SOCIALISME OU BARBARIE Paraît tous les trois mois 16, rue Henri-Bocquillon PARIS-15e Règlements au C.C.P. Paris 11 987-19 Comité de Rédaction : P. CARDAN A. GARROS D. MOTHE Gérant : P. ROUSSEAU 4 F. 10 F. Le numéro Abonnement un an (4 numéros) Abonnement de soutien Abonnement étranger 20 F. 15 F. Volumes déjà parus (I, nº 1-6, 608 pages ; II, nºs 7-12, 464 pages ; III, n°8 13-18, 472 pages : 3 F. le volume ; IV, n°8 19-24, 1 112 pages ; V. nº$ 25-30, 760 pages : 6 F. le volume ; VI, nºs 31-36, 662 p., 9 F.). La collection complète des nºs 1 à 36, 4 078 pages : 30 F. Numéros séparés : de 1 à 18, 0,75 F. le numéro : de 19 à 30, 1,50 F. le numéro, de 31 à 36, 2 F. le numéro. L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure Comment lutter ? (Déc. 57), brochure Les grèves belges (Avril 1961), brochure 1,00 F. 0,50 F. 1,00 F. SOCIALISME OU, B A R BA RIE Hiérarchie et gestion collective (suite et fin) La hiérarchie, à la fois en tant que système et en tant que catégorie d'individus, a subi de profon- des modifications. Elle ne se limite plus, comme dans le passé, à la seule fonction disciplinaire, ainsi que la première partie de cet article, paru dans le numéro 37 de Socialisme ou Barbarie, l'a montré. Sa fonction, comme il est dit ici, consiste dans la gestion des activités propres à l'entreprise, c'est-à-dire dans leur conception et dans leur contrôle. A ce titre la hiérarchie rencontre les pro- blèmes et contradictions propres au travail dans la société contemporaine et suscite, par son effort même de les résoudre, des réactions qui fondent la perspective d'une gestion collective. 2. HIERARCHIE ET COMPETENCES. Le savoir est un moyen de production : mais, parmi tous les moyens dont dispose une entreprise il est celui qui frappe le moins l'esprit du visiteur, celui dont les membres de l'entre- prise oublient le plus facilement l'existence. Une collectivité n'oublie pas qu'elle dispose de bâtiments, de ponts-roulants, de machines-outils ; pourtant, lorsqu'il s'agit des connaissan- ces qui permettent d'employer productivement ces moyens matériels et, à travers cette mise en oeuvre, de réaliser un objet, lorsqu'il s'agit de ces connaissances, la collectivité est frappée de cécité et d'amnésie, à la fois. Les signes de son activité intellectuelle, elle ne les voit pas : ou plutôt elle aperçoit bien des plans, des gammes, des lignes d'écriture, mais comme s'il s'agissait seulement d'une manifestation de cette maladie des organisations modernes : la paperasse. La collectivité ne voit pas les signes de son travail et elle oublie qu'elle ait jamais accompli un tel travail ; des dizaines, des 1 centaines et parfois des milliers d'hommes, exploitant un savoir acquis ailleurs ou développé sur place, conçoivent le produit et la manière de le réaliser : mais, et pour ceux qui y partici- pent et pour ceux qui, n'y participant pas, en bénéficient seu- lement, tout se passe comme si cela n'existait pas, comme si personne ne pensait, comme si aucune idée ne naissait jamais en ces lieux, comme si les spécifications avec lesquelles l'on travaillait existaient depuis toujours ou, tout au plus, étaient déduites sans peine, sans intervention de l'esprit, d'une somme de connaissances acquises. Si l'on oublie ce travail de l'esprit, c'est que l'on n'a pas l'impression d'y participer valablement. Un sentiment domine en effet parmi ceux qui, dans l'entreprise, ont pour fonction d'exploiter les connaissances qu'ils ont acquises et pour les- quelles ils ont été embauchés : celui d'être sous-employés, de n'accomplir qu'une partie de ce dont ils seraient capables, de n'appliquer que quelques-unes des connaissances acquises au cours de leur formation. L'entreprise est pleine de gens qui voudraient et qui pourraient faire plus, et qui sont condam- nés à des actes bornés, à des bouts de pensée, à des initiatives qui ne débouchent jamais. Ils sont là, derrière leur bureau ou leur planche à dessin, contemplant la pile de travaux en retard que tout employé traîne derrière lui, essayant de concentrer leur attention sur ce qui ne leur paraît pas mériter cette attention, si occupés à lutter contre leur envie de tout plaquer là, si occupés à se persuader de la nécessité et de l'importance de ce qu'ils font, qu'ils ne peuvent avancer dans leurs travaux, bien qu'ils crient « en avant » à chaque pas, qu'à la vitesse de l'escargot. Le travail qu'on leur demande est-il donc inhumain ? les conditions sont-elles insupporta- bles ? Confronté à ce que l'on appelle un travail inhumain et des conditions insupportables, ce qui forme la substance de leurs journées n'est ni l'un ni l'autre. Ce qu'ils font n'est pas inutile, les cadences imposées sont peu élevées : ou plu- tôt il n'existe pas de cadence au sens propre, aucun dessina- teur, aucun calculateur, aucun ingénieur, n'ayant à fournir tant de produits à l'heure ; quant au confort et aux condi- tions, cela va du quelconque au luxueux, sans être jamais détestable. Non, le travail d'un dessinateur, d'un agent de méthodes, de n'importe lequel des hommes qui ont à conce- voir, à préparer et à rendre possible la production, travail ne suscite ni la révolte ni l'indignation : l'ennui sou- lement. Mais s'ennuyer au travail, ce n'est pas bâiller agréa- blement, s'étirer, regarder sa montre, penser que l'on aimerait mieux être chez soi. C'est faire une expérience infiniment plus pénible, même si elle s'exprime de manière dérinoire : c'est se sentir partagé en deux, en un premier être qui détonto et fuit le travail, s'enferme dans une léthargie intime, MOS défend du bec et des ongles contre tout ce qui s'offorce de ce 2 l'attirer en dehors de lui-même, et un second être qui sait qu'il n'y a de réalisation de soi-même que dans l'extériorisa- tion, et qui assume sa situation et son travail, soit les acceptant soit luttant contre eux, la plupart du temps partagé entre les deux attitudes, mais ne fuyant pas, et ne subissant pas. Et de même que dans l'ennui chaque homme se dédouble, de même la signification du travail se dédouble-t-elle : car s'ennuyer au travail c'est découvrir que la seule activité importante à laquelle l'on participe (combien d'hommes font, en dehors de leur travail, quelque chose qui soit aussi important, qui pro- duise des effets aussi durables et étendus ?) ne vous intéresse pas, n'éveille pas vos passions, ne mérite pas votre vie, et, bien qu'étant objectivement important et significatif, est dépourvu, pour vous, de toute importance et de toute signi- fication. Et pourtant, malgré ce sentiment d'inutilité, malgré la situation réelle où ce sentiment prend naissance, une évi- dence s'impose : l'entreprise produit des conceptions nouvelles, elle utilise ses ressources intellectuelles. D'une part, en effet, elle ne se contente pas, dès qu'elle atteint une certaine impor- tance, des conceptions acquises : elle en vient à concevoir elle-même ses produits, à se considérer comme autonome et créatrice en ce domaine, à investir une partie de son temps et de ses ressources en études et recherches qui auront pour effet d'agrandir son patrimoine intellectuel. Et en deuxième lieu, quelque soit l'originalité de ses conceptions, elle élabore les spécifications et les objectifs de délai et de prix sans lesquels toute transformation serait impossible ou incontro- lable, faute de savoir à partir de quoi l'on travaille, en quoi consiste le travail, quel doit en être le résultat, la durée, le prix. Ainsi sous des manifestations diverses, c'est toujours le même paradoxe que présente le travail : il est collectif par essence mais présente une image de division et fait vivre chacun dans la solitude ; il est nécessairement intégré et comporte une unité fondamentale, mais l'incohérence accom- pagne ses moindres gestes ; il est le lieu de ce qui est signifi- catif, de ce qui compte et est compté, le lieu de l'engagement et du sérieux, et il est aussi le lieu où, par prédilection, se rassemblent l'absurde, le dérisoire, le gaspillage, l'inutile. Et, dans son exploitation du savoir, il offre la même leçon contradictoire : il montre simultanément et la puissance et l'impuissance du savoir ; il apprend qu'aucune exécution matérielle n'est possible aujourd'hui à moins que ses modali- tés et son objet n'aient été pensés et spécifiés, mais, en même temps, il organise cette activité de penser et de spécifier de telle sorte que ceux qui y participent ne ressentent pas l'importance de cette participation et n'aient pas l'occasion d'éprouver leur propre valeur. 3 Découpage de l'exploitation du savoir : conception, préparation, exécution. La signification que revêt le travail pour les hommes des bureaux d'étude, de dessin, de méthodes, est fonction de la situation dans laquelle ces hommes sont placó Inquelle, elle-même, résulte de la structure que l'entreprise me donne pour exploiter son savoir. Or celle-ci n'est pas autre chose, tout d'abord, que l'incarnation en des fonctions distinctes des trois phases que notre logique dégage comme conititutives de tout travail possible : conception, préparation, exécution. Ce découpage en phases constitutives est orienté, il vise à « démontrer » quelque chose, il porte un présupponó concer- nant la nature du travail ; conception et préparation ne sont extraites du travail et portées au rang de fonctions indépen- dantes que parce que le travail doit être exécution pure, entièrement déchargée de toute préoccupation quant à son objet et sa manière, recevant d'autrui cet objet et celle manière, et de la sorte étant entièrement définie, se prêtant à la mesure (par ses valeurs de temps et de délai et par la quantité et la qualité du produit), et donc au contrôle. Cependant les phases qui fondent l'existence de services spé- cialisés ne sont pas de pures créations d'une volonté de dépouiller le travail de toute fonction intellectuelle ; si l'entre- prise peut fonctionner de cette manière, donnant aux una ime responsabilité de conception, chargeant d'autres de l'élabora- tion des plans et des spécifications nécessaires à la fabrication, spécialisant encore d'autres dans l'achat des matières de départ, dans la création des outillages etc. - si tout cela fonctionne, si les produits conçus sont réalisables, si les opé- rations à exécuter sont exécutables, si les outillages sont utilisables, cela signifie que le découpage des responsabilités entre fonctions qui préparent et fonctions qui exécutent, n'est pas absurde, comporte une cohérence, est exhaustif, que les spécialisations et fonctions dégagées sont possibles et néces- saires. L'entreprise est un système cohérent, à l'intérieur duque] les mêmes lois et les mêmes rapports valent d'un bout in l'autre, quelque soit le niveau. Ainsi le même découpage en phases constitutives et la même création de fonctions spécin- lisées dans l'exécution de chacune de ces phases se retrouvo à l'intérieur des grandes divisions dont nous venons de parler. Conception, préparation, exécution, ces trois grandes subdivi. sions de l'entreprise sont, à leur tour, subdivisées : à l'inte- rieur de la fonction conception il y aura ainsi des hommes qui concevront, d'autres qui prépareront, d'autres enfin qui exécuteront ; la fonction d'un service extérieur à la produc- tion proprement dite est d'élaborer des spécifications, main tous les membres de ce service ne sont pas sur un pied clarita 4 lité pour participer à cette élaboration ; à un bout, certains hommes utiliseront véritablement leur cerveau et n'auront à respecter que les contraintes extérieures à la fonction, les données qui constituent le point de départ de leur action ; mais à l'autre bout il y aura simplement à donner une forme aux produits de la conception, à les rendre assimilables par les autres services, c'est-à-dire conformes à certaines normes administratives : à ce bout de la chaîne le produit est défini, l'homme n'ajoute rien à cette définition, qui est complète et contraignante, sa créativité est pratiquement nulle. Quelque soit le service considéré nous trouverons la même structure, la même répétition, à l'intérieur de la fonction, de la division de l'entreprise dont résulte cette fonction. Ainsi, dans un bureau de dessin, nous verrons des hommes chargés d'établir les plans d'ensemble, d'autres limités à la confection des plans de détail ; ou encore, dans un bureau de méthodes, un homme analysera le principe de l'assemblage du matériel, un autre établira la gamme des opérations de transformation des pièces les plus importantes, d'autres rédigeront les gammes des pièces secondaires, d'autres encore détecteront, parmi toutes les pièces à réaliser celles qui ont déjà été exécutées el pour lesquelles il suffira de retrouver et de relancer des gammes pré-existantes. Ici vaut encore la remarque faite plus haut : la division du travail à l'intérieur de la fonction ne reflète pas seulement une volonté de dominer et de contrôler. Certains travaux relè- vent de certains degrés de compétence : ils ne sont pas exécu- tables à des niveaux inférieurs, car ils requièrent des connais- sances que ces niveaux ne possèdent pas. Et d'autre part les données que chaque niveau fournit au niveau inférieur sont significatives, permettent l'exécution du travail : le plus compétent ne fournit pas au moins compétent un objectif absurde, ni des données de départ incohérentes ou insuffisan- tes. La division du travail à l'intérieur de la fonction reflète donc des moments réels dans l'énoncé et la solution des pro- blèmes, et marie inextricablement un découpage qui s'inspire du besoin de contrôler et de dominer et une analyse des phases constitutives du travail, de ses conditions, de ses moyens. Les deux fonctions de la hiérarchie : compétence technique et gestion. L'entreprise exploite donc son savoir en extrayant cette exploitation de la production proprement dite et en en faisant un moment indépendant ; en découpant cette exploitation en fonctions qui jouent chacune un rôle particulier dans l'élabo- ration des conceptions et des instructions ; en poursuivant ce 5 — sa découpage à l'intérieur de chaque fonction, dégageant de nouveau la conception et la rendant indépendante de l'exé- cution, et plaçant chaque homme à un endroit précis de l'échelle dont le haut est pure conception et le bas pure exécution. Chaque fonction est construite autour d'une hiérarchie de travaux. Cette hiérarchisation des hommes d'après le degré de compétence que requiert leur travail se présente dans un premier moment comme indépendante de la structure hiérar- chique de l'entreprise, c'est-à-dire de l'organisation du pouvoir. Compétence et commandement sont deux fonctions distinctes : être compétent, c'est être capable de dire ce qu'il faut faire : la forme de la pièce à usiner, la nature de la matière à acheter, etc... ; commander, c'est tenir sous sa dépendance l'individu auquel est destinée la spécification de l'homme compétent, c'est contrôler son travail. L'homme qui spécifie la nature de la matière à acheter, ne tient pas sous dépendance l'acheteur chargé d'approvisionner cette matière : il n'en contrôle pas le sérieux, ni l'honnêteté, il ne vérifie pas qu'il a fait tout ce qu'il fallait pour que le coût de la matière soit le plus réduit, il n'élabore pas les méthodes de travail, les règles, les principes auxquels obéit la fonction achats - car tout ceci relève de l'homme qui tient réellement l'acheteur sous sa dépendance, c'est-à-dire de son chef. Mais compétence et commandement, tout en étant des notions distinctes, sont fondus au sein de la même structure : tous les hommes compétents n'exercent pas un commande- ment, mais tous ceux qui exercent un commandement sont le plus souvent compétents. La fonction de la hiérarchie est de gouverner l'entreprise, de la diriger, elle doit savoir où l'on veut aller et ce que l'on doit éviter, dire ce que l'on fait et ce que l'on ne fait pas, choisir : or il n'y a pas de choix sans connaissance du réel et du possible, ni sans la possession des compétences que requiert cette connaissance. Que signifierait par exemple la prétention de contrôler un prix de revient (un objectif important de toute gestion) si l'on était incapable de contrôler la conception du produit qui en détermine le coût ? Il n'y a de gestion possible, c'est-à-dire de contrôle des réali- sations et d'élaboration des choix, qu'à la condition que cette gestion soit le fait des hommes qui, dans l'entreprise, pren- nent les décisions fondamentales en matière de conception et de réalisation. La structure par laquelle l'entreprise exploite son savoir ne comporte donc pas seulement une division du travail for- dée sur la décomposition de ses phases constitutives, et une spécialisation des individus au sein de ces phases suivant leurs compétences ; le système, comme on vient de le voir, n'unsure pas seulement la répartition du travail, mais aussi son contrôle; chaque homme est soumis à l'autorité d'un autre homme, plus 6- compétent que lui, donc réellement capable d'assurer le contrôle de son travail. Or un système qui reconnaît les tâches à exécuter, les rend possibles, en contrôle les effets, est un système qui accomplit tout ce qu'on peut attendre de lui. L'efficacité du système, si l'on regarde les choses avec les yeux des hommes du système, ne justifie-t-elle pas la division des tâches telle qu'elle y est faite et d'abord la plus importante de ces divisions, celle entre conception (au sens large de tra- vail antérieur à la production) et production ; n'est-il pas bon --- puisqu'efficace - que chacune des fonctions nature les de l'entreprise soit elle-même décomposée, et que cette décomposition fasse apparaître des tâches nécessitant des compétences de niveaux différents ; un'est-il pas correct que le moins compétent reçoive ses instructions du plus compé- tent, s'adresse à lui en cas de difficulté, voie son travail contrôlé par lui ? La division du travail, et sa hiérarchisation, parais- sent ainsi des évidences. Origines de la frustration. 2. Il n'y a personne qui ne sente le poids de ces évidences, personne qui n'éprouve un sentiment d'impuissance devant l'efficacité que le système paraît manifester, mais aussi per- sonne qui, à un moment ou l'autre, ne se soit interrogé sur la nécessité de tout cela, qui n'ait douté devant la prolifération des découpages et des hiérarchies, personne qui ne se soit dit que dans ce royaume de la raison quelque chose était pourri. Car si l'on se tourne, de la considération du système lui- même, vers celle de son propre sort dans le système, l'on s'aperçoit que ce qui fait l'efficacité et la puissance de l'en- treprise est aussi ce qui lie et borne chaque individu, que ce qui permet à la collectivité d'employer ses connaissances est aussi ce qui empêche les membres de cette collectivité d'em- ployer pleinement leurs propres connaissances, que ce qui développe l'ensemble étouffe chaque partie. Deux limites s'imposent à l'employé : celle de la fonction à laquelle il appartient, celle du niveau hiérarchique qu'il occupe au sein de la fonction. La fonction définit la frontière de vos préoccupations, elle indique le domaine auquel vous devez appliquer vos compétences, elle vous permet ainsi de concentrer vos efforts et vous protège contre une foule de problèmes que vous ne pouvez résoudre, et qui dépassent la capacité d'un seul homme ; mais ce qui vous protège vous empêche aussi de sortir de votre domaine, indique la limite précise au-delà de laquelle un problème cesse d'être de votre ressort et doit être transféré à une autre instance, à laquelle vous ne participez pas. Ce n'est pas tant la division des tâches - 7 Nur- qui produit la frustration, et le rêve de l'employé n'ont pas de s'occuper, au même moment, de tout : mais le donir l'un homme qui s'attache à résoudre les problèmes qui sont ceux des ingénieurs, des dessinateurs, des agents tochniques, est de suivre ces problèmes jusqu'au bout, que ce soit mul ou avec d'autres, peu importe. Ce besoin de comprendre et de suivre un problème dans sa totalité est lié à, et constamment stimulé et rom tincidé par, la conscience de l'unité des problèmes qui so ponent aux grandes organisations : toute décision se répercute bien au-delà de son objet immédiat, tout problème soulève d'autres problè- mes que personne ne recherchait ni n'attendait. Porronne ne possède à lui seul l'ensemble des informations qu'il faudrait avoir en main pour se décider valablement ; personne ne peut croire que les spécifications qui lui sont fournies et qui constituent le point de départ de son action soient toujours adéquates à ce qui lui est réclamé. Cette double expérience, celle de sa dépendance par rapport à d'autres fonctions, et celle de la révisibilité nécessaire des ordres et spécifications reçues, — tout employé la fait presque quotidiennement. Or, cette expérience n'est pas accidentelle, elle ne vient pas au moment où le système rencontre un problème qui le dépasse et pour lequel il n'est pas fait ; elle se produit au contraire comme un moment normal et récurrent du fonc- tionnement. Chaque niveau de spécification opère en effet pour permettre le fonctionnement du niveau suivant, et ainsi de suite jusqu'à la fabrication, que tout cela a pour but de permettre. S'il faut une première définition du produit (pour reprendre un exemple de construction de matériel unitaire d'équipement) c'est parce que les bureaux de dessin doivent partir de quelque chose ; s'il faut des plans c'est parce que les services de préparation de la fabrication, les services méthodes, outillages, etc., doivent connaître la forme et la matière des pièces à usiner ; si les mêmes bureaux de dessin établissent des spécifications d'approvisionnement, c'est pour permettre aux achats d'approvisionner les matières nécessai- res, au service contrôle d'en vérifier, après livraison, la con- formité.., et ainsi de suite. Chaque fonction fournit à la fonction qui la suit le point de départ et l'objectif de son action : le plan est le point de départ de l'action de l'homme chargé d'établir la gamme mais l'objectif de la gamme est de définir l'opération dont résultera la forme spécifiée par le plan. Il serait absurde d'élaborer des points de départ insuffisants et des objectifs irréalisables : chaque service doit donc savoir en quoi consiste, pour le service auquel il destine ses spécifications, le suffisant et le réalisable ; il doit connaître ses besoins, les instructions sans lesquelles il ne peut travailler, et ses moyens, c'est-à-dire ce 8. qu'il est capable de faire. Le dessinateur qui établit un plan de fabrication fait en réalité deux choses : il établit ce qui Hera le point le départ de la transformation, le plan en tant qu'instruction, et il fournit l'objectif de cette action, le plan en tant qu'il spécifie la forme de la pièce à réaliser ; or, pour ce faire il doit savoir d'une part en quoi consiste, pour la fabrication, une instruction valable (ce sera un document) ayant une certaine forme, utilisant certains codes et modes de représentation et correspondant à un besoin défini) et d'au- tre part quelles sont les formes réalisables. Faute de disposer de ces informations, le dessinateur créerait une fois sur deux un plan incompréhensible ou non-exécutable, et la division du travail, qui a confié au dessinateur le soin de créer les plans, aurait abouti à un résultat absurde. Le problème n'est que partiellement réglé par l'élabo- ration d'une documentation qui établit une fois pour toutes les besoins et les moyens des fonctions. Il serait asburde de tout définir, sous prétexte qu'un jour l'on aura besoin d'une des parties, jusqu'alors inutilisées, de ce tout. Vouloir tout définir, c'est se proposer de saisir toutes les combinaisons possibles, ce qui est plus qu'absurde : impossible. Mais à cette impossibilité de fait s'ajoute une réticence du système à définir, à créer des documentations et à les tenir à jour. Les éternelles litigations des services, un manque fondamental de confiance dans le résultat des efforts qu'il faudrait prodiguer pour créer des outils de ce genre, les difficultés de toute nature qui surgissent lorsque l'on veut définir quoique que soit dans un domaine où les choses sont soumises à des déterminations non homogènes - toutes ces raisons s'ajoutent et font que la documentation que le dessinateur ou l'agent consulte est sou- vent soit incomplète, soit périmée, soit fausse dès le départ. En fait, la méthode la plus fréquemment employée est celle du contact direct entre les fonctions. Mais ce contact, il appartient à la hiérarchie de le provoquer. Car de même que chaque service doit au service suivant des données de départ suffisantes, de même chaque chef doit à son subordonné les éléments de son travail tous les éléments. C'est donc à lui de régler avec les autres fonctions les problèmes qui pourraient entraver le travail du subordonné, et si celui-ci rencontre un problème que la hiérarchie n'a pas réglé, c'est à son chef qu'il doit remonter. Quelle que soit la fermeté avec laquelle cette règle est appliquée, il reste que la hiérarchie, même si elle délègue ses responsabilités pour les problèmes mineurs, ne peut le faire dès qu'il s'agit de problèmes fondamentaux ce qui fait, d'ailleurs, que les questions les moins importantes sont souvent insolubles, étant liées à ces choix fondamentaux dont la hiérarchie conserve le monopole. Ainsi, pour la majo- rité des employés, y compris les membres de la hiérarchie, puisque celle-ci est elle-même hiérarchisée, tout problème qui 9. se pose à la limite d'une fonction échappe aussitôt à celui qui l'a soulevé, se trouve absorbé par l'échelon supérieur. Et puisque les problèmes de ce type ne sont pas l'exception, mais la règle, puisque la nature même de la division du travail telle qu'elle opère dans les services qui préparent la fabri- cation fait du surgissement de ces problèmes non des accidents mais des nécessités, il en résulte non moins nécessairement que tout homme est frustré, dans son travail, des développe- ments et des questions qu'il suscite, qu'il est condamné à les voir s'échapper, condamné à ne penser que de petites pensées, des bouts de problèmes, à s'arrêter après s'être à peine mis en route, à s'avouer vaincu et à passer la main à son supérieur sans même avoir combattu, condamné aussi à recevoir de son supérieur et de la hiérarchie dans son ensemble les options et les solutions à l'élaboration desquelles il n'a pas participé. La hiérarchie prend en main les problèmes qui se posent à la limite de la fonction : tout homme est commandé par un autre homme qui s'empare des problèmes qu'il pose, entre- tient les rapports avec les autres services, discute des choses à un niveau qui lui échappe mais qui pourtant est essentiel pour ce qu'il fait. Ainsi le chef incarne pour le subordonné la limite de sa fonction : et il incarne aussi la limite de son autonomie. Le rôle du chef est en effet de contrôler l'exécution du subordonné : tout ce que je produis, que je sois dessina. teur, calculateur, agent d'analyse, est contrôlé ou est suscep- tible de l'être par l'homme sous les ordres duquel j'ai été placé. Ce contrôle peut être tatillon jusqu'à l'absurde, ou consister simplement en une sorte de vérification à deux, l'homme qui me contrôle peut croire en l'autonomie ou mépri- ser systématiquement les hommes qu'il commande et douter de leurs capacités – il reste que ce contrôle existe, que rien à la longue ne peut l'empêcher de révéler le rapport non- réciproque dont il émane. Car contrôler aboutit nécessairement à modifier (sinon il est inutile d'y perdre son temps), donc à faire reconnaître au subordonné soit qu'il a fait une erreur, soit qu'il a omis, dans son raisonnement, certains facteurs qui devaient nécessairement lui échapper en raison du niveau de ses compétences : dans tous les cas c'est lui signifier qu'il est limité, incapable de se déterminer de manière autonome au sein même de sa fonction. Réaction aux frustrations : la fuite dans la récrimination. L'ingénieur, le dessinateur, le technicien, sont limités dans l'exercice de leurs compétences — c'est-à-dire empêchés d'employer la totalité de leurs capacités et empêchés de suivre les problèmes jusqu'au point où ils débouchent sur un ensemble C - 10- de problèmes fondamentaux et appellent des décisions inté- ressant un ensemble de fonctions. Mais cette limitation n'est pas vécue comme une oppression, et elle ne peut être, sans plus, qualifiée ainsi : car elle est le produit d'un système qui mélange inextricablement le fonctionnel et l'oppressif. Op- pressive, la limitation permanente l'est, puisqu'elle fait vio- lence à un besoin, ressenti comme naturel, de totalité et d'autonomie. Mais elle est aussi, et dans le même moment, fonctionnelle. Diviser le travail en ses phases constitutives, spécialiser les hommes par phase, suivant leurs capacités et leurs connaissances, soumettre tout homme au contrôle d'un homme plus compétent que lui -- tout cela permet au tra- vail de s'accomplir. Dans la situation qui lui est faite, l'employé trouve autant de raisons d'accepter que de refuser, de s'incliner que de se révolter : il découvre la justification du système jusque dans le mal que le système lui cause, et les bureaux sont remplis d'hommes qui, lorsqu'ils regardent en eux-mêmes, sont saisis de vertige devant la ronde de l'adhésion et du refus, de l'enthousiasme et du dégoût, de l'attachement pour ce que l'on fait et le monde dans lequel l'on vit et de haine pour tout cela. C'est parce qu'il vit une situation sans issue que l'employé recourt, pour exprimer sa frustration, à une attitude sans issue et qui n'en cherche aucune : la récrimination qui ne débouche sur aucune revendication risquant d'être satis- faite, mais prend au contraire soin de ne réclamer que l'ab- surde, le grotesque, le dérisoire et qui n'entretient que des sentiments dont ne puisse résulter aucune incitation à agir. Il importe peu que l'on ait ou non soi-même tendance à la récrimination, à la protestation larmoyante et complaisante envers soi-même : le fait est qu'à force de se voir frustré sans parvenir à identifier ce qui le frustre, sans pouvoir isoler, dans sa vie, ce qui l'empêche de vivre de ce qui lui permet de vivre, tout homme, quelle que soit sa personnalité, finit par verser plus ou moins dans cette protestation complaisante. Le premier objet de sa récrimination est autrui - les services dont il reçoit les spécifications à partir desquelles il travaille, et les services auxquels il transmet les spécifications qu'il produit lui-même. Les premiers, à entendre cette récrimination, don- nent trop peu, les seconds demandent trop — les uns et les autres se déchargent sur le plaignant, innocente victime de la paresse et du manque de conscience des autres, des travaux les plus ingrats et les plus difficiles. Ainsi chacun est persuadé d'occuper le poste le plus difficile, de fournir le travail le plus intense dans les conditions les plus mauvaises : refusera-t-on alors de travailler, tentera-t-on de changer de poste ? Non, car au fond de soi l'on sait que ce n'est pas vrai, que le but 11 que l'on poursuit n'est pas d'énoncer une vérité ni de réclamer un changement, mais de consoler et de flatter la frustration que l'on ressent à travailler dans un cadre aussi occupé, sem- ble-t-il, à entraver l'activité des gens qu'à la permettre. Les rapports entre supérieur et subordonné expriment bien cet état de contestation refoulée et écrasée sous le poids des évidences : eux aussi sont dominés plus par le reproche, la récrimination, la mauvaise humeur, que par le refus et la lutte. L'ingénieur en chef n'est pas vu comme l'ennemi de classe de l'ingénieur de base, le chef de groupe ne se présente pas comme l'oppresseur du dessinateur. S'ils s'opposent ce n'est pas parce que l'un exploite l'autre, ou se révolte contre l'exploitation à laquelle il est soumis ; le conflit naît des limites et du contrôle auxquels le chef soumet le travail de son subordonné, des informations qu'il lui refuse, de l'état de dépendance dans lequel il le tient ; tel que le supérieur le voit il provient du refus que le subordonné oppose à la place qu'on l'invite à tenir, de son désir de savoir des choses qui, pourtant, ne lui sont pas nécessaires, de son attachement opi- niâtre à des vues erronées. Il résulte de ce conflit une tension dans les rapports, un manque d'estime, des reproches : le chef juge le subordonné limité ; le subordonné juge le chef faible, inconstant, mauvais défenseur des intérêts du service, lâche devant ses propres supérieurs. Chacun connaît la récri- mination de l'autre, non qu'elle s'exprime ouvertement, mais parce qu'un reproche, même muet, est la chose la plus percep- tible qui soit. Et ce reproche venant de l'autre suscite d'autres reproches qui le visent. Le subordonné sait que son chef le juge limité : mais le serait-il si le chef le faisait participer aux raisons supérieures au nom desquels il passe ce jugement ; n'est-ce pas la fonction du chef de spécifier le travail à accom- plir de telle sorte qu'il ne puisse se produire aucune de ces erreurs qu'on reproche pourtant au subordonné ? Le chef sait que le subordonné lui fait grief d'émettre des ordres vagues et parfois contradictoires : mais ce reproche ne prouve-t-il pas que le subordonné est limité, qu'il réclame lui-même l'abolition de son autonomie ? ne serait-il pas lui, le chef, un meilleur défenseur des intérêts du service si les hommes qui travail. laient sous ses ordres avaient eux-mêmes un meilleur souci de ces intérêts ? Ainsi la récrimination se poursuit, ne s'expri- mant ouvertement qu'en dehors de l'adversaire, n'aboutissant à aucune action, utilisant le vrai non pour fonder une reven- dication mais pour masquer la fausseté fondamentale de ce que, sans que cela puisse jamais devenir explicite, l'on vise à établir la certitude que l'on est une victime, que l'on est trahi de toutes parts, empêché d'aller jusqu'au bout de soi- même et de faire ces choses dont on se sent capable et que, toute sa vie durant, l'on est condamné à entrevoir très loin devant soi, enveloppées dans la brume. 12 ! Critique de la division et de la hiérarchisation. Il n'y a pas, ainsi, jusqu'aux frustrations suscitées par le système qui ne paraissent témoigner en sa faveur : car elles suscitent des attitudes qui, loin de révéler et de dénoncer la nature du système, s'intègrent en lui, en sont un moment nécessaire. Pour exploiter son savoir, l'entreprise morcelle cette exploitation, elle soumet chaque homme à un autre qui, à sa place et pour lui, seul ou avec d'autres, prend les déci- sions fondamentales dont dépend son travail ou dont ce travail fait découvrir la nécessité. Elle frustre de la sorte les hommes qu'elle emploie de la possibilité de poser les problèmes qui les touchent, qui conditionnent directement et quotidienne- ment leur travail, et de participer à leur solution, elle les empêche d'atteindre à la profondeur et à la généralité, les maintient à un niveau inférieur à celui où se posent, selon eux, les vrais problèmes. Mais le même système qui produit cette situation et la frustration qui l'accompagne produit également autre chose. Les hommes ne se bornent pas à des attitudes de récrimina- tion, leur situation offre d'autres possibilités ; et d'autre part la limitation ne s'étend pas sur toutes les activités et à tout moment, le système divise et limite les compétences et les responsabilités, mais, dans le même mouvement créée, motive ou permet des organes et des manières de faire dont résultent d'autres formes de collaboration et une autre notion de la responsabilité. Tout d'abord, en effet, d'autres possibilités s'offrent et ouvrent, à côté de la voie sans issue et sans but de la récri- mination, une autre voie. Dans chaque fonction il existe un nombre d'hommes qui ne se contentent pas de manipuler ou de transférer le produit, mais qui l'élaborent, lui ajoutent quelque chose par un travail créateur de l'esprit, accomplis- sent des choix qui n'étaient pas prédéterminés. Toute fonc- tion s'assigne un objectif élaboré par la fonction antérieure : son produit n'est que le moyen de cet objectif. Mais élaborer ce moyen suppose que l'on passe par certaines étapes : décou- page de l'objectif en parties significatives ; reconnaissance pour chaque partie des moyens et des variantes ; choix du groupe de moyens satisfaisant l'objectif sous certains critères de compatibilité fonctionnelle, économique, et de délai spécification du choix, c'est-à-dire sa transformation en objec- tifs assimilables par les fonctions qui suivent sur le chemin d'élaboration du produit. Or à chacune de ces étapes des hommes doivent faire des choix qui deviendront des objectifs pour les phases ultérieures et qui pour cette raison sont en partie conditionnés par elles ; et d'autre part leurs propres choix sont dépendants de choix antérieurs et réagissent sur eux. Toute activité novatrice comporte la mise en ; cause 13 de son point de départ et se trouve elle-même mise en cause par ce qui la suit. Ceci est vrai aussi bien des rapports entre fonctions que des rapports à l'intérieur de la fonction entre supérieur et subordonné, entre le plus compétent et le moins compétent. Mais si cela est vrai, si les hommes soulèvent par le mouvement même de leur pensée des problèmes auxquels le découpage des fonctions et la structure hiérarchique leur interdisent de répondre, alors cette limitation n'apparaît plus comme un destin, comme quelque chose qui accompagne néces- sairement le travail, mais comme l'effet de ce découpage parti- culier, de cette structure-ci. Par la récrimination, le spécialiste donne vent à la frustration qu'il ressent, sans chercher à en comprendre les causes objectives mais créant des pseudo-causes - la méchanceté de tel supérieur, l'irresponsabilité de tel collè- gue — qui satisfont són narcissisme masochiste : mais main- tenant une autre voie apparaît, puisque, en accomplissant sa fonction, l'on s'engage sur des chemins qui, nécessairement, mènent chacun à se heurter au découpage des fonctions et à la structure hiérarchique. Collectivisation de l'exploitation du savoir. Le système frustre les hommes, mais il ne fait aucun mystère quant à l'origine de cette frustration, elle est là, sous les yeux, on s'y heurte chaque jour ; si je suis frustré dans l'exercice de mes compétences c'est parce que le travail se fait de cette manière-là, mais s'il se fait de cette manière-là c'est qu'il y a en effet un problème. Travailler c'est appren- dre que le travail est un problème, et c'est apprendre à poser ce problème et à ne plus le fuire dans la récrimination. Et travailler c'est également apprendre qu'il existe d'au- tres manières de travailler. Toute entreprise se trouve en effet placée périodiquement et nécessairement dans des situations qui ne lui laissent ni le temps ni le moyen de ses réactions normales. Cela est vrai de deux types de situations : les accidents d'une part et de l'autre le développement de concep- tions et de matériels nouveaux. Le problème est le même dans les deux cas : en élaborant des matériels nouveaux il s'agit de trouver le meilleur chemin à travers un nombre de variantes dont les combinaisons forment un nombre de che- mins possibles très élevé (s'il y a 6 niveaux de définition, et qu'il existe 3 variantes à chaque niveau, il y aura en fin de compte 3 x 3 x 3 x 3 x 3 x 3, soit 729 chemins possibles) ; d'autre part en corrigeant un accident l'on est forcé de prendre en considération une variante non étudiée, celle de l'accident, et l'on se trouve donc replacé dans les conditions d'une concep- tion nouvelle. Or il est évident que la rapidité est ici un 14:- a pas un facteur essentiel, et qu'il ne peut être question d'examiner les chemins possibles suivant les méthodes qui s'appliquent à des conceptions stabilisées, car dans les deux cas, celui de l'accident qu'il s'agit de réparer immédiatement, et celui de la conception nouvelle à nombre de variantes élevé, on n'en le temps. Pour accélérer le processus il faut tout d'abord rendre les communications entre compétences plus rapides, c'est-à-dire, pratiquement, regrouper ces compétences et les faire travailler en commun. Dans un certain nombre de cas, ceci suffit : mais lorsque la complexité augmente, une autre nécessité apparaît, celle de ne pas dérouler le nombre total des chemins possibles et de ne pas attendre la fin d'un chemin pour s'apercevoir qu'on n'aurait jamais dû s'y engager. Dans le cadre des groupes et des commissions, formelles ou non, qui surgissent pour résoudre ces problèmes, il apparaît donc plus qu'une simple accélération de la communication : partage des raisons. Chaque fonction livre, en plus de son produit, une explication qui permet aux autres de saisir la logique de ses choix. Connaissant et comprenant la logique de leurs choix respectifs, les fonctions possèdent en commun un horizon qui permet non simplement de communiquer mais surtout de raisonner infiniment plus vite, en précédant les arguments des autres et en acceptant leurs positions sans que celles-ci aient besoin d'être explicitées. Et en même temps qu'apparaît ici un nouveau mode de fonctionnement, un fonctionnement collectif, apparaît un sens nouveau de respon- sabilité : chaque décision a été prise en dernière analyse par un homme, représentant une fonction, mais elle a été admise par la collectivité des fonctions et intégrée dans un ensemble, la collectivité est donc responsable de l'avoir admise et intégrée. La complexité des problèmes impose donc des manières de travailler en marge des modes et procédures des situations normales : ceci, qui est vrai en ce qui concerne les échanges d'informations et de spécifications entre fonctions, comme nous venons de le voir, l'est également en ce qui concerne les rapports hiérarchiques internes à la fonction. Ces rapports ont eux aussi leur forme normale, qui répète celle des fonc- tions. Le supérieur transmet au subordonné une spécification qu'il a lui-même produite à partir de données introduites ; ou bien encore le même homme fonctionne comme un spécia- liste qui, sans être un point de passage obligatoire, tient ses compétences à la disposition des autres membres de la fonc- tion, qui sont en même temps ses subordonnés. Dans les deux cas, il se présente comme précédemment des situations où il faut discuter, se réunir, partager les raisonnements, élaborer collectivement et non plus isolément et suivant le décou- page des niveaux hiérarchiques — les décisions et en être collectivement responsables. 15 ... 