SOCIALISME OU BARBARIE 1 Paraît tous les trois mois 16, rue Henri-Bocquillon PARIS-15e Règlements au C.C.P. Paris 11 987-19 Comité de Rédaction : P. CARDAN A. GARROS D. MOTHE Gérant : P. ROUSSEAU Le numéro Abonnement un an (4 numéros) Abonnement de soutien Abonnement étranger 4 F. 12 F. 24 F. 18 F. nos os 7-12, Volumes déjà parus (I, nºs 1-6, 608 pages ; II, 464 pages ; III, nºs 13-18, 472 pages : 5 F. le volume ; IV, nºs 19-24, 1 112 pages ; V, nºs 25-30, 760 pages : 7 F. le volume ; VI, nºs 31-36, 662 p., 10 F.). La collection com- plète des nºs 1 à 36, 4 078 pages : 30 F. Numéros séparés : de 1 à 18, 0,75 F. le numéro : de 19 à 30, 1,50 F. le numéro, de 31 à 36, 2 F. le numéro ; les suivants, 4 F. le numéro. L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure Comment lutter ? (Déc. 57), brochure Les grèves belges (Avril 1961), brochure 1,00 F. 0,50 F. 1,00 F. SOCIALISME OU BARBARIE L'homme révolutionné et l'homme révolutionnaire (L'homme marxien, l'homme freudien et la révolution du XX° siècle) L'ANTHROPOLOGIE RESTREINTE DE MARX Marx approfondit la politique philosophée du 18e siècle, la politique révolutionnée par la révolution française, lors- qu'il fonde une politique pour que le genre humain trouve (retrouve ?) la vérité de sa nature. Aussi pose-t-il à la base de sa conception l'homme générique. Celui-ci accomplit son histoire comme recherche productrice de son propre être mais à travers perte de substance (aliénation) et déchirement (exploitation). Marx conçoit une politique anthropologique qui puisse supprimer l'exploitation et réduise l'aliénation. C'est la politique révolutionnaire du prolétariat industriel dans la société capitaliste. Je ne reviens pas sur des thèmes archiconnus. A) Le principe anthropologique. De sa critique de la philosophie, Marx fait sortir un homme générique armé de pied en cap. C'est un Prométhée, bâtard de l’Esprit du Monde hégélien et du bipède proprié- taire-jouisseur-du-monde de l'humanisme bourgeois. Il porte au poing le feu du forgeron, mais sa flamme est toute tournée vers les ténèbres extérieures. Il souffre d'une imbécillité qui le fait secréter rêves, mythes, institutions, dans lesquels il aliène sa substance. Marx annonce qu'il réduira son imbécil- lité en prenant possession de la nature. L'homme générique de Marx n'est pas simple. Il embrasse de multiples dimensions anthropologiques. Mais son noyau, auquel tout le reste s'ordonne, est simple par insuffisance. . (N. D. L. R.) Les idées de ce texte ne sont pas nécessairement celles de Socialisme ou Barbarie. 1 1. – Ce qui manque au regard de Marx sur l'homme, c'est l'étonnement sur la condition humaine. « Quelle chimère est- ce donc que l'homme ! Quelle méchanceté ! Quel chaos ! Quel sujet de contradictions ! Juge de toutes choses, imbécile ver de terre dépositaire du vrai, amas d'incertitudes, monstre incompréhensible ». L'interrogation de Pascal soumet au cen- tre de la pensée la difficulté du problème humain. La pensée n'a pas cessé de se briser sur cette interrogation. Il est si terrible de penser vraiment l'homme que Pascal tombe lui aussi d'une vertigineuse chute d'Icare, vers le gouffre céleste. Certes l'interrogation de Pascal est historiquement et idéologi- quement déterminée. Il y a une idéologie dans le caractère exclamatif, pathétique, interrogatif, suspensif de la phrase. Mais toute pensée forte attaque aussitôt la surface historique où elle est née et atteint le tuf humain. La phrase de Pascal ouvre le problème de l'homme dans sa multidimensionnalité et son étrangeté, plus largement et intensivement que ne l'a fait encore nulle anthropologie. Elle doit être la question première de toute recherche, non seulement anthropologique, mais poli- tique. La politique qui se fonde sur un homme amputé, sché- matisé, idéologisé sera une politique amputée, schématisée, idéologisée, qui réalisera une œuvre étrangère aux fins qu'elle se proposait. 2. Tout s'articule, chez l'homme de Marx, autour du noyau producteur. L'homme producteur ne considère que comme satellites dérivés ou aliénés l'homme jouisseur- consommateur, l'homme ludique, l'homme imaginaire, l'hom- me mythologique. L'aliénation, où se situent rêves et mythes, est conçue comme déperdition ; le rêve est conçu coinme disso- lution seulement, jamais comme revitalisation du réel ; l'alié- nation est toujours dérive ; dérivation à sens unique, jamais échange, participation. L'affirmation d'un pouvoir, l'aména- gement d'une technique, semblent toujours plus vrais, authen- tiques, « réels » à l'homme marxien qu'une extase ou adoration. Il manque à l'homme générique de Marx un second noyau le noyau de la psyche - qui vienne s'accoler au noyau de l'homo faber. C'est en la psyche que confluent pour s'ordonner et se désordonner, les puissances affectives et la puissance mentale. Mais Marx ne cherche rien de radical ni de cardinal dans le gouffre psycho-affectif. Et sont absentes de l'homme générique : l'angoisse (concept cardinal qui traversera la pen- sée moderne de Kirkegaard à Freud et Heidegger), la volonté de puissance (toujours implicite dans la vision historique de Marx, jamais émergée), la poésie, la folie, le mystère. L'amour et la haine, l'imaginaire et l'inconscience sont pour « l'homme générique », des données, non des problèmes ou des catégories structurales. Marx ne les ignore pas, mais il ne une 2 cherche pas à élucider l'expérience de l'amour ni à élucider l'expérience du rêve. L'homme de Marx n'est pas simple. Sa dualité s'exprime à travers la dialectique qui le pousse à acquérir sa liberté par le chemin de la servitude, à chercher son unité à travers la division du travail, à marcher vers la plénitude par la voie du déchirement. Etre dialectique, l'homme de Marx porte la contradiction en lui. Mais cette contradiction semble plus logique qu’existentielle. Mais la dualité, voire la multiplicité, voire encore la multidimensionnalité ne sont pas conçues comme structures nucléaires de l'être humain. La dualité de la conscience et de l'inconscience est posée comme devant se résorber dans les progrès de la conscience - la désaliénation, et non comme duplicité fondamentale. Le « je est un autre » pourrait être admis comme formulation poétique de l'alié- nation, non comme structure de la personne. En un mot l'homme dialectique de Marx ne se regarde jamais au miroir, ne s'inquiète jamais de son ombre ; ne plonge pas aux profon- deurs de l'homo duplex (et multiplex). Marx dit admirablement le rapport dialectique de l'homme avec la nature, la continuité-discontinuité entre l'his- toire naturelle et l'histoire humaine. Mais si l'homme est posé à la fois comme héritier et maître de la nature, comme être biologique et être culturel, le rapport anthropo-cosmo- logique n'est pas posé comme osmose ; l'affectivité étant cons- tamment sous-estimée, c'est le rapport poétique de l'homme avec le cosmos qui est négligé. L'homme générique de Marx se meut dans le concret, le réel. C'est l'homme réel, concret. Mais ce concret et ce réel sont singulièrement étroits. La géniale critique de Marx a omis de critiquer la notion même du réel. Le réel pratique de Marx est celui de l'optique bourgeoise ; la science moderne en a fait un île entre microcosme et macrocosme, le surréalisme en a fait une banlieue. Marx ne se meut que dans un réel restreint. C'est pourquoi chez lui l'homme imaginaire est un dérivé-dégradé de l'homme réel, mais ne s'inscrit pas dans la réalité de l'homme. 3 3. --- L'homme générique de Marx est à mi-chemin entre un homme philosophique et l'homme empirique des sciences de l'homme. D'où sa richesse potentielle, car il maintient la communication entre recherche particulière et pensée géné- rale sur l'homme. D'où aussi sa pauvreté relative : il garde quelque chose de l'abstraction philosophique et il n'est pas assez enrichi par les alluvions des sciences humaines. Ainsi, l'homme de Marx, qui ouvre la voie à l'anthropo- logie générale, demeure à demi-abstrait, demi-concret, à demi- engagé dans sa gangue philosophique. Et surtout, il lui man. 3 un que deuxième noyau ou plutôt un deuxième pôle nucléaire... Il y a chez Marx des avancées géniales dans la voie d'une anthropologie totale -- notamment la thèse du fétichisme - mais que l'appareil mononucléaire ne permet pas d'exploiter. B) La dialectique de l'histoire. Marx arrête trop tôt son prodigieux effort anthropolo- gique. La fulgurante thèse sur Feuerbach qui répudie la compréhension du monde au profit de la transformation constitue comme le « pleur de joie » de Marx, Marx dès lors cesse son effort pour comprendre l'homme dans le monde, selon un mouvement quasi-pascalien où la « praxis » rem- placera le Dieu d'Abraham. L'entreprise transformatrice – révolutionnaire - s'ap- puiera sur une notion atrophiée de l'homme, privilégiant tout ce qui concerne la production. La clé de la dialectique se situera dans les processus de production et la clef de la libération de l'homme se trouvera dans l'appropriation collective des moyens de production. Mais en fait, implicitement, le génie de Marx pose un pro- blème plus vaste, une contradiction dramatique. D'une part, la solution socialiste suppose qu'il suffirait de briser l'infrastructure de la société capitaliste pour que se libère, une « bonté » de l'homme, qui ferait progresser l'histoire par le bon côté. Mais d'autre part, Marx remarque constamment que le progrès historique s'est effectué par le « mauvais côté », c'est- à-dire à travers l'exploitation et l'aliénation. La vision marxienne de l'histoire est pessimiste dans son optimisme (du progrès, du développement) puisque rien n'a pu encore contester la prédominance du mauvais côté du progrès. Aussi le problème des aptitudes de l'homme à la « bonté », c'est-à-dire à faire progresser l'histoire du bon côté, est le problème qui crie silencieusement dans toute l'oeuvre de Marx. Le problème des aptitudes à la bonté renvoie au pro- blème psycho-affectif classiquement dit de la « nature humaine », celui-là même qu'omet la recherche anthropolo- gique de Marx, mais que pose - implicitement sa dialec- tique de l'histoire. Peut-être, inconsciemment, Marx n'a-t-il osé pénétrer dans la profondeur anthropologique de l'exploi. tation de l'homme par l'homme (ce que Hegel tenta, mais dans un sens seulement, à travers le rapport maître-esclave de la Phénoménologie de l'Esprit), de crainte de trouver un os irréductible ? Implicitement, l'homme est bon-mauvais chez Marx. Implicitement le lien entre le bon et le mauvais côté de l'his- 4 cours nouveau toire, si variable soit-il, est indissoluble. Implicitement, et même explicitement le chemin de l'aliénation et celui de la désaliénation ne sauraient être dissociés. Comment dès lors espérer un ce que Marx appellera la fin de la préhistoire humaine ? Certes, on pourrait ainsi lever la contradiction : l'exploi- tation est la donnée cardinale de l'histoire humaine, mais parce que cette histoire a été dominée été dominée par la pénurie et la rareté, par le sous-développement économique (pour prendre les mauvais mots à la mode qui permettent la rapide communication des idées approximatives) ; le déve- loppement des forces productives, provoqué par le capita- lisme et le provoquant, provoquant par conséquence dialec- tique le socialisme, permettra d'abolir l'exploitation en abolis- sant sa cause profonde : le faible développement des forces productives. Cette réponse confond la cause et la condition de l'exploi- tation. La condition de l'exploitation a peut-être été le sous- développement, ou la rareté, mais la cause tient ailleurs. Il faut se demander pourquoi la rareté ou le sous-développement ont provoqué l'exploitation plutôt que la solidarité, pourquoi les formes autoritaires, aliénantes, dominatrices, ont presque toujours prévalu sur les formes coopératrices, libertaires, égalitaires d'organisation sociale, lesquelles seraient les répon- ses logiques, rationnelles au dénuement beaucoup plus qu'à l'abondance. Pour Marx, il semble logique, « normal » qu'un groupe ne cherche qu'à exploiter un autre. Cette constatation à la Rochefoucauld, Marx ne peut la submerger que par une espérance titanesque. Marx reste inconsciemment conscient de la difficulté du problème de l'exploitation, puisqu'il n'en voit de solution que dans une conjoncture historique-sociolo- gique particulièrement favorable (développement et crise du capitalisme) dominée par le rôle démiurgique d'une classe exceptionnellement douée de « bonté » historique : le prolé- tariat industriel. Il ne faut pas qu'il y ait faille dans l'en- chainement et l'interdépendance entre le développement capi- taliste, la radicalisation de la lutte des classes, l'aliénation extrême du travail, le développement du prolétariat industriel comme classe majoritaire consciente du processus historique, porteuse de la revendication universelle du genre humain, vouée à révolutionner la société, apte à gérer collectivement et démocratiquement les forces productrices... Ce qui signifie que la solution au problème de l'humanité est extrêmement hasardeuse ; il suffirait pour la compromettre en toute ortho- doxie marxiste, soit que le développement capitaliste modifie son cours, soit que le progrès technique modifie la structure industrielle et la situation de la classe ouvrière, soit que le prolétariat n'ait pas le privilège, bien que victime de la pire exploitation, de la conscience lucide, soit qu'il cesse d'être 5 1 victime de la pire exploitation, soit qu'il soit inapte à conqué- rir le pouvoir, soit que l'appropriation collective des moyens de production puisse donner lieu à une nouvelle exploitation, soit que cette appropriation collective ne soit pas l'élément-clé de la révolution... D'où, immanquablement, la grande question. Le proléta- riat fait-il le poids historique pour faire basculer du « bon côté » le développement humain ? Est-il à ce point différent par la conscience et l'efficience de toutes les autres classes opprimées ayant existé ? Marx a-t-il chargé le prolétariat d'une espérance pratique ou d'un rêve messianique ? L'incertitude sur la conjoncture et l'incertitude sur le fond, celà bien des marxistes l'ont obscurément ressenti, qui, à la fin de la première guerre mondiale et lors de la grande crise de 29-36, ont tenté la révolution comme chance fantas- tique exceptionnelle, qu'il fallait forcer à tout prix ! Tandis que d'autres, travaillés dans le secret par la même incerti- tude, faisaient désormais confiance à l'Etat incarnation du prolétariat, et non plus à la dialectique propre au monde capitaliste. Et, peut-être, la fragile et prodigieuse espérance née de la dialectique marxienne a-t-elle déjà très tôt chaviré au profit d'une foi messianique dans le prolétariat, qui s'est elle- même cristallisée fétichisée dans la foi religieuse dans le Parti. Si l'on supprime dans Marx l'espérance dans la mission du prolétariat, on revient à l'optimisme-pessimisme dialecti- que, et au cheminement historique progressif qui s'effectue par le mauvais côté : le cours actuel du monde occidental, celui du monde de l'Est, fourniraient deux illustrations anti- thétiques de ce progrès s'effectuant par le mauvais côté l'exploitation de l'homme par l'homme, l'aliénation. Sans l'espérance messianique, le marxisme serait, comme le freudisme, un diagnostic passionné ; ce serait un optimisme tragique ; un pessimisme seulement compensé, mais profon- dément compensé, par l'idée du progrès. Or, l'histoire n'a pas correctement rempli le schéma révo- lutionnaire fixé par