SOCIALISME OU BARBARIE Paraît tous les trois mois 42, rue René-Boulanger, PARIS-X Règlements au C.C.P. Paris 11 987-19 ou par chèque bancaire, à l'ordre de P. Rousseau Comité de Rédaction : Ph. GUILLAUME D. MOTHE F. LABORDE R. MAILLE Gérant : P. ROUSSEAU 300 F Le numéro Abonnement un an (4 numéros) Abonnement de soutien Abonnement étranger 1000 » 2 000 » 1 500 » Volumes déjà parus (I, nº 1-6, 608 pages ; II, nºs 7-12, 464 pages ; III, nºs 13-18, 472 pages) : 500 fr. le volume. IV, n° 19-24, 1112 pages : 1 000 fr. le volume. L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure Comment lutter ? (Déc. 57), brochure 100 francs 50 francs SOCIALISME OU BARBARIE La rationalisation se fait sur le dos des ouvriers Comment peut-on qualifier la situation actuelle en Europe et en France en particulier ? Tout simplement par un mé- lange de récession partielle et de rationalisation. Les licencie- ments de la Galileo à Florence, ceux de Fives-Lille et de Cail à Denain, la fermeture des puits dans le Borinage belge, pour ne citer que les noms dont les journaux ont fait leurs colonnes à la une, ont tous cette double origine. Ces phéno- mènes ont été évidemment amplifiés par l'ouverture du Mar- ché Commun, sans pour cela que l'on puisse, comme le font les staliniens, lui attribuer un rôle prédominant quelconque. Le Marché Commun en a pour quinze ans pour porter la totalité de ses effets et la première étape de mise en marche de cinq années ne prévoit que des modifications très limitées. Il n'en demeure pas moins vrai que les partenaires de cette « union » économique aiguisent dès aujourd'hui leurs armes en prévision des luttes de panier à crabes dont cette com- munauté est grosse. Mélange de récession et de rationalisation, disions-nous. Mais quel phénomène l'emporte dans ce mélange ? Fort pro- bablement la rationalisation, mais le véritable problème ne réside pas là. Toute l'histoire de capitalisme en effet prouve que les récessions ou même les crises s'accompagnent d'un mouvement à la fois de concentration des entreprises et de rationalisation (modernisation et amélioration des méthodes de travail). Il n'existe pas d'exemple de crises du capitalisme qui n'ait profité à quelqu'un et ce quelqu'un a toujours été les entreprises les plus puissantes et les plus fortes, ou à quelque chose, et ce quelque chose a toujours été la moder- nisation des techniques et des méthodes. 1 Cela signifie que toutes les analyses plus ou moins détail- lées qui sont faites en ce domaine sont purement et simple- ment oiseuses. L'Amérique vient de passer l'année dernière au travers d'une récession assez prononcée. Au bas du creux il y a eu près de 7 millions de chômeurs. Aujourd'hui on constate une reprise certaine des affaires. Pourtant il demeure 4 millions et demi de chômeurs. Pourquoi ? Parce que la crise a été « mise à profit > par les capitalistes pour concentrer encore plus l'industrie, « rationaliser », mécaniser et automa- tiser, en un mot pour faire plus de travail avec moins d'ou- vriers. On touche ici à un problème beaucoup plus général, réel. lement indépendant des fluctuations de la conjoncture éco- nomique, comme on dit, et qui ne trouve son explication réelle que dans l'existence du régime d'exploitation. L'économie capitaliste a des hauts et des bas. C'est indé- niable. Mais il est tout aussi indéniable que pour les ouvriers sauf des périodes extrêmement brèves d'équilibre, qui, par définition, ne peuvent qu'être exceptionnelles - il n'y a que des « bas ». Qu'est-ce que c'est que les « hauts » pour le capitalisme ? Les périodes de « boom » où la production est à son maximum, où il faut produire le plus possible et où plus l'on produit plus l'on gagne, car tout se vend et cher. Que se passe-t-il dans ce cas-là pour le prolétaire ? On a besoin de lui, et à cause de cela il est délivré de la hantise du chômage. Mais on a tellement besoin de lui qu'il ne travaille jamais assez. La semaine de 40 heures, devient 50, 54 ou 60 heures. Dans de telles périodes on trouve toujours un parti ou un syndicat pour déclarer qu'il « faut retrousser les manches », « tra- vailler d'abord, revendiquer ensuite » ou que « la grève est Parme des trusts ». Durant ces périodes aussi, le salaire au rendement, la hiérarchie des salaires, la promotion ouvrière, la multiplication des postes de cadres deviennent les piliers de la morale prévalente. En même temps l'embauche devient facile, on prend les jeunes comme les vieux et les tests de sélection et d'orientation professionnels ne sont plus que des formalités aimables. Il est vrai qu'en même temps s'instaure généralement une situation que l'on qualifie d'inflationniste et qui se caractérise par le fait que si l'on trouve facilement du travail ; il faut travailler de plus en plus pour consommer la même chose ou un peu plus. On rentre alors dans ce cercle infernal que les ouvriers connaissent bien. Travailler encore et toujours plus, s'essouffler à courir après « l'élévation du niveau de vie », au mieux acheter à crédit la maison, la télé ou la machine à laver, ...courir en un mot après le travail. C'est durant ces périodes que le capitalisme se découvre bonne conscience. Il est pour le plein emploi. Il prouve, statis- 2 tiques en main, que le niveau de vie de la classe ouvrière augmente. Tout le monde, à l'entendre, se qualifie, tout le monde est promu et d'ailleurs le développement du capita- lisme cela signifie le développement des classes moyennes, des « tertiaires » et le proletariat « automatisé » troque ses bleus pour des blouses. Alors, tous les imbéciles, tous les sociologues, tous les intellectuels de gauche applaudissent et approuvent. Ils décou- vrent que les prolétaires « n'ont plus de casquette ». Mais ils oublient que la « prospérité » se fabrique sur le dos des tra- vailleurs, sur la sueur des travailleurs, sur la vie des travail- leurs. Ils oublient qu'à la « belle époque » des 54 ou 60 heures les gars de Cail qui n'habitaient pas à Denain se levaient à 3 heures du matin pour être de retour à la maison à 9 heures du soir. Ils oublient que les heures supplémentaires c'est à proprement parler le pain moderne du travailleur et qu'alors, pour un ouvrier, le travail, le transport et le som- meil indispensables, représentent plus de 95 % de l'existence, Enfin ils oublient le travail lui-même, son abrutissement, sa monotonie, son absurdité, toutes choses que précisément on ne peut combattre, dans le cadre de l'exploitation, que par moins de travail, alors que ces périodes sont caractérisées par plus de travail. Et pourtant cela ne dure pas et bientôt cet enfer prend aux yeux des ouvriers une coloration de paradis. En effet, la conjoncture change et le « haut » devient un « bas ». La production stagne, la mévente s'instaure, la concurrence nationale et internationale s'aiguise. Alors tout change. Le travail trop rare devient trop abondant et 3 millions de chô- meurs américains c'est devenu ' « un volant normal de l'éco- nomie ». Pour les prolétaires, pour les travailleurs cela change aussi. D'abord il y en a trop pour la production. Ensuite et surtout on découvre tout à coup que tous ces gars ne foutent pas grand-chose, qu'ils sont en surnuméraire, que leurs fonc- tions ne sont pas indispensables, voire inutiles, qu'ils sont payés au-dessus de leur qualification et que d'ailleurs toutes ces qualifications c'est bien artificiel, que les vieux c'est usé, que l'on est trop souvent malade et que les malades et les vieux ça ne donne pas de rendement, enfin que l'assurance chômage c'est justement fait pour pouvoir foutre les gens à la porte. A ce changement d'optique correspond un changement de « morale », pour autant que la morale ait jamais eu quel- que rapport avec l'exploitation. A la place de « plein emploi », « promotion », « élévation du niveau de vie », les mots clefs deviennent « concentration », « rationalisation », « efficacité », « prix de revient ». 3 Mais qu'est-ce qu'il y a derrière les mots de cette nou- velle morale ? Prenons l'exemple concret de Denain, où nous avons été faire un bref voyage (1). Partons du niveau le plus haut de la hiérarchie sociale pour aboutir au plus bas. La situation à l'entreprise de Cail est celle-ci : 350 licenciés, 200 déclassés, puis « reclassement » éventuel des licenciés, soit à l'usine, soit à l'extérieur. Nouveau régime pour ceux qui restent. Voici quelques exemples : plusieurs ingénieurs déclassés ; un grand nombre de contremaîtres renvoyés à la produc- tion ; beaucoup de contremaîtres licenciés ; à certains on pro- pose de les reprendre comme ouvriers ; à des employés de bureau licenciés on propose de les reprendre... comme manoeuvres à la fonderie ; trois jeunes gens (de retour d'Algérie) d'origine ouvrière qui, après avoir obtenu leur C.A.P. de tourneur avaient fait des études de dessinateurs industriels, sont renvoyés du bureau de dessin au tour ; on propose à d'anciens P1, P2 ou même P3 d'être repris comme manoeuvres, à un jeune, père de 4 enfants, soudeur Pi, on propose une place de manoeuvre à l'atelier de déca- page ; les vieux manoeuvres, qui ont trente à trente-cinq ans de maison, sont purement et simplement licenciés ; on les dirige sur d'autres entreprises où personne ne veut d'eux. Pour les ouvriers qui restent, la situation et les conditions de travail se détériorent gravement. Aux laminoirs la semaine passe de 48 heures et plus à 40 heures, faites en 4 équipes au lieu de 3. Résultat : premièrement, les ouvriers arrivent à perdre de 30 à 50 % de leur salaire antérieur et, deuxième- ment, les nouveaux horaires introduits pour réaliser les qua- tre équipes imposent aux ouvriers une existence absurde et incohérente et souvent impossible pour ce qui est des trans- ports. Si nous nous sommes étendus sur ces exemples concrets c'est pour essayer d'en dégager la signification générale. Ce qui est « rationalisation » à un bout, pour les patrons, se traduit à l'autre bout, pour les ouvriers et les employés, par quelque chose de déraisonnable, d'incohérent et d'absurde. Mais il y a plus. La nouvelle morale de la rationalisa- tion se traduit dans les faits par le déclassement systématique (1) V. à la fin de ce numéro : Vingt-quatre heures à Denain, dans Extraits de la presse ouvrière. . < et par là même détruit les fondements de l'ancienne morale bourgeoise sur laquelle on avait vécu depuis la Libération. Et cette destruction va extrêmement loin. La bourgeoisie opposait aux pays de l'Est, aux démocra- ties populaires, l'élévation du niveau de vie, la stabilité et la progression des hiérarchies catégorielles et sociales, la liberté de choix des emplois, le maintien des avantages acquis. Maintenant, au nom de la nouvelle « rationalité », on jus- tifie le déclassement généralisé des emplois, la fluidité de la main-d'oeuvre et les transferts de population, la réduction brutale des divers niveaux de vie et l'écrasement des hiérar. chies autrefois sacro-saintes. Or, un tel changement d'orien- tation a des répercussions énormes. Tout le fonctionnement du crédit, qui avait pris en France une extension foudroyante après la guerre, reposait sur la certitude d'une élévation gra- duelle du niveau de vie, sur la stabilité et même l'accroisse- ment des hiérarchies, sur l'assurance des heures supplé- mentaires, sur le plein emploi, même au prix d'un certain sur-emploi. Toutes ces « valeurs » étaient justement celles du capitalisme occidental. Le cas du lamineur qualifié de chez Cail, non licencié, qui avait acheté une maison suivant les modalités du plan Courant et acquis une télé à crédit et qui a volontairement donné sa démission parce que la réduction des heures de travail aux laminoirs diminuait sa paye de près de 50 % et ne lui laissait plus pour vivre, une fois ses traites payées, que 700 F par quinzaine, est caractéristique. Connaissant bien la région, travailleur et débrouillard il compte trouver une place de manoeuvre dans les travaux saisonniers de printemps (de caractère industriel), comportant 50 ou 60 heures de travail, pour faire face à ses engagements antérieurs. C'est-à-dire, se déclasser professionnellement pour éviter de se déclasser socia- lement. Il est inutile de souligner que de telles solutions ne sont qu'individuelles. Dans la plupart des cas la dégradation profes- sionnelle se traduit par une dégradation sociale, par un véri- table « déclassement » qui sape les bases mêmes de la pré- tendue supériorité du capitalisme occidental. Dans le cas du Borinage belge, le contraste entre la « rationalité » capitaliste et la raison humaine est encore plus frappant. Ici, on condamne brutalement toute une région qui à des traditions industrielles, historiques, économiques et sociales qui remontent à plus d'un siècle et demi. Autant dire qu'un pays comme la Belgique, dans son ensemble, est un pays « irrationnel ». Il repose tout entier sur les charbon- nages et la sidérurgie. Or, le charbon belge est l'un des plus chers du monde, les puits y sont les plus profonds et les veines les plus étroites. Au point de vue de la « rationalité », la Bel- 5 gique elle-même est un non sens. Pourtant les exportations d'acier de l'Europe dans le reste du monde (en fait l'Europe est la seule zone exportatrice importante de ce produit de base) sont assurées pour les deux-tiers par l'Union belgo- luxembourgeoise. Où est dans ce cas la rationalité ? Certai. nement pas dans le calcul des prix de revient comparés des mines.belges, où le charbon se trouve à 1 300 m de profondeur, et des mines américaines à ciel ouvert qui ignorent même ce qu'est un mineur de fond. La rationalisation devient ici le comble de l'absurdité. On ne ferme plus une entreprise, on ferme une région entière et il n'est pas étonnant dans ces conditions que toute la popu- lation, y compris les ingénieurs et les commerçants, aient suivi dans leur mouvement les mineurs de fond qui ont spon- tanément engagé la lutte. Comment les ouvriers ont lutté Face à cette situation quelle a été la réaction des ouvriers ? En Italie, à Florence, les licenciements (environ 1 000 ouvriers et employés) de la Galileo ont donné lieu à des luttes assez vastes et amples, entraînant les secteurs périphé- riques de la population et étendant ses répercussions jus- qu'aux organismes administratifs municipaux. La hiérarchie catholique, elle-même, a cru bon de s'émouvoir. Pourtant le « reclassement » de tous ces ouvriers était pratiquement assuré. Seulement, comme, en fait, il s'agissait là aussi d'un déclassement (certains ouvriers se sont, vu pro- poser des travaux de terrassement dans la construction de routes) les salariés ont refusé purement et simplement d'accepter passivement cette solution. A cela s'ajoutait la situation particulière des travailleurs italiens. En Italie, en effet, vu le chômage chronique, chaque travailleur employé fait vivre deux ou trois de ses parents qui sont en chômage ou qui n'ont qu'un travail partiel ou saisonnier. Dans ces con- ditions, le déclassement c'est le plus souvent la destruction pure et simple du pénible équilibre familial auquel on était précédemment parvenu. A cette lumière tout s'explique, depuis l'acharnement des ouvriers jusqu'à l'émotion... de l'épiscopat. En Belgique les choses ont été beaucoup plus loin. Ce qui vient d'être dit plus haut l'explique aussi. Cependant, dans le cas du Borinage belge est intervenu un autre élément infiniment important : l'embryon d'une solution ouvrière. Non seulement les mineurs belges et leurs camarades d'autres corporations – ont engagé la lutte spontanément, non seulement ils ont conféré à cette lutte une détermination farouche en pertubant gravement la vie de la région (barrages de routes et de voies de chemin de fer, voire barricades), 6 mais encore, dans l'action, ils ont fait naître des formes élé- mentaires et temporaires d'organisation autonome des ouvriers, qui sont d'ailleurs les seules à avoir mené à bien toutes les actions tant soit peu efficaces. De ceci nous ne donnerons que deux exemples, tirés d'un reportage d'un journal socialiste de gauche belge, intitulé « La Gauche » (et qui d'ailleurs bavarde sur les nationali- sations comme « solution » à la crise, au même titre que tous les autres bureaucrates). Première scène : des gars dépavent la rue. La police inter- vient. Il n'y a pas de heurts violents. On se retire pour boire le coup. Voici ce que rapporte l'interviewer : « Chez qui sommes-nous ? Qui donc a donné la consigne de dépaver ? Le doyen de la petite assemblée nous explique ; « Les chefs on ne les voit pas ». Comme nous lui faisons remarquer que tout de même l'Action Commune a donné l'ordre de grève pour lundi, il nous rétorque : « Une grève comme celle-ci, ça se prépare. Il n'y a pas que l'arrêt de travail, il y a toutes les autres démonstrations du mécontentement ouvrier. Je me souviens : 1932, 1936... Alors, que voulez-vous, ce soir nous nous sommes réunis à quelques-uns : la tactique est simple, on travaille par petits groupes, il y a beaucoup de portes amies qui resteront ouvertes toute la nuit... alors les gen- darmes peuvent courir. » Comme nous lui demandons s'il exerce une quelconque fonction politique ou syndicale, le brave homme nous répond : « Mais non, je suis syndiqué sans plus... mais si tout le monde met la main un peu à la pâte, si chacun fait son petit travail dans son quartier, dans sa rue, alors Monsieur le journaliste, nous pouvons être les plus forts, n'est-ce pas ? » Le second exemple concerne les mineurs italiens, qui ont joué un grand rôle dans la grève. Notre journaliste « ouvrier » est introduit dans une réunion de mineurs ita- liens, « sorte de phalanstère » où une trentaine d'ouvriers discutent avec une animation « propre aux gens du sud ». Traduite en français, la décision prise par l'assemblée est la suivante : la lutte continuera pour la libération des grévistes arrêtés. A la fin de la réunion, nous conte ce journaliste, il demande si tout cela se déroule dans le cadre d'une organi- sation syndicale ou politique. La réponse est que ces mineurs sont affiliés aux deux centrales (solcialiste et chrétienne), mais qu'ils se regroupent spontanément à la base. « D'ailleurs, lui dit-on, s'il y a beaucoup de mineurs italiens à la C.S.C. (centrale chrétienne) c'est uniquement parce que cette organi- sation a constitué des services particuliers au bénéfice des italiens. » Cette situation que nous venons de décrire ne souffre qu'une seule et unique explication : toutes les actions réelles 7 cela ( sommes et efficaces ont été le fait de l'organisation élémentaire et autonome des ouvriers. Pour le reste, on sait d'ores et déjà que le parti socialiste belge et les syndicats ont noyé le mou- vement quasi insurrectionnel des mineurs et de leurs cama- rades dans le marais de la nationalisation. Et, en gros réussi (sauf que la nationalisation n'aura même pas lieu)... car les mineurs belges n'ont pas fait comme leurs camarades anglais ou français l'expérience depuis quelque quinze ans des beautés de la nationalisation. En fait il n'est même pas vrai que cela ait mordu, tout juste peut-on dire que la grève a été noyée. « France-Soir » du 25 février rapporte en effet que de nombreux mineurs du Borinage ont réagi à l'accord gouvernement-syndicats en disant : « Nous nous battus pour rien. » Le puits d'où était parti le mouvement a continué à faire grève deux jours après l'ordre de reprise des syndicats. Les raisons proprement politiques de cet échec sont évi- dentes : luttes sordides de tendances entre les socialistes ei les démocrates chrétiens au pouvoir. Mais ce n'est pas ici notre objet et l'on se reportera utilement à ce sujet à la lettre que nous envoie un de nos lecteurs belges. En France, plus particulièrement à Fives-Lille et Cail à Denain, le tableau des réactions ouvrières est tout différent. Disons tout de suite que les cris de victoire qu'ont poussé non seulement les staliniens mais l’U.G.S. et toute la gauche à la suite des réactions ouvrières et syndicales (et il est ici le plus souvent difficile de distinguer les unes des autres) sont tout à fait déplacés. La vérité c'est qu'il n'y a pas eu de luttes véritables face aux licenciements opérés à la suite de la fusion Fives-Cail. On n'a assisté qu'à un combat d'arrière- garde d'ouvriers acculés au mur et lâchés par leurs organisa- tions. Il était d'ailleurs difficile qu'il en soit autrement en France après le 13 mai et le 1er juin. Certes, à Fives, les ouvriers ont occupé l'usine, certes à Denain (ce qui n'a pas été dit) ils ont cassé la gueule an patron. Mais tout est rapidement rentré dans l « ordre ». Il n'y a eu aucune tentative sérieuse d'organisation, même des plus élémentaires, des ouvriers à la base, et c'est la raison pour laquelle il n'y a eu aucune action réellement efficace. On a fait confiance pleine et entière aux syndicats et les syndicats n'ont évidemment rien fait, car sous la V° Répu- blique les syndicats c'est encore bien moins que sous la IV“, Il faut dire, à la décharge des ouvriers, que le tournant vers la rationalisation en France est à la fois neuf, incom- préhensible et inattendu. Les ouvriers que nous avons inter- rogés n'arrivaient pas à croire que ce qui leur arrivait était vrai, durable et sérieux. C'était un peu pour- eux un acci- dent. 1 8 Il faut aussi dire, à la décharge des ouvriers, qu'ils s'étaient battus dans cette région avec une détermination farouche en 1953 et qu'au moment le plus élevé de leur lutte la C.G.T. leur avait donné l'ordre de reprise du travail. Dans un sens ils ne s'en sont jamais relevés et chez Cail où, avant 53, on comptait 80 % des ouvriers de l'usine syndiqués à la C.G.T., aujourd'hui il n'y en a plus que 30 %, les autres s'étant retirés purement et simplement de l'activité syndicale. . Une véritable riposte est-elle possible ? Face à cette situation, quelle peut être la réponse ouvrière ? Par quels moyens et pour quels objectifs engager la lutte ? En dépit de leur manque total de préparation pour une lutte de ce genre, l'essentiel de cette réponse se trouve déjà dans les actions déclenchées spontanément par les travailleurs. Les mineurs du Borinage, les métallos de Denain, les ouvriers des chantiers navals de Malte, les tra- vailleurs de Florence, tous refusent, purement et simplement, les licenciements. Il ne veulent pas l'aumône d'une quel- conque allocation de chômage, ils refusent de devenir des mendiants hors de la production alors que c'est grâce à eux que cette production a augmenté dans les années précédentes, alors que dans l'appareil productif qu'ils ont aidé à dévelop- per d'autres ouvriers devraient continuer à travailler en fai- sant des semaines de 48 heures et davantage. Qu'est-ce que cela signifie ? Qu'ils n'acceptent plus la fable que les crises et le chômage sont une fatalité ; ils estiment qu'il n'y a pas de fatalité et qu'une société hautement industrialisée, possédant les moyens techniques actuels, doit être au moins capable de fournir aux gens des conditions « normales » de vie, donc du travail. Par là même ils refusent de faire les frais de la « réorganisation » capitaliste, car ils estiment que, les capitalistes dirigeant les affaires, c'est à eux de se débrouiller pour que ces affaires marchent sans que les condi. tions de vie des ouvriers soient aggravées. Les luttes actuelles des ouvriers ne visent plus, comme cela avait été souvent le cas lors des crises économiques de l'avant-guerre, à augmen- ter les allocations de chômage ou, simplement, à obtenir des secours, elles visent à empêcher ce chômage lui-même. Cette exigence se situe donc à un niveau plus élevé. Et les tra- vailleurs ont parfaitement raison. Aussi, toute organisation ouvrière digne de ce nom ne peut que reprendre cette reven- dication des ouvriers et les aider dans leur lutte. Cette lutte a deux aspects : elle vise à la fois à mainte- nir l'emploi, par le refus pur et simple des licenciements, et à diminuer les heures de travail pour le même salaire. L'un ou l'autre de ces aspects peut dominer selon les cas. Par 9 1 exemple : dans le cadre d'une entreprise, s'il s'agit de licen- ciements partiels, le refus des licenciements peut être accom- pagné de la proposition de réduire les heures de travail, de partager le travail qui existe entre tous, avec le même salaire. S'il s'agit d'une fermeture de l'entreprise, on doit exiger un reclassement simultané, avec les mêmes conditions de travail, de qualification professionnelle, de salaire, de logement (sans exclure que, dans certaines conditions locales, le maintien de l'entreprise puisse être exigé). Reclassement simultané, cela peut signifier concrètement refuser une fermeture com- plète, exiger l'étalement des licenciements et la réembauche, au fur et à mesure, des licenciés. La même position peut être valable pour toute une région, comme dans le cas du Borinage. L'élément fondamental d'une telle lutte c'est l'appel à la solidarité des travailleurs, de la même entreprise, de la même ville, de la même région, sans distinction de caté- gories professionnelles. Il s'agit donc d'informer la popula. tion travailleuse de chaque situation d'entreprise ou locale, de montrer aux travailleurs non touchés par les licenciements en quoi leurs intérêts sont solidaires de ceux des licenciés, ce que, comme le prouve le Borinage, ils sont tout à fait prêts à comprendre. Et il s'agit de traduire cette solida- rité en actes : de la grève dans l'entreprise à la grève géné- rale de toute une région, de l'occupation de l'usine, aux manifestations de rue, à l'interruption de toute la vie écono- mique d'une ville ou d'une région, la solidarité et l'action ouvrières peuvent montrer leur puissance, leur détermina- tion et faire reculer le patronat. Il s'agit aussi de formuler des objectifs clairs, de poser des conditions précises au patronat ou au gouvernement : réduction des heures de travail à tel niveau, avec le même salaire, calendrier de réembauche, indemnités de reclassc- ment (au cas d'un transfert de localité), etc. Il s'agit encore, et c'est cela la condition même de toute chance de succès, de ne pas cesser la lutte quand les négo- ciations s'engagent, mais au contraire de l'intensifier alors par tous les moyens. Des négociations sous la pression des ouvriers en grève et dans la rue sont toute autre chose que des parlottes se terminant par des vagues promesses, comme l'a bien montré le mouvemennt de Nantes en 1955. La lutte ne peut donc cesser qu'après avoir obtenu l'accord formel des patrons et du Gouvernement et un commencement d'appli. cation, sous réserve de recommencer immédiatement à la moindre infraction du patronat à cet accord. Au cours des négociations, la position des travailleurs ne peut être que la suivante, la seule qui fait leur force : poser leurs conditions et déclarer nettement que les conséquences 10 de ces conditions pour l'économie capitaliste cela ne regarde que les capitalistes. Les travailleurs n'ont pas à donner des conseils aux patrons sur la façon de diriger leurs affaires, ils n'ont pas à proposer des mesures pour une « meilleure gestion de l'entreprise » ou de « l'économie »; cela est une absurdité, car la « meilleure gestion » pour les capitalistes est celle qui permet de renforcer l'exploitation des ouvriers, et les mesures de « réorganisation » qui provoquent les licen- ciements font partie justement de cette « meilleure gestion ». Donc, tout ce que proposeront les ouvriers pour protéger leurs conditions de vie et de travail ira forcément, dans 99 % des cas, contre cette « meilleure gestion » et ne sera accepté par les capitalistes que sous la menace, par la force. Pour les ouvriers, la seule « bonne gestion » ce serait leur propre gestion des entreprises. La lutte autour des licenciements pourrait per: mettre à beaucoup de travailleurs de se rendre compte de cette nécessité. Il est vrai que la gestion ouvrière n'apparaît pas actuellement aux travailleurs comme un objectif réa- lisable. Dans ces conditions, seule la position « nous ne vou- lons pas de licenciements, débrouillez-vous ! » peut donner de la force aux actions ouvrières. Mais imposer de telles mesures, mener une lutte de ce genre, cela nécessite une organisation, une conception d'ensem. ble de la façon de lutter. Nous avons vu que les travailleurs tendent d'eux-mêmes à agir dans ce sens, mais il apparaît aussi, comme le prouvent les récents mouvements, que la spon- tanéité ne suffit pas. L'action ouvrière est canalisée par les centrales syndicales et progressivement réduite à un mou. vement symbolique. La bureaucratie syndicale s'emploie immédiatement à faire cesser le mouvement contre de vagues promesses gouvernementales, qui ne sont que des promesses. Les syndicats substituent l' « action » légaliste, les démarches auprès de Messieurs les Ministres, les conférences avec des soi-disant techniciens, à l'action et la vigilance des ouvriers, à l'immobilisation de l'économie par la grève ; la ferme détermination des ouvriers nous ne voulons pas de licen- ciements, arrangez-vous ! est remplacée au sommet par des considérations larmoyantes sur la situation difficile de l'économie nationale, les « besoins du pays », et sur ce qui pourrait être fait « si nous avions un bon Gouvernement » (celui du parti qui prédomine dans le syndicat). Il est démontré une fois de plus que les centrales syndi- cales actuelles sont incapables d'organiser et de mener à la victoire de tels mouvements. L'organisation des mouvements par les ouvriers eux-mêmes, apparaît donc comme la condi- tion essentielle de l'efficacité et du succès. Comités de grève ou d'action élus par des assemblées d'atelier, de bureau, d'équipe, de puits assemblées de délégués de ces comités 11 et élection d'un conseil central de grève ou d'action, seul désigné pour mener les discussions avec le patronat et le Gouvernement révocabilité des délégués à tout instant par les assemblées qui les ont élus décisions importantes sou- mises à la discussion et au vote de la base telles sont les lignes générales d'une organisation du mouvement par les travailleurs eux-mêmes, seule capable d'assurer leur partici- pation maximum, et donc l'efficacité maximum du mouve- ment, de refléter toujours leur volonté, et de maintenir ainsi intacts ses objectifs. Une telle forme d'organisation ne ferait que renouer avec des tentatives qui ont eu lieu dans les périodes les plus offensives de la classe ouvrière comme, par exemple, en 1936. Certes, il n'y a aujourd'hui en France ni comités, ni assemblées, ni délégués de ce genre. Mais il y a des luttes et elles échouent. Il ne s'agit pas de simplement enregis- trer les échecs. Il s'agit d'essayer d'éviter leur renouvelle- ment en se faisant les défenseurs convaincus et inlassables de cette idée simple que l'organisation des luttes par les ouvriers eux-mêmes est la seule voie pour aller de l'avant. Et ce sentiment est maintenant partagé par un nombre croissant d'ouvriers. 12 Sociologie-fiction pour gauche-fiction Lors du 13 mai puis lors du referendum et des élections, les partis de gauche, c'est-à-dire surtout le P.C., ont manifesté leur impuissance à regrouper derrière eux la classe ouvrière ; le P.C. n'a même pas réussi à jouer le rôle dans lequel il s'était de plus en plus cantonné, celui d'une agence électorale efficace. Une large fraction de la classe ouvrière ne le suivait plus, et même votait pour le représentant du grand capital. Devant cette situation nouvelle qui mettait en cause toutes les conceptions théoriques de la gauche, sa ligne politique et sa stratégie dans la mesure, infime, où elle a jamais eu l'une et l'autre elle se devait de chercher à se définir sur de nou- velles bases. Un certain nombre d'intellectuels nouveaux-venus, d'une nouvelle espèce — des sociologues - se sont alors présentés avec des réponses toutes neuves. Leur succès est foudroyant. Pendant 14 ans, la classe ouvrière française a suivi en gros « ses » organisations politiques et syndicales, ne fût-ce que sur le plan électoral. Il n'y avait donc pas de question à se poser ; on la reconnaissait facilement; on pouvait aisément l'étiqueter: la classe ouvrière c'est le P.C., c'est la C.G.T., c'est, en partie, le P. S., etc. La fonction de l'intellectuel de gauche c'était d'accepter cette identification de la classe ouvrière à « ses » organisations et, au besoin, de l'expliquer ; c'était en somme de se laisser pousser par le vent dominant, de ramper devant le plus fort. Du jour où cette identification se manifeste fausse, de façon éclatante même pour ces aveugles volontaires, c'est le cataclysme, c'est le tour- billon des questions qui cingle l'intellectuel de gauche en détresse : « la classe ouvrière existe-t-elle ? le socialisme existe-t-il ? » etc. Ils ne savent plus à quelle « force objective » se vouer. Les vieux surtout ; toutes les assises de leur « pensée » se sont effondrées. Mais voici que de jeunes savants qui ont étudié « objectivement », « scientifiquement » les réalités sociales actuelles se présentent et profèrent leur Révélation : « L'ère du néo-capitalisme s'est ou- verte ; il a engendré une néo-classe ouvrière ; le règne de la lutte · 13 un des classes a pris fin, celui de leur intégration commence; la mission de la néo-gauche c'est de pousser dans ce sens jusqu'au socialisme... ». Ainsi, grâce à eux, la gauche va pouvoir repartir du bon pied : elle sait maintenant de nouveau d'où souffle le vent. Et l'histoire des Sciences Humaines retiendra que quelques mois après le 13 mai 1958, comme par miracle, la sociologie industrielle française a été entièrement renouvelée ainsi que les perspectives du mouve- ment ouvrier. En fait, tout ce bavardage ne fait que masquer, sous mélange de découvertes de réalités déjà vieilles et d'élucu- brations fantaisistes, mais sur de vieux schémas réactionnaires, une capitulation de plus de la très sénile gauche française qui- ne sortira jamais de sa très vieille ornière : le réformisme. A vrai dire il ne s'agit pas d'une idéologie constituée, mais d'un courant plus ou moins ramifié qui tend de plus en plus à servir d'idéologie à la gauche, sans qu'elle l'ait reconnu explici- tement comme telle, puisque la mode qui prévaut encore dans ce milieu est celle de « l'échange des expériences » -- ou plutôt des désenchantements et des confusions. On peut facilement en dégager quelques orientations caractéristiques et quelques postu- lats fondamentaux que le mérite de S. Mallet est d'avoir exposés à la fois de la façon la plus nette et la plus vigoureuse si l'on ose dire — et de la façon la plus gauchiste. C'est pourquoi nous nous référons surtout à la série impressionnante des articles qu'il a publiés depuis quelques mois. LES REVELATIONS DES NEO-SOCIOLOGUES Depuis la négation pure et simple de la classe ouvrière jus- qu'à la constatation qu'elle a subi de nombreuses transformations, depuis Crozier, Collinet, etc., jusqu'à Mallet en passant par Tou- raine, les révélations des sociologues industriels français sur la classe ouvrière ont en commun une certaine conception de la notion même de classe et de rapports de production. Notion parti- culièrement nette chez Mallet qui emploie le plus volontiers le jargon marxiste. Pour lui, cf. Arguments, n°* 12-13, p. 15-16) « la notion de classe sociale appartient de toute évidence au domaine des réalités théoriques »; la division de la société en capitalistes et prolétaires telle que la présente le Capital « est le type même de l'abstraction nécessaire à la démonstration ». Les rapports de production sont conçus tantôt, sur le plan de l'entreprise, comme des rapports « techniques » et sur le plan de la société globale, comme des rapports « juridiques ». Enfin « la transformation de la notion marxiste d'une classe sociale jouant un rôle déterminé dans la production en une « catégorie magique » possédant en propre une idéologie, une conscience collective, se traduisant par 14 une communauté d'intérêt, de sentiments affectifs et de mode de vie, n'a fait que refléter l'intrusion des structures religieuses dans la pensée du mouvement socialiste ». Cette façon même de concevoir la réalité qu'il prétend étudier situe le sociologue hors de la société, dans le paradis de l'objecti- vité scientifique et nie tout rapport dialectique entre l'histoire et celui qui la pense. Au contraire Marx concevait sa propre réflexion à la fois comme le fruit, sur le plan de la pensée systé- matique, de la lutte des classes, et comme un moment de cette lutte des classes ; il fondait sa conception des classes non pas sur une méthodologie abstraite qui lui fournissait cette notion comme un outil rationnel commode, mais sur le fait même de la lutte des hommes dans la société et particulièrement dans la production. La division des classes n'était donc pas pour lui « une abstraction nécessaire à la démonstration », les rapports de production n'é- taient pas spécifiquement juridiques ou techniques : c'était pour lui des réalisations vivantes, sociales, engageant totalement les hommes dans une lutte sur tous les plans. C'est le fait premier de la lutte qui éclaire toutes les réalités sociales et historiques. Pour nos savants au contraire, il s'agit d'analyser ces réalités comme des phénomènes physiques bruts où on pourra découvrir éventuellement la présence ou l'absence de luttes, la couleur bleue, la tendance au socialisme, etc. En somme une telle attitude revient purement et simplement à nier la lutte des classes et à adopter sur la société le point de vue qu'ont toujours essayé d'imposer les exploiteurs. Cette attitude condamne nos sociologues à ne découvrir que les aspects les plus mineurs, les plus superficiels de la réalité sociale. Parachutés de leur ciel objectif dans la jungle infernale du concret, notre commando de sociologues se met en quête de l'Ouvrier Moderne et leur première constatation c'est que contrai- rement à ce qu'ils ont appris dans les meilleurs livres, il n'est plus reconnaissable par ses habits d'ouvrier, sa maison d'ouvrier, son parler d'ouvrier, sa consommation d'ouvrier, etc... « L'ouvrier cesse de se sentir tel lorsqu'il sort de l'usine » (Mallet, Argu- ments). Il est fondu dans la population. Tout d'abord, pour avoir fait cette constatation, il faut croire que ces savants ne se sont pas promenés dans les régions indus- trielles du Nord, par exemple, ni même dans certaines banlieues parisiennes ; car ils en auraient trouvé de ces « ghettos ouvriers » dont ils célèbrent la disparition. De plus, lorsqu'ils parlent de la participation ouvrière à la consommation, de son accession à un niveau de vie parfois presque bourgeois, etc., ils oublient un peu vite la véritable misère matérielle dans laquelle vivent encore de très larges catégories d'ouvriers. Qu'ils partagent cette misère avec nombre de petits employés n'y change rien. 15 Certes, il est vrai que l'évolution du capitalisme va dans le sens d'une élévation du niveau de vie moyen des travailleurs. C'est ce que cette Revue explique depuis 10 ans. Ce fait n'est une découverte que pour ceux qui refusaient de voir la réalité de ce qui se passait en France, et à plus forte raison dans les pays capi- talistes plus évolués, tels que les Etats-Unis ou l'Angleterre ; pour ceux qui restaient obnubilés par les rabachages staliniens sur la paupérisation, relative ou absolue, de la classe ouvrière. Mais il faut bien voir de quoi il est question et ne pas bavarder là-dessus dans l'abstrait. Tout d'abord, à l'échelle du monde, le capitalisme se révèle incapable d'organiser « harmonieusement » l'économie. Il parvient à prévoir la trajectoire d'un spoutnik à des milliers de kilomètres de la terre, mais ne peut empêcher une famine de tuer des cen- taines de millions de gens aux Indes. Si l'on se place, maintenant, à l'intérieur des limites, relativement étroites encore, des pays industriels évolués, trois remarques s'imposent. En premier lieu, l'élévation du niveau de vie des travailleurs s'est accompagnée d'un accroissement beaucoup plus important de la productivité du travail, c'est-à-dire de la quantité de produits fournis par un ouvrier en un temps donné. Cela signifie que la part du produit social qui est distribuée aux ouvriers a diminué. Cela signifie aussi, concrètement, que le travail est devenu encore plus abrutissant que par le passé sauf dans certains secteurs. En second lieu, cette augmentation du revenu des ouvriers n'a jamais été obtenue que par leur lutte, plus ou moins violente, ou par la menace de lutte. Enfin, il faut distinguer les périodes d'expansion et les périodes de ralentissement ou de « récession » de l'activité écono- mique. Dans les premières, l'augmentation des salaires relative- ment facile à obtenir s'accompagne, en Europe surtout, d'un allongement considérable de la durée du travail : les semaines de 50 ou 60 heures sont courantes. Dans les périodes de « récession », qui prennent essentielle- ment le sens de périodes de réorganisation du capitalisme, comme la période actuelle, le chômage sévit massivement et même dans les secteurs qu'il n'atteint pas, la suppression des heures supplé- inentaires entraîne une grave baisse du salaire. Cependant, dans le raisonnement qui prétend montrer que grâce au développement de la consommation, l'ouvrier voit réelle- ment progresser sa condition, le vice essentiel est ailleurs. Il est dans l'acceptation de la consommation comme critère valable de la réussite d'une société. Or, comme le capitalisme moderne, pour pouvoir développer la consommation toujours davantage, développe dans la même mesure les besoins, l'insatisfaction des hommes reste la même. Leur vie ne prend plus d'autre signification que celle d'une course à la consommation, au nom de laquelle on 16 justifie la frustration de plus en plus radicale de toute activité créatrice, de toute initiative humaine véritable. C'est dire que, de plus en plus, cette signification cesse d'apparaître aux hommes comme valable ; et là est une des tares les plus fondamentales de la société moderne. Du même coup, rester obsédé par ce progrès de la consomma- tion conduit à laisser dans l'ombre les conflits dans d'autres domai- nes de la vie sociale, la famille, la jeunesse, la culture, etc., pour les- quels la société ne propose aucune solution et qui deviennent toujours plus obsédants, comme on peut s'en rendre compte à travers le cinéma américain par exemple. Enfin, il est absurde de choisir comme critère de l'ouvrier son niveau de consommation ou son mode de vie, en tant que tel. Tenter de ravaler l'ouvrier au niveau d'un « être économique », à la fois consommateur de biens et vendeur de la force de travail, a toujours défini l'attitude essentielle du bourgeois vis-à-vis de l'homme qu'il exploite. Le seul critère mais avec ce mot nous empruntons le vocabulaire des sociologues - ou plutôt le seul fon- dement réel de la condition sociale de l'ouvrier c'est le rôle qu'il joue dans la production, ce sont les rapports que la production lui impose d'entretenir avec les autres hommes. Et c'est seulement à partir de là que s'éclairent les autres aspects de la vie sociale de l'ouvrier, sa consommation, etc. Mais cela nos sociologues l'igno- < rent. La « sociologie » qu'ils pratiquent consiste à diviser le réel en autant de parties qu'il est nécessaire pour que chacune d'elle soit dépourvue de toute signification et qu'il ne soit plus possible, à partir de ces parties, de concevoir le tout. Ainsi, on commence par étudier une catégorie de réalité que l'on baptise strictement socio- logique ; par exemple: la ration alimentaire de l'ouvrier, son costume, son comportement sexuel, etc. Sorte de botanique à quoi la vieille école française a essayé de réduire la sociologie sous prétexte de la constituer comme science. Inutile d'insister sur la totale insignifiance de ces faits si on ne les relie pas à des notions plus profondes. C'est pourtant par là que se croient tenus de commencer les sociologues industriels français, au nom de l'objec- tivité universitaire ; alors qu'à la rigueur on pourrait concevoir qu'ils terminent par là. Ensuite, même lorsqu'ils en viennent à des niveaux plus profonds, ils parviennent à échapper à toute compréhension synthétique, c'est-à-dire à toute compréhension tout court. Voici par exemple, Mallet discutant Touraine : il lui reproche d'avoir confondu « la condition ouvrière, notion socio- logique » et « le fait de l'existence autonome de cette classe, notion économique et politique », ce qui l'amène à « sous-estimer les rapports de classe à l'entreprise et à surestimer les rapports sociaux quotidiens hors de l'entreprise » (Arguments, n°8 12-13, p. 20). Ces arguties, ces distinctions subtiles entre ces différents ordres de faits sociaux ne font qu'embrouiller et égarer l'analyse. 17 Mallet aura beau proposer les dosages les plus délicats entre ces diverses catégories de réalité, il n'expliquera rien du tout. Car ce qui est à la racine de la condition ouvrière c'est que l'ouvrier n'est pas le maître de son travail, de son activité créatrice de valeur. Que ce fait se répercute sur tous les plans de la vie sociale — sur le plan de la forme de la propriété, sur le plan du salaire ou du marché de l'emploi, etc. ne diversifie en rien la réalité. La logique toute puissante de l'exploitation veut que l'ouvrier, exécutant dépossédé de son travail, soit dépossédé du fruit de son travail, ne puisse intervenir que par la lutte dans la distri- bution du produit social et dans la détermination de son contenu, soit écrasé, nié, en tant qu'homme exerçant une activité humaine par toutes les valeurs de la société et cela aussi bien en dehors qu'à l'intérieur de l'entreprise. Pour comprendre cela, il n'y a qu'une seule méthode : partir de l'expérience que les ouvriers font à tout instant de la société ; et cette expérience étant celle d'une lutte, on ne peut se l'approprier qu'en participant à cette lutte. L'OUVRIER « INTÉGRÉ A L'ENTREPRISE » L'intégration de l'ouvrier à l'entreprise, telle est la décou- verte sensationnelle de la sociologie industrielle ces derniers temps. Cette nouvelle situation de l'ouvrier représente indistinc- tement, dans l'esprit de nos sociologues, à la fois la tendance du capitalisme moderne et la situation idéale de l'ouvrier. Qu'est-ce que l'intégration de l'ouvrier à l'entreprise ? A vrai dire personne n'est très clair là-dessus. On n'en parle que par allusions et toujours entre guillemets. Mais quand on a la chance de trouver quelques précisions, on s'aperçoit que ça se ramène à quelques procédés bien simples du patronat pour mysti- fier les ouvriers. Ce qui « intègre l'ouvrier à l'entreprise » c'est « sa spécialisation-maison », « la garantie de l'emploi », « l'ouver- ture des postes supérieurs » et « les avantages sociaux : retraite, logement, intéressement à la productivité (!), etc. »; intervient aussi « l'introduction du salaire social » (Mallet, Arguments). Une première chose, déjà assez effarante à elle seule, c'est de prendre au sérieux ces procédés. N'importe quel ouvrier sait, par exemple, que les postes supérieurs, loin d'être accessibles aux éléments de la classe ouvrière « les plus dynamiques, les plus intelligents, les plus cultivés » (Mallet, Arguments), le sont seulement aux « fayots », à ceux qui ont la cote d'amour de la maîtrise et ont donné des gages au patron (1). Pour ce qui est de la retraite, les ouvriers ne se font guère d'illusions sur le nombre (1) Cf. D. Mothé, L'usine et la gestion ouvrière, « Soc. ou Bar. » N° 22. Article repris, en partie, dans « Journal d'un ouvrier », ed. de Minuit. 18 * d'années où ils en profiteront alors qu'ils ont cotisé toute leur vie, si du moins, ils n'en perdent pas le bénéfice en changeant d'entre- prise selon une clause courante. Quant au logement, c'est un vieux procédé utilisé par les patrons depuis toujours. Enfin, on ne voit guère ce que vient faire dans tout cela le « salaire social >> sécurité sociale, etc. qui ne dépend en rien de l'entreprise. Surtout, il est regrettable pour la thèse soutenue par ces judicieux réalistes, qu'ils aient choisi, pour célébrer tous ces « avantages » et leur efficacité pour « intégrer les travailleurs à l'entreprise », justement le moment où la « rationalisation » d'un grand nombre d'entreprises montre crûment qu'ils ne sont que du vent, que la « promotion ouvrière », la sécurité de l'emploi, la qualification, etc., sont autant de foutaises dont se moque bien le patron qui doit réorganiser son usine s'il veut maintenir ses profits, et qui se sent assez fort pour le faire sur le dos des ouvriers. Il est vraiment « intégré », l'ouvrier que l'on jette au rebut comme une machine, quand on n'a plus besoin de lui ! De sorte que ces fameuses mesures apparaissent bien comme ce qu'elles sont : une série de moyens de chantage entre les mains du patron, utilisables en période d'expansion, pour obtenir tou- jours plus de travail et de docilité d'un ouvrier sur qui on ne peut plus (et ce ne serait d'ailleurs pas utile pour le patron) peser uniquement par la misère et la terreur, comme au siècle dernier. Cependant, une chose encore plus effarante, c'est la conclu- sion que nos sociologues se croient autorisés à tirer de ces formes nouvelles de l'exploitation. Et ici apparaît encore plus clairement leur vue absolument réactionnaire de la classe ouvrière. Cette conclusion, c'est d'abord que les efforts du patron atteignent automatiquement leurs objectifs. Du moment que les ouvriers sont mis dans telle situation « objective », il est impen- sable qu'ils ne se laissent pas entièrement dominer par elle. Mais surtout, on considère que les ouvriers n'ont rien de mieux à attendre que leur « intégration à l'entreprise ». Ainsi messieurs les sociologues ne peuvent pas imaginer que l'ouvrier se conçoive autrement que comme son patron le veut. Or, qu'ils demandent à un ouvrier d'une usine moderne si l'organisation de la produc- tion dans son usine tend à l' « intégrer » : d'abord il ne compren- dra pas ce qu'ils veulent dire, ensuite ce qu'il expliquera, c'est comment cette organisation suscite un conflit permanent à tous les niveaux. Car en bavardant sur cette fameuse « intégration », dont nous avons vu à quoi elle se ramenait pratiquement, nos rêveurs érudits ne voient pas comme toujours, le fait essentiel, qui touche non seulement la France, mais encore plus les pays capitalistes plus évolués : la lutte des ouvriers contre les conditions de travail et à la limite, contre toute l'organisation capitaliste de la production, sur le plan du processus concret de production lui-même. A la base de l'analyse de ces savants objectifs, on retrouve cette vieille 19 idée, qu'ils partagent - en fait d'objectivité aussi bien avec les économistes bourgeois qu'avec les staliniens, que l'ouvrier ne se ressent comme exploité et n'est effectivement exploité que sur le plan économique : sur le marché du travail, en tant que consommateur. La même idée, au fond, est exprimée par Mallet lorsqu'il dit que « l'aliénation essentielle » c'est que « l'ouvrier producteur n'est pas le maître de son produit » (Arguments, n° 12-13, p. 20), ou lorsqu'il prétend que « la fameuse conscience de classe » est « liée à la forme juridique des rapports de production » (Temps Modernes, n°153-154, p. 778). En effet, tout cela revient à dire que seule la propriété formelle de l'entreprise est à changer par l'étatisation, par exemple, et laisse entièrement de côté la néces- sité de modifier le rapport même de l'homme à son travail, si l'on veut que ce changement de propriété ait un sens. Ce raisonnement est celui qui est au fond de toutes les justifications de la bureau- cratie : on remplace le pouvoir réel, direct, des ouvriers sur le processus de production par le pouvoir de leurs représentants formels, Syndicats, Parti ou Etat. On écarte ainsi ce qui fait à la fois le fondement et le contenu essentiel du pouvoir ouvrier : la domination directe et complète des travailleurs sur leur travail et d'une façon générale, des hommes sur leur activité, c'est-à-dire la gestion ouvrière, l'organisation du travail par les ouvriers, la déter- mination des objectifs de la production par l'ensemble de la popu- lation, etc. Négativement, sur le plan de la critique du capitalisme, cela signifie que « l'aliénation essentielle » pour l'ouvrier, c'est d'être dépossédé de son travail, d'être nié en tant que sujet de la production, pour être ravalé au rang d'objet que l'on vend, que l'on achète et qui n'a évidemment aucun droit sur la valeur qu'il produit. Aussi, même si le capitalisme élève le niveau de vie des travailleurs - et il ne l'a jamais fait que sous leur pression plus ou moins violente même s'il l'élevait encore beaucoup plus ; même s'il parvenait à assurer la stabilité de l'emploi et les récents événements, tant en Amérique qu'en Europe, montrent qu'on en est encore bien loin ou à compenser véritablement la perte de salaires des chômeurs, l'essentiel c'est que les ouvriers, pris individuellement ou en tant que classe, ne sont pas les maîtres de leur travail et qu'ils se révoltent sans cesse contre cette frustra- tion. C'est cette frustration qui est à la racine de toutes les autres et c'est cette révolte qui apparaît de façon de plus en plus nue comme le facteur essentiel de la crise du capitalisme telle que l'exprime, par exemple, le conflit permanent autour des normes et de la productivité. C'est aussi cette lutte des ouvriers contre les cadences, contre la maîtrise, contre l'organisation capitaliste de l'usine qui permet 20 de concevoir la gestion ouvrière de la production et qui porte en germe la conscience qu'à travers la révolution, l'instauration d'un pouvoir des travailleurs est possible (2). Certes, Mallet parle aussi de revendications gestionnaires et il en fait même la forme moderne de la revendication. L'inté- gration à l'entreprise, en accroissant la responsabilité de l'ouvrier, va lui permettre de limiter cette aliénation essentielle dont nous parlions plus haut ; elle va lui donner une certaine possibilité de ressaisir le fruit de son travail, dont il était dépossédé, ou au moins de contrôler l'usage qui en est fait. « La politique d'inté- gration... accroit son intérêt pour les problèmes de gestion, les questions purement économiques et financières de la production >> (Arguments, p. 20). Et ailleurs, Mallet donne un exemple de ce phénomène observé à la Caltex. Là, les « ouvriers » ont accepté de ne pas appeler grève un arrêt de travail pour ne pas faire baisser la cote en Bourse de leur entreprise ; ils ont renoncé à certaines de leurs revendications pour ne pas défavoriser leur firme par rapport à une rivale américaine... Voilà en quoi con- siste pour Mallet la revendication gestionnaire de la classe ou- vrière. On croit rêver... En fait on commence à comprendre lors- qu'on s'aperçoit que ce qu'il nomme « les travailleurs de l'entre- prise », ce sont les syndicats. Que la tendance des syndicats inodernes soit de s'intégrer dans l'appareil capitaliste d'exploi- tation, c'est ce que nous répétons depuis des années dans cette revue. Mais, tout d'abord, lorsque l'on parle d'intégration des syndi- cats à l'entreprise, sachons de quoi il est question. Le cas que cite Mallet pour la Caltex, s'il montre jusqu'où peuvent aller les syndicats dans la collaboration avec les patrons, ne manifeste en rien de prétendues préoccupations gestionnaires. D'une façon générale les syndicats ne cherchent pas à s'immiscer dans la gestion strictement capitaliste de l'entreprise : écoulement des produits, achat de matériel, investissements, etc. Leur mode d'intégration à l'entreprise est tout différent : c'est de devenir un rouage indispensable dans l'appareil de direction des travailleurs, c'est d'être le seul organe permettant une prise des dirigeants de l'usine sur les dirigés, les ouvriers. Ce rôle évidemment déborde le cadre de l'entreprise et tend à s'étendre à la société dans son ensemble. Mais pour comprendre ce rôle, il faut le relier à un phénomène que nos sociologues ignorent totalement et qui est la bureaucratisation de la société. Nous disons qu'ils l'ignorent totalement; parce que même lorsqu'ils parlent de bureaucratie, ils n'y voient qu'un phénomène technique ou, à la rigueur, socio- (2) Cf. P. Chaulieu, Sur le contenu du socialisme, « Soc. ou Bar.. » N" 23. 