SOCIALISME OU BARBARIE Paraît tous les trois mois 42, rue René-Boulanger, PARIS-X C. C. P. : Paris 11987-19 Comité de Rédaction : P. CHAULIEU R. MAILLE CI. MONTAL - D. MOTHE Gérant : P. ROUSSEAU 250 francs 800 francs Le numéro Abonnement un an (4 numéros) Abonnement de soutien Abonnement étranger 1.600 francs 1.000 francs Volumes déjà parus (I, n°8 1-6, 608 pages ; II, nºs 7-12, 464 pages ; III, nºs 13-18, 472 pages) : 500 fr. le volume. IV, n°* 19-24, 1 112 pages : 1000 fr. le volume. 100 francs L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure Comment lutter ? (Déc. 57), brochure 50 francs 1 SOCIALISME OU. BARBARIE La crise de la république bourgeoise Un mois après le 13 mai, personne ne peut vraiment dire qu'il ait été atteint dans sa chair, ni que sa condition ait vrai. ment changé ; toute tension ou presque a disparu de l'atmo- sphère, la vie, en somme, se poursuit comme avant. Pourtant chacun également a conscience que de graves événements se sont produits et pas seulement de vaines agitations super- ficielles ; chacun s'accorde à reconnaître que la IV° Républi- que est morte. Pour essayer de comprendre quand exacte- ment elle est morte, comment et pourquoi, il faut évidemment remonter jusqu'assez loin dans le temps. A la lumière des événements d'aujourd'hui, s'éclaire un long processus qui commence à la Libération et qui s'il fut d'abord lent et incer- tain s’est accéléré brutalement depuis la guerre d’Algérie. SITUATION AVANT LE 13 MAI Ce processus revêt trois aspects qu'en termes très schéma. tiques nous nous bornerons ici à indiquer. Le premier, sensible à tous, évident, c'est la décomposi- tion de l'Etat, c'est-à-dire de l'instrument par lequel la classe dominante dans un pays capitaliste fait prévaloir ses intérêts généraux non seulement sur ceux de la classe exploitée, mais aussi sur les intérêts particuliers de ses différentes sections ou de couches qui lui sont liées. Le second aspect qui est à la fois cause et conséquence du premier, c'est le désintérêt de catégories de plus en plus larges de la population à l'égard du régime de la République. La conscience se fait de plus en plus vive que ce régime est incapable d'intégrer la population dans une collectivité natio- nale vivante fût-elle axée sur l'exploitation. La politique de la République exprime à chaque instant une somme inco- hérente d'intérêts particuliers mais dans cette somme per- 1 3 SOCIALISME OU BARBARIE sonne ne se reconnaît, chacun proteste et se détourne si bien que l'Etat se trouve privé de tout support réel ; ce qui ne fait qu'accroître l'incohérence de ses activités et renforce d'autant les raisons qu'a chacun de ne plus se sentir concerné. La politique de la Ivº République est prise dans un engre- nage qui conduit, d'une part, l'Etat à n'être plus un instru- ment efficace entre les mains de la classe dominante, et d'autre part, la population et notamment la classe ouvrière, à n'être plus dupe de la mystification qui lui présente cet Etat comme son émanation plus ou moins directe. Il y a là la prémisse fondamentale d'une prise de conscience de classe. D'autant que pour le prolétariat cette critique du ré- gime s'accompagne d'une expérience de plus en plus poussée, sinon de la véritable nature, du moins de l'incapacité totale de ses organes politiques ou syndicaux. Cependant, et c'est le troisième aspect de ce processus, tandis que l'Etat se décompose et que la population se replie sur elle-même, certaines couches plus ou moins parasitaires ou arriérées de la bourgeoisie se cristallisent pour la défense de leurs intérêts particuliers ; et depuis le début de la guerre d'Algérie surtout, autour des milieux coloniaux tendent à se regrouper et à s'organiser les éléments les plus réactionnaires de la société. Ces différents facteurs se trouvent concrétisés dans la période qui précède immédiatement le 13 mai et qui recou- vre à peu près la durée de la crise parlementaire ouverte par la chute de Gaillard. Le développement de la guerre d'Algérie a fini par poser devant le Parlement et en termes tels qu'il n'est plus possible de s'y dérober, l'ensemble des problèmes de la société fran- çaise que la bourgeoisie esquivait depuis la Libération : Le bombardement de Sakhiet d'abord, puis la conférence de Tanger qui aboutit à la création d'un front maghrébin enferment le gouvernement dans l'alternative d'une guerre à outrance étendue à toute l'Afrique du Nord ou d'une négo- ciation avec le F.L.N. L'évolution même de cette guerre aboutit à une impasse qui exige si on veut la poursuivre la fin de la « politique des petits paquets » dénoncée par Clostermann, c'est-à-dire le rap- pel de plusieurs classes, l'extension des crédits militaires, etc. Il n'est pas davantage possible de continuer à financer cette guerre surtout si on veut l'intensifier par le défi. cit budgétaire. La condition du prêt américain est justement 2 LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE que ce déficit soit maintenu au plafond de 600 milliards ; or, la seule continuation de la guerre coûte déjà un supplé- ment de 80 milliards. Enfin l'exigence toujours plus sensible d'une rationali- sation de l'économie française par la suppression des secteurs marginaux, etc., s'impose tout-à-coup avec une actualité vio- lente : le déséquilibre des importations et des exportations, l'épuisement des devises prévu pour septembre, les réper- cussions de la récession américaine et la pénurie de main- d'œuvre dans certains secteurs ouvrent la perspective d'une crise économique et d'une indispensable politique autoritaire d'austérité. Or, tous ces problèmes qu'on ne peut plus éluder requiè- rent pour leur solution une paix prochaine en Algérie. Ainsi on ne peut plus continuer comme avant. Sur le plan parle- mentaire lui-même il n'y a plus de majorité pour la politique de Gaillard : l'affaire de Sakhiet a brisé le front socialistes- radicaux-M.R.P.-indépendants. Le successeur de Gaillard ne peut pas faire la même politique que lui alors que Gaillard avait fait la politique de Bourgès-Maunoury qui avait fait la politique de Mollet... Mais, et cette filiation de ministères gigognes le montre déjà, il n'y a pas non plus la possibilité de faire aucune autre politique dans le cadre du régime. Soustelle, Duchet, Bidault, Morice et consorts peuvent bien faire tomber les gouvernements après les avoir pénétrés de leur influence et les avoir fait pourrir de l'intérieur, ils sont incapables de gouverner eux-mêmes. Le rapport des forces au sein du Parlement ne laisse aucune chance à leur « politique de xénophobie et d'intransigeance oppressive » (Le Figaro). Ce qui signifie d'autre part que la pression de plus en plus forte des ultras d’Algérie pour la guerre à outrance ne peut pas trouver un plan d'application effectif dans le cadre du régime parlementaire. Mais même si les politiciens bourgeois parvenaient à for- muler une politique cohérente et à s'y résoudre, ils ne dis- poseraient plus pour l'appliquer d'un appareil d'Etat qui leur obéisse. La crise qui vient de s'écouler a dissipé après coup toutes les illusions que l'on pouvait avoir au sujet de la prétendue solidité de l'appareil d'Etat français et de son « indéfectible attachement à la République >> ainsi que l'affir- mait une pétition des C.R.S. à Coty quelques jours après le 13 mai. Mais dès avant la crise, de nombreux indices exis- taient. La manifestation de la police le 13 mars a montré com- bien profondément ce corps est gangrené par l'antiparlemen- 1 3 SOCIALISME OU BARBARIE tarisme, le gaullisme, l'idéologie fasciste. L'armée, jusque dans ses sommets les plus intégrés au « système » n'a pas caché que ses veux vont à un pouvoir fort qui lui donnerait les moyens de mener efficacement « sa » guerre ; Ely est entré en con- flit avec Chaban-Delmas et a menacé de démissionner. C'est en Algérie que la décomposition du pouvoir légal a atteint son degré limite. Déjà lors de l'enlèvement de Ben Bella, puis plus récemment, avec le bombardement de Sakhiet, il est apparu que le ministre résidant n'est plus qu'un fan- toche chargé de ratifier les actes d'un gouvernement occulte, en grande partie aux mains des militaires. Mais les civils eux aussi se sont montrés de plus en plus indépendants, sans pour autant se faire sanctionner. Bien au contraire : les dirigeants des manifestations interdites sont reçus par le pré- fet et félicités de l'ordre et de la dignité dans lesquels les manifestations se sont déroulées; quant aux ministre rési- dant, membre du gouvernement de la République, il se fait le conseilleur des colons et les invite à frapper au bon moment, à ne descendre dans la rue que lorsque la situation sera vraiment mûre. En fait, dès lors existe à Alger un nouveau pouvoir mixte, à la fois civil et militaire, d'orientation tota- litaire et réactionnaire qui s'installera au grand jour dans la soirée du 13 mai. Ainsi à la veille du 13 mai une constatation s'impose : la bourgeoisie française ne peut plus faire prévaloir son intérêt général de classe dominante dans la forme actuelle de son pouvoir. La IV° République est donc condamnée à ses propres yeux. Elle est condamnée aussi et depuis longtemps aux yeux des couches arriérées de cette bourgeoisie qui ne peuvent pas davantage dans ce cadre faire triompher leurs intérêts particuliers. Le prolétariat ne se sent pas concerné non plus par ce régime; il a montré, au moment du départ des rappelés par exemple, que la « nation » n'avait plus aucun sens pour lui ; et il sait bien que la République n'est que le régime politique le plus commode pour ses exploi- teurs. Cessant ainsi d'être soutenue par personne, la Républi- que, coque vide, va s'effondrer au premier choc, celui que lui portent les colons d’Alger. LES EVENEMENTS D'ALGER Les déclarations de Pflimlin avant le débat d'investiture du 13 mai reflètent, bien timidement, l'intention des cou- ches conscientes de la bourgeoisie métropolitaine de sortir 4 LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE des différentes impasses fondamentales dans lesquelles elle se trouve enfermée et pour cela d'en finir avec la guerre d’Algérie. Le mot « pourparlers » est prononcé alors pour la première fois depuis le Front Républicain, même s'il est assorti de la condition : « A partir d'une situation de force » qui laisse prévoir dans l'immédiat, à l'intention d'Alger, une intensification de la guerre. Mais une profonde diffé- rence d'objectifs se fait jour clairement entre la bourgeoisie française et sa fraction d’Alger. Pour la première la guerre n'est plus un moyen suffisant de régler le problème algérien; ce sera une monnaie d'appoint dans la négociation avec le F.L.N. Pour les colons d’Alger au contraire, la guerre jusqu'à la victoire totale sur l'ennemi est la condition unique de leur survie car seule elle permettrait le maintien de ses privilèges de couche exploiteuse. Une épreuve de force va donc écla- ter. La riposte d'Alger à Pflimlin c'est la menace d'un nou- veau 6 février. Mais alors qu'en 1956 Alger s'était contentée d'exiger - et d'obtenir - que le gouvernement s'engage dans la politique de guerre contre la volonté clairement exprimée de la majorité métropolitaine qui avait porté au pouvoir le Front Républicain, Alger, le 13 mai, va beau- coup plus loin et cherche à imposer à la France une nou- velle forme de pouvoir. C'est pourquoi le mouvement du 13 mai est beaucoup plus qu'une manifestation couronnée de succès dans l'immédiat. C'est pourquoi aussi on ne peut en rendre compte en termes de « complot » comme se sont éver- tué à le faire les gens de gauche. Même s'il est évident que ce mouvement à été organisé par les réseaux gaullistes, les groupements d'intérêts coloniaux, l’U.S.R.A.F., les anciens combattants, etc., il est non moins évident qu'on ne peut l'expliquer sans faire intervenir les forces les plus profondes de la société algérienne. Ces forces, que F. Laborde analyse par ailleurs, présen- tent des facteurs de cohésion considérables. Le premier c'est que dans la société blanche d'Algérie l'exploitation des mu- sulmans et la guerre contre eux ont fondu toutes les classes en une seule communauté groupée autour de ses privilèges que fonde la race. Le second tient au milieu exceptionnel qui est celui d'Alger: cette ville est le point où la conjonc- tion des civils blancs et des « troupes spéciales », où leur imbrication a été la plus complète. De la bataille d’Alger date une solidarité profonde, une sorte de symbiose qui a conféré aux « troupes spéciales >> une teneur sociale, une 5 SOCIALISME OU BARBARIE orientation politique qu'elles n'avaient pas par elles-mêmes et aux « petits blancs » une confiance illimitée en eux-mêmes et une force matérielle effective. Le mouvement du 13 mai présente un premier carac- tère original qui le différencie nettement des précédentes manifestations des masses européennes à Alger et dans d'au- tres villes : il est absolument dépourvu de racisme. Aucune scène de lynchage (de « ratonnade ») ou de pogrom comme il s'en était produit au cours de la bataille d'Alger par exem- ple ou à Philippeville ou ailleurs encore. Le 13 mai les Européens d’Alger n'ont pas dirigé leur colère contre les Musulmans, bien qu'au départ, le prétexte de la manifesta- tion soit une cérémonie au monument aux Morts en l'hon- neur des trois soldats français prisonniers exécutés par le F.L.N. Tous les actes qui ont suivi sont dirigés contre la métropole et son « système ». C'est là le sens de la prise du Gouvernement Général dont pourtant on ne peut pas dire que la politique de ceux qui y furent ministres ait été bien dure aux Européens ! Mais le Gouvernement Général était un instrument du système, de ses politiciens pourris et divi- sés entre eux-mêmes par les partis. Dans l'esprit des colons c'est la métropole et son régime, ce n'est plus la rébellion qui est rendue directement responsable de la menace d'évic- tion qui pèse sur eux. La rébellion, elle, n'est plus mena- çante à Alger. La bataille menée à la fin de l'automne der- nier par Massu et ses paras associés à la population blanche a été gagnée et cette victoire a montré ou paru montrer qu'en consentant l'effort nécessaire on pouvait venir rapide- ment à bout des rebelles. La menace ne vient plus d'une force adverse que l'on peut vaincre, croit-on, mais d'une métropole qui manque de ténacité, d'« idéal », qui n'étant pas sur place ne connaît pas la réalité et prend le F.L.N. pour plus fort qu'il n'est, qui envisage des pourparlers avec lui sans l'avoir auparavant désarmé, et en fin de compte se prépare à « brader l'Algérie française ». Aussi le 13 mai les Algérois posent-ils nettement le problème du pouvoir et ici intervient un second caractère profondément original de ce mouvement. Il est le seul exem- ple d'un mouvement fasciste de masse englobant l'ensemble d'une population et prend par là même un aspect qui en fait le pendant réactionnaire d'une révolution prolétarienne. Le mode de regroupement autour du comité de salut public résout en effet à la fois les deux problèmes que pose la constitution d'un parti de masse : la direction et le recrute- ! 6 LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE clair que ment. Pendant plusieurs jours on a vu ce phénomène unique, que seules peuvent expliquer les conditions uniques qui sont celles d'Alger, d'une direction politique à objectifs et idéo- logie profondément réactionnaires soumise au contrôle de sa base réunie quotidiennement en une sorte d'assemblée géné- rale sur le Forum. Aussi n'est-il pas étonnant que l'on puisse observer dans ce mouvement d'Alger certains des traits que Trotsky déga- geait dans son analyse de la Révolution Permanente, et en particulier le phénomène du débordement par les masses des cadres qu'elles-mêmes se donnent mais qui tendent aussitôt à les endiguer. L'armée a joué ici ce rôle de cadre et il est dès le départ une certaine tension a existé non seulement entre la foule et Salan qui a commencé par se faire conspuer mais plus généralement entre elle et les offi- ciers qui n'étaient sans doute pas aussi prêts qu'ils voulaient bien le dire à brûler leurs vaisseaux et qui surtout, restent des hommes d'ordre qui ne tiennent pas à laisser se déchaîner des forces sur lesquelles leur pouvoir ne pourrait avoir de prise. Ils ont cherché à officialiser la « révolution d'Alger ». Ces chefs militaires ont laissé éclater leur inquiétude devant l'insurrection, leur désarroi même à certains moments. Massu le lendemain du jour où il a adressé au Président de la République le fameux télégramme « moi, général Massu » explique en termes plus qu'embarrassés comment il a été porté à la tête du mouvement par la foule et « un grand jeune homme à lunettes ». Puis c'est de nouveau la confiance, l'outrecuidance même. Salan se livre à la même valse hésitation entre Alger et Paris. C'est que ces hommes se sentent plus ou moins confusément dans une impasse; ils ne voient pas d'issue politique à leur tentative. Et de fait il n'y en a pas : le mouvement d’Alger est né dans les condi- tions très particulières qui sont celles de l'Algérie et par là même il lui est interdit de se propager sur un terrain pro- fondément différent comme est celui de la métropole. L'armée n'aurait aucune prise sur la société française, au moins dans son état actuel. Elle ne trouverait aucune force sociale encore cristallisée qui lui permettrait d'avoir cette prise. Le mouve- ment du 13 mai est ainsi suspendu au-dessus du vide. Le mythe de de Gaulle est venu lui donner une perspec- tive et une issue possible. Cependant il est clair que ce mythe a été injecté de l'extérieur par quelques hommes politiques métropolitains tels que Delbecque ou Neuwirth puis surtout SOCIALISME OU BARBARIE Soustelle, et que pour tous ceux qui l'ont reçu et adopté il n'a pas du tout la même teneur ni le même poids. Pour la clique de Sérigny, ex-pétainistes et lecteurs assi- dus de. Rivarol, ce ralliement à de Gaulle n'a guère qu'une signification tactique; elle voit surtout en lui un nom utile à la propagande et une force utilisable pour faire triompher sa politique de guerre. Pour l'armée il est difficile de savoir au juste ce qu'il représente. Disons seulement qu'on ne voit pas sur quoi de sérieux se fonde la légende de l'armée gaulliste. Il est probable que le ralliement à de Gaulle n'est qu'une manifes- tation de plus chez les chefs militaires de leur absence totale de perspective politique et de leur détresse devant l'explosion de forces sociales qu'ils n'arrivent qu'imparfaitement à contrô- ler. La déclaration de de Gaulle le 15 mai cautionne impli- citement le « coup d’Alger ». Il répond à l'espoir que les gens d’Alger ont mis en lui; son crédit auprès d'eux s'en accroît d'autant. Enfin l'arrivée de Soustelle établit un lien politique vivant entre Alger et de Gaulle, entre Alger et la métropole. Pour préciser et rendre plus manifeste cette issue poli- tique l'armée et les gaullistes organisent des démonstrations de fraternité franco-musulmane. Ils prétendent ainsi montrer que l'intégration est immédiatement applicable et administrer à la métropole et au monde la preuve que du mouvement du 13 mai sort directement la fin de la guerre d'Algérie. Que ces fameuses démonstrations aient été « spontanées » ou réa- lisées sous la contrainte n'a par conséquent pas grand intérêt. De fait, elles ont eu ce résultat d'avoir converti, au moins verbalement, les Européens d’Alger à l'intégration, en commençant probablement par les « petits blancs » pour qui cette solution peut apparaître illusoirement comme un moyen de rester en Algérie - et d'inciter la métropole à accentuer la politique de guerre, condition nécessaire à la réalisation de cette intégration. Pour renforcer l'effet de ces manifestations Alger se livre à une intense propagande dont il ressort en particulier, pen- dant plusieurs jours, qu'il n'y a plus de guerre d'Algérie. Cette propagande va jusqu'à la suspension des exécutions de rebelles et à la libération de détenus politiques. Un mal- entendu de quatre ans s'est par miracle dissipé. Ce miracle c'est le simple appel à de Gaulle qui l'a accompli et l'espoir LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE ses d'un renouveau qu'on veut lui faire incarner. Le F.L.N. lui. même semble prêt à se rallier à de Gaulle... Et réellement, certaines déclarations de nationalistes algériens tels que Ferrhat Abbas et Amrouche peuvent accréditer cette mysti- fication. Cependant en Algérie le mouvement s'étend sous deux formes. Des mouvements de la population européenne appuyée et encadrée par les paras installent dans les princi- pales villes des C.S.P., chassant les préfets et les administra- teurs civils récalcitrants et remplaçant les rouages du système par un nouveau mode d'administration qui ne fait que conti- nuer celui qui a permis la victoire d'Alger et dans lequel une confusion totale est instaurée entre le politique, l'admi- nistratif, le judiciaire et le policier tandis qu'une nouvelle division du travail est définie d'une façon on ne peut plus claire par Massu : les civils, en liaison avec la population connaissent les gens qui répandent des idées fausses, ils en donnent le nom aux militaires qui se chargent du reste... Le second aspect du mouvement et son corollaire indispensable ce sont les démonstrations de fraternité franco-musulmane qui ont lieu dans toutes les villes. La généralisation du mouvement d'Algérie est couronnée par la création du C.S.P. d’Algérie et du Sahara qui coordon- ne et institutionalise le mouvement du 13 mai. Il se propose évidemment de promouvoir la venue de de Gaulle au pou- voir et cela par une extension du mouvement à la métropole. C'est l'amorce de ce processus que constitue la prise du pou- voir en Corse par des C.S.P. le samedi 24 mai. Cependant, au fur et à mesure que le mouvement se propage et vieillit, la mystification dont il essayait de s'entou- rer se dissipe et les contradictions éclatent au grand jour. Très vite devant les exigences de la réalisation, le conte- nu du programme d'intégration que consentent à conserver les colons fond comme neige au soleil. Au C.S.P. de l'Algérie et du Sahara, les Musulmans ne sont représentés que par 13 membres sur 72. On recommence à parler d'aménagements du droit de vote et les élections municipales promises par de Gaulle pour juillet sont ajournées sine die. Soustelle lui-même, dans une interview au Times le 11 juin parle de faire représenter les Musulmans dans une assemblée des pro- vinces du type du Sénat américain. Quant aux communiqués sur la guerre ils reprennent bientôt et on s'aperçoit après coup que les opérations n'ont jamais cessé. Le F.L.N. clarifie sa position. 9 SOCIALISME: OU BARBARIE D'ailleurs le dynamisme du mouvement d'Alger retombe. La population ne peut vivre indéfiniment en état de mobili- sation permanente; elle abandonne le Forum et par là même rompt ou du moins relâche le lien qui l'unissait au C.S.P. et qui faisait de lui un organisme représentatif. De nouveau la politique revient aux politiciens, civils et militaires, et les divergences s'accusent : ainsi, il semble que pour les mili- taires il faille avoir une attitude dure avec la Tunisie comme le montre l'incident de Remada, tandis que Soustelle souhaite négocier avec Bourguiba et s'entendre avec lui contre le F.L.N. Mais surtout les divergences se manifestent à propos de l'intégration, comme on l'a vu, et à propos de l'attitude à tenir envers de Gaulle; les colons, par exemple, ne sont prêts à l'appuyer qu'autant qu'il accepte d'aller dans leur sens. PENDANT CE TEMPS, A PARIS... Tandis qu'à Alger, les hommes, organisés et conscients de leurs objectifs, prennent en main leur propre sort, créent les organes originaux de leur pouvoir et en somme créent véritablement l'histoire, à Paris les professionnels de la poli- tique, les spécialistes des décisions générales, les faiseurs patentés d'histoire, étalent grotesquement leur vacuité et leur incohérence, se répandent en faux-semblants, accélèrent leur agitation en raison directe de la légèreté et de l'inconsistance plus grande de leurs gestes; bref, en une véritable apothéose, fusent dans le bluff, la mystification et le sordide purs. A l'in- verse de bien des journaux de gauche, nous pensons qu'il faut opposer non pas la vanité des gens d'Alger à on ne sait quel sérieux soudain retrouvé de Paris, mais bien le sérieux des gens d'Alger à la vanité d'un gouvernement de Paris qui n'exprime plus d'autre réalité dans la société que soi- même et dont le rôle n'est, en somme, que de mourir en bonne et due forme. Par un comble d'ironie, le sort a choisi pour jouer le rôle du plus minable des capitulards liquida- teurs un homme de belle allure, aux traits empreints de noblesse, de ténacité et d'expérience comme un Auguste de Comédie Française et doué d'une « belle voix pleine » dans laquelle le chroniqueur du Monde semble découvrir le plus éclatant des mérites politiques. Devant l'ultimatum d'Alger exigeant la création en France d'un nouveau type de pouvoir, calqué sur celui que la société algéroise vient de se donner, la bourgeoisie nationale ne peut pas purement et simplement capituler. C'eût été reconnaître, 10 LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE dans un moment décisif, à la couche parasitaire d'Alger, le droit de trancher selon ses intérêts les questions d'intérêt général du pays. Plimlin est donc investi massivement; mais il est évident qu'en tant que pouvoir il ne pourra rien faire sinon essayer, dans la mesure infime de ses moyens, de geler les événements et surtout d'incarner le régime pour servir à la bourgeoisie française de monnaie d'échange avec de Gaulle. Cette monnaie est certes purement fictive, mais dans la détresse où se trouve la bourgeoisie l'acceptation par de Gaulle de se plier à ces formes, si vides soient-elles, doit servir à la bourgeoisie de test pour savoir si de Gaulle est par elle utilisable. La situation de Pflimlin dans ces condi- tions est paradoxale. Jamais sous la IV° République un gouvernement n'a disposé d'un appareil légal qui lui donne les pouvoirs prévus par la loi sur l'état d'urgence; jamais président du Conseil n'a été investi par une majorité aussi massive. Pourtant jamais pouvoir n'a été aussi démuni de moyens de se faire obéir, puisqu'il ne dispose plus de la direction de la guerre, ni de la police, et bien faiblement de l'administration ainsi que le montrent les événements de Corse. Qu'il multiplie les fanfaronnades républicaines, qu'il arrête des militants d'extrême-droite, qu'il menace d'établir les responsabilités du coup d’Alger, que son compère Jules Moch, ministre dur, concentre des policiers et des C.R.S., que les parlementaires montent la garde jour et nuit dans l'hémi- cycle, etc... ou qu'il précipite les capitulations, passant de l'affirmation audacieuse qu'à Alger « il s'est trouvé des chefs militaires pour prendre une attitude d'insurrection contre la loi républicaine », à la délégation des pouvoirs de la Répu- blique à Salan et au vote de félicitations à l'armée, expédiant presque tout de suite des vivres, des médicaments et des troupes à l'Algérie qui en réclame, tout cela a la même teneur, tout cela sonne le creux, l'inutile, le gratuit, puisqu'il ne dis- pose plus d'aucun instrument capable d'appliquer une poli- tique quelconque, qu'elle soit de lutte ou de capitulation. Privé de toutes les réalités du pouvoir, PAimlin songe que le moment est venu de réformer ce pouvoir. Il « entend démontrer que la lourde machinerie parlementaire et consti- tutionnelle peut parfaitement fonctionner et même être amen- dée ». La difficulté est évidemment de faire sortir un pouvoir fort du cadavre d'un pouvoir faible sans rien lui ajouter de vivant. Pflimlin espère-t-il vraiment réaliser ce miracle ou se contente-t-il une fois de plus de faire semblant ? Toujours est-il que par ce jeu et ce ton Pflimlin et la plupart des parlementaires ont voulu paraître faire du gaullisme sans 11 SOCIALISME OU BARBARIE de Gaulle : or il semble que de larges secteurs de la bour- geoisie aient pris pendant un temps pour argent comptant le langage de Pflimlin, croyant peut-être avoir affaire à un gouvernement républicain décidé à aller jusqu'au bout dans la lutte contre la rébellion d’Alger et son extension en France. En cela Pflimlin ne fait que suivre la logique de son impuissance qui le pousse à boursouffler sans cesse davan- tage les apparences du pouvoir; et les bourgeois, la logique de leur peur qui les porte à chercher un abri contre les parachutistes derrière tout ce qui pourrait ressembler à une protection même si ce n'est qu'un camouflage. Toujours est-il également que l'orientation tangible don- née par Pflimlin à la politique du gouvernement républicain et qui se concrétise par l'aggravation de 80 milliards des dépenses militaires et par la prolongation officielle jusqu'à 27 mois du service militaire rendent encore plus impensable que jamais l'intervention des masses ouvrières populaires en sa faveur, sans pour autant désarmer le moins du monde les ultras d'Alger. Pendant que ce gouvernement existe pour la seule raison qu'il faut que la bourgeoisie nationale puisse tenter de faire croire à Alger et à elle-même qu'elle ne s'est pas inclinée devant l'ultimatum, cette même bourgeoisie éprouve de Gaulle, essaye de le faire se déclarer pour savoir s'il est prêt à renier le mouvement du 13 mai et à se donner ouvertement pour l'homme chargé de faire respecter les intérêts généraux de la classe dominante menacée, ou s'il choisit de se faire porter au pouvoir par la fraction la plus réactionnaire de la société française et pour elle. Mais de Gaulle lui, sait bien que s'il renie le mouvement d’Alger, il renie la seule force sociale massive qui le pousse, se condamne à n'être qu'un homme seul et à ce moment perd tout caractère d'interlocuteur vala- ble pour la bourgeoisie. Aussi, le 15 mai, dans sa première déclaration approuve-t-il tacitement le coup d’Alger sans se déclarer solidaire de ses objectifs. La bourgeoisie proteste dans sa presse et l'accuse de n'être que l'homme des factieux. Cependant, il maintient cette attitude, lors de sa confé- rence de presse du 19 mai, en la nuançant et en la clarifiant de manière à dissiper les inquiétudes à propos de la procé- dure qu'il emploierait pour accéder au pouvoir. Il explique que « les pouvoirs de la République, ce ne peut être que ceux qu'elle-même aura délégués », parle d'investiture, assure qu'il n'a aucune envie de jouer les dictateurs, et rappelle qu'il a déjà une fois restauré la République. De plus il énonce plus complètement sa position : les événements d’Algérie $ 12 L.4 CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE sont l'effet de la décomposition de l'Etat et du régime des partis; l'armée a eu raison de canaliser le mouvement; le régime des partis est incapable de régler le problème de « l'association de la France avec les peuples de l'Afrique » : il faut donc changer le régime. Bien que de Gaulle ne précise pas quelle solution il envisage au problème algérien ni à celui des rapports généraux entre la France et ses ex-colonies, il est évident que, régler le problème de l'association de la France avec les peuples d'Afrique ne peut pas signifier faire guerre contre ces peuples ni donc continuer jusqu'à la victoire la guerre d'Algérie. La conférence de presse du 19 mai est donc propre à rassurer la bourgeoisie métropolitaine sur deux points : d'une part de Gaulle ne cherchera pas à prendre le pouvoir par la force; il accepte de se soumettre à la légalité républicaine et au système. D'autre part, et ce point donne sa significa- tion profonde au premier, il ne se présente pas comme l'homme des colons et des généraux; le gouvernement qu'il propose n'est pas celui qu'exigeait Alger, c'est-à-dire un gou- vernement capable d'imposer la guerre totale à la popula- tion française. Il prétend au contraire, à long terme au moins, régler définitivement le problème algérien et par conséquent en finir avec cette guerre. En fait dès le lundi 19 mai, les bases d'un retour de de Gaulle au pouvoir sont posées. La bourgeoisie, de plus ou moins bon gré va y adhérer. Mais elle hésite, ses parle- mentaires se font prier. Elle paraît vouloir évaluer la portée réelle du mouvement d’Alger : si décidément il ne peut s'éten- dre plus loin, ce ne vaut peut-être pas la peine de se jeter dans l'« aventure » de Gaulle. Ces hésitations, ces longueurs montrent combien la bour- geoisie est affolée. Treize ans de lâcheté, assortie de cruautés, ne l'ont pas préparée à prendre un engagement historique. Si finalement elle choisit de Gaulle ce n'est pas délibéré- ment, sereinement. C'est un pari qu'elle fait. Elle mise sur le milieu de de Gaulle qui est celui du grand capital financier (dont les représentants auront une part décisive dans le gou- vernement); elle mise sur les paroles de de Gaulle, ses pro- messes de respecter les règles légales, etc., et surtout sur les intentions qu'on lui prête, et qui ne font que refléter les intérêts bien compris de ce grand capital précisément, de résoudre les problèmes coloniaux... Elle mise sur la critique que de Gaulle a toujours faite du système des partis et sur l'espoir que lui saura effectuer la réforme essentielle des insti- tutions. Peut-être enfin, grâce à lui, pourra-t-elle non seule- 13 SOCIALISME OU BARBARIE ment se tirer du mauvais pas où elle se trouve mais même effectuer cette opération de rationalisation générale du régime et de la société française qui est en dernière analyse la condi- tion de sa survie en tant que classe dirigeante. En somme, objectivement, il s'agit de se servir de la force des colons et de celles qui peuvent se cristalliser parmi les couches arriérées de la société française pour réaliser des objectifs qui sont étrangers et même hostiles à ces cou- ches. Mais cette tentative porte en elle-même d'énormes con- tradictions : car de Gaulle ne peut pas s'appuyer franche- ment sur ces couches s'il veut les supprimer en tant que couches parasitaires; ou bien, s'il s'appuie sur elles, il se condamne à ne pas résoudre les problèmes fondamentaux de la France et de plus il risque de plonger le pays dans une période de luttes sociales intenses dont le patronat ne veut à aucun prix. Cependant que de Gaulle envahit peu à peu toute la scène, PAimlin continue à faire semblant d'exister, encouragé par les partis « ouvriers » et notamment le P.C. qui voit en lui sa dernière chance. Cela ne peut pas durer. Le samedi 24 mai le mouvement des C.S.P. s'étend à la Corse sans que le gouvernement puisse rien faire de plus que d'expédier là-bas cent trente C.R.S. qui participent à l'occupation de la préfecture aux côtés des paras. La menace pèse mainte- nant sur la métropole même, de la constitution d'un parti fasciste de masse groupé autour des C.S.P. Le processus du recours à de Gaulle subit une nette accélération. Le mardi 27 mai il annonce qu'il a « entamé le processus régulier nécessaire à la formation d'un gouvernement républicain ». Mais à cause de l'attitude de certains parlementaires, les socialistes notamment, qui se prennent à leur propre jeu de « Conventionnels » et ne veulent pas comprendre que le moment est venu de se mettre en vacances, plusieurs jours sont encore nécessaires pour fabriquer une majorité favorable à l'investiture de de Gaulle. L'ATTITUDE DES ORGANISATIONS PENDANT LA CRISE Ce rôle joué par la S.F.I.O. dans le développement de la crise, ce retard de dernière minute apporté au scénario de l'accession au pouvoir de