Marx. La classe ouvrière dans les pays occidentaux s'est laissée ou diviser, ou embourgeoiser, ou dominer ou mythifier (y compris par le stalinisme). Les classes ouvrières les plus concentrées, les plus nombreuses se sont inscrites dans la société des grands pays capitalistes, cette insertion transformant la société, mais ne la révolutionnant pas. En U.R.S.S. et dans les démocraties populaires, les classes ouvrières ont dû subir le travail disciplinaire. La collectivi- sation des moyens de production a été une étatisation qui n'a pas empêché la domination de l'homme sur l'homme. Nulle part le prolétariat n'a pu remplir sa mission « historique ». Pour croire qu'il remplit cette mission, il faut transférer l'es- 6 sence du prolétariat hors du prolétariat réel, sur le parti. Il faut confier au Parti la mission du proletariat. Il faut voir dans le parti la conscience désaliénée, le pouvoir capable d'opérer la révolution authentique. La foi dans le parti consa- cre, pour mieux la dissimuler, la mort de la foi dans la classe ouvrière. L'homme aliéné dans le parti prétend être l'homme désaliéné. Toutes les transformations, déformations, réformations du marxisme, toutes ses incarnations, social-démocrates, stali- niennes, trotskystes, font douter que la réalisation du marxis- me dans l'histoire soit effectivement la réalisation de l'histoire dans le marxisme. Le triomphe institutionnel et idéologique du marxisme a été son effondrement humain. Le marxisme a vaincu par son mauvais côté. La lacune anthropologique du marxisme a été colmatée par l'espérance messianique. L'excès de la promesse venait de l'insuffisance de la théorie... Puis la dogmatisme a coagulé, durci l'espérance messianique : ainsi les fois deviennent églises... La crise du marxisme victorieux et flétri est d'autant plus féconde qu'elle nous amène à redécouvrir l'homme mysti- que, magique, religieux, messianique au coeur même de la citadelle qui prétendait lutter au nom et avec les armes de la raison, de la science, etc... Elle sera d'autant plus féconde qu'elle amène à une reconsidération de l'homme, une nouvelle découverte de l'homme non seulement les évidences que le « marxisme-leninisme » avait occulté, mais la profondeur des racines du problème anthropologique. Celà, à condition de ne pas occulter à son tour le noyau marxien... L'HOMME FREUDIEN Il faut à la fois remédier à l'insuffisance marxienne et renverser la suffisance marxiste. On recourra d'abord à Freud, complément explosif à Marx, car le couple Marx-Freud fait exploser à la fois marxisme dogmatique et psychanalyse dog- matique (d'où la quasi impossibilité des synthèses au niveau marxisme-freudisme, bien qu'il y ait une extraordinaire complémentarité Marx-Freud). Unir Freud à Marx c'est conjoindre au noyau de l'homo faber le noyau de l'anima. L'âme est ici la notion protoplas- mique colloïdale, où communiquent la nature affective de la vie et la nature psychique de l'homme ; c'est la plaque tour- nante du complexe psycho-affectif. L'âme n'est donc pas une donnée ultime mais un complexe en mouvement, difficile à définir. Les deux noyaux constituent une bipolarité autour de laquelle s'ordonne le phénomène humain. Ils fon- dent deux infrastructures, l'une produisant l'outil, l'autre comme 7 secrétant le rêve. Ces deux infrastructures dépendent mutuel- lement l'une de l'autre, se trouvent souvent en communication étrange, mais on ne saurait les réduire l'une à l'autre. Le fantastique jaillissement de barbarie au cœur de la civilisation occidentale qu'ont constitué deux guerres, les fascismes et le stalinisme, nous oblige à regarder la tête et le coeur de l'homme. Pour Freud comme pour Marx, mais plus explicitement, l'homme est fondamentalement et dialectiquement bon-mau- vais. Fondamentalement car l'homme est le sujet d'un conflit radical, et que ce conflit est le foyer de ses progressions comme de ses régressions, mieux, d'un perpétuel mouvement progres- sif-régressif. Dialectiquement, le bon peut naître du mauvais, le mauvais du bon. La nature du bon-mauvais est instable, car le moi est instable, formé génétiquement et travaillé cons- tamment, non seulement par l'antagonisme d'Eros et Thana- tos, mais aussi par la lutte permanente entre la pulsion et la répression, le Soi et le Surmoi. Les dérivations sublimées des conflits (l'art, la culture, la civilisation), sont en principe « bonnes », mais comportent leur poison et leur insuffisance ; les régressions névrotiques et pyschotiques sont en principe « mauvaises », mais les mécanismes qui se bloquent dans la névrose ne sont-ils pas ceux qui entretiennent la « santé » de la vie normale ? Le plus remarquable, dans l'axe de l'anthro- pologie freudienne, est que l'homme (mauvais-bon) est consti- tutionnellement névrosé-sain. L'homme vit une situation névrotique permanente qui est la condition de sa santé. Dès l'origine, la conscience de la mort lui est un traumatisme qui le suit toute sa vie, et cristallise la religion comme « névrose obsessionnelle de l'humanité» ; dès l'origine le rapport avec le monde et avec autrui l'amène à doubler son rapport pra- tique (l'outil, le travail) d'un rapport magique (le rite, le fétiche, la possession) ; dès l'origine la répression fondamen- tale --- le tabou - qui établit la règle sociale, le stabilise et le détraque à la fois, et refoule une part torrentueuse de lui- même dans l'imaginaire. Ainsi l'homme social est inadapté à sort biologique d'être mortel ; l'homme biologique est inadapté à son sort social d'être réprimé. Cette double inadap- tation projette l'homme dans les délires, mais en même temps le catapulte dans le devenir. Les permanents déchirements à l'intérieur des groupes, les guerres entre les groupes, les déchaînements de foi, de ferveur, de haine, les destructions et exterminations qui cons- tituent comme le tissu shakespearien de l'histoire humaine nous montrent que sous un certain angle l'histoire est patho- logie en devenir. Ceci ne doit pas nous masquer le logos qui cherche à s'ébaucher dans l'histoire, mais le Logos ne doit pas nous masquer l'Hybris. A vrai dire, l'histoire est folle raison- nable (dans l'excès des ruses de la raison il y a folie, mais . son 8 dans toute folie, il y a quelque raison), névrotique-saine. L'his- toire, à la différence de la névrose qui est blocage, fixation, et répétition, est aussi changement et déséquilibre. C'est par cette histoire pleine de bruit et de fureur que l'homme échappe finalement à la vraie folie, qui est verrouillage sans recours. Le devenir est le déséquilibre équilibrant, l'équilibre-déséqui- libre. La santé affective, mentale, morale, (énergie, volonté, amour, curiosité), naît du déséquilibre (le changement, les ruptures, les aventures, les paroxysmes). Les grandes névroses obsessionnelles collectives (les idolâtries nationales, religieu- ses, les boucs émissaires) procurent la santé individuelle. J'ai déjà traité ce thème de la structure saine-névrotique de l'existence et de l'histoire (1), et il faudra que j'y revienne plus loin, que j'aille plus loin. Ce qu'il faut voir, et ici Marx et Freud sont d'accord, mais Marx ne veut voir que dérivation, aliénation, état historique, alors que pour Freud c'est aussi état anthropologique, ce qu'il faut voir c'est l'homme moderne entouré de totems, idoles invisibles mais pesant de toute leur intimidation, qui se nomment Etat, Nation, Famille ou qu'il appelle Valeurs, c'est qu'il a toujours besoin de cérémonies et de rites, c'est que sa substance psycho- affective vit toujours sauvagement de la substance d'autrui, que les âmes se dévorent et s'enlacent comme des pieuvres, que notre modernité plonge dans l'archaïsme fondamental. L'homme est toujours cet être qui s'agite, trépigne, danse quand on frappe sur un tambour, qui frémit, s'exalte quand sonne le clairon ; que les ombres épouvantent ou irritent ; qui croit voir l'éternel dans ce qui passe, qui met l'essence dans l'apparence ; qui commerce avec l'invisible et l'inexis- tant ; ses colères, ses peurs, ses amours, sont hors de propor- tion avec leur objet, ou sont dénués d'objet. S'il obéissait à ses rêves ou seulement les laissait percevoir, il aurait honte et on aurait peur. Il se bat toute son existence contre sa son malheur ou son bonheur dépendent de drames d'enfance minuscules qu'il aura vécu comme cataclys- mes. Il ne sait pas encore aimer vraiment, mais l'amour gicle- rait de partout s'il se libérait, comme giclerait de partout la haine. Il lui faut un long, constant, terrible effort pour perce- voir exactement ce qu'il voit et concevoir ce qu'il ressent. Le problème de l'homme, le problème des rapports humains, est ainsi un problème anthropologique général qui nous renvoie à la structure conflictuelle, névrotique-saine de l'homme. L'aliénation n'a pas sa racine dans un état donné des forces productives, mais renaît potentiellement, perpé- tuellement, sous des formes, nouvelles ou non, de cette structure. Dans ce sens, l'exploitation de l'homme par l'homme, où Marx (1) L'Homme et la mort, Corréa, 1951. 9 - avait situé la clé et la clef du problème des rapports humains, ne correspond pas seulement à des conditions historiques don- nées. Elle correspond aussi aux structures névrotiques de l'existence, aux rapports névrotiques d'homme à homme, ce qu'indiquait déjà la perspicace psychanalyse faite par Hegel du rapport maître-esclave, où le maître est acharné à se faire reconnaître comme sujet-dieu, où la névrose du maître est posée comme possibilité de l'espèce humaine. N'est-ce pas cette névrose du maître que Marx offre à l'espèce humaine, en lui proposant de régner sur une Nature esclavagisée, objectivée... ? Marx a cru que l'homme pouvait trancher gordiennement le rapport maître-esclave, celui de l'exploitation de l'homme par l'homme, au niveau de la propriété de la production, alors qu'il s'agit d'un des noeuds du problème multidimensionnel de l'être humain. Il n'a pas entrepris de démêler, de dénouer le noeud gordien, mais il a tranché en-dessous, ignorant, oubliant, ce que Fourrier et Proudhon avaient senti dans leur infantile génie, que les rapports humains doivent être traités dans leur double infrastructure... On peut même désormais penser que la solution marxienne, ignorant la bipolarité du problème humain, risque d'accroître le déséquilibre, en per- mettant des développements cancérigènes, autour précisément des moyens de production. Nous avons pu découvrir avec une stupeur qui témoigne de notre simplicité d'esprit, qu'il pouvait y avoir pire que le chancre capitaliste sur la produc- tion industrielle. Marx espère que la solution gordienne apportée au pro- blème de l'exploitation va permettre à l'homme de domesti- quer l'histoire, mais peut-être contribue-t-elle de façon inédite à son dérèglement ?... Comment, dès lors, envisager une révolution anthropo- logique ? Alors que Marx dépasse son pessimisme par le mes. sianisme (la grande espérance des grands pessimistes) Freud reste muet, parce qu'une telle révolution supposerait une transformation structurelle et multidimensionnelle dont il ne croit pas tenir les clefs (cf. Malaise dans la Civilisation) préci- sément parce qu'il en a localisé les clés. Freud est même très pessimiste sur la civilisation, ce minimum humain policé, dont il connaît la fragilité extrême. Il ne prône même pas la libé- ration sexuelle, qui sera le thème de quelques épigones dissi- dents. Il craint au contraire la liberté des pulsions ; il sait que la civilisation est nécessairement répressive, qu'elle dérive d'une répression. Il connaît les forces terribles enchaînées par le sur-moi et il ne tient pas à ce qu'elles se déchaînent. Il est, dans un sens, du côté de la répression. S'il avait à formu- ler une politique, elle serait double : « libérer et enchaîner ». Et pourtant ce n'est pas un esprit timide (bien qu'il ait vécu et senti, nous dit Sperber, en petit bourgeois). C'est le plus irrespectueux des penseurs de ce siècle. Le freudisme, c'est une 10 prudence. Dévoilant le problème humain dans son ampleur et sa profondeur, il n'apporte aucun enchantement qui puisse faire oublier la découverte. Le freudisme se déclare impuis- sant à fournir une praxis révolutionnaire. Il ne s'en dégagera finalement qu'une pratique « réformiste » de l'adaptation individuelle à la vie sociale. La psychanalyse institutionna- lisée, racornie, oubliera, perdra la dimension anthropologi- que de Freud (exception faite de grands penseurs, dissidents ou orthodoxes, de Jung, Rank à Lacan) et ne visera qu'à adapter l'homme à la vie sociale, à le guérir de ce qui l'em- pêche d'accomplir les actes de la vie quotidienne dits nor- maux, dans une civilisation donnée. Mais quiconque veut aborder à nouveau le grand pro- blème politique doit se tremper dans le pessimisme calme de Freud comme dans le pessimisme-optimisme de Marx. C'est parce qu'il plonge plus à fond que Marx dans le tuf anthro- pologique que Freud ne voit pas de réponse. Mais n'a-t-il pas négligé la science, la technique, "l'homme producteur ? A Freud, il manque l'homo faber. A Marx la psyche. Ces deux noyaux de l'homme attendent encore de se rejoindre, pour qu'on puisse fonder une politique qui ne soit pas mutilée de naissance. Celle-ci sera-t-elle révolutionnaire ? Si l'on arrache au marxisme sa sécrétion messianique, on découvre un grand silence de Marx sur le problème de la révolution qui rejoint celui de Freud. Il faut reprendre ce problème, dans sa double dimension, la double polarité, la double infrastructure, et le confronter au monde actuel ; en évitant, cette fois, que de l'excès de pessimisme, naisse inconsciemment, irrésistiblement, le contre-courant le salut messianique. C'est du nihilisme que naît la foi frénétique... LA REVOLUTION. La conception d'une politique de l'homme, qui émerge avec Rousseau et Marx, devient révolutionnaire dès qu'elle accentue sa progressivité, sa radicalité ou sa religiosité (je veux dire la religion de l'homme). A) La crise de la révolution. Mais l'espérance révolutionnaire profonde, celle de chan- ger les rapports humains (j'essaierai de voir plus loin ce que peut signifier cette formule) n'est-elle pas découragée par la réflexion anthropologique ? Ne faut-il pas méditer à nouveau sur le pourrissement des révolutions, leur corruption par le pouvoir, le détournement des fins proclamées par des forces inconscientes? Ne faut-il pas ajouter, à la liste des révolu- tions qui ont cru changer le sort de l'humanité, la révolution 11 d'origine marxiste et d'intention communiste ? La faillite humaine du communisme stalinien, la faillite par embour- geoisement du social-démocratisme posent la question du socialisme comme révolution anthropologique. Le marxisme a porté l'une des plus ardentes espérances de toute l'histoire de l'humanité, la plus grande espérance profane, terrestre... Cette espérance, faut-il l'abandonner ? Et n'avaient-ils pas déjà en fait abandonné l'espérance, ceux qui l'avaient transformée en foi inconditionnelle ?... Certes, nous assistons à des révolutions de développement, qui renversent des tyrannies, s'efforcent vers l'avenir (qui connaissent aussi, par rapport à leur idée-mère, leur idée- force, sclérose, ou déviation, ou putréfaction, ou régression)... Elles tendent par l'idée, elles pré-tendent vers et se prétendent la révolution. Mais la révolution, celle de l'homme, et non celle des systèmes, celle que Marx et Lénine ont voulu réaliser à travers la révolution des systèmes, elle est en crise. Elle est balayée à l'Ouest par