Les conclusions de la direction du personnel vous seront prochainement communiquées. Messieurs, sur ce problème important de la cessation de travail dans nos services, problème qui nous cause tant de soucis et qui crée dans la corporation incompréhension et énervement, nous devons nous dire que nous nous sentirons vraiment à l'aise, solides sur. positions que lorsque le Parlement, répondant au vou des constituants, aura établi ce cadre de loi réglementant le droit de grève dans la fonction publique. En attendant ce monument législatif, nous ne pourrons qu'es- sayer de tenir au milieu de difficultés. Mais j'ai la conviction que la nécessité urgente de ce monument législatif s'impose de plus en plus à l'opinion publique. La grève récente de l’E.D.F. a créé un choc. Elle a dévoilé qu'à notre époque un groupe restreint d'hommes, pouvant être appelés les hommes-manettes, avaient le pouvoir exorbitant d'arrêter, seuls, toute la vie économique de la nation. Or, une démocratie, régime hostile par définition à la dictature d'un homme ou d'un parti, ne peut pas, sans signer sa déchéance et son abdication, accepter la dictature d'une secte sur toute la nation. Je pense donc que les hommes responsables du régime démocratique fran- çais sentent de plus en plus clairement que, pour la survie même du régime dont ils ont la charge, l'heure des décisions a sonné. Messieu après avoir insisté, et je m'en excuse, sur un problème important puisqu'il pose celui de l'autorité de l'Etat républicain à une heure où les tendances anarchisantes, la négation de toute autorité devien. nent inquiètantes, il me reste à effleurer quelques questions. Tout au long de l'année, nous avons bataillé dans un climat difficile pour obtenir des mesures en faveur de notre personnel : réforme du cadre A, réforme des employés, intégrations ; vous résultats positifs ont été obtenus, au prix de discussions et d'efforts soutenus, qui méritent d'être soulignés devant ceux que vous recevez en délégation et qui en seront demain les bénéficiaires. Nos fonction- naires s'abandonnent parfois aux appels de la démagogie parce qu'ils sont trop peu ou mal informés. C'est à vous que revient le le de porte-parole de l'Administration, non seulement pour la défendre, mais pour faire connaître ses efforts et les résultats de ceux-ci. Vous ne devez jamais oublier que la seule raison d'être de certains est, en circonstances, de cacher la vérité ou de la dénaturer. Des mises au point exactes et claires peuvent empêcher bien des flottements. Ce rôle de porte-parole de l'Administration, il est encore le vôtre devant nos usagers. Dans les réunions d'Offices des Transports de Chambres de Commerce ; vous êtes souvent saisis de doléances parce que tel projet local d'automation rural ou de bureau de poste a dû être abandonné ou tout au moins retardé. Demandez à vos interlocu- teurs de ne pas se laisser masquer par un arbre la forêt, la forêt de nos réalisations. Faites-leur sentir l'effort considérable que l'Administra- tion a entrepris sur l'ensemble du territoire en matière d'équipement, de télécommunication, et qui s'est chiffré en 1957 à 40 milliards. Faites- leur comprendre que la non réalisation de tel bureau de poste n'efface pas de ce fait que l'Administration a consacré, en cours d'année, 9 mil. liards à ce genre de constructions. verrez que des toutes 133 Dans ces réunions, que nos techniciens fassent partager à leurs usa- gers leur fierté d'avoir construit en trois mois le câble Marseille-Alger, ouvrant 60 voies nouvelles téléphoniques, leur fierté d'entreprendre, avec l'industrie française, la mise en place d'une nouvelle liaison France. Amérique du Nord, leur fierté de voir les savants et techniciens étran- gers conclure avec notre CNET des contrats de recherches fort intéres. sants pour nos besoins en devises et fort honorables par l'hommage ainsi rendu à nos chercheurs. Oui... Combattez les pessimismes locaux nés des retards locaux par l'exaltation de l'effort accom/ par notre maison sur le plan national. Certes, notre administration ne peut pas se soustraire à la politique d'austérité imposée par les circonstances et échapper totalement à des mesures générales d'économies. Notre budget d'équipement 1958 ne pourra retenir, après la continuation des opérations en cours, qu'un petit nombre de projets nouveaux. Mais nous ne devons pas oublier que nous avons bénéficié d'un privilège relatif et le fait que nous ayons été moins « réduits » que d'autres administrations nous permet de conti- nuer notre marche vers les objectifs du plan de modernisation et d'équi- pement. Messieurs, vous allez retourner dans vos régions. Des passages difficiles vous attendent. Je suis convaincu que notre grande Adminis. tration dominera, si elle sait maintenir sa cohésion. Je souhaite que vos deux journées de travail soient fécondes. Eugène THOMAS. Sans commentaires et à joindre au dossier de l'anthologie des beaux textes administratifs et du socialisme molletiste réunis. Et bravo à la Section des Groupes Socialistes d'Entreprise P.T.T., Paris Sud. Est. Ph. GUILLAUME. RECTIFICATION AU FLASH SUR LA GREVE DES POSTIERS DE LILLE (N° 23) Tout d'abord une coquille typographique m'a fait dire, page 78 in fine « Les états-majors des fédérations sont au complet, à la C.F.T.C. il y a cinq secrétaires fédéraux ». C'est : « à la C.G.T.» qu'il fallait lire. Seule cette organisation est assez riche pour se payer une telle bureaucratie. Ensuite, sur un autre plan, un responsable de la F.N.S.A., qui avait lu mon article, m'a informé que leur représentant à Lille avait proposé aux postiers de se cotiser pour envoyer une trentaine de gars à Paris pour secouer les directions syndicales et les forcer d'appuyer le mouve- ment sur le plan national. Les gars n'ont rien fait. Il est clair que la suggestion était bonne. Il est probable que les gars n'y ont pas répondu parce qu'ils jugeaient que c'était une entreprise désespérée, puisque dans l'atmosphère surchauffée de Lille ils n'arri- vaient déjà à rien. Ph. GUILLAUME. UN MEETING DE GAUCHE CONSACRE A L'ALGERIE Un meeting « de gauche » contre la guerre d'Algérie s'est tenu au Quartier Latin, quelques jours après le bombardement de Sidi Sakhiet Youssef. Ont pris la parole à ce meeting : Jean Amrouche, J.-M. Dome nach, Cl. Roy et Fr. Jeanson. aux et les Amrouche est le seul orateur à avoir parlé sans équivoque de l'indé. pendance algérienne. Son nationalisme (algérien) est conséquent et tran- che nettement sur la position de la gauche représentée par Domenach et Cie. Au cours du meeting la fameuse polémique entre le F.L.N. (représenté par Amrouche) et la gauche polémique dont Cl. Roy s'est félicité qu'elle ait pu avoir lieu malgré la guerre, admirant qu'on ait pu passer « de la critique des armes armes de la critique », et condensant ainsi dans la formule renversée de Marx son ouvre lamen. table de liquidation du marxisme) a montré son vrai visage. Elle n'oppose absolument pas les « durs >> « mous », les militaires (algériens) et les politiciens (français), ou encore les nationalistes du F.L.N. et les socialistes de la gauche française, comme le prétend Gilles Martinet par exemple. Elle cristallise simplement l'opposition absolue qui existe entre le nationalisme algérien d'une part et d'autre part cette entreprise de replâtrąge du colonialisme français à quoi se réduit fina. lement la politique de la gauche et son programme : « Liens dans l'in. dépendance ». Naturellement Amrouche partage avec ceux en compagnie de qui il polémique courtoisement, le même nationalisme borné, mais au service d'une autre nation. Définir le régime qui s'instaurerait dans l’Algérie indépendante, et pour lequel les fellah algériens font le sacrifice de leur vie, lui semble sans utilité : les revendications algériennes, nous apprend-il en passant, sont « démocratiques ». Rien de plus. D'ailleurs les orateurs qui ont suivi Amrouche n'ont pas songé à lui demander des précisions sur ce sujet. Toutes leurs préoccupations allaient aux fameux « Liens ». Comme l'a dit Jeanson : « Toutes ces questions (c'est- à-dire : le programme du F.L.N., sa représentativité, le M.N.A., etc.) ne nous regardent pas. » Ce qui nous regarde, pour les orateurs de la gauche (Domenach, Cl. Roy, Jeanson) c'est « l'intérêt de la France ». C'est « l'intérêt de la France » qui demande qu'on mette fin à la guerre d'Algérie en négo- ciant avec le F.L.N. Comment la gauche définit-elle cet intérêt ? Néga. tivement de la façon suivante : continuer la guerre, c'est favoriser les chances d'un coup d'Etat fasciste France : « Souvenons-nous de l’Espagne » (Domenach). Et d'autre part, il est évident que « nous >> ne vaincrons pas l'insurrection algérienne. Le général Leclerc l'a dit : « La volonté d'un peuple c'est le seul engin tout terrain. » (Domenach). Sur le contenu positif de l'intérêt de la France, les orateurs de la gauche sont plus vagues. Domenach parle d'« ensemble maghrébien », de la nécessité de conserver des liens « d'argent et de commerce >> l'Algérie indépendante, et n'oublie pas le pétrole saharien. De toutes façons cet intérêt, sur le contenu de classe duquel on évite de dire un seul mot, est terriblement menacé. Le thème revient tout au long du meeting : d'autres nations cherchent à remplacer la France en Afrique du Nord, il n'y a plus un jour à perdre pour négocier, il est peut-être trop tard, etc. Parodiant ainsi la droite, la gauche fait sans pudeur le coup du « dernier quart d'heure ». « Faisons la paix sinon les autres la feront à notre place » (Domenach), ou « la guerre ne doit pas prendre fin sans que la France se trouve du bon côté » (Jeanson). Puisque sa lutte contre la guerre d'Algérie est menée sur un plan purement nationaliste, la critique à laquelle la gauche soumet la poli. tique gouvernementale est elle aussi purement nationaliste : « C'est le gouvernement qui conduit à la perte totale de l'Algérie » explique Claude Roy. Au contraire reconnaître l'indépendance à l’Algérie c'est reconnaître également des « liens dans l'indépendance ». Avant d'arriver à cette conclusion Roy a eu le temps de postuler qu'« à gauche comme à droite il n'y a que des innocents, des bons patriotes » et de réduire par conséquent la guerre à un « conflit infernal de bonnes intentions ». Quelle est la place dans tout cela de la classe ouvrière ? On en parle peu. De même que le redressement de « notre » économie par la planification et les nationalisations le laisse indifférent, de même le prolétariat ne lèvera pas le petit doigt pour sauver les restes du colo- nialisme français en Afrique du Nord. Cela, la gauche le sait : or, c'est en avec précisément à cette entreprise de sauvetage du colonialisme français, ébranlé dans ses fondations par l'insurrection algérienne, que se réduit la politique de la gauche. C'est pourquoi, à l'intervention de la classe ouvrière, elle préfère les lamentables « manifestations silencieuses » et les protestations d'universitaires. De toutes façons elle a postulé une fois pour toutes que le prolétariat est une masse amorphe, mani- pulée à sa guise par le P.C., incapable d'une action autonome, sans objectifs ni organes de lutte propres. Pour le moment Moscou tient le prolétariat endormi : attendons qu'elle le réveille. Jeanson, justement, vient d'affirmer que cette fois-ci, ça y est, Moscou a décidé, bientôt le P.C. lancera les ouvriers dans la lutte contre la guerre. Réjouissons. nous, et surtout ne nous demandons pas pourquoi le P.C. a tellement attendu, ou pourquoi il a sacrifié la lutte ouvrière contre la guerre sur l'autel de l'unité d'action avec le parti socialiste : là n'est pas la question. La conclusion de tout cela est évidente : la gauche se propose de sauver ce qui peut être sauvé du colonialisme français en Algérie. Son programme c'est le replâtrage de l'édifice ébranlé du colonialisme par la négociation avec le F.L.N. Elle ne fait ainsi que remplir sa fonction historique qui est de sauver le système d'exploitation capitaliste chaque fois que la lutte des masses en l'occurrence les masses algériennes le rend inviable. Il reste cependant que les meetings de la gauche ont un certain intérêt : ils offrent la possibilité à des militants