1 3. L'ORGANISATION DU TRAVAIL. L'homme qui fait un 'calcul, celui qui établit un plan ou une gamme de fabrication agissent en vertu d'un ordre de leur supérieur et à partir de spécifications qui leur ont été fournies par un autre service. Mais s'il existe un poste de calculateur, de dessinateur, de gammiste, si les hommes qui occupent ces postes ont un chef, s'ils reçoivent et fournissent des spécifications ayant une forme précise, c'est parce que, un jour, ces choses ont fait l'objet de décisions. Tout travail nécessite pour être effectué des moyens : ces moyens doivent être créés, c'est-à-dire que, tout comme le produit du travail lui-même, ils sont conçus, définis, fabriqués ou acquis, et finalement, mis à la disposition du poste qui ley requiert qu'il s'agisse d'instructions de fonctionnement, d'outils matériels (machines) ou non-matériels (documentation) ou d'êtres humains, ou de supports (imprimés). Tout homme travaille dans un cadre de moyens qui ont été définis par quelqu'un ou par une instance quelconque ; en tant que moyen il a lui-même été défini, et choisi d'après cette définition. Entouré de moyens, moyen lui-même, chacun vit dans un monde dont la forme et la fin ont été définies par un autre. Pourquoi ce poste, plutôt que tel autre ? Pourquoi ces papiers ? Pourquoi, parmi toutes les manières de faire possibles, celle-là ? Où sont les justifications des décisions qui ont abouti à ces choses ? Si nous demandons à les connaître, si nous posons ces questions, on nous invite à ne pas nous préoccuper : tout cela a été réfléchi ; non, on n'aurait pu faire autrement ; oui, c'est la solution la plus économique et il n'y a pas jusqu'à nos carrières elles-mêmes qui ne soient, nous assure-t-on, réfléchies et agencées de telle sorte que l'individu et la collectivité y trouvent le plus grand béné- fice. Alors, puisque les raisons ne sont pas révélées, étant remplacées par la foi, nous nous attachons aux effets, aux résultats. Nous observons les hasards de nos carrières, l'insuf- fisance des moyens, l'inadéquation des décisions. Nous regar- dons les machines qui rouillent, inemployées, les papiers qui s'accumulent, les travaux inutiles, les postes à l'intérieur des- quels les hommes tournent comme animaux l'entreprise nous paraît alors non plus comme le lieu où tout est rationnel, mais plutôt comme une source inépuisable de faux problèmes et de fausses solutions ; non plus comme le témoignage de la capacité des hommes de planifier leurs activités, d'en soumettre à l'analyse et le contenu et la forme, de savoir à tout moment où ils vont et le prix qu'ils paient pour y aller mais comme la preuve, tout au contraire, que du fait soit de la complexité des problèmes soit de la manière de les aborder, une grande organisation ne peut vivre que dans l'incohérence et l'obscurité. en cage. Et . - 16 Elaboration par la hiérarchie des décisions d'organisation. La responsabilité de définir les moyens et les modalités du travail c'est-à-dire celle de la fonction organisation au sens large appartient à la hiérarchie. L'entreprise est une machine à produire des spécifications et des objets : celui qui a construit cette machine et la fait marcher contrôle du même coup l'entreprise, il sait comment elle fonctionne et peut donc la diriger. La hiérarchie a donc essentiellement à organiser l'entreprise : elle doit, comme on l'a vu plus haut, jouer un rôle dans l'élaboration du produit, être compétente, c'est-à-dire participer au travail ; mais elle ne peut à elle toute seule élaborer la définition du produit, ce qui signifierail exécuter un travail qui nécessite un nombre croissant d'hom- mes, souvent supérieur d'ores et déjà à ceux que réclame la transformation proprement dite ; sa fonction est de rendre cette élaboration et cette transformation possibles, passé le point où elle y intervient elle-même, de construire la « machine à concevoir et à fabriquer » qu'est toute entreprise, non d'être à elle seule cette machine. Subissant elle-même les effets de son système de gestion, la hiérarchie refoule vers les niveaux supérieurs la respon- sabilité de construire cette machine, c'est-à-dire d'organiser l'entreprise – jusqu'au moment où le sens de ce refou- lement s'inverse, les niveaux les plus élevés de la hiérarchie arguant de plus vastes préoccupations pour retourner à l'en- voyeur des décisions qui leur paraissent mesquines. Existe-t-il donc quelque part entre la base et le sommet de la hiérarchie un niveau auquel se prennent les décisions constitutives du fonctionnement ? Or il y a un niveau que la hiérarchie, dans son besoin de découvrir l'auteur de ce qu'elle a elle-même construit, désigne avec insistance : celui des spécialistés dont la fonction est de concevoir les structures, les méthodes, les manières de faire destinées à permettre à l'entreprise d'accom- plir ses objectifs. En fait, cependant, les spécialistes ne sont ni plus ni moins auteurs des décisions que les autres membres de la hiérarchie. Un spécialiste peut proposer : seul l'homme qui est responsable du fonctionnement d'un domaine peut décider d'appliquer ce que le spécialiste lui propose. Le spé- cialiste est responsable de la cohérence de ce qu'il avance, de son adéquation au problème posé ; mais seul le chef du domaine d'activité auquel s'adressent ces propositions est res- ponsable du résultat final. Si les choses ne marchent pas de cette manière, si le spécialiste impose sa solution au respon- sable, c'est tout simplement que le responsable s'est démis ou a été démis de sa responsabilité, c'est que les gens qui devraient décider ont décidé de ne plus le faire. Ce n'est donc 17 pas du côté des états-majors de spécialistes qu'il faut recher- cher la responsabilité indivise et totale des structures : la hiérarchie ne se contente pas de s'assoir au sommet d'une machine inventée par d'autres. Avec ou sans l'aide de spécia- listes recrutés en son sein, elle invente et construit elle-même cette machine, et tous ses niveaux participent à ce processus. Il suffit, pour en être convaincu, de regarder quelle est l'acti- vité au niveau le plus bas de la hiérarchie, celui du chef de l'unité de base de l'entreprise : le groupe de dessinateurs ou de techniciens, l'équipe de calculateurs, etc. Une partie de cette activité est consacrée à expédier les affaires normales, celles qui définissent la fonction, et à tenir dans ce travail la place qui revient au chef du fait de ses compétences. Mais en plus des problèmes que pose le travail lui-même, il y a ceux que pose son exécution aujourd'hui, maintenant : qui fera tel travail inattendu ? qui remplacera untel, momentanément surchargé ? pourquoi n'a-t-on pas reçu tel document ? que peut-on faire pour obtenir de tel service qu'il fournisse telle information sous telle forme ? Il se pose ainsi quotidiennement des questions relatives au fonction- nement interne du groupe et à ses relations avec l'extérieur. Et derrière ces questions quotidiennes se trouve un ensemble de décisions qui ont dû être élaborées, un jour, et qui seront, un jour, mises en question : relatives aux moyens, aux hommes nécessaires, au matériel et outils dont ils ont besoin, à ce qu'ils doivent recevoir de l'extérieur si l'on veut qu'ils fassent ce qui est attendu d'eux, aux méthodes, aux circuits, à la divi- sion du travail que le groupe devra respecter pour accomplir sa fonction. Or le seul homme à prendre ces décisions ou à' y participer, qu'elles soient de simple dépannage ou de nature permanente et constitutives du mode de fonctionnement, le seul homme qui fasse autre chose que les appliquer est le chef du groupe. C'est lui qui, pour son propre supérieur, aura défini les besoins ; c'est lui qui tranchera les litiges internes, répartira le travail, posera les lois en vigueur à l'intérieur du groupe. Il est vrai que le supérieur du chef peut imposer cer- taines entrées, exiger un certain produit, intervenir même à l'intérieur du groupe et instaurer une division donnée du tra- vail, ou l'application de telle méthode : à la limite rien ne s'oppose à ce que le directeur lui-même exige du magasinier qu'il range les pièces de la manière qui convient à ses délires. Mais une certaine autonomie et un certain pouvoir sont garan- tis à tout membre de la hiérarchie responsable d'une fonction : si une fonction existe c'est qu'à ce point là existe objectivement un noeud de questions dont la solution nécessite qu'on s'en occupe à plein temps, et qu'un certain nombre de personnes s'y spécialisent ; le supérieur d'un homme qui a la responsa- bilité d'une telle fonction ne peut être qu'une sorte d'amateur, très éclairé peut-être, mais ignorant nécessairement la masse de 18 - détails en lesquels la fonction se décompose ; il est assez compétent pour entretenir un dialogue avec le responsable de la fonction, mais non pour se substituer à lui, décider pour lui de l'organisation interne, juger à sa place que telle information suffit, que tel produit peut être fourni. Ūne autre considéra- tion intervient encore : c'est que, eut-il les moyens de balayer l'autonomie de son subordonné, il n'aurait pas, du même coup, celui de supprimer la résistance qui surgirait immanquable- ment : ainsi le chef local est-il ménagé par son supérieur, à la fois parce qu'il est compétent en matière d'organisation de son bureau, et parce que, transformé en ennemi, il est plus dangereux que n'importe qui, faisant surgir à tout instant de faux problèmes, recourant à la grève du zèle, transmettant des informations partielles, créant, sans que rien puisse lui être reproché, une confusion inextricable. Faire partie de la hiérarchie c'est, même à ses premiers niveaux, être responsable de l'exécution d'une fonction, c'est- à-dire fournir à cette fonction les moyens nécessaires à son accomplissement, ainsi qu'on vient de le voir. Mais comme on l'a vu également, la fonction est intégrée dans un ensemble ; elle dépend de cet ensemble aussi bien pour les données d'entrée dont son action part que pour son produit, qui est ce que l'ensemble réclame d'elle ; il n'y a pas jusqu'aux moyens qui lui permettront de s'organiser qui ne parviendront eux aussi de l'extérieur. Or l'extérieur n'est pas un monde d'abondance, qui peut tout donner et recevoir n'importe quoi. C'est un ensemble structuré qui, en assurant la satisfaction des besoins exprimés à chaque étape, au niveau de chaque fonction, permet à l'en- treprise de réaliser son objectif. Ainsi les besoins exprimés par une fonction particulière doivent-ils, pour être satisfaits, être compatibles avec le système dans son ensemble : il ne peut être question qu'une fonction satisfasse toute seule et unilaté- ralement ses besoins. L'autonomie de la hiérarchie au niveau de chaque fonction est donc limitée par ce fait : il lui est possible de faire entendre sa voix et de participer à l'élabora- tion des décisions qui aboutiront à la définition des entrées, des sorties, et des moyens, mais elle ne peut décider de ces choses à elle seule. Conflits internes de la hiérarchie et fuite des décisions vers le sommet. Pour être satisfait le besoin particulier doit être confronté au système ; pour qu'il existe un système il faut qu'un ensem- ble de besoins aient été recensés, jugés, rassemblés en un tout. La question revient encore une fois : qui est responsable de . 19 ; cette activité ? Il ne peut s'agir que d'une instance qui connaît et domine le tout, qui se donne l'ensemble des fonc- tions comme objet et qui comprend cet objet. Une telle instance peut, dans certains cas, être formée spontanément par les chefs de deux bureaux qui se réunissent et s'entendent sur une solution les satisfaisant tous deux. Mais le nombre de problèmes qui peuvent être réglés de cette manière est limité. Le besoin exprimé par un bureau peut rarement être satisfait par un bureau voisin sans que cela ait des répercussions plus lointaines et il suffit de demander quoique ce soit pour voir s'élever de toutes parts une nuée de complications inattendues. C'est l'exemplaire d'un document dont on demande d'être destinataire pour s'apercevoir que l'établissement s'efforce de limiter le nombre des tirages et que le document que l'on réclame a déjà une diffusion très étendue c'est l'information que l'on veut recevoir sous une forme différente, mais dont on découvre que sous sa forme actuelle elle satisfait à une quantité insoupçonnée de besoins ; c'est tantôt des intérêts particuliers que l'on lèse, tantôt une politique que l'on contredit ou un objectif qu'on entrave : rien n'est simple, tout document satisfait au plus lointain besoin, la moindre action accomplit le plus grandiose objectif, tout le monde se sent comme paralysé devant cet enchevêtre- ment et cette complication, si bien que, même lorsque cela serait faisable, on finit par ne plus oser résoudre tout seul le moindre problème. Mais s'il y a une limite aux problèmes qui peuvent se résoudre par entente directe entre responsables de même niveau hiérarchique cela est dû également aux conflits qui opposent les fonctions. La spécialisation crée la possibilité d’une opposition, la hiérarchie, par ses lois propres, s'empare de cette possibilité et la transforme en conflit. La somme des fonctions constitue un ensemble cohérent : il n'y a pas contradiction entre elles, toutes sont légitimes. Mais cette légitimité n'écarte pas les possibilités d'opposition. Chaque fonction étend la définition du produit dans la sphère qui lui est propre, en même temps qu'elle élabore un produit possible pour la fonction suivante : ainsi le dessinateur donne forme à une pièce qui, avant lui, n'était définie que fonctionnelle- ment, mais la forme qu'il conçoit est une forme possible pour l'étape suivante, la fabrication c'est-à-dire qu'elle est conforme à certains critères qui définissent ce qui est possible techniquement et économiquement pour l'entreprise, à un moment donné, avec des moyens définis. Rien cependant ne garantit que la fonction d'une pièce puisse être satisfaite par la forme la plus simple et l'objectif qui est de réaliser la fonction la moins importante de la manière la plus économique peut se heurter à des difficultés de fait. D'autre part, un désaccord peut surgir quand à la notion même de ce qui est possible : le service 20 fournisseur aura tendance à élargir ce possible, à considérer que ce qui est possible théoriquement l'est aussi pratiquement ; mais le service exécutant aura tendance à restreindre le pos- sible, à le limiter à ce qui est possible réellement, dans cette usine, aujourd'hui, et à en réduire encore le champ en tenant compte de facteurs purement accidentels, - habitudes, rou- tines, réactions humaines. Ainsi l'opposition est toujours pos- sible à propos de telle spécification, de tel ordre, et elle est même une nécessité, dans la mesure où ce n'est que parce qu'il existe des contradictions de ce type que le progrès est possible et que le champ du possible s'élargit. L'opposition nécessaire se transforme en un conflit non moins nécessaire. Car toute fonction est sous la responsabilité d'un homme qui a pour premier souci qu'elle s'accomplisse valablement, qu'elle produise ce qu'on attend d'elle dans les conditions prescrites, qu'elle fasse mieux. Les raisons de cet attachement d'un homme au fonctionnement du service ou du bureau dont il a la responsabilité sont multiples : il peut s'agir d'ambition, puisque, sauf exception, on ne s'élève dans la hiérarchie qu'à la condition d'avoir montré sa capacité de gérer un service, ou tout au moins d'avoir fait illusion à ce propos ; il peut s'agir de crainte ou de cette forme plus commune de la crainte, plus conforme au caractère apparem- ment non-contraignant et « humain » des organisations d'au- jourd'hui, qu'est le désir de plaire à la hiérarchie supérieure, d’être aimé des hommes puissants qui siègent à son sommet et de marcher avec eux, comme Abraham avec Dieu ; ou il peut s'agir simplement de l'adhésion d'un homme à son travail, à travers lequel il sait qu'il réalise quelque chose d'important et de grand, quelque chose qui vaut qu'on y consacre son énergie et sa passion, parce que construire une machine c'est mieux que de compter les fleurs de son jardin et gérer un stock c'est mieux que d'en râtisser les allées. Quel que soit le motif --- et chez la plupart des membres de la hiérarchie tous ces motifs existent simultanément, dans des proportions différentes le chef d'une fonction est d'abord et avant tout un homme qui défend cette fonction, sa fonction, et qui sait que s'il la défend mal il perdra l'estime de ses subordonnés et l'ascendant qu'il possède sur eux. Mais qu'est-ce que défendre une fonction ? c'est réclamer des autres qu'elles fournissent ou acceptent le produit qu'il est le plus facile à cette fonction de transformer ou de fournir. Puisque chaque fonction rai- sonne de la même manière aucune n'est satisfaite et aucune ne satisfait : toutes s'estiment lésées. Ayant établi leur statut de victimes elles passent à l'offensive et accusent : puisque chaque fonction travaille pour la suivante, ne pas satisfaire ses désirs c'est mal faire son travail. Ainsi, chacun déployant son arsenal de revendications et lançant ses accusations, en vient-on à se faire la guerre : les alliances se forment, les 21 complots s'édifient, les pièges sont tendus, et dans cette acti- vité guerrière chaque cadre trouve à exprimer son tempéra- ment propre : le masochiste est toujours vaincu, le paranoiaque se bat contre l'entreprise coalisée, l'impérialiste provoque joyeusement le combat persuadé d'en sortir vainqueur, le traître est l'ami de tout le monde et travaille à la perte de tous. L'instance chargée d'élaborer un système satisfaisant les besoins des fonctions, c'est-à-dire responsable de les organiser, ne peut être ces fonctions elles-mêmes : les besoins à satisfaire sont trop nombreux pour que deux ou plusieurs fonctions, entrant en contact directement, puissent décider elles-mêmes de leurs rapports. Seule la totalité des fonctions en serait capable, puisqu'elle embrasserait l'ensemble des besoins et des objectifs. Mais le système de gestion hiérarchique n'est pas une solution « technique » aụx problèmes de l'organisa. tion du travail ; il vise à rendre le travail possible, mais à le rendre possible d'une certaine manière : en soumettant chaque homme à un autre, en réglant les problèmes, qu'il s'agisse de problèmes techniques -- le fond du travail — ou de problèmes d'organisation la forme du travail et ses moyens, par un processus qui, prenant le problème là où il se pose, le renvoie de niveau à niveau, à travers la hiérarchie des compétences et des responsabilités, jusqu'au niveau qui le résoud et le renvoie alors vers son origine. Le système s'explique par ce qu'il rend possible : l'exploitation du savoir, l'organisation du travail - mais il ne se justifie pas par cela, puisque les choses pourraient se passer autre- ment et que la collectivité des fonctions pourrait décider de sa propre organisation. Mais, comme tout système vivant, celui- ci tente de se justifier, tente de se poser comme le seul système possible, en rendant impossible des fonctionnements déviants et scandaleux : ainsi la collectivité des fonctions est-elle déchi- rée de conflits permanents et le recours à une autorité supé- rieure apparaît comme émanant des fonctions elles-mêmes, comme résultant de la nature même des choses. Toute décision est prise à un niveau supérieur à celui où se pose le problème. Tout problème, aussitôt posé, fuit vers le haut, vers le niveau hiérarchique qui domine les fonc- tions dont il s'agit de définir le fonctionnement. Mais niveau hiérarchique est lui-même, tout comme le niveau de départ, intégré dans un ensemble. Tout comme le niveau de départ, celui du groupe, il n'est pas maître des entrées et des sorties, il n'est même pas maître du fonctionnement interne puisque celui-ci réagit sur l'ensemble et le modifie. D'autre part l'homme à qui il revient maintenant de décider appar- tient à une hiérarchie, y occupe un rang, partage ce rang avec d'autres : lui aussi se justifie devant ses supérieurs et lutte contre ses égaux. Tout le pousse à s'emparer des pro- ce 22 - blèmes qui se posent à l'intérieur du domaine dont il a le commandement, à les transformer en machines infernales des- tinées à faire sauter ses adversaires ou à rappeler à ses chefs sur quel sol dangereux leur autorité est fondée : tout l'y pousse, aussi bien l'intégration réelle des problèmes que le contexte de lutte et de défense dans lequel ces problèmes se posent. Ainsi au lieu de se résoudre au niveau de jonction des fonctions, le problème dépasse ce niveau et passe de mains en mains, comme une pierre brûlante. Le coût des décisions. 3 Il est vrai que cela ne peut durer indéfiniment : si le problème est important il bloque un fonctionnement et doit donc être réglé. En fin de compte le problème trouve un père mais en chemin il s'est transformé : ce qui arrive n'est pas ce qui est parti. Un problème n'a le même sens que dans un cadre de référence identique : or le subordonné et le supérieur ne disposent pas du même cadre, ils n'ont ni les mêmes informations ni les mêmes objectifs. Ils peuvent se comprendre, mais non partager intégralement le sens et la valeur de ce qu'ils se transmettent. Le supérieur comprend la préoccupation du subordonné, mais il la place dans un cadre plus large, englobant d'autres fonctions et s'étendant dans l'avenir et ainsi la signification de cette préoccupation change : on vient affirmer que tel problème est essentiel, mais il est, pour le supérieur, moins important que d'autres, on bien destiné à disparaître après un changement qu'il pré- pare. Le supérieur ne se met pas au niveau du subordonné, mais le subordonné ne se met pas, lui, à celui du supérieur : le subordonné parle du détail et le supérieur du général, l’un invoque un problème actuel et l'autre décrit un projet ; le subordonné comprend ce que lui dit le supérieur, mais cela n'a pas de valeur pour lui, cela ne change rien à sa vie, ne l'aide pas à résoudre ses problèmes. La solution des problèmes, l'élaboration des décisions de fonctionnement, le remaniement des règles et des manières de faire, le renouvellement des équipements tout cela se produit, cependant, quotidiennement, sans qu'il y ait là un miracle : le dialogue à l'intérieur de la hiérarchie ne se réduit donc pas à ce que nous venons d'en dire. Le niveau qui décide élabore des décisions qui ont un sens pour ceux auxquels ces décisions sont destinées ce niveau est compétent. Mais aux yeux des niveaux inférieurs de la hié. rarchie, le passage par le sommet n'a rien éclairci ; d'autres éléments y ont été introduits, des préoccupations auxquelles personne ne pensait à ces niveaux ont été déclarées centrales, celles qui paraissaient importantes ont disparu. Il reste une car 23 er ; décision qui, au lieu d'aller sur les problèmes comme un gant sur la main, pose elle-même un problème : on peut s'en ser- vir, mais il faut s'y adapter, modifier ses manières de faire, se changer soi-même. Les problèmes fuient vers le haut, et reviennent, et il semble que le prix de ce va-et-vient, bien qu'il aboutisse à des solutions, à un progrès, soit une compli- cation accrue de la situation et de nouveaux problèmes posés par les solutions elles-mêmes. Ainsi la hiérarchie est compa- rable à ces hommes dont la personnalité est si désorganisée et malade, que les solutions, au lieu de venir coiffer les problèmes, se posent à côté d'eux, et introduisent dans leur vie une complication supplémentaire et insupportable. « Il n'y a pas d'organisation digne de ce nom ; personne ne: s'occupe de résoudre les problèmes qui se posent à ceux qui travaillent ; si quelque chose est tenté, c'est plus une conséquence du délire de la hiérarchie supérieure, qui aime imposer sa loi et qui pour cela en change constamment, qu'une preuve de sa volonté de faciliter le tra s'il arrive qu'une bonne mesure soit enfin prise, alors se pose un problème de discipline, et la hiérarchie, qui aime mesurer son pouvoir par les tracasseries qu'elle impose aux exécu- tants, est incapable de se discipliner elle-même lorsqu'il s'agit d'imposer une réforme importante ». Telle est l'opinion qui règne, aussi bien parmi les exécutants que parmi les membres de la hiérarchie, chaque niveau se considérant, et étant effec- tivement, l'exécutant du niveau supérieur. Mais, malgré cette opinion, il existe, comme on l'a vu plus haut, une fonction d'organisation, cette fonction est exercée par la hiérarchie à tous ses niveaux, suivant un processus lui-même hiérarchisé et elle produit des décisions qui rendent effectivement possible le fonctionnement de l'entreprise. La hiérarchie ne peut exercer sa fonction, résoudre les problèmes qui se posent à l'entreprise, rendre possible l'exé. cution du travail, qu’à la condition de s'unifier, de poser des problèmes qui aient un sens pour tous les niveaux et d'éla- borer des solutions qui possèdent également une valeur pour tous les niveaux. La hiérarchie est la seule instance de l'en- treprise qui puisse saisir l'unité de tout ce qui s'y passe, la seule instance capable de penser et de garantir cette unité. Et pourtant par sa nature même elle est divisée découpée en niveaux distincts, spécialisée, déchirée par les conflits. Saisir un problème, voir ce qu'il comporte de fondamental pour la collectivité, cela constitue à lui tout seul un pro- blème : car chaque niveau possède un cadre de référence propre, un même problème n'est pas vu de la même manière et son identité se perd d'un niveau à l'autre. Et l'élaboration de la solution pose un même problème d'unification, si bien qu'en fin de compte il semble que la hiérarchie doive dépen- 24 ser plus d'efforts à assurer les conditions de possibilité de son propre fonctionnement qu'à fonctionner, à constituer son unité qu'à saisir l'unité des problèmes. Mais que le prix à payer soit lourd ou non, il reste que cette unité des problèmes est finalement atteinte, que des décisions sont élaborées, qu'elles sont adéquates au problème posé et cohérentes par rapport à l'ensemble des solutions déjà appliquées. Conditions de possibilité de l'organisation : le travail, comme objet définissable. Si cela est possible c'est d'abord parce que les membres de la hiérarchie sont motivés en ce sens : quelles qu'en soient les raisons, et nous avons vu qu'elles sont diverses : ambition, conformisme, désir de plaire, attachement au travail, - ils agissent en fin de compte de telle sorte que les problème trouvent une solution. Mais cette volonté ne serait rien s'il n'existait pas des choses sur lesquelles l'on pût s'entendre, si le cadre propre à chaque niveau ne se fondait dans quelque chose de plus vaste. Or ce quelque chose existe, c'est l'entrc- prise elle-même, dont l'unité s'affirme à travers le moindre problème, et au fonctionnement duquel la hiérarchie parti- cipe : et c'est par le travail qu'il accomplit, non en tant que supérieur et cadre, mais comme spécialiste, que chaque mem- bre de la hiérarchie accède à cette unité, découvre l'objet à propos duquel l'unité du sujet peut se constituer, débouche sur la référence irréfutable sans laquelle la dispersion et les conflits ne pourraient jamais être dépassés. La hiérarchie s'unifie en participant à un travail qui impose son unité. Mais pour saisir cette unité, et donc s'uni- fier elle-même, il lui faut pouvoir en parler. Et puisque cette unification de la hiérarchie est unification pour quelque chose, à savoir pour élaborer les décisions de fonctionnement et pour organiser le travail, il faut, ici encore, que l'on puisse parler du travail. Saisir l'unité du travail ce n'est pas accom- plir une expérience mystique, c'est constater que les éléments qui le composent constituent un système. Et organiser, ce n'est pas énoncer des lois sous la dictée de l'inspiration, c'est expliciter les éléments et découvrir leurs relations, intégrer le système ainsi découvert dans un ensemble déjà édifié et garantir la cohérence de cet ensemble. Or le travail, tel qu'il s'accomplit dans l'entreprise, est effectivement pensable et organisable, il est décomposable en éléments constitutifs et se laisse recomposer suivant les mêmes éléments. Tout travail est caractérisé par une transfor- mation : travailler c'est s'emparer de ce qu'on vous donne et ('faire autre chose, c'est partir d'une matière possédant une 25 forme et un état donnés et en faire une pièce d'une forme et d'un état définis, ou bien c'est partir d'une information don- née, caractérisée par la nature de son contenu, son objet (ce pour quoi elle est fournie), son support, sa diffusion, et four- nir une seconde information élaborée à partir de la première et définie suivant les mêmes critères. Toute transformation nécessite des outils, et elle est donc caractérisée, aussi, par ces outils qui sont soit des machines, soit des informations, mais dans les deux cas des moyens identifiés et définis. Et toute transformation débute et s'achève par un transfert : ce que l'on reçoit vient de quelque part et ce que l'on fournit va quelque part. Ces éléments, la transformation subie par la donnée d'entrée, l'outillage, le transfert qui précède et suit la transformation, définissent un travail donné et suffisent à caractériser tout travail possible. Conditions de possibilité de l'organisation : intégration et passivité des exécutants. Mais le travail n'est définissable et organisable que sous certaines conditions. Tout d'abord, pour qu'il puisse être pen- sé, il faut que les éléments qui le composent soient en nombre fini, et que les types de combinaisons de ces éléments soient eux aussi dénombrables : la somme des données et la somme des transformations possibles doivent être connues. La division du travail en vigueur dans l'établissement garantit en principe qu'il en soit ainsi, que chaque fonction aboutisse à un pro- duit déterminé, en effectuant des opérations connues et en se servant d'outils connus, garantit qu'il n'y ait, dans une entreprise donnée, qu'un nombre défini d'informations, de transformations et de produits intermédiaires nécessaires pour l'élaboration du produit final. Mais pour qu'il y ait plus qu'une garantie de principe, il faut que les choses marchent effectivement de cette façon, il faut que les gens produisent ce que leur fonction implique qu'ils produisent, qu'ils utili- sent les moyens disponibles, qu'ils admettent le découpage du travail tel qu'il existe dans cette entreprise. Cela veut dire que le dessinateur admettra la fonction de la pièce, que l'agent de méthodes en acceptera la forme, et que l'ouvrier, pour obtenir cette forme, accomplira l'opération prescrite par la gamme. Si chacun se prononçait sur n'importe quoi, se servait de n'importe quel moyen en vue de n'importe quelle fin, on ne pourrait que contempler le chaos qui en résulterait, admirer la fécondité des combinaisons et la diversité des produits mais non penser et encore moins préparer ces résultats. 26 La première condition pour que le travail soit organi- sable, pour que la hiérarchie puisse accomplir sa fonction et gérer l'entreprise, réside donc dans l'acceptation, par ceux qui travaillent du principe et de la réalité de la division du travail. Et comme il serait absurde de tenter quelqu'organi- sation que ce soit si les gens ne se conformaient effectivement à cette organisation, l'acceptation du principe et de la réalité de l'organisation est une seconde condition sans laquelle la fonction de la hiérarchie serait impossible. Les règles que l'on énonce, il faut qu'elles soient respectées, les procédures doivent être suivies, tout produit doit être livré réellement sous la forme prescrite. Sans division du travail aucun travail ne serait possible. Sans l'acceptation de la division du travail existant dans cette entreprise et établie par cette hiérarchie, sans l'application des règles de fonctionnement établies par la même hiérarchie, celle-ci ne pourrait gérer l'entreprise, c'est-à-dire connaître, rendre possible et contrôler le travail. Cette acceptation par les gens du contenu et de la forme de leur travail est garan- tie d'abord par la contrainte : refuser de se plier aux lois, dépasser sans cesse les limites de sa fonction et ignorer les différenciations hiérarchiques, ce serait s'assurer d'un renvoi rapide ; faire ces choses-là, mais avec prudence, ce serait se voir qualifier de mauvais esprit et d'irresponsable et dans quel but s'y exposerait-on ? Mais le fait est que la contrainte n'est pas exercée, car il n'y a pas de contrevenants auxquels l'appliquer, personne qui dise : cette division du travail est mauvaise, je la refuse ; ce fonctionnement est stupide, je décide de le changer. Les gens viennent au bureau ou à l'usine avec une conception du travail identique à celle qui constitue la condition de pos- sibilité de la gestion hiérarchique. Ils croient que tout travail résulte d'une division des tâches et qu'il n'est possible de produire un objet que si chacun se fait le spécialiste d'une phase de cette production. Ils croient que le même homme ne peut à la fois établir l'objectif du travail et l'exécuter, qu'établir l'objectif demande plus de compétences et implique de plus grandes responsabilités et que cela doit donc être remis à une catégorie d'hommes qui commandent aux autres, fixent le but et les conditions du travail et possèdent la quali- fication la plus élevée. Ils croient, en bref, à la division fonc- tionnelle la division du travail et à la division hiérar- chique, et ils y croient parce que telle est la conception du travail que nous avons tous en tant que membres d'une société industrielle et capitaliste formés par elle et devant y vivre et y travailler soit que nous la trouvions bonne soit que, tout en ne l'admettant pas comme vraie sous cette forme, nous sachions que le travail n'est possible, dans cette société, que sous la condition de cette double division. 27 Il faut plus cependant qu'une telle conception : elle doit encore s'incarner en des comportements précis. Il faut que les gens acceptent d'exécuter cet ordre-là, qu'ils appliquent telle règle, qu'ils fassent tel travail, rien de plus et rien de moins. Alors que les questions fourmillent, qu'aucune réponse n'est évidente, que l'incitation à dépasser les limites de la fonction est permanente, il ne faut poser que certaines ques- tions, admettre que les réponses sont bonnes, n'assumer que certaines responsabilités : il faut être passif vis-à-vis de ce qui ne vous regarde pas, et rester irresponsable là où ce n'est plus du produit de votre fonction qu'il s'agit. Ce que l'entre- prise requiert des hommes pour que son fonctionnement dans les conditions de gestion hiérarchique soit possible, c'est une passivité et une irresponsabilité fondamentales : la hiérar- chie ne peut être le sujet de l'entreprise que si les exécutants sont objets, et comme elle est elle-même hiérarchisée et qu'elle ne gère autrement ses propres affaires qu'elle ne gère celle des exécutants, chacun de ses niveaux doit se faire à son tour objet entre les mains du niveau supérieur. La passivité, obstacle au fonctionnement de l'entreprise. Ainsi le travail est organisable parce que les hommes acceptent la place qui leur est assignée dans le découpage des fonctions et des responsabilités hiérarchiques, parce qu'ils font ce que ces fonctions et responsabilités impliquent qu'ils fassent -- parce qu'ils se font les objets d'un système et ne tentent pas de le dominer (le dominer pratiquement s'entend ; ils sont libres de penser le système), et que, en tant qu'objets du système ils demeurent passifs vis-à-vis de ce qui n'est pas eux et irresponsables. Mais la passivité et l'irresponsabilité, tout en cimentant l'entreprise, finissent par s'y développer à tel point qu'en fin de compte elles en menacent le fonction- nement de paralysie. Le travail est une affaire de réflexion : pour les spécialistes et pour les membres de la hiérarchie, travailler ce n'est rien d'autre que cela penser. Or vivre dans la passivité, éliminer de son esprit toute préoccupation et toute question qui ne relève directement de sa fonction ou de son niveau, c'est ne même plus comprendre que de telles préoccupations et questions puissent exister, c'est suivre un chemin certain vers l'imbécilité. Et il est vrai que s'il existe un produit que l'entreprise fournit à profusion c'est bien celui- là ; l'imbécilité, l'ignorance de la complexité des problèmes, , l'amour, chez des hommes qui ont passé des années à l'uni- versité ou dans des écoles supérieures, des solutions soi-disant radicales et en réalité idiotes, et surtout l'amour de la solution 28 la plus idiote de toutes, celle de l'épuration et du coup de poing sur la table, chimère vénérée des cadres de toute grande entreprise, d'autant plus vénérée qu'elle reste une chimère. Mais la passivité ne favorise pas seulement la paralysie de l'esprit : elle produit des attitudes qui sont une entrave perceptible au fonctionnement de l'entreprise. Elle produit la routine, l'attachement aux habitudes un attachement qui se transforme en un combat frénétique contre tout chan- gement, et qui fait que, au délai imputable à la saisie des problèmes et à l'élaboration des solutions telle que la hié. rarchie les pratique, il soit nécessaire, avant de constater l'effet des décisions, d'ajouter le délai produit par cette lutte. D'autre part aucune organisation, cela est évident, et a fortiori celle que la hiérarchie peut élaborer - n'épuise le champ du possible ni n'écarte l'accident : toute définition du travail comporte des trous, qu'il s'agisse de choses non spéci- fiées, mais implicites, d'éléments laissés à l'appréciation de l'exécutant, ou encore qu'il s'agisse d'oublis, d'erreurs ou de l'impossibilité de fait de tout prévoir jusqu'au bout. Mais s'il existe de l'indéterminé cela veut dire qu'il revient à l'exécutant de compléter les ordres, de prendre des initiatives et de poser des questions qui ne lui reviennent pas formelle- ment : or la passivité c'est le refus et même l'incapacité de sortir de soi, et être irresponsable c'est se comporter comme si l'on n'était responsable que de ce qui vous a été prescrit explicitement, et peu importe ce qu'il advient de ce qui aurait échappé à cette prescription. Aucun barrage ne peut être édifié contre l'extension de ces attitudes : aucun texte ne peut les proscrire, aucune sanc- tion les frapper - à leur égard l'organisation formelle est impuissante. Car il est absurde de commander à quelqu'un d'avoir non simplement des initiatives, mais de bonnes ini- tiatives, de poser, non n'importe quelle question, mais la seule et unique question à laquelle, dans une situation don- née, il faut savoir penser, sans que personne ne l'ait prévue. On ne peut que souhaiter de telles choses, les récompenser peut-être quand elles apparaissent, mais non les ordonner. Un ordre, pour avoir un sens, doit être contrôlable : c'est-à-dire qu'il doit proposer un objectif précis, par rapport auquel la réalisation de l'exécutant pourra être mesurée. Il n'y a pas d'ordre, c'est évident, si l'on ne sait pas ce que l'on veut. Attribuer des responsabilités sans avoir défini l'objet et les moyens de cette responsabilité, c'est à la première occasion constater que, faute de ces définitions, l'homme supposé res- ponsable n'a aucun mal soit à prouver sa bonne foi (il ne savait pas que c'était de cela qu'il était responsable) soit à se décharger de sa responsabilité sur autre fonction, puisque n'ayant pu définir ni ce que l'on voulait ni comment on ferait, l'on a été également incapable de répartir avec une 29 précision les tâches. L'entreprise ne peut tourner cette diffi- culté en sanctionnant la passivité : car on ne peut sanc- tionner que des comportements identifiables, or la passivité est insaisissable, on la sent partout mais dès que l'on tente de l'approcher elle disparaît. Comment distinguer entre la « bonne » passivité celle qui garantit l'entreprise contre l'anarchie et qui, même lorsqu'elle résiste aux « bons » chan- gements, joue encore un rôle positif puisqu'elle permet à la collectivité d'assimiler, de refaire à son tour des raisonne- ments dont on ne lui présente que les produits et, d'autre part, la « mauvaise » passivité, qui empêche le fonctionne- ment et entrave l'adaptation ? Et comment prouver que l'on a affaire à une volonté délibérée d'entraver et non à un simple effet dont la cause réside ailleurs, dans une autre fonction ou à un autre niveau de la hiérarchie ? Même si l'on y parvenait, il resterait que l'homme fautif ne vit pas sur une île : il travaille avec d'autres hommes, il est sous les ordres de quelqu'un. Lorsqu'on constate qu'il est gangrené, constate qu'il l'est depuis longtemps : mais ceux qui l'entou- rent ne le sont-ils pas aussi et son chef ne l'est-il pas assuré- ment puisqu'il a laissé se développer sans y réagir une telle situation ? C'est pourquoi, si l'on parle constamment de fautes, l'on ne désigne jamais le fautif ; tout le monde est respon. sable mais personne n'a à rendre compte de ses actes ; la hache est levée, elle oscille au-dessus des têtes, sans s' s'abattre jamais. on L'organisation spontanée. La passivité et l'irresponsabilité ne peuvent être combat- tues par l'organisation formelle : la seule limite qu'elles puissent rencontrer est celle que leur opposent les hommes eux-mêmes, par leur conception de la vie comme chose signi- ficative, et par leurs besoins fondamentaux. Car à moins de sombrer dans des états qui n'ont rien de commun avec ceux qui caractérisent une existence normale, il est impossible de vivre sans questionner le monde dans lequel on vit, sans curiosité, sans activité de l'esprit, sans initiative. Regarder autour de soi et se dire que tout ce que l'on perçoit est dénué de sens et de valeur, étouffer le désir que l'on ressent d'être responsable et de décider de son sort, refuser de se projeter, à travers son travail, vers quelque chose d'important, de signi- ficatif, de durable – tout cela pratiqué systématiquement est un suicide, et personne ne peut y consentir. Organiser c'est créer le système, c'est-à-dire un ensemble de moyens-outils et d'opérations, qui permet le travail, c'est définir une manière de faire les choses. Or l'on s'aperçoit que, dans ce sens du terme, les hommes s'organisent conti- 30 nuellement, soit qu'ils pourvoient aux trous et défaillances de l'organisation officielle, soit qu'ils la négligent carrément, Ils inventent des manières de faire nouvelles, passent des accords avec des hommes du même niveau hiérarchique sans m'adresser aux échelons supérieurs, pensent spontanément à des développements auxquels il ne leur était pas imposé de réfléchir, facilitent le travail de ceux qui viennent derrière eux. Le dessinateur contacte l'agent d'analyse afin de déter- miner avec lui la meilleure forme possible, l'acheteur demande au dessinateur de changer une matière difficilement approvi- sionnable, le gammiste consulte l'agent de planning et établit d'après les renseignements qu'il lui fournit la gamme qui convient le mieux aux impératifs de délais et de charge, l'ouvrier invente un outillage et simplifie une opération. Ces initiatives ont des effets plus ou moins heureux sur le fonc- tionnement de l'entreprise, mais dans leur ensemble elles sont au moins aussi importantes pour ce fonctionnement que l'organisation formelle elle-même. Mais importantes, ces initiatives le sont également, et encore plus, pour ceux qui les prennent. L'auto-organisation est infiniment plus qu'une manière de se débrouiller. Lorsque les hommes s'organisent, ils ménagent entre ce qui leur est donné et ce qu'ils doivent livrer, un champ où ils sont maîtres d'un certain nombre de choix, où il ne tient qu'à eux de poser des questions pertinentes et d'élaborer les solutions adéquates. Cette possibilité de choisir soi-même certains actes, chacun l'utilise comme il veut et comme il peut : pour les uns elle permet à une initiative réellement créatrice de s'exprimer ; pour les autres elle constitue un champ sur la surface duquel croissent et fleurissent, à l'abri de la grande organisation officielle, les manies, les tics et les rites les moins reliés à la finalité de la tâche : mais dans les deux cas il reste une satisfaction du besoin fondamental d'autonomie, qu'il s'agisse d'une satisfaction vraie ou d'une satisfaction illusoire, imagi- naire et seulement compensatrice. Entravée par des attitudes qu'elle avait elle-même favo- risées, la machine qu'est toute entreprise paraissait vouloir s'arrêter : elle repart, poussée par des besoins qu'elle ignorait mais qui, à travers elle, cherchent à se satisfaire ; c'est au tour maintenant de ces besoins d'être tenus en échec. L'entre- prise, telle qu'on la connaît aujourd'hui, n'est pas faite pour que les hommes puissent y satisfaire leurs besoins d'initiative et de signification ; l'organisation informelle ne pousse que dans les interstices de l'organisation formelle. Il ne servirait i rien de prendre des initiatives gratuites, sans effet : mais comme il est de la nature même du système de prévoir et il'institutionnaliser les initiatives les plus importantes, il ne reste plus, pour que l'initiative de chacun s'y exerce (il s'agit, bien entendu, d'initiatives en matière d'organisation, concer- 31 nant la forme du travail, non le fond) que l'adaptation des règles officielles au cas particuliers et aux accidents. Le domaine des initiatives est donc limité, et il est limité encore d'avantage par les conflits entre fonctions et entre hommes, dans ou à l'extérieur de la hiérarchie, et par le besoin de se protéger qui s'impose d'autant plus puissamment que l'on vit dans le conflit permanent, et qui écarte comme dangereuse toute initiative dont on serait appelé à rendre compte. Si bien qu'en fin de compte il s'exprime juste assez d'initiatives pour que les gens ne soient pas atteints de folie ni l'entreprise de paralysie — mais pas assez pour que l'initiative individuelle se substitue à l'organisation officielle, ni pour que le sens du travail change. 