l'évolution, dénaturée à l'Est par la régression, engluée dans l'archaïsme du Tiers-Monde. B) La crise révolutionnaire. La révolution est en crise dans le monde. Mais au même moment, c'est le monde qui est en crise révolutionnaire. Au moment où il faut sonner le glas de la révolution, il faut sonner le glas du conservatisme et de l'évolutionnisme. Car si nous ne vivons pas la révolution annoncée par les révo- lutionnaires nous vivons la plus fantastique révolution de l'histoire de l'homme. Nous ne vivons pas la révolution de civilisation, nous vivons la révolution sauvage provoquée, conduite, accélérée par les développements de la science. Sauvage parce que dépourvue d'idées-guides et de régulateurs, échappant à tout contrôle, à commencer par celui des savants, qui contrôlent aussi peu la cause, le mouvement que l'exploi- tation de leurs découvertes (quel extraordinaire paradoxe que les hommes en théorie porteurs de la science soient en fait les médiums des forces occultes qui les ont élus pour se déverser en torrent dans le monde !). La révolution scientifique, qui se répercute en révolution technique, puis de proche en proche perturbe, modifie, transforme tout le corps social, est une révolution déchaînée. Cette révolution d'abord orientée sur le milieu naturel, s'est rapprochée en cercles concentriques de l'être humain, l'enveloppant, le ceinturant, pénétrant brusquement dans son âme par le flux des mass media, s'apprêtant à pénétrer dans les arcanes génétiques, le Saint des Saints où précisément repose le pouvoir de transformer, biologiquement l'homme... L'homme d'ores et déjà est potentiellement transmutable -- chimiquement, génétiquement et celà au moment où 12 s'annonce la possible transmutation de ses rapports avec le cosmos. Nous devinons les possibilités de révolutions inouïes, inimaginables aux esprits les plus révolutionnaires des décen- nies précédentes, -mais qui ne portent nullement la certitude du monde meilleur, c'est-à-dire de l'homme meilleur. La planète est livrée à une révolution déchaînée. Désin- tégration ? Nouvelle genèse ? Métamorphose ? En même temps qu'elle vit cette révolution, la planète appelle une révolution du simple fait qu'elle appelle son unité ; l'unité planétaire est l'exigence rationnelle minima d'un monde rétréci et interdépendant. Mais l'unité planétaire ne saurait se réaliser qu'au prix d'une transformation géné- rale des structures (mentales, nationales, sociales, économi- ques) existantes, c'est-à-dire, pratiquement, une révolution générale. Ce monde est impossible et la révolution y est impos- sible. Cette contradiction appelle un cataclysme général, ou une solution générale, mais peut-être aussi la contradiction générale continuera-t-elle, cahin-caha... Pas éternellement, car le développement de l'espèce humaine qu'il faudra bien de moins en moins envisager comme seulement économique sera tôt ou tard, par un bord ou par l'autre, de plus en plus lié à la fois comme cause et effet à l'idée de révolution. C'est du reste pourquoi les grands penseurs planétaires de l'époque, comme Perroux, Berque, débouchent non seulement sur une anthropolitique, mais sur une vision révolutionnaire... (Ce qui a vieilli dans Marx, ce n'est pas l'idée de révolution comme le croient les esprits badernes, c'est l'étroitesse d'où l'erreur du schéma révolu- tionnaire. La révolution marxiste est morte. Aussi bien de son échec (à l'Ouest) que dans son triomphe (à l'Est). Cela ne liquide pas le problème révolutionnaire. Au contraire cela le met d'autant plus à l'ordre du jour). Le monde vit dans une révolution et appelle une révo- lution. Mais il y a un gouffre entre la révolution folle que nous vivons et la folle espérance révolutionnaire. Comment faire ? L'anthropolitique ne peut éviter la révolution comme problème et réalité cruciales. Mais elle ne peut plus consi- dérer qu'il y ait des solutions pré-élaborées... C) Que serait la révolution ? Il faut repartir à la recherche, interroger à nouveau l'appel révolutionnaire, le reconnaître, le confronter à l'an- thropologie générale et aux processus du XXe siècle... On ne peut partir que du désabusement. Le désabuse- ment n'est pas le désespoir. C'est la mise à mort de l'idée d'un salut sur terre, de la révolution devenue foi et dogme. La renaissance de l'espoir se fait sur la mort de l'idée d'homme 13 comme total désaliéné, sur l'abandon du rêve d'abolir la contradiction dans l'être. La prémisse cosmo-logique est celle-ci : le principe de synthèse n'éteint nullement le principe d'antagonisme. La synthèse absolue serait la mort. Il ne saurait y avoir dans le cosmos une possibilité d'unité annulatrice des antagonismes ; sur le plan anthropologique, cela signifie qu'il ne saurait exister un salut, un havre historique où les conflits essentiels seraient résolus. La limitation et l'aliénation sont constitutives de la vie humaine. Mais cette même dialectique qui nous interdit le salut nous introduit à l'espoir. Il n'est nullement interdit de conce- voir une nouvelle étape dans l'humanisation de l'homme ; ni de la concevoir une étape d'importance capitale. L'ambition d'un progrès décisif peut être à nouveau formulée aujourd'hui. Ce progrès peut prendre la forme d'une mue. Ane certes celui qui croit que l'homme a déjà changé là où règnent les fonctionnaires-prêtres obèses. Mais âne aussi celui qui ignore que le problème de la mue de l'homme a déjà germé et ne cesse de croître. Mais quel serait le progrès ? Comment le définir ? C'est négativement qu'a été formulée – et avec quelle force - la revendication révolutionnaire : extirper l'exploi- tation de l'homme par l'homme, et plus largement, résorber « l'aliénation » humaine... Mais l'on voit que le problème de l'exploitation est lié à celui de l'inégalité, de la hiérarchie, de l'autorité, de la volonté de puissance, de la force, de la ruse... Ici, le problème est beaucoup plus profond que ne l'avait perçu Marx. Freud dit « l'obstacle le plus grand rencontré par la civilisation (est) l'agressivité constitutionnelle contre autrui » (Malaise dans la civilisation) ; il met le doigt sur l'une des difficultés, et sur la nature quasi-biologique — générique de la difficulté. Au plus profond de l'homme naissent la propriété, la hiérar- chie, la domination, l'exploitation, le sacrifice d'autrui (bouc émissaire)... Bien sûr, la nature et la nature humaine - les mêmes -- pratiquent l'entr'aide, la solidarité, la coopération, mais dans une dialectique intimement mêlée à l'agression, au rapt, au meurtre. L'éducation, le prêche, la loi, la prohi- bition, l'incitation, la restructuration (de la société) peuvent permettre provisoirement, dans un cadre donné, et dans une limite donnée, la suprématie du « meilleur » sur le « pire >> de l'homme. Mais toutes ces réformes sont impuissantes à vraiment révolutionner les rapports humains ; la moindre scène de ménage est déjà en elle-même aussi potentiellement sanglante que la bataille d'Eylau... L'abolition de l'exploitation de l'homme par l'homme à vrai dire, supposerait, non tant la réalisation de l'homme 14 générique que la modification générique de l'homme. Il s'agit moins d'hominiser davantage que de surhomininiser ; il s'agit de résoudre le problème de carences constitutives, d'un désé- quilibre constitutionnel, de reviser le problème de l'auto- régulation de l'homme. Autrement dit, la révolution comme suppression des vices fondamentaux dans les rapports humains, impliquerait une réforme de l'être humain. Est-elle conce- vable, est-elle possible, est-elle souhaitable ? Gigantesques questions qui jaillisent en même temps, mais qui jaillissent, car la possibilité concrète de la modification générique de l'homme se dessine aux horizons de notre siècle. La grenouille qui gigote entre les pinces d’un vieil homme moustachu nous annonce que le changement génétique de l'homme sera possi- ble. Ici, nous sommes renvoyés à l'âme, au moteur effectif de la révolution que nous vivons : la science. Peut-on définir positivement l'ambition de la révolution, au-delà de l'abolition de l'exploitation ? La révolution est libératoire, mais sa fin n'est pas la liberté. La liberté absolue se confond avec la désintégration de tout lien social, avec le crime, comme l'avait dit Hegel, avec le coup de revolver tiré au hasard dans la rue, comme l'avait vu Breton. C'est la négativité absolue qui n'aurait plus rien à nier, donc se nierait en tant que négativité... Est-ce l'individu ? Obscurément nous sommes poussés à réaliser la royauté de l'homme-individu, à l'affranchir de toutes contraintes que ne nécessite pas absolument le lien social, à le libérer même de l'esclavage du phylum - l'espèce biologique dite humaine. N'est-ce pas dès l'origine que l'honi- me nie mythiquement la loi phylétique de la mort en posant la survie ou la renaissance ? Ne peut-on envisager (je l'ai envisagé, souhaité dans mon livre l'Homme et la mort) que la science permette effectivement à l'homme d'at- teindre l'immortalité ? Autre hypothèse dans le même sens anti-phylétique : ne peut-on supposer que la fin de l'homme serait de se dépasser en un être non biologique, qu'ébauchent actuellement les machines cybernétiques, qu'ont déjà rêvé les science-fictions ? Mais peut-être l'individualisme n'est-il qu'une des pola- rités, qu'un des tropismes de l'humanité, qu'exagèrent cer- taines conditions historiques et une certaine civilisation, la nôtre... L'homme c'est une totalité individu-société-espèce, tota- lité contradictoire et une. L'aspiration profonde de la révolu- tion serait sans doute de développer à la fois l'individua- lisme, la participation sociale et la participation biolo- gique (1). Edgar MORIN. (1) Ce texte est extrait d'un ouvrage à paraître : Introduction à une politique de l'homme (aux éditions du Seuil). 15 Marxisme et théorie révolutionnaire V. BILAN PROVISOIRE (*) LOGIQUE DU PROJET REVOLUTIONNAIRE. La révolution socialiste vise la transformation de la société par l'action autonome des hommes, et l'instauration d'une société organisée en vue de l'autonomie de tous. C'est un projet. Ce n'est pas un théorème, la conclusion d'une démonstration indiquant ce qui doit inéluctablement arriver ; l'idée même d'une telle démonstration est absurde. Mais ce n'est pas non plus une utopie, un acte de foi, un pari arbitraire. Le projet révolutionnaire trouve ses racines et ses points d'appui dans la réalité historique effective, dans la crise de la société établie et sa contestation par la grande majorité des hommes qui y vivent. Cette crise n'est pas celle que le marxisme avait cru discerner, la « contradiction entre le déve- loppement des forces productives et le maintien des rapports de production capitalistes ». Elle consiste en ceci, que l'orga- nisation sociale ne peut réaliser les fins qu'elle se propose qu'en mettant en avant des moyens qui les contredisent, en faisant naître des exigences qu'elle ne peut satisfaire, en posant des critères qu'elle est incapable d'appliquer, des normes qu'elle est obligée de violer. Elle demande aux hommes, comme pro- ducteurs ou comme citoyens, de rester passifs, de se cantonner à l'exécution de la tâche qu'elle leur impose ; lorsqu'elle constate que cette passivité est son cancer, elle sollicite l'ini- tiative et la participation, pour découvrir aussitôt qu'elle ne peut les supporter davantage, qu'elles mettent en question l'essence même de l'ordre existant. Elle doit vivre sur une double réalité, diviser un officiel et un réel qui s'opposent irréductiblement. Elle ne souffre pas simplement d'une opposi- tion entre des classes qui resteraient extérieures l'une à l'au- tre ; elle est conflictuelle en soi, le oui et le non coexistent comme intentions de faire dans le noyau de son être, dans * Les parties précédentes de ce texte ont été publiées dans les nº36 (pp. 1 à 25), 37 (pp. 18 à 53) et 38 (pp. 43 à 86) de cette revue. 16 les valeurs qu'elle proclame et qu'elle nie, dans son mode d'organiser et de désorganiser, dans la socialisation extrême et l'atomisation extrême de la société qu'elle crée. De même, la contestation dont nous parlons n'est pas simplement la lutte des travailleurs contre l'exploitation, ni leur mobilisation politique contre le régime. Manifeste dans les grands conflits ouverts et les révolutions qui jalonnent l'histoire du capita- lisme, elle est constamment présente, d'une façon implicite et latente, dans leur travail, dans leur vie quotidienne, dans leur mode d'existence. On nous dit parfois : vous inventez une crise de la société, vous baptisez crise un état qui a toujours été là. Vous voulez coûte que coûte découvrir une nouveauté radicale dans la nature ou l'intensité des conflits sociaux actuels, car cela Genl vous permettrait de prétendre qu'un état radicalement nouveau se prépare. Vous nommez contestation de l'essence des rapports sociaux quelque chose qui a toujours existé, du fait des intérêts différents et opposés des groupes et des clas- ses. Toutes les sociétés, du moins les sociétés historiques, ont été divisées et cela ne les a conduites qu’à produire d'autres sociétés, également divisées. Nous disons en effet qu'une analyse précise montre que les éléments profonds de la crise de la société contemporaine sont spécifiques et qualitativement uniques. Il y a, sans doute, des pseudo-marxistes naïfs qui, encore aujourd'hui, ne savent qu'invoquer la lutte des classes et se gargarisent avec, oubliant que la lutte des classes dure depuis des millénaires et qu'elle ne pourrait nullement fournir, en elle-même, un point d'appui au projet socialiste. Mais il y a aussi des sociologues pseudo- objectifs et tout autant naïfs qui, ayant appris qu'il faut se méfier des projections égocentriques et « épocho- centriques » et refuser notre tendance à privilégier notre époque comme quelque chose d'absolument à part, en restent là, aplatissent la réalité historique, et enterrent sous une montagne de méthodologie en papier le problème central de la réflexion historique, à savoir la spécificité de chaque société en tant que spécificité de sens et de dynamique de ce sens, le fait incontestable, même si mystérieux, sans lequel il n'y aurait pas d'histoire, que certaines sociétés introduisent des dimensions inexistantes auparavant, du nouveau qualitatif, dans un sens autre que descriptif. Il n'y a pas d'intérêt à discuter ces arguments pseudo-philosophiques. Celui qui ne peut pas voir qu'entre le monde grec et le monde égypto- assyro-babylonien ou même entre le monde médiéval et le monde de la Renaissance il y a, quelles que soient les conti- nuités et les causations évidentes, une autre différence, un autre type, degré et sens de différence qu'entre deux arbres ou même deux individus humains de la même époque celui-là est infirme d'un sens essentiel pour la compréhension 17 bref, que de la chose historique, et ferait mieux de s'occuper d'entomo- logie ou de botanique. C'est une telle différence que l'analyse montre entre la société contemporaine et celles qui l'ont précédée, prises globalement. Et cela, c'est précisément tout d'abord l'abou- tissement d'une description sociologique rigoureuse qui res. pecte son objet et le fait vraiment parler, au lieu de l'écraser sous une métaphysique à bon marché affirmant que tout revient toujours au même. Que l'on considère le problème du travail : c'est une chose que l'esclave ou le serf s'opposé à son exploitation, c'est-à-dire refuse un effort supplémentaire ou demande une plus grande part du produit, combatte les ordres du maître ou du seigneur sur le