révolution- naires d'intervenir sur la base de la solidarité prolétarienne et de pré- scnter des positions, par exemple sur le F.L.N. et sur les révolutions dans les pays coloniaux en général, qui ne sont défendues par aucune formation politique. Ils constituent également un public de jeunes gens (i n’arpartiennent ni au P.C., ni aux partis trotskystes, ni à l’U.G.S. Ceux-ci n'ont généralement aucune formation politique, et vont à ces réunions comme ils lisent l’Express et France-Observateur : parce qu'aussi verurante que leur semble la « gauche patriotique », ils ne voient, en chors d'elle, rien d'autre et parce qu'il y a une disparition quasi totale d'une politique révolutionnaire en France. S. CHATEL. AU S.N.I. : REINTEGRATION DES EXCLUS Nous venons d'être réintégrés au Syndicat National des Instituteurs. Nous en avions été exclus pour six mois en juillet dernier (1) pour avoir voulu animer la vie de notre sous-section par des moyens que la Direction syndicale a considérés, à tort, comme antistatutaires (envoi à chaque instituteur du 14° et à quelques autres d'un projet de motion critiquant la tactique des grèves tournantes, proposant d'envisager un mouvement général et illimité, une augmentation uniforme, des condi. tions de travail acceptables et des formes d'action capables de susciter la participation de tous les instituteurs). Les six mois écoulés, nous avons demandé notre réintégration. Réponse de Séguy, secrétaire du S.N.I. : « Le Bureau départemental a décidé de renvoyer votre demande de réintégration devant le prochain Conseil syndical, des éléments nouveaux ayant été portés à sa connais- sance pendant la durée de suspension de vos activités syndicales ». Ces « éléments nouveaux » étaient : La Tribune des Enseignants et l'article paru dans Socialisme ou Barbarie : « Exclusions au S.N.I. » N'ayant reçu aucune convocation, nous nous sommes informés de la date de ce Conseil. Nous avons également demandé à un certain nom- (1) Voir Socialisme ou Barbarie, N" 23, « Exclusions au S.N.I. », page 200. 136 mor- ceaux : assez saine pour ne bre d'instituteurs, d'assister à cette réunion. Nous ne voulions pas être une deuxième fois exécutés sans témoins et nous pensions aussi que la présence inaccoutumée d'une dizaine de spectateurs inciterait les conseillers syndicaux à réfléchir et à s'appliquer d'une façon un peu plus « personnelle ». C'est d'ailleurs ce qui est arrivé. Notre affaire était, bien entendu, le dernier point de l'ordre du jour C'est d’un ton plein de gravité que Séguy met le Conseil syndical au courant des deux faits nouveaux l'article de « Socialisme ou Barbarie » et « La Tribune ». Il a la revue à la main. A l'entendre, on pourrait croire que nous avons voulu couper le syndicat en « Nous avons pour devoir de défendre l'organisation syndicale, nous devons nous montrer dignes de la confiance des syndiqués qui nous ont élus; c'est pourquoi j'ai jugé nécessaire de consulter le Con- seil syndical au sujet de la réintégration de ces camarades ». Représentant l’Ecole Emancipée, Bossut explique qu'il a voté contre les sanctions à la Commission des conflits, qu'il a voté contre notre exclusion, que l'organisation syndicale est pas avoir recours à des sanctions comme moyen de défense, qu'il est faux de vouloir se protéger de cette façon. Il ne faut pas refuser la discus- sion, il ne faut pas appliquer une censure. Il met en garde les camarades de la minorité (communistes), qui avaient voté pour notre exclusion, « de ne pas se trouver un jour victimes eux-mêmes d'une décision de ce genre ». Voilà les minoritaires bien embarrassés ! Parce que minoritaires, parce qu'organisés en tendance politique (dont l'organe est « L'Ecole et la Nation »), il leur est assez difficile, maintenant que l'affaire com- mence à être connue, de se prononcer encore pour notre exclusion. Ils hésitent. Evidemment, disent-ils, ces camarades semblent avoir fait un travail fractionnel, mais écrire dans une revue politique, participer à une. Tribune de discussion, cela ne mérite pas une sanction. Les sont pas assez précis. Majoritaire de « gauche », Vessilier demande alors aux trois cama- rades incriminés de répondre à deux questions : 1) Pensez-vous, comme on peut le supposer en lisant la brochure « Comment lutter ? », que les organisations syndicales sont inaptes à remplir leur fonction ? En ce cas votre place n'est pas à l'intérieur du syndicat. 2) Si vous ne pensez pas cela, êtes-vous prêts à respecter les règles de l'organisation syndicale ? Nous prenons alors la parole et affirmons : a) le droit d'écrire dans une revue politique; b) la nécessité de La Tribune des Ensei. gnants; c) l'injustice de la sanction qui a été prise contre nous. Mais l'assemblée des conseillers s'impatiente. Elle ne veut plus enten. dre parler de l'exclusion, il ne s'agit que de la réintégration: « Vous en- gagez-vous, oui ou non, à respecter la discipline syndicale ? » Curieuse façon de dissocier deux choses qui n'ont de sens“ qu'ensemble puisque s'il n'y avait pas eu d'exclusion, il n'y aurait pas de problème de réin. tégration ! Mais de toutes parts on nous crie : « Dites oui, dites oui ». L'atmosphère devient bon enfant. On affecte de nous traiter comme des entêtés. Foin des problèmes ! Nous demandons ce que doit signifier ce « oui » : aura-t-on le droit de continuer à faire paraître La Tribune ? Oui entendons-nous répon- dre cela dépend de ce qu'elle contiendra. Dans ces conditions, nous prononçons enfin le « oui », en précisant : Nous nous engageons à res. pecter les règles syndicales d'autant plus volontiers que nous estimons toujours ne pas les avoir enfreintes. Enfin çà y est ! Tout le monde a l'air soulagé. Sauf Seguy : « Je pense, dit-il, que le oui que viennent de pro- noncer ces camarades n'a pas le même sens pour tout le monde. Dire faits ne 137 oui cela doit signifier respecter les règles syndicales y compris la décision de la Commission des conflits ». Nous avions affirmé tous les trois que la décision d'exclusion de la Commission des conflits était injustifiée et anti-statutaire. Mais le Conseil syndical à large majorité décide notre réintégra. tion, Seguy a quand même le mot de la fin : « Attention. Je ne partage pas l'optimisme des camarades et, la prochaine fois, c'est définitivement que vous serez exclus ! » M. IMBERT. 1 138 Les Livres LA NOUVELLE CLASSE DIRIGEANTE par Milovan Djilas Djilas ne s'en tient pas au sujet anno noncé, au début et à la fin de son livre, notamment ; toutefois, la déception causée par la lecture de cet ouvrage est autrement motivée : nous espérions un témoignage et nous voici en présence d'un digest anticommuniste. Seule l'analyse de la nouvelle classe (le tiers du livre) est valable quoique ni la forme ni le contenu n'en soient nouveaux. Dès lors, il est possible d'étudier successi- vement : 1) Ce dont on déplore l'absence : le caractère testimonial ; 2) Ce dont on déplore la présence : la critique sommaire du mar. xisme ; 3) Ce dont on déplore la brièveté : l'analyse de la Nouvelle Classe dominante. 1. Le caractère testimonial. Qui ne le saurait par d'autres sources ne pourrait croire quelques lignes de la préface exceptées (1) que l'auteur a été « membre du qua- driumvirat qui dirigea la Yougoslavie après 1945 ; président du parlement, puis théoricien officiel du titisme » (2). Cet anonymat n'est pas l'effet du hasard ; Djilas précise : « J'ai essayé de me détacher des limites qu’im. pliquerait la considération de mes problèmes privés ». (3) Certes per- sonne ne demandait d'autocritique, mais on aurait aimé connaître les rai. sons qui ont amené, peu à peu (4), ce dirigeant à se rendre compte de son appartenance à une nouvelle classe exploiteuse. Djilas n'a pas écrit le livre que lui seul pouvait écrire et il a écrit celui qui était déjà imprimé un peu partout, comme il le reconnaît lui. même: « A peu près tout ce que contient ce petit livre a déjà été exprimé autre part. » (5) Davantage, si Tito n'avait pris soin de faire condamner Djilas à cause de ce livre même, on pourrait se demander s'il ne s'agit pas d'un faux. * Traduit de l'anglais par André Prudhommeaux. Plon. 1957. 272 pages. (1) « J'ai traversé tout l'espace qui reste ouvert à un communiste dans la prison du système : j'ai parcouru tous les degrés du plus bas au plus haut rang de l'échelle hiérarchique, et vice-versa. » (Préface, II). (2) Note liminaire de l'éditeur. (3) Préface, I. (4) « Je ne suis pas de ceux dont la désillusion fut brutale... Je me suis séparé du parti graduellement... à mesure que j'édifiais le tableau... que je présente aujourd'hui au public ». (Préface, II et III). (5) Préface, II. Cet aveu, apparemment, a échappé à Guérin et à Na- ville qui dans Arguments (N° 6) font assaut d'érudition pour montrer que Djilas n'a rien inventé. L'un cite Proudhon et Bakounine, l'autre Bruno Rizzi, Burnham, etc. Quel est l'intérêt de ces recherches en paternité ? Ou alors pourquoi ne pas citer aussi Saint-Simon ou Tocqueville et plus précisément 0. Bauer (Bolchévisme ou Social-démocratie) ? Sans doute 139 on ne Son ouvrage achevé, Djilas s'est rendu compte de cette carence qu'il a voulu pallier (20 lignes de confidences) ou justifier dans la préface : « Le contenu de cet ouvrage pouvait être présenté d'une autre manière >> (6), mais ce n'est pas sans mauvaise foi qu'il affirme ensuite qu'on trou- vera, en son livre, une sorte de synthèse des trois possibilités qui s'of. fraient à lui : écrire 1) une histoire de la révolution yougoslave, 2) la confession d'un révolutionnaire, ou 3) un ensemble cohérent d'opinions. « On pourra trouver un peu de tout cela » (6). En réalité, trouve qu'un ensemble d'opinions qui concernent plus souvent l'U.R.S.S. que la Yougoslavie, Staline que Tito, bien que Djilas avoue ne pas connaître grand chose en dehors de l'univers fermé dans lequel il a vécu (6). La référence aux autres pays pourrait effectivement être utile, comme il dit, pour la « mise en perspective » (7) de ce qu'il sait de son pays ; cependant, en lisant l'ouvrage, on n'a aucunement l'impression que la réalité yougoslave soit le point de mire ; au contraire, cette réalité n'est presque toujours invoquée qu'à titre d'exemple secondaire (après l'exem- ple de l’U.R.S.S.). Ainsi, quand Djilas veut marquer la différence de salaire entre un ouvrier et un permanent du parti, il cite l'étude de Orlov : Staline au pouvoir, publiée à Paris en 1951, qui fait état de chiffres (1.800 roubles pour l'ouvrier, 45.000 pour le permanent) qui se rapportent à la société russe de 1935. (8) Djilas ne pouvait-il s'appuyer sur des chiffres décrivant un éventail de rémunérations plus près de lui, dans l'espace et dans le temps ? Quel. les raisons ont pu motiver un tel comportement ? Ce serait, écrit-il, pour être « aussi simple et aussi court que possible » qu'il aurait donné à ce qu'il a vécu « la forme de la déduction logique ». (7) En fait, cette dé- duction se traîne en longueur ; on rencontre davantage de juxtapositions que de déductions et surtout la rareté des chiffres et des exemples fait que les analyses sont moins « simples » que superficielles et « courtes » au sens de sommaires. Djilas ne croit d'ailleurs pas à ces raisons puisqu'il ajoute : « Mon excuse est que cette démarche est appropriée à mon his- toire personnelle » (7). On pourrait voir là une allusion à son emprison. nement, mais cette situation ne le prive pas de la mémoire de sa vie ré- cente ; elle ne l'a pas empêché de citer le livre de Orlov (9) ; enfin Djilas se réfère lui-même à une motivation plus essentielle : cette méthode abstraite résulterait de sa « manière de travailler et de penser ». (My me- thod of working and thinking) (7). Pourquoi insister sur cette absence de caractère testimonial ? Ne suffit-il d'observer que Djilas refuse de parler de ce qu'il connaît et qu'il bavarde autour de ce qu'il ne connaît pas, privant ainsi son livre non seulement de tout attrait mais aussi de toute valeur ? L'objection serait valable si l'on pouvait considérer le pro- cédé de Djilas simplement comme un « caprice d'écrivain » ou comme un « trait du caractère de l'auteur ». En fait, chacun voit que la résistance à la confession est un refus