de Gaulle n'ont pas besoin de longs commentaires. Lassée de faire au gouvernement le jeu de la droite rétrograde et de porter la responsabilité des capitu- lations successives de la bourgeoisie métropolitaine devant 14 LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE les exigences des colons, la S.F.1.0. avait décidé de ne plus partager le pouvoir et de faire une cure d'opposition. Mais devant la menace d'un coup d'état de de Gaulle, appuyé sur les sections dures de l'armée, la masse des cadres du parti socialiste ne pouvait qu'opérer une volte-face, précipiter Mol- let, Moch, etc., au gouvernement, s'accrocher désespérément au régime républicain et à l'appareil administratif dont elle avait colonisé des sections entières : industries nationalisées, administrations des T.O.M., etc. D'où le dernier sursaut, l'appui de la grève de la C.G.T. le mardi 27, la manifestation de la Nation à la République le 28, la motion du groupe par, lementaire contre de Gaulle et le vote hostile de la majorité de ce groupe le jour de l'investiture. Mais ne retrouvant après leur retour précipité qu'un pouvoir en complète dislo- cation, les socialistes ne pouvaient pour finir que capituler devant de Gaulle, dont le retour avait été comploté par leur propre secrétaire général Guy Mollet, et accepter la solution confuse et précipitée imposée par les événements eux-mêmes plus que décidée consciemment, de la bourgeoisie française dont ils n'ont jamais été que les fidèles serviteurs. La série des votes-suicides du P.C. pose, elle, un pro- blème. La nuit du 13 mai, Pflimlin rassure Alger sur ses intentions, parle de « tragique méprise », promet que pas une seconde il n'oubliera que l'ennemi est à l'extrême-gauche : l'extrême-gauche ne s'oppose pas à son investiture. Plimlin présentant la loi sur l'état d'urgence assure qu'il s'en servira pour frapper autant l'extrême-droite que l'extrême-gauche. Le groupe communiste vote pour, après que Duclos a rappelé à Pflimlin qu'on ne lutte pas contre les ennemis de la liberté en baillonnant les amis de la liberté. Puis ce sont les votes pour la reconduction des pouvoirs spéciaux, immédiatement transmis au « fasciste Salan » et sur la réforme constitution- nelle, « vêtement taillé sur mesure pour de Gaulle » comme disait Mendès-France, l'hommage voté à l'armée au coude-à- coude avec Morice, Duchet, Dides, et Tixier-Vignancourt, l'acceptation tacite des décrets sur la prolongation du service militaire à 27 mois et sur l'augmentation de 80 milliards des dépenses de guerre. A cette attitude au Parlement correspond le sabotage sys- tématique de toute offensive sérieuse des masses dans le pays et l'abandon de la cause de l'indépendance algérienne, ce vieux cauchemar qui téléscopait le rêve de la réconciliation entre la bureaucratie stalinienne et la bourgeoisie. Le seul mot d'ordre autorisé c'est : « Défense de la République » On appelle les masses à se tenir prêtes, mais comme seule action 15 SOCIALISME OU BARBARIE on propose la vigilance ou le débrayage de deux heures. On rassemble nuit après nuit les militants dans les sections, on les met en faction aux points stratégiques : mairies, admi- nistrations, P.T.T.; on fait courir les bruits les plus alarmistes possible : un soir ce sont les étudiants de l’U.E.C. qui atten- dent une colonne blindée en marche sur Paris, un autre soir on attend d'une minute à l'autre une descente de paras. N'importe quoi est bon pourvu qu'on occupe les militants, qu'on les crève, qu'on les empêche de réfléchir. Le P.C. et la C.G.T. ont tellement peur que la mobilisation ouvrière même dirigée et encadrée par les staliniens effraye la bour- geoisie, la précipite du côté d’Alger que c'est seulement lors- que de Gaulle aura déjà commencé à préparer directement sa venue au pouvoir et que les dirigeants S.F.I.O., M.R.P. et radicaux sentant que l'opération est réussie auront décidé qu'une manifestation de républicanisme à l'usage de la base est profitable, qu'ils oseront appeler leurs propres adhérents à descendre dans la rue : mais à la condition de crier« Vive la République », de chanter la Marseillaise et de respecter la police. Dimanche enfin, à l'heure où de Gaulle est déjà investi, on livre les militants, préalablement fractionnés et dispersés aux quatre coins de Paris, aux matraques de la police, dans un dernier baroud d'honneur. La politique du P.C. du 13 mai au 1" juin est en fait la cristallisation des contradictions générales auxquelles sont soumis l'ensemble des partis staliniens occidentaux depuis trente ans et plus dramatiquement encore depuis la Libéra- tion. La bureaucratie ne cherche pas seulement à se main- tenir à la tête du proletariat, elle a encore des intérêts histo- riques, liés à la concentration du capital et à la fusion du capital et de l'Etat et exigeant donc le renversement du capi- talisme tel qu'il existe, particulièrement en France. Mais d'autre part cette bureaucratie n'est qu'une section de la bureaucratie au pouvoir en Union Soviétique et doit à chaque instant soumettre son intérêt particulier à l'intérêt général de la bureaucratie russe : or cet intérêt exige d'une part la « paix sociale », d'autre part le relâchement de l'Alliance Atlantique. De Gaulle satisfait précisément à ces deux condi- tions. De plus empêché de faire sa propre révolution bureau- cratique et donc privé de la possibilité de mobiliser les masses autour de mots d'ordre révolutionnaires, le P.C. ne peut que s'intégrer à l'appareil économique et politique de la bourgeoi- sie, alors que cette intégration est rendue impossible par la division du monde en deux blocs et la conscience qu'a la hourgeoisie d'une opposition irréductible de ses intérêts pro- 16 LÀ CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE fonds à ceux de la bureaucratie. La seule chose qui puisse pousser la bourgeoisie à oublier cette opposition et à prendre au sérieux le réformisme du P.C. c'est un coup de force d'éléments marginaux du capitalisme qui tentent d'imposer leurs intérêts au reste de la société, bourgeoisie et prolétariat confondus : c'est devant une telle situation que le P.C. croyait se trouver le soir du 13 mai. La suite des votes par lesquels le PC s'est rendu à une politique qu'il n'avait cessé de combattre depuis des années (guerre d'Algérie, régime présidentiel, etc.), son sabotage systématique de toute velléité d'action de sa part, l'abandon de toute référence à la guerre d'Algérie et à l'indépendance algérienne, son exaltation devant le retour au ministère de l'Intérieur d'un des socialistes qu'il avait le plus villipendé, tout cela s'ordonne dans la tentative frénétique de s'intégrer à la majorité gouvernementale et d'être accepté comme le repré- sentant loyal et sans arrière-pensée du prolétariat dans l'union qacrée devant le fascisme. En fait la bourgeoisie a refusé le marchandage que lui proposait le PC. Ceci pour plusieurs raisons : d'abord parce que le PC a été incapable de mobiliser les masses pour défen- dre une république que celles-ci identifient à la guerre et à l'exploitation capitaliste ; deuxièmement parce que la bour- geoisie a rapidement vu la possibilité à travers de Gaulle, d'arriver à composition avec Alger tout en évitant l'exten- sion du mouvement du 13 mai à la France, alors qu'elle a toujours refusé de prendre au sérieux le réformisme du PC. Pour le PC le « chapitre 13 mai » est terminé : les vieux slogans sont de nouveaux bons, l'« indépendance algérienne » est ressorti du placard où on l'avait rangé de peur qu'il n'effraie la bourgeoisie. Pour la bureaucratie, l'Histoire est une notion abstraite, une horloge dont elle peut tourner les aiguilles. Mais l'Histoire reprend ses droits : aujourd'hui tout est chan- gé. Les questions auxquelles le PC a été incapable de trouver une réponse dans la situation précédente se reposent aujour- d’hui dans une situation où le PC a encore moins de chances qu'autrefois de pouvoir les résoudre. Le PC ne peut de toute évidence s'intégrer dans le cadre de l'état gaulliste, comme songent à le faire les cadres des syndicats réformistes, ni fu- sionner avec ce grand parti ouvrier réformiste dont il est plus que jamais question dans les milieux de gauche. A l'autre extrême il y a l'isolement et le « gauchisme ». Mais quoi qu'il fasse le PC devra tenir compte du dégoût, que la crise précédente a encore décuplé, qu'inspirent au prolétariat ses combinaisons politiques. En même temps qu'il a jugé la Répu- 17 SOCIALISME OU BARBARIE blique bourgeoise, le prolétariat a dit clairement ce qu'il pensait du PC. DE GAULLE AU POUVOIR : EPILOGUE D'UNE CRISE ? La composition du ministère, l'investiture, le renouvelle- ment des pouvoirs spéciaux pour l'Algérie, les pleins pouvoirs pour six mois, la réforme de la procédure de révision consti- tutionnelle, tout cela est expédié par de Gaulle en quelques jours ; mais aussi bien, il n'y a eu pour cela qu'à faire fonc- tionner la machine à voter parlementaire. Mais déjà bien des partisans du général pour lesquels il signifiait la rupture avec le système, éprouvent une amère déception à retrouver autour de leur grand homme tous les politiciens abhorrés, et jusqu'à Thomas, éternel ministre des P.T.T. Cependant la première épreuve véritable du nouveau gouvernement se présente lorsque de Gaulle, après avoir ren- voyé les parlementaires dans leurs foyers part à Alger affron- ter les foules et leurs CSP. Alors commencent à éclater les contradictions de ce pouvoir, et la profonde équivoque sur laquelle il repose. A Alger de Gaulle s'efforce de rallier à lui l'armée. Pour cela il se rallie lui-même au mythe de l'intégration et s'interdit ainsi de s'engager sur la voie qui mène à la solution du problème colonial et, quant à l'Algérie, s'enferme dans la perspective de la guerre. De Gaulle ne par- vient pas pour autant et malgré des trésors d’imagination dépensée à l'invention de phrases creuses, à imposer son autorité de chef de l'Etat. Les paras enferment ses ministres pour les empêcher de paraître avec lui au balcon officiel. Les CSP expriment, et Salan transmet, leur désapprobation du projet d'élections municipales au collège unique qui sont l'alpha et l'oméga de la politique de de Gaulle, sa seule chance, aussi infime soit-elle, de rallier à l'intégration une fraction des musulmans. Les officiers malgré de vives pres- sions refusent de quitter les CSP. De Gaulle a beau capituler devant les colons et le noyau dur des officiers paras, il ne capitulera, à leur gré, jamais assez : 'en s'entourant d'hommes du système, en se soumettant à une parodie de légalité républicaine, en s'opposant à l'ex- tension du mouvement du 13 mai à la France, à la fascisation de la société métropolitaine, et à l'épreuve de force avec le mouvement ouvrier, de Gaulle risque de se condamner défi- nitivement à leurs yeux. Déjà Poujade comprend que « de Gaulle se fout de notre gueule », met l'UDCA au service du 18 LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE mouvement du 13 mai, et invite Massu à prendre le pouvoir à Paris même. De l'autre côté, par son incapacité à faire rentrer Alger dans l'ordre national bourgeois, de Gaulle commence à se disqualifier aux yeux de la bourgeoisie. Cette impuissance qu'il hérite du régime tient à l'absence d'une force sociale capable d'appuyer à la fois ses objectifs et ses moyens. Cette force, il s'est donné lui-même un délai fort court pour la créer il faut en effet qu'il soit à même de l'utiliser d'une façon décisive lors du référendum d'octobre et des élections qui suivront. Ainsi, s'il se borne à continuer sur sa lancée, de Gaulle risque soit d'être dépassé par un véritable homme fort, porté, lui, par une force sociale effective fasciste soit de rendre l'impasse du régime français encore plus tragique et dans les deux cas il a de fortes chances de déboucher sur la guerre civile. : S. CHATEL.P. CANJUERS. 19 La guerre “contre-révolutionnaire”, la société coloniale et de Gaulle Le totalitarisme militaire qui s'est découvert lors du coup d'Alger est le produit direct de la guerre « contre-révolution- naire » (1) en société coloniale. Il n'est pas question d'en faire ici la théorie. On veut seulement 1° L'identifier comme totalitarisme authentique, à la dif- férence des mouvements que le PC ou la gauche dénoncent comme « fascistes » à tout propos et hors de propos. 2° Situer sa position et définir son importance dans les récents événements d'Algérie. Quelles ont été les forces en présence dans le coup d’Al- ger ? Quelle est la dynamique de leur développement ? 1° Deux composantes de la situation algérienne n'ont pratiquement joué aucun rôle : Le FLN n'est pas intervenu comme élément directe- ment engagé dans la lutte : il ne tient plus Alger depuis un an ; mais en un sens toute l'affaire a été organisée à son intention, non moins qu'à celle de Paris ; - Le « pouvoir républicain » n'existait déjà plus à Alger ni dans les villes, reprises en main par l'armée. Il en a été chassé il у un an, en même temps que le FLN : pour détruire les réseaux frontistes, il a fallu détruire la légalité. Le plein pouvoir militaire s'est établi sur cette double des- truction. L'occupation matérielle du ministère de l'Algérie et des préfectures a donc été symbole plus qu'initiative « ré- volutionnaire ». Sur ce plan, le coup d’Alger n'apporte aucun élément neuf ; il porte au jour un processus latent entamé depuis un an, par lequel les militaires en sont venus à déte- nir la totalité des pouvoirs. a (1) Nous prenons cette expression dans le sens que lui donne le bré. viaire de Massu : Contre-révolution, stratégie et tactique. 20 LA SOCIÉTÉ COLONIALE ET DE GAULLE / 2° Mais que signifie le « pouvoir militaire »? On dira que l'armée est un instrument, qu'elle n'est pas une force sociale. A travers l'armée, qui détient réellement le pouvoir à Alger ? Au service de quelle force sociale est-elle placée ? C'est à cet égard que le coup d’Alger révèle un fait nouveau : la présence d'un embryon d'organisation authentiquement totalitaire dans l'armée. Nous disions dans un précédent arti- cle que l'armée « exprime désormais la seule « Algérie fran- çaise », elle en est le fidèle reflet » (2). Cette appréciation doit être corrigée : le rapport de militaires à ultras n'est pas de simple subordination. Les ultras n'ont une réalité politique qu'autant que l'armée contient le FLN. Il y aurait donc un partage du pouvoir entre militaires et ultras, c'est- à-dire une situation politique instable, dont l'issue signifierait sûrement la subordination d'un groupe à l'autre. Mais cette appréciation de l'armée et de sa postiion dans la société coloniale algérienne est encore trop sommaire. D'une part l'armée n'est plus un simple instrument, que celui qui s'en empare peut manier à sa guise. Le processus qui l'a por- tée au pouvoir dans la société algérienne échappe dans une large mesure au contrôle, non seulement de la bourgeoisie française, qui ne peut plus qu'enregistrer ce processus en donnant à Salan des pleins pouvoirs qu'il a déjà, mais même à celui des ultras, qui n'ont pas été peu surpris par la grande exhibition de « fraternisation » mise en scène par l'armée sur le Forum le 16 mai. Et d'autre part l'armée française en Algérie ne constitue pas actuellement une force politique homogène : tous les militaires ne visent pas le même objectif. Ce sont ces deux aspects que nous voulons nous borner à éclairer, parce qu'ils permettent de comprendre ce qui s'est passé à Alger ainsi que les perspectives actuelles. 3° Tout d'abord l'armée tend à se constituer en force autonome. Elle n'est pas une force sociale, c'est vrai. Mais elle est un appareil organisé, et cet appareil peut dans cer- taines conditions exercer le pouvoir, sinon pour son propre compte, au moins avec une certaine indépendance à l'égard de la classe pour le compte de qui elle l'exerce en dernière analyse. En Algérie, ces conditions ont été les suivantes : l’im- puissance de la bourgeoisie française et de son personnel politique traditionnel en face du FLN les a conduits à repor- ter leur pouvoir sur le commandement militaire ; complémen- (2) Socialisme ou Barbarie, nº 24, p. 23. 21 - SOCIALISME OU BARBARIE tairement, ce report d'autorité a été rendu nécessaire par la nature de la guerre que conduisait le Front. Le commandement militaire, surtout à l'échelon exécu- tif, a fini par identifier la nature de cette guerre : dans sa stratégie comme dans sa tactique, elle n'est pas différente de celle du Viet-Minh dans les débuts de la guerre d'Indo- chine. Tactique de harcèlement, d'embuscade, d'engagement limité aux situations favorables, d'évanouissement devant les « bouclages » ; stratégie politico-militaire de mise en place d'un appareil de gestion de la société, ici clandestin, là ma- nifeste, et pouvant passer d'un état à l'autre selon la situa- tion militaire : « L'armée est dans le peuple comme un pois- son dans l'eau. » Les officiers parachutistes connaissent le principe de Mao tse toung pour l'avoir éprouvé au Viet Nam, non moins que les ci-devant sous-officiers français devenus colonels algé- riens. A offensive « révolutionnaire », disent-ils, riposte « con- tre-révolutionnaire ». L'objectif devient alors pour eux, non de vaincre l’ALN, tâche qu'ils savent interminable parce qu'ils ont compris qu'il n'y a pas de victoire purement mili- taire dans ce type de combat et que l'armée de libération renaît de ses cendres ; mais de vaincre le peuple algérien lui-même. Deux solutions sont offertes : exterminer ce peuple, mais ce n'est politiquement pas possible à une grande échelle, et surtout c'est contradictoire : une société algérienne sans algériens, c'est comme une société bourgeoise sans ouvriers ; ou bien rallier ce peuple, par tous les moyens. L'armée s'engage alors dans une lutte politique, qui est la véritable partie jouée au-dessous des bulletins d'Etat-Major. Il lui faut mettre au rancart le mythe de la « rébellion » et du même coup celui de la légalité : il n'est pas question qu'elle demeure une force de police mise à la disposition des préfets pour mater la révolte de quelques hors-la-loi contre le gou- vernement de la France ; elle comprend que ses avions et ses mitrailleuses ne sont pas des armes décisives contre l'appa- reil frontiste ; il lui faut les registres d'état civil, le cadastre, les dossiers de police, le contrôle des transports, la surveillance et l'entretien des routes, des voies ferrées, le contact perma- nent avec les Algériens, bref tous les moyens de la gestion administrative ; il lui faut encore donner à cette adminis- tration une autorité réelle, s'installer dans les mechtas, vivre avec les villageois, faire l'école, soigner, aller chercher la semence et la répartir, protéger la récolte, organiser les mar- chés et la poste, régler les dissensions locales. Le « quadril- 22 LA SOCIÉTÉ COLONIALE ET DE GAULLE COLON : lage » militaire devient ainsi une sorte de gestion sociale complète, qui apparaît en clair dans les villes avec le décou- page en secteurs de quartiers, sous-secteurs d'ilôts et d'im- meubles, avec les sections administratives urbaines, dans cer- taines campagnes avec les sections administratives spéciales. Pour effectuer cette implantation, tous les moyens sont utili- sés dénonciation par les indicateurs recrutés chez les fron- tistes qui ont capitulé sous la torture, chez les maquereaux et les prostituées des casbahs, paternalisme des anciens offi- ciers des Affaires indigènes, esprit missionnaire de certains jeunes officiers de Saint-Cyr, etc. Ainsi l'armée s'assigne des tâches de plus en plus semblables, dans leur forme, à celles qu'accomplit le Front, encore que contraires dans leur objet. Elle devient de plus en plus un organisme de gestion de la société elle-même. Sa pratique tend vers le totalitarisme. C'est cette expérience qui se cristallise dans le noyau des officiers parachutistes. Ils ont une pratique directe et an- cienne de cette guerre beaucoup plus sociale que militaire ; ils ne cachent pas leur admiration pour leur adversaire ; ils veulent se modeler sur lui. « Nous avons au secteur d’Alger- Sahel, disait Godard le 22 mai, une organisation des Euro- péens et une autre des Musulmans. Elles ont été d'ailleurs calquées sur l'organisation du FLN. La première est le dis- positif de protection urbaine, la seconde le dispositif d'or- ganisation des populations musulmanes » (3). C'est alors que ces officiers rencontrent la contradiction qui les force à choi- sir : ou bien discipline envers la classe qui les emploie, la bourgeoisie, ou bien subversion totalitaire. Et c'est là que l'armée se divise. 4° Car l'armée ne constitue pas une force politique homo- gène. Pour les officiers parachutistes, il est évident que la poursuite victorieuse de la guerre algérienne exige que la nation française tout entière soit mobilisée. Mobilisée mili- tairement sans doute, parce que les effectifs actuellement engagés ne sont pas encore assez nombreux pour réaliser avec succès la gestion totale de la société algérienne que ce noyau totalitariste se propose ; mais mobilisée économiquement, parce que les officiers et leurs conseillers civils savent bien que l'appareil militaire écrasant qu'ils réclament pour pour- suivre la guerre entraînera à brève échéance une crise éco- nomique et qu'il faut auparavant museler les ouvriers fran- (3) Le Monde, 30 mai 1958. 23 SOCIALISME OU BARBARIE çais ; mais enfin mobilisée idéologiquement, parce que l'appa- reil militaire ne peut rien sans une participation active de toutes les classes de la nation à la guerre. Cette mobilisation a été effectuée sans difficulté dans la société européenne d'Algérie ; parce que celle-ci conçoit ses rapports avec les Algériens sous une forme quasi-totalitaire ; mais la base sociale de l'armée est en France ; il faut donc mobiliser la France. Ces perspectives sont authentiquement totalitaires si l'on entend par totalitaire une structure politique telle qu'un appa- reil politico-militaire fortement hiérarchisé et centralisé acca- pare le pouvoir social essentiel : celui de décider de la répar- tition du produit social, par conséquent de gérer toute la société. Il n'y a aucun doute que le noyau militaire dont nous parlons se propose clairement un tel objectif. Mais il est non moins certain qu'une fraction, plus im- portante actuellement, hésite devant l'issue de la subversion totalitaire, et se cantonne dans le gaullisme. Elle choisit ainsi la discipline envers la classe dirigeante, à la condition toutefois que cette classe se discipline elle-même. Ses con- victions gaullistes sont antipartis et antiparlementaires, mais elles ne sont pas totalitaires ; de Gaulle représente pour elle une discipline imposée à toutes les fractions de la classe bourgeoise et aux travailleurs, et si cette aile de l'armée sou- tient de Gaulle, ce n'est pas pour qu'il impose à la bourgeoisie un appareil totalitaire, c'est au contraire pour qu'il lui rende sa puissance et pour que celle-ci, à travers lui, donne à l'armée des ordres clairs et les moyens de l'exécuter ; c'est aussi parce qu'il lui paraît le seul homme capable de mettre un terme au conflit algérien dans des conditions « honorables >> pour l'armée, c'est-à-dire autres que celles de Dien Bien Phu ou de Port-Saïd. Il y a donc au sein de l'armée, en Algérie même et sans parler de l'armée stationnée en France, deux forces politi- ques substantiellement divergentes ; elles se sont rassemblées transitoirement sur une plate-forme gaulliste, mais cette plate- forme était pour le noyau parachutiste un programme mini- mum, tandis que l'aile authentiquement gaulliste en faisait toute sa doctrine. 5° L'initiative de l'occupation du G.G. et de la formation du Comité de Salut Public, le 13 mai, n'est pas venue de l'armée, mais des leaders des groupes et des réseaux qui se sont constitués au sein de la population européenne d’Algérie depuis trois ans, et qui se sont multipliés depuis un an avec 24 LA SOCIÉTÉ COLONIALE ET DE GAULLE l'appui du commandement militaire, parce qu'ils servaient son projet de reprise en main de la société tout entière : groupe Union et fraternité française (poujadiste), groupe et réseau Union nationale pour l'Algérie française (grande colonisation), groupe Combattants de l'Union Française (Biaggi), groupe Union générale des étudiants (Lagaillarde) et Association générale des élèves des lycées et collèges d’Al- gérie (Rouzeau), etc. Il faut y ajouter certaines associations professionnelles (Chambre de commerce, Chambre d'agricul- ture, certains syndicats) les amicales provinciales (Corses, etc.), les associations d'anciens combattants. Toutes les catégories d'âge et toutes les classes sociales sont ainsi pratiquement saisies dans le tissu de ces organisations. Cette politisation intense prend appui sur l'angoisse des « petits blancs », l'énor- me majorité des Européens en Algérie, mais elle prend ses directives à l'Echo d'Alger, organe des colons. Son objectif est fort simple : destruction totale du FLN, retour au statu quo, conservation intégrale de la société coloniale. Le 13 mai a été « fait » par ces groupes, avertis par Lacoste qu'un « Dien Bien Phu diplomatique » se préparait à Paris. Lagaillarde a pris le GG, les hommes de Trinquier, rappelés de la frontière tunisienne, l'ont laissé faire. Le Comité du 13 mai a donc été constitué à partir de deux forces : le noyau militaire totalitariste et les organisations colonia- listes. Dès sa naissance, le Comité était donc hétérogène politiquement. Il est, en effet, impossible d'identifier les objectifs totalitaires des officiers parachutistes et les objectifs colonialistes des organisations algéroises. Celles-ci étaient spon- tanément portées à une guerre de liquidation de tous les Algériens qui ne se décideraient pas à rester des « bougnou- tandis que ceux-là étaient résolus à user de la force sociale que leur donnait le noyautage des couches algériennes urbaines et suburbaines, pour freiner le processus d'écartèle- ment des deux communautés et pour les réintégrer sous son autorité. Le conflit portait donc sur la politique algérienne proprement dite, c'est-à-dire sur l'attitude à l'égard de la société coloniale : les organisations algéroises voulaient une guerre répressive classique, les officiers recherchaient une victoire de type « contre-révolutionnaire », ce qui impliquait l« intégration » des Algériens. Mais l'accord se faisait provi- soirement contre Pflimlin ; cependant que le gros de l'armée demeurait dans l'expectative et commençait à mancuvrer avec son opportunisme traditionnel entre Paris, les ultras et les paras. les », 25 SOCIALISME OU BARBARIE : 6° Dès le lendemain 14 mai, une nouvelle force entrąit dans le Comité, qui allait étouffer ses contradictions sans pour autant les résoudre, et lui offrir des perspectives de développement politique du côté de la métropole. C'était l'aile gaulliste de l'Union pour le salut et le renouveau de l'Algérie française, représentée par Delbecque et Neuwirth. L'USRAF, qui est essentiellement un appareil issu de l'ancienne police secrète de la France Libre et des groupes de choc RPF ras- semble des gaullistes « purs » (Soustelle) et des hommes de la bourgeoisie vichyste (Morice, Sérigny). Son implantation en Algérie n'était pas très ancienne, mais elle s'était consoli- dée à partir du jour où Soustelle avait consenti à travailler avec les capitaux de Sérigny et des colons. D'autre part elle avait rapidement pénétré parmi les cadres militaires gaullistes grace aux complicités de ministres comme Chaban-Delmas. Delbecque et Neuwirth allaient donc offrir aux trois forces en présence, officiers paras, ultras et armée, un même objec- tif : la prise du pouvoir par de Gaulle. Mais les ultras ne sont pas gaullistes le moins du monde : ils savent de Gaulle hostile au statu quo algérien et ne sont pas loin de le tenir pour un dangereux bradeur... Pour faire sauter leur résistance, Delbecque prend alors appui sur l'appa- reil militaire qui mobilise la casbah, et place les ultras devant le « miracle » accompli : les Algériens veulent être intégrés à la France gaulliste ! C'est le 16 mai. Stupéfaction générale, et particulièrement des français d’Algérie, qui sans rien comprendre à la mascarade sentent cependant que le retour au statu quo est provisoirement compromis. Les ultras encaissent le coup, en se réservant de saboter l'intégration que les gaullistes veulent leur impo- ser. Cependant ceux-ci marquent des points : le 17, Soustelle arrive à Alger, le 19 de Gaulle soutient publiquement le mouvement, le 22, Salan crie Vive de Gaulle sur le Forum, le 24 la Corse se réveille gaulliste sans le savoir, le 29 le Par- lement capitule. Il s'agit d'une victoire des gaullistes civils et militaires, ouvrant la perspective d'un « Etat fort » et bourgeois. Mais ni les visées totalitaires des colonels paras, ni les visées colo- nialistes des organisations algéroises ne peuvent y trouver satisfaction. Pour les premiers, de Gaulle est une étape, un Neguib dont Massu serait le Nasser, comme ils l'ont dit ; pour les seconds, de Gaulle est un otage, comme ses prédéces- seurs à Matignon. Et cela d'autant plus que de Gaulle vient 26 LA SOCIÉTÉ COLONIALE ET DE GAULLE 1 au pouvoir par des voies centristes, après un début de mobi- lisation des travailleurs. 7° Les forces en présence à Alger restent affrontées . : une armée qui est actuellement encore gaulliste en majorité ; un noyau totalitaire, qui n'a pas la capacité d'étendre la « fraternisation » au-delà des couches algériennes isolées de tout contact avec le FLN, mais qui cherche à organiser en France la mobilisation de toutes les classes sous le drapeau tricolore ; des organisations ultras, qui contraintes de ne pas se couper de l'armée, ont avalé le projet d'intégration comme une couleuvre, mais sont prêtes à soutenir les officiers paras dans leur programme totalitaire pour couper court à ce qu'ils croient être la politique algérienne de de Gaulle. Enfin, le FLN dont le potentiel politico-militaire est intact, sa force, la paysannerie, n'ayant pas été atteinte sérieusement par la stratégie « contre-révolutionnaire », et dont le potentiel diplo- matique sera bientôt reconstitué par l'impuissance même de de Gaulle. Le seul problème immédiat quant aux rapports de ces différentes forces est donc celui-ci : l'armée restera-t-elle gaul- liste ? De Gaulle arrachera-t-il d'elle le noyau totalitaire et l'obligera-t-il à faire plier les organisations colonialistes ? Ou bien au contraire l'expérience totalitaire qu'elle fait en Algé- rie continuera-t-elle de se transformer en conscience et en organisation ? La réponse à cette question réside finalement dans la lutte de classes en France. François LABORDE. 