4. FONDEMENTS D'UNE PERSPECTIVE DE GESTION COLLECTIVE. L'entreprise fonctionne : elle fait ce qu'elle se proposait de faire, elle produit les objets qu'elle a décidé de produire ; les moyens nécessaires aux transformations suffisent à ces transformations ; moyen parmi les moyens, le savoir est appli- qué à la définition de l'objet et à la préparation de la production de telle sorte qu'il en résulte un objet possible et un ordre de fabrication exécutable, l'écart entre la prévision et la réalisation est significatif, un contrôle est donc possible ; il n'y a pas de problème de discipline : par crainte, par ambition, par conformisme ou par l'effet du simple attache- ment à leur travail, les hommes ne se contentent pas de subir la loi, mais deviennent leur propre juge ; un équilibre est atteint entre initiative et passivité, entre responsabilité et irresponsabilité. une Logique du système de gestion hiérarchique. L'entreprise fonctionne et elle fonctionne avec structure donnée, elle atteint ses objectifs en définissant et en répartissant ses fonctions d'une manière précise. Elle découpe tout travail en phases, sépare la conception de la réalisation et poursuit, à l'intérieur de chaque phase, le même découpage, constituant ainsi des niveaux où se prennent les décisions et d'autres où les hommes ont pour seule fonction d'exécuter ce qui a été décidé pour eux et à leur place. Et, de même qu'elle découpe le travail suivant ses phases, elle en sépare le contenu de la forme, remet à certains niveaux le pouvoir de déterminer cette forme et en prive les autres. Tout ce qui est divisible, se trouve divisé, tout ce qui est séparable séparé. Toute phase, aussitôt reconnue, devient un moment à part, se solidifie, se fixe en un lieu défini, acquiert une structure et des hommes et réclame des lois 32 définissant ses rapports avec les autres phases, dont elle s'est détachée. Ainsi la conception se sépare de la production ; à l'intérieur de la production la fabrication des moyens de la production se sépare de la production proprement dite, laquelle à son tour se divise suivant des spécialisations par produit ou par phase d'élaboration. Ainsi le travail se divise et se subdivise suivant le mode et l'état de transformation du produit, et à l'intérieur de chaque division d'autres distinc- tions apparaissent qui fondent, à leur tour, de nouvelles divisions : l'assemblage et la mise à disposition des éléments du travail, d'une part et d'autre part l'exécution proprement dite des tâches de la fonction ; le contrôle du travail et le travail lui-même ; le contrôle des aspects qualitatifs et quan- titatifs du travail d'une part et celui des objectifs de prix et de délai qui lui sont d'autre part attachés. Tout produit intermédiaire est reconnu et définit une fonction et pour élaborer ce produit intermédiaire chaque fonction se voit à son tour structurée, divisée en niveaux qui prennent les déci- sions fondamentales concernant le produit et niveaux dont le pouvoir de décider va en s'amenuisant, jusqu'au niveau final où il devient nul. Le fonctionnement de l'entreprise suppose la division : la répartition des tâches suivant le découpage fonctionnel et la répartition des responsabilités, c'est-à-dire du pouvoir et du devoir de décider, suivant l'étagement hiérarchique ; mais il suppose aussi que ces divisions se fondent dans l'en- semble. La production est un acte synthétique, les produits intermédiaires s'abolissent dans le produit final, les efforts confluent vers le même point. L'entreprise décompose, mais elle ne décompose que pour recomposer. Elle découpe l'acte productif, mais c'est pour le saisir dans son unité, dans l'implication de ses moments. Elle décompose le produit final en produits intermédiaires, mais chaque état du produit disparaît dans l'état suivant, après l'avoir rendu possible. Il y a donc à tout instant à assurer la cohérence des décisions concernant le processus et le produit, et cette fonction de cohérence est précisément celle que la hiérarchie accomplit. Elle l'accomplit tout d'abord parce qu'elle est formée par le rassemblement des hommes qui ont le pouvoir et le devoir de prendre les déci- sions fondamentales, et qui, en conséquence, peuvent et doi- vent assurer la cohérence de ces décisions. Mais la cohérence des décisions est assurée autant par la structure de la hiérar- chie que par sa composition. Chaque niveau de la hiérarchie est placé sous la responsabilité d'un niveau supérieur qui est responsable, par la définition même de sa fonction, de la cohérence des décisions prises au niveau inférieur. Si bien que, si la hiérarchie de la fonction B2 ne parvient pas à faire admettre à la hiérarchie de C2 qu'elle doive modifier ses 33 décisions pour assurer leur compatibilité avec les besoins de B2, il existe un niveau Al qui non seulement peut trancher et établir d'une manière ou d'une autre la cohérence mais qui doit le faire et qui en est explicitement responsable. La structure hiérarchique signifie que toute responsabi- lité est sous le contrôle d'une responsabilité plus vaste : les décisions peuvent être confrontées au contexte général, l'inté- rêt particulier peut être jugé suivant l'intérêt général. Mais la hiérarchie n'est pas un homme, ni une assemblée d'hom- mes : c'est un étagement. Les problèmes passent d'un niveau à l'autre et c'est à travers une poussière de découpages qu'ils atteignent le point où l'unité apparaît et où la décision est prise. Au cours de cette remontée à travers l'étagement des niveaux, le sens des problèmes se modifie, sous l'effet d'abord des conflits propres à chaque niveau et du simple fait. ensuite, de leur insertion dans un cadre de connaissances et de préoccupations plus générales. Le sens change d'un niveau à l'autre, sans que les données de base aient été falsifiées (la falsification est au fonctionnement de l'entreprise ce qu'est le crime à la vie sociale normale) : une même donnée de base rapportée à des cadres de référence qui ne sont pas partagés reçoit des significations différentes. Pour que les données circulent, cependant, il a fallu une décision explicite en ce sens : avant même qu'opère la transformation des significations, il y a donc une sélection qui choisit une fois pour toutes ceci et ignore cela. La formulation des pro- blèmes se heurte donc aux conflits inhérents à la hiérarchie, au 'déplacement de signification et aussi à la rigidité inévi- table d'un système conçu pour recueillir non toute informa- tion (la somme de toutes les informations possibles n'est rien d'autre que bruit), mais certaines informations seulement, et dont la construction s'est faite à partir de présupposés concernant ce qu'il était important de recueillir et ce que l'on devait négliger. Les mêmes difficultés se retrouvent au niveau de l'exécution des décisions. Les niveaux qui exécutent résis- tent aux modifications des tâches, de même que ceux qui déci- dent résistent à la mise en cause de leurs décisions, incons- ciemment par l'inertie même du système de ramassage des données, et consciemment par un refus explicite ; de même que le sommet ignore la lettre la base ignore l'esprit, et puisque le sommet possède le futur, la base se retranche dans le passé. Ruptures dans la logique du système : organes collectifs, organisation autonome. La hiérarchie rend possible la recomposition de l'unité dont le travail et le contrôle de l'entreprise dépendent, mais elle en fait un problème permanent. Et parce qu'il y a ce 34 . problème, parce que les processus hiérarchiques n'absorbent pas tout ce qui se passe dans l'entreprise, d'autres manières de faire apparaissent qui, officielles ou non, établies par une décision explicite de la hiérarchie ou non, n'en marquent pas moins une rupture avec la logique de la division et de la hiérarchisation, et, bien que se manifestant à l'intérieur du système et à l'intérieur même de la hiérarchie, n'en sont pas moins étrangères au sens de ce système. Au lieu que les décisions fondamentales soient le fait d'un niveau défini de la hiérarchie, elles sont atteintes ici et là, suivant le hasard des problèmes posés et des hommes, au moyen d'une collaboration entre le supérieur et le subordonné : les informations sont partagées, les raisons explicitées, la décision est le produit du groupe tout entier, non du seul chef de ce groupe. La même collectivisation apparaît, non plus verticalement, à l'intérieur de la fonction, mais horizontale- ment, au niveau de l'ensemble des fonctions. Chaque fonction élabore son produit et le fournit à la fonction suivante : mais cette élaboration ne se fait ni dans la solitude ni gratuite- ment, elle est élaboration pour quelqu'un et, en raison de cela, devient à tel et tel moment élaboration avec ce quel. qu’un. Pour assurer la cohérence de leurs décisions et de leurs produits, les fonctions se réunissent, examinent collectivement les problèmes et élaborent collectivement les solutions, parcou- rant en quelques instants la longue ligne des phases, antici- pant la phase ultime et découvrant, de ce point, ce qu'il convient de modifier dans telle ou telle phase intermédiaire, obtenant sans aucune des procédures complexes qui président au fonctionnement normal l'intervention de telle fonction, de telle compétence, dominant donc la division du travail au lieu d'être dominées par elle, la faisant fonctionner à leur profit au lieu de se voir agies par elle. L'élaboration des produits n'est pas absorbée, totalement et toujours, par la procédure qui exprime le mieux la logique de la gestion hiérarchique : il est au contraire nécessaire qu'elle emprunte, à certains moments et devant certains pro- blèmes, d'autres voies. Ce qui est vrai pour le contenu du travail l'est également pour sa forme : l'organisation formelle ne préside pas à tous les actes, ni ne règle tous les problèmes. Les gens suppléent aux défaillances, prévues ou non, de l'orga- nisation, ou inventent des solutions qu'ils substituent aux solu- tions officielles. Avec la collectivisation des décisions et l'autonomie dans l'organisation apparaissent deux notions qui non seulement sont nouvelles, mais qui sont surtout en contradiction pro- fonde avec les postulats sur lesquels la logique de la gestion hiérarchique s'édifie : la notion d'une collectivité constituée, délibérante et agissante ; celle d'un travail qui domine la diversité de ses moments. 35 L'organe collectif, résolvant ses problèmes et s'organisant lui-même est profondément différent de l'organe hiérarchisé car dans le premier la collectivité existe, elle n'est pas idée mais réalité, elle est cet organe au travail, qui pose des ques- tions, y répond, décide, exécute, tandis que dans le second la collectivité est nécessairement une pure notion. Tel niveau de la hiérarchie peut bien, à tel moment, s'affirmer comme « représentant » de la collectivité, elle peut penser la totalité, prendre les décisions qui lui paraissent les meilleures pour la collectivité, mais il reste que la collectivité elle-même n'est jamais présente, que ces décisions n'émanent pas d'elle, et que, en tant que sujet constitué elle n'existe pas. En ce qui concerne les organes collectifs il est vrai qu'ils ne permet- tent pas à la collectivité totale de l'établissement de se constituer : il s'agit seulement ici de petites collectivités, dont on ne peut pas même dire que les membres soient les représentants de collectivités plus larges. Mais, ceci étant, il reste que la constitution de collectivités de ce type et le mode de fonctionnement qui les caractérise marquent une rupture profonde par rapport aux principes sur lesquels le système de gestion hiérarchique est fondé. La gestion par une hiérar- chie n'a d'autre fondement, dans la société moderne, que le fait que ce type de gestion est le seul qui rende possible l'exé- cution et le contrôle du travail : elle n'a de raison d'être que s'il est constamment vrai qu'une gestion par la collectivité est impossible constamment vrai donc, qu'élaboration et unification des décisions exigent la hiérarchisation, et ceci non seulement à l'échelle de la collectivité toute entière, mais aussi au niveau de n'importe quelle sous-collectivité. L'existence d'organes collectifs capables de se déterminer en dehors de toute structure hiérarchique est une contradiction à cette condition. Les manifestations d'autonomie ont un sens analogue. La gestion par une hiérarchie n'a de sens que si chaque homme est nécessairement attaché à une portion du travail et ne peut à la fois exécuter sa part et assurer la cohérence de l'ensemble. Or chaque fois qu'un homme sort du domaine étroit qui lui est réservé, décide lui-même de la forme et du contenu de son travail, prend lui-même les contacts et rassemble lui-même les informations nécessaires à cela, il restitue au travail son unité, il prouve que l'organisation du travail et l'élaboration de décisions cohérentes ne passe pas nécessairement par la hiérarchisation des individus et prouve encore, non seulement que les niveaux inférieurs peuvent accomplir l'unification actuellement confiée aux niveaux supérieurs, mais que ces niveaux inférieurs ressentent le besoin d'une telle unification. Le fonctionnement même de l'entreprise provoque l'ap- parition d'organes et de manières de faire qui marquent une rupture par rapport aux formes officielles, et qui, en brisant - 36 le monolithisme du système hiérarchique, permettent à des idées et à des comportements nouveaux d'apparaître. Expérience de la collectivité et du travail comme valeurs. En participant à des organes collectifs, à des organes qui se comportent réellement comme tels, c'est-à-dire au sein desquels tout homme peut s'exprimer et s'exprime effective- ment, où les compétences de chacun sont utilisées producti- vement, où rien d'autre ne lie les participants que les contrain- tes qui découlent de la finalité de leurs tâches, où les règles de fonctionnement sont élaborées par la collectivité elle-même, et où c'est encore la collectivité qui exerce le contrôle de ses propres activités – en participant à de tels organes, les hommes font l'expérience à la fois de la valeur et du pouvoir du fonctionnement collectif. De sa valeur, car alors qu'ailleurs les décisions ne sont atteintes qu'aux prix d'un temps et d'un effort disproportionnés avec le résultat, ils constatent ici une manière de faire infiniment plus rapide et économique, et qui surtout aboutit à des résultats qui rompent avec l'habituel à peu près et représentent au contraire une synthèse sérieuse des besoins conclue par accord réticences. Du pouvoir de ce mode de fonctionnement, ensuite, puisqu'il aboutit à des décisions valables et se montre capable d'utiliser les compétences et de profiter des avantages de la division du travail et de la spécialisation sans pour autant succomber devant elles. De même chaque fois qu'ils prennent des initia- tives que leur travail ne requiert pas formellement ou même exclut, les hommes s'aperçoivent à la fois qu'il vaut la peine de prendre de telles initiatives et qu'elles peuvent être prises. Le travail devient alors pour eux autre chose que cette activité nécessairement limitée, cette participation à un ensemble que l'on ne perçoit jamais, cet enchaînement d'actes dont, à la limite, on ne comprend même plus le sens. Ils constatent au contraire que par leur travail ils possèdent un accès aux pro- blèmes de la collectivité et ils se rendent compte qu'en parti- cipant à ces problèmes ils se développent et grandissent, introduisent la responsabilité et la gravité dans leur vie, échappent à la dérision et se délivrent du même coup de l'humiliation que l'on éprouve à vivre une vie dérisoire. un sans Applications de la psychosociologie et de la cybernétique, et critique de la gestion hiérarchique. L'entreprise, dans son fonctionnement quotidien, met les hommes dans des situations où ils sont obligés de se décider collectivement et de se déterminer eux-mêmes, rompant ainsi 37 sa avec les structures officielles, échappant à la séparation et à l'irresponsabilité, et faisant l'expérience de la gestion collec- tive et de l'autonomie. Avec cette expérience apparaît un principe de fonctionnement en rupture par rapport au système dans le cadre, et par le fonctionnement même, duquel il appa- raît. Et maintenant que cette expérience est là, installée dans l'entreprise, se répétant chaque jour, il se passe que des hommes et des idées qui, à première vue, paraissaient n'entre- tenir aucun rapport ni avec l'objectif ni avec la notion de gestion collective s'en rapprochent, découvrent leur vérité à lumière et en retour la nourrissent de ce qui leur est propre. En dehors de celles qui intéressent la science et la tech- nologie employées dans le processus de conception et de réali- sation, il circule en permanence dans toute entreprise deux catégories d'idées : celles relatives au sort de l'homme dans le travail, à ce qu'il veut et à ce qui doit lui être donné ; et d'autre part celles relatives à la gestion, aux objectifs, aux structures et à la méthodologie de cette gestion. Or ces idées, ayant pour objet les hommes et l'entreprise telle qu'elle est aujourd'hui, ne peuvent éviter de rencontrer les phénomènes de collectivisation et d'autonomie et doivent nécessairement, si elles sont pensées avec rigueur, les relier aux structures offi- cielles, montrer de quelle manière ils en surgissent, dépasser les limites du système de gestion hiérarchique en le relati- visant et en le situant dans un cadre plus vaste. La psycho- sociologie de l'entreprise voit dans les phénomènes de collec- tivisation et d'autonomie la manifestation d'un besoin fonda- mental de communication et de réalisation de soi. Or si ce besoin est réellement fondamental, cela signifie qu'un système qui prive les hommes du pouvoir de communiquer entre eux et qui les affecte à des tâches à travers lesquelles ils ne peuvent se réaliser, parce qu'elles ne comportent ni unité ni responsabilité — un tel système mutile les hommes, leur refuse la satisfaction de leurs besoins les plus profonds et en fin de compte les opprime. La psycho-sociologie de l'entreprise rela- tivise la structure par rapport aux besoins et débouche ainsi sur une critique de la structure : l'entreprise n'est pas pour elle la référence à laquelle toute idée doit être rapportée, elle n'est pas le système de production par définition mais un système de production parmi d'autres, dont la caractéristique est de refuser aux hommes la satisfaction de besoins fondamen- taux, La cybernétique de l'entreprise aboutit à une relativisa- tion analogue du système de gestion hiérarchique. L'analyse de la gestion de l'entreprise (analyse qu'un nombre très important d'entreprises font actuellement, en vue très souvent d'automa- tiser le ramassage et l'élaboration par ordinateur des données nécessaires à la gestion) fait apparaître des fonctions, des données de départ, des décisions, des circuits de transmission et des feed-back de contrôle : elle s'effectue sans rencontrer 38 car une seule fois les notions de hiérarchie, de pouvoir, de commandement, d'autorité. L'analyse de la gestion découvre que la gestion est une affaire d'informations, non de pouvoir, elle découvre que c'est l'information qui la fonde qui donne à la décision son caractère d'ordre, non le niveau hiérar- chique auquel la décision a été prise. Il n'est pas nécessaire, pour que ces notions apparaissent, qu'elles soient explicitement formulées, puisque le produit de l'analyse parle pour lui- même : ce produit n'est rien d'autre que l'analyse achevée, c'est-à-dire la décomposition de la fonction de ges- tion en ses moments constitutifs, l'énumération des informa- tions dont elle part, la caractérisation des transformations qu'elle fait subir à ces informations et l'énoncé de la métho- dologie employée, la nomenclature des produits de transformations, et leurs destinations ultérieures. Le simple fait d'effectuer une telle analyse aboutit déjà à une démys- tification de la gestion, et en fait un moment du travail dont. la structure est analogue aux autres à la conception, à la préparation, à l'exécution analysable et contrôlable ces 2 comme eux. On ne peut penser l'entreprise, ni dans ses rapports interpersonnels, ni dans sa gestion d'ensemble, sans rencon- trer les notions de besoins humains et d'information d'une part et sans concevoir l'entreprise comme un système parti- culier, dans lequel les besoins humains et les informations reçoivent un traitement particulier. On ne peut penser l'entre- prise sérieusement - et le propre de l'entreprise moderne est de penser sérieusement tout ce qu'il lui importe de penser sans la relativiser, sans découvrir quelque chose de plus fonda- mental qu'elle, dont elle n'est qu'une organisation particulière. Le mouvement même d'une pensée rigoureuse et informée crée donc, dans l'entreprise, une catégorie d'individus, rompus à la pensée de l'organisation et des besoins de l'entreprise pour lesquels la structure hiérarchique n'est pas l'horizon de toute pensée possible, mais qui ont relativisé cette structure et l'ont situé et critiqué dans le contexte soit d'une théorie des besoins, soit d'une théorie de l'information. Il est vrai que ces hommes vivent dans l'entreprise, appar- tiennent à sa hiérarchie et sont solidaires d'elle, subissent les pressions et développent les attitudes de conformisme ou d'am- bition qui sont celles de la hiérarchie en général. De ce fait leur pensée balance constamment entre le développement et la régression, entre la fidélité à l'intuition fondamentale et sa trahison. La théorie des besoins retombe vers une pratique de la manipulation ; puisqu'il ne peut être question d'agir sur la communication des ordres, et puisque la communication des spécifications nécessaires au travail et le feed-back en retour des résultats sont étroitement déterminées par la tâche 39 à exécuter, la communication sur laquelle l'on retombe pour satisfaire le besoin fondamental de participation est celle qui ne véhicule que des informations générales, des opinions et impressions sur des objets lointains, qui, à ce niveau, sont sans effet et sans danger ; et puisqu'il ne peut être question de changer le sort des hommes dans le travail l'on doit se conten- ter de conférer à des postes sans responsabilité un faux lustre de responsabilité, habillant une réalité qui ne change pas de mots nobles et beaux sur le contenu desquels personne ne se fait d'illusions. Si bien qu'en fin de compte la théorie des besoins paraît fonder, non la satisfaction des besoins, mais leur exploi- tation, les hommes recevant tout juste assez de dignité dans le travail et de pouvoir de communiquer pour que, ayant calmé leur faim, l'on puisse leur refuser la dignité et la communica- tion fondamentales dont ils ont besoin. La théorie de la gestion subit une déformation analogue : son intuition fondamentale réside dans la réduction de la gestion à une phase rigoureu- sement définie du travail, dans la notion que gérer ce n'est rien d'autre que recevoir, transformer et émettre de l'information, comme n'importe quelle autre forme de travail industriel. La pratique détourne la théorie de cette intuition, car la gestion dont il s'agit en pratique est celle de la hiérarchie, c'est-à- dire implique une structure telle que, bien que l'élucidation se poursuive sans cesse, l'obscurité est elle aussi sans cesse en train de se réinstaller là où le jour vient d'être fait. La hié. rarchie a besoin de la notion d'information, car sans cette notion la complexité de sa fonction de gestion échappe à l'analyse : mais dans la mesure où cette notion requiert une définition univoque des termes et conduit à un système trans- parent, dans lequel toute activité est contrôlable, quel que soit le niveau auquel elle s'exerce dans cette mesure la hiérar- chie, qui entretient l'obscurité et en tombe victime, n'en a pas besoin. L'idée que les problèmes de gestion sont définissables, que l'on peut en parler, que l'on peut dire avec précision ce qui se passe et ce que l'on veut, cette idée est abandonnée : la théorie de la gestion passe alors de la notion d'information à celle de responsabilité et l'on ne cherche plus à définir le problème ni à élaborer la réponse, mais seulement à trou- ver le responsable, à nommer le chef, c'est-à-dire que l'on fuit le problème de la gestion au lieu de l'aborder comme on se proposait de le faire. Mais cette déviation des théories par rapport à leur sens initial n'est elle aussi que momentanée : la hiérarchie ne peut ni éviter de penser ni penser jusqu'au bout, et elle ne peut ni refuser d'affronter les problèmes ni les résoudre ; elle est condamnée à un réformisme permanent et dans la mesure où tout réformisme est un mélange de lucidité et de trahison, elle est condamnée à oublier sans cesse ce qu'elle vient de décou- vrir, à utiliser la vérité pour fuire la vérité, à rencontrer 40 toujours ce qu'elle désire éviter. Car non seulement elle a affaire à une réalité qui ne se laisse pas ignorer – à des besoins qui s'expriment, à une complexité qui existe et qu'il faut affronter mais encore elle est elle-même partie de cette réalité : elle n'est pas seulement la catégorie qui gère et dirige, chacun de ses niveaux est soumis à la gestion du niveau supérieur, elle est dans sa totalité à la fois le sujet de la gestion et une partie de l'objet de cette gestion. Les rapports de l'exécutant au cadre sont ceux du cadre à son propre supérieur, tout cadre est en même temps l'exécutant du niveau supérieur. La même dépendance se retrouve ici et là et les mêmes réactions : la frustration devant la limitation à laquelle chacun est soumis, le découragement devant une structure qui paraît vouée à l'opacité, à la fuite sans fin des questions et des responsabilités et dont les décisions, lorsqu'en- fin elles sont prises, présentent un aspect d'à-peu-près humi- liant. Et à l'intérieur aussi bien qu'à l'extérieur de la hiérar- chie les hommes font l'expérience de la collectivisation des décisions et de l'autonomie, si bien que ce n'est pas seulement sur le plan de la critique du système que l'expérience de la biérarchie rejoint celle des exécutants. Ainsi, à la fois parce que les faits sont là et continuent d'être là, et parce qu'elle appartient tout autant à la catégorie des dominés qu'à celle des dirigeants, la hiérarchie revient constamment — pour la quitter de nouveau — à une pensée qui interprète les faits et exprime une expérience de gestion collective à laquelle elle participe, à une pensée qui pour cette raison, malgré les trahi. sons et les déformations, ne cesse de se développer. La permanence de cette pensée est importante pour deux raisons : parce qu'elle atteste l'existence, parmi la hiérarchie, d'une catégorie d'hommes qui tout en participant à la gestion hiérarchique est néanmoins entièrement disponible pour une tentative de gestion collective ; mais aussi, en second lieu, parce qu'une gestion par la collectivité n'a pas de sens si les idées dont nous venons de parler ne font pas partie intégrante de la théorie qui fonde et inspire une telle gestion. Parler de gestion collective n'a pas de sens si cette gestion ne doit pas s'incarner en institutions, procédures, méthodes : la hiérarchie peut se permettre un certain degré d'inorganisa- tion car sa structure a pour effet de simplifier un grand nombre de problèmes, ne serait-ce que parce qu'elle fait intervenir créativement un nombre limité d'hommes ; tion collective, parce qu'elle n'est pas autre chose que la décision par tout le monde, sera organisée ou ne sera rien du tout, elle sera transparente à elle-même, définie dans ses conditions, ses produits, ses phases, ou bien elle sera opaque, elle ne dominera pas sa propre complexité et dans ce redeviendra la gestion d'une catégorie, et non de la collectivité entière. Et d'autre part parler de gestion collective sans la ges- cas comprendre que la modification dans la gestion des activités doit être accompagnée de la modification du mode d'exécu- tion de ces activités, c'est impliquer que la forme seule du travail changera, mais non son contenu : or ce contenu doit lui aussi être modifié si les problèmes qui résultent du mode actuel de découpage des activités en fonctions indépendantes et niveaux de compétence doivent être réglés autrement qu'en créant des catégories capables, en vertu de leurs compé- tences, de dominer le découpage, ce qui n'est rien d'autre que la solution hiérarchique. a Les conditions d'une gestion collective existent : il у la frustration des besoins c'est-à-dire une souffrance ; il y a une expérience qui établit la puissance et la valeur de la gestion collective et en diffuse la notion ; il y a des idées qui la prolongent et l'approfondissent ; et il y a des hommes qui éprouvent cette frustration, qui font cette expérience et pen- sent ces idées. Mais il est vrai qu'il ne se manifeste pas, parmi la catégorie dont nous avons parlé ici, celle des em- ployés et des cadres à qualification technique, une revendi- cation explicite de gestion collective ; aucun mouvement dont nous pourrions constater l'existence présente ne paraît devoir déboucher sans ambiguité sur une telle revendication. La pensée ne peut passer sur ce fait légèrement : les conditions ne peuvent s'accumuler éternellement sans prouver du même coup qu'elles ne sont pas les conditions de ce que l'on attendait ; et d'autre part l'absence de mouvement explicite soit vers la gestion collective soit vers une étape que nous pourrions analyser comme intermédiaire nous frappe parti- culièrement ici, parmi cette catégorie, puisqu'elle paraît être la préfiguration de ce que sera la grande majorité des travail- leurs dans un avenir où les tâches d'exécution se seront effa- cées, en nombre et en valeur, derrière les tâches de prépara- tion, de conception et de gestion. On ne peut passer sur le scandale que représente l'absence de mouvement explicite vers la gestion collective, mais on ne peut, non plus, ignorer ces conditions qui s'accumulent, cette expérience et ces idées ; on ne peut ignorer le sens qui apparaît dans tout cela, cette explicitation du problème de la gestion et de la direction, cette démystification d'une activité jusqu'ici cachée, cette pulvérisation parmi les gouvernés de la fonction du gouvernant ; on ne peut ignorer l'énorme quantité d'hommes, membres de la catégorie dirigeante ou exécutants et dans leur majorité les deux à la fois, qui connais- sent et affrontent chaque jour le problème devant lequel les révolutions socialistes sont venues se briser : celui de la gestion des activités par les hommes eux-mêmes. Et on ne peut non plus ignorer qu'en dehors de l'entreprise, il existe une société qui ne cesse d'expliciter ses problèmes, non seulement ceux de sa direction mais tous les autres ceux de l'éducation, de l'amour, de la vieillesse, etc. — qui s'interroge sur le sens du travail, des loisirs et de la vie non dans le secret de quel- ques mouvements ni à travers les oeuvres de quelques écrivains, peintres ou musiciens, mais ouvertement et à la face de tout le monde, et qui, dépassant le simple problème de la direction des activités économiques, pose le problème de la direction, c'est-à-dire du sens et du but, de toute activité et de tout rapport. S. CHATEL. (FIN) - 43 . Marxisme et théorie révolutionnaire V. – BILAN PROVISOIRE (*) Depuis que l'on enregistre l'histoire de la pensée humai- ne, les doctrines philosophiques se succèdent innombrables. Depuis que l'on peut suivre l'évolution des sociétés, idées et mouvements politiques y sont présents. Et de toutes les sociétés historiques on peut dire qu'elles ont été dominées par le conflit, ouvert ou latent, entre couches et groupes sociaux, par la lutte de classes. Mais chaque fois, la vision du monde, les idées sur l'organisation de la société et du pouvoir et les anta- gonismes effectifs des classes n'ont été reliés entre eux que de façon souterraine, implicite, non-consciente. Et chaque fois une nouvelle philosophie paraissait, qui allait répondre aux problèmes que les précédentes avaient laissé ouverts, un autre mouvement politique faisait valoir ses prétentions, dans une société déchirée par un conflit nouveau et toujours le même. Le marxisme a présenté, à ses débuts, une exigence entiè- rement nouvelle. L'union de la philosophie, de la politique et du mouvement réel de la classe exploitée dans la société n'allait pas être une simple addition mais une vraie syn- thèse, une unité supérieure dans laquelle chacun de ces éléments allait être transformé. La philosophie pouvait être autre chose et plus que de la philosophie, qu'un refuge de l'impuissance et solution des problèmes humains dans l'idée (1), pour autant qu'elle traduirait ses exigences dans une nouvelle politique. La politique pouvait être autre chose et plus que de la politique, que technique, manipulation, utilisation du pouvoir à des fins particulières, pour autant qu'elle deviendrait l'expression consciente des une (*) Les deux premières parties de ce texte, ont été publiées dans les Nos 36 et 37 de Socialisme ou Barbarie, (1) Hegel jeune en était conscient lorsque, après avoir critiqué la philosophie de Fichte et montré que son essence était identique à celle de la religion, en tant que toutes les deux expriment la « sépa- ration absolue », il concluait en disant « cette attitude (philosophique ou religieuse) serait la plus digne et la plus noble s'il s'avérait que l'union avec le temps ne peut être que vile et infâme » (Systemfrag- ment de 1800). 1 aspirations et des intérêts de la grande majorité des hommes. La lutte de la classe exploitée pouvait être autre chose qu'une défense d'intérêts particuliers, pour autant que cette classe viserait, à travers la suppression de son exploitation la sup- pression de toute exploitation, à travers sa propre libération, la libération de tous et l'instauration d'une communauté humaine – la plus élevée des idées abstraites auxquelles la philosophie traditionnelle avait pu parvenir. Le marxisme posait ainsi le projet d'une union de la réflexion et de l'action, de la réflexion la plus élevée et de l'action la plus quotidienne. Il posait le projet d'une union entre ceux qui pratiquent cette réflexion et cette action et les autres, de la suppression de la séparation entre une élite ou une avant-garde et la masse de la société. Il a voulu voir dans le déchirement et les contradictions du monde présent autre chose qu'une réédition de l'éternelle incohérence des sociétés humaines, il a surtout voulu en faire autre chose. Il a demandé qu'on voie dans la contestation de la société par les hommes qui y vivent plus qu'un fait brut ou une fatalité, les premiers balbutiements du langage de la société à venir. Il a visé la transformation consciente de la société par l'activité autonome des hommes que leur situation réelle amène à lutter contre elle ; et il a vu cette transformation non pas comme une explosion aveugle, ni comme une pratique empirique, mais comme une praxis révolutionnaire, comme une activité cons- ciente qui reste lucide sur son propre compte et ne s'aliène pas à une nouvelle « idéologie ». Cette exigence nouvelle est ce que le marxisme a apporté de plus profond et de plus durable. C'est elle qui a fait effec- tivement du marxisme quelque chose de plus qu'une autre école philosophique ou un autre parti politique. C'est elle qui, sur le plan des idées, justifie que l'on parle encore du marxisme aujourd'hui, oblige même de le faire. Le simple fait que cette exigence ait apparu à une étape donnée de l'histoire est en lui-même immensément significatif. Car, s'il n'est pas vrai que « l'humanité ne se pose que les problèmes qu'elle peut résoudre », un problème nouveau qui vient à être posé traduit des changements importants dans les profondeurs de l'existence humaine. C'est également d'une signification immense que le marxisme ait pu, d'une certaine façon et pour un temps, réaliser son intention, en ne restant pas simple théorie, en s'unissant au mouvement ouvrier qui luttait contre le capitalisme, au point d'en devenir, longtemps et dans beau- coup de pays, presqu'indiscernable. Mais pour nous qui vivons maintenant, l'aurore des promesses a cédé la place au plein jour des problèmes. Le mouvement ouvrier organisé est, partout sans exception, inté- gralement bureaucratisé, et ses objectifs », lorsqu'ils exis- tent, n'ont aucun rapport avec la création d'une nouvelle > 45 société. La bureaucratie qui domine les organisations ouvrières, et en tout cas celle qui règne en maître dans les pays dits par antiphrase « ouvriers » et « socialistes », se réclame du marxisme et fait de lui l'idéologie officielle de régimes où l'exploitation, l'oppression et l'aliénation continuent. Ce marxisme, idéologie officielle d'Etats ou crédo de sectes, a cessé d'exister comme théorie vivante ; les « marxistes », quelle que soit leur définition, leur appartenance ou leur couleur spécifique, ne produisent depuis des décennies que des compilations et des gloses, qui sont la dérision de la théorie. Le marxisme est mort comme théorie, et si l'on y regarde de près, on constate qu'il est mort pour de bonnes raisons (2). Un cycle historique paraît ainsi s'être achevé. Cependant les problèmes posés au départ ne sont pas résolus ; ils se sont plutôt immensément enrichis et compli- qués. Les conflits qui déchirent la société n'ont pas été sur- montés, loin de là. Que la contestation de la société par ceux qui y vivent prenne, pour un temps et dans quelques pays, des formes plus larvées et plus fragmentaires, n'empêche pas que le problème de l'organisation de la société soit posé dans les faits et par la société elle-même. Aujourd'hui, comme il y a cent ans et à l'opposé d'il y a mille ans, ceux qui soulèvent la question sociale ne sont pas des réformateurs voulant imposer leurs obsessions à une humanité qui ne demande pas leur avis ; ils ne font que se mêler d’un débat continuel, prolonger et expliciter les préoccupations de secteurs entiers de la population, discuter d'un problème qui est maintenu constamment ouvert par le réformisme permanent des classes dominantes elles-mêmes. S'il en est ainsi, ce n'est pas seule- ment parce que l'exploitation, l'aliénation et l'oppression continuent ; c'est qu'elles continuent de n'être pas acceptées sans plus et surtout que, pour la première fois dans l'histoire, elles ne sont plus ouvertement défendues par personne. Mais à ce problème universellement reconnu, personne ne prétend plus apporter de réponse. La politique n'a pas cessé d'être une manipulation qui se dénonce elle-même, puisqu'elle reste la poursuite par des couches particulières de leurs fins parti- culières sous le masque de l'intérêt général et par l'utilisation d'un instrument de nature universelle, l'Etat. L'univers de la théorie est plus que jamais problématisé et fragmentaire, et la philosophie, si elle n'est pas morte, n'ose plus maintenir ses prétentions d'autrefois, sans être d'ailleurs en mesure de se définir un nouveau rôle, de dire ce qu'elle est et ce qu'elle vise. Les conditions qui avaient fait naître l'exigence nouvelle du marxisme non seulement n'ont pas disparu, elles se sont exacerbées et cette exigence se pose à nous en termes beau- (2) Voir les deux premières parties de ce texte. 46 coup plus aigüs qu'il y a un siècle. Mais nous avons mainte- nant aussi l'expérience d'un siècle qui semble l'avoir finale- ment tenue en échec. Comment faut-il l'interpréter ? Comment faut-il comprendre cette double conclusion, que cette exigence semble constamment resurgir de la réalité et que l'expérience montre qu'elle n'a pas pu s'y maintenir ? Que signifie la déchéance du marxisme, la dégénérescence du mouvement ouvrier ? A quoi tiennent-elles, que traduisent-elles ? Indi- quent-elles un destin fatal de toute théorie, de tout mouve- ment révolutionnaire ? Autant il est impossible d'en faire un simple accident, et de vouloir recommencer sur les mêmes bases en se promettant de mieux faire cette fois, autant il est impossible de voir, dans une théorie et dans un mouvement qui ont prétendu changer radicalement le cours de l'histoire, une simple aberration passagère, un état d'ébriété collective, inexplicable mais transitoire, après lequel nous nous retrou- verions heureusement et tristement sobres. Certes ces questions ne peuvent être vraiment examinées que sur le plan de l'histoire réelle : comment et pourquoi le mouvement ouvrier a-t-il été conduit là où il est maintenant, quelles sont les perspectives actuelles d'un mouvement révo- lutionnaire ? Cet angle, le plus important sans conteste, ne peut pas être le nôtre ici (3). Ici, nous devons nous borner à conclure notre examen de la théorie marxiste, en analysant les questions équivalentes sur le plan des idées : quels ont été les facteurs proprement théoriques qui ont conduit à la pétri- fication et la déchéance du marxisme comme idéologie ? Sous quelles conditions pouvons-nous aujourd'hui satisfaire à l'exi- gence que nous définissions plus haut, l'incarner dans une conception qui ne contienne pas, dès le départ, les germes de corruption qui ont déterminé le destin du marxisme ? Ce terrain - le terrain théorique est certes limité ; et, d'après le contenu même de ce que nous disons, la question n'est pas d'établir une fois pour toutes une nouvelle théorie une de plus -, mais de formuler une conception qui puisse inspirer un développement indéfini et, surtout, qui puisse animer et éclairer une activité effective ce qui en sera, à la longue, le test. Mais il ne faut pas pour autant en sous- estimer l'importance. Si l'expérience théorique ne forme, d'un certain point de vue, qu'une partie de l'expérience historique, elle en est, d'un autre point de vue, la traduction presqu’in- tégrale dans un autre langage ; et cela est encore plus vrai d'une théorie comme le marxisme qui a modelé l'histoire réelle et s'est laissée modeler par elle de tant de manières. (3) Qu'il nous soit permis de renvoyer à des textes déjà publiés dans cette revue, en particulier Prolétariat et organisation (N° 27), Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne (Nos 31 à 33), Recommencer la révolution (N° 35). 47 En parlant du bilan du marxisme et de la possibilité d'une nouvelle conception, c'est encore, de façon transposée, de l'expérience effective d'un siècle et des perspectives du présent que nous parlons. Nous savons parfaitement que les problè- mes qui nous préoccupent ne peuvent être résolus par des moyens théoriques, mais nous savons aussi qu'ils ne le seront pas sans une élucidation des idées. La révolution socialiste telle que nous la voyons, est impossible sans la lucidité, ce qui n'exclut pas, mais au contraire exige, la lucidité de la lucidité sur son propre compte. L'inspiration originaire du marxisme visait à surmonter l'aliénation de l'homme aux produits de son activité théorique et ce qu'on a appelé par la suite « la régression de l'acte à la pensée » (4). Il s'agissait de réintégrer le théorique dans la pratique historique, dont il n'avait en vérité jamais cessé de faire partie, mais sous une forme le plus souvent mystifiée, comme « déplacement des questions » ou solution imaginaire des problèmes réels. La dialectique devait cesser d'être l'auto- production de l'Absolu, elle devait désormais incorporer le rapport entre celui qui pense et son objet, devenir la recher- che concrète du mystérieux lien entre le singulier et l'univer- sel dans l'histoire, mettre en relation le sens implicite et le sens explicite des actions humaines, dévoiler les contradictions qui travaillent le réel, dépasser perpétuellement ce qui est déjà donné et refuser de s'établir comme système final sans pour autant se dissoudre dans l'indéterminé (5). Sa tâche allait être, non pas d'établir des vérités éternelles, mais de penser le réel. Ce réel, le réel par excellence : l'histoire, était pensable pour autant qu'elle était, non pas rationnelle en soi ou par construction divine, mais le produit de notre propre acti- vité, cette activité elle-même sous l'infinie variété de ses formes. Mais que l'histoire fut pensable, que nous ne fussions pas pris dans un piège obscur (maléfique ou bénéfique, peu importe à cet égard), ne signifiait pas que tout était déjà pensé. « Dès que nous avons compris... que la tâche ainsi posée à la philosophie n'est autre que celle-ci, à savoir qu'un philosophe particulier doit réaliser ce que peut faire seule- ment toute l'humanité dans son développement progressif, dès - (4) S. Freud, Cinq Psychanalyses. (5) Ce qui était en fait l'esprit de la pratique de la dialectique par le jeune Hegel, dans des travaux que Marx ignorait qui dans ce cas aussi, a disparu lors de la conversion de la dialectique en système. La Phénoménologie de l'Esprit (1806-1807), marque le moment du passage. —, esprit 48 encore que nous comprenons cela, c'en est fini de toute la philosophie au sens donné jusqu'ici à ce mot » (6). Cette inspiration originaire correspondait à des réalités essentielles dans l'histoire moderne. Elle venait comme la conclusion inéluctable de l'achèvement de la philosophie clas- sique, le seul moyen de sortir de l'impasse à laquelle avait abouti la forme la plus élaborée, la plus complète de celle-ci, l'hégélianisme. Aussitôt formulée, elle se rencontrait avec les besoins et avec la signification la plus profonde du mouvement ouvrier naissant. Elle anticipait si l'on comprend l'une et les autres correctement le sens des découvertes et des bouleversements qui ont marqué le siècle présent : la physi- que contemporaine autant que la crise de la personnalité moderne, la bureaucratisation de la société autant que la psychanalyse. Mais tout cela n'était que des germes, qui sont restés sans fruits. Mêlés dès l'origine à des éléments d'inspiration con- traire (7), à des conceptions mythiques ou fantastiques (l'homme communiste comme « homme total », ce qui est une fois l'Absolu-Sujet de Hegel descendu de son piédestal et marchant sur la terre), ils laissaient dans la vague ou masquaient des problèmes essentiels. Surtout, la question centrale pour une telle conception : celle du rapport entre le théorique et le pratique, restait totalement obscure. «Il ne s'agit pas d'interpréter, mais de transformer le monde », la lueur aveuglante de cette phrase n'éclaire pas le rapport entre interprétation et transformation. De fait on laissait la plupart du temps entendre que la théorie n'est que idéologie, subli- mation, compensation (ce qui devait être lourdement balancé par la suite, lorsqu'on a fait de la théorie l'instance et le garant suprême). Et, symétriquement, la praxis restait un mot dont rien ne déterminait ou n'éclairait la signification. L'élaboration du marxisme sous une forme systématique a pris la direction opposée, de sorte que finalement le marxis- me constitué en théorie (et nous n'entendons pas par là les versions des vulgarisateurs, qui ont certes elles aussi une grande importance historique, mais bel et bien les oeuvres maî. tresses de Marx et Engels dans leur maturité), le marxisme qui précisément prétend fournir des réponses aux problèmes que nous nommions à l'instant, se situe aux antipodes de cette ins- piration originaire. Ce marxisme n'est plus, dans son essence, qu’un objectivisme scientiste complété par une philosophie rationaliste. Nous avons essayé de le montrer dans les parties (6). F. Engels, Ludwig Feuerbach (Ed. Sociales), p. 10. Cette cuvre est en réalité très tardive (1888) mais cela n'empêche pas qu'on y trouve, de même que dans beaucoup d'autres, une foule d'élé ments qui continuent l'inspiration originaire du marxisme. (7) Déjà l'Idéologie Allemande (1845-46) en est pleine. précédentes de ce texte (8). nous ne voulons ici que rappeler quelques points essentiels. Dans la théorie marxiste achevée, ce qui devait être au départ la description critique de l'économie capitaliste, devient rapidement la tentative d'expliquer cette économie par le fonctionnement de lois indépendantes de l'action des hommes, groupes ou classes. Une « conception matérialiste de l'his- toire » est établie, qui prétend expliquer la structure et le fonctionnement de chaque société à partir de l'état de la technique, et le passage d'une société à une autre par l'évo- lution de cette même technique. On postule ainsi une connais- sance achevée en droit, acquise dans son principe, de toute l'histoire écoulée, qui révélerait partout, « en dernière ana- lyse », l'action des mêmes lois objectives. Les hommes ne font donc pas plus leur histoire que les planètes ne « font » leur révolution, ils sont « faits » par elle, plutôt les deux sont faits par quelque chose d'autre – une Dialectique de l'histoire qui produit les formes de société et leur dépassement néces- saire, en garantit le mouvement progressif ascendant et le passage final, à travers une longue aliénation, de l'humanité au communisme. Ce communisme n'est plus « le mouvement réel qui supprime l'état de choses existant », il se dissocie entre l'idée d'une société future qui succédera à celle-ci, et un mouvement réel qui est simple moyen ou instrument, qui n'a pas plus de parenté interne, dans sa structure et dans sa vie effective, avec ce qu'il servira à réaliser que le mar- teau ou l'enclume n'en ont avec le produit qu'ils aident à fabriquer. Il ne s'agit plus de transformer le monde, au lieu de l'interpréter. Il s'agit de mettre en avant la seule vraie interprétation du monde, qui assure qu'il doit et va être transformé dans le sens que la théorie déduit. Il ne s'agit plus de praxis mais bel et bien de pratique dans le sens courant du terme, le sens industriel ou politique vulgaire. L'idée de la vérification par « l'expérimentation ou la pratique indus- trielle » prend la place de ce que l'idée de praxis présuppose, à savoir que la réalité historique comme réalité de l'action des hommes est le seul lieu où les idées et les projets peuvent acquérir leur véritable signification. Le vieux monstre d'une philosophie rationaliste-matérialiste réapparaît et s'impose, proclamant que tout ce qui est est « matière » et que cette matière est de part en part « rationnelle » car régie par les « lois de la dialectique », que du reste nous possédons déjà. Il est à peine nécessaire d'indiquer que cette conception ne pouvait que conditionner une pétrification théorique com- plète. Dans l'horizon d'un système ainsi fermé — et qui faisait de sa fermeture la preuve à la fois et la conséquence de la nécessité de passer à une autre phase historique que (8) Dans les Nos 36 et 37 de cette revue. 