de reconnaître les « erreurs du passé ». Djilas élève toujours au niveau de l'universel et du nécessaire son expérience serait-il plus opportun de remarquer, à la suite de Kant, qu'il y a toujours des gens « qui ont assez d'esprit une fois qu'on leur a montré une chose pour la retrouver dans ce qui a déjà été dit mais où personne auparavant ne s'avisait de la remarquer ». Surtout ces rapprochements sont souvent superficiels sinon incorrects. Lire à ce sujet la mise au point de Lefort à propos de Burnham (Arguments, Nº 4, p. 19-20). (6) Préface 1. (7) Préface II. (8) N.C. p. 54. (Nous désignerons ainsi par la suite, le livre de Djilas : La Nouvelle classe dirigeante, par les initiales N.C.). (9) On trouvera d'autres statistiques empruntées à des livres étran. gers, notamment pp. 140-141, 250, 256 et des citations parfois longues pp. 14, 25, 40, 52, 111, 154, 158, 169, 172, 177, 183, 199. ! actuelle (10), en laquelle, dès lors, logiquement aucune place ne peut être réservée aux opinions anciennes (ou futures); son système de pensée mili. taire et totalitaire le conduit à considérer le passé comme supprimé. Djilas n'ose dire qu'il a toujours été pur, mais le suggère en décrivant à la fin du livre (12), sur le mode émouvant, l'illusion du communiste sincère, « lorsque le mouvement était encore dans sa pureté première. » Est-il oiseux de remarquer que d'autres ex-bureaucrates (en France, par exemple, Marty, Lecoeur, et aussi Hervé) ont eu la même attitude de discrète pudeur ? On peut penser que la pratique qui leur était imposée de l'autocritique a provoqué en eux une répulsion pour toute espèce de confession et même de confidence. Mais la « résistance » paraît plus eşsen. tielle : une « conversion » ne supprime pas le passé, leur passé ; leurs « erreurs » sont consubstantielles à une trop prande partie de leur vie pour qu'il leur soit possible de les voir à distance, objectivées et comme les actions d'une bureaucratie exploiteuse. Davantage, ils se sentent pris dans un dilemme : déclarer qu'ils étaient des exploiteurs sans le savoir (à la manière de M. Jourdain) plaide en faveur de leur bon cæur mais met en doute leur lucidité et par là dévalue leur prise de position présente; s'ils se trompaient si facilement autrefois pourquoi plus aujourd'hui ? Prétendre, d'autre part, qu'ils étaient conscients d'être des exploiteurs serait avouer que l'intérêt personnel et le goût de la domination peuvent être les mobiles de leur conduite. Saint Paul expliquait facilement sa conversion par la grâce divine, une apparition brusque et éblouissante qui avait fait tomber les écailles de ses yeux. L'ex-bureaucrate n'a pas les mêmes facilités ; il affirme avoir trouvé le salut par lui-même et dès lors, il ne peut se trouver d'excuses pour le passé sans se condamner pour le présent. Il ne lui reste que le refoulement de ce passé qu'il veut dissi- muler sous l'apparence modeste de son insignifiance. Mais cette insigni- fiance simulée met en lumière l'importance de ce qu'on voudrait nier et, en fait d'insignifiance ne détermine que celle réelle cette fois du livre. II. La critique sommaire du marxisme. De ce caractère superficiel, il y a d'abord une « preuve » extérieure : de larges extraits de l'ouvrage ont été publiés par la presse d'extrême droite, notamment par l'Aurore. Dès septembre 1957 (c.-à-d. avant la tra- duction chez Plon) Rivarol analysait le livre sur deux grandes pages éclai. rées par deux photographies de Djilas (sur l'une d'elles, il est aux côtés de Tito). Le début du texte de Rivarol est le suivant : « La Nouvelle Classe, ...a produit l'effet d'une bombe derrière le rideau de fer. La pro. pagande communiste n'eut pas la possibilité d'utiliser contre Djilas ses procédés habituels. Il lui fut impossible d'accuser l'ex-Nº 2 du Parti com- muniste yougoslave de s'être vendu pour de l'or aux capitalistes. Au lieu de choisir la liberté comme Kravchenko ou Petrov, Djilas a accepté de devenir le prisonnier de la « nouvelle classe » dont il fut l'un des diri. geants. Moralement il est invulnérable. Pour rendre son livre inoffensif, il faut réfuter ses arguments. » D'autres critiques radicales des régimes staliniens ont été publiées précédemment, par des marxistes, sans que Rivarol manifeste le souci d'en informer ses lecteurs. Certes Djilas n'est pas responsable directement de l'usage.qui est fait de son texte, mais il n'est pas indifférent qu'une feuille, spécialisée dans la réclame pour le Sonocoffre, en fasse un tel cas. Une critique de la « nouvelle classe » ne doit-elle pas atteindre toutes les classes exploiteuses ? Hélas ! si Djilas ne s'est pas réfugié physiquement (10) Devant le tribunal de Sremska Mitrovica, le 4 octobre 1957, il aurait déclaré : « Je maintiens tout ce que j'ai déclaré dans ce livre du premier mot jusqu'au dernier. » (12) N.C. p. 187. 14 1 en Amérique il y a apparence qu'il y soit en esprit. On en jugera par la suite. Pour comprendre la philosophie politique de Djilas, il faut prendre, pour point de départ, la fin du livre. Djilas y pense que le communisme pourrait être utile s’il consentait à se démocratiser : « Le communisme contemporain pourrait apporter sa pierre à l'édifice planétaire s'il consen- tait à servir politiquement l'unité mondiale par sa propre démocratisation et en rouvrant carrément ses portes et ses fenêtres. » (13) A l'est, l'amé- lioration dépend de facteurs politiques, à l'ouest, de facteurs économiques (14) (comme si on pouvait ainsi dissocier ces deux facteurs). Dès lors, Djilas croit engendrer une sirène vivante en coupant en deux femme et poisson. Il écrit que la nouvelle classe devrait résilier son monopole sur la propriété, sur l'idéologie et sur le gouvernement. Ce serait « le com- mencement de la démocratie et de la liberté » (15) ; « les travailleurs pourraient participer au fruit de leur travail ». (16) Très bien ! On croi. rait lire une encyclique du Saint-Père. L'expression de tels veux est-elle bien utile ? Où est l'analyse des moyens de cette transformation ? Djilas confesse son indigence ; il ne voit pas comment les mutations qu'il sou- haite « pourraient se produire dans les pays soumis au système » (15), car ce serait, comme il dit, « abolir » la nouvelle classe dirigeante. Ces changements se sont produits en régime capitaliste, note-t-il, « sous la pression des grèves et de l'action parlementaire ». (15) Il faudrait donc introduire, dans les démocraties populaires, la pluralité des candidats. Les essais tentés en Yougoslavie ont été qualifiés de « déroutants » par la direction du Parti ; ailleurs, il se peut que l'on ait eu l'intention de faire des électeurs les arbitres entre 2 ou 3 candidats du Parti ; mais, affirme Djilas, « la chose est difficilement généralisable ». Peut-être serait-ce, selon lui, « le commencement d'un cours démocratique dans le système communiste » ; aussi, « le courant de libéralisation » s'orientera plutôt « vers le système de la gestion dite « ouvrière » et non « vers la démo. cratie politique ». (17). Djilas se contente d'énoncer cette opposition entre « gestion dite ouvrière » et « démocratie politique ». Il faut chercher 30 pages plus haut une critique des « conseils », mais, pour être juste, il convient de souligner que, cette fois, Djilas parle bien des conseils you. goslaves et que son livre aurait eu un grand intérêt s'il avait été ainsi composé tout entier avec des informations de première main. La préten- due gestion ouvrière et l'autonomisation des entreprises sont fictives ; elles n'ont été, pour le régime, que des soupapes de sûreté. « Qu'est-ce, en effet, demande justement Djilas, qu’une gestion ouvrière qui n'est pas accompagnée d'un partage des profits entre ceux qui travaillent ? » (18) Or la fiscalité et l'emprunt forcé, ou, comme il dit plus loin, la « confis. cation des profits excessifs sous prétexte de réinvestissement ou de mesu. res anti-inflationnistes » (19) ont épongé « le solde bénéficiaire que les travailleurs croyaient pouvoir se distribuer ; il ne leur est resté que les miettes de la table et quelques illusions de moins » (18). Il ne reste aux travailleurs que la possession de petites sommes et le droit « de présenter des suggestions » quant à la manière dont ces sommes pourraient être utilisées par le Parti et les organisations syndicales (19). Djilas condamne donc les conseils : « sans liberté universelle, la gestion ouvrière ne peut être libre ; il est clair que dans une société asservie rien ne peut être décidé librement par personne » (18). Ne chicanons pas sur l'imprécision (13) N.C. p. 259. (14) N.C. p. 258. (15) N.C. p. 54. (16) N.C. p. 53. (17) N.C. p. 118. (18) N.C. p. 81. (19) N.C. p. 132. 142 du « rien » ni sur celle du mot « personne » (20). Il est tout aussi clair que dans une société où s'exercerait la « liberté universelle » la gestion ouvrière libre serait non seulement possible mais nécessaire. Djilas est un penseur manichéiste, sans espérance, sans imagination et sans péné- tration. « La démocratie politique » ne peut-elle être atteinte par la gestion ouvrière ? Une liberté, d'abord octroyée, partielle et même illu- soire ne peut-elle être dynamique ? Quand les seigneurs accordèrent les premières franchises aux communes, leur intention n'était pas de donner, même à échéance, le pouvoir à la bourgeoisie (21). Les révoltés de Budapest n'ont-ils pas dit que les pseudo-conseils yougoslaves avaient eu pour eux une valeur de signal, non certes, par ce qu'ils étaient' en fait (ce que les Hongrais ignoraient) mais par ce qu'ils prétendaient être (qui était, pour ces Hongrois, exemplaire). En réalité, Djilas se livre encore ici à une « contamination » ; il faut séparer nettement deux problèmes : d'abord, il est vrai, comme le remarque Djilas, que le système ne peut être peu à peu réformé de l'intérieur jus- qu'à devenir insensiblement un régime de liberté ; certes des réformes sont possibles mais seulement, comme en régime capitaliste, à titre d'amé- nagements ou de variantes de l'exploitation. Mais, d'autre part, il est faux de prétendre que les libertés octroyées sont et seront de nul effet ; c'est là adopter le point de vue des exploiteurs et il est sûr que si cette liberté octroyée peut prendre un car ctère explosif ce sera malgré et contre la volonté des bureaucrates. Mais il semble que toute perspective révolu- tionnaire soit étrangère à la pensée de Djilas. Pour lui, il va de soi que les échecs du passé (et notamment la mysti. fication yougoslave) aient valeur de preuve définitive et universelle : « la dictature du proletariat demeure, soit un idéal chimérique, soit une fonction réservée à un groupe restreint de chefs politiques » (22). Dès lors, il se croit autorisé à recommander les vieilles recettes : « l'autori- sation d'un second parti » ou la restauration de la « démocratie dans le parti unique » (23) ; la « séparation des pouvoirs » (24) et, même et surtout, les procédés éprouvés du réformisme : « Le propre de la démo. cratie, c'est d'être occupée au perfectionnement des petits moyens de tous les jours » (25). Il confirme, soixante pages plus loin : « Les leaders soviétiques n'ont jamais rien compris et ne comprennent encore rien à la valeur de la social-démocratie réformiste » (26). Ne peut-on ajouter que l'ouvrier français par exemple ne la comprend guère davantage ? Djilas explique ainsi par les « succès du réformisme », la disparition des partis communistes dans les pays économiquement développés de l'ouest (les exceptions française et italienne étant signalées mais non expliquées.) (27) Cette reconnaissance d'une amélioration, graduelle mais réelle, ne contredit-elle pas ce qui a été dit des conseils ouvriers, précédemment soumis à la loi du « tout ou rien » ? En aucune façon, dans l'esprit de Djilas du moins ; si le réformisme peut suivre cet humble chemin, pro- gressivement libérateur, c'est parce qu'il est déjà un « régime de liber- (20) Djilas ne pense même pas à réfuter par ex. le néo-stoïcisme de Doudintsev qui lui fait dire dans L'Homme ne vit pas seulement de pain que « celui qui a appris à penser ne peut être complètement privé de sa liberté. » Il ne nous explique pas davantage comment la « privation de liberté » dont souffre Tito est comparable à celle d'un manouvre. (21) Duvignaud, par ex., a développé ce thème, dans La Commune. Plus précisément nous estimons que Djilas dénonce justement la duperie des « conseils yougoslaves »'; mais que les conclusions qu'il en tire sur l'impossibilité de toute gestion ouvrière sont pour le moins incorrectes. (22) N.C. p. 96. (23) N.C. p. 75. (24) N.C. p. 106-107. (25) N.C., p. 200. (26) N.C. p. 260. Cf. aussi, remarques analogues, p. 16. (27) N.C. p. 17-18. 