27 Le pouvoir de de Gaulle Ce fut donc le 13 mai. A vrai dire, l'événement, on l'atten- dait depuis trop longtemps pour qu'il surprît. Mais on avait pris l'habitude d'attendre sans croire absolument qu'il pût se produire quelque chose de décisif, tant ce régime avait, depuis des années mis d'astuce à durer. Souffreteux depuis sa naissance, voué à des crises périodiques, il avait si souvent fait annoncer sa mort qu'on s'était accoutumé à le voir vivre, jour après jour, se tirer d'une épreuve, l'une après l'autre et simuler l'éternité. On attendait aussi sans prévoir. La guerre d'Algérie paraissait avoir accumulé des effets assez explosifs pour qu'une déflagration fasse trembler notre société. Mais on s'interrogeait : serait-ce un nouveau Sakhiet, dix fois plus grave que le précédent, une insurrection arabe dans les villes, un Dien Bien Phu dans l’Aurès ou bien la sécession des colons ? L'événement, ce fut donc le coup de force ultra- para. Il dépassa l'attente et l'imagination, faisant mesurer soudain, à l'étalon des faits, ce qu'était devenu la 4€ Républi. que : le royaume des apparences. De ce retour à la vérité, on ne peut simplement se réjouir On ne se réjouit pas de la menace d'un conflit ,quand celui-ci s'engagerait de telle manière qu'on aurait toutes les chances d'être la victime. On ne se réjouit pas du pire, dans le seul espoir qu'il porte un changement, trop instruit qu'on est par l'expérience historique, de ce que le pire n'est pas toujours sûr. Mais cette prudence avouée, il faut reconnaître, au lieu de gémir, comme certains, sur la mort du régime, que nous somme passé, dans l'espace de 15 jours d'une histoire de rêve à la réalité. Qui voulait ne pas voir est mis en demeure de voir. Mais voir, qu'est-ce donc, en ces lendemains de naufrage ? C'est d'abord prendre la mesure du vide. Sur l'emplacement de ce qu'on appelait sérieusement, il y a deux mois encore, les institutions de la bourgeoisie et les institutions du prolétariat, rien n'est demeuré debout. Non pas que le Parlement soit supprimé. Il n'est qu'en congé. Ni que les partis soient dissous, ils sont en veilleuse. Ni que les 28 . LE POUVOIR DE DE GAULLE syndicats soient brisés, ils continuent de publier et de multi- plier leurs motions habituelles. Les institutions se sont défai- tes sans que les paras eussent à intervenir. Elles se sont seu- lement avérées vaines. Vains, un parlement et un gouverne- ment qui étaient censés détenir tous les pouvoirs mais dont l'autorité fit rire le premier capitaine ou le premier flic venu; des partis dont les manœuvres, les alliances, les conflits parais- saient déterminer le cours des choses et qui s'évanouirent au premier grondement de voix de l'homme providentiel ; des organisations « ouvrières », des syndicats, qui groupaient des millions de travailleurs et ne surent faire mieux que de balbutier des appels à la vigilance. Beaucoup sentent déjà, s'ils ne l'expriment pas encore, qu'il est impossible de continuer de discuter, comme par le passé, de l'efficacité des moyens politiques traditionnels, de continuer de prétendre que les intérêts des travailleurs dépen- dent du succès de la campagne du P.C. en faveur de l'alliance socialiste, de la résistance qu'opposera la minorité du P.S. à Mollet, et Mollet à la séduction de Pinay, des accords que passeront ou ne passeront pas les centrales syndicales rivales. Etre mis en demeure, par l'événement, de voir le vide, c'est être simultanément confronté à une nouvelle représenta- tion de la politique, à la recherche d'un nouveau fondement de l'action, c'est-à-dire de moyens d'organisation qui expri- ment directement les intérêts et la volonté des travailleurs, au lieu d’en marquer seulement l'incidence dans le jeu des forces politiques bourgeoises. Si hier cette recherche n'était encore que l'affaire de quelques-uns, les événements qui se sont déroulés tendent et tendront à en faire demain l'affaire d'un grand nombre. LA CRISE DU REGIME Encore devons-nous, en tout premier lieu, tenter de comprendre le sens de la situation nouvelle créée par l'avène- ment du gaullisme. La critique radicale de l'ancien régime et du rôle qu’ont exercé, dans son cadre, les grandes orga- nisations « ouvrières » ne nous dispense pas, au contraire nous impose d'analyser, dans leur singularité, les traits de la crise et de l'évolution qui se dessine. Que le régime parlementaire s'effondre, sans que ce soit le résultat d'une guerre civile, ni même de grandes luttes sociales, que les syndicats et les partis de gauche soient impuis- sants à mobiliser la classe ouvrière et ne fassent pratique- 29 SOCIALISME OU BARBARIE . ment rien en ce sens, bien qu'ils n'aient connu aucune défaite spectaculaire et continuent de bénéficier, apparemment, du soutien d'importantes masses de travailleurs, que le proléta- riat lui-même exprime son indifférence, son mépris vis-à-vis du régime, mais qu'en dépit de sa force immense, il ne fasse rien pour traduire en acte sa critique, tout ceci confère à la situation présente un caractère singulier, absolument original, et qu'on ne saurait expliquer par des références classiques à des précédents historiques. Plutôt que de parler sommairement, comme le font cer- tains, de l'avènement du fascisme, il convient d'abord de s'interroger sur le sens de la crise. Assurément, une première explication souvent formulée se propose : la guerre d’Algérie est la cause de la crise. De fait, la bourgeoisie française a été incapable de régler sur de nouvelles bases ses rapports avec les peuples qu'elle domi- nait autrefois. Après avoir perdu l'Indochine, au terme d'une guerre longue et coûteuse, puis consenti à l'indépendance du Maroc et de la Tunisie, sous la menace d'une guerre générale en Afrique du Nord, sans en tirer le bénéfice que lui aurait : procuré des méthodes libérales, la bourgeoisie s'est obstinée à maintenir intacts ses privilèges en Algérie. La masse des Français présents en Algérie, son homogénéité face à la mena- ce arabe, l'évolution de l'armée marquée par ses précédents échecs, le style de la guerre qui confère à cette armée le rôle d'une police et d'une administration ont engendré une situation d'un type nouveau. En bref, les organisations de masse, l'appareil militaro-policier, l'idéologie raciste et natio- naliste ont composé en profondeur jusqu'à constituer une nou- velle structure sociale, jusqu'à donner naissance à un nouvel Etat. Dans le même temps, en métropole, l'Etat se décom- posait. Mais cette explication de la crise est partielle. Elle n'of- fre que sa cause prochaine et ne révèle qu'un aspect de l'évolution sociale. On ne peut dire, sans plus, que pou- voir politique s'est désagrégé parce que la guerre a déplacé son centre réel de France en Algérie. S'il en a été ainsi, c'est, qu'en fait, la bourgeoisie métropolitaine n'a pas réussi à déterminer une politique propre, pas plus une politique de guerre qu'une politique de paix. Les gouvernements succes- sifs, les partis de droite et de gauche qui les ont soutenus ont été incapables de choisir entre les exigences de la guerre, qui appelait un effort militaire et financier considérable et celles de l'équilibre social. Leurs hésitations ne faisaient que le 30 LE POUVOIR DE DE GAULLE ressources refléter le désarroi de la bourgeoisie française, elle-même déchirée entre des options contradictoires. A la fois celle-ci cède au chantage exercé par les colons d’Alger et, à sa manière, refuse la logique de la guerre, dont les effets pour- raient être un conflit généralisé en Afrique du Nord, un iso- lement international de la France, et un bouleversement de l'économie nationale. Tandis que les gouvernements font des acrobaties pour trouver des sans décréter des impôts massifs ni attaquer de front les salaires ouvriers, le patronat continue de viser l'expansion économique et la paix sociale. Le transfert du pouvoir de France en Algérie ne peut être compris que si l'on embrasse du regard la situation dans son ensemble. D'une part la colonie française d’Algérie se trouve cimentée par la défense de ses privilèges au point de se donner de nouvelles institutions, d'autre part la bourgeoisie métropolitaine divisée, élude les décisions qu'elle aurait à prendre, résiste à toute politique et prive le pouvoir de toute base réelle. Or, aussitôt qu'on considère cette crise, en métropole, on doit convenir qu'elle est considérablement aggravée par le conflit algérien, mais qu'elle n'en est pas simplement l'effet. L'incapacité de la bourgeoisie française à se donner un pou- voir qui exprime ses intérêts généraux est ancienne; elle est déjà manifeste entre les deux guerres ; comme on l'a sou- vent dit, elle est chronique. Elle n'a fait que s'étendre depuis dix ans, jusqu'à ce que sous le poids de difficultés d'un type nouveau (créées par l'émancipation des peuples colonisés) l'Etat se désagrège. Pourquoi donc la décomposition du pouvoir s'est-elle accélérée depuis les lendemains de la Libération ? On ne peut ignorer cette question sans s'interdire de comprendre le véri- table sens de la crise. Or la réponse il faut la chercher d'abord dans les transformations qu'a connues la société fran- çaise. La première série de ces transformations intéresse la vie de l'Etat. Celui-ci a vu son rôle et ses activités s'étendre considérablement; il dirige un immense secteur de la pro- duction, il intervient sans cesse dans la vie économique géné- rale, il détermine par son comportement celui de toutes les entreprises privées. La seconde série de transformations con- cerne l'expansion économique, le nouvel essor de l'industria- lisation et la rationalisation des secteurs de production et de distribution qui l'accompagne. Cette expansion ne se tra- duit pas seulement en termes quantitatifs, elle provoque un 31 SOCIALISME OU BARBARIE changement dans les formes de l'exploitation, du même ordre que ceux qu'on peut observer dans toutes les grandes nations industrielles modernes. En bref, la lutte pour l'intensification et la normalisation du travail devient déterminante. Le patro- nat accepte progressivement l'idée de faire des concessions de salaire pour obtenir des travailleurs une indispensable coopération. La standardisation et la qualité des produits imposent de plus en plus la stabilisation de l'emploi et des modes de négociation susceptibles de prévenir les conflits sociaux. Ces deux processus sont de toute évidence convergents, ils requièrent l'un et l'autre une modification du pouvoir politique, une nouvelle relation entre les facteurs politiques, économiques et sociaux de la puissance capitaliste. En d'au- tres termes, ils appellent une organisation d'un type anglo- saxon, où l'unification des forces politiques (le régime du bi-partisme) et l'intégration de la bureaucratie d'Etat, de la bureaucratie politique et de la bureaucratie syndicale, beaucoup plus poussées que dans le modèle français, répon- dent effectivement aux exigences d'une société moderne. Une telle tendance s'est effectivement manifestée depuis la Libération. Elle s'est incarnée, un moment, dans le tripar- tisme ; elle est repérable, bien qu'elle apparaisse sous des aspects très différents, aussi bien dans l'entreprise du R.P.F. que dans celle du mendessisme. Elle a déterminé l'évolution de certains partis politiques : le P.S. et le M.R.P. s'intègrent à l'appareil d'Etat, ils se partagent un nombre important de postes-clé non seulement dans les ministères mais dans les grandes administrations et les entreprises nationalisées, ils tendent à contrôler, par l'intermédiaire de centrales syndi- cales à leur service, de larges secteurs de la force de travail; ils se bureaucratisent, forgeant des appareils tout-puissants qui assurent coûte que coûte la discipline interne. Cependant cette évolution n'a fait que s'amorcer. Loin de se développer, le processus d'unification politique s'est inversé. Après l'échec du tripartisme, on a vu la résurrection du parti radical et des formations de la droite traditionnelle, puis l'émergence du poujadisme et la scission radicale. Avec l'émiettement des forces politiques s'est donc de nouveau épanoui le modèle du multipartisme propre à l'avant-guerre, en dépit de inadéquation aux exigences de la société con- temporaine. La décomposition du pouvoir paraît ainsi résul- ter d'une contradiction entre une évolution progressive dans 32 LE POUVOIR DE DE GAULLE l'ordre des structures et une évolution régressive dans celui des superstructures. Mais cette observation est encore superficielle. Il faut d'abord remarquer que les transformations partielles du modèle politique traditionnel accentuent elles- mêmes la para- lysie du régime. La structuration croissante de quelques grands partis engendre des conduites monolithiques et une inertie du système. Leur participation à la gestion de l'Etat, à tous ses niveaux, installe cette inertie en son coeur. Enfin et sur- tout le pouvoir se morcelle à un niveau plus profond que celui des partis; cet effritement, inconnu dans le passé, nous met en présence d'un phénomène qu'on ne saurait situer à partir des catégories traditionnelles de structure et de super- structure. L'extension des activités de l'Etat, la multiplica- tion des zones de son intervention provoquent, en effet, une organisation parallèle des groupes d'intérêt dont le sort dé- pend, à quelque degré, de ses décisions. Formidable réseau qui comprend des centaines d'associations, tend à couvrir tous les domaines de l'activité économique et sociale et se 'modèle spontanément sur le réseau étatique. A chaque dépar- tement d'un ministère, à chaque commission du Parlement répond un ou plusieurs groupements qui possèdent leur appa- reil, leur bureau d'études, leur office de propagande, leur presse et des ressources financières importantes, quelquefois considérables. La méconnaissance du véritable rôle de ces organismes vient de ce qu'on est souvent abusé par des ima- ges populaires anciennes : comme si la pression des groupes privés sur un gouvernement prenait nécessairement la forme d'une intervention d'agents secrets du capital auprès de minis- tres ou de hauts fonctionnaires. Cette imagerie ne présente qu'un aspect mineur de la réalité. Le rôle des puissances occultes qui alimentait la critique « policière » d'une presse d'extrême-gauche, avant la guerre, est infiniment moins impor- tant que celui des nouvelles puissances organisées, et tout à fait visibles, qui interviennent à tous les niveaux de la vie de l'Etat pour déterminer ses décisions. Que représentent ces groupements ? Tantôt des organis- mes tentaculaires, qui fédèrent un grand nombre d'associa- tions, et prétendent contrôler de très vastes champs d'intérêts - telles la Confédération générale des petites et moyennes entreprises, la fédération nationale des syndicats d'exploi- tants agricoles, le comité d'action et de liaison des classes moyennes – tantôt des associations professionnelles plus ou moins larges, mais d'autant plus efficaces que leurs intérêts 33 2 SOCIALISME OU BARBARIE. sont clairement délimités — tels les groupes de betteraviers, de bouilleurs de cru, de planteurs de blé, de viticulteurs, etc., tantôt des coalitions comme celles qu'on a désignées sous le nom de lobby de l'alcool ou de lobby de la route, tantôt des associations de défense d'un statut social qui, lorsqu'il s'agit de défense d'un statut de colon menacé, se multiplient et se constituent en lobby-lobby indochinois, lobby algérien qui couvre une dizaine d'organismes particuliers. Ces groupements luttent avec des moyens divers pour imposer leurs revendications qui reflètent, par définition, des intérêts particuliers, ils exercent une pression constante sur les centres de décision pour faire prévaloir leur propre pers- pective sur les questions économiques qui les concernent. Mais les termes de revendication ou de pression traduisent mal leur action et leur puissance. Ils laissent entendre qu'il y a une distance nette entre le Pouvoir et les groupes, comme si ceux-ci n'étaient que les clients de celui-là. En fait cette distance n'existe pas; les groupes ont leurs représentants dans toutes les formations politiques, ils contrôlent souvent les dé- putés, dont l'élection dépend de leur soutien, notamment de l'attitude de leur presse. Par le canal des partis, et en parti- culier des commissions parlementaires qui présentent une zone d'action idéale, ils disposent d'une information constante sur toutes les activités et tous les projets de l'Etat. C'est l'étendue de cette information qui donne la mesure exacte de leur participation au pouvoir. En face des groupements, l'Etat n'a pas de secret. A peine a-t-il un corps propre. Il tisse sa toile au jour le jour dans l'inextricable enchevêtrement des cellules parasitaires qui pompent sa substance et paralysent son essor. Au moment même où son champ d'action se trouve immensément agrandi, la prolifération des organisations privées crée dans son espace un encombrement tel qu'aucune action neuve n'est plus pos- sible. Cette incapacité se manifeste notamment par l'échec de toute tentative de réformer la fiscalité et de contrôler efficacement les prix. Le résultat en est que l'expansion éco- nomique finit par être freinée par une crise financière et l'inflation. Ainsi a-t-on pu parler d'un retour à la féodalité ou bien d'une résurrection du corporatisme, s'effectuant parallèlement à la concentration économique et à l'étatisation. En réalité ces deux processsus sont liés. Ce qui est déterminant et qui ne doit pas dissimuler l'évocation d'une lointaine his- toire — c'est que la prolifération de groupements privés de 1 . 34 LE POUVOIR DE DE GAULLE tout genre signifie une structuration sociale d'un type nou- veau qui vient répondre à la rationalisation du capitalisme et de l'Etat moderne. Il s'agit d'une réponse de défense. En d'autres termes nous sommes en présence d'un phénomène de contre-structure. En effet, le foyer d'où tirent leur origine un très grand nombre de groupements privés réside dans des couches sociales spontanément rebelles à toute organisa- tion : le petit commerce, la petite industrie, l'artisanat, l'agri- culture. En France, les couches dites moyennes, en raison de leur importance numérique, ont toujours pesé de manière décisive dans les élections; mais leur dispersion, leur mode de travail, leur mentalité ne les prédisposaient pas à jouer un rôle social actif. Elles ne s'organisent qu'à partir du mo- ment où la rationalisation des secteurs les plus dynamiques de la société leur suggère les cadres structurels de leur action et les provoque à les constituer sous peine de périr. Sans doute en de nombreux cas, les organisations privées sont-elles souvent manoeuvrées en fait par les représentants des grosses entreprises, alors même que les petits bourgeois sont mis en avant. Mais l'essentiel est qu'elles tirent leur effi- cacité de la participation en masse de ces derniers. Le régime du multipartisme et le régime des groupe- ments privés n'ont pas seulement des effets similaires, ils se renforcent l'un l'autre. L'action des groupements est d'autant plus efficace qu'elle joue sur un clavier étendu et bénéficie de la concurrence que se livrent les partis, se disputant la faveur de leurs clients. La multiplication des partis est ainsi sans cesse confirmée par le jeu des groupements. Réciproque- ment ceux-ci sont encouragés à agir et à se multiplier en raison du jeu des partis. L'Etat se désintègre sous l'effet de ce double processus. Comment expliquer ce phénomène ? Il serait probable- ment vain de lui chercher une cause unique. Assurément, et nous l'avons déjà évoqué, le rôle que jouent en France des couches moyennes qui tirent leur revenu d'un mode de pro- duction archaïque est déterminant. Luttant pour la défense de leurs intérêts ces couches s'opposent vigoureusement à toutes les mesures susceptibles d'accélérer l'évolution sociale. Mais cette cause n'est efficace que dans la seule mesure où le régime politique lui permet de jouer sans restriction aucune. Les facteurs qui ont favorisé le maintient de ce régime doivent donc être pris aussi en considération. L'un de ces facteurs, le plus difficile à apprécier, concerne la men- talité de la bourgeoisie française. Sa propension à se détermi- - 35 SOCIALISME OU BARBARIE ner en fonction de critères idéologiques fait naître des lignes de clivage qui ne recoupent pas toujours les frontières d'intérêt. Par exemple se classer à droite ou à gauche est quelquefois obéir à une tradition plutôt que choisir en regard de la situation présente. L'opposition entre les partisans de l'ensei- gnement confessionnel et les défenseurs de la laïcité illustre encore mieux cette relative importance de l'idéologie. Un autre facteur intéresse le comportement de certains secteurs du grand capitalisme dont l'attitude malthusienne, favorisée par la situation de l'impérialisme français d'avant- guerre, a résisté aux transformations survenues depuis la Libé- ration et encourage délibérément les tendances régressives des couches les plus arriérées. Enfin, et ce facteur est sans doute essentiel, la situation faite au P.C. altère fondamentalement le fonctionnement du régime politique. Son exclusion du jeu parlementaire, alors que sa politique est, en fait, réformiste et que le nombre de ceux qui lui apportent leurs suffrages lui confère une force déterminante provoque une paralysie du système. La droit traditionnelle se trouve ainsi artificiellement revalorisée, les formations dites de gauche et de centre gauche condamnées à des alliances avec l'aile conservatrice; plus profondément, l'Etat se trouve privé du soutien de couches sociales qui sont parmi les plus favorables à son intervention. Ce dernier fac- teur montre que la situation française ne peut être analysée en soi, abstraction faite des rapports existants à l'échelle internationale, soit de l'antagonisme URSS-USA. Les conséquences du morcellement du pouvoir sont clai- res : l'Etat se trouve incapable d'affronter aucun problème qui intéresse la vie nationale dans son ensemble, de prendre des décisions qui bouleversent le statu quo des partis et des groupements. La question posée par la guerre d'Algérie, com- me toutes celles qui appellent une réorganisation des rapports de la France et des pays autrefois colonisés, s'avère insurmon- table. L'échec longtemps dissimulé de l'Etat, impuissant à promouvoir une réforme fiscale, se transforme en effondre- ment. Le problème de l'existence de l'Etat et de sa nature se trouve alors posé. LE GAULLISME: SES DEUX FACES L'avènement du gaullisme ne se laisse comprendre que restitué dans le cadre de la crise de l'Etat. En un sens, il est évident qu'il est la conséquence d'événements bien déter- 36 LE POUVOIR DE DE GAULLE minés, qu'il s'insère dans une conjoncture particulière. De Gaulle incarne la dictature réclamée par le mouvement de masse d’Alger et par l'Armée. Le fascisme dont les prémisses ont été posées de l'autre côté de la Méditerranée cherche confusément son aboutissement dans la métropole en la per- sonne de de Gaulle. Encore est-il vrai que l'appel à celui-ci implique une faiblesse de la part de ceux qui parlaient dans le même temps de conquérir Paris, l'arme à la main. L'hom- me, par son passé, par ses déclarations antérieures, n'est jamais apparu comme un héros fasciste pas même comme un champion de l'anti-communisme. Quoiqu'il en soit, le mouvement d'Alger ne découvre qu'une face du gaullisme. Son autre face ne s'éclaire qu'à la lumière de la situation de la bourgeoisie métropolitaine. A ses yeux, ou du moins aux yeux de ses éléments les plus conscients et les plus dynamiques, il répond à la nécessité de créer un pouvoir fort, susceptible d'imposer silence aux fractions rivales et de faire prévaloir l'intérêt général des couches dirigeantes. Le régime parlementaire, dans la forme qu'il a prise depuis quelques années, s'avérant incapable de résoudre aucun des problèmes essentiels posés par l'essor du capitalisme, la solution de Gaulle est apparue inévitable. Pour le dire en d'autres termes, de Gaulle se présente comme seul capable de promouvoir une réforme sociale, du type de celle que préconisait le mendessisme; car seuls des moyens autoritaires et le soutien de la droite la rendent aujourd'hui possible. Position paradoxale, certes. Mais si la nature du gaullisme est ambiguë, c'est qu'elle exprime une ambiguïté objective. La crise joue à deux niveaux : celui d'Alger, et celui de la France. Elle est crise de conjoncture et crise de structure. A vouloir ne considérer que les événe- ments d'Alger, l'insurrection de l'Armée et des colons, et leurs prolongements en France, on risque de faire de l'avènement du gaullisme la première étape d'un processus qui mènerait nécessairement à l'instauration du fascisme. Mais si important que soit le coup de force d'Alger il n'indique qu’un aspect de la situation. Aussitôt qu'on tourne son regard vers la société métropolitaine le tableau se modifie. En France les conditions qui suscitent le pouvoir gaulliste ne composent nullement une situation pré-fasciste. Ce n'est pas qu'on veuille juger d'une situation sociale en termes purement économiques ; en réalité, les rapports de production sont des rapports de classe, l'état de ces rapports façonne le comportement et la mentalité des couches sociales 37 SOCIALISME OU BARBARIE antagonistes. Or, nous l'avons dit, les objectifs fondamentaux du patronat, depuis des années, sont l'expansion économique et la paix sociale. Ceux-ci n'ont pas varié. Ils demeurent d'autant plus déterminants que la concurrence étrangère et l'échéance prochaine du marché commun feraient d'une récession économique en France un désastre. Mais le terme d'objectif abuse encore car il évoque une politique consciente, dont l'accomplissement dépendrait de conditions de fait. La politique patronale s'inscrit dans ces conditions et détermine elle-même la réalité. L'expansion éco- nomique signifie le plein emploi ; la paix sociale signifie des salaires « acceptables » (et, de fait, la baisse du niveau de vie a été jusqu'à maintenant assez réduite pour empêcher des conflits sociaux). Comment mieux dire que les facteurs de trouble (le chômage, la paupérisation de larges couches de travailleurs) qui sont à l'origine de tout mouvement fasciste, font dans le présent absolument défaut ? Assurément, de nombreux éléments petits bourgeois et paysans, se sentent menacés par l'essor de la rationalisation et défendent avec acharnement leurs privilèges. Leurs ressenti- ments les conduisent à se cristalliser autour des forces poli- tiques les plus réactionnaires. Mais, dans le présent, ces cou- ches ne sont pas évincées du processus de production et de distribution et ruinées; elles ont été et restent artificielle- ment préservées. Leur perspective n'est nullement celle de la guerre civile. Elles applaudissent Poujade dans les meetings mais ne sont pas prêtes à fournir des troupes de choc. Ou bien l'on ne sait pas ce que l'on dit quand on parle de fascisme, ou bien il faut, au moins, évoquer une dictature fondée sur un mouvement de masse, une exploitation force- née de la classe ouvrière, une réorganisation de la production en liaison avec une politique de guerre. Nous venons d'indi- quer que la situation présente n'offre ni le premier ni le second trait du fascisme. Que se dessine le troisième n'est pas moins improbable. Une idéologie nationaliste et belliciste n'a pu se développer dans certains pays entre les deux guer- res, que parce qu'elle répondait à une situation internationale déterminée, dans laquelle le partage du monde semblait pos- sible. Aujourd'hui les rêves de grandeurs de l'Armée fran- çaise ne peuvent faire que le monopole de la puissance ne soit définitivement entre les mains de l'URSS et des USA. La France est vouée à jouer les satellites ou les comparses, de toute manière réduite à un rôle marginal. Dans un tel contexte, la fonction du gaullisme ne saurait 38 LE POUVOIR DE DE GAULLE excéder les possibilités qui lui sont tracées dans la réalité. Appelé à masquer temporairement les antagonismes qui ont fait éclater le régime parlementaire, le gaullisme est destiné à amorcer une réforme de l'Etat, une réorganisation du pou- voir bourgeois qui rendra une expression aux intérêts géné- raux des couches dirigeantes. Est-ce à dire que cette tentative doive nécessairement réussir ? Il est vrai que, dans l'immédiat les antagonismes ne sont nullement résolus; tous les pro- blèmes qui se posaient à Mollet ou à Pflimlin se reposent à de Gaulle. Mais parmi ces problèmes, certains appellent des réponses à brève échéance (la guerre d'Algérie), d'autres à plus longue échéance (réaliser une véritable mutation de l'or- ganisme économique). La solution des premiers écarterait la menace que les seconds font peser sur la société et permet- trait de les affronter. Or, il faut reconnaître que la position de de Gaulle est infiniment plus forte que celle de ses pré- décesseurs. En bref, il se trouve dans une situation, qu'on a traditionnellement nommée dans le mouvement marxiste, de bonapartisme. Les rapports de force entre les différentes couches sociales sont tels que le pouvoir d'un individu se trouve exceptionnellement décuplé. Apparemment au-dessus des classes, en fait, représentant les intérêts de la fraction la plus éclairée du capital, (qu'on considère seulement son entourage...), de Gaulle est en mesure de manœuvrer effi- cacement en opposant l'une à l'autre les diverses forces poli- tiques et en les rendant conscientes tour à tour de leurs pro- pres limites. FACE AU GAULLISME Il est douteux que dans une telle situation, les travail- leurs soient prochainement victimes d'une offensive contre leurs salaires et contre leurs libertés. L'anti-fascisme qu'agite fébrilement le P.C. (mais pour combien de temps ? Les rela- tions de l'URSS et de de Gaulle le détermineront), après avoir répondu au coup de force d'Alger par des motions de confiance au gouvernement et à l'Armée montre assez bien l'échange subtil entre les méthodes de démobilisation et de surmobilisation. La politique du P.C. dans le prolétariat est une politique d'auto-justification; rien de plus. En fait, les conditions de l'exploitation demeureront sans doute inchangées dans la période prochaine. A cette réserve près que certaines illusions sur le gaullisme risquent de se ré- pandre dans les milieux les plus arriérés de la classe ouvrière. 39 SOCIALISME OU BARBARIE Qu'en conclure sinon que la lutte dans le cadre de l'entre- prise est plus que jamais déterminante ? Les chances de déve. loppement de cette lutte se sont cependant considérablement accrues. Une expérience très importante a été faite : celle de l'inefficacité de « puissantes » organisations syndicales dont le prestige, si vain qu'il fût, restait grand aux yeux des masses. Les travailleurs ont refusé d'entrer en lutte pour la défense de la république ; ils ont pris conscience de leur propre hos- tilité au régime, ils ont senti que les institutions politiques officielles leur étaient étrangères, ils se sont simultanément aperçus que les syndicats n'étaient que des appendices de ces institutions. Le problème de la lutte sociale se pose en termes nou- veaux, au moins aux yeux d'une avant-garde qui se trouve placée devant la tâche de forger de nouveaux organes de classe, effectivement autonomes. Cela ne signifie pas que cette avant-garde soit immédiatement en mesure de se regrou- per. Si le PC et la CGT étaient contraints de mener politique « dure », il est encore possible qu'ils rassemblent un certain nombre de leurs militants actuellement découragés. La dynamique de la situation offre, cependant, les conditions d'une cristallisation d'éléments minoritaires clairvoyants et combatifs. Ce n'est qu'en octobre qu'il sera possible de voir si la résistance des ouvriers se manifeste activement. Si elle se mani. feste, sans doute verra-t-on naître des comités de luttes, des modes de regroupement divers qui traduiront la volonté des travailleurs ou d'une fraction des travailleurs de prendre enfin leur sort entre leurs mains ! une Claude LEFORT. 40 Perspectives de la crise française Les événements qui se sont déroulés depuis le 13 mai en Algérie et en France sont l'expression d'une crise de structure profonde de la société française. En même temps, ils aggravent cette crise et ouvrent une période de transfor- mation du système capitaliste qui, quelle que soit son issue, laissera peu de choses intactes de la France d'après guerre. Dans l'arrivée de de Gaulle au pouvoir après le coup d'Alger, beaucoup ne voient que le résultat d'un processus périphérique : la guerre d'Algérie et l'incapacité de la bour- geoisie de résoudre les problèmes que lui pose depuis quatre ans cette guerre. Mais quelle est l'origine de cette incapacité ? Pourquoi la bourgoisie française a-t-elle été dans l'impossibi- lité de trouver une solution quelconque au problème algérien et de l'imposer à ses fractions particulières, à commencer par les colons et la caste militaire d'Alger ? Pour peu que l'on approfondisse l'analyse, on est obligé de constater que cette situation traduit une crise profonde des institutions politiques du capitalisme français, qui s'est constamment manifestée depuis 1945 (1). Devant les graves problèmes que lui ont successivement posés la reconstruction, l'Indochine, la C.E.D., la Tunisie, le Maroc et finalement l'Algérie, la bourgeoisie n'a pu par le moyen de ses instances politiques normales, le Parlement et les partis, ni définir une politique cohérente exprimant les intérêts généraux du capitalisme français, ni subordonner les intérêts particuliers de ses diverses fractions aux nécessités de fonctionnement général du système. La crise des institutions politiques, c'est le fait que la bourgeoisie n'arrive plus à gérer la société à son profit de façon relativement efficace et cohérente par le moyen de la république parlementaire. Mais cette crise, à son tour, n'est pas autonome ; elle n'est que l'expression, sur le plan politique d'une crise beaucoup plus générale et profonde, (1) Voir l'article Mendès France : velléité d'indépendance et tenta- tive de rafistolage dans le N° 15-16 de cette revue, pp. 1 à 21. 41 SOCIALISME OU BARBARIE d'une véritable crise de structure affectant tous les aspects de l'organisation de la société capitaliste française. Toute société capitaliste moderne est déchirée par une contradiction fondamentale qui découle de sa division en classes. L'exploitation de la population travailleuse par une minorité crée constamment une opposition irréductible d'inté- rêts entre les classes. La gestion de la production et de la société par une minorité suscite, quelle que soit la forme du régime, une anarchie et une irrationalité permanentes. Le fonctionnement du système capitaliste est donc constamment mis en question, soit par la lutte, ouverte ou cachée, des hommes contre l'organisation sociale ; soit par leur retrait, l'apathie et l'indifférence face aux activités et aux institutions qui devaient incarner la vie sociale : l'entreprise, la collec- tivité locale, les partis politiques, le système de gouverne- ment, l'idéologie elle-même. Le système capitaliste est con- damné de rouler de crise en crise et de conflit en conflit parce que, loin d'intégrer les hommes à la société, il les force constamment à la fois de lutter contre l'organisation sociale et de l'abandonner à son sort. Telle est finalement la situation en Angleterre aussi bien qu'en Russie, aux Etats- Unis aussi bien qu'en Pologne, en Chine aussi bien qu'en Suède. Telle est aussi la situation en France. Mais ici, cette con- tradiction fondamentale se complique d'une contradiction spécifique au capitalisme français, conduisant à une crise au deuxième degré. On peut résumer ce deuxième aspect de la crise du capitalisme français en disant qu'il existe, côte à côte, deux France : une France 1958 et une France 1858. C'est la coexistence, d'un côté, d'une grande production indus- trielle moderne, d'un courant d'innovation technique, de ratio- nalisation et de concentration qui pénètre à un degré crois- sant les diverses couches de la vie économique et sociale — et, de l'autre côté, d'une foule de secteurs, de méthodes, de formes, de structures et d'institutions arriérés sinon archaï- ques, survivances cristallisées d'époques révolues qui étouffent et étranglent le passage du capitalisme français au type mo- derne exigé par les conditions de la deuxième moitié du xx siècle. C'est l'Atar volant et le bistrot du coin, les records mon- diaux détenus par les locomotives de la SNCF et l'importance de M. Gingembre, les machines-transfert chez Renault et le quart de la population active dans une agriculture qui n'arrive même pas à nourrir le pays, les ordinateurs électroniques 42 PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE devenus monnaie courante dans les grandes compagnies et les millions de petits commerçants ne tenant pas de comptabilité. En effet, après une longue période de retard relatif par rapport aux autres puissances industrielles, le capitalisme fran- çais a fini par participer au développement accéléré qui caractérise l'économie capitaliste mondiale. Depuis la fin de la guerre, l'industrie française présente une des expansions les plus fortes à l'échelle internationale. Malgré la gabegie épouvantable de sa direction politique, les conflits internes, les guerres coloniales, les frais généraux énormes occasionnés par les subventions aux secteurs improductifs, le capitalisme français a pu rattraper une partie de son retard de la période précédente. De 1948 à 1957 --- année où la reconstruction était achevée, au sens que la production avait retrouvé son niveau de 1937 — la production industrielle française a aug. menté de 75 % ; de 1953 au premier trimestre 1958, elle aug- mentait de 57 %, contre 52 % en Allemagne occidentale et 33 % seulement pour l'ensemble des pays de l'Europe occi- dentale (2). Cette évolution n'affecte pas seulement le volume maté- riel de la production. L'augmentation de la production n'a été possible qu'en fonction d'un puissant courant de moder- nisation, qui a modifié les techniques de production, les mé- thodes d'organisation, la structure des entreprises et jusqu'aux attitudes du grand patronat. Le mouvement de concentration des entreprises s'est accéléré ; de nouvelles régions du pays ont été soumises à l'industrialisation. Les secteurs les plus « avancés » du patronat adoptent une attitude « américani- sante » face au problème des salaires ; l'évolution des salaires nominaux et réels de 1953 à 1956 montre qu'en temps « nor- mal », le patronat essaie de prévenir les conflits de travail en cédant sur les rémunérations, qu'il fait bien entendu payer aux salariés par une augmentation encore plus importante du rendement. Cette expansion considérable de la production n'a pu, en effet, se réaliser que grâce à une élévation très importante de la productivité du travail. De 1950 à 1957, le rendement par (2) Pourcentages calculés d'après les indices fournis par V. Paretti - G. Bloch, La production industrielle en Europe occidentale et aux Etats- Unis de 1901 à 1955, in Moneta e Credito, Nº 36, Rome 1956, et ceux du Bulletin Statistique de l'O.N.U., N° de mai 1958 (New-York). 