21 logique (3) et non pas un phénomène social fondamental, qui en gros consiste en ceci : les fonctions de direction et de gestion de toutes les activités sociales et principalement de la production, tendent à être détenues non plus par des individus isolés, mais par des appareils collectifs ; par suite, la division essentielle de la société devient celle qui sépare les dirigeants et les exécutants et le conflit essentiel, celui qui les oppose (4). Ainsi, que les syndicats s'intègrent à l'entreprise, cela signifie qu'ils s'intègrent à l'appareil d'exploitation. Et la conséquence principale en est que les syndicats se coupent de plus en plus radicalement de la classe qu'ils sont censé représenter : cela non plus, Mallet et Touraine ne le voient pas. LA CLASSE OUVRIERE « ATOMISEE » C'est cet aveuglement qui permet à Mallet d'expliquer la «« parcellisation » des luttes ouvrières récentes par cette politique d'intégration. Celle-ci entraîne évidemment, selon lui, un particularisme des revendications qui empêche la généralisation des luttes : « L'échec répété des multiples tentatives (sic) de généralisation des mouve- ments au cours de ces dernières années, notamment dans la métal- largie parisienne ou dans la sidérurgie de l'Est illustre cette parcellisation de la lutte ouvrière. La lutte des classes enfermée dans le cadre étroit de l'entreprise prend évidemment un carac- tère réformiste » (Mallet, Arguments, p. 18). Quand la contre- vérité devient si énorme on ne sait plus comment y répondre ; car ce qui est présenté comme « de multiples tentatives de généra- lisation », c'est tout simplement les efforts frénétiques des syndi- cats pendant cette période pour endiguer les mouvements, les diviser, paralyser les quelques tentatives d'extension, venues de militants isolés, sous le poids énorme de tout leur appareil (5). Et quant à la nature même des revendications, si elles ont été particulières, si elles ont été parfois dans le sens de « l'inté- gration à l'entreprise », c'est parce qu'elles ont exprimé surtout (3) Voici la définition de la bureaucratie par A. Touraine (Argu- ments, nºs 12-13, p. 10-11) : « J'appelle bureaucratie un système d'orga- nisation où les statuts et les rôles, les droits et les devoirs, les condi- tions d'accès à un poste, les contrôles et les sanctions sont définies d'une manière fixe, impersonnelle et où les différents emplois sont définis par leur situation dans une ligne hiérarchique et donc par une certaine délégation d'autorité. Ces deux caractéristiques en supposent une troisième : c'est que les décisions fondamentales ne sont pas prises à l'intérieur de l'organisation bureaucratique qui n'est qu'un système de transmission et d'exécution. » (4) Cf. en particulier « Socialisme ou Barbarie » dans « Soc. ou Bar. » No 1. (5) Cf. en particulier, sur les grèves de 1953 et de 1955, « Soc. ou Bar, », Nos 13 et 18. 22 les intérêts des syndicats qui ont toujours défendu les catégories professionnelles et la hiérarchie. On l'a bien vu lorsque des mou- vements d'une certaine ampleur ont éclaté en dehors des syndicats sinon contre eux comme à Nantes ou à Saint-Nazaire. La revendi- cation qui était alors celle des ouvriers eux-mêmes et non des bureaucrates, c'était « 40 fr. pour tous ». Est-il besoin de souli- gner qu'une telle revendication, anti-hiérarchique, n'est en rien réformiste, mais qu'elle est dirigée au contraire contre toute l'organisation de l'usine basée sur la hiérarchie et que de plus elle n'est en rien particulariste (6). Ici encore, par conséquent, nos avisés chercheurs sont passé à côté du fait fondamental qui apparaît dans les luttes ouvrières en France dans les dernières années : l'expérience sans cesse approfondie par les ouvriers que les intérêts des syndicats ne sont pas les leurs, et qu'ils doivent mener leurs luttes eux-mêmes. D'ailleurs, ce fait n'est pas particulier à la France. Il apparaît souvent de façon beaucoup plus évidente dans les luttes en Angleterre ou aux Etats-Unis. Le mouvement des shop-stewards en Angleterre, qui s'est développé à l'intérieur des syndicats mais le plus souvent échappe entièrement à leur contrôle quand il n'entre pas en conflit avec eux, et, aux Etats-Unis, les grandes vagues de « grèves sauvages » -- c'est-à-dire déclenchées malgré les syndicats - en témoignent (7). En revanche, ce qui est surtout propre à la France, c'est que cette expérience que les ouvriers font tous les jours surtout dans les entreprises les plus concentrées — de la véritable nature de « leurs » organisations syndicales, et, sur un plan un peu différent, du P.C., constitue l'origine réelle de la crise de la conscience et de la combativité ouvrière. A l'étape actuelle, elle provoque le découragement de nombreux travailleurs qui n'ont pas encore dépassé cette expérience en tirant, sur le plan pratique, la conclusion qu'ils doivent s'organiser eux-mêmes pour la défense de leurs objectifs propres. Un dernier phénomène important sert à Mallet et à ses collègues pour réfuter le « schéma marxiste » : c'est le dévelop- pement de ce qu'ils aiment appeler à la suite de Colin Clark le « secteur tertiaire ». Nous n'insisterons pas sur le caractère entiè- rement fictif d'une notion qui sert à définir aussi bien la mécano- graphe d'une grande administration que M. Dreyfus, président- directeur de la R.N.U.R., aussi bien le coiffeur du coin que le grand avocat. En fait, Mallet ne l'utilise que pour désigner « les couches sociales vivant de la distribution sociale ou commer- ciale ». Ce qu'il importait de voir c'est que s'est développé, tant . (6) Cf. « Soc. ou Bar » N° 18. (7) Cf. sur les shop-stewards, P. Chaulieu, Les grèves de l'auto- mation en Angleterre, Soc. ou Bar », Nº 19. 23 au niveau de l'entreprise par la socialisation de l'appareil de direction, qu'au niveau de la société par l'accroissement du rôle de l'Etat dans toute la vie sociale, une couche sociale dont la détermination essentielle est d'être des exécutants au même titre que les ouvriers et dans des conditions qui se rapprochent de plus en plus des leurs. Ce qui importait donc, c'est de voir que la dynamique de cette couche sociale tend à l'assimiler à la classe ouvrière, ce que manifeste déjà son comportement à de nombreux égards et en particulier dans la lutte revendicative (8). Or, ce que voient surtout nos infaillibles analystes, c'est que le rapprochement entre le mode d'existence social de ces couches et celui de la classe ouvrière contribue encore à dissoudre la classe ouvrière dans la société comme dans l'entreprise, au même titre que l'accession à la consommation, l'embourgeoisement du style de vie, l'intégration à l'entreprise, etc. De plus, elles servent d'écran entre l'ouvrier et le patron, si bien que la haine de classe perd avec son aspect « charnel », comme dit Mallet, le plus clair de sa virulence. Alors qu'il semblerait plus logique de dire que cette socialisation de la direction, en soumettant l'ouvrier à l'arbi- traire d'un appareil anonyme, est beaucoup plus propre que par le passé à susciter en lui la conscience que son sort ne changera que s'il transforme radicalement toute l'organisation de l'usine et non s'il change tel ou tel dirigeant. De ces « faits », sur lesquels ils sont d'accord, au dosage près, Mallet, Touraine, etc., tirent des conclusions qu'ils prétendent différentes mais qui sont profondément semblables. Pour les uns la classe ouvrière n'existe plus, pour les autres c'est seulement la classe ouvrière « globale » qui a disparu... Ce que l'on a mainte- nant, c'est une multiplicité de « groupes sociaux, sans lien réel les uns avec les autres, ouvriers à statut des entreprises nationa- lisées, O.S. « intégrés » de la grande industrie de transformation, spécialistes privilégiés des unités économiques d'avant-garde, tech- niciens des bureaux d'étude et des appareils commerciaux, paysans industrialisés des usines déconcentrées, et, enfin, au bas de l'échelle, l'immense masse des travailleurs immigrés, parqués dans les tra- vaux les plus sales et les moins rémunérateurs, réserve de main- d'æuvre subissant seule le chômage endémique, véritable lumpen- prolétariat sans droits ni devoirs, abandonnés de tous, à com- mencer par le mouvement ouvrier lui-même. Ces êtres concrets, aussi diversifiés dans leur vie matérielle, leur fonction dans l'appa- reil économique, leurs rapports matériels avec le processus techno- logique, leurs aspirations immédiates et leurs rêves lointains, étroitement conditionnés par les structures socio-économiques (8) Cf. en particulier, R. Berthier, Une expérience d'organisation ouvrière : le Conseil du Personnel des A.-G.-Vie, Soc. ou Bar. », N° 20. << 24 1 dans lesquelles ils exerçaient leurs activités pouvaient-ils se retrou- ver sur la base de la fameuse « conscience de classe » directement liée à la forme juridique des rapports de production (sic) ? » (Mallet, Temps Modernes, nºs 153-154, p. 778). Or, on a vu ce qui sert de preuve à Mallet pour enterrer la fameuse « conscience de classe » : c'est l'absence de luttes généralisées dans la dernière période... Ainsi, nos pénétrants détecteurs des réalités nouvelles, croient pouvoir juger de la classe ouvrière d'après le visage que présentent d'elle ceux qui l'exploitent et ceux qui la mystifient. Parce qu'ils voient que le capitalisme moderne, comme l'ancien d'ailleurs, mais par des procédés souvent plus massifs, essaie de diviser les quvriers et d'en attirer à lui une partie, ils concluent que la classe ouvrière est forcément divisée et que tous ses membres ne songent qu'à devenir des jaunes. Ils oublient d'abord de tenir compte des masses énormes de travailleurs dont la condition n'a pour ainsi dire pas changé depuis un siècle - même en Amérique. Et surtout, ils oublient de voir que, loin de diviser les ouvriers, les conditions modernes de l'exploitation tendenț au contraire à les unir, et à grossir leurs rangs d'une masse énorme de travail. leurs qui étaient autrefois séparés d'eux par la nature de leur travail, par leurs conditions de vie et leur mentalité. Si la société moderne « intègre » quelque chose, c'est la classe immense des exécutants, dont l'exploitation ne fait que s'intensifier, et dont l'existence est aliénée à des niveaux de plus en plus profonds, soumise sous tous ses aspects de plus en plus étroitement à l'em- prise totalitaire de la société capitaliste. Plus que jamais, la société moderne crée ainsi ses propres fossoyeurs et clarifie à leurs yeux l'image de la société nouvelle qu'ils devront construire pour conquérir leur émancipation. LES SOCIOLOGUES, THEORICIENS DE LA GAUCHE Après avoir montré comment la classe ouvrière française est en train de se muer en une néo-classe ouvrière, avec autant de modes d'existence qu'il y a d'entreprises modernes, et comment le conflit entre ouvriers et patrons tend à se résorber par l'intégra- tion à l'entreprise, et en tous cas ne constitue plus le conflit central de la société, Mallet pose en ces termes le choix fonda- mental à partir duquel il va tenter de définir les positions d'une « gauche » nouvelle : « l'option posée aux marxistes par l'évo- lution interne du capitalisme était et reste encore la suivante : Le capitalisme est-il fondamentalement incapable de nou- velles transformations ? Est-il incapable de surmonter ses contra- dictions économiques ? En un mot, est-il impuissant à se déve- lopper, fut-ce inharmonieusement ? Ou doit-il encore traverser de nouvelles étapes qui, inévi- tablement, le rapprochent de cette socialisation de fait de la 25 production et de la consommation vers laquelle tend de par sa dynamique interne le développement sans cesse accru des forces productives ? » (Temps Modernes, nºs 153-154, p. 792-793). Mais ce choix, présenté ici sur le plan idéologique s'inscrit dans la réalité même comme un choix politique entre les éléments de capitalisme moderne qui eux, font progresser les forces pro- ductives, etc. et les éléments arriérés, stagnants, etc. Toute l'analyse du gaullisme par Mallet revient à présenter ce régime comme une tentative de reprise en main directe de l'Etat par les premiers pour essayer d'éliminer les seconds. Pour Mallet, cette alternative est la seule alternative de la société et par suite il caractérise le gaullisme comme « progressif », en tant qu'il va véritablement dans le sens des intérêts du grand capital. C'est encore à partir de la même option qu'il interprète l'atti- tude de la classe ouvrière lors du referendum. Selon lui, ce sont justement les représentants des couches ouvrières modernes qui ont abandonné le P.C. lors du vote ; cela signifierait le reniement, et du P.C. et des alliances contre nature avec la petite bourgeoisie, et du « poujadisme ouvrier » et « le ralliement... au système capi- taliste dans la mesure où celui-ci fait peau neuve ». En effet, les ouvriers, conscients de « l'inéluctabilité de certains changements sociaux » auraient appuyé le grand capital pour qu'il réalise cette tâche en tenant compte d'eux. Ceci serait « le premier signe de l'américanisation de la classe ouvrière française » (9). Cette expli- cation de l'abandon du P.C. par une importante fraction de la classe ouvrière illustre le rejet complet de la notion de cons- cience de classe par Mallet, car le calcul qu'il prête aux ouvriers n'est même pas celui d'une conscience de classe, aliénée ; il obéit à une logique qui se situe absolument en dehors des problèmes réels que peuvent se poser les ouvriers et de leur expérience. Or, selon nous, on ne peut pas expliquer l'attitude du prolétariat face à l'instauration du régime gaulliste si on ne la relie pas à l'expé- rience que les ouvriers ont faite des institutions démocratiques bourgeoises et surtout de la nature et du rôle du P.C., à travers la IVe République et à travers des événements tels que la révolution hongroise. (9) Un des mythes et une des mystifications les plus virulents parmi la gauche française, ont trait à l'ouvrier américain, dépourvu de conscience de classe et intégré au capitalisme. Il est significatif de les rencontrer chez un sociologue ! Que Mallet prenne seulement la peine de se documenter ailleurs que chez les staliniens ; qu'il lise par exemple le témoignage de P. Romano, ouvrier de l'automobile, publié dans les six premiers numéros de S. ou B qu'il se demande un peu s'ils sont vrai- ment « ralliés »,'ces millions d'ouvriers qui entrent sans arrêt en lutte avec l'énorme appareil patronal et syndical, à propos de tout et de rien, simplement parce que cela leur est imposé par un système au- quel ils contestent le droit de les diriger. Qu'il aille s'enquérir même auprès des patrons américains et de leurs sociologues de ce qu'ils pensent de ce « ralliement ». 26 Mais pour Mallet le problème de la bureaucratie n'existe pas, tant au niveau de la société qu'au niveau des organisations. Aussi, pour lui, si le P.C. n'est plus efficace, c'est seulement qu'il est démodé, qu'il s'accroche à des notions périmées (il est amusant de voir reprocher au P.C. de se fonder sur la « conscience de classe >>> et à des tactiques réactionnaires, telles que l'alliance avec la petite bourgeoisie. Jamais il ne conteste le droit du P.C. à représenter les intérêts des ouvriers. Si en effet, selon Mallet, le P.C. avait su comprendre les réalités nouvelles, il aurait évidemment opté pour le capitalisme moderne, progressif : « En fin de compte il dépen- dait du mouvement ouvrier et de ses partis traditionnels que l'adaptation de l'Etat aux formes nouvelles de l'économie capita- liste se déroule dans un cadre démocratique, garantissant l'in- fluence de la classe ouvrière organisée dans les nouvelles struc- tures économiques et politiques et faisant avancer l'évolution ulté- rieure de l'organisme social vers le socialisme ». Et plus loin : « A ce moment là, ces solutions conformes aux nécessités du grand capital, seraient apparues comme imposées par les forces popu- laires ». (Mallet, Temps Modernes, n° 153-154, p. 790 et 794). Ainsi, à travers cette critique de l'attitude des organisations de gauche face au gaullisme, on voit apparaître la définition de ce que pour Mallet devrait être la ligne politique d'une gauche réno- vée et moderne. En fin de compte, cette ligne, c'est, comme nous allons le voir, l'appui au gaullisme, mais par la gauche ; c'est ce qu'il appelle l'opposition nécessaire. A la base de cette nouvelle théorie de la gauche, il y a un certain nombre de conceptions fondamentales sur l'évolution de la société moderne, sur le socialisme et sur la politique ; mais mal- heureusement elles sont surtout implicites. Nous avons déjà dit que pour les gens de gauche, une des grandes nouveautés qu'ils découvrent dans Mallet, c'est que le capitalisme continue à développer les forces productives, et que le capitalisme moderne parvient à dépasser un certain nombre de ses contradictions économiques en favorisant, par le crédit, par exemple, la consommation des travailleurs, en créant des orga- nismes planificateurs, etc. Ils y apprennent aussi que le capita- lisme améliore les conditions de travail grâce au progrès tech- nique, et qu'il rationalise l'organisation de la production. Pour toutes ces raisons le néo-capitalisme est présenté comme progressif, comme menant objectivement au socialisme. Le socialisme pour Mallet c'est la forme de société qui permet le plus large développement des forces productives, c'est-à-dire celle où les contradictions du capitalisme sont éliminées pour lui ce sont celles qui tiennent à la concurrence grâce à la concentration totale de l'économie et à la planification complète qu'elle permet. Cependant, il ne considère apparemment pas les pays de l'Est comme ayant vraiment atteint le socialisme ; car, s'il et 27 est vrai que la concentration et la planification y sont réalisées, les forces productives ne sont pas encore assez développées pour « rendre possible » « un socialisme gestionnaire, démocratique » (Mallet, Temps Modernes, nºs 153-154, p. 796). Si bien que Khrouchtchev et Gaitskell sont considérés comme « différentes fractions du socialisme contemporain ». Ce que Mallet entend par gestion, nous l'avons vu, c'est la gestion par les syndicats, qui n'a rien à voir avec le pouvoir effectif des travailleurs sur la pro- duction et sur toute la vie sociale. Cette conception de l'évolution objective du capitalisme moderne et du socialisme comme son aboutissement repose sur un certain nombre de postulats qui ne tiennent absolument pas si on les examine de près et si on les confronte à la réalité. Le premier, c'est que le développement des forces productives est un bien en soi. Cela ne peut avoir un sens que si l'on définit qui gère la production. Dans une société d'exploitation ce dévelop- pement ne fait qu'augmenter le pouvoir de la classe dominante et s'il entraîne des transformations dans la société, qui créent des conditions pour l'établissement du socialisme, ce n'est absolument pas par sa vertu propre mais uniquement du fait de la lutte de classe du prolétariat. Mais même dans une société socialiste, on ne peut considérer ce développement des forces productives comme un « bien », que parce qu'il répond aux besoins et au choix des hommes. Sinon, on pose également le progrès de la consommation comme une valeur et on retombe dans les contra- dictions que nous avons indiquées plus haut (10). Le second postulat, c'est qu'il n'existe qu'une seule rationa- lité de l'économie et de la technique. C'est oublier que « l'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'est que l'histoire des luttes de classes » et que la notion de rapports de production n'est pas une notion abstraite mais qu'elle s'applique avant tout aux rapports entre l'ouvrier et son patron à propos du processus concret de production. L'organisation de l'usine est « capitaliste » dans une société capitaliste car elle est faite pour permettre au patron de contrôler la production, c'est-à-dire de dominer les hommes qui produisent ; c'est cela le critère de la rationalité capitaliste. Il en est de même pour la technique, non pas que les inventions en elles-mêmes soient capitalistes, mais ce qui l'est c'est le choix et l'utilisation que l'on en fait (11). Enfin, un dernier postulat, qui découle aussi du premier, c'est que la planification asşure le fonctionnement « harmonieux » de l'économie. En effet, si l'on admet qu'il n'y a qu'une seule ratio- nalité de l'économie, la planification exprime cette rationalité et (10) Voir plus haut, p. 16. (11) Cf. P. Chaulieu, Sur le contenu du socialisme, « Soc. ou Bar. »; N" 22. 28 on ne voit pas qui pourrait s'y opposer, sinon sur la base d'inté- rêts particuliers mais jamais au nom d'une autre rationalité, puis- qu'il n'en existe pas, a-t-on admis. Or, c'est justement parce qu'il existe une autre rationalité, celle des ouvriers, opposée à celle des dirigeants (bourgeois ou bureaucrates) que les ouvriers sabotent le plan et que celui-ci ne parvient absolument pas, qu'il soit par- tiel ou global, à diriger « harmonieusement » l'économie. Et cet échec ce sont les économistes bourgeois, et plus encore des écono- mistes des pays de l'Est tels que le Polonais O. Lange qui l'ont dénoncé (12). Mais pour le sociologue Mallet, le réel n'existe pas, surtout hors de France. Dans ces conditions, « nul ne niera que les traditionnelles césures entre réformisme et révolution ne soient à réexaminer >> Temps Modernes, n° 150-151, p. 488). En effet, aucune opposition entre ce « socialisme » et ce que tend à réaliser le grand capital mo- derne ; il suffit de forcer celui-ci à aller jusqu'au bout de son intérêt bien compris — par exemple « réduire ses prix de revient en s'attaquant aux prébendes du circuit de distribution », ou bien, « engager ouvertement la lutte contre les ultras d’Algérie et leurs alliés métropolitains » (Temps Modernes, nos 150-151, p. 486). Ainsi, pour tout problème, il existe une solution de droite et une solution de gauche. Pour le grand capital, la solution de gauche est à la fois celle qui le fait aller le plus loin dans son propre sens et --- dialectique celle qui crée les conditions du socialisme, donc de sa disparition en tant que grand capital. Par exemple, c'est en ces termes que se pose « la confrontation permanente des solu. tions étatiques et des intérêts privés des grands groupes oligar- chiques (Temps Modernes, n° 153-154, p. 798). Dans cet esprit, Mallet propose un certain nombre de points pouvant servir de base à un programme de la gauche (cf. Temps Modernes, n°8 150-151, p. 489-492). En politique extérieure, il préconise de se diriger vers un « neutralisme positif », de faire valoir, au sein de l'O.T.A.N. des objectifs pacifiques, etc. Bref : « une politique nationale indépendante ». Dans le domaine colonial, il se fait le théoricien du néo- colonialisme, sans le mot : développer « une industrie de trans- formation des matières premières dans les territoires d'outre-mer >> grâce à des prêts financiers d'Etat et des sociétés mixtes. Dans le domaine économique, enfin, la gauche devra réclamer qu'on mette au point avec la participation des syndicats, un plan économique d'ensemble et d'autre part que l'on amorce la réorganisation du circuit de distribution par « la taxation des marges bénéficiaires de tout le secteur commercial, la création de marchés-gares », etc. Et pour conclure, il constate avec ravissement que « de telles (12) Cf. P. Chaulieu, La révolte prolétarienne contre la bureaucratie, * Soc. ou Bar. », Nº 20. 29 mesures n'entravent pas dans l'immédiat les activités du grand capital » ! Et elles ont parfaitement leur place à l'intérieur du régime gaulliste. D'ailleurs, il le reconnaît : « refuser le régime est une absurdité » (Temps Modernes, nºs 153-154, p. 796). Mais sur quel plan se battre ? Le Parlement gaulliste est un « coquille vide ». En revanche, « se tenir à l'écart des rouages politico-éco- nomiques de l'Etat moderne signifierait pour le mouvement ou- vrier abandonner toute perspective révolutionnaire (!) et même, en fait, toute politique sérieusement revendicative » (ibid. p. 798). Et dans un article paru dans France-Observa'eur, Mallet préco. nisait la conquête des municipalités par la gauche. Adopter ainsi une attitude « critique et contructive » (ibid.) face au gaullisme et prétendre mobiliser les masses sur cette base apparaît à la fois comme bien vain et bien odieux, au moment où les masses, précisément, commencent à ressentir dans leur chair ce que signifie pour elles le gaullisme : la « rationalisation » de l'économie par l'intensification de l'exploitation, les licenciements et le déclassement, « l'assainissement des finances publiques » par l'accroissement des impôts... le renforcement de l'Etat, c'est-à-dire, pour elles, sa plus grande efficacité comme instrument de répres- sion entre les mains du capitalisme, fût-il moderne. Ce que la nature et la dynamique du régime de Gaulle font apparaître, c'est que les seuls « progrès » que puisse accomplir le capitalisme, ce sont des progrès dans l'efficacité de son système d'exploitation. A ces progrès-là la classe ouvrière ne peut répondre que par des « progrès » dans la lutte contre le capitalisme et pour ses objec- tifs propres, le socialisme. Mais non pas le socialisme aboutissetrent inéluctable de l'évo- lution objective, telle que savent la révéler un brain-trust de socio- logues, et auquel doit se rallier la classe ouvrière si elle veut être d'accord avec cette « objectivité ». Le programme socialiste est constitué par les formulations théoriques de l'expérience d'un siècle de luttes ouvrières (13) ; et de même, la réfutation du programme « de gauche » proposé par Mallet – aussi bien pour ce qui est du socialisme que des objectifs à court terme ce sont les luttes ouvrières qui la font. Les ouvriers ne se sont jamais battus pour la concentration du capital, ni pour la rationalisation du système d'exploitation dans les entreprises ; au contraire, contre ce grand capital moderne, « progressif » et « rationnel », des millions d'ouvriers se battent tous les jours, en France, aux U.S.A., en Angleterre... parfois individuellement, devant leurs machines, parfois massivement; contre la planification bureau- cratique, les ouvriers hongrois, polonais ou allemands ont lutté ouvertement. (13) P. Chaulieu, Sur le contenu du socialisme, N° 22, note de la page 8. a Soc. ou Bar. », 30 Ne correspondant à aucune aspiration réelle des ouvriers, entièrement coupé de l'expérience pratique et théorique qu'ils ont faite, le programme de Mallet est un programme-fiction. Incapable de voir les problèmes réels qui se posent aux ouvriers et ce que peuvent être des solutions ouvrières à ces pro- blèmes, Mallet s'est autorisé de ses critères « objectifs » pour s'ériger en juge des luttes. Aussi a-t-il pris ses précautions en qua- lifiant à l'avance une éventuelle opposition ouvrière aux mesures « progressives » que pourrait prendre le gaullisme, de « pouja- disme ouvrier » ! La place qu'occupent les idées de Mallet se situe sur deux plans, dont la séparation à elle seule est significative de la crise de la pensée de gauche en France. D'un côté elles participent de cette science-fiction qu'est la sociologie industrielle française et qui tient à la situation du sociologue dans la société de ce pays. Cette situation, on prétend que c'est celle de l'objectivité parce que, le plus souvent, on fait partie de l'Université qui, comme chacun sait, en France a réussi à maintenir dans une large mesure son « indépendance », c'est- à-dire son isolement par rapport au monde réel. Par suite le socio- logue plane au-dessus de la mêlée sociale, il étudie sereinement les faits sociaux, sans que son jugement puisse être déformé par aucun des intérêts particuliers qui sont en jeu dans la société. Seulement, il pourrait étudier la société de l'extérieur pendant des années, il ne verrait rien. Aussi, est-il obligé d'y entrer. Pour cela, un seul moyen : quémander auprès d'un patron l'autorisation d'enquêter dans son usine. Cependant, est-il pour autant entré dans la société ? Outre qu'il excite la méfiance du patron, et, encore plus, celle des ouvriers, il ne pourrait vraiment comprendre les aspects essentiels de la lutte qui constitue le mode d'existence fondamental dans l'usine qu'en y participant, d'un côté ou de l'autre. Ce qu'il voit, ce sont les aspects superficiels, ou surtout, officiels de l'usine : costume, menu, qualification professionnelle des ouvriers, statistique des salaires, etc. Il n'existe dans la société que deux objectivités : celle du patron et celle de l'ouvrier. Les sociologues industriels américains, eux, ont délibérément adopté l'objectivité des patrons. Ils sont employés, payés par tel patron pour étudier et résoudre tel problème qui se pose à lui. Aussi, d'emblée, sont-ils forcés de reconnaître le fait le plus profond, la lutte des classes. C'est pourquoi, même si leurs conclusions sont le plus souvent « réactionnaires », ils sont arrivés à reconnaître un certain nombre de réalités, et à comprendre infiniment plus en profondeur que leurs collègues français, la société dans laquelle ils vivent (14), bien qu'ils n'aient pas derrière eux quatre siècles (14) Nous pensons en particulier à Elton Mayo. 31 aux trans- de rationalisme « cartésien ». Ce que les Français dénoncent, du reste, comme de « l'empirisme » ! Mais en fait, l'objectivité des sociologues français n'est faite que d'une série de postulats hérités principalement, comme c'est le cas chez Mallet, d'une tradition politique de gauche, profondé- ment imprégnée de stalinisme. C'est sur ce plan là que les idées de Mallet trouvent un mode d'existence réel, car elles représentent la première tentative depuis assez longtemps, de rajeunissement du réformisme, par son adap- tation - sur un plan complètement mystificateur formations du capitalisme. Il faut dire cependant, que ce réfor- misme reste sur le plan de l'idéologie, et que cette idéologie est tellement distante des problèmes réels qui se posent aux masses sous le gaullisme, qu'elle n'a aucune chance de les mobiliser. Or, les grands partis réformistes actuels (Parti travailliste, social-de- mocratie allemande, etc.) sont nés dans le passé d'un mou- vement profond des masses, même si, aujourd'hui, ils font une politique qui ne correspond en rien ni aux objectifs que ce mou- vement avait au départ, ni aux aspirations actuelles des masses. Mais il n'est pas impossible que ces idées animent un certain nombre d'organisations politiques — telles que l’U.G.S. — ou syndicales telles que le Mouvement syndical uni et démocra- tique et par suite jouent un certain rôle dans des milieux de bureaucrates de ces organisations ou d'intellectuels. Ce rôle a évidemment la même limite que celui qu'elles peuvent jouer. Car bien que nouvelles, elles participent du type même d'organisations dont la classe ouvrière a fait l'expérience au cours de la période précédente et dont elle se détache de plus en plus. P. CANJUERS. 32 : Les classes sociales et M. Touraine La domination du stalinisme sur le mouvement ouvrier inter- national pendant trente ans a fait que les intellectuels « de gau- che » en France ont vécu sur une double identification. Le mar- xisme ou l'idéologie révolutionnaire, c'était Garaudy, Thorez et Staline. Le prolétariat, c'était Staline, Thorez et Garaudy. Attirés ou repoussés par le P. C., ils n'ont jamais mis en question cette identité. De sorte que, lorsque la bureaucratie stalinienne se lézarde, à leurs yeux c'est déjà le prolétariat lui-même qui se dissout. Lorsque les ouvriers cessent de suivre les mots d'ordre du P. C., ils se posent gravement la question : la classe ouvrière existe-t-elle ? Lorsqu'ils parviennent, péniblement, à découvrir que Garaudy et Cie ne sont que des perroquets incapables même de changer de mensonge, ils y voient un signe de la nécessité d'abandonner ou dépasser l'idéologie révolutionnaire. Ce qu'ils font alors ? Le schéma s'est répété dix fois. Ils « dé- passent un marxisme imaginaire, sans même soupçonner ce qui est à dépasser dans le véritable marxisme. Ils le « réfutent », en lui opposant des faits connus depuis longtemps et qu'il fallait de solides aillères pour pouvoir négliger, et en restant toujours aveu. gles devant ce qui est vraiment nouveau à notre époque. Ils fabri- quent un horrible mélange, la négation des idées fausses qu'ils avaient acceptées pendant des années les conduisant à en prendre le contrepied pur et simple, également faux. Ils restent finalement prisonniers de la même méthodologie, des mêmes postulats, des mêmes mystifications profondes qu'auparavant. Ils continuent à vivre sur la même « philosophie » stalinienne inconsciente, sauf qu'ils prétendent modifier le matériel empirique auquel elle doit s'appliquer. La dernière fournée d'intellectuels qui se sont penchés sur le marxisme et le prolétariat et dont le plus représentatif est Alain Touraine (1) n'a pas échappé à ce schéma. Il y a une idéologie (1) V. le N° 12-13 d' « Arguments » et les articles de Touraine, Mallet, Collinet et Crozier. On lira dans le même N° d' « Arguments » la ré- ponse de D. Mothé aux sociologues, qui montre d'une façon éclatante que ceux-ci restent incapables de voir où se situe le problème social pour un ouvrier. - Les citations de Touraine faites plus bas se rap- portent à ce même N° d' « Arguments ». 33 stalinienne qui consiste à dire : le capitalisme et l'exploitation se définissent essentiellement par la propriété privée, par l'« argent >> des patrons et des trusts. L'exploitation des travailleurs c'est la paupérisation, c'est leur misère en tant que consommateurs. C'est elle qui fonde leur conscience de classe et doit les conduire à appuyer l'action du P. C., visant à renverser le capitalisme et à établir le socialisme défini comme nationalisation des moyens de production etc. Il importe peu que cette dernière conclusion soit de moins en moins mise en avant par les Staliniens ; elle reste l'élément principal de la force d'attration du P. C. C'est par le moyen de ces idées que les Staliniens essaient d'escamoter le fond du problème social : que le socialisme n'est pas un simple changement du régime de propriété, mais un bou- leversement radical de toute l'organisation sociale, et en premier lieu la suppression de la domination exercée sur les travailleurs par une couche particulière dirigeant la production, l'instauration de la gestion ouvrière ; que le niveau de vie est un aspect finale- ment secondaire de la situation du travailleur car, comme le disait Marx, « que les salaires soient élevés ou bas, la vie dans l'usine est une agonie perpétuelle pour l'ouvrier ». Or ces idées staliennes, qui fournissent la justification de toute bureaucratie dirigeante, Touraine les partage intégralement. Il polémique contre ce qu'il appelle « le modèle sociologique qui domine encore la pensée de gauche » mais en le lisant il est impos- sible de s'y méprendre ; ce qu'il reproche à cette « pensée de gauche » ce sont des prémisses matérielles incorrectes, absolument pas sa philosophie. Pour lui aussi, la paupérisation est un pro- blème essentiel et il reproche aux Staliniens de ne pas voir qu'il est en train d'être résolu. Pour lui aussi, la conscience de classe du proletariat est une conscience << de non-propriété » – et il en déduit qu'elle tend à disparaître en même temps que la propriété. Pour lui aussi, le socialisme serait essentiellement la nationalisa- tion, etc. — ce qui l'amène à penser qu'il ne réglerait pas les « autres problèmes ». Il n'est donc pas étonnant qu'appliquant la même philosophie à des « faits » différents, Touraine ne par- vienne pour conclure qu'à une autre variante de la politique bureaucratique, aussi vieille que les « faits nouveaux » censés la fonder : un réformisme, dont le contenu reste d'ailleurs parfaite- ment indéfini. Quant au vrai problème, la situation du travailleur dans son travail, Touraine dont la spécialité professionnelle est la sociologie du travail, ne parvient même pas à le poser en termes corrects. Sans pouvoir aborder ici la totalité des problèmes que Tou- raine effleure et « résoud » en huit pages, nous essaierons de mon- trer, sur quelques exemples importants, en quoi consistent sa mé- thode, ses postulats et ses conclusions. 34 UNE DECOUVERTE QUI DATE D'UN SIECLE L'évolution industrielle moderne, l'organisation du travail et la production en série ont fait disparaître, dit Touraine, l'« auto- nomie professionnelle » que possédaient les ouvriers qualifiés d'autrefois. Cette disparition a un caractère positif : « l'apparition des grandes organisations mécanisées dans l'industrie a donc créé une condition indispensable à l'apparition d'une conscience de classe véritable, à la constitution d'un mouvement ouvrier positi- vement révolutionnaire » (p. 9). Touraine oppose cette consta- tation au « modèle sociologique » qui « domine encore la pensée politique de gauche » (p. 8). De quelle gauche s'agit-il ? Pour le marxisme, en tout cas, depuis toujours c'est la perte de l'autonomie professionnelle et des qualifications de métier qui a été considérée comme la condition du développement d'une conscience révolutionnaire chez le pro- létariat (2). Avec un siècle de retard, Touraine ne fait que « dé- couvrir » une idée fondamentale de Marx en se donnant l'air de le dépasser. Ignore-t-il donc que l'analyse de la situation du pro- létariat, dans le premier livre du Capital, ne s'occupe nullement, de la qualification et de l'« autonomie professionnelle » de l'ou- vrier, sauf pour montrer qu'elles sont inéluctablement détruites par le capitalisme, et qu'elle est au contraire centrée sur l'ouvrier parcellaire ? Cette attitude cavalière face à l'histoire des idées s'accom- gne d'une attitude tout autant cavalière à l'égard de l'histoire réelle. Par le passé, dit Touraine, en fonction de l'autonomie pro- fessionnelle « la pensée et l'action ouvrières inclinaient davantage à défendre une classe contre une autre qu'à prendre en charge les problèmes de la société » (p. 9). Ce sont les transformations de l'industrie qui feraient que « désormais le mouvement ouvrier ne repose plus sur la défense d'une partie de la société contre une autre, mais sur la volonté de contrôler l'ensemble de l'organisa- tion sociale » (p. 9). Cette séparation est une contre-vérité totale. Il y a eu, il ya et il y aura aussi longtemps que le capitalisme existe des actions ouvrières visant simplement à défendre les intérêts des travail- leurs, ou même de telle catégorie particulière ; à la limite, lors- qu'une catégorie défend « ses » intérêts en les opposant à ceux des autres, ces actions coincident avec les côtés rétrogrades du mou- (2) « ...les artisans du moyen-âge s'intéressaient encore à leur travail spécial et à l'habileté professionnelle, et cet intérêt pouvait aller jusqu'à un certain goût artistique borné. Mais c'est également pour cela que tout artisan du moyen-âge s'absorbait complètement dans son travail, y était doucement assujetti et lui était subordonné bien plus que l'ouvrier moderne à qui son travail est indifférent ». K. Marx, L'idéologie allemande », p. 206 de l'éd. Costes (Tome VI des « @u- vres Philosophiques »). 35 vement ouvrier. Mais le mouvement ouvrier est devenu révolu- tionnaire dès qu'il a manifesté la volonté de prendre en charge les intérêts de la société entière - c'est-à-dire depuis fort long. temps. Car cette volonté n'a rien à voir avec l'« apparition des grandes organisations mécanisées »; elle s'exprime nettement avec les premières actions d'envergure du prolétariat, qu'il s'agisse de la Commune ou de 1848, ou de la constitution des partis politi- ques et mêmes des syndicats au xixe siècle. L'objectif, hautement proclamé par les premiers syndicats ouvriers, de l'« abolition du salariat » vise-t-il la « défense d'une partie de la société contre une autre » ou bien plutôt l'abolition de toutes les parties et la réorganisation radicale de la société ? Que les entreprises soient primitives, mécanisées ou automatisées, les travailleurs s'aperçoi- vent tôt ou tard qu'ils ne peuvent pas changer leur condition en agissant seulement pour se défendre ou seulement dans le cadre de l'entreprise, mais en s'attaquant à l'organisation totale de la société. Les transformations modernes, techniques et organisation- nelles, de l'industrie ont une énorme importance à de nombreux points de vue ; mais ce ne sont pas elles qui ont conditionné l'ap- parition d'une conscience révolutionnaire chez le prolétariat (3). Mais venons-en au présent. Cette transformation du travail, dit Touraine, en même temps qu'elle crée les conditions de l'ap- parition d'une conscience de classe, « menace cette conscience de classe », et cela pour deux raisons. D'un côté, étant donnée la volonté « de participer à tous les aspects, matériels et non maté- riels, de la culture », « la conscience de classe devient réformiste si le niveau de participation des ouvriers aux valeurs et aux biens sociaux est élevé. Le haut salaire est une forme particulièrement importante de cette forte participation. « D'un autre côté, il y a la « bureaucratisation du travail » et tout ce qu'elle entraîne. (3) Ces deux exemples ne permettent pas seulement de voir où se situent les standards de rigueur scientifique et littéraire de Touraine. Ils sont caractéristiques de l'attitude irresponsable de l'intellectuel de gauche français devant des questions vitales pour le mouvement ou- vrier. Lorsque celui-ci passe sa thèse en Sorbonne, rien n'est à ses yeux suffisamment rigoureux; il multiplie les citations, se contorsionne pour épouser afin de la mieux comprendre la pensée de l'auteur qu'il veut réfuter, se défend de généraliser et d'extrapoler ou ne se le per- met qu'au prix d'infinies précautions et circonlocutions. A cet attirail extérieur se réduit, d'ailleurs, le plus souvent son rapport avec la science. Mais ces belles manières de l'esprit, il s'en dépouille entiè- rement lorsque, en dehors de l'Université, il traite des problèmes qui intéressent le mouvement ouvrier; chez les parents pauvres, tout est permis au Tout-Paris de la science. On peut raconter n'importe quoi, extrapoler et généraliser sans souci, découvrir des idées banales depuis longtemps, en réfuter d'autres qu'on invente soi-même en les attribuant à des adversaires imaginaires bref, pisser de la copie à gauche et à droite. Ce sera toujours assez bon pour des ouvriers. Le Nº en question d' « Arguments » fourmille d'exemples de ce compor- tement. 36 LA « PARTICIPATION » DES OUVRIERS A LA SOCIETE Si la société capitaliste réussit à créer une forte participation aux valeurs et aux biens, « la classe ouvrière s'intègre à l'ensemble de la société et la conscience révolutionnaire s'affaiblit dans une mesure inconcevable auparavant ». Si les salaires s'élèvent, si les ouvriers assistent à des matches de football, s'ils lisent France Soir, s'ils s'habillent comme tout le monde bref s'ils « ne cam- pent plus dans la nation », leur conscience s'altère. Qu'est-ce qu'ils demandent alors ? Apparemment, des salaires encore plus élevés, afin d'assister à plus de matches de football, de lire deux fois plus de France Soir, de s'habiller encore plus comme tout le monde. Des différences dans le mode et le degré de participation et de non-participation du prolétariat aux valeurs et aux biens so- ciaux existent incontestablement par rapport au xixe siècle ; mais cette constatation superficielle ne fonde nullement les conclusions qu'en tire Touraine. Il est entièrement faux d'opposer, comme il le fait, un proletariat du xixe siècle qui ne participait préten- dument du tout à la société de son époque, à un prolétariat du Xxº qui y participerait de plus en plus. A toute époque et néces- sairement, le prolétariat à la fois participe à la société établie et reste en dehors d'elle. L'opposition mythique dressée par Tou- raine, cette véritable image d'Epinal, ne présente un semblant de réalité que dans la mesure où l'on se préoccupe des traits les plus superficiels, les plus extérieurs, de l'existence ouvrière : vêtements, types de loisirs, endroits d'habitation, « conduites linguistiques », etc. Se préoccuper surtout ou même beaucoup de cela, c’est se livrer à cette entomologie descriptive qui passe dans l'Université pour sociologie de la classe ouvrière, c'est participer à l'aliénation typique du « sociologue » bourgeois qui transpose à la société les méthodes les plus rudimentaires des sciences de la nature et à laquelle Touraine n'échappe pas. Il est à la fois absurde de faire du type de la consommation le critère d'une existence de classe, et absurde de ne pas s'apercevoir que ce type reste toujours essen- tiellement différent lorsqu'on considère le grand bourgeois ou bureaucrate et l'ouvrier ou le petit salarié. On peut seulement regretter pour les sociologues que cette différence ne se symbolise plus par des vêtements de velours, que leur myopie aurait moins de difficultés à distinguer des autres (4). Cette participation accrue s'exprimerait en particulier, selon Touraine, par le haut salaire. Nous n'insisterons pas sur cette question, traitée ailleurs dans ce numéro (5). Remarquons sim- plement que si la frontière d'autrefois entre le proletariat et la non. (4) Dans le courrier que l'on reçoit à «'S. ou B. » on peut dire au vu de l'enveloppe si une lettre vient d'un ouvrier ou (5) V. plus haut l'article de P. Canjuers « Sociologie-fiction pour gauche-fiction ». 37 bourgeoisie séparait « la misère de la richesse » (p. 8) cette fron- tière subsiste intégralement aujourd'hui. C'est une chose de dire qu'il n'y a pas de paupérisation, la quantité de consommation des ouvriers mesurée en termes d'objets, s'est accrue. C'est une autre chose de dire ou de laisser entendre que, même pour les catégo- ries qui ont le plus bénéficié de cette évolution, le problème de la consommation a été résolu, qu'il se pose désormais dans les mêmes termes que pour la bourgeoisie à des différences de degrés près. Il faut être aveugle pour ne pas voir qu'il existe à l'intérieur de la société contemporaine une frontière définie précisément par rapport au problème de la consommation (6), que la grande ma- jorité des individus — les quatre cinquièmes et plus des salariés, ouvriers et autres — sont perpétuellement dans la gêne du point de vue matériel, qu'ils luttent constamment « pour joindre les deux bouts » et qu'ils savent parfaitement qu'il y a une minorité pour laquelle ce problème n'existe pas. Il est indifférent à cet gard que cette gêne comporte ou non sc oter ou voiture. L'élé- vation du pouvoir d'achat n'a suivi que de loin l'élévation des besoins créés par la société moderne (« réels » ou « imaginaires », mais du point de vue sociologique cette distinction est entière- ment dénuée de sens : dans un type donné de culture la frustration de l'individu qui ne possède pas de voiture peut être ressentie plus lourdement que la mauvaise nourriture daņs un autre, et à cet égard aussi, Touraine rete précisément prisonnier de la cari- cature primaire et stalinienne du marxisme qu'il prétend dépas- ser), et cette société ne peut tenir, ni du point de vue économique, ni du point de vue idéologique, qu'en créant perpétuellement chez ses membres plus de besoins qu'ils n'en peuvent satisfaire ; car l'élévation du niveau de vie, conçue comme accroissement des quantités de beurre consommé, est le seul but de vie que Khroucht- chev peut proposer aux Russes, de même que le capitalisme amé- ricain est menacé d'effondrement s'il n'arrive pas à faire pénétrer chez ses citoyens l'idéal moral élevé de « deux voitures par fa- mille ». Loin d'être résolue, la contradiction de la consommation capitaliste est poussée au paroxisme par la société contempo- (6) Qu'il soit difficile d'établir avec exactitude à quel niveau de revenu s'établit cette frontière n'affecte en rien cette constatation, 65 000 F par mois en France en 1959 sont-ils un « haut » ou un « bas salaire ? C'est en tout cas nettement au-dessus de ce que gagne la majorité des salariés en France. Que Touraine lise, dans « l'Express du 8 janvier 1955, comment on vit avec le « haut salaire » de 65 000 F par mois. Economistes et sociologues américains sont d'accord pour constater que dans toute la gamme de revenus allant de 2 000 à 20 000 dollars par an, les consommateurs sont gravement préoccupés par l'équilibre de leur budget. En 1948, 45,6 % et en 1949 47,5 % des familles aux Etats-Unis avaient réalisé une épargne nulle ou néga- tive c'est-à-dire avaient accru leur endettement au cours de l'année. V. « Statistical Abstract of the U.S. », 1951, p. 265 et 268. 