plan pour ainsi dire de la « quantité ». C'est une chose radicalement différente, que l'ouvrier soit obligé de combattre les ordres de la direc- tion pour pouvoir les appliquer, que non plus la quantité seule du travail ou du produit, mais aussi son contenu et la façon de le faire soient l'objet d'une lutte incessante -- le processus du travail ne fasse plus surgir un conflit exté- rieur au travail lui-même, mais doive s'appuyer sur une contradiction interne, l'exigeance simultanée d'exclusion et de participation à l'organisation et à la direction du travail. Que l'on considère le problème de la famille et de la structure de la personnalité. C'est une chose, que l'organisa- tion familiale ait toujours contenu un principe répressif, que les individus aient toujours été obligés d'intérioriser un conflit entre leurs pulsions et les exigences de l'organisation sociale donnée, que chaque culture, archaïque ou historique, ait pré- senté, dans sa « personnalité de base », une teinte « névro- tique » particulière. C'est une chose radicalement différente, qu'il n'y ait plus de principe discernable à la base de l'orga- nisation ou plutôt de la désorganisation familiale actuelle, ni de structure intégrée de la personnalité de l'homme contemporain. Il est certes stupide de penser que les Floren- tins, les Romains, les Spartiates, les Mundugumor ou les Kwakiutl étaient « sains », et que nos contemporains sont « névrosés ». Mais il n'est guère plus intelligent d'oublier que le type de personnalité du Spartiate, ou du Mundugumor, quelles qu'aient pu être ses composantes « névrotiques », était fonctionnellement adéquat à sa société, que l'individu lui-même se sentait adapté à elle, qu'il pouvait la faire fonc- tionner d'après ses exigences et former une nouvelle géné- ration qui fasse de même ; tandis que les ou la « névrose >> des hommes d'aujourd'hui se présentent essentiellement, du point de vue sociologique, comme des phénomènes d'inadap- tation, non seulement vécus subjectivement comme un mal- heur, mais surtout entravant le fonctionnement social des individus, les empêchant de s'insérer adéquatement aux exi- gences de la vie telle qu'elle est, et se reproduisant comme 18 une ce inadaptation amplifiée à la deuxième génération. La « névro- se » du Spartiate était ce qui lui permettait de s'intégrer à sa société la « névrose » de l'homme moderne 'est ce qui l'en empêche. Il est superficiel de rappeler, par exemple, que l'homosexualité a existé dans toutes les sociétés humaines et d'oublier qu'elle a été chaque fois quelque chose de socia- lement défini : une déviance marginale tolérée, ou méprisée, ou sanctionnée ; coutume valorisée, institutionalisée, possédant une fonction sociale positive ; un vice largement répandu ; et qu'elle est aujourd'hui --- quoi au fait ? Ou de dire que les sociétés ont pu s'accommoder d'une immense variété de différents rôles de la femme pour oublier et faire oublier que la société actuelle est la première où il n'y ait pour la femme aucun rôle défini et par voie de conséquence directe et immédiate, pour l'homme non plus. Que l'on considère, enfin, la questions des valeurs de la société. Explicite ou implicite, il y a eu dans toute société un système de valeurs, – ou deux, qui se combattaient mais étaient présents. Aucune coercition matérielle n'a jamais pu être durablement c'est-à-dire socialement - efficace, sans « complément de justification » ; aucune répression psy- chique n'a jamais joué de rôle social sans ce prolongement au grand jour, un sur-moi exclusivement inconscient n'est pas concevable. La société a toujours supposé des règles de con- duite, et les sanctions à ces règles n'étaient ni seulement inconscientes, ni seulement matérielles - juridiques, mais toujours aussi des sanctions sociales informelles, et des « sanc- tions >> méta-sociales (métaphysiques, religieuses, etc. - bref, imaginaires, mais cela n'en diminue en rien l'importance). Dans les cas, rarissimes, où ces règles étaient ouvertement transgressées, elles ne l'étaient que par une petite minorité (au XVIIIsiècle français par exemple, par une partie de l'aristocratie). Actuellement, les règles et leurs sanctions sont presqu'exclusivement juridiques et les formations inconscien- tes ne composent plus des règles, au sens sociologique, soit que, comme certains psychanalystes l'ont dit, le sur-moi subisse un affaiblissement considérable (1), soit que la composante (et donc la fonction proprement sociale) du sur-moi s'effrite dans la pulvérisation et le mélange des situations et des * types de personnalité » qui croissent dans la société moderne. Au-delà des sanctions juridiques, ces règles ne trouvent, la plupart du temps, aucun prolongement de justification dans la conscience des gens. Mais le plus important n'est pas l'affais- sement des sanctions entourant les règles-interdits : c'est la disparition presque totale de règles et de valeurs positives. (1) V.,. par exemple, Allen Wheelis, The Quest for Identity, London (Victor Gollancz), 1959, en particulier pp. 97 à 138. C'est également le sens des analyses de David Riesman dans The Lonely Crowd (Yale University Press), 1950. 19 La vie d'une société ne peut se fonder seulement sur un réseau d'interdits, d'injonctions négatives. Les individus ont toujours reçu de la société où ils vivaient des injonctions positives, des orientations, la représentation de fins valorisées à la fois formulées universellement et « incarnées » dans ce qui était, pour chaque époque, son « Idéal collectif du Moi ». Il n'existe, à cet égard, dans la société contemporaine, que des résidus de phases antérieures chaque jour mités davantage et réduits à des abstractions sans rapport avec la vie (la « moralité » ou une attitude « humanitaire »), ou bien des pseudo-valeurs plates dont la réalisation constitue en même temps une auto- dénonciation (la consommation comme fin en soi, ou la mode et le « nouveau »). On nous dit : même en admettant qu'il y a cette crise de la société contemporaine, vous ne pouvez pas poser légiti- mement le projet d'une nouvelle société ; car d'où pouvez- vous en tirer un contenu quelconque, sinon de votre tête, de vos idées, de vos désirs ---- bref, de votre arbitraire subjectif ? Nous répondons : si vous entendez par là que nous ne pouvons pas « démontrer » la nécessité ou l'excellence du socia- lisme, comme on « démontre » le théorème de Pythagore ; ou que nous ne pouvons pas vous montrer le socialisme en train de croître dans la société établie, comme on peut montrer un poulain en train de grossir le ventre d'une jument, vous avez sans doute raison, mais aussi bien vous faites semblant d'ignorer qu'on n'a jamais à faire avec ce genre d'évidences dans aucune activité réelle, ni individuelle, ni collective, et que vous-mêmes vous laissez de côté ces exigences dès que vous entreprenez quelque chose. Mais si vous voulez dire que le projet révolutionnaire ne traduit que l'arbitraire subjectif de quelques individus, c'est que vous avez d'abord choisi d'oublier, au mépris des principes que vous invoquez par ailleurs, l'histoire des derniers cent cinquante ans, et que le problème d'une autre organisation de la société a été constam- ment posé, non pas par des réformateurs ou des idéologues, mais par des mouvements collectifs immenses, qui ont changé la face du monde, même s'ils ont échoué par rapport à leurs intentions originaires. C'est ensuite parce que vous ne voyez pas que cette crise dont nous avons parlé n'est pas simple- ment « crise en soi », cette société conflictuelle n'est pas une poutre qui pourrit avec le temps, une machine qui se rouille ou s'use ; la crise est crise du fait même qu'elle est en même temps contestation, elle résulte d'une contestation et la nour- rit constamment. Le conflit dans le travail, la destructuration de la personnalité, l'effondrement des normes et des valeurs ne sont pas et ne peuvent pas être vécus par les hommes comme des simples faits ou des calamités extérieures, elles font aussitôt surgir des réponses et des intentions, et celles-ci, 20 ou en même temps qu'elles finissent par constituer la crise comme véritable crise, vont au-delà de la simple crise. Il est certes faux et mythologique de vouloir trouver, dans le « négatif » du capitalisme, un « positif » qui se constitue symétriquement millimètre pour millimètre, soit selon le style objectiviste de certaines formulations de Marx (lorsque par exemple le « négatif » de l'aliénation est vu comme se déposant et sédi- mentant dans l'infrastructure matérielle d'une technologie et d'un capital accumulé qui contiennent, avec leur corrolaire humain inévitable, le prolétariat, les conditions nécessaires et suffisantes du socialisme), soit selon le style subjectiviste de quelques marxistes (qui voient la société socialiste pour ainsi dire d'ores et déjà constituée dans la communauté ouvrière de l'usine et dans le nouveau type de rapports humains qui s'y font jour). Aussi bien le développement des forces pro- ductives que l'évolution des attitudes humaines dans la société capitaliste présentent des significations qui ne sont pas sim- ples, qui ne sont même pas simplement contradictoires au sens d'une dialectique naïve qui procéderait par juxtaposition des contraires – des significations que l'on peut appeler, à défaut d'un autre terme, ambiguës. Mais l'ambigü au sens que nous entendons ici, ce n'est pas l'indéterminé l'indé- fini, le n'importe quoi. L'ambigü n'est ambigü que par la composition de plusieurs significations susceptibles d'être précisées, et dont aucune ne l'emporte pour l'instant. Dans la crise et dans la contestation des formes de vie sociale par les hommes contemporains, il y a des faits lourds de sens l'usure de l'autorité, l'épuisement graduel des motivations économiques, l'atténuation de l'emprise de l'imaginaire, la non-acceptation de règles simplement héritées ou reçues, qu'on ne peut organiser qu'autour de l'une ou l'autre de ces deux significations centrales : ou bien d'une sorte de décomposition progressive du contenu de la vie historique, de l'émergeance graduelle d'une société qui serait à la limite extériorité des hommes les uns aux autres et de chacun à soi, désert surpeuplé, foule solitaire, non plus même cauchemar mais anesthésie climatisée ; ou bien, nous aidant surtout de ce qui apparaît dans le travail des hommes comme tendance vers la coopération, l'auto-gestion collective des activités et la responsabilité, nous interprétons l'ensemble de ces phénomè- comme le surgissement dans la société de la possibilité et de la demande d'autonomie. On dira encore : ce n'est là qu'une lecture que vous faites ; vous convenez qu'elle n'est pas la seule possible. Au nom de quoi la faites-vous, au nom de quoi prétendez-vous que l'avenir que vous visez est possible et cohérent, au nom de quoi, surtout, choississez-vous ? Notre lecture n'est pas arbitraire, d'une certaine façon elle n'est que l'interprétation du discours que la société con- nes 21 avons temporaine tient sur elle-même, la seule perspective dans laquelle deviennent compréhensibles la crise de l'entreprise aussi bien que de la politique, l'apparition de la psychanalyse aussi bien que de la psychosociologie, etc. Et nous essayé de montrer qu'aussi longtemps que nous pouvons voir, l'idée d'une société socialiste ne présente aucune impossibilité ou incohérence (2). Mais notre lecture est aussi, effectivement, fonction d'un choix : une interprétation de ce type et à cette échelle n'est possible, en dernier ressort, qu'en relation à un projet. Nous affirmons quelque chose qui ne s'impose pas « naturellement » ou géométriquement, nous préférons un avenir à un autre et même à tout autre. Ce choix est-il arbitraire ? Si l'on veut, au sens où tout choix l'est. Mais, de tous les choix historiques, il nous semble le moins arbitraire qui ait jamais pu exister. Pourquoi préférons-nous un avenir socialiste à tout autre ? Nous déchiffrons, ou croyons déchiffrer, dans l'histoire effec- tive une signification, la possibilité et la demande d'au- tonomie. Mais cette signification ne prend tout son poids qu'en fonction d'autres considérations. Cette simple donnée « de fait » ne suffit pas, ne pourrait pas comme telle s'im- poser à nous. Nous n'approuvons pas ce que l'histoire contem- poraine nous offre, simplement parce qu'il « est » ou qu'il « tend à être ». Arriverions-nous à la conclusion que la ten- dance la plus probable, ou même certaine, de l'histoire contemporaine est l'instauration universelle de camps de concentration, nous n'en conclurions pas que nous avons à l'appuyer. Si nous affirmons la tendance de la société contem- poraine vers l'autonomie, si nous voulons travailler à sa réali- sation, c'est que nous affirmons l'autonomie comme mode d'être de l'homme, que nous la valorisons, nous y reconnais- sons notre aspiration essentielle et une aspiration qui dépasse les singularités de notre constitution personnelle, la seule qui soit publiquement défendable dans la lucidité et la cohérence. Il y a donc ici un double rapport. Les raisons pour les- quelles nous visons l'autonomie sont et ne sont pas de l'épo- que. Elles ne le sont pas, car nous affirmerions la valeur de l'autonomie quelles que soient les circonstances, et plus profon- dément, car nous pensons que la visée de l'autonomie tend inéluctablement à émerger là où il y a homme et histoire, que, au même titre que la conscience, la visée d'autonomie c'est le destin de l'homme, que, présente dès l'origine, elle constitue l'histoire plutôt qu'elle n'est constituée par elle. Mais ces raisons sont également de l'époque, de mille façons si visibles qu'il serait oiseux de les dire. Non seule- (2) V. la partie précédente de ce texte, S. ou B., nº 38, pp. 66 à 80. V. aussi, dans le no 22 de S. ou B., P. Chaulieu, Sur le contenu du socialisme. 22 ment parce que les enchaînements par lesquels nous et d'au- tres parvenons à cette visée et à sa concrétisation le sont. Mais parce que le contenu que nous pouvons lui donner, la façon dont nous pensons qu'elle peut s'incarner, ne sont possi- bles qu'aujourd'hui et présupposent toute l'histoire précé- dante, et de plus de façons encore que nous ne soupçonnons. Tout particulièrement, la dimension sociale explicite que nous pouvons donner aujourd'hui à cette visée, la possibilité d'une autre forme de société, le passage d'une éthique à une poli- tique de l'autonomie (qui, sans supprimer l'éthique, la en la dépassant), sont clairement liés à la phase concrète de l'histoire que nous vivons. conserve nous On peut enfin demander : et pourquoi donc pensez-vous que cette possibilité apparaît juste maintenant ? Nous disons : si votre pourquoi est un pourquoi concret, nous avons déjà répondu à votre question. Le pourquoi, se trouve dans tous ces enchaînements historiques particuliers qui ont conduit l'humanité où elle est maintenant, qui ont fait notamment de la société capitaliste et de sa phase actuelle cette époque sin- gulièrement singulière que nous essayions de définir plus haut. Mais si votre pourquoi est un pourquoi métaphysique, s'il revient à demander : quelle est la place exacte de la phase actuelle dans une dialectique totale de l'histoire universelle, pourquoi la possibilité du socialisme émergerait-elle en ce moment précis dans le plan de la Création, quel est le rap- port élaboré de ce constituant originaire de l'histoire qu'est l'autonomie avec les figures successives qu'il assume dans le temps -- nous refusons de répondre ; car, même si la question avait un sens, elle serait purement spéculative et considérons absurde de suspendre tout faire et non-faire, en attendant que quelqu'un élabore rigoureusement cette dialec- tique totale, ou découvre au fond d'une vieille armoire le plan de la Création. Nous n'allons pas tomber dans l'hébétude par dépit de ne pas posséder le savoir absolu. Mais nous refusons la légitimité de la question, nous refusons qu'il y ait un sens à penser en termes de dialectique totale, de plan de Création, d'élucidation exhausitive du rapport entre ce qui se fonde avec le temps et ce qui se fonde dans le temps. L'histoire a fait naître un projet, ce projet nous le faisons nôtre car nous y reconnaissons nos aspirations les plus profondes, et nous pen- sons que sa réalisation est possible. Nous sommes ici, à cet endroit précis de l'espace et du temps, parmi ces hommes-ci, dans cet horizon. Savoir que cet horizon n'est pas le seul possible ne l'empêche pas d'être le nôtre, celui qui donne figure à notre paysage d'existence. Le reste, l'histoire totale, de partout et de nulle part, c'est le fait d'une pensée sans horizon, qui n'est qu'un autre nom de la non-pensée. 