43 SOCIALISME OU BARBARIE heure-ouvrier dans les industries manufacturières a augmenté de presque 50 % soit de 6% par an en moyenne, rythme de progression des plus élevés à l'échelle internationale. Remarquons en passant que pendant la même période, les salaires réels horaires dans les mêmes industries n'augmen- taient au plus que de 40 % (si l'on accepte les indices offi- ciels et officiellement truqués du coût de la vie) (3). Mais ce courant d'expansion, de modernisation, de con- centration et de rationalisation se heurte constamment à l'« autre France » dont il menace l'existence, et qui en même temps l'empêche de se développer. Plusieurs contradictions particulières expriment concrètement ce conflit. Le développement rapide d'une grande industrie moderne est à la longue incompatible avec le maintien de secteurs entiers de l'économie (agriculture, petit commerce, petites industries) sous leur forme anachronique actuelle et avec la conservation des couches de la population correspondantes. L'existence de ces secteurs et de ces couches, avec l'impor- tance numérique qu'ils gardent en France, grève énormément les frais généraux de l'économie et de la société, diminue le rythme possible d'accumulation du capital, limite le réservoir de main-d'œuvre « libre » à exploiter par le grand capital. Maintenues par des mesures de protection adoptées systéma- tiquement et consciemment par la bourgeoisie française afin de préserver l'« équilibre social » du pays, ces couches ont fini par bloquer le fonctionnement économique et politique du système. Il ne s'agit pas simplement des betteraviers et (3) De 1950 à 1957, l'indice de production des industries manufac- turières a augmenté de 64 %, celui du total des heures-ouvrier fournies de 10 % en fonction d'une augmentation de l'emploi de 7 % et d'un allongement de 2,7 % de la durée du travail. D'autre part, le taux horaire moyen du salaire dans les mêmes industries est passé de 81,4 F en 1950 à 164,5 F en 1957, augmentant de 102 %; mais l'indice des prix à la consommation familiale à Paris augmentait de 33 % entre 1950 et 1956, ce qui est certainement une sous-estimation car en 1956 la manipulation de l'indice par Ramadier était déjà en cours. Pour tenir compte de ce facteur, et aussi de la hausse importante des prix survenue en 1958, il faut majorer le pourcentage indiqué ci-dessus d'au moins 3 % pour 1956 et 8 % pour 1957 (V. l'article de G. Mathieu dans Le Monde du 17 juin 1958). La hausse réelle des prix de 1950 à 1957 serait donc d'au moins 48 : %, et le salaire horaire réel aurait augmenté au plus de 37 % pendant la même période, soit substantiellement moins que le rendement horaire des ouvriers. Pourcentages calculés d'après les indices publiés dans le Bulletin de Statistiques générales de l'O.E.C.E., mai 1958, pp. 11 et 110-111. 44 PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE des bouilleurs de cru, une bonne moitié de l'agriculture française est dans ce cas (4). Le petit commerce jouit de pri- vilèges fiscaux exorbitants, tandis que la législation en vigueur pénalise en fait les grands magasins et les magasins à suc- cursales multiples .Une protection douanière parmi les plus élevées au monde permet à une foule de petits industriels de vivre richement — et fait qu'en même temps, pour un niveau donné de salaires, le niveau des prix est peut-être de 10 ou 20 % plus élevé qu'il ne devait l'être. Cette structure sociale se reflète directement sur le plan politique, et tend à rendre le capitalisme français ingouver- nable pour peu que des problèmes graves se posent à sa direc- tion politique. La survie prolongée de couches arriérées, leur poids numérique exceptionnel dans une société capitaliste moderne, outre ses effets économiques néfastes, a contribué à bloquer le système parlementaire. Elle a, en effet, maintenu et aggravé le morcellement des partis politiques bourgeois et par là même, elle a constamment subordonné l'existence d'un gouvernement au maintien du statu quo ou à l'augmen- tation des privilèges et de la protection dont jouit telle ou telle catégorie particulière. Ce qui se passait ainsi au niveau du gouvernement central contribuait à renforcer encore les traits rétrogrades de la structure économique et sociale ; Par- lement et gouvernement, au lieu d'être en dernière analyse les instances de rationalisation et de coordination chargées de faire prévaloir les intérêts généraux du capitalisme sur les intérêts particuliers de telle ou telle fraction bourgeoise ou petite bourgeoise, sont devenus presque exclusivement les instruments de ces intérêts particuliers. L'absence d'un grand parti réformiste, le morcellement de la représentation politi- que des couches salariées entre la SFIO et le PC a, à son tour, puissamment favorisé cette situation ; aucune pression politique réformiste n'obligeait la bourgeoisie à se discipliner et sa représentation politique à se grouper au sein d'un grand parti conservateur. La moitié d'une « opposition » parlementaire, le PC, étant exclue du jeu, les politiciens bour- (4) En 1955, la proportion de la population active civile dans l'agri- culture était de 27 %; on peut comparer ce pourcentage avec celui de pays dont la production agricole est relativement de loin supérieure à celle de la France, comme le Danemark (24 %), le Canada (20 %), les Pays-Bas (13 %) pour ne pas parler des Etats-Unis (11 %) v. le Bulletin de Statistiques générales de l'O.E.C.E., septembre 1957, p. 52. 45 SOCIALISME OU BARBARIE geois et « socialistes » ont pu, sans risque électoral, se plon- ger dans les combines jusqu'au cou. Cette situation s'est répercutée sur l'appareil d'Etat, lui- même colonisé par les diverses fractions économiques et poli- tiques. Les problèmes créés par cette colonisation ne faisaient qu'aggraver ceux que posait le besoin urgent d'une rénovation de cet appareil. Les nécessités de gestion centrale d'une éco- nomie moderne, dont l'Etat est à la fois le pivot et l'unité la plus importante, sont en effet devenues incompatibles avec la structure actuelle de l'Etat français, démodé, incohérent, con- tradictoire, noyé dans une réglementation qui ne pose jamais un principe sans lui opposer aussitôt quatre exceptions cha: cune assortie de seize restrictions. Elles sont tout particuliè- rement incompatibles avec la structure antédiluvienne des finances publiques et des institutions économiques centrales, une taxation basée essentiellement sur les impôts indirects, l'exemption fiscale accordée en pratique aux revenus élevés, une système de crédit extrêmement moderne sous Napo- léon III, une banque centrale dont le gouverneur est menta- lement contemporain de Jean-Baptiste Say. Dans ces conditions, le capitalisme français depuis 1945 n'a pu élaborer et appliquer aucune politique cohérente aux problèmes graves qui l'affrontaient, et au plus grave d'entre tous, au problème du sort de son ancien empire colonial. Le même type de contradiction que celui défini plus haut à propos de l'économie, de la politique, etc., se présente aussi dans ce domaine. Aussi bien, sur le plan économique, les conditions modernes d'exploitation capitaliste, que, sur le plan politique, le réveil des peuples coloniaux sont désor- mais incompatibles avec le maintien des structures coloniales du xixe siècle. Celles-ci, même si elles se traduisent par des profits essentiels pour tel ou tel groupe capitaliste, signifient finalement une lourde charge pour l'ensemble du capitalisme français ; et la tentative de maintenir la domination colo- niale devient, du point de vue capitaliste même, une affaire en pure perte, dès qu'il s'agit de mener une guerre comme celle d'Indochine ou d’Algérie. Mais l'incapacité de discipli- ner, hier les profiteurs d'Indochine, aujourd'hui les colons d'Algérie – en même temps que de concevoir une politique à plus long terme préservant ce qui peut être réellement préservé des anciennes positions de l'impérialisme français, a fait que celui-ci a roulé de défaite en défaite et d'« aban- don » en « abandon », tout en se ruinant dans des guerres coloniales sans issue. Ces guerres, à leur tour, ont aggravé 46 1 PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE aussi bien les difficultés économiques que la décomposition politique en France même. Bien entendu, à un certain degré, ces problèmes existent pour tout capitalisme moderne, car ils résultent en dernière analyse de ce phénomène caractéristique de toute société capitaliste, la coexistence de secteurs avances et de secteurs arriérés, le retard que prend constamment tel ou tel secteur de la vie sociale sur les autres et l'incapacité de résoudre rationnellement et sans crise les conflits qui en naissent. Le capitalisme américain est obligé de « protéger » ses fermiers, qui ont une importance politique sans rapport avec leur poids dans la société ; l'impérialisme britannique doit faire face aux problèmes énormes que lui pose la démolition gra- duelle de son ancien pire colonial. Mais dans aucun autre grand pays moderne on n'observe l'ensemble de ces contra- dictions posées à un tel degré d'acuité, se conditionnant à tel point les unes les autres, laissant finalement une marge aussi réduite à des solutions de réforme partielle et graduelle. x C'est la totalité bien organisée de ces contradictions qui forme cette jungle inextricable dans laquelle a été finalement dévorée, le 1er juin 1958, la république parlementaire en France. La guerre d'Algérie a été l'expression condensée de toutes ces contradictions, en même temps qu'elle les a portées à leur paroxysme (5). Suffisamment fort pour éviter une défaite militaire pure et simple, l'impérialisme français ne l'est pas assez pour aboutir à une victoire. Sa décomposition politique, le poids sans cesse croissant des colons et des militaires d'Alger face à un appareil d'Etat qui se liquéfiait, l'empêchè- rent constamment non seulement d'imposer, mais même d'ima- giner une solution de « compromis ». Il faut d'ailleurs ajouter que les difficultés objectives d'une telle solution sont presque insurmontables. La guerre ainsi perpétuée s'est répercutée hors de toute proportion sur la situation économique. Une véritable politique de guerre exigeait un financement de guerre. En soi, ce financement n'avait rien d'impossible ; pour un pays dont le produit national s'accroît de 800 á 1 000 milliards de francs par an et où tous ceux qui ont de (5) V. les articles de F. Laborde consacrés à la question algérienne dans les Nºs 18, 20, 21 et 2 4de cette revue, comme aussi l'éditorial du N° 24, Prolétariat français et nationalisme algérien. 47 SOCIALISME OU BARBARIE l'argent constituent une source jamais encore utilisée d'impo- sition, on devrait pouvoir financer sans difficulté majeure une guerre deux fois plus coûteuse. Mais personne n'a pu discipliner la bourgeoisie pour lui faire supporter une partie des frais de sa guerre d'autant plus, qu'elle-même ne sait pas finalement si elle veut ou non de cette guerre. De cette façon, la guerre financée exclusivement par l'augmentation de l'exploitation des salariés a contribué à créer une situation sociale en France proche à tout instant de l'explosion. Mais cela ne suffisait pas, il a fallu que l'incapacité et la gabegie de la direction politique bourgeoise plongent depuis un an l'économie dans une crise aiguë des finances extérieures, se surajoutant au déséquilibre plus ou moins permanent des échanges internationaux de la France depuis la fin de la guerre mondiale. Il a encore fallu que la décomposition du pouvoir central en France permette et favorise activement la constitution en Algérie d'une domination totalitaire des colons et des militaires s'érigeant.en Etat dans l'Etat et imposant leur volonté au gouvernement de Paris pour tout ce qui concernait l'Afrique du Nord longtemps avant le 13 mai. De telle sorte que lorsque de vagues velléités de sortir de l'im- passe algérienne se sont manifestées parmi des fractions de la bourgeoisie métropolitaine et de son personnel politique, la rébellion d’Alger a éclaté, portant brutalement au grand jour l'effondrement du pouvoir central de Paris, du Parle- ment, du gouvernement et des partis. L'objectif de la rébellion d’Alger était évidemment la continuation et l'intensification de la guerre en Algérie, à imposer au besoin par la force aux fractions de la bourgeoisie métropolitaine qui pourraient s'y opposer. Dans la logique de l'opération, la suppression de toute opposition en France et la nécessité d'imposer aux salariés' une nouvelle réduction de leur niveau de vie constituent des conséquences inélucta- bles. Le mouvement d'Alger ne pouvait que tendre -- et tend toujours vers l'instauration d'un régime totalitaire en France. Les conditions cependant n'en étaient pas données en France même, ni du point de vue d'un mouvement de masse fasciste ou fascisant, ni du point de vue d'une option défi- nitive du grand patronat dans ce sens. Celui-ci était et reste toujours loin de faire intégralement siens les objectifs d'Alger ; encore moins était-il disposé à risquer une guerre civile pour les faire prévaloir. Avec beaucoup de prudence au départ, mais avec une astuce. et une hardiesse croissantes au fur et 48 PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE à mesure de l'évolution de la crise, de Gaulle a été poussé sur le devant de la scène. Par son truchement, le grand patro- nat s'emparait de la crise ouverte à Alger, et essayait en même temps d'en profiter pour commencer une « remise en ordre » des problèmes de sa gestion d'ensemble. Il s'agissait bien entendu de parer d'abord au plus pressé, de restaurer l'unité de l'état et du pouvoir capitaliste et de son ultime recours, l'armée. Mais en même temps, il s'agissait de liquider la république parlementaire ingouvernable, de préparer une « solution » au problème algérien, et finalement, à plus long terme, de procéder à une certaine rationalisation des struc- tures économiques, politiques, sociales et coloniales. La première partie de l'opération a brillamment réussi. Mettant à profit la rébellion d'Alger, le débarquement en Corse, la confusion généralisée, la pourriture socialiste, l'in- capacité et l'impuissance des staliniens, le dégoût des ouvriers, combinant adroitement le chantage à la guerre civile et les assurances de républicanisme, de Gaulle arrivait au pouvoir dans toutes les formes et se payait le luxe même de participer aux jeux du Palais-Bourbon et de séduire Kriegel-Valrimont. Les journalistes sérieux déliraient sur les nouveaux talents qu'on lui découvrait, les petits bourgeois ahuris de voir l'As- semblée menée tambour battant au suicide se sentaient enfin gouvernés, le frisson sacré parcourait le dos de tous ceux qui s'étaient fait une certaine image de la France. Trois jours plus tard, le voyage d’Alger montrait que l'homme-miracle présentait des ressemblances inquiétantes avec Félix Gaillard : ses discours entérinaient de plus en plus franchement la politique des colons, ses ministres enfer- més dans un placard portaient un témoignage accablant sur la restauration du pouvoir gouvernemental. Les brouillards parlementaires dissipés, il apparaissait que les vrais problè- mes restaient posés, plus entiers que jamais. se Comprendre la contradiction devant laquelle se trouve désormais placé le régime de Gaulle demande que l'on com- prenne les tâches qui objectivement - indépendamment des idées, et des intentions des individus et des groupes posent devant le capitalisme français. Pour sortir de sa crise, celui-ci doit désormais réaliser sa « dernière révolution bour- geoise ». Il doit passer de ses structures actuelles à une struc- ture moderne, correspondant aux conditions de l'époque, dont le modèle est donné par les Etats-Unis, l'Angleterre ou l'Alle- magne occidentale. Il doit liquider ses éléments d'arriération, 49 SOCIALISME OU BARBARIE rationaliser son organisation d'ensemble, se donner un état et un gouvernement. Cette mutation profonde devra s'effec- tuer sur plusieurs plans à la fois. Certes, les problèmes ne présentent ni les mêmes difficultés, ni la même importance, ni la même urgence d'une solution ; la crise des devises et le problème politique doivent être résolus dans les trois mois, la question algérienne dans l'année qui vient, l'Afrique noire peut attendre davantage et l'agriculture encore plus. Mais les problèmes qui, pris isolément, « pourraient attendre » com- mandent la solution de ceux qui ne le peuvent pas : la ques- tion algérienne domine la situation politique dans l'immédiat, et rapproche, chaque jour davantage, l'échéance africaine. Il y a incontestablement dans le régime de Gaulle un côté que l'on pourrait nommer le « mendesisme autoritaire », cor- respondant objectivement à la nécessité de transformation de- finie plus haut, et subjectivement à une conscience de plus en plus nette de cette nécessité dans les milieux du grand patronat. Il est également incontestable que théoriquement, la possibilité que cette transformation s'effectue « à froid >> existe et qu'un ensemble de solutions « rationnelles » (du point de vue de la classe dominante) pourrait être mis en avant. Dans la réalité cependant, les obstacles dans la voie de cette transformation, les oppositions qu'elle suscitera de tous les côtés et la faiblesse intrinsèque du régime de Gaulle sous sa forme actuelle sont tels que l'entrée du pays dans une période de crise sociale profonde et de conflit ouvert entre les classes apparaît comme l'éventualité la plus probable. Les problèmes de gestion de la société ne sont pas, en effet, des problèmes de géométrie, et les solutions « rationnelles >> ne valent rien si elles ne sont pas accompagnées de la force nécessaire pour les imposer. Ainsi, dans le domaine colonial, l'impérialisme français « devrait » s'orienter comme l'ont fait l’Angleterre et les Pays- Bas sans pour autant s'écrouler, vers la seule solution logique : la liquidation graduelle de ses colonies en tant que colonies. Il pourrait se fixer comme objectif de préserver une partie plus ou moins grande de ses positions économiques, politi- ques et militaires — mais il ne peut plus continuer à jouer, , ni en Algérie ni bientôt en Afrique noire, avec l'indépendance dans l'interdépendance, l'intégration dans la désintégration et autres chimères poursuivies jusqu'ici par ses hommes d'Etat réalistes. Le choix en lui-même est simple et clair : ou bien céder chaque fois ce qui doit être cédé, en essayant de conser- 50 PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE ver ce qui peut l'être et se passant désormais de colonies, comme l'ont fait ou sont en train de le faire l'Italie, l'Alle- magne, les Pays-Bas, l'Angleterre, etc. ; ou bien continuer à s'enfoncer dans une série de conflits ruineux et amenant un résultat final pire que tout compromis (Indochine, et même dans la pratique Tunisie et Maroc). Il suffit de voir ce qui s'est passé en Algérie depuis le 1" juin pour comprendre que les chances pratiques d'une solu- tion « logique » sont négligeables. De Gaulle est venu au pouvoir entouré d'un halo mystérieux, présenté discrètement comme l'homme de la pacification, des solutions libérales etc. Mais une fois à Alger, il a été obligé d'entériner purement et sim- plement les solutions des militaires et des colons. Les journa- listes se sont livrés à d'interminables exégèses pour déterminer si de Gaulle était pour ou contre l'« intégration », pourquoi refusait-il d'employer le terme, ce que celui-ci signifie exac- tement etc. Cependant une chose est claire, de Gaulle s'est prononcé inconditionnellement pour le maintien de la domi- nation impérialiste française en Algérie — et l'a confirmé de façon répétée par la suite. Ses intentions ou ses réserves men- tales n'ont aucune importance réelle, au contraire : diverge- raient-elles entièrement de ce qu'il a dit, cela ne démontrerait que davantage ce que nous voulons démontrer. Les colons et l'armée d'Alger ne suivent de Gaulle que dans la mesure où il paraît soutenir leurs solutions. Qu'une divergence réelle apparaisse, et Alger se comportera face à de Gaulle comme face à Pflimlin. La raison est celle qui a forcé de Gaulle à dire ce que les Algérois voulaient écouter : c'est que de Gaulle n'a aucune force propre à Alger. Aussi longtemps que la résitance algérienne dure, et même si cette résistance venait à s'ef- fondrer --- l'Algérie ne pourra être tenue que par cet appareil militaro-fasciste qui s'y est forgé depuis deux ans, qui encadre de manière totalitaire la population, et qui n'a aucune raison de se soumettre à des directives venues de Paris. Paris ne pourrait se soumettre Alger que soit en cassant cet appareil, ce qui est proprement inconcevable car cela signifierait casser l'armée, dernier recours du capitalisme français, – soit en le résorbant dans un appareil plus large de même nature ayant instauré sa domination en France. Cette réalité algérienne déterminera tout aussi fatalement la véritable nature de l'intégration. Les porte-parole des colons mentionnent déjà, à propos du collège unique, la nécessité de « domestiquer la loi du nombre » et manifestent leur horreur face aux aspects « bassement matérialistes » de l'intégration ; 51 SOCIALISME OU BARBARIE de Gaulle leur fait obligatoirement écho en mettant noblement l'accent sur l'« intégration des âmes ». L'intégration du S.M.I.G., des allocations familiales et de la scolarisation est évi- demment une mesquinerie sordide de ceux qui n'ont rien compris à la régénération spirituelle du 13 mai. Quelle que soit sa définition juridique, l'intégration sera appliquée en fait par les colonels et de Sérigny. Salan a déjà montré avec un laconisme tout militaire ce qu'elle signifie, en répondant au journaliste qui lui demandait s'il serait possible d'orga- niser des élections municipales dans un mois : « Il suffit de doubler le quadrillage ». (6). Il est donc presque certain que la fin des opérations mili- taires en Algérie est encore plus éloignée après le voyage d'Alger qu'avant. Quelle qu'ait pu être la proportion de mas- ses musulmanes mystifiées par le nom de de Gaulle, les colons et les paras se chargeront de parfaire leur éducation politique rapidement. Dans ces conditions, un isolement et un affaiblis- sement durable du F.L.N. apparaissent comme hautement improbables. Sur le problème algérien, la situation du gouvernement de Gaulle apparaît donc en clair. Le résultat évident du voyage d’Alger et de la « solution » qu'il a fournie sera, dès que s'achèvera une première phase de flottement, l'enfouissement dans la guerre, la consécration de la politique des colons et de l'armée comme politique gouvernementale - en bref, une évo- lution qui contient des éléments irréversibles et qui ne peut qu’accentuer encore le caractère explosif du problème algérien. La guerre d'Algérie commande directement les aspects critiques de la situation économique en France. D'un côté, la continuation de la guerre et la prolongation du service mili- taire à 27 mois ; d'un autre côté l'intégration, même si elle n'est qu'un simulacre, créeront des charges accrues pour l'éco- nomie française, à un moment où celle-ci doit, de façon urgente, dégager des ressources pour combler enfin le déficit de ses échanges extérieurs (7). De façon combinée, se posent ici au capitalisme français les problèmes de sa gestion écono- (6) Le Monde, 11 juin 1958. (7) Les quelques 600 millions de dollars empruntés à l'étranger au début de cette année, qui devraient permettre de financer ce déficit jusqu'à la fin de 1958, seront d'après les estimations officielles actuelles épuisés vers le début de l'automne. 52 PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE mique d'ensemble dans les deux domaines qui relèvent direc- tement de l'Etat : les finances publiques et les finances exté- rieures. Ces problèmes doivent être résolus de façon urgente. La question de l'intégration du capitalisme français dans l'économie mondiale, question « à long terme », devient une question « à court terme » sous la forme de la nécessité abso- lue d’équilibrer dans les mois qui viennent le commerce exté- rieur, car il n'y a plus de quoi payer le déficit. Il est tout aussi clair qu'à la longue, une réforme profonde des finances publi- ques est indispensable. L'importance économique de l'Etat capitaliste moderne, le fait qu'il consomme un quart du pro- duit national et qu'il en brasse sous une forme ou une autre presque la moitié rendent impérieuse la rationalisation de sa gestion financière ; il sera en effet impossible au capitalisme français de lutter sur les marchés mondiaux avec succès et de diminuer la tension sociale à l'intérieur aussi longtemps que son système fiscal créera des inégalités exorbitantes entre entreprises et secteurs de l'économie, qu'il avantagera les bran- ches les plus arriérées et les moins concentrées aux dépens des branches les plus modernes, qu'il laissera la bourgeoisie en dehors du financement des frais généraux de son propre régime. Mais cette réforme des finances publiques, nécessaire « à la longue », devient également aujourd'hui un problème immé- diat, car avec la structure actuelle le financement de la guerre ne peut se faire que de façon inflationniste, et l'inflation aggrave la crise des paiements extérieurs. Ici encore, la solution théorique ne fait pas défaut ; elle consisterait à dévaluer le franc pour équilibrer le commerce extérieur et à imposer les revenus capitalistes au degré néces- saire pour équilibrer le budget, diminuant en même temps les impôts indirects pour compenser la hausse des prix qui pour- rait résulter de la dévaluation et minimiser les risques de conflits sociaux. Mais la simple présence de Pinay, cet illusion- niste pour foire de province, au ministère des Finances montre déjà que le gaullisme ne compte pas imposer une discipline économique au capital ; les premières mesures et déclarations de Pinay se caractérisent par une rigoureuse continuité avec la pagaïe financière de la IVe République. L' « équilibre » de l'économie capitaliste française, qui devra se réaliser à tout prix, risque encore de se faire par l'inflation, la hausse des prix et la réduction du pouvoir d'achat des salariés. En troisième lieu, il s'agit d'opérer, dans les mois qui vien- nent, une transformation complète des structures politiques. 53 SOCIALISME OU BARBARIE Même si le gouvernement de Gaulle parvenait à donner une réponse quelconque aux autres problèmes qui se posent dans l'immédiat, le capitalisme français doit, de façon urgente et impérative, sortir de son anarchie politique précédente. Ce n'est pas là une nécessité « logique », c'est un état de fait. Quelles que soient les idées, les intentions et les attitudes des personnes, des groupes et des classes, une chose est certaine : le régime politique de la IV° République est mort, ses struc- tures parlementaires sont disloquées, les partis dans leur grande majorité n'ont plus guère de consistance et d'emprise sur la société. Sous une forme ou sous une autre, le capitalisme fran. çais doit essayer de se donner dans les mois qui viennent les institutions politiques adéquates à sa domination. La république capitaliste moderne, même lorsqu'elle n'est pas « parlementaire » au sens strict du terme (comme aux Etats-Unis), implique, pour fonctionner normalement l'exis- tence de deux partis principaux, un parti « de droite » (conser- vateurs, républicains, démocrates-chrétiens) et un parti « de gauche » (travaillistes, démocrates, social-démocrates). Le parti « de droite » est le parti directement capitaliste, le parti « de gauche », le plus souvent « ouvrier réformiste » est dominé par une bureaucratie qui, tout en poursuivant ses intérêts par- ticuliers et essayant d'utiliser l'Etat pour accroître sa puissance économique et politique, n'en est pas moins intégré dans le système capitaliste. L'existence du parti « de gauche », même lorsqu'il n'y a pas alternance au pouvoir, force les politiciens de droite à se grouper dans une organisation politique relati- vement cohérente, et la bourgeoisie à accepter un minimum de discipline collective pour maintenir l'essentiel de sa domi- nation. La pression exercée par une puissante bureaucratie syndicale réformiste unifiée joue dans le même sens. On a vu plus haut les raisons pour lesquelles une telle structure ne peut pas se réaliser en France. Le morcellement des partis de droite a des racines sociales profondes ; son maintien est facilité par le fait qu'il n'y a pas et ne peut pas y avoir de grand parti « de gauche » de type réformiste, l'exis- tence et l'influence électorale du P.C. formant un obstacle infranchissable dans cette voie. Quelle que soit la solution qui sera donnée par de Gaulle au problème des institutions (élection directe du chef de l'exé- cutif ou désignation de celui-ci par un collège de « notables », etc.), elle pourra difficilement fonctionner si la question des partis n'est pas résolue. Or s'il est vrai que l'ancienne structure 54 PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE des partis est actuellement plus ou moins disloquée, rien n'existe qui pourrait en prendre la place. Un grand « rassem- blement gaulliste » qui se bornerait à réunir tout l'ancien per- sonnel politique, serait un fourre-tout, non un parti capable de gouverner ; pour en créer un digne de ce nom, il faudrait que de Gaulle se tourne carrément contre ce personnel, le liquide, trouve des cadres, leur fournisse une idéologie. Tout cela ne peut pas se faire du jour au lendemain, et n'est pas en 'train de se faire. terme » Deux caractéristiques essentielles font de la situation fran- çaise actuelle une situation grosse d'une crise. D'un côté, des problèmes qui sont par leur nature des problèmes « à long relations avec les colonies, gestion économique d'ensemble, structures politiques en sont arrivés au point où ils exigent une solution rapide. D'un autre côté, l'interde- pendance des problèmes et de leurs solutions est devenue directe et immédiate. Par exemple l'impérialisme français pourrait, intégration ou pas, s'installer encore pour des années dans la guerre d'Algérie s'il parvenait à résoudre, parmi d'au- tres problèmes, celui de son financement ; mais sa situation politique le lui interdit. De ce fait, ses difficultés économiques deviennent beaucoup plus graves qu'il n'était théoriquement nécessaire et cela à son tour aggrave la situation politique. En conséquence, les colonisés d’Algérie se trouvent renforcés dans leur volonté de résistance, et d'autres, comme ceux d'Afri- que noire, s'enhardissent et commencent à exiger leur propre indépendance. Or toutes les solutions qui pourraient et qui devront être données à ces problèmes, impliquent que le gouvernement est capable de frapper plus ou moins durement toutes les cou- ches de la population. Si l'on veut arrêter la guerre d'Algérie, il faut frapper les colons et la caste militaire ; si l'on veut la continuer, il faudra réduire encore le niveau de vie des sala- riés ; si l'on ne veut ou l'on ne peut pas le faire, il faut frapper la petite et moyenne bourgeoisie. Il faudra liquider les anciens partis et leur personnel politique ; il faudra en partie domes- tiquer, en partie désintégrer la bureaucratie syndicale. Le gouvernement de Gaulle ne dispose d'aucune force propre pour imposer de telles solutions. Et il est possible fina- lement qu'il ne fasse rien et que de Gaulle ne soit qu'un autre Gaillard ; c'est tout au moins ce qu'il est en fait jusqu'ici. Mais si de Gaulle peut supporter d'être un Gaillard, la situation ne le peut pas. Si le gouvernement continue à traîner sans répon- 55 SOCIALISME OU BARBARIE dre aux problèmes qui se posent au capitalisme français, la crise n'en sera qu'à peine ajournée et très certainement aggra- vée. Inversement, si le gouvernement de Gaulle doit commencer à imposer des solutions il faudra qu'il se crée la force sociale dont il ne dispose pas encore. Il faudra qu'il suscite un rassemblement réactionnaire et fascisant, capable de faire voter la nouvelle constitution, de s'assurer une majorité aux instan: ces élues de la V° République, de terroriser les opposants, peut être d'attaquer les grévistes. Un certain fascisme est déjà au pouvoir à Alger. Mais la constitution d'un mouvement fascisant en France se heurte à des difficultés considérables. D'un côté, la situation économique de la petite bourgeoisie ne la pousse pas actuellement vers une organisation totalitaire utilisant des méthodes violentes de lutte politique. En même temps, la grande bourgeoisie conti- nue à s'orienter vers une « remise en ordre » pacifique et légale de son régime et veut éviter les difficultés internationales aussi bien que les conflits intérieurs que susciterait la tentative d'ins- tauration d'un régime totalitaire. Mais les déterminations éco- nomiques ne sont pas les seules, et la lutte de classes n'est pas un jeu d'échecs. Des couches importantes de la petite bour- geoisie sont de plus en plus polarisées par l'idée de l' « Etat fort » et le mythe nationaliste. Comme dans toutes les sociétés modernes, la jeunesse, et en particulier la jeunesse petite bour- geoise, est entièrement disponible ; elle se moque de la répu- blique, de la « politique » traditionnelle et des partis ; certes, les déterminations de classe jouent aussi chez elle, mais à un degré considérablement moindre que pour les adultes, car, en même temps qu'influencée par son milieu immédiat, elle est le plus souvent en révolte contre celui-ci. Une grande partie de cette jeunesse pourrait basculer dans une direction ou dans l'autre du jour au lendemain si elle croyait y apercevoir une issue et tout simplement des raisons de vivre que la société établie est depuis longtemps incapable de lui fournir. L'orien- tation du grand patronat vers une transformation pacifique n'aura plus grand sens si les difficultés se perpétuent et les conflits sociaux se développent. Des rassemblements se dessinent déjà qui, pour avoir au départ des apparences anodines et même franchement ridicules en la personne du brave général Chassin, n'en présentent pas moins des allures nettement fascisantes. Le réseau de « Comi- tés de Salut public » déjà constitué forme le linéament d'un mouvement du même type qui pourrait se structurer et se cris- 56 PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE talliser, avec l'aide d'éléments militaires et para-militaires, si la situation s'aggravait. Et l'on ne peut absolument pas exclure que ce mouvement, en se développant, dépasse et écarte de Gaulle, trop mou et trop vieille France pour l'exprimer tota- lement. Mais ce qui importe dans la situation actuelle n'est ni la psychologie de de Gaulle ni même les chances et la définition exacte d'un mouvement fasciste en France. C'est la crise de structure devant laquelle se trouve le capitalisme français et par là même l'ensemble de la société. La république parle- mentaire est déjà morte. Mais cette mort ne résoud aucun pro- blème ; au contraire, elle fait qu'ils sont tous posés ouverte- ment et brutalement, qu'ils exigent une solution massive et rapide. L’Algérie n'a été ni pacifiée, ni intégrée, et très probable- ment elle ne sera ni l'un ni l'autre. La poursuite et l'intensifi- cation de la guerre, comme aussi le rétablissement des finances extérieures qui doit être opéré dans un délai de quelques mois, ne pourront se faire que sur le dos des salariés, par une nou- velle réduction du niveau de vie. L'échafaudage politique du gaullisme, à peine installé, craque de divers côtés. Si de Gaulle, devant les difficultés objectives énormes et les contradictions qui minent son propre pouvoir plutôt, pour l'instant, son absence de pouvoir continue à hésiter et à tergiverser, la crise n'en sera que plus grave à une échéance à peine retardée. Si de Gaulle essaie d'apporter des « solutions » aux problèmes du capitalisme français, il ne pourra les réaliser qu'en taillant dans la chair de toutes les couches de la société (sauf bien entendu Rotschild et quelques autres du même bord). Pour ce faire, il ne dispose d'aucune force réelle. L'armée n'est pas avec lui, Alger n'est pas avec lui sauf dans la mesure où lui, de Gaulle, est avec Alger. De toute façon, ni l'Almérie, ni l'armée ne peuvent gouverner la France, qui n'est pas le Véné- zuéla. Que ce soit de Gaulle ou un autre, celui qui mettra en avant les solutions indispensables pour que le capitalisme français puisse continuer devra disposer d'une force réelle en France même. Cette force ne peut plus être celle des partis parlementaires d'hier, discrédités, disloqués, désormais prati- quement inexistants. Tout le monde en France sait que l'on ne pourra pas continuer à vivre demain comme on a vécu hier. Tout le monde sait que l'on assiste à une mutation profonde de la société française. Mais cette mutation ne pourra pas se faire sans crise. 