38 raine, et la tension sur ce plan ne montre aucune tendance à dimi- nuer, comme le prouvent les revendications des salariés dans tous les pays évolués, de plus en plus âpres au fur et à mesure que le niveau de vie s'élève. Le prolétariat, dit encore Touraine « participe aux valeurs ». Mais de quelles valeurs s'agit-il ? Quelles sont les valeurs que la société d'aujourd'hui propose aux individus ? Tout simplement, il n'y en a pas. Nous ne les critiquons pas ; nous ne disons pas qu'elles sont fausses. Nous n'avons pas besoin de le faire. Il nous suffit de constater que cette marchandise n'est plus présente sur le marché. Quelles sont les valeurs de la bourgeoisie française au- jourd'hui ? Elle ne sait pas elle-même, elle n'y croit pas, elle ne croit en rien, elle ne propose rien, elle ne dit rien. Qui parle pour elle ? Personne. Où sont les idéologues de la bourgeoisie ? Nul ne le sait. Y a-t-il un milieu, bourgeois, ouvrier ou autre, où quel- qu’un oserait se lever et dire que la société actuelle est et doit être basée sur le travail, l'honnêteté, l'amour de la patrie, le respect de Dieu, le sens de la famille, sans soulever une immense rigolade ? Cette valeur, serait-ce la culture ? Mais cette culture, de plus en plus séparée de la société et de la vie des gens - ces peintres qui peignent pour les peintres, ces romanciers qui écrivent pour les romanciers des romans sur l'impossibilité d'écrire un roman n'est plus, dans ce qu'elle a d'original, qu’une perpétuel auto- dénonciation, dénonciation de la société et rage contre la culture elle-même. Hors de cela, il y a Daniel Rops et André Stil, ou François Mauriac et Aragon, mais déjà ceux-ci sont de temps en temps secoués par le doute. Il serait étonnant que le prolétariat participe à ces valeurs lorsque la bourgeoisie elle- même depuis longtemps a cessé d'y participer ; il serait étonnant, qu'il trouve dans le mode de vie bourgeois une raison de vivre, lorsque les enfants même des classes dominantes ne la trouvent pas, lorsque la jeunesse privilégiée, de New-York à Stokholm et de Paris à Moscou, est secouée par une rage destructrice contre cette société et cette culture. De façon plus générale : la question n'est pas de savoir si le prolétariat « participe » ou « ne participe pas » à la société. Le prolétariat à la fois participe et ne participe pas, plus exactement sa participation à la société est contradictoire. C'est que sa situa- tion est contradictoire et que la société dont il s'agit est elle-même contradictoire (il ne s'agit là que de deux aspects du même phé- nomène). Elle propose aux gens comme fin un niveau de vie élevé, et éloigne constamment le niveau de vie désirable ; elle prétend voir dans la culture la valeur la plus élevée, et fait de cette culture une activité complètement à part de la vie ; elle se 39 prétend basée sur la souveraineté des citoyens et exclut constam- ment les citoyens des choses publiques, et ainsi de suite (7). Mais tous ces aspects finalement s'organisent et prennent leur sens à partir d'un phénomène central : la production. Le prolé- taire ne se définit pas par sa place dans la consommation ou par le degré plus ou moins grand de sa participation à la société, mais par sa situation dans le processus de production. Et la question qui se pose est : les modifications intervenues dans les rapports sociaux de production tendent-elles à dissoudre le proletariat, à « effacer sa conscience de classe » comme dit Touraine, à l'orien- ter vers le réformisme ou le contraire ? LE PROLET ARIAT ET LA BUREAUCRATISATION Touraine est d'accord pour consédérer que l'essentiel, c'est la place qu'occupe le prolétariat dans le processus social de produc- tion. Malheureusement, il ne comprend pas la signification de cette expression : d'un côté, il confond les rapports de produc- tion avec les formes de la propriété; d'un autre côté, il est inca- pable de voir que l'organisation bureaucratique du travail dans les entreprises du capitalisme moderne laisse intacte, dans son fond, la situation du travailleur et le conflit qui l'oppose au sys- tème social. Constatant que la tendance dominante du capitalisme mo- derne est la tendance à la bureaucratisation, Touraine a l'air de dire que cela modifie du tout au tout la situation du prolétariat dans la production et dans la société : « c'est le principe même de la condition ouvrière qui se trouve bouleversé et le problème de la propriété ne peut plus occuper le rôle central qui lui appar- tenait jusqu'alors : la conscience de classe s'efface ». (p. 11). Les expériences du prolétariat « même dans la vie de travail, ne se réduisent pas à celles de la propriété et de la non-propriété ». D'autres problèmes se posent, « qui ne sont pas automatiquement ni directement résolus par le passage au socialisme ». (7) La contradiction contenue dans l' « élévation du niveau de vie » pratiquée par le capitalisme moderne commence à être perçue par les idéologues bourgeois eux-mêmes; cf. par exemple le dernier livre de l'économiste américain K. Galbraith, « The Affluent Society », 1958. C'est évidemment le moment que choisissent les intellectuels français de gauche, toujours à la pointe du progrès, pour découvrir les mérites de la participation à la société par le moyen de l'élévation du niveau de vie. C'est probablement leur retard sur la pensée bourgeoise qui les habilite à donner des leçons au prolétariat. Sur la destruction de toute participation populaire à la politique de la démocratie capitaliste et sur l'écroulement des valeurs de cette société, voir les excellents chapitres « La société de masse » et « l'Immoralité supérieure » dans * The Power Elite » (1956) de C. Wright Mills, sociologue sans guille- mets. 40 Que le problème de la propriété, au sens formel-juridique, ne puisse pas occuper la place centrale dans le mouvement ouvrier actuel, c'est ce que l'on répète dans cette revue depuis dix ans. Mais cela ne signifie pas que la « conscience de classe s'efface »; une telle conclusion ne se justifierait que si les classes étaient défi- nies à partir de leur relation avec la propriété formelle-juridique, et non précisément à partir de leur place dans « le processus social de production ». Les rapports juridiques de propriété sont com- plètement différents en France, où la propriété privée tradition- nelle des moyens de production est la forme dominante, et en Russie, où ces moyens sont « nationalisés »; cela n'empêche nul. lement la situation de l'ouvrier dans le processus social de pro- duction d'être essentiellement le même dans les deux pays. Le prolétariat ne se définit pas par le fait qu'il a face à lui des pro- priétaires privés. Il se définit comme classe exploitée et aliénée dans son travail, comme classe de salariés attelée à un travail d'exécution face à une classe dominante qui dispose des moyens de production, du travail des salariés et de ses produits ; qu'elle en dispose sous la forme juridique de la propriété privée ou de la propriété « nationalisée » est important sous d'autres rapports, mais absolument indifférent quant à cette question. Ce qui compte, c'est que le pouvoir effectif sur les moyens de production, sur le travail des gens et ses produits appartient à une catégorie parti- culière dans la société. Le caractère secondaire de l'aspect juridique de la propriété ne signifie pas, non plus, que l'appropriation réelle des moyens de production ne soit pas un problème central. Cela Touraine le laisse entièrement de côté. Le « passage au socialisme » dont il parle ne concerne visiblement que l'abolition de la propriété pri- vée, et laisse en dehors la question cruciale : qui dispose effecti. vement des moyens de production « nationalisée » ? Or le socia: lisme ne peut signifier que l'instauration du pouvoir total de la collectivité organisée des travailleurs sur les moyens de produc- tion et sur l'organisation de leur propre travail. C'est là la gestion ouvrière, que Touraine écarte dédaigneusement en deux mots : « simplicité utopique » dit-il. Les positions de Touraine n'auraient un sens que s'il pouvait montrer que ce qu'il appelle, incorrectement, la « bureaucrati- sation du travail », c'est-à-dire la bureaucratisation de l'entreprise capitaliste, avait effectivement comme résultat d'altérer la situation fondamentale du travailleur salarié, si elle faisait disparaître ce que l'on considère, depuis Marx, comme sa détermination princi- pale, c'est-à-dire l'aliénation dans le processus productif, dans le travail lui-même, si, enfin, elle faisait disparaître ou tendait à faire disparaître le conflit entre le travailleur et le système productif et social. Or, c'est sur cette question que Touraine reste le plus flou et le plus contradictoire. D'un côté, il dit que « l'organisation du 41 travail pose un nombre croissant de problèmes qui ne sont que très indirectement reliés au conflit du capitaliste et du prolétaire ». Débarrassé du fétichisme négatif de la propriété privée qui carac- térise Touraine, cela veut dire en clair : loin de résoudre ou d'atténuer les conflits entre les travailleurs et le système de pro- duction, l'organisation bureaucratisée de l'usine ne fait que les multiplier. D'un autre côté, les « injustices de rémunération ou de commandement » ne peuvent être reliées au système capitaliste que par un « raisonnement superficiel » et par ailleurs « elles se corrigent », tout au moins certaines d'entre elles, grâce « à la pression exercée... par les syndicats » (10). Et finalement, plus que de l'élévation du revenu, c'est « d'une modification du travail ouvrier, d'une transformation des tâches d'exécution, de fabri- cation, en tâches de communication » que risque de résulter « une disparition de la conscience de classe ouvrière » (p. 11). LA PROLETARISATION DES EMPLOYES Touraine appuie ces considérations par une comparaison entre les ouvriers industriels et les petits employés ou fonction- naires. L'ouvrier, dit-il, « conserve une conscience de classe plus forte » parce que l'industrie n'est pas encore complètement bureaucratisée ; dans la mesure où elle tendra à l'être de plus en plus, la conscience de classe des ouvriers disparaîtra. La preuve ? Là où la bureaucratisation est complète, chez les petits employés et les fonctionnaires subalternes, cette conscience n'existe pas. Cette comparaison renverse complètement le sens du déve- loppement historique, elle le place littéralement sur la tête. Ce que l'on constate dans la réalité c'est que, loin de représenter un modèle d'absence de conscience de classe dont les ouvriers se rapprocheraient de plus en plus, les petits employés et les fonc- tionnaires subalternes se rapprochent constamment du type de conscience et de comportement qui caractérise le prolétariat industriel. L'entrée en lutte de plus en plus fréquente de ces couches, leur combativité le montrent (8). Les raisons de cette (8) Il est à peine nécessaire de remarquer la superficialité et la désinvolture avec laquelle Touraine passe sur ce phénomène connu de tout le monde, que les catégories numériquement les plus impor- tantes des « petits employés et de fonctionnaires subalternes », les postiers, les cheminots, ne se distinguent en rien des ouvriers indus- triels quant à leur combativité. Sur l'évolution d'autres catégories d'employés assurances, banques v. les articles de R. Berthier dans les Nos 20 et 23 de cette revue. Les luttes des travailleurs de bureau depuis dix ou douze ans ne se comptent plus. « New-York City, 30 mars 1948. A 8 h 55 ce matin, Wall Street a été le théâtre d'une explosion de violence. Des piquets de grève du local 205 du syndicat des employés financiers soutenus par des membres d'un syndicat de 42 . évolution sont multiples. La prolifération de ces couches ne pou- vait qu'aller de pair avec la dégradation rapide de leur position économique relative ; leurs salaires ou traitements sont désormais comparables à ceux des ouvriers industriels, le degré de leur exploitation tout aussi grand. Cette même prolifération, la « massi- fication » de ces catégories, détruit d'autre part chaque jour davantage l'illusion qu'elles pouvaient avoir autrefois d'un statut » social '(status) privilégié et supérieur, en même temps qu'elle a déjà et définitivement détruit ce qui pouvait en former le fondement objectif : une « chance » statistiquement non négligeable de promotion substantielle. Le petit employé sait désormais irréfutablement qu'il mourra petit employé, exacte- ment comme l'ouvrier. Mais le plus important c'est précisément la transformation du processus du travail dans les bureaux. Le premier jour de son arrivée à Paris, un primitif pourrait rester émerveillé devant les maisons à six étages et ne pas remarquer l'existence des avions. Touraine s'extasie de même devant des nouveautés qui n'en sont pas, mais est incapable de discerner les phénomènes les plus révolutionnaires de son époque. Il parle de la bureaucratisation de l'industrie, et n'aperçoit pas l'indus- trialisation des bureaux, qui n'est que l'autre face du même processus. Il oublie que les méthodes d'organisation industrielle sont appliquées aux bureaux dès que ceux-ci atteignent une certaine dimension ; il oublie surtout l'énorme transformation technologique en train de s'accomplir dans ce domaine et qui laisse loin derrière elle les bouleversements les plus grandioses jamais réalisés par l'industrie de fabrication matérielle. Des Pharaons à la deuxième guerre mondiale le travail des comptables est resté virtuellement inchangé; le bouleversement que lui font subir les machines électriques et électroniques depuis dix ans est aussi grand que celui qu'a subi la transformation des métaux depuis dix millénaires. Soumis à une division du travail toujours plus poussée, astreints à des tâches répétitives, contrôlées et standardisées, entraînés dans la mécanisation, les travailleurs des, bureaux ne sont désormais que des salariés exécutants parcellaires, marin de l'AFL ont cassé la figure de quatre policiers à l'entrée de la Bourse et ont occupé le trottoir devant les portes. Une centaine de policiers sont alors intervenus et, après un matraquage furieux, il y eut 12 blessés et 45 arrêtés. Le conflit s'est terminé au bout d'une demi-heure, mais pour le reste de la journée des piquets de grève de 1 200 personnes au total entouraient le bâtiment de la Bourse et injuriaient ceux qui y pénétraient... » (C. Wright Mills, « White Collar », 1956, p. 301). * Environ 250 employés de bureau à l'usine Rootes de Ryton-on-Dunsmore, près de Coventry, ont commencé hier une grève avec occupation des locaux, à propos d'une revendication de paiement de prime, avancée avec la justification que le personnel des bureaux est tout autant important que les ouvriers de production » (« Financial Times », 17 février 1959). 43 exploités et aliénés ; ils sont des prolétaires et se comportent de plus en plus comme tels. Mais Touraine appuis ses « constatations » par des « raison- nements ». La bureaucratisation (ou bien le progrès technique ? Peu importe) transforme les tâches d'exécution et de fabrication en « tâches de communication et de responsabilité ». La bureau- crátisation supprime (ou cache) le patron et laisse le salarié face à une organisation « qui n'est qu'un système de transmission et d'exécution » (et non de décision). Mêler les concepts d'exécution et de fabrication (matérielle) fournit encore un joli exemple de la rigueur de Touraine. Un facteur des P.T.T. ne fabrique rien, cela ne l'empêche pas d'être un pur et simple exécutant. Les tâches de fabrication n'ont pas disparu et ne disparaîtront pas de si tôt – certainement pas avant que le capitalisme ne disparaisse lui-même. Mais là où elles ont disparu, les salariés au bas de l'échelle ne se sont pas transformés en bureaucrates ; ils sont restés des exécutants exploi- tés et aliénés. Seul un avocat du capitalisme pourrait présenter les tâches abrutissantes et déshumanisantes des O.S. sur les machines-transfert chez Renault, par exemple, comme des tâches de « communication et de responsabilité ». Ces ouvriers n'ont éprouvé aucun changement dans leur situation (sinon pour le pire), et n'en éprouveront pas davantage sous prétexte que les sociologues ont baptisé leur tâche monotone et accablante de simple surveillance, « tâche de communication et de responsa. bilité » (9). Et il est proprement incroyable que l'on puisse insinuer que les « petits employés ou les fonctionnaires subal- ternes » se trouvent dans une situation différente de celle des ouvriers parce qu'ils posséderaient une « délégation d'autorité » ; la belle délégation d'autorité que possède une vendeuse des grands magasins ou un postier au guichet ! Leurs tâches, de même que celles d'un ouvrier de fabrication ou d'un ouvrier surveillant un ensemble automatisé, sont rigoureusement circonscrites et définies par la réglementation bureaucratique du travail. Tous sont des simples exécutants et tous possèrent une marge d'autonomie, car cette réglementation qui se veut absolue échoue lamentablement lorsqu'elle essaie de l'être (10). (9) Parlant de l'automation chez Renault, Serge Colomb, technicien de l'usine, a déclaré dans une conférence internationale organisée par l'Agence Européenne de Productivité : « Les heures de travail n'ont pas été réduites, et, bien que payés un peu mieux, les ouvriers des départements automatisés n'ont pas eu les avantages annoncés par les prophètes de l'automation. L'isolement de l'ouvrier au milieu d'un ensemble complexe de machines peut avoir des répercussions: très sérieuses et accentuer la « déshumanisation du travail, qui n'en est que plus durement ressentie en l'absence d'un labeur physique péni- (a Manchester Guardia »; 18 mai 1956). (10) V. à cet égard, dans le N° 23 de cette revue, P. Chaulieu, « Sur le contenu du socialisme », p. 84 à 125. >> ble ». 44 LA BUREAUCRATIE COMME APPAREIL ET COMME CLASSE La suppression (réelle ou apparente) ou l'éloignement du patron a-t-elle les résultats que lui attribue Touraine ? Touraine veut présenter la bureaucratie uniquement comme « un système de transmission et d'exécution ». « Les décisions fondamentales ne sont pas prises à l'intérieur de l'organisation bureaucratique ». Et quelle différence cela peut-il faire ? Est-ce que cela signifie que les salariés ne savent plus contre qui se tourner, ou qu'ils ne tiennent pas leurs supérieurs, immédiats et éloignés, pour responsables de leur sort ? Le fait que le responsable dernier des décisions peut ne pas être l'organisme bureaucratique consi- déré lui-même, mais une instance plus éloignée, serait-elle l' « Etat », n'a jamais empêché les postiers ou les cheminots de se mettre en grève et d'être aussi combatifs que les ouvriers indus- triels, sinon davantage. Car de toute évidence ils savent qu'il existe en dernière analyse une instance qui doit prendre une décision, et se moquent de savoir si c'est un patron privé, une entreprise « nationalisée » (comme Renault ou les Charbonnages de France) ou l'Etat. Ils ne perçoivent pas non plus l'organisme bureaucratique auquel ils font face immédiatement, incarné dans les cadres subalternes et supérieurs par exemple, comme un simple « organisme de transmission et d'exécution » qui serait neutre ; ils identifient ces cadres avec leur exploitation, parce que ces cadres ont commencé par s'identifier eux-mêmes à l'exploitation, leur comportement concret, dans la production quotidienne, ne diffère pas de celui des contremaîtres, chefs de département, etc. dans une usine. Ces choses ne devraient pas avoir à être discutées, et il est caractéristique de la décrépitude de la « gauche » française que de telles absurdités soient célébrées comme une contribution à l'idéologie du mouvement ouvrier. Mais il est utile d'ajouter un mot sur l'origine des idées de Touraine concernant la bureau- cratie. La source de la « définition » de la bureaucratie donnée par Touraine, c'est le sociologue allemand Max Weber (11), et c'est chez Weber que Touraine prend également l'idée que la bureaucratie n'est qu'un système de transmission. Mais chez Weber cette idée fait partie d'une description formelle (« idéal-typique ») de la bureaucratie, qui vise à saisir l'essence de l'appareil bureau- cratique tel qu'il a existé indifféremment sous les Pharaons ou en Prusse, dans l'Eglise catholique ou dans l'entreprise capitaliste moderne, dans l'Armée ou dans les hôpitaux. Jamais Max Weber et que (11) « J'appelle bureaucratie... » dit Touraine. * Je » doit être pris ici au sens large : il s'agit de Max Weber, * Wirtschaft und Gesellschaft », p. 128 de la réédition de 1956, dont la définition est d'ailleurs beaucoup plus riche. 45 n'aurait imaginé que l'on pourrait tirer d'une définition des conclusions sur les rapports réels des hommes dans l'histoire. Là où il a tiré ces conclusions, à partir d'une étude de la réalité de ces rapports, elles sont diamétralement opposées à celles de Touraine : : « Les formes de vie des employés et ouvriers dans l'administration prussienne étatique des mines et des chemins de fer ne sont absolument pas et à aucun degré perceptible diffé- fentes de celles existant dans les grosses entreprises capitalistes. privées » (ib., p. 843). A cela s'ajoute que Max Weber considère l'aspect « système de transmission » uniquement lorsqu'il parle de l'appareil bureaucratique comme tel. Là, dit-il, « toujours la question se pose : qui domine l'appareil bureaucratique existant ? >> (ib., p. 128). Il n'envisage pas, dans ce passage, le problème : qu'est-ce qui se passe lorsque la bureaucratie s'étend et couvre tout le terrain de domination sociale ? Il l'a envisagé ailleurs (12) et il y a répondu : « C'est à la bureaucratisation qu'appartient l'avenir... »>« La bureaucratie d'Etat dominerait, si le capitalisme privé était éliminé, toute seule. » Cela, ajoutait-il, « ne signi- fierait nullement dans la pratique que l'habitacle d'acier du travail industriel moderne serait brisé » (13). Mais en tout cas il est certain que l'on ne peut aujourd'hui présenter la bureaucratie comme un simple « système d'exécution et de transmission », lorsque sur la moitié presque de la terre la bureaucratie est la seule source de pouvoir et de domination. Le sociologue Touraine, s'il voulait suivre ses « définitions », se trouverait face à ce paradoxe insoluble : comment la société russe, par exemple, fonctionne-t-elle, si la bureaucratie y est un simple organisme de transmission et d'exécution ? De transmission et d'exécution de quoi ? Où et par qui sont prises les décisions ? Ce que Touraine est incapable de voir, dans son formalisme (car la définition tronquée de la bureaucratie qu'il donne n'est pas une définition sociologique : c'est la définition qu'en donnerait un professeur de droit administratif) c'est que la bureaucratie n'est pas qu'un appareil chargé de transmettre et d'exécuter ; 3 (12) Dans « Parlament als Regierung » Politische Schriften, p. 148- 54, passage reproduit dans la réédition de 1956 de « Wirtschaft und Gesellschaft comme para. 4 du chap. IX de la deuxième partie (p. 841-845). (13) Ib. p. 842-3. Ces phrases datent de 1917, c'est-à-dire exactement de l'année où Lénine constatait de son côté que « le monopole, en gé- néral, a évolué en monopole d'Etat » (Coll. Works », yol. XX-1, p. 282), « le capitalisme des monopoles est en train de se transformer en capitalisme monopoleur d'Etat » (ib., p. 317). Quarante ans après, ces autres lumières de la gauche française que sont Martinet et Na- ville continuent à affirmer que les seuls qui aient jamais parlé de bureaucratisation et d'étatisation sont Bruno R. et Burnham. V. encore récemment une lettre de Naville dans Le Contrat Social » de jan- vier 1959, p. 60-61. Cela rend évidemment plus commode l'élimination imaginaire du problème de la bureaucratie. & 46 elle est aussi l'ensemble des gens qui peuplent cet appareil, qui ont des intérêts communs et une fonction commune. Lorsque cette fonction se réduit à la surveillance des frontières, à la perception des droits de douane, etc., ils ne forment qu'une catégorie sociale parmi d'autres. Mais que cette fonction devienne de gérer l'en- semble et le détail de la production, de l'économie et de la vie sociale et que la bureaucratie dispose de l'appareil de contrainte, des moyens matériels de production, du travail des gens, de l'édu- cation, alors elle est classe et classe dominante, et les décisions sont prises en son sein (14) et ne peuvent être prises nulle part ailleurs (ou bien Touraine croit-il qu'elles sont prises par le peuple russe lors de l'élection du Soviet Suprême ?) LA LUTTE DES CLASSES SOUS LA DOMINATION BUREAUCRATIQUE Tel est le sens de l'évolution objective du capitalisme moderne. Et cette évolution ne supprime pas, elle ne fait qu'appro- fondir la lutte des salariés exécutants contre le système ; car elle ne supprime pas mais maintient et aggrave leur exploitation et leur aliénation. Cette réalité fondamentale : que le travailleur salarié exécu- tant est exploité, disparaît entièrement de l' « analyse » de Touraine. Car ce n'est pas supprimer le problème de l'exploitation que constater que les salaires ont augmenté. Le prolétariat est exploité s'il reçoit des salaires de 50 sur un produit de 100 ; il l'est tout autant s'il reçoit des salaires de 500 sur un produit de 1 000. Et c'est toujours par rapport au produit total, à la richesse de la société, aux besoins corrélativement accrus, à l'utilisation du produit de son travail par les couches exploiteuses que l'ouvrier juge l'exploitation. Rien n'est changé à cela, ni objectivement, ni dans la perception des ouvriers, si les revenus des exploiteurs prennent la forme de « salaires » au lieu de celle de dividendes. Touraine dit « l'ouvrier... n'a plus en face de lui un entrepreneur mais un directeur salarié... » Les ouvriers de la General Motors, autrement dit, ne se sentiraient plus ou bien ne seraient plus ? l'astuce de Touraine consiste à laisser constamment dans le vague ce type de questions – exploités puisque le Président de la com- pagnie n'est qu'un salarié comme eux, et que la différence qui les sépare n'est qu'une différence de degré : il gagne 400 000 (14) Le processus social réel au cours duquel ces décisions sont for- mées, (qui ne coïncide nullement, bien entendu, avec le processus juridique qui l'habille), la manière dont les intérêts et la position des différentes couches ou groupes de bureaucrates s'y reflètent est un problème que l'on ne peut pas aborder ici. Remarquons simplement que ce processus est essentiellement « irrationnel » et que c'est là une des contradictions fondamentales du capitalisme bureäucratique. 11 dollars par an, eux 4 000 mais il leur reste « la lutte pour l'avancement »... (15). Cette autre réalité, encore plus fondamentale : l'aliénation du travailleur, on l'a vu, reste dans le flou. Ce qu'en dit Touraine, revient à une oscillation répétée entre l'idée que le problème n'existe – ou n'existera plus, du fait de la « disparition des tâches d'exécution », l'idée qu'il est mineur et peut être « cor- rigé », l'idée, presque, qu'il ne s'agit pas d'un problème social mais d'un problème technique ou d'organisation pure, l'idée enfin que les aspirations et les revendications des ouvriers ne le ren- contrent plus. Nous n'avons pas besoin de discuter cette question « en général » (16). Il suffit de dire quelques mots de la « transfor- mation radicale de la conscience ouvrière » découverte par Touraine, de cet effacement de la conscience de classe et de ces nouveaux objectifs que le prolétariat, semble-t-il, se pose - on se posera ? ou doit se poser ? désormais : « la lutte pour l'avancement, pour la sécurité de l'emploi, pour l'élévation des traitements, pour la réforme du commandement ». On ne peut pas s'empêcher d'admirer cet horrible mélange. Touraine y fourre pêle-mêle des revendications qui ont existé de tout temps (l'élévation des salaires, baptisés « traitements ». puis- que les ouvriers sont désormais des bureaucrates), des revendi- cations purement imaginaires (la réforme du commandement !) et des attitudes, comme « la lutte pour l'avancement », à la fois simplement individuelles (l'avancement de tout le monde dans une structure hiérarchique n'a aucun sens) et nettement réaction- naires (cette « lutte » ne peut qu'opposer les salariés les uns aux autres et est effectivement utilisée par la bureaucratie dirigeante pour les diviser). (15) Il est impossible de discuter les invraisemblables affirmations de Touraine sur le salaire, qui ne peuvent découler que d'une igno- rance totale des notions les plus élémentaires de l'économie politique : ainsi par exemple l'idée que la plus-value est la différence entre le prix de vente d'une marchandise et le prix auquel le capitaliste achète le travail (p. 11). Remarquons simplement que l'idée de Touraine sui- vant laquelle l'ouvrier relie désormais l'idée du juste salaire non plus à son effort ou au prix du produit de son travail mais au prix de la vie » (ib.) ne représente qu'une extrapolation absurde de ce qui se passe au cours d'une période d'inflation (où les salariés essaient de défendre leur pouvoir d'achat contre la hausse des prix) à toutes les périodes. Les ouvriers ne cessent pas de revendiquer lorsque l'infla- tion cesse, ni ce n'est « l'inflation qui convainct l'ouvrier que la société fonctionne contre lui » (p. 12). Les « rounds » annuels de revendica- tions de salaires aux Etats-Unis et en Angleterre, inflation au pas infla- tion, auraient pu empêcher Touraine d'écrire des absurdités si seule- ment, il se souvenait, lorsqu'il fait de la théorie supérieure, de ce qu'il lit dans son quotidien. (16) Voir la réponse de Mothé à Touraine dans le même numéro d'. Arguments ». Voir également les textes de Romano, Vivier, Mothé, Berthier publiés par « S. ou B ». 48 On ne peut pas non plus s'empêcher d'admirer la méthode « scientifique » utilisée à ce propos par Touraine. Car enfin il est franchement ridicule d'essayer de déduire de considérations a priori les bouleversements de la condition et de la conscience ouvrière qui résulteront d'un « système d'organisation bureau- cratique », lorsque ce système est déjà une réalité intégrale pour neuf cent millions d'individus de Budapest à Shangai et que l'on peut observer et constater ce qui s'y passe. Que penseriez-vous d'un naturaliste qui dirait : « D'après mes calculs et mes raison- nements, les crocodiles sont des oiseaux vivant dans le désert, se nourrissant essentiellement de Quaker Oats et que l'évolution amènera à perdre leurs ailes dans un délai rapproché. >> Vous vous demanderiez pourquoi le naturaliste en question ne va-t-il pas plutôt observer et étudier ces crocodiles là où ils se trouvent, au lieu de les construire dans son esprit, ou du moins, pourquoi ne lit-il pas ce que les voyageurs rapportent à leur égard. Ce naturaliste ressemble étrangement à M. Touraine. Car dans les pays de l'Est, où la bureaucratisation de la production et de la société a été accomplie à 100%, ce que l'on constate c'est que la lutte entre exécutants et dirigeants, loin de s'atténuer, s'approfondit. Lorsqu'ils ont pu: agir au grand jour, les travailleurs de ces pays (ouvriers aussi bien que petits employés et fonctionnaires subalternes) ont agi dans un sens non pas réfor- miste mais révolutionnaire. Nous disons bien révolutionnaire, et non simplement insurrectionnel ; ce n'est pas seulement que les ouvriers de Berlin-Est, de Poznan et de Budapest ont lutté physi- quement contre la bureaucratie, c'est que l'objectif explicite de cette lutte était le bouleversement radical des rapports sociaux, dans la production aussi bien que dans l'Etat. Ils n'ont pas demandé leur « avancement », ils ont attaqué le système même dans lequel cet « avancement » existe, ils se sont dressés contre la structure hiérarchique elle-même. Ils n'ont pas demandé la « réforme » du commandement bureaucratique mais la destruc- tion du commandement bureaucratique et son remplacement par la gestion ouvrière de la production. Ils ont pu montrer de façon concrète ce que signifie la gestion ouvrière, en exigeant la suppression des normes de travail ; suppression qui en effet attaque au plus profond l'appareil bureaucratique de direction et tend à rétablir la gestion de son travail par le travail- leur au niveau le plus élémentaire. Ils n'ont pas demandé à « participer davantage » à la société, mais à la diriger : les ouvriers de Berlin-Est demandaient « un gouvernement de métal- lurgistes » (17). C'est là la réalité première que Touraine avec son objec- tivité scientifique s'obstine à ignorer, en lui substituant son propre (17) Voir les analyses de ces luttes dans les numéros 13, 20, 21, 23 et: 24 de cette revue. 49 idéal petit bourgeois de l' « avancement » et de la « réforme du commandement »: si l'on pouvait humaniser les adjudants et avoir la possibilité d'être promu adjudant soi-même, tout serait réglé. En cela il n'est pas seul ; dans les neuf dixièmes des cas, la « gauche » française a observé devant les aspects les plus pro- fonds des révoltes ouvrières de l'Est un silence hargneux. Dieu sait si elle a parlé interminablement de ce que Khrouchtchev a fait, de ce que Nagy a dit, de ce que Kadar ou Gomulka ont eu tort ou raison de penser. Mais sur l'activité des ouvriers hongrois . pendant la révolution, sur les Conseils d'entreprise : rien. C'est que cette activité, ces Conseils, mettaient en question son rôle de représentant et de sauveur du peuple. Le peuple essayait tout d'un coup de se représenter et de se sauver lui-même : quel enfan- tillage, quelle simplicité utopique.! Ce que montre donc l'évolution du prolétariat sous le capi- talisme bureaucratique, ce n'est pas que la conscience de classe s'efface, mais au contraire qu'elle atteint son niveau le plus élevé. Car à travers ces luttes, et en particulier à travers la revendication de la gestion ouvrière, s'exprime l'objectif dernier du prolétariat : la suppression non pas simplement de la forme de la propriété privée, mais du contenu réel des rapports capitalistes comme exploitation et aliénation, la restauration de la domination des hommes sur leur travail, sur ses moyens et sur ses produits. Et c'est précisément, à l'opposé de ce que dit Touraine, la forme que prend sous le capitalisme bureaucratique, la lutte pour le contrôle des moyens de production. La gestion ouvrière est en effet inconcevable sans la domination des producteurs sur les moyens de production, sur l'organisation de la production, sur les résultats de la production. UNE DERNIERE NOUVEAUTE : LE REFORMISME Si les analyses sociologiques du sociologue Touraine sont bâties sur ce sable, on comprendra que nous estimions superflu de discuter de la superstructure politique qu'il veut leur faire supporter. On ne peut discuter des couleurs avec des aveugles, ni de politique avec quelqu'un qui en parlant des syndicats en France depuis la guerre ces syndicats qui se sont vautrés dans la collaboration de classe la plus totale — leur reproche leur « intransigeance révolutionnaire », leurs « manifestations de fermeté idéologique », leur « opposition idéologique et politique totale à la société actuelle », leur « rêve de la dictature du prolé- tariat » (p. 14 et 15). Rêve en effet – d'un sociologue bien endormi et qui a de l' « intransigeance révolutionnaire » à peu près la même idée que M. Gabriel-Robinet. On ne peut discuter du prolétariat avec quelqu'un qui le confond constamment avec les bureaucrates politiques et syndicaux qui l'enchaînent à son exploitation. On ne peut discuter des objectifs du mouvement 50 ouvrier avec quelqu'un qui lui propose de se soumettre en fait à la direction mendésiste, c'est-à-dire l'aile « libérale » du capi- talisme français. Remarquons simplement, pour terminer, qu'en tant qu'homme de science, politicien épris d « empirisme », contempteur des mythes et pourfendeur de l'utopisme simpliste de la gestion ouvrière, Touraine a perdu une excellente occasion de soumettre ses conclusions pratiques à l'épreuve de la réalité. Car ce réfor- misme qu'il propose au prolétariat français, ces syndicats « forts », participant à tous les « organismes mixtes » que l'on voudra, cette « gauche » politiquement unifiée et qui accepte de « participer au pouvoir politique » – tout cela existe, dans beaucoup de pays, et par exemple en Angleterre. Et à quoi cela conduit-il ? Les ouvriers anglais se détachent de plus en plus de la bureau- cratie syndicale, s'organisent autour des shop-stewards, déclen- chent chaque jour à propos de tout et de rien dix grèves dont la majorité « inofficielles » c'est-à-dire sans ou contre l'avis du syndicat (18). Où en est la gauche anglaise ? Nulle part. Depuis huit ans, le parti travailliste essaye péniblement de trouver un programme et n'y arrive pas. C'est la bourgeoisie anglaise qui en est, plus que tout autre, consternée. Ses organes, l'Economist, le 'Financial Times, supplient périodiquement les dirigeants tra- vaillistes de faire un effort d'imagination et d'inventer quelque chose qui puisse leur servir de programme ; sans cela, disent-ils, l'avenir de la démocratie anglaise, qui ne pourrait pas continuer à exister sans un deuxième parti, est compromis. Le prolétariat lui-même a toujours été et sera toujours, aussi longtemps que le capitalisme durera, partiellement « réformiste » : c'est-à-dire il essaie toujours et par tous les moyens d'améliorer sa situation. En ce sens, il peut appuyer pendant longtemps des partis ou des syndicats réformistes, lesquels peuvent pour des faisons de tous ordres avoir plus d'importance dans un pays que dans un autre. Mais la question n'est pas là. Toute cette action réformiste (commencée non pas avec l'apparition des « grandes entreprises mécanisées » mais il y a plus de cent ans) n'a en rien résolu les problèmes de la société contemporaine, ni éliminé le conflit entre les classes. Les organisations bureaucratisées qui s'en sont fait les champions se trouvent aujourd'hui éloignées (18) Que Touraine se donne la peine de suivre pour une semaine seulement le « Financial Times », dont pourtant le rôle n'est pas de : rendre compte des mouvements ouvriers. Il y verra une moyenne de cing ou six grèves par jour, affectant «, tous » les aspects de la vie et de la production dans l'entreprise capitaliste. Il y verra également, de temps en temps, les appels pressants que la bourgeoisie anglaise adresse aux syndicats pour qu'ils « améliorent leur organisation et leurs contacts avec leur base c'est-à-dire pour qu'ils reprennent er main les ouvriers. > . 51 du prolétariat presque autant que les autres institutions de la société capitaliste. Une politique socialiste, par contre, n'a de sens que si, au-delà des améliorations partielles, elle essaie d'aider les prolétaires à modifier radicalement leur situation, à se libérer de l'esclavage capitaliste et bureaucratique. Une politique socia- liste n'a de sens que si elle est révolutionnaire. Jean DELVAUX. 52 Prolétariat et organisation Le texte Organisation et parti, publié dans notre préédent nuéro, exprimait les vues d'un certain nom- bre de collaborateurs de la revue qui se sont séparés de nous à cause des divergences existant sur le pro- blème de l'organisation révolutionnaire. Le texte pu- blié ci-dessous représente les positions de la majorité des collaborateurs de Socialisme ou Barbarie. Les organisations que la classe ouvrière avait créées pour se libérer sont devenues des rouages du système d'exploitation. Telle est la brutale constatation qui s'impose à tous ceux, travailleurs et militants, qui regardent la réalité en face. Et beaucoup sont aujourd'hui paralysés par ce dilemme : comment agir sans s'orga- niser ? Et comment s'organiser, sans retomber dans l'évolution qui a fait des organisations traditionnelles les ennemis les plus acharnés des fins qu'elles devaient réaliser ? Certains croient pouvoir trancher la question de façon pure- ment négative. L'expérience prouve, disent-ils, que toutes les orga- nisations ouvrières ont dégénéré; donc toute organisation est condamnée à dégénérer. C'est tirer de l'expérience trop ou trop peu. Toutes les révolutions jusqu'ici ont été vaincues ou ont dégé- néré. Faut-il en déduire que l'on doit abandonner la lutte révolu- tionnaire ? Défaite des révolutions et dégénérescence des organi- sations expriment, chacune à son niveau, un même fait : la société établie sort provisoirement victorieuse de sa lutte avec le prolé- tariat. Veut-on en conclure qu'il en sera toujours ainsi, il faut alors être logique et se retirer sous sa tente. Car poser le problème de l'organisation n'a de sens qu'entre gens persuadés qu'ils peu- vent et doivent lutter en commun, donc en s'organisant, et qui ne commencent pas par postuler que leur défaite est inéluctable. Mais pour ceux là, les questions que soulève la dégénéres- cence des organisations ouvrières prennent alors tout leur sens, et exigent des réponses positives. Pourquoi ces organisations ont- elles dégénéré, et que signifie exactement cette dégénérescence ? Quel a été leur rôle dans l'échec provisoire du mouvement ou- vrier ? Pourquoi le prolétariat les a-t-il soutenues ou ne les a-t-il pas dépassées ? Que faut-il en conclure sur l'organisation et l'ac- tion dans l'avenir ? . 53 1 sera A ces questions il n'y a pas de réponse simple, car elles affec- tent tous les aspects et toutes les tâches du mouvement ouvrier contemporain. Il n'y a pas non plus de réponse simplement théo- rique. Le problème de l'organisation révolutionnaire ne résolu qu'à mesure de la construction réelle de cette organisation, qui à son tour dépendra du développement de l'activité de la classe ouvrière. Il doit cependant recevoir un début de solution dès maintenant. Les révolutionnaires ne peuvent pas s'abstenir de toute activité en attendant le développement des luttes ouvrières. Celles-ci ne résoudront pas le problème de l'organisation des révo- lutionnaires, elles ne feront que le poser à un niveau plus élevé. Et dans le développement de ces luttes, l'organisation a un rôle à jouer. Il n'y aura ni construction réelle de l'organisation sans développement des luttes, ni développement durable des luttes sans construction de l'organisation. Si l'on ne partage pas ce pos- tulat, si l'on pense que ce que l'on fait ou l'on ne fait pas n'a pas d'importance, si l'on agit uniquement pour être en règle avec sa conscience morale, on n'a pas besoin de lire les pages qui suivent. Ce début de solution ne peut pas être empirique, ni une somme de recettes négatives. Une collectivité de révolutionnaires ne peut qu'adopter des règles positives d'activité et de fonctionne- ment, et ces règles doivent découler de ses principes. Aussi réduite que soit l'organisation, son fonctionnement, son activité, sa pra- tique quotidienne doivent être l'incarnation visible et contrôlable par tous des fins qu'elle proclame. Répondre au problème de la construction d'une organisation révolutionnaire exige donc de partir de l'ensemble de l'expérience du mouvement révolutionnaire et d'analyser les conditions devant lesquelles place ce mouvement la deuxième moitié du XXe siècle. Il faut pour cela effectuer ce qui peut apparaître comme un détour, revenir aux idées les plus fondamentales, reconsidérer les objectifs révolutionnaires et l'histoire du mouvement ouvrier. 1 LE SOCIALISME : GESTION DE LA SOCIETE PAR LES TRAVAILLEURS Un fait domine, par ses conséquences directes et indirectes, l'histoire de l'humanité au XXe siècle. La classe ouvrière a effectué une révolution victorieuse en 1917, en Russie ; et, loin de conduire au socialisme, cette révolution a abouti finalement au pouvoir d'une nouvelle couche exploiteuse, la bureaucratie. Pourquoi, et comment ? (1) (1) L'analyse de cette question a'occupé une place centrale du travail de Socialisme ou Barbarie »; on ne peut ici qu'en résumer les conclusions. Voir, dans cette revue l'éditorial du nº 1, « Socialisme ou Barbarie »; dans le n° 2, « Les rapports de production en Russie » ; dans le n° 17, « Sur le contenu du socialisme », etc. 54 Le prolétariat russe, en 1917, s'est mobilisé pour détruire le pouvoir du Tsar et des capitalistes et pour supprimer l'exploita- tion ; il s'est armé, et il s'est organisé dans les comités de fabrique et les Soviets pour mener sa lutte. Mais, lorsqu'après une longue guerre civile les derniers débris de l'Ancien Régime furent élimi- nés, il se trouva que le pouvoir économique et politique était à nouveau concentré entre les mains d'une nouvelle couche de diri- geants, cristallisée autour du parti bolchevik. Le prolétariat n'as- sumait pas la direction de la nouvelle société ce qui est une autre façon de dire qu'il n'y était pas la classe dominante. Dès lors, il ne pouvait que redevenir classe exploitée. La dégénéres- cence de la révolution russe n'a été rien d'autre que ce retour au pouvoir exclusif d'une couche particulière. Tous les facteurs qui ont conduit à cette dégénérescence ont finalement la même signification profonde : le prolétariat n'a pas assumé la direction de la révolution et de la société qui en a résulté. C'est le parti bolchevik qui a tendu dès le départ et a réussi très tôt à exercer la totalité du pouvoir dans le pays. Ce parti s'était constitué sur l'idée qu'il était le dirigeant naturel du prolétariat et l'expression de ses intérêts historiques. Mais les idées et l'attitude du parti bolchevik n'auraient pas pu prévaloir si la classe ouvrière elle-même, dans sa grande majorité, ne les partageait pas et ne tendait à voir dans le parti l'organe néces- saire de son pouvoir. Ainsi les organismes qui devaient exprimer la domination politique des masses travailleuses, les Soviets, ont été rapidement transformés en appendices du pouvoir bolchevik. Cependant, même si cette évolution n'avait pas eu lieu sur le plan politique, rien de fondamental n'aurait changé, car la révolution n'avait apporté aucune modification profonde aux rap- ports réels de production. Les propriétaires privés expropriés ou exilés, l'Etat bolchevik a confié la direction des entreprises à des dirigeants nommés par lui et a combattu les quelques tentatives des ouvriers de s'emparer de la gestion de la production. Mais celui qui commande la production commande en dernière analyse la politique et la société. Une nouvelle couche de dirigeants de la production et de l'économie s'est ainsi rapidement formée qui, s'agglomérant aux dirigeants du parti et de l'Etat, a constitué la nouvelle classe dominante (2). (2) On' a essayé pendant longtemps, de réduire les facteurs qui ont provoqué la dégénérescence de la révolution russe à l'isolement inter- national de la révolution et au caractère arriéré de la Russie. Cette explication n'explique rien : l'isolement international et l'arriéra- tion du pays auraient pu. tout aussi bien conduire à la défaite pure et simple de la révolution et à la restauration du capitalisme, ils ne montrent nullement pourquoi la révolution a pu à la fois vaincre et dégénérer. Mettre l'accent sur ces facteurs, c'est à la fois escamoter ce qui fait la spécificité historique de l'évolution russe et passer sous silence ses enseignements les plus féconds pour la pratique révolu- 55 La conclusion fondamentale de l'expérience de la révolution russe est donc qu'il ne suffit pas que le prolétariat détruise la domination étatique et économique de la bourgeoisie. Le proléta- riat ne peut réaliser l'objectif de sa révolution que s'il édifie son propre pouvoir dans tous les domaines. Si la direction de la pro- duction, de l'économie, de l' « Etat » deviennent à nouveau la fonc- tion d'une catégorie spéciale d'individus, l'exploitation et l'op- pression des travailleurs renaîtront fatalement. Avec elles renaîtra aussi la crise permanente qui déchire les sociétés contemporaines et qui trouve son origine dernière dans le conflit entre dirigeants et exécutants au sein de la production. Le socialisme n'est et ne peut être rien d'autre que la gestion de la production, de l'économie et de la société par les travailleurs. A cette idée, qui a constitué dès le départ le centre des conceptions de Socialisme ou Barbarie, la révolution hongroise a fourni depuis une confirmation éclatante (3). L'AUTONOMIE DU PROLETARIAT L'idée de gestion ouvrière de la production et de la société implique que le seul pouvoir dans la société post-révolutionnaire est celui des organismes de masse des travailleurs (les Conseils) qui l'exercent directement. Il ne peut être question que des orga- nismes spéciaux quelconques, par exemple des partis politiques, assument des tâches de pouvoir et de gouvernement. Mais il ne s'agit pas là d'une simple règle constitutionnelle ; cette idée oblige à reconsidérer l'ensemble des problèmes théoriques et pra- tiques qui se posent au mouvement révolutionnaire. Il n'y aurait en effet aucun sens à parler de gestion ouvrière si les travailleurs n'étaient pas capables de l'assumer, et donc de produire des nouveaux principes d'organisation et d'orientation de la vie sociale. La révolution et encore plus la construction d'une société socialiste présuppose que la masse organisée des travail- leurs est devenue capable de diriger, en se passant de toute per- sonne interposée, l'ensemble des activités de la société donc qu'elle est devenue capable de se diriger elle-même à tous égards tionnaire. Isolément et arriération ont favorisé cette évolution, ont concrétisé sa figure, mais n'en ont pas déterminé la signification. Il est impossible de faire de la bureaucratisation un accident, et tout autant impossible de prétendre qu'une révolution étendue à l'Alle- magne, par exemple, ne « pouvait » pas dégénérer. L'évolution ulté- rieure a amplement montré que le problème de la bureaucratie se posait pour l'ensemble du prolétariat international et qu'il ne pouvait être résolu qu'en fonction d'une expérience de la bureaucratie comme réalité. (3) Voir le n° 20 de cette revue, presqu'exclusivement consacré à la révolution hongroise, et les textes de révolutionnaires hongrois publiés dans les nos 21 et 23. 56 et de façon permanente. La révolution socialiste ne peut être que le produit de l'activité autonome du proletariat, autonome signi- fiant : qui se dirige elle-même, qui n'obéit qu'à elle-même. Il ne faut pas confondre cette question avec celle de la capa- cité technique du prolétariat à diriger la production (4). Le pro- létariat c'est l'ensemble des travailleurs salariés et exploités, c'est le producteur collectif. Les connaissances techniques ont cessé depuis longtemps d'être le monopole de quelques individus ; elles appartiennent à une masse de travailleurs de bureau ou de laboratoire, soumis à une division chaque jour plus poussée du travail et ne recevant qu'un salaire à peine supérieur à celui des manuels. Les « chefs » techniques sont tout autant superflus que les contremaîtres dans la production ; ce ne sont pas de grands ingénieurs irremplaçables, mais des bureaucrates qui dirigent et « organisent » (c'est-à-dire désorganisent) le travail de la masse des techniciens salariés. L'ensemble des travailleurs exploités des ateliers et des bureaux contient en lui-même toutes les capacités techniques de l'humanité contemporaine. La question de la direc- tion « technique » de la production, pour le prolétariat au pou- voir, ne sera donc absolument pas une question technique, mais la question politique de l'unité des travailleurs des ateliers et de ceux des bureaux, de la coopération entre eux, de la gestion com- mune de la production. Et de même, dans tous les domaines, ce sont des questions politiques qui se poseront au pouvoir proléta- rien : sa propre organisation, les rapports entre centralisation et décentralisation, l'orientation générale de la production et de la société, les relations avec les autres couches sociales (paysannerie, petite bourgeoisie), les relations internationales, etc. Le socialisme présuppose donc un degré élevé de conscience sociale et politique du prolétariat. Il ne peut pas résulter d'une simple révolte du prolétariat contre l'exploitation, mais seulement de la capacité du prolétariat à tirer de lui-même des réponses positives aux immenses problèmes que posera la reconstruction de la société moderne. Personne ne peut avoir cette conscience « pour » le prolétariat et à sa place – ni un individu, ni un groupe, ni un parti. Ce n'est pas seulement qu'une telle substitu- tion conduirait inéluctablement à la cristallisation d'une nouvelle couche de dirigeants et ramènerait rapidement la société à tout le « fatras antérieur ». C'est qu'il est impossible qu'une catégorie particulière assume des tâches qui sont à l'échelle de l'humanité et d'elle seule. Ce sont les problèmes d'une société d'exploitation qui peuvent être résolus par une minorité de dirigeants ; ou plu- tôt, qui pouvaient l'être car la crise des régimes contemporains (4) Cette confusion constitue l'essentiel des pseudo-analyses de Burnham sur la bureaucratie. Voir les premiers chapitres de l'« Ere des organisateurs », 57 traduit précisément ce fait, que la direction de la société moderne est une tâche qui désormais dépasse la capacité de toute catégorie particulière. Cela vaut infiniment plus pour les problèmes que posera la reconstruction socialiste de la société qui ne pourront être ni résolus, ni même posés correctement sans le déploiement de l'activité créatrice de l'immense majorité des individus. Car cette reconstruction signifie exactement et rigoureusement : tout reprendre et tout refaire --- les machines, les usines, les objets de consommation, les maisons, les systèmes d'éducation, les institu- tions politiques, les musées, les idées, la science elle-même - d'après les besoins des travailleurs et dans leur perspective. De ces besoins et de la manière de les satisfaire, seuls les travailleurs eux- mêmes peuvent être juges. Car, même si sur tel point particulier des spécialistes ont une conception plus « correcte », elle ne .vau- dra rien aussi longtemps que les intéressés n'en verront pas la justesse et la nécessité. Et toute tentative d'imposer aux gens, concernant leur propre vie, des solutions qu'ils n'approuvent pas en fait immédiatement et automatiquement des solutions mons- trueusement fausses. LE DEVELOPPEMENT DU PROLETARIAT VERS LE SOCIALISME Le socialisme ainsi conçu, est-il une perspective historique, une possibilité qui existe au sein de la société moderne, ou bien un rêve ? Le prolétariat est-il simplement matière à exploitation, une classe moderne d'esclaves industriels explosant périodique- ment dans des révoltes sans issue ? Ou bien les conditions de son existence et sa lutte contre le capitalisme l'amènent-elles à déve- lopper une conscience c'est-à-dire une attitude, une mentalité, des idées et des actions dont le contenu tend vers le socia- lisme ? La réponse à cette question se trouve dans l'analyse de l'his- toire réelle du prolétariat, de sa vie dans la production, de ses mouvements politiques, de son activité pendant les périodes de révolution analyse qui conduit en retour à bouleverser les idées traditionnelles sur le socialisme, les revendications ouvrières ou les formes d'organisation. Tout d'abord, la lutte du prolétariat contre le capitalisme n'est ni uniquement « revendicative » ni uniquement « politi- que »; elle commence dans la production. Elle ne concerne pas simplement la répartition du produit social, ou, à l'autre bout, l'organisation générale de la société ; elle s'attaque dès le départ à la réalité fondamentale du capitalisme, les rapports de produc- tion dans l'entreprise. La soi-disant « rationalisation » de la production capitaliste n'est qu'un tissu de contradictions. Elle consiste à organiser le travail en dehors des travailleurs et en sup- primant le rôle humain de ceux-ci - ce qui est intrinsèquement 58 absurde du point de vue de l'efficacité productive elle-même ; elle vise à augmenter sans cesse leur exploitation ce qui les dresse constamment contre elle. La lutte des travailleurs contre cette organisation, loin d'avoir comme seul objet le salaire, domine tous les aspects et tous les instants de la vie de l'entreprise. C'est que, d'abord, le conflit entre ouvriers et direction autour des salaires ne peut pas ne pas affecter rapidement tous les aspects de l'organisation du tra- vail (5). Ensuite, quel que soit le niveau des salaires, les ouvriers sont fatalement amenés à combattre des méthodes de production qui entraînent leur déshumanisation chaque jour plus intolérable. Cette lutte ne reste pas et ne peut pas rester purement négative, elle ne vise pas simplement à limiter l'exploitation. La production doit s'effectuer quand même, et les ouvriers, en même temps qu'ils combattent les normes et l'appareil bureaucratique de contrainte, maintiennent une discipline de travail et instaurent une coopé. ration qui s'opposent, dans l'esprit comme dans la lettre, au règle- ment de l'usine. Ils assument ainsi certains aspects de la gestion de la production, en même temps qu'ils posent dans les faits des nouveaux principes d'organisation des rapports humains dans la production ; ils combattent la morale capitaliste du gain indivi. duel maximum et tendent à la remplacer par uné nouvelle morale de solidarité et d'égalité (6). Cette lutte n'est ni accidentelle ni reliée à une forme parti- culière d'organisation de la production capitaliste. Chaque fois que le capitalisme, pour en sortir, bouleverse les techniques et les méthodes de production, elle surgit à nouveau. La tendance ges- tionnaire des ouvriers qu'elle traduit a une portée universelle, en extension aussi bien qu'en profondeur. Elle existe en Russie aussi bien qu'aux Etat-Unis, en Angleterre aussi bien qu'en France. Bien que la lutte du prolétariat dans la production reste « ca- chée », car elle ne comporte ni organisation formelle, ni pro- gramme formulé, ni action au grand jour, son contenu se retrouve (5) Le niveau effectif des salaires dans la plupart des cas est beau- coup moins déterminé par les taux officiels de salaire, les conventions collectives et les accords syndicaux, et beaucoup plus par ce qui se passe dans la production : le contrôle des pièces, la répartition du temps des ouvriers entre différents