50 pouvait-il y avoir d'autre que des travaux d'application, plus ou moins corrects, des compléments, plus ou moins brillants ? Il faut aussi rappeler qu'elle conduit fatalement à une poli- tique « rationaliste »-bureaucratique (9). Brièvement parlant, s'il у a Savoir absolu concernant l'histoire, l'action autonome des hommes n'a plus aucun sens (elle serait tout au plus un des déguisements de la ruse de la raison) ; il reste donc, à ceux qui sont investis de ce savoir, à décider des moyens les plus efficaces et les plus rapides pour parvenir au but. L'action politique devient une action technique, les différences qui la séparent de l'autre technique ne sont pas de principe mais de degré (lacunes du savoir, incertitude de l'informa- tion, etc.). Inversement, la pratique et la domination des cou- ches bureaucratiques se réclamant du marxisme ont trouvé dans celui-ci le meilleur « complément solennel de justifica- tion », la meilleure couverture idéologique. L'évacuation du quotidien et du concret à l'aide de l'invocation des lendemains garantis par le sens de l'histoire ; l'adoration de l' « effica- cité » et de la « rationalisation » capitalistes ; l'accent écrasant mis sur le développement des forces productives, qui comman- derait le reste ; ces aspects, et mille autres, de l'idéologie bureaucratique dérivent directement de l'objectivisme et du progressisme marxiste (10). En faisant du marxisme l'idéologie effective de la bureau- cratie, l'évolution historique a vidé de tout sens la question de savoir si une correction, une réforme, une révision, un redressement pourraient restituer au marxisme son caractère du départ et en faire de nouveau une théorie révolutionnaire. Car l'histoire fait voir dans les faits ce que l'analyse théori- que montre de son côté dans les idées : que le système marxiste participe de la culture capitaliste, au sens le plus général du terme, qu'il est donc absurde de vouloir en faire l'instrument de la révolution. Cela vaut absolument pour le marxisme pris comme système, comme tout. Il est vrai que le système n'est pas complètement cohérent ; qu'on trouvera souvent, chez le Marx de la maturité ou chez ses héritiers, des idées et des formulations qui continuent l'inspiration véritablement révo- lutionnaire et nouvelle du départ. Mais ou bien ón prend ces idées au sérieux, et elles font éclater le système : ou bien on tient à ce dernier, et alors ces belles formules deviennent (9) V. le N° 37 de cette revue, pp. 48 à 51. (10) Encore une fois, nous ne disons pas que la théorie marxiste était la condition nécessaire et suffisante de la bureaucratisation, que la dégénérescence du mouvement ouvrier est « due » à des concep- tions erronées de Marx. Les deux expriment, chacune à son niveau, l'influence déterminante de la culture traditionnelle qui se survit dans le mouvement révolutionnaire. Mais l'idéologie joue aussi un rôle spécifique, et dans cette mesure le marxisme a servi la bureaucrati- sation et ne peut plus nous servir. 51 des ornements qui ne servent qu'à justifier l'indignation des belles âmes du marxisme non-officiel contre le marxisme « vul- gaire » ou stalinien. Ce qu'il ne faut en tout cas pas faire, c'est jouer sur tous les tableaux à la fois : prétendre que Marx n'était pas un philosophe comme les autres, en invoquant Le Capital comme dépôt de science rigoureuse et le mouve- ment ouvrier comme vérification de sa conception ; masquer le sens réel du mouvement ouvrier dégénéré en faisant appel aux mécanismes économiques qui conduiront, bon gré mal gré, au dépassement de l'aliénation ; et se défendre contre l'accusation de mécanisme en renvoyant à un sens caché de l'économie et à une philososophie de l'homme qui ne sont d'ailleurs définis nulle part. LE FONDEMENT PHILOSOPHIQUE DE LA DECHEANCE. Nous avons déjà indiqué, à plusieurs reprises, que les facteurs qui ont conditionné ce qui nous apparaît comme la déchéance du marxisme, l'abandon de son inspiration origi- naire, doivent être cherchés dans l'histoire réelle, qu'ils sont consubstantiels à ceux qui ont amené la dégénérescence bureaucratique du mouvement ouvrier, et que, d'une certaine façon, ils traduisent les obstacles presqu'insurmontables qui s'opposent au développement d'un mouvement révolutionnaire, la survie et la renaissance du capitalisme dans celui-là même qui le combat avec le plus d'acharnement. C'est dire qu'il n'est pas question pour nous de chercher l'origine de la déchéance dans une erreur théorique de Marx, de détecter l'idée fausse qu'il suffirait de remplacer par l'idée vraie pour que le redressement soit désormais inévitable. Mais, précisément parce que le monde social est unitaire dans son déchirement, il y a des équivalences, les attitudes réelles ont des contre-parties théoriques. Ce qui, sur le plan théorique, correspond à la bureaucratisation sur le plan réel, doit être dégagé, discuté comme tel, et, sinon « refuté », au moins élucidé dans sa relation profonde avec le monde que l'on combat par ailleurs. Si la révolution socialiste est une entreprise consciente, c'est là une condition nécessaire, bien que non suffisante, de tout nouveau départ. L'origine théorique de la déchéance du marxisme, l'équi- valent idéologique de la dégénérescence bureaucratique du mouvement ouvrier, est à chercher dans la transformation rapide de la nouvelle conception en un système théorique achevé et complet dans son intention, dans le retour au con- templatif et au spéculatif comme mode dominant de la solu- tion des problèmes posés à l'humanité (11 a). (11 a) La préface à la Contribution à la critique de l'économie politique (1859) formule déjà complètement, dans sa brièveté, une théorie de l'histoire aussi pleine et fermée qu'un cuf. 52 La transformation de l'activité théorique en système théo- rique qui se veut fermé c'est le retour vers le sens le plus profond de la culture dominante (11 b). C'est l'aliénation à ce qui est déjà là, déjà créé ; c'est la négation du contenu le plus profond du projet révolutionnaire, l'élimination de l'ac- tivité réelle des hommes comme source dernière de toute signification, l'oubli de la révolution comme bouleversement radical, de l'autonomie comme principe suprême ; c'est la pré- tention du théoricien de prendre sur ses propres épaules la solution des problèmes de l'humanité. Une théorie achevée prétend apporter des réponses à ce qui ne peut être résolu, s'il peut l'être, que par la praxis historique. Elle ne peut donc fermer son système qu'en pré-asservissant les hommes à ses schémas, en les soumettant à ses catégories, en ignorant la création historique, lors même qu'elle la glorifie en paroles. Ce qui se passe dans l'histoire, elle ne peut l'accueillir que s'il se présente comme sa confirmation, autrement elle le com- bat — ce qui est la façon la plus claire d'exprimer l'intention d'arrêter l'histoire (1l c). Le système théorique fermé doit obligatoirement poser les hommes comme objets passifs de sa vérité théorique, car il doit les soumettre à ce passé auquel il est lui-même asservi. C'est, d'une part, qu'il reste presqu'inéluctablement l'élabo- ration et la condensation de l'expérience déjà acquise (11 d), (11 b) Pour montrer que notre critique du système marxiste était « existentialiste », un agrégé de philosophie a mobilisé ses souvenirs de petit oral et a voulu nous confondre avec cette citation de Kier- kegaard : « ...Etre un système et être clos se correspondent l'un à l'autre, mais l'existence est justement l'opposé... L'existence est elle- même un système pour Dieu mais ne peut l'être pour un esprit existant. » Il est dommage qu'Engels ne soit jamais inscrit au pro- gramme d'agrégation. Notre philosophe marxiste aurait peut-être eu la chance de tomber sur la citation suivante : « Chez tous les philo- sophes, le « système » est précisément ce qui est périssable, justement parce qu'il est issu d'un besoin impérissable de l'esprit humain, le besoin de surmonter toutes les contradictions. » (Ludwig Feuerbach, (page 19). (11 c) L'expression empirique, mais nécessaire, de ce fait se trouve dans l'incroyable incapacité des marxistes de toutes les nuances, depuis des décennies, de renouveler leur réflexion au contact de l'his- toire vivante, dans l'hostilité permanente avec laquelle ils ont accueilli ce que la culture moderne a produit de meilleur et de plus révolu- tionnaire, qu'il s'agisse de la psychanalyse, de la physique contempo- raine ou de l'art. Trotsky est à cet égard la seule exception et combien il est peu typique le montre l'exemple opposé d'un des marxistes les plus féconds et les plus originaux, G. Lukács, qui est toujours resté, face à l'art, un digne héritier de la grande tradition classique « humaniste » européenne, un « homme de culture » fonciè- rement étranger au « chaos » moderne et aux formes qui s'y font jour. (11 d) Nous prenons évidemment « expérience » au sens le plus large possible au sens par exemple auquel Hegel pouvait penser que sa philosophie exprimait toute l'expérience de l'humanité, non seulement théorique, mais pratique, politique, artistique, etc. 53 que, même s'il prévoit un « nouveau », celui-ci est toujours à des multiples égards la répétition à un niveau quelconque, une « transformation linéaire », de ce qui a déjà eu lieu. Mais la raison principale pour laquelle une théorie achevée n'est compatible qu'avec un monde essentiellement statique se situe à un niveau plus profond, celui de la structure catégo- riale ou de l'essence logique d'un système fermé. Comment une théorie peut-elle se définir comme théorie complète si elle ne pose pas des relations fixes et stables qui embrassent la tota- lité du réel, sans trous et sans résidus ? Nous avons déjà tenté de montrer qu'une théorie de l'histoire comme celle que le marxisme visait, un schéma explicatif général qui dégage les lois de l'évolution des sociétés, ne peut être défini qu'en pos- tulant des rapports constants entre des entités elles-mêmes constantes (11 e). Bien entendu, le matériel historique auquel elle a à faire, qu'elle a à « expliquer », est éminemment varia- ble et changeant, cela elle le reconnaît au départ, elle est la première à le proclamer. Mais cette variabilité, ce change- ment, le but même de la théorie ainsi conçue c'est de les réduire, de les éliminer logiquement, de les ramener au fonc- tionnement des mêmes lois. Le vêtement phénoménal multi- colore doit être arraché, pour qu'on puisse enfin percevoir l'essence de la réalité, qui est identité mais évidemment identité idéale, la nue identité des lois. Cela reste vrai même lorsqu'on reconnaît la variabilité des lois à un certain niveau. Marx dit avec raison qu'il n'y a pas des lois démographiques en général, que chaque type de société comporte sa démogra- phie ; et la même chose vaut, dans sa conception et en réalité, pour les « lois économiques » de chaque type de société. Mais l'apparition du sous-système donné de lois démographiques ou économiques correspondant à la société considérée est elle- même réglée une fois pour toutes par le système plus géné- ral de lois qui déterminent l'évolution de l'histoire. A cet égard, peu importe si la théorie tire ces lois, consciemment ou inconsciemment, du passé, du présent ou même d'un avenir qu'elle construit ou « projette ». Ce qu'elle vise, c'est en tout cas un intemporel, et qui est de substance idéale. Le temps n'est plus pour elle ce que nous enseigne aussi bien notre expérience la plus directe que la réflexion la plus poussée : le suintement perpétuel du nouveau dans la poro- sité de l'être, ce qui altère l'identique même lorsqu'il le laisse intact, il est médium neutre de déroulement, condition abstraite de coexistence successive, moyen d'ordonner un passé et un avenir qui se sont toujours préexisté à eux-mêmes. La nécessaire double illusion de la théorie fermée est que le monde est déjà fait, fait depuis toujours, et qu'il est possédable par la pensée. Mais l'idée centrale de la révolu- (11 e) V. le N° 36 de cette revue, p. 19 et suiv. 54 tion, c'est que l'humanité a devant elle un vrai avenir, et que cet avenir est à faire. Cette transformation du marxisme en théorie achevée (11f) contenait la mort de son inspiration révolutionnaire initiale. Elle signifiait une nouvelle aliénation au spéculatif, car elle transformait l'activité théorique vivante en contem- plation d'un système de relations données une fois pour toutes ; elle contenait en germe la transformation de la poli- tique en technique et en manipulation bureaucratique, puis- que la politique pouvait être désormais l'application d'un savoir acquis à un domaine délimité et à des fins précises. L'aliénation ne consistait pas, bien entendu, dans la théori- sation, mais dans la transformation de cette théorisation en absolu, en prétendue connaissance complète de l'être histo- rique, aussi bien comme être donné que comme sens (comme réalité empirique et comme essence). Cette prétendue connais- sance complète ne peut se baser que sur une méconnaissance complète de ce qu'est l'historique, nous l'avons vu et nous le verrons encore. Mais elle se base aussi sur une méconnais- sance complète de ce qu'est le théorique vrai ; car, par une dialectique évidente et qui s'est répétée cent fois dans l'his- toire, cette transformation du théorique en absolu est ce qui peut lui porter le plus préjudice, l'écrasant sous des préten- tions qu'il ne peut réaliser. Seule une mise en place du théori- que peut le restaurer dans sa vraie fonction et dignité. Mais cette mise en place du théorique est inséparable de la mise en place du pratique ; ce n'est que dans leur relation correcte qu'ils peuvent, l'un et l'autre, devenir vrais. SAVOIR ET FAIRE. Si ce que nous disons est vrai ; si non seulement le contenu spécifique du marxisme comme théorie est inaccep- table, mais l'idée même d'une théorie achevée et définitive est chimérique et mystificatrice, peut-on encore parler d'une révolution socialiste, maintenir le projet d'une transformation radicale de la société ? Une révolution, comme celle que visait le marxisme et comme celle que nous continuons de viser, n'est-elle pas une entreprise consciente ? Ne présuppose-t- elle pas à la fois une connaissance rationnelle de la société 11f) Lorsque nous parlons de théorie achevée, nous n'entendons évidemment pas la forme de la théorie ; peu importe si l'on peut ou non en trouver un exposé systématique « complet » (en fait, on le peut pour le marxisme), ou si les partisans de la théorie protestent et affirment qu'ils ne veulent pas constituer un nouveau système. Ce qui importe, c'est la teneur des idées, et celles-ci, dans le matéria- lisme historique, fixent irrévocablement la structure et le contenu de l'histoire de l'humanité. - 55 présente et la possibilité d'anticiper rationnellement la société future ? Dire qu'une transformation socialiste est possible et souhaitable n'est-ce pas dire que notre savoir effectif de la société actuelle garantit cette possibilité, que notre savoir anticipé de la société future justifie ce choix ? Dans les deux cas, n'y a-t-il pas la prétention de posséder en pensée l'orga- nisation sociale, présente et future, comme des totalités en acte, en même temps qu'un critère permettant de les juger? Sur quoi peut-on fonder tout cela, s'il n'y a pas et s'il ne peut pas y avoir une théorie et même, derrière cette théorie, une philosophie de l'histoire et de la société ? Ces questions, ces objections peuvent être formulées, et le sont effectivement, de deux points de vue diamétralement opposés mais qui finalement partagent les mêmes prémisses. Pour les uns, la critique des prétendues certitudes abso- lues du marxisme est intéressante, peut être même vraie mais irrecevable parce qu'elle ruinerait le mouvement révo- lutionnaire. Comme il faut maintenir celui-ci, il faut conser- ver coûte que coûte la théorie, quitte à en rabattre sur les prétentions et les exigences, quitte au besoin à fermer les yeux. . Pour les autres, puisqu'une théorie totale ne peut pas exister, on est forcé d'abandonner le projet révolutionnaire, à moins de le poser, en pleine contradiction avec son contenu, comme la volonté aveugle de transformer à tout prix une chose que l'on ne connaît pas en une autre que l'on connaît moins encore. Dans les deux cas, le postulat implicite est le même : sans théorie totale, il ne peut y avoir d'action consciente. Dans les deux cas, le fantasme du savoir absolu reste souve- rain. Et dans les deux cas, le même renversement ironique des valeurs se produit, L'homme qui se veut d'action concède en fait le primat à la théorie : il érige en critère suprême la possibilité de sauvegarder une activité révolutionnaire, mais fait dépendre cette possibilité du maintien au moins en appa- rence d'une théorie définitive. Le philosophe qui se veut radi- cal demeure prisonnier de ce qu'il a critiqué : une révolution consciente, dit-il présupposerait le savoir absolu; éternelle- ment absent, celui-ci reste quand même ainsi la mesure de nos actes et de notre vie. Mais ce postulat ne vaut rien. On soupçonne déjà qu'à nous mettre en demeure de choisir entre la géométrie et le chaos, entre le Savoir absolu et le réflexe aveugle, entre Dieu et la brute, ces objections se meuvent dans l'imaginaire pur et laissent échapper une paille, tout ce qui nous est et nous sera jamais donné, la réalité humaine. Rien de ce que nous faisons, rien de ce à quoi nous avons à faire n'est jamais de l'espèce de la transparence intégrale, pas plus que du désor- 56 dre moléculaire complet. Le monde historique et humain (c'est-à-dire, sous réserve d'un point à l'infini comme disent les mathématiciens, le monde tout court) est d'un autre ordre. On ne peut même pas l'appeler « le mixte », car il n'est pas fait d'un mélange ; l'ordre total et le désordre total ne sont pas des composantes du réel, mais des concepts limites que nous en abstrayons, plutôt des pures constructions qui prises absolument deviennent illégitimes et incohérentes. Elles appartiennent à ce prolongement imaginaire du monde créé par la philosophie depuis vingt-cinq sièces et dont nous devons nous débarrasser, si nous voulons cesser d'importer dans ce qui est à penser nos propres fantasmes. Le monde historique est le monde du faire humain. Ce faire est toujours en rapport avec le savoir, mais ce rapport est à élucider. Pour cette élucidation, nous allons nous appuyer sur deux exemples extrêmes, deux cas-limites : l' « activité réflexe » et la « technique ». On peut considérer une activité humaine « purement réflexe », absolument non consciente. Une telle activité n'au- rait, par définition, aucun rapport avec un Savoir quelconque. Mais il est clair aussi qu'elle n'appartient pas au domaine de l'histoire (11 g). On peut, à l'extrême opposé, considérer une activité « pure- ment rationnelle ». Celle-ci s'appuierait sur un savoir exhaus- tif ou pratiquement exhaustif de son domaine ; par pratique- ment exhaustif nous entendons que toute question ayant une portée pratique et pouvant émerger dans ce domaine serait décidable (12). En fonction de ce savoir et en conclusion des raisonnements qu'il permet, l'action se bornerait à poser dans la réalité les moyens des fins qu'elle vise, d'établir les causes qui amèneraient les résultats voulus. Un tel type d'ac- tivité est approximativement réalisé dans l'histoire, c'est la technique (13). Approximativement, parce qu'un savoir (11 g) Nous parlons bien entendu d'activités qui dépassent le corps du sujet et modifient substantiellement le monde extérieur. Le fonctionnement « biologique » de l'organisme humain est évidemment une autre affaire ; il comprend une infinité d'activités « réflexes » ou, non-conscientes. On conviendra que leur discussion ne peut pas éclairer le problème des rapports du savoir et du faire dans l'histoire. (12) Il suffit qu'elle soit décidable à partir de considérations de probabilité ; ce que nous disons ne présuppose pas une connaissance déterministe complète du domaine considéré. (13) La technique pour autant qu'elle s'applique à des objets. La technique au sens plus général utilisé couramment la « technique militaire », la « technique politique », etc., plus généralement les acti- vités que Max Weber englobait sous le terme Zweck-rationnel n'entre pas dans notre définition pour autant qu'elle a à faire à des hommes, pour les raisons qui seront expliquées dans le texte. 57 exhaustif ne peut pas exister (mais seulement des fragments d'un tel savoir) même à l'intérieur d'un domaine découpé, et que le découpage des domaines ne peut jamais être étan- che (14). On peut ramener sous ce concept d' « activité ration- nelle » une foule de cas qui, sans appartenir à la technique au sens strict, s'en approchent et que nous engloberons désor- mais aussi sous ce terme. L'activité répétitive d'un ouvrier sur la chaîne d'assemblage ; la solution d'une équation algé- brique du second degré pour celui qui en connaît la formule générale : la dérivation de nouveaux théorèmes mathématiques à l'aide du formalisme « mécanisé » de Hilbert ; beaucoup de jeux simples, etc., sont des exemples d'activité technique au sens large. Or l'essentiel des activités humaines ne peut être saisi ni comme réflexe ni comme technique. Aucun faire humain n'est non-conscient ; mais aucun ne pourrait continuer une seconde si on lui posait l'exigence d'un savoir exhaustif préa- lable, d'une élucidation totale de son objet et de son mode d'opérer. Cela est évident pour la totalité des activités « tri- viales » qui composent la vie courante, individuelle ou collec- tive. Mais ça l'est tout aussi pour les activités les plus « éle- vées », les plus lourdes de conséquences, celles qui engagent directement la vie d'autrui comme celles qui visent les créa- tions les plus universelles et les plus durables. Elever un enfant (que ce soit comme parent ou comme pédagogue), peut être fait dans une conscience et une lucidité plus ou moins grande, mais il est par définition exclu que cela puisse se faire à partir d'une élucidation totale de l'être de l'enfant et du rapport pédagogique. Lorsqu'un médecin, ou, mieux encore, un analyste (15) commence un traitement, pense-t-on lui demander de mettre préalablement son patient en concepts, de tracer les diagrammes de ses structures. conflic- tuelles. le cours ne varietur du traitement ? Ici, comme dans le cas du pédagogue, c'est de bien autre chose que d'une (14) Il ne s'agit pas de connaissance exhaustive dans l'absolu. L'ingénieur qui construit un pont ou un barrage n'a pas besoin de connaître la structure nucléaire de la matière ; il lui faut connaître la statique, la théorie de l'élasticité et de la résistance des matériaux, etc. Ce n'est pas la connaissance de la matière comme telle qui lui importe, mais la connaissance des facteurs qui peuvent avoir une importance pratique. Celle-ci existe dans la très grande majorité des cas; mais les surprises (et les catastrophes) qui surviennent de temps en temps en montrent les limites. Des réponses précises à une foule de questions sont possibles, mais non à toutes. Nous laissons bien entendu ici de côté l'autre limite essentielle de cette rationalité de la technique, à savoir que la technique ne peut jamais rendre compte des fins qu'elle sert. (15) Mieux encore, car en très grande partie la médecine actuelle se pratique de façon à la fois triviale et fragmentaire, le médecin s'efforçant presque d'agir en « technicien ». 58 - ignorance provisoire ou d'un silence « thérapeutique » qu'il s'agit. La maladie et le malade ne sont pas deux choses l'une contenant l'autre (pas plus que l'avenir de l'enfant n'est une chose contenue dans la chose enfant) dont on pourrait définir sous réserve d'enquête plus complète, les essences et le rapport réciproque ; elle est un mode d'être du malade dont la vie entière, passée mais aussi à venir, est en cause, et dont on ne peut fixer et clore à un certain moment la signification, puisqu'elle continue et par là modifie les significations passées. L'essentiel du traitement, comme l'essentiel de l'éducation, correspond au rapport même qui va s'établir entre le patient et le médecin, ou entre l'enfant et l'adulte, et à l'évolution de ce rapport, qui dépend de ce que l'un et l'autre feront. Ni au pédagogue, ni au médecin on ne demande de théorie complète de leur activité, qu'ils seraient du reste bien inca- pables de fournir. On n'en dira pas pour autant que ce sont là des activités aveugles, qu'élever un enfant ou traiter un malade c'est jouer à la roulette. Mais les exigences auxquelles nous confrontons le faire sont d'un autre ordre. Il en est de même pour les autres manifestations du faire humain, même celles où les autres ne sont pas explicitement impliqués, où le sujet « isolé » affronte une tâche ou une « impersonnelles ». Non seulement lorsqu'un artiste commence une cuvre, mais même lorsqu'un auteur commence un livre théorique, il sait et il ne sait pas ce qu'il va dire et il sait encore moins ce que ce qu'il dira voudra dire. Et il n'en va pas autrement pour l'activité la plus « rationnelle » de toutes, l'activité théorique. Nous disions plus haut que l'uti- lisation du formalisme de Hilbert pour la dérivation en quel- que sorte mécanique de nouveaux théorèmes est une activité technique. Mais la tentative de constituer ce formalisme en elle-même n'est absolument pas une technique, mais bel et bien un faire, une activité consciente mais qui ne peut garan- tir rationnellement ni ses fondements, ni ses résultats ; la preuve, si l'on ose dire, c'est qu'elle a grandiosement échoué (16). Plus généralement, si l'application de résultats et de méthodes « éprouvées » à l'intérieur de telle ou telle branche des mathématiques est assimilable à une technique, la recher- che mathématique dès qu'elle s'approche des fondements ou des conséquences extrêmes de la discipline révèle son essence de faire ne reposant sur aucune certitude ultime. L'édification de la mathématique est un projet que l'humanité poursuit depuis des millénaires et au cours duquel l'affermissement de la rigueur à l'intérieur de la discipline a entraîné ipso facto une incertitude croissante à la fois quant aux fondements et ceuvre (16) Lorsqu'il a été démontré qu'il est impossible de démontrer la non-contradiction des systèmes ainsi constitués, et qu'il peut y appa- raître des propositions non décidables (Gödel, 1931). 59 quant au sens de cette activité (17). Quant à la physique, ce n'est même pas un faire, c'est un Western où les coups de théâtre se succèdent à un rythme constamment accéléré lais- sant ahuris les acteurs mêmes qui les ont déclenchés. La théorie comme telle est un faire, la tentative toujours incertaine de réaliser le projet d'une élucidation du monde (17 a). Et cela vaut autant pour cette forme suprême ou extrême de théorie qu'est la philosophie, tentative de penser le monde sans savoir ni d'avance, ni après, si le monde est effectivement pensable, ni même ce que penser veut dire au juste. C'est pour cela du reste, qu'on n'a pas à « dépasser la philosophie en la réalisant ». La philosophie est « dépassée » dès qu'on a « réalisé » « réalisé » ce qu'elle est : elle est philosophie, c'est-à-dire à la fois beaucoup et très peu. On a « dépassé » la philosophie à savoir : non pas oublié, encore moins méprisé, mais : mis en place dès qu'on a compris qu'elle n'est qu'un projet, nécessairé mais incertain quant à son ori- gine, sa portée et son destin ; pas exactement une aventure, peut-être, mais pas une partie d'échecs non plus et rien moins que réalisation de la transparence totale du monde pour le sujet et du sujet pour lui-même. Et si la philosophie venait poser, à une politique qui se voudrait lucide à la fois et radi- cale, le préalable de la rigueur totale et lui demandait de se fonder intégralement en raison, la politique serait en droit de lui répondre : n'avez-vous donc pas des miroirs chez vous ? (17) L'incertitude était beaucoup moindre chez les Grecs, lorsque le fondement « rationnel », pour eux, de la rigueur mathématique, était d'une nature nettement « irrationnelle » pour nous (essence divine du nombre ou caractère naturel de l'espace comme réceptacle du cosmos) qu'elle ne l'est chez les modernes, où la tentative d'éta- blir cette rigueur intégralement a conduit à faire exploser l'idée qu'il puisse y avoir un fondement rationnel de la mathématique. Il n'est pas inutile pour notre propos de rappeler aux nostalgiques des certi- tudes absolues le destin proprement tragique de la tentative de Hilbert, proclamant que son programme était « d'éliminer du monde une fois pour toutes les questions de fondement » (« die Grundlagen- fragen einfürallemal aus der Welt zu schaffen ») et déclenchant par là même un travail qui allait montrer, et même démontrer, que la question des fondements sera toujours de ce monde comme question insoluble. Une fois de plus, l'hybris provoquait la nemesis. (17 a) Le moment de l'élucidation est toujours nécessairement contenu dans le faire. Mais il n'en résulte pas que faire et théorie sont symétriques, au même niveau, chacun englobant l'autre. Le faire constitue l'univers humain dont la théorie est un segment. L'huma- nité est engagée dans une activité consciente multiforme, elle se définit comme faire (qui contient l'élucidation dans le contexte et à propos du faire comme moment nécessaire mais non souverain). La théorie comme telle est un faire spécifique, elle émerge lorsque le moment de l'élucidation devient projet pour lui-même. En ce sens on peut dire qu'il y a effectivement un « primat de la raison pratique ». On peut concevoir, et il y a eu pendant des millénaires, une huma- nité sans théorie ; mais il ne peut exister d'humanité sans faire. 60 ou bien votre activité consiste-t-elle à établir des étalons qui valent pour les autres mais auxquels elle-même est incapable de se mesurer ? Enfin, si les techniques particulières sont des « activités rationnelles » la technique elle-même (nous utilisons ici ce mot avec son sens restreint courant), ne l'est absolument pas. Les techniques appartiennent à la technique, mais la techni- que elle-même n'est pas du technique. Dans sa réalité histori- que la technique est un projet dont le sens reste incertain, l'avenir obscur, et la finalité indéterminée, étant évidemment bien entendu que l'idée de nous rendre « maîtres et posses- seurs de la nature » ne veut strictement rien dire. Exiger que le projet révolutionnaire soit fondé sur une théorie complète, c'est donc en fait assimiler la politique à une technique, et poser son domaine d'action -- l'histoire comme objet possible d'un savoir fini et exhaustif. Inverser ce raisonnement, et conclure de l'impossibilité d'un tel savoir à l'impossibilité de toute politique révolutionnaire lucide, c'est finalement rejeter toutes les activités humaines et l'his- toire en bloc, comme insatisfaisantes d'après un standard imaginaire. Mais la politique n'est ni concrétisation d'un Savoir absolu, ni technique, ni volonté aveugle d'on ne sait quoi ; elle appartient à un autre domaine, celui du faire, et à ce mode spécifique du faire qu'est la praxis. PRAXIS ET PROJET. Nous appelons praxis ce faire dans lequel l'autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l'agent essentiel du développement de leur propre autonomie. La vraie politique, la vraie pédagogie, la vraie médecine, pour autant qu'elles ont jamais existé, appartiennent à la praxis. Dans la praxis il y a un à faire, mais cet à faire est spéci- fique : c'est précisément le développement de l'autonomie de l'autre ou des autres (ce qui n'est pas le cas dans les relations simplement personnelles, comme l'amitié ou l'amour, où cette autonomie est reconnue mais son développement n'est pas posé comme un objectif à part, car ces relations n'ont pas de finalité extérieure à la relation même). On pourrait dire que pour la praxis l'autonomie de l'autre ou des autres est à la fois la fin et le moyen ; la praxis est ce qui vise le déve- loppement de l'autonomie comme fin et utilise à cette fin l'autonomie comme moyen. Cette façon de parler est commode, car aisément compréhensible. Mais elle est, à strictement parler, un abus de langage, et les termes fin et moyen sont absolument impropres dans ce contexte. La praxis ne se laisse 61 pas ramener à un schéma de fins et de moyens (17b). Le schéma de la fin et des moyens appartient précisément en propre à l'activité technique, car celle-ci a à faire avec une vraie fin, une fin qui est une fin, une fin finie et définie qui peut être posée comme un résultat nécessaire ou probable, en vue duquel le choix des moyens revient à une question de calcul plus ou moins exact ; avec cette fin, les moyens n'ont aucun rapport interne, simplement une relation de cause à effet. Mais, dans le praxis, l'autonomie des autres n'est pas une fin, elle est, sans jeu de mots, un commencement, tout ce qu'on veut sauf une fin ; elle n'est pas finie, elle ne se laisse pas définir par un état ou des caractéristiques quelconques. Il y a rapport interne entre ce qui est visé (le développement de l'autonomie) et ce par quoi il est visé (l'exercice de cette auto- nomie), ce sont deux moments d'un processus ; enfin, tout en se déroulant, bien entendu, dans des conditions données qui la conditionnent et devant prendre en considération le réseau complexe de relations causales qui parcourent son terrain, la praxis ne peut jamais réduire le choix de sa façon d'opérer à un simple calcul ; non pas celui-ci serait trop compliqué, mais qu'il laisserait par définition échapper le facteur essentiel - l'autonomie. La praxis est, certes une activité consciente et ne peut exister que dans la lucidité ; mais elle est tout autre chose que l'application d'un savoir préalable (et ne peut pas se justifier par l'invocation d'un tel savoir ce qui ne veut pas dire qu'elle ne peut pas se justifier). Elle s'appuie sur un savoir, mais celui-ci est toujours fragmentaire et provi- soire. Il est fragmentaire, car il ne peut pas y avoir de théorie exhaustive de l'homme et de l'histoire ; il est provisoire, car la praxis elle-même fait surgir constamment un nouveau savoir, car elle fait parler le monde dans un langage à la fois singu- lier et universel. C'est pourquoi ses rapports avec la théorie, la vraie théorie correctement conçue, sont infiniment plus intimes et plus profonds que ceux de n'importe quelle, tech- nique ou pratique « rigoureusement rationnelle », pour (17 b) « Mon métier, mes enfants sont-ils pour moi des fins, ou des moyens, ou l'un et l'autre tour à tour ? Ils ne sont rien de tout cela : certainement pas des moyens de ma vie, qui se perd en eux au lieu de se servir d'eux, et beaucoup plus encore que des fins, puis- qu'une fin est ce que l'on veut et que je veux mon métier, mes enfants, sans mesurer d'avance jusqu'où cela m'entraînera et bien au-delà de ce que je peux connaître d'eux. Non que je me voue à je ne sais quoi : Je les vois avec le genre de précision que comportent les choses existantes, je les reconnais entre tous, sans savoir entière- ment de quoi ils sont faits. Nos décisions concrètes ne visent pas des significations closes. » Cette phrase de Maurice Merleau Ponty (Les aventures de la dialectique, N.R.F. 1955, p. 172) contient la définition la plus proche, à notre connaissance, de la praxis. 62 laquelle la théorie n'est qu'un code de prescriptions mortes et qui ne peut jamais rencontrer, dans ce qu'elle manie, le sens. La constitution parallèle de la pratique et de la théorie psychanalytique par Freud, de 1886 à sa mort, fournissent pro- bablement la meilleure illustration de ce double rapport. La théorie ne pourrait pas être donnée préalablement, puis- qu'elle émerge constamment de l'activité elle-même. Elucida- tion et transformation du réel progressent, dans la praxis, dans un conditionnement réciproque. Et c'est cette double progres- sion qui est la justification de la praxis. Mais, dans la structure logique de l'ensemble qu'elles forment, l'activité précède l'élu- cidation ; car pour la praxis l'instance ultime n'est pas l'élu- cidation, mais la transformation du donné (18). Nous avons parlé de savoir fragmentaire et provisoire et cela peut donner l'impression que l'essentiel de la praxis (et de tout le faire) est négatif, une privation ou une déficience par rapport à une autre situation qui elle serait pleine, dispo- serait d'une théorie exhaustive ou du Savoir absolu. Mais cette apparence tient au langage, asservi à une manière plusieurs fois millénaire de traiter les problèmes et qui consiste à juger ou à penser le réel d'après l'imaginaire. Si nous étions sûrs de nous faire comprendre, si nous n'avions pas à tenir compte des préjugés et présupposés tenaces qui dominent les esprits même les plus critiques, nous dirions simplement : la praxis s'appuie sur un savoir effectif (limité, bien entendu, provi- soire, bien entendu comme tout ce qui est effectif) et nous n'aurions pas senti le besoin d'ajouter : étant une acti- vité lucide, elle ne peut évidemment pas invoquer le fantasme d'un savoir absolu imaginaire. Ce qui fonde la praxis n'est pas une déficience temporaire de notre savoir, qui pourrait être progressivement réduite ; c'est encore moins la transfor- mation de l'horizon présent de notre savoir en borne abso- lue (19). La lucidité « relative » de la praxis n'est pas un pis- aller, un faute-de-mieux non seulement parce qu'un tel « mieux » n'existe nulle part, mais parce qu'elle est l'au- tre face de sa substance positive : l'objet même de la praxis c'est le nouveau, ce qui ne se laisse pas réduire au simple décalque matérialisé d'un ordre rationnel préconstitué, en (18) Dans une science expérimentale ou d'observation il peut sembler également que l' « activité » précède l'élucidation ; mais elle ne la précède que dans le temps, non dans l'ordre logique. On procède à une expérience pour élucider, non l'inverse. Et l'activité de l'expé rimentateur n'est transformatrice qu'en un sens superficiel ou formel: elle ne vise pas la transformation de son objet comme telle, et, si elle le modifie, c'est pour en faire apparaître une autre couche comme « identique » ou « constante ». (19) A supposer que la physique puisse atteindre un jour un « savoir exhaustif » de son objet (supposition du reste absurde), cela n'affecterait en rien ce que nous disons de la praxis historique. 63 a été d'autres termes le réel même et non un artefact stable, limité et mort. Cette lucidité « relative » correspond également à un autre aspect de la praxis tout aussi essentiel ; c'est que son sujet lui-même est constamment transformé à partir de cette expé- rience où il est engagé, qu'il fait mais qui le fait aussi. « Les pédagogues sont éduqués », « le poème fait son poète ». Et il va de soi qu'il en résulte une modification continue, dans le fond et dans la forme, du rapport entre un sujet et un objet qui ne peuvent pas être définis une fois pour toutes. Ce qu'on a appelé jusqu'ici la politique a été, presque toujours, un mélange dans lequel la part de la manipulation, qui traite les hommes comme des choses à partir de leurs propriétés et de leurs réactions supposées connues, a dominante. Ce que nous appelons la politique révolutionnaire est une praxis qui se donne comme objet l'organisation et l'orientation de la société en vue de l'autonomie de tous, reconnaît que celle-ci présuppose une réorganisation et une réorientation de la société et que celles-ci à leur tour ne seront possibles que par le déploiement de l'activité autonome des hommes. On conviendra facilement sous bénéfice d'inventaire de quelques brèves phases de l'histoire) qu'une telle politique n'a pas existé jusqu'ici. Comment et pourquoi pourrait-elle exister maintenant ? Sur quoi pourrait-elle s'appuyer? La réponse à cette question renvoie à la discussion du contenu même du projet révolutionnaire, qui est précisément la réorganisation et la réorientation de la société par l'action autonome des hommes. Le projet c'est l'élément de la praxis (et de toute acti- vité). C'est une praxis déterminée, considérée dans ses liens avec le réel, dans la définition concrétisée de ses objectifs, dans la spécification de ses médiations. C'est l'intention d'une trans- formation du réel, guidée par une représentation du sens de cette transformation, prenant en considération les conditions réelles et animant une activité. Il ne faut pas confondre projet et plan. Le plan correspond au moment technique d'une activité, lorsque con- ditions, objectifs, moyens peuvent être et sont déterminés « exactement », et lorsque l'ordination réciproque des moyens et des fins s'appuie sur un savoir suffisant du domaine con- cerné. (Il en résulte que l'expression «plan économique », commode par ailleurs, constitue à proprement parler.un abus de langage). Il faut également distinguer projet et activité du « sujet éthique » de la philosophie traditionnelle. Celle-ci est guidée - comme le navigateur par l'étoile polaire, suivant la fameuse image de Kant — par l'idée de moralité, mais elle s'en trouve 64 en même temps à distance infinie. Il y a donc non-coïncidence perpétuelle entre l'activité réelle d'un sujet éthique, et l'idée morale, en même temps qu'il y a rapport. Mais ce rappori reste équivoque, car l'idée est à la fois fin et non-fin ; fin, car elle exprime sans excès ni défaut ce qui devrait être ; non-fin, puisque par principe il n'est pas question qu'elle soit atteinte ou réalisée. Mais le projet vise sa réalisation comme moment essentiel. S'il y a décalage entre représentation et réalisation il n'est pas de principe, ou plutôt il relève d'autres catégories que l'écart entre « idée » et « réalité » : il renvoie à une nou- velle modification aussi bien de la représentation que de la réalité. Ce qui est, à cet égard, le noyau du projet, c'est un sens et une orientation (direction vers) qui ne se laisse pas simplement fixer en « idées claires et distinctes » et qui dépasse la représentation même du projet. Lorsqu'il s'agit de politique, la représentation de la trans- formation visée, la définition des objectifs, peut prendre et doit nécessairement prendre, dans certaines conditions la forme du programme. Le programme est une concrétisation provisoire des objectifs du projet sur des points jugés essen- tiels dans les circonstances données, en tant que leur réali- sation par sa propre dynamique entraînerait ou faciliterait la réalisation de l'ensemble du projet. Le programme n'est qu'une figure fragmentaire et provisoire du projet. Les pro- grammes passent, le projet reste. Comme de n'importe quoi d'autre, il peut y avoir facilement déchéance et dégénéres- cence du programme ; le programme peut être pris comme un absolu, l'activité et les hommes s'aliéner au programme. Cela en soi ne prouve rien contre la nécessité du programme. Mais notre propos ici n'est pas la philosophie de la pra- tique comme telle, ni l'élucidation du concept de projet pour lui-même. Nous voulons montrer la possibilité et expliciter le sens du projet révolutionnaire, comme projet de transforma- tion de la société présente en une société organisée et orientée vue de l'autonomie de tous, cette transformation étant effectuée par l'action autonome des hommes tels qu'ils sont produits par la société présente (19 a). Ni cette discussion, ni aucune autre ne se fait jamais sur une table rase. Ce que nous disons aujourd'hui s'appuie nécessairement sur et cela certes pourrait dire, si nous n'y prêtions pas attention : s'englue dans - ce qui a déjà été dit depuis longtemps, par d'autres et par nous. Les conflits en (19 a) Cela signifie : une révolution des masses travailleuses éli- minant la domination de toute couche particulière sur la société et instaurant le pouvoir des Conseils de travailleurs sur tous les aspects de la vie sociale. Sur le programme concrétisant dans les circonstances historiques actuelles les objectifs d'une telle révolution, V., dans le N22 de cette revue, P. Chaulieu, Sur le contenu du socialisme. 