23 SENS DE L'AUTONOMIE L’INDIVIDU Si l'autonomie est au centre des objectifs et des voies du projet révolutionnaire, il est nécessaire de préciser et d'élucider ce terme. Nous tenterons cette élucidation d'abord là où elle paraît le plus facile : à propos de l'individu, pour passer ensuite au plan qui intéresse surtout ici, le plan collec- tif. Nous essayons de comprendre ce qu'est un individu auto- nome, et ce qu'est une société autonome ou non aliénée. Freud proposait comme maxime de la psychanalyse « Où était ça, Je dois advenir » (Wo Es war, Ich soll werden) (3). Je est ici, en première approximation, le conscient en général. Le ça, à proprement parler origine et lieu des pulsions (« ins- tincts »), doit être pris dans ce contexte comme représentant l'inconscient au sens le plus large. Je, conscience et volonté, dois prendre la place des forces obscures qui, « en moi », dominent, agissent pour moi -- « m'agissent >> comme disait G. Groddec (4). Ces forces ne sont pas simplement – ne sont pas tellement, nous y reviendrons plus loin - les pures pulsions, libido ou pulsion de mort ; c'est leur interminable, fantasmatique et fantastique alchimie, c'est aussi et surtout les forces de formation et de répression inconscientes, le Sur- moi et le Moi inconscient. Une interprétation de la phrase devient aussitôt nécessaire. Je dois prendre la place de Ça cela ne peut signifier ni la suppression des pulsions, ni l'éli- mination ou la résorption de l'inconscient. Il s'agit de prendre leur place en tant qu'instance de décision. L'autonomie, ce serait la domination du conscient sur l'inconscient. Sans pré- judice de la nouvelle dimension en profondeur révélée par Freud (5), c'est le programme de la réflexion philosophique sur l'individu depuis vingt-cinq siècles, le présupposé à la fois et l'aboutissement de l'éthique telle que l'ont vue Platon ou les stoïciens, Spinoza ou Kant. (Il est d'une immense (3) Le passage où se trouve cette phrase, à la fin de la 3e (21° dans la numérotation consécutive adoptée par Freud) des « leçons » de la Nouvelle série de leçons d'introduction à la psycha- nalyse, est ainsi : « Leur objet (des efforts thérapeutiques de la psychanalyse) est de renforcer le Je, de le rendre plus indépendant du Sur-moi, d'élargir son champ de vision et d'étendre son organisa- tion de telle façon qu'il puisse s'emparer de nouvelles régions du Ça. Où était ça, Je dois advenir. C'est un travail de récupération, comme l'assèchement de la Zuyder Zee. » Jacques Lacan rend le Wo es war, soll Ich werden par « Là où fut ça, il me faut advenir » (L'Instance de la lettre dans l'inconscient, in La Psychanalyse, nº 3, Paris, P. U. F., 1957, p. 76); et ajoute, sur la « fin que propose à l'homme la découverte de Freud » : « Cette fin est de réintégration et d'accord, je dirai de réconciliation (Versöhnung) ». (4) Dans Das Buch vom Es (1923), trad. française sous le titre Au fond de l'homme, Cela, Paris (Gallimard), 1963. (5) Il serait plus équitable de dire : de l'explicitation et de l'exploration de la dimension profonde de la psyché, que ni Héra- clite ni Platon certes n'ignoraient, comme une lecture même superfi- cielle du Banquet permet de le voir. 24 importance en soi, mais non pour cette discussion, que Freud propose une voie efficace pour atteindre ce qui était resté pour les philosophes un « idéal » accessible en fonction d'un savoir abstrait) (5 a). Si à l'autonomie, la législation ou régu- lation par Boi-même, on oppose l'hétéronomie, la législation ou la régulation par un autre, l'autonomie, c'est ma loi, opposée à la régulation par l'inconscient qui est une loi autre, la loi d'un autre que moi. En quel sens on peut dire que la régulation par l'in- conscient c'est la loi d'un autre ? De quel autre s'agit-il ? D'un autre littéral, non pas d'un « autre Moi » inconnu, mais d'un autre en moi. Comme dit Jacques Lacan, « L'inconscient, c'est le discours de l'Autre » ; c'est pour une part décisive, le dépôt des visées, des désirs, des investissements, des exigen- ces, des attentes des significations dont l'individu a été l'objet, dès sa conception et même avant, de la part de ceux qui l'ont engendré et élevé (5b). L'autonomie devient alors : mon discours doit prendre la place du discours de l'Autre, d'un discours étranger qui est en moi et me domine : parle par moi. Cette élucidation indique aussitôt la dimension sociale du problème (il importe peu que l'Autre dont il s'agit au départ c'est l'autre « étroit », parental ; par une série d'arti- culations évidentes, le couple parental renvoie finalement à la société entière et à son histoire). Mais quel est ce discours de l'Autre non plus quant à son origine, mais quant à sa qualité ? Et jusqu'à quel point peut-il être éliminé ? La caractéristique essentielle du discours de l’Autre, du point de vue qui intéresse ici, c'est son rapport à l'imaginaire. C'est que, dominé par ce discours, le sujet se prend pour quelque chose qu'il n'est pas (qu'en tout cas il n'est pas néces- sairement pour lui-même) et que pour lui, les autres et le monde entier subissent un travestissement correspondant. Le sujet ne se dit pas, mais est dit par quelqu'un, existe donc comme partie du monde d'un autre (certainement travesti à son tour). Le sujet est dominé pas un imaginaire vécu comme plus réel que le réel, quoique non su comme tel, précisément parce que non su comme tel (6). L'essentiel de (5 a) le noyau de notre être, ce n'est pas tant cela que Freud nous ordonne de viser comme tant d'autres l'ont fait avant lui par le vain adage du « Connais-toi toi-même », que ce ne sont les voies qui y mènent qu'il nous donne à reviser ». Jacques Lacan, 1. c., p. 79. (5 b) V. Jacques Lacan, Remarques sur le rapport de D. Lagache, in La Psychanalyse, n° 6 (1961), p. 116. « Un pôle d'attributs, voilà ce qu'est le sujet avant sa naissance (et peut-être est-ce sous leur amas qu'il suffoquera un jour). D'attributs, c'est-à-dire de signifiants plus ou moins liés en un discours... », ib. (6) C'est évidemment là la distinction essentielle avec d'autres formes de l'imaginaire (comme l'art ou l'usage « rationnel » de l'imaginaire en mathématiques par exemple). qui ne s'autonomisent pas comme telles. Nous y reviendrons longuement par la suite. 25 me l'hétéronomie ou de l'aliénation, au sens général du ter- au niveau individuel, c'est la domination par un imagi- naire autonomisé qui s'est arrogé la fonction de définir pour le sujet et la réalité et son désir. La « répression des pulsions » comme telle, le conflit entre le « principe de plaisir » et le « principe de réalité », au sens fonctionnel ou « économique » (7) ne constituent pas l'aliénation individuelle qui est au fond l'empire presqu'illimité d'un principe de dé-réalité. Le conflit important à cet égard, n'est pas celui entre pulsions et réalité (si ce conflit suffisait comme cause pathogène, il n'y aurait eu jamais une seule résolution même approximativement nor- male du complexe d'adipe depuis l'origine des temps, et jamais un homme et une femme n'auraient marché sur cette terre). Il est celui entre pulsions et réalité, d'un côté, et l'éla- boration imaginaire au sein du sujet, de l'autre côté (8). Le Ça, dans cet adage de Freud, doit donc être compris comme signifiant essentiellement cette fonction de l'incong- cient qui investit de réalité l'imaginaire, l'autonomise et lui confère pouvoir de décision — le contenu de cet imaginaire étant en rapport avec le discours de l'Autre (« répétition », mais aussi transformation amplifiée de ce discours). C'est donc là où était cette fonction de l'inconscient, et le discours de l'Autre qui lui fournit son aliment, que Je dois advenir. Cela signifie que mon discours doit prendre la place du discours de l'Autre. Mais qu'est-ce que mon discours ? Qu'est-ce qu'un discours qui est mien ? Un discours qui est mien, est un discours qui a nié le discours de l'Autre ; qui l'a nié, non pas nécessairement dans son contenu, mais en tant qu'il est discours de l'Autre ; autre- ment dit qui, en explicitant à la fois l'origine et le sens de (7) Au sens où Freud par exemple parlait d' « économie » de la libido. (8) « Dès le début, notre vue a été que les hommes tombent malades par suite du conflit entre les demandes de leurs pulsions et la résistance intérieure qui s'établit contre elles » S. Freud, New Introductory Lectures on Psycho-analysis, Londres (Hogarth Press), 1957, p. 78. Il ne s'agit pas de la « réalité » ou des « exigences de la vie en société », comme telles, mais de ce que ces exigences devien- nent dans le discours de l'Autre (qui n'en est d'ailleurs nullement, à son tour, le neutre véhicule) et dans l'élaboration imaginaire de celui-ci par le sujet. Cela ne nie évidemment pas l'importance capitale, pour le contenu du discours de l'Autre et pour l'allure spécifique qu'en prendra l'éla- boration imaginaire, de ce qu'est concrètement la société considérée, ni l'importance, quant à la fréquence et la gravité des situations pathogènes, du caractère excessif et irrationnel de la formulation sociale de ces « exigences » : là-dessus, Freud était bien clair (cf. en particulier Malaise dans la civilisation). Mais à ce niveau là, à nou- veau, on rencontre ce fait que les « exigences » de la société ne se réduisent ni aux exigences de la « réalité », ni à celles de la « vie en société » en général, ni même finalement à celles d'une « société divisée en classes », mais vont au-delà de ce que ces exigences impli- queraient rationnellement. Nous trouvons là le point de jonction entre l'imaginaire individuel et l'imaginaire social sur lequel nous revenons plus loin. 26 ce discours, l'a nié ou affirmé en connaissance de cause, en rapportant son sens à ce qui se constitue comme la vérité propre du sujet comme ma vérité propre. Si l'adage de Freud, sous cette interprépation, était pris absolument, il proposerait un objectif inaccesible. Jamais mon discours ne sera intégralement mien au sens défini plus haut. C'est qu'évidemment, je ne pourrais jamais tout reprendre, serait-ce simplement pour le ratifier. C'est aussi -- on y revien- dra plus loin que la notion de vérité propre du sujet est elle-même un problème beaucoup plus qu'une solution. Cela est tout autant vrai du rapport avec la fonction imaginaire de l'inconscient. Comment penser à un sujet qui aurait totalement « résorbé » sa fonction imaginaire, com- ment pourrait-on tarir cette source au plus profond de nous- mêmes d'où jaillissent à la fois fantasmes aliénants et créa- tions libres plus vraies que la vérité, délires déréels et poèmes surréels, ce double fond éternellement recommencé de toute chose sans lequel aucune chose n'aurait de fond, comment éliminer ce qui est à la base de, ou en tout cas inextricable- ment lié à, ce qui fait de nous des hommes notre fonction symbolique, qui présuppose notre capacité de voir et de pen- ser en une chose ce qu'elle n'est pas ? Pour autant donc qu'on ne veut pas faire de la maxime de Freud une simple idée régulatrice définie par référence ü un état impossible donc une nouvelle mystification il y a un autre sens à lui donner. Elle doit être comprise comme renvoyant non pas à un état achevé, mais à une situa- tion active ; non pas à une personne idéale qui serait devenue Je pur une fois pour toutes, livrerait un discours exclusive- ment sien, ne produirait jamais des fantasmes mais à une personne réelle, qui n'arrête pas son mouvement de reprise de ce qui était acquis, du discours de l'Autre, qui est capa- ble de dévoiler ses fantasmes comme fantasmes et ne se laisse pas finalement dominer par eux à moins qu'elle ne le veuille bien. Ce n'est pas là un simple « tendre vers », c'est bien une situation, elle est définissable par des caractéristi- ques qui tracent une séparation radicale entre elle et l'état d'hétéronomie. Ces caractéristiques ne consistent pas en une « prise de conscience » effectuée pour toujours, mais en un autre rapport entre conscient et inconscient, entre lucidité et fonction imaginaire, en une autre attitude du sujet à l'égard de soi-même, en une modification profonde du mélange acti- vité-passivité, du signe sous lequel celui-ci s'effectue, de la place respective des deux éléments qui le composent. Com- bien peu il s'agit, dans tout cela, d'une prise du pouvoir par la conscience au sens étroit, le montre le fait que l'on pour- rait compléter la proposition de Freud par son inverse : Où Je suis, ça doit surgir (Wo Ich bin, soll Es auftauchen). Le désir, les pulsions qu'il s'agisse d'Eros ou de Thanatos 27 su c'est moi aussi, et il s'agit de les amener non seulement à la conscience, mais à l'expression et à l'existence (9). Un sujet autonome est celui qui se sait fondé à conclure : cela est bien vrai, et : cela est bien mon désir. L'autonomie n'est donc pas élucidation sans résidu et élimination totale du discours de l'Autre non su comme tel. Elle est institution d'un autre rapport entre le discours de l'Autre et le discours du sujet. L'élimination totale du discours de l'Autre non su comme tel est un état non-historique. Le poids du discours de l'Autre non comme tel, on peut le voir même chez ceux qui ont tenté le plus radicalement d'aller au bout de l'interrogation et de la critique des présup- posés tacites - que ce soit Platon, Descartes, Kant, Marx ou Freud lui-même. Mais il y a précisément ceux qui comme Platon ou Freud ne se sont jamais arrêtés dans ce mouvement ; et il y a ceux qui se sont arrêtés, et qui se sont parfois, de ce fait, aliénés à leur propre discours devenu autre. Il y a la possibilité permanente et en permanence actualisable de regarder, objectiver, mettre à distance, déta- cher et finalement transformer le discours de l'Autre en discours du sujet. Mais ce sujet, qu'est-ce que c'est ? Ce troisième terme de la phrase de Freud, qui doit advenir là où était ça, n'est certainement pas le Je ponctuel du « je pense ». Ce n'est pas le sujet-activité pure, sans entrave ni inertie, ce feu follet des philosophies subjectivistes, cette flamme débarrassée de tout support, attache et nourriture. Cette activité du sujet qui « travaille sur lui-même » rencontre comme son objet la foule des contenus (le discours de l'Autre) avec laquelle elle n'a jamais fini ; et, sans cet objet, elle n'est tout simplement pas. Le sujet est aussi activité, mais l'activité est activité sur quelque chose, autrement elle n'est rien. Elle est donc co-déterminée par ce qu'elle se donne comme objet. Mais cet aspect de l'inhérence réciproque du sujet et de l'objet l'intentionalité, le fait que le sujet n'est que pour autant qu'il pose un objet – n'est qu'une première détermination, rela- tivement superficielle, c'est ce qui porte le sujet au monde, c'est ce qui le met en permanence dans la rue. Il y en a une autre, qui ne concerne pas l'orientation des fibres intention- nelles du sujet, mais leur matière même, qui porte le monde dans le sujet et fait entrer la rue dans ce qu'il pourrait croire son alcôve. Car ce sujet actif qui est sujet de..., qui évoque devant lui, pose, objective, regarde et met à distance, qu'est- il - est-il pur regard, capacité nue d'évocation, mise à dis- tance, étincelle hors du temps, non-dimensionalité ? Non, il est regard et support du regard, pensée et support de la pensée, (9) « Une éthique s'annonce... par l'avenue non de l'effroi mais du désir ». Jacques Lacan, ib., p. 147. 