143 comme (28). La liberté politique est condition sine qua non du progrès relatif à une plus équitable répartition des biens. Djilas n'ignore sans doute pas la critique marxiste de la « démocratie formelle », de la « li- berté de la presse », etc., mais il semble que la suppression de toute liberté dans les régimes staliniens fasse apparaître la liberté formelle une liberté réelle à laquelle manquerait seulement la « liberté économique »! La preuve en est que les « communistes » utilisent réelle- ment cette liberté formelle (et parfois efficacement) dans les pays bour. geois dans lesquels ils sont en minorité ; « mais là où ils réussissent à s'emparer du gouvernement, ils deviennent les adversaires de toute liberté formelle, qu'ils qualifient aussi de « bourgeoise ». Alors « la dictature du prolétariat » conduisant à « l'abolition des classes » est présentée, par les arguties cauteleuses de Lénine, comme « une liberté réelle » (28 a). Voilà un exemple du mécanisme de démonstration propre à Djilas : les régimes staliniens se prétendent libres (alors qu'ils ont étranglé la liberté) donc leur critique de la liberté formelle est fausse ! Toujours le même manichéisme enfantin, et la même agitation journalistique à la surface de la thèse fondamentale de Marx bien connue: « la production économique et la structure sociale qui en résulte nécessairement, forment, à chaque époque historique, la base de l'histoire politique et intellectuelle de cette époque » (29). Jamais Djilas ne tente de critiquer, même à sa mesure superficielle, cette thèse ; il se contente d'affirmer que la prise de pouvoir par les travailleurs n'est pas nécessaire à l'instauration d'un régime libre. On a ici un exemple de la déplorable méthode de Djilas : il a bien discerné, pour l'avoir vécue, la pseudo-autonomie des conseils yougo. slaves, mais il ne comprend pas que dans une société d'exploitation n'est également possible qu'une pseudo liberté politique. Que sont, par exemple, en réalité, les élections libres occidentales dont Djilas paraît si friand ? Si le vice le plus apparent des élections staliniennes est la désignation par le parti d'une liste unique de candidats, faut-il croire qu'en Occident ces désignations sont libres ? N'importe quel prolétaire a-t-il réellement les loisirs et l'argent nécessaires, pour mener une campagne électorale ? Quelles sont, d'autre part, les chances d’un candidat qui n'est pas soutenu par un parti puissant ou par de grands capitaux ? Du moins, dira-t-on, l'électeur peut choisir son candidat ! Mais, si ce candidat n'a que quelques voix que signifie ce choix ? Et s'il est élu, il entre aussitôt dans un autre monde où ses actions deviennent incompréhensibles et incontrôlables. Ainsi, la liberté des candidatures, dans un régime d'inégalités et d'exploi.. tation de classe, est bien « formelle » ; il faut que l'inculture de Djilas soit yrande pour qu'il ne voie dans cette expression qu'une injure. La suppression de l'aliénation économique est donc condition sine qua non d'une liberté politique réelle ; c'est pourquoi on ne pourra parler de conseils ouvriers autonomes que si leur gestion s'étend à tous les aspects de la vie sociale. Djilas en conviendrait peut-être, mais il n'y croit pas. Car les Soviets, « suprême découverte » du Marxisme, selon Lénine, « forme politique nouvelle », selon Trotsky, ne sont, pour Djilas, que structures illusoires qui « se transformerent presque insensiblement de rassemblements révolutionnaires en une simple couverture pour la dicta- ture totalitaire de la nouvelle classe » (30). Djilas n'essaye d'expliquer ni le pourquoi, ni même le comment de cette dégénérescence. Cette expé- rien:e manquée suffit pour que Djilas conclue que l'échec était fatal : (28) N.C. p. 103. (29) F. Engels. Préface du Manifeste du P.C. Ed. de 1883. Faut-il encore citer, à ce propos, les dernières « corrections » de Staline (A propos du marxisme en linguistique) ? L. Goldmunn parle aussi d'une « autono. mie relative » des idéologies par rapport aux infrastructures, dans Science humaine et philosophie. Paris 1952. p. 93. (30) N.C. p. 97. 144 se « Une dictature du prolétariat qui serait directement mise en æuvre par le prolétariat lui-même est une pure utopie étant donné que nul gouver- nement ne peut fonctionner sans appareil politique » (31). On voit le peu de chemin parcouru par Djilas et que l'expérience yougoslave ne lui a rien appris de positif. Le prolétariat, selon lui, est incapable de gérer ses propres affaires et encore moins celles de la communauté. Il est donc condamné soit à l'anarchie, soit à la délégation de ses pouvoirs à un parti, à un groupe restreint ou à un homme. Cette délégation ne peut être évitée. S'il y eut, dans le passé, des communautés sans autorité ni gouvernement, il s'agissait d'une « sorte de transition entre les formes semi-animales et les formes humaines de la vie collec: tive » (32). Cette « preuve historique » permet à Djilas de continuer : « Il est illusoire de prétendre que l'Etat peut disparaître soit en résorbant soit en s'identifiant à la société » (32). Dans le régime actuel de la Russie, Djilas trouve une parfaite confirmation : « les classes ne disparaissent pointET l’Etat ne manifeste aucune tendance à dépé- rir » (28). Le. « ET » laisse rêveur : n'est-ce pas plutôt parce que les classes n'ont pas disparu que l'Etat ne peut dépérir ? Ainsi Djilas tantot ne va pas au delà de la juxtaposition puérile de ses constatations, tantôt (et c'est plus grave) raisonne comme l'Anglais célèbre en présence de la femme rousse : En Russie les soviets ont dégénéré donc ils dégénè. reront partout et toujours. Cet échec historique n'est plus conçu comme lié à une phase donnée du mouvement ouvrier mais devient une catégorie nécessaire de l'évolution des sociétés humaines qui voudraient s'écarter de la démocratie occidentale. Tel est le paralogisme fondamental et quasi permanent de ce livre. « L'échec » du stalinisme est la « réfutation » du marxisme ; la condamnation du Stalinisme entraîne, en ce mécanisme simpliste, celle de Marx. Djilas s'en donne à cæur joie : Marx est un penseur banal qui a emprunté les fondements de sa philosophie « de-ci et de-là » (33) chez Démocrite, Héraclite et Hegel. C'est un écrivain terroriste qui ne triomphe qu'en insultant l'adversaire (méthode singée par ses « continuateurs ») (34). Aussi, « sans les exigences politiques du mouvement ouvrier... cette philosophie dogmatique qui s'intitule marxiste serait oubliée, classée dans un tiroir » (Djilas ne demande pas par quel curieux hasard c'est justement cette philosophie dogmatique celle d'Auguste Comte ou de quelqu'autre qui a été « sauvée » des tiroirs, alors que Marx avait lui-même abandonné par exemple l'Idéologie allemande à « la critique rongeuse des souris ») (35). Djilas continue : < du point de vue scientifique, l'idéologie marxiste est sans intérêt, ses deux sources étant essentiellement la spéculation hégélienne et la méta- physique matérialiste » (36). Cependant « les études économiques et sociales de Marx restent de la plus haute tenue scientifique et litté. raire » (36). Encore une fois, Djilas se contente de juxtaposer ses opinions. Aucune analyse ne vient affirmer ni infirmer la possibilité d'une liaison logique entre économie et philosophie marxiste. Certes, Marx n'est pas un penseur « tabou », ce serait lui être infidèle que de croire ses thèses « éternelles » ou simplement hors de l'histoire. On pourrait se demander s'il y a, en effet, cohérence entre le mécanisme matérialiste de certains aspects de la philosophie et la conception de la mission révolutionnaire du prolétariat. Djilas n'effleure pas ces problèmes ; s'il ne voulait pas nous faire ses confidences, du moins aurait-il dû se dispenser de « réfu. et non (31) N.C. p. 96. (32) N.C. p. 102. (33) N.C. p. 1. (34) N.C. p. 153. (35) Préface de la Contribution à la critique de l'économie politique (1859). (36) N.C. p. 7. 145 ter » le marxisme en quelques lignes ; il aurait pu ainsi consacrer son livre entier (et non le tiers) à l'étude de la nouvelle classe qui était à sa portée et éviter d'étaler au grand jour l'insignifiance d'une réflexion sur la pauvreté d'un savoir. III. L'analyse de la nouvelle classe. ; besoin pour La première question est celle de la genèse de la Nouvelle classe les lecteurs de Socialisme ou barbarie savaient déjà que la Bureaucratie s'est imposée parce qu'elle était le groupe qui soutenait « de la façon la plus décidée et la plus cohérente l'industrialisation » et que « la Révolution communiste ne dévore pas ceux de ses enfants dont elle a sa continuation à travers l'expansion industrielle » (37). Cette nécessité économique évite Thermidor aux bourreaux, seuls sont éliminés les « purs $ qui continuent à croire à l'idéal de la Révolution. On pourrait ajouter que le processus thermidorien, de ce fait, s'est déclen- ché de l'intérieur, par une réaction endogène, dont Lénine eut conscience (38). Pour lutter contre la possibilité d'une réaction thermidorienne venue de l'extérieur, les dirigeants imposèrent le monolithisme du parti unique comme un dogme sacré. Djilas n'aperçoit que confusément ce processus que Victor Serge a décrit avec précision : « Boukharine dénonça le crime du Trotskysme qui préparait la formation d'un second parti ; et derrière ce second parti feraient masse tous ceux qui maudissaient le régime ; ainsi le schisme mènerait à l'effondrement de la dictature du prolétariat, l'opposition ne serait que le bélier de « la troisième force » silencieuse, celle-là, de la réaction. L'opposition avait très peur de ce raisonnement dont elle admettait la justesse ; elle adressa au congrès un nouveau message de fidélité, malgré tout. Que la « troisième force » fût déjà organisée (silencieusement, pourrait-on ajouter), cette idée n'était venue qu'à un jeune inconnu, Ossovski, désavoué de tout le monde » (39). Il faut revenir aux juxtapositions superficielles de Djilas : « La Révolution communiste n'a pu atteindre aucun des buts idéaux dont elle se réclame depuis 40 ans. Cependant elle a introduit dans une certaine mesure la civilisation industrielle dans les vastes étendues d’Eurasie » (40). Est-ce cette infidélité à l'idéal qui a valeur causale positive ? Comment expli. quer, dès lors, l'essor industriel dans les pays dont le régime politique est corrompu, dans la France actuelle, par exemple ? D'autre part, Djilas remarque lui-même que l'exploitation, dans un régime terroriste, a ses limites : « Un travailleur asservi, si médiocrement qu'on le nourrisse, coûte encore plus qu'il ne rapporte compte tenu de l'appareil admi. nistratif, pénitenciaire et policier dont l'intervention est nécessaire pour le contraindre au travail et son utilisation dans de pareilles conditions devient absurde ». D'autre part, la production moderne pose d'autres problèmes : « Une machinerie délicate et coûteuse ne peut être livrée aux mains des travailleurs réticents, incompréhensifs ou épuisés » (41). Encore une fois Djilas reste à mi-chemin et ne discerne pas l'incapacité d'une direction bureaucratique du travail humain (42). Il ne donne ainsi (37) N.C. p. 34-35. (38) « Lénine, en ces journées noires (la révolte de Cronstadt) dit textuellement à l'un de ses amis : « C'est Thermidor. Mais nous ne nous laisserons pas guillotiner. Nous ferons Thermidor nous- mêmes ! » Victor Serge, Mémoires d'un Révolutionnaire. C. d. E., p. 129. (39) V. Serge, Mémoires p. 225-226. (40) N.C. p. 38. (41) N.C. p. 136. (42) Voir à ce sujet, entre autres les témoignages de Mothé (Socia. lisme ou Barbarie, n° 22), et le livre de Doudintsev: L'homme ne vit pas seulement de pain. Djilas, sur ce point aussi, est victime