65 qui déchirent la société présente, l'irrationalité qui la domi- ne ; l'oscillation perpétuelle des individus et des masses entre la lutte et l'apathie, l'incapacité du système de s’accommoder de celle-ci comme de celle-là ; l'expérience des révolutions passées et ce qui est, de notre point de vue, la ligne ascen- dante qui relie leurs sommets ; les possibilités d'une organi- sation socialiste de la société, et ses modalités pour autant qu'on peut les définir dès maintenant tout cela, est forcé- ment présupposé dans ce que nous disons et il n'est pas pos- sible de le reprendre ici. Ici, nous voulons seulement éclairer les questions principales ouvertes par la critique du marxisme et le rejet de son analyse du capitalisme, de sa théorie de l'histoire, de sa philosophie générale. S'il n'y a pas d'ana- lyse économique qui puisse montrer dans un mécanisme objec- tif à la fois les fondements de la crise de la société présente et la forme nécessaire de la société future, quelles peuvent être les bases du projet révolutionnaire dans la situation réelle, et d'où peut-on tirer une idée quelconque sur une autre société ? La critique du rationalisme n'exclut-elle pas que l'on puisse établir une « dynamique révolutionnaire » destruc- tive et constructive ? Comment peut-on poser un projet révo- lutionnaire sans vouloir saisir la société présente, et surtout future, comme totalité et qui plus est, totalité rationnelle, sans retomber donc dans les pièges que l'on vient de mon- trer ? Une fois qu'on a éliminé la garantie des « processus objectifs », qu'est-ce qui reste ? Pourquoi voulons-nous la révolution et pourquoi les hommes la voudraient-ils ? Pourquoi en seraient-ils capables, et cette idée d'une révolu- tion socialiste ne présuppose-t-elle pas l'idée d'un « homme total » à venir, d'un sujet absolu, que nous avons dénoncée ? Que signifie, au juste, l'autonomie, et jusqu'à quel point est- elle réalisable ? Tout cela ne gonfle-t-il pas démesurément le rôle du conscient, ne fait-il pas de l'aliénation un mauvais rêve dont nous serions sur le point de nous réveiller, de l'his- toire précédente un malheureux hasard ? Y a-t-il un sens à postuler un renversement radical, ne poursuit-on pas l'illusion d'un absolument nouveau ? N'y a-t-il pas, derrière tout cela, une autre philosophie de l'histoire ? LES RACINES SOCIALES DU PROJET REVOLUTIONNAIRE Il ne peut pas y avoir de théorie achevée de l'histoire, et l'idée d'une rationalité totale de l'histoire est absurde. Mais l'historie et la société ne sont pas non plus ir-ration- nelles dans un sens positif. Nous avons déjà essayé de mon- 66 - trer (20) que rationnel et non-rationnel sont constamment croisés dans la réalité historique et sociale, et c'est précisé- ment ce croisement qui est la condition de l'action. Le réel historique n'est pas intégralement et exhausti- vement rationnel. S'il l'était, il n'y aurait jamais un problème du faire, car tout serait déjà dit. Le faire implique que le réel n'est pas rationnel de part en part ; il implique aussi qu'il n'est pas non plus un chaos, qu'il comporte des stries, des lignes de force, des nervures qui délimitent le possible, le faisable, indiquent le probable, permettent à l'action de trouver des points d'appui dans le donné. Qu'il en soit ainsi, la simple existence de sociétés insti- tuées suffit à le montrer. Mais, en même temps que les « raisons » de sa stabilité, la société actuelle révèle également à l'analyse ses lézardes et les lignes de force de sa crise. La discussion sur le rapport du projet révolutionnaire avec la réalité doit être délogée du terrain métaphysique de l'inéluctabilité historique du socialisme - ou de l'inéluctabi- lité historique du non-socialisme. Elle doit être, pour com- mencer, une discussion sur la possibilité d'une transformation de la société dans un sens donné. Cette discussion, nous nous limiterons ici de l'entamer sur deux exemples (20 a). Dans cette activité sociale fondamentale qu'est le travail, et dans les rapports de production où ce travail s'effectue, l'organisation capitaliste se présente, depuis ses débuts, comme dominée par un conflit central. Les travailleurs n'acceptent qu'à moitié, n'exécutent pour ainsi dire que d'une seule main les tâches qui leur sont assignées. Les travailleurs ne peuvent pas participer effectivement à la production, et ne peuvent pas ne pas y participer. La direction ne peut pas ne pas exclure les travailleurs de la production et elle ne peut pas les en exclure. Le conflit qui en résulte qui est à la fois « externe », entre dirigeants et exécutants, et « intériorisé », au sein de chaque exécutant et de chaque dirigeant – pour- rait s'enliser et s'estomper si la production était statique ei la technique pétrifiée : mais l'expansion économique et le boule- versement technologique continu le ravivent constamment. La crise de l'entreprise capitaliste présente de multiples autres aspects, et si l'on n'en considérait que les étages supé- rieurs, on pourrait peut-être parler seulement de « dysfonc- tionnement bureaucratique ». Mais à la base, au rez-de-chaus- sée des ateliers et des bureaux, il ne s'agit pas de « dysfonc- (20) Dans la deuxième partie de ce texte, No 37 de cette revue, p. 32 à 43. (20 a) Encore une fois, notre discussion ici ne peut être que très partielle, et nous sommes obligés de renvoyer aux divers textes qui ont été déjà publiés dans cette revue sur ces questions. 67 tionnement », il s'agit bel et bien d'un conflit qui s'exprime dans une lutte incessante, même si elle est implicite et mas- quée. Longtemps avant les révolutionnaires, ce sont les théo- riciens et praticiens capitalistes qui en ont découvert l'exis- tence et la gravité, et l'on correctement décrit même s'ils se sont, naturellement, arrêtés avant les conclusions auxquelles cette analyse pourrait les conduire, et s'ils sont restés dominés par l'idée de trouver, coûte que coûte, une « solution » sans déranger l'ordre existant. Ce conflit, cette lutte, ont une logique et une dynamique d'où trois tendances émergent : les ouvriers s'organisent dans des groupes informels et opposent une « contre-gestion » fragmentaire du travail à la gestion officielle établie par la direction, les ouvriers mettent en avant des revendications con- cernant les conditions et l'organisation du travail, -. lors des phases de crise sociale, les ouvriers revendi- qu ouvertement et directement la gestion de la production, et essaient de la réaliser (Russie 1917-18, Catalogne 1936-37, Hongrie 1956) (21). Ces tendances traduisent le même problème à travers des pays et des phases différentes. L'analyse des conditions de la production capitaliste montre qu'elles ne sont pas accidentel- les, mais consubstantielles aux caractères les plus profonds de cette production. Elles ne sont pas amendables ou élimina- bles par des réformes partielles du système, puisqu'elles décou- lent du rapport capitaliste fondamental, la division du pro- cessus du travail en un moment de direction et un moment d'exécution portés par des pôles sociaux différents. Le sens qu'elles incarnent définit, au-delà du cadre de la production, un type d'antinomie, de lutte, et de dépassement de cette antinomie, essentiel à la compréhension d'un grand nombre d'autres phénomènes de la société contemporaine. Bref, ces (21) Lorsque nous parlons de logique et de dynamique, c'est évidemment de logique et de dynamique historiques qu'il s'agit. Pour l'analyse de la lutte informelle dans la production, v. dans les Nos pré- cédents de cette revue, D. Mothé, L'usine et la gestion ouvrière (Nº: 22), P. Chaulieu, Sur le contenu du socialisme (Nº 23) ; pour les revendi- cations « gestionnaires », Les grèves sauvages de l'industrie automo- bile américaine et Les grèves des dockers anglais (N° 18) et P. Chau- lieu, Les grèves de l'automation en Angleterre (Nº 19). ; pour les Conseils ouvriers hongrois et leurs revendications, v. l'ensemble des textes sur la révolution hongroise publiés dans le No 20 de cette revue et Pannonicus, Les Conseils ouvriers de la révolution hongroise (N° 21). Par ailleurs, rappelons qu'il apparaît dans cette lutte une dialectique permanente : de même que les moyens utilisés par la direction contre les ouvriers peuvent être repris par ceux-ci et retournés contre elle, de même la direction arrive à récupérer des positions conquises par les ouvriers et à la limite à utiliser même leur organisation infor- melle. Mais chacune de ces récupérations suscite à la longue une réponse à un autre niveau. 68 phénomènes sont articulés entre eux, articulés à la structure fondamentale du capitalisme, articulés au reste des relations sociales ; et ils expriment non seulement un conflit, mais une tendance vers la solution de ce conflit par la réalisation de la gestion ouvrière de la production, qui implique l'élimina- tion de la bureaucratie. Nous avons ici, dans la réalité sociale même, une structure conflictuelle et un germe de solution (22). C'est donc une description et une analyse critiques de ce qui est qui dégage, dans ce cas, une racine de projet révolu- tionnaire. Cette description et cette analyse ne sont même pas, à vrai dire, « les nôtres » dans un sens spécifique. Notre théo- risation ne fait que mettre en place ce que la société dit déjà confusément d'elle-même à tous les niveaux. Ce sont les diri- geants capitalistes ou bureaucrates qui se plaignent constam- ment de l'opposition des hommes ; ce sont leurs sociologues qui l'analysent, existent pour la désamorcer, et avouent la plu- part du temps que c'est impossible. Ce sont les ouvriers qui, dès qu'on y regarde de plus près, combattent constamment l'organisation existante de la production, même s'ils ne savent pas qu'ils le font. Et, si nous pouvons être contents d'avoir « prédit » longtemps à l'avance le contenu de la révolution hongroise, (22 a), nous ne l'avons quand même pas inventée (pas plus que la Yougoslavie où le problème est posé, même si c'est de façon en grande partie mystifiée). La société elle- même parle de sa crise, dans un langage qui dans ce cas exige à peine une interprétation (22 b). Une section de la (22) On rencontrera des sociologues sourcilleux qui protesteront : comment peut-on englober sous la même signification des données provenant de domaines aussi différents que les enquêtes de la socio- logie industrielle, les grèves de la Standard en Angleterre et de la General Motors aux Etats-Unis, et la révolution hongroise ? C'est manquer à toutes les règles méthodologiques. Les mêmes critiques hypersensibles tombent cependant en transes lorsqu'ils voient Freud rapprocher le « retour du refoulé » chez un patient au cours d'une analyse et chez le peuple juif tout entier dix siècles après le « meurtre » supposé de Moïse. (22 a) En affirmant, depuis 1948, que l'expérience de la bureau- cratisation faisait désormais de la gestion ouvrière de la production la revendication centrale de toute révolution (S. ou B., No 1). (22 b) Nous avons, pour notre part, repris ces analyses et, aidés par les matériaux concrets apportés par des ouvriers qui vivent constamment ce conflit, essayé d'en élucider la signification et d'en tirer au clair les conclusions. Cela nous a valu récemment, de la part de marxistes réformés, comme Lucien Sebag, le reproche de « partia- lité » (Marxisme et structuralisme, Payot, 1964, p. 130) : nous aurions commis le péché d' « admettre que la vérité de l'entreprise est concrè- tement donnée à certains de ses membres, à savoir les ouvriers ». Autrement dit : constater qu'il y a une guerre ; que les deux adver- saires sont d'accord sur son existence, son déroulement, ses moda- lités, et même ses causes, ce serait prendre un point de vue partiel et partial. On se demande alors ce qui, pour L. Sebag, ne l'est pas : serait-ce le point de vue des professeurs d'Université ou des « cher- cheurs », qui, eux, n'appartiendraient peut-être à aucun sous-groupe 69 société, celle qui est le plus vitalement intéressée à cette crise et qui, de surcroît comprend la grande majorité, se comporte dans les faits d'une manière qui à la fois constitue la crise et en montre une issue possible ; et, dans certaines conditions, s'attaque à l'organisation présente, la détruit, commence à la remplacer par une autre. Dans cette autre organisation dans la gestion de la production par les producteurs – il est impossible de ne pas voir l'incarnation de l'autonomie dans le domaine fondamental du travail. Les questions que l'on peut poser légitimement ne sont donc pas : où voyez-vous la crise, d'où tirez-vous une solution. La question est : cette solution, la gestion ouvrière, est-elle vraiment possible, est-elle réalisable durablement ? Et, à sup- poser que, considérée « en elle-même » elle apparaisse possi- ble, la gestion ouvrière n'implique-t-elle pas beaucoup plus que la gestion ouvrière ? Aussi près, aussi profond qu'on essaie de regarder, la gestion de l'entreprise par la collectivité de ceux qui y tra- vaillent ne fait apparaître aucun problème insurmontable ; elle fait voir, au contraire, la possibilité d'éliminer une foule extraordinaire de problèmes qui entravent constamment le social ? Ou bien veut-il dire qu'on ne peut jamais rien dire sur la société, et alors pourquoi écrit-il ? Sur ce plan un théoricien révolu- tionnaire n'a pas besoin de postuler que la « vérité de l'entreprise » est donnée à certains de ses membres ; le discours des capitalistes, une fois analysé, ne dit pas autre chose, de haut en bas la société parle de sa crise. Le problème commence lorsqu'on veut savoir ce que l'on veut faire de cette crise (ce qui sur-détermine en fin de compte les analyses théoriques) ; alors effectivement on ne peut que se placer au point de vue d'un groupe particulier (puisque la société est divi- sée), mais aussi la question n'est plus « la vérité de l'entreprise » (ou de la société) telle qu'elle est, mais la « vérité » de ce qui est à faire par ce groupe contre un autre. A ce moment-là on prend effective- ment parti, mais cela vaut pour tout le monde, y compris pour le philosophe qui, en tenant des discours sur l'impossibilité de prendre parti, prend effectivement parti pour ce qui est et donc pour quelques- uns. Du reste, Sébag mélange dans sa critique deux considérations différentes : la difficulté dont nous venons de parler, et qui provien- drait du fait que le « sociologue marxiste » essaie d'exprimer une « signification globale de l'usine » dont le dépositaire serait le prolé- tariat, qui n'est qu'une partie de l'usine ; et la difficulté relative à la « disparité des attitudes et des prises de position ouvrières », que le sociologue marxiste résoudrait en privilégiant « certaines conduites », « en s'appuyant sur un schéma plus général portant sur la société capitaliste dans son ensemble ». Cette difficulté existe, certes, mais elle n'est nullement une malédiction spécifique dont souffrirait le sociologue marxiste ; elle existe pour toute pensée scientifique, pour toute pensée tout court, pour le discours le plus quotidien lui-même. Que je parle de sociologie, d'économie, de météorologie ou du compor- tement de mon boucher, je suis obligé constamment de distinguer ce qui me paraît significatif du reste, de privilégier certains aspects et de passer sur d'autres. Je le fais d'après des critères, des règles et des conceptions qui sont toujours discutables et qui sont révisés pério 70 fonctionnement de l'entreprise aujourd'hui, provoquant un gaspillage et une usure matériels et humains immenses (22 c). Mais il devient en même temps clair que le problème de la gestion de l'entreprise dépasse largement l'entreprise et la production, et renvoie au tout de la société ; et que toute solution de ce problème implique un changement radical dans l'attitude des hommes à l'égard du travail et de la collectivité. Nous sommes ainsi conduits à poser les questions de la société comme totalité, et de la responsabilité des hommes - que nous examinons plus loin. L'économie fournit un deuxième exemple, permettant d'éclairer d'autres aspects du problème. Nous avons essayé de montrer qu'il n'y a pas et qu'il ne peut pas y avoir de théorie systématique et complète de l'éco- nomie capitaliste (23). La tentative d'établir une telle théorie se heurte à l'influence déterminante qu'exerce sur l'économie un facteur non réductible à l'économique, à savoir la lutte de classe elle se heurte aussi, à un autre niveau, à l'impossi- bilité d'établir une mesure des phénomènes économiques, qui se présentent cependant comme grandeurs. Cela n'empêche pas qu'une connaissance de l'économie soit possible, et qu'elle puisse dégager un certain nombre de constatations et de ten- dances (sur lesquelles, évidemment, la discussion précise est ouverte). Concernant les pays industrialisés, ces constatations sont, à notre point de vue : – La productivité .du travail croît à un rythme qui va en s'accélérant ; en tout cas, on ne voit pas la limite de cette croissance. Malgré l'élévation continue du niveau de vie, un pro- blème d'absorption des fruits de cette productivité commence à se poser virtuellement, aussi bien sous la forme de la satu- ration de la plupart des besoins traditionnels, que sous forme de sous-emploi latent d'une part croissante de la main- d'oeuvre. Le capitalisme répond à ces deux phénomènes par la fabrication synthétique de nouveaux besoins, la manipu- lation des consommateurs, le développement d'une mentalité ; diquement mais je ne peux cesser de le faire à moins de cesser de penser. On peut critiquer concrètement le fait de privilégier ces conduites-ci, non pas le fait de privilégier comme tel. Il est triste de constater une fois de plus que les prétendus dépassements du marxisme sont dans l'écrasante majorité des cas de pures et simples régressions fondées non pas sur un nouveau savoir mais sur l'oubli de ce qui était auparavant appris mal appris, il faut croire. (22 c) Pour la justification de ce qui est dit ici, nous sommes obligés de demander au lecteur de se reporter au texte de D. Mothé, L'usine et la gestion ouvrière, dans le No 22 de cette revue, comme aussi au texte de S. Chatel publié dans le présent numéro. (23) V. Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne, N° 31 de cette revue, pp. 69 à 81. - 71 de « statut » et de rang social liés au niveau de consommation, la création ou le maintien d'emplois démodés ou parasitaires. Mais il n'est nullement certain que ces expédients suffisent longtemps. Il y a deux issues apparentes : tourner, de plus en plus, l'appareil de production vers la satisfaction des << besoins collectifs » (dans leur définition et conception capi- taliste, bien entendu) ce qui paraît difficilement compati- ble avec la mentalité économique privée qui est le nerf du système à l'Ouest aussi bien qu'à l'Est (une telle politique impliquerait une croissance beaucoup plus rapide des « impôts » que des salaires) ; ou bien, introduire une réduc- tion de plus en plus rapide du temps de travail, qui, dans le contexte social actuel, créerait certainement des problèmes énormes (24). Dans les deux cas, ce qui est à la base du fonc- tionnement du système, la motivation et la contrainte écono- mique, prendrait un coup probablement irréparable (25). De plus, si ces solutions sont « rationnelles » du point de vue des intérêts du capitalisme comme tel, elles ne le sont pas le plus souvent du point de vue des intérêts spécifiques des groupes capitalistes et bureaucratiques dominants et influents. Dire qu'il n'y a pas d'impossibilité absolue pour le capitalisme de sortir de la situation qui se crée actuellement, ne signifie pas qu'il y a la certitude qu'il en sortira. La résistance acharnée et jusqu'ici victorieuse qu'opposent les groupes dominants aux Etats-Unis à l'adoption des mesures qui leur seraient salutai- res : augmentation des dépenses publiques, extension de l' « aide » aux pays sous-développés, réduction du temps de travail (qui leur paraissent le comble de l'extravagance, de la dilapidation et de la folie), montre qu'une crise explosive à partir de cette évolution est aussi probable qu'une nouvelle mutation pacifique du capitalisme, d'autant plus que celle-ci mettrait actuellement en question des aspects de la structure sociale beaucoup plus importants que ne l'ont fait, à leur temps, le New Deal, l'introduction de l'économie dirigée, etc. L'automation progresse beaucoup plus rapidement que la décrétinisation des sénateurs américains bien que celle-ci pourrait se trouver notablement accélérée par le fait même d'une crise. Mais que ce soit au travers d'une crise ou d'une transformation pacifique, ces problèmes ne pourront être résolus qu'en ébranlant jusqu'à ses fondements l'édifice social actuel. (24) Jusqu'à un certain point, un accroissement très considérable de l' « aide » aux pays sous-développés pourrait également atténuer le problème. (25) Ce dont il s'agit en fait dans tout cela, c'est que nous vivons le commencement de la fin de l'économique comme tel. Herbert Mar- cuse (Eros et civilisation) et Paul Goodman (Growing Up Absurd) ont été les premiers, à notre connaissance, à examiner les implications de ce bouleversement virtuel sur lequel nous reviendrons plus loin. 72 Un énorme gaspillage potentiel, ou manque à gagner dans l'utilisation des ressources productives, existe (malgré le « plein emploi »), découlant de multiples facteurs tous liés à la nature du système : non-participation des travailleurs à la production ; dysfonctionnement bureaucratique au niveau de l'entreprise comme à celui de l'économie ; concurrence et concurrence monopolistique (différenciation factice des pro- duits, manque de standardisation des produits et des outilla- ges, secret des inventions et des procédés de fabrication, publi- cité, restriction voulue de la production) ; irrationalité de la répartition de la capacité productive par entreprises et par branches, cette répartition reflétant tout autant l'histoire pas- sée de l'économie que les besoins actuels ; protection de couches ou secteurs particuliers et maintien des situations acquises ; irrationalité de la répartition géographique et pro- fessionnelle de la main-d'oeuvre ; impossibilité de planification rationnelle des investissements découlant aussi bien de l'igno- rance du présent que d'incertitudes évitables concernant l'avenir (et liées au fonctionnement du « marché » ou du « plan » bureaucratique) ; impossibilité radicale de calcul économique rationnel (théoriquement, si le prix d'un seul des biens de production contient un élément arbitraire tous les calculs peuvent être faussés à travers tout le système ; or, les prix n'ont qu'un très lointain rapport avec les coûts, aussi bien en Occident où prévalent des situations d'oligopole, qu'en U.R.S.S. où l'on admet officiellement que les prix sont essen- tiellement arbitraires) ; utilisation d'une partie du produit et des ressources à des fins qui n'ont un sens que par rapport à la structure de classe du système (bureaucratie de contrôle dans l'entreprise et ailleurs, armée, police, etc.). Il est par définition impossible de quantifier ce gaspillage. Des sociolo- gues du travail ont parfois estimé à 50 % la perte de produc- tion dûe au premier facteur que nous avons mentionné, et qui est sans doute le plus important, à savoir la non-partici- pation des travailleurs à la production. Si nous devions avan- cer une estimation, nous dirions quant à nous que la produc- tion actuelle des Etats-Unis doit être de l'ordre du quart ou du cinquième de celle que l'élimination de ces divers facteurs permettrait d'atteindre très rapidement. Enfin, une analyse des possibilités qu'offre la mise à la disposition de la société, organisée en conseils de produc- teurs, du savoir économique et des techniques d'information, de communication et de calcul disponibles -- la « cyberna- tion » de l'économie globale au service de la direction collec- tive des hommes — montre que, aussi loin qu'on puisse voir, , non seulement il n'y a aucun obstacle technique ou économi- que à l'instauration et au fonctionnement d'une économie socialiste, mais que ce fonctionnement serait, quant à l'essen- tiel, infiniment plus simple, et infiniment plus rationnel — ou : 73 infiniment moins irrationnel que le fonctionnement de l'économie actuelle, privée ou « planifiée » (26). Il y a donc, dans la société moderne, un problème écono- mique immense (qui est en fin de compte le problème de la « suppression de l'économie »), gros d'une crise éventuelle ; il y a des possibilités incalculables, actuellement gaspillées, dont la réalisation permettrait le bien-être général, une réduc- tion rapide du temps de travail à la moitié peut-être de ce qu'il est à présent et le dégagement de ressources pour satis- faire des besoins qui actuellement ne sont même pas formulés ; et il y a des solutions positives qui, sous une forme fragmen- taire, tronquée, déformée sont introduites ou proposées dès maintenant, et qui, appliquées radicalement et universelle- ment, permettraient de résoudre ce problème, de réaliser ces possibilités et d'amener un changement immense dans la vie de l'humanité, en en éliminant rapidement le « besoin écono- mique ». Il est clair que l'application de cette solution exigerait une transformation radicale de la structure sociale transformation de l'attitude des hommes face à la société. Nous sommes donc renvoyés, ici encore, aux deux problèmes, de la totalisation et de la responsabilité, que nous tâcherons d'analyser plus loin. et une REVOLUTION ET RATIONALISATION. L'exemple de l'économie permet de voir un autre aspect essentiel de la problématique révolutionnaire. Une transfor- mation dans le sens indiqué signifierait une rationalisation sans précédent de l'économie. L'objection métaphysique appa- raît ici, et ici encore comme un sophisme : une rationalisation complète de l'économie est-elle jamais possible ? La réponse est : cela ne nous intéresse pas. Il nous suffit de savoir qu'une rationalisation immense est possible, et qu'elle ne peut avoir, sur la vie des hommes, que des résultats positifs. Dans l'économie actuelle, nous avons un système qui n'est que très partiellement rationnel, mais qui contient des possibilités de rationalisation sans limite assignable. Ces possibilités ne peuvent commencer à se réaliser (26) Pour les possibilités d'une organisation et d'une gestion de l'économie dans le sens indiqué, V., dans cette revue, Sur le contenu du socialisme, No 17, pp. 18 à 20, et No 22, pp. 33 à 49. Combien ces problèmes sont au coeur de la situation économique actuelle le montre le fait que l'idée de l' « automatisation » d'une grande partie de la gestion de l'économie globale, formulée da cette revue en 1955-1956, anime depuis 1960 une des tendances « réformatrices » des économistes russes, celle qui voudrait « automatiser » la planification (Kantorovich, Novozhilov, etc.). Mais la réalisation d'une telle solu- tion n'est pas compatible avec le maintien du pouvoir de la bureau- cratie. 74 qu'au prix d'une transformation radicale du système économi- que et du système plus vaste dans lequel il baigne. Inverse- ment, ce n'est qu'en fonction de cette rationalisation que cette transformation radicale est concevable. La rationalisation en question concerne non seulement l'utilisation du système économique (allouer son produit aux fins explicitement voulues par la collectivité); elle en con- cerne aussi le fonctionnement et finalement la possibilité de connaissance même du système. Sur ce dernier point on peut voir la différence entre l'attitude contemplative et la praxis. L'attitude contemplative se borne à constater que l'économie (passée et présente) contient des irrationalités profondes, qui en interdisent une connaissance complète. Elle retrouve là l'expression particulière d'une vérité générale, l'opacité irré- ductible du donné, qui vaut évidemment tout autant pour l'avenir. Elle affirmera par conséquent - à bon droit, sur ce terrain — qu’une économie totalement transparente est impos- sible. Et elle pourra de là, si elle manque tant soit peu de rigueur, glisser facilement à la conclusion que ce n'est pas la peine d'essayer d'y changer quoi que ce soit, ou bien que tous les changements possibles, pour souhaitables qu'ils soient, n'altéreront jamais l'essentiel et resteront sur la même ligne d'être, puisqu'ils ne sauraient jamais réaliser le passage du relatif à l'absolu. L'attitude politique constate que l'irrationalité de l'éco- nomie ne se confond pas simplement avec l'opacité de tout être, qu'elle est liée (pas seulement du point de vue humain ou social, mais même du point de vue purement analytique) pour une très grande partie, à toute la structure sociale présente qui certes n'a rien d'éternel ou de fatal ; elle se demande dans quelle mesure cette irrationalité peut être éliminée par une modification de cette structure et elle conclut (en quoi elle peut certes se tromper — mais c'est une question concrète) qu'elle peut l'être à un degré considérable, telle- ment considérable qu'il introduirait une modification tielle, un changement qualitatif : la possibilité pour les hom- mes de diriger l'économie consciemment, de prendre des déci- sions en connaissance de cause au lieu de subir l'économie, comme maintenant (27). Cette économie sera-t-elle totalement transparente, intégralement rationnelle ? La praxis répondra que cette question n'a pour elle aucun sens, que ce qui lui importe n'est pas de spéculer sur l'impossibilité de l'absolu, mais de transformer le réel pour en éliminer le plus possible ce qui est adverse à l'homme. Elle ne s'intéresse pas à la ratio- essen- (27) La revendication d'une économie compréhensible précède logiquement et même politiquement celle d'une économie au service de l'homme ; personne ne peut dire au service de qui fonctionne l'économie si son fonctionnement est incompréhensible. 75 nalité complète comme état achevé, mais, s'agissant de l'éco- nomie, à la rationalisation comme processus continu de réali- sation des conditions de l'autonomie. Elle sait aussi que ce processus a déjà comporté des paliers, et qu'il en comportera encore. Après tout, la découverte du feu, du travail des métaux, de l'Amérique, l'invention de la roue, de la démo- cratie, de la philosophie, des Soviets et quelques autres événe- ments encore dans l'histoire de l'humanité ont bien eu lieu à un certain moment, et ont séparé profondément ce qu'il y avait avant de ce qu'il y a eu après. REVOLUTION ET TOTALITE SOCIALE. Nous avons tenté de montrer, à propos de la production et du travail, que le conflit qui s'y manifeste contient en même temps les germes d'une solution possible sous la forme de la gestion ouvrière de la production. Ces germes de solution, aussi bien comme « modèle » que par leurs implications, dépassent de loin le problème de la production. C'est évident a priori, puisque la production déjà est beaucoup plus que de la production ; mais il est utile de le montrer concrètement. La gestion ouvrière dépasse la production, en tant que modèle : si la gestion ouvrière vaut, c'est parce qu'elle sup- prime un conflit en réalisant un mode donné de socialisation, qui permettrait la participation. Or, le même type de conflit existe aussi dans d'autres sphères sociales (en un sens, et avec les transpositions nécessaires, dans toutes) ; le mode de socia- lisation que représente la gestion ouvrière y apparaît donc également, en principe, comme une solution possible. La gestion ouvrière dépasse la production, par ses impli- cations : elle ne peut pas rester simplement gestion ouvrière de la production au sens étroit, sous peine de devenir un simu- lacre. Sa réalisation effective implique un réarrangement pra- tiquement total de la société, comme sa consolidation, à la longue, implique un autre type de personnalité humaine. Un autre type de direction de l'économie et d'organisation et un autre type de pouvoir, une autre éducation, etc., doivent nécessairement l'accompagner. Dans les deux sens, on est conduit à poser le problème de la société totale. Et on est également conduit à proposer des solutions qui se présentent comme des solutions glo- bales (un « programme maximum »). N'est-ce pas là postuler que la société forme virtuellement un tout rationnel, que rien de ce qui pourrait surgir dans un autre secteur ne rendrait impossible ce qui nous paraît possible après un examen forcé- ment partiel, que ce qui germe ici peut s'épanouir partout, et que nous possédons d'ores et déjà la clé de cette totalité rationnelle ? 76 sauf pour Non. En posant le projet révolutionnaire, en lui donnant même la forme concrétisée d'un « programme maximum », non seulement nous ne prétendons pas épuiser les problèmes, non seulement nous savons que nous ne les épuisons pas, nous pouvons et devons indiquer les problèmes qui restent, et leurs contours jusqu'à la frontière de l'impensable. Nous savons et nous devons dire que des problèmes subsistent que nous ne pouvons que formuler ; d'autres que nous ne soupçonnons même pas ; d'autres qui se poseront ineluctablement en ter- mes différents, présentement inimaginables ; que des ques- tions angoissantes maintenant, parce qu'insolubles, pourront très bien avoir disparu d'elles-mêmes, ou se poser en termes qui en rendront la solution facile ; et qu'inversement des réponses aujourd'hui évidentes pourront révéler à l'appli- cation une dimension quasi-infinie de difficultés. Nous savons aussi que tout cela pourrait éventuellement (mais non néces- sairement) oblitérer le sens de ce que nous disons maintenant. Mais ces considérations ne peuvent pas fonder une objec- tion contre la praxis révolutionnaire, pas plus que contre aucune sorte de pratique ou de faire en général celui qui veut le néant ou bien prétend se situer sur le terrain du savoir absolu et tout juger à partir de là. Faire, faire un livre, un enfant, une révolution, faire tout court, c'est se projetter dans une situation à venir qui s'ouvre de tous les côtés vers l'inconnu, que l'on ne peut donc pas posséder d'avance en pensée, mais que l'on doit obligatoire- ment supposer comme définie pour ce qui importe quant aux décisions actuelles. Un faire lucide est celui qui ne s'aliène pas à l'image déjà acquise de cette situation à venir, qui la modifie au fur et à mesure, qui ne confond pas intention et réalité, souhaitable et probable, qui ne se perd pas en conjec- tures et spéculations quant aux aspects du futur qui n'impor- tent pas pour ce qui est à faire maintenant ou quant aux- quels on ne peut rien ; mais qui ne renonce pas non plus à cette image, car alors non seulement « il ne sait pas où il va », mais il ne sait même plus où il veut aller (c'est pour cela que la devise de tout réformisme, « le but n'est rien, le mouvement est tout » est absurde ; tout mouvement est mou- vement vers, autre chose si, comme il n'y a pas de buts préas- signés dans l'histoire, toutes les définitions du but s'avèrent successivement provisoires). Si la nécessité et l'impossibilité de prendre en considé- ration la totalité de la société pouvaient être opposées à la politique révolutionnaire, elles pourraient et devraient l'être tout autant et encore plus à toute politique, quelle qu'elle soit. Car la référence au tout de la société est nécessairement impliquée dès qu'il y a une politique quelconque. L'action la plus étroitement réformiste doit, si elle se veut cohérente et lucide (mais l'essentiel du réformisme à cet égard est précisé- 77 ! en ment le manque de cohérence et de lucidité), prendre en consi- dération le tout social. Si elle ne le fait pas, elle verra ses réfor- mes annulées par la réaction de cette totalité qu'elle a ignorée, ou produisant un résultat tout autre que celui qu'elle a visé. Il va de même pour une action purement conservatrice. Compléter telle disposition existante, combler telle brèche des défenses du système, comment ces actions peuvent-elles ne pas se demander si le remède n'est pas pire que le mal, et, pour en juger, voir le plus loin possible dans les ramifications de ses effets, comment peuvent-elles se dispenser de viser la totalité sociale – non seulement quant à la fin qu'elles visent, la préservation du régime global, mais aussi quant aux consé- quences possibles et à la cohérence du réseau de moyens qu'elles mettent en ouvre ? Tout au plus, cette visée (et le savoir qu'elle suppose) peuvent-elles rester implicites. L'action révolutionnaire n'en diffère, à cet égard, que pour vouloir expliciter ses présupposés le plus possible. La situation est la même en dehors de la politique. Est- ce que, sous prétexte qu'il n'y a pas de théorie satisfaisante de l'organisme comme totalité, ni même de concept bien défini de la santé, on penserait interdire aux médecins la prati- que de la médecine ? Est-ce que, pendant cette pratique, un médecin digne de ce nom peut s'abstenir de prendre en consi- dération, autant que faire se peut, cette totalité ? Et qu'on ne dise pas : la société n'est pas malade. Outre que ce n'est pas sûr, il ne s'agit pas de cela. Il s'agit du pratique, qui peut avoir pour domaine la maladie ou la santé d'un individu, le fonctionnement d'un groupe ou d'une société, mais qui ren- contre constamment la totalité à la fois comme certitude et comme problème car son « objet » ne se donne que comme totalité, et c'est comme totalité qu'il se dérobe. Le philosophe spéculatif peut protester contre le « man- que de rigueur » qu'impliquent ces prises en considération d'une totalité qui ne se laisse jamais saisir. Mais ce sont ces protestations qui dénoncent le plus grand manque de rigueur ; car sans ce « manque de rigueur », le philosophe spéculatif lui-même ne pourrait survivre un seul instant. S'il survit, c'est parce qu'il permet à sa main droite d'ignorer ce que fait sa main gauche. C'est parce qu'il divise sa vie entre une activité théorique comportant des critères absolus de rigueur — jamais satisfaits, du reste – et un simple vivre auquel ces critères ne s'appliqueraient nullement, et pour cause car ils у sont inapplicables. Le philosophe spéculatif s'emprisonne ainsi dans une antinomie insoluble. Mais cette antinomie, c'est lui- même qui la fabrique. Les problèmes que crée pour la praxis la prise en considération de la totalité sont réels en tant que problèmes concrets ; mais, en tant qu'impossibilités de prin- cipe, ils sont purement imaginaires. Ils ne naissent que lors- qu'on veut jauger les activités réelles d'après les standards 78 imaginaires d'une certaine idéologie philosophique, d'une « philosophie » qui n'est que l'idéologie d'une certaine philosophie. Le mode sous lequel la praxis affronte la totalité et le mode sous lequel la philosophie speculative prétendait se la donner sont radicalement différents. S'il y a une activité qui s'adresse à un « sujet » ou à une collectivité durable de sujets, cette activité ne peut exister qu'en se fondant sur ces deux idées : qu'elle rencontre, dans son « objet », une unité qu'elle ne pose pas elle-même comme catégorie théorique ou pratique, mais qui existe d'abord (clai- rement ou obscurément, implicitement ou explicitement) pour soi ; et que le propre de cette unité pour soi est la capa- cité de dépasser toute détermination préalable, de produire du nouveau, des nouvelles formes et des nouveaux contenus (du nouveau dans son mode d'organisation et dans ce qui est organisé, la distinction étant évidemment relative et « opti- que »). Pour ce qui est de la praxis, on peut résumer la situa- tion en disant qu'elle rencontre la totalité comme unité ouverte se faisant elle-même. Lorsque la théorie speculative traditionnelle rencontre la totalité, elle doit postuler qu'elle la possède ; ou bien, admettre qu'elle ne peut pas remplir le rôle qu'elle s'est elle- même fixé. Si « la vérité n'est pas dans la chose, mais dans la relation », et si, comme il est évident, la relation n'a pas de frontières, alors nécessairement « le Vrai est le Tout » ; et, si la théorie doit être vraie, elle doit posséder le tout, ou bien se démentir elle-même et accepter ce qui est pour elle la déchéance suprême, le relativisme et le scepticisme. Cette pos- session du tout doit être actuelle aussi bien au sens philoso- phique qu'au sens courant : explicitement réalisée, et présente à chaque instant. Pour la praxis aussi, la relation n'a pas de frontières. Mais il n'en résulte pas le besoin de fixer et de posséder la totalité du système de relations. L'exigence de la prise en considération de la totalité est toujours présente pour la praxis, mais cette prise en considération elle n'est pas tenue de l'achever, à aucun moment. Cela, parce que pour elle cette totalité n'est pas un objet passif de contemplation, dont l'exis- tence resterait suspendue en l'air jusqu'au moment où elle serait complètement actualisée par la théorie ; cette totalité peut se prendre, et se prend, constamment en considération elle-même. Pour la théorie spéculative, l'objet n'existe pas s'il n'est pas achevé et elle-même n'existe pas si elle ne peut achever son objet. La praxis, par contre, ne peut exister que si son objet, par sa nature même, dépasse tout achèvement et est rapport perpétuellement transformé à cet objet. La praxis part de la reconnaissance explicite de l'ouverture de son 79 objet, n'existe que pour autant qu'elle la reconnaît ; sa « prise partielle » sur celui-ci n'est pas un déficit qu'elle regrette, elle est positivement affirmée et voulue comme telle. Pour la théorie speculative ne vaut que ce qu'elle a pu d'une façon ou d'une autre consigner et assurer dans les coffre-forts de ses « démonstrations » ; son rêve son fantasme c'est l'accumulation d'un trésor de vérités inusables. Pour autant que la théorie dépasse ce fantasme, elle devient vraie théorie, praxis de la vérité. Pour la praxis, le constitué comme tel est mort aussitôt qu'il a été constitué, il n'y a pas d'acquis qui n'ait besoin d'être repris dans l'actualité vivante pour soutenir son existence. Mais ce n'est pas elle qui doit assurer intégralement cette existence. Son objet n'est pas chose inerte dont elle devrait assumer le destin total. Il est lui-même agis- sant, il possède des tendances, il produit et il s'organise - car s'il n'est pas capacité de production et capacité d'auto-organi- sation, il n'est rien. La théorie speculative s'effondre, car elle s'assigne cette tâche impossible, de prendre sur ses épaules la totalité du monde. Mais la praxis n'a pas à porter son objet à bout de bras ; tout en agissant sur lui, et du même coup, elle reconnaît dans les actes qu'il existe effectivement pour lui. Il n'y a aucun sens à s'intéresser à un enfant, à un malade, à un groupe ou à une société, si l'on ne voit pas en eux d'abord et avant tout la vie, la capacité d'être fondée sur elle-même, l'auto-production et l'auto-organisation. La politique révolutionnaire consiste à reconnaître et à expliciter les problèmes de la société comme totalité, mais précisément parce que la société est une totalité, elle recon- naît la société comme autre chose que comme inertie relative- ment à ses propres problèmes. Elle constate que toute société a su, d'une façon ou d'une autre, faire face à son propre poids et à sa propre complexité. Et, sur ce plan encore, elle aborde le problème de façon active : ce problème qu'elle n'invente pas, qui de toute façon est constamment impliqué dans la vie sociale et politique, ne peut-il être affronté par l'humanité dans des conditions différentes ? S'il s'agit de gérer la vie sociale, n'y a-t-il pas actuellement un écart énorme entre les besoins et la réalité, entre le possible et ce qui est là ? Cette société ne serait-elle pas infiniment mieux placée pour se faire face à elle-même si elle ne condamnait pas à l'inertie et à l'opposition les neuf dixièmes de sa propre substance ? La praxis révolutionnaire n'a donc pas à produire le schéma total et détaillé de la société qu'elle vise à instaurer ; ni à « démontrer » et à garantir dans l'absolu que cette société pourra faire face à tous les problèmes qui pourront jamais se poser à elle. Il lui suffit de montrer que dans ce qu'elle propose, il n'y a pas d'incohérence et que, aussi loin qu'on puisse voir, sa réalisation accroîtrait immensément la capacité de la société de faire face à ses propres problèmes. 80 RACINES SUBJECTIVES DU PROJET REVOLUTIONNAIRE. On entend parfois dire : cette idée d'une autre société se présente comme un projet, mais n'est en fait que projection de désirs qui ne s'avouent pas, vêtement de motivations qui restent cachées pour ceux qui les portent. Elle ne sert qu'à véhiculer, chez les uns, un désir du pouvoir ; chez d'autres, le refus du principe de réalité, le fantasme d'un monde sans conflit où tous seraient réconciliés avec tous et chacun avec soi-même, une rêverie infantile qui voudrait supprimer le côté tragique de l'existence humaine, une fuite permettant de vivre simultanément dans deux mondes, une compensation imaginaire. Lorsque la discussion prend une telle tournure, il faut d'abord rappeler que nous sommes tous embarqués sur le même bateau. Personne ne peut assurer que ce qu'il dit est sans rapport avec des désirs inconscients ou des motivations qu'il ne s'avoue pas à lui-même. Lorsqu'on entend même des « psychanalystes » d'une certaine tendance qualifier en gros tous les révolutionnaires de névrosés, on ne peut que se féli- citer de ne pas partager leur « santé » de Monoprix et il ne serait que trop facile de décortiquer le mécanisme inconscient de leur conformisme. Plus généralement, celui qui croit déce- ler à la racine du projet révolutionnaire tel ou tel désir inconscient, devrait simultanément se demander quel est le motif que sa propre critique traduit, et dans quelle mesure elle n'est pas rationalisation. Mais, pour nous, ce retournement a peu d'intérêt. La question existe, en effet, et même si personne ne la posait, celui qui parle de révolution doit se la poser à soi-même. Aux autres de décider à combien de lucidité sur leur propre compte leurs positions les engagent ; un révolutionnaire ne peut pas poser des limites à son désir de lucidité. Et il ne peut pas refuser le problème en disant : ce qui compte, ce ne sont pas les motivations inconscientes, mais la signification et la valeur objective des idées et des actes, la névrose et la folie de Robespierre ou de Baudelaire ont été plus fécondes pour l'humanité que la « santé » de tel boutiquier de l'époque. Car la révolution, telle que nous la concevons, refuse précisé- ment d'accepter purement et simplement cette scission entre motivation et résultat, elle serait impossible dans la réalité et incohérente dans le sens si elle était portée par des inten- tions inconscientes sans rapport avec son contenu articulé ; elle ne ferait alors que rééditer, une fois de plus, l'histoire précédente, elle resterait dominée par des motivations obscu- res qui imposeraient à la longue leur propre finalité et leur propre logique. ! 