types de travaux et surtout les nor- mes ont là-dessus une importance décisive, et tous ces facteurs sont l'objet d'une lutte acharnée et permanente entre ouvriers et direction. (6) Les sociologues industriels bourgeois, comme Elton Mayo, s'en sont aperçu depuis fort longtemps. Les « marxistes » actuels sont la plupart du temps des défenseurs acharnés de la hiérarchie. Pour peu que l'on comprenne cette situation de l'entreprise contemporaine, on voit immédiatement l'inanité de tout « socialisme » qui se limiterait à des modifications extérieures à l'entreprise et qui ne commencerait pas par bouleverser profondément le régime quotidien de la produc- tion. 59 dans l'activité des masses chaque fois qu'une crise révolutionnaire secoue la société capitaliste. Dans toutes les usines du monde, les ouvriers combattent constamment les normes ; et la suppression des normes était une des revendications les plus importantes des Conseils ouvriers hongrois en 1956. Les Conseils ouvriers sont constitués sur le principe de la révocabilité des délégués, comme l'étaient la Commune et les Soviets ; les délégués d'atelier (shop- stewards) des usines anglaises sont constamment révocables par les travailleurs qui les ont élus auxquels ils rendent régulièrement compte de leur activité. Née dans l'obscurité de la vie quotidienne des producteurs, la conception socialiste de la société explose au grand jour lors des révolutions prolétariennes qui jalonnent l'histoire du capita- lisme. Loin de s'insurger simplement contre la misère et l'exploi- tation, le prolétariat pose alors le problème d'une nouvelle orga- nisation de la société dans son ensemble, et lui fournit des répon- ses positives. La Commune de 1871, les Soviets de 1905 et de 1917, les Comités de fabrique en Russie en 1917-18, les Conseils d'usine en Allemagne en 1919-20, les Conseils ouvriers en Hongrie en 1956 ont été à la fois des organismes de lutte contre la classe dominante et son Etat, et de nouvelles formes d'organisation des hommes à partir de principes radicalement opposés à ceux de la société bourgeoise. Ces créations du prolétariat ont réfuté dans la pratique les idées qui dominent depuis des siècles l'organisation politique des hommes. Elles ont montré la possibilité d'une orga- nisation sociale centralisée qui, loin d'exproprier politiquement la population au profit de ses « représentants » soumet au contraire ceux-ci au contrôle permanent de leurs mandants et réalise pour la première fois dans l'histoire moderne la démocratie à l'échelle de la société entière. De même, la gestion ouvrière de la produc- tion, demandée par les Comités de fabrique russes en 1917 a été réalisée par les ouvriers espagnols en 1936-37 et proclamée comme un de leurs objectifs fondamentaux par les Conseils ouvriers hon- grois en 1956. Mais le développement du prolétariat vers le socialisme ne se manifeste pas seulement dans la vie de l'entreprise ou lors des révolutions. Dès le début de son histoire le prolétariat lutte contre le capitalisme de façon explicite, c'est-à-dire en constituant des organisations politiques. La tendance de la classe ouvrière ou de larges couches d'ouvriers à s'organiser pour lutter de façon ou- verte et permanente traverse comme un fil rouge l'histoire mo- derne ; en l'ignorant on se condamnerait à comprendre aussi peu le prolétariat et le socialisme qui si l'on prétendait ignorer la Com- mune ou les Conseils. Car elle manifeste, chez le prolétariat, à la fois le besoin et la capacité de poser le problème de la société com- me tel non pas simplement lors d'une explosion révolutionnaire mais de façon systématique et permanente, de dépasser le terrain 60 de sa défense économique et d'opposer à l'idéologie bourgeoise sa propre conception de la société ; de sortir du cadre de l'atelier, de l'entreprise et même de la nation, et de poser la question du pouvoir à l'échelle internationale. Il est en effet entièrement faux que la classe ouvrière n'ait créé que des associations économiques ou professionnelles (les syndicats). Dans certains pays, comme l'Allemagne, les ouvriers ont commencé par constituer un mou- vement politique, dont les syndicats ont été l'émanation. Dans la plupart des autres cas, comme dans les pays latins et même en Angleterre, les syndicats eux-mêmes au départ n'étaient nullement des organisations purement « syndicales » : leur objectif proclamé était l'abolition du salariat. Il est tout aussi faux que les organi- sations politiques du prolétariat aient été la création exclusive d'in- tellectuels, comme on l'a dit pour s'en féliciter ou pour le déplo- rer. Même là où des intellectuels ont joué un rôle prédominant dans leur constitution, ces organisations n'auraient jamais pu acquérir une réalité quelconque si de nombreux ouvriers n'y avaient adhéré, ne les avaient nourries de leur expérience, de leur activité et souvent de leur sang, si la classe ouvrière dans sa grande majorité ne s'était reconnue pendant longtemps dans leur programme. < CARACTERE CONTRADICTOIRE DU DEVELOPPEMENT DU PROLETARIAT Il y a donc un développement autonome du prolétariat vers le socialisme, qui prend son départ dans la lutte des ouvriers contre l'organisation capitaliste de la production, s'exprime dans la constitution d'organisations politiques et culmine dans les révolutions. Mais ce développement n'est ni le résultat mécanique et automatique des « conditions objectives » dans lesquelles vit le prolétariat, ni une évolution biologique, une maturation inéluc- table se nourrissant elle-même. C'est un processus historique, et essentiellement un processus de lutte. Les ouvriers ne naissent pas socialistes, ni ne sont miraculeusement transformés en pénétrant dans l'usine. Ils deviennent, plus exactement ils se font socia- listes au cours et en fonction de leur lutte contre le capitalisme. Mais il faut voir exactement quelle est cette lutte, où se situe son terrain, quel est le vrai ennemi. Le prolétariat ne combat pas seulement le capitalisme comme une force qui lui est exté- rieure. S'il ne s'agissait que de la puissance matérielle des exploi- teurs, leur Etat et leur armée, la société d'exploitation aurait été abolie depuis longtemps car elle ne dispose d'aucune force propre en dehors du travail des exploités. Elle ne se survit que dans la mesure où elle réussit à leur faire accepter leur situation. Ses armes les plus redoutables ne sont pas celles qu'elle utilise inten- tionnellement, mais celles que lui fournit automatiquement la situation objective de la classe exploitée, la disposition des choses 61 - dans la société actuelle et l'organisation des rapports sociaux qui tend à recréer perpétuellement ses propres bases. Le prolétariat ne subit pas seulement un endoctrinement systématique de la part de la bourgeoisie et de la bureaucratie. Il est, plus généralement, dépossédé à un degré important de la culture. Il est dépossédé de son propre passé, puisqu'il ne peut connaître de son histoire et de ses luttes passées que ce que les classes dominantes veulent bien lui laisser voir. Il est dépossédé de sa propre réalité de classe universelle, du fait du cloisonnement local, professionnel, pational qu'implique la structure sociale actuelle et de son présent, puisque toutes les informations sont sous le contrôle des classes dominantes. Malgré sa situation de classe exploitée, le proletariat combat ces facteurs ou les compense. Il développe une méfiance systéma- tique à l'égard de l'endoctrinement bourgeois et une critique de son contenu. Par mille moyens il tend à absorber la culture dont il est séparé, en même temps qu'il crée les premiers éléments d'une culture nouvelle. Il ignore, du point de vue livresque, son propre passé, mais il en retrouve devant lui les résultats essentiels sous forme de conditions de son action présente. Mais l'obstacle de loin le plus formidable dans la voie du développement du prolétariat, c'est la renaissance perpétuelle de la réalité du capitalisme au sein du prolétariat lui-même. Le prolétariat n'est pas étranger au capitalisme ; il naît dans la société capitaliste, il s'y trouve, il y participe, il la fait fonctionner. Les idées, les normes, les attitudes capitalistes tendent constam- ment à envahir le prolétariat et aussi longtemps que la société actuelle durera il ne pourra pas en être autrement. La situation du prolétariat est absolument contradictoire, car en même temps qu'il fait naître les éléments d'une nouvelle organisation humaine et d'une nouvelle culture, il ne peut jamais se dégager entièrement de la société capitaliste dans laquelle il vit. L'emprise la plus profonde de cette société se manifeste le plus sur les plans aux- quels on pense généralement le moins : ce sont les habitudes sécu- laires, les évidences du sens commun bourgeois que personne ne met en question, l'inertie, l'inhibition de l'activité et de la créati- vité des hommes systématiquement organisée par la société. Lors d'une révolution, le capitalisme peut être vaincu militairement - et demeurer cependant victorieux si pour le vaincre et sous prétexte d' « efficacité » l'armée révolutionnaire ou la production ont été organisées selon le modèle capitaliste (comme en Russie en 1918-21) ; car cette victoire de l' « esprit » de la vieille société aura tôt fait de se transformer en victoire totale. Les ouvriers peuvent marquer cette énorme victoire qu'est la construction d'une organisation révolutionnaire exprimant leurs aspirations - et la transformer aussitôt en défaite, s'ils pensent que l'organi- sation une fois construite il ne reste plus qu'à lui faire confiance pour qu'elle résolve leurs problèmes. 62 La lutte du prolétariat contre le capitalisme est donc, sous son aspect le plus important, une lutte du proletariat contre lui- même, une lutte pour se dégager de ce qui persiste en lui de la société qu'il combat. L'histoire du mouvement ouvrier c'est l'histoire du développement du prolétariat à travers cette lutte, développement qui n'est pas une ascension continue, mais une progression contradictoire, inégale, comportant des périodes entières de recul partiel ou total (7). LA DEGENERESCENCE DES ORGANISATIONS OUVRIERES Ce n'est que dans ce contexte que l'on peut comprendre l'évolution des organisations ouvrières. Depuis un siècle, le prolé- tariat a constitué dans tous les pays des organisations destinées à l'aider dans sa lutte, et toutes ces organisations, syndicales ou politiques, 'ont finalement dégénéré et se sont intégrées au système d'exploitation. Peu importe, à cet égard, qu'elles soient devenues des purs et simples rouages de l'Etat et de la société capitaliste, comme les organisations réformistes; ou que, comme les organisations staliniennes, elles visent à réaliser une transfor- mation de cette société qui, donnant le pouvoir économique et politique à une couche bureaucratique, laisse intacte l'exploi- tation des travailleurs. L'essentiel est qu'elles sont devenues les adversaires les plus acharnés de l'objectif qui était le leur au départ : l'émancipation du prolétariat. Il ne s'agit là, bien entendu, ni d'« erreurs » ni de « trahi- sons » de la part des dirigeants. Des dirigeants qui se trompent ou trahissent sont tôt ou tard chassés des organisations qu'ils dirigent. Mais la dégénérescence des organisations ouvrières est allée de pair avec leur bureaucratisation, c'est-à-dire la constitution en leur sein d'une couche de dirigeants inamovibles et incon- trôlables. Et la politique de ces organisations exprime désormais (7) Ce recul ou cette progression ne se 'mesurent pas uniquement par la « combativité » du prolétariat, mais par son attitude face aux problèmes qu'il rencontre et qui ne se réduisent pas aux problèmes politiques. La « gauche » française se complait à considérer le pro- létariat français comme plus « avancé » que le prolétariat américain ou anglais, parce que le premier suivait dans sa majorité une organi- sation telle que le P. C., tandis qu'en Angleterre ou aux Etats-Unis les ouvriers votent pour des partis réformistes ou bourgeois. Elle n'a jamais prêté attention au fait que les ouvriers américains et anglais, qu'elle considère comme politiquement « arriérés » sont, dans la pro- duction, beaucoup plus combatifs et intraitables, que les ouvriers fran- çais ; elle ne comprend même pas ce que ces mots veulent dire. 63 les intérêts et les aspirations de cette bureaucratie (8). Comprendre la dégénérescence des organisations, c'est comprendre comment une bureaucratie a pu naître du mouvement ouvrier. Brièvement parlant, la bureaucratisation a signifié que le rapport social fondamental du capitalisme moderne, le rapport entre dirigeants et exécutants, s'est reproduit au sein du mouve- ment ouvrier lui-même, et cela sous deux formes. D'un côté, à l'intérieur des organisations ouvrières, qui ont répondu à leur extension et à la multiplication de leurs tâches en adoptant un modèle bourgeois d'organisation, en instaurant une division du travail de plus en plus profonde qui a abouti à la cristallisation d'une nouvelle couche de dirigeants séparés de la masse des militants désormais réduits au rôle d'exécutants. D'un autre côté, entre les organisations et le prolétariat ; la fonction qu'ont gra- duellement assumée les organisations a été de diriger la classe ouvrière dans son intérêt bien compris et la classe ouvrière a accepté la plupart du temps de s'en remettre aux organisations et d'exécuter leurs consignes. On a ainsi abouti à une négation complète de ce qui est l'essence même d'un mouvement socialiste : l'idée de l'autonomie du prolétariat. Cette évolution trouvait en même temps son équivalent dans une évolution correspondante de l'idéologie et de la théorie révolutionnaires, rendue possible par le caractère contradictoire qui a été dès le départ celui du marxisme lui-même. En un sens, rien de ce qui a été dit plus haut sur la gestion ouvrière et sur l'autonomie du prolétariat n'est nouveau. Tout se ramène à la formulation de Marx : « L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes », autrement dit qu'il n'y aura d'émancipation que dans la mesure où les travailleurs décideront eux-mêmes des objectifs et des moyens de leur lutte. Cette intuition de l'autonomie chez Marx va de pair avec les aspects les plus profonds et les plus positifs de son ouvre : l'importance centrale accordée à l'analyse des rapports de produc- tion dans l'usine capitaliste, la critique radicale de l'idéologie bourgeoise sous tous ses aspects et de la notion même tradition- nelle de « théorie », la vision du socialisme comme d'une nouvelle réalité dont les éléments apparaissent dès maintenant dans la vie et l'attitude des ouvriers. Mais le marxisme, né lui-même dans la société capitaliste, ne s'est pas dégagé et ne pouvait pas se dégager entièrement de (8) Elle possède évidemment aussi d'autres aspects, car d'un côté elle exprime aussi les intérêts de la conservation du système d'ex- ploitation en général, et d'un autre côté elle doit permettre aux orga- nisations bureaucratiques de maintenir leur emprise sur le prolétariat, sans laquelle elles ne seraient rien. Mais ces aspects sont secon- daires par rapport au problème discuté dans le texte. 64 la culture qui a été son terrain. Sa situation comme la situation de toute idéologie révolutionnaire, comme la situation du prolé- tariat jusqu'à la révolution est restée contradictoire. « Les idées dominantes d'une époque sont les idées de la classe domi- nante » ne signifie pas simplement que ces idées ont la plus grande diffusion matérielle ou sont acceptées par la majorité des gens ; mais aussi, que ces idées tendent à être admises, en partie et inconsciemment, par ceux-là mêmes qui les combattent le plus violemment. Dans le domaine théorique, non moins que dans le domaine pratique, la lutte du mouvement révolutionnaire pour se dégager de l'emprise du capitalisme est une lutte permanente. LA DECHEANCE DE LA THEORIE REVOLUTIONNAIRE Très tôt, la conception a commencé à prévaloir que le marxisme était la science de la société et de la révolution. On a voulu présenter la théorie révolutionnaire comme la synthèse et la continuation des créations de la culture bourgeoise (philo- sophie classique allemande, économie politique anglaise, socia- lisme utopique français), en oubliant que ce qu'il y avait de capital dans l'ouvre de Marx, c'était précisément le renversement des postulats fondamentaux de cette culture. Tout naturellement, on a été amené à dire par la suite que la conscience politique socialiste doit être introduite dans la classe ouvrière « du dehors »; car « la conscience socialiste moderne ne peut surgir que sur la base d'une connaissance scientifique profonde » et « le support de la science n'est pas le proletariat mais l'intelligentsia bour- geoise » (9). Si ces formulations de Kautsky ont été utilisées par Lénine, elles ne caractérisent nullement en propre le bolchevisme ; elles expriment aussi l'attitude typique des dirigeants de la II° Interna- tionale et des réformistes (10). Mais plus encore, leur esprit se trouve chez Marx. La dégradation de la théorie révolutionnaire est symbolisée par la distance qu'il y a entre le sous-titre du Capital : critique de l'économie politique (non pas : critique de l'économie politique bourgeoise, mais critique de l'économie poli- tique tout court, de l'idée qu'il y ait une « science » de l'économie politique) et ce qu'il est devenu au cours de son élaboration : une tentative d'établir « les lois du mouvement de l'économie capitaliste ». Entre les mains des épigones, il se transforme encore (9). Ce sont les expressions de Kautsky que Lénine a utilisées dans « Que Faire ». (10) Que les réformistes aient surtout utilisé l'idée d'une prédiction scientifique de l'évolution de l'économie capitaliste pour condamner l'idée de révolution et « prouver » que l'on doit s'en remettre au fonc- tionnement des lois économiques pour réaliser le socialisme ne change rien à l'affaire. 65 en preuve scientifique de ce que l'écroulement du capitalisme et la victoire du socialisme sont ineluctables, « garanties par les lois naturelles » (11). Cette théorie essaie ainsi de reproduire à propos de la société le modèle des sciences de la nature ce qui revient à dire qu'elle emprunte à la pensée bourgeoise de son époque ses structures logiques, de même qu'elle emprunte à la culture bourgeoise sa méthode d'élaboration ; car ainsi conçue, elle ne peut en effet être élaborée que par des intellectuels spécialistes et séparés du prolétariat. Même ses postulats de base arrivent finalement à refléter des idées essentiellement bourgeoises (12). Il est à peine nécessaire d'indiquer à quel point une telle conception se trouve en contradiction avec l'idée d'une révolution socialiste consciente des masses ; celles-ci n'auraient alors en effet comme rôle que d'apporter la vérification de ce que la théorie avait déduit à priori (13). La politique révolutionnaire tendait en même temps à être transformée en une technique. L'ingénieur applique la science du physicien dans des conditions données en vue de certains objectifs ; le politicien révolutionnaire applique dans des conditions données les conclusions de la théorie scienti- fique de la révolution. Staline, qualifiant Lénine de « génial mécanicien de la locomotive de l'histoire », ne faisait qu'exprimer cette idée avec l'écrasante platitude qui lui était propre. i (11) L'expression est de Kautsky, dans l'introduction qu'il a écrite pour « le Capital » et qui, publiée séparément sous le titre « Intro- duction à l'ensemble du marxisme » a servi à la formation de généra- tions entières de militants. (12) La théorie économique au sens strict exposée dans « le Ca- pital » est basée sur le postulat que le capitalisme parvient à trans- former effectivement et intégralement l'ouvrier qui n'y apparaît que comme force de travail en marchandise; donc, que la valeur d'usage de la force de travail - l'utilisation qu'en fait le capitaliste est entièrement déterminée, comme pour toute marchandise, par l'utili- sateur, comme sa valeur d'échange le salaire l'est uniquement par les lois du marché, et en premier lieu par les coûts de production de la force de travail. Ce postulat est nécessaire pour qu'il y ait « science économique » selon le modèle physico-mathématique qu'a suivi, à un degré croissant, Marx au cours de l'élaboration du Ca- pital ». Mais il contredit la réalité la plus essentielle du capitalisme : valeur d'usage comme valeur d'échange de la force de travail sont objectivement indéterminées, elles ne se déterminent que par la lutte du prolétariat et du capital dans la production et dans la société. C'est là la racine dernière des contradictions « objectives » du capitalisme (cf. Sur le contenu du socialisme » dans le n° 23 de cette revue). La tentative d'en faire des variables dont le comportement est déterminé intégralement par des lois objectives ne conduit pas, à l'opposé de ce que pensait Marx et des générations de marxistes à sa suite, à la démonstration d'une crise « inéluctable » du capitalisme, mais au contraire, à la « démonstration » de la perennité de celui-ci : il n'y aurait aucune espèce de crise historiquement importante du capita- lisme si le prolétariat se laissait faire à 100 %, comme le postule « « le 66 LA DECHEANCE DU PROGRAMME ET DE LA FONCTION DU PARTI Ce caractère technique est bel et bien l'aspect qui devient graduellement dominant dans le programme des organisations politiques. D'un côté, les objectifs du prolétariat peuvent et doivent être déterminés par la théorie ; l'émancipation du prolé- tariat sera l'æuvre des techniciens de la révolution appliquant correctement leur théorie aux circonstances données. D'un autre côté, ce que cette théorie permet aux théoriciens de saisir, ce sont uniquement les éléments < objectifs » de l'évolution de la société, et le socialisme lui-même apparaît de plus en plus privé de tout son contenu humain, comme une simple transformation « objec- tive » et extérieure : pour l'essentiel, comme une modification de certaines dispositions économiques d'où le reste devrait résulter par surcroît dans un avenir indéterminé. Se préoccuper exclusive- ment de la distribution du produit social, du statut de la propriété ou de l'organisation générale de l'économie (la « nationalisation >> et la « planification >>) devient alors inévitable, et le fait que le socialisme doit avant tout signifier un renversement radical dans les rapports entre les hommes, que ce soit dans la production ou dans la politique, est complètement masqué. Et, si le socialisme est une vérité scientifique à laquelle accèdent les spécialistes par leur élaboration théorique, il s'en suit que la fonction du parti révolutionnaire serait d'importer le socialisme dans le prolétariat. Celui-ci ne pourrait pas en effet parvenir au socialisme à partir de sa propre expérience ; tout au plus pourrait-il reconnaître dans le parti qui incarne cette vérité le représentant des intérêts généraux de l'humanité et le sou- tenir. Il ne saurait être question qu'il le contrôle, sauf par sa passivité et son refus de le suivre. Même alors, le parti devrait en conclure simplement qu'il n'a pas su rendre son programme assez concret, sa propagande assez convaincante ou qu'il s'est trompé sur « l'appréciation de la situation »; mais il ne pourrait pas en apprendre grand'chose sur le fond des questions. Le parti détiendrait la vérité sur le socialisme car il détient la théorie qui seule y conduit. Il est donc direction en droit du prolétariat et doit le devenir en fait, car la décision ne peut appartenir qu'aux Capital ». Le paradoxe est que l'« inventeur » de la lutte de classe ait écrit un ouvrage monumental sur des phénomènes déterminés par cette lutte et d'où elle est entièrement absente. (13)) Nulle part cette contradiction n'apparaît plus clairement que chez Rosa Luxembourg, la révolutionnaire qui a souligné de la façon la plus extrême l'importance de l'expérience propre des masses et de leur action autonome et qui a consacré tout son travail théorique à une tentative - vaine, faut-il le dire - de montrer que le processus de l'accumulation devrait amener inéluctablement l'écroulement du capitalisme. 67 spécialistes de la science de la révolution. La démocratie n'est alors, dans la mesure où elle est admise, que procédé pédagogique ou adaptation justifiée par le caractère « imparfait » de la science révolutionnaire. Mais c'est le parti qui sait et peut en déterminer la dose utile. LE PARTI REVOLUTIONNAIRE ORGANISE D'APRES UN MODELE CAPITALISTE Cette conception, plus exactement cette mentalité, trouve son équivalent à l'intérieur de l'organisation dans son mode de fonc. tionnement, le type de travail qui s'y effectue, les rapports qui s'y instaurent. L'action de l'organisation sera correcte si elle est conforme à la théorie ou tout au moins à l'art, à la technique de la « politique », qui a ses spécialistes. Quel que soit le degré de démocratie formelle existant à l'intérieur de l'organisation, les militants auront conscience de ce qu'il appartient aux spécia- listes d'apprécier la situation objective et d'en déduire la ligne qui s'impose ; leur activité consistera alors, tout au long de l'année, à exécuter ce que les politiciens auront décidé. La division des tâches, indispensable partout où il doit y avoir coopération, devient ainsi une véritable division du travail, le travail de direction se séparant du travail d'exécution. Une fois instaurée, cette division tend à s'amplifier et à s'approfondir d'elle-même, les dirigeants se spécialisant dans leur rôle et devenant indispen- sables, les exécutants s'enfonçant dans leurs tâches concrètes ; privés d'informations, de la vue générale de la situation et des problèmes de l'organisation, arrêtés dans leur développement par le manque de participation à l'ensemble de la vie du parti, ces derniers ont de moins en moins la possibilité et la capacité de contrôler les premiers. Cette division du travail est censée trouver une limite dans la « démocratie ». Mais la démocratie, qui devrait signifier que la majorité dirige est réduite à signifier que la majorité désigne les dirigeants ; calquée ainsi sur le modèle bourgeois de démo- cratie parlementaire, privée de contenu réel, elle devient rapide- ment un voile jeté sur le pouvoir incontrôlé des dirigeants. La base ne dirige pas l'organisation sous prétexte qu'elle élit une fois par an des délégués qui désigneront un comité central, pas plus que le peuple n'est souverain sous la république parlemen- taire sous prétexte qu'il élit périodiquement des députés qui désigneront le gouvernement. Que l'on considère par exemple le « centralisme démocra- tique » tel qu'il est censé fonctionner dans un parti léniniste idéal. Que le comité central soit désigné par un congrès « démocrati- quement élu » ne change rien au fait qu'il est, à partir de son élection, le maître absolu de l'organisation, en fait et en droit. Ce n'est pas seulement qu'il a (statutairement) tout pouvoir sur 68 le corps du parti (pouvant dissoudre des organisations de base, exclure des militants, etc.) et que, dans ces conditions, il puisse déterminer la composition du congrès suivant. Le comité central pourrait user honnêtement de ses pouvoirs, ceux-ci pourraient être affaiblis ; les membres du parti peuvent jouir de « droits politiques » comme la possibilité de s'exprimer dans les publi- cations intérieures ou même extérieures, de former des tendan- ces, etc. La situation n'en serait pas fondamentalement modifiée. Car le comité central resterait toujours l'organe qui définit la ligne politique de l'organisation, en contrôle l'application de haut en bas, en un mot monopolise en permanence la fonction de direction. L'expression des opinions n'a qu'une valeur fort limitée à partir du moment où le type de fonctionnement de la collectivité empêche cette opinion de se former sur des bases solides, c'est-à- dire par une participation permanente aux activités et à la solution des problèmes posés. Si le fonctionnement de l'organisation fait de la solution des problèmes généraux la tâche spécifique et le travail permanent d'une catégorie de militants, seule l'opinion de ceux-ci sera ou paraîtra aux autres valable. Et cette situation se transposera à l'intérieur des tendances politiques existant dans le parti. Dans ces conditions un congrès se réunissant à intervalles parlementaires, cela revient en effet à inviter de temps en temps les électeurs à se prononcer sur des problèmes dont on les tient éloignés le reste du temps, en leur enlevant au surplus tout moyen de contrôler ce qui se passera par la suite. Cette critique ne s'applique pas seulement au bolchevisme, mais aux organisations social-démocrates et aux syndicats de toute espèce. La différence à cet égard entre un parti stalinien et un parti reformiste est comparable à celle existant entre un régime totalitaire et un régime bourgeois « démocratique ». Les droits formels des individus peuvent être plus grands dans le deuxième cas, mais cela ne change rien à la structure réelle du pouvoir, qui est dans les deux cas le pouvoir exclusif d'une catégorie particuli.re. LES CONDITIONS OBJECTIVES DE LA BUREAUCRATISATION La dégénérescence et la bureaucratisation des organisations est donc un phénomène total, embrassant tous les aspects de leur existence. C'est un processus de dégradation aussi bien de la théorie révolutionnaire que du programme, de l'activité, de la fonction et de la structure des organisations, du travail que les militants y accomplissent (14). (14) Il est à peine nécessaire de répéter que ce processus a été contradictoire, ou plutôt, que la réalité de ces organisations a été contradictoire dès le départ et pendant la plus longue partie de leur 69 Cela ne signifie pas que l'évolution historique réelle est le résultat de la dégradation des idées dans la tête des individus. Cette dégradation n'est que l'expression de la persistance de la réalité capitaliste, des modes de pensée et d'action capitalistes, dans le mouvement ouvrier. Elle signifie que ce mouvement ne parvient pas à se dégager de l'emprise de la société dans laquelle il naît, qu'il retombe sous son influence indirecte lors même qu'il croit la combattre le plus radicalement. Que cette emprise ait une base dans l'ensemble des rapports productifs, économiques, politiques, idéologiques de la société établie, qu'en particulier l'évolution bureaucratique des organi- sations ouvrières ait été conditionnée par l'évolution objective du capitalisme, c'est certain. Une bureaucratie réformiste n'est pas concevable en dehors d'un développement de l'économie capita- liste qui rend un certain réformisme possible. Une bureaucratie « révolutionnaire » et « totalitaire », comme la bureaucratie stali- nienne, n'est pas concevable en dehors d'une situation de crise permanente de la société et d'une incapacité des classes dominantes traditionnelles à la résoudre. Plus généralement, une bureaucratie ouvrière d'une certaine ampleur n'est pas concevable sans un certain degré de concentration de la production et d'étatisation histoire. Si les organisations les syndicats, les partis de la IIe et de IIIe Internationale n'avaient été « que » de la bureaucratie, elles n'auraient été rien du tout, elles n'auraient pu ni atteindre les dimen- sions qu'elles ont atteintes, ni joué le rôle qu'elles ont joué. Il y a, dans la pratique de ces organisations avant qu'elles ne dégénèrent totalement, l'équivalent de ce qui a été dit plus haut à propos de la théorie marxiste elle-même : une double réalité. On peut encore le voir sur l'exemple, historiquement sans doute le plus important de tous, des positions de Lénine sur les rapports entre le parti et les masses. La conception du parti détenteur de la conscience socialiste et du prolétariat ne parvenant de lui-même que jusqu'au trade-unio- nisme joue un rôle plutôt épisodique dans « Que Faire » et Trotsky assure (dans son « Staline ») que Lénine l'aurait abandonnée par la suite. Elle est ourtant reprise avec force dans « la Maladie Infan- tile » (1920) où Lénine oppose aux gauchistes des idées sur les rap- ports entre le parti et les masses équivalant à celles du « Que Faire ». Mais entre temps il avait écrit « L'Etat et la Révolution » (1917), d'où le parti est totalement absent. Ces contradictions se retrouvent de façon encore plus aiguë dans la pratique de Lénine, tantôt mettant tout l'accent sur la construction du parti, et, après 1917, essayant de résoudre tous les problèmes par le moyen de celui-ci, tantôt s'inspi- rant de ce que le mouvement des masses créait de plus original et de plus profond, faisant appel à celles-ci contre le parti et, pendant ces dernières années, constatant avec angoisse l'abîme qui se creusait entre elles et celui-ci. Il faut à cet égard remarquer, à l'usage de cer- tains critiques professionnels du olchevisme, que les côtés bureau- cratiques du leninisme ont tout autant existé de façon simplemeni plus hypocrite chez les sociaux-démocrates dont ils ne parlent ja- mais, et qu'on chercherait en vain chez ces derniers l'équivalent de ses côtés révolutionnaires. 70 son de la vie économique : concentration des entreprises et de la force de travail, et syndicats gigantesques dont la gestion échappe facilement à l'initiative des adhérents ; intervention de l'Etat dans la vie économique et sociale, offrant à la bureaucratie un terrain idéal, revendicatif aussi bien que politique, pour exercer activité. Ce genre d'analyse est indispensable, mais incomplet et insa- tisfaisant. Il serait faux de présenter la bureaucratisation des organisations ouvrières comme le simple résultat de l'évolution du capitalisme vers la concentration et l'étatisation. Très tôt, l'action du prolétariat ou des organisations a joué un rôle déter- minant dans l'évolution de la société moderne, de sorte qu'à partir d'une certaine phase « cause » et « effet » ne peuvent plus être distingués. Les organisations bureaucratiques ont transformé le milieu social pour le rendre adéquat à leur existence, et conti- nuent à le faire. Mais surtout, tout ce qu'une telle analyse apprend c'est que la situation objective rendait possible la dégénérescence bureaucratique (ce que l'on savait déjà), non pas qu'elle la rendait fatale. Et pour ce qui est de l'action révolutionnaire dans l'avenir elle ne sert que très peu. Il serait par exemple vain de prétendre discerner une évolution future qui rendrait la bureau- cratisation « objectivement impossible » (15); Il est certain que la société capitaliste donnera toujours la possibilité à une fraction dirigeante des classes exploitées de s'intégrer dans le système d'exploitation. Il est aussi certain que les tendances qui ont favorisé la naissance et le développement de la bureaucratie ouvrière sont les tendances dominantes du capitalisme moderne, qui devient chaque jour davantage un capitalisme bureaucratique. L'analyse objective a une importance capitale car elle montre que, nullement accidentelle ou passagère, la bureaucratisation est un facteur avec lequel le mouvement révolutionnaire devra toujours compter. Mais elle ne suffit ni pour l’expliquer, ni pour guider l'action. On peut le voir encore mieux sur un exemple particulièrement important. On tend parfois à présenter la bureaucratisation des organisations comme le résultat inévitable de leur extension numérique : des syndicats ou partis comptant des centaines de milliers d'adhérents ne pouvaient, pense-t-on, organiser, coordon. ner, centraliser leurs activités qu'en créant des organismes chargés spécifiquement de ces tâches, donc en faisant de la direction un travail à part confié à des individus qui s'y consacrent profes- sionnellement. (15) Comme Lénine, pour la bureaucratie réformiste, et Trotsky, pour la bureaucratie stalinienne dont ils croyaient que la « crise objective » du capitalisme détruirait les fondements. Ce type de rai- sonnement revient finalement à l'idée de l'« écroulement inévitable » du capitalisme. 71 Il faut remarquer immédiatement la stérilité de ce type de considérations : s'il en était ainsi, la construction d'une organi- sation ouvrière tant soit peu importante serait impossible sans bureaucratisation — et celle d'une société socialiste probablement aussi. Car le raisonnement revient à affirmer que le problème de la centralisation ne peut être résolu que par la bureaucratie. Mais on voit tout de suite que cette analyse « objective » n'est nullement objective ; car elle a déjà épousé avant de commencer le plus profond des préjugés bourgeois. Ce qui est objectif, inéluc- tablement posé par la réalité moderne, c'est le problème de la centralisation. A ce problème il y a deux solutions — et là l'objec- tivité s'arrête. Suivant la solution bourgeoise-bureaucratique, la centralisation est la fonction particulière d'une couche particu- lière de dirigeants. C'est la réponse qu'ont adoptée finalement les organisations ouvrières, et qu'accepte aussi implicitement le rai- sonnement évoqué plus haut. Mais le prolétariat a résolu au cours de ses luttes le problème de la centralisation de façon complè- tement différente. Une assemblée générale de grévistes, un comité de grève élu, la Commune, le Soviet, le conseil d'entreprise c'est de la centralisation. La réponse prolétarienne au problème de la centralisation, c'est la démocratie directe et l'élection de délégués révocables. Et personne ne peut démontrer qu'il eût été impossible que les organisations ouvrières résolvent le problème de la centralisation en s'inspirant de cette réponse plutôt que de la réponse bourgeoise. En fait, le prolétariat a parfois essayé de s'organiser à sa façon même en période « normale ». Les premiers syndicats anglais pratiquaient ce que Lénine appela, avec mépris dans le Que Faire et avec admiration dans l'Etat et la Révolution, la démocratie primitive. Ces tentatives ne pouvaient que disparaître tôt au tard. L'avant-garde, qui a joué un rôle primordial dans la constitution des organisations, ne voyait pas l'organisation de cette manière ; elle n'aurait cependant pas pu faire prévaloir son point de vue si la classe ouvrière elle-même ne l'avait pas accepté. Et cela permet de voir un autre aspect essentiel de tous ces pro- blèmes. LE ROLE DU PROLETARIAT DANS LA DEGENERESCENCE DES ORGANISATIONS La dégénérescence signifie que l'organisation tend à se séparer de la classe ouvrière, qu'elle devient un organisme à part, sa direction en droit et en fait. Mais cela ne se produit pas à cause des défauts de la structure des organisations, de leurs conceptions erronées ou d'un maléfice lié à l'organisation comme telle. Ces traits négatifs expriment l'échec des organisations, qui à son tour n'est qu'un aspect de l'échec du prolétariat lui-même. Lorsqu'un rapport de dirigeant à exécutant se crée entre le parti ou le 72 syndicat et le prolétariat, cela signifie que le prolétariat accepte qu'il s'instaure en son sein un rapport de type capitaliste. La dégénérescence n'est donc pas un phénomène spécifique des organisations. Elle n'est qu'une des expressions de la survie du capitalisme dans le prolétariat ; du capitalisme, non pas comme corruption des chefs par l'argent, mais comme idéologie, comme type de structuration sociale et de rapports entre les hommes. Elle manifeste l'immaturité du prolétariat par rapport au socia- fisme. Elle correspond à une phase du mouvement ouvrier, et, plus généralement encore, à une tendance constante du mouve- ment ouvrier. Ce qui, chez l'organisation, s'exprime comme ten- dance à s'intégrer dans le système d'exploitation ou à viser le pouvoir pour elle-même, s'exprime de façon symétrique chez le prolétariat comme tendance à s'en remettre, explicitement ou passivement, à l'organisation pour la solution de ses problèmes. De même, la prétention du parti qu'en possédant la théorie il possède la vérité et doit tout diriger n'aurait aucune portée réelle si elle ne recoupait pas chez le prolétariat la conviction chaque jour reproduite par la vie sous le capitalisme que les questions générales sont l'apanage des spécialistes et que sa propre expérience de la production et de la société n'est pas « importante ». Les deux tendances traduisent le même échec, trouvent leur origine dans la même réalité et la même idée, sont impossibles et inconcevables l'une sans l'autre. On doit certes juger de façon différente le politicien qui veut imposer par tous les moyens son point de vue et l'ouvrier impuissant à répondre à son Hot de paroles ou à déjouer ses astuces, encore plus le chef qui « trahit » et l'ouvrier qui « est trahi »; mais il ne faut pas oublier que la notion de trahison n'a pas de sens dans les rapports sociaux. Personne ne peut trahir durablement des gens qui ne veu- lent pas être trahis et font ce qu'il faut pour ne pas l'être. Com- prendre cela permet d'apprécier à sa juste valeur le fétichisme du prolétariat et l'obsession anti-organisationnelle qui se sont emparé récemment de certains. Lorsque les chefs syndicaux font prévaloir une politique réformiste, ils n'y réussissent que parce qu'il y a apathie, acceptation ou réaction insuffisante de la masse ouvrière. Lorsque le prolétariat français, depuis quatre ans, laisse massacrer et torturer les Algériens et ne s'agite, faiblement, que lorsqu'il s'agit de sa propre mobilisation ou de ses propres salaires, il est bien superficiel de dire que c'est là le méfait de Mollet et de Thorez, ou de la bureaucratisation des organisations. Le rôle énorme des organisations à cet égard ne signifie pas que la classe ouvrière n'est pas dans le coup. Le prolétariat n'est ni une entité totalement irresponsable, ni le sujet absolu de l'histoire ; et ceux qui ne voient dans son évolution que le problème de la dégénérescence des organisations veulent paradoxa- lement en faire les deux à la fois. Le prolétariat, à les écouter, tire tout de lui-même et n'a aucune part dans la dégénérescence 73 tou- - des organisations. Non; en première approximation, le prolé- tariat n'a que les organisations qu'il est capable d'avoir. Sa situation oblige le prolétariat à entreprendre et jours recommencer une lutte contre la société capitaliste. Au cours de cette lutte, il produit de nouveaux contenus et de nou- velles formes des formes et des contenus socialistes ; car combattre le capitalisme signifie mettre en avant des objectifs, des principes, des normes, des modes d'organisation qui s'opposent radicalement à la société établie. Mais aussi longtemps que celle-ci dure, le prolétariat reste en partie sous son emprise. Cette emprise se manifeste de façon particulièrement visible sur les organisations ouvrières. Lorsqu'elle devient dominante, ces organisations dégénèrent - ce qui va de pair avec leur bureau- cratisation. Il y aura toujours aussi longtemps que le capi- talisme durera des « conditions objectives » rendant cette dégénérescence possible ; cela ne veut pas dire qu'elle soit fatale. Les hommes font leur propre histoire. Les conditions objectives permettent simplement un résultat qui est le produit de l'action et de l'attitude des hommes. En l'occurrence, cette action est allée dans un sens bien défini : d'un côté, les militants révolution- naires sont restés en partie ou sont redevenus prisonniers des rapports sociaux et de l'idéologie capitalistes. D'un autre côté, le prolétariat est également resté sous cette emprise et a accepté d'être I'exécutant de ses organisations. III UNE NOUVELLE PERIODE DU MOUVEMENT OUVRIER COMMENCE Sous quelles conditions cette situation peut-elle se modifier dans l'avenir ? Que l'expérience de la période précédente per- mette, aussi bien aux militants révolutionnaires qu'aux ouvriers, de prendre conscience de ce que les conceptions et les attitudes des uns et des autres avaient de contradictoire et, en fin de compte, de réactionnaire. Que les militants puissent opérer le renversement nécessaire et parviennent à concevoir d'une nouvelle manière, d'une manière socialiste, ce qu'est la théorie, le pro- gramme, la politique, l'activité, l'organisation révolutionnaires. Que le prolétariat, d'autre part, parvienne à voir sa lutte comme une lutte autonome et l'organisation révolutionnaire non pas comme une direction chargée de son sort mais comme un moment et un instrument de sa lutte. Ces conditions existent-elles maintenant ? Ce renversement est-il affaire d'un effort de volonté, d'une inspiration, d'une nouvelle théorie plus correcte ? Non; ce renversement est désor- mais rendu possible par un fait objectif énorme, qui est précisé- 74 ment la bureaucratisation du mouvement ouvrier. L'action du prolétariat a produit la bureaucratie. La bureaucratie s'est intégrée dans le système d'exploitation. Si la lutte du prolétariat contre l'exploitation continue, elle se tournera aussi non simplement contre les bureaucrates comme personnes, mais contre la bureau- cratie comme système, comme type de rappo sociaux, comme réalité et comme idéologie correspondante. C'est là un complément essentiel à ce qui a été dit plus haut sur le rôle des facteurs objectifs. Il n'y a pas des lois, économiques ou autres, rendant désormais la bureaucratisation impossible ; mais il y a une évolution qui est devenue objective, car la société s'est bureaucratisée et donc la lutte du prolétariat contre cette société ne peut être que lutte, en même temps, contre la bureaucratie. La destruction de la bureaucratie n'est pas « inéluc- table », comme la victoire du prolétariat dans sa lutte n'est pas « inéluctable ». Mais les conditions de cette victoire sont désor- mais posées par la réalité sociale, car la prise de conscience du problème de la bureaucratie ne dépend plus de raisonnements théoriques ou d'une lucidité exceptionnelle ; elle peut résulter de l'expérience quotidienne des travailleurs qui rencontrent devant eux la bureaucratie non pas comme menace potentielle dans un avenir lointain, mais comme un adversaire en chair et en os, né de leur propre 'action. PROLETARIAT ET BUREAUCRATIE DANS LA PERIODE ACTUELLE Les événements des dernières années montrent que le prolé- tariat" fait l'expérience des organisations bureaucratiques non pas en tant que directions qui « se trompent » ou « trahissent », mais de façon infiniment plus profonde. Là où ces organisations sont installées au pouvoir, comme dans les pays de l'Est, le prolétariat y voit nécessairement l'incar- nation pure et simple du système d'exploitation. Lorsqu'il par- vient à briser le carcan totalitaire sa lutte révolutionnaire n'est pas simplement dirigée contre la bureaucratie, mais met en avant des objectifs qui traduisent positivement l'expérience de la bureau- cratisation. Les ouvriers de Berlin Est demandaient en 1953 « un gouvernement de métallurgistes », les conseils ouvriers hongrois revendiquaient la gestion ouvrière de la production (16). Dans la plupart des pays occidentaux, l'attitude des travail- leurs face aux organisations bureaucratiques montre qu'ils y voient des institutions qui leur sont extérieures et étrangères. A l'opposé de ce qui se passait encore à la fin de la deuxième guerre mondiale, dans aucun pays industrialisé les travailleurs (16) Voir les nº 13 et 20 de cette revue. 75 ne croient encore que les partis ou les syndicats veulent ou peu- vent changer fondamentalement leur situation. Ils peuvent les « appuyer », en votant pour eux comme pour un moindre 'mal ; ils peuvent les utiliser c'est souvent encore le cas pour ce qui est des syndicats comme on utilise un avocat ou les pompiers. Mais rarement ils se mobilisent pour eux ou sur leur appel ; jamais ils n'y participent. Que les inscrits au syndicat augmentent ou diminuent, personne n'assiste aux assemblées syndicales. Les partis peuvent de moins en moins compter sur le militan- tisme actif d'adhérents ouvriers et fonctionnent surtout avec des permanents payés, des petits bourgeois et des intellectuels « de gauche ». Aux yeux des travailleurs, partis et syndicats font partie de l'ordre établi – plus ou moins pourris que le reste, mais fondamentalement identiques à celui-ci. Lorsque des luttes ouvriè- res se déclenchent, elles se déroulent fréquemment en dehors des organisations bureaucratiques, parfois directement contre elles (17). On est donc entré dans une nouvelle phase de développement du prolétariat que l'on peut si l'on veut dater de 1953 ; c'est le début d'une période historique, pendant laquelle le prolé- tariat tendra à se débarrasser des résidus de ses créations de 1890 et de 1917. Désormais, lorsque les travailleurs mettront en avant leurs propres objectifs et voudront lutter sérieusement pour les réaliser, ils ne pourront le faire qu'en dehors et le plus souvent à l'encontre des organisations bureaucratiques. Cela ne signifie pas que celles-ci disparaîtront. Aussi longtemps que le proletariat acceptera le système d'exploitation, il subsistera des organisations exprimant cet état de fait et qui seront les rouages de l'intégration du prolétariat à la société capitaliste, dont le fonctionnement est désormais inconcevable sans elles. Mais de ce fait même, chaque lutte tendra à opposer les travailleurs aux organisations bureau- cratisées ; et si ces luttes se développent, de nouvelles organi- sations surgiront du prolétariat lui-même, car des fractions d'ou- vriers, d'employés, d'intellectuels sentiront la nécessité d'agir de façon systématique et permanente pour aider le prolétariat à réaliser ses nouveaux objectifs. LE BESOIN D'UNE NOUVELLE ORGANISATION Si la classe ouvrière doit entrer dans une nouvelle phase d'activité et de développement, d'immenses besoins pratiques et idéologiques apparaîtront. (17) Voir les textes sur les grèves de 1953 et 1955 en France et sur les grèves en Angleterre et aux Etats-Unis dans les nºs 13, 18, 19 et 26 de cette revue. Sur la signification de l'attitude de la population française face au gaullisme, voir l'article « Bilan » dans le n° 26 de cette revue. 