28 il est activité et corps agissant corps matériel et corps métaphorique. Un regard dans lequel il n'y a pas déjà du regardé ne peut rien voir ; une pensée dans laquelle il n'y a pas déjà du pensé ne peut rien penser (10). Ce que nous avons appelé support ce n'est pas le simple support biolo- gique, c'est qu'un contenu quelconque est toujours déjà présent et qu'il est non pas résidu, scorie, encombrement ou matière indifférente mais condition efficiente de l'activité du sujet. Ce support, ce contenu, n'est ni simplement du sujet, ni sim- plement de l'autre (ou du monde). C'est l'union produite et productrice de soi et de l'autre (ou du monde). Dans le sujet comme sujet il y a le 'non-sujet, et toutes ces trappes où elle tombe elle-même, la philosophie subjectiviste les creuse à l'oubli de cette vérité fondamentale. Dans le sujet il y a certes comme moment « ce qui ne peut jamais devenir objet », la liberté inaliénable, la possibilité toujours présente de tourner le regard, de faire abstraction de tout contenu déterminé, de mettre entre parenthèses tout, y compris soi, sauf en tant que soi est cette capacité qui résurgit comme présence et proximité absolue à l'instant où elle se met à distance elle-même. Mais ce moment est abstrait, il est vide, jamais il n'a produit et ne produira autre chose que l'évi- dence muette et inutile du cogito sum, la certitude immédiate d'exister comme pensant, qui ne peut même pas s'amener légitimement à l'expression par la parole. Car dès que la parole même non prononcée ouvre une première brèche, le monde et les autres s'infiltrent de partout, la conscience est inondée par le torrent des signifiants qui vient, si l'on peut dire, non pas de l'extérieur mais de l'intérieur. Ce n'est que par le monde que l'on peut penser le monde. Dès que la pen- sée est pensée de quelque chose, le contenu résurgit, non seulement dans ce qui est à penser, mais dans ce par quoi il est pensé (darin, wodurch es gedacht wird). Sans ce contenu, on ne trouverait à la place du sujet que son fantôme. Et dans ce contenu, il y a toujours l'autre et les autres, directement ou indirectement. L'autre, est tout autant présent dans la forme et dans le fait du discours, comme exigence de confron- tation et de vérité (ce qui ne veut évidemment pas dire que la vérité se confond avec l'accord des opinions). Enfin, il n'est qu'en apparence éloigné de notre propos de rappeler que le support de cette union du sujet et du non sujet dans (10) Ce n'est pas là une description des conditions empiriques, psychologiques du fonctionnement du sujet, mais une articulation de la structure logique (transcendantale) de la subjectivité : il n'y a de sujet pensant que comme disposition de contenus, tout contenu particulier peut être mis entre parenthèses mais non un contenu quelconque comme tel. La même chose est vraie pour le problème de la génèse du sujet, considéré sous son aspect logique : à tout instant le sujet est un producteur produit, et « à l'origine », le sujet se constitue comme donnée simultanée d'emblée de Soi et de l'Autre. 29 1 es le sujet, la charnière de cette articulation de soi et de l'au. tre, c'est le corps, cette structure « matérielle » grosse d'un sens virtuel. Le corps, qui n'est pas aliénation cela ne voudrait rien dire mais participation au monde et au sens, attachement et mobilité, pré-constitution d'un univers de significations avant toute pensée réfléchie. C'est parce qu'elle « oublie » cette structure concrète du sujet que la philosophie traditionnelle, narcissisme de la conscience fascinée par ses propres formes nues, ravale au rang de conditions de servitude aussi bien l'autre que la corporalité. Et c'est parce qu'elle veut se fonder sur la liberté pure d'un sujet imaginaire, qu'elle se condamne à retrouver l'aliénation du sujet réel comme problème insoluble ; de même que, voulant se fonder sur la rationalité exhaustive, elle doit cong- tamment buter sur l'impossible réalité d'un irrationnel irré- ductible. C'est ainsi qu'elle devient finalement une entreprise irrationnelle et aliénée ; d'autant plus irrationnelle, qu'elle cherche, creuse, épure indéfiniment les conditions de sa ratio- nalité ; d'autant plus aliénée, qu'elle ne cesse d'affirmer sa liberté nue, alors que celle-ci est à la fois incontestable et vaine. Le sujet en question n'est donc pas le moment abstrait de la subjectivité philosophique, c'est le sujet réel pénétré part en part par le monde et par les autres. Le Je de l'auto. nomie n'est pas Soi absolu, monade qui nettoie et polit sa surface extero-interne pour en éliminer les impuretés appor- tées par le contact d'autrui ; c'est l'instance active et lucide qui réorganise constamment les contenus en s'aidant de ces mêmes contenus, qui produit avec un matériel et en fonction de besoins et d'idées eux-mêmes mixtes de ce qu'elle a trouvé déjà là et de ce qu'elle a produit elle-même. Il ne peut donc s'agir, sous ce rapport non plus, d'élimi- nation totale du discours de l'autre non seulement parce que c'est une tâche interminable, mais parce que l'autre est chaque fois présent dans l'activité qui l' « élimine ». Et c'est pourquoi il ne peut non plus exister de « vérité propre » du sujet en un sens absolu. La vérité propre du sujet est toujours participation à une vérité qui le dépasse, qui s'enracine et l'enracine finalement dans la société et dans l'histoire, lors même que le sujet réalise son autonomie. de DIMENSION SOCIALE DE L'AUTONOMIE Nous avons parlé longuement du sens de l'autonomie pour l'individu. C'est que, d'abord, il était nécessaire de dis- tinguer clairement et fortement ce concept de la vieille idée philosophique de la liberté abstraite, qui a perpétué ses résonances jusque dans le marxisme. C'est, ensuite, que seule cette conception de l'autonomie 30 et de la structure du sujet rend possible et compréhensible In praxis telle que nous l'avons définie (11). Dans toute autre conception cette « action d'une liberté sur une autre liberté » reste une contradiction dans les termes, une impossibilité per- pétuelle, un mirage ou un miracle. Ou alors, elle doit se confondre avec les conditions et les facteurs de l'hétéronomie, puisque tout ce qui vient de l'autre concerne les « contenus de conscience », la « psychologie », est donc de l'ordre des causes ; l'idéalisme subjectiviste et le positivisme psychologiste se rencontrent finalement dans cette vue. Mais en réalité, c'est parce que l'autonomie de l'autre n'est pas fulgurance absolue et simple spontanéité, que je peux viser son développement. C'est parce que l'autonomie n'est pas élimination pure et simple du discours de l'autre, mais élaboration de ce discours, où l'autre n'est pas matériau indifférent mais compte pour le contenu de ce qu'il dit, qu’une action inter-subjective est possible et qu'elle n'est pas condamnée à rester vaine ou à violer par sa simple existence ce qu'elle pose comme son principe. C'est pour cela qu'il peut y avoir une politique de la liberté, et qu'on n'est pas réduit à choisir entre le silence et la manipulation, ni même à la simple consolation : « après tout, l'autre en fera ce qu'il voudra ». C'est pour cela que je suis finalement responsable de ce que je dis (et de ce que je tais) (12). C'est enfin parce que l'autonomie, telle que nous l'avons définie, conduit directement au problème politique et social. La conception que nous avons dégagée montre à la fois que l'on ne peut vouloir l'autonomie sans la vouloir pour tous, et que sa réalisation ne peut se concevoir pleinement que comme entreprise collective. S'il ne s'agit plus d'entendre par ce terme, ni la liberté inaliénable d'un sujet abstrait, ni la domination d'une conscience pure sur un matériel indifférencié et essentiellement « le même » pour tous et toujours, obstacle brut que la liberté aurait à surmonter les « passions », l' « inertie », etc.); si le problème de l'autonomie est que le sujet rencontre en lui-même un sens qui n'est pas sien et qu'il a à le transformer, en l'utilisant ; si l'autonomie est ce rap- port dans lequel les autres sont toujours présents comme alté- rité et comme ipséité du sujet alors l'autonomie n'est concevable, déjà philosophiquement, que comme un problème et un rapport social. Cependant ce terme contient plus que nous n'en avons explicité, et révèle aussitôt une nouvelle dimension du pro- blème. Ce à quoi nous sommes directement référés nous (11) Comme le faire qui vise l'autre ou les autres comme êtres autonomes. V. le No 38 de cette revue, p. 61 et suiv. (12) Il y a un deuxième fondement de la praxis politique, que l'on retrouvera plus loin : la possibilité d'institutions qui favo- risent l'autonomie. 31 jusqu'ici, c'est l'inter-subjectivité, même si nous l'avons prise dans une extension illimitée, – le rapport de personne à personne, même s'il est articulé à l'infini. Mais ce rapport se place dans un ensemble plus vaste, qui est le social propre- ment dit. En d'autres termes : que le problème de l'autonomie ren- voie aussitôt, s'identifie même, au problème du rapport du sujet et de l'autre - ou des autres ; que l'autre ou les autres n'y apparaissent pas comme obstacles extérieurs ou malédic- tion subie « l'Enfer, c'est les autres » (13) « il y a comme un maléfice de l'existence à plusieurs » -, mais comme consti- tutifs du sujet, de son problème et de sa solution possible, rappelle ce qui après tout était certain dès le départ pour qui n'est pas mystifié par l'idéologie d'une certaine philoso- phie ; à savoir que l'existence humaine est une existence à plusieurs et que tout ce qui est dit en dehors de ce présupposé (lors même qu'on s'efforce péniblement de ré-introduire « autrui » qui, se vengeant d'avoir été exclu au départ de la subjectivité « pure », ne se laisse pas faire), est frappé de non-sens. Mais cette existence à plusieurs, qui se présente aussi comme inter-subjectivité prolongée, ne reste pas, et à vrai dire n'est pas, dès l'origine, simple inter-subjectivité. Elle est existence sociale et historique, et c'est là pour nous la dimension essentielle du problème. L'inter-subjectif est, en quelque sorte, la matière dont est fait le social, mais cette matière n'existe que comme partie et moment de se social qu'elle compose, mais qu'elle présuppose aussi. Le social-historique (14) n'est ni l'addition indéfinie des réseaux inter-subjectifs (bien qu'il soit aussi cela), ni, certai- nement, leur simple « produit ». Le social-historique, c'est le collectif anonyme, l'humain-impersonnel qui remplit toute formation sociale donnée, mais l'englobe aussi, qui enserre chaque société parmi les autres, et les inscrit toutes dans une continuité où d'une certaine façon sont présents ceux qui ne sont plus, ceux qui sont ailleurs et même ceux qui sont à naître. C'est, d'un côté, des structures données, des institutions et des oeuvres « matérialisées », qu'elles soient matérielles ou non ; et, d'un autre côté, ce qui structure, institue, matéria- sans un (13) L'auteur de cette phrase était doute certain qu'il ne portait rien en lui-même qui fût d'un autre (sans quoi il aurait pu tout aussi bien dire que l'Enfer c'était lui-même). Il a d'ailleurs récemment confirmé cette interprétation, en déclarant qu'il n'avait pas de Sur-moi. Comment pourrions-nous y objecter, nous qui avons toujours pensé qu'il parlait des affaires de cette terre comme être surgi d'ailleurs. (14) Nous visons par cette expression l'unité de la double multiplicité de dimensions, dans la « simultanéité » (synchronie) et dans la « succession » (diachronie). que dénotent habituellement les termes société et histoire. Nous dirons parfois le social ou l'histo- rique, sans préciser, selon que nous voudrons mettre l'accent sur l'un ou l'autre de ces aspects. 32 liste. Bref, c'est l'union et la tension de la société instituante et de la société instituée, de l'histoire faite et de l'histoire se faisant. L'HETERONOMIE INSTITUEE : L'ALIENATION COMME PHENOMENE SOCIAL L'aliénation trouve ses conditions, au-delà de l'inconscient individuel et du rapport inter-subjectif qui s'y joue, dans le monde social. Il y a, au-delà du « discours de l'autre », ce qui charge celui-ci d'un poids indéplaçable, et qui limite et rend presque vaine toute autonomie individuelle (15). C'est ce qui se manifeste comme masse de conditions de privation et d'oppression, comme structure solidifiée globale, matérielle et institutionnelle, d'économie, de pouvoir et d'idéologie, comme induction, mystification, manipulation et violence. Aucune autonomie individuelle ne peut surmonter les consé-, quences de cet état de choses, annuler les effets sur notre vie de la structure oppressive de la société où nous vivons (16). C'est que l'aliénation, l'hétéronomie sociale, n'apparaît pas simplement comme « discours de l'autre », celui-ci y joue un rôle essentiel comme détermination et contenu de l'inconscient et du conscient de la masse des indi- vidus. Mais l'autre y disparaît dans l'anonymat collectif, l'impersonnalité des « mécanismes économiques du marché >> ou de la « rationalité du Plan », de la loi de quelques-uns présentée, comme la loi tout court. Et, conjointement, ce qui représente désormais l'autre n'est plus un discours : c'est une mitraillette, un ordre de mobilisation, une feuille de paye et des marchandises chères, une décision de tribunal et une prison. L « autre » est désormais « incarné » ailleurs que dans i'inconscient individuel – même si sa présence par déléga- tion (17) dans l'inconscient de tous les concernés (celui qui bien que (15) Dans une société d'aliénation, même pour les rares indi- vidus pour qui l'autonomie possède un sens, elle ne peut que rester tronquée, cay elle rencontre, dans les conditions matérielles et dans les autres individus, des obstacles constamment renouvelés dès qu'elle doit s'incarner dans une activité, se déployer et exister socia- lement ; elle ne peut se manifester, dans leur vie effective, que dans des interstices aménagés à coups de chance et d'adresse, à cotes toujours mal taillées. (16) Il est à peine nécessaire de rappeler que l'idée d'autonomie et celle de fresponsabilité de chacun pour sa vie peuvent facilement devenir des mystifications si on les détache du contexte social et si on les pose comme des réponses se suffisant à elles-mêmes. (17) Cette délégation pose des problèmes multiples et complexes, qu'il est impossible d'évoquer ici. Il y a évidemment à la fois homologie et différence essentielle entre le rapport « familial » et les relations de