81 се La vraie dimension de ce problème est la dimension collective ; c'est à l'échelle des masses, qui seules peuvent réaliser une nouvelle société, qu'il faut examiner la naissance de nouvelles motivations et de nouvelles attitudes capables de mener à son aboutissement le projet révolutionnaire. Mais cet examen sera plus facile, si nous tentons d’expliciter d'abord que peuvent être le désir et les motivations d'un révolutionnaire. Ce que nous pouvons dire à ce sujet est par définition éminemment subjectif. Il est aussi, également par définition, exposé à toutes les interprétations qu'on voudra. S'il peut aider quelqu'un à voir plus clairement dans un autre être humain (fût-ce dans les illusions et les erreurs de celui-ci), et par là, en lui-même, il n'aura pas été inutile de le dire. J'ai le désir, et je sens le besoin, pour vivre, d'une autre société que celle qui m'entoure. Comme la grande majorité des hommes, je peux vivre dans celle-ci et m'en accommoder en tout cas, j'y vis. Aussi critiquement que j'essaye de me regarder, ni ma capacité d'adaptation, ni mon assimilation de la réalité ne me semblent inférieures à la moyenne sociolo- gique. Je ne demande pas l'immortalité, l'ubiquité, l'om- niscience. Je ne demande pas que la société « me donne le bonheur » ; je sais que ce n'est pas une ration qui pour- rait être distribuée à la Mairie ou au Conseil ouvrier du quar- tier, et que, si cette chose existe, il n'y a que moi qui puisse me la faire, sur me mesures, comme cela m'est arrivé et comme cela m'arrivera sans doute encore. Mais dans la vie, telle qu'elle est faite à moi et aux autres, je me heurte à une foule de choses inadmissibles, je dis qu'elles ne sont pas fata- les et qu'elles relèvent de l'organisation de la société. Je désire, et je demande, que tout d'abord mon travail ait un sens, que je puisse approuver ce qu'il sert et la manière dont il est fait, qu'il me permette de m'y dépenser vraiment et de faire usage de mes facultés autant que de m'enrichir et de me développer. Et je dis que c'est possible, avec une autre orga- nisation de la société, pour moi et pour tous. Je dis que ce serait déjà un changement fondamental dans cette direction, si on me laissait décider, avec tous les autres, ce que j'ai à faire, et, avec mes camarades de travail, comment le faire. Je désire pouvoir, avec tous les autres, savoir ce qui se passe dans la société, contrôler l'étendue et la qualité de l'in- formation qui m'est donnée. Je demande de pouvoir parti- ciper directement à toutes les décisions sociales qui peuvent affecter mon existence, ou le cours général du monde où je vis. Je n'accepte pas que mon sort soit décidé, jour après jour, par des gens dont les projets me sont hostiles ou simplement inconnus, et pour qui nous ne sommes, moi et tous les autres, que des chiffres dans un plan ou des pions sur un échiquier 5 82 et qu'à la limite, ma vie et ma mort soient entre les mains de gens dont je sais qu'ils sont nécessairement aveugles. Je sais parfaitement que la réalisation d'une autre orga- nisation sociale, et sa vie, ne seront nullement simples, qu'elles rencontreront à chaque pas des problèmes difficiles. Mais je préfère être aux prises avec des problèmes réels plutôt qu'avec les conséquences du délire de de Gaulle, des combines de Johnson ou des intrigues de Khrouchtchev. Si même nous devions, moi et les autres, rencontrer l'échec dans cette voie, je préfère l'échec dans une tentative qui a un sens, qu'un état qui reste en deçà même de l'échec et du non-échec, qui reste dérisoire. Je désire pouvoir rencontrer autrui comme un être pareil à moi et absolument différent, non pas comme un numéro, ni comme une grenouille perchée sur un autre échelon (infé- rieur ou supérieur peu importe) de la hiérarchie des revenus et des pouvoirs. Je désire pouvoir le voir, et qu'il puisse me voir, comme un autre être humain, que nos rapports ne soient pas un terrain d'expression de l'agressivité, que notre compé- tition reste dans les limites du jeu, que nos conflits, dans la mesure où ils ne peuvent être résolus ou surmontés, concer- nent des problèmes et des enjeux réels, charrient le moins possible d'inconscient, soient chargés le moins possible d'ima- ginaire. Je désire qu'autrui soit libre, car ma liberté commence là où commence la liberté de l'autre et que, tout seul, je ne peux être au mieux que « vertueux dans le malheur ». Je ne compte pas que les hommes se transformeront en anges, ni que leurs âmes deviendront pures comme des lacs de mon- tagne qui m'ont du reste toujours ennuyé profondément. Mais je sais combien la culture présente aggrave et exaspère leur difficulté d'être, et d'être avec les autres, et je vois qu'elle multiplie à l'infini les obstacles à leur liberté. Je sais, certes, que ce désir ne peut pas être réalisé aujour- d'hui ; ni même, la révolution aurait-elle lieu demain, se réaliser intégralement de mon vivant. Je sais que des hommes vivront un jour, pour qui le souvenir même des problèmes qui peuvent le plus nous angoisser aujourd'hui n'existera pas. C'est là mon destin, que je dois assumer, et que j'assume. Mais cela ne peut me réduire ni au désespoir, ni à la rumi- nation catatonique. Ayant le désir qui est le mien, je ne peux que travailler à sa réalisation. Et déjà dans le choix que je fais de l'intérêt principal de ma vie, dans le travail que j'y consacre, pour moi plein de sens (même si j'y rencontre, et j'accepte, l'échec partiel, les délais, les détours, les tâches qui n'ont pas de sens en elles-mêmes), dans la participation à une collectivité de révolutionnaires qui tente de dépasser les rapports réifiés et aliénés de la société présente - je suis en mesure de réaliser partiellement ce désir. Si j'étais né dans une société communiste, le bonheur m'eût-il été plus facile 83 ce je n'en sais rien, je n'y peux rien. Je ne vais pas sous prétexte passer mon temps libre à regarder la têlévision ou à lire des romans policiers. Est-ce que mon attitude revient à refuser le principe de réalité ? Mais quel est le contenu de ce principe ? Est-il qu'il faut travailler ou bien qu'il faut nécessairement que le travail soit privé de sens, exploité, contredise les objectifs pour lesquels il a soi-disant lieu ? Ce principe vaut-il sous cette forme, pour un rentier ? Valait-il, sous cette forme, pour les indigènes des îles Trobriand ou de Samoa ? Vaut-il, encore aujourd'hui, pour les pêcheurs d'un pauvre village médi- terranéen ? Jusqu'à quel point le principe de la réalité manifeste-t-il la nature, et où commence-t-il à manifester la société ? Jusqu'où manifeste-t-il la société comme telle, et à partir d'où telle forme historique de la société ? Pourquoi pas le servage, les galères, les camps de concentration ? Où donc une philosophie pendrait-elle le droit de me dire : ici, sur ce millimètre précis des institutions existantes, je vais vous mon- trer la frontière entre le phénomène et l'essence, entre les formes historiques passagères et l'être éternel du social ? J'ac- cepte le principe de réalité, car j'accepte la nécessité du travail (aussi longtemps du reste qu'elle est réelle, car elle devient chaque jour moins évidente) et la nécessité d'une organisation sociale du travail. Mais je n'accepte pas l'invo- cation d'une fausse psychanalyse et d'une fausse métaphysique, qui importe dans la discussion précise des possibilités histo- riques des affirmations gratuites sur des impossibilités sur les- quelles elle ne sait rien. Mon désir serait-il infantile ? Mais la situation infantile, c'est que la vie vous est donnée, et que la Loi vous est don- née. Dans la situation infantile, la vie vous est donnée pour rien ; et la Loi vous est donnée sans rien, sans plus, sans discussion possible. Ce que je veux, c'est tout le contraire : c'est faire ma vie, et donner la vie si possible, en tout cas donner pour ma vie. C'est que la Loi ne me soit pas simple- ment donnée, mais que je me la donne en même temps à moi-même. Celui qui est en permanence dans la situation infantile, c'est le conformiste ou l'apolitique : car il accepte la Loi sans la discuter et ne désire pas participer à sa forma- tion. Celui qui vit dans la société sans volonté concernant la Loi, sans volonté politique, n'a fait que remplacer le père privé par le père social anonyme. La situation infantile c'est, d'abord, recevoir sans donner, ensuite faire ou être pour rece- voir. Ce que je veux, c'est un échange juste pour commencer, et le dépassement de l'échange par la suite. La situation infantile c'est le rapport duel, le fantasme de la fusion et, en ce sens, c'est la société présente qui infantilise constam- ment tout le monde, par la fusion dans l'imaginaire avec des · 84 entités irréelles les chefs, les nations, les cosmonautes ou les idoles. Ce que je veux c'est que la société cesse enfin d'être une famille, fausse de surcroît jusqu'au grotesque, qu'elle acquière sa dimension propre de société, de réseau de rap- ports entre adultes autonomes. Est-ce que mon désir est désir du pouvoir ? Mais ce que je veux, c'est l'abolition du pouvoir au sens actuel, c'est le pouvoir de tous. Le pouvoir actuel, c'est que les autres sont choses, et tout ce que je veux va à l'encontre de cela. Celui pour qui les autres sont choses, est lui-même une chose et je ne veux pas être chose ni pour moi ni pour les autres. Je ne veux pas que les autres soient choses, je n'aurais pas quoi en faire. Si je peux exister pour les autres, être reconnu par eux, je ne veux pas l'être en fonction de la possession d'une chose qui m'est extérieure — le pouvoir ; ni exister pour eux dans l'imaginaire. La reconnaissance d'autrui ne vaut pour moi qu'autant que je le reconnais moi-même. Je risque d'oublier tout cela, si jamais les événements m'amenaient près du « pou- voir » ? Cela me paraît plus qu'improbable ; si cela arrivait, ce serait peut-être une bataille de perdue, mais non la fin de la guerre ; et vais-je régler toute ma vie sur la supposition que je pourrais un jour retomber en enfance ? Poursuivrais-je cette chimère, de vouloir éliminer le côté tragique de l'existence humaine ? Il me semble plutôt que je veux en éliminer le mélodrame, la fausse tragédie - celle où la catastrophe arrive sans nécessité, où tout aurait pu se passer autrement si seulement les personnages avaient su ceci ou fait cela. Que des gens meurent de faim aux Indes, cepen- dant qu'en Amérique et en Europe les gouvernements péna- lisent les paysans qui produisent « trop » c'est une maca- bre farce, c'est du Grand Guignol où les cadavres et la souf- france sont réels, mais ce n'est pas de la tragédie, il n'y a là rien d'inéluctable. Et si l'humanité périt un jour à coups de bombes à hydrogène, je refuse d'appeler cela une tragédie. Je l'appelle une connerie. Je veux la suppression du Guignol et de la transformation des hommes en pantins par d'autres pantins qui les « gouvernent ». Lorsqu'un névrosé répète pour la quatorzième fois la même conduite d'échec, repro- duisant pour lui-même et pour ses proches le même type de malheur, l'aider à s'en sortir c'est éliminer de sa vie la farce grotesque, non pas la tragédie ; c'est lui permettre de voir enfin les problèmes réels de sa vie et ce qu'ils peuvent conte- nir de tragique -- que sa névrose avait pour fonction en partie d'exprimer mais surtout de masquer. Lorsqu'un disciple du Bouddha est venu l'informer, après un long voyage en Occident, que des choses miraculeuses, des instruments, des médicaments, des méthodes de pensée, des institutions, avaient transformé la vie des hommes depuis le : -85 temps où le Maître s'était retiré sur les hauts plateaux, celui- ci l'arrêta après les premiers mots. Ont-ils éliminé la triš- tesse, la maladie, la vieillesse et la mort ? demanda-t-il. Non, répondit le disciple. Alors, ils auraient pu tout aussi bien rester tranquilles, pensa le Maître. Et il se replongea dans sa contemplation, sans même prendre la peine de montrer à son disciple qu'il ne l'écoutait plus. Paul CARDAN. (La fin au prochain numéro) - 86 La Foire de New-York Malgré ses prétentions, la Foire Mondiale n'est en réalité qu'une foire nationale américaine. Dieu en soit loué. Je n'ai- merais pas penser que le reste du monde a déjà avancé autant que nous dans la voie qui mène à l'enfer mécanique. L'échantillon le plus caractéristique de la Foire c'est « Le pays du progrès », monté par la General Electric Corporation. La queue devant l'édifice est très longue, mais elle avance vite, car les méthodes de la production en série sont appli- quées ici à fond. Vous avancez à travers une série d'escalators et de couloirs mouvants, pour arriver finalement dans une salle de spectacle vide, où peuvent s'asseoir plusieurs centaines de personnes. Des surveillants s'affairent pour assurer que la salle se remplit en une ou deux minutes. Un retard de quelques secondes aurait ici les mêmes conséquences catas- trophiques que sur n'importe quelle autre chaîne d'assem- blage. Dès que tous les sièges sont occupés, la salle commence à se déplacer. Comme les murs se soulèvent, et que vous passez en-dessous, vous pouvez juste saisir du regard une autre salle qui vous précède de cinquante mètres et quatre minutes. La salle s'arrête devant une scène. Il y a sur la scène un homme assis, dans une cuisine qui date visiblement de 1900. Dès qu'il ouvre sa bouche pour parler, il devient évident que c'est un pantin ; de taille humaine, de ressemblance remar- quable à un être vivant, sans fils attachés, mais évidemment un pantin. Il tient un petit discours banal sur les grands pro- grès réalisés ces dernières années, et exprime un scepticisme stupide sur la possibilité d'autres améliorations « quoiqu'en dise ce gars, Edison ». Comme le rideau tombe, le pantin chante le leit-motiv de tout le spectacle : Il y a un grand gros et beau lendemain Qui brille à la fin de chaque journée Il y a un grand gros et beau lendemain Juste un rêve plus loin. Pendant qu'il chante, la salle tourne de 60 degrés, et l'on se trouve faisant face au grand gros et beau lendemain d'une cuisine de 1920 sur la scène. Le même pantin s'y trouve assis (ou plutôt, une copie identique du pantin ; le pantin original est toujours dans la cuisine 1900) sur le point de commencer 87 ser : sa représentation pour les auditeurs qui nous suivent de qua- tre minutes. Il tient à peu près le même discours qu'il tenait en 1900, mêlé de quelques bouts de farce domestique qui mettent à contribution aussi un pantin-femme, des pantins-enfants, grand-papa-pantin et même un pantin-chien. Puis, avec le chant du « lendemain », nous voilà en 1940. La cuisine de 1940 que la General Electric essaie de ridiculiser dans le dialogue des pantins, la présentant comme désespérément démodée - ressemble remarquablement à la cuisine américaine typique d'aujourd'hui. L'idée évidemment c'était de coller la frousse aux auditeurs, qui devraient pen- « Mon Dieu ! Ça, c'est ma cuisine, et elle est démodée depuis vingt ans ! » Lorsque nous avons sauté à 1964, la famille de pantins a de nouveau chanté son leit-motiv, demandant aux auditeurs de chanter avec eux. Horrifié, j'ai entendu des voix qui se joignaient au chant. Mais quand j'ai regardé et écouté plus attentivement, j'ai compris que c'était des voix enregistrées, mises en place pour faire croire qu'elles venaient de la salle. Aucun être vivant ne chantait. La république est encore vivante. La maison 1964 était la « maison de rêve » complètement électrifiée, que seul possède un américain sur cent. La petite farce domestique était maintenant centrée sur la tyrannie exercée par l'épouse, qui interrompait constamment son mari. Lui, il voulait parler de la General Electric Company, mais elle n'arrêtait pas de parler sur la splendeur de la vie en 1964. « Notre nouvelle maison totalement électrifiée me libère de tant de travaux. Maintenant je peux consacrer mon temps à mon club de jardinage, à mon cercle littéraire et à ma société de philosophie. « Elle n'était pas un être humain ; mais elle n'était pas non plus la marionnette habituelle, aux fils visibles et rassurants. C'était un pantin, si remarquablement et si mor- tellement vivant qu'une femme parmi les spectateurs répétait à haute voix (pour le plus grand embarras de son mari) : « Non, imbécile, ce n'est pas des pantins c'est des acteurs qui font semblant d'être des pantins. » Mais après tout, qu'ils aient été des personnes vivantes faisant semblant d'être des pantins ou des pantins faisant semblant d'être des personnes vivantes, cela ne faisait pas une telle différence. Toujours avec accompagnement du « grand gros et beau lendemain », nous nous sommes levés de nos sièges et nous avons été dirigés vers des escaliers roulants. A Schenectady, la General Electric a des chaînes d'assemblage où les êtres humains ne font que surveiller les machines. A New-York, la chaîne d'assemblage a progressé encore : maintenant nous sommes devenus nous-mêmes des objets inanimés qui sont assemblés. i 88 La plupart des autres grands pavillons utilisent la même technique de la chaîne d'assemblage. Dans le pavillon du Gouvernement des Etats-Unis, une chaîne de voitures avance dans un tunnel obscur, le long d'écrans de cinéma qui mon- trent des épisodes de l'histoire américaine depuis les jours de Christophe Colomb jusqu'à l'exploration de l'espace. Nous sommes assis dans une voiture, et nous écoutons, par le moyen d'écouteurs individuels, un commentaire enregistré. La per- sonne qui est dans la voiture qui nous précède écoute le même enregistrement, mais il est de quelques secondes en avance, de sorte que la synchronisation est préservée. Nous sommes ainsi assis dans nos sièges confortables dans le tunnel clima- tisé, les images et le son se déroulent en sens inverse à une vitesse prédéterminée, nous racontant l'histoire du « défi amé- ricain » : les premiers immigrants, traversant les tempêtes de l'Océan dans des navires fragiles ; les pionniers explorant la contrée sauvage, ouvrant des sentiers, cherchant l'or et les minerais ; enfin, les pionniers de l'air, depuis Lindbergh jus- qu'aux astronautes. America ! Le courage, les aventures, les défis affrontés, les victoires ! Un peuple brave, sans cesse en lutte contre la nature. Voilà ce que nous raconte l'enregistre- ment, cependant que nous sommes transportés le long du tunnel climatisé. Au niveau conscient, l'ironie de ce contraste échappe à la plupart des gens. Mais au niveau inconscient, le mythe de l'aventure et l'imbécilité de la vie réelle forment un mélange psychique explosif qui est un des faits les plus massifs de la vie politique américaine. C'est lui qui rend possibles aussi bien les mancuvres de la Septième Flotte contre la Chine que la guerre civile dans les régions rurales du Mississipi. Le jour où j'ai visité la Foire, on venait de découvrir dans le Mississipi les corps de trois militants pour les droits civiques, qui avaient été assassinés. La nuit précédente, des avions américains avaient bombardé le Nord-Vietnam, et le jour même des navires et des avions se dirigeaient de tous les endroits du Pacifique vers le large des côtes chinoises. Tou- tes les deux ou trois heures, des nouvelles éditions des jour- naux paraissaient, avec des grands titres nouveaux, excitants, provocants. Nous n'allions plus accepter qu'on nous marche sur les pieds. Nous allions riposter comme il le fallait à ces provocateurs rouges ! Les coeurs battaient, comme nous lisions les nouvelles sur les arrivées, heure après heure, des avions à réaction, des gigantesques porte-avions qui labouraient les mers, des escadrons des bombardiers à réaction porteurs défi suprême --- de bombes à hydrogène ! En même temps, avons-nous appris la découverte des cadavres dans le Mississipi. Ceux parmi nous qui croient en l'existence d'une « conspiration judéo-communisto-nègre » se sont réjouis en apprenant le meurtre et la mutilation des 89 « provocateurs rouges » dans le Mississipi ; les autres, nous avons dû nous contenter avec l'aventure, plus violente, mais plus lointaine aussi, dans la mer de Chine. Barry Goldwater est considéré comme l'avant-garde de l' « extrémisme » dans la vie américaine, qui injecte des doc- trines radicales dans un corps politique décent, calme, modéré. J'aurais aimé que fât vrai. Mais malheureusement, Goldwater est plutôt l'arrière-garde, un homme qui tempère et rend « respectable » le besoin effrayant d'excitation et de meurtre par procuration qu'éprouve « l'homme ordinaire >> américain le voyeur dans le tunnel climatisé. ce Marvin GARSON. Qu'est-ce que le Marxisme ? Le marxisme est la « philosophie maîtresse » qui se trouve derrière les systèmes étroitement apparentés que sont le communisme, le socialisme, le fabianisme et le fascisme. Il substitue la volonté de l'Etat à la conscience de l'individu, le jugement du gouvernement au jugement du peuple. (Question et réponse numéro 8 distribuées par l'appareil « Directomat » dans le « Hall de la libre entreprise » à la Foire internationale de New- York). Comment les économies sous-développées peuvent-elles progresser ? Le progrès économique dépend de l'équipement énergé- tique. Les économies sous-développées, incapables de fournir leurs propres équipements, doivent les obtenir des autres. Elles ne peuvent le faire qu'en étant « bons payeurs » en ayant des gouvernements stables et moraux qui se gardent de confisquer et de nationaliser la propriété privée. (Question et réponse numéro 19 du « Directomat >>> et -- 90 LE MONDE EN QUESTION La chute de Khrouchtchev Une fois de plus, le calme et la routine de longs mois étaient brusquement interrompus par l'avalanche des nouvelles. A quelques heures de distance, un gouvernement travailliste succédait à treize années de pouvoir conservateur en Grande-Bretagne, la Chine faisait exploser sa bombe atomique, Khrouchtchev était éliminé du pouvoir, l'arrestation d'un homosexuel pensait mettre en péril la ré-élection de Johnson à la présidence des Etats-Unis. Une fois de plus, l'événement imprévisible dérangeait les calculs apparemment les plus solides, mettait en cause les perspectives admises, enseignait que la réalité dépassait depuis longtemps ce qu'on en savait, obligeait de repenser ce qu'on croyait digéré une fois pour toutes, faisait émerger l'image floue d'un avenir pour lequel on n'avait pas encore de nom. 4 La liquidation de K. contient sans doute un élément de « lutte pour le pouvoir », d'antagonisme ențre groupes et clans rivaux au sein de la bureaucratie indépendant de toute option politique. Il est vraisemblable aussi qu'elle exprime le refus des « méthodes personnelles de direction», le désir et le besoin des couches supérieures de la bureaucratie d'acquérir un plus grand contrôle sur les décisions et les orientations, de celui qui personnifie le pouvoir, désir et besoin qui ont déterminé en partie l'évolution qui a suivi la mort de Staline. Mais il nous semble qu'elle traduit surtout l'inquiétude croissante des som- mets de l'appareil bureaucratique devant une situation qui, de quelque côté qu'on la regarde, parait échapper de plus en plus au contrôle et à l'initiative de la direction russe. Le domaine où cela apparaît avec le plus clarté est celui des rapports entre Moscou et les autres pays ou partis commu- nistes. Pour quelqu'un qui n'aurait pas vécu au jour le jour les dix années intermédiaires, pourrait-on imaginer contraste plus violent que celui entre 1953 et 1964 ? Au départ, une emprisc totale de Moscou sur chaque parti communiste, sur chaque pays du bloc oriental, un unisson sans fausse note, chaque mot de la « Pravda » répété en écho par les journaux communistes du monde entier ; une phrase de Staline et des millions de commu- nistes tournent de 180° en claquant les talons. A l'arrivée qui est loin de l'être un camp communiste éclaté, les dirigeants russes et chinois s’accusant réciproquement de trahison, les Ita- liens se posant en arbitres, chaque parti tirant à hue et à dia, et jusqu'aux Roumains narguant et défiant Moscou. Et à l'hori- zon immédiat, une conférence internationale qui allait être å la fois la consommation de la rupture et un fiasco russe, la consécration officielle du fait que Moscou a beau tonner, menacer et injurier, ça ne prend plus, que le charme est rompu, que n'importe qui peut dire zut au Présidium et au Secrétariat général et continuer à se porter très bien. La loi du pouvoir c'est qu'on est responsable de ce qui se passe même quand on n'y est pour rien. Malheur à celui sous qui l'échec arrive. La responsabilité universelle de fait, que les autres lui imputent, est la juste contre-partie de la toute-puissance 91 imaginaire que le pouvoir lui-même aime s'attribuer. Khroucht- chev a navigué, pendant dix ans, en essayant de sauver ce qui pouvait l'être de l'ancien empire de Moscou. Il n'en a rien sauvé. La force et la ruse, les menaces et les concessions, les tanks russes à Budapest et l'« aide économique » aux pays du bloc, les promesses de goulash et les exhibitions de spoutniks, rien n'a servi. C'est que rien ne pouvait servir. L'ensemble des conditions historiques qui fondaient l'emprise indiscutée de Staline et de Moscou sur les pays et les partis communistes, s'était profon- dément modifié. La bureaucratie installée au pouvoir dès 1945 dans les pays satellites devait son existence et sa situation aux Russes. Les autres partis communistes étaient dominés par des groupes bureaucratiques épurés, d'après des critères obéis- sance inconditionnelle à Moscou, dressés dans le monolithisme aveugle, dressant leurs nouveaux cadres dans cet esprit. Mais déjà en 1948 la seule des bureaucraties au pouvoir dans les pays satellites qui avait des racines nationales indépendantes, la bureaucratie titiste, se sentait assez forte, assez assurée de son pouvoir local propre pour entrer en dissidence, et parvenait à se maintenir malgré la rage de Moscou et le blocus économique organisé contre elle. Un an plus tard, le P.C. chinois complétait par ses propres moyens et contre la sourde opposition et le sabotage de Staline, la conquête de son pays. Puis les ouvriers de Berlin-Est, de Poznan, de Varsovie, de Budapest, s'attaquaient aux régimes communistes, montrant par là que le pouvoir de la bureaucratie n'était pas incontestable, qu'il était contesté par la classe même dont il se réclamait. La bureaucratie était dès lors, et à tout jamais, historiquement réduite à la défensive aussi bien à Moscou à l'égard des autres partis que dans les P.C. étrangers à l'égard de leur base. Elle devait constater, U.R.S.S. même, qu'il lui était impossible de continuer à gouverner comme par le passé, ; le XX° Congrès déboulonnait Staline, bri- sait le monolithisme, formulait des promesses aussi dangereuses å tenir qu'à violer, minait l'autorité autant de la direction russe (qui avait obéi pendant vingt-cinq ans à un «fou crimi- nel ») que des directions étrangères (qui s'étaient chaque fois servilement alignées sur elle), bref faisait entrer le monde communiste tout entier dans une ère d'incertitude généralisée. Les P.C. étrangers étaient réduits à une position impossible. La grande crise du capitalisme n'arrivait pas, le fondement éco- nomique de leur existence la « paupérisation » se dérobait sous leurs pieds. Son fondement proprement politique, la grande confrontation Est-Ouest, la perspective d'un conflit ouvert russo-américain s'éloignait de plus en plus, l'impasse atomique et les changements internes en U.R.S.Ș. se conjugant pour obliger Khrouchtchev à négocier avec les Etats-Unis et à « coexister » de plus en plus activement. Le dogme idéologique s'effritait de jour en jour. Sous peine de s'effondrer, les P.C. étaient amenés à chercher un fondement propre à leur existence, et cela les conduisait à prendre leurs distances à l'égard de Moscou ; trans- formation qui, comme l'exemple du P.C. italien le montre, était à la fois d'autant plus impérieusement exigée et d'autant plus facile, que le parti avait des racines plus solides dans la société nationale. Dans les pays satellites, après quinze ans de pouvoir, la bureaucratie communiste cessait d'être un simple pro-consulat de Moscou. Enfin, le conflit avec la Chine conditionné par l'inquiétude grandissante des Russes face au bouleversement du rapport des forces qu'amènerait l'industrialisation d'un pays trois plus peuplé que le leur --- faisait voler en éclats l'apparence même d'unité du « camp socialiste ». en 92 Cette évolution où se combinent et s'expriment, en Russie et à l'extérieur, toutes les tendances les plus lourdes du monde moderne, s'est imposée et s'impose à tous à Khrouchtchev comme à Brezhnev, et à ce dernier comme à ces successeurs éventuels. La direction russe pouvait manoeuvrer plus ou moins bien, pouvait essayer d'aménager certains détails ; elle ne pou- vait guère plus, et certainement pas renverser un courant histo- rique dont elle était elle-même le produit. A partir du moment où l'idée qu'il est possible d'être indépendant est entrée dans la tête des gens, il n'y a pas de retour en arrière. La résis- tance et le refus formulé révèlent une dimension proprement imaginaire du pouvoir ; le dominé dit non, et le dominateur découvre d'un coup que sa force ne le sert qu'à condition qu'il ne s'en serve pas, qu'à moins de se livrer à la folie et de tout détruire, y compris précisément ce qu'il voulait posséder, ses bombes à hydrogène s'apparentent aux amulettes ou aux talis- mans des sorciers : elles ne sont efficaces qu'aussi longtemps que l'autre les regarde avec terreur. Quantitativement parlant, en termes de mégatonnes de puissance destructrice, le rapport de force entre l’U.R.S.S. et tous ses satellites réunis est plusieurs megafois plus écrasant aujourd'hui qu'il ne l'était il y a quinze ans : bombes A, bombes H, vecteurs les satellites devraient se courber mille fois plus bas. Au lieu de cela, ils parlent avec une insolence inimaginable. C'est que cette force écrasante est inutilisable, elle n'est pas politique. Que fait-on, quand on est à Moscou, et que la Chine dit non ? Peut-on envahir la Chine ? L'écraser (chose techniquement très facile) avec des bombes H ? Qu'est-ce que la Roumanie ? Militairement parlant, un très bon champ de maneuvre pour trois ou quatre divisions blindées russes, une promenade de quelques jours jusqu'à la frontière yougoslave ou bulgare. Mais n'est-il pas clair que dans les cir- constances présentes, une telle promenade est inconcevable ? Même la suppression de l'aide économique est une arme qui ne vaut qu'à condition de ne pas s'en servir, comme les Américains en ont fait plusieurs fois l'expérience. Couper l'aide économique, c'est apprendre aux autres qu'ils peuvent finalement s'en passer comme les Chinois l'ont appris assez rapidement. Le bilan de Khrouchtchev, pour ce qui est des rapports à l'intérieur du monde communiste, est un bilan de faillite ; mais cette faillite n'est pas celle de K., c'est la faillite du totalitarisme de la force sur le plan international, après sa faillite sur le plan intérieur. Ici aussi, la manipulation et la manoeuvre doivent succéder, en temps normal, à la violence. A cela, Brezhnev et Kossiguine ne pourront rien changer. Leurs objectifs ne sont pas différents de ceux de K. (comme le montre la reprise par la Pravda du 1er novembre des attaques contre Pékin) ; et leurs moyens ne pourront pas l'être non plus. Ils devront accepter ce fait ; ce qui est dit à Moscou sera désormais discuté, mis en question, peut être refusé par les autres partis communistes ; et un consensus ne sera réalisé, s'il peut l'être, qu'à coups de concessions, de manoeuvres, de patience et d'usure comme il l'est, lorsqu'il l'est, au sein du « bloc » occidental, où les Etats- Unis ont été également obligés, malgré leur supériorité maté- rielle écrasante, de renoncer à la situation du maître absolu. Mais ce qui est possible pour le monde capitaliste occiden- tal, le monde communiste peut-il s'en accommoder ? Ce qu'une « indépendance » croissante des partis communistes nationaux pourra signifier pour leur destin, dépendra d'une foule de fac- teurs qui ne sont pas donnés, et en premier lieu de l'évolution des luttes sociales dans les pays respectifs. Il est possible que dans une première phase cette « indépendance » renforce la - 93 - ce sens situation des partis communistes nationaux. Mais à la longue, ne contient-elle pas le germe de la dislocation complète du sys- tème communiste international ? La problématique intérieure à l’U.R.S.S. n'est pas, au fond, essentiellement différente. Ici aussi le régime khrouchtchevien se trouvait affronter les problèmes créés par les « succès >> mêmes de la période stalinienne. Sur le plan économique, l'achèvement de la première phase d'industrialisation avait posé, comme on sait, le problème de la réforme de la « planifi- cation » stalinienne. Mais les tentatives répétées en n'ont abouti qu'à une oscillation périodique entre centralisation et décentralisation qui n'a certes pas contribué à augmenter la cohérence et l'efficacité de la gestion de l'économie. La discus- sion qu'on a été bien obligé d'ouvrir sur les problèmes écono- miques, depuis 1957, a été s'amplifiant constamment et finit par mettre en cause à peu près la totalité des pratiques, des instruments et des concepts mêmes qui étaient à la base non seulement de la « planification », mais du système économique de l’U.R.S.S. Avec l'ampleur des problèmes soulevés par cette discussion – qu'on pourrait difficilement restreindre désor- mais contraste fortement l'absence pratiquement totale de mesures réelles de réforme (en dehors de l'agriculture). C'est qu'un « réformisme » n'est nullement facile à inventer dans ce cas ; en fonction de la logique interne de l'économie, et spécia- lement d'une économie « planifiée », toute réforme tant soit peu importante (c'est-à-dire dépassant le bricolage administratif dont Khrouchtchev a bien été obligé de se contenter) met en question les fondements mêmes du système. Déjà sous Staline, par exemple, on se plaignait du caractère arbitraire des prix, notam- ment des prix des biens de production ; et ce sujet a été un de ceux qui ont été débattus le plus ardemment au cours des récentes années. Il tombe sous le sens que, sous un système de prix arbitraires (sans rapport avec les coûts effectifs de pro- duction) ce n'est pas la peine de parler d'une « rationalité » quelconque de la planification, et que personne ne peut dire si une décision est géométriquement nécessaire ou le comble de la folie. Mais pour rationaliser les prix, il faut connaître les coûts réels de production ; à défaut du contrôle (assez théorique du reste) qu'imposerait la concurrence entre entreprises, comment est-ce possible non pas de rationaliser, mais même de connaître les coûts de production, sans déposséder de son monopole d'in- formation le groupe bureaucralique dirigeant l'entreprise ? Et qu'est-ce que les coûts de production ? Comprennent-ils, et jusqu'à quel point, les « salaires » des dirigeants ? Quand est-ce qu'une heure de travail vaut vingt heures de travail ? Une comptabilité est-elle possible si à Moscou deux et deux font cinq, et qu'à Odessa ils font douze ? De même, l'idée avancée par d'autres économistes, d'« automatiser » à un degré considé- rable la gestion de l'économie, exigerait pour être appliquée qu'on sabre impitoyablement dans la bureaucratie centrale, et qu'on connaisse avec précision les coûts effectifs de production à travers toutes les entreprises. Par un paradoxe ironique c'est dans le domaine où la direc- tion khrouchtchevienne a effectivement appliqué des réformes, et où ces réformes étaient à première vue raisonnables Te domaine de l'agriculture que les choses se sont le plus mal passées. En relevant les prix des produits agricoles, et en permettant aux kolkhoz d'acheter leurs machines agricoles, K. a voulu fournir à la paysannerie le stimulant économique qui la conduirait à produire à la mesure des besoins et des possi- bilités du pays. Mais la situation réelle de l'agriculture n'a pas 94 cessé d'être désastreuse, en partie à cause de facteurs climati. ques, mais surtout à cause de facteurs plus profonds et notam- ment de la structure bureaucratique des exploitations kolkho- ziennes. Les réformes n'ont eu ainsi comme résultat qu'une augmentation considérable des prix des produits alimentaires supportés par la population urbaine - augmentation de l'ordre . de 20 à 30 % —, accompagnée d'une pénurie grave de ces mêmes produits : ce n'est qu'en octobre 1964 que les habitants de Moscou ont pu acheter à nouveau de la farine, dont la vente était interdite depuis septembre 1963. Dans le domaine de l'idéologie et de la culture, la succes- sion de phases de « libéralisme » et de coups de frein traduisait la même impossibilité de rester sur place et d'avancer. Elle avait fini par aboutir à la situation présente de confusion totale, où les écrivains libéraux sont tantôt fêtés et tantôt en semi-réclusion, où personne ne peut prévoir ce qui peut être dit et ce qui né peut pas l'être, où il n'y a ni dogme ni liberté. Mais que peut-on faire ? Ouvrir les vannes ? Jusqu'où ira la force des torrents du dégel ? Revenir à Staline ? La Pravda du 1er novembre excluait implicitement mais fermement cette idée et affirmait que la ligne du XX° Congrès sera maintenue, essayant probablement de ras- surer ceux qui doivent grogner déjà contre ce que peuvent avoir d'inquiétant à cet égard les silences mêmes de Brezhnez et de Kossiguine. Le retour en arrière ici encore ne pourrait être tout au plus qu'épisodique, et provoquerait certainement au bout d'un temps de réactions incontrôlables. Mais le statu-quo, que veut-il dire ? Est-ce que l'Etat russe et le parti communiste peuvent tenir à l'égard de l'idéologie et de la culture la même distance qué l'U.N.R., le parti démocrate, ou le Labour Party ? Qu'est-ce qu'un P.C. sans idéologie ? Et quelle idéologie peut-il avoir désormais ? Nous sommes nécessairement dans l'obscurité pour ce qui concerne les facteurs les plus décisifs : l'évolution de l'attitude des ouvriers face aux problèmes sociaux et politiques, les cou- rants à la base du P.C. et des Komsomols. Mais, rares dans l'absolu, des incidents transpirent avec une fréquence crois- sante. Tantôt ce sont les étudiants de Moscou qui, malgré l'inter- diction formelle des instances dirigeantes, reproduisent à des milliers d'exemplaires et affichent sur les murs de l'Université le texte d'une conférence qui critique le régime et le parti et obtiennent la levée des sanctions contre les responsables de cette diffusion en menaçant d'entreprendre une grève. Tantôt les journaux parlent de telle grève d'ouvriers dirigée contre l'orga- nisation « inefficace » de la production. Sur cette société qui bouge de plus en plus, quelle est l'emprise du pouvoir, quels en sont les moyens ? Il semble que l'une et l'autre soient de plus en plus réduits. Le pouvoir, c'est le parti. Le parti tient la société. Mais il ne la tient que pour autant qu'il fait, à un degré essentiel, corps avec elle. Or, comme la Pologne et la Hongrie l'ont montré, cela, qui fait sa force, fait aussi sa faiblesse extrême, car les courants qui agitent la société attaquent, pour peu qu'ils soient forts, le parti bien au-delà de sa ligne de flottaison. Nous n'avons aucun moyen de savoir l'état réel de la société russe et du parti communiste. Il se peut que l'élimination de Khrouchtchev soit une parade anticipée de l'appareil contre ce qu'il perçoit comme une perte progressive de son contrôle sur la situation. Il se peut qu'elle ait été déclenchée par des fac- teurs sans rapport direct et immédiat avec la situation politique interne. Mais une chose nous semble certaine : l'élimination de Khrouchtchev constitue, en tant que telle, un coup porté au 95 pouvoir du P.C. et à son emprise sur la société russe. La déposition de Khrouchtchev achève de désacraliser le pouvoir, que la dénonciation de Staline avait déjà passablement profané. On peut se demander si Brezhnev et Kossiguine n'auraient pas mieux fait, pour eux-mêmes et pour la solidité du régime qu'ils représentent, d'arrêter K., lui faire avouer qu'il était à la solde des Albanais, le faire juger comme traître, et le fusiller (fictivement au moins). On serait alors resté dans le monde du blanc et du noir, dans ce monde où la distinction n'est pas entre vérité et erreur, mais entre vérité et trahison ; maintenant, dans le clair obscur du relatif, n'importe qui peut imaginer qu'il a le droit de dire n'importe quoi. Ils auraient mieux fait et, bien entendu, ils ne pouvaient pas le faire. Mais chasser K. de cette façon, n'est-ce pas montrer qu'on peut se tromper sans trahir, et, plus encore, mettre à nu la fragilité totale des fondements du pouvoir des sommets ? Staline est mort naturellement, c'est du moins ce qu'on a dit ; Malenkov n'a été éliminé qu'après une longue préparation et par des gens qui, graduellement, avaient occupé des postes plus importants que le sien. La déposition soudaine et inexpliquée de K. ne tend-elle pas à révéler, ici encore, devant les gens, une dimension imaginaire du pouvoir ? Qui était donc K. ? Comment gouver- nait-il ? Sur quoi s'appuyait-il ? Suffit-il de prendre quelques jours de vacances pour que la puissance totale se transforme en impuissance totale ? Ce que Brezhnev et les autres ont pu faire un jour d'octobre, pouvaient-ils donc le faire à tout instant aupa- ravant ? Sans doute, car qu'est-ce qui a changé « objective- ment » entré juin et octobre 1964. ? Si c'est qu'ils ont pu s'assu- rer de l'appui de quelques hommes-clés, le problème n'est que déplacé ; c'est donc que quelques hommes, en changeant d'opi- nion, peuvent transformer le Tsar en innocent ? Et pourquoi en ont-ils changé ? En tout cas, ils ne l'auraient pas fait, s'ils avaient continué de croire K. invulnérable. Mais il ne l'était qu'aussi longtemps qu'ils ļe pensaient tel. Le dictateur et le maréchal commandant les troupes de la capitale, ou le chef de la police, sont seuls dans le bureau. Le. dictateur est assis, les mains nues. Le maréchal est debout devant lui, il a ou n'a pas un revolver au côté, peu importe. Le dictateur dit : Vous êtes destitué et arrêté. Ils se regardent. Que se passe-t-il à ce moment-là ? Contre toutes les raisons rationnelles, sachant qu'il marche vers la mort, neuf fois sur dix le maréchal baissera la tête. Mais le jour où il ne la baissera pas, le dictateur pâlira et balbutiera : C'était une plaisanterie, cher Andréï Andréievitch, je pensais que vous aviez compris. La direction de Brezhnev et Kossiguine hérite de tous ces problèmes qui sont la substance même de la vie et de l'évolu- tion actuelle de l'U.R.S.S., et qu'alourdit chaque mois qui passe. Elle ne dispose pas, pour y faire face, de moyens autres et meil- leurs que ceux de K. Elle n'a pas non plus d'orientation ou de ligne définie, qui la distingue de la direction précédente. Les tentatives de la définir comme représentant telle ou telle ten- dance au sein de la bureaucratie (l'industrie légère contre l'indus- trie lourde, l'armée contre la consommation, les staliniens contre les libéraux, le compromis avec les Chinois contre la lutte å outrance ou l'inverse) nous paraissent superficielles et peu solides. Ces interprétations, auxquelles sont réduits les commen- tateurs occidentaux, récoupent sans doute certaines réalités, mais, à les pousser trop loin, on oublie l'essentiel. Des tendances définies par des orientations aussi nettes ne sont que très peu reflétées au sommet de l'appareil, lequel est obligé d'atteindre un niveau élevé d'universalité sous peine de s'effondrer. Ensuite, - 96 ! et surtout, n'importe quelle tendance, une fois qu'elle assume la réalité du pouvoir, est obligée de s'ajuster à ce qui « peut » être fait, dans les circonstances précises. Si elle ne le savait pas auparavant, elle découvre aussitôt que rien n'est simple, elle s'englue dans la complexité des problèmes et des instruments ; elle est prise aussitôt dans l'immense appareil bureaucratique sans lequel elle ne peut pas agir et avec lequel, sur lequel elle ne peut agir que très peu cet immense bras interminablement articulé qui la met en prise sur la réalité et la maintient en même temps à une distance presqu'infinie d'elle. Dernière en date, mais nullement singulière en cela, l'histoire de l'U.R.S.S. depuis Staline jusqu'à Khrouchtchev fourmille d'exemples de cette situation où le pouvoir met ceux qui l'exercent, d'avoir à faire le contraire de ce qu'ils disaient et même de ce qu'ils vou- laient. Qu'ils « représentent » ou non une tendance définie (que rien n'indique jusqu'ici), Brezhnev et Kossiguine ne peuvent guère, dans les circonstances présentes apporter des changements essentiels à l'orientation et à la désorientation de la politique russe externe et interne. L'impasse atomique simpose à eux, comme elle s'imposait à K. , la Chine s'impose à eux, bombe atomique, ou pas, comme à K. ; l'immense chaos d'une économie qui n'est ni planifiée ni non planifiée, s'impose à eux ; le besoin de gouverner par l'intermédiaire d'un parti qui sait de moins en moins chaque jour ce qu'il est, où il va, quel est son rôle, où est la vérité réelle ou officielle, s'impose à eux. Brezhnev et Kossiguine font figure de gérants provisoires, d'administrateurs de biens vacants, de bouche-trous. Tout est transitoire, même les steppes de la Russie, mais si jamais l'ex- pression régime de transition a eu un sens fort, c'est le nouveau régime russe qui l'illustre. De transition vers quoi ? Il y a, idéalement, pour la bureau- cratie russe une solution, c'est l'auto-réforme continuée, le modernisme, une sorte de « kennedysme » russe, la mise au rencart des vieilleries communisto-staliniennes et des références à Lénine ; ne garder le doigt que sur deux ou trois gâchettes essentielles, mettre en avant les hommes de trente et de qua- rånte ans, non pas seulement tolérer mais encourager le mouve- ment en prenant soin de l'encadrer le plus insensiblement pos- sible, limiter quelque peu ses privilèges économiques et masquer beaucoup plus sa domination politique, manipuler et corrom- pre davantage, parler moins fort. Tout cela théoriquement n'est pas impossible. Nous avons essayé d'indiquer, brièvement, quel- ques-unes des immenses difficultés qu'il rencontrerait dans la pratique. Et de ces difficultés, les plus importantes sont d'ordre politique : la bureaucrație peut-elle engendrer ce mouvement d'auto-réforme avec le degré de radicalisme nécessaire, peut- elle en produire la mentalité, en fournir les cadres ? Et, surtout, dans un régime comme celui de l'U.R.S.S., chaque pas dans une telle direction ne risque-t-il pas de déclencher des réactions incalculables, d'induire une intervention active de la population dans ce qui ne la règarde pas et qui la regarde par-dessus tout ? Quoique dans un contexte différent, les précédents polonais et hongrois sont là pour glacer le sang des candidats réformateurs. Mais combien de temps encore la bureaucratie pourra-t-elle, dans une société en bouleversement accéléré, com- biner la démarche du crabe à l'allure de la tortue ? Paul CARDAN. 