76 Le proletariat aura besoin d'organes d'expression, permettant à l'expérience et à l'opinion ouvrières de dépasser l'atelier et le bureau où les enferme la structure capitaliste de la société et brisant le monopole bourgeois et bureaucratique sur les moyens d'expression. Il aura besoin d'organes d'information, le rensei- gnant sur ce qui se passe chez les diverses couches d'ouvriers, chez les classes dominantes, dans la société en général, dans les autres pays. Il aura besoin d'organes de lutte idéologique contre le capitalisme et la bureaucratie et capables de dégager une conception socialiste positive des problèmes de la société. Il sentira le besoin qu'une perspective socialiste soit définie, que les problèmes qu'affronterait un pouvoir ouvrier soient éclaircis et élaborés, que l'expérience des révolutions passées soit dégagée et rendue aux générations présentes. Il aura besoin d'instruments matériels et de liaisons interprofessionnelles, interrégionales, inter- nationales. Il aura besoin d'attirer dans son camp les employés, les techniciens, les intellectuels et de les intégrer à sa lutte. Ces besoins, la classe ouvrière ne peut pas les satisfaire direc- tement elle-même, en dehors d'une période de révolution. La classe ouvrière peut faire « spontanément » une révolution, mettre en avant les revendications les plus profondes, inventer des formes de lutte d'une efficacité incomparable, créer des organismes qui expriment son pouvoir. Mais la classe ouvrière, en tant que tout indifférencié, ne fera pas par exemple un journal ouvrier national, dont l'absence se fait cruellement sentir aujourd'hui ; ce sont des ouvriers et des militants qui le feront, et qui nécessairement s'organiseront pour le faire. Ce n'est pas la classe ouvrière dans son ensemble qui diffusera l'exemple de telle lutte menée dans tel endroit ; si des ouvriers et des militants organisés ne le diffusent pas, cet exemple sera perdu car il restera inconnu. La classe ouvrière comme telle ne s'intégrera pas, en période normale, les techniciens et les intellectuels que toute la vie dans la société capitaliste tend à séparer des ouvriers ; et sans telle intégration, une foule de problèmes qui se posent au mouve- ment révolutionnaire dans une société moderne resteraient inso- lubles. Ni la classe ouvrière comme telle, ni les intellectuels comme tels ne résoudront le problème de l'élaboration continue d'une théorie et d'une idéologie révolutionnaires, qui ne peut se faire que par la fusion de l'expérience ouvrière et des éléments positifs de la culture moderne; or, le seul lieu dans la société contemporaine où cette fusion puisse avoir lieu, c'est une orga- nisation révolutionnaire. Travailler pour répondre à ces besoins signifie donc néces- sairement construire une organisation aussi large, aussi solide, aussi efficace que possible. Cette organisation ne pourra exister qu'à deux conditions. La première, c'est que la classe ouvrière reconnaisse en elle un instrument indispensable à sa lutte. Sans un appui important une 77 de la classe ouvrière l'organisation ne saurait se développer ni pour le bien ni pour le mal. La phobie de la bureaucratisation que développent actuellement certains, méconnaît ce fait fondamental : il y a très peu de place pour une nouvelle bureaucratie, aussi bien objectivement (les bureaucraties existantes couvrent les be- soins du système d'exploitation) que, surtout, dans la conscience du prolétariat. Ou alors, si le prolétariat laissait à nouveau une organisation bureaucratique se développer et tombait encore sous son emprise, il faudrait en conclure que toutes les idées dont on se réclame sont fausses, en tout cas pour ce qui est de la période historique actuelle, et probablement pour ce qui est de la perspective socialiste aussi. Car cela signifierait que le prolé- tariat est incapable d'établir un rapport socialiste avec une orga- nisation politique, qu'il ne peut pas résoudre sur des bases saines et fécondes le problème de ses relations avec l'idéologie, avec les intellectuels, avec d'autres couches sociales ; que donc, finalement, le problème même de l’ « Etat » serait insoluble pour lui. Mais l'organisation ne serà reconnue par le proletariat comme un instrument indispensable de lutte que si - c'est la deuxième condition elle tire toutes les leçons de la période historique écoulée, si elle se place au niveau de l'expérience et des besoins actuels du prolétariat. L'organisation ne pourra se développer et même exister tout court que si son activité, sa structure, ses idées, ses méthodes correspondent à la conscience anti-bureaucra- tique des travailleurs et l'expriment, que si elle est capable de définir sur des bases nouvelles, la politique, la théorie, l'action, le travail révolutionnaire. LA POLITIQUE REVOLUTIONNAIRE La fin et le moyen à la fois de la politique révolutionnaire est de contribuer au développement de la conscience du prolétariat dans tous les domaines, et particulièrement là où les obstacles à ce développement sont les plus grands : sur le problème de la société comme tout. Mais la conscience n'est pas enregistrement et reproduction, apprentissage d'idées apportées de l'extérieur, contemplation de vérités toutes faites. Elle est activité, création, capacité de production. Il ne s'agit donc pas de « développer la conscience », par des leçons, quelle que soit la qualité du contenu et des pédagogues ; mais de contribuer au développement de la conscience du prolétariat en tant que faculté créatrice. Non seulement, donc, il ne peut être question pour une politique révolutionnaire de s'imposer au proletariat ou de le manipuler ; mais il ne peut être question de prêcher ou d'ensei- gner au prolétariat une « théorie correcte ». La tâche d'une poli- tique révolutionnaire est de contribuer à la formation de la conscience du prolétariat par l'apport des éléments dont celui-ci est dépossédé. Mais le prolétariat ne peut contrôler ces éléments, 1 78 et ce qui est encore plus important, les intégrer effectivement à sa propre expérience et donc les féconder que s'ils sont organi- quement reliés à elle. Cela est tout le contraire de la « simpli- fication » ou de la vulgarisation et implique plutôt un approfon- dissement continu des questions. La politique révolutionnaire doit constamment montrer comment les problèmes les plus généraux de la société se retrouvent dans l'activité et la vie quotidienne des travailleurs, et inversement, comment les conflits qui déchirent cette vie sont en dernière analyse de même nature que ceux qui divisent la société. Elle doit montrer la correspondance des solu- tions que les travailleurs donnent aux problèmes qu'ils affrontent dans l'entreprise, et de celles qui valent à l'échelle de la société entière. Elle doit en somme dégager les contenus socialistes que crée constamment le prolétariat - qu'il s'agisse d'une grève ou d'une révolution les formuler, les diffuser, en montrer la portée universelle. Cela est loin de signifier que la politique révolutionnaire est l'expression passive, le reflet de la conscience ouvrière. Cette conscience contient tout, les éléments socialistes et les éléments capitalistes, on l'a longuement montré. Il y a Budapest, et il y a aussi de larges couches d'ouvriers français qui traitent les Algériens de bougnoules ; il y a des grèves contre la hiérarchie et des grèves catégorielles. La politique révolutionnaire peut et doit lutter contre la pénétration perpétuelle du capitalisme dans le prolé- tariat, car la politique révolutionnaire n'est qu'un aspect de cette lutte du prolétariat contre lui-même. Elle implique nécessairement un choix dans ce que produit, demande, accepte le prolétariat. La base de ce choix, c'est l'idéologie et la théorie révolutionnaire. LA THEORIE REVOLUTIONNAIRE La conception de la théorie révolutionnaire qui a prévalu pendant longtemps — science de la société et de la révolution, élaborée par les spécialistes et introduite dans le prolétariat par le parti est en contradiction directe avec l'idée même d'une révolution socialiste comme activité autonome des masses. Mais elle est aussi profondément erronée sur le plan théorique même. Il n'y a pas de « démonstration » de l'écroulement inéluctable de la société d'exploitation (18), il y a encore moins de « vérité » (18) Quelle que soit l'acuité de sa crise les événements de Pologne l'ont encore démontré récemment la société d'exploitation ne peut être renversée que si les masses, non seulement entrent en action, mais portent cette action au niveau nécessaire pour qu'une nouvelle organisation sociale prenne la place de l'ancienne. Si cela n'a pas lieu, la vie sociale doit continuer et elle continuera sur l'an- cien modèle, plus ou moins modifié en surface. Or aucune théorie ne peut * démontrer » qu'inéluctablement les masses s'élèveront à ce niveau d'activité; une telle « démonstration » serait une contra- diction dans les termes. 79 sur le socialisme pouvant être établie par une élaboration théo- rique en dehors du contenu concret créé par l'activité historique et quotidienne du prolétariat. Il y a un développement propre du prolétariat vers le socialisme sans quoi il n'y aurait pas de perspective socialiste. Les conditions objectives de ce dévelop- pement sont données par la société capitaliste elle-même. Mais ces conditions posent seulement un cadre, elles définissent les problèmes que rencontre le prolétariat dans sa lutte, elles sont loin de déterminer le contenu des réponses. Ces réponses consti- tuent une création du prolétariat, qui reprend les éléments objectifs de la situation mais en même temps les transforme et par là même construit un champ d'action et des possibilités objectives inconnues et insoupçonnées auparavant. Le contenu du socialisme, c'est précisément cette activité créatrice de masses qu'aucune théorie n'a jamais pu et ne pourra jamais anticiper. Marx n'a pas pu anticiper la Commune (non pas comme événement, mais comme forme d'organisation sociale), ni Lénine les Soviets, ni l'un ni l'autre n'ont pu anticiper la gestion ouvrière. Marx n'a pu que tirer les conclusions et dégager la signification de l'action du prolétariat parisien pendant la Commune – et il a eu l'im- mense mérite de le faire en bouleversant ses propres conceptions antérieures. Mais il serait tout autant faux de dire qu'une fois ces conclusions dégagées, la théorie possède la vérité et qu'elle peut la fixer dans des formulations valant désormais sans limite. Ces formulations ne valent que jusqu'à la phase suivante d'entrée en action des masses, car celles-ci tendent chaque fois à dépasser le niveau de leur action antérieure, et par là même, les conclusions de l'élaboration théorique précédante. Le socialisme n'est pas une théorie juste s'opposant à des théories fausses ; c'est la possibilité d'un monde nouveau qui se lève des profondeurs de la société et qui met en question jusqu'à la notion même de « théorie ». Le socialisme n'est pas une idée correcte. C'est un projet de transformation de l'histoire. Son contenu est que ceux qui sont la moitié du temps les objets de l'histoire en deviennent intégralement les sujets - ce qui serait inconcevable, si le sens de cette transformation était détenu par une catégorie spécifique d'individus. La conception de la théorie révolutionnaire doit être modi- fiée en conséquence. Elle doit l'être tout d'abord en ce qui con- cerne la source dernière de ses idées et de ses principes qui ne peut être autre que l'expérience et l'action du prolétariat, histo- rique aussi bien que quotidienne. Toute la théorie économique est à reconstruire à partir de ce qui est contenu en germe dans la ten- dance des ouvriers vers l'égalité des salaires ; toute la théorie de la production, à partir de l'organisation informelle des ouvriers dans l'entreprise ; toute la théorie politique, à partir des prin- cipes incarnés par les Soviets et les Conseils. Ce n'est qu'avec ces points de repère que la théorie pourra mettre en lumière et utili- 80 wered < ser ce qui a une valeur révolutionnaire dans la création cultu- relle générale de la société contemporaine. La conception de la théorie doit être modifiée, en second lieu, en ce qui concerne son objet et sa fonction. Celle-ci ne peut pas être de produire les vérités éternelles du socialisme, mais d'aider à la lutte pour la libération du prolétariat et de l'humanité. Cela ne signifie pas que la théorie est un appendice utilitaire de la lutte révolutionnaire, ni que sa valeur se mesure à l'aune de l'effica- cité de propagande. La théorie révolutionnaire est elle-même un moment essentiel de la lutte pour le socialisme, et elle est cela dans la mesure où elle est vérité. Non pas vérité spéculative, vérité de contemplation, mais vérité unie à une pratique, vérité qui éclaire un projet de transformation du monde. Sa fonction est donc de formuler chaque fois explicitement le sens de l'entre- prise révolutionnaire et de la lutte des ouvriers ; d'éclairer le cadre où se place cette action, d'en situer les divers éléments et de fournir un schéma global de compréhension permettant de les relier entre eux ; de maintenir vivant le rapport entre le passé et l'avenir du mouvement. Mais elle est surtout d'élaborer la per- spective socialiste. Le dernier répondant de la critique du capi- talisme et de la perspective d'une nouvelle société, pour la théorie révolutionnaire, c'est l'activité du prolétariat, son opposition aux formes d'organisation sociale établies, sa tendance à instaurer de nouveaux rapports entre les hommes. Mais à cette activité la théo- rie peut et doit donner un statut de vérité en en dégageant la portée universelle. Elle doit montrer que la contestation par le prolétariat de la société capitaliste exprime la contradiction la plus profonde de cette société ; elle doit montrer la possibilité objective d'une société socialiste. Elle doit donc, à partir de l'ex- périence et de l'activité du prolétariat, définir la perspective socia- liste de la façon la plus complète possible à l'instant donné et en retour interpréter cette expérience à partir de cette perspec- tive. Enfin, la conception de la théorie doit être modifiée en ce qui concerne son mode d'élaboration. Expression de ce qui pos- sède une portée universelle dans l'expérience du prolétariat, et fusion de cette expérience et des éléments révolutionnaires qui existent dans la culture contemporaine, la théorie révolutionnaire ne peut pas être élaborée, comme par le passé, par une couche spécifique d'intellectuels. Elle n'aura de valeur, elle ne sera cohé- rente avec ce qu'elle proclame par ailleurs comme ses principes les plus essentiels, que si elle se nourrit constamment, dans la pratique, de l'expérience vivante des travailleurs telle qu'elle se forme quotidiennement. Ceci implique une rupture radicale avec la pratique des organisations traditionnelles. Le monopole des intellectuels en matière de théorie n'est pas brisé du fait qu'une mince couche d'ouvriers sont « éduqués » par l'organisation - et transformés ainsi en intellectuels de deuxième choix ; au con- 81 traire, de cette façon le problème est simplement perpétué. La tâche qui se pose à l'organisation dans ce domaine est d'associer organiquement les intellectuels et les travailleurs en tant que tra- vailleurs à l'élaboration de ses conceptions. Cela signifie que les problèmes posés, les méthodes de discussion et d'élaboration doi- vent être transformés de telle façon que la participation des tra- vailleurs soit possible. Ce n'est pas là une « concession pédago- gique », mais la condition première pour que la théorie révolu- tionnaire soit adéquate à ses principes, à son objet, à son contenu (19). Ces considérations montrent qu'il est vain de parler de théo- rie révolutionnaire en dehors d'une organisation révolutionnaire. Seule une organisation qui se constitue comme organisation révo- lutionnaire ouvrière, dans laquelle les ouvriers prédominént nu- mériquement et dominent quant au fond, et qui établit un vaste courant d'échange avec le prolétariat, lui permettant de mettre à contribution l'expérience la plus large de la société — seule une telle organisation peut réaliser une théorie qui soit autre chose que le produit des travaux solitaires des spécialistes. L’ACTION REVOLUTIONNAIRE La tâche de l'organisation n'est pas de parvenir à une con- ception, la meilleure possible, de la lutte révolutionnaire et de la garder pour elle-même. Cette conception n'a de sens que comme un moment de cette lutte ; elle n'a de valeur, que si elle peut aider la lutte des ouvriers et la formation de leur expérience. Ces deux aspects sont inséparables. L'expérience des ouvriers ne se (19) Cette participation ne peut évidemment pas être égale sur tous les sujets ; ce qui importe, c'est qu'elle existe sur les sujets essen- tiels. Or la première conversion à effectuer pour les révolutionnaires est relative à cette question : qu'est-ce qu'un sujet essentiel. Il est certain que les travailleurs ne pourraient pas participer, en tant que travailleurs et à partir de leur expérience, à une discussion du pro- blème de la baisse du taux de profit. Il se trouve, comme par hasard, que ce problème n'a strictement aucune importance (même pas « scien- tifique »). Plus généralement : la non-participation, dans les organisa- tions traditionnelles, allait de pair avec une conception de la théorie révolutionnaire comme d'une « science , qui n'avait rien à voir, sauf par ses conséquences les plus éloignées, avec l'expérience des gens. Ce que l'on dit ici revient à se placer à un point de vue diamétrale- ment opposé : rien ne peut être essentiel, par définition, pour la théo- rie révolutionnaire, s'il ne peut être trouvé une manière de le relier organiquement à l'expérience propre des travailleurs. Que cette liai- son ne sera pas toujours simple et directe, que l'expérience dont il s'agit ne sera l'expérience réduite à l'immédiat, c'est évident aussi. La mystification « spontanéiste » pour laquelle le tra lleur peut, par une opération magique et sans travail, trouver dans l'ici et le main- tenant de son expérience tout ce qu'il lui faut pour faire une révo- lution socialiste, est le pendant exact de la mystification bureaucra- tique à laquelle elle veut s'opposer et tout autant dangereuse qu'elle. * 82 forme pas, comme celle d'un intellectuel, par la lecture, l'infor- mation écrite et la' réflexion spéculative, mais dans l'action. L'or- ganisation ne pourra donc contribuer à la formation de l'expé- rience ouvrière que si, a) elle agit elle-même de façon exemplaire, b) elle aide les travailleurs à agir de façon efficace et féconde. L'organisation ne peut renoncer à agir ou à essayer d'in- fluencer dans un sens déterminé les actions qui se déroulent sans renoncer à exister. Aucune forme d'action considérée en elle- même ne peut être proscrite d'avance. Ces formes ne peuvent être jugées que par leur efficacité quant à la fin de l'organisation qui est toujours le développement durable de la conscience du prolétariat. Elles vont de la publication de journaux et de bro- chures jusqu'à la diffusion de tracts appelant à telle action et de mots d'ordre qui, dans une situation historique donnée, peuvent permettre une cristallisation rapide de la conscience des buts et de la volonté d'action du prolétariat. Cette action, l'organisation ne peut la mener de façon cohérente et consciente que si elle a un point de vue sur les problèmes, immédiats aussi bien qu'his- toriques, qu'affronte la classe ouvrière et qu'elle le défend devant celle-ci autrement dit, si elle agit d'après un programme, qui condense et exprime l'expérience à ce jour du mouvement ouvrier. Trois tâches de l'organisation dans la période actuelle sont les plus urgentes et exigent une définition plus précise. La première, c'est d'amener à l'expression l'expérience des ouvriers, d'aider les ouvriers à prendre conscience de la conscience qu'ils possèdent déjà. Deux obstacles énormes empêchent cette expression des travailleurs. Le premier, c'est l'impossibilité maté- rielle de s'exprimer, résultat du monopole exercé sur les moyens d'expression par la bourgeoisie, les partis « de gauche » et les syndicats. L'organisation révolutionnaire devra mettre ses organes à la disposition des travailleurs, organisés ou non. Mais il y a un deuxième obstacle, encore plus formidable : même lorsqu'on leur en donne les moyens matériels, les travailleurs ne s'expriment pas. A la racine de cette attitude on trouve l'idée, constamment créée par la société bourgeoise et propagée par les organisations « ou- vrières », que ce qu'ils ont à dire n'est pas important. La convic- tion que les « grands >> problèmes de la société sont sans rapport avec l'expérience ouvrière, qu'ils sont l'apanage des spécialistes et des dirigeants, pénètre constamment dans le prolétariat : c'est en dernière analyse cette conviction qui est la condition de survie du système d'exploitation. C'est à l'organisation révolutionnaire qu'il incombe de la combattre, d'abord par sa critique de la société actuelle, montrant en particulier la faillite du système et l'inca- pacité de ses dirigeants à résoudre leurs problèmes ; ensuite et surtout, en montrant l'importance positive de l'expérience des travailleurs, la réponse que celle-ci contient on germe aux pro- blèmes les plus généraux de la société. Ce n'est que dans la me- 83 sure où l'on détruira l'idée que ce que les ouvriers ont à dire est insignifiant, que les ouvriers s'exprimeront. La deuxième tâche de l'organisation, est de placer devant le prolétariat une conception d'ensemble des problèmes de la société actuelle, et en particulier du problème du socialisme. C'est la difficulté qu'éprouvent les travailleurs à voir la possibilité d'une gestion ouvrière de la société, c'est la dégradation qu'a subie l'idée du socialisme à travers ses caricatures bureaucratiques, qui sont l'obstacle principal sur la voie d'une action révolutionnaire du prolétariat, à cette époque de crise profonde des rapports sociaux du capitalisme. Il appartient à l'organisation de susciter à nou- veau chez le prolétariat cette conscience de la possibilité du socia- lisme, sans laquelle le développement révolutionnaire .sera infi- niment plus difficile. La troisième tâche de l'organisation est d'aider les travail- leurs à défendre leurs intérêts immédiats et leur condition. La bureaucratisation complète des syndicats dans l'énorme majorité des cas, l'inanité de toute tentative visant à les remplacer par des nouveaux syndicats « améliorés » font que seule l'organisation révolutionnaire peut, dans la période actuelle, accomplir une série de fonctions essentielles pour le succès et même la simple existence de luttes « revendicatives » : des fonctions d'information, de com- munication, de liaison ; des fonctions matérielles; enfin et surtout, des fonctions de clarification systématique, par la diffusion des revendications, des formes d'organisation, des méthodes de lutte exemplaires créées par telle ou telle catégorie de travailleurs. Cette action de l'organisation ne contredit nullement l'importance que pourraient acquérir, dans la période à venir, des groupements de lutte minoritaires autonomes des travailleurs dans les entre- prises. L'action de tels groupements ne pourra être finalement effi- cace que s'ils arrivent à dépasser le cadre étroit de l'entreprise. et à s'étendre sur le plan interprofessionnel et national; à cette extension, l'organisation peut fournir une contribution décisive. Mais surtout, comme le prouve l'expérience, de tels groupements ne peuvent exister de façon autre que passagère, que s'ils sont animés par des militants convaincus de la nécessité d'une action permanente et qui, par conséquent, relient cette action à des pro- blèmes qui dépassent la situation des travailleurs dans leur entre- prise. Ces militants trouveront dans l'organisation un appui indis- pensable à leur action, et, le plus souvent même, proviendront de cette organisation. Autrement dit, la constitution de groupe- ments minoritaires de lutte dans les entreprises s'effectuera la plu- part du temps en fonction de l'activité de l'organisation révolu- tionnaire. 84 LA STRUCTURE DE L'ORGANISATION Dans ce domaine également l'organisation ne peut que s'ins- pirer des formes socialistes que le prolétariat a créées au cours de son histoire. Elle doit se laisser guider par les principes qui sont à la base du Soviet ou du Conseil d'entreprise et, sans copier litté- ralement ces types d'organisations, les transposer dans les condi- tions où elle est placée. Cela signifie : a) que les organismes de base disposent, dans la détermination de leurs propres activités, de la plus large autonomie compatible avec l'unité de l'action générale de l'organisation; b) que la démocratie directe, c'est-à-dire la décision collective par tous les intéressés, est appliquée partout où elle est maté- riellement possible ; -c) que les organismes centraux, ayant pouvoir de décision, sont constitués par des délégués des organismes de base, élus et révo- cables à tout instant. Ce sont, aụtrement dit, les principes de la gestion ouvrière qui doivent régler la structure et le fonctionnement de l'organi- sation. En dehors d'eux, il n'y a que les principes capitalistes qui ne peuvent, on l'a vu, que produire des rapports capitalistes. C'est en particulier à partir des principes de la gestion du- vrière que l'organisation doit résoudre le problème du rapport entre la centralisation et la décentralisation. L'organisation est unc collectivité d'action et même de production ; elle ne peut pas exis- ter sans l'unité dans l'action. Toutes les questions qui concernent l'ensemble de l'organisation relèvent donc nécessairement de dé- cisions centralisées. Centralisées ne signifie pas prises par un Co- mité central, mais au contraire ; prises par l'ensemble de l'orga- nisation, soit directement, soit par l'intermédiaire de délégués élus et révocables, par vote majoritaire. Il est d'autre part essentiel que les organismes de base règlent de façon autonome, dans le cadre de ces décisions centrales, leur propre activité. La confusion créée par la domination bureaucratique depuis trente ans a fait que certains aujourd'hui se dressent contre la centralisation comme telle (qu'il s'agisse de l'organisation révo- lutionnaire ou de la société socialiste) et lui opposent la démo- cratie. Cette opposition est absurde. La féodalité était décentra- lisée, et si la Russie de Khrouchtchev se décentralisait, elle n'en 'serait pas davantage démocratique. Un Conseil d'entreprise, par contre, c'est de la centralisation. La démocratie n'est qu'une forme de la centralisation ; elle signifie simplement que le centre, c'est la totalité des participants et que les décisions sont prises par la majorité de ceux-ci et non pas par une instance à part. Le « cen- tralisme démocratique » des bolcheviks n'était pas un centralisme démocratique, comme on l'a vu plus haut; son fonctionnement effectif revenait à remettre la décision à une minorité de diri- geants. Le prolétariat a été toujours centraliste, aussi bien dans 85 ses actions historiques (Commune, Soviets, Conseils) que dans ses luttes courantes ; il a été également démocratique, c'est-à-dire partisan du pouvoir du plus grand nombre. S'il faut chercher une racine sociale à la contestation du principe majoritaire, ce n'est certainement pas dans la classe ouvrière qu'on la trouvera. Cependant, le problème de la démocratie dans l'organisation ne concerne pas seulement la forme sous laquelle les décisions sont prises, mais l'ensemble du processus par lequel on parvient à ces décisions. La démocratie n'a de sens que si ceux qui doivent décider peuvent le faire en connaissance de cause (20). Le pro- blème de la démocratie embrasse donc aussi le problème de l'information adéquate, mais encore beaucoup plus : la nature des questions posées, et l'attitude des participants face à ces questions et aux résultats de telle ou telle décision. Finalement, la démo- cratie n'est pas possible sans une participation active et perma- nente de l'ensemble des membres de l'organisation à son travail et à son fonctionnement. Cette participation, à son tour, n'est pas et ne peut pas être le résultat de particularités psychologiques des militants, de leur force de caractère ou de leur enthousiasme. Elle dépend avant tout du type de travail que leur propose l'orga- nisation et de la façon dont ce travail est conçu et effectué. Si ce type de travail les réduit à des exécutants de décisions prises en fait par d'autres, leur participation sera infime ; car même l'exé- cutant le plus acharné ne participe à son travail d'exécution que pour une petite partie de ses potentialités. C'est donc la possi- bilité donnée par l'organisation à chacun de ses membres de parti- ciper à la production de l'organisation en tant qu'élément créateur et de contrôler cette production à partir de son expérience propre c'est cette possibilité qui mesure le degré de démocratie que l'organisation a pu réaliser. Est-ce que de cette façon peut-on prétendre avoir résolu une fois pour toutes les problèmes, être à l'abri des modes de pensée de la société établie, avoir trouvé la recette qui évitera à l'orga- nisation toute bureaucratisation, au prolétariat toute erreur et toute défaite ? Ce serait ne rien comprendre à ce qui a été dit que de le supposer ; et c'est également ne rien comprendre aux ques- tions posées que de demander un tel type de réponse. A ceux qui demandent des « garanties » assurant qu'une nouvelle orga- nisation ne se bureaucratisera pas, on doit répondre : vous êtes déjà parfaitement bureaucratisés vous-mêmes, vous êtes les fan- tassins rêvés d'une nouvelle bureaucratie, si vous pensez qu'un théoricien établira à partir d'une réflexion spéculative le plan qui éliminera la possibilité de la bureaucratisation. La seule garantie contre la bureaucratisation réside dans votre propre réflexion, (20) Voir, dans le n° 22 de cette revue, « Sur le contenu du socia- lisme », p. 4 et suivantes. 86 dans votre propre action - dans votre participation la plus grande possible, certainement pas dans votre abstention. L'activité révolutionnaire est sujette à une contradiction cru- ciale, on l'a dit ici depuis des années : elle participe de la société qu'elle veut abolir. Cette contradiction est l'homologue de la situation contradictoire du prolétariat lui-même sous le capita- lisme. C'est une absurdité que de chercher maintenant une solu- tion théorique à cette contradiction ; une telle -solution n'existe pas, la solution théorique d'une contradiction réelle est un non sens. Cela ne peut pas motiver l'abstention, mais la lutte. Par- tiellement, la contradiction se résoud à chaque étape de l'action ; totalement, seule la révolution peut la résoudre. Elle se résoud en partie dans la pratique lorsqu'un révolutionnaire met en avant, devant des ouyriers, des idées qui leur permettent d'organiser et de clarifier leur expérience — et lorsque ces ouvriers utilisen: ces idées pour aller plus loin, faire surgir des nouveaux contenus et finalement « éduquer l'éducateur ». Elle se résoud en partie lorsqu'une organisation propose une forme de lutte et que cette forme est reprise, enrichie, élargie par les travailleurs. Elle se résoud lorsqu'au sein de l'organisation un véritable travail collec- tif s'instaure, lorsque les idées et l'expérience de chacun sont dis- cutées par les autres et dépassées pour se fondre dans une per- spective et une action communes, lorsque les militants se déve- loppent par leur participation à tous les aspects de la vie et de l'activité de l'organisation. Rien de tout cela n'est jamais défini- tivement acquis, mais il n'y a que cette voie sur laquelle on puisse progresser. Quelle que soit la forme de l'organisation et son acti- vité, la participation effective des militants sera toujours un problè- me, une tâche à réaliser quotidiennement. Ce problème on ne le ré- soud pas en décrétant qu'il ne faut pas d'organisation - car cela revient à se contenter d'une participation nulle, c'est-à-dire équi- vaut exactement à la solution bureaucratique totale. On ne le ré- soud pas non plus par des statuts qui automatiquement garantissent la participation maximum — car de tels statuts n'existent pas. Il y a simplement des statuts qui permettent la participation, et d'au- tres qui la rendent impossible. Quel que soit le contenu de la théorie révolutionnaire ou du programme, son rapport profond avec l'expérience et les besoins du prolétariat, il y aura toujours la possibilité, plus même : la certitude qu'à un moment donné cette théorie ou ce programme seront dépassés par l'histoire, et il y aura toujours le risque que ceux qui les ont jusqu'alors défendus ten. dent à en faire des absolus et veuillent leur subordonner et leur asservir les créations de l'histoire vivante. On peut limiter ce ris- que, éduquer les militants et pour commencer s'éduquer soi-même dans cette idée, que le critère ultime du socialisme se trouve chez les hommes qui luttent aujourd'hui, et non dans les résolutions vo- tées l'année dernière. Mais on ne peut jamais l'éliminer complète ment; en tout cas, on ne l'élimine pas en éliminant la théorie et le 87 programme, car cela revient à éliminer toute action rationnelle, à perdre la vie pour garder de mauvaises raisons de vivre. Cette situation contradictoire, ce n'est pas le militant révolu- tionnaire qui la crée ; elle lui est imposée, comme au prolétariat, par la société capitaliste. Ce qui distingue le militant révolution- naire du philosophe bourgeois c'est qu'il ne reste pas fasciné par la contradiction une fois qu'il l'a constatée, mais lutte pour la dé- passer ; qu'il ne cherche pas à la dépasser par une spéculation soli- taire, mais par l'action collective. Et agir, c'est tout d'abord s'orga- niser. Paul CARDAN. (La deuxième partie de ce texte, consacrée à la critique des positions de Claude Lefort, sera publiée dans le prochain numéro de Socialisme ou Barbarie). ... 88 La révolte de Léopoldville 1. Par sa position géographique, le Congo belge joue le rôle d'un. bouclier entre l'Afrique noire évoluée, où, quel que soit le degré d'indépendance qui les accompagne, les fonctions de gouvernement sont assumées par les noirs eux- mêmes, où existent la plupart des droits politiques et sociaux des nations modernes, des partis et des syndicats, et où l'indé- pendance est une réalité ou une possibilité concrète pour tous les Etats, et tout le sud du continent africain, à partir du Congo belge et du Kenya : Angola et Mozambique portugais, Nyassaland et Rhodésie anglais, Union de l'Afrique du Sud. Là, une minorité de blancs gouverne, opprime, exploite une énorme majorité de noirs chassés de leurs terres, enfermés dans des camps de travail, astreints encore en Angola et Mo- zambique au travail forcé, soumis à la ségrégation, privés des moindres droits : droit de grève, de réunion, d'organi- . sation, de vote. L'insurrection de Léopoldville met à nu la fragilité de ce bouclier et ridiculise le verbiage crétin des administra- teurs coloniaux belges, la fierté qu'ils éprouvaient à montrer que chez eux rien ne bougeait. Mais le système colonial belge ne diffère en rien de celui qui s'étend sur tout le sud du continent, si ce n'est par le caractère particulièrement odieux de son expression officielle. Ses contradictions sont donc, à peu de choses près, celles de l'ensemble de la domination européenne et blanche dans ce secteur de l’Afrique. Elles produisent les mêmes effets, la même lutte de la part des noirs un mois après les événements de Léopoldville la révolte éclate au Nyassaland et en Rhodésie. Ce sont ces contradictions qu'on voudrait résumer maintenant rapide- ment, non sans avoir rappelé auparavant certains aspects par- ticulièrement importants de l'insurrection du 4 et 5 janvier. 2. — Quel qu'ait été le rôle de l’ABAKO (Association des originaires du Bas-Congo, sur laquelle nous reviendrons dans la seconde partie de cette note), le caractère spontané de la révolte de Léopoldville, la participation de la totalité de la : 89 . population noire ne font aucun doute et ressortent claire- ment de l'ensemble des informations qui ont été données par la presse. D'abord, en effet, personne n'a déclenché la révolte, ni n'en a donné l'ordre : elle s'est déclenchée d'elle-même, ou plutôt sur l'initiative de la masse des noirs rassemblés dans l'après-midi du dimanche 4 janvier devant une salle où une section de l’ABAKO devait tenir une réunion d'information sur le récent voyage des bourgmestres noirs en Belgique. Voici, selon une lettre publiée par l'hebdomadaire « La Gauche » (organe de l'aile gauche du Parti socialiste belge), comment la révolte a commencé : « Les responsables avaient introduit à temps la demande d'autorisation nécessaire, mais au dernier moment le premier bourgmestre (belge) leur fit signifier son refus d'accorder l'autorisation sollicitée. Les membres avaient déjà occupé le local pour la réunion. Les dirigeants, y compris Kasavubu, leur firent part de la décision prise. Il y eut de violentes perturbations. Finalement les gens se calmèrent et quittèrent la salle pour rejoindre la chaussée. Sur celle-ci des Abakistes ont crié à tue-tête : « Indépendance »... Un commissaire de police européen qui se trouva à proximité intima à ces gens l'ordre de se taire. L'un d'eux lui répondit qu'ils étaient dans le droit de crier « Indépendance », vu que la Charte coloniale reconnaît à tout habitant de ce pays le droit de manifester publiquement ses opinions. Cet Abakiste fut immé- diatement embarqué dans une jeep, puis ce fut le tour d'un second et d'un troisième. Finalement, comme on voulait s'em- parer de lui, un quatrième résista. Gifflé par le commissaire, il le saisit par le cou et le flanqua par terre. Un autre com- missaire intervint à son tour et tira un coup de feu sur l’Abakiste en question. Ce fait a déchaîné la foule qui se rua sur les deux commissaires. » Après avoir donné une version sensiblement identique des événements qui devaient provoquer le début de la révolte, Serge Bromberger, envoyé spécial du « Figaro » au Congo belge, écrit (Figaro, 28-1-59) : « (les policiers battent) en retraite précipitamment. Déjà la foule renverse une des jeeps et l'incendie. Quand les petits paquets de gardiens de la paix noirs, rassemblés de droite et de gauche, commencent à arriver ils ne sont plus en nombre voulu pour faire face à une meute déchaînée qui a mis le feu à deux autobus et qui lapide les voitures belges. Les Abakistes ne sont plus seuls. A côté du local où devait se tenir la réunion, se trouve, en effet, le stade Baudoin où 20 000 spectateurs des cités assistent à un match de football. Alertés, ils abandonnent le spectacle et se joignent aux manifestants. » Il semble que dès ce moment le mouvement ait totalement échappé aux 90 { bourgmestres noirs, dirigeants de l'ABAKO. Selon Brom- berger : « Le procureur du roi, escorté de M. Pinzi, bourg- mestre noir d'une des communes (et dirigeants de l’ABAKO, jeté quelques jours plus tard en prison, en considération sans doute de ce service - S. Ch.) parviennent à parler à la foule environnante qui paraît s'apaiser. Mais à cent mètres de là, d'autres groupes commencent à piller les boutiques des commerçants portugais. Ceux-ci sortent armés de revol- vers et de couteaux et ne refluent vers la ville européenne que pied à pied lorsque les flammes embrasent leurs échop- pes. » Des détachements de l'armée coloniale belge (« Force publique ») tentent d'intervenir ; « la foule cède devant les bâtons levés, écrit Bromberger, mais se referme derrière la troupe. Celle-ci s'enfonce ainsi dans la ville indigène mais doit bientôt rebrousser chemin, car elle est attaquée de tous les côtés à la fois, à coups de pierre. Ordre est donc donné d'évacuer le quartier (indigène · S. Ch.). » A partir de ce moment jusqu'à la fin de la soirée du lendemain, et même, pour les quartiers les plus éloignés de la ville blanche, jusqu'au mercredi suivant, les noirs restent entièrement maî. tres des rues de leurs propres quartiers, effectuant même, selon Bromberger, un raid sur la prison située à la lisière de la ville blanche et réussissant à ouvrir une brèche dans le mur d'enceinte. « La Gauche » du 17-1-59 fait état d'une tenta- tive de se porter en masse sur la ville européenne. Partout où la foule a passé, précise un autre correspondant, sur les murs et les carcasses des voitures incendiées, se trouve ins- crit le mot : Indépendance. L'expulsion de l'armée et en même temps des commer- çants européens en majorité portugais qui rançonnent la popu- lation noire à la fois comme vendeurs et comme usuriers, a été obtenue pratiquement sans effusion de sang de la part des noirs, en tout cas sans entraîner la mort d'un seul soldat ni d'un seul européen. «Les manifestants, écrit un correspondant dans « La Gauche », ne cherchent pas à tuer. Ils ne sont armés ni de haches ni de couteaux. Ils ont tenu tête à la force publique d'une manière très courageuse, riant lorsqu'on tirait en l'air et se jetant sur les fusils. La Force publique a été mise à la limite de ses forces par une émeute totalement inorganisée, conduite par des individus non armés et totalement ignorants des règles du jeu. » Ce n'est que dans l'après-midi du lendemain que les Belges, ayant regroupé leurs troupes, encerclé les agglomé. rations indigènes et armé la population européenne, osent de nouveau s'aventurer dans les quartiers noirs, précédés de pancartes annonçant : « Attention, on va tirer. » Voici com- ment un correspondant de « La Gauche » décrit le ratissage 91 un auquel se sont livré policiers, soldats et groupes armés d’Eu- ropéens : « Des commissaires de police européens ont tiré sur tous ceux qu'ils rencontraient sur leur passage : femmes, vieillards, enfants... A Matete, un employé, père de 6 enfants, qui s'apprêtait à se rendre à son travail, fut abattu froide- ment par un commissaire. A Yolo, un commerçant assis devant son magasin reçut en pleine tête une balle tirée par un commissaire. La plupart des Européens ont été armés par les soins de la force publique. Ils s'amusent à tirer sur n'importe quel noir... » Le nombre de cadavres sur lequel le colonialisme belge a réinstallé son droit à exercer « paternalisme bienveillant » sur les populations africaines, s'élève selon l'administration à 78, et selon les bourgmestres noirs à 340. Du côté européen il n'y a aucun mort : 20 bles- sés graves et 50 blessés légers, selon Bromberger. Un mois plus tard, les bourgmestres noirs, révoqués par l'administration, et les dirigeants de l'ABAKO sont en prison, l’ABAKO est interdit. Les câbles expédiés de Léopoldville font état presque quotidiennement de manifestations de noirs, d'opérations de répression. Le 2 février, la police annonce qu'elle a opéré 1 500 arrestations depuis les journées du 4 et du 5 janvier. Historiquement, le colonialisme ne vient pas se plaquer indifféremment des rapports sociaux qui resteraient immuables. La société primitive, telle que le colonialisme la trouve, très faiblement hiérarchisée, gouvernée selon le prin- cipe de la démocratie primitive, ne présente qu'un nombre restreint d'éléments aptes à servir tels quels l'exploitation coloniale : celle-ci exige, donc dès le départ la destruction des 9/10 des institutions primitives, et la transformation radi- cale des autres, leur réduction à l'état d'agents de l'esclava- gisme, de l'extermination, du travail forcé, du pillage et du vol. Mais toute société d'exploitation est également une so- ciété, et c'est là que réside sa contradiction essentielle. Elle suppose des formes sociales, des rapports stables entre exploi- tants et exploités, une organisation de l'exploitation. Elle crée constamment les conditions à partir desquelles se déve- loppe une société « inofficielle » qui entre immédiatement en conflit avec elle. Ceci est particulièrement évident au Congo belge. D'abord, en effet, les nécessités d'une exploitation inten- sifiée du sous us-sol, la mise en oeuvre à cette fin des moyens les plus modernes et les plus coûteux, le développement d'une industrie de consommation travaillant pour le marché inté- rieur, mais surtout l'impossibilité d'obtenir des noirs, dans les conditions précédentes du travail forcé et des camps, une par- sur 92 ticipation suffisante à leur propre travail (qualité du travail, assiduité, etc.) et la productivité extrêmement basse qui en résultait, tout ceci a contraint les Belges à opérer certains aménagements. Le travail forcé a été aboli (non sans avoir contribué, au cours de la seconde guerre mondiale, à la vic- toire des « démocraties ») ; les ouvriers noirs ont eu le « droit >> de se marier, de fonder des foyers et même de faire des enfants (à l'intérieur des camps officiels des compagnies) ; la pratique des raids périodiques effectués par les compagnies dans les campagnes pour se procurer de la main-d'ouvre a été supprimée et une main-d'oeuvre stable créée. Aux portes des villes blanches, des bidon-villes et des cités ouvrières ont été construites, abritant une population urbanisée en rupture de plus en plus prononcée avec le monde rural. Curés et Admi- nistration ont scolarisé un nombre relativement élevé d'en- fants. Les compagnies se sont préoccupé de l'éducation technique du prolétariat, créant une petite couche d'ouvriers spécialisés et de professionnels noirs. Mais au fur et à mesure il se produit également une réor- ganisation par les noirs de leur propre vie sociale. La concen- tration dans les villes d'une masse de gens d'origines diverses, leur brassage, la dissolution des anciens liens villageois, la création d'une classe relativement homogène de salariés de 1 200 000 personnes, en expansion rapide, l'éducation de dizai- nes de milliers d'hommes dans la production industrielle et l'administration, déterminent les conditions de cette réor- ganisation. Les hommes, se dégageant des particularismes tri- baux, apprennent à se considérer avant tout comme des exploités et s'éveillent à la possibilité d'une lutte collective. La réaction contre l'atomisation et la dégradation que tend à provoquer la ville a pour résultat une prolifération d'or- ganisations de toutes sortes, à l'intérieur desquelles la con- science politique naissante se répand. « La croissance exubé- rante des associations dans les villes africaines est un point sur lequel on a souvent insisté, écrit Thomas Hodgkin (1). On a moins parlé de la contribution que ces organisations ont ap- portée au développement des mouvements nationaux. D'abord elles ont permis aux Africains de retrouver, dans le nouveau cadre urbain, le sentiment de la communauté d'intérêts que la société africaine traditionnelle atteignait à travers l'orga- nisation tribale. En second lieu, elles ont donné à une large minorité l'expérience des formes d'administration... Troisiè- mement, en période de fermentation et de crise, elles four- (1) « Nationalism in Colonial Africa », p. 84. Frederick Muller Ltd, London. 93 nissent les cellules de base autour desquelles une organisation politique à l'échelle nationale peut se construire. » A cette cristallisation, sous la société coloniale, d'une société « inofficielle » qui tend constamment à la mettre en question, l'administration et les compagnies réagissent en instaurant un contrôle de type totalitaire : c'est à ce totalita- risme que se ramène le paternalisme belge. Contrôlé étroi- tement dans son travail, risquant par exemple la prison à chaque malfaçon, le travailleur noir doit également vivre dans les camps et cités des compagnies, et se fournir dans leurs magasins ; envoyer ses enfants dans leurs écoles ; se faire soigner dans leurs hôpitaux, prier dans leurs églises et voir leurs films (2). Quand ce ne sont pas les compagnies qui exercent ce contrôle, c'est l'administration. Toute association est supervisée par elle, toute réunion quelle que soit sa nature, se tient en présence d'un fonctionnaire colonial. Voici par exemple en quoi consiste le travail d'un de ces fonction- naires, M. Mons, administrateur d'une agglomération afri- caine de Léopoldville, tel qu'il est décrit par Basil Davidson (« Le Réveil de l'Afrique ») : « M. Mons se tue littérale- ment de travail et cela principalement parce qu'il doit pré- sider quelque 30 « associations » africaines apparemment inof- fensives (3), scouts, clubs de sauvetage, unions tribales, etc. Tant que lui-même ou un de ses adjoints, est président ou trésorier, il a la certitude qu'il n'arrivera « rien de grave ». Mais ce parternalisme ne fait que rendre le contrôle de la vie sociale plus difficile en obligeant cette vie à entrer dans la clandestinité, en privant l'administration et les compagnies de la moindre notion sur ce qui se passe dans leur domaine de juridiction. Davidson cite l'exemple de l'Union Minière qui découvre tout d'un coup, à la suite d'une opération de police, que quelques-uns de ses meilleurs ouvriers sont mem- bres d'une secte interdite, et rapporte également les paroles d'un fonctionnaire qui, après lui avoir présenté un commis aisé, propriétaire d'une radio, d’un pick-up, d'un frigidaire et de 13 paires de chaussures, remarque amèrement : « Même cet homme pourrait appartenir en secret à l'une de ces société proscrites, à ces églises dissidentes. » L'incapacité de l'administration à se faire la moindre idée de ce qui se passe sur le territoire qu'elle est censée gérer est comiquement et involontairement mise en évidence par l'envoyé spécial du (2) « Nationalism in Colonial Africa », p. 123. (3) « Le réveil de l'Afrique », Editions Présence Africaine, p. 159. Basil Davidson se trompait en disant qu'elles étaient « apparemment inoffensives » comme devait le prouver le rôle joué par les associations tribales le 4 et 5 janvier. 94 « Monde » au Congo belge, à la recherche, derrière le minis- tre belge des colonies, de l'interlocuteur valable : « Le drame, écrit-il (Le Monde, 18-1-59), se répète partout avec tous les interlocuteurs : il est impossible de se faire une idée exacte de ce qu’un interlocuteur représente. On n'est même pas sûr qu'il se représente lui-même, car le Congolais est dans 80 cas sur 100 un « yes-man » qui dit « oui » quand on le lui suggère, quitte à en faire à sa tête par la suite. » Relatant une entrevue avec un groupe de noirs évolués de Stanleyville, qui s'affirment entièrement satisfaits par la déclaration du gouvernement belge du 13 janvier, l'envoyé spécial du « Monde » poursuit : « Quelques heures plus tard, la moitié de ceux qui assistaient à la réunion vinrent nous retrouver à l'hôtel pour rectifier ce qu'ils avaient dit le matin : « Nous n'avons pas dit la vérité... Nous vous le disons franchement parce que vous n'êtes pas colonial... Même parmi nous il y a des vendus. Notre président, M. Lopès, par exemple, est un mulâtre séduit par tout ce que font les blancs. Quand il se rend à Léopoldville le gouverneur le reçoit, on le comble d'honneurs. Pour nous c'est un homme perdu. En outre, on affirme qu'il fait partie de la Sûreté. » Incapable de réaliser son objectif profond, le contrôle totalitaire de tous les aspects de la vie sociale des noirs, le colonialisme paternaliste recourt à la répression et à la violence permanentes : mais ce faisant, il reconnaît son inca- pacité à gérer la société, s'installe dans une guerre civile larvée et se disqualifie aux yeux du capitalisme lui-même, qui commence chercher dans une bourgeoisie noire en voie de formation, ou dans une bureaucratie embryonnaire, une force sociale capable d'exercer le pouvoir. 4. - On a vu, plus haut, le rôle prépondérant que l'ABA- KO a joué au cours des événements de Léopoldville. L'ABA- KO est une association tribale regroupant les originaires du Bas-Congo. Ce type d'association est extrêmement répandu au Congo belge, ainsi que dans tout le sud du continent africain. A travers l'association, les gens des villes, dont un nombre croissant a perdu tout contact avec la campagne ou bien ne l'a même jamais connue, réorganisent leur vie sociale, participent à une communauté, prennent conscience de leur unité, de leur cohésion, de leur force. Bien que basées sur les groupements sociaux traditionnels, qu'elles visent à con- tinuer dans les conditions nouvelles des villes, les associa- tions tribales n'en sont pas moins des institutions nouvelles, qui tendent dès le départ à jouer un rôle politique. Ceci pour plusieurs raisons. D'abord, l'administration elle-même, s'ef- forçant, avec des précautions inouïes, de provoquer une évolution politique « contrôlée », est amenée à reconnaître 95 légalement l'existence des associations tribales, qu'elle espère garder en main en s'attachant la couche africaine « évoluée » (petite bourgeoisie et fonctionnaires éduqués) qui les dirige. D'où la participation des associations aux élections de bourg- mestres des grandes agglomérations. Mais le succès extraordinaire et la politisation extrême- ment rapide des associations tribales découle surtout du fait qu'elles seules canalisent, expriment et organisent les aspi- rations des masses prolétarisées des villes. Aucune autre organisation ne remplit ce rôle. Compte tenu de la surveil- lance constante de l'administration, un certain nombre d'or- ganisations politiques et syndicales existent et fonctionnent, au moins sur le papier. Dans le pire des cas elles sont plus ou moins totalement contrôlées par l'administration ou par ses mouchards ; dans le « meilleur » des cas, celui du parti socialiste belge et du syndicat des travailleurs belges (socia- liste), elles n'offrent aux noirs aucune possibilité réelle do s'organiser autour de leurs intérêts propres. Plutôt que de s'occuper de l'organisation des travailleurs noirs, les syndi- cats socialistes ou chrétiens préfèrent encaisser tranquille- ment les cotisations des cadres blancs, payés au moins 5 fois plus que les noirs de même rang. Une tentative d'ouvrir aux noirs les portes de la section socialiste de Léopoldville, a provoqué l'indignation des « camarades » européens. Une organisation socialiste noire, « L'Action socialiste » (4) a pour- tant été créée. D'autres organismes à l'intérieur desquels se cristalliseront les intérêts propres du prolétariat noir (5), viendront sans doute à existence au cours de la période qui s'ouvre : mais bien qu'appelées, en tant qu'étape de la lutte anticolonialiste à un dépassement rapide, il n'en est pas moins évident que les associations tribales jouent pendant toute une période un rôle prépondérant. En assumant un rôle politique, les associations tribales dépassent leur détermination étroitement tribale et raciale, et se posent comme associations nationales. Aux élections de bourgmestres plusieurs associations s'affrontaient, mais au cours de l'automne 58 l’ABAKO diffusait deux textes dans lesquels se reflète nettement la tendance à se transformer en organisme politique : « L'ABAKO demande l'indépen- dance » et « Le Congo face au 18 octobre ». Ce dernier texte disait, entre autres choses : « Nous protestons contre cette annexion, cette juxtaposition du Congo à une Belgique 80 fois plus petite, car la réalité révèle une disproportion cinglante et (4) Sur laquelle nous aurons l'occasion, ici-même, de revenir. (5) Les nombreuses grèves qui se produisent actuellement sem. blent indiquer qu'il ne s'agit pas d'une perspective lointaine. 96 aveuglante des avantages pour les uns et des désavantages pour les autres... Il nous est impossible de nous laisser trom- per à perpétuité par cette conception du paternalisme et du fraternalisme plus verbal qu'effectif. La manière dont nous sommes traités à tous les égards ne prouve pas la réalité de toutes ces belles théories... Congolais, nos frères, prenons conscience de notre destinée. Jusqu'à quand nous mènera- t-on comme des brebis à l'abattoir ? Jusqu'à quand nous contenterons-nous d'assister à la politique des autres, aux combinaisons des autres ? Jusqu'où nous mènera cette mysti- fication consciente et cette aliénation politique ? Le 18 octo- bre est la fête de l'asservissement au colonialisme et à l'impé- rialisme ; seuls les trusts et les consortiums monopolisateurs s'en réjouissent. » Aujourd'hui interdite et ses leaders emprisonnés, l'ABA- KO est reconnue par tout le Congo, ses positions expriment les revendications de tout le pays, et les tentatives de l'Admi- nistration de lui trouver un contrepoids dans d'autres asso- ciations tribales restent parfaitement vaines, ainsi que le rap- porte l'envoyé spécial du « Monde » (18-2-59) dans le repor- tage déjà cité. Si ces tentatives sont vaines, c'est moins à cause du « prestige » dont jouirait l’ABAKO, des «mar- tyrs » dont elle peut se vanter, que parce qu'elles essaient de s'opposer à la tendance de la totalité de la société noire à sécréter, par tous les pores de sa peau, des organisations politiques. S. CHATEL. 