classe, ou de pouvoir, dans la société. L'apport fondamental de Freud (Totem et tabou ou Psychologie collective et analyse du Moi), celui de W. Reich (La fonction de l'orgasme), les nombreuses contributions des anthropologues américains (notamment Kardiner et M. Mead) sont loin d'avoir épuisé la question, pour autant notamment que la dimension proprement institutionnelle s'y trouve relativement reléguée au second plan. 33 tient la mitraillette, celui pour qui il la tient, et celui face à qui il la tient) est condition nécessaire de cette incarnation : l'inverse est également vrai, la détention des mitraillettes par quelques-uns est sans aucun doute condition de l'aliénation perpétuée, à ce niveau la question de la priorité de l'une ou de l'autre condition n'a pas de sens, et ce qui nous importe ici c'est la dimension proprement sociale (18). L'aliénation apparaît donc comme instituée, en tout cas comme lourdement conditionnée par les institutions (le mot pris ici au sens le plus large, y compris notamment la struc- ture des rapports réels de production). Et son rapport aux institutions se présente comme double. En premier lieu, les institutions peuvent être, et sont effectivement, aliénantes dans leur contenu spécifique. Elles le sont pour autant qu'elles expriment et sanctionnent une structure de classe, plus généralement une division antago- nique de la société, et, concurremment, le pouvoir d'une caté- (18) Si les ouvriers d'une usine voulaient mettre en question l'ordre existant, ils se heurteraient à la police et, si le mouvement se généralisait, à l'Armée. On sait, par l'expérience historique, que ni la police ni l'Armée ne sont immunes face à des mouvements généralisés ; et peuvent-elles tenir contre l'essentiel de la population ? Rosa Luxembourg disait : « Si toute la population savait, le régime capitaliste ne tiendrait pas 24 heures ». Peu importe la résonance «intellectualiste » de la phrase ; donnons à savoir toute sa profon- deur, lions-le au vouloir. N'est-elle pas vraie d'une vérité aveuglante ? Oui et non. Le oui est évident. Le non découle de cet autre fait, égale- ment évident, que le régime social empêche précisément la population et de savoir et de vouloir. A moins de postuler une coïncidence mira- culeuse de spontanéités positives d'un bout à l'autre d'un pays, tout germe, tout embryon de ce savoir et de ce vouloir qui peut se mani- fester en un endroit de la société est constamment entravé, combattu, à la limite écrasé par les institutions existantes. C'est pour cela que la vue simplement « psychologique » de l'aliénation, celle qui cherche les conditions de l'aliénation exclusivement dans la structure des individus, leur « masochisme », etc., et qui dirait à la limite : si les gens sont exploités, c'est qu'ils veulent bien l'être, est unilatérale, abstraite et finalement fausse. Les gens sont cela et autre chose, mais dans leur vie individuelle le combat est monstrueusement inégal, car l'autre chose (la tendance vers l'autonomie) doit faire face à tout le poids de la société instituée. S'il est essentiel de rappeler que l'hétéronomie doit chaque fois trouver aussi ses conditions dans chaque exploité, elle doit les trouver tout autant dans les structures sociales, qui rendent les « chances » (au sens de Max Weber) des individus de savoir et de vouloir pratiquement négligeables. Le savoir et le vouloir ne sont pas pure affaire de savoir et de vouloir, on n'a pas affaire à des sujets qui ne seraient que volonté pure d'autonomie et responsabilité de part en part, s'il en était ainsi il n'y aurait aucun problème dans aucun domaine. Ce n'est pas seulement que la structure sociale est « étudiée pour » instiller dès avant la naissance passivité, respect de l'autorité etc. C'est que les institutions sont là, dans la longue lutte que représente chaque vie, pour mettre à tout instant des butées et des obstacles, pousser les eaux dans une direction, finalement sévir contre ce qui pourrait se manifester comme autonomie. C'est pourquoi celui qui dit vouloir l'autonomie et refuse la révolution des institutions ne sait ni ce qu'il dit ni ce qu'il veut. L'imaginaire individuel, comme on le verra plus loin, trouve sa correspondance dans un imaginaire social incarné dans les institutions, mais cette incarnation existe comme telle et c'est aussi comme telle qu'elle doit être attaquée. 34 gorie sociale déterminée sur l'ensemble. Elles le sont égale- ment de façon spécifique pour chacune des classes ou couches d'une société donnée. Ainsi l'économie capitaliste — produc- tion, répartition, marché, etc. – est aliénante en tant que consubtantielle à la division de la société en prolétaires et capitalistes ; elle l'est aussi de façon spécifique pour chacune des deux classes en présence, pour les prolétaires bien entendu, mais pour les capitalistes aussi ; nous avons rectifié autrefois la vue marxiste simple des capitalistes comme simples jouets des mécanismes économiques (19), il ne faudrait pas évidem- ment tomber dans l'erreur contraire et rêver de capitalistes libres à l'égard de « leurs >> institutions. Mais au-delà de cet aspect et d'une façon plus générale, car cela vaut aussi pour des sociétés qui ne présentent pas de division antagonique, comme beaucoup de sociétés archaïques il y a une aliénation de la société toutes classes confondues à ses institutions. Nous n'entendons pas par là les aspects spécifiques qui affectent « également » les diverses classes, le fait que la loi, même si elle sert la bourgeoisie, la lie également. Nous visons ce fait, autrement plus important, que l'institution une fois posée, semble s'autonomiser, qu'elle possède son inertie et sa logique propre, qu'elle dépasse, dans sa survie et dans ses effets, sa fonction, ses « fins » et ses « raisons d’être ». Les évidences se renversent ; ce qui pouvait être vu « au départ » comme des institutions au service de la société, devient une société au service des institutions. LE « COMMUNISME » DANS SON ACCEPTION MYTHIQUE Le dépassement de l'aliénation sous ces deux formes a été comme on sait, une idée centrale du marxisme. La révolution prolétarienne devrait aboutir, après une période de transition, à la « phase supérieure du communisme » et ce passage mar- querait « la fin de la pré-histoire de l'humanité et l'entrée dans sa véritable histoire », « le saut du royaume de la néces- sité au royaume de la liberté ». Ces idées sont restées impré- cises (20), et nous ne tenterons pas ici de les exposer systé- matiquement, ni de les discuter à la lettre. Il nous suffit de rappeler qu'elles ont connoté, plus ou moins explicitement, certain que (19) V. Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne, dans le No 32 de cette revue, notamment pp. 94 et suiv. (20) Il est, de plus, très difficile d'apprécier le rôle effectif qu'elles ont joué auprès des ouvriers ou même des militants. Il est les uns et les autres ont toujours été beaucoup plus préoccupés par les problèmes que leur posait leur condition et leur lutte, que par le besoin de définir un objectif « final >> ; mais aussi que quelque chose comme l'image d'une terre promise, d'une rédemp- tion radicale a toujours été présent chez eux, avec la signification ambiguë d'un Millenium eschatologique, d'un Royaume de Dieu sans Dieu et du désir d'une société où l'homme ne serait plus le principal ennemi de l'homme. 35 non seulement l'abolition des classes, mais l'élimination de la division du travail (« il n'y aura plus de peintres, il y aura des hommes qui peindront »), une transformation des institutions sociales qu'il est difficile de distinguer, à la limite, de l'idée de la suppression totale de toute institution (« dépérissement de l'Etat », élimination de toute contrainte économique) et, sur le plan philosophique, l'émergeance d'un « homme total » et d'une humanité qui désormais « dominerait son histoire ». Ces idées, malgré leur caractère vague, lointain, presque gratuit, non seulement traduisent un problème, elles surgis- sent inéluctablement sur le chemin de la réflexion politique révolutionnaire. Dans le marxisme, il est incontestable qu'elles bouclent sa philosophie de l'histoire, indéfinissable sans elles. Ce que l'on peut regretter n'est pas que Marx et Engels en aient parlé, mais qu'ils n'en aient pas parlé suffisamment ; non pas pour donner des « recettes pour la cuisine socialiste de l'avenir », non pas pour s'adonner à une définition et une description utopique d'une société future, mais pour tenter d'en cerner le sens par rapport aux problèmes présents, et notamment par rapport au problème de l'aliénation. La praxis ne peut pas éliminer le besoin d'élucider l'avenir qu'elle veut. Pas plus que la psychanalyse ne peut évacuer le problème de la fin de l'analyse, la politique révolutionnaire ne peut esqui- ver la question de son aboutissement et du sens de cet aboutissement. Peu nous importe l'exégèse et la polémique, concernant un problème qui jusqu'ici est resté dans le vague. Dans les intuitions de Marx concernant le dépassement de l'aliénation, il y a une foule d'éléments d'une vérité incontestable : en tout premier lieu évidemment, la nécessité d'abolir les classes, mais aussi l'idée d'une transformation des institutions à un point tel qu'effectivement une distance immense les séparerait de ce que les institutions ont représenté jusqu'ici dans l'his- toire ; et tout cela présuppose et entraîne à la fois un boule- versement dans le mode d'être des hommes, individuellement et collectivement, dont il est difficile d'apercevoir les limites. Mais ces éléments ont subi, parfois chez Marx et Engels eux- mêmes, et en tout cas chez les marxistes, un glissement vers une mythologie mal définie mais finalement mystificatrice, qui nourrit une polémique ou une anti-mythologie également mythologique chez les adversaires de la révolution. Une déli- mitation par rapport à ces deux mythologies, qui du reste partagent une base commune, est nécessaire pour elle-même, mais nous permettra également d'avancer dans la compréhen- sion positive du problème. Si par communisme (« phase supérieure ») on entend une société d'où serait absente toute résistance, toute épaisseur, toute opacité ; une société qui serait pour elle-même pure 36 ne transparence ; où les désirs de tous s'accorderaient spontané- ment ou bien, pour s'accorder, n'auraient besoin que d'un dialogue ailé que n'accrocherait jamais la glu du symbolisme ; une société qui découvrirait, formulerait et réaliserait sa volonté collective sans passer par des institutions, ou dont les institutions ne feraient jamais problème — si c'est de cela qu'il s'agit, il faut dire clairement que c'est là une rêverie inco- hérente, un état irréel et irréalisable dont la représentation doit être éliminée. C'est une formation imaginaire, équivalente et analogue à celle du savoir absolu, ou d'un individu dont la K conscience » a résorbé l'être entier. Jamais une société sera totalement transparente, d'abord parce que les individus qui la composent ne seront jamais transparents à eux-mêmes, puisqu'il ne peut être queg- tion d'éliminer l'inconscient. Ensuite, parce que le social n'implique pas seulement les inconscients individuels, ni même simplement leurs inhérences inter-subjectives récipro- ques, les rapports entre personnes, conscients et inconscients, qui ne pourraient jamais être donnés intégralement comme contenu à tous, à moins d'introduire le double mythe d'un savoir absolu également possédé par tous ; le social impli- que quelque chose qui ne peut jamais être donné comme tel. La dimension sociale-historique, en tant que dimension du collectif et de l'anonyme, instaure pour chacun et pour tous un rapport simultané d'intériorité et d'extériorité, de partici- pation et d'exclusion, qu'il ne peut être question d'abolir ni même de « dominer » dans un sens tant soit peu défini de ce terme. Le social est ce qui est tous et qui n'est personne, ce qui n'est jamais absent et presque jamais présent comme tel, un non être plus réel que tout être, ce dans quoi nous baignons de part en part mais que nous ne pouvons jamais appréhender « en personne ». Le social est une dimension indéfinie, même si elle est enclose à chaque instant ; une structure définie et en même temps changeante, une articu- lation objectivable de catégories d'individus et ce qui par- delà toutes les articulations soutient leur unité. C'est ce qui se donne comme structure forme et contenu indissociables - des ensembles humains, mais qui dépasse toute structure donnée, un productif insaississable, un formant informe, un toujours plus et toujours aussi autre. C'est ce qui ne peut se présenter que dans et par l'institution, mais qui est toujours infiniment plus que l'institution, puisqu'il est, paradoxale- ment, à la fois ce qui remplit l'institution, ce qui se laisse former par elle, ce qui en surdétermine constamment le fonctionnement et ce qui, en fin de compte, la fonde : la crée, la maintient en existence, l'altère, la détruit. Il y a le social institué, mais celui-ci presuppose toujours le social instituant. « En temps normal », le social se manifeste dans l'institution, mais cette manifestation est à la fois vraie et en quelque sorte 37 sens. C'est un fallacieuse comme le montrent les moments où le social instituant fait irruption et se met au travail les mains nues, les moments de révolution. Mais ce travail vise immédiate- ment un résultat, qui est de se donner à nouveau une insti- tution pour y exister de façon visible et dès que cette insti- tution est posée, le social instituant se dérobe, il se met à distance, il est déjà aussi ailleurs. Notre rapport à ce social et à l'historique, qui en est le déploiement dans le temps — ne peut pas être appelé rapport de dépendance, cela n'aurait aucun rapport d'inhérence, qui comme tel n'est ni liberté, ni aliénation, mais le terrain sur lequel seulement liberté el aliénation peuvent exister, et que seul le délire d'un narcis- sime absolu pourrait vouloir abolir, déplorer, ou voir comme une « condition négative ». Si l'on veut, à tout prix, chercher un analogue ou une métaphore pour ce rapport, c'est dans notre rapport à la nature qu'on le trouvera. Cette apparte- nance à la société et à l'histoire, infiniment évidente et infi- niment obscure, cette consubstantialité, identité partielle, par- ticipation à quelque chose qui nous dépasse indéfiniment, n'est pas une aliénation pas plus que ne le sont notre spatialité, notre corporalité, en tant qu'aspects « naturels » de notre exis- tence, qui la « soumettent » aux lois de la physique, de la chi- mie ou de la biologie. Elles ne sont aliénation que dans les fantasmes d'une idéologie qui refuse ce qui est au nom d'un désir qui vise un imaginaire - la possession totale ou le sujet absolu, qui en somme n'a pas encore appris à vivre, ni même à voir, et donc ne peut voir dans l'être que privation et déficit intolérables, à quoi elle oppose l'Etre (imaginaire). Cette idéologie, qui ne peut pas accepter l'inhérence, la finitude, la limitation et le manque, cultive le mépris de ce réel trop vert qu'elle ne peut atteindre, sous une double forme : par la construction d'un imaginaire « plein », et par l'indifférence quant à ce qui est et ce qu'on peut en faire. Et cela se manifeste, sur le plan théorique, par cette exigence exorbitante, de récupération intégrale du « sens » de l'histoire passée et à venir ; et sur le plan pratique, par cette idée non moins exorbitante, de l'homme « dominant son histoire » maître et possesseur