97 Les élections américaines et le problème noir La réélection de Johnson à la Présidence des Etats-Unis avec une très forte majorité avait beau être attendue et escomptée, ces élections n'en marquent pas moins une étape dans la vie politique des Etats-Unis qui conduira probablement à des changements impor- tants. Pour la première fois depuis 1940, ces élections ont en effet posé les électeurs américains devant un choix réel, même s'il était fort limité et essentiellement négatif. Depuis l'acceptation du New Deal et de ses résultats irréversibles, les élections étaient progressi- vement devenues une question de choix entre les « personnalités » des candidats de deux partis dont les différences s'étaient amenuisées à l'extrême. En désignant Goldwater comme candidat à la présidence, l'aile extrémiste du parti républicain a explicitement remis en cause une série d'aspects essentiels de l'orientation de la politique améri- caine, intérieure et extérieure, ceux précisément qui expriment la tentative du capitalisme américain de s'adapter au monde moderne. Peu importe si cette remise en question était confuse, si Goldwater, longtemps avant les élections, avait été obligé de mettre beaucoup d'eau dans son bourbon, et si finalement, élu Président, il aurait été obligé de faire à peu près ce que Johnson fait, Les électeurs ont voté contre le retour (utopique, faut-il le dire) à un capitalisme totalement privé et sans intervention de l'Etat fédéral dans l'éco- nomie, contre l'autonomie des Etats à l'égard de la fédération, contre les va-t-en guerre en politique internationale, contre l'anti-commu- nisme à outrance et la persécution des minorités, contre surtout l'aggravation de la guerre raciale qu'aurait certainement induit l'élection de Goldwater. Il faudra sans doute revenir sur la signification de la facilité avec laquelle les éléments extrémistes du parti républicain ont pu s'emparer de la machine du parti et imposer Goldwater comme candidat ; comme aussi sur le fait que presque deux électeurs, sur cinq (ou trois sur sept, si on ne compte que les électeurs blancs) ont voté pour ce candidat « lunatique », qui s'était passablement ridiculisé pendant la campagne électorale. D'ores et déjà il est clair que derrière ces faits il y a le problème racial. C'est en effet le Sud, traditionnellement « démocrate », qui a surtout voté pour le « répu- blicain » Goldwater. Et ce fait lui-même peut être gros de consé- quences, aussi bien sur le plan des structures politiques officielles, que sur celui des réalités de la lutte raciale. Jusqu'ici, chacun des deux grands partis comportait une aile « réactionnaire » et une aile « éclairée », « progressive » ou « libérale » (les « démocrates » du Sud étant autant et plus réactionnaires que les plus réactionnaires des républicains). La désignation de Goldwater comme candidat à la présidence avait déjà eu comme résultat qu'une bonne partie des républicains « libéraux » avaient pris ouvertement parti pour Johnson (y compris le grand quotidien New York Herald Tribune ; le New York Times avait déjà pris parti pour Kennedy en 1960). Le résultat des élections pourrait accélérer la tendance vers un redéploiement et une redistribution des forces politiques, réalisant le projet que nourrissait Roosevelt d'un regroupement des ailes libérales de cha- cun des deux partis dans une formation « progressiste », s'opposant à une formation conservatrice résiduelle. Les machines bureaucra- tiques très puissantes des deux partis continueront sans doute à opposer une résistance acharnée à une telle décantation. Mais l'effi- cacité de cette résistance risque d'être de plus en plus réduite, pour autant que des enjeux réels tendent à obliger la population de 98 x'intéresser à un degré croissant aux affaires publiques, et que des différences proprement politiques dessinent les contours d'une divi- sion de l'opinion. En dehors de la politique internationale où les réalités de la « coexistence » dictée par l'équilibre de la terreur nucléaire pour- raient difficilement être remises en question autrement qu'en paroles le premier de ces enjeux concerne la situation économique du pays. sans La victoire de Johnson a été aidée par la prospérité de l'économie des Etats-Unis, qui traverse actuellement sa phase d'expansion la plus longue depuis la guerre (presque quatre ans « récession »). Cependant l'accroissement de la production, des revenus et de l'emploi n'a que très peu allégé le problème du chômage. Ce n'est que depuis un an qu’on note une diminution du chômage, qui reste d'ailleurs légère (il y a presque 4 millions de chômeurs, soit environ 5 % de la main-d'auvre totale). Il commence à apparaître que ce chômage, maintenu par l'introduction continue de l'automation dans de nou- velles branches de la production, comporte un noyau « structurel » qu'une expansion normale de l'économie n'est pas capable de résor- ber. Y faire face, exigerait de porter le degré d'intervention étatique dans l'économie à un nouveau palier. Or la résistance de la majorité des couches dirigeantes et privilégiées à cette intervention reste très grande aux Etats-Unis. Mais le problème qui domine sans conteste la situation intérieure des Etats-Unis, et qui a joué le rôle principal dans les élections qui viennent de se dérouler, c'est le problème noir. En même temps, ce problème introduit dans la société américaine un élément de contestation radicale qui fait qu'en termes réels il échappe au cadre officiel de la vie politique. D'où ce paradoxe, que, tout en étant reconnu comme le facteur décisif du scrutin, il a été pratiquement laissé de côté dans la campagne électorale officielle, après un accord public entre les deux candidats. D'où aussi ce deuxième paradoxe : ceux qui ont voté pour Johnson ont voté, dans leur grande majorité, pour une solution « progressiste et libérale » du problème noir, pour l'atténuation de la tension raciale ; mais cette solution, cette atténuation, non seulement ils seraient incapables de dire en quoi elle pourrait consister, pour une bonne partie et au fond d'eux- mêmes ils ne la veulent pas vraiment au sens qu'ils ne sont nullement disposés de faire, quant à eux, et ne font pas, ce qui pourrait la rapprocher. De plus en plus, il devient clair que le problème noir échappe à l'administration et à la législation, qu'il met en la personne et la vue du monde de l'homme américain. 1963 a été marqué par une radicalisation et une généralisation de la revendication noire dans le Sud. Axé sur l'intégration raciale, le mouvement a donné lieu à d'importantes manifestations de masses dans lesquelles les noirs ont fait preuve à la fois d'une combativité et d'une capacité d'auto-discipline extraordinaires. Il a amené un gauchissement des organisations, mais il est resté contrôlé par elles. En 1964, le mouvement a gagné le Nord tout en continuant dans le Sud. Cependant il a revêtu dans les deux secteurs des aspects tout à fait différents. Dans le Sud, d'une part ont continué des manifestations non- violentes, visant la déségrégation des lieux publics, comme l'année précédente, notamment en Floride (St Augustine) et Georgic (Atlanta). D'autre part, les organisations intégrationnistes se sont attaquées au bastion du racisme, le Mississipi, où les noirs forment près de la moitié de la population mais où le « colour bar » que les blancs défendent par la terreur, n'avait pour ainsi dire pas encore été meine menacé. Reprenant sous une forme plus étendue l'idée qui était celle des « freedom riders » (les voyageurs de la liberté) et cause en 99 disposant du recours, beaucoup plus théorique que réel d'ailleurs, de la nouvelle loi sur les droits civiques, les organisations intégra- tionnistes les plus dynamiques ont mis sur pied une sorte de mis- sion au Mississipi, les « travailleurs des droits civiques ». Parmi ces organisations, le S.N.C.C. (comité de coordination des étudiants non- violents) fut le principal moteur de cette action qui consista å envoyer au Mississipi des sortes de commandos d'étudiants provenant des villes du Nord comme du Sud et chargés de provoquer une prise de conscience des noirs par des activités diverses. Durant l'été, 27 « écoles de la liberté » et 30 « centres communautaires » furent établis au Mississipi, où les noirs purent trouver des rudiments d'instruction scolaire aussi bien que politique, ou participer à des activités «culturelles » de tous ordres. L'un des objectifs des « civil rights workers » était également de faire inscrire les noirs sur les listes électorales. Dans tout l'été seulement 300 noirs ont été inscrits. Mais ainsi que le font remarquer les responsables du S.N.C.C., là n'est pas l'important. Le résultat le plus positif est le début de prise de conscience qui est apparu chez un certain nombre de noirs et les linéaments d'organisation qui sont restés en place à la fin de la campagne et qui permettront l'an prochain de repartir sur une base plus ferme. De plus, selon un dirigeant du S.NC.C., la réponse des blancs par le meurtre et la bombe a choqué la bonne conscience de nombreux Américains au Mississipi même et a < amélioré le cli- mat » pour les intégrationnistes. Dans le Nord, la revendication noire a pris un tout autre visage : des manifestations violentes, éclatant brutalement à propos d'un incident de rue opposant la population noire à un flic blanc, et aboutissant à des heurts sanglants avec la police et à la mise en état de siège des quartiers noirs. Ces explosions ont totalement échappé aux organisations légalistes ou à tout le moins non-violentes qui tant bien que mal jusque-là avaient gardé la haute-main sur le mouve- ment au nord comme au sud. Elles ont été surtout le fait des jeunes, groupés de façon permanente en bandes. Mais dans la même période sont apparues d'autres organisations tournées vers l'action directe et violemment anti-blanches comme le < conseil de défense de Harlem , le « mouvement nationaliste africain » ou la nouvelle organisation de Malcolm X, ancien dirigeant des Musulmans noirs, qại a rompu avec Elijah Muhammad et son mouvement replié sur lui-même, pour passer à l'action contre la domination blanche. Bien que tout à fait confuses sur le plan des idées, ces organisations contestent de façon totale la société dominée par les blancs, même si à de multiples égards elles reproduisent les pires aspects de cette société (hiérarchie, etc.). Le caractère pris par la revendication noire dans le nord exprime la différence de condition des noirs de cette région par comparaison avec le sud. Dans le sud, le prolétariat noir, encore en grande partie rural et, même dans les villes, comportant relativement peu d'ou- vriers d'industrie, vit depuis des générations dans un état de subor- dination maintenu par la terreur et consacré par la loi. Cependant la rigidité même du « colour bar » et son aspect traditionnel, limite les contacts avec le monde blanc et émousse le sentiment de frus- tration (cf. les romans de Richard Wright). Les noirs du nord au contraire y sont venus pour sortir de ce confinement et de l'un de ses aspects essentiels, la misère. Mais sous l'égalité de droit avec les blancs ils n'ont trouvé qu'une inégalité de fait, perceptible à tout instant dans le travail, à l'usine comme au syndicat, et dans les conditions d'existence. Cantonnés dans les emplois « inférieurs >> et donc dans les salaires les plus bas du fait de leur manque de qualification et de la difficulté beaucoup plus grande pour eux d'en acquérir une à cause de leur misère même et du système d'édu- cation, ils sont de plus en plus en proie au chômage parce que la 100 transformation de l'économie raréfie les emplois qu'ils peuvent tenir. Cette « frustration » économique qui va s'aggravant rapidement depuis ces dernières années, s'accompagne évidemment d'une « frustration » sociale à tous les niveaux. Mais, groupés, qu'ils le veuillent ou non, dans les mêmes quar- liers des grandes villes, ils y vivent dans des conditions qui sont beaucoup plus proches de celles des quartiers prolétariens du XIX que de celles des pays modernes et ils développent la même solidarité que les habitants de ces quartiers ouvriers, surtout face aux deux représentants les plus exécrés de la domination blanche, le flic et le propriétaire. Les faits qui jalonnent la récente histoire du mouvement noir dans le nord sont les grèves des loyers (à Harlem et à Washington) le sac des magasins possédés par des blancs et les bagarres avec la police. Mais cet aspect de lutte de classes n'épuise pas la réalité du mouvement noir dans le nord, qui a développé la conscience d'une identité noire. Celle-ci s'est définie d'abord en faisant appel à l'Islam (les musulmans noirs) et en formulant un code de valeurs inverse de celui que les blancs pratiquent dans leurs rapports avec les noirs : tout ce qui est blanc est mal, tout ce qui est noir est bien. Maintenant de plus en plus, les noirs américains cherchent à se raccorder à l'Afrique et plus généralement aux peuples sous- développés. Une organisation comme le « mouvement nationaliste africain » en témoigne. Le fait nouveau depuis cette année c'est que la conscience de cette identité se traduit par une agressivité active à l'égard des blancs qui contraste avec la passivité absolue des « black Muslims », restés à l'écart de tous les mouvements de lutte et repliés dans la contemplation d'un monde noir de rêve. La conjonction de la violence et de l'affirmation d'une identité noire introduit dans la société américaine et dans ses fameuses valeurs un élément de contestation très profond, le seul véritablement pro- fond dans la période actuelle, d'ailleurs. Bien que ce ne soit pas dans cette note la place d'une analyse poussée du mouvement noir ni encore moins de ses « perspectives », disons cependant d'une part que jusqu'ici, on n'a pas vu cet élément de contestation diffuser dans d'autres secteurs de la société, si ce n'est une mince frange d'intellectuels, cela d'abord parce que cette contestation se veut liée à la condition de noir et ensuite parce que les problèmes posés par les noirs ne correspondent pas sauf à un certain niveau d'abstraction ceux de la majorité des Américains, que ce soit dans le domaine économique ou culturel. D'autre part, ce qu'on a vu c'est que le mouvement noir se heurte à un rapport de forces monstrueusement déséquilibré. Ils ont en face d'eux non seulement un énorme appareil répressif mais une société blanche majoritaire. Aussi, et cela on le voit aussi, même dans le nord le mouvement noir débouche-t-il, dans les faits, sur un réformisme. Absolument exclus des luttes menées dans les quartiers noirs, les dirigeants inté- grationnistes reparaissent lorsqu'il s'agit d'aller négocier Wagner, le maire de New-York, Robert Kennedy ou Johnson. Et bien que de plus en plus nombreux soient les noirs du nord qui revendiquent la création d'un état noir indépendant, le contenu des négociations n'est autre que l'intégration, par le moyen d'un « new deal » seconde manière. Et pourtant, malgré ces limites « objectives » à son développe- iment, problème noir est au cœur de la vie politique américaine. D'abord parce qu'à travers lui se posent des quantités de problèmes qui existent par eux-mêmes, comme celui de l'intervention de l'état fédéral, celui du chômage, celui du système d'éducation, etc... Mais surtout parce qu'il atteint tout américain dans le secteur le moins contrôlable de sa personnalité. Il saute aux yeux de tout le monde avec avec 101 que le goldwaterisme n'est que la « peur du noir », et, se précipitant dans la percée ainsi faite, le retour en force de toutes les « peurs >> américaines, essentiellement peur d'une réalité sociale en perpétuel changement. Mais cette peur du noir est tout aussi partagée par une grande partie des blancs qui ont voté pour Johnson dans l'espoir qu'il pourra plus facilement réaliser des compromis et éviter ainsi le « show-down », le « cartes sur table » avec les noirs. Et, d'une certaine façon, le problème noir n'est rien d'autre que cette peur elle-même. P. CANJUERS. 1 APRES LES ELECTIONS ANGLAISES Nous traduisons ici l'éditorial que nos camarades anglais ont publié dans leur journal Solidarity, immé- diatement après les élections anglaises. L'attitudė du nouveau gouvernement face aux revendications ouvrières est conforme à ce qu'ils en attendaient ; comme ils le disent, « à peine leurs culs assis dans les sièges du gou- vernement, ils montraient au proletariat anglais de quel bois ils se chauffaient. » LES NUS ET LES MORTS aux un Comme un hôte grossier et mal- propre à un mariage auquel il n'aurait pas été invité, la lutte de classes a surgi brusquement à la fin de la campagne électorale, troublant les bonnes paroles des politiciens. Les employés du Métro, de Londres faisaient une grève « non officielle » (1). Les représentants de la société « officielle » se mirent en chipur à pousser les hauts cris com- des cochons : qu'on égorge. M. Godher, Ministre du travail, exprime ses regrets ; Ray Gun- ter, le futur ministre du travail, fit annoncer qu'il condamnait l'action d'un petit groupe de gens qui.. etc., etc. » Le Vicomte Bla- kenham (ancien ministre du tra- vail conservateur), décrivit cette attitude comme digne d'un hom- me d'Etat. Pour Harold Wilson « quels que soient les griefs que me les grévistes puissent avoir, leur action était intolérable ». Un gou- vernement travailliste serait plus « dur et plus efficace dans des situations industrielles de ce gen- re ». Avant même que leurs culs soient assis sur les bancs gouver- nementaux, les dirigeants travail- listes donnaient gens avant-goût des choses à venir. Que va maintenant essayer de faire le parti travailliste? Y réus- sira-t-il ? Et, le plus important, quelle attitude les révolutionnai- res doivent-ils prendre à l'égard de ces projets ? La venue de Harold Wilson au pouvoir annonce un grand pas en avant dans la tentative de ratio- nalisation du capitalisme anglais. Le programme travailliste, c'est de rendre l'économie anglaise com- pétitive et indépendante du sou- tien américain (ceci à l'ère du capitalisme international d'Etat). C'est de «rationaliser » la pro- duction sans l'intervention et la participation de la masse des gens (c'est-à-dire sans que les ouvriers s'emparent de la gestion). Ces (1) Les : hommes ont refusé de travailler d'après des nou- veaux horaires, qui avaient été « négociés en leur nom » par les permanents syndicaux. 102 « les un au un ses un deux objectifs sont utopiques. Ils nécessiteront tous les deux une intensification du travail, de la discipline, de toutes les tendan- ces autoritaires dans la société inoderne. L'ère travailliste s'an- nonce comme l'ère du chronomè- tre, de l'étude des gestes du tra- vail, de la « mobilité de la main- d'œuvre », des calculatrices, de l'automation, de l'organisation « scientifique », du psychologue in- dustriel, des buts de production fixés par une élite technocratique. Les dirigeants travaillistes rê- vent d'une force de travail orga- nisée « efficacement », bien nour- rie, participant activement à sa propre exploitation et enthou- siasmée par la mystique de la production pour la production. Leur rêve, c'est chaque homme à sa place prédéterminée dans la grande hiérarchie de la produc- tion et l'utilisation de tous les moyens de la technologie moder- ne pour accroître la production. Leur rêve c'est un socialisme de production de poulets à la chaîne. Qu'est-ce qui s'oppose à cela ? La résistance de la classe ouvriè- re et sa résolution à lutter pied à pied, ici et maintenant, pour défendre et accroître ses droits dans la production. L'Economist est très conscient de cela. Le 10 octobre 1964, il publiait un éditorial qui devrait être une lecture obligatoire pour tous les prétendus marxistes qui parlent encore du parti travailliste com- « du parti de la clásse ouvrière ». En recommandant à ses lecteurs de voter < travail, liste » (sic !) il notait : s'agit d'accroître l'efficacité de la gestion industrielle et merciale niveau exigé par les intérêts de l'Angleterre. Des réformes juridiques adéquates... doivent protéger l'économie an- glaise des effets paralysants que sont les tactiques défensives des syndicats. Il faut déblayer le plus grand obstacle à la crois- sance .. Après leur victoire de 1959, c'était ce que les conser- vateurs allaient faire... c'est ce qu'ils n'ont pas fait depuis 1959. » En langage clair : conservateurs n'ont pas discipli- né la classe ouvrière. Les tra- vaillistes le peuvent. Votez tra- Vaillistes ! » Le Guardian (15 octobre 1964), avec les mêmes préoccupations, invitait aussi ses lecteurs à voter travailliste. Quand des cercles aussi in- fluents accordent leur « soutien critique » au Labour (parce qu'ils s'aperçoivent qu'il n'est pas un parti de la classe ouvrière), on voit combien sont ridicules les « ancêtres » staliniens et trots- kystes appelant à donner « soutien critique » Labour (parce qu'ils pensent qu'il est parti ouvrier). La gauche traditionnelle d'aujourd'hui, avec schémas et ses fidélités démodées est devenue des principaux obstacles à la nais- sance d'un mouvement révolu- tionnaire authentique. Dans les douze prochains mois, des milliers de jeunes dans le mouvement anti-nucléaires et les jeunesses socialistes vont être amèrement désillusionnés. Aussi pénible que ce soit, il leur faudra désapprendre ce qu'ils ont accepté jusqu'ici. Leurs con- ceptions doivent être complète- ment modifiées. Si nous sommes patients et conséquents, ces jeu- seront pas forcément perdus pour le mouvement liber- taire. Ce pourrait être ainsi le début d'une nouvelle époque, de la naissance d'une gauche libertaire unię et vigoureuse. Beaucoup, pendant les sombres années du règne conservateur pouvaient penser que les choses seraient différentes sous un gou- vernement travailliste. Mainte- nant ils ont gouvernement. Frank Cousins, qui manifestait à Aldermaston et se déclarait partisan de l'abandon unilateral des armes atomiques, 'est main- tenant responsable pour l'éner- gie atomique et ses usages paci- fiques et militaires. Il y aura de nombreux exemples similaires. Les alibis d'hier dureront pas toujours. Il ne peut plus maintenant y avoir de double jeu. nes ne me « il com- ce au ne 103 HONGRIE 56 Il y a huit ans, l'impossible prenait corps : le peuple hongrois se soulevait tout entier" et entreprenait la lutte armée pour sa liberté ationale. Sous-jacent à l'événement, en contradiction même avec son caractère national et ses aspects populaires (toutes classes confon- dues), une forme nouvelle de pouvoir se profilait : le pouvoir des ouvriers et des paysans, unis en leurs Conseils et prenant eux- mêmes en mains la direction de leurs affaires. Socialisme ou Barbarie s'est attaché, à l'époque, à « rendre conscientes les tendances inconscientes » du mouvement, c'est-à-dire à en dégager le sens universel qu'obscurcissaient les efforts conjugués des propagandes officielles, adverses sans doute, mais alliées objecti- vement dès qu'il s'agissait de voiler ou de nier la réalité et les virtua- lités du nouveau (le pouvoir des travailleurs) au profit de l'ancien (la démocratie parlementaire ou la démocratie populaire). Les lecteurs de cette revue pourront aisément se reporter à ce qui y fut dit alors. Le groupe frère de Solidarity a repris aujourd'hui cet effort. Rédigée par Andy Anderson, une plaquette, à la présentation soignée et intelligente, retrace les diverses étapes de la lutte et les situe concrètement dans la perspective qui leur est propre (1). Appuyé à la fois sur des lectures étendues, sur des témoignages directs de combat tants et aussi, bien sûr, sur une conception d'ensemble, ce récit restitue aux événements leur portée effective et potentielle. Tout en réduisant à leur néant les accusations de « contre-révolution fasciste », et en enfermant dans leur bocal les larmes après-coup du « crocodile occidental », la brochure montre que la constitution en Conseils alla bien au-delà des limites que lui assignait le gouvernement dit révolu- tionnaire d'Imré Nagy, ce dernier s'en tenant à saluer (28-10) : « l'initiative ouvrière en ce qui concerne l'élargissement de la démo- cratie dans les usines ». Rappelons aussi l'attitude des titistes, comme le yougoslave Kardelj invitant (7-12-56) les révolutionnaires hongrois à se défier de tout ce que le mot d'ordre « Tout le pouvoir aux Conseils » pouvait contenir « d'éléments et de phrases petits-bourgeois et nationalistes pseudo-démocratiques » ! Il est vain s'il est souvent tentant de faire dire aux faits ce qu'ils ne disent pas. A aucun moment, la brochure ne quitte le terrain des faits ; elle ne dissimule pas les zones d'ombre, elle les insère dans une explication globale, mais souple et variée aussi. On n'entrera pas ici dans son détail. Il suffira de dire que Hungary 56 rend intelligibles des événements qui demeurent encore trop souvent indistincts, et que quiconque s'intéresse aux problèmes réels de notre temps en gagnera, à sa lecture, une compréhension plus grande. La publication est complétée par des biographies, une chronologie analytique et une bibliographie toutes également utiles. (1) Andy Anderson, Hungary 56, Londres, 1964. On peut obtenir cette brochure en écrivant à Socialisme ou Barbarie ou directement à Solidarity, 127 Kings Cross Road, London W.C. 1. 104 MENACE SUR LE BONHEUR DE NOS ELITES Les conditions de vie de nos cadres se dégradent sérieusement. La loi d'airain du standing leur impose des cadences de bonheur de plus en plus sévères : voyez l'emploi du temps auquel on promet de les soumettre aux « Lions du val d'Herblay » dans les bandes publicitaires pour le lancement d'immeubles de grand standing en banlieue : « 7 heures : lever ; 7 h. 30 : tennis ; 11 heures : bureau ; 19 h. 30 : bateau à voile ; 21 heures : repas en famille ; 23 heures : vous dormez vraiment ». Mais dans ces résidences, nos cadres « retrouveront- ils chaque jour la force de leurs vacances », comme le leur promet la publicité ? Leur horaire de bonheur ne les menace-t-il pas de surmenage ? de dépression même ? Heureusement, bénéficiant des werniers progrès de la science et de la technique, un « Euphorium » est en construction à 106 km de Paris, à Forges-les-Eaux, où on leur administrera, périodiquement, une « dose » de joie de vivre qui les maintiendra à la hauteur de leur tâche. RICHES ET PAUVRES EN AMERIQUE L'énorme expansion de l'écono- mie américaine, pendant et de- puis la dernière guerre, a entraî- né l'apparition d'une idéologie hautement optimiste. Cette idéo- logie est aujourd'hui la plus communément répandue dans le monde entier : la nation améri- caine évolue rapidement vers l'égalisation des revenus et le style de vie propre aux classes moyennes; le pouvoir de décision échappe dans la vie économique aux anciennes couches de privi- légiés, il tend à devenir l'apanage de managers plus soucieux, sou- vent, de la recherche du bien public que de celle du profit. En bref, la société américaine est riche et ses richesses évoluent vers une répartition équitable entre toutes les couches sociales. Rien n'est plus faux, nul men- songe n'est plus intéressé. La réa- lité est beaucoup plus conforme aux descriptions classiques du capitalisme. C'est ce que démon- tre, entre autres ouvrages ré cents, celui de Gabriel Kolko (1). Cet auteur établit clairement, données statistiques à l'appui, que « en dépit de l'accroissement évident de la prospérité, depuis ces jours d'insondable détresse qui furent ceux de la Grande Dé- pression, la répartition des reve- nus et des richesses, aux Etats- Unis, est aujourd'hui fondamen- talement identique à ce qu'elle était en 1939, et même en 1910. On vit considérablement mieux dans la plupart des couches pau- vres de la population ; mais si les salaires réels ont augmenté, il n'en demeure pas moins que leur proportion par rapport au reve- nu national n'a pas changé ». En effet, si l'on examine la ré- partition du revenu national américain (en le décomposant en tranches d'un dixième et non (1) Wealth and Power in Ame- rica. An Analysis of Social Class and Income Distribution. New- York, Praeger Paperbacks, 1964. 105 plus d'un cinquième comme le font les officiels) (2), il saute aux yeux que, tandis que la fortune des dixièmes les plus riches de- meurait, en fin de compte, à peu près constante (3), celle des plus pauvres subissait un déclin ac- centué (4). En 1910, l'ensemble des revenus des deux dixièmes les plus pauvres représentait plus du sixième de celui des deux dixièmes les plus riches; en 1959, cette proportion n'était plus que d'un dixième. Seul le groupe des cadres d'industrie et du com- merce (2me et 3me dixièmes) a vu augmenter sensiblement la part qui lui revenait. Ce léger dépla- cement s'est produit surtout aux dépens de la catégorie la plus élevée. Ses bénéficiaires s'en en- chantent. Une idéologie optimiste s'épanouit selon laquelle ce qui vaut pour ces deux catégories vaudrait également pour le reste de la population. Telle est l'une des origines de la société d'abondance », de « l'ère des ma- nagers » et autres fariboles, de- mies, quarts et sous-quarts de vérités. Certes, si la répartition n'en a pas changé, la fortune, elle, a changé. Les conditions de vie qui sont aujourd'hui celles d'un ci- toyen américain, doté d'un em- ploi régulier, n'ont pas d'équiva- lent dans l'histoire du monde. Sans doute aussi, il n'y a pas là de miracle. Schumpeter soute... nait, il y a bien longtemps déjà (5), que cette prospérité était un produit du « fonctionnement du mécanisme même » du Capital et il ajoutait, en substance, que si cette progression de la pro- duction continuait et effecti- vement elle a continué eh bien, la misère disparaîtrait et la misère tient bon ! Car s'ils sont moins pauvres, les pauvres en Amérique restent des pauvres et, bien plus, leurs femmes sont jetées dans la pro- duction plus souvent qu'autrefois. Le travail d'un seul ouvrier agri- cole permet aujourd'hui, aux Etats-Unis, de nourrir décem- ment environ 25 personnes; mais la grande majorité des familles paysannes (65 %) gagnent moins de 3.000 dollars par an, soit un < salaire de pauvreté », dans les conditions américaines de 1960. Les salaires réels des ouvriers d'industrie se sont accrus nota- blement, mais ce fut surtout au cours de la guerre et donc dans une situation exceptionnelle 53 % d'augmentation en moyenne de 1939 à 1944, 17 % seulement de 1944 à 1960. L'insécurité dans le travail (chômage) et l'instabi- lité d'emploi (migrations) conti- nuent d'être importantes dans ce groupe social. Toutefois la posi- tion des salaires, dans l'industrie, par rapport à ceux des employés de bureau ou de commerce, s'est nettement améliorée. Leur puis- sance syndicale fournit aux ou- vriers une force de pression au cours des discussions collectives; mais surtout l'augmentation en nombre des seconds s'est accom- pagnée d'une dégradation de leurs émoluments et qui n'est pas appelée, semble-t-il, à s'arrêter dans un proche avenir, bien au contraire ! Quelles qu'en soient les raisons, la réduction de la journée de travail est un phénomène très fréquent ; mais elle a entraîné un accroissement des moonligh- ters, c'est-à-dire des travailleurs (2) L'auteur justifie son choix en arguant d'abord que les sta- tistiques par cinquièmes ne re- montent pas plus haut que 1935- 36 et interdisent donc toute comparaison sur longue période et ensuite que « ces unités plus grandes dissimulent des ca- ractéristiques importantes de la répartition, lesquelles n'apparais- sent que si la population est divi- sée en dixièmes ». (3) Dans la catégorie la plus élevée : 1910 : 33,9 ; 1948 : 30,9 ; 1959 : 28,9; dans la catégorie im- médiatement au-dessous : 1910 : 12,3 ; 1948 : 14,7 ; 1959 : 15,8. (4) Dans la catégorie la plus basse : 1910 : 3,4 ; 1948 : 1,4 ; 1959 : 1,1 ; dans la catégorie im- médiatement au-dessus (donc la 9me): 1910 : 4,9 ; 1948: 3,3 ; 1959: 2,9. (5) Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, 1951 (1re éd., 1942), pp. 145 et suiv. 106 qui tiennent deux emplois dans une journée ou semaine (trait caractéristique jusqu'à présent des économies de type russe). En 1958, plus de 3 millions d'hommes et de femmes étaient des moonlighters, soit 4,8 % de la main-d'oeuvre au travail, contre 2,9 % en 1950. Faut-il ajouter qu'en tous les cas le sala- rié devenu vieux c'est-à-dire âgé de plus de 45 ans - éprou- vera des difficultés croissantes à vivre ; nombreux seront ceux d'entre eux qui viendront allon- ger les files sans espoir qui font queue devant les bureaux de bienfaisance. L'évolution de ce qu'il est con- venu dia peler le « revenu en nature » est très révélatrice. Les revenus en nature, que les ru- raux tiraient de leurs fonds, n'ont pas cessé de décliner de- puis un siècle, ils sont mainte- nant insignifiants. Par contre, une nouvelle forme de ces reve- nus a pris une extension formi- dable ; et cette fois à l'avantage des riches. Il s'agit de ces « frais de représentation », échappant aux taxations, qui constituent un élément essentiel du train de vie des bourgeois modernes : au- tos et dîners, alcools et chasses gardées, parties fines et yachts, etc. En fait, malgré la progres- sivité de l'impôt direct, ses effets sur la répartition des revenus sont « minimes, quand ils ne sont pas négligeables »... et puis, en 1957, on a pu estimer à 9% la fraction du revenu national per- sonnel qui n'avait pas été décla- rée au fisc par ses détenteurs ! La prétendue égalisation des for- tunes par l'impôt ne correspond à rien dans la réalité. Les glapisse- ments des privilégiés, et les si- lences de leurs sociologues, ne changent rien au fait qu'une « élite >> de 28.000 Américains « valaient » 500.000 dollars (2,5 millions de F) la pièce en 1957. Mais au début de 1960, 63 % des personnes ou groupes familiaux apparaissant comme acheteurs sur le marché (spending units) avait moins de 1.000 dollars d'économies et le quart des fa- milles et des individus isolés n'avait tout simplement pas un cent devant lui, On a souvent soutenu que la fonction de direction et la pos- session d'importants paquets d'ac- tions dans une ou plusieurs com- pagnies données tendaient à de- venir des fonctions séparées. Il est permis de se demander ce que vaut cette affirmation, si à la mode, vu qu'en 1957 la ma- jorité des 1.477 présidents des 100 compagnies de premier plan y remplissaient également des fonctions d'exécution; dans 47 % d'entre elles (à ce qu'on en sait), ils détenaient la majorité de fait de leurs actions. Et tout se passe comme si ce pouvoir était héré- ditaire. Les rêves des petits chefs de bureaux, qui s'imaginent déjà à la veille d'une ère des techno- crates, ne sont donc pas près de prendre corps... Bien au con- traire, en 1960, la tendance réelle était au renforcement des liens entre la direction effective des entreprises et la possession directe ou sous option des ac- tions, en nombre suffisant pour en exercer le contrôle de fait. Il est inutile de préciser que les distributions d'actions au person- nel n'ont pas entraîné de varia- tions appréciables dans la répar- tition de leur propriété : en 1953, 2. % des détenteurs d'actions dis- posaient de 65 à 71 % du total des valeurs appartenant à des particuliers. « Capitalisme popu- laire », les Etats-Unis ? Kolko conclut à bon droit qu'en tout cas « la part du peuple y est fort mince ». L'inégalité dans les revenus a naturellement pour conséquence l'inégalité dans la consommation. Limitons-nous ici à deux exem- ples. Pour ce qui est de l'éduca- tion, la moitié la plus pauvre de la nation fournissait, en 1959, seulement 15 % des étudiants dans les universités privées et 30 % dans les colleges publics. Encore faut-il ajouter que, dans un grand nombre de cas tous, lorsqu'il s'agit d'une famille ga- gnant moins de 3.000 dollars par ces études s'effectuent dans des conditions très difficiles et donc avec des résultats souvent an 107 médiocres. Les bourses d'études vont en général aux enfants des classes de revenu moyen et éle- vé: la disposition de ces bourses est contrôlée, pour bonne part, par les établissements privés. L'autre exemple concernera la santé publique. La démence (ce qu'on appelle poliment psychose) est un mal qui, plus que d'autres, caractérise les sociétés industriel- les : on a pu relever, à Chicago, que les cas de folie étaient cinq fois plus élevés chez les travail- leurs qualifiés et six fois plus chez ceux qui ne l'étaient pas que parmi les membres des per- sonnels de direction ou des pro- fessions libérales. Un mot en- core, qui va de soi : les riches ont une vie plus longue. En résumé, la « démocratisa- tion », la « massification » de la société américaine, au cours des vingt dernières années, sont des notions à peu près vides de sens. Notre auteur rappelle que non loin de la moitié de la popula- tion est tout juste à même de faire face à ses besoins physiques. La plus grande partie des mem- bres de cette catégorie une partie qui rassemble un tiers de la population américaine vit dans le dénûment pur et simple. C'est donc par une vaste et fal- lacieuse extrapolation, perpétrée par ceux qui, seuls, ont le pou- voir de se faire entendre, que l'on a pu présenter cette société comme celle de l'abondance. Certes, depuis 1960, les condi- tions de vie ont encore progressé en Amérique. Si l'on en croit les indications officielles, le revenu annuel, par travailleur actif, est passé de plus de 2.900 dollars en 1961, à près de 3.200 dollars en 1963 (mais, quoique légère, l'in- flation persiste). Cela n'empêche pas qu'à New-York, la ville en fait la plus riche du monde, en 1964, un million de personnes ga- gnent moins de 10 dollars par jour. Ce salaire, dit-on, fera rêver plus d'un en Europe. Peut-être ! Mais, dans la ville en fait la plus riche du monde, en 1964, un mil- lion de personnes sont logées dans des taudis. Et les taudis de New- York ne peuvent faire rêver qui que ce soit ! Publié en 1962, l'ouvrage de Kolko paraît, en 1964, en livre de poche. Il doit cette promo- tion, en premier lieu, au sérieux de ses démonstrations, à la ri- gueur et à l'étendue rares de sa documentation. Mais il n'est pas douteux que « la déclaration de guerre à la pauvreté » dont Lyn- don Johnson a fait le thème de sa campagne électorale, après l'avoir choisie comme motif de son premier discours présiden- tiel, y est aussi pour quelque chose. L'auteur voit dans cette guerre prétendue ni plus ni moins qu'une maneuvre. « Les pauvres, dit-il, à ce propos, de meureront des pauvres longtemps après que les politiciens et les universitaires auront discuté leur cas, l'auront étudié, l'auront oublié ». C'est là sous-estimer peut-être un facteur qui par son extension, sa persistance et son caractère irrémédiable, peut, dans certaines conditions, troubler le bon fonc- tionnement de la société. Et, quoi qu'il en soit de l'avenir, dès maintenant, ce facteur constitue le plus sûr garant de cette vio- lence qui caractérise la vie pu- blique en Amérique. Aujourd'hui, les pauvres ce sont les millions de chômeurs tempo raires, de « vieux », d'ouvriers agricoles, la foule des petits em- ployés aux qualifications en dé- préciation constante, les femmes abandonnées et chargées de fa- mille dont le nombre croît sans cesse, les gens de couleur : des couches largement dépourvues de dynamisme dans les revendica- tions et aussi des moyens élémen- taires de les poser et de les faire aboutir tant soit peu. Mais il n'est pas certain que seule une démagogie de circonstance suffise à faire parler d'eux : un politi- cien sent le vent, il ne le crée pas. Comme « la guerre à la bu- reaucratie », en Russie, avec aus- si peu d'efficacité mais avec la même nécessité, le thème de la pauvreté est. appelé à reprendre dans la vie américaine cette 108 place permanente dont il avait été expulsé depuis un quart de siècle. Un point finit toujours par être atteint, en effet, où il n'est plus possible de cacher l'évi- dence, mais seulement de la cal- fater avec des discours et des mesures spectaculaires et sans lendemains. Ce thème pourra également servir, l'heure venue, à justifier une intervention étatique, à l'eu- ropéenne, afin de régler le cours de l'économie et de l'existence sociale. Si les choses devaient en rester là, « l'élite » ne s'en por- terait pas plus mal. Kolko est parfaitement fondé, à cet égard, de rappeler le précédent roose- veltien. Tant il est vrai qu'un demi-siècle de prospérité à éclip- ses, de luttes ouvrières, de gou- vernements conservateurs ou ré- formistes, n'ont rien changé à la répartition effective des richesses en Amérique. SERGE BRICIANER. QUELQUES REMARQUES SUR « RICHES ET PAUVRES EN AMERIQUE >> une Il est utile, il est essentiel de rappeler constamment, face à la démagogie capitaliste que l'expansion continue de la pro- duction et des revenus n'a nul- lement éliminé le besoin écono- mique pour la grande majorité de la population, ni même la misère pure et simple pour une fracation appréciable des socié- tés les plus riches. Mais cela ne doit pas nous conduire à croire et à faire croire que rien n'a changé dans le capitalisme, mê- me sur le plan le plus étroite- ment économique. En gros, on peut que dire ce qui, sur ce plan, n'a pas pratiquement changé, c'est l'inégalité des revenus (et bien entendu aussi, des fortunes). Mais cette inégalité, dans le contexte d'une élévation conti- des revenus, signifie changement important du sort de la grande majorité de la population au travail ; la gran- de partie des besoins « essen- tiels » sont satisfaits et surtout le processus lui-même d'éléva- tion du niveau de consommation est devenu partie de l'état de choses normal. On a suffisam- ment souligné l'importance de ce phénomène et de ses conséquen- ces dans cette revue depuis quel- ques années pour soit besoin d'y revenir. Mais les idées admises sont tenaces, et la pensée de gauche reste la plupart du temps domi- née par le schéma de la paupé- risation, absolue ou relative. Il me semble qu'à certains égards le livre de G. Kolko que je ne connais malheureusement pas, mais dont je ne doute pas que Serge Bricianer offre un résumé fidèle et rigoureux reste en- core dominé par ce schéma. Sans entreprendre ici discussion (qui, pour être menée correcte- ment devrait bien entendu dé-. passer le plan des statistiques et aborder les notion's mêmes de besoins et de bien-être), je voudrais simplement noter quel- ques point de fait : 1) Il ne me semble pas exact de lier la croissance rapide des revenus réels de la population travail exclusivement à la phase de la deuxième guerre mondiale. Celle-ci a été en effet marquée par une accélération, relativement à la phase qui l'a précédée (la décennie de la gran- de dépression), mais la période 1945-50. l'a été plus encore. En réalité, le taux d'expansion des revenus réels a varié essentielle- ment en fonction du taux d'ex- pansion de l'économie en géné- ral : ralenti à nouveau pendant la période 1950-60, il s'est nue un au qu'il 109 - population ; en 1955, 25 % ; en 1962, 20 % (Le « tiers submer- gé » s'est ainsi successivement transformé en « quart », puis en « cinquième submergé », en l'es- pace de quinze ans). de 3.000 à 5.000 dollars ; 1947, 32 % de la population ; 1955, 25 % ; 1962, 19%. de 5.000 à 7.000 dollars : 1947, 18 %; 1955, 24 % ; 1962, 22 %. de 7.000 à 10.000 dollars : 1947, 11 % ; 1955, 17% ; 1962 : 21 %. en accéléré depuis 1960. Voici les chiffres : Dépenses de consommation personnelle par tête, en termes réels (prix de 1963), en dollars : 1929, 1.191 ; 1940, 1,237 ; 1945, 1.389 ; 1950, 1.614 ; 1960, 1.870 ; 1963, 1.971. (Statistical Abstract of the Inited States, 1964, p. 328). Taux de croissance de ces dépenses pendant les périodes respectives, (c'est-à-dire de 1929 à 1940, de 1940 à 1945, etc.) : 0,35 % ; 2,35 % ; 3,05 % ; 1,50 % ; 1,80 %. 2) Je n'ai malheureusement pas sous la main des statisti-. ques permettant de remonter jusqu'à 1910. Mais, de 1935-36 à 1962, l'accroissement pour- centage des revenus monétaires (en dollars constants de 1950) des « cinquièmes » de la popu- lation a été, en allant du « bas >> (le cinquième inférieur) vers le « haut » (le cinquième le plus élevé) : 120 % ; 136 % ; 131 % ; 115 % ; et 741%. (St. Abstr., p. 337). La moyenne pour tous les cin- quièmes était de 98 %, et le pour- centage pour les 5 % du som- met de 47 %. Les années 1935- 36 sont certes un mauvais point de départ pour une telle com- paraison (chômage massif, donc position « anormalement basse » des cinquièmes inférieurs, récu- pérée par la suite). Mais l'image ne change pas si part de 1941, année de « plein emploi » : les pourcentages sont, dans le même ordre, 79 % ; 84 % ; 70 % ; 62 % ; et 48 %. On voit donc que toutes les couches de la population ont « amélioré » leur position par rapport au cinquième supérieur. Et les tendances des 30 ou 25 dernières années me paraissent plus significatives, car après tout c'est du capitalisme actuel que nous voulons discuter. au-dessus de 10.000 dol- lars 1947, 7 % ; 1955, 9% ; 1962, 18 %. (St. Abstr., p. 339). On constate ainsi que les deux catégories plus basses sont tombées en 15 ans de 64 % de la population totale à 39%. 