97 Documents LA GREVE DE L'USINE SAINT-FRERES, A BEAUVAL (SOMME) Une grève a eu lieu en novembre-décembre à l'usine de Beauval (Somme) de la Société Saint-Frères. Après quatre semaines de lutte, les grévistes ont obtenu des concessions qu'ils ont considérées comme satisfaisantes. Yvon Bourdet est allé deux fois voir les grévistes et a eu également l'occasion de s'entretenir avec un des dirigeants C.G.T. de la Somme qui s'est occupé particulièrement de ce mouvement. Voici le récit de ces visites et de cet entretien. - VISITE AUX GREVISTES DE BEAUVAL > Jeudi, il décembre. En face des grilles de l'usine, j'aperçois, de l'autre côté de la rue autour d'une tente et. d'un poêle, un groupe d'ouvriers. A un poteau, deux drapeaux tricolores et deux pancartes signalant la grève et faisant appel à l'entraide. Je suis professeur au Lycée d'Amiens et désirant organiser une collecte dans le Lycée en faveur des grévistes, je viens m'informer des conditions de la lutte et de leurs besoins. Ils trouvent cela tout normal : Caron va arriver, il vous expliquera mieux et puis Duvivier va venir aussi d'Amiens, il y aura une réunion. Voilà Guy Caron, le trésorier du Comité de grève. Nous allons dans le café où règne une certaine animation. Je prends quelques notes ; mon interlocuteur parle alors plus lentement, répète ses chiffres. Depuis le 17 novembre, 70 ouvriers de l'usine sont en grève ; ils appartiennent à l'atelier de « rolsage » qui prépare la matière pre- mière (le jute). De ce fait, l'usine est paralysée et les autres ouvriers, (480) sont en chômage (sans « avoir droit », paraît-il, aux allocations de chômage). Ces « chômeurs » sont d'ailleurs entièrement solidaires des grévistes : rentrés dans l'usine pour demander du travail ils ont refusé de remplacer les 70 grévistes et ont occupé l'usine pendant 36 heures. Motif de la grève : Les ouvriers gagnaient, selon le rendement, de 160 à 180 francs l'heure. Leur travail consiste à mettre en place et à surveiller chacun 12 bobines : quand on a mis en marche la 12°, il faut revenir à la première ; on doit renouer les fils qui cassent. Or, l'usine mélange actuellement du mauvais jute (fibres de 30 cm) au bon (fibres de 150 à 200 cm). Là où il n'y avait que 25 neuds à faire, il en faut maintenant 45 ; un ouvrier qui traitait 600 kg de jute en une nuit n'arrive plus qu'à 510 kg. De ce fait le salaire horaire s'établit vers 155 fráncs. L'accélération des cadences depuis trois ans avait abouti graduelle- ment à une augmentation des salaires de 22 fr. 74 par heure ; l'utili- sation de la matière première de mauvaise qualité annule pratiquement 98 cette augmentation. Ainsi l'accélération des cadences depuis trois ans aboutit finalement à donner à la Direction la possibilité d'utiliser une mauvaise matière première (moins chère) : tout se passe comme si les augmentations n'avaient été là (provisoirement) que pour faire accepter les nouvelles normes. But de la grève : Les ouvriers demandent que, quelle que soit la matière utilisée, le salaire horaire ne puisse être inférieur à 170 francs. Où en est la lutte ? Un piquet de grève de jour et de nuit, sur le bord de la route N° 16, un peu avant Doullens. La grève a été déclen- chée par des membres de tous les syndicats et surtout, semble-t-il, par des « inorganisés ». La grève est dirigée par un comité de 15 membres qui organise les secours. Des réunions plénières ont lieu tous les jours vers 4 heures. Elles réunissent plus de 100 personnes. Le Comité reçoit des dons en espèces (près de 200 000 francs) et des dons en nature (un maire des environs a fait parvenir les 3/4 d'une vache). Jusqu'ici la Direction n'a rien voulu savoir. Elle s'est contentée de découvrir une erreur comptable (qui durait depuis trois ans !) concernant les jeunes. Sans doute la Direction craint-elle le scandale : des enfants, de 14 ans ont la charge de démonter mille bobines à l'heure, d'un poids total voisin d'une tonne, pour 85 francs ! Duvivier, le secrétaire départemental C.G.T., vient d'arriver. Nous allons dans la salle de bal du café, mise à la disposition des grévistes. Une centaine de personnes sont déjà là, autant de femmes que d'hom- mes, quelques enfants. Duvivier prend la parole, il me regardera souvent avec insistance. Il déclare qu'il sait très bien que tout ce qui se dit ici est répété aux patrons et que c'est tant mieux et il fera aussi appel à l'objectivité de la presse, si elle a des représentants parmi nous. Duvivier présente d'abord deux syndicalistes, qui, l'un après l'autre, « apportent le salut fraternel des camarades » de X. et Y. et aussi un peu d'argent. On les applaudit. Duvivier cite d'autres cas de solidarité dans un esprit qui pourrait étonner : 1. Une collecte a été organisée dans une boîte et on a collecté même parmi les membres de la Direction ; l'un de ceux-ci aurait déclaré en versant son obole : « Les Saint-Frères sont vraiment dégueulasses ! » (Tonnerre d'applaudissements.) 2. Duvivier raconte ensuite le cas d'un « bon patron », ancien résis- tant lui, qui a lutté pour «foutre le boche dehors », qui maintenant dirige une maison de confection ; ses ouvriers sont bien payés ; la col. lecte parmi eux. à rapporté 4 000 francs. 3. Un monsieur bien mis, chapeau, gants, est venu au bureau de la C.G.T. et a donné 1000 francs pour les grévistes. Il n'a pas voulu donner son nom. On regardé par la fenêtre et on l'a vu monter dans une de ces voitures, vous savez, là, longues avec des ailės... (Rires et applaudissements.) Venons-en maintenant, dit Duvivier, aux choses sérieuses : a) Les grévistes et la C.G.T. Duvivier a été choqué par un article du Courrier Picard, inspiré ou publié par F.O. et qui accuse Duvivier d'organiser la grève et de se livrer ici à un « spectacle ». Il élève la voix et se fâche : « Spectacle ! camarades, votre grève ! » (l'assistance reste froide, n'approuve ni ne condamne, cela ne semble pas les concerner. L'intéressant est que les applaudissements ne se déclenchent nullement, comme dans les assem- blées politiques, lorsque l'orateur arrive point d'orgue de l'enthousiasme ou de l'indignation ; ils paraissent comme gênés par la phraséologie). au 99 veux venus en : Duvivier explique alors : Vous savez bien, vous, que ce n'est pas la C.G.T. qui a fomenté votre grève, qu'elle a été décidée par des membres de tous les syndicats et peut-être même et je ne pas le savoir par des inorganisés. Nous ne sommes venus qu'ensuite. Nous sommes vous aider et, croyez-le, camarades ! sans nous, vous seriez déjà battus ! b) Les propositions patronales... Oui ! nous en avons reçu ! (silence très attentif) C'est la raison pour laquelle, votre délégation au ministre, au lieu de quitter Amiens à midi, n'est partie qu'à 2 heures. Ils doivent être reçus en ce moment au cabinet du ministre, dès leur sortie ils nous téléphoneront le résul. tat ici. Ces propositions, camarades, on nous a demandé de les garder secrètes ; mais moi, délégué, je ne me sens pas le droit de discuter de propositions qu'ignoreraient les ouvriers qu'elles concernent. Je garde- rais un secret que me confieraient des ouvriers, mais pas de secret pour nos ennemis ! (Applaudissements.) Je dis cependant que ces pro- positions sont intéressantes, très intéressantes. Duvivier lit un papier (le style est juridico-administratif et pour ma part je ne comprends rien : il est fait référence aux pratiques antérieures et au salaire aux pièces, avec plusieurs chiffres par centimes). Ces propositions ne sont pas mauvaises, interroge Duvivier tout en enchaînant. Léger flottement. « Non, ce n'est pas bon ! » interrompt un ouvrier un peu âgé, qui parle sans changer d'attitude, sans lever la tête, avec calme « C'est recommencer comme avant ! » (Assenti. ment quasi général. Quelques paroles de-ci de-là que je ne comprends pas.) Attendez, dit Duvivier, j'ai dit elles ne sont pas mauvaises, et surtout elles existent, sentez-vous tout le chemin parcouru ? Mais j'ai dit qu'il faut ajouter une clause et c'est sur ça qu'il va falloir maintenant discuter qui stipulera : salaires aux pièces d'accord, mais avec une sorte de minimum garanti, que le salaire horaire ne puisse être inférieur à... X. (Assentiment.) (Les ouvriers demandent 170, mais je ne crois pas que Duvier ait prononcé ce chiffre.) c) Comment Duvivier dégonfle un ballon. Je vais maintenant faire allusion à autre chose, pour que la Direc- tion sache que je vous en ai avertis et que le piège est éventé. Ils mettent des camions à la disposition des délégués, pour une réunion à Flixecourt (je comprends que les Etablissements Saint-Frères voudraient réunir les représentants syndicaux ou les délégués d'entreprise de leurs diverses usines pour trouver un compromis). Camarades ! c'est un piège ! Duvivier se livre alors à une critique des délégués pourris, il y en a dans tous les syndicats et, je ne crains pas de le dire, à la C.G.T. (Large assentiment.) Je sais, moi, ce qu'il sortirait de cette réunion : LA CONDAMNATION DE VOTRE GREVE ! Aussi, je les en avertis, s'ils veulent organiser cela, leurs délégués, je leur ferai casser la gueule par les ouvriers. (Acclamations enthousiastes.) d) Saint-Frères, l'invincible, prend peur, à nous la victoire ! On vous a toujours dit qu'on ne pouvait rien contre Saint, qu'il était fort. Mais il cède, voyez ses propositions et surtout il sait que vous ne pouvez être vaincus, que si vous deviez rentrer dans l'usine en vaincus et cette menace est connue ce serait pour saboter, pour que le rendement baisse encore ! (Acclamations enthousiastes.) Puis, une chute de ton : Camarades, il faut que votre grève soit terminée cette semaine ! (Aucune réaction.) e) Après la grève Qu'on ne nous parle plus de régler nos différends par l'ancien comité d'entreprise ou un quelconque comité d'entreprise composé > 100 par le patron. C'était une belle chose, les comités d'entreprise, mais il faut le dire, nous n'avons pas été à la hauteur de notre tâche, nous n'avions pas de délégués capables, nous avons été trahis. Vos délégués étaient de deux sortes (parmi eux ceux de la C.G.T. aussi, je le recon- nais) les mous et les durs. Les mous il n'a pas été difficile pour la Direction de les acheter, il a suffi, hélas, de peu de chose, un poste de travail un peu plus agréable, souvent rien de plus. Pour les durs, le patron a payé plus cher, il a été jusqu'à acheter une épicerie à l'un d'eux (tous comprennent de qui il s'agit, approuvent et s'indignent ; Duvivier cite encore le cas du dirigeant que lui, Duvivier, remplace, qui était pourri, qui volait dans la caisse syndicale et était payé par les patrons ; ses détournements de fonds lui ont valu des mois de prison). C'est pourquoi je demande, si on doit faire appel pour dis- cuter à un quelconque comité d'entreprise, qu'il soit totalement renou- velé et même recréé par un vote à bulletin secret de vous tous. Hélas ! après la grève, vous serez moins nombreux, combien même viendront assister à une réunion ! (Quelques protestations, on ne peut travailler et assister à des réunions.) Nous viendrons à l'heure que vous choisirez, mais hélas ! Enfin, je ne veux pas terminer sur cette note désabusée. Et il exalte la grève, qui vous a tant appris, plus que des dizaines d'années . de « vie syndicale » ordinaire, qui a élevé votre niveau d'une façon exemplaire, qui vous apprend les sottises qui s'im- priment dans les journaux. (Un auditeur précise que Le Parisien parle de 500 grévistes rires méprisants.) Quand vous lirez maintenant les journaux, vous saurez que c'est toujours pareil. Vous avez aussi appris à me connaître, avouez que vous vous faisiez de moi une autre idée. (Personne n'avoue ni ne désavoue.) Il continue : Hein ! vous pensiez que j'étais une sorte de Monsieur... (une femme crie quelque chose qui fait rire)... atmosphère bon enfant, on cite de nouveaux gestes de solidarité : « Si ça continue vous n'aurez plus jamais envie de recommencer à travailler ! » (Rires.) Duvivier explique maintenant, sur le ton de la conversation, que les délégués à Paris ne peuvent rentrer le soir, par le temps qu'il fait, même avec une traction, il faut 1 h. 1/2 ; 2 heures disent les gens. Cependant, Guy Caron parle à l'oreille de Duvivier et je comprends qu'il s'agit de moi. Une femme vient me chercher. Nous évoquons une connaissance commune du Lycée. Maintenant toute l'assistance s'intéresse à ce que je peux être. Duvivier me demande d'adresser quelques mots aux grévistes, ils seront si réconfortés qu'un professeur les soutienne. Je lui dis que je ne suis pas mandaté par les professeurs d'Amiens qui ignorent même ma visite, mais que je veux bien dire quelques mots à titre individuel. Duvivier me présente alors, ma qualité fait une vive impression, Duvivier le sent : Il est venu, il n'a pas craint de s'asseoir au milieu de vous ! C'est que les professeurs, aussi, sont exploités par l'Etat capitaliste, ils reçoivent des salaires qui ne respondent pas à leur valeur ni à leurs diplômes ; au lieu de se con: sacrer à l'enseignement, ils auraient pu s'orienter vers l'industrie et aussitôt ils deviendraient une de ces blouses blanches que vous connaissez que trop (assentiment) qui gagnent de 100 à 150 000 par mois. Il va vous parler à titre individuel, n'ayant pas encore contacté les autres professeurs, il est venu justement pour pouvoir les ren. seigner. cor ne Je leur dis combien je suis ému par leur combativité, que je ne m'attendais pas à pouvoir assister à une telle réunion, que je ne croyais rencontrer que quelques personnes isolées pour m'informer. Naturelle- ment, je les félicite de combattre ainsi tous unis, sans se soucier des étiquettes, ni des questions secondaires. Que dès le lendemain je vais 101 faire mon possible pour collecter de l'argent en vue de soutenir leur lutte. Je peux ainsi terminer au milieu d'une ovation. Duvivier me prie d'attendre le coup de téléphone de Paris, mais ma visite que j'avais prévue courte a duré des heures, je suis à 20 km d'Amiens, je prends congé et mon départ est salué de nouveaux applaudissements. Le lendemain j'affiche un papier dans la salle des prof. Les pre- miers lecteurs me donnent 500 ou 1 000 francs. Les stals me disent que je viens de leur couper l'herbe sous le pied. Ils demandent que «en vue d'une plus grande efficacité » mon appel soit pris en charge par le SNES, un appel signé simplement Bourdet, ça ne signifie rien. J'accept pour n'avoir pas l'air de chercher à me faire valoir. Aussitôt, l'inscription ajoutée, un ex-syndiqué vient me dire qu'il ne veut plus rien donner, J'ajoute une nouvelle inscription précisant que le SNES n'est que l'in- termédiaire organisateur, que nous nous adressons à tous nos collègues et que l'argent sera remis « au nom des professeurs d'Amiens » sans aucune référence au SNES. Le lendemain (à l'heure où j'écris) 15 000 francs sont rassemblés. SECONDE VISITE A BEAUVAL La collecte du Lycée a rapporté 26 000 francs (1). Je retourne à Beauval pour remettre cette somme au trésorier. Huit jours ont passé. Une dizaine de grévistes assurent le piquet de grève. Ils me parlent avec une grande cordialité : rien de nouveau, mais ce serait fou de s'ar- rêter maintenant sans avoir rien obtenu ; à la rigueur, après trois jours, on aurait pu reprendre le travail sans victoire ; après tant d'heures de salaire perdues c'est impossible. La détermination tranquille et rai. sonnée de ces hommes est frappante. Je leur dis que j'apporte 26 000 francs et que la collecte continue. « C'est un commencement ! » dit l'un. Je ne crois pas qu'il veuille indiquer par là que cette première somme est peu importante, il a voulu plutôt commenter le fait que la « collecte continue ». Aucun n’exprime de remerciements, j'ai l'agréable impression de rendre compte d'une mission et de remettre ce qui est dû. Le trésorier, Caron, habite une des nombreuses maisons uniformes de la Cité ouvrière. Il me redit bien des détails que je connais et notamment l'histoire du riche inconnu, venu au siège départemental de la C.G.T., avec une splendide voiture pour remettre 1 000 francs. Il me confirme que la grève n'a pas été déclenchée par les syndicats ; contraire, quand Duvivier est arrivé d'Amiens, il était tout épaté : « Vous avez débrayé ? Non ! c'est vrai ? » A son avis, la combativité ne s'atténue pas. Il est vrai que le risque de mise à pied est restreint : l'usine Dunlop va bientôt s'ouvrir ; mais les dirigeants de cette nou. velle usine ont passé un accord avec la direction des filatures au terme duquel ils n'ont pas le droit d'embaucher d'ouvriers des usines de tissage. Şi Saint licenciait ses ouvriers, ceux-ci seraient libres de s'engager chez Dunlop. Je lui répète que j'ai été très intéressé et touché par la réunion des grévistes l'autre jour. Il se plaint que les gens ne parlent pas assez tant que Duvivier est là, quand il est parti, dit-il, c'est bien plus animé, toute le monde veut parler, les critiques fusent de partout. Sont-ce des critiques contre Duvivier ? « Ah ! non, pas du tout » répond-il ; il s'agit plutôt de critiques adressées au Comité de grève et portant sur des détails d'organisation. au > (1)Finalement 34 200 francs ont été rassemblés (dont 3 500 recueillis à Paris par le groupe I.L.O.). 102 APRES LA GREVE : ENTRETIEN AVEC ARMAND DUVIVIER, SECRETAIRE GENERAL DE L'UNION DEPARTEMENTALE C.G.T. DE LA SOMME Jeudi, 15 janvier. Il est 14 h 30. Je n'avais pas pris rendez-vous. cependant Duvivier me reçoit très aimablement dans sa salle à manger où il termine son repas. Pendant près de deux heures, il me parle sim- plement et amicalement ; je regrette un peu le ton de mon premier récit au cours duquel je le jugeais d'après son titre en fonction de nos critiques contre la « bureaucratie syndicale ». Mon hostilité de principe a peut-être légèrement modifié la perspective ; en tout cas, j'éprouve maintenant plutôt de la sympathie pour ce militant. Comment la grève a été déclenchée Duvivier est arrivé à une conviction nette : cette grève a été une provocation. Je ne comprends pas. « Attendez ! » Certes, les ouvriers étaient mécontents, à Beauval ; mais les conditions n'étaient pas réunies pour déclencher une grève et une grève cela se prépare avec soin. L'usine de Beauval avait jusqu'ici toujours été un peu favorisée par les patrons et, en retour, les patrons donnaient comme exemple, le « bon esprit » de Beauval. La C.G.T. n'avait que 60 adhérents, F.O. 30 (sur .550 ouvriers). Aux réunions syndicales ne venaient qu'une dou- zaine de personnes. Cependant, par une série de mesures graduelles, la Direction, ces dernières années, cherchait à aligner son usine de Beauval sur les autres. On avait commencé par accélérer les cadences ; les ouvriers avaient accepté, les salaires étant liés à la productivité. Mais l'utilisation du jute de mauvaise qualité ramenait brusquement les salaires à ce qu'ils étaient avec les anciennes cadences. La Direction était naturellement au courant du mécontentement sourd des ouvriers et elle craignait de ne pouvoir faire accepter de nouvelles « modifications techniques ». Elle décida donc, selon Duvivier, de donner une leçon aux ouvriers. A cette fin, il fallait les pousser à une grève improvisée ; au bout de trois jours, ce serait la panique ; les ouvriers viendraient implorer la reprise du travail et la Direction pourrait ainsi imposer ses nouvelles conditions. Hypothèses ? Non, voici les preuves, dit Duvivier : la grève a commencé dans l'atelier de rolsage où travaillent successivement trois équipes (8 heures chacune, en tout 70 ouvriers, les métiers ne s'arrêtent jamais). Chaque équipe se compose donc d'une vingtaine d'ouvriers seule- ment et il était facile de provoquer un débrayage. Un des indices qui m'a mis la puce à l'oreille ? Les deux ouvriers (un inorganisé et un F.0.) qui ont déclenché le mouvement ont été, au cours de la dernière semaine, partisans de la reprise du travail, alors que rien n'avait été obtenu et que le patron cherchait par tous les moyens à briser la grève. Au début, au contraire, la Direction a « favorisé » la grève. « Vous voulez faire la grève ? Faites-la ! » La troisième équipe a trouvé la porte close. A ce moment, d'ailleurs, la Direction aurait pu pallier la défection des « rolseurs » (comme elle essaiera de le faire la quatrième semaine) en amenant par camion du jute préparé dans les ateliers de rolsage de ses autres usines ; au lieu de cela, tout le reste de l'usine a été réduit au chômage. Quand Duvivier est arrivé à Beauval, il a tout de suite flairé le piège : la Direction provoquait une grève parce qu'elle savait que les syndicats étaient faibles (« les 12 auditeurs de nos réunions, vous pensez s'ils sont au courant ! »). D'autre part, trois semaines auparavant, ils avaient fait signer par iatr des cinq délégu d'entreprise un texte reconnaissant que les salaires avaient subi une augmentation. 5 103 « Vous leur avez alors donné le conseil de reprendre le travail ? » « Parfaitement ! D'accord pour une grève d'avertissement ; mais il faut reprendre le travail, la plateforme de revendication n'est pas « bonne ». Mais tous se sont récriés : « Non ! Non ! Nous ne repren. drons le travail, qu'après avoir obtenu satisfaction ! » « Attention, les gars ! leur ai.je dit, ça, c'est la grève illimitée. » « C'était une folie de déclencher une telle action sans préparation ; la spontanéité, la sponta- néité, cela mène à des catastrophes ! » « D'ailleurs des amis, ici, même des gens de F.O.,. m'ont dit : Ne vas pas te fourrer là-dedans, c'est perdu d'avance ; tu ne feras qu'y perdre (il hésite un peu) oui, enfin, ton prestige, etc. » Mais Duvivier pense qu'il faut aider incondition: nellement les ouvriers. Tant pis si nous sommes battus ! Ce n'était pas d'ailleurs la première fois qu'il n'était pas d'accord avec d'autres dirigeants syndicaux ; pour sa part, il aime mieux un gars qui se trompe, qui fait des sottises, mais qui fait quelque chose à condition qu'il ne persévère pas trop dans l'erreur naturellement, précise-t-il). Pour vérifier si le mécontentement était authentique, Duvivier, en bon marxiste, a eu recours à l'économie ; il a fait le tour des commerçants : bouchers, épiciers, bistros. Tous ont dit : notre chiffre d'affaires a baissé. Il fallait donc organiser cette grève. La conduite de la grève Duvivier a fai désigner un délégué par en demandant qu'on choisisse parmi les meilleurs ouvriers (parce que, ajoute-t-il pour moi « j'ai remarqué que ce sont presque toujours les plus intelligents »). Quarante ouvriers ont été ainsi désignés, mais il n'était pas possible de travailler à 40. On a éliminé ceux qui, par exemple, ne disaient rien, finalement nous sommes restés à 15, en majorité des hommes nouveaux. Caron, par exemple, le trésorier, Duvivier ne le connaissait pas avant cette grève. « Combien de syndiqués C.G.T., parmi ces 15 ? » « Trois. » Duvivier me précise encore que ce Comité de grève a effectivement dirigé les opérations, que lui Duvivier n'était là qu'à titre de conseiller. Puis, il « élève un peu le débat » ; l'important, selon lui, ce n'est pas de savoir quelle est, quelle doit être l'importance de la C.G.T. ; l'im- portant, à l'époque actuelle, c'est l'unité à la base et d'ailleurs l'unité à tous les échelons. Il déplore que F.0. ne se soit pas intéressée à la grève jusqu'à la dernière semaine et que même, à ce moment-là, on ait eu l'impression qu'elle intervenait avec l'accord des patrons (Caron avait déjà fait allusion à la « trahison » de F.O.). Le délégué F.0. aurait brusquement sorti un protocole d'accord dont il n'avait pas fait état auparavant et les représentants patronaux se seraient déclarés tout de suite d'accord avec ces propositions qui n'accordaient rien aux gré- vistes. Résultat : des adhérents F.O. ont déchiré leurs cartes ; cela n'a pas fait particulièrement plaisir à Duvivier ; la direction F.O. va se plaindre : « Vous nous avez plumés à Beauval ! » De fait, il y a maintenant 250 cotisants C.G.T. (au lieu de 60). Mais Duvivier le répète, il aurait aimé que F.O. en ait autant (la C.F.T.C. n'existe pas à Beauval). « Tant que l'union ne sera pas réalisée, aucune action d'envergure ne sera possible contre l'exploitation capitaliste. » Finalement tout a bien marché, pendant les trois premières semaines. Les « chômeurs » se sont entièrement solidarisés avec les grévistes. Les difficultés ont commencé la dernière semaine. La Direction avait sous- estimé le mécontentement ; la grève ne pourrissait pas. Alors elle a employé les grands moyens : elle a décidé de faire marcher l'usine avec du jute qui avait déjà subi ailleurs l'opération du rolsage ; la. solidarité patronale a joué, jusque dans le Nord, des bobines sont arrivées par camions. En même temps, la Direction avait fait connaître que les chômeurs » devaient reprendre le travail sinon ils devenaient. 104 1 grévistes ; on promettait à chaque ouvrier une prime de reprise de 20 000 francs. De vingt à trente ouvriers se sont laissés tenter. Mais le mouvement pouvait s'amplifier. Il fallait donc sortir le grand jeu. Au petit jour, des groupes de grévistes se sont formés devant chaque maison habitée par un ouvrier ayant accepté de reprendre le travail : « Je leur avais bien précisé : tenez-vous sur la chaussée, aucun geste, aucune injure. » Personne n'est sorti. Le courage est limité, observe Duvivier ; il faut dire aussi que ses instructions étaient secrètes et peut- être les jaunes pensaient-ils que s'ils sortaient ils se feraient casser la gueule. Duvivier sourit malicieusement. Pour les ouvriers qui habitent dans les alentours de Beauval, il fallait organiser autre chose. Nous avons suivi les camions de Saint- Frères ; assurément nous avions des vélomoteurs et des Vespas. Mais il a fallu leur donner l'essence. « Vous pensez, après trois semaines de grève ! ». Cela faisait une cinquantaine de motos, les unes précédant, les autres suivant les camions de Saint-Frères et cela jusqu'à minuit et au-delà. Chaque fois c'était le même 'discours : on cherche à vous tromper, tout ce qu'on vous dit est faux, restez chez vous ! Résultat : personne n'a bougé. Cependant le danger persistait. Saint utilisant ses autres usines contre Beauval, cela donnait un argument pour déclencher une grève de solidarité dans ces autres usines. Auparavant cela n'était pas possible, la plate-forme revendicative de Beauval n'étant pas bonne. Toujours avec les vélo-moteurs, ils sont partis à 60 à Berteaucourt et à X. Duvivier a fait appeler les responsables syndicaux à la porte de l'usine ; il leur a expliqué qu'objectivement ils brisaient la grève de Beauval en conti- nuant le travail. Les délégués sont alors retournés dans l'usine et le débrayage a été décidé. Tout s'est passé en vingt minutes. Les grévistes sont sortis de l'usine et ont attendu les équipes suivantes qui arrivaient de l'extérieur. Il y avait plus de 300 personnes devant les portes. Duvi. vier m'explique que s'il s'était présenté seul aux délégués C.G.T., jamais le débrayage n'aurait pu être obtenu ; c'est la présence physique des grévistes de Beauval qui a provoqué le mécanisme de la solidarité. C'est alors que Saint-Frères a cédé. L'accord Il a été signé à Paris, en commission paritaire. Il stipule qu'à la rétribution de base de 1955 devra s'ajouter le supplément de 22 fr 74 acquis par l'accélération des cadences. D'autre part, une commission technique a été créée : elle comprend cinq techniciens et cinq ouvriers choisis par la Direction. Comme je m'étonne, Duvivier répond que la désignation par vote à bulletins secrets n'est pas conforme à la con- vention collective. Cette commission sera chargée de rectifier la rému. nération en fonction de la qualité de la matière première. Duvivier affirme que les ouvriers ont obtenu satisfaction à 98 %. Si l'accord est assez difficile à comprendre, cela vient peut-être de ce que les revendi. cations étaient compliquées pour quelqu'un d'extérieur à l'usine. En tout cas les ouvriers ont été contents ; ils ont organisé un défilé pour célébrer leur victoire. La première paye après la grève fait apparaître des augmentations variables (20, 10, 5 francs l'heure). Les nouveaux barêmes ont cependant abouti à une diminution pour quelques-uns. Duvivier le signale à deux reprises, comme « quelque chose qui arrive ». Il a un geste qui veut dire plus que l'impuissance, presque l'acceptation. Reprise du travail et grève des enfants Il a déjà été dit que, dans les usines Saint, des jeunes, de 14 à 17 ans, manipulent des bobines au rythme deux bobines toutes les quatre secondes (une bobine vide et une pleine) et cela pendant 8 heures, pour un salaire de 84 francs de l'heure. Si on additionne les poids 105 des bobines manipulées dans une journée, on arrive à 7 tonnes. Ces bobines sont placées dans des caisses qui, pleines, pèsent 23 kg. Ce poids est notablement supérieur à ce qui est autorisé par l'Inspection du Travail. Pendant la grève, les enfants ont écouté ; ils ont ainsi appris que le travail qu'on leur demandait était, en un sens, illégal. L'accord réalisé ne supprime pas l'anomalie dont ils sont victimes ; et, après la reprise du travail, ils font une grève d'une heure. Cette grève paralyse l'ensemble de l'usine ; mais, cette fois, précise Duvivier, pour corroborer sa thèse de la provocation, la Direction ne feint pas d'en prendre son parti. D'ailleurs « les ouvriers crient » note Duvivier ; beaucoup prétendent que ces jeunes ne sont pas si fatigués « puisqu'ils chahutent ». On appelle Duvivier, qui maintient sa position : les enfants ont raison, le poids des caisses est illégal. Duvivier invite les jeunes à faire une nouvelle grève de 4 heures. Pendant ce temps, l'Inspecteur du travail est convoqué ; il ne peut que constater que le poids des caisses dépasse les normes. Il est alors décidé que les enfants se mettront à deux pour les soulever ; mais le chariot qu'ils ont à pousser est toujours trop lourd, la Direction prend l'air découragé : s'il en ainsi, on ne prendra plus d'enfants. Précédemment la Direction avait fait sermonner ces jeunes par leurs parents ; beaucoup de parents avaient obtempéré. Finalement les enfants ont repris le travail, en mettant à deux pour soulever les caisses, mais Duvivier n'est pas satisfait. est se > L'amélioration de la productivité est une machination contre les ouvriers Dans la seconde moitié du dernier siècle, on a découvert à Beauval un gisement assez riche de phosphate (une modeste entreprise de phosphates existe encore à l'entrée de la petite ville). Saint était alors un petit tisserand ; il a commencé à faire des sacs pour ce phosphate, puis des bâches pour couvrir les tas de sacs... L'entreprise Saint-Frères est maintenant une puissante société anonyme, dont les actions sont cotées en bourse, qui possède sa banque, sa compagnie d'assurances, etc. La petite entreprise du grand-père Saint est devenue un trust interna- tional qui possède ses plantations de jute et un réseau de distribution très dense. Ce développement n'est naturellement pas l'effet du hasard. Saint a installé ses usines principalement dans des bourgades. Il lui est ainsi bien plus facile de contrôler son personnel : la vie privée de chaque ouvrier est connue. Duvivier a été frappé de constater que les fiches individuelles des travailleurs sont remplies de renseignements sans rapport avec la qualification professionnelle (moralité, famille, fré. quentations, etc.). D'autre part, la Direction de l'usine a les moyens de contrôler la plupart des municipalités et les diverses organisations loca- elle peut donc offrir à ses bons employés des avantages (pour eux ou leur famille) à l'extérieur même de l'usine. Voilà, en passant, une des causes du pourrissement des délégués syndicaux ou autres. Cependant, le développement en extension a atteint sa limite. Par accord inter-patronal, les usines Saint ont obtenu le traitement du tiers du jute en France. Pour accroître les bénéfices, en respectant la clause du tiers, la Direction a recours à l'augmentation de la productivité. Dans cette course, les usines Saint sont « à la pointe du progrès » et certaines sont estimées comme « les plus modernes d'Europe ». Là où des centaines d'ouvriers étaient nécessaires, quelques surveillants suffi. sent ; l'achat de matériel perfectionné est plus rentable que l'achat de matériel humain pour atteindre l'objectif ; produire la même chose en moins de temps. Lorsque les cadences ne semblent plus pouvoir être accélérées dans le cadre des installations existantes, alors on a recours au jute de mauvaise qualité. Cette matière première coûte naturellement moins cher, mais, de plus, elle permet à l'entreprise de bénéficier d'une les ; 106 con- subvention de l'Etat. Les produits finis ne subissent aucune baisse de qualité. Duvivier a ainsi un nouvel exemple pour se fortifier dans sa viction antérieure : l'accroissement de la productivité ne profite jamais aux ouvriers ; l'augmentation des salaires résultant d'une acceptation de l'accélération des cadences est ensuite rognée par l'introduction d'une autre qualité de marchandise à traiter. Puisque par accord interpa. tronal la production totale ne doit pas dépasser une certaine proportion, l'amélioration de la productivité n'a d'autre but que d'accroître les bénéfices de l'entreprise à l'intérieur des limites imposées. Ce résul. tat ne peut être atteint que par une surexploitation des travailleurs. On peut réduire leur nombre (et se débarrasser des « mauvais esprits ») par l'introduction de machines qui demandent aux ouvriers des gestes d'une monotonie et d'une rapidité inhumaines. Tour d'horizon Qu'est-ce que le socialisme ? Cette grève de Beauval a été une belle manifestation de combati vité ouvrière, mris, naturellement, ce ne sont pas des actions locales de ce genre qui rerverseront le capitalisme et instaureront je ne dis pas le socialisme, ajoute Duvivier, qui cherche à exprimer que la société future ce sera autre chose, sans doute différent de ce que nous appelons le socialisme. Cette société viendra, la science et la technique sont à la veille de pouvoir satisfaire les besoins de tous les hommes. Les hommes pourront enfin être égaux et libres... Je manifeste mon accord pour une conception de la société en laquelle chacun pourrait réaliser librement ses virtualités ; mais Duvi. vier ne se trompe-t-il pas sur les moyens à utiliser pour atteindre ce but ? « Ne faudrait-il pas déjà faire davantage confiance à la spontanéité des ouvriers ? » « Je suis pour la spontanéité des personnes, répond Duvivier, mais pas pour la spontanéité des actions. » Certes « spontanéité » n'est pas pour moi synonyme de désordre ni d'incurie ; je veux parler de la séparation entre dirigeants et exécu- tants... (je développe brièvement les thèses de S.B.). Duvivier n'ignore ni ne conteste les dangers ; il évoque à nouveau l'exemple de son prédécesseur à la direction départementale, puis il ajoute avec une certaine solennité : « Voyez-vous, il n'est pas difficile « de monter » ; non ce n'est pas difficile, ce qui est difficile, c'est en montant de rester le même. Tenez ! après la grève, « ils » ont organisé un défilé et ils avaient pré. paré des panneaux avec : Vive Duvivier ! J'ai dû me fâcher ; foutez- moi ces trucs en l'air ! Surtout que je ne les voie pas, hein ! Si vous voulez écrivez : Vive la C.G.T., ou si encore vous voulez me faire plaisir apportez-moi 400 cartes d'adhésion. « Bien sûr votre cas est particulier lui dis-je vous restez contact étroit avec les ouvriers, mais ne pensez-vous pas qu'il y ait une logique qui sépare le dirigeant de la masse ? La bureaucratie... » L'attaque contre la bureaucratie lui paraît un peu « la tarte à la crème ». Il avance d'abord deux arguments de tribune : « On a dit que j'avais touché 500 000 francs pour organiser la grève de Beauval et il y en a qui le croient. En second lieu, les atta. ques contre la bureaucratie de la Sécurité Sociale, à quoi cela aboutit-il ? Le salaire des employés ne représente que 8% du budget. La presse & fait croire le contraire, elle a monté en épingle des abus et voici maintenant que les ouvriers se sont pour ainsi dire laissés convaincre, ils laissent attaquer cette institution sociale. veux pas dire que tout soit parfait, on a recruté à la hâte, dans les premiers temps, on a placé des copains... >> en ne 107 eux « Mais, enfin, tarte à la crème pour tarte à la crème, n'y a-t-il pas, · en Russie par exemple, une sorte de nouvelle classe dont les intérêts ne sont pas ceux de la masse et qui exploite les travailleurs ?... >> « Puisque vous avez un peu étudié le marxisme (je le lui ai dit en effet, mais il ne semble pas beaucoup y croire) s'il y avait exploi. tation en U.R.S.S., ce ne serait plus le marxisme ! » Je veux lui dire que c'est, en effet, la question qu'il faut au moins poser, mais il n'entend pas. L'erreur selon lui a été de présenter la vie en U.R.S.S. comme un paradis : « Moi, par exemple, dit-il, j'ai été déporté. Je me réjouissais d'être envoyé à l'est dans un camp qui contenait déjà pas mal de Russes. Quelle ne fut pas ma déception ! c'étaient des gens sales, fainéants, sournois, voleurs. Je suis tombé de haut. Quand nous avons été libérés, j'ai parlé à des soldats russes (des soldats incomparablement mieux éduqués que nous sous tous les rapports, et de loin !) alors, je leur ai dit : Oui, d'accord ! mais vos nationaux qui étaient ici ! Ils m'ont expliqué que ces gens étaient déjà dans des camps en U.R.S.S. ; qu'ils n'étaient pas spécialement recommandables. D'autre part, un langage se crée dans les camps et les déportés russes nous avaient fait comprendre qu'ils étaient heureux de retourner chez : peut-être seront-ils enfermés, mais ils n'auront plus la trique ! » Par un clin d'ail mali. .cieux, Duvivier me fait comprendre tout ce qui sépare un camp nazi d'un camp en U.R.S.S. A mon sens, tout ceci nous éloigne un peu de la question essen- tielle ; certes il y a trop à dire... « Tenez ! je vais vous donner un argument, peut-être un peu simpliste, mais... Voyez-vous quand je verrai les U.S.A. s'accorder avec l'U.R.S.S., féliciter l’U.R.S.S., alors... (sous-entendu : il faudrait ouvrir l'ail, mais ce n'est pas pour demain). Les dirigeants de l'U.R.S.S. ? Oui, Staline ; je n'ai pas été, pour ma part, précise-t-il, d'accord avec toutes les critiques qu'on a fait de Staline une fois mort, pour cette première raison que j'aurais préféré qu'on les lui fît avant sa mort. Et puis... Non, ce qui est mal, c'est l'attitude de ce ministre de l'Inté- rieur, de la police. (Béria) qui utilise sa fonction pour rganiser. son propre pouvoir, le travail fractionnel, c'est une honte. » Mais pour en venir, enfin, au fond de la question, Duvivier ne croit pas au danger de la bureaucratie : * L’U.R.S.S. est un pays m'ex- plique-t-il, d'une étendue immense, composé de républiques extrême- ment différentes ; l'hétérogénéité est aussi grande sinon plus qu'entre la France et une parcelle de l'Afrique noire. Chacune de ces républiques a son administration, son gouvernement, ses assemblées. » A son avis, les dirigeants, Khrouchtchev et les autres, « ne sont que des pions » ; ils n'ont pas l'importance qu'on croit. Il n'est que de voir le « grand » Molotov redevenu petit ambassadeur. La femme de Duvivier vient de temps à autre ; maintenant, elle s'impatiente silencieusement et gentiment. Duvivier continue à parler calmement. Je m'excuse de lui avoir fait perdre son temps... « Je ne perds jamais mon temps », dit-il et il ajoute le compli. ment de circonstance. Je lui laisse le N° 2 de Pouvoir Ouvrier. Si cela l'intéresse, je lui ferai passer aussi la revue Socialisme ou Barbarie. I veut bien, tout en précisant que ce n'est que « pour en discuter ». Il veut marquer qu'il n'a pas l'intention de soutenir notre entreprise et craignant, peut-être, que je ne le comprenne pas bien, il conclut : « C'est bien dommage que vous perdiez votre temps dans ces groupuscules, alors que nous aurions besoin de vous. » Il m'accompagne dehors, nous nous promettons de nous revoir. Yvon BOURDET. > 108 Le monde en question UN NOUVEAU RAPPORT DE KHROUCHTCHEV En anticipant la réunion d'un XXI Congrès, Khrouchtchev avait officiellement pour but de lui demander « une décision sur les chiffres de base du développement de l'économie pour la période septennale de 1959 à 1965 ». En fait, il s'agissait pour lui d'une part d'asseoir publiquement sa victoire totale sur le « groupe antiparti », et d'autre part de mettre en place un instrument aussi efficace que possible de propagande. Le thème central de son rapport, thème qui fut repris et varié cent fois par les orateurs au cours d'une semaine de pseudo- débats, est celui de la proximité de l'âge d'or, du passage de la période transitoire « socialiste » au « communisme », de la construction du communisme. En lançant et en orchestrant un tel thème, en lui don- nant -(ou plutôt en prétendant lui donner) une assiette idéologique marxiste-leniniste, Khrouchtchev fait d'une pierre deux coups : il balaye toute opposition au sein de la bureaucratie elle-même, car qui oserait à présent lutter contre celui qui réalisera 'âge d'or ? et il peut, en berçant les travailleurs de promesses mystificatrices, espérer une productivité supérieure, des efforts nouveaux, l'acceptation d'une exploi. tation plus radicale encore. Profitant au maximum des récentes réali. sations de la science soviétique,il promet pour les années à venir un niveau de vie supérieur à celui qu'on trouve aux Etats-Unis, la société communiste, la réalisation de la démocratie : et tout cela, bien entendu, sous la direction de l'Etat et du Parti, qui ne songe pas un instant à abandonner une quelconque de ses prérogatives. Tâchons de démêler, au milieu de ce fatras les arguments apportés par Khrouchtchev (1). Notons d'abord que tout son rapport se situe dans l'optique de la lutte du bloc soviétique et du bloc américain. La tâche historique est désormais de « rattraper et de devancer les pays capitalistes », de parvenir à la primauté mondiale « dans la sphère de l'activité qu'est la production matérielle ». « Lorsque les Etats-Unis seront rattrapés, nous ne cesserons, de progresser. » Jamais la prétention de la bureau- cratie soviétique à l'hégémonie mondiale n'avait été affirmée avec tant de véhémence et de certitude. Mais Khrouchtchev ne se borne pas à promettre une victoire sur le bloc américain. Cette victoire doit être le moment où s'effectuera le pas- . tion (1) Voir, sùr (U.R.S.S. : S. ou B. n° 2, « Les rapports de produc- en Russie » S. ou B. n° 4, « L'exploitation des paysans sous le capitalisme bureaucratique >> S. ou B. n° 19, « Le totalitarisme sans Staline,» S. ou B. n° 22, « Les nouvelles réformes de Khrouchtchev » 109 une sage du « socialisme » au « communisme ». Quelle est la base idéologique de cette affirmation ? Elle se réduit à ceci : l'abondance suffit à entraîner l'existence d'une société communiste. « Le septennat doit permettre de développer toutes les forces productives, d'accroître la production et la productivité pour créer la base matérielle nécessaire à l'édification du communisme. » « L.U.R.S.S. entre dans la période de l'édification concrète du communisme par la création d'une base matérielle et technique de la future société communiste. » Khrouchtchev n'hésite pas à se référer aux théories classiques de Marx et de Lénine sur le passage de la phase inférieure à la phase supérieure de la société communiste. Il oublie seulement : 1° que dans l'optique marxiste et léniniste, le communisme n'intervient que lorsque l'Etat a suffisamment dépéri pour pouvoir être aboli comme Etat ; 2° que l'abondance en elle-même ne peut être la « base matérielle » du communisme que si elle est concomitante d'une abolition de la société de classe, et partant de l'Etat. Khrouchtchev offre contradictoirement les perspectives du communisme dans société où le pouvoir étatique est renforcé, où l'Etat, loin de « dépérir », n'a peut-être jamais été si fort. On se demande vraiment comment il peut concilier ses références à Marx et à Lénine avec cette affirmation que l'Etat et le Parti se ren- forcent dans la période transitoire, voire continuent d’exister dans la période communiste. Lénine a expressément affirmé, après Marx, qu'il ne faut au prolétariat durant la « phase inférieure » qu'un semi-Etat, un Etat en voie de dépérissement, c'est-à-dire constitué de telle sorte qu'il commence immédiatement à dépérir. Il est impossible de justifier à la fois le renforcement de l'Etat et l'absence d'antagonismes de classes, l'Etat étant « inutile et impossible dans une société sans antagonismes de classes » (Lénine). Or, Khrouchtchev attribue à l'Etat non seulement un rôle dirigeant pendant la période de la « dictature du proléta- riat », mais encore celui de mener de ses propres forces au, commu- nisme ! Souslov, renchérissant le 28 janvier, s'écriait : « L'Etat ne dis. paraîtra pas, car même dans le communisme, les tâches de l'Etat sont très importantes ». Mais si Khrouchtchev et Souslov s'évertuent à justi. fier la nécessité de l'Etat aujourd'hui comme demain, c'est que la société russe est bien une société divisée en classes antagoniques et que cet Etat exprime bien les intérêts d'une de ces classes : la bureau- cratie. C'est la bureaucratie les dirigeants de l'industrie et des exploitations agricoles, les cadres supérieurs de l'Etat qui décide en Russie de la nature et de l'orientation de la production, de l'utili. sation des produits, de la consommation. Elle fonde son pouvoir sur son contrôle absolu de l'appareil productif, où les travailleurs sont réduits, tout comme en Occident, au rôle de simples exécutants, et de l'appareil d'Etat, corps totalement étranger au prolétariat et à la pay- sannerie, qui ne font que le subir. On comprend ainsi que Khrouchtchev s'élève contre tout dépérissement « précipité » (!) et qu'il annonce une série de mesures dont l'objet est bien de renforcer le « rôle dirigeant >> du parti, épine dorsale de l'Etat. Il prévoit, en particulier, que « toutes les modalités d'action idéologique devront être mobilisées par le parti : propagande, presse, radio ». Certes, il annonce la libération de prison- niers politiques, la fin des « représailles », la moindre intervention de l'Etat dans les affaires culturelles ou médicales. Mais, la rançon en est le renforcement des organes de sécurité, l'accroissement du rôle des secrétaires du parti. On pourrait dénoncer d'autres contradictions entre la phraséologie marxiste-leniniste et la réalité des faits. Il est grotesque de prétendre qu'une société étatique, même parviendrait-elle à réaliser une certaine « abondance », puisse faire de cette abondance la « base matérielle » d'une société communiste. C'est prendre ses auditeurs pour des enfants que de prétendre qu'« on voit le communisme se développer déjà dans > 110 certaines formes communistes de la production et de la consommation :: on pourra bientôt assurer la fourniture gratuite du petit déjeuner et du déjeuner aux écoliers, en même temps qu'on multipliera le nombre des jardins d'enfants et des crèches ». Outre cette mystification majeure qui consiste à faire miroiter le communisme dans les 15 années à venir (un certain Poliensky eut des mots magnifiques : « Combien ont rêvé du communisme ! Ce fut long- temps un rêve lointain, mais aujourd'hui c'est une réalité vivante.»), Khrouchtchev promet la réduction de la journée de travail en la présen- tant comme une grande victoire, alors que cette réduction, dans la mesure où elle aura lieu, découlera directement des progrès techniques annoncés dans l'équipement (automation, etc) et de l'augmentation du rendement, de la productivité, qu'il réclame par ailleurs. Et que signifie le passage annoncé du salaire minimum de 270 à 500 roubles, si l'échelle des salaires continue à être telle qu'une minorité de bureaucrates haute- ment payés vit de la plus-value prélevée sur la classe ouvrière ? Enfin, la promesse d'une suppression prochaine des impôts est savoureuse. Comme si une telle suppression pouvait représenter quoi que ce soit dans un pays. où l'Etat décide dictatorialement de la répar. tition des produits et de la valeur de la force de travail. « Chez nous, s'écrie Khrouchtchev, il n'est pas indispensable d'augmenter les impôts pour trouver des ressources velles. » Or ne saurait ieux dire... Khrouchtchev tente enfin de justifier le plan par les méthodes qui auraient été utilisées pour l'élaborer. Ici encore, il démontre l'inverse de ce qu'il veut prouver. Le plan septennal aurait été « examiné au cours de 968 000 réunions » ; plus de 70 millions de Soviétiques auraient participé à ces assemblées, «4 672 000 d'entre eux ont fait des remar. ques », etc. Paraphrasant K., Mikoyan explique dans son intervention qu'avant de régler une question importante, « le Comité central consulte le peuple, demande l'avis des citoyens, sollicite leurs remarques, l'expres- sion de leurs avis », etc. Etrange démocratie, où les citoyens ne peuvent au mieux qu'être « consultés », invités à faire des « remar- ques ». Nous ne savons si les 968 000 réunions eurent lieu ; ce que nous savons, c'est que, durant le Congrès, le plan K, ne fut absolument pas " discuté, qu'il n'y eut que témoignagés admiratifs ou gloses plus ou moins plates. La lecture des interventions successives, telles que L'Hu- manité les rapporte, donne la mesure de la pauvreté, pour ne pas dire de la puérilité de ces pseudo-débats, durant lesquels on peut trouver pas même une « remarque » critique, par un « avis » sur le rapport au sujet duquel une « décision » a été prise. Mystification et contradiction sur toute la ligne. Le rapport de Khrouchtchev est contradictoire en lui-même, parce qu'il ne peut être que cela. Comment une direction bureaucratique pourrait-elle. logique- ment soutenir qu'elle travaille à faire exister « plus de démocratie », qu'elle travaille à construire une société communiste qui ne saurait exister sans que la bureaucratie se saborde elle-même d'abord en tant que classe dirigeante. Mais il fallait forger un instrument de propagande, s'opposer au scepticisme des travailleurs qui savent à quoi s'en tenir sur les plans, il fallait des promesses. Non, le plan de sept ans ne créera pas les bases du communisme en U.R.S.S. Le communisme n'existera, là comme ailleurs, que lorsque les travailleurs soviétiques le construiront eux-mêmes. C. C. ne LES GREVES EN ITALIE De juin 58 à février 59, des nombreux mouvements revendicatifs claté en Italie. Ils ont int tous secteurs de la production, touché toutes les catégories de travailleurs et se sont étendus à tout le pays. Différentes causes ont contribué à concentrer toutes ces actions ont lll dans cette même période, polarisant ainsi des états endémiques d'agita- tion qui traînaient sans solution, parfois depuis des années. Parmi les principales causes de l'accélération et de la concentration des luttes, il faut indiquer l'influence de la récession américaine, l'expiration des conventions collectives nationales d'importantes catégories de travail- leurs, et, surtout, les tentatives de réorganisation et de reconversion de l'industrie en vue du Marché Commun. Par leur origine et par leur développement, ces actions ouvrières donnent une signification particulière à cette période, au cours de laquelle toute l'industrie italienne s'est engagée chaque jour davan- tage dans une phase « nouvelle » de son organisation productive. Il aurait pu y avoir là, pour le prolétariat et ses organisations, une « occa- sion » d'intervenir de façon particulièrement active et déterminante dans un processus d'assez longue haleine, de prendre des initiatives capa. bles de conduire la lutte de classe à un niveau plus élevé, aussi bien sur le plan de la revendication immédiate que sur celui de l'influence indirecte sur les réformes de structure. Mais le bilan de ces dernières luttes fait apparaître un échec total de tous les mouvements à n'importe quel échelon ; ce bilan révèle la fonction conservatrice des organisations syndicales et leur intégration à la société capitaliste, il confirme le rôle d'appui au capital que joue la bureaucratie de parti à travers le syndicat. Au cours de tons ces mouvements, l'initiative est constamment restée du côté du capital. Appuyé par les grandes centrales syndicales, celui-ci a mené à bon port le processus de réorganisation industrielle sans diminuer les taux de profit, qui doivent être maintenus pour les besoins de la reconversion. L'extension des grèves, le grand nombre de travailleurs y ayant participé, rendent inutile la description du déroulement d'une grève particulière, car la technique employée dans la conduite de ces luttes a été partout la même. La situation des travailleurs italiens est tellement précaire et misé. rable qu'il est pratiquement possible de mobiliser l'ensemble d'une catégorie à tout moment avec des bonnes possibilités de succès s'il y un minimum de préparation. En outre, il existe une foule de situations d'entreprise où les licenciements, les réductions des heures de travail, la suppression des primes, etc., poussent inévitablement à l'action immédiate. Pendant le deuxième semestre 1958, la situation précédemment limitée à quelques usines a pris un caractère général : assurée par l'attitude légaliste des syndicats, l'offensive patronale se déchaîne et pousse à fond vers ses propres objectifs. Tout d'abord, elle rend vaines toutes les actions ouvrières précédentes et, en mettant sur le tapis la question des licenciements, elle réduit au silence les revendications. Elle stoppe ainsi le coût de la main-d'æuvre et, grâce à l'élimination d'un fort contingent de travailleurs et à la fermeture de nombreuses industries, on obtient des capitaux à investir dans le processus de concentration industrielle. En même temps, elle trans- forme les luttes ouvrières en luttes défensives. Ce dernier résultat n'est cependant acquis qu'avec le concours déterminant des centrales syndicales qui dispersent la capacité de réaction du prolétariat en une multitude d'actions séparées. Dans les grèves du deuxième semestre 58 et de janvier 59, se retrouvent des conflits déjà anciens, des actions provoquées par l'augmentation du coût de la vie (c'est le cas des fonctionnaires), des mouvements dus à l'expiration des conventions collectives nationales et enfin les réactions provoquées par la sup- pression de quelques industries particulièrement importantes, décidée par le patronat pour tâter le terrain. a en > 112 DEROULEMENT DES GREVES ne En ordre dispersé, par ·à-coups, par paliers, les grèves se suivent tout au long de ces six mois. Devant la gravité de la situation, les syndicats, sous la pression de la base, sont obligés de mobiliser les ouvriers, mais ils le font en utilisant toutes les techniques de dispersion élaborées et théorisées pen- dant ces dernières années. Obligés à la fois de déclencher des luttes et de le faire sans dom- mage pour la productivité des industries, les syndicats s'emploient à subdiviser le front d'action dans le temps et dans l'espace de façon à maintenir dans l'industrie la présence active de secteurs de compen. sation. On assure la continuité de la production en annonçant les grèves très à l'avance, en fractionnant les mouvements d'une même catégorie professionnelle en plusieurs zones géographiques, et en fixant des dates différentes pour l'entrée en grève dans une zone et dans une autre, de façon à ne pas arrêter tout un secteur de la production à | l'échelon national. Dans une même zone géographique, on fait encore une différenciation supplémentaire entre les usines secondaires et l'usine principale. Pendant que l'usine principale est en grève, les usines secon- daires produisent le matériel dont elle aura besoin à la reprise, et ne se mettent à leur tour en grève qu'à ce moment-là. Pendant ce temps, la production continue dans les usines des autres secteurs géogra- phiques employant les mêmes catégories de travailleurs. Par contre, dans ces secteurs, ce sont d'autres catégories qui font la grève. Ainsi, dans cette succession, les grèves peuvent nuire occasion. nellement à quelque petite ou moyenne entreprise, mais elles troublent pas sensiblement le niveau de la production. Dans certaines régions, les journaux syndicaux se préoccupent de rédiger un calendrier qui prévoit la succession des luttes en avertissant que « les sièges provinciaux (des syndicats) indiqueront au fur et à mesure les usines qui doivent se mettre en grève ». A tout cela s'ajoute la question de la durée des grèves et la situation particulière des entreprises où l'on fait des heures supplémentaires. Beaucoup de ces mouvements sont si courts (24 heures) qu'ils n'ont plus qu'un caractère symbolique. Certaines catégories (enseignants, per- sonnel du secteur nationalisé) sont maintenues dans un état permanent d'agitation sans être jamais appelées à l'action, même si rien n'a été obtenu. Cependant, la situation est trop grave pour qu'il ne se produise, ici et là, des réactions ouvrières décidées. C'est ce qui arrive en par- ticulier quand on supprime des entreprises dont dépend une grande partie des ressources salariales d'une ville, ou quand on abolit des lois sociales qui rendaient obligatoire l'emploi d'un certain pourcen- tage de main-d'ouvre. Le premier cas concerne principalement le sec. teur de l'industrie étatisée, où la nécessité de la concentration s'est faite le plus sentir. Un exemple du deuxième cas est celui de l'aboli. tion de la loi établissant l'emploi obligatoire de main-d'æuvre dans l'agriculture. Dans tous les cas, la lutte a été chaude : les travailleurs ont manifesté violemment dans les rues, il y a eu des heurts avec la police, des occupations d'usines ; ces manifestations, absolument spon- tanées, se sont terminées par l'arrestation et la condamnation des manifestants, sans que les syndicalistes interviennent. Ceux-ci participent officiellement » à la grève, au mouvement, ils peuvent avoir même une attitude assez agressive dans certains cas isolés, mais cela ne sert à rien, car ils sont incapables de débloquer une situation qui ne peut être résolue dans un cadre limité mais seulement par des actions beaucoup plus larges. A Naples, à Pozzuoli, à Gênes, à Sestri, à Tarante, il y a eu des barrages dans les rues, des, manifestations de femmes avec 113 sants la participation de toute la population. Quelques usines ont été occupées, la tension est montée, de violents engagements avec la police ont eu lieu. Mais tout a cessé devant la promesse de tractations, les salariés sont rentrés chez eux, tout est redevenu calme (Florence, Milan). Dans les Pouilles, les ouvriers agricoles, durement frappés par le refus patronal d'appliquer la loi sur l'emploi obligatoire de main-d'æuvre, se sont battus avec acharnement contre police. En automne 1958 se trouvent en lutte : cheminots, postiers, ensei: gnants, fonctionnaires, travailleurs du secteur nationalisé, ouvriers agri. coles, métallos, métayers, employés des trams et des bus, dockers, ouvriers des usines de ciment, travailleurs des monopoles nationaux, ouvriers du caoutchouc, des sucreries, du textile, de l'I.R.I. (carburants), de l'indus- trie chimique. Mais les grèves nationales sont purement symboliques et menées selon la technique précédemment décrite. Les grèves d'entre- prise sont, en général, vouées à l'échec parce que les syndicats, ne mobilisent pas tous les travailleurs de l'usine, ou bien parce que l'entre- prise est engagée dans un processus de reconversion, et enfin à cause du recours systématique à la légalité, à l'arbitrage de bureaux impuis- et liés au patronat. Ces actions d'entreprise sont pourtant les plus décidées, celles que les ouvriers contrôlent le mieux, celles où ils peuvent faire entendre leur voix, imposer une action déterminée au syndicat, avec lequel c'est à ce niveau de la lutte qu'ils ont le plus de contacts, surtout dans les petites villes. Les grèves nationales se terminent sur la promesse de « convoquer les deux parties », les grèves d'entreprise par l'appel à l'intervention de l'autorité la plus voisine. L'existence d'appendices particuliers aux provinces, à la convention collective nationale et les pouvoirs discrétionnels des préfets en ce qui concerne l'emploi obligatoire de la main-d'ouvrè, accentuent le déca. lage entre les provinces et les entreprises. Ce décalage renforce le carac- tère corporatiste et limité des revendications. Les mouvements d'entre- prise sont alimentés par la réduction ou la suppression des primes de production et de toutes les autres formes de salaire marginal, qui représentent souvent un pourcentage important de la rétribution. Ces parties marginales du salaire, jamais fixées définitivement, sont sou- mises à toute sorte de variations et constituent pratiquement la source de toutes les revendications. Le secteur de l'agriculture a été particulièrement frappé par une mesure qui aggrave une situation déjà très précaire. Le 4 juillet dernier, s'est tenu à Stresa un Congrès sur les problèmes de l'agriculture . dans le Marché Commun au cours duquel on a insisté sur la nécessité de liquider la petite propriété et le Ministre de l’Agriculture a promis que les « exploitations marginales » seraient éliminées. La C.G.I.L. (C.G.T. italienne) a répondu, comme d'habitude, en élaborant un « plan de réforme agraire », parallèlement à la lutte du P.C. italien pour nouvelle législation ouvrière Mais le patronat agricole répond, lui, d'une toute autre manière il se refuse, en com- mençant par le Sud, à se soumettre à la loi qui établit l'emploi obli. gatoire d'un certain nombre d'ouvriers agricoles (fixé par le préfet suivant l'étendue de la propriété). Immédiatement, dans le Sud, des violentes réactions se produisent, entraînant des bagarres qui durent plusieurs jours. Dans le Nord, ces réactions prennent la forme de calmes cortèges, car la situation y est moins grave. Par la suite, la Cour Cons. titutionnelle prononce un jugement déclarant illégale la loi sur l'emploi obligatoire. Cela ne manquera pas de provoquer une forte augmen- tation du chômage, puissant chantage quotidien exercé sur le travailleur italien. 