des idées les 146 qu'une explication superficielle de l'abrogation de « la législation sovié. tique frappant les travailleurs de peines afflictives pour retard ou absence au travail » (décret du 27 avril 1956). Surtout il faut rendre compte de ce qu'on nous dit, à la fois, que les régimes staliniens assurent et entravent le développement économique. Il aurait convenu de lever cette « appa- rence » de contradiction. Djilas n'approfondit nullement la relation bureaucratie-économie ; il se borne à remarquer, qu'au départ, la Nou- velle classe était séparée des réalités économiques ; en ce sens, son ascen. sion est radicalement différente de celle de la bourgeoisie « qui avait été partie intégrante de la vie économique et sociale avant de saisir le pouvoir » (43). La Nouvelle Classe fut, à l'origine, un appareil révolution- naire clandestin. Le passage essentiel est le suivant : grâce à la révo- lution populaire, cette minorité organisée s'empare du pouvoir politique, destitue les classes possédantes mais ne détruit pas pour cela les réalités économiques. Au contraire, elle se trouve bénéficier immédiatement de « privilèges spéciaux et d'avantages économiques en raison de son mono- pole administratif » (43) monopole qu'elle doit au Parti. Remarquons toutefois, en passant, que ces notations suffisent à inva- lider les assimilations superficielles et incorrectes d'un Naville. Djilas ne reproduit pas les analyses de Burnham. Burnham explique qu'à une société dirigée par des propriétaires succède l'ère des organisateurs, les ingénieurs prenant la place des capitalistes. Djilas parle de tout autre chose ; il croit la direction par les ingénieurs nécessaire ; ce qu'il condamne c'est la soumission des ingénieurs à un parti qui règne non par le savoir technique mais par la police et par l'idéologie. Quoi qu'il en soit, il reste que la Nouvelle Classe se trouve ipso facto jouir de la propriété, telle que la définit le droit romain (« usage, jouissance et disposition de biens matériels »). La Nouvelle Classe s'assure une part privilégiée des ressources des biens communs, procède à la distribution, fixe les salaires, établit des plans et dispose donc souverainement de toutes les richesses nationales. Tout cela est bien connu, cependant Djilas utilise quelques formules heureuses : « L'exercice du pouvoir signifie l'usage, la jouissance et la libre disposition de presque tous les biens de , la nation ; la propriété est liée au pouvoir lui-même... l'exercice du pouvoir politique est la vocation idéale de tous ceux qui veulent vivre en parasites » (44). Pour décrire ce parasitisme, Djilas délaisse, un instant, son style abstrait : « L'établissement de la Nouvelle Classe comme posses- plus conventionnelles : si l'adhésion des travailleurs lui paraît souhaitable l'organisation par les ingénieurs n'en reste pas moins primordiale ; les ouvriers ,sont incapables de diriger la production. Il ne sait pas que la direction séparée est techniquement incapable de diriger le travail collec- tif ; qu'elle sollicite irrationnellement l'adhésion d'un travailleur qu'elle réduit en même temps à la fonction de rouage de machine et qu'elle ne peut donc réussir que dans la mesure où elle échoue. Il ne comprend pas davantage que cette séparation, loin d'être imposée par les complications techniques du travail d'usine est un fruit de la lutte entre deux classes. Dès lors, il n'est pas étonnant que Djilas n'aperçoive aucune explosion possible du système et qu'il recoure, faute de mieux, à la « liberté » occidentale. (43) N.C. p. 47-48. Djilas n'établit pas de relation dialectique entre la bureaucratie qui, d'abord force politique issue d'une promesse de libération (la paix, le pain, la terre), déclenche et était seule à même de déclencher à cause de son emprise sur les masses un formidable processus d'accumulation qui a permis à la fois l'industrialisation et la consolidation, sur de nouvelles bases, de la classe exploiteuse. Djilas croit le processus achevé et la nouvelle classe définitivement « consolidée » sur ses assises économiques, sans concevoir le dynamisme permanent du besoin de libération. (44) N.C., p. 55. 147 seur des richesses nationales se marque par des changements dans la psychologie, la manière de vivre et la situation matérielle de ses membres. Des maisons de campagne, des appartements luxueux, du mobilier et autres instruments de confort personnel sont parmi les acquisitions des nouveaux monopolistes. Des quartiers résidentiels spéciaux et des maisons de repos réservées deviennent l'apanage de la haute bureaucratie diri. geante... Le secrétaire du Parti et le Chef de la Police secrète, dans la plupart des localités, non seulement deviennent les plus hautes autorités reconnues, mais jouissent des plus beaux immeubles, automobiles, etc... Les budgets officiels, les « dons » plus ou moins honorifiques, les construc- tions exécutées pour les besoins de l'Etat : autant de sources constantes et inépuisables de profits pour la nouvelle bureaucratie politique... Parfois, les privilèges acquis se montrent exagérément dispendieux ou dangereux et la possession nominale en est abandonnée... ou confiée à des hommes de paille » (45). La description présente de Djilas semble nous mettre en présence d'une exploitation consciente, sinon cynique. Mais, alors, Djilas n'a-t-il pas été l'un de ces parasites ? Non, car la description pitto- resque est corrigée par l'analyse théorique : le phénomène d'exploitation est dissimulé sous le caractère abstrait de la possession collective ; le pouvoir sur les hommes est caché sous l'administration des choses (46). Masqué pour ceux qui le subissent, certes, mais aussi pour ceux qui l'exercent : la bureaucratie dominante, force cohérente et unanime dans la défense de son pouvoir en l'espèce, la propriété monopoliste et l'autorité totalitaire n'a pas conscience d’exister en tant que classe séparée (comme c'était le cas pour le Seigneur, le Clerc, le Bourgeois). Le communiste bureaucrate « ne se rend pas compte qu'il fonde, en sa personne, une nouvelle oligarchie ; il ne songe pas à se dire propriétaire se tient pas redevable des privilèges dont il jouit » (47). Cette confusion fait la force de la Nouvelle Classe ; elle peut d'autant plus facilement diriger les forces de la population qu'elle ne s'en distingue pas radicalement (du moins d'après l'idéologie qu'elle répand, précise Djilas). Une fois de plus, l'ex-parasite louvoie : eu égard à ses fonctions passées, il proclame l'inconscience des néo-exploiteurs, puis, emporté par la polémique, il les accuse de duplicité (utilisation des hommes de paille) ou, au moins, de mauvaise foi. Il est fort regrettable et même paradoxal qu'on en soit réduit, sur ce point aux conjectures. Au lieu de nous faire part de son expérience irremplaçable, Djilas se livre à une dissertation scolaire sur l'absence de moralité de la Nouvelle Classe, sur sa voracité, son ambition, sa férocité, sa vanité, sa duplicité (48). Ces défauts Djilas le reconnaît ne sont pas caractéristiques uniquement de la Nouvelle Classe. Il cherche donc des vices plus spécifiques : alors que, dans les autres systèmes, « les phénomènes de carriérisme et de fonctionnarisme » sont des signes de stagnation, ils sont, en U.R.S.S., (toujours la référence à ce qui n'est pas connu directement) le signe des privilèges qui accompagnent le vrai pouvoir (46). De plus, les postes administratifs ne pouvant être transmis par héritage, on constate « circulation des élites » intégrale et accélérée. La route du sommet est ouverte à quiconque manifeste un loyalisme sans bornes envers le Parti et la Nouvelle Classe ; le critère discriminatif, aux derniers échelons, est l'efficacité dans le renforcement de la Classe. Encore une fois, Djilas ne discerne pas la dynamique implacable du système; il note l'opposition entre l'idéologie de l'unité de classe et la férocité des luttes pour l'ascension hiérarchique vers les sphères privi. légiées. Loin de voir là une contradiction radicale et donc une révolution potentielle Djilas se fie aux apparences et moralise. Il retrouve les célèbres et ne une (45) N.C. p. 68. Djilas ne précise pas autrement. (46) N.C. p. 72. (47) N.C. p. 70. (48) N.C. p. 71, 72, 39-41, 98, 181, 185. 148 - formules de Tacite et de Spinoza (49) : « L'ordre et la paix sont confondus avec le conformisme absolu » (50). Il en résulte une emprise sans précé- dent sur les individus et sur les groupes ; bien avant le limogeage de Joukov, Djilas affirme en le regrettant qu'il « ne saurait être question (en U.R.S.S.) de dictature militaire » (51). D'autre part, les grèves partielles (limitées à une ou deux entreprises) à supposer que la terreur ne les rendît pas impossibles, seraient totalement inefficaces contre le patron universel qui dispose de tout l'appareil de production, et, de ce fait, n'a pas de concurrence à redouter. Une action ouvrière ne peut réussir, précise-t-il, « sans la participation de tous les travailleurs » (52). Les événements de Pologne ou de Hongrie qui ont étrangement secoué la bureaucratie non seulement de ces deux pays mais aussi celle de tous les régimes staliniens semblent, pour Djilas, ne rien signifier. Il s'en tient à la description générale qu'il affectionne : l'idéologie totali. tariste a pénétré « dans tous les pores de la société et de la personne, dans la perspective des hommes de science, dans l'inspiration des poètes et dans les rêves des amants. Se dresser contre (le régime) signifie non seulement mourir de la mort d'un individu désespéré, mais encore être stigmatisé et excommunié par la société » (53). Djilas, dans cette perspec- tive, se livre à une explication des « aveux », au cours des procès ; il se réfère vaguement à Aristote, mais tout ce qu'il dit, à ce sujet, l'a déjà été par Koestler et n'est qu'un développement d'une analyse de Bergson (54). On connaît le thème : il ne reste aux accusés que l'espoir de se faire réintégrer en se rendant utile à la Classe par n'importe quel aveu. Est-il besoin d'ajouter que Djilas ne croit pas intéressant de nous expli- quer pourquoi, lui, accusé, n'avoue pas et n'est pas tué. Il se contente d'expliquer ailleurs que le nouveau cours, instauré par Kroutchtchev a été imposé par la « croissance » d’un besoin de sécurité dans les classes possédantes » (55). Ces extraits suffisent, semble-t-il, à justifier la déception exprimée au début de ce compte rendu. Certes, il aurait fallu développer davantage plusieurs points, notamment la question des rapports entre liberté poli- tique et liberté économique et aussi les problèmes essentiels de la genèse de la nouvelle classe, de la statique et de la dynamique de la société soumise à cette nouvelle classe. Mais une critique n'est pas un exposé positif. Cette confusion est assez répandue : sous prétexte de compte rendu, le critique se livre, en fait, à un exposé de ses propres thèses. Ici, il suffit que le lecteur comprenne qu'il n'a rien à attendre du livre de Djilas. Cet ex-bureaucrate dénigre le marxisme sans l'avoir jamais connu. Son prétendu dépassement n'est, dans ses grandes lignes, qu’un piètre retour en arrière. Or, on observe là un phénomène général qui concerne un nombre étonnamment grand d’intellectuels et de dirigeants staliniens en rupture de ban ; le genre de critique qu'ils font, une fois la rupture consommée, prouve qu'ils n'avaient jamais été placés sur le plan du marxisme véritable. Déçus, peut-être, dans leurs ambitions pre- mières, ils ne peuvent souvent manifester que leur dépit et leur incapacité. La plupart paraissent condamnés à rejoindre d'autres fractions d'exploi- teurs sur les deux plans corrélatifs de l'action politique et de l'élucidation théorique. Yvon BOURDET. (49) Annales : « Là où ils font le désert, ils disent qu'ils font la paix » (Tacite) et Spinoza : « Si la paix doit porter le nom de servitude, de barbarie, et de solitude, il n'est rien pour les hommes de si lamentable que la paix... La paix ne consiste pas seulement en l'absence de guerre ». Traité Politique. (50) N.C. p. 92. (51) N.C. p. 93.94. (52) N.C. p. 133. (53) N.C. p. 120. (54) Les Deux Sources de la Morale et de la Religion, p. 10-11. (55) N.C. p. 112. 