57 SOCIALISME OU BARBARIE On ne peut actuellement en préciser ni les rythmes ni les for- mes exactes. Mais il serait presqu'inconcevable que puisse avoir lieu une transition en froid de la situation d'hier vers la « République pure et dure » de Rotschild-de Gaulle. La perspective de loin la plus probable est que la liquidation de la situation d'hier ne pourra avoir lieu qu'à travers la tenta- tive d'instauration d'un régime autoritaire sinon totalitaire, et que cette tentative n'ira pas sans une crise sociale profonde et sans luttes. La classe ouvrière, comme classe, est restée en dehors de la crise ouverte le 13 mai. Dans son énorme majorité, elle a refusé de suivre les consignes du P.C. et de la C.G.T. – en elles-mêmes ridicules l'appelant à faire échec aux paras par des grèves de deux heures. Elle n'a que très peu participé à la manifestation du 28 mai. Dans les grandes usines pari- siennes, on peut estimer de 5 à 10 % la proportion de travail. leurs qui se sont rendus à la manifestation ; le pourcentage a été peut être plus élevé dans les petites usines, mais au total les ouvriers parisiens n'ont fourni qu'un tiers des manifestants tout au plus. Ce qui est encore plus important, les ouvriers n'y sont pas allés en tant qu'ouvriers, ils se sont fondus dans la population démocratique en général. Les mots d'ordre, expressions, tentatives se situant sur un terrain de classe obser- vés lors de la manifestation ont été extrêmement rares. Les raisons de cette attitude apparaissent clairement à travers les discussions qui ont eu lieu pendant cette période dans les entreprises. L'attitude des ouvriers ne traduit nulle- ment une « dépolitisation », ou une apathie pure et simple, comme des politiciens de gauche le croient et veulent le faire croire. Depuis le 13 mai, il n'y a eu qu'un seul sujet de conver- sation dans les entreprises : la politique (8). Mais quelle poli- tique ? Eh bien, une politique extrêmement élevée d'un point de vue révolutionnaire. Les ouvriers et la plupart des salariés en général vomissent la république capitaliste. Ils ont explici- tement refusé de se livrer à des singeries, comme les manifes- tations où l'on chante en chour la Marseillaise ou les télé- grammes envoyés au Palais Bourbon, pour défendre un régime dont ils ont depuis longtemps perçu la pourriture et la décom- position intégrales. Cela n'est pas infirmé, mais ou contraire (8) V. l'article de D. Mothé, « Le fascisme ne passera pas (?) » dans l'Express du 5 juin 1958. 58 PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE confirmé par le fait qu'une fraction des couches salariées, actuellement certes très restreinte (9) subit l'influence du gaul. lisme, cette attitude traduit la conscience de l'impossibilité de continuer dans le régime précédent, la transposition du dilemme devant lequel se trouve placée la société française tout entière au sein de la classe ouvrière. La réponse de la quasi-totalité des organisations et des politiciens de gauche (nous ne parlons pas ici du P.C. et de la S.F.I.O., mais des petites organisations ou des militants indi- viduels se plaçant sur un terrain de classe) à cette attitude ouvrière est une pure acrobatie intellectuelle. Elle revient finalement à distinguer l'idée de la république de sa réalité, à inviter les ouvriers à bien comprendre la distinction entre le principe républicain et son incarnation par Pinay-Pflimlin- Mollet-Thorez en même temps que la distinction entre le tout et la partie : vous manifesterez pour la liberté de la presse, les droits de réunion et d'association, etc. non pas pour les C.R.S., Coty, la guerre d'Indochine et d'Algérie, les taudis, Boussac et les betteraviers. On invitait ainsi les ouvriers à une schizophrénie volontaire : vous allez crier « Vive la Répu- blique » tout en pensant intérieurement, « A bas la républi- que ». C'est ainsi que Claude Bourdet et Massu peuvent par- faitement chanter la Marseillaise en choeur : l’un gueule plus fort « contre nous de la tyrannie », l'autre, « le jour de gloire est arrivé », et tous les deux, fortissimo : citoyens ! » (10) Face à ces « marxistes » distillant une pure essence de la république à partir de vulgaires phénomènes comme la bette- rave, Lacoste, etc., les ouvriers se sont montrés, à leur habi- tude, des solides dialecticiens. L'idée de la République, c'est sa réalité et sa réalité forme un tout. Ce tout ne vaut pas que l'on se tue pour le maintenir à l'existence. Face aux poli- ticiens et aux intellectuels qui revenaient en pratique au plus vulgaire ,antifascisme, invitant les ouvriers à cette absurdité monstrueuse : une lutte purement négative, les ouvriers se sont laissé guider par cette vérité élémentaire que toute néga- tion est affirmation, et que lutter simplement contre de Gaulle, cela signifie (quoiqu'on en pense le soir dans son lit), lutter pour Pinay, Pflimlin, etc. Non pas par leur « apathie », mais « aux armes (9) Voir certains des témoignages publiés plus loin dans ce numéro. (10) Sauf que Massu, plus républicain que Bourdet, prend à ce mo- ment là les armes effectivement. 59 SOCIALISME OU BARBARIE explicitement, dans leurs discussions, les ouvriers ont fait la critique du régime. Cette critique ne les a et ne pouvait pas dans les circons- tances données les conduire à une action positive. La pression objective sous laquelle se trouve la classe ouvrière n'est pas suffisante pour la forcer à agir à tout prix. Dans leur grande majorité, les ouvriers n'ont pas pensé et ils ont eu raison qu'avec l'installation de de Gaulle au pouvoir tout était achevé ; ils pensèrent et continuent à penser plutôt que tout commence. Ils restent dans l'expectative. En même temps, ils perçoivent que dans les circonstances actuelles, une modification de la classe ouvrière ne peut pas être et ne sera pas dirigée vers des objectifs partiels : s'il s'agit de lutter contre de Gaulle, on ne pourra pas le faire par des pétitions, ni pour restaurer la répu- blique précédente. Par quel moyens ? Et vers quels objectifs ? C'est un énorme saut que devra accomplir la classe ouvrière, qui actuellement regarde pensivement le précipice, se deman- dant si elle est capable de le franchir, et ce qu'elle trouvera sur l'autre rive. Le problème qui se trouve objectivement posé à elle, et dont elle prend sous une forme ou sous une autre conscience, c'est le problème du socialisme et du pouvoir ouvrier. Or ce problème, aucune des organisations ayant une audience quelconque ne le pose. Le coup d’Alger, l'arrivée de de Gaulle au pouvoir auraient pu devenir le point de départ d'une contre-offensive ouvrière si une organisation révolution- naire importante avait existé, aidant la masse des travailleurs à dépasser leurs hésitations, montrant qu'il existe une autre voie en dehors du dilemme PAlimlin-de Gaulle, permettant aux initiatives et aux actions des divers secteurs de la classe de communiquer entre elles et de se coordonner. C'est une tauto- logie que de dire que les conditions qui ont prévalu depuis 1945 en France et dans le monde n'ont pas permis la constitution d'une telle organisation. Cela l'est moins, que de dire que depuis 1953, avec le changement de situation qui a eu lieu aussi bien à l'échelle internationale qu'à l'échelle fran- çaise, on aurait pu faire beaucoup plus que l'on n'a fait dans cette voie, et que nous portons notre lourde part de responsa- bilité dans cette affaire. S'il n'y a pas de sens à parler de « défaite » de la classe ouvrière le 1er juin 1958, ou à décrire sa situation actuelle comme un « recul », il est certain que les modifications dans la situation objective qui sont déjà intervenues et qui ne ces- 60 PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE seront pas de s'accumuler placeront les possibilités de lutte ouvrière dans la période à venir sur un terrain entièrement nouveau. Deux facteurs importants vont caractériser la nouvelle situation. Tout d'abord, une nouvelle aggravation des conditions de vie. Quelles que soient les mesures prises ou non prises par ailleurs, le rétablissement d'un équilibre économique est une nécessité urgente pour le capitalisme français. Les dépenses en Algérie, militaires ou civiles (probablement les deux à la fois) vont augmenter. La balance extérieure doit à tout prix être rétablie dans les mois qui viennent ; les effets de la déva- luation Gaillard sont déjà complètement annulés par la hausse des prix intérieurs, et la prolongation de la récession améri- caine rend encore plus difficile une augmentation suffisante des exportations. La majeure partie de l'opération de redres- sement, quelle que soit sa forme, retombera sur le dos des salariés. En deuxième lieu, la classe ouvrière va se trouver plus que jamais séparée de « ses » organisations. Les organisations syndicales ou politiques qui depuis longtemps voyaient s'ame- nuiser leur influence réelle sur la classe ouvrière, ont été dis- créditées aux yeux de tous pendant les trois semaines de « lutte républicaine ». Dès maintenant, une partie de l'appareil diri- geant de F.O. et C.F.T.C. est en train de s'intégrer ouvertement au gaullisme. Le P.C. et la C.G.T., en crise profonde depuis deux ans, déconsidérés encore plus pendant la crise où ils ne sont apparus que comme les défenseurs les plus forts en gueule et encore ! du gouvernement Pflimlin, sont déjà en train de jouer consciencieusement et loyalement le rôle de l'« oppo- sition de Sa Majesté ». Observés ironiquement de tous les côtés, chacun attendant le moment où Moscou leur indiquera qu'il faut mettre à leur anti-gaullisme une sourdine, ils décou- vrent maintenant qu'un problème des salaires existe pour la classe ouvrière ! Mais ils n'entreprennent ni ne sont capables d'entreprendre une organisation des luttes revendicatives ; dès maintenant, ils axent toute leur activité sur la préparation du référendum constitutionnel, substitut du parlementarisme qui a constitué depuis des années l'essentiel de leur activité. Les réactions de la masse des travailleurs dans la période à venir seront évidemment déterminées tout d'abord par l'évo- lution de la situation objective. Si de Gaulle parvenait à éta- blir une unité dans le camp bourgeois, à imposer une disci- pline aux diverses fractions économiques et politiques à 61 SOCIALISME OU BARBARIE commencer par Alger, les militaires et les colons ; si les masses musulmanes d’Algérie, écrasées par quatre années de guerre, leurrées par l' « intégration » abandonnent petit à petit le FLN, si une compétition russo-américaine pour les faveurs de de Gaulle facilitent la position internationale de celui-ci et lui permettent de trouver des emprunts extérieurs, la pression exercée sur le prolétariat français serait d'autant diminuée, et la transition vers une « République des notables » pourrait avoir lieu sans conflit violent. Si ces conditions ne se trouvent pas réunies, la situation s'aggravera aussi bien sur le plan économique que sur le plan politique. Nous avons dit plus haut les raisons pour lesquelles on doit penser actuellement que c'est là la perspective la plus probable. Certes, même dans ce cas il n'y a aucune garantie automatique de l'entrée des masses en action. En octobre- novembre 1957, devant une aggravation rapide de ses condi- tions de vie, la classe ouvrière n'a pas pu dépasser les problè- mes d'organisation et d'orientation qui se posaient à elle si elle voulait agir. Cela se répétera-t-il dans les mois qui vien- nent ? Les problèmes vont se poser de façon plus brutale et urgente ; mais la classe ouvrière trouvera-t-elle la force de tirer d'elle-même toutes les réponses à une situation qui pose l'ensemble des problèmes de la société moderne ? Personne d'autre que la classe ouvrière elle-même ne peut trancher cette question et notre rôle, en tant que révolu- tionnaires, n'est pas de spéculer sur la capacité de la classe ouvrières, de créer sa réponse à la situation présente, mais de l'aider à le faire. Cela pose à tous les militants révolutionnaires des tâches considérables et urgentes. + La première de toutes, c'est d'aider la classe ouvrière à réaliser ses propres formes d'organisation autonome. Auto- nome signifiant très précisément : rompant dans les faits avec toute dépendance à l'égard de la bureaucratie syndicale ou politique, se situant sur le terrain exclusif des intérêts des tra- vailleurs, ayant comme principe que les ouvriers eux-mêmes doivent décider souverainement de leurs propres affaires. Dans la période qui vient, si de tels organismes parvien- nent à se former, ils ne pourront sans doute être au départ que des organismes minoritaires, des Comités de lutte regrou- pant des travailleurs qui ont pris conscience de la nature et du rôle de la bureaucratie « ouvrière », politique et syndicale, comme aussi de la liaison profonde des problèmes revendica- 62 PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE tifs et des problèmes politiques, et qui sont décidés à travailler en commun pour préparer les luttes à venir. Ce travail peut prendre diverses formes, mais il peut commencer par la publication de journaux d'entreprise, orga- 'nes d'expression libre de tous les travailleurs se situant sur le terrain de la défense des intérêts de leur classe. De tels journaux, publiés précisément par des groupements minori- taires en dehors de toute obédience syndicale ou politique, existent dans certains secteurs depuis des années et ont effec- tué un travail fécond : c'est Tribune ouvrière de Renault, Tribune des cheminots, le Bulletin Employé des Assurances Générales-Vie, Tribune ouvrière Morse, la Tribune libre Bré. guet, la Tribune des Enseignants, etc. Un travail de regrou- pement de ces camarades à l'échelon parisien et national est en cours (11). La constitution de tels comités autonomes doit se faire aussi bien avec les travailleurs inorganisés qu'avec ceux qui continueront à appartenir à des syndicats. Sans aucun dogma- tisme sur la question, il ne faut plus s'embarrasser de consi- dérations relatives au problème syndical. D'aucun point de vue, ce problème ne peut désormais être considéré comme im- portant : ni du point de vue de la structure organisationnelle, les sommets de l'appareil syndical ayant clairement démontré leur intégration au système politique de la IV° république et la « base » ayant montré qu'elle ne suit absolument plus leurs consignes ; ni du point de vue du terrain sur lequel se situe le syndicalisme et des objectifs qu'il se propose, les pro- blèmes revendicatifs apparaissant de plus en plus clairement liés aux problèmes politiques. Là où des syndicats locaux ou de corporation ou des minorités syndicales se situant sur une base saine existent - par exemple, l'Union départementale F.O. de Nantes, le syndicat des métaux de Bordeaux, le syn- dicat des charpentiers en fer C.G.T. de la région parisienne, la tendance Ecole émancipée dans la F.E.N., en partie la F.N.S.A. des P.T.T., etc., il faut trouver une forme les asso- ciant avec les groupes de camarades s'organisant sur une base autonome. Pour les éléments syndicalistes révolutionnaires, le moment est venu de montrer qu'ils mettent la solidarité avec les intérêts de la classe ouvrière et avec les camarades qui s'organisent pour les défendre au-dessus du fétiche de la forme syndicale, à partir du moment où celle-ci risque d'abou- (11) V. le N° 24 de Socialisme ou Barbarie, p. 160. 63 SOCIALISME OU BARBARIE tir en fait à la solidarité avec des appareils dont la complicité totale avec le système capitaliste n'est plus à démontrer. ! L'autre: tâche qui est devant nous dans la période qui vient, c'est la construction d'une organisation révolutionnaire. Les possibilités de cette construction existent maintenant pour la première fois dans la France d'après guerre à une échelle considérable. Une des caractéristiques les plus frappantes des dernières semaines a été l'extrême sensibilisation politique de grandes masses de travailleurs, mais aussi, de la part d'une foule d'éléments d'avant-garde, la compréhension de la néces- sité de s'organiser pour s'agir. Parmi les militants qui avaient rompu avec les organisations bureaucratiques, mais qui ne voyaient pas la nécessité, la possibilité ou les formes d'une action à entreprendre ; parmi ceux qui étaient restés à l'écart parce qu'ils percevaient la nature bureaucratique des orga- nisations ; enfin et surtout parmi les jeunes, qu'aucune orga- nisation jusqu'ici n'a pu polariser, il existe des milliers de militants virtuels débarrassés des schémas mystificateurs, ayant compris que plus on le « réforme », plus le capitalisme reste le même, que le socialisme n'est pas le pouvoir de la bureaucratie mais le pouvoir des masses des travailleurs, qu'une organisation politique révolutionnaire doit exister pour aider l'action du proletariat et non pas pour le commander ou se substituer à lui. Cette avant-garde diffuse sera prête, dans les mois qui viennent, à s'organiser, à condition que l'organisation qu'on lui propose tire clairement toutes les leçons de la période historique qui s'est écoulée depuis 1917, aussi bien quant au programme, que quant à sa structure organisationnelle et ses méthodes de travail, et que, finalement, quant à ses rap- ports avec le prolétariat. Le programme de cette organisation doit être le socialisme incarné par le pouvoir ouvrier, le pouvoir total des Conseils de travailleurs réalisant la gestion ouvrière de l'entreprise et de la société. Sa structure doit être une structure prolétarienne démocratique, exprimant la domi- nation de la base sur tous les aspects de la vie et de l'activité de l'organisation et supprimant la distinction entre dirigeants et exécutants au sein de celle-ci. Ses méthodes de travail doivent accorder la primauté à l'initiative de la base, permettre à l'ensemble des militants de comprendre ce que l'organisation est en train de faire et de le contrôler. Ses rapports avec la classe doivent être - basés- sur le principe que la source première et dernière du socia- 64 PERSPECTIVES DE LA CRISE FRANÇAISE lisme c'est le prolétariat lui-même, que la tâche de l'organisa- tion est de compléter et d'aider à s'exprimer l'expérience vivante de la société qui se forme dans le prolétariat et non pas de lui imposer coûte que coûte une ligne d'action élabo- rée par l'organisation en dehors de la classe. Autrement dit, que l'organisation n'est qu'un moment et un instrument de la lutte du prolétariat pour le socialisme, qui a certes son rôle propre et actif à jouer, qui doit prendre ses initiatives sous sa responsabilité et mettre en avant ses idées mêmes, qu'elles soient ou non partagées par la majorité de la classe, mais qui en définitive prend totalement au sérieux dans tous ses actes et toutes ses manifestations l'idée que le socialisme ne peut être réalisé que par l'activité consciente et autonome des masses travailleuses, n'est rien d'autre que cette activité. Ce sont là les idées que nous défendons depuis 10 ans dans cette revue, et qui sont à la base d'une organisation qui s'est constituée à Paris pendant les derniers événements (12). Il est enfin une tâche d'importance capitale, et dont la réalisation faciliterait énormément aussi bien les regroupe- ments de travailleurs dans les entreprises que la constitution d'une organisation : c'est la publication, dans le plus bref délai, d'un journal ouvrier à l'échelle nationale ouvert à tous ceux qui, en rupture avec le régime capitaliste aussi bien qu'avec les appareils bureaucratiques « ouvriers », mettent en première ligne de leurs préoccupations la défense des inté- rêts des travailleurs par l'action des travailleurs eux-mêmes. Ce journal devra réaliser simultanément deux fonctions : - D'une part analyser et interpréter les événements, mettre à nu le rôle des organisations bureaucratiques, poser clairement le problème du régime et montrer la possibilité d'une solution ouvrière à la crise actuelle de la société fran- çaise, d'une réponse socialiste incarnée par le pouvoir ouvrier. - D'autre part, donner la parole aux travailleurs, per- mettre à tous ceux à qui les moyens d'expression sont refusés par la société capitaliste et ses appendices bureaucratiques, syndicaux ou autres, d'exprimer leur expérience, leurs besoins, leurs idées ; par là même, permettre la communication des idées et des expériences au sein de la classe ouvrière que la bureaucratie syndicale et politique a pour mission de mor- celer et de cloisonner et l'élaboration d'une réponse com- mune aux problèmes qui se posent aux travailleurs. (12) V. plus loin dans ce numéro, le tract signé Pouvoir Ouvrier: 65 3 SOCIALISME OU BARBARIE Ce journal sera immédiatement et intégralement à la dis- position de tous les regroupements autonomes se formant au sein de la classe ouvrière, de toute catégorie de travailleurs entrant en lutte, pour diffuser leurs appels, faire connaître leurs objectifs, etc. Un tel journal, outre son importance capitale du point de vue de la diffusion et de la clarification des idées, sera un organisateur collectif d'une grande efficacité. Ouvert à tous les travailleurs voulant lutter pour les objectifs de leur classe, il leur permettra de se regrouper afin de lui fournir leur col- laboration, de le diffuser, de le faire discuter autour d'eux, de contrôler sa ligne. Nous invitons tous les lecteurs de la revue à prendre contact avec nous pour nous aider à la réalisation de ce journal, dont il serait indispensable que le premier numéro paraisse en septembre. Pierre CHAULIEU. 1 66 Témoignages CE QUE L'ON NOUS A DIT Il y a eu les événements du 13 mai à Alger. Depuis, la situation a évolué avec rapidité pour aboutir en fin de compte à l'avènement de de Gaulle le 1er juin. Pendant toute cette période beaucoup de gens qui s'intéressaient à la situation se sont posé ces questions : va-t-il y avoir une riposte des partis républicains et de la gauche ? va-t-il y avoir une riposte de la classe ouvrière ? La réponse à ces deux questions a été négative. Les partis républicains et les syndicats ont progressivement capitulé pour aboutir à l'abdication pure et simple devant de Gaulle. C'était à prévoir et il n'est pas très intéressant d'analyser les raisons de cette sou. mission. Mais la classe ouvrière, elle, qui dans les événements voyait la menace d'un régime fasciste ? Pourquoi ne s'est-elle pas opposée ? Pour- quoi n'a-t-elle pas combattu ? La réponse, ce sont les ouvriers de différentes entreprises qui nous la donnent. C'est ce qu'on nous a dit et nous essayons ici de transcrire le plus fidèlement ces témoignages. C'est un ouvrier tourneur d'une petite usine métallurgique, militant de l'U.G.S. : Il n'était pas rare, nous dit-il, d'entendre des ouvriers employer le slogan d'« Algérie française » avant les événements. Pourtant les événe- ments d’Alger semblent avoir provoqué une certaine inquiétude. L'Algérie française a des conséquences inattendues et peut-être dangereuses. Au premier débrayage lancé par la C.G.T. c'est la confusion la plus totale. Le débrayage est prévu, nous le savons, pour 15 heures, avec ordre de rester dans les ateliers. Les délégués eux-mêmes ne paraissent pas enthousiastes pour le faire. Le nôtre, nous dit ce camarade, est sourd-muet, ce qui explique bien des choses. En fin de compte notre atelier n'a débrayé qu'à 20 %. Cependant des discussions se font autour du mot d'ordre de grève. D'une part on décrète l'état d'urgence, et de l'autre les communistes qui l'ont voté veulent que l'on défende nos libertés. Et peu à peu l'idée de de Gaulle fait du chemin. Peut-être va-t-il changer quelque chose dans cette pagaïe de parlement ? Le deuxième débrayage de mardi 27 ne recueille aucun suffrage. Personne n'est d'accord. Enfin le troisième débrayage du 28 pour la manifestation, qui aurait recueilli peut-être plus d'adeptes, est pratiquement un échec car les élé- ments qui organisent d'habitude les débrayages et entraînent les autres ne sont pas là (sans doute font-ils équipe). 67 SOCIALISME OU BARBARIE Ce camarade intervient pour dire aux ouvriers qu'il ne s'agit de faire grève pour défendre ni Pflimlin ni Mollet mais pour défendre les libertés ouvrières. Ce langage semble recouper l'unanimité de l'opinion des ouvriers. Il dit que les ouvriers devraient apparaître sous leur propre visage et non pas sous la bannière des parlementaires pourris. Là aussi on est d'accord. Mais comment manifester le visage du prolétariat ? De toute façon la grève n'est pas combinée comme une grève poli- tique ; les gars, s'ils ne la font pas, c'est parce qu'ils ne se sentent pas assez forts pour la faire et qu'ils craignent encore de se battre pour les autres. Dans toute cette période il n'y a pas eu de discussions sur les reven- dications. Un ouvrier de la S.N.E.C.M.A. à Kellermann, militant lui aussi de l’U.G.S. nous confirme que le débrayage du mardi 27 fut un échec. Des militants cégétistes veulent bien débrayer à condition que les trois syndi- cats (C.G.T., F.0. et C.F.T.C.) se mettent d'accord. Le débrayage du 28 par contre est plus suivi : un millier de grévistes environ. A la grande manifestation du 28, le service d'ordre est contre ceux qui veulent lancer des mots d'ordre, mais bientôt il doit capituler. Les manifestants lancent des slogans mais le service d'ordre canalise tout en demandant de crier seulement « vive la République », « le fascisme ne passera pas », etc... Le lendemain beaucoup ont l'espoir de voir une grève générale lancée par les syndicats. La manifestation les a regonflés. Mais rien ne vient, les militants du P.C. expliquent qu'il faut attendre et rester vigilants. Le dimanche 1er juin, j'ai manifesté encore avec les militants du P.C. Nous avons été à la République avec en tête des jeunes filles avec des fleurs. Les C.R.S., comme il fallait s'y attendre, n'ont pas été touchés par le caractère pacifique de la manifestation ; ni les jeunes filles ni les fleurs n'ont arrêté leur ardeur et leur zèle policier, ils ont tapé. Pourtant dans cette manifestation de désespoir les gars du P.C. étaient optimistes, ils criaient « le fascisme ne passera pas » et ils semblaient le croire. Une ouvrière de Lavalette nous précise que dans son usine il n'y a pratiquement plus d'organisation syndicale après le grand lessivage de 1952. Les débrayages n'ont pas réussi. Un bon nombre d'ouvriers a aussi un espoir en de Gaulle et une certaine admiration pour les gars d'Alger qui eux savent ce qu'ils veulent, savent s'organiser, ah, si les ouvriers étaient comme eux !... Cette camarade déduit de cela que si l'on avait donné des mots d'ordre justes (c'est-à-dire autres que ceux de défendre la république), ils se seraient battus. Mais, nous dit-elle, le plus harassant dans ces événe- ments ce fut la confusion totale des ouvriers. 5 % seulement ont débrayé le 28. Un ouvrier anarcho-syndicaliste du syndicat C.G.T. des charpentiers en fer était lui aussi avec tous les gars de son syndicat prêt à la bagarre. Il y a eu quatre débrayages sur des chantiers en province. Les gars étaient impatients et voulaient faire quelque chose à tout prix. La république, 68 TÉMOIGNAGES dit-il, on s'en fout. Mais c'est nos libertés qu'il faut défendre. Et cette opinion était unanimement partagée par les copains. Alors comme les mots d'ordre du syndicat n'arrivaient pas, on a pris des contacts avec les copains qu'on connaissait et on a fait une affiche avec eux, contre l'état d'urgence. Nous avons constitué un Comité révo. lutionnaire avec la Fédération anarchiste et les Trotskystes ce qui nous a valu l'hostilité de l'Union départementale et de l'Union des syndicats des métaux. Ensuite nous avons envoyé une délégation à la Fédération des métaux et nous leur avons demandé s'ils étaient prêts à lancer la grève générale : « quand est-ce que vous serez décidés à lever le cul de votre fauteuil ? » Henaf promet en douce qu'il va y avoir un mot d'ordre de grève générale pour le lundi 2 juin, pour calmer les « énervés ». Malheureuse- ment beaucoup croient encore aux paroles d'Hénaf et attendront. La Fédération de la métallurgie ne reste pourtant pas sans rien faire. Elle condamne l'initiative des charpentiers en fer d'avoir signé une affiche avec des anarchistes et des trotskystes. Elle refuse ensuite de donner les timbres au syndicat. Dans les réunions les charpentiers en fer ont à faire face sur deux fronts : l'un, la menace fasciste, l'autre le syndicat lui- même. « Nous ne voulons pas être les bonnes à tout faire de la C.G.T. Nous ne voulons pas engraisser de nos cotisations tous ces gens qui se conduisent comme des patrons et non comme des syndicalistes ». Alors les gars se sont dépensés à droite et à gauche pour faire quelque chose. Vingt gars de chez nous n'ont pas été travailler pour aider les gars de la F.E.N. à préparer leur grève du vendredi 30. Entre temps un gars de chez nous était obligé de corriger un militant de la C.G.T. qui l'avait traité de gaulliste. Et puis le dimanche il y a eu l'opération « baroud d'honneur ». Qu'allions-nous faire ? Allions-nous nous faire massacrer pour sauver la face du P.C. ? Allions-nous donner quelques morts pour les colonnes de l'Huma, au moment où toute action de commando était vouée à l'échec ? Nous avons un pourcentage de 3,6 % de morts accidentelles dans notre corporation, c'est ce que nous donnons aux patrons, c'est suffisant pour ne pas en donner d'autres au P.C. Le dimanche nous y avons été tout de même et à Belleville nous. avons vu revenir les gars matraqués de la République. Ils avaient mis les fleurs en avant, les salauds. Même les militants du P.C. en étaient écourés. Lundi les gars étaient dégoûtés nous avions encore raté une occasion de plus et cela parce que la C.G.T. avait freiné le mouvement. * Un militant de la Fédération nationale des syndicats autonomes P.T.T. nous dit que dans le bureau où il travaille, pour le débrayage du 28, sur 100 employés, 29 ont débrayé seulement. Là aussi pas mal de gars pensent que de Gaulle c'est peut-être une chance. Il n'y a pas beaucoup de combativité car la plupart des employés sont des femmes et les seuls combatifs sont ceux de la C.G.T. La situation est assez amorphe dans l'en- semble, bien qu'un Comité de Vigilance et un Comité de Salut public se soient formés au bureau de Paris. ** Un camarade qui revient de Nantes nous explique brièvement l'atmos- phère. Nantes pas joué un rôle de pointe dans ces événements, étant donné que le mouvement ne pouvait être que national ; beaucoup avaient les yeux fixés sur Paris. Paris pouvait être le point de départ, mais comme Paris n'a pas bougé, Nantes n'a pas voulu se lancer encore une fois seul 69 SOCIALISME OU BARBARIE dans la bagarre. Les ouvriers sont assez écourés de voir le recul systéma- tique de la C.F.T.C. et du bureau confédéral F.0. devant de Gaulle. La direction de ces centrales est déchirée car certains dirigeants voudraient collaborer purement et simplement avec de Gaulle. Ce flottement au som. met est accueilli avec hostilité par les militants de base. D'un autre côté le patronat semble déjà mener une offensive. Un indice : une déléguée F.0. des Prisunic vient d'être licenciée. Motif : avoir participé à un débrayage. *** Une camarade appartenant à la S.N.C.F. nous dit que les débrayages ont été surtout suivis par les militants et sympathisants communistes, à part les « roulants », nous dit-elle, qui sont toujours d'accord pour dé- brayer. Mais les ouvriers ne voulaient pas participer à des manifestations pour « défendre les fauteuils et les cigarettes des députés ». ** Un ouvrier C.G.T. d'un dépôt de la R.A.T.P. nous dit que les deux premiers débrayages n'ont pas été suivis. Par contre pour la manifestation du 28, les gars étaient partisans du débrayage. La C.G.T. avait proposé de débrayer à 17 h 30 pour manifester à 17 heures. Les gars n'étaient pas d'accord et à mon dépôt le délégué s'est fait siffler quand il a annoncé que les bus ne devraient pas débrayer. Malgré cela, à 16 heures, 50 % des ouvriers, ont débrayé et sont partis à la Nation. Le lendemain tous les gars étaient gonflés à bloc et ceux qui n'étaient pas venus à la manifesta- tion le regrettaient. Puis des militants du P.C. sont venus le jeudi 29 pour faire débrayer les gars : soi-disant que les paras avaient pris Tarbes. Nous étions sceptiques. Nous avons fait une résolution pour défendre nos libertés. Une camarade d'une usine de matériel électrique à Puteaux nous dit que le mardi 27 la C.G.T. avait fait débrayer un certain temps pour prendre la température. Le lendemain les délégués C.G.T. proposent le débrayage à six heures moins le quart et demandent aux ouvriers de se rendre à la mairie. La camarade qui pensait que cette façon de débrayer était inefficace et prévoyait que les ouvriers rentreraient chez eux plutôt que d'aller à la mairie, propose de se rassembler à l'usine. Le rassemble- ment a lieu, mais devant la cantine et beaucoup en profitent pour prendre et rentrer chez eux. Le lendemain cependant beaucoup regret. taient de ne pas avoir été à la manifestation. Les délégués C.G.T. pro- posent d'envoyer un télégramme à Coty, mais la proposition est re- poussée. la por . Un ouvrier qui travaille dans un atelier d'outillage chez Citroën nous dit que les ouvriers de son atelier ne s'intéressent guère aux événements du 13 mai. Personne, à part quelques étrangers, italiens ou espagnols, ne discutait de la question. Il a fallu les événements de Corse pour qu'enfin les ouvriers s'inquiètent de la situation. Certains disaient alors que le régime de de Gaulle ne pouvait pas être pire que la pourriture de la république. D'autres au contraire, sans vouloir soutenir la république, étaient inquiets de voir de Gaulle prendre le pouvoir. Mais tout cela n'allait pas plus loin. 70 ! TÉMOIGNAGES Le mardi 27 pourtant, lorsque la C.G.T. a lancé le mot d'ordre de grève la plupart étaient prêts à débrayer. Mais les débrayages chez Citroën posent de graves problèmes. La moindre action est sévèrement réprimée par la direction qui licencie ceux qui font le moindre mouvement. Chacun espérait donc que le mouvement partirait spontanément mais personne ne voulait prendre l'initiative. Les outilleurs attendaient que les gars des chaînes débrayent les premiers pour les suivre. Et peut-être les gars des chaînes attendaient-ils les outilleurs pour faire de même. Personne ne pre- nait l'initiative, c'est pourquoi il n'y eut pas de débrayage. Le lendemain mercredi 28 mai, personne n'attendait plus ou n'espérait plus que quelqu'un prenne l'initiative. D'ailleurs beaucoup se consolaient en pensant que débrayer pour la république n'en valait pas la peine. Malgré tout, ce camarade pense que si l'on avait donné des objectifs ouvriers à ces débrayages, peut-être certains se seraient-ils lancés à prendre l'initiative. La maîtrise sentait la situation et ne cessait de rôder et d'éviter les discussions. Mais ce camarade pense que des petits débrayages de la sorte n'encourageaient pas les ouvriers à les suivre. Le raisonnement des plus combatifs pouvait se résumer à ceci : nous voulons bien risquer notre place mais pas pour deux heures de grève. Nous voulons bien risquer notre place mais pour faire quelque chose d'efficace. Tous ces mouvements ne leur paraissaient pas sérieux et le but qu'ils se proposaient ne les tou. chait pas beaucoup. Ce camarade conclut en disant que la grande lacune dans cette situa. tion est le manque d'une organisation véritablement révolutionnaire qui puisse propager des idées sur lesquelles les ouvriers pourraient se raccro- cher et lutter. Voici tout ce que nous ont rapporté ces ouvriers qui sont des mili. tants révolutionnaires. D. MOTHẾ. CHEZ MORS Voici ce qui s'est passé chez Mors, entreprise électro-mécanique à Clichy, groupant 253 ouvriers, 97 employés, 136 maîtrises et assimilés (coefficient supérieur à 210), 48 ingénieurs. Le 14 mai au matin, les travailleurs de l'entreprise sont conscients de la gravité des événements (coup d'Etat des militaires d'Alger) et ils savent que la poussée fasciste est cette fois dangereuse. Et l'on entend beaucoup dire : c'est aujourd'hui que l'on devrait faire la grève générale. Mais les organisations syndicales conseillent : « Soyez vigilants, tenez-vous prêts » 19 mai. La C.G.T. lance un ordre de grève de quelques heures pour l'après-midi, contre la conférence de presse de de Gaulle. Tracts à la can- tine nous invitant à suivre les consignes. Dans notre atelier qui ne groupe que des techniciens, nous voulons, comme nous avons coutume, réunir les gars pour discuter de notre participation à la grève. Les gars sont divisés. Ils n'aiment pas les grèves cégétistes orchestrées par le P. C., et le malaise s'accroît quand un camarade pro-C.G.T. prend la parole : 71 SOCIALISME OU BARBARIE « Il ne doit pas y avoir de discussion, dit-il, et encore moins de décision. Chacun est libre, mais tout le monde doit être conscient du danger qui nous menace, tout le monde devrait débrayer. Il n'y a pas à discuter ». Une prise de position aussi catégorique, au milieu de camarades habi. tués à prendre leur décision en commun après assemblée, discussion et vote à la majorité, cela jette un froid et tourne court la discussion. Et l'après-midi, nous ne débrayons pas totalement, mais seulement aux 2/3. Donc à trois heures, nous nous rendons dans la cour de l'usine, où soixante-dix personnes seulement sont rassemblées. L'ordre de grève a été très peu suivi. Là, le délégué de la C.G.T. prend la parole. D'une voix monocorde, il lit son papier sur les événements, dans l'indifférence géné- rale. A la fin, il propose d'envoyer une lettre (c'est très à la mode) au président Coty, pour lui dire que l'on n'est pas content du tout sur les événements d'Alger, et qu'en somme, on compte sur lui pour défendre les « libertés républicaines ». Un camarade demande si l'on ne pourrait pas ajouter l'arrêt de la guerre d'Algérie. Le délégué de la C.G.T. répond qu'il n'y voit pas d'inconvénient. Mais enfin... ce n'est peut-être pas néces- saire pour ne pas créer de confusion (la C.G.T. a dû donner des ordres précis). Un autre prend la parole et demande si au lieu de se rassembler dans la cour, on ne ferait pas mieux de descendre dans la rue avec les copains d'autres boîtes, et placer le problème là où il se trouve. Ce n'est pas à nous de défendre Pflimlin et consorts. Nous devrions aller de l'avant et poser les problèmes ouvriers. Le délégué C.G.T. dit qu'il est en partie d'accord, mais qu'il faut d'abord défendre la république (les ordres, c'est les ordres !) A quatre heures, reprise du travail, sans beaucoup de com- mentaires. La semaine se passe en discussion pour certains, en indifférence pour les autres. Après la Pentecôte et le coup d’Ajaccio (27 mài), nouvel ordre de grève de la C.G.T. pour l'après-midi (contre l'investiture de de Gaulle). Le matin, le délégué C.G.T. est arrêté devant la porte de l'usine alors qu'il distribue des tracts. Nous espérons que toute l'usine va réagir. Non, seulement cinq dévoués C.G.T. vont à la mairie demander sa libération. Il est relâché à midi. Le matin, une réunion des délégués s'est prononcée contre la grève de l'après-midi. En effet, cette heure de grève aurait entraîné le non paiement du lundi de la Pentecôte. Perdre une heure, quelques travailleurs sont décidés à la perdre, mais une journée, le jeu en vaut-il la chandelle ? Pour le délégué C.G.T., on ne doit pas regarder à cela, il y a ordre de grève, on doit débrayer. L'intérêt des travailleurs est là où le syndicat le dit. Malgré cet avis, aucun débrayage n'a lieu. On se réserve pour le lendemain. 