1 une : 114 L'ATTITUDE DES OUVRIERS ou La première fois, ils sont toujours très nombreux à faire la grève. D'ailleurs souvent sans savoir rien de plus que ce qu'en disent les journaux de gauche : qu'ils luttent « pour un meilleur salaire et des conditions de vie plus humaines >> ou qu'« il faut renouveler la convention collective nationale » encore que « la direction se refuse à discuter ». Pourtant, ils font la grève, contre le patron, contre une classe qui les exploite. Mais lorsque le syndicat arrive à pouvoir parler au patron, quand « les négociations sont commencées », le travail reprend. Et le syndicat s'empresse de discuter avec le patron... jusqu'au moment où celui-ci rompt les négociations ! Les ouvriers n'ont été tenus au courant de rien : de l'Inspection du Travail il filtre bien quelque chose jusqu'à la Commission Interne (1) et ainsi on arrive à avoir à l'usine quelques vagues informations sur l'attitude de la direction. Puis les négociations sont rompues et vient l'ordre de se mettre de nouveau en grève, mais, cette fois-ci, le pourcentage des grévistes est bien moins élevé, car leur situation est précaire et « on ne peut pas se permettre de perdre inutilement des journées de travail ». La méfiance apparaît, on soupçonne que quelque chose ne va pas, on dit que « si on fait trop la grève, on n'obtient rien » et « qu'il n'y a plus rien à faire ». Les ouvriers voient que quelque chose ne va pas, mais ils ne savent pas exactement quoi. Ils trouvent pourtant comment il faudrait faire quand ils descendent dans la rue, quand, dans les assemblées, ils disent qu'il faut frapper le patron par surprise, faire la grève générale de toute la catégorie, s'attaquer à la production et au profit, quand ils occupent les usines et ne veulent les évacuer qu'après la fin des négociations et non à l'annonce de celles-ci, quand ils suggè- rent au syndicat des revendications et des méthodes de lutte diverses. Les travailleurs n'ont pas confiance dans les méthodes de lutte légalistes. Poussés par une large agitation provoquée par des besoins presque biologiques, les syndicats ont jusqu'ici renouvelé une cinquantaine de conventions collectives nationales sans qu'aucun progrès ait été enregistré. Les problèmes des ouvriers, des paysans, sont encore plus graves qu'avant, la classe ouvrière est mobilisée par des besoins vitaux, mais elle est hésitante, mal à l'aise. Plus le temps passe, plus les difficultés pour déclencher des grèves augmentent à cause du licenciement des travailleurs les plus actifs, du chantage permanent exercé avec les deux millions de chômeurs et de l'effacement progressif des commissions internes, déjà réduites à un rôle purement symbolique. Malgré tout cela, des groupes d'ouvriers font entendre leur' voix, pas tellement dans le parti ou le syndicat, mais plutôt au cours des actions revendicatives ; ils soulignent la nécessité de mener autrement les luttes et sentent qu'il faut recommencer à zéro, à la racine. L'action des groupes d'avant-garde est le plus souvent désorganisée, et leurs moyens de diffusion sont peu adaptés au travail de propagande qu'il serait indis- pensable d'organiser. Il faut faire en sorte que ces groupes d'ouvriers puissent devenir des points de ralliement pendant la lutte, en publiant par exemple des bulletins de grève où le déroulement du mouvement serait suivi. < UNITA PROLETARIA », CREMONE. (1) Commission d'entreprise élue par les ouvriers, sur des listes pré- sentées par les syndicats ou par des « tendances » syndicales, pour les représenter auprès de la direction. 115 ! LE MOUVEMENT DU BORINAGE 1. Extraits d'un article écrit pour « Spartacus » l'organe des camarades hollandais du Spartakusbund Mons (Hainaut), le 28 février 1959. J'écris ces lignes à la « Maison du Peuple » de Mons, capitale du Borinage. Je termine un bref séjour de 48 heures dans le pays noir où s'élèvent de partout les terrils et les ascenseurs des puits. Je suis allé à Jemmapes, à Flénu, à Frammeries, à Pâturages, à Wammes et à Hornu, à Quaregnon, à Saint-Ghislain et à Tertre. J'ai parlé aux mineurs de ce district ainsi qu'aux bureaucrates syndicaux. J'ai assisté, à Char- leroi, à une réunion de délégués. Un ingénieur des mines m'a montré les installations de surface du « Tertre ». Pendant des heures, j'ai séjourné devant les portes de la mine « Crachet», d'où l'action des grévistes a démarré spontanément le vendredi 13 et où, ce samedi 28, le travail n'a pas encore repris. Mes impressions sont tellement variées que je ne sais par où commencer ce récit. Pour moi l'essentiel c'est de connaître l'opinion des travailleurs. Pourquoi ont-ils commer la grève ? Quelles formes de lutte ont-ils employées ? Ont-ils fait des comités de grève ? Quelle a été la réaction des syndicats ? Pourquoi n'a-t-on pas repris le travail partout et en même temps ? Qu'est-ce qui explique que le jeudi 26 on faisait grève dans tout le Borinage maglré les directives syndicales de reprise du travail ? Malgré les accords de Bruxelles du lundi 23, pourquoi la grève s'étendait-elle encore le vendredi 27 sur le tiers des mines de la région ? Une des réponses les plus claires à toutes ces questions m'a été fournie par un jeune fonctionnaire d'une mutualité autonome de Flénu. De l'entretien que j'eus avec lui dans son pauvre bureau désordonné, il m'est apparu que j'avais affaire à un jeune homme qui, ayant passé toute sa vie dans ce bourg de 8 000 habitants, avait une expérience quo- tidienne de la misère des mineurs. Il est profondément attaché à la masse ouvrière et il diffère tout à fait de ce secrétaire de syndicat « socialiste » de Mons qui me reçoit un peu plus tard. Celui-ci regarde ostensiblement sa magnifique montre pour écourter l'entretien. Il agite bes manchettes à boutons d'or et il est visiblement soulagé lorsqu'il peut mettre son manteau et son feutre pour entrer dans la splendide voiture Opel Kapitan qui l'attend devant la porte. Ce secrétaire syndical était stupéfait d'apprendre que j'avais visité Jemmapes, Flénu, Cuesmes, Frammeries. « Qu'est-ce que je pourrais vous dire encore, Monsieur », me disait-il, « moi, je suis resté dans mon bureau ; vous avez vu plus que moi. » Le jeune homme de Flénu, lui, avait un tout autre ton. Apre et agressif, il accablait les bureaucrates syndicaux dont je viens de parler. II leur faisait des reproches sévères. Pour lui, ils représentent une nouvelle couche sociale qui opprime les ouvriers. Il prenait sur son bureau une feuille de papier sur laquelle il écrivait leurs noms, cal- culait leurs gains comme bonze, comme conseiller municipal, comme sénateur du parti socialiste, comme membre de tel ou tel comité. Ensuite il comparait avec le salaire du simple mineur. Il disait que leur comportement était hostile au prolétariat, qu'ils n'avaient rien de sa lutte. Je doute qu'il possède lui-même de cette lutte une image assez claire. Il se demandait, par exemple, de quelle manière les ouvriers seraient capables de constituer une force assez grande. Mais il compre-' nait très distintement l'escroquerie complète des partis et syndicats. Voici textuellement ce qu'il déclara : « Ce qu'on a fait ici, dans le Borinage, est une manoeuvre politique de la Fédération Générale du Travail de Belgique (F.G.T.B.) en faveur du parti socialiste. On a commun avec 116 au € exploité l'inquiétude des mineurs dans des buts électoraux. On ne voulait que nuire gouvernement, à coalition libérale-chrétienne, qui est au pouvoir. On voulait seulement le rendre impopulaire aux yeux de la population du Borinage, y compris la petite bourgeoisie et les commerçants. On ne voulait pas la lutte, mais une démonstration politique de durée limitée. Le syndicat a été totalement indifférent aux intérêts des prolétaires. Qu'est-ce qu'on a obtenu ? quelques vagues promesses du gouvernement. Alors on a ordonné la reprise du travail. C'est tout ! Une tromperie camarade et pas autre chose ! Tu veux savoir ce que j'en pense ? C'est triste et honteux ! » Je lui ai posé quelques questions. A-t-on formé des comités de grève ? Non. Connais-tu des cas d'action spontanée des ouvriers ? Oui. La construction des barricades et la marche sur la prison de Mons pour libérer les camarades arrêtés. Cela, ils l'ont fait eux-mêmes. Le syndicat n'a rien eu à voir là-dedans. Comment la grève a-t-elle débuté ? - A la mine Crachet de Frammeries, le syndicat annonçait la grève pour le lundi 16. Mais les mineurs n'ont pas attendu. En voiture, ils se rendirent dans toutes les mines du Borinage. Et ce fut la grève partout. Qu'est-ce qui a été fait de plus ? Rien. Les ouvriers ont-ils confiance dans le mouvement syndical ? Je ne crois pas. Il y a des mineurs anti-cléricaux qui, par dégoût du syndicat soi-disant socialiste, ont adhéré au syndicat chrétien. Mais la plupart ont adhéré à notre Mutuelle autonome, parce qu'ils ne veu. lent plus de la Mutuelle « socialiste ». Plus de 2 000 mineurs de Flénu sont adhérents chez nous et les effectifs des autres sont beaucoup plus réduits. Quelle en est la cause ? Le dégoût et le mépris envers la F.G.T.B. Qu'est-ce que les ouvriers pensent des accords de Bruxelles et des promesses du gouvernement de ne pas fermer les puits avant la création de nouvelles usines ? On les prend pour des promesses qui n'obligent à rien. Des promesses comme on en a eu tellement... Des promesses, rien que des promesses qui n'ont aucune significa- tion. Voilà ce que me répondent les mineurs que je questionne dans de nombreux villages. Ce matin, samedi 28, je me trouve devant l'école du centre de Frammeries. Ici, la F.G.T.B. paye les grévistes. L'un après l'autre, ils viennent : ceux du « Crachet » qui sont toujours en grève, et les femmes des mineurs de l'autre puits qui a repris le travail. De l'endroit où je me trouve, je vois les grandes roues qui tournent pour la descente. Est-ce que les mineurs ont voté la reprise ? Il n'y a pas eu de vote, on n'a pas demandé notre accord. Que penses-tu des accords ? Ils n'ont aucune valeur. Pourquoi vous n'avez pas encore repris ? Nous sommes plus méfiants que les syndicats. Nous ne croyons pas aux nouvelles usines. Et même si on les installe, je n'y serais plus en tant qu'ouvrier qualifié. Mon salaire va diminuer. Voici le problème pour nous tous. C'est pourquoi nous continuons. Nous sommes très mécontents de l'attitude des syndicats. Les délégués voulaient nous expliquer la situation. Nous ne les avons pas écoutés. Pouvez-vous continuer la lutte ? Pas longtemps. Les syndicats ont fixé la reprise au jeudi 26. Depuis cette date, ils ne paient plus. Nous serons forcés de redescendře. Mon jeune camarade de Flénu m'avait bien dit que le mouvement syndical voulait rendre le gouvernement impopulaire aux yeux de la - 117 rues, y lit-on menacera : ce petite bourgeoisie et des commerçants. En flânant dans les je peux constater combien il a dit vrai. Les affiches du parti socialiste et de la F.G.T.B. s'adressent à la petite bourgeoisie. On lui demande de se solidariser avec l'action des mineurs. Mais avec quelle action ? Celle du Comité de Défense du Borinage auquel collaborent intellectuels, commerçant, chefs syndicaux et soi-disant « socialistes ». La fermeture des mines diminuera le pouvoir d'achat et la position économique du commerce. J'aperçois un tract « Commerçant borain, ce sont des acheteurs au porte-monnaie bien garni qu'il te faut et non des chômeurs indi. gents. » Plus loin. « Fonctionnaire borain... c'est une région peuplée qu'il te faut pour justifier ton poste et non un désert sans âme qui vive. » « Homme politique borain, ce sont des électeurs heureux et contents de toi qu'il te faut... Que ferais-tu sans eux ?... >> Le secrétaire du district de Mons de la F.G.T.B. a trouvé cette « pro- pagande normale ». Il dit : « Si vous êtes socialistes, inutile de vous expliquer que ce qui compte c'est la classe moyenne. » De la bouche de bureaucrates j'ai entendu beaucoup de choses. Mais de toute ma vie on ne m'avait dit une chose pareille. Les délégués, c'est aut chose. C'est vrai qu'ils représentent le syndicat dans le milieu prolétarien. Mais en même temps ils représen. tent aussi les ouvriers dans l'appareil syndical. Ce ne sont ni des bonzes, ni des fonctionnaires payés. Ils sont mineurs aussi comme les gars acharnés qui se trouvaient devant la grande porte de la mine Crachet. Pour eux la propagande du syndicat est une leçon apprise par coeur. Instinctivement le délégué sent que sentent tous les prolétaires. Pour eux, le syndicat est une tradition. Mais cela signifie qu'il a pour eux une autre signification que pour ce secrétaire de Mons. Et ils luttent pour faire pénétrer dans les régions du sommet on petit peu de ce que les ouvriers pensent, sentent et veulent. J'ai été le témoin d'une telle lutte. J'ai assisté le soir du vendredi 27 à Charleroi à une réunion de délégués. Elle est organisée par les chefs syndicaux pour défendre leur politique, leur position, pour instruire les délégués de ce qu'il faut dire aux ouvriers du rang. La réunion commence à 17 h 30 dans le grand bâtiment de la « Maison du Peuple ». Des centaines d'ouvriers s'y trouvent serrés les contre les autres. Pendant plus d'une heure un spécialiste du syndicat évoque la situation de l'industrie charbonnière belge, défend la plate-forme du parti « socialiste », les nationalisations et parle en faveur des accords de Bruxelles. Les assistants ne prêtent guère atten- tion au discours. Mais tout change lorsqu'on a donné la parole aux délégués. Tous ceux qui discutaient par petits groupes dans les cou- loirs se pressent dans la salle de réunion. Le silence complet s'établit. On entend le langage des ouvriers. « Vous défendez les accords, mais ils n'ont aucune valeur. » « Vous avez freiné la lutte le plus possible. » « Assez de démagogie, parlez clairement. » « J'admire, dit un des délégués, le courage de l'orateur qui parle à une foule qui ne croit pas un mot de ce qu'il dit, pour défendre une position à laquelle il ne croit pas lui-même. » A quoi l'orateur répond : « Même s'il n'y avait rien dans les accords de Bruxelles, il faut dire aux ouvriers qu'ils représentent quelque chose, car il faut penser aux intérêts de l'organisation syndi- cale. » De la salle fuse : « Ou bien vous trompez les ouvriers ou bien vous vous trompez vous-mêmes. » La salle, alors, croule en applaudisse- ments prolongés. Pendant cette visite j'ai donc eu l'occasion de voir de tout près les méthodes de travail des chefs du syndicat. Comment ils font pour con- uns 118 vaincre les délégués récalcitrants, pour rassurer les ouvriers furieux. Cette réunion de Charleroi était un bel exemple de cette tactique et de cette escroquerie. Tout d'abord on fait parler un orateur qui rend les problèmes aussi difficiles et embrouillés que possible. Il a soin d'envelopper les données concrètes du jargon pseudo-scientifique qu'on trouve dans les brochures de la C.E.C.A. Après lui parle un ouvrier qui veut de toute évidence passer son examen de bureaucrate. Il ne dit rien de nouveau. Il répète ce qu'a dit le premier. Mais au lieu de parler le langage de l'Université de Bruxelles il parle avec l'accent borain. Il me semble que le but est d'impressionner la salle. On veut faire penser aux ouvriers : Voici un ouvrier qui pense comme les chefs, alors les chefs pensent donc comme les ouvriers. Moi je voudrais bien les critiquer je suis donc une exception. Le succès de la tactique est cepen. dant bien mince. C'est alors le tour d'un fonctionnaire syndical d'un autre district. Il dit : « Chez nous on a accepté les accords. Je pense que ce qui est bon pour les mineurs est aussi bon pour les métallur- gistes. » De la salle on entend une voix. La voix de quelqu'un qui ne laisse pas abuser. « Comment a-t-on voté ? » Le fonctionnaire hésite une seconde. Puis il répond à mi-voix : « Il y a eu 36 voix pour 34 contre, et 70 abstentions. » Enfin vient un grand ténor sur l'estrade. Il se sert de tous les trucs qu'on peut imaginer. Avec emphase il annonce : « Le 23 février est le commencement d'une nouvelle étape du mouvement ouvrier belge. » Le 23 février c'est la date des accords de Bruxelles. C'est le jour de l'engagement par la F.G.T.B. de faire reprendre le travail contre de vagues promesses gouvernementales. Pour finir, après beaucoup de paroles on vote. Petit nombre pour, presque autant contre, beaucoup d'abstentions. se sans Samedi 28 février, à 10 heures du matin, je me trouve dans le bureau de la centrale des mineurs de Hornu. Un secrétaire d'une soixantaine d'années. Il est doute devenu fonctionnaire après sa retraite. C'est un homme du syndicat. Pourquoi, je lui demande, les hommes du Crachet n'ont-ils pas encore repris le travail ? Il hausse les épaules et dit en souriant « Eh bien ! Il ne faut pas me demander cela à moi, Monsieur. » Cela je le savais. Mais je dis : Ils ont commencé la grève avant l'ordre du syndicat n'est-ce : pas ? Trois jours avant, répond-il à contre-ceur. Lorsqu'ils ont quitté la mine et que la grève s'est étendue, le syndicat a organisé une réunion le dimanche 15 février. Lors de cette réunion on a proclamé la grève pour le lundi. » Ils ont ordonné le mouvement parce que les ouvriers avaient donné le signal. Il n'y a pas d'autre raison. Ils étaient obligés et voulaient sauver les apparences de défense des mineurs. Sans cela ils auraient pu fermer leur boutique. Et qui serait là pour convaincre les ouvriers de reprendre le collier de misère. Personne. Les gendarmes pensez- vous ? Alors, adieu aux illusions concernant l'Etat démocratique. Et d'ailleurs les gendarmes auraient été incapables d'accomplir cette tâche. Ils se sont fait battre à Frammeries. Cela aurait été alors la tâche de l'armée. Mais la démocratie de classe aurait de ce fait été démasquée. Je demande : « Payera-t-on les trois jours de grève non officielle ? » Son visage change. Il dit : « Oui » d'un ton sévère. Je déduis, les gré. vistes auront l'argent car on n'ose pas un refus. Là aussi on forcé de le faire. est 119 Est-ce que le syndicat a proclamé une grève illimitée ou limitée ? Sans limite. C'est un mensonge. L'homme en face de moi ne sait pas que j'ai traversé déjà tout le Borinage. Il me sait étranger, mais il ne sait pas que j'ai vu sur tous les murs les affiches portant les mots « Grève de 24 heures ! ». Pourquoi fermera-t-on les mines du Borinage ? Parmi celles-ci quelques-unes sont toute neuves. La mine Crachet, par exemple, où on exploite le charbon depuis dix ans seulement et où les bâtiments sont neufs. Et la mine Tertre est une des plus modernes de Belgique avec ses installations automatiques. Un ascenseur monte, toutes les 72 secondes, 8 tonnes de charbon qui sont transportées par une chaîne à une laverie où elles sont lavées par des machines électriques. Pourquoi veut-on les fermer ? Le charbon n'est pas épuisé. Depuis des années on a attiré des milliers d'ouvriers étrangers : Italiens, Hongrois, Yougoslaves, Polonais. On parle toujours du manque de mineurs. Non, c'est simplement une question financière. Le profit du capital diminue par rapport aux investissements. Les mines ne sont donc plus rentables du point de vue capitaliste. Quelle occasion cela aurait été de montrer aux ouvriers le véritable caractère du capitalisme. Les syndicats n'en ont pas profité. Eclairer la conscience des prolétaires n'est pas leur rôle. Ils sont redevenus par trop partie intégrante de la société bourgeoise. Rappelons-nous ce que disait cet ouvrier de Charleroi : « Ou bien vous trompez les ouvriers ou bien vous vous trompez vous-mêmes. » Je ne crois pas qu'ils se trompent après tout ce que j'ai vu dans le Borinage. Mais une chose est certaine, ils trompent les ouvriers. L'his- toire contemporaine du mouvement ouvrier borain est aussi noire que les maisons et les villages de ce pays. C. B. 2. De « Tribune Ouvrière » (nº 54, mars 59) : LA LUTTE DES MINEURS DU BORINAGE Le 13 févrire 1959, les mineurs du charbonnage du « Crachet », au nombre de 1500, sont descendus dans la rue. Passant spontanément à l'action directe, drapeaux rouges et drapea noirs en tête, ils dépavent les rues, construisent des barricades et petit à petit imposent la grève générale insurrectionnelle. Les mineurs du Borinage sont entrés en lutte pour conserver leur travail. Le gouvernement veut, en accord avec la Communauté Euro- péenne du Charbon et de l'Acier (C.E.C.A.) fermer les puits « non ren- tables » ; ils disent que le prix de revient est trop élevé, mais pour que ce prix de revient soit moins élevé sont-ils prêts à sacrifier leurs pro- fits et tous les privilèges des cadres ? Aux charbonnages du « Crachet >> où l'on vient d'investir 8 milliards de francs de modernisation et d'auto- matisation, on annonce aux mineurs que ces puits vont être maintenant fermés. Le gouvernement belge, aux ordres du super-trust international la C.E.C.A., a décidé de licencier 7 000 mineurs, en leur faisant des pro- messes de reclassement alors que ce même gouvernement belge est inca- pable de donner du travail aux autres 350 000 chômeurs qui sont dans le pays. 120 << Que proposait le gouvernement ? Fermer des puits, principalement dans le Borinage. - Indemniser les mineurs pendant un an, aux conditions suivantes : 80 % de leur salaire pendant les 4 premiers mois, 60 % pendant les 4 mois suivants, 40 % pendant les 4 derniers mois de l'année. Ensuite, de vague promesses... comme celle de développer de nou- velles industries dans le Borinage ; mais rien n'est en chantier. Qu'ont répondu les mineurs ? « Vous dites que ces mines ne sont pas rentables, à nous cela ne nous intéresse pas. Nous voulons travailler ici ; cela ne nous dit rien de faire autre chose, cela ne nous dit rien d'aller ailleurs, si nous partons ce pays va mourir. » On pourrait dire que ces mineurs ne sont pas logiques, puisqu'ils n'acceptent pas de comprendre qu'il y a trop de charbon en stock, partout : en Belgique, en Allemagne (où 70 000 mineurs ont manifesté pour protester contre les licenciements et les diminutions d'horaires) et en France aussi où les carreaux des mines sont encombrés de charbon alors que des centaines de mille de familles n'ont pas d'argent pour acheter du charbon pour se chauffer. Il y a trop de charbon car trop de gens ne peuvent pas en acheter. Les mineurs ne voulaient rien entendre des arguments du gouver- nement et ils avaient aussi leur idée sur les moyens de lutte. Depuis longtemps les dirigeants syndicaux n'avaient à leur proposer que la légalité : pétitions, grèves d'avertissement et autres bagatelles ; aujour- d'hui les mineurs ont choisi l'illégalité, la lutte violente. Ils se sont organisés en petits groupes de combat, si nombreux et si mobiles que toute la flicaille de Belgique était impuissante à les vaincre. Quand les choses devenaient graves, quand il y avait des arrestations par exemple, c'est par milliers qu'ils se mobilisaient pour aller attaquer les commis- sariats et même les prisons. Les mineurs ont montré une combativité extraordinaire, ont pris des initiatives d'organisation magnifiques. Il n'y avait en Belgique qu'une seule force qui pouvait les vaincre force c'était les syndicats. Chaque jour nous avons lu dans la presse : « Les syndicats essaient de reprendre leur troupe en main. » A la fin ils y ont réussi. Ils ont fait reprendre le travail aux mineurs avec les mêmes conditions qu'avant la grève, c'est-à-dire la soumission au gouvernement. Les seuls qui aient fait quelques concessions ce sont les patrons du Borinage et c'est bien compréhensible. Pour plusieurs raisons, ces patrons des mines avaient un certain intérêt à la grève : 1. Les stocks : chaque journée de grève non payée les aidait à liquider ces stocks. 2. La résistance des mineurs permettait aux patrons des min d'exiger des indemnités plus élevées du gouvernement belge et de la C.E.C.A. pour le rachat des mines fermées (surtout quand on vient de les moderniser avec les bénéfices faits sur le dos des mineurs). : cette Comment les syndicats ont-ils réussi à vaincre les mineurs ? Pour reprendre « en main » la grève spontanée des mineurs, il fallait que les syndicats aient l'air de proposer des moyens d'action plus larges que les possibilités locales des mineurs : ils ont donc parlé tout le temps de la grève générale pour n'avoir jamais à la faire. Il fallait ensuite diviser les ouvriers wallons des ouvriers flamands. Ce fut simple : les Wallons sont en général syndiqués aux syndicats socialistes (Fédéra. tion Générale du Travail Belge) les Flamands le sont aux syndicats chrétiens. Il y a 260 000 ouvriers flamands des Métaux et des Textiles qui sont au chômage et cela depuis longtemps, déjà sous le gouverne- 121 ment socialiste, et rien ne fut fait pour les défendre. Ce fut donc facile pour les syndicats chrétiens de se désolidariser des mineurs du Bori. nage en disant que le mouvement était politique parce que dirigé par les socialistes qui sont dans l'opposition. Les socialistes de leur côté ont aussi dévié les problèmes en reven- diquant la nationalisation des mines comme si c'était une panacée uni- verselle, comme si l'Etat-patron n'était pas pire que les patrons indi- viduels. On comprend bien que les chefs syndicaux espèrent trouver dans la nationalisation des mines de bonnes places pour eux. Déjà on peut voir cette contradiction : des chefs syndicaux siègent à la direc- tion de la C.E.C.A. et sont donc solidaires de cet organisme pour la fermeture des puits et d'autres chefs syndicaux s'arrangent pour que les mineurs n'aillent pas trop loin dans leur lutte. La grève générale n'a donc jamais eu lieu. La marche sur Bruxelles non plus. Les mineurs se sont très rapidement retrouvés tout seuls. Petit à petit, de la grande grève des mineurs il ne resta plus que ceux du Borinage qui étaient prêts à continuer la lutte, mais ils étaient bien seuls et désarmés. Grâce à la complicité des syndicats, le mouvement fut étouffé, stoppé. Dans la lutte quand on n'avance pas on recule. Un des aspects de la lutte qu'il ne faut pas oublier de mentionner c'est la solidarité entre les mineurs belges et les mineurs qui sont arrivés, depuis la guerre, de Grèce, d'Italie, de Pologne et d'Espagne. Ces travailleurs sont allés s'embaucher à la mine avec la promesse de hauts salaires et avec l'idée qu'après quelques années au fond, ils pourraient se refaire un autre métier dans l'industrie. Ils ont vécu dans des barraques sordides pour envoyer de l'argent à leur famille. Ils sont morts dans les grandes catastrophes, comme à Marcinelle par exemple, et en février 1959 ils n'avaient plus d'illusions. Ils ne croyaient qu'en une seule chose : travailler dans la mine ou aller crever de faim chez eux. Ils ont choisi la lutte et furent aux avant-postes. Le gouver- nement belge ne s'y trompa pas et bientôt brandit la menace d'un refoulement à la frontière pour les étrangers qui seraient pris à parti. ciper à des actions « illégales », et il le fit pour un certain nombre d'entre eux. Quand ils en ont eu besoin, patrons et gouvernement ont envoyé des sergents recruteurs parcourir l'Europe à la recherche de mineurs. Maintenant que des machines automatiques font le même tra- vail, moins cher, alors les hommes sont renvoyés à leur campagne et « sans rouspétance ». 3. Deux lettres de Belgique : Braine l'Allend, le 28 février 59. « Le mouvement dans le Borinage n'a pas manqué de préparation de la part des organisations syndicales et politiques, mais si on en croit les journaux, la grève des mineurs, y a été spontanée. La plupart des grandes grèves d'ailleurs, dans cette région, l'ont toujours été, au moins depuis la première guerre mondiale. Les syndicats F.G.T.B. et le parti socialiste ont été amenés à créer une effervescence qui n'a pas manqué d'agir sur l'état d'esprit des travailleurs, qui sont victimes des mesures d'adaptation réclamées par l'économie (chômage et fermeture de quelques puits miniers devenus peu rentables). Ces mesures sont en cours depuis quelques années déjà. Le précédent gouvernement socialiste avait pro- cédé à la fermeture de quelques sièges d'exploitation et les syndicats s'étaient efforcés de faire admettre ces mesures. Dans ce domaine, on peut dire que l'actuel gouvernement ne fait que continuer une action devenue indispensable du point de vue de l'économie. La Belgique a bénéficié après la guerre d'atouts particuliers : elle fut la première à servir de base à la création des grandes affaires amé. 122 ricaines après la guerre, son économie n'avait pas trop souffert de la guerre. Ce sont ces conditions qui ont permis la prospérité relative d'après guerre. Les ouvriers en ont bénéficié un peu, puisque à part ceux de Suisse et des pays scandinaves, les salaires belges passent pour être les plus élevés d'Europe. Mais est venue la récession, et le besoin, déjà très ancien, surtout dans l'industrie houillère, de prendre des mesures d'assainissement. Ce sont ces mesures qui provoquent les mouvements de grève. Les syndicats, et le parti socialiste craignent très fort de se trouver dépassés par les événements. D'où leur propagande démagogique et d'allure radicale. Cette crainte s'est aggravée depuis les dernières élec- tions qui ont assuré une majorité au Parti Social Chrétien. Celui-ci n'a pas hésité à battre les socialistes sur leur propre terrain, celui de la défense des intérêts ouvriers. Sans crier gare, il a fait campagne pour la pension de vieillesse de 36'000 francs (le taux de 32 500 francs ne pouvait pas être dépassé aux dires des socialistes au pouvoir à cette époque). Et une de ses premières mesures fut de donner effectivement cette retraite aux travailleurs. Perplexité des socialistes et des syndicats qui craignent d'être supplantés par les sociaux-chrétiens ! Ces faits vous feront mieux comprendre le climat de démagogie qui entoure les discussions actuelles entre partis. La province du Hai- naut, où se déroule la grève, a la population ouvrière la plus importante ; les socialistes y sont les plus forts. Ils craignent de perdre une partie de leur influence à la suite d'un dépérissement d'une des industries les plus importantes de cette province, d'autant plus que les mesures d'assai- nissement doivent bénéficier au bassin houiller limbourgeois où l'in- fluence social-chrétienne est plus forte. La grève elle-même semble être arrivée au stade de l'« organisation » ; entendez par là que les syndicats vont s'appliquer à en diriger solide- ment le cours. On prévoit pour demain une extension tant au point de vue national qu'à celui de la participation d'autres catégories. On envi. sage l'entrée en lutte des cheminots. Ce sera, je crois, une dure épreuve de forces. Mais on a déjà vu dans le passé que l'extension d'une grève sur ordre des centrales syndicales se révélait parfois le meilleur moyen de faire rentrer tout dans le calme. La décision quant au sort des charbonnages menacés, ne tient pas seulement au gouvernement belge. Vous connaissez certainement les négociations engagées avec les dirigeants de la C.E.C.A. afin de faire déclarer l'état de crise et soulager ainsi la concurrence dont souffrent les charbonniers belges. Bien mauvaise façon, si la mesure était décidée, d'encourager la politique communautaire des Etats du Marché Commun à un moment où se révèlent d'autres faiblesses d'autres Etats membres ; je songe notamment à la France. Quoi qu'il en soit, ces grèves montrent que la crise de réadaptation est la plus sérieuse de celles que nous avons connues depuis la guerre. Il y aurait beaucoup à dire sur l'incohérence de la politique éco- nomique suivie jusqu'à ce jour. D'abord la valse des milliards employés pour tirer jusqu'au dernier grain de houille sous l'effet de la pénurie après la guerre. Puis la volte-face sous l'effet d'une nouvelle orien- tation donnée à la production de l'énergie : efforts en faveur du pétrole et en vue d'exploiter l'énergie atomique et la pure perte des capitaux investis avant qu'ils aient pu être amortis. Tout cela bien entendu aux frais de la Communauté, donc de la classe ouvrière. Et cela sans que les syndicats s'y opposent sérieusement. Je n'ai ni le temps ni la com- pétence pour le faire, mais il me semble que l'établissement d'un sérieux bilan des pertes et profits de ces gaspillages serait un excellent moyen d'ouvrir les yeux à beaucoup de gens. Mais je vous prie de croire que 123 ce n'est pas facile. Plus qu'au temps du capitalisme « libéral », nos démocrates s'entendent à brouiller tout : subsides, faveurs de toutes sortes, mesures protectionnistes. Le prix de revient du travail devient de plus en plus difficile à établir en dépit du foisonnement des offices de statistique, des bureaux de planification et autres fromages... A. H. Anvers, le 23 février 59. « ...En Belgique, l'industrie lourde se trouve surtuot en Wallonie. Dans le Borinage se trouvent les plus vieux puits de charbon du pays ; viennent ensuite ceux du pays de Liège, et après les puits de la Campine. Le capitalisme a construit son industrie lourde dans ces parages pour éviter les frais de transport du charbon, moins de frais et plus de profits. Dans les Flandres il y a les ports de mer, l'industrie légère et l'agriculture. La crise provoquée par le stockage international du charbon se fait sentir de plus en plus ; à l'époque actuelle, les huiles et l'électricité, ainsi que d'autres carburants, remplacent les charbons ; ce sont aussi des matières plus faciles à transporter. Le gouvernement actuel, dont la majorité est flamande, ne veut plus entendre parler de donner des subsides pour les vieux puits non rentables du Borinage et il veut créer une nouvelle industrie dans le pays flamand. En Belgique, il y a actuellement 350 000 chômeurs, dont environ 250 000 dans les Flandres. Ces gens sont si habitués à cette situation, que le chômage est pour eux quelque chose de courant. Jusqu'à pré- sent, aucun gouvernement ne s'occupait d'eux. Lors des dernières élec- tions, le Parti Social Chrétien a fait la promesse de créer de nouvelles industries dans le pays flamand. Le capitalisme voit maintenant ses intérêts dans cette nouvelle industrie flamande : 1° le port d'Anvers permettra de faire entrer le carburant nécessaire ; 2° les terrains à bâtir sont moins chers ; 3° main-d'ouvre bon marché, car l'esprit révolu- tionnaire de cette classe ouvrière est un grand zéro, donc pas d'angoisse pour des grèves. C'est en Wallonie que le Parti Socialiste belge est le plus fort. Depuis 1945, nous avons eu quatre. gouvernements socialistes ; ils ont accordé tous des subsides à la Wallonie, à l'industrie lourde de cette région. Pourquoi ? Le P.S.B., qui tire sa force de cette région, veut tenir à tout prix cette position, même au détriment de la partie du P.S.B. qui se trouve dans les Flandres. A qui profite la lutte actuelle des ouvriers dans le Borinage ? Ce qui se passe, peut-on appeler cela action politique ouvrière ? Notre point de vue c'est que l'action du Borinage ne profite, au fond, qu'à certains capitalistes, au P.S.B. et à quelques libéraux et catho. liques wallons, qui ont certainement des obligations dans les puits non rentables. Le P.S.B. est pour la nationalisation de ces vieux puits, ainsi que la majorité des mineurs qui y voient une garantie de travail et une amélioration pour eux. Mais nous, nous disons : pas de natio- nalisation, mais socialisation des mines. N'oubliez pas que la majorité des actionnaires des puits non rentables sont probablement aussi des figures dans les partis politiques actuels ; ils sont pour la nationali. sation, car ainsi ils seront sûrs que les bénéfices seront toujours garantis. Peut-on appeler cela une action ouvrière ? Non, une action dirigée par un ou plusieurs partis politiques n'est pas une action ouvrière. L'action est ouvrière si elle vient par les ouvriers, si elle est menée par eux par-dessus les partis politiques et les leaders syndicaux. En résumé, il s'annonce un grand changement de décor : du travail pour les Flandres, du chômage pour la Wallonie. De là vient la peur une 124 du P.S.B. de perdre sa force politique, et la peur du chômage des ouvriers du Borinage. L. V. Un autre lecteur a ajouté un post-scriptum à cette lettre : « N'ou- bliez pas, chers camarades, que dans cette grève du Borinage il y a aussi parmi ces ouvriers des gens qui raisonnent comme nous. Mais ils ne sont pas nombreux. Malgré cela, ils mènent leur combat. >> . 125 EXTRAITS DE “ La parole aux travailleurs” de POUVOIR OUVRIER Le supplément ronéotypé de Socialisme ou Barbarie que nous annoncions dans notre dernier numéro, paraît tous les mois, depuis décembre dernier, sous le titre Pouvoir Ouvrier. Avec un numéro spécial en février, consacré aux événements de Fives-Lille et de Cail-Denain, cinq numé. ros sont parus à ce jour, sur quatorze ou seize pages. La moitié environ de chaque numéro, intitulé « La parole aux travailleurs », est consacrée à des correspondances d'entre- prises et à l'expression de l'opinion des lecteurs. C'est de cette partie que proviennent les textes reproduits ci- dessous. POUVOIR OUVRIER (N° 1 Décembre 1958) CHEZ CITROEN Comme dans toutes les autres usines les ouvriers de chez Citroën ont laissé passer les événements du 13 mai avec une indifférence pres- que totale. Il n'est pas inutile de souligner que dans cette usine, il existe un règlement intérieur très rigoureux, qui interdit toute manifestation sociale ou politique. Malgré tout, pendant les événements de mai, on attendait que la chaîne débraye pour aller à la manifestation ; cet arrêt, on l'attendait dans tous les ateliers comme un signal à suivre, car la chaîne est le poste le plus important de l'usine. C'est-à-dire que malgré ce règlement, s'il y avait eu un peu plus de décision, on aurait brisé cette ambiance de terreur et on aurait déclenché un mouvement plus ou moins impor: tant qui aurait sans doute donné du courage à quelques-uns. Evidemment chez Citroën, ce n'est pas facile. Quelque temps avant le 13 mai il y avait eu une grève à la suite de laquelle on avait mis à la porte le délégué qui l'avait organisée. Il fut remplacé par un autre, en accord avec les syndicats, et qui sera certainement plus docile. Mais pourquoi les ouvriers de chez Citroën n'osent-ils pas sortir de leur indécision ? Dans cette usine, la direction a l'habitude d'embaucher beaucoup d'ouvriers étrangers qui viennent de pays pauvres comme l'Italie ou l'Espagne. Les ouvriers français se persuadent que leur sort est de toute manière bien meilleur que celui de leurs camarades étrangers. C'est le patron qui profite de cette illusion. Moi, qui suis un ouvrier étranger, je ne crois pas que c'est vrai et je pense que ce serait le rôle des organisations politiques ou syndi. cales (P.C. - S.F.1.0. C.G.T. - F.0.) de montrer aux ouvriers français que ce n'est pas vrai du tout. Au lieu de cela, ces organisations ne s'occupent pas de cette question très importante et laissent le patron profiter de cette fausse division entre les ouvriers. Pourtant ces organisations sont très grandes et très fortes, elles ont des liaisons et des informations dans tous les pays du monde, qui leur permettraient de faire comprendre aux ouvriers français qu'ils se trompent, que leur sort n'est pas du tout plus enviable, qu'ils sont tout autant et même plus exploités et que même beaucoup d'ouvriers de ces pays pauvres n'accepteraient pas de supporter ce que supportent tous les jours les ouvriers de chez Citroën. En France, depuis quatre ans, la production a augmenté de plus de dix pour cent par an. Est-ce que le niveau de vie des ouvriers a 126 augmenté pour cela ? Non, depuis un an il a même diminué de 15 %. Les ouvriers français sont donc plus exploités que dans les pays pauvres où la production n'augmente pas. En France, sous prétexte de moder- niser, on voit tous les jours dans les usines s'accroître le nombre de chefs et des bureaucrates de toutes sortes qui vivent en parasites, tou. chent des salaires plus élevés que ceux de n'importe quel ouvrier et qui sont payés avec notre travail. Les usines des pays pauvres ne peu. vent se payer ce luxe. En France les chronométreurs sont partout der- rière notre dos, dans une usine de Barcelone où la direction avait voulu faire chronométrer les gars, ceux-ci se sont révoltés et ont fini par chasser le chrono qu'ils sont même allés jusqu'à frapper. Et pour- tant l'Espagne a un régime fasciste. Mais le régime de Citroën, qu'est-ce que c'est ? une L'ouvrier français vit mieux ? Mais comment ? En faisant semaine de 50 ou 60 heures, après s'être laissé déposséder depuis des années de la semaine de quarante heures. Cela grâce à ces organisations qui prétendent représenter la classe ouvrière et qui ne font que tromper les ouvriers avec de misérables revendications. Depuis le 7 novembre dernier Citroën a donné une augmentation de... 3 francs de l'heure ! Comment s'étonner dans ces ditions que les ouvriers aient en grand nombre voté oui au référendum alors que leurs organisations leur avaient demandé de voter non ? En voyant le rôle réactionnaire des organisations, en voyant la méfiance des ouvriers à leur égard, je suis convaincu que le moment est venu de créer une organisation qui dénonce clairement et énergi- quement toutes ces organisations et ces syndicats, qui dise la vérité aux ouvriers au lieu de la leur cacher, qui lutte pour des objectifs sérieux et non pas 3 francs de l'heure en utilisant des moyens sérieux et non pas des petites grèves tournantes de quelques heures. On doit commencer sans avoir la prétention de se faire connaître des ouvriers en quelques jours, car c'est impossible. Mais ce qui est possible, c'est d'arriver à réunir une minorité qui développe véritable. ment la conscience de classe. Je me prononce personnellement pour la formation d'une telle organisation, disposée à lutter ouvertement aux côtés de la classe ouvrière. UN OUVRIER CHEZ CITROEN. DANS LES EGOUTS DE PARIS Dans les égouts de Paris, il y a bien sûr les égoutiers, mais il y a aussi la quasi totalité des lignes téléphoniques qui y passent et donc les gars des lignes qui les posent, les entretiennent, les réparent. La plupart du temps les égouts sont de petits boyaux, très étroits, où l'on ne peut toujours se tenir droit, où coule une eau fangeuse et malodorante, quelquefois en filet et quelquefois en torrent, sans autre lumière que celle de la lampe accrochée à l'épaule. Les gars y travaillent la nuit comme le jour, car bien des égouts ne sont pas accessibles le jour, dans les rues en pente qui déversent des flots trop tumultueux pour pouvoir simplement se tenir debout. Parfois, au traire, les eaux sont quasi stagnantes et l'on ne peut y travailler qu'avec des ventilateurs qui seuls empêchent les malaises et l'asphyxie. Les deux grands dangers sont les liquides inflammables qui provoquent des explosions et les crues soudaines des noyades dans des conditions atroces. Les rats infectés propagent aussi des maladies quasiment incu- rables. C'est dire que les gars des lignes sont bien plus souvent seuls à travailler sous terre qu'accompagnés de contremaîtres et encore moins d'ingénieurs. Ils ont ainsi le privilège d'être pratiquement leur propre maître. Pourtant leur travail est très qualifié et ils ne le possèdent à DE con- 127 sur fond qu'après des années de pratique. Les jeunes sont directement édu. qués sur le tas par les vieux. Souvent ces derniers sont forcés de tra. vailler après l'heure pour réparer les maladresses ou les malfaçons des premiers. Mais, comme ils disent, « il n'y a pas d'autre moyen de les former ». Faire un bon soudeur cela demande peut-être dix ans. Dans le domaine de son savoir-faire, un bon ouvrier est souvent imbattable et pas un ingénieur ne serait capable de le remplacer. Certains câbles comportent jusqu'à 900 fils et pour retrouver en cas de réparation, il faut une grande expérience. Cependant, il y a peu de temps encore, les hommes des lignes étaient moins payés qu'un facteur (parmi les plus mal payés, on le sait) et ne bénéficiaient même pas de la prime de risque malgré leurs 6 ou 7 accidents mortels par an un effectif qui ne dépasse pas deux cents. Ainsi, parce que c'est sale et dangereux, pénible et difficile, eh bien ! on laisse les gars des lignes pratiquement gérer eux-mêmes leur « entreprise », et on les oublie même pour les salaires. Il n'est pas question ici de les surveiller sans arrêt, de standardiser et de chrono. métrer leurs mouvements. Miraculeusement, on leur « fait confiance ». Certes, ils ont des temps et chaque jour un plan de travail assez strict, mais au moins on les lạisse se débrouiller eux-mêmes. Et ça marche, même si bien qu'il n'y a pratiquement qu'eux qui soient capables de le faire marcher. Que voulez-vous, les égouts cela n'attire pas la maîtrise et les ingé. nieurs, alors le téléphone se passe d'eux, et fort bien. Tirez vous-même la leçon. POUVOIR OUVRIER (N° 2 · Janvier 1959) avons LA MACHINE, LES MAÇONS ET LES CHEFS La direction a décidé de mettre une nouvelle machine dans mon atelier. Pendant plus d'un mois, les gens en blouse blanche sont venus prendre des mesures et regarder la machine sous tous ses angles. Ils se sont réunis et ont discuté entre eux, très gravement. Nous en compté 14. Enfin, un beau jour on a commencé les travaux pour sceller la machine au sol. Les maçons ont défoncé le ciment puis bétonné en laissant des trous aux emplacements qu'on leur avait indiqué. Quand on a voulu placer la machine on s'est aperçu qu'aucun trou ne corres- pondait aux emplacements des boulons de scellement. Alors les maçons sont revenus et ils ont bouché de nouveau les trous et en ont fait d'autres. Cette fois-ci ça allait mais on s'est aperçu que l'on avait oublié de prévoir des emplacements pour la canalisation électrique. Alors les maçons ont encore défoncé ce qu'ils avaient fait. Si les travaux ont tellement coûté, c'est uniquement parce que les 14 blouses blan- ches ont mal pris les mesures. Et dire que ce sont les mêmes qui souvent nous rognent nos délais. C'est sans doute pour rattraper leur propre gaspillage. Un copain a dit une chose juste : « Pour un qui travaille, il y en a 10 qui doivent le surveiller et le commander, voilà pourquoi ça ne marche jamais. POUVOIR OUVRIER (N° 3 · Février 1959) LES OUVRIERS CONTRE LES CADENCES Il y a 10 ans, dans une usine de la région parisienne, on installait une nouvelle machine américaine. On comprendra par ce qui suit pourquoi je ne citerai ni le nom de l'entreprise, ni la nature de la machine. Cette machine devait complètement transformer les procédés de 128 sait que fabrication de certaines pièces de série et réaliser ainsi une économie de temps considérable. La direction a mis un ouvrier sur la machine et a attendu avant de fixer les nouvelles normes. Comme la direction réalisait des béné. fices considérables par l'emploi de cette machine, l'ouvrier estimait qu'il devait essayer de profiter, lui aussi, de ces bénéfices, en écono. misant sa peine. Donc, pendant toute cette période, il ne s'est pas pressé. Puis la direction a fait descendre un chrono pour établir des temps de fabrication. Depuis ce jour, la fabrication des pièces a consi. dérablement diminué ; voici pourquoi. Celui qui travaillait sur cette machine s'est rendu compte que plus les temps qu'il établirait seraient larges, moins il aurait à travailler par la suite. Donc, pour cela, il employa toutes les supercheries pour tromper le chrono, qui n'avait aucune base de calcul puisque la machine et le procédé de fabrication n'avaient jamais été utilisés en France. Pendant les journées où le chrono surveillait la fabrication, l'ouvrier surveillait le chrono. Il suffi. ce dernier tourne la tête pour que l'ouvrier, du bout de son pinceau, qu'il tenait toujours à la main, disjoncte l'avance de la machine. Puis, dès que le chrono s'approchait pour voir où en était l'opération, la machine se remettait en marche comme par miracle. De plus, au lieu d'enlever à 5 dixièmes de millimètre par passe, comme il avait l'habitude de faire, il refusa ostensiblement d'en prendre plus d'un dixième. Si bien, qu'en fin de compte les délais qui en résultèrent furent de bons délais et il suffisait par la suite à ceux qui étaient affectés à cette machine de travailler seulement 3 heures par jour pour réaliser leur norme de production. Il a donc suffi qu'un ouvrier ne se laisse pas faire par le chrono pour que pendant 10 ans tous ceux qui ont travaillé sur cette machine se reposent une bonne partie de la journée. Cet ouvrier, par son initiative et son intelligence, avait apporté en une semaine beaucoup plus à ses camarades de travail que toutes les revendications sur les cadences que les syndicats ont faites pendant plus de dix ans. Contre les cadences, les syndicats ont toujours agi de la même façon.. Ils n'ont jamais systématisé et développé les méthodes de lutte qu'employait cet ouvrier isolé. Ils ont toujours voulu agir dans le cadre de la légalité et toujours les ouvriers ont été roulés. Ils ont demandé à certaines occasions, par des tracts et dans les discussions avec la direction, que les cadences soient diminuées, et la direction n'a pas diminué les cadences. Ils ont demandé que les délais soient affichés pour que tous les ouvriers les connaissent et qu'il n'y ait pas de discri. mination et d'injustice et les délais n'ont même pas été affichés. Ils ont dit « qu'il faut lutter contre les cadences » et quand les équipes se sont mises en grève ils les ont approuvées. Mais les onditions d'une lutte par des grèves contre les cadences ne sont pas souvent réunies. Ce n'est que dans des cas exceptionnels que tout un atelier est disposé à débrayer contre les cadences et pourtant c'est d'une façon permanente que les chronos et la maîtrise font pression sur les ouvriers. Comment se fait-il qu'un ouvrier intelligent fasse des actions plus efficaces que des organisations syndicales qui jouissent d'un statut légal dans l'usine, qui ont des milliers de membres, qui disposent d'ar. gent et de moyens de propagande ? Tout d'abord parce que l'action des syndicats se situe sur un plan différent de celle des travailleurs. L'action syndicale est légalitaire et dans ce sens neuf fois sur dix inefficace. Dans ce cas, pour le syndicat, il s'agit de trouver des cadences « justes ». Pour l'ouvrier il s'agit de lutter contre toutes les cadences, car il n'y a pas de juste cadence comme il n'y a pas de juste salaire, puisqu'au départ il y a l'injustice de la condition ouvrière. Pour le syndicat, il s'agit de ne pas laisser la détermination des cadences à l'arbitraire de la direction et des 129 ou chronos. C'est ainsi que dans les cas où les ouvriers s'élèvent contre des cadences, ce sont les délégués du personnel qui vont discuter avec les chronos et la maîtrise. Si le délégué ne fait pas partie de la catégorie professionnelle qu'il doit défendre, il se trouve au départ handicapé et bien souvent ces discussions n'aboutissent pas en faveur des ouvriers. Car, dans ce cas précis, si le chrono et le délégué discutent sur les cadences, c'est le chrono qui connaît plus de choses sur cette matière que le délégué, tandis que si l'ouvrier et le chrono sont placés face à face, c'est le contraire qui se produit : c'est l'ouvrier intéressé qui connaît mieux le travail, les astuces et les combines que le chrono. Si dans le premier cas c'est le chrono : qui peut tromper et rouler le délégué, dans le deuxième c'est souvent l'ouvrier qui peut rouler et tromper le chrono (si ce ces ouvriers ne sont pas des imbéciles ou des fayots bien entendu). Il y a ensuite les principes de loyauté. Le syndicat est loyal ; il met un point d'honneur à combattre la direction par les procédés permis par la loi et le règlement de l'usine et par ce fait il se trouve déjà en état d'infériorité, car la loi et le règlement sont en faveur des patrons et non des ouvriers. Pour obtenir quoi que ce soit, n'im- porte qui sait que c'est souvent en s'opposant à la loi et aux règlements. Le délégué reproche souvent à ceux qui essaient de tromper la direction d'être des individualistes et de remplacer. la lutte collective par le débrouillage individuel. Par exemple, lorsque l'ouvrier que j'ai cité s'est fait prendre dans la rue au lieu d'être à son travail, le délégué s'indignait « comment voulez-vous que je vous défende après, disait-il, si vous vous mettez dans votre tort ». La différence entre la lutte des ouvriers et la lutte des syndicats n'est pas dans l'individualisme des ouvriers et la notion collective des syndicats, mais dans le fait que les syndicats aujourd'hui se défendent sur le plan légal et que les ouvriers combatifs ne s'embarrassent pas de la légalité pour se défendre. Si les ouvriers sont souvent seuls pour se défendre de cette façon, ce n'est pas de leur faute, c'est que les syn. dicats refusent de les aider dans ce sens et les laissent tomber. Et c'est dans ce sens que l'on doit rendre collectives ces initiatives de tous les jours. Si, lorsqu'un chrono vient pour établir des temps, il y entente entre plusieurs ouvriers, les temps seront bons. D'abord on trafiquera la machine avant qu'il arrive de telle façon que, s'il exige d'aller plus vite, tout se démolira. Pendant qu'il est présent, on prendra son temps, on fera des gestes lents, un copain viendra vous demander du feu plusieurs fois, un autre essaiera de distraire l'attention du chrono, etc. Ce sont ces initiatives individuelles que les organisations ouvrières devraient systématiser, développer et propager parmi les ouvriers, plutôt que de leur faire espérer des miracles des discussions Jégalitaires avec la direction. Que l'on réfléchisse une seconde : si de telles méthodes étaient appuyées et propagées clandestinement, au lieu d'avoir trois copains qui vous aident contre le chrono, qu'il y en ait 10, ou 20 ou 30, que, lorsque le chrono arrive dans l'atelier, il soit accueilli par des cris, des huées, et que lorsqu'il s'apprête à: chronométrer, qu'il soit pris dans un va-et-vient subit d'ouvriers qui ont à faire par hasard autour de la machine, que l'on réfléchisse un instant au résultat de cette pression sur les délais. Mais, direz-vous, il y a les fayots, qui eux se laissent faire par le chrono. Eh bien, si cette pression s'exerce sur le fayot, si 10 gars sont autour de lui pour l'engueuler s'il va trop vite, croyez-vous qu'il sera plus coriace que le chrono ? S'il continue ? Alors il peut avoir des pannes de machine ou des outils qui disparaissent on ne sait com- ment. Ce que je dis, n'est pas de la « science-fiction ». Dans certains endroits, cela s'est produit à une échelle réduite, et trop peu souvent a une : 130 malheureusement. Mais c'est dans ce sens que nous devons aider à développer ces méthodes qui sont des méthodes efficaces que la classe ouvrière a toujours créées d'elle-même. Mais j'oubliais de dire que si par hasard, comme je l'ai vu, le chrono est par-dessus le marché un syndiqué ou un sympathisant, alors ce sera une raison de plus pour que le syndicat refuse d'employer des méthodes illégales... « contre un camarade »... POURQUOI LES OUVRIERS N'ECRIVENT-ILS PAS ? Les ouvriers ne s'expriment pas facilement par écrit. Si on leur demande d'écrire leurs expériences, souvent passionnantes, qu'ils nous racontent, ils refusent, parce qu'ils pensent que ce n'est pas intéressant et parce qu'ils ne savent pas comment s'y prendre. Si on arrive à les décider quand même, ils écrivent quelque chose de conventionnel qui ressemble fort peu à ce qu'ils avaient l'intention de dire. Pourquoi éprouvent-ils tant de difficulté à s'exprimer ? 