149 HISTOIRE DU PREMIE MAI par Maurice Dommanget L'histoire du Premier Mai, c'est l'histoire de la lutte internationale de la classe ouvrière pour les huit heures et pour une réglementation des conditions de travail. Maurice Dommanget (1) rappelle qu'avant d'être la revendication centrale du mouvement ouvrier entre 1890 et 1920, les « Trois-Huit » (huit heures de travail, huit heures de loisirs, huit heures de repos) apparaissent périodiquement au cours de l'his- toire (par exemple chez Thomas More au 16e et chez Denis Voiras au 17°), en relation avec une conception idéaliste de la société. Les utopis tes et les réformateurs du 18e et du 19e siècles justifient concrètement la réduction de la journée de travail par les nécessités mêmes de la production et montrent qu'elle va dans le sens des intérêts des em- ployeurs. Mais en même temps ils lient la réduction de la journée de travail à l'action des travailleurs eux-mêmes et en font un premier pas vers le bouleversement total du mode de production capitaliste. Au cours de la première moitié du 19e siècle le mouvement ouvrier anglais s'organise derrière la revendication des huit heures (et du suf- frage universel). C'est aux U.S.A. que pour la première fois, en 1886, le 1er Mai est lié aux huit heures par l’A.F.L. (American Federation of Labour) qui organise un vaste mouvement de grèves réclamant la réduction de la journée de travail. S’inspirant de ce mouvement le Congrès Socialiste International qui se tient à Paris en 1889 fait du 1er Mai une journée de lutte internationale pour les huit heures. En France la lutte pour les huit heures est d'abord une lutte politique dirigée par les différentes organisations socialistes, le 1er Mai est une journée de « pression sur les pouvoirs publics » par le moyen de délégations, pétitions, manifestations, grèves. A partir de 1905 la lutte passe sous la direction de la C.G.T. qui organise l'« action directe » du prolétariat, et suit l'exemple de l’A.F.L. en organisant pour les 1ers Mai 1905 et 1906 des grèves d'une ampleur qu'on n'avait jamais encore vue en France. Le Traité de Versailles de 1919 pose le principe de l'exten- sion de la journée de huit heures aux nations qui ne l'appliquent pas encore, et crée une organisation permanente qui doit veiller à ce que la réglementation des conditions de travail soit partout la même. A partir de ce moment, le 1er Mai se vide peu à peu de son contenu de classe : à une journée de lutte de classes se substitue un journée de collaboration de classe, une « Fête du Travail >> que s'approprient aussi bien Staline et Hitler que Pétain, le Pape, Evita Péron, Charles de Gaulle, etc... L'histoire du 1er Mai c'est donc, conclut M. Dommanget à la fin de son étude extrêmement documentée et minutieuse, l'histoire de la dégradation de la lutte ouvrière elle-même : « Tout se passe comme si le prolétariat... n'avait plus conscience ni de ses responsabilités histo- riques, ni de sa puissance, ni de son idéal d'émancipation. A cet égard on peut dire que la décadence du 1er Mai est un des signes les plus marquants de la dégradation du mouvement ouvrier. » M. Dom- manget voit une des causes de cette décadence dans la conquête des huit heures elle-même. Il remarque que la rationalisation du travail permet une exploitation plus intense de la force de travail pour un temps de travail plus court. Et il en conclut que, puisque « l'usure par l'intensité du travail ne se mesure qu'à la longue, au bout d'années sur (1) On sait que M. Dommanget a écrit un certain nombre de livres importants sur l'histoire du mouvement ouvrier et plus particulièrement ses origines : « Jacques Roux, le curé rouge » (Ed. Spartacus), « Pages choisies de Babeuf » (Ed. A. Colin), « Blanqui, la guerre de 1870 et la Commune » (Ed. Domat), etc... Voir Socialisme ou Barbarie, N° 2 : « Babeuf » par J. Léger. et très difficilement..., cette forme accrue d'exploitation frappe moins la conscience ouvrière. » On peut se demander si cette conclusion se concilie avec un aspect essentiel des faits : dans les deux pays les plus avancés du monde occidental, les Etats-Unis et l'Angleterre, et où l'on peut supposer que l'« usure par l'intensité du travail >> est la plus grande, au lieu de constater une baisse de la résistance et de la combativité ouvrières, on voit tout au contraire une prolifération des grèves dites « sauvages » ou « inofficielles », et en même temps que les journées de grève sont plus nombreuses, et les grèves plus longues que partout ailleurs; d'au. tre part, la majorité de ces grèves y sont dirigées contre les conditions de travail, les cadences, etc..., finalement contre cette « usure par l'in- tensité du travail » qui n'a donc pas comme résultat immédiat de faire baisser la combativité ouvrière. Enfin, il nous semble impossible d'isoler le phénomène de la dégra- dation du 1er Mai de l'évolution générale du système capitaliste et de la transformation corr orrespondante des organes de lutte traditionnels de la classe ouvrière. C'est par l'analyse de cette transformation des partis ouvriers et des syndicats, d'instruments de l'émancipation des travailleurs en instruments de l'intégration de la classe ouvrière dans le système d'exploitation, que nous souhaitons que Maurice Dommanget puisse un jour compléter sa nouvelle et importante contribution à l'histoire du mouvement ouvrier. S. CHATEL. Les Films LA BLONDE EXPLOSIVE La vogue croissante des salles de « répertoire » permet de voir des films hors circuit et rend possible la publication de notes relatives à des films qui risquent souvent d'avoir quitté l'affiche lorsque paraît « Socia- lisme ou Barbarie ». Pour inaugurer cette rubrique, je vous recommande d'aller voir, si vous ne l'avez déjà fait, le dernier film de F. Tashlin : La Blonde Explosive. Un agent de publicité (Tony Randall) est aux prises avec un pro- blème décisif pour sa carrière : sur quel thème orienter la campagne publicitaire du rouge à lèvres « Machin » ? Un hasard (sa nièce secré- taire d'une association de « fans ») le met en présence de la super- vedette du moment (Jane Mansfield). Mais il ne pourra obtenir son par- rainage pour lancer le nouveau rouge à lèvres qu'à condition de se laisser passer pour l'amant de la vedette. L'affaire réussit et sa vie se trouve bouleversée par le rôle qu'il doit jouer. Cette fois, Tashlin nous peint le milieu de la publicité (il avait déjà tourné en dérision les « comic-strips » dans Artistes et Modèles, les stars de cinéma dans Un Vrai Cinglé du Cinéma et le rock and roll dans La Blonde et Moi). Sur ce thème ,il accumule d'excellents gags qui ont gardé la forme bur- lesque des Marx Brothers mais dont le contenu destructif est ouver. tement social : descente d'avion et soins de beauté d'une star où la vedette apparaît comme le sous-produit des films usinés à Hollywood, gros plans humoristiques sur Jane Mansfield, vedette hypertrophiée à la croupe puissante et aux seins énormes promis à des foules frustrées d'amour maternel (1), séance de culture physique, scènes domestiques et inenarrable sketch-entracte sur la T.V. où se marque l'esclavage de la mode et des snobismes. Cette critique culmine dans la scène où Tony Randall reçoit les clefs des cabinets directoriaux. Là, je voudrais m'ar. rêter un peu sur ce qui est à mon avis une des meilleures réussites du cinéma satirique (2). Grâce à sa pseudo-liaison avec la super-vedette, notre héros a déjà gravi plusieurs échelons de la hiérarchie de son agence. Il va maintenant accéder au titre de directeur général. Son ancien chef, au rang de sous-directeur, lui remet les clefs des W.C. réservés au seul directeur général, renversant du même coup le lien de subordination qui existait entre eux deux. La séquence est très bien jouée et plus d'un spectateur sensible doit réprimer la petite larme qui point au bord de ses paupières. On comprend bien que le jeu des acteurs n'est pas le seul responsable de cette émotion : nous iden. (1) Les figurines préhistoriques, tout aussi hypertrophiées, étaient du moins nettement différenciées du point de vue sexuel. On ne peut être sûr de rien avec les garces du cinéma américain qui semblent n'avoir. conservé des caractères sexuels secondaires à peu près que la partie nour- ricière et dont la sensualité ne dépasse guère le niveau d'un exhibition. nisme de bon ton, suggestif et mesuré. (2) De ce côté-ci de l'Atlantique, il a bien deux ans, les lecteurs de S. ou B. qui suivent aussi Tribune Ouvrière avaient pu lire l'article d'un ouvrier de la région parisienne décrivant les classes de cabinets dans usine (cabinets d'ouvriers, d'employés, de techniciens, de chefs de service). son 152 - tifiant plus ou moins au héros, nous sentons que nous arrivons au tour. nant d'une carrière. La petite clef d'or n'est pas qu'une consécration de la réussite ; elle est la réussite elle-même. En effet, la situation de l'individu dans la société n'est plus garantie comme autrefois par une structure traditionnelle stable, personne ne peut plus se contenter, s'il le désire, de jouir d'une situation privilégiée en poursuivant quelque idéal de vie. Si la hiérarchisation sociale s'est simplifiée, la lutte en est d'autant plus dure et la réussite se prouve par l'agrandissement constant de la somme de biens dont on peut disposer. Seul compte le succès immédiat sanctionné par un revenu plus élevé et des avantages en nature divers. Mais chacun dans cette société possède sa voiture et son poste de T.V. Il faut donc que les objets du riche soient plus grands, plus volumineux que ceux du moins riche. A un bout de l'échelle la vieille Chevrolet si ce n'est le bus public à l'autre la Cadillac en or massif. Lorsque les caractéristiques anatomiques de la nature humaine interdisent l'augmentation de taille de certains meubles ou objets il ne reste plus pour marquer la différence qu'à les munir de poignées en or, perfectionner les accessoires, singulariser les dits objets conformément à la place éminente de leur utilisateur dans la société. On voit que si l'auteur utilise le moule de la comédie américaine d'avant guerre (voire de la comédie musicale dans La Blonde et Moi), nous sommes loin des sucreries inoffensives de Capra. Sous le couvert de la bonne humeur de mise dans ce pays optimiste, il nous balance une peinture féroce de l'« American Way of Life ». Son procédé m'ap. paraît plus destructeur que les analyses sérieuses de Logan (Picnic) (3) ou de Ritt (cf. plus bas pour Les Sensuels). Le happy-end chez lui s'intègre parfaitement à la comédie et c'est un gag supplémentaire que de terminer le film d'une manière si heureuse pour tout le monde. Aucune confusion n'est entretenue. On sait où Tashlin blague, on com- prend le sérieux de ses boutades. NO DOWN PAYMENT (PAS DE VERSEMENT COMPTANT) Incompréhensiblement traduit par Les Sensuels, le film de Martin Ritt n'a pratiquement pas été exploité en France (pas assez spectacu. laire ?). C'est la peinture de la « joie de vivre » dans un lotissement d'une ville californienne. Chaque famille possède son pavillon et trois voisins (la quatrième face du terrain donnant sur la rue). Le confort ménager tyrannique, l'amitié envahissante des voisins, leur hypocrisie aussi, l'ambition et l'infantilisme moral se liguent pour rendre la vie impossible au jeune couple venu habiter là. D'un point de vue artistique, le film souffre peut-être d'une certaine dispersion de l'intérêt entre plusieurs histoires. C'est que le cinéaste ne dispose pas des nombreuses pages d'un roman pour s'expliquer. Il lui faut centrer l'action sur quelques scènes seulement et si les personnages sont trop nombreux ils risquent de rester un peu à l'état d'ébauche. Ce film constitue néanmoins un excellent documentaire sur la société améri. caine. Réaliste, et très sobre dans ses effets, il confirme tout ce qu'on connaît de la vie américaine au jour le jour. Mais je vous signale tout spécialement les séquences tragiques où l'ancien marin, pour prouver sa dignité d'être humain, exhibe ses riches et pitoyables trophées du Pacifique et, ivre un soir de désespoir, finit par violer la voisine dont il voulait gagner l'estime. Il faut aussi entendre le dialogue du gérant de (3) Logan d'ailleurs sait également très bien utiliser le comique sati. rique dans Bus-Stop, mais sa critique s'applique encore à des problèmes mineurs. 