28 mai. Grand jour, enfin, nos chères orgar tions, syndicales et partis ont décidé de nous faire défiler pour « défendre la république ». Il faut bien finir en beauté cette mascarade. Aussi à 4 heures, c'est en masse que nous débrayons. On est bien 15 ou 20 à quitter l'usine pour aller place de la Nation. Et depuis, tout est rentré dans l'ordre. M. L. 72 TÉMOIGNAGES QUINZE JOURS D’AGITATION, VUS PAR LES EMPLOYES D'UNE GRANDE ENTREPRISE 14 mai. Tout le monde connait les nouvelles par la radio et les journaux du matin : « Alors, t'as vu à Alger ; si ça pouvait leur foutre tous la frousse » (leur, ce sont les députés, c'est le régime parlementaire). Un gars de F.O. est plus précis : « S'ils pouvaient foutre à la porte tous ces fumiers-là ». Mais c'est un gars de la C.F.T.C. qui envisage des consé- quences dans le travail : « On va avoir le tour de vis et il faudra obéir ; tu vas voir la paie ». Si l'indifférence au sort du régime parlementaire, pour ne pas dire l'hostilité est générale, une séparation s'opère curieuse- ment entre ceux qui sont le plus intégrés dans l'entreprise et ceux qui rechignent habituellement sous l'autorité du patron. Cela passe à travers les syndicats et est indépendant de l'étiquette que l'on pouvait coller en fonction de cette appartenance. Ceux qui acceptent « l'ordre » de l'entre- prise expriment ce besoin d'ordre qui mettra fin à la pagaïe du régime parlementaire, un même souci « d'efficience » qui les rend prêts à voir avec sympathie un régime fort, de Gaulle ou Front Populaire, mais sans en envisager les conséquences (Il y aurait beaucoup à dire sur cette attitude). Ceux que le travail « fait suer » et qui pensent plutôt à l'heure de la sortie ou à la pêche à la ligne du samedi, n'envisagent pas les solutions « possibles » mais les conséquences en dehors de toute solution : ils sentent que tout cela est en dehors d'eux mais qu'ils en feront les frais. 15 mai. Ceux qui lisent habituellement les journaux sont mieux au courant ; ils discutent des chances des uns et des autres. « Les géné- raux, c'est comme les députés, c'est leur place qui compte. Tu te figures que Salan va couper les ponts ; il pense à sa carrière et à son avancement ; il va jouer le tampon entre Paris et Alger ». Il n'y a pas de crainte bien forte d'un changement profond. Beaucoup disent « c'est de Gaulle » comme ils disent le vendredi : « c'est Reims qui gagnera ». Avec les mêmes nuances de sympathie ou d'inquiétude. Mais pour beaucoup, c'est quelque chose d'extérieur, que l'on suit, dont on parle beaucoup dans le bureau, à la cantine, au bistrot en prenant le café de midi, mais quelque chose d'extérieur quand même. Le secrétaire de la section C.G.T. est au café ; un gars l'interpelle ironique : « Alors, tu te prépares » coup là, on va l'avoir » « Oui, mais de Gaulle 58, ce n'est pas de Gaulle 46. Il n'y a qu'un moyen pour changer tout, c'est la grève géné- rale ». Le secrétaire opine plus ou moins ; manifestement, il n'a pas d'ordres et il n'ose ni approuver ni désapprouver. Nous sommes un groupe à nous retrouver hors des syndicats et à sortir de temps à autre un tract explicatif, cherchant à dégager ce que les employés de l'entreprise pensent. Rencontre, ce jeudi soir avec un copain. Que ferons-nous si les événements se précipitent, si les syndicats lancent un mot d'ordre de grève générale ? Le feront-ils ? Si la C.G.T. le lance seule, il ne sera pas suivi ; et il semble bien improbable qu'ils se mettent tous les trois pour le faire. Si pourtant cela se produisait, nous nous y associerions et nous dirions pourquoi en essayant d'expliquer la situation, en donnant les raisons de l'attitude des syndicats. Pour l'instant, il n'y a rien et les délégués ne suivront que des ordres précis de leurs centrales, et resteront même en deçà si ces ordres peuvent menacer leurs « places » dans la boîte. Vendredi 16. Etat d'urgence. C'est donc si grave, semble penser chacun. Le vote du P.C. éclaire un peu. Discussion dans le couloir avec « Се 73 SOCIALISME OU BARBARIE - un F.0. et un non syndiqué (il a été à la C.G.T. il y a très longtemps mais maintenant, il est écouré et ne pense qu'à la retraite) ; c'est l'atti. tude du P.C. qui est au centre. Le vote pour Mollet en 56, les manifes- tations de rappelés, comment la C.G.T. a laissé choir les dernières grèves d'octobre. Arrive le délégué C.G.T. de la boîte d'à côté, un paquet de tracts sous le bras. Sur le thème « Alerte, Vigilance... ». Il entend la fin de la conversation. Devant les autres qui sont d'accord sur la critique du P.C. et en bon membre du parti il essaie de défendre la ligne, mais d'une manière si désabusée qu'il en fait presque pitié : « Tout ça, c'est la faute aux socialistes. Tu parles, comme si Mollet en 58 n'était pas le même qu'en 56. Oui, mais il y avait son programme. Où as-tu vu qu'un programme électoral servait à autre chose qu'à en fiche plein la vue aux électeurs ? » La conversation traîne ainsi. Personne ne convaincra personne. Samedi et dimanche. - Les « organisations » commencent à parler de grève, d'une manière si vague que ça ne contribue pas peu à accroître la confusion. La C.G.T. paraît plus précise puisqu'elle parle d'un arrêt très limité des transports pour lundi après-midi. On va essayer de faire le tract dont on avait parlé. Un copain prépare un projet. Lundi 19. Les journaux parlent toujours de grève, mais pas de tract des syndicats ; seuls des militants du P.C., pas de la boîte, distribuent à la sortie de midi une déclaration du bureau politique du P.C. « Union et action pour liquider le complot fasciste ». Il en traîne pas mal sur les trottoirs et dans les caniveaux autour de la sortie ; ça n'accroche pas du tout. Un gars de la C.G.T., ex-délégué, m'accroche dans le couloir. « Alors on va défendre la République ? » Plus besoin d'entrée en matière : je lui montre notre projet de tract : « C'est tout à fait ça ». Avant la rentrée d'une heure, on se retrouve quelques copains pour en parler. Toute une partie du projet expose les événements ; « tout ça, ce n'est pas la peine d'en parler, les gars le savent bien ». A part ça, tout le monde est d'accord. Mardi 20. Le tract est distribué à la sortie de midi. Il n'en traîne pas un seul par terre et en entrant à la cantine on en voit beaucoup qui sont plongés dedans. Quand j'arrive à ma table, un copain m'interpelle : « Quand tu seras à la Santé, j'irai te porter des oranges ». Boutade ? Inquiétude ? Solidarité ? Toute cette semaine, les partis et les organisations brandissent leurs épouvantails pour « faire marcher » les troupes. Quand on ne veut pas appeler franchement les travailleurs sur tel ou tel mot d'ordre, quand on manœuvre, on essaie de les paralyser en leur fichant la frousse. La guerre civile, le fascisme, il faut bien exciter un peu l'imagination des gens pour les amener à accepter telle ou telle solution passivement si on ne veut pas qu'ils interviennent activement. Un ex-C.G.T. en arrive presque à dire qu'il est pour de Gaulle, ce qui lui vaudra pendant des semaines des plaisanteries sur le thème : «. Alors, tu l'as formé ton comité de salut public à Asnières ? »; mais c'est le même qui, après une brève discussion, admet que toutes les solu- tions qu'on nous présente, de Gaulle ou Front Populaire, feront le jeu des capitalistes et que seuls des conseils ouvriers seraient le socialisme. Un autre, ex-C.G.T. qui participe à cette discussion me dit à part qu'il n'est pas pour la violence ; la .guerre civile paraît le hanter ; après il revient aux conseils ouvriers ; pour lui, ce n'est pas possible parce qu'il n'arrive pas à imaginer .quoi que ce soit en dehors de la société actuelle : 74 TÉMOIGNAGES « Tu auras toujours des cossards, des mecs qui voudront passer avant les autres ; regardes donc ce qui se passe dans la boîte ; tout ça c'est beau, mais c'est de l'utopie ». J'ai beau lui expliquer qu'à partir du moment où il n'y aura plus de questions de places à prendre, de domi. nation sur les autres ou de questions d'argent pour justifier les ambitions, tout cela disparaîtra ; il n'en démord point. Ailleurs les employés demandent des informations ; ils se doutent que des combines se passent et que la censure, c'est aussi pour cacher tout le trafic des partis et des syndicats, pour faire avaler la carte de Gaulle. Toujours aucun tract des syndicats. Si : un compte rendu de com. mission paritaire qui fait rigoler tout le monde, tellement ça paraît anachronique, après que le bruit ait couru que les syndicats lieraient la grève « politique » à la grève « pour les salaires ». Mardi 27 mai. Nouveau tract du P.C. distribué encore par des gars qui ne sont pas de la boîte. « Pour écraser le complot et sauver la République, faites grève aujourd'hui 27 mai à 14 heures ». Avec de belles phrases ronflantes dans le genre : « Les mains fraternelles qui s'étreignent à cette heure dans les usines, les chantiers, les bureaux vont rester insé. parables pour mener le combat jusqu'à son terme ». Mercredi 28. Encore un tract du P.C. distribué dans les mêmes conditions : « La République vous appelle. Tous ce soir à 17 heures à la Nation ». Mais elle n'appelle personne la République, tout au moins dans la boîte. Sauf pour savoir s'ils auraient des trains pour retourner chez eux, ça n'émeut personne la grève du 27. Ce matin 28, un des délégués C.G.T. n'est pas là, il est malade, il a une indigestion : « C'est toujours comme ça, avec lui, chaque fois qu'il y a quelque chose d'im- portant », ajoute celui qui donne la nouvelle. Rencontre avec le secrétaire C.G.T. à la rentrée de midi : « Alors je t'emmène ce soir, si tu veux on y va ensemble. » - « Justement, on en discute tout de suite dans la section, mais ils (les syndiqués) ne sont pas chauds ; déjà la semaine dernière, ils ont dit que tout ça ne les intéressait pas, que c'était de la politique, qu'ils voulaient bien faire grève mais pour les salaires. » « Tu ne sais pas leur expliquer ; ce n'est pas en leur parlant de fascisme que tu feras comprendre quelque chose ; personne ne sait ce qu'est le fascisme. Si au lieu de demander l'application de l'état d'urgencé aux généraux, tu expliquais ce qu'un gouvernement « fort » peut signifier pour les salariés, peut-être ils t'entendraient mieux ; mais que veux-tų qu'ils pensent quand, dans le même temps, le P.C. vote un Hommage à l'Armée ». Maintenant, il y a des témoins, les confidences sont finies : « Où puises-tu tes informations ? Tu ne dois pas lire le bon journal. » « Dans le journal officiel. » « Moi aussi, imagines-toi ». Et il s'en va en ajoutant : « On en reparlera ». Je parle autour de moi de mon intention « d'y aller » en curieux ; même sous cet angle, ça n'éveille guère d'échos. « Tu vas te faire casser la figure », (sous entendu : bien inutilement). Echange d'impressions sur l'importance que ça peut avoir, et sentiment que ça ne changera rien. Le lendemain, on saura que seuls quelques-uns y sont allés, individuel- lement et surtout pas pour « défendre la République ». A 16 heures, la direction fait dire qu'on peut quitter, mais par petits groupes à cause des transports ? pour d'autres motifs ? (nous sommes dans une société nationalisée). Mais l'immense majorité des employés sont retournés chez eux pourtant la participation à la manifestation ne les aurait aucunement gênés sur le plan de la boîte. 75 SOCIALISME OU BARBARIE Jeudi 29 mai. Simple curiosité autour de la manifestation ; de l'étonnement au sujet de son ampleur, mais aucun regret de « ne pas y avoir été ». L'issue des événements ne fait plus guère de doute mainte- nant et les tractations donnent l'impression d'être si souterraines que personne n'essaie de chercher à y voir clair. Devons-nous sortir un autre tract ? « Ça ne servira pas à grand chose, dit un camarade, les gens ont compris ». « On a sorti un premier tract, que répétera-t-on maintenant, sinon qu'on avait raison ». D'autres ne sont pas de cet avis ; un tract qui essaie d'expliquer tout le déroulement des événements est préparé le dimanche 1er juin. Lundi 2 juin. Le « baroud d'honneur » du P.C. dans les rues de Paris la veille provoque quelques commentaires. Un gars de la C.F.T.C. : « Ils ont du cran, il y en a au moins 400 de blessés (je crois qu'il confond avec les arrestations) ». Là le but du P.C. est bien atteint : faire croire qu'il est resté jusqu'au bout le seul défenseur de la « république ». Ca prépare des moissons futures. J'essaie d'expliquer. Je parle de la manifestation du 28 où le P.C. canalisait bien les manifestants et formait des cordons de militants pour protéger les flics alors qu'il y avait 250.000 personnes dans la rue ; et 'trois jours plus tard envoie deux ou trois dizaines de mille de militants bien dévoués pour simplement marquer le coup. Tout ça c'est bien du cinéma pour les gogos. Il a l'air de comprendre, mais je sens qu'il reste une nuance de sympathie pour les gars « qui ont fait ça ». Le tract est distribué à midi. Le camarade qui n'était pas d'accord sur son utilité refuse de le distribuer. « Tu m'as fait avoir des histoires avec ton tract », me dit un syndiqué C.G.T. J'avais dit des choses à peu près pareilles à la réunion de section et ils m'ont presque accusé de l'avoir écrit ». Le lendemain, dans un bureau, discussion au départ avec un employé qui m'a accroché en me disant : « Vous, vous êtes dépassés », puis avec trois, puis avec dix. Bientôt tout se centre sur l'attitude du P.C. ; et il faut expliquer : le P.C. c'est le soutien sans réserve de la politique russe ; or, les Russes sont pour de Gaulle car il va mettre des distances avec les Etats-Unis. Pour le P.C., l'essentiel est de sauver la face ; tout ce qu'il a fait aussi bien au Parlement que vis-à-vis des ouvriers n'a eu que ce seul but : du baratin, des grands mots, canaliser les mouvements possibles et quand tout est fini, une manifestation sporadique pour faire croire qu'ils se battent jusqu'au bout. Et il faut parler de 44-46, de 36. D'un autre côté, on sent une sorte de réserve, comme un désaccord, sur la critique du P.C. Il reste malgré tout pour certains et peut-être parmi les moins prêts à accepter un régime type démocratie popu. laire un parti « pour les ouvriers » et quand on dit que c'est un parti « contre les ouvriers » et en fin de compte un parti conservateur et réac- tionnaire, c'est un peu comme si l'on brisait une idole ; on sent une réaction hostile et une sorte d'isolement. Il y a aussi la peur, même si elle n'est pas exprimée. A force de parler de dictature, on finit bien par semer un peu plus d'inquiétude qu'il n'en faut. Dire « ça va barder » accroche toujours un peu plus que de dire « il ne se passera rien ». Maintenant que tout ce premier acte de comédie est terminé, il semble que, ce sont ces impressions vagues qui subsistent. On se rend compte aussi de certains faits qui avaient échappé sur le moment : « A la direction, ils ont eu une sacrée trouille, et ce n'est pas encore calmé » < 76 TÉMOIGNAGES (ce sont presque d'ex-fonctionnaires, casés depuis la nationalisation). « As-tu remarqué que depuis quinze jours on n'a jamais été aussi tran. quilles ». C'est un vieil employé, qui part bientôt à la retraite, qui énonce quelques vérités : « De Gaulle, c'est les gros ; il ne se produira rien ; ils vont faire ce que la direction fait ici, du paternalisme ; les syndicats, ils se feront posséder sur leur terrain ; d'ailleurs ils finiront tous par marcher dans la combine ; même s'il y a des changements, tu retrouveras les mêmes ici à la direction, au syndicat. S'ils ont eu la frousse un moment, ils s'en sont remis et sauront bien garder leur place ». Mais le rythme d'intérêt pour les événements au jour le jour est rompu. On en parle bien encore, mais les sujets « de tous les jours >> prennent le pas. Les syndicats essaient de relancer des histoires de classi- fication. Ce mois-ci, des primes importantes tombent ; les départs en vacances commencent. Tout continue. En arrière plan ce qui reste des craintes entretient une certaine attention. Mais pour l'instant, ça s'est arrangé. Le fascisme, personne n'arrive à imaginer ce que ça peut être dans l'entreprise. Derrière de Gaulle, les patrons restent les nôtres bien sûr, ça ne fait pas de doute. Mais on verra bien en octobre. R. BERTHIER. LES ENSEIGNANTS ET LA DEFENSE DE LA REPUBLIQUE ! Le mardi 13 mai, dès l'annonce des événements d'Alger, le S.N.I. a donné l'ordre aux instituteurs d'être vigilants et de se tenir prêts. Par la suite, il ne cessera de clamer son attachement au gouvernement légal, quelles que soient les mesures prises par ce gouvernement. Et il ne lui reprochera qu'une chose : c'est d'avoir démissionné. Lundi 19 mai, conférence de presse du général de Gaulle. L'agitation est grande à l'école. Le plus sérieusement du monde, notre secrétaire syndical nous annonce que nous serons peut-être amenés à nous rendre à l'Hôtel de Ville pour « défendre physiquement la République ». Des moyens de transport ont été prévus. Nous lui répondons qu'il ne se passera rien à l'Hôtel de Ville, que nous voulons savoir pourquoi le S.N.I. n'a pas répondu à l'ordre de grève lancé pour l'après-midi par la C.G.T. Nous demandons qu'on fasse au moins une réunion du personnel de l'école. Après s'être fait beaucoup prier, il décide de faire cette réunion et court prendre des ordres au syndicat. A 16 h. 30 il est de retour et nous propose une motion : « Les instituteurs réunis tiennent à affirmer leur attachement indéfectible aux institutions républicaines, et au régime constitutionnel. Dans les heures graves que vit notre pays, il n'est pas de solution en dehors de la légalité républicaine et du gouver- nement légitime. Le régime de pouvoir personnel est contraire à cette légalité. La remise des pouvoirs de la République à un homme, aussi grand que soit son passé, serait incompatible avec les institutions ». Nous proposons une autre motion : « Les instituteurs réunis, devant la tournure prise par les événements : 1) intensification de la guerre d’Algérie ; 2) arrivée de Soustelle à Alger ; 3) formation d'un Comité de Salut Public pour toute l'Algérie ; 4) déclaration de Pflimlin justi- 77 SOCIALISME OU BARBARIE fiant les actes des chefs militaires d'Alger ; 5) conférence de presse du général de Gaulle ; 6) interdiction de toute contre-manifestation, consta- tent que le gouvernement utilise l'état d'urgence pour préparer l'arrivée légale de de Gaulle au pouvoir et informent leur organisation syndicale qu'ils sont prêts à recourir à la grève générale si de Gaulle prend le pouvoir, même légalement ». Plusieurs collègues sont d'accord avec nous, mais voteront contre parce qu'il faut faire l'unité et notre motion ne peut pas recueillir l'adhé. sion de tous. Nous n'avons que deux voix. Les communistes font approuver un amendement sur la nécessité de la grève au cas où la légalité répu- blicaine ne serait pas respectée. Les vacances de Pentecôte nous ont dispersés ensuite. Nous nous retrouvons le matin de la grève du 30 mai. Il n'y a pas eu de réunion locale, plusieurs le regrettent disant que cela aurait dû se faire automa- tiquement. Certains vont faire le tour des quelques écoles où l'on tra- vaille encore pour tâcher de persuader les collègues de faire grève au moins l'après-midi. C'est individuellement ue nous allons au meeting de l'après-midi à la Bourse du Travail. Bien avant 17 h. 30, les salles sont combles, la foule déborde dans la rue, 10 000 personnes peut-être... L'assemblée est nerveuse, prête à réagir, mais les opinions peu précises. Des enseignants pensent que la solution de Gaulle est la seule possible, mais que notre mouvement est nécessaire pour permettre à de Gaulle de mieux résister aux exigences des gens d'Alger ; d'autres parlent surtout des dangers que court la laïcité. Les communistes sont désireux de se montrer les meilleurs défenseurs de la République. Il y a des groupes d'amis de l'Ecole Emancipée, des sympathisants de l'U.G.S., partisans de l'action. Nombreux sont ceux qui pensent que l'arrivée de de Gaulle au pouvoir ne peut plus être évitée, mais l'opinion générale est que l'action peut empêcher l'instauration d'un « vrai fascisme ». « Le fascisme ne passera pas » est le mot d'ordre repris le plus souvent. Les discours se succèdent. Comme d'habitude, Ruff échauffe l'assemblée, c'est lui qui lance les phrases les plus radicales, qui est le plus longuement acclamé. Forestier et Lauré sont interrompus plusieurs fois. Lorsqu'ils prononcent la phrase désormais bien connue : « Nous sommes opposés à tout pouvoir per- sonnel d'un homme, aussi grand que soit son passé » et qu'ils enchaînent en faisant l'éloge du passé du général de Gaulle, leur voix est couverte par les cris de la salle : « A bas de Gaulle ! ». Forestier s'interrompt pour rappeler les assistants à l'ordre : « Nous devons donner l'exemple de la discipline, de Gaulle appartient à notre histoire nationale... » Mais la salle répond « De Gaulle au musée ». Chaque fois qu'il est question d'action, des clameurs montent : « Unité ! Unité ! », Lorsqu'on en vient à l’Algérie, les orateurs devien- nent prudents et vagues. Mais personne ne crie « Paix en Algérie » comme cela s'était produit lors du dernier meeting. A la fin du meeting, un groupe chante l’Internationale. Grande indignation des communistes qui parlent de provocation. C'est des < trotskards » disent-ils avec mépris. De l'autre côté de la salle on entonne la Marseillaise, mais personne ne la reprend. On se disperse. Des groupes discutent devant la Bourse. Quelques-uns se dirigent vers la place de la République en scandant : « De Gaulle au musée » et « Le fascisme ne passera pas ». Dès qu'ils se sont suffisamment éloignés de la Bourse, la police les charge avec ardeur, à coups de matraques et de pèlerines, il y a des blessés. 78 TÉMOIGNAGES Le lendemain, réunion syndicale du quartier. Un peu plus de monde que d'habitude. Ordre du jour : la situation et nos rapports avec les comités de vigilance du quartier. Nous exposons notre point de vue et le résumons dans une motion : « Les instituteurs réunis pensent que l'arrivée de de Gaulle au pou. voir est l'aboutissement d'une politique de capitulation et de collaboration de classes. En conséquence, ils estiment que le seul moyen de résister à la « fascisation » progressive du pays qui va s'ensuivre est de ne pas renouveler ces erreurs. Il faut donc : 1) défendre énergiquement et sans concessions nos conditions de vie et de travail ; 2) nous unir avec les autres travailleurs pour des actions larges et générales ; 3) nous préparer à l'action dès maintenant. Localement : a) Nous ferons des assemblées fréquentes et nous ferons de la propagande pour qu'elles soient largement fréquentées ; b) Nous prendrons contact avec les autres travailleurs pour préparer des actions unies et larges. Sur le plan national : conscients du danger de domestica- tion qui menace notre organisation, nous demandons à notre direction syndicale : 1) de ne faire aucune concession sur le plan revendicatif ; 2) de dénoncer rigoureusement toute mesure « fasciste » contre la liberté de parole et d'expression ; 3) de prendre nettement position sur la guerre d'Algérie, car c'est de là que vient tout le processus de fascisation que nous subissons. Nous pensons que seule une base vivante et combative permettra à notre organisation syndicale de résister victorieusement aux tentatives de domestication du gouvernement ». Immédiatement, les communistes présentent une autre motion : féli- citant le syndicat pour son action, demandant au gouvernement de ne pas capituler et de « régler le conflit algérien ». Renseignements pris, il ne s'agit même pas de la guerre d’Algérie, par « conflit algérien » ils enten- dent le coup de force des généraux. On nous reproche d'être des défaitistes (de Gaulle n'est pas encore au pouvoir !) et des diviseurs, car une prise de position sur la guerre d'Algé- rie empêcherait l'union de tous. La motion des communistes est adoptée. Suite de l'ordre du jour. Il est décidé d'envoyer des observateurs aux deux comités de vigilance du quartier. L'un est patronné par la C.G.T. et accepte tout le monde. L'autre réunit les différents partis politiques sauf le P.C.F. Le but du S.N.I. est de faire l'union des deux comités. On décide également de faire un bulletin de sous-section. Voilà un an que cette décision a été prise, jamais le bureau n'a daigné l'appliquer. Mais cette fois-ci l'appui des communistes permettra de prendre les pré- cautions indispensables. Le bulletin sera rédigé uniquement par le bureau, il n'est pas question d'y critiquer les positions de la direction syndicale. Il contiendra les positions officielles, pas autre chose. Le premier bulletin n'aura qu'un article : Pourquoi nous avons fait la grève ? On y lira donc ce qui a été répété sur tous les tons avant, pendant et après le 30 mai : « Il s'agit essentiellement d'un acte de civisme destiné à prouver l'atta- chement de tous les travailleurs de l'Education nationale au régime répu- blicain, aux institutions démocratiques, à leur libre fonctionnement, cet ensemble constituant les garanties essentielles des libertés fondamentales ». Que ces libertés sur le papier n'aient servi ni à arrêter la guerre d'Al. gérie, ni à empêcher les gouvernements précédents de mener une politique anti-ouvrière, de réduire l'enseignement à sa triste situation actuelle, que les députés républicains élus au suffrage universel aient accordé ensuite i 79 SOCIALISME OU BARBARIE leur confiance à de Gaulle, que le régime républicain se transforme lui. même en régime autoritaire, que le contenu de la République soit tout simplement un régime capitaliste où les travailleurs ne sont que des exécu- tants sans aucun pouvoir réel, tout cela n'est pas bon à dire, ce serait... du pessimisme sans doute ? Le S.N.I. préfère rester dans le domaine des principes abstraits République, républicain, constitution, etc. - et voit dans le succès de la grève du 30 mai la justification de son orientation passée et présente. Le succès de cette grève a été dû essentiellement au désir de la grande masse des enseignants de faire quelque chose pour s'opposer au processus de fascisation amorcé par le coup d’Alger, mais aussi, il faut le dire, aux illusions de cette même masse sur la capacité des organisations et partis « républicains » de mener une lutte effective sur ce terrain. Or, les illusions ne changeront pas les faits. De même que dans le passé le réformisme du S.N.I. et des autres syndicats (qui n'était même plus du vrai réformisme mais tout simplement une série de dérobades, de capitulations et de refus d'engager l'action) a permis la détérioration des conditions de travail et de vie des enseignants et des autres salariés, laissant constamment le champ libre à la politique gouvernementale qui a abouti à la situation actuelle, aujourd'hui la défense de principes républi. cains abstraits que la République elle-même renie et le refus pratique d'affronter les vrais problèmes Algérie, salaires, lutte concrète contre les mesures autoritaires ne ferait qu'immobiliser les travailleurs et favoriser ainsi la politique des partisans de l'Etat fort. UN INSTITUTEUR. LES ETUDIANTS DE LA SORBONNE ET LA CRISE Depuis des années, les étudiants de la Sorbonne (Lettres) se battent contre quelques groupuscules fascistes qui attaquent les vendeurs de la presse de gauche et sabotent, avec la protection de la police, les meetings et les manifestations anti-colonialistes. Et les organisations de gauche, sur- tout le P.C., se sont toujours servi de cette lutte pour enterrer les pro- blèmes fondamentaux, sous prétexte que les divergences devaient être oubliées au profit de l'union sacrée contre le fascisme. Ce fascisme dont on leur parlait tellement, les étudiants ont eu l'im- pression, pendant les jours qui suivirent le 13 mai, qu'il se dévoilait enfin et que la lutte serait cette fois décisive. Même ceux parmi les étudiants qui étaient conscients du fait que les organisations et leurs appendices étudiants ont toujours tout fait pour freiner les luttes que les étudiants essaient de mener depuis 55 contre la guerre d'Algérie ou pour utiliser ce potentiel de lutte dans leurs combinaisons parlementaires, même ceux-là pensaient que cette fois les organisations ne pourraient plus reculer. Ils. disaient en conséquence que le devoir des étudiants était d'obliger les organisations à prendre des positions de plus en plus radicales. Vendredi 16 mai, le Comité de Défense républicaine de la Faculté des Lettres (cartel d'organisations allant des étudiants M.R.P. au P.C.) fait distribuer un tract à la porte de la Sorbonne affirmant qu'il faut s'unir pour défendre la République, « quelle que soit (notre) opinion sur la solution à apporter au problème algérien ». Verbalement, un rendez-vous 80 TÉMOIGNAGES pour manifester l'après-midi même est répandu. Pendant ce temps nous nous mettons nous-mêmes en place et distribuons un tract dénonçant la « défense de la République » et les organisations qui propagent ce mythe, et invitant les étudiants à se constituer en Comités et à lutter pour ce qui les concerne vraiment : la fin de la guerre d'Algérie, le pouvoir des tra- vailleurs. Notre tract est lu par un des dirigeants de l'Union des Etudiants com- munistes à la Sorbonne qui rassemble les plus jeunes et les plus mystifiés de ses troupes, et les dirige sur nous aux cris de « provocateurs, flics ». On nous arrạche des mains quelques centaines de tracts, mais, mis à part ces quelques jeunes qui n'ont pas encore entendu parler du XXe Congrès, la majorité des étudiants communistes se refusent à cette besogne. D'ail. leurs les dirigeants eux-mêmes sentent qu'au moment où on parle tant d'unité, l'utilisation de la violence contre une minorité risque d'effarou. cher les socialistes, les radicaux, les M.R.P., etc. Malgré tout la plupart des étudiants nous désapprouvent : « Au moment où les fascistes organi. sent la prise du pouvoir, vous distribuez un tract de division ; seule notre union peut nous sauver ». « Vous n'appelez pas à la manifestation de ce soir ; vous sabotez notre action ». « Vous mettez le fascisme et la Répu- blique sur le même plan, vous faites donc le jeu du fascisme ». L'avis de presque tous est qu'il suffit de les pousser pour que les organisations agissent : la manifestation prévue pour l'après-midi en est une preuve. Un stalinien pacifique nous demande de distribuer notre tract le len- demain, pour ne pas troubler la belle preuve d'unité que constitue l'appel du Comité de la Faculté des Lettres. Lorsque nous refusons et expliquons que nous dénonçons justement cette unité et le mot d'ordre de défense de la République qui l'accompagne, le stalinien nous supplie de baisser la voix et, se tournant vers les étudiants qui de plus en plus nombreux font cercle, leur dit qu'il s'agit d'une « conversation privée » qui ne les concerne pas. L'idée que les étudiants puissent se réunir et discuter eux-mêmes de leur sort terrorise les staliniens qui n'arrêtent pas d'essayer de disloquer les groupes qui se sont formés spontanément et rappellent qu'« il est interdit de tenir des réunions politiques dans la cour de la Sorbonne ». Au cours de l'après-midi nous apprenons que la manifestation qui ser: vait aux uns à nous traiter de diviseurs et de Aics, et à d'autres à réaffir- mer leur foi dans les organisations, est purement et simplement décom- mandée, en vertu de l'état d'urgence et par respect pour la légalité répu- blicaine. En compensation on nous offre pour ce mardi de la semaine suivante un meeting « strictement corporatif » de l’U.N.E.F. (syndicat étu. diant). Peu après un avis du doyen de la Faculté autorisant ce meeting est affiché sur les portes. A la suite de cette distribution nous prenons contact avec des cama. rades qui travaillent au sein de diverses organisations et partis de masses. Ils estiment que notre tract se situe à un niveau beaucoup trop théorique pour l'étudiant moyen qui ne comprend rien, disent-ils, à notre critique des organisations dites ouvrières. Pour ces camarades nous aurions dû insister exclusivement sur la nécessité d'une lutte décisive de l'ensemble des travailleurs contre le fascisme et la guerre d'Algérie. La critique des organisations viendra automatiquement quand les étudiants se seront aper- çus concrètement de leur passivité et de leur trahison. Quant à la forme d'organisation que nous proposons, le Comité autonome, il est utopique : les étudiants les plus combatifs ont encore confiance dans les organisa- tions, nous ne pouvons donc que suivre le courant, tout en appelant les étudiants radicaliser et à redresser les organisations « par la base ». 