1. Parce que dans la société, on ne leur demande jamais leur avis. Ils sont des « unités » de production, leur opinion n'a aucun intérêt pour le régime. Ce qu'ils pensent sur le travail, sur la vie du pays, les logements, les spectacles, les journaux, les vacances, l'amour, etc., d'autres le pensent et l'expriment à leur place. Ils en ont tellement l'habitude que, pour eux, écrire est une activité artificielle comme la peinture ou la musique. Lorsqu'ils ont l'occasion de dire ce qu'ils pensent, c'est rarement par écrit. Ils s'adressent oralement à leur contremaître. Dans les assem. blées syndicales ou politiques, il y a toujours un bureau qui se charge d'écrire (ou de ne pas écrire !) ce qu'ils ont dit. 2. S'ils veulent s'exprimer tout de même par écrit, ils ne savent pas comment faire car ils ne connaissent pas le vocabulaire, ils nc savent pas construire leurs phrases, ils croient qu'il faut écrire dans un langage particulier qu'ils n'ont pas l'habitude d'employer. En un mot : ils n'ont jamais appris. Et l'école ? pensera-t-on. On y apprend à écrire. On y fait des « rédactions ». Justement, la rédaction, eh bien parlons-en : nous ver- rons que le « système » qui empêche les ouvriers de s'exprimer com- mence déjà à l'école primaire. Voici mon expérience d'instituteur. La rédaction est la honte, la plaie de l'enseignement primaire. Rien de plus affligeant à lire qu'une série de rédactions de la classe de fin d'études. C'est plat, plein de clichés et bourré de fautes ; aucune spontanéité, aucune originalité. Les meilleurs élèves écrivent des phrases correctes formant un tout conventionnel. Ils sont incapables de raconter simplement et clairement la chose la plus élémentaire. Pourquoi nos élèves éprouvent-ils tant de difficultés et de répugnance à s'exprimer, à écrire ? 1. Parce qu'on ne leur demande jamais leur avis. Comme l'ouvrier qui est une unité de production, l'enfant à l'école n'est qu'une unité de production en formation. Ce qu'il pense, ce qu'il sent n'a aucun intérêt, au contraire on lui apprend à se taire. Tout ce qu'on lui demande c'est d'assimiler une certaine quantité de choses déjà écrites par d'autres. Mais de temps en temps, une demi-heure par semaine, on le fait écrire sur quelque chose. Cette chose n'a la plupart du temps rien de commun avec ses préoccupations. On lui demande de donner son avis sur la pluie, le vent, l'automne, la chasse, une soirée en famille, etc. Il n'a rien à dire là- dessus et écrit des banalités puisées dans les leçons de vocabulaire et de grammaire de la semaine. Sa mémoire, son application, si appré- ciées à l'école, lui serviront, mais tout ce qu'il y a de vivant en lui ne sera pas sollicité. Ecrire lui apparaît donc déjà comme une activité arti- ficielle nettement séparée de ce qu'il pense et sent. 131 A l'ouvrier aussi on demande son avis de temps en temps sur des faits qui ne touchent pas sa propre expérience : sur une constitution, sur des programmes électoraux, sur la grandeur de la France, etc. 2. Mais lorsque le sujet proposé l'intéresse, l'enfant ne sait pas non plus comment s'y prendre pour exprimer ce qu'il a à dire. Il n'a pas l'habitude de le faire, il serait extraordinaire qu'une demi-heu :re par semaine il trouve brusquement en lui les moyens nécessaires. !! ne connaît pas le vocabulaire dont il a besoin. Où le prendrait-il ? En classe il ne parle pas ; avec ses parents il n'a pas le temps ; il ne parle qu'avec ses camarades qui n'en savent pas plus que lui. Quand on les écoute discuter entre eux, on s'aperçoit que leurs récits sont pleins de bruits, de mimiques, de « machins » et de « trucs », destinés à rem. placer les mots qui leur manquent. Comment faire pour mettre tout cela par écrit ? Lors de la dernière conférence pédagogique, une jeune institu- trice a demandé : Monsieur l'inspecteur, comment puis-je m'y prendre pour faire faire des progrès en rédaction à mes élèves en une heure, je n'y arrive pas. Comment vous y prenez-vous, mademoiselle ? Je les fais rédiger au brouillon, puis je les prends un par un à mon bureau, et nous corrigeons ensemble. Mais en une heure, je ne peux m'occuper que de quelques élèves. Vous vous y prenez très mal, mademoiselle, il ne faut pas faire de correction individuelle, il faut faire une correction collective. La jeune institutrice s'est rassise perplexe. Comment faire correction collective de la rédaction ? En grammaire, en calcul, cela peut se concevoir, mais en rédaction ? Pourtant, lorsqu'il y a trente à quarante élèves dans une classe, il est difficile de faire autrement. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que pour les enfants, la rédaction ne diffère pas des autres matières, cal. cul, grammaire, etc., et elle n'a même pas l'avantage de la précision. Voilà pourquoi ce qu'il a appris à l'école n'est pas une aide pour l'ouvrier qui veut écrire sur les difficultés de sa condition, car, au fait que tout est organisé dans la société pour qu'il ne s'exprime pas, au manque d'habitude, s'ajouteront le sentiment acquis dès l'école, que ce qui lui arrive à lui n'a aucune importance, et les lacunes de sa formation scolaire. S'il arrive à surmonter toutes ces difficultés, souvent il lui vien. dra seulement sous la plume des expressions empruntées aux jour. naux et à la radio, qui diffusent le programme d'éducation pour adultes, de la même manière qu'à l'école il puisait dans les textes du pro. gramme scolaire pour écrire ses rédactions. une POUVOIR OUVRIER (n° 4, Numéro spécial, février 1959) VINGT-QUATRE HEURES A DEN IN CE QUE LES OUVRIERS DE CAIL NOUS ONT DIT A la suite d'une 'fusion des sociétés Fives-Lille et Cail à Denain, plus de 900 ouvriers et employés ont été brutalement licenciés le 26 jan. vier dernier, sur un effectif total de 10 000 salariés environ. Nous sommes allés à Denain, où l'on compte 340 licenciés sur 3 500 salariés, interroger les ouvriers eux-mêmes, dans la rue, dans les cafés ou chez eux. C'est le compte-rendu de ces entretiens que l'on trouvera ci-dessous. Dans la deuxième partie, on trouvera une analyse sommaire de la situation ainsi que notre position les luttes ouvrières (1). sur (1) Cette deuxième partie n'est pas reproduite ici. Les idées se retrouvent dans l'éditorial de ce n de S. ou B. (N.D.C.R.). 132 LES LICENCIEMENTS : : sur Lundi, 10 février. Environ 16 h 30. Bistro situé dans le prolonge. ment de la rue qui longe l'usine Cail à Denain. Une demi-douzaine d'ouvriers. De l'un d'eux on nous dira, après son départ, que pour tra- vailler huit heures chez Cail, il se lève le matin à 3 heures et n'est de retour chez lui qu'à 21 heures. C'est un cas très fréquent dans cette région, nous assure-t-on. Certains des ouvriers qui sont ici sont des lamineurs de chez Cail. Aujourd'hui ils sont en grève pour protester contre la réduction des heures de travail à quarante heures par semaine." Mais aussi par solidarité avec les 350 ouvriers licenciés. Pourquoi ceux- ci ont-ils été licenciés ? « Pas parce que les commandes ont diminué, dit un ouvrier de Cail, il y en a toujours autant. Pour moi, c'est simple : il s'agit de faire faire le même travail par moins d'ouvriers ». Un ouvrier qui travaille à l'aciérie comme ponteur intervient : « La preuve que les commandes n'ont pas diminué c'est qu'ils vont amener de Fives un nouveau four électrique ». Il dit que les licenciements ont été faits n'importe comment « Ils ont tapé dans le tas, aussi bien sur des vieux qui ont trente ou trente-cinq ans de boîte que sur des jeunes de trente ans avec quatre ou cinq enfants ». Un tiers des licenciés sont des employés de bureau, il y a également un grand nombre de contre- maîtres et d'ouvriers qualifiés, y compris des P3. D'une manière géné- rale, ce sont les services généraux et d'entretien qui ont le plus souf- fert. La plupart des employés du service contentieux, pris en charge par Paris, ont été licenciés. Le travail des plombiers, des serruriers, des maçons, sera désormais effectué par des entreprises extérieures 29 maçons il n'en reste plus que 3. Il n'y a pas que les licenciements, mais également une série d'autres mesures qui se sont immédiatement fait sentir sur le niveau de vie des ouvriers qui n'ont pas été licenciés. D'abord il y a les réduc- tions d'heures de travail : pour les lamineurs, compte tenu des majo- rations pour heures supplémentaires, la perte peut s'évaluer, selon cer. tains ouvriers, à quelque 20 000 F par mois. C'est ainsi que le diman- che, à la reprise de poste, les seize heures de travail ne donnent plus lieu à la majoration pour heures supplémentaires. A ce propos on peut citer un autre cas, qui nous a été cité ailleurs, d'un lamineur de trente ans, père d'un enfant, qui avait engagé de grosses dépenses à crédit : une télévision et une maison construite avec les cré. dits du plan Courant. Cet ouvrier a calculé qu'avec les réductions d'horaire il ne lui resterait plus, une fois les traites payées, que 700 F par quinzaine pour vivre. Il a donné sa démission et va chercher du tra- vail ailleurs, même comme manæuvre, pourvu qu'il ait assez d'heures. Est-ce que d'autres usines de la région licencié ? Un ouvrier de Usinor dont les bâtiments sont situés juste en face de ceux de Cail dit que chez eux il y a eu des déclassements mais pas de licenciements. Des bruits ont couru, les ouvriers ont demandé ce qu'il en était, on leur a assuré que la Direction ne préparait aucun licenciement : « Ils avaient certainement l'intention d'en faire, mais ils ont eu peur devant l'histoire que ça a fait chez Cail ». Quelqu'un dit même que « pour endormir la méfiance des ouvriers », Usinor a repris sept ou huit ouvriers de chez Cail. Comment est-ce que toute cette histoire va finir ? « Nous on est décidés, répond un jeune ouvrier, le patron aussi. Alors... » « Mais qu'est-ce que vous allez faire ? » « On ne sait pas. On attend. On verra bien ce que les syndicats proposent. » ont 133 COMMENT LES SYNDICALISTES VOIENT LA LUTTE « Ce que nous proposons ? Eh bien de continuer la lutte » nous répond le secrétaire du comité d'entreprise Cail. Il est accompagné d'un autre syndicaliste, C.G.T. comme lui. Tout chez eux tranche sur ouvriers avec lesquels nous venons de parler : ceux-ci les écoutent sans les interrompre, sans chercher à intervenir dans la conversation, comme Bi on ne parlait plus de leurs affaires. Nous : « Mais comment ? » Lui : « Par des protestations, des arrêts de travail, des meetings, des actions diverses ». « C'est peu, non ? » « Ce qu'il faudrait c'est un gouvernement à nous, comme en 36. Celui qu'on a actuellement appuie les patrons, il fait la guerre d'Algérie et prépare le Marché Commun. C'est tout ça qu'il veut nous faire payer. Il dit qu'il veut une grande France : ce qu'on aura c'est un grand pays de chômeurs. Nous, qu'est-ce qu'on demande ? Du travail, du travail pour tous les Français, en France, chez nous. On ne veut pas aller à l'étranger chez les Fritz, ni aller jouer de la mandoline à Naples ou à Venise. Et puis, ça doit être bon, la France, puisque tout le monde vient chez nous : nous aussi on voudrait y rester. » Nous : « Bon, mais tout ça, c'est vague. Et la grève ? ». L'autre syndicaliste intervient : pour lui, il n'y a pas de doute, demain matin il y a une assemblée générale des ouvriers de l'usine et on y décidera la grève. « On ne sera pas seuls, toutes les usines de la région nous sou- tiendront, tout le monde est dans le même bain. On ira tous, à 3 500, en face, chez Usinor, et on appellera les ouvriers à venir avec nous. S'il le faut, on mettra le feu à l'usine » (le lendemain, comme on le verra, il n'y eut ni grève générale, ni feu, ni descente en masse chez Usinor). Mais le secrétaire du comité d'entreprise n'est pas d'accord, il est contre la grève. Pourquoi ? « D'abord, dit-il, parce que la grève c'est la misère. Nous autres, syndicalistes, nous ne sommes pas des irrespon- sables. Il faut assurer le pain. Les ouvriers ne peuvent pas passer leur temps à faire la grève. Et puis nous sommes seuls. Pourquoi ? Parce que c'est chacun pour soi. Quand on est attaqué, on se défend, mais si c'est le voisin, on laisse faire, on n'intervient pas. C'est comme ça dans la vie. Une grève générale isolée ça ne sert à rien. » qui cherchent un supporter, tombent sur un mineur : « Il peut vous en parler, lui. Tu te souviens de 48 ? ». Nous disons que de toutes façons il ne sont pas seuls : il y a aussi Fives, qui est dans la même situation qu'eux et qui, de plus, appartient à la même compagnie (l'usine de Fives est située dans la banlieue de Lille, à 60 km de Denain ; 560 ouvriers y ont été licenciés, en même temps que ceux de Cail). Nous demandons s'il y a eu des contacts entre ouvriers de Cail et ceux de Fives, et pourquoi le mouvement n'a pa3 été coordonné entre les deux usines. « Des contacts, répond le secrétaire du comité d'entreprise, il : le syndicat s'en est occupé. C'est lui qui coordonne le mouvement. Nous, chez Cail, nous ne faisons que suivre les directives de la Fédération. Et puis, ce qu'il faudrait c'est qu'on ait un seul syndicat. Les patrons, eux, sont unis ». Nous : « Pour le moment, vous l'avez, l'unité syndicale : F.O., C.F.T.C. et C.G.T. vous êtes tous d'accord. Mais à quoi est-ce que votre unité a abouti ? ». Le secrétaire « Notre action est loin d'avoir été inefficace. Rien que chez Cail, par exemple, nous avons réussi à faire réembaucher quarante ouvriers. » Ses yeux, > у en a eu : COMMENT ON REEMBAUCHE Mardi matin, à la sortie du meeting qui s'est tenu dans la salle du comité d'entreprise de l'usine et cours duquel les représentants des trois syndicats ont affirmé que « la lutte continuait », sans plus au 134 ces de détails, nous parlons avec un jeune ouvrier, père de quatre enfants, qui se trouve justement être un de ces quarante ouvriers que Cail a offert de réembaucher. La Direction lui a bien fait une offre de travail, mais une offre qu'il lui était impossible d'accepter : « Je suis entré chez Cail comme manœuvre. Depuis j'ai passé des essais, je suis devenu P1 soudeur. On m'a offert de me réembaucher dans un travail de manæuvre, au décapage. J'ai refusé. Je n'ai pas travaillé toutes années pour redevenir maneuvre ». De nombreux autres cas où le soi- disant reclassement, chez Cail, aboutit simplement au déclassement, nous ont été cités par les ouvriers. Un Pl a été reclassé à Usinor, mais à un échelon au-dessous. Chez Cail même, il paraît qu'on aurait poussé l'ironie jusqu'à proposer à des employés de bureau de reprendre du service à la fonderie ou aux laminoirs. D'autre part, la Direction a suivi une politique systématique de déclassement. On nous cite le cas de deux contremaîtres qui ont été déclassés au rang d'ouvriers dans la section de mécanique de l'usine. Trois jeunes dessinateurs, de retour d'Algérie, qui, avant d'avoir fait leurs études de dessinateur, avaient obtenu leur C.A.P. de tourneurs, ont été déclassés comme tourneurs. (Au même moment, le « Journal du Dimanche » étalait à la une les « nouvelles mesures sociales du Gouvernement pour la promotion ouvrière » et expliquait avec enthousiasme que désormais « les ouvriers auront plus de facilités pour accéder aux emplois de cadres ou de contremaîtres ».) Est-ce qu'un licencié a beaucoup de chances de retrouver du tra- vail dans la région ? « Non, répond le soudeur, je ne crois pas, peut- être au printemps, dans la construction par exemple ». Alors, qu'est-ce que vous allez faire, tous ? » -- « Ils nous doivent un mois de préavis, et un second qu'ils ont promis de payer si d'ici là nous n'avions rien trouvé. Pendant deux mois ça ira. Après... » (En fait, selon des informations que nous recueillons plus tard, il résulte que le refus d’une offre de réembauche fait sauter le second mois de préavis). Comme tous les ouvriers que nous avons rencontrés, il estime qu'on ne pourrait pas faire plus que ce que font les syndicats. Quand nous lui parlons d'une grève énérale de toute l'usine, il répond : « Le patron serait trop content qu'on se mette en grève : comme ça il pourrait nous vider tous. Avec les débrayages que nous faisons, nous perdons peut-être de l'argent, mais le patron en perd bien plus. Aujourd'hui, pendant le meeting, il a encore perdu une heure. » Com- bien d'heures est-ce que ce système fait perdre au patron ? « dix heures en tout la semaine dernière », nous dit un autre ouvrier, sans voir ce que ce chiffre a de dérisoire ; mais, lui aussi, pense que les syn- dicats font pour le mieux. UNE BONNE ACTION on les « Quand j'ai entendu parler de reclassement, j'ai cru que ce serait chez Cail », dit la femme d'un ouvrier licencié, « mais non, envoie n'importe où. » La famille P. habite dans la cité ouvrière de l'usine, qui est située juste derrière les bâtiments de production : on nous dit que dans la cité il y a en tout une quarantaine de licenciés. A cette époque de l'année la cité est très sale, les allées ne sont pas goudronnées, on patauge dans la boue ; un des syndicalistes avait dit que si la Direc- tion manquait de commandes, elle pourrait toujours les employer ici. P., l'ouvrier licencié, a quarante-six ans, il est maneuvre (croche- teur). Sa paye est de 15 000 F par quinzaine, très exactement. Pulmo- naire et atteint d'un ulcère à l'estomac, il a été obligé d'interrompre le travail pendant quatre ans. Il a néanmoins été repris à l'usine « considération » de ses trente années de services. Auparavant, il avait été en 135 sommes lamineur, mais en le réengageant, on l'a déclassé au rang de manœuvre. Le matin même, il avait été convoqué par la commission de reclas. sement, où quelqu'un lui avait dit qu'en vertu de sa situation sociale particulière, il venait en tout premier sur la liste des reclassements. La commission l'a envoyé à une sucrerie qui avait besoin de main. d'ouvre. C'est le patron lui-même qui l'a reçu. Le travail disponible était un travail de manouvre à la chaîne, à la fois rapide et pénible. Le patron regarda son dossier et lui dit, « poliment » précise P., qu'il ne faisait pas l'affaire, et qu'en somme il faisait une bonne action en refusant de l'embaucher. C'est pourquoi, au moment où nous entrés chez lui, l'après-midi du même jour, P. se préparait à retourner devant la commission. Il n'est pas seul dans ce cas, dit-il, et il raconte comment on a offert à un vieil ouvrier de soixante ans un travail d'homme de trente-cinq ans sur un marteau, sachant très bien qu'il serait obligé de refuser. Un des trois fils, qui travaille aux laminoirs et n'a pas été licencié (ce qui fait que la famille pourra continuer à habiter la cité, alors que les autres licenciés ont un délai de deux ans pour trouver un autre logement, la cité étant évidemment la propriété de l'usine), nous parle des conditions de travail chez Cail. Selon lui, elles n'ont pas sensiblement empiré, mais elles étaient déjà assez mauvaises. Il y a des surveillants et des chefs partout, même aux laminoirs. Auparavant, l'ouvrier soudeur dont on a parlé plus haut, nous avait raconté, à ce propos, qu'il avait vu 15 chefs autour de 3 ouvriers pour surveiller une coulée de 18 t. Tous les ouvriers avec lesquels nous avons parlé ont insisté sur la discipline et la survei). lance constante qui s'exerce sur eux, même là où elle se justifie le moins. Ils ont parlé également des temps que les chronométreurs assignent dans la section de mécanique, qui sont intenables et contre lesquels les ouvriers réagissent en sabotant les pièces. COMMENT TOUT A COMMENCE sa Comment est-ce que tout le mouvement contre les licenciements ; a commencé ? P. et son fils nous le racontent. Les ouvriers venaient de recevoir leurs feuilles de licenciement, par lettre recommandée : personne ne s'y attendait, il y eut une grande agitation dans l'usine. Les syndicats décidèrent de réunir les ouvriers le lendemain, samedi, à 13 heures, dans la salle du comité d'entreprise. Samedi matin, dès 8 heures, les couloirs menant au bureau du directeur étaient bouchés par une foule d'ouvriers, tout le bâtiment abritant la Direction en était plein. De 8 heures du matin à 13 heures, ils attendirent, pendant que le directeur téléphonait à Paris, et expliquait qu'il n'y était pour rien, que Paris avait décidé et que Paris refusait de revenir sur décision. Comme les ouvriers refusaient d'évacuer le bâtiment tant qu'un délai d'un mois n'aurait pas été accordé aux licenciés, le directeur, pour se débarrasser d'eux, promit huit jours (deux jours plus tard le directeur 'revenait sur sa promesse et supprimait ce dělai). Vers 12 h 45, furieux, et convaincus à juste titre qu'on se moquait d'eux, les ouvriers enfoncèrent la porte du bureau du directeur ; la pièce se remplit d'ouvriers, le directeur était coincé derrière son bureau quand quelqu'un, n'y tenant plus, lui lança un coup de poing qui fit voler ses lunettes. Le sous-directeur des ateliers, Pignol, essayant de protéger son patron, reçut une chaise sur la figure (c'est ce même Pignol qui expliqua à un jeune ouvrier licencié qui doit partir au service dans deux mois et qui demandait à être gardé d'ici là : « Mais... engagez-vous ! »). Nous demandons au père et au fils ce qu'ils pensent de la façon dont les syndicats les ont défendus. Eux : « Ils ont très bien agi. C'est 136 la première fois qu'ils s'entendent si bien ». Nous : « Mais, votre mouvement reste isolé, il ne s'est pas généralisé. » · Le fils : « Au con- traire, il s'est très bien généralisé : j'ai lu aujourd'hui dans le journal qu'il y avait des débrayages à Saint-Nazaire, les frontaliers sont en grève, il y a des mouvements partout en France ». Nous : « Mais jusqu'ici les résultats obtenus ne sont pas encourageants. » - Eux : « Non, c'est vrai, le mouvement n'a abouti à rien. On a montré qu'on était là, qu'il fallait compter avec nous, c'est tout. Mais ils ont le Gouvernement der- rière eux, et qu'est-ce qu'on peut faire contre le Gouvernement ? ». Nous : « Mais si toute la région soutenait votre grève ? » Eux : « Oui, mais aujourd'hui c'est l'un qui débraye, demain c'est l'autre, jamais ensemble, au même moment : c'est pourtant ce qu'il faudrait. » Nous : « Comment est-ce que tout cela finira ? » Le père, d'un ton absolument convaincu : « Ils ne peuvent pas ne pas me reprendre. Vous pensez bien ! Je travaille chez eux depuis plus de trente ans. Non, c'est impossible. » TRIBUNE OUVRIERE (nº 53, février 59) (Journal publié par un groupe d'ouvriers de la Régie Renault) À QUOI SERT NOTRE PRODUCTIVITE Pendant des années on nous a dit que plus nous augmenterions la productivité plus nous aurions du bien-être. Nous avons augmenté la productivité de gré ou de force, et qu'avons-nous eu comme résultat ? Tout d'abord un niveau de vie qui s'est abaissé considérablement depuis deux ans et ensuite, aujourd'hui la menace continuelle du chô. mage qui pèse sur nos têtes. Dans certaines usines c'est la réduction d'horaire qui diminue encore beaucoup plus les salaires. Où sont les promesses de vie meilleure ? On nous a menti, tout simplement. Et maintenant, que dit-on aux ouvriers qui restent à travailler ? « Augmentez encore la productivité et vous aurez du bien-être ». Autrement dit, on continue à nous bourrer le crâne. Puisque l'augmentation de la productivité n'a servi qu'à augmen. ter le nombre des chômeurs, nous n'aurions pas dû écouter les capita. listes, mais refuser d'augmenter les cadences. Ceci est la conclusion logique qui nous vient à l'idée. Mais les capitalistes ne l'entendent pas de cette oreille et ils nous disent : « Il faut augmenter la productivité pour que nous vendions moins cher sur le marché international et qu'ainsi nous vendions plus que les autres capitalistes. » Ils ajouteront que nous n'avons pas encore assez augmenté la productivité, car si nous baissions nos délais de moitié et augmentions nos cadences du double, les prix de revient seraient tels que les Dauphines et les 4 CV se vendraient comme des petits pains et que leur économie serait pros- père. Cela encore, on veut bien le croire, mais si nous augmentions la productivité du double, il est probable aussi que malgré la prospérité du capitalisme il y aurait un pourcentage de chômeurs encore plus consi. dérable. On pourrait penser qu'il est ridicule de faire travailler une par. tie des ouvriers comme des brutes pour pouvoir en faire chômer une autre partie. Non, l'économie capitaliste ne s'embarrasse pas de ces contradictions elle trouve cela tellement logique qu'elle accentue encore plus cet état de choses. Mais ce n'est pas tout : des gens sensés auraient pu penser que s'il fallait licencier du personnel dans les usines c'était tout d'abord ceux dont le travail est de faire produire les autres qu'on licencierait. Pas du tout ! On licencie surtout ceux qui produisent : les ouvriers. 3 137 unt ne Par contre, on développe les services de méthodes et de chronométrage pour faire produire encore plus le reste d'ouvriers qui travaillent. Ainsi, chez Renault par exemple, les bureaux qui s'occupent des délais et des cadences n'ont jamais autant travaillé. Ceux qui s'occupent des études de postes sont aussi en pleine activité. Tous ces gens cherchent à sup- primer des emplois, à supprimer des postes, à diminuer le person- nel en faisant travailler un peu plus ceux qui resteront. S'il y a chômage, on pourrait penser que les chronos devraient être les premiers licenciés, puisque c'est à cause de leur activité que l'on arrive à avoir du chômage. Mais non, c'est au contraire ces bureaux de méthodes qui continuent à fonctionner pour produire des délais de plus en plus courts et des cadences de plus en plus rapides. Mais tous les arguments des capitalistes, aussi monstrueux soient-ils, se sont tellement répandus qu'aujourd'hui tout le monde s'installe dans cette idée que le chômage est logique et qu'il est la conséquence de lois économiques aveugles. Le chômage est un peu considéré comme la pluie ou les tremblements de terre, c'est-à-dire des choses qui se passent de temps en temps ; et les discussions entre les patrons et les organi. sations syndicales portent sur la somme que l'on doit donner aux chô- meurs ou sur la composition des organismes qui vont gérer les caisses de chômage. Mais les ouvriers ont-ils à accepter les idioties du système capita- liste qui est incapable de faire une production rationnelle sans entraî. ner le chômage ? Avons-nous nous, ouvriers, à approuver ou à sanction- ner qu'il y ait des milliers de chômeurs tandis que les autres travaillent comme des brutes ? Devons-nous considérer le chômage comme pluie inévitable ? Non. Nous devons dire aux capitalistes : « Vous êtes incapables de gérer votre économie, vous savez pas diriger la production sans provoquer des catastrophes ; eh bien, nous ouvriers, nous refusons de payer les pots cassés ; nous refusons d'endosser vos bêtises et nous refusons d'accepter le chômage tandis qu'il existe des cadences inhumaines qui envoient tous les ans des milliers d'entre nous dans les sanas et les maisons de fous. Vous ne voulez pas que nous nous dirigions nous-mêmes, eh bien, nous n'avons pas à supporter vos pro- pres bêtises. » C'est ce qu'ont fait les ouvriers à Denain et c'est la seule chose à faire, car toutes les discussions sur le fonds de chômage ne résou- dront ni la situation des licenciés avec des indemnités dérisoires ni la situation de ceux qui produisent à des cadences de plus en plus accélérées. Car il faut bien nous dire que plus nous augmentons la productivité plus nous avons de chance de faire des chômeurs. Alors quand, à toi, 0.S., on vient te proposer 3 F de l'heure pour 100 pièces faites en plus, si tu refuses tu seras d'abord moins fatigué à la fin de la journée et tu pourras te dire qu'en refusant 27 F par jour tu auras permis peut-être à un travailleur de rester à son boulot. Et toi, compagnon, quand on vient te rogner une minute sur une pièce, en refusant de te laisser faire c'est peut-être la meilleure garantie contre le chômage que tu puisses réaliser toi-même. Et puis, sur le plan national, toute cette productivité à quoi sert-elle ? Tout d'abord à faire une guerre interminable ; ensuite à enrichir des dirigeants pourris sous la III République, pourris sous la IV°, et encore plus pourris sous la Ve. Les heures que l'on t'a volées à l'usine, dis-toi bien que c'était pour que M. Le Troquer, socialiste à ses moments perdus, aille faire des partouses ; c'est pour payer quelques tueurs de l’U.N.R. qui arrangent les histoires des grandes familles. C'est pour remplir les boîtes de Pigalle et d'ailleurs par tous gens, qui, entre deux distractions lamentables, remplissent leur discours de « grandeur de la France ». ces 138 L'idéal de toutes ces classes, c'est de nous voler et le nôtre c'est. quoi ? C'est qu'un fonds de chômage ne laisse pas crever de faim ceux qui sont sur le pavé ? C'est qu'un minimum vital soit déterminé par tous ces gens qui ne connaissent qu'une maladie, celle qui est provoquée par l'abondance ? Notre idéal est-il de rester ce que nous sommes espérant que des dirigeants moins pourris prennent un jour la succes- sion de ceux-là ? Que nos maîtres d'aujourd'hui soient remplacés par d'autres ? Tant que ce ça l'idéal qu'on nous propose, comment s'étonner que personne ne veuille se battre ni lever le bout du doigt en sera pour lui ? . Si vous voulez recevoir régulièrement “ Pouvoir Ouvrier” ABONNEZ-VOUS 1 an : 200 F pour 12 numéros. Si vous désirez aider l'action entreprise par « Pouvoir Ouvrier » souscrivez un ABONNEMENT DE SOU- TIEN : 1 an : 500 F. Faire les versements au compte de « Socialisme ou Barbarie », 42, rue René-Boulanger, PARIS-X“. C.C.P. Paris 11.987.19. 139 CORRESPONDANCE mouve- en aucun ne De Nice, le 8 décembre 1958 A GARROS à propos de son article sur l’U.G.S. « J'ai adhéré à la Nouvelle Gauche, quand c'était, derrière France. Observateur, la seule organisation à mener spectaculairement campa- gne contre l'ignoble et injuste guerre d'Algérie. Un jour ou l'autre, on se sent obligé de prendre position sur l'essentiel (du moment) mal. gré les réticences permanentes (de fond). Fin 57, si les pourparlers avec le M.L.P. ne m'enthousiasmèrent pas, du moins pensais-je que la composition ouvrière de ce ment n'irait pas contre le socialisme révolutionnaire affiché par la N.G. Par contre, l'unification envisagée avec les bourgeois libéraux et les petits bourgeois réformistes de la J.R. traçait l'avenir politique de la future U.G.S. : cas d'alliance ou de fusion, le programme sinon officiel, du moins réel, est toujours celui qui peut être accepté par le plus « mou » des participants, les plus ' « durs » étant simple ment retenus par le verbalisme révolutionnaire ou le socialisme du dimanche. L'histoire que vous retracez de l’U.G.S. est donc bien celle d'un mouvement seulement libéral et réformiste, qui, en cas, donne aux problèmes posés par les contradictions du capitalisme une solution socialiste, lors même qu'il n'y en a pas d'autre. Du 13 mai au 23 novembre notamment, on a voulu circonscrire le débat entre le fascisme et une « démocratie » (bourgeoise) rénovée, à coups de front populaire, d'Union des Gauches, et autres mots d'ordre opportunistes, sous prétexte de réalisme politique. Les « masses » ont montré alors qu'elles préféraient n'importe quel changement, même illusoire au « réa. lisme » conservateur de nos néo-révisionnistes. Et l’U.G.S., au lieu de tirer la leçon, nous reparle à nouveau de l'union de la gauche, exploiteurs et exploités mêlés dans la même impuissance. Aussi, après avoir scrupuleusement quoique à contre-cour, accom- pli les tâches du militant « démocrate » jusqu'au 28 septembre, ai-je purement et simplement laissé tomber cette organisation pseudo-révo. tutionnaire (un dernier geste ces jour-ci : par simple camaderie je par. ticipe aux « frais » de l'hécatombe électorale des moins de 5 % en pensant in petto que je ferais mieux de vous en faire profiter). Comme vous l'écrivez, il faut cependant distinguer : il y a quand même, engagés dans l’U.G.S., une minorité sympathique de révolu. tionnaires de base, authentiques quoique insuffisamment avertis formés politiquement. J'en connais quelques-uns que vous intéresse- riez. J'eusse aimé leur faire parvenir dans leur désarroi votre intéres. sante analyse. Pourquoi faut-il que s'y mêlent des considérations propres à « S. ou B. » concernant l’U.R.S.S. et que je ne puis admettre ? Détrompez-vous : je ne fais partie d'aucune organisation trotskyste ou crypto-stalinienne. D'ailleurs cette récente expérience U.G.S. m'a détourné (pour un long temps ?) des organisations : je ne peux plus, sous prétexte de mise en minorité et de discipline, faire des besognes qui ne correspondent pas à ce que je pense. Dans mon secteur se présentaient un U.N.R. et un stalinien. Vou- liez-vous que nous votions blanc (comme le préconisait d'ailleurs la Fédération des Alpes-Maritimes de l’U.G.S.) ? c'est là heurter un « sens » de classe contre lequel ne prévaut aucun raisonnement. De même, s'il y a une guerre entre l’U.R.S.S. et les U.S.A., vou- lez-vous que nous soyons neutres, sous prétexte que l'U.R.S.S. n'est pas ď socialiste >> et que la bureaucratie est une nouvelle classe exploi. teuse ? et 140 On a beau jeu à rappeler que le socialisme implique la démo. cratie et donc qu'un régime sans démocratie ne peut être socia- liste, qu'en U.R.S.S. les moyens de production sont aux mains d'un Etat de classe de la bureaucratie. On peut alors soutenir qu'il ne s'agit même pas de socialisme d'Etat, haïssable seulement des anarchistes, mais d'un capitalisme d'Etat et, comme tel, haïssable de tous les exploités. Il n'y aurait alors entre les U.S.A. et l’U.R.S.S. qu’une diffé. rence de degré, au désavantage d'ailleurs de l'U.R.S.S. totalitaire, et non pas une différence de nature. Pourtant les bourgeois ne s'y trompent pas eux qui flirtaient si facilement avec les fascistes, hitlériens et autres totalitaires ; la majorité des ouvriers non plus. C'est que la réalité profonde du monde et sa dynamique dépassent la logique brillante et paradoxale. Lorsque, près de nous, Mussolini et plus encore Hitler dépossé. daient la bourgeoisie de ses pouvoirs d'Etat, est-ce qu'ils n'en conti. nuaient pas moins à se mouvoir dans le cadre et les limites du capi. talisme, aussi poussées qu'eussent été certaines expériences « antica. pitalistes » semblables d'ailleurs à nos « nationalisations » dont on sait maintenant que les « déficits » organisés sont hautement profitables à l'ensemble de la bougeoisie. Est-ce qu'ils ne constituaient pas une « caste » bureaucratique, après s'être emparés de l'Etat sans changer pour autant le régime social de la propriété privée et du salariat ? Lorsque, à la faveur de la lassitude des ouvriers russes et du poids spécifique des immenses masses paysannes, de l'intervention des impérialistes étrangers et de la non-intervention du prolétariat inter- national, la bureaucratie stalinienne eît nou à pou dépossédé les Soviets de leurs pouvoirs pour imposer son arbitrage, apaisant, n'en a-t-elle pas moins agi dans le cadre et les limites des acquisitions de la Révolution sociale de 1917, c'est-à-dire en premier lieu sur la base de la propriété collective des moyens de production. La réaction thermidorienne et Bona- parte ne sont pas revenus sur les acquisitions sociales de la Révolu- tion française. Au contraire, Bonaparte, quoi qu'il en ait, a joué en France et en Europe un rôle révolutionnaire (les peuples et les intel. lectuels de cette époque s'y sont trompés, diriez-vous, comme nos intel. lectuels et les ouvriers sur Staline), c'est lui notamment qui a donné à la bourgeoisie le plus grand nombre de ses superstructures ; appa- remment pourtant, avec son Empire et ses nobles, n'était-il pas un contre-révolutionnaire ? Bien mieux, la Restauration elle-même n'a pu revenir à l'Ancien Régime. C'est Napoléon III enfin qui a donné au capitalisme français son essor décisif, les infra-structures suffisantes comme support de sa « démocratie ». Les oripeaux anciens dont les circonstances amènent un régime à se couvrir ne doivent pas faire illu- sion à ceux qui fondent leur action sur la réalité profonde des classes et de leurs rapports : les Révolutions sociales, au contraire des révo. lutions politiques, sont irréversibles. L'excroissance bureaucratique, issue des circonstances propres aux pays arriérés, à prédominance paysanne, a déformé et rendu mons- trueuse aux yeux de trop de gens qui devraient être ses supporters naturels. la Révolution d’octobre. Elle n'en a pas moins été un immense saut, le saut décisif vers le socialisme. Avec le développement des forces productives qui s'en est suivi, il n'y a plus qu'à restaurer la démo- cratie des Soviets pour passer au socialisme. Or le prolétariat croît · chaque jour aux dépens de la paysannerie, le niveau de vie et les connaissances se développent en même temps que les forces productives de la planification ; le « camp socialiste » se renforce chaque jour de sa propre production et de l'appui des peuples sous-développés et colo- niaux permettant l'essor de l'esprit critique et du désir de peser sur le destin. Le remède est là et non dans de nouvelles « formes » d'organi- sation ou surtout de nouveaux « règlements ». Non pas qu'il ne faille 141 pas être attentifs à de nouvelles formes d'organisation, suscitées sponta- nément par les masses, en remplacement des organisations défaillantes, non pas qu'il ne faille pas tenir compte des expériences décevantes lors de l'élaboration de futurs « règlements », mais ce sont les masses qui veulent la démocratie socialiste qui sauront l'imposer et elles seules tant qu'elles la voudront ; à l'inverse, nulle « forme » et nul « règlement » ne sauvegarderont une démocratie indifférente aux masses et dès lors condamnée. De notre côté, nous n'aiderons à l'épanouissement du socialisme russe qu'en défendant inconditionnellement ses prémices ; il faut que l’U.R.S.S. se sente forte pour supporter la démocratie. Rester neutre dans son « débat » à la vie et à la mort avec l'impérialisme, c'est la repousser dans son sentiment et ses réflexes de « citadelle assiégée » où l'on n'a plus qu'à se serrer autour du « chef, » tout-puissant, c'est öter aux esprits critiques toute chance d'être entendus des masses, c'est retarder la révolution démocratique et avec elle l'épanouissement du socialisme. La défense inconditionnelle de l’U.R.S.S. c'est aussi accessoire- ment l'entrée en matière de tout dialogue réel et pratique avec camarades communistes, c'est la seule « manière » d'être écouté d'eux et de semer une opposition de Gauche. Ne l'oubliez pas, car avec qui voulez-vous construire la future Organisation Révolutionnaire, sinon d'abord avec ceux d'entre eux qui ne sont pas désespérés par l'écrou- lement des dieux de leurs combats ? Cordialement à vous. Louis LOURIE nos + D'Amiens, janvier 1959 (Compte rendu des impressions de Damien et de quelques autres.) A. Approbations 1. L'article de MOTHE : Chez Renault... est unanimement apprécié, non seulement comme le plus intéressant, mais comme le plus riche en pensée ; il ne s'agit pas là de l'application mécanique de la grille soi. disant marxiste mais d'un effort de pensée libre (il n'y a pas d'ailleurs d'autre forme de pensée possible). 2. Pour ma part j'apprécie aussi l'article de MAILLE sur les con- tradictions du P.C.F. La théorie du réformisme du P.C. est appuyée par une démonstration valable et suggestive. L'invraisemblable est que ces deux articles excellents soient imprimés en petits caractères alors que celui qui traite de la Naissance de la V° est en gros au lieu d'être « caché » dans le « Monde en question ». (Je vais y revenir.) 3. L'article de LUCKACS que je n'ai pas relu me permet de vendre mes trois exemplaires. Quelques-uns de ceux qui achetaient parfois la revue, après avoir pris connaissance de mon exemplaire, me l'ont rendu. Ce qui nous amène aux critiques. B. Critiques 1. BILAN J'ai d'abord lu les deux premières pages de ce bilan et je les ai trouvées excellentes, aussi n'ai-je pas été peu surpris d'être abordé par une lectrice (qui avait acheté SB à Paris) me dire (donnant son avis et celui d'un autre lecteur) « Alors ? S.B. toujours le même délire, vous avez lu ce bilan plus que jamais farfelu ! » Plus récem. ment, un Stal (ancien Trotskiste) m'exprimait l'avis qu'il n'y a que deux voies possibles : : 142 un grand parti ; unl groupe de recherches et d'analyses. A son avis « S. ou B. » a accompli un travail non négligeable en tant que groupe de recherche. Cependant il regrettait que « s. ou B. » au lieu de spéculer sur la Société russe qui ne peut être bien connue en son évolution et ses derniers développements n'analyse pas mieux et plus techniquement suivre l'actualité immédiate la société française par exemple, ou occidentale. Il était surpris de cons- tater que « S. ou B. » semblait s'orienter vers des tâches d'agitation. Il n'en paraissait ni inquiet, ni attristé, ni réjoui, comme serait un actionnaire de chez Citroën voyant un maréchal ferrant se mettre en tête de construire des voitures automobiles. sans sa en : 2. -- NAISSANCE DE LA V REPUBLIQUE Un lecteur (et même un acheteur) assez régulier de la Revue qui a cette année quitté ostensiblement le syndicat (et les gens disent que la Revue « S.B. » n'est pas étrangère à cette décision) m'a rendu le n° 26 en me faisant part de są déception à la lecture de l'article de CAN. JUERS ; il en concluait à l'insuffisance de l'explication marxiste des évé. nements ou plutôt que le marxisme est incapable de donner une expli- cation satisfaisante, prisonnier qu'il est de ses dogmes. Marxistement, de Gaulle n'est rien en tant qu'individu. Comment expliquer alors venue au pouvoir ? « Si de Gaulle, au départ, ne s'appuyait sur aucune force réelle, aucune force réelle non plus ne s'est opposée à lui » (p. 47). On croirait lire la théorie de la loi des chocs chez Descartes : on combinera chiquenaude et principe d'inertie. Tout cela est-il sérieux ? Même les staliniens ont su réexaminer les rapports entre structures et superstructures ; il n'est pas vrai que la superstructure se réduise à la réalité et à la fonction d'un reflet physique. Les enfants s'effraient du visage qu'ils ont barbouillé. Le reflet a une action en retour et une certaine indépendance. On déconsidère le marxisme par l'application mécanique de schémas incomplets ou mal compris. Si de Gaulle n'est rien que par les forces, alors pourquoi de Gaulle a-t-il permis à ces forces de se manifester, si précisément il n'est rien. Pourquoi Salan a-t-il réussi son coup criant à la fin d'un discours « Vive de Gaulle ! » ? Pouvait-il tout aussi bien crier « Vive Bidault », « Vive Bardot », « Vive Coty » ? Allons, un peu de sérieux ; personne n'attend de la revue qu'elle applique mécaniquement des explications toutes faites aux événements qui surviennent. On est en droit d'atten. dre que les articles soient pensés. Que nous sert qu'on nous serine : « de Gaulle président idéal de la bourgeoisie » (qu'est-ce que cela veut dire « idéal » d'un point de vue marxiste ?) ou « le grand capital, par le truchement de de Gaulle » (justement pourquoi précisément par le truchement de de Gaulle et non par celui de tartempion ?); « depuis le 6 février, pour la première fois, le gouvernement fut obéi par l'armée d’Algérie » (où est l'explication ah ! vous pouvez ensuite vous exer. au rire méprisant à l'adresse des journalistes bourgeois !). A ce propos, je terminerai sur un passage savoureux « Même les jour: nalistes bourgeois ne s'y sont pas trompés », écrit-on (p: 48). Et suit une « explication » du « succès » du référendum qui est en effet la même que celle de la « presse bourgeoise » sinon des speakers de Soustelle. On aurait pu au moins se reporter à l'occupation allemande, même en pays de maquis (soit la Corrèze) : un référendum organisé par la milice et les Allemands aurait atteint les mêmes pourcentages (entre les inscrits et les votants) ; il aurait suffi de laisser entendre que les abstentionnistes ne pourraient plus renouveler leurs cartes d'alimentation par exemple ; et que les bureaux de vote qui auraient mal voté se désigneraient eux-mêmes pour les réquisitions, pour les représailles en cas d'attaque du maquis, etc. Les gens auraient voté cer : 143 comme on le leur demandait, parce qu'ils auraient compris qu'il s'agissait d'une manifestation formelle, de la publicité, du vent qui ne mérite ni qu'on perde sa vie, ni sa nourriture. La victoire des alliés ou de l’A.L.N. dépend d'autres facteurs. La légèreté de « S.B. » (l'habileté de la « presse bourgeoise ») est de tomber dans le pan- neau de cette mise en scène. Les gens qu'on amène en camion de l'armée votent bien pour rentrer chez eux. Comment peut-on voir là une adhésion, ou une lassitude nouvelle et significative ? 144 A 'NOS LECTEURS Socialisme ou Barbarie n'a pu assurer sa parution, depuis le début, que grâce au soutien financier des collaborateurs et des sympathi. sants de la revue. Ce travail de dix ans commence à porter ses fruits et c'est pour nous un signe extrêmement important que depuis un an, au milieu des circonstances que l'on sait, le nombre de lecteurs et d'abonnés de la revue s'accroît régulièrement. Néanmoins, notre situation financière reste extrêmement difficile. Les frais de fabrication de la revue ont encore considérablement aug. menté pendant ces derniers mois, ce qui nous oblige à porter le prix de vente de numéro à 300 F et l'abonnement pour quatre numéros à 1 000 F. De plus, la publication du bulletin-supplément Pouvoir Ouvrier entraîne des frais supplémentaires. Nous sommes certains que l'écho de ce bulletin parmi les travailleurs les justifiera et au delà, mais tout démarrage est difficile. Nous lançons donc un appel pressant à nos lecteurs pour qu'ils nous aident. Ils peuvent le faire de beaucoup de manières : ENVOYER DE L'ARGENT à la souscription permanente que nous ouvrons à partir de ce numéro. Toute somme, aussi petite soit-elle sera la bienvenue (C.C.P. Paris 11.987.19 ; en chèque bancaire à l'ordre de Ph. Rousseau). S'ABONNER à la revue c'est l'aider financièrement, contribuer à lui donner une base stable dont elle a absolument besoin, c'est faci. liter une parution plus fréquente et régulière. De plus, un abonné, s'il le désire, peut avoir des liens plus étroits avec « Socialisme ou Barbarie » que ceux d’un lecteur occasionnel ; il est convoqué à des réu. nions de travail, des cercles ; il peut participer à la discussion de textes, d'articles. LA FAIRE CONNAITRE en nous envoyant des adresses de per. sonnes susceptibles de s'y abonner, auxquelles nous enverrons gratui.. tement des numéros spécimen, des adresses de librairies susceptibles de la vendre. NOUS ECRIRE pour nous faire part d'idées, de critiques, de faits significatifs de la vie et de la ouvrières. Les lettres seront publiées dans la rubrique « Correspondance ». ETABLIR DES CONTACTS avec des abonnés ou des lecteurs de la même ville ou de la même région. Pour cela, écrire à la revue. Socialisme ou Barbarie a besoin d'un local, modeste, pouvant servir à la fois de bureau et de permanence. Nous prions les lecteurs qui pourraient nous aider à le trouver de nous écrire. CERCLES DE LECTEURS DE PROVINCE. Des abonnés de : Amiens, Besançon, Caen, Grenoble, le Mans, Lille, Lyon, Marseille, Montpellier, désirent entrer en contact avec des lecteurs de ces régions pour organiser des cercles de lecteurs. Prière d'écrire à la revue qui transmettra. 145"