153 magasin et de sa femme à propos du logement d'un employé japonais. L'un dénonce chez l'autre les préjugés et le pharisaïsme, le manque de courage autre que verbal et la démission devant l'action à entreprendre. No Down Payment n'est pas une satire des ventes à crédit. Martin Ritt prend les réalités sociales de son pays et nous les expose telles qu'elles sont. Il ne s'indigne pas devant la précarité du confort ainsi acheté. Mais il montre de quel prix le progrès technique et le confort ménager qui en découle se paie dans une société aliénée : soumission aux modes de pensée « normaux » et conformistes, désintégration de la vie per- sonnelle, incompréhension et opposition des individus les uns aux autres, destruction de l'amour et de la solidarité humaine. Tragiques ou comiques les meilleurs films aujourd'hui sont des films « noirs ». Il y a longtemps déjà que des films avaient commencé un travail de corrosion de la société bourgeoise, mais ils se limitaient généralement à la surface ou à des aspects un peu en marge de la vie sociale (« All about Eve » à propos de l'hypocrisie des rapports sociaux). De nombreux films se tiennent encore à ce niveau (exemple le petit film de J. Rivette « Le coup du berger »). Il faut signaler ceux qui vont plus loin et qui placent leur critique tout près de la réalité sociale d'aujourd'hui. M. M. 154 Le Théâtre PAOLO PAOLI - Les représentations de Paolo Paoli d’Arthur Adamov par la troupe de R. Planchon au Vieux Colombier ont certainement constitué un des événements de la saison théâtrale de Paris. La critique de droite comme celle de gauche en ont témoigné, chacune à sa façon. Cet événement n'est cependant pas un fait isolé ; il fait partie d'un effort multiforme pour renouveler le théâtre, pour recréer ou créer un théâtre populaire. Cette expression, employée d'abord par des animateurs de théâtre et non par des auteurs n'en implique pas moins un bouleversement de la litté- rature dramatique aussi bien que de la technique théâtrale proprement dite. En premier lieu, le théâtre populaire se définit par opposition au théâtre bourgeois. Celui-ci est le fruit d'une civilisation où les hommes sont aliénés dans leur activité essentielle le travail, et qui, par com- pensation, en quelque sorte, crée dans leur vie un temps réservé mais vide, mais mort les loisirs. Le but d'un tel théâtre est le divertisse- ment, son contenu, la mystification, le gratuit, tout ce qui enfin a le moins possible de rapport avec la réalité du travail. Le théâtre populaire se définit aussi par opposition au théâtre intel- lectuel, qui s'efforce de poser des problèmes, mais en termes éternels, en utilisant les personnes, les actions, les discours, seulement en tant que signes du monde intemporel des idées qui, elles, constituent les véritables protagonistes du problème, qui tient lieu d'action dramatique. Le héâtre populaire, au contraire, se veut profondément réaliste. Les personnages, leurs actes et leurs paroles y sont donnés pour ce qu'ils sont, le plus précisément possible définis et déterminés, n'ayant finalement d'autre valeur. qu'historique. Ainsi s'explique la faveur dont jouissent auprès des troupes « populaires », comme celle de Villeurbanne, de Ménilmontant ou de certains centres dramatiques régionaux, les pièces historiques et en particulier, celles de Shakespeare. Mais ce réalisme historique n'est pas recherché en tant que valeur esthétique en soi. Sa fonction est de placer le spectateur à un point de vue critique en face de l'action représentée. Aussi, ce théâtre ne se propose-t-il pas d'atti- rer sur tel ou tel personnage la sympathie ou l'horreur du public, mais de faire comprendre à celui-ci quel est le sens véritable de telle situa- tion, de telle action ou de tel mécanisme social. Il veut démystifier et, à la limite, faire naître la révolte. C'est donc le contraire d'un diver- tissement puisqu'il s'efforce de retrouver et d'approfondir, au-delà des « loisirs », l'expérience que les hommes font de leur condition à travers le travail. Une telle définition du théâtre populaire reste, il est vrai, encore très largement idéale. Car il faut d'abord, faire revenir le peuple au théâtre, où il a perdu l'habitude d'aller, s'étant aperçu avec juste raison que ce qui s'y passait ne le concernait en rien. Pour cela, les troupes utilisent un certain nombre de procédés, de trucs par quoi d'ailleurs on a trop souvent tendance à définir le théâtre populaire et qui dénotent, parfois, une curieuse étroitesse d'esprit sur que l'on entend par peuple : ainsi, l'octroi de réduction sur le prix des places aux porteurs d'une carte syndicale. Mais ensuite, même si l'on a raison de dire qu'un théâtre c'est d'abord la communauté formée par une troupe et un public, il faut aussi trouver des pièces à représenter. Il semble que la littérature contemporaine en fournisse peu. Paolo Paoli est-il une pièce populaire ? ce 155 sorte Assurément, c'est une pièce critique.. Et d'abord par son sujet. même. Adamov ne s'attaque pas tellement, selon nous, à l'époque 1900- 1914 en tant qu'époque historique révolue, qu'au mythe de la Belle Epoque, qui, lui, est actuel. Frapper ce mythe, c'est d'abord détruire un mensonge en montrant de quoi il est fait et ce qu'il recouvre : sous les plumes, les femmes faciles, les papillons, les abbés compré- liensifs et les petites musiques fofolles, faire apparaître simultanément l'exploitation, la justice de classe, la corruption, la guerre. Mais c'est, d'autre part, frapper aussi l'époque qui accepte et même fabrique ce mythe, à qui il est profitable d'appliquer le masque sur ces années 1900-1914 et qui finalement leur ressemble dans la mesure même où elle cherche à les travestir. Sur un autre plan, cette pièce recèle une critique moins explicite peut-être mais moins profonde, et qui la rapproche des pièces anté- rieures d’Adamov. Comme La grande et la petite manæuvre, ou Tous contre tous, Paolo Paoli est un drame de la dépossession de l'individu. Cette dépossession apparaît clairement dans le domaine du langage. Quoi de plus libre, de moins contraignant que le langage, en apparence ? En fait, celui que parlent les personnages d'Adamov n'est qu'un ramassis de formules toutes faites, de clichés, de phrases réduites à l'état de bribes sonores; à la limite, même, il est vide de tout sens, c'est-à-dire de toute expression spécifique d'une réalité singulière, et n'est plus qu'une pure forme arbitrairement imposée par les forces extérieures aux individus, totalement dépossédés. Par là, il manifeste à sa manière la toute puissance de la société où ils vivent. Enfin, l'optique même qui est celle de la pièce suscite une dl'humour grinçant d'où naît avec force la critique. Cette optique est (entrée sur le contraste entre le sérieux des personnages et de leurs artes et le dérisoire de ce qui en constitue la matière, entre l'étroitesse du point de vue des personnages sur le monde et la force avec laquelle éclate à travers cette étroitesse même le totalitarisme profond de ce monde, le contraste enfin, entre le personnage minuscule et agité, jouant les gestes de la liberté, parlant d'abondance, et la totalité toute- puissante à laquelle il obéit. Sur la scène, ces oppositions se traduisent par l'alternance de scènes proprement dramatiques où évoluent les personnages et de séances de projections où apparaissent des extraits de journaux du temps, accompagnés de petites musiques 1900. Mais cet humour gringant, ce spectacle grotesque d'individus dépos- sédés et pleins d'eux-mêmes conduit finalement à une représentation démentielle du monde qui domine l'action dramatique au lieu d'être dominée par elle. Aussi cette alternance implacable et douze fois répétée dont nous parlions plus haut, nous enferme-t-elle dans le rythme infer. nal d'une mécanique à deux temps, et son emprise, les specta- teurs subissent une sorte d'envoûtement ou d'exaspération qui ne les laisse absolument plus disponibles pour la critique. La pièce tend alors à se rapprocher du théâtre intellectuel ésotérique. Les actes, les mots, les attitudes revêtent une ambiguïté troublante, car bien qu'historiquement définis, on est tenté de les prendre pour autre chose qu'eux-inêmes, pour des signes d'un monde absolu, métaphysique, qui est au fond encore celui de l'absurde : le commerce des papillons, des plumes, etc., joue ici le même rôle que la machine à sous de Ping-Pong. Et ce n'est pas le brusque revirement du commerçant Paolo Paoli prenant in extremis le parti de l'ouvrier Marpeaux, qui permet de reprendre pieil sur le terrain de la critique raisonnée où pourtant la pièce place tout d'abord le public. Il est trop tard. Le petit monde de Paolo Paoli a fusé vers l'intemporel : ou bien on est resté à terre et on l'a perdu de vue ou bien on l'a suivi; mais alors plutôt que sur la Révolution, l'on débouche sur la Révolte en soi, cette vieille valeur-clé de la litté- rature dite d'avant-garde. P. CANJUERS. sous 156 Correspondance LETTRE DU MAROC A PROPOS DE L'ALGERIE. « ...lci, les militants FLN ne comprennent pas l'inaction de la « gauche ». Beaucoup ont été formés dans les écoles françaises et ils croient en la France « pays du socialisme et de la démocratie ». Ils sont très désarmés politiquement. Ils ignorent ce que peut être la bureaucratie; il faudrait pouvoir faire une description sociologique détaillée de ce phénomène. Un d'eux me dit, par exemple, «ici au · Maroc, Mehdi Ben Bartra (président de l'Assemblée Constituante) et Bouhabid (ministre de l'Economie) étaient des gens du peuple et main. tenant ils oublient leurs origines, ils travaillent pour la bourgeoisie marocaine », et comme il ne comprend pas pourquoi, il explique cela par « l'esprit aristocratique des Marocains » ! Cela montre à quel point ils sont incapables de comprendre les phénomènes sociaux; ils n'ont pas de formation politique et ils n'ont pas le temps d'en acquérir une ! Ils sont débordés par les tâches pratiques : aide aux réfugiés et à l'armée. J'essaie de leur faire comprendre la nécessité de cette forma- tion, mais je n'ai que peu de succès. Alors toutes leurs bonnes inten. tions risquent fort de sombrer. Il est vrai que le FLN adopte des méthodes proches de celles des staliniens, d'autant plus que la brutalité des méthodes recoupe leurs tendances les plus profondes : les vieilles traditions de vendetta sont encore très vivantes et pour tous, même les plus occidentalisés, l'exécution d'un adversaire politique va de soi; ils n'hésitent pas à dire que pour amener la secte Mozabite à travailler avec le FLN, il a fallu exécuter pour l'exemple quelques leaders récal- citrants, et au fond, sur un autre plan, ils retrouvaient les méthodes classiques en pays musulman. Il faut juger cela du point de vue de leur milieu et non de notre point de vue. De même, les tueries FLN. MNA se rapprochent de la vendetta. Le malheur est que le plus faible, le MNA, est peu à peu amené à chercher la protection des autorités françaises. A l'origine, le MNA qui avait plus d'expérience politique était plus proche des intérêts ouvriers; actuellement, le MNA, pour obtenir une certaine protection « occidentale », accuse le FLN de « favo- riser l'extension du communisme en Algérie et, par voie de consé. quence, la ruine de nos espoirs quant au relèvement du niveau de vie de nos populations ». Il donne donc en fait des arguments aux autres de la colonisation. Cette accusation est d'ailleurs absurde : le FLN éta- blira plutôt un régime « titiste », évidemment bureaucratique, et pour longtemps, mais qui ne sera pas soumis à Moscou et qui sera peu'. être capable d'évoluer, mais pour le moment, il ne faut pas se faire d'illusions, le seul régime qui pourra s'établir après la guerre sera régime bureaucratique nationaliste avec sans doute une puissante (?) aile gauche capable, progressivement, de s'en dégager. » MERCIER. un LETTRE D’UN CAMARADE RESIDANT EN TUNISIE. « J'ai été surpris de voir le peu de place qu'occupait dans les numéros (de Socialisme ou Barbarie) reçus, la guerre d'Algérie. Je suis alors souvenu