81 SOCIALISME OU BARBARIE Malgré nos divergences, ces camarades promettent de veiller sur notre sécurité à l'intérieur de la Faculté. Effectivement ils seront là chaque fois que les plus excités des staliniens chercheront à se défouler sur nous de l'inactivité où les tient leur parti, et arrêteront les bagarres après les pre- miers échanges de coups. Plusieurs étudiants ont été frappés par le fait que nous sommes les seuls à présenter une analyse cohérente de la situation en même temps que nous apportons une perspective claire d'organisation et de lutte. Nous nous regroupons donc immédiatement, écrivons et distribuons un second tract, au début de la seconde semaine de la crise. A côté de nous des étudiants distribuent un communiqué de l’U.N.E.F. annonçant que son meeting « strictement corporatif » est interdit : « L'U.N.E.F. a estimé qu'il n'était pas possible de passer outre à cette interdiction, en engageant une épreuve de force. Restez vigilants, conclut le communiqué, la défense des libertés syndicales républicaines et démocratiques exige qu'à tout ins- tant vous soyez prêts à répondre aux mots d'ordre de vos syndicats ». Notre second tract est beaucoup mieux reçu que le premier. Après les manifestations décommandées de vendredi et de mardi, le vote de l'état d'urgence et des pouvoirs spéciaux pour Salan, il ne vient plus à l'esprit de personne de nous accuser d’être des « diviseurs », ni d'accorder encore la même confiance aux organisations. Mais si on a cessé de faire confiance aux organisations, on ne voit pas ce qui peut être fait sans elles : « Si quelque chose vient, ce sera d'elles ». L'idée de comité est en partie accep- tée : mais on le conçoit toujours comme devant pousser les partis et entraîner les comités anti-fascistes et de défense républicaine en les dé bordant. La crise évolue très vite vers la solution de Gaulle, et ceux parmi les étudiants qu'une extension du mouvement du 13 mai à la métropole aurait tiré de leur apathie ou de leur suivisme, ne voient plus l'urgence d'une action. D'autre part, certains étudiants qui étaient prêts à faire quelque chose avec nous en dehors des organisations, estiment que la tâche dans la situation nouvelle créée par la venue au pouvoir de de Gaulle, c'est le « regroupement de la gauche », et participent ainsi à la rationalisation du système politique au sein de l'Etat fort, au même titre que le M.R.P. ou la S.F.I.O. Alors que de Gaulle est déjà virtuellement au pouvoir, la seule et unique manifestation étudiante de toute la crise, réunit environ 2000 per- sonnes dans la cour de la Sorbonne, sur appel d'un cartel de comités de défense républicaine. Seul à parler de la guerre d'Algérie, l'orateur de l'U.G.S. suscite en le faisant la consternation générale. Malgré cette petite scène de famille entre l’U.G.S. et le P.C., les étudiants réunis là sont ravis, chantent la Marseillaise avec enthousiasme, crient « le fascisme ne passera pas » et « Front populaire ». Beaucoup d'étudiants restent donc captifs des mystifications bureau- cratiques, tandis que l'énorme majorité se replie sur elle-même, refusant plus que jamais l'activité politique ou subissant l'idéologie de la classe dominante. Mais la crise du 13 mai a jeté une lumière extraordinairement crue sur la décomposition des organisations dites ouvrières et sur le rôle profondément réactionnaire qu'elles jouent dans la société d'exploitation. En vivant au jour le jour cette crise une minorité d'étudiants a fait une critique définitive des organisations et se pose aujourd'hui le problème de sa propre organisation dans la période qui vient. S. C. 82 TÉMOIGNAGES 1 LES REACTIONS OUVRIERES AU MANS Cet article à pour but de rappeler l'attitude et l'action des orga- nisations politiques et syndicales au Mans, au cours des deux semaines qui ont suivi le 13 mai. Je voudrais ensuite rapporter l'opinion et les réactions de camarades ouvriers non engagés, travaillant dans la plus grosse usine du Mans : Renault. skole Les réactions au coup de force d'Alger se sont affirmées le vendredi 16 mai seulement : l'Ascension avait gêné les contacts, et les organisa- tions attendaient les mots d'ordre. En fait, un seul problème se posait pour les « dirigeants de gauche » : former un comité de vigilance; une seule inconnue : l'attitude de la S.F.I.O., qui conditionnerait celle de F.0., des radicaux et éventuelle- ment, du M.R.P. et de la C.F.T.C. La S.F.1.0. était le seul objectif du P.C. L’U.G.S. décida de n'adhérer qu'à un comité unique. La F.E.N. (syndicats d'enseignants) dont l'action allait être importante, décida elle aussi de n'adhérer qu'à un comité unique, et forte de son indé- pendance politique, s'efforça de promouvoir cette union. Les tentatives se déroulèrent en deux temps, séparés par le congé de Pentecôte. 1. LES NEGOCIATIONS : LEUR ECHEC La C.G.T. et le P.C. ouvrirent le feu dans l'après-midi du 16 mai. Plusieurs dizaines de milliers de tracts, dit-on, avaient invité les tra- vailleurs et la population à un meeting qui devait réunir 600 à 800 participants. Les slogans de « vigilance », qui allaient servir de pensée et d'action pendant 15 jours, furent repris successivement par la C.G.T., I’U.J.C.F. et le P.C. Un seul incident notable : le secrétaire P.C. faisait un exposé de la situation politique, expliquant le vote communiste favorable à l'investiture Pflimlin. Comme il l'avait écrit dans le tract distribué quelques heures plus tôt, il affirmait que le P.C. veillerait à la défense des libertés, et s'opposerait à la prolongation du service militaire ; il parlait encore, quand on lui apprit le vote du P.C. pour l'état d'urgence. Après un recul, il annonça la nouvelle, s'efforçant de l'expliquer; il y eut un moment d'hésitation et de trouble parmi l'assem- blée des militants. Le discours fut applaudi; mais chacun s'en alla pressé : cette douche à chaud avait créé un malaise. Le soir : le P.C. tentait de constituer un comité unique. A ses appels élargis, avaient répondu la C.G.T., la F.E.N., l’U.G.S.. Ces deux dernières organisations expliquèrent leur position. Des paroles aigres furent échangées. L'U.G.S. fut prise à partie : elle rappela que le seul tract unitaire était celui des P.T.T., rédigé sur l'initiative d'un camarade U.G.S. de la C.F.T.C.; elle prétendait clarifier : le P.C. l'accusa de semer le désordre et la division. (Toutefois, le P.C. l'annexait dans son compte-rendu, paru dans la presse: « un meeting P.C. - C.G.T. - U.G.S. ».) Le lendemain, un enseignant apolitique, délégué à cette réunion, démis- sionna de son syndicat pour protester contre les manœuvres et les atermoiements de la F.E.N. devant une situation exceptionnelle : pour- quoi ne pas adhérer au premier comité qui se présentait ? 83 SOCIALISME OU BARBARIE avez-vous Samedi 17 mai : journée des espérances et des réalités. Comme prévu, deux comités ou plutôt deux regroupements étaient en train de se constituer. La F.E.N. prit la direction des opérations. a) une première réunion, suscitée par elle, groupait à 14 heures P.C., C.G.T., U.J.C.F., U.G.S.; 2 délégués de la C.F.T.C. « observaient »; ils se récusèrent pour toute signature ou action, affirmant qu'ils atten- daient des ordres de Paris, et qu'ils ne voulaient pas gêner les « négo- ciations menées sur le plan national. Manquaient au rendez-vous : S.F.I.O., Radicaux, M.R.P. et F.0. La réunion se limita à un dialogue tortueux, que l'on voulait rendre pathétique, entre le délégué du S.N.I. (instituteur, proche de la S.F.I.O.) qui affirmait ne rien pouvoir accepter, si l'unité n'était pas réalisée, et le secrétaire du P.C., qui voulait à tout prix faire quelque chose avec quelqu'un, donc avec les présents : les autres viendraient ensuite. Il interrogeait la F.E.N., l’U.G.S. : oui ou non, conscience du danger ? Oui ou non, voulez-vous faire quelque chose ? Et sans attendre, il déclarait que le P.C. travaillerait pour la défense de la République, où que ce soit, avec qui que ce soit, ajoutant qu'il signait « en blanc » quelque papier que ce soit, pour montrer sa totale bonne volonté. Le secrétaire de l’U.D.-C.G.T. était entièrement d'accord, et lui aussi voulait « travailler » et tout de suite. Après des paroles d'exaltation unitaire, il insinua, tournant le dos aux observateurs de la C.F.T.C., que les travailleurs jugeraient des bons et des méchants, et qu'après tout, si on ne voulait pas travailler avec eux, les gars de la C.G.T. se lanceraient seuls dans la lutte, et que c'etait déjà com. mencé (des délégués C.G.T. ont effectivement formé des . comités dans certaines entreprises : ceux-ci n'ont jamais eu d'action propre). Les enseignants ramenèrent la discussion à son début et à sa fin: le comité unique. On apprit qu'une réunion suscitée par la S.F.1.0. se tiendrait au même lieu quelques instants plus tard : 2 camarades furent chargés d'y assister, d'y parler dans le sens unitaire, et de faire le soir même à 21 heures un compte-rendu. b) La réunion appelée par la S.F.1.0. rassemblait : les Radicaux, M.R.P., F.0. et les 2 observateurs C.F.T.C. qui avaient participé à l'autre réunion. Les dirigeants S.F.1.0. affirmèrent explicitement qu'il ne saurait être question, en aucun cas, de comité avec le P.C. L'un d'eux expliqua qu'il ne fallait pas murer l'avenir : si de Gaulle prend le pouvoir et dissout le P.C., la S.F.I.O. sera la grande force de l'opposion et aura une belle carte à jouer. On se sépara ; des contacts seraient maintenus. c) A 21 heures, nouvelle réunion : F.E.N., P.C., C.G.T., U.J.C.F., U.G.S.. Le ton fut amer : le P.C. était nerveux, surtout que la dernière possibilité de se raccrocher officiellement aux républicains allait lui échapper. Pas un mot cependant contre la S.F.1.0.; mais toute ranceur contre les petits : U.G.S., S.N.I., C.F.T.C. Toute la journée on avait eu l'impression que le P.C. ne désirait qu'une chose : être violé par la S.F.1.0.; les petites organisations devaient provoquer la chose, il était assez grand pour s'arranger du reste.... Déjà, cependant, certains militants s'impatientaient; un professeur remarqua que serait la classe ouvrière, dans la rue, qui ferait obstacle au fascisme, s'il y avait lieu : c'était première fois que l'on parlait de la classe ouvrière en tant que telle. Même réaction à l'U.G.S. quelques jours après : pour ses membres, l'action unitaire était toujours l'objectif essentiel, mais les maneuvres des uns et des autres ne trompaient plus personne. La vraie question sa ce + 84 TÉMOIGNAGES était enfin posée : comment réagissaient les ouvriers ? Mal, disait-on. Ils sont dégoûtés, ils sont gaullistes, affirmaient certains. Que faire ? Que dire ? Répéter les slogans; ou bien analyser la situation. Un sym- pathisant intellectuel progressiste voulait que l'on cachât systéma- tiquement toutes les fautes passées des uns et des autres. Il approuvait pleinement un tract P.C.-U.J.C.F. énumérant les responsables de la guerre d'Algérie : « Soustelle · Morice Duchet - Sérigny · Borgeaud... >> Mais d'autres militants affirmaient que les ouvriers étaient las des refrains mensongers; que les mots d'ordre de débrayages n'avaient pas réussi (5 % Renault, 40 % Jeumont, sans perspectives). Finalement un tract fut rédigé, il analysait les responsabilités de la S.F.I.o. (politi- que algérienne, Suez, etc...) et du P.C. (pouvoirs spéciaux, autoritarisme par rapport aux revendications ouvrières), il appelait les travailleurs à s'organiser eux-mêmes, non pour défendre Pflimlin, 'mais pour pro- mouvoir la démocratie et le pouvoir des ouvriers. Ce tract fut distribué en très petit nombre. La semaine s'achevait dans la désillusion : on savait qu'il n'y aurait pas d'unité ni à Paris, ni ici. Ceux qui avaient cru le Front populaire près d'être réalisé, pleuraient sur la bêtise des hommes et des partis et songeaient aux vacances prochaines. Ceux qui avaient agi sans illusion, prétendaient qu'ils allaient continuer et avouaient tout bas que de Gaulle n'attendrait plus longtemps P.C. et S.F.I.O. Les autres disaient que « le fascisme ne passera pas » et que « l'on défendra la République ». 2. LES MANIFESTATIONS La démission de Pflimlin (mercredi 28), la perspective proche d'un gouvernement de Gaulle, ont précipité les décisions. Chacun s'est empressé de faire ce qu'il fallait. Un tract U.J.C.F. proclamait : « de Gaulle, c'est Franco ». Le 27 mai : journée de lutte de la C.G.T. Un tract C.G.T. (il y en eut presque chaque jour) expliquait longuement aux travailleurs de Renault : « L'armée au pouvoir avec De Gaulle, c'est la dictature de la grosse bourgeoisie sur la classe ouvrière »... «Avec ce nouvel Etat, même s'il porte encore le titre de République, il ne serait plus question pour les travailleurs de chez Renault de répartitions des bénéfices, car la nationalisation de la Régie serait vite remise en cause »... « La classe ouvrière doit montrer sa détermination de sauver la République et sa volonté que soit écrasé le complot »... « La C.G.T., tenant compte des situations particulières à l'entreprise »(la perspective de la prime exceptionnelle en juillet sans doute, qui poussait les ouvriers à refuser la grève), invitait « l'équipe du matin à assister à un meeting à 15 heures », tous les travailleurs à constituer « des comités de vigi- lance antifascistes » et à former des « délégations auprès des pouvoirs publics ». Un post-scriptum critiquait vivement « la décision de F.0. et de la C.F.T.C. d'organiser mercredi 29 seulement des actions dont la nature ne correspond pas d'ailleurs à la gravité de la situation.» « Les travailleurs ne manqueront pas de juger sévèrement ces diri. geants pour n'avoir pas répondu aux propositions de la C.G.T.. Les travailleurs ne se laisseront pas diviser par des attitudes aussi regret- tables et aussi peu conformes aux nécessités de la défense républicaine. Ils demeureront unis et agissants face à l'agression des comploteurs. » 85 SOCIALISME OU BARBARIE a) Le lendemain 28 mai, un meeting était organisé où prirent la parole C.G.T., U.J.C.F., P.C., précédés par un militant de l'U.G.S. et par un membre de la S.F.I.O. (ceci mérite une explication : ce dernier, une notabilité sarthaise, socialiste en rupture de ban, est utilisé réguliè- rement par le P.C. pour propager ses mots d'ordre unitaires; de son côté, le personnage n'oublie pas ses « amis » S.F.1.0. : il a réussi ce soir-là à faire acclamer, par une salle communiste aux 4/5, le nom de Pineau, pour sa présence de la Nation à la République). 2.500 à 3 000 personnes : discours violents et exaltants des orateurs du P.C. sur les thèmes suivants : de Gaulle, c'est la dictature, c'est l'asservissement des ouvriers. La preuve : sa parenté noble, ses liaisons avec la haute finance, son projet (1951) de suppression des comités d'entreprise. Rien sur la politique passée, rien ou presque sur la guerre d'Algérie. Seule possibilité pour arrêter le fascisme : l'union des travailleurs socialistes et communistes. Les discours incendiaires retombèrent sur le seul mot d'ordre : « Vigilance ». L'assemblée se séparait, il était 23 h 30, quand un militant C.F.T.C.-U.G.S. s'approcha de la tribune, discuta quelques instants, puis proposa d'aller à la préfecture. Il y eut un moment d'agi- tation, des voix crièrent : « A la préfecture ». Bientôt le secrétaire P.C. s'empara du micro, enjoignit aux assistants de ne pas suivre les provocateurs et finalement s'écria : « Service d'ordre, emmenez ce pro- vocateur ». Il expliqua ensuite que la manifestation autorisée par le préfet devait se dérouler dans le calme. La discussion fut rude à la sortie, entre les militants U.G.S. et quelques communistes attardés; ceux-ci regrettaient, mais se justifiaient : « Ils avaient une responsabilité », disaient-ils. Certains militants criti- quaient amèrement le « dirigisme » du P.C., son manque de confiance dans la classe ouvrière, sa volonté d'empêcher la libre expression de chacun. b) Jeudi 29 mai, réunion F.E.N. pour préparer la grève prévue pour le lendemain. Le secrétaire rappelle les efforts de la Fédération en vue de former un comité unique. Le S.N.I. invite ses adhérents à un meeting et à une manifestation le lendemain, ajoutant « la gravité de la situation, le peu de temps, nous interdisent de vous donner aujourd'hui plus de précisions » !!! c) Vendredi 30 mai, la grève des enseignants. Elle est suivie par les instituteurs dans une proportion supérieure à l'habitude : 90 % lycée de garçons, 50 % ; au collège technique, 80 %. Dans ces deux établissements, des adhérents mous d'habitude, mais qui suivaient, ont travaillé, prétendant que « de Gaulle » n'égalait pas « fascisme », qu'il fallait voir, et que l'action venait trop tard. Le S.G.E.N. (C.F.T.C.) a fait grève : le S.N.I. n'a pas voulu d'action commune, malgré l'avis favorable de l'enseignement secondaire : la situation « exceptionnelle » ne faisait pas oublier la querelle essentielle. Instituteurs et professeurs se réunirent l'après-midi. 700 présents écoutèrent des orateurs qui rappelèrent les tares et l'incapacité de la république qui se mourait, les responsabilités de chacun dans la tâche de construire l'avenir. A 18 h 30 manifestation dans les principales artères du Mans à laquelle étaient conviés les enseignants. Cette manifestation était la réplique du défilé de la Nation à la République, organisée par S.F.1.0.- M.R.P., Radicaux, qui avaient distribué de nombreux tracts. Ce que voyant, le P.C. invita ses adhérents à une manifestation aux mêmes lieux, à la même heure (on a su que des contacts avaient eu lieu la veille, au 86 TÉMOIGNAGES où la S.F.I.O. avait accepté cette perspective : n'avait-elle pas avoué à la F.E.N. qu'elle était incapable de rassembler un nombre « convenable » de sympathisants ?) La manifestation réunit à peu près 10 000 personnes. Les dirigeants S.F.I.0. affectaient de ne pas voir les communistes qui « collaient » à leurs basques ; les slogans criés par la foulé : « Le fascisme ne passera pas ! » « A bas de Gaulle », « Dronne au poteau », « Chapalain (sénateur-maire gaulliste) au poteau ». On chantait la Marseil- laise et l'Internationale. On hurlait en passant devant le « Maine Libre » (journal local du groupe « Parisien Libéré »). Avec tout cela, pas mal de rires, de discussions; du recul par rapport à l'événement même que l'on créait. Beaucoup de petits bourgeois, de ruraux venus parfois de loin; assez peu d'ouvriers (snectacle bien différent de celui du 25 octobre 1957 qui avait réuni 6 à 8 000 ouvriers à la maison sociale). La foule se dispersa; beaucoup ils le disaient avaient l'im- pression d'avoir enterré dignement et convenablement la IVe République. D'autres expliquaient que les socialistes avaient voulu se réserver une belle campagne électorale. Tout le monde était fatigué. Je voudrais maintenant rapporter l'essentiel de plusieurs conver- sations que j'ai eues avec des camarades de la R.N.U.R., avec l'un d'eux surtout; il est régleur, lit Tribune Ouvrière depuis plus d'un an, s'est constamment montré d'accord avec ce journal ouvrier qu'il fait lire à une trentaine d'ouvriers. Il était d'accord avec le dernier tract T.O. sauf en ce qui concerne de Gaulle et l'Algérie. Il s'efforce, m'a-t-il dit, d’être auprès de moi l'interprète des ouvriers. Quelle est l'opinion des ouvriers ? Les ouvșiers ont refusé de suivre les partis de gauche et leurs syndicats. Pour les 8 500 ouvriers (1 800 syndiqués) de l'usine, 5% en moyenne ont suivi les mots d'ordre de débrayage lancés par la C.G.T. La majorité est pour de Gaulle, parce qu'ils sont dégoûtés par la politique de ces douze dernières années. Et de Gaulle, qu'en pensent-ils ? Eh bien ! des copains qui lisaient T.O. et qui étaient d'accord, sont allés coller des affiches gaullistes. Ils en ont assez de votre répu- blique. De Gaulle au moins, il sait ce qu'il veut, et il le fait. Tu com. prends, c'était de Gaulle ou le Front Populaire. Le Front Populaire, les Communistes ? Tous ces gens qui disent « non » aujourd'hui, et qui obligeraient tout le monde à dire « oui », s'ils y étaient eux ! Ils sont contre un général en France; mais n'y a-t-il pas des maré- chaux au gouvernement en URSS ? Et puis, la Hongrie, tu crois qu'on l'a oubliée ? Et de la Droite, n'as-tu pas des craintes ? De Gaulle ce n'est pas Massu. Je te l'avais dit, qu'il saurait les faire taire. As-tu vu ses premiers actes en Algérie : il a engueulé Massu, il a fait taire les comitards. Et qui aurait pu réaliser cette fraternisation franco-musulmane ? Je te l'ai dit : les ouvriers veulent que la France reste en Algérie. De Gaulle, il a dit ce qu'il veut, et il le fera; il prendra les moyens. Il y a du travail à faire; et d'abord payer les travailleurs algériens. Mais il le fera, et alors on pourra 'voir clair. D'ailleurs, son gouvernement n'est pas un gouvernement de droite; les gars criaient parce qu'il avait gardé Mollet; je leur ai expliqué que c'était pour ne pas se laisser embarquer par la droite. 87 . SOCIALISME OU BARBARIE avance Que pensent les ouvriers et les syndicats de l'avenir avec de Gaulle ? Les syndicats, ils attendent, la C.G.T. refuse : il lui était diffi- cile de faire autrement. Mais la C.F.T.C., qui est la plus active depuis 2 ans, pourrait bien gagner encore, après son aux élections du comité d'entreprise. J'ai discuté avec un délégué C.G.T. Lui non plus, il ne comprend pas, et il pense que si de Gaulle continue comme ça... Mon camarade ajoute : Ce sera comme pour les accords Renault. Non d'abord; et puis ils suivront ». Les ouvriers ne se font pas d'illusions. Ils savent que de Gaulle, ce ne sera pas le socialisme, et qu'ils ne s'occuperont pas tout seuls de leurs propres affaires. Mais où est le vrai socialisme ? Qu'est-ce que les autres ont fait, ou proposé ? L'association Capital-Travail ? Les ouvriers en ont entendu parler depuis longtemps, et ils sont méfiants. Mais enfin, ils sauront à quoi s'en tenir ! Quelques-uns se souviennent du programme du C.N.R. Ce serait un grand pas en avant. Les ouvriers sont dans l'expectative; ils attendent. Les options principales exprimées dans cette conversation m'ont été confirmées par plusieurs camarades ouvriers. Elles expliquent l'attitude des ouvriers de Renault pendant les événements récents. Les points d'interrogation sont : de Gaulle et l'Algérie2 ? De Gaulle et l'action ouvrière ? Ces ouvriers savent que de Gaulle, ce n'est pas le pouvoir ouvrier. Mais ils pensent qu'un arbitre qui a la force vaut mieux qu'une bande de rats qui mangent le fromage par l'intérieur. B. 1 LA GRANDE MANIFESTATION DU 28 MAI 1958 Nous avons participé à la manifestation du mercredi 28 mai organisée par les partis « républicains ». Du point de vue manifestation de masse c'était formidable. En effet des mouvements de ce genre on n'en voit pas tous les jours ou tout au moins il s'en produit un tous les vingt ans. Mais c'était hélas de par son caractère, d'un platonisme exagéré, et pour cause... Les partis et les organisations syndicales ne voulaient pas aller plus loin que ce qu'ils s'étaient fixé : la défense de la République un point c'est tout. Pour s'apercevoir du frein employé par ces partis et par leur service d'ordre, il faut se reporter à la fin du défilé, c'est-à-dire à la place de la République. Plusieurs choses se sont passées à différents endroits de cette place. Ce qui va suivre en décrit une. Rue du Temple : un groupe de manifestants se dirige dans cette rue, mais à cent mètres : cordon de flics. Les gars s'arrêtent et se retournent vers la grande place pour appeler d'autres camarades en renfort et essayer de franchir le mur de C.R.S. Ce groupe avait vraiment envie de se battre et de faire quelque chose de positif, de marquant et, de ce fait, donner à 88 TÉMOIGNAGES cette manifestation un autre caractère. Mais il y eut parmi les manifes- tants et le service d'ordre des partis de gauche un remous terrible. Une chaîne humaine s'est formée, organisée par les militants de gauche entre les flics et les gars qui voulaient aller à la bagarre. « Ne faites pas ça camarade ». « Vous allez au massacre ». « Ce n'était pas notre mot d'ordre ». « Nous défendons la République ». « Dans le calme et la dignité ». « Le fascime ne passera pas ». « Pas de provocation », etc... Ces derniers mots d'ordre sont sortis de la bouche d'un maire communiste qui s'est débattu comme un rat pris au piège pour empêcher les gars d'aller plus loin. Plusieurs responsables syndicaux ont pris la parole pour appeler les manifestants à rester calmes. « Dispersez-vous camarades ». « Restons vigi. lants ». « Nous avons atteint notre objectif ». « Le fascisme ne passera pas ». Visiblement les gars n'étaient pas contents. « La République on s'en fout ». « Les partis de gauche ont depuis 13 années fait le jeu de la droite, les organisations syndicales pour garder tout un tas de privilèges nous bernent et nous mentent depuis autant de temps. C'en est assez. Nous avons droit à nos libertés. Nous voulons nous défendre nous-mêmes et vivre dignement ». Tout ceci a duré un peu plus d'une demi-heure. Des discussions, par. fois violentes, ont eu lieu entre responsables de partis et travailleurs. Il faut, dans le caractère de cet incident, retenir deux choses : 1° « Pas de provocation » ou bien « Ne jouez pas aux provocateurs » (paroles de responsables syndicaux ou autres dirigeants de partis). Mais de qui se moque-t-on ? Nous travailleurs, des provocateurs ? Et les milliers de flics, gendarmes, C.R.S. qui fermaient toutes les rues, bou- levards et avenues de la place de la République, que sont-ils ? Les défen. seurs de la République sans doute ? Les partis de gauche nous ont bernés une fois de plus. N'oublions pas Nantes et Saint-Nazaire : ce sont bien les C.R.S. qui ont chargé et tué les travailleurs qui luttaient pour de meilleures condi. tions de travail. D'ailleurs ce n'est pas la peine de se reporter à ces deux villes mais seulement lorsqu'une grève éclate n'importe où, qui envoie- t-on pour contraindre par la force les ouvriers ? Encore les C.R.S. et l'on voudrait nous faire croire que ce sont des défenseurs de la République et des libertés. C'est vraiment n'avoir plus aucun sens de la dignité que d'affirmer de telles choses. 2° « Vous allez au massacre ». Encore une fois de qui se moque-t-on ? Avec 200 ou 250 000 manifes- tants nous allions au massacre ? Nous ne le pensons pas. Le petit nombre de gars qui était là (dans la rue du Temple) aurait automatiquement entraîné la masse des manifestants qui se trouvait encore sur la grande place. Mais il ne fallait pas aller plus loin. 200 ou 250 000 manifestants c'est trop, mais pour le dimanche 1er juin on envoie volontairement se faire massacrer une dizaine de milliers de travailleurs. Où se trouve le rapport de force ? Le parti communiste vou. lait faire son baroud d'honneur avec seulement quelques milliers de mili- tants. Le lundi matin, il y aurait eu de grands titres dans leurs journaux : « les martyrs du dimanche 1er juin pour la défense de la République ». Il faut bien se mettre quelque chose sous la dent... Heureusement il n'y a pas eu de victimes mais des heurts violents et des arrestations ont été effectuées. Et où est le résultat positif de tout cela ? $ 89 SOCIALISME OU BARBARIE Beaucoup de travailleurs sont écœurés, d'autres disent « maintenant on va bien .voir ». Mais c'est hélas tout vu. Il faudra encore se battre pour obtenir quoi que ce soit et peut-être maintenant encore plus difficilement. (Extrait de Tribune Ouvrière de juin 1958) A LA MANIFESTATION DU 28 MAI Au départ la préfecture avait demandé que l'on s'en tienne sur les pancartes à « Vive la République », à l'exclusion de tout autre mot d'ordre. Mais les différents services d'ordre se trouvèrent assez rapide- ment dans l'impossibilité de faire respecter la consigne et tout le bou. levard Voltaire retentit bientôt de « Front populaire ! » « Les Paras à l'usine ! », Paix en Algérie ! », se couvrant plus ou moins les uns les autres et voisinant avec des lambeaux de « Marseillaise » et d'« Inter- nationale ». Vers 20 heures, trois heures après le commencement du défilé, des groupes compacts stationnent aux abords de la place de la Répu- blique. Pour aller plus avant je rejoins le cortège et me mêle au groupe des militants de l’U.G.S. Là, mêmes pancartes qu'ailleurs mais l'on insiste sur les slogans les plus « à gauche » de la journée et de temps en temps l'on chante le poing levé le refrain de l' « Inter » (que nous ne connaissions pas plus avant, notre chant de lutte est d'ailleurs assez confondant). A un moment donné deux ou trois gars (trotskystes «en fraction » ?) scandent : « Dé-sar-mons les Pa-ras ! » et les voisins cor. rigent ausitôt : « Dé-sar-mez les Pa-ras ! » Çà et là quelques U.G.S. membres du service d'ordre ont sans doute un peu gênés pudique- ment et habilement rabattu sous le rouge, le bleu et le blanc de leur brassard tricolore. Nous laissons sur la droite la caserne de Gardes Mobiles et arrivons à l'entrée du boulevard Magenta. C'est le dernier tournant : un cordon de jeunes militants se tenant par la main barre la grande artère où l'on aperçoit, à quatre cents mètres, plusieurs cars de police placés en travers et de nombreux C.R.S. Tel un disque rayé, un bureaucrate répète sur ton excédé : « Disloquez-vous camarades ! Rentrez chez vous ! » D'autres ramassent systématiquement les pancartes et les dressent contre une devanture de boutique. Après le « dernier tournant », une majorité gagne le Métro, d'autres restent, « pour voir ». Par-ci, par-là l'on discute, mais sans animation. Plus loin, même scénario : une chaîne humaine barre l'accès de la rue du Temple. Derrière elle, à quelques centaines de mètres, les C.R.S. On est plus nerveux ici : de brèves bagarres ont tout à l'heure éclaté entre flics et jeunes manifestants ayant débordé le service d'ordre. Tout près un groupe assez important écoute quelque chose. Je m'approche : deux ou trois membres des syndicats indépendants s'en- gueulent plus ou moins avec un petit bureaucrate. La « discussion » se situe à un niveau très bas, le type des S.I. reprochant au stal de vouloir «imposer ses idées à tout le monde » en échange de quoi il écope d'extraits entiers de l'« Huma ». Je saisis alors au bond une nouvelle citation du gars du P.C. : « Mais enfin quel sens ça peut-il avoir de défendre une République qui vote 80 milliards supplémentaires un 90 TÉMOIGNAGES pour la guerre d'Algérie et officialise les 27 mois de service militaire ? » L'autre m'assène un nouvel extrait de Courtade ou de. Stil, les « syn. diqués indépendants », se sentant hors du coup, la bouclent, je réplique et le groupe se resserre autour de nous, intéressé. Ce sont des ouvriers ou de petits employés probablement influencés par le P.C. : ils restent silencieux, n'interviennent ni dans un sens ni dans l'autre, mais écoutent. On continue comme ça quatre ou cinq minutes et chaque fois que la tête de mon partenaire s'éclaire je comprends qu'il vient tout à coup de se rappeler deux ou trois fragments de Wurmser. Enfin quelqu'un bouge dans l'auditoire : « Mais toi, qu'est-ce que tu préconises ? » « Les conseils ouvriers ! » je réponds. < Bravo, voilà » (J'ai de la chance: c'est quelqu'un qui a toujours suivi les minorités. Du coup, çà fait diversion en ma faveur, les auditeurs tendent l'oreille, on enfin sortir des classiques). Alors le bureaucrate gonfle la voix : « D'abord, est-ce que tu es syndiqué ? Non ? Bon, je ne discute pas avec toi. » Je lui fais observer « qu'il n'y a que quatre mille syndiqués chez Renault » et sur ces entrefaites arrive un responsable du service d'ordre qui vient de s'apercevoir que quelque chose d'insolite se passe : « Pas de groupes, camarades ! Vous devez vous disperser ! » Ce que nous faisons, d'autres stals s'étant approchés. va A. G. * * Si la foule a été si nombreuse, c'est que la manifestation n'a pas été interdite, que par conséquent, en s'y rendant, on ne courait pas le risque de se heurter aux forces de police. Il y avait aussi le sentiment réconfortant que la gauche tout entière y serait, qu'elle reconstituerait son unité, grâce à la bienveillance des autorités encore en place. Pour beaucoup, une majorité sans doute, il y a eu une vague décep- tion quand, arrivés place de la République, il fallut rentrer chez soi : la dispersion après avoir éprouvé cette force d'être ensemble innombrables. Ce soir là, ne pouvait-on pas dépasser la place de la République ? S., ouvrier tailleur. 91 Documents TRACT DIFFUSE LE 27 MAI PAR LE GROUPE « POUVOIR OUVRIER» La mascarade qui durait depuis quinze jours est finie. Les palabres ministérielles, les carrousels des partis, l'hommage unanime voté par l'Assemblée, communistes compris, à « l'Armée et à ses chefs », toute la farce parlementaire à laquelle les travailleurs ont assisté, tantôt ironi- ques, tantôt exaspérés, s'achève sur le drame : la rébellion des colons et des militaristes d'Alger s'étend à la France. De ce drame, ce seront les travailleurs qui auront encore à payer les frais. Leur premier intérêt, leur premier devoir, c'est d'essayer de voir clair dans la situation, par delà les discours trompeurs des ministres, des généraux et des partis. QUE VEULENT LES COLONS ET LES « COMITES DE SALUT PUBLIC » D'ALGER ? Les colons et les généraux d'Alger veulent imposer l'intensification de la guerre d'Algérie. C'est pour eux le seul moyen de maintenir leurs privilèges monstrueux et leur domination sur le peuple algérien qui n'en veut pas. La guerre dure depuis quatre ans et engouffre chaque année des centaines de milliards. Pour l'intensifier, il faut encore plus d'argent et encore plus d'hommes. La guerre exige maintenant qu'on réduise encore plus le niveau de vie des salariés et qu'on prolonge le service militaire. Pour appliquer cette politique, il faut supprimer toute opposition à la guerre, empêcher que l'opinion publique soit informée, interdire les grèves. En un mot, pour mener la guerre à outrance, les colons d'Alger veulent imposer en France un « gouvernement fort », c'est-à-dire une dictature. Pendant les quinze jours de son gouvernement, Pflimlin a tout fait pour donner satisfaction aux rebelles : nouveaux crédits militaires, prolongation du service à 27 mois, octroi au gouvernement de pouvoirs dictatoriaux par « l'état d'urgence », vote de pouvoirs spéciaux pour l’Algérie, etc. Socialistes et communistes se sont joyeusement associés à toutes ces mesures réactionnaires. Mais devant la rébellion, Pflimlin n'avait et n'a aucune force réelle, et ses actes l'ont constamment montré. Les pouvoirs dictatoriaux qu'il s'est fait voter pour « défendre la République », il ne les a utilisés que pour interdire réunions et manifestations de ceux qui s'opposent à la dictature. A part cela, il a investi le rebelle Salan de tous les pouvoirs en Algérie, il a laissé filer Soustelle, il a constamment cédé devant les colons. Il a ainsi étalé son impuissance devant tous, et fait comprendre aux rebelles qu'il suffit de 150 parachutistes pour conquérir un dépar- tement. 