4) Enfin, on ne peut mener cette analyse uniquement en ter- mes arithmétiques de catégories de revenu ; il faut la mener en termes de classes, de groupes sociaux, ou de « catégories socio- professionnelles >> comme disent les statistiques françaises. Voici comment les revenus monétaires médians par catégorie ont évo- lué de 1947 à 1962 : Contremaîtres, ouvriers quali- fiés, artisans : + 114 %. Ouvriers de production : + 104 %. Dirigeants, cadres et proprié- taires non-agricoles : + 103 %. Employés de bureau : + 101 %. Employés de commerce : 100 %. Manœuvres (à l'exclusion de l'agriculture et des mines) : + 88 %. Professions libérales, techni- ciens, etc. : + 84 %. Ouvriers des services (à l'ex- clusion des domestiques) : + 76 %. Paysans et dirigeants d'ex- ploitations agricoles : + 61 %. Ouvriers et contremaîtres agri- coles : + 60 %. (St. Abstr., p. 343). La signification de cette sta- tistique est à mes yeux claire : on + 3) En dollars de 1962, les reve- nus monétaires avant impôts montraient la distribution sui- vante : inférieurs à 3.000 dollars par an : en 1947, 32 % de la 110 a lieu comme em- l'expansion des revenus surtout au profit de la « société industrielle », de ceux qui font partie des entreprises capitalis- tes-bureaucratiques, que ce soit ouvriers, cadres, ployés de bureau, etc,. Et ce sont essentiellement les couches « pré- capitalistes >> notamment les paysans (comme aussi, Kolko le souligne à juste titre, les mino-. rités de couleur cf. en France les algériens et les nouveaux immigrants méditerranéens) qui restent en arrière et qui, con- frontées aux besoins croissants de la vie moderne et au niveau de vie du reste de la popula- tion qui s'élève, s'enfoncent dans une misère croissante, qui, pour être « relative » n'en est pas moins atroce. certes simpliste et faux de dire qu'en Occident, la propriété" for- melle (juridique) des entreprises a cessé de jouer un rôle quel- conque. Mais il me semble qu'on ne peut pas se borner à consta- ter que dans 47 % des entrepri- ses de premier plan, les prési- dents détenaient la majorité de fait des actions (cę qui veut dire, évidemment, que dans 53 % ils ne la détenaient pas) et oublier que cette majorité de fait est presque toujours une minorité (les actionnaires étant « absents ») et, surtout, l'impos- sibilité pour n'importe qui, fût- il propriétaire exclusif de l'en- treprise, d'y jouer un rôle effec- tif quelconque, s'il n'est pas inséré sommet de la pyra- mide bureaucratique qui la gou- verne. Que l'accession à ce som- met soit infiniment facilitée par la possession d'un paquet très important d'actions, c'est tain. Mais cette condition n'est plus ni nécessaire, ni suffisante. au 5) Un dernier point : la ques- tion du rapport de la propriété avec le « contrôle » de (le pou- voir effectif sur) l'entreprise a été longuement discutée. Il seraii cer- Paul CARDAN. LES JEUNES SOVIETIQUES FONT BANDE A PART Pour la Komsomolskaia Pravda (du 6-6-64) il est « inutile » que les jeunes se réunissent entre eux pour foriner des groupes organisés hors du cadre officiel et cela peut devenir « dangereux y en conduisant au désir d'élaborer une « idéologie à soi » et à une organi- sation « en quelque sorte illégale ». Le journal des jeunesses communistes cite l'exemple d'une certaine « union des fidèles » fondée à Moscou en février 62 par un étudiant, Boris Zalanjsky, qui écrivait aux adhérents de son groupe des lettres dans lesquelles il les invitait « à répandre des idées réellement progres- sistes », et qualifiait de « mauvaise » toute connaissance « officielle ». A en croire le journal, ” « union des fidèles » se serait dissoute « d'elle-même » et ses mem- bres repentants participent maintenant à « une collec- tivité véritable et non inventée de toutes pièces », c'est- à-dire évidemment le Komsomol. La fréquence avec laquelle les journaux soviétiques dénoncent l'existence d'organisations non officielles, sinon toujours clandestines, et à caractère politique, surtout dans les milieux universitaires, est un indice certain de la prolifération de telles organisations et de la préoccu- pation, chez une partie de la jeunesse soviétique, de défi- nir une nouvelle politique révolutionnaire. 111 G. Chaliand : L'ALGERIE EST-ELLE SOCIALISTE ? (1) L'Algérie n'est pas socialiste, tend à montrer Gérard Chaliand, car elle manque d'un parti mar- xiste-leniniste capable d'entraîner les masses et qui, en même temps, domine l'Appareil d'Etat. Sur la question de savoir ce qu'est l'Algérie l'auteur hésite. L'administration, montre-t-il, est en grande partie tenue par une petite bourgeoisie cupide, enri- chie au moment du départ des Français et c'est à cette caté- gorie qu'il donne le titre de classé dirigeante. Mais en même temps il prévoit que bientôt l'économie algérienne sera étati- sée, et, dès maintenant, montre- t-il, le courant dominant du F. L. N. et de l'Administration porte vers le capitalisme d'Etat. D'autre part, pour qualifier la révolution algérienne, Chaliand utilise le terme de Révolution démocratique nationale, équiva- lent sans doute, dans son esprit, au concept marxiste de Révolu- tion démocratique bourgeoise. Mais ce schéma explicatif, as- sez vague en lui-même, est, de plus, peu convaincant car, enfoui dans l'analyse politique que l'au- teur nous livre, il apparaît sou- vent comme ajouté à cette ana- lyse et non résultant d'elle. Dans le système de Chaliand l'existence d'un Parti de type le- niniste prend une place essen- tielle : un Parti basé sur des mi- litants aguerris, dévoués, formés politiquement. Le manque d'un tel Parti, montre-t-il, a mené en 1962, au moment du cessez-le-feu, à la formation de clans dont le but était de détenir le pouvoir, à la lutte armée des clans, à la démoralisation des masses. Pré- cédemment le manque de forma- tion politique, le désintérêt pour la théorie avaient facilité, dès 1956-7, l'envahissement des som- mets du F.L. N. par les cadres bourgeois proches de Ferhat Abbas et du parti des Ulémas. Mais pourquoi ce désintérêt pour l'éducation politique, pour- quoi cette dégénérescence du F. L. N. dès 1956-7 ? Chaliand donne à cette question deux ré- ponses intéressantes mais qui ne manquent pas pour autant d'être insuffisantes. D'une part, avant la révolution tous les partis al- gériens avaient sombré dans le réformisme et ce naufrage a dé- veloppé par réaction le goût d'une violence qui n'est pas sou- tenue par des idées, sinon par une seule : l'indépendance. D'au- tre part, Chaliand montre qu'en Algérie les intellectuels ont tou- jours été considérés comme des mercenaires comme des ven- dus et que, s'ils ont adhéré au F.L.N. ils ont été tenus à l'é- cart ; leur réflexion politique, donc, n'a pu s'intégrer au mouve- ment. Mais devant cette explica- tion d'un échec, capital dans le système de l'auteur, des ques- tions surgissent auxquelles il n'est donné aucune réponse : Pourquoi n'est-ce pas le Parti Communiste Algérien, parti mar- xiste leniniste, qui a pris l'initia- tive de la révolte ? Pourquoi ceci a-t-il été possible en Chine et au Viet-Nam et non en Algérie ? Pourquoi le F. L. N. n'a-t-il pas évolué comme le parti de Fidel Castro ? Pourquoi l'initiative de la révolte n'a-t-elle pas été prise par les éléments ouvriers révolu- tionnaires du M.T.L.D. de Mes- sali, éléments dont Chaliand sou- ligne l'existence ? D'autre part, pour prouver que l'Algérie n'est pas socialiste Cha- liand se réfère à un modèle qui est celui des pays de l'Est Mais il ne tient pas compte que ce modèle en tant que modèle socialiste est fortement contes- té. Et surtout il ne prouve pas non plus qu'il y a une différence fondamentale entre l'Algérie et les pays de l'Est. Son affirma- tion : « Des structures économi- ques socialistes impliquent une conception doctrinale, une théo- rie : le marxisme leninisme » .. (1) Maspero, Paris, 1964. 112 (p. 86, souligné dans le texte) est pour le moins confuse et en tout cas peu marxiste. Certes Chaliand a raison d'affirmer qu'il ne suffit pas pour qu'un pays soit socialiste que ses moyens de pro- duction soient nationalisés mais il faut aussi que les masses soient actives et enthousiastes. Mais il serait facile de lui répli- quer que dans des pays comme la Roumanie ou la Hongrie pays socialistes pour Chaliand les masses ont été loin d'être ac- tives ou enthousiastes. En réalité, si la référence au modèle choisi par Chaliand est possible c'est que son livre man- que d'une analyse socio-politique de l'Algérie tout au moins d'une analyse systématique. Les descriptions qu'il nous offre descriptions de l'appareil d'Etat, du Parti, de la gestion agricole sont souvent vivantes et intém ressantes, mais l'auteur n'en tire pas de conclusions quant à la na- ture de la société algérienne. * Des problèmes . cruciaux comme celui de la capacité révolution- naire de la paysannerie, comme celui d'un socialisme fondé sur cette paysannerie problèmes traités de manière profonde par Frantz Fanon (2) sont simple- ment abordés au tournant d'une phrase par Chaliand. La nature de la révolution algérienne « Révolution démocratique-natio- nale », nous l'avons noté n'a pas meilleur sort. L'idée de l'originalité de l'Al- gérie, et par conséquent de l'ori- ginalité d'éventuelles révolutions socialistes n'est traitée par Cha- liand que de manière polémique contre ceux qui en font une arme contre le modèle marxiste-léni- niste. « L'Algérie est-elle socialiste? » est le livre d'un militant de gau- che français qui pendant les an- nées difficiles a aidé le F.L.N. et qui après l'indépendance a tra- vaillé en Algérie comme journa- liste. Il ent en France très critique à l'égard du régime de Ben Bella et son livre fait suite à son activité militante. C'est un ouvrage attachant par son ton passionné, mais sa partialité même donne à penser que ses analyses ont besoin d'être confrontées à d'autres études du même thème. Le livre est à lire. Mais il est sans doute moins typique de la nouvelle Algérie que du schéma- tisme de certains marxistes fran- çais. (2) Cf. « Les damnés de la terre », Maspero, Paris, 1961. BENNO SAREL. UNE PATATE, DEUX PATATES Dans une revue qui parle si peu des films intéres- sants, des gens qui ont l'esprit mal tourné s'étonneront que l'on gâche du papier sur un navet; mais il y a des navets qui parlent. One potato, two potato, qui fait pleurer aux Ursu- lines en soirée et même après le déjeuner, est une fleur dans la famille de ces légumes. Un certain Jean-Sol Partre qui a complètement dis- paru, a écrit un petit mémoire du nom de théorie des émotions qui nous semble jeter, malgré sa banalité, des lumières sur tous ces produits de race, de La Case de l'oncle Tom à One potato, two potato. Dans une Amérique où les esclaves ont compris que l'on n'était jamais si bien servi que par soi-même, où le problème noir existe parce que les Noirs s'en occupent à 113 en plus de quelques-uns dans les rues des quartiers qu'ils n'habitent pas, voilà un gentil « boy-scout » de metteur en scène qui dérange un brave couple hybride (une blanche et un noir) qui ne demandaient qu'à vivre tran- quilles et cachés loin du bruit disharmonieux des mani- festations anti-ségrégationnistes, éternel état de reproduction mendélienne. Soyez tranquilles, il ne les entraîne pas dans la foule vivante des Américains de 1964, ni dans les luttes des vivants; ces braves hybrides glissent au-dessus du monde. Ils rencontrent seulement un pauvre « cop » (flic) que le boy-scout de metteur en scène oblige à être mal- poli envers eux (toutes nos condoléances à la police amé- ricaine). En un mot, « l'infidèle-et-méchant-papa-blanc-raciste >> qui a abandonné « sa-gentille-petite-femme-blanche-com- plexée » dont il a eu « une ravissante petite enfant bien blonde », revient, exige l'enfant et l'obtient. Elle sera élevée parmi les siens. La justice et le juge (son représentant sur terre) en décideront ainsi. Un mot sur ces Juges souvent « suprêmes » qui encombrent l'esprit et l'histoire des Américains au cinéma et dans la réalité. Sur les écrans résistant à l'émulsion bénite on nous les habille en dieux « laïcs ». Comme pour tous les guignols, ceux qui parlent sont cachés et un peu plus vivants que la poupée du premier étage. Et ces agi- tateurs de... marionnettes savent bien qu'ils ne veulent rien changer. One potato, two potato est au problème racial ce que les mélos du xixme siècle, avec orphelines et traîtres poli- ciers, ont été à la lutte des classes. Un tel affolement de la sensibilité, signe certain de la gêne du réalisateur et de sa peur de solution véri- table, ne se retrouverait que dans le journal Elle, au chapitre de l'avortement ou de l'infidélité. En bref, vieux frère, si tu veux plaire à ta petite amie blanche, emmène-la plutôt voir un peplum. N.-B. En France, pays de la liberté, où le racisme est inconnu (à voir la bonne conscience des spectateurs de ce film), dieu merci un tel jugement serait impensable, si ce n'est pour Mme Hochberg, « séjournant » en France depuis quinze ans, malheureusement juive et de plus polonaise, à qui l'on a dû retirer la garde de son enfant malgré un divorce prononcé à son avantage, son mari prononçant mieux notre langue et vivant dans un milieu cent pour cent français. LES JEUX DES PETITS DEFENSEURS DE LA PAIX . Moscou, juin 64. Cent mille enfants soviétiques ont participé à un concours de « jeux militaires » récem- ment organisé par la société volontaire d'assistance è l'armée (D.O.S.A.A.F.), conjointement avec l'organisation des « pionniers », rapporte le journal Le Patriote Sovié- tique. 114 Le concours comportait une épreuve théorique et des « manoeuvres » pour lesquelles une large initiative était laissée aux organisateurs locaux. A Briansk, 500 enfants ont participé à un jeu « où tout correspondait aux conditions d'un combat : fusées de signalisation, pétards explosifs pendant le « combat », éclaireurs en tenues camouflées ». A Tachkent, les écoliers ont joué à « déminer », à mener des gardes de nuit et à établir des liaisons rapides. A Makhatchkala, ils ont pris d'assaut « des rampes de fusées thermonucléaires » en avançant sur un « ter- rain radioactif ». Les 25 meilleures équipes ont reçu du D.O.S.A.A.F. des diplômes d'honneur, des tentes, des jumelles et des fusils de petit calibre. LES JEUX OLYMPIQUES... OU LE RIDICULE QUI NE TUE PAS ENCORE " Je suis fier des médailles que la France n'a pas eues. M. HERZOG. 1 Nos lecteurs, même ceux qui suivent l'actualité d'un æil distrait n'ont pas manqué d'apprécier les progrès fulgurants dans la sottise que notre cher et vieux pays a accompli en quelques semaines. La chose se passait à Tokyo ; la machine de condi- tionnement s'était mise en marche quelques semaines auparavant : Jazy, Gottvallès, Kiki Caron apparaissaient à la première page des quotidiens, des hebdomadaires de l'Express à Paris-Match à Elle. La France allait enga- ger une grande bataille, il fallait la familiariser avec les hérois dont elle allait se repaître, Admirable travail : des mémères qui ne savaient pas nager allaient s'appro- prier une parcelle de la grandeur nationale. Notre grand génie le petit Charlot passait inaperçu de l'autre côté de l'Océan, il fallait bien le remplacer par quelque chose pour que Maman et Papa Grosfillex puissent sentir battre avec fierté leur gros coeur de petit français. Le grand lessivage de cervelle commença le 11 au soir : pendant deux semaines la France allait compter médailles. Mais les idoles tombaient une à une devant la méchante armada américaine : enfoncé, Gott- vallès, un dieu blond » l'avait précédé. Ecrasée, Kiki Caron, ridiculisé, Jazy. Les diaboliques Yankees rafflaient tout... si ç'avait été encore des italiens, des polonais, des russes, mais non, c'était ceux que le français déteste le plus ou monde : les américains. Alors on s'est rabattu sur l'argent. D'une simple disposition paranoiaque, en quelques jours on a viré à la psychose. Des individus dont personne n'avaient enten- du parler ni d’Eve ni d'Adam devinrent des héros à la une de « Transe-Soir ». Tour à tour les frères Morel, le ses « nouveau 115 canoë-kayak, le tireur au pigeon d'argile, le sabreur. La majorité de ces sports était inconnue la veille par la majorité des français. Qu'importe ? Enfin, la médaille d'or vint... un pauvre canasson faisait entendre la Mar- seillaise. Bande, petit français ! Les défaites avaient succédé aux défaites. Je pensais la France calmée. Une fois de plus, j'allais être surpris par l'océan de crétinerie qui déferla. N'ayant pas de vainqueurs, la France célébrait les battus. Et à Mont- rouge, Kiki Caron fut traitée « comme un chef d'état ». Dans l'ancienne Grèce, les vainqueurs étaient reçus comme des demi-dieux. La France, elle, vénère ceux qu'elle a rêvés vainqueurs. C'est un signe indiscutable de psychose collective : le rêve a chassé la réalité. On enferme les individus qui se prennent pour De Gaulle, mais la France entière est comme ces individus. Faut- il l'enfermer ? Je laisse cette question à la méditation de nos lec- teurs, avec une certaine angoisse. Aujourd'hui on peut, quand on le veut, transformer n'importe quel inconnu en héros national. Les person- nages du délire seront-ils toujours aussi inoffensifs que Kiki ou Maryvonne ? : Alain GERARD. VOYAGE EN ALGERIE On ne trouvera pas ici un re- portage sur l'Algérie, encore moins une étude de l'un ou l'au- tre des grands problèmes de l'Al- gérie de maintenant. Simplement des notes de voyage et des im- pressions. Nous ne mentionnons aucun nom de personne ou de lieu. Il règne un climat policier assez lourd. L’AUTOGESTION Bien entendu, nous avons com- mencé par visiter une ferme au- togérée, en Oranie. Elle se trou- vait dans une région agricole fort riche, constituée essentielle- ment d'anciens grands domaines coloniaux. A la suite de certaines mises en garde, nous nous sommes adressés au bureau de l'O.N.R.A. (Office National de la Réforme Agraire) du chef-lieu d'arrondis- sement. Notre requête de visiter une ferme nous amena rapide- ment chez le Directeur, qui nous envoya avec un de ses adjoints à une ferme de la région, « celle qu'on montre habituellement ». Cela la rendait sans doute un moins bon reflet des conditions moyennes, mais n'en faisait qu'un meilleur révélateur de ce que les dirigeants voudraient que les choses soient. (En plus, on était en train d'astiquer la ferme en vue de la visite du ministre de l'Agriculture, attendu pour la semaine suivante.) Arrivés sur place, notre guide convoqua le président du comité de gestion et lui dit : « Par or- dre du Directeur, tu dois faire visiter la ferme à ces messieurs ». Ordre qu'il exécuta en compa- gnie de cinq ou six membres de l'état-major de la ferme, tous très accueillants d'ailleurs. Tout ce que nous dirons du fonctionnement résulte de nos conversations avec eux et ne re- flète donc pas nécessairement le fonctionnement réel, mais plutôt la façon dont ils le voient ou au moins veulent le faire voir. 116 Ce n'est pas le comité de ges- tion, mais l'O.N.R.A., qui décide combien de surfaces seront affec- tées à chaque type de plantation, à quel moment seront faites les récoltes... Un fonctionnaire de l'O.N.R.A. visite d'ailleurs quoti- diennement les fermes du dis- trict. C'est évidemment l'O.N.R.A. qui alloue les investissements et qui commercialise les produits. Selon la presse algérienne, la mise en autogestion des terres. n'a pas entraîné de diminution de production. La ferme est très grande (1.400 ha, 200 ouvriers, dont 84 perma- nents). A nos yeux de profanes, elle paraît ordonnée et bien gé rée. Il y a beaucoup de machines agricoles perfectionnées. Elles da- tent du temps du colon (que nous avons entrevu : il était venu rendre visite à la récolte de vin de l'année dernière, qui était res- tée sa propriété). Nos hôtes se plaignent cependant de n'en avoir pas assez. On leur a pris des machines pour les donner à des fermes moins bien équipées. Autre vestige du temps du co- lon : d'immenses quantités de fils de fer barbelés, qui restent en place (c'est d'ailleurs le cas par- tout en Algérie). Après quelque hésitation, nous demandons pour- quoi on ne les enlève pas: « Cer- tains ouvriers ont le droit d'ha- biter des maisons situées dans le domaine. Il ne faut pas que leur femme et leurs enfants puissent venir dans les installations co- lectives ». En fait, l'autogestion est donc tout au plus limitée à la gestion quotidienne du travail : c'est le comité de gestion (élu pour un an, pas nécessairement parmi les travailleurs de la ferme), qui dé- cide de l'attribution des tâches, de la discipline quotidienne, etc... Dans quelle mesure ses membres se comportent-ils en contremaî- tres ou en responsables élus et contrôlés par la base ? Ce n'est pas un après-midi de visite qui pouvait nous l'apprendre. Mais il n'y a jamais' d'assem- blée générale. Les membres s'at- tendent à être réélus à moins qu'ils ne commettent de grosses bourdes ou ne soient pris à voler. Le comité de gestion n'a pas l'air parfaitement au courant de la chose agricole. Lorsque nous l'in- terrogeons sur l'usage ou le temps de croissance des plantes qui nous entourent, il délibère en arabe avant de nous répondre. Le président ne travaillait pas à la ferme, avant. C'est un homme du village, dont on nous dit « qu'il possède deux mai- sons » et que « c'est un homme sage ». Parmi les plus jeunes membres de l'équipe administra- tive, il y a un comptable d'Alger qui fait un stage d'un an et nous. montre avec fierté les nombreux tableaux de chiffres qu'il a éta- blis à propos des salaires de la ferme. Il y a une splendide écurie de course, hobby de l'ancien colon. Elle est maintenue avec soin, vraisemblablement pour le seul plaisir du jockey, un noir qui, semble-t-il, autogère vraiment son département. Comme nous nous étonnons un peu du maintien de cette activité « parasitaire », on ne sait trop quoi nous répondre; « cela sert pour les fêtes... ; par exemple la semaine prochaine quand M. le Ministre viendra ». A cinq heures une sirène re- tentit. Comme dans les usines, tous les ouvriers se précipitent vers la sortie. Soudain pressé, le comité de gestion nous aban- donne, après nous avoir vague- ment proposé une tasse de café, que nous eûmes le bon goût de refuser. L'HOTELIER AUTOGERE Nous avons appris que, pour trouver un logement en dehors des grandes villes, on pouvait s'adresser à la jeunesse F. L. N. C'est ce que nous fîmes dans une petite ville du Centre. Des ga- mins nous amenèrent au local de la J. F. L. N.; d'autres gamins y jouaient aux cartes et au billard. Nous leur dîmes que nous étions des visiteurs en quête d'un loge- ment. Nous remontons rapide ment la hiérarchie jusqu'à un responsable qui nous dit ses re- grets que rien n'ait été préparé 117 pour nous, mais qu'on pourrait nous loger dans un centre d'ac- cueil. Il nous propose de nous faire visiter la ville, nous de- mande ce qui nous intéresse. A ce mot « autogestion », il nous amène au Grand Hôtel du lieu (trois étoiles), qui justement au- rait été mis en autogestion ré- cemment. Il nous présente au gérant, qui nous offre l'apéritif et se propose à nous donner des expli- cations sur l'autogestion et le so cialisme en Algérie. C'est un eu- ropéen d'une trentaine d'années, au costume de bonne coupe. Il a acquis la nationalité algérienne. L'O.A.S. a assassiné son frère. « Cet hôtel a été nationalisé (il parlera indifféremment de na- tionalisation et d'autogestion), il y a deux mois. Il n'y a pas de comité de gestion, mais un Di- recteur (lui) qui dépend directe- ment de l'Office du Tourisme. C'est nécessaire dans le secteur commercial tout spécialement, à cause du contact direct avec la clientèle. Car il faut un patron de toute façon et les choses mar- chent mieux quand on sait qui commande... « C'est ainsi que l'hôtel Albert Ier à Alger, qui était un bon hô- tel (4 étoiles) avant, a été mis en autogestion avec conseil de gestion et tout. Eh bien, au bout de quelques mois, on ne trouvait plus de serviettes de toilette dans les salles de bain, les draps de lit n'étaient pas changés... « C'est d'autant plus important qu'on est obligé d'employer des tas d'anciens combattants, d'an- ciens prisonniers politiques... D'une façon c'est juste, car c'est à eux que nous devons l'indépen- dance, Mais généralement, ils sont incompétents. Alors si au bout d'un an, ils ne se sont pas améliorés, on les renvoie. Et la chose est portée sur un registre central à Alger, de sorte qu'après une mauvaise expérience, ils ne puissent plus exciper de leur qualité d'ancien combattant pour obtenir à nouveau un privilège. Cela marche de la même façon pour ceux auxquels on a donné une petite ferme, ou qu'on a nommés douaniers ou : autre chose dans l'administration ». Entre temps il nous invite à dîner, d'autres personnalités lo- cales viennent se joindre au groupe, nous disent combien ils sont heureux que nous nous in- téressions aux problèmes de l'Al- gérie nouvelle. Nous parlons des cinémas qui viennent d'être na- tionalisés. Nous demandons quel est le but de la mesure : généra- liser l'autogestion (là aussi il s'a- git d'autogestion sans comité de gestion mais avec Directeur) ou également... infléchir... les pro- grammes (nous essayons d'expri- mer les choses avec tact) « Vous voulez dire faire de la propagande ? », nous répond le Directeur. « Oui certainement Hitler l'a bien fait; Staline l'a bien fait. Même les Américains font de la propagande pour le capitalisme. Il est bien normal que nous en fassions pour le so- cialisme ». Pendant ces conversations, il apparaissait de plus en plus clai- rement qu'ils nous ont pris pour une délégation officielle, et que nous n'en sommes pas une. Des conciliabules s'organisent, des gens sont « appelés au télé- phone ». On nous fait cependant passer à la salle de restaurant. Un peu après, le Directeur s'approche d'un air embarrassé et, après quelques contorsions verbales, nous demande si, tout compte fait, nous sommes autre chose que... des touristes ? Eh non. Nous ne sommes pas une délégation officielle ! Il se retire, plus embarrassé que jamais. Peu après arrivent les gens du F.L.N., qui nous expliquent que, malheureusement, le concierge du centre d'accueil refuse d'en donner la clef sans ordre écrit du Directeur (quel Directeur ? et de quoi ?), or, par un mal- heureux hasard, ce dernier est justement parti à 50 kilomètres de là et ne reviendra que de- main. Il ne nous reste qu'à achever le repas et à payer la note. Ni le Directeur, ni les autres hôtes empressés ne montrent plus le 118 bout du nez. Nous lui laissons une carte de visite lui disant notre regret de ne pas l'avoir revu et l'invitant à nous envoyer la note des apéritifs à Paris. Quand nous sortons, il arrive dans le hall de l'hôtel, par une autre porte, en même temps que nous. Il fait demi-tour à une telle vi- tesse qu'il en renverse une femme de chambre qui le suivait. vus ? Mystère.) Il montre avec fierté comment avec ses écono- mies de l'année passée il a fait installer l'eau chaude, nous déve- loppe ses plans pour les années suivantes : salles de bains, nou- velle salle des restaurant, etc... A Hassi-Messaoud, endroit hi- deux, avec de nombreuses entre- prises françaises, en plus du pé- trole, des affiches en vue de la prochaine visite de Ben Bella et du Président du Mali, Modibo Keita : « Toutes les entreprises sont invitées à pavoiser abondamment. Elles enverront au moins dix ou- vriers sur le parcours du cortège. Ceux-ci devront être en tenue de travail ». ?? QUELQUES CARRIERES Un ancien lieutenant de l'A.L.N. est devenu Directeur Gé- néral de l'O. N. R. A. (Réforme Agraire) dans une des principales régions agricoles du pays. Un avis officiel demande le recrutement de douaniers, recru- tement limité aux anciens combattants. · Un ancien soldat de l'A.L.N. en Tunisie a reçu une bourse d'études pour une université américaine. Il y a déjà passé deux ans et est revenu pour les vacances en Algérie. Il nous ex- plique que dans un pays comme l'Algérie, le socialisme est une étape nécessaire pour arriver à établir le capitalisme, comme en U.R.S.S. d'ailleurs. (Il faut dire qu'il y avait des Américains dans le groupe qui conversait avec lui.) Un ancien boulanger tenait une boutique prospère que l'O.A. S. fit sauter. Il devient fonction- naire chargé de l'administration de plusieurs biens vacants (em- ployant au total plusieurs cen- taines de personnes), puis parti- cipe à l'administration de la jus- tice et est maintenant Directeur au Ministère de la Jeunesse et des Sports. Il passe ses vacances à diriger une colonie de vacances (il aime d'ailleurs manifestement les enfants). Sa femme est infir- mière et ensemble ils arrivent à un très bon indice mensuel. A contre-courant, un cafe- tier algérien de Paris a mis son café en gérance, repris, avec sa femme française, un hôtel sur une plage d'Alger et l'exploite à son compte. (Pourquoi cet hôtel n'est-il pas « autogéré » comme tous les autres que nous avons LA PROMOTION DE LA FEMME MUSULMANE Dans le journal El Nasr, quotidien de l'Est du pays, un grand titre en première page : Participation active de la femme à l'édification du pays. » Dessous, une photo de vendeuse dans un magasin, avec cette lé- gende : « L'emploi de vendeuse est destiné à la femme, qui s'y accommode parfaitement. Ci-des- sus, une jeune fille travaille comme vendeuse dans le but de permettre à un frère algérien de se faire un avenir dans des bran- ches plus utiles. » L'année dernière, beaucoup de colonies de vacances, de sta- ges de formation, de camps de travail, etc., étaient mixtes, si- tuation vraiment révolutionnaire en Islam. Cette année-ci, malgré les regrets des intéressés et sans qu'aucune décision officielle gé- nérale n'ait été annoncée, il n'y a presque plus rien de mixte. Au terme d'un nouvel arrê- té, il est désormais interdit à Oran sous peine d'amende de parler à une femme dans la rue, même avec son consentement. On trouve dans la presse des échos, des lettres de lecteurs invitant la police à surveiller spéciale- ment à cet effet les sorties de lycées, les sorties de bureau où sont employées des femmes... 119 que nous sommes étrangers ; si nous avions été algériens, il ne nous aurait même pas dit cela, car il y a trop d'indicateurs. En fait, dans la rue et les lieux publics, on ne voit que très peu de femmes, toujours très étroitement voilées (un cil). Parfois, par contre, on rencontre dans un bureau ouvert au pu- blic, une algérienne habillée à l'européenne, délurée, répondant comme une parisienne au barati- nage des hommes... LA REBELLION Nous n'avons pas grand chose à dire du F.F.S. bien que nous ayions passé plusieurs jours au cour de la Kabylie. On y voit beaucoup de slogans antigouver- nementaux sur les murs. On y voit encore plus de soldats. Il y a de très fréquents contrôles d'in dentité (avec feuille de bagages pour les algériens ; les euro- péens passent très facilement) ; les uniformes sont hétéroclites, et il n'est pas sûr qu'à l'occasion nous n'ayions pas été contrôlés par les gens de Aït Ahmed. Les slogans et les soldats ne sont d'ailleurs pas limités à la Kabylie. C'est là qu'on en voit le plus. Mais il y en a ailleurs, notamment dans l'Atlas Blidien, dans le Constantinois. Les joil-. naux qui, à part cela, ne men- tionnent pas la rébellion, signa- lent parfois des arrestations de rebelles un peu partout dans le pays. Selon un journal local, le F.F.S. est composé d'anciens har-, kis envoyés en Kabylie par Aït Ahmed, le Bachaga Boualem et Georges Bidault ! Ceci est d'ail- leurs assez représentatif du ni- veau général de la presse. En Kabylie, un jeune algérois séjournant là pour quelques mois nous dit qu'il y a de temps en temps un « événement » (c'est le mot pudique pour « attentat ». De même on ne parle pas de « la guerre » mais des « événements » ou, moins souvent, de « la révo- lution »). Il y a un « événement » tous les quinze jours à peu près dans la petite ville où il réside. Il ne peut rien dire de ce qu'en pensent les paysans, car ils sont d'un mutisme total sur ce sujet. Il nous précise que ces quelques informations, pourtant bien ano- dines, il nous les donne parce L'AMBIANCE GENERALE L'ISLAM Le climat politique est lourd. Il est pratiquement impossible de parler politique ; l'interlocu- teur se dérobe toujours. De plus, s'il n'y a pas d'hostilité ouverte à l'égard des européens, il n'y a pas, et c'est bien compréhensible, de chaleur dans l'accueil, ni de désir de communiquer (le con- traste est très vif avec le Maroc sous cet aspect). En outre, le poids de l'Islam s'appesantit de jour en jour. Il y a quelque temps, des eunes man nifestaient au slogan de « du vin, des femmes, des billards électri- ques ». Mais la législation sur l'alcool (y compris le vin) de vient de plus en plus stricte ; la pruderie s'y retrouve : on ne vend pas en Algérie du « vinai- gre, de vin », mais du « vinaigre de raisin ». Pour les femmes, on: a vu comment est conçue la pro- motion de la femme ; « ils vou- draient faire de nous tous des pédés qu'ils ne s'y prendraient pas autrement ! », nous disait un jeune ouvrier d'Oran. Quant aux billards électriques... les devises servent plutôt à construire des mosquées. L'anticlericalisme n'est plus à la mode parmi la gauche en Oc- cident. Et lorsqu'il s'agit de l'Islam, s'ajoute encore une sym- pathie inavouée pour cette reli- gion de pays sous-développés. Il faut dire très haut que, outre sa collusion avec les forces bour- geoises, l'Islam est par lui-même une force opprimante qui pèse lourdement sur la vie quotidienne de ses sujets. Un jeune ouvrier nous disait : « Le colonialisme nous a tenus très longtemps les yeux fermés. La Révolution nous a ouvert las yeux. Maintenant on veut nous les refermer à nouveau. Mais ça, ce n'est pas si facile. » ALAIN et HÉLÈNE GERARD, PAUL TIKAL. -120 UNE NOUVELLE VICTOIRE OUVRIERE « J'ai dix-neuf ans. Je suis sérieuse. Je n'ai jamais embrassé un garçon. J'ai un complexe qui me donne le cafard. Je suis une fille d'usine, mais aussi bien habillée qu’une dactylo. J'ai peur de rencontrer un jeune homme qui travaille dans un bureau et qui me demande ma pro- fession. Dois-je lui dire ce que je suis ? Marci J. M. Pourquoi pas ? Vous parlez de votre métier comme s'il vous faisait honte, et d'une dactylo, d'un employé, comme de vos supérieurs ! Pourquoi ? De nos jours, un ouvrier qualifié gagne plus qu'un employé de bureau et, pour obtenir son diplôme, il a fait des études au moins aussi longues. Pour ce qui est du mode de vie, l'ouvrier, l'employé, le professeur roulent dans la même voiture, vivent dans le même « ensemble », achètent leurs vête- ments dans le même magasin, mangent la même nourri- ture, écoutent la même radio, regardent la même télévi- sion. Ces hiérarchies sont périmées. Vous n'êtes pas convaincue ? Vous vous sentez l'inférieure d'un comp- table ? Tournez-vous vers un ouvrier ! Vous vous en trou- verez bien. (« Elle », Courrier du caur.) « LA VIE A L'ENVERS » On a parfois défini la schizo- phrénie comme « la perte de l'élan vital ». C'est bien de cela qu'il s'agit dans le film de Alain Jessua. Le témoignage clinique est frappant de vérité, malgré l'utilisation de moyens non réalistes. Jacques, implacablement, se retire peu à peu du monde des autres et se fige dans un réel qui n'appar- tient qu'à lui. Cas clinique donc, qui devrait nous être étranger; et pourtant, le chemin de Jacques, nous le sentons familier ; comme lui, nous vivons dans un monde où l'autre n'a plus figure humaine, où il apparaît comme un pantin grotesque « engagé » dans des projets stupides et ridicules ; mais à ce niveau, peut-on encore parler d'engagement ? Peut-on encore dire que les hommes de notre société font ce qu'ils ont décidé de faire, collent profon- dément à la réalisation de leurs propres désirs ? Notre univers quotidien n'est-il pas, comme celui de Jacques, une surface sèche qui ne nous renvoie de nous-mêmes qu'une image grimaçante ? Dérision de nos activités. Jacques est agent immobilier 3 pièces-cuisine tout confort vue imprenable studio salle de bains - ascenseur - chauffage central ainsi pour- suit-il sa ronde des trous où nous agonisons d'ennui. Combien de nous sommes ainsi occupés à la tâche de murer notre propre désir d'être libre ? Il serait cruel de nommer toutes les activités hu- maines dans leur aspect le plus dérisoire. Nous sommes planqués et heureux de l'être. La coquille est étanche, bien nette : éfilo- chage de jours dans le coma des grandes villes - le réel fuit... des millions d'êtres sans visage et sans rêve. - dont on ne peut que se foutre. « L'autre » est bou- sillé : il ne reste que le repli, le grand repli au milieu de la mul- titude ; l'homme de la cité s'est . 121 du accroché aux derniers pans de socialité qui lui restent encore. La famille est pour la plupart la dernière coquille, matérialisée par le terrier du H.L.M., la cara- pace mouvante de la voiture ou la tente des vacances. Et puis le grand repliement sur soi : cinéma, télévision, lec- ture avide de tout, des romans- photos, de l'Equipe, de l'Auto- Journal, de France-Soir, Monde (activité quasi-masturba- toire que la lecture du Monde pour un grand nombre d'étu- diants esseulés à la même heure chaque jour), et last but not least, le TILT, qui est pour notre civilisation une divinité compa- rable à Dionysos pour la Grèce antique... des millions d'individus chaque jour déposent leur obole dans la mystérieuse fente du « baise-fric ». C'est un signe des temps que la somme versée au demi-dieu Gottlieb par nos conci- toyens chaque jour doit être des milliers de fois plus importante que celle qu'ils déposent dans les troncs des églises ou dans les caisses des partis politiques. Il y a longtemps que dieu est mort ; la fonction sociale de la religion a été remplacée par le culte du repli dont le tilt est l'un des rites essentiels. Jacques joue au tilt : comme lui, à chaque heure, des milliers de visages sans visage branlent les petites machines bariolées : notre quotidien. Il se marie comme on se marie d'habitude, par hasard, par acci- dent, par paresse. Sa fille est conne, elle le dit elle-même d'ail- leurs dans l'un des rares mo- ments où elle ne l'est pas ; elle l'est trop pour être vraisemblable cependant : d'ordinaire les fem- mes sont moins euphoriques dans leur connerie, elles sont plutôt honteuses de leur nullité (mais il y a bon nombre de femmes- objets exubérantes de vide). Alors, si tout est vide et si fan tiguant, pourquoi travailler ? pourquoi faire semblant d'aimer? Pourquoi remuer même, alors qu'il y a ce merveilleux mur à contempler pour l'éternité ? Le mur est brisé : Jacques est de l'autre côté et nous ne le sui- vons plus. Il reste assis sur une chaise dans une pièce nue... jus- qu'à ce qu'on l'emmène dans une clinique psychiatrique où « il va enfin avoir la paix à jamais ». La lumière s'allume... comme clandestinement, la petite foule quitte la salle ; ...dehors « la merveilleuse réalité », car nous ne sommes pas encore catatoni- ques, n'est-ce pas ? Il y a un réel, il y a nos projets qui nous structurent. Nous avons des pas- sions et des désirs qui visent l'autre et l'atteignent parfois. Nous pensons que nous som- mes du bon côté du mur les schizophrènes comme Jacques sont dans les asiles. A. GERARD. : CES SOUS-DEVELOPPES QUI CHANTENT... Il y a 5 façons de trouver une employée de maison A Paris, aux alentours de l'église espagnole, rue de la Pompe Tous les soirs, vers 18 heures, et le samedi après- midi, vous êtes sûre d'y rencontrer deux ou trois jeunes Espagnoles disposées à entrer à votre service. En géné- ral, elles ne demandent pas très cher pour débuter (300 à 350 F par mois). Mais elles parlent à peine français et ne savent cuisiner qu'à l'huile. En revanche, elles repassent souvent très bien et aiment les enfants. Les deux reproches majeurs que leur font les employeurs sont d'être bruyantes (elles chantent beaucoup) et d'avoir l'esprit de solidarité excessivement développé : elles invitent couramment dans leur cuisine deux ou trois de leurs amies et, au besoin, en hébergent une dans leur chambre. (« Paris-Presse »). 122 ENTERREMENTS HORS CLASSE Un fabricant de papier d'Evreux a dû dernièrement sacrifier des kilomètres de sa production parce qu’un de ses ouvriers était tombé dans une cuve de malaxage de la pâte à papier. Depuis longtemps déjà les travailleurs de la sidérurgie avaient obtenu que leurs patrons renon- cent à un lingot de 70 kilos de fonte (poids standard de l'ouvrier) lorsqu'un homme tombe dans la poche à fonte (60 tonnes à 2.0000). Le lingot est mis en bière et inhumé avec les cérémonies d'usage. L'ETRANGLEUR A l'occasion d'un fait divers, voici une anthologie de la merde que peut suer notre société. Mme Freuleux, 55 ans, gardienne au 104 de l'avenue Lowendal, l'immeuble voisin de l'hôtel : «Un homme maigre, qui paraissait souffreteur plutôt qu'autre chose. Et beaucoup plus calme que les autres locataires de l'hôtel qui, avec leur bruit, me mettent les nerfs à fleur de peau. Mais il semble qu'il avait des fréquentations douteuses, avec des hommes basanés, notamment... Léger, à l'hôpital, n'a jamais été en contact avec les déments criminels internés au pavillon Collin. Il faut donc écarter l'hypothèse d'une « contamination » au cours de laquelle la fréquentation des malades dangereux aurait « catalysé » la crise de «L'Etrangleur ». « D'ailleurs, précise le docteur Laffont, les maladies mentales ne s'attrapent pas comme la varicelle ! » Une partie de la vérité, d'ailleurs. Car ce petit homme malingre, ce fils d'ouvrier qui vénérait Verlaine et croyait pouvoir conquérir Saint-Germain-des-Prés, était surtout un exceptionnel orgueilleux. Et si d'autres instincts répu- gnants ont pu lui inspirer son crime, c'est finalement l'orgueil qui l'a poussé à s'en vanter. Jusqu'à se perdre... 2 000 personnes crient « A MORT ! » Lucien Léger quittait hier soir à 20 h. 30 les locaux de la Première Brigade mobile avec le commissaire Baccou. Il devait être présenté dans la soirée au juge Seligmann. Plus de 2.000 personnes étaient rassemblées rue du Faubourg-Saint-Honoré et ont hurlé «A mort » quand « l'Etrangleur » est apparu. La voiture des poli- ciers eu beaucoup de difficultés pour franchir le barrage de la foule. a (Divers journaux parisiens du 6 juillet 1964). 123 LENINE ET LA SECONDE INTERNATIONALE un - Même si l'histoire semble sou- vent « se répéter », il reste que les circonstances sont toujours différentes, de telle manière que la connaissance des événements et même des « lois du passé » est difficilement utilisable. Certes, cette connaissance historique per- met de « prévoir » idéalement une série de conséquences, mais la difficulté est de savoir s'il faut appliquer tel ou tel schéma idéal. Ainsi les expériences fascistes du vingtième siècle ont déterminé une certaine structure des évé- nements, mais quand convient-il d'appliquer le schéma ? Nombre d'observateurs ont « prévu », en 1958, par exemple, l'instauration du fascisme en France mais la connaissance de la « structure » construite d'après les expérien- ces italienne, allemande et espa- gnole a plutôt empêché d'étudier et de penser l'événement politi- que. Un homme d'action et prin- cipalement un révolutionnaire pourrait donc s'interroger sur l'utilité pratique d'une étude du passé. Pourtant, si on y regarde de plus près, on s'aperçoit que les bévues des observateurs résul- tent d'une étude superficielle et, à proprement parler, purement schématique autant du présent que du passé. De ce point de vue, finalement, les publications scientifiques de textes selon les normes universitaires doivent être considérées avec attention. Certes, peu d'hommes politiques ont bénéficié d'un effort de dif- fusion de leurs écrits des plus importants aux moindres au- tant que Lénine. Toutefois, la vo- lonté hagiographique et les choix de textes souvent opportunistes des animateurs de ces éditions laissent toujours planer un doute pour les non-communistes tout au moins sur la probité scientifique de ces publications. C'est pourquoi l'édition par Mou- tón des textes intégraux et de l'intégralité des lettres échangées de 1905 à 1914, entre Lénine et le Bureau Socialiste Internatio nal (B.S.I.), pouvait être considé- rée comme test intéres- sant (1). A première vue, cette publica- tion scientifique témoigne de la validité des éditions communis- tes, d'une part parce que la con- frontation des textes ne fait ap- paraître aucune différence no- table et surtout parce que les lettres non publiées jusqu'ici ne semblent présenter, à première vue, qu'un maigre intérêt. Sur 135 lettres ou documents dont un peu plus de la moitié (80) ont été rédigés par Lénine, seules 16 qui avaient été distribuées par le B.S.I. sous forme de circulaires hectographiées ou dans des rap- ports ou bulletins intérieurs ont été ensuite publiées dans les Euvres complètes de Lénine. Mais la plupart des lettres pu- bliées pour la première fois ne comptent que quelques lignes et sont souvent consacrées à des questions purement administra- tives de procédure ou de liaison. Les lettres antérieurement pu- bliées sont presque toujours d'une certaine étendue et abor- dent des questions politiques. Pourtant, la publication de tou- tes ces lettres, en un sens secon- daires, apporte des enseignements relativement importants : 1) On peut voir concrètement le fonctionnement administratif de la Seconde Internationale qui, contrairement, plus tard, à la Troisième, laissait aux partis membres une grande autonomie. 2) On constate également le grand intérêt que porte le B.S.L. au Parti Ouvrier Social-Demo- crate de Russie (P.O.S.D.R.), à son unité et à la Révolution russe en général. Toutefois, ap- paraît également la marque d'une certaine incompréhension « bureaucratique » de la part du B.S.I. qui prône l'untié formelle (1) Correspondance entre Le nine et Camille Huysmans, 1905- 1914, documents recueillis et pré- sentés par Georges Haupt, pré- face de Camille Huysmans, Mou- ton et Co, 1963, 164 p. 124 du P.O.S.D.R. sans saisir le sens et la profondeur des causes de scission. Lénine expose fort jus- tement qu'il est impossible de travailler avec des gens qui ne poursuivent pas des buts identi- ques même si cette différence ne se manifeste d'abord qu'à propos de questions secondaires d'orga- nisation et de tactique. 3) D'autre part, le nombre des lettres échangées, à lui seul, prouve l'intérêt que Lénine atta- chait à l'adhésion à la Seconde Internationale. Le contenu des lettres va dans le même sens : Lénine insiste pour faire recon- naître sa fraction comme seule représentative et digne d'être af- filiée à l'organisation internatio- nale. Cette constatation invalide l'opinion répandue plus tard, se- lon laquelle. Lénine aurait, de tout temps, méprisé la Seconde Internationale. Les lettres à Huysmans montrent que Lénine avait à cour d'accomplir fort ponctuellement ses fonctions de « délégué au B. S.I. ». M. G. Haupt, dans la savante présen- tation de cette correspondance, écrit à ce propos : » énine as- sista à toutes les réunions du B.S.I. entre 1908 et 1911, tenant à informer les social-démocrates russes de leur déroulement exact, ainsi que de son apport propre à leurs ti avaux La correspon- dance av:c Huysmans montre indiscutablement que jusqu'en 1912, Lénine affichait un opti- misme total et une confiance ab- solue dans l'avenir de l'Interna- tionale, qu'il se rangeait du côté de ceux qui s'y proclamaient at- tachés comme à l'autorité morale suprême du socialisme mondial » (page 38). 4) Enfin, marginalement, cette correspondance permet d'appré- cier la profondeur des divergen- ces, depuis 1904, entre Lénine et Rosa Luxembourg. Ceux qui n'ont lu de Rosa Luxembourg que son dernier livre sur la Ré volution russe et qui n'en retien- nent, volontairement, que les formules oratoires du début et de la fin, auront ainsi l'occasion de mieux comprendre le sérieux, le caractère permanent et même fondamental de l'opposition en- tre Rosa Luxembourg et les Bol- chéviks. YVON BOURDET. 125