que lorsque nous discutions ensemble, vous vous acheminiez vers l'abandon des positions traditionnelles sur les me 157 luttes des peuples coloniaux. Or, mes sept ans passés dans divers pays arabes m'ont convaincu qu'il faut au contraire soutenir à fond les revendications nationales de ces peuples, même si elles ne sont pas théoriquement justes et ne constituent qu'une étape à dépasser le plus vite possible. Aucun problème de lutte de classes ne pourra être posé correctement en Asie ou en Afrique tant que les résidus du colonia- lisme empêcheront les masses surexploitées de les comprendre de notre façon. Il faut d'abord les libérer de l'oppression nationale qu'elles subissent, en tant qu'appartenant à une autre race, avant de pouvoir les amener à nos conceptions générales. C'est pourquoi, en Tunisie comme dans les pays où je me trouvais auparavant Syrie, Egypte je ne pense pas que Socialisme ou Barbarie puisse avoir beaucoup de succès actuellement, malgré la qualité de ses études sur les pays du monde khrouchtcheviste. An contraire, France-Observateur, l'Express, La Révolution Prolétarienne, en ont beaucoup partout où ils sont connus. Mais pas La Vérité de Lambert, qui se coupe des masses arabes par son soutien inconditionnel du M.N.A, aujourd'hui extrêmement dis- crédité en Afrique du Nord. >> GALLIENNE. LETTRE D’UN CAMARADE ITALIEN d’AZIONE COMUNISTA (1). « Mon opinion sur la revue ? A mon avis, elle est, parmi celles que je connais, la revue où l'on traite davantage des problèmes de notre époque historique. Je suis en désaccord, sur quelques points, avec certaines positions assumées par la revue, ou par quelques-uns de ses collaborateurs, sur des questions importantes. Par exemple, je pense que la thèse marxiste sur le rôle du parti, facteur nécessaire pour tout changement révolu- tionnaire, est toujours valable. Un certain « spontanéisme » qui apparaît dans Socialisme ou Barbarie dans l'estimation du rôle du parti, me donne l'impression qu'une fois pris, le chemin révisionniste présente le danger de glissements ultérieurs. Cette question mériterait, certes, une analyse approfondie. De toute façon, Socialisme ou Barbarie soulève un ensemble. de problèmes très intéressants, surtout dans cette période de stagnation des idées et de l'action de classe. Pour le reste, je peux vous dire que je suis avec beaucoup d'in- térêt les études approfondies qui sont publiées : très documentée l'étude sur les événements de Pologne et de Hongrie, très profonde l'étude de Chaulieu sur le « Contenu du socialisme », que j'aimerais voir publiée en Italie. Il serait utile que Socialisme ou Barbarie traite davantage de ques. tions de nature historique, en particulier ce qui concerne la période qui a suivi la mort de Lénine et l'intensification de la lutte interne du PC (b) de l'URSS, jusqu'à la liquidation de la vieille garde bol- chévique et la dissolution de l'Internationale Communiste. » Aldo VINAZZA. (1) Voir dans le N° 20 de Socialisme ou Barbarie, « L'avant-garde ouvrière s'organise en Italie ». 158 LETTRE DE GENES : CE QU'IL FAUT OU NE FAUT PAS DISCU. TER. sommes « Nous avons fait un deuxième bulletin, dont je vous envoie une copie. Mais le travail ne marche pas ici en Italie. Nous ne pas capables de trouver une orientation exacte pour le mouvement et les éléments de gauche tendent à s'isoler de plus en plus. Nous avions tenté de réunir les camarades de Gênes, mais nos efforts n'ont pas eu de résultat. A Milan c'est la même chose. Maintenant je suis en train d'organiser une bibliothèque circulante, mais la difficulté est que l'absen. téisme augmente et je crois qu'aujourd'hui nous sommes moins nom. breux que l'année dernière. Partout se déroule le même processus : dix ou douze camarades, sortis de la Fédération Anarchiste ou du Parti Communiste, tâchent de se réunir pour essayer de faire quelque chose pour le mouvement ouvrier. Après quelque temps, les trois plus intel. lectuels commencent à discuter et à ne pas être d'accord sur des points que les 7 ou 10 autres ne croient pas importants. Encore trois réunions et les présents sont seulement les trois qui discutent. Maintenant la discussion a changé : on discute pourquoi les autres ne viennent plus, chacun donne la faute à l'autre, et on décide de faire son propre mouvement ouvrier. A ce point on recommence, avec d'autres groupe. ments. Dites-moi si ça se passe aussi chez vous. » R. GIGANTE. LETTRE D’UN LECTEUR DE BELFORT. Le 27 mars 1958. Cher cam amarade, et Je vous remercie de tout ceur; j'ai bien reçu toute votre documen- tation et il est fort possible que la faute incombe à la poste au sujet du premier envoi. La clarté des exposés m’a enfin donné une raison d'espérer en un avenir plus humain. Ce qui nous manque à nous, classe ouvrière, encore à d'autres individus composant la nation et au-delà des nations et des races, c'est une instruction sociale et politique, une prise de conscience de la dépendance en tant que membre de la société de tout individu. La revue Socialisme ou Barbarie ne fait qu'exposer ce que chaque être conscient de la situation actuelle, ressent et quelqufois exprime ; ceci de façon spontanée, bien qu'à l'état d'ébauche et non analysé. Expliqué à la lumière de connaissances acquises par l'étude, il devient plus simple de comprendre le mécanisme de la transformation d'un monde. Oui, il est juste qu'un univers où ne règne pas le vrai socia. lisme soit barbarie. Je suis OS aux usines Alsthom à Belfort. Ici la situation est critique. La Direction fait pression par des licenciements et des prévi. sions de licenciements : 2.000 pour la fin d'année sur 8.500 employés. Personne ne bouge et ces messieurs se permettent pas mal de choses. Personne, à part quelques durs du PC et de la CGT, n'a bougé pour la dernière grève d'une heure pour protester contre les licenciements. Mon camarade de travail lui-même est resté à sa place; il est CGT à fond; je ne veux pas passer pour un con et trinquer pour les autres, il est trop tard, m'a-t-il dit. XXX. 159 COMITE DE LIAISON DES METALLURGISTES DE LA REGION PARISIENNE ET COMITE DE LIAISON INTERPROFESSIONNEL Depuis le mois d'octobre un certain nombre de camarades métallur. gistes travaillant dans des entreprises de la région parisienne ont consti- tué un Comité de Liaison. Réunissant des camarades syndiqués et d'autres qui ne le sont pas, appuyé sur des groupes qui agissent d'une façon autonome dans certaines entreprises (Tribune Ouvrière chez Renault et chez Morse, Tribune Libre chez Bréguet) le Comité de Liaison regrou- pe des camarades d'une dizaine d'usines de la région parisienne (Renault, S.K.F., Bréguet, C.I.T., Morse, Latil, Ugine, Jobin Yvon, Jeager, S.W., Genève) et a établi des contacts avec des camarades de la province (Nantes, Bordeaux, Toulouse). Il se propose de permettre la libre expres- sion des ouvriers d'aider à la confrontation et à l'élaboration collective de l'expérience des luttes dans les différentse entreprises et de faciliter, le cas échéant, le contact et la coordination entre travailleurs en lutte. Le Comité de Liaison se réunit une fois par mois et publie un Bulletin où l'on trouve les comptes rendus de ses discussions, la description de la situation dans les usines et des articles de discussion. Le Comité de Liaion a pris en même temps l'initiative de convoquer des camarades de toutes les professions en vue de constituer un Comité de Liaison interprofessionnel sur une base beaucoup plus large. Deux réunions interprofessionnelles ont déjà eu lieu, auxquelles ont parti. cipé outre les métallos, des employés de banque et des assurances, des postiers, des enseignants, des fonctionnaires, etc. Nous tiendrons nos lecteurs régulièrement informés de l'activité de ces deux regroupements, qui représentent un effort important pour aider les travailleurs à dépasser la fragmentation, l'absence d'information et discussion auxquelles les condamne l'emprise de la bureaucratie syn. dicale. Nous invitons ceux qui veulent s'associer à ce travail à écrire à Pierre Henger, 3, rue des Sablons, Les Lilas (Seine). CERCLE D'ETUDES SOCIALES Le Cercle d'Etudes Sociales qui avait été constitué en janvier de l'année dernière sur l'initiative de Socialisme ou Barbarie, a repris son activité depuis le mois d'octobre. Douze réunions ont déjà eu lieu, au cours desquelles les sujets suivants ont été traités : Que signifie militer aujourd'hui ? (par Claude Lefort), Les grèves de Nantes (par D. Mothé), Analyse de l'expérience d'un syndicat démocratique : la F.N.S.A. (par Ph. Guillaumel, Formes de lutte et revendications ouvrières dans la période actuelle (par Pierre Chaulicu), Quelques expériences de lutte coloniale en Afrique noire (par H. Thomas), L'évolution actuelle de l'économie capitaliste et le mouvement ouvrier (par P. Chaulieu), une discussion sur le régime bureaucratique d'après les articles publiés dans Socialisme ou Barbarie et deux exposés de camarades hongrois sur la révolution hongroise et la politique culturelle de la bureaucratie dans les pays de l'Est. En même temps, le Cercle a été associé à la préparation de la bro- chure : « Comment Lutter », dont il a discuté le projet avant sa publi. cation. D'ici les vacances, les réunions suivantes vont avoir lieu : le lundi 28 avril, sur un exposé de Claude Lefort : La situation actuelle du P.C.F.; le lundi 12 mai, sur les textes concernant le programme socialiste publiés dans Socialisme ou Barbarie (Nºs 10, 17 et 22); le lundi 2 juin, sur un exposé de S. Tensor : L'évolution de l'idée du socialisme; 160 les lundis 16 et 30 juin, sur deux exposés de Ph. Guillaume et H. Thomas : Les rapports de production dans l'entreprise contem. poraine. Toutes ces réunions auront lieu aux Sociétés Savantes, à 20 h 15 (la salle de réunion est indiquée au tableau d'affichage). Les exposés durent environ 1 h 15, laissant ainsi 1 h 30 ou plus à la discussion. Le but que se propose ce Cercle est la clarification des questions théoriques qui sont actuellement déterminantes pour le développement d'une politique socialiste révolutionnaire, en même temps que la confron. tation des expériences de camarades appartenant à des milieux de tra. vail ou politiques différents. Nous invitons donc les lecteurs de la Revue à y participer, d'autant plus que l'évolution actuelle de la situation politique en France peut mettre chacun en demeure de prendre rapide. ment une position pratique et qu'il peut donc être important qu'il existe un lieu de regroupement où des expériences puissent être confron- tées, des informations échangées et une ligne d'action élaborée en COM mun, A NOS LECTEURS Nous renouvelons l'appel que nous avons déjà adressé à nos lec- teurs pour qu'ils s'abonnent. Cela représente pour eux un intérêt finan. cier incontestable, et aidera considérablement notre effort pour faire paraître plus régulièrement (et, espérons-nous, bientôt plus fréquemment) la Revue. En plus, l'abonnement crée un lien plus étroit entre les lec- 'teurs et le groupe Socialisme ou Barbarie. Les abonnés sont convoqués à des réunions de travail, des cercles, etc. Ils peuvent, s'ils le désirent, participer à la vie du groupe. Nous rappelons aux lecteurs qui veulent contribuer à notre effort qu'ils peuvent nous envoyer des adresses de camarades susceptibles de s'abonner, auxquels nous envorrons gratuitement des numéros spécimen, nous envoyer des adresses de librairies susceptibles de vendre la revue et surtout nous écrire pour nous faire part de leurs idées, de leurs cri. tiques, de faits significatifs de la vie et de la lutte ouvrières. Leurs lettres seront publiées dans notre rubrique « Correspondance ». Socialisme ou Barbarie a besoin d'un local, modeste mais pouvant servir à la fois de bureau et de permanence. Nous prions les lecteurs qui pourraient nous aider à le trouver de nous écrire. L'abondance des matières nous empêche de publier dans ce numéro la suite des articles de P. Chaulieu et de Claude Lefort. Elle paraîtra dans le prochain numéro, qui contiendra également un texte inédit en français de Georg Lukacs, Remarques critiques sur la critique de la révolution russe par Rosa Luxembourg (extrait du livre de Lukacs, Histoire et conscience de classe). 161