92 DOCUMENTS Enhardie par la faiblesse évidente du gouvernement, par l'absence de toute réaction réelle de la part des organisations « ouvrières », partis et, syndicats,' la rébellion s'est emparée de la Corse et se prépare à mettre le pied en France même. Y aura-t-il un coup de force à Paris même, ou bien Pflimlin, « pour éviter l'effusion de sang », s'en ira-t-il « volontairement » devant de Gaulle, après lui avoir fait le lit ? On ne peut le prédire, mais une chose est certaine : la rébellion n'est pas dis. posée à transiger, elle tentera d'aller jusqu'au bout, c'est-à-dire de s'em- parer du pouvoir dans tout le pays et d'imposer la dictature de de Gaulle. Jusqu'ici le maître véritable de la France, le grand patronat, était resté dans l'expectative. Il se demandait si la venue de de Gaulle au pouvoir ne risquait pas de provoquer un conflit violent, qu'il aurait pré- féré éviter. La lâcheté rampante des chefs socialistes et communistes, l'absence de réaction spontanée des masses travailleuses l'ont rassuré. Désormais, de Gaulle a le feu vert du côté du grand patronat. 1 CE QUE SIGNIFIERA LE POUVOIR DE DE GAULLE L'indifférence ou des illusions sur de Gaulle existent dans tous les milieux. Après tout, se disent les gens, tout plutôt que la pagaïe actuelle. De Gaulle mettra de l'ordre. L'ordre que mettra de Gaulle, c'est l'ordre du patronat et l'ordre de la guerre. Si le patronat se tourne aujourd'hui vers de Gaulle, c'est parce qu'il est le seul capable de rassembler tous les éléments fascisants et partisans d'un « pouvoir fort ». C'est parce que, dans l'incohérence, la pourriture et la décomposition du régime parlementaire bourgeois, seul un tel pouvoir peut gouverner efficacement pour le patronat. Cela veut dire : intensifier la guerre d'Algérie, faire payer les classes travailleuses, les ligober afin qu'elles ne puissent se défendre. L'ordre de de Gaulle signifiera que les patrons seront encore plus patrons et les ouvriers encore plus ouvriers, les généraux encore plus généraux et les soldats encore plus soldats. Des gens se font aussi des illusions en pensant que de Gaulle mettra fin à la guerre d'Algérie. Mais de Gaulle ne possède aucun truc magique pour mettre fin à la guerre. Les illusions relatives à la « fraternisation » d'Alger se dissipent déjà, lorsqu'on voit que les musulmans qui ont accepté de participer au Comité de salut public d'Alger sont moins nombreux que ceux qui collaboraient déjà avec le maire d'Alger. Et même dans le cas improbable où de Gaulle négocierait un compromis avec le F.L.N., les travailleurs de France auraient été au préalable ligotés et ils le resteraient. Le patronat essaierait alors, par une exploitation accrue, de récupérer sur leur dos aussi bien la perte de l’Algérie que le gâchis énorme créé par quatre années de guerre. LES PARTIS « OUVRIERS » ASSOCIES A LA POLITIQUE DE GUERRE Depuis 1956, les partis « ouvriers » ont été, directement ou indirec- tement, les piliers indispensables de la politique de guerre. C'est le gou- vernement du « socialiste » Mollet qui a rappelé les disponibles pour intensifier la guerre, qui a organisé la répression en Algérie avec Massu, qui a commencé à s'attaquer au niveau de vie des travailleurs. 93 SOCIALISME OU BARBARIE C'est le parti « communiste » qui a voté les pouvoirs spéciaux en 1956 à Mollet, comme hier encore à Pflimlin, qui s'est opposé aux mani. festations spontanées des rappelés et des ouvriers contre la guerre au printemps 1956, qui s'est constamment refusé à prendre position active- ment contre la guerre, pour l'indépendance du peuple algérien, pour la défense du niveau de vie des salariés. Aujourd'hui, socialistes et communistes s'associent aux radicaux, aux M.R.P., aux indépendants en votant toutes les mesures réactionnaires du gouvernement. Sous prétexte de « défendre la République », ils con- tinuent à escamoter les vrais problèmes qui se posent : La défense du niveau de vie des travailleurs. La fin de la guerre d'Algérie. Personne ne parle de ces problèmes, qui préoccupent avant tout les travailleurs , apparemment cela n'intéresse pas les partis « ouvriers ». Tout ce qu'ils peuvent faire, c'est de lancer des appels pleurnichards à la « vigilance » demandant aux ouvriers de se « tenir prêts » à défendre la République. QU'EST-CE QUE LA REPUBLIQUE POUR LES OUVRIERS ? Mais il faut être aveugle pour ne pas voir que les ouvriers ne se mobilisent pas pour « défendre la République ». Pourquoi ? Les ouvriers sont, bien entendu, contre la dictature, car ils savent qu'elle apportera une aggravation de leurs conditions de vie et de travail. Mais l'expérience qu'ils ont faite depuis 14 ans de la République capitaliste ne les incite nullement à se faire tuer pour la défendre. Ils ont vu cette République envoyer les C.R.S. tuer leurs camarades à Nantes parce qu'ils demandaient quelques francs d'augmentation. Ils l'ont vue jeter des milliers de milliards, pris sur leur pouvoir d'achat, dans les gouffres des guerres d'Indochine et d’Algérie. Ils ont vu la majorité qu'ils ont envoyée en janvier 1956 au Parlement et qui promettait l'arrêt de la guerre en Algérie, tourner casaque du jour au lendemain et intensifier la guerre. Lorsque socialistes et communistes appellent les travailleurs à défen- dre les « droits et les libertés » octroyés par la République, les tra- vailleurs ont plutôt tendance à ricaner. Car ce sont les socialistes et les communistes qui ont supprimé ce qui pouvait en rester, de ces droits et de ces libertés, en votant des pouvoirs dictatoriaux à Pflimlin, que demain de Gaulle utilisera. La vraie force de de Gaulle, pour l'instant, ce ne sont ni les bandes fascistes ni les généraux ; c'est la pourriture du régime, dont tout le monde a conscience. Personne en France n'a envie de lever le petit doigt pour défendre ce régime-là, le régime des combines et des tortures, des Laniel et des Lacoste. Les partis « ouvriers » font en réalité le jeu de de Gaulle et démoralisent les gens, lorsqu'ils essaient de les persuader que la seule alternative est entre cette République-là et une dictature de Gaulle. Car les travailleurs savent qu'entre Pflimlin et de Gaulle il n'y a qu'une différence de degré, et que leur politique est essentielle ment la même : une politique de guerre et d'exploitation. 94 DOCUMENTS IL Y A UN AUTRE POUVOIR QUE CELUI DES PATRONS ET DES PARTIS Il y a pourtant une autre politique, radicalement opposée à celle de Pflimlin, à celles de de Gaulle, de Mollet et de Thorez, et qui expri. merait les intérêts des travailleurs et recueillerait l'adhésion de la grande majorité de la population. Une politique qui supprimerait l'exploitation capitaliste, confieraït la gestion totale des entreprises aux salariés, orien. terait la production vers la satisfaction des besoins de la population et non vers la guerre, ferait des organismes démocratiques des travailleurs les seuls organes de pouvoir. Une politique qui donnerait tout le pou- voir et tous les droits aux travailleurs, et supprimerait le pouvoir et les droits du patronat, de ses généraux, de ses hauts fonctionnaires, de ses politiciens. Cette politique, ce ne sont pas les partis dits « ouvriers » actuels, P.C.. et S.F.I.O., qui vont la proposer. Bien nichés dans le fromage par. lementaire, ils n'en parlent jamais. Une telle politique ne peut être imposée que par l'action et l'orga- nisation des travailleurs eux-mêmes. Elle ne pourra être réalisée que lorsque, dans toutes les entreprises et tous les secteurs, les ouvriers, les employés, les petits fonctionnaires, les étudiants s'organiseront eux- mêmes ; lorsqu'ils constitueront leurs Conseils, formés par les délégués de chaque atelier et de chaque bureau, démocratiquement élus et révoca- bles tout instant ; lorsque ces Conseils, fédérés à l'échelle nationale, montreront qu'ils représentent la grande majorité de la nation, l'im. mense pouvoir des travailleurs, et qu'ils sont capables d'imposer les inté- rêts des travailleurs, tels que ceux-ci les jugent et les définissent eux- mêmes, comme but suprême de toute politique. Aussi longtemps que les travailleurs ne s'organiseront pas pour imposer leur solution la société ne fera que se balancer entre la Répu. blique pourrie et la dictature, sans pouvoir sortir de sa crise. LES TRAVAILLEURS PEUVENT LUTTER CONTRE CE QU'ON LEUR PREPARE Mais actuellement les travailleurs sont plongés dans le désarroi. Ils comprennent qu'on leur prépare une exploitation plus lourde, un asservissement complet. Mais ils ne voient pas comment s'organiser et lutter. Ils ne suivent pas, dans leur majorité, les consignes des organi. sations actuelles politiques et syndicales, parce que 13 ans d'expérience leur ont montré que celles-ci ne défendent pas leurs intérêts et parce qu'actuellement ces organisations ne leur proposent rien d'autre que la « défense de la République ». Pourtant la force des travailleurs est immense. Une grève générale pourrait balayer aussi bien Pflimlin que de Gaulle. Et pour s'organiser et lutter, les ouvriers n'ont pas besoin d'attendre les consignes des orga- nisations actuelles, consignes qui ne viendront pas. Les grandes grèves de l'été 1953 ont été déclenchées par les travailleurs du secteur public sans mot d'ordre des syndicats. En 1955, à Nantes et à Saint-Nazaire, les tra- vailleurs ont mené leur lutte en laissant de côté les organisations syndi- cales. En juillet 1957, ce sont les employés de banque qui ont fait la grève et les syndicats qui ne se sont démenés que pour la trahir. La seule riposte efficace contre la politique de guerre, l'exploitation et la dictature, ce ne sont ni les « pétitions », ni la « vigilance », ni l'al- 95 SOCIALISME OU BARBARIE liance de Thorez-Mollet avec Pleven et Pinay. C'est la lutte réelle des tra- vailleurs par leur arme décisive : la grève. Sur les objectifs de cette lutte, il ne peut y avoir aujourd'hui aucune hésitation : La paix immédiate en Algérie, par la reconnaissance de l'indépen- dance du peuple algérien, La défense des conditions de vie et de travail, la revalorisation intégrale du pouvoir d'achat des salariés, La défense des droits et des libertés des travailleurs, de leur droit de se réunir, de manifester, de publier des journaux, de faire la grève. La lutte réelle pour ces objectifs est capable de souder dans l'unani- mité les classes travailleuses. Les camarades qui refusent de signer des pétitions pour défendre le fromage des députés, marcheront avec enthou- siasme s'il s'agit d'une lutte réelle et efficace pour la défense de leurs véritables intérêts. Mais cette lutte, il est évident que ni les partis ni les syndicats ne l'organiseront. Il faut donc qu'elle soit préparée par les travailleurs eux- mêmes. Pour cela il n'y a qu'un seul moyen : Il faut que dans chaque atelier, chaque bureau, chaque entreprise, les camarades les plus décidés prennent l'initiative de constituer des Comités de lutte ouvrière pour la paix immédiate en Algérie, pour la défense des salaires et des libertés des travailleurs. - Il faut que ces Comités établissent des liaisons régulières entre eux, d'entreprise à entreprise, de localité à localité. Il faut que ces Comités appellent l'ensemble des travailleurs de leur entreprise à exprimer leurs idées, les objectifs pour lesquels ils veulent lutter, les moyens qu'ils considèrent comme les plus adéquats. Il ne s'agit plus de signer des pétitions, d'envoyer des délégations, ou ď « être prêt » comme les boy-scouts. Il s'agit de se préparer le plus tôt possible à une lutte réelle et efficace et d'associer à cette préparation l'en- semble des travailleurs. Seule une telle initiative peut sortir les travailleurs de leur désarroi actuel, leur permettre de dépasser leur morcellement, leur donner confiance en leur force infinie. Si quelques Comités de lutte décidés à agir efficacement se constituaient et s'adressaient aux autres travailleurs, la France serait couverte demain de Comités semblables. Ce texte a été rédigé et tiré par des camarades ouvriers, employés, étudiants et intellectuels qui se sont réunis pour définir leur position face aux événements et qui ont décidé de s'organiser en groupe pour le POUVOIR OUVRIER * * NUMÉRO SPÉCIAL DE TRIBUNE OUVRIÈRE DIFFUSÉ LE 19 MAI CHEZ RENAULT Depuis quatre ans, Tribune Ouvrière regroupe des camarades d'opi. nions différentes mais qui sont d'accord sur cette idée fondamentale : que la classe ouvrière ne pourra améliorer et modifier son sort que par sa propre lutte, en s'organisant de façon autonome. Aujourd'hui les événements posent à tous les ouvriers des problèmes graves. Depuis deux ans, la guerre d'Algérie a créé une détérioration importante du niveau de vie des salariés; mais ce qui se passe aujour- 96 DOCUMENTS d'hui à Alger et à Paris risque d'avoir des répercussions infiniment plus graves sur notre sort. Devant cette situation ,les camarades de Tribune Ouvrière et d'autres camarades qui n'y participent pas normalement se sont réunis pour confronter et clarifier leurs idées sur la situation et les moyens par lesquels les travailleurs pourraient lutter contre la détérioration de leur niveau de vie. Voici les idées sur lesquelles nous mis d'accord. nous sommes NI PFLIMLIN, NI DE GAULLE La rébellion des colons et des militaristes d'Alger avait deux objec- tifs : lº Imposer au gouvernement la poursuite et l'intensification de la guerre pour maintenir les privilèges monstrueux des colons et la domi. nation française sur le peuple algérien qui n'en veut pas; 2° Comme la guerre devient chaque jour plus impopulaire en France, comme il faut serrer encore plus la vis à la population tra- vailleuse pour financer des dépenses militaires toujours croissantes, comme il faut supprimer toute opposition à la guerre, pour eux il faut instaurer en France un gouvernement fort, capable d'imposer à la popu- lation la guerre à outrance. Quelle que soit l'évolution ultérieure, que Pflimlin reste ou que de Gaulle lui succède, il faut voir que dès maintenant la rébellion a réussi dans le fond, car elle a imposé ces deux objectifs. Pflimlin, qui avait fait avant son investiture de vagues allusions à des « pourparlers » pour terminer la guerre, s'est empressé de déclarer qu'il ne pouvait y avoir de paix en Algérie qu'après la victoire. Dès maintenant, il porte le service militaire à 27 mois, il augmente les dépen- ses de guerre de 80 milliards, il intensifie la fabrication et l'envoi de matériel militaire en Algérie. En même temps, il fait voter la loi sur « l'état d'urgence » qui supprime en réalité toutes les libertés et les droits démocratiques. Avec cette loi, le gouvernement peut désormais faire ce qu'il veut : mettre des individus en résidence forcée (en fait les déporter), interdire toute manifestation et toute réunion, instaurer la censure, interdire les grèves ,etc. Mais ce gouvernement qui soi. disant « défend la république » n'empêche pas Soustelle et Biaggi de filer à Alger pour prendre la tête de la rébellion; ni les colons, les militaristes et de Gaulle de se préparer activement pour instaurer une dictature pure et simple. Si demain de Gaulle succédait à Pflimlin, il ne ferait que pour- suivre et aggraver une politique pour laquelle Pflimlin a déjà entière- ment préparé le terrain : INTENSIFIER LA GUERRE FAIRE PAYER LA CLASSE OUVRIERE LA LIGOTER POUR QU'ELLE NE PUISSE PAS SE DEFENDRE. Les partis « ouvriers », socialiste et communiste, s'associent à cette opération : les socialistes participent au nouveau gouvernement; les com. munistes s'abstiennent lors de l'investiture de Pflimlin et lui votent la loi sur l'état d'urgence. Les syndicats marchent avec eux. Tout cela, sous le prétexte de « défendre la république». Sous ce prétexte, socia- listes et communistes escamotent complètement les deux vrais problè- mes : 97 SOCIALISME OU BARBARIE la nécessité immédiate de mettre fin à la guerre d'Algérie en reconnaissant l'indépendance dų peuple algérien; la nécessité de défendre le niveau de vie de la classe ouvrière, qui se détériorera aussi longtemps que la guerre continuera. Défendre la République... mais quelle République ? Celle qui, pour alimenter les guerres coloniales, réduit le niveau de vie des travailleurs ? Celle qui envoie les C.R.S. tuer les ouvriers de Nantes mais investit le rebelle Salan de tous les pouvoirs ? C'est précisément la République capitaliste française de 1958, sa pourriture et sa pagaïe qui a engendré le coup de force d'Alger et qui fait constamment proliférer les forces fascistes et réactionnaires en France. Aujourd'hui, de toute façon, la « défense de la République » est une sinistre farce. Les socialistes et les communistes associés aux partis bourgeois en ont supprimé l'essentiel en votant des pouvoirs dictatoriaux à un gouvernement réactionnaire pour continuer la guerre. Devant cette situation la classe ouvrière est dans le désarroi. Elle comprend qu'on veut préparer son asservissement complet et son exploi. tation accrue. Elle suit de moins en moins les organisations tradition- nelles, partis et syndicats, car l'expérience des douze dernières années lui a montré que ceux-ci ne défendent pas réellement ses intérêts. Elle n'a aucune envie de se mobiliser pour défendre un régime qu'elle juge pourri, ni approuver la politique des partis soi-disant ouvriers qui en sont devenus les auxiliaires. Si la classe ouvrière n'est nullement disposée à payer les frais d'une guerre criminelle et absurde, ni à laisser s'instaurer une dicta- ture, elle est plongée dans l'inquiétude car elle ne voit pas comment s'organiser et lutter. Pourtant la force de la classe ouvrière est immense et pourrait balayer aussi bien Pflimlin que de Gaulle. Il suffit de lire les journaux pour comprendre que la seule chose dont la bourgeoisie a peur actuellement c'est la mobilisation des masses ouvrières. Si pour organiser cette lutte les organisations traditionnelles sont carentes les ouvriers peuvent s'organiser eux-mêmes. A Nantes et à Saint-Nazaire, en 1955, comme encore récemment en Espagne, les ouvriers ont su déclen- cher leur lutte efficacement sans attendre les ordres des partis et des syndicats. La seule riposte efficace contre la politique de guerre et contre la dictature, ce ne sont pas les palabres au parlement, ni l'alliance avec des partis bourgeois; c'est la lutte des ouvriers. Cette lutte, les ouvriers peuvent l'organiser eux-mêmes, en constituant dans chaque atelier, dans chaque département des comités pour la paix en Algérie et pour la défense des salaires et des libertés ouvrières. Si ces comités se consti. tuent et se regroupent dans chaque entreprise et dans chaque région, la classe ouvrière prendra conscience de sa force et pourra déterminer elle-même, démocratiquement, les objectifs pour lesquels elle veut lutter et les moyens qu'elle veut utiliser. Dès maintenant, nous invitons les camarades qui se sentent proches de ces idées, à venir en discuter avec nous, en toute liberté, autour de Tribune Ouvrière. Un tel regroupement est une nécessité urgente, car seul il peut nous permettre de confronter et de clarifier notre expé- rience et nos idées et d'envisager, sur le plan de l'usine, les moyens d'action les plus efficaces en fonction de l'évolution de la situation. 98 DOCUMENTS TRACT PUBLIÉ LE 30 MAI PAR LES ORGANISATIONS REGROUPÉES DANS LE « COMITÉ D'ACTION RÉVOLUTIONNAIRE » LA MANIFESTATION OUVRIERE DU 28 MAI : UNE PREMIERE VICTOIRE : mais la bataille n'est pas encore gagnée. De Gaulle comptait sur la passivité des ouvriers. Des centaines de milliers de travailleurs ont dit NON A LA DICTATURE ! De grandes espoirs sont nés, mais ce n'est pas le Parlement, ce ne sont pas les députés qui peuvent faire barrage à de Gaulle et à la clique militaire. Les ouvriers exigent : le respect et l'extension de leurs libertés syn- dicales, de réunion, de presse, etc... la paix en Algérie le droit du peuple algérien à disposer de lui-même. Pour assurer la défaite de de Gaulle, les travailleurs ne doivent comp- ter que sur eux-mêmes. VIVE LA GREVE GENERALE ! Travailleurs ! Dans les entreprises, les syndicats, les quartiers, Organisez vous mêmes votre propre défense ! Formez des Comités d’Action révolutionnaire ou toute autre forme de regroupement ! Prenez contact entre vous, et avec le Comité d'Action révolutionnaire qui s'est formé avec la participation de plusieurs organisations révolu- tionnaires ouvrières dont : la Fédération anarchiste, le Comité de Liaison et d'Action pour la Démocratie ouvrière (C.L.A.D.O.), le Parti communiste internationaliste trotskyste, les G.A.A.R., les Jeunesses libertaires, le Groupe d'Etudiants révolutionnaires, les Groupes rive gauche des Jeunesses socialistes de la Seine, et des militants syndicalistes de toutes tendances. Le Comité d'Action Révolutionnairė 3, rue Terneaux, Paris (x1°) TRACT DIFFUSÉ LE 20 MARS PAR LES ETUDIANTS DE SOCIALISME OU BARBARIE NOUS NE POUVONS COMPTER QUE SUR NOUS-MEMES Vendredi dernier les partis de gauche et les organisations étudiantes nous appelaient à manifester dans le courant de l'après-midi « pour la destitution et l'inculpation immédiate de Massu et pour l'ouverture de poursụites contre les responsables du coup d'Etat ». Beaucoup d'étu- diants se demandaient pourquoi on ne réclamait pas aussi l'inculpation de Salan et s'étonnaient qu'on ait complètement escamoté le problème crucial de la guerre et de l'indépendance algérienne. Mais ils pensaient qu'il fallait profiter de l'occasion qui leur était offerte pour manifester leur volonté d'en finir à la fois avec la guerre d'Algérie et le clan Massu-Salan. Ils apprenaient, vendredi après-midi, que la manifestation était pure- ment et simplement décommandée. Pourquoi ? 99 SOCIALISME OU BARBARIE Parce qu'entre-temps les partis «de gauche » venaient de voter l'état d'urgence, c'est-à-dire d'accorder à un gouvernement bourgeois des pouvoirs dictatoriaux sous prétexte de défendre la République. Mais à l'heure où les appendices étudiants de ces partis sabotaient la mani. festation de vendredi par « respect de la légalité républicaine », cette légalité républicaine n'existait déjà plus au Quartier latin mis en état de siège par les policiers et les C.R.S. Les étudiants sont de plus en plus dégoûtés par les partis et les organisations étudiantes qui ne s'adressent à eux que pour leur dire de ne rien faire, de respecter la légalité républicaine et pour traiter de provocateurs les plus combatifs d'entre eux. Mais comme ils ne voient en dehors de ces organisations et partis aucun autre moyen de lutter, ces étudiants qui manifestaient il y a deux ans en masse contre la guerre d’Algérie glissent vers lapathie et le désespoir. Cet état de démoralisa- tion est aussi celui de l'ensemble des travailleurs : lorsque les dirigeants staliniens parlent de « puissante levée antifasciste » dans la classe ou- vrière, ils mentent et ils le savent. Pour sortir de cet état nous pensons que la première tâche est de voir clair. Et d'abord de comprendre ceci : que Pflimlin reste ou que de Gaulle lui succède, la rébellion des colons et des militaires est d'ores et déjà victorieuse. La rébellion avait deux objectifs : 1° Imposer au gouvernement la poursuite et l'intensification de la guerre pour maintenir les privilèges monstrueux des colons et la domi- nation française sur les Algériens; 2° Instaurer en France un gouvernement fort, capable d'imposer à la population une guerre de plus en plus impopulaire, de supprimer . toute opposition à cette guerre et de la financer en abaissant brutalement le niveau de vie des travailleurs. Grâce au gouvernement Pflimlin-Mollet ces deux objectifs sont au- jourd'hui atteints. Pflimlin, qui avait fait avant son investiture de vagues allusions à des pourparlers pour terminer la guerre, s'est empressé de déclarer qu'il ne pouvait y avoir de paix en Algérie qu'après la vic- toire. Il porte le service militaire à 27 mois, il augmente les dépenses de guerre de 80 milliards, il intensifie la fabrication et l'envoi de matériel de guerre en Algérie. En même temps il fait voter la loi sur l'état d'urgence qui supprime toutes les libertés et les droits démocra- tiques. Avec cette loi le gouvernement peut désormais faire ce qu'il veut : mettre les gens en résidence forcée (en fait les déporter), interdire toute manifestation et toute réunion, instaurer la censure, interdire les grèves. En s'associant à cette politique, les partis « ouvriers » se discré. ditent irrémédiablement. Les socialistes participent de nouveau au gou- vernement, les communistes s'abstiennent lors de l'investiture de Pflimlin et votent la loi sur l'état d'urgence. Nous, étudiants, nous ne pouvons nous associer ni à la politique de Pflimlin, qui voit dans la guerre à outrance contre le peuple algérien l'occasion de refaire l'unité nationale, ni à celle des partis de gauche qui voient dans la « défense de la République » le prétexte pour tourner le dos aux seuls problèmes qui nous intéressent. C'est-à-dire : 1° l'arrêt immédiat de la guerre d'Algérie et la reconnaissance de l'indépendance du peuple algérien; 2° l'instauration d'un régime capable de sortir la société française de la crise actuelle, d'un régime qui exprime le pouvoir démocratique de tous les travailleurs. 100 DOCUMENTS Pour en finir avec la guerre en Algérie, pour en finir avec la dic- tature bourgeoise de Pflimlin-Mollet aujourd'hui, de de Gaulle demain, nous étudiants, ne devons d'abord compter que sur nous- mêmes. Nous devons nous grouper immédiatement en comités étudiants autonomes totalement indépendants des partis politiques et exiger dès demain : L'ARRET IMMEDIAT DE LA GUERRE D'ALGERIE; L'INDEPENDANCE DU PEUPLE ALGERIEN. en Tout seuls nous ne pouvons rien. Mais nous ne sommes pas seuls. Les problèmes qui se posent à nous se posent aussi aux ouvriers : l’in. tensification de la guerre signifie pour eux une nouvelle baisse de leur niveau de vie ; l'état d'urgence signifie l'interdiction de leur seule arme défensive : la grève; la politique de « défense de la République » signifie que les partis « ouvriers » et les syndicats mettront tout ouvre pour empêcher le prolétariat de se défendre. Les comités que nous créerons devront entrer immédiatement en contact avec ceux parmi les ouvriers qui cherchent eux aussi de nou- velles formes de lutte pour riposter à la dictature, à la guerre, à la dégradation de leur niveau de vie. C'est seulement dans la mesure où nous réaliserons cette jonction que notre lutte a une chance de succès. Nous pensons que pour nous, étudiants, la seule lutte efficace est celle que nous mènerons nous-mêmes, en n'étant responsables de notre action que devant nous-mêmes. Nous vous appelons à vous organiser vous-mêmes, à ne rien attendre que de vous-mêmes, à vous constituer en comités démocratiques et à établir immédiatement des liaisons entre ces comités. Cet objectif n'a rien d'utopique. A Nantes en 1955, en Hongrie en 1956, pour ne citer que deux exemples, les ouvriers nt employé effec- tivement les formes de lutte que nous vous proposons. Sont profon- dément utopistes ceux qui croient que les organisations bureaucratiques peuvent mener une lutte quelconque, qu'elle ait pour objectif la fin de la guerre d'Algérie ou la fin du régime capitaliste lui-même. Les Etudiants de « Socialisme ou Barbarie » TRACT PUBLIÉ PAR UN GROUPE D'EMPLOYÉS LE 3 JUIN Au ours de la semaine passée, les partis et les syndicats ont lancé des appels pressants aux travailleurs « pour la défense de la République » : appels dispersés, tantôt un syndicat, tantôt un parti, un jour une profes- sion, un jour une autre, ou bien un appel à la grève, ou à « rester vigi. lants ». Aucun n'expliquait clairement pourquoi nous devions « nous battre »; au contraire, nous avions l'impression d'une grande confusion. et le sentiment qu'on nous demandait de lutter pour des choses qui ne nous concernaient pas. POURQUOI LES SYNDICATS ET LES PARTIS ONT-ILS FAIT APPEL AUX TRAVAILLEURS ? La lutte actuelle est une lutte pour le pouvoir : d'un côté, il y a les partis bourgeois traditionnels, y compris le parti socialiste, qui depuis quinze années se sont partagés tous les postes dans l'appareil d'état. 101 SOCIALISME OU BARBARIE de l'autre, il y a l'armée qui essaie de se poser en organe direct de pouvoir comme elle le fait en Algérie. Les événements d'Algérie sont nés de cette mise au service totale de l'appareil militaire au seul profit des colons et des patrons algériens. Mais en France, les deux forces essentielles restent le patronat d'un côté, et de l'autre les salariés. Le patronat ne s'intéresse qu'à sa propre situation : il est prêt à faire confiance à n'importe quel gouvernement pourvu que ses privilèges soient préservés et que les travailleurs puissent continuer à être exploités de la même manière. Les partis « en place » (M.R.P. et C.F.T.C., S.F.I.O. et F.O., radicaux) ne sont plus rien s'ils sont lâchés à la fois par les patrons, et par la police et l'armée. Jamais ils ne se sont sentis aussi faibles et les événements poli- tiques de la dernière semaine ont montré dans les faits cette faiblesse. Ils se sont trouvés tout d'un coup menacés d'être réduits à rien, de perdre tout et alors, ils ont appelé les travailleurs à se battre pour eux sous le couvert de la « défense de la République ». Le 28 mai, il s'agissait uniquement pour les partis et les syndicats de faire sauver « leurs places » au pouvoir par les travailleurs et rien d'autre. C'est pour cela que beaucoup d'entre nous ont senti que la lutte qu'on leur demandait leur était totalement étrangère et n'ont pas bougé. Le Parti Communiste nous a appelé aussi à « défendre la Républi- que » et le régime parlementaire. C'est même le seul à avoir l'air de pren- dre au sérieux cette défense qui pour lui est importante car il ne peut s'intégrer directement à un « régime de Gaulle ». De là, ce double jeu parlementaire : il dit « défendre les libertés » et vote l'état d'urgence (censure, réunions interdites, etc...) ; il dit « condamner la guerre d'Algé- rie » et vote les pleins pouvoirs pour la guerre à outrance ; il demande de « mettre les factieux hors la loi » et vote un « hommage à l'armée et à ses chefs »; il se prétend le « champion de la démocratie » et donne son vote à Pflimlin pour installer un régime fort. La C.G.T. prolonge cette action dans les entreprises : elle répète jus. qu'à épuisement qu'il faut « se tenir prêt » et « rester vigilants »; elle se borne à lancer quelques débrayages « contre le fascisme » pour la défense d'une république à laquelle personne ne s'intéresse plus. Tout cela n'a fait qu'accroître la confusion des travailleurs face aux événements. COMMENT S'ETONNER QUE LES TRAVAILLEURS SOIENT RESTES DANS LEUR GRANDE MAJORITE EN DEHORS DE LA LUTTE ? Les travailleurs s'intéressent d'abord à leur propre situation de tra- vailleurs. Quand les syndiqués d'une section C.G.T. déclarent au secrétaire qui les appelle à la manifestation du 28 mai : « ça ne nous intéresse pas, nous voulons bien faire la grève pour nos salaires, mais pas pour ça », ils expri. ment l'opinion de tous que, quel que soit le gouvernement qui sortira, ce ne sera pas un gouvernement pour eux ; même des militants n'ont pas suivi ce que leur demandait leur organisation. Nous savons bien tous qu'un gouvernement de « droite » ou une dic- tature ne nous apportera rien que du pire, on nous demandera de tra- vailler plus, d'être plus mal payés, et nous n'aurons plus le droit de nous défendre. Un certain nombre de travailleurs sont prêts à accepter la « solution de Gaulle » comme « arbitre » entre l'armée et les partis, comme un 102 DOCUMENTS « moindre mal ». Certains, écourés par toutes les organisations et les par- tis, l'acceptaient déjà il y a quinze jours en disant « il est nécessaire de mettre de l'ordre ». D'autres, par lassitude, ou pour calmer leurs inquié- tudes l'acceptent maintenant en disant : « Si ça peut éviter la guerre civile, il vaut mieux avoir de Gaulle ». Mais malgré tout, ils restent inquiets et ils partagent cette inquiétude avec tous les autres, tous ceux qui voient à travers de Gaulle la venue de l'armée au pouvoir avec tous les dangers que cela comporte pour tous les salariés. Car c'est eux qui, en fin de compte, feront les frais de la « solution de Gaulle ». Il est possible qu'il soit mis fin à la guerre d'Algérie, et que d'autres mesures soient prises, mais il y aura toujours la note à payer, c'est-à-dire faire supporter aux travailleurs les charges passées et présentes de la guerre, et en plus, peut-être, il y aura le poids de la crise mondiale actuelle. Ce n'est pas pour autant que nous sommes prêts à répondre aux mots d'ordre politiques quels qu'ils soient, qui escamotent toujours les problè. mes qui préoccupent les travailleurs : les salaires, les conditions de tra. vail. Personne ne parle plus de tout cela, tout le monde se cache derrière des phrases grandiloquentes, qui n'ont aucun sens. NOUS NE POUVONS COMPTER QUE SUR NOUS-MEMES Un certain nombre de travailleurs ont manifesté le 28 mai. Mais, parmi les 250 000 personnes qui ont défilé de la Nation à la République, il y avait au moins la moitié d'ouvriers ou d'employés qui n'étaient pas des « hommes de parti ou de syndicat » et qui étaient venus en travail- leurs, pour affirmer leur force de travailleurs, pour prendre conscience de leur force. Parce qu'ils sentaient aussi que des luttes se préparent où nous aurons besoin de toutes nos forces, où nous aurons à mettre tout de nous- mêmes. Les partis, les syndicats, les délégués préoccupés plus de la défense de leurs places ou de leur organisation, nous divisaient, conti- nuent à nous diviser et ne peuvent absolument rien faire pour nous aider à voir clair. Bien plus, il est possible que la solution de Gaulle apporte soit des transformations profondes de partis et syndicats, soit une inté. gration des syndicats dans l'Etat ; cela accroîtrait encore d'autant le désarroi des travailleurs qui s'accrochent encore, sans trop y croire, à ces organisations. Il devient clair que nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. C'est à nous seuls de prendre contact entre nous, sur le plan des entre- prises sans tenir compte des partis ou des syndicats pour voir quels sont nos seuls intérêts des travailleurs, les plus simples et les plus importants, ceux pour lesquels il n'est pas besoin d'un porte parole politique ou syn- dical et de voir ce que nous pouvons faire pour la défense de nos intérêts. Ils ne perdaient pas la tête les patrons qui écrivaient le 23 mai que « la crise politique prolonge la trêve sociale » (Vie Française 23-5-58). C'est à nous seuls qu'il appartient de montrer que nous ne sommes pas dupes et que les phrases creuses des partis ne nous font pas oublier que nous sommes des travailleurs qui luttons d'abord pour notre vie. Groupe d'employés des Assurances, de la Banque, de la Sécurité Sociale. 1 103