de l'histoire, comme il serait sur le point de devenir, semble-t-il, maître et possesseur de la nature. Ces idées, pour autant qu'on les trouve dans le marxisme, tradui- sent sa dépendance de l'idéologie traditionnelle ; de même que traduisent leur dépendance par rapport à l'idéologie tra- ditionnelle et au marxisme, les protestations symétriques et dépitées de ceux qui, à partir de la constatation que l'histoire n'est pas objet de possession ni transformable en sujet absolu, concluent à la pérénité de l'aliénation. Mais appeler l'inhé- rence des individus ou de toute société donnée à un social et à un historique qui les dépassent dans toutes les dimen- 38 2 « sens >> sions, appeler cela aliénation cela n'a de sens que dans la pers: pective de la « Misère de l'homme sans Dieu ». La praxis révolutionnaire, parce qu'elle est révolution- naire et qu'elle doit oser au-delà du possible, est « réaliste » au sens le plus vrai et commence par accepter l'être dans ses déterminations profondes. Pour elle un sujet qui serait délié de toute inhérence à l'histoire - serait-ce en en récupérant le « sens intégral >> qui aurait pris la tangente par rap- port à la société serait-ce en « dominant » exhausti. vement son rapport à elle n'est pas un sujet autonome, c'est un sujet psychotique. Et mutatis mutandis, la même chose vaut pour toute société déterminée, qui ne peut, serait- elle communiste, émerger, exister, se définir, que sur le fond de ce social-historique qui est au-delà de toute société et de toute histoire particulière et les nourrit toutes. Elle sait, non seulement qu'il n'est pas question de récupérer un de l'histoire passée, mais qu'il n'est pas question de « domi- ner », dans le sens admis de ce mot, l'histoire à venir à moins de vouloir cette fin, du reste et heureusement irréali- sable, que serait la destruction de la créativité de l'histoire. Pour rappeler, comme simple image, ce que nous avons dit sur le sens de l'autonomie pour l'individu, pas plus que l'on ne peut éliminer ou résorber l'inconscient, on ne peut éliminer ou résorber ce fondement illimité et insondable sur quoi repose toute société donnée. Il ne peut être question non plus d'une société sans insti- tutions, quel que soit le développement des individus, le pro- grès de la technique, ou l'abondance économique. Aucun de ces facteurs ne supprimera les innombrables problèmes que pose constamment l'existence collective des hommes ; ni donc la nécessité d'arrangements et de procédures qui permettent d'en débattre et de choisir, à moins de postuler une muta- tion biologique de l'humanité, qui réaliserait la présence immédiate de chacun en tous et de tous en chacun (mais déjà les auteurs de science-fiction ont vu qu'un état de télé- pathie universelle n'aboutirait qu'à un immense brouillage - généralisé, ne produirait que du bruit et non pas de l'infor- mation). Il ne peut pas être question non plus d'une société qui coïnciderait intégralement avec ses institutions, qui serait exactement recouverte, sans excès ni défaut, par le tissu insti. tutionnel, et qui, derrière ce tissu, n'aurait pas de chair, une société qui ne serait qu'un réseau d'institutions infiniment plates. Il y aura toujours distance entre la société instituante et ce qui est, à chaque moment, institué et cette distance n'est pas un négatif ou un déficit, elle est une des expres- sions de la créativité de l'histoire, ce qui l'empêche de se figer à jamais dans la « forme enfin trouvée » des rapports sociaux et des activités humaines, ce qui fait qu'une société 39 contient toujours plus que ce qu'elle présente. Vouloir abolir cette distance, d'une manière ou d'une autre, ce n'est pas sauter de la préhistoire à l'histoire ou de la nécessité à la liberté, c'est vouloir sauter dans l'absolu immédiat, c'est-à- dire dans le néant. De même que l'individu ne peut saisir ou se donner quoi que ce soit pas plus le monde que soi- même en dehors du symbolique, une société ne peut se donner quoi que ce soit en dehors de ce symbolique au second degré, que représentent les institutions. Et, pas plus que je ne peux appeler aliénation mon rapport au langage comme tel dans lequel je peux à la fois tout dire, et non n'importe quoi, devant lequel je suis à la fois déterminé et libre, par rapport auquel une déchéance est possible, mais non inéluctable - il n'y a pas de sens d'appeler aliénation le rapport de la société à l'institution comme telle. L'aliénation apparaît dans ce rapport, mais elle n'est pas ce rapport comme l'erreur ou le délire ne sont possibles que dans le langage, mais ne sont pas le langage. L'INSTITUTION : LA VUE ECONOMIQUE-FONCTIONNELLE. L'aliénation n'est ni l'inhérence à l'histoire, ni l'existence de l'institution comme telles. Mais l'aliénation apparaît comme une modalité du rapport à l'institution, et, par son intermé- diaire, du rapport à l'histoire. C'est cette modalité qu'il nous faut élucider, et pour cela, mieux comprendre ce qu'est l'institution. Dans les sociétés historiques, l'aliénation apparaît comme incarnée dans la structure de classe, et la domination par une minorité, mais en fait elle dépasse ces traits. Le dépasse- ment de l'aliénation présuppose évidemment l'élimination de la domination de toute classe particulière, mais va au-delà de cet aspect. (Non pas que les classes puissent être éliminées, et l'aliénation subsister, ou l'inverse ; mais les classes ne seront effectivement éliminées, ou empêchées de renaître, que parallèlement au dépassement de ce qui constitue l'aliénation proprement dite). Il va au-delà, car l'aliénation a existé dans des sociétés qui ne présentaient pas une structure de classe, ni même une différenciation sociale importante ; et que, dans une société d'aliénation la classe dominante elle-même est en situation d'aliénation : ses institutions n'ont pas avec elle la relation de pure extériorité et d'instrumentalité que lui attri- buent parfois des marxistes naïfs, elle ne peut mystifier le reste de la société avec son idéologie sans se mystifier en même temps elle-même. L'aliénation se présente d'abord comme aliénation de la société à ses institutions, comme autonomi- sation des institutions à l'égard de la société. Qu'est-ce qui s'autonomise là-dedans, pourquoi, et comment — voilà ce qu'il s'agit de comprendre. 40 Ces constatations amènent à mettre en question la vue courante de l'institution, que nous appellerons la vue écono- mique-fonctionnelle (21). Nous entendons par là la vue qui veut expliquer aussi bien l'existence de l'institution que ses caractéristiques (idéalement, jusqu'aux moindres détails) par la fonction que l'institution remplit dans la société et les circonstances données, par son rôle dans l'économie d'ensemble de la vie sociale (22). Peu importe, du point de vue qui est ici le nôtre, si cette fonctionalité a une teinte « causaliste » ou « finaliste » ; peu importe également le processus de nais- sance et de survie de l'institution qui est supposé. Que l'on dise que les hommes, ayant compris la nécessité que telle fonction soit remplie, ont créé consciemment une institution adéquate ; ou que l'institution ayant surgi « par hasard » mais se trouvant être fonctionnelle, a survécu et a permis à la société considérée de survivre ; ou que la société ayant besoin que telle fonction soit remplie, s'est emparé de ce qui se trouvait là et l'a chargé de cette fonction ; ou que Dieu, la raison, la logique de l'histoire ont organisé et continuent d'organiser les sociétés et les institutions qui leur correspon- dent on met l'accent sur une et la même chose, la fonctio- nalité, l'enchaînement sans faille des moyens et des fins ou des causes et des effets sur le plan général, la correspondance (21) Ainsi, d'après Bronislaw Malinowski ce dont il s'agit c'est l'explication des faits anthropologiques à tous les niveaux de développement par leur fonction, par le rôle qu'ils jouent dans le système intégré de la culture, par la manière dont ils sont reliés à l'intérieur du système, et par la manière dont ce système est relié au milieu naturel... La vue fonctionaliste de la culture insiste donc sur le principe que dans chaque type de civilisation, chaque coutume, objet matériel, idée et croyance remplit une fonction vitale, a une tâche à réaliser, représente une partie indispensable au sein d'un tout qui fonctionne (within a working whole)». « Anthropology », Encyclopaedia Britannica, Suppl. Vol. I, New York and London, 1936, pp. 132-133. V. aussi A.R. Radcliffe Brown, Structure and Function in Primitive Society, London 1952. (22) C'est finalement aussi la yue marxiste, pour laquelle les institutions représentent chaque fois les moyens adéquats par lesquels la vie sociale s'organise pour se mettre en accord avec les exigences de l'« infrastructure ». Cette vue est tempérée par plusieurs consi- dérations : a) La dynamique sociale repose sur le fait que les institutions ne s'adaptent pas automatiquement et spontanément à l'évolution de la technique, il y a passivité, inertie et « retard » récurrent des institutions par rapport à l'infrastructure (qui doit être chaque fois brisé par une révolution) ; b) Marx voyait claire- ment l'autonomisation des institutions comme l'essence de l'aliénation mais avait finalement une vue < fonctionnelle » de l'aliénation elle-même ; c) les exigences de la logique propre de l'institution, qui peuvent se séparer de la fonctionalité, n'étaient pas ignorées ; mais leur rapport avec les exigences du système social chaque fois considéré, et notamment avec « les besoins de la domination de la classe exploiteuse » reste obscur, ou bien est intégré (comme dans l'analyse de l'économie capitaliste par Marx) dans la fonctionalité contradictoire du système. Nous revenons plus loin sur ces divers points. Ils n'empêchent pas que la critique du fonctionalisme esquis- sée dans les pages qui suivent, et qui se situe à un autre niveau, vaut aussi pour le marxisme. 41 ne la vue stricte entre les traits de l'institution et les besoins « réels » de la société considérée, bref, sur la circulation intégrale et ininterrompue entre un « réel » et un « rationnel-fonctionnel ». Nous contestons pas fonctionaliste pour autant qu'elle attire notre attention sur ce fait évident mais capital, que les institutions remplissent des fonctions vitales sans lequelles l'existence d'une société est inconcevable. Mais nous la contestons pour autant qu'elle prétend que les insti- tutions se réduisent à cela, et qu'elles sont parfaitement com- préhensibles à partir de ce rôle. Rappelons, d'abord, que la contre-partie négative de la vue contestée, indique quelque chose d'incompréhensible pour elle : la foule de cas où l'on constate dans des sociétés données des fonctions qui « ne sont pas remplies » (bien qu'elles pourraient l'être au niveau donné de développement historique), avec des conséquences tantôt mineures, tantôt catastrophiques pour la société en question. Nous contestons la vue fonctionaliste, surtout, à cause du vide qu'elle présente là où devrait être pour elle le point central : quels sont les « besoins réels » d'une société, que les institutions sont supposées n'être là que pour servir ? (23) N'est-il pas évident que, une fois que l'on a quitté la compagnie des singes supérieurs, les groupes humains se sont constitué des besoins autres que biologiques ? La vue fonctionaliste ne peut accomplir son programme que si elle s'octroie un critère de la « réalité » des besoins d'une société ; où le prendra-t-elle ? On connaît les besoins d'un être vivant, de ſ'organisme biologique, et les fonctions qui leur correspon- dent ; mais c'est que l'organisme biologique n'est rien d'autre que la totalité des fonctions qu'il accomplit et qui le font vivre. Un chien mange pour vivre, mais on peut tout aussi bien dire qu'il vit pour manger : vivre, pour lui (et pour l'espèce chien) n'est rien d'autre que manger, respirer, se reproduire, etc. Mais cela ne signifie rien pour un être humain, ni pour une société. Une société ne peut exister que si une série de fonctions sont constamment accomplies (pro- duction, enfantement et éducation, gestion de la collectivité, règlement des litiges, etc.), mais elle ne se réduit pas à cela, ni ses façons de faire face à ses problèmes ne lui sont dictées une fois pour toutes par sa « nature », elle s'invente et se définit aussi bien des nouveaux modes de répondre à ses besoins que des nouveaux besoins. Nous reviendrons longue- ment sur ce problème. Mais ce qui doit fournir le point de départ de notre recherche, c'est la manière d'être sous laquelle se donne l'ins- titution --- à savoir, le symbolique. (23) Ainsi Malinowski dit : « La fonction signifie toujours la satisfaction d'un besoin » (« The Functional Theory », in A Scientific Theory of Culture, Chapel Hill, N.C., 1944, p. 159). 42 L'INSTITUTION ET LE SYMBOLIQUE ment Tout ce qui se présente à nous, dans le monde social- historique, est indissociablement tissé au symbolique. Non pas qu'il s'y épuise. Les actes réels, individuels ou collectifs — le travail, la consommation, la guerre, l'amour, l'enfante- les innombrables produits matériels sans lesquels aucune société ne saurait vivre un instant, ne sont pas (pas toujours, pas directement) des symboles. Mais les uns et les autres sont impossibles en dehors d'un réseau symbolique. Nous rencontrons d'abord le symbolique, bien entendu, dans le langage. Mais nous le rencontrons également, à un autre degré et d'une autre façon, dans les institutions. Les institutions ne se réduisent pas au symbolique, mais elles ne peuvent exister que dans le symbolique, elles sont impossibles en dehors d'un symbolique au second degré, elles constituent chacune son réseau symbolique. Une organisation donnée de l'économie, un système de droit, un pouvoir institué, une reli- gion existent socialement comme des systèmes symboliques sanctionnés. Ils consistent à attacher à des symboles (à des signifiants) des signifiés (des représentations, des ordres, des injonctions ou incitations à faire ou à ne pas faire, des consé- quences, — des significations, au sens lâche du terme), et à les faire valoir comme tels, c'est-à-dire à rendre cette attache plus ou moins forcée pour la société ou le groupe considéré. Un titre de propriété, un acte de vente est un symbole du « droit », socialement sanctionné, du propriétaire de se livrer à un nombre indéfini d'opérations sur l'objet de sa propriété. Une feuille de paye est le symbole du droit du salarié d'exi- ger une quantité donnée de billets qui sont le symbole du droit de leur possesseur de se livrer à une variété d'actes d'achat, chacun desquels serait à son tour symbolique. Le travail lui-même qui est à l'origine de cette feuille de paye, bien qu'éminemment réel pour son sujet et dans ses résultats, est bien entendu constamment parcouru par des opérations symboliques (dans la pensée de celui qui travaille, dans les instructions qu'il reçoit, etc.). Et il devient symbole lui-même lorsque, réduit d'abord en heures et minutes affectées de tels coefficients, il entre dans l'élaboration comptable de la feuille de paye ou du compte « résultats d'exploitation » de l'entre- prise ; lorsqu'aussi, en cas de litige, il vient remplir des cases dans les premisses et les conclusions du syllogisme juridique qui le tranchera. Les décisions des planificateurs de l'écono- mie sont symboliques (sans et avec ironie). Les arrêts du tribunal sont symboliques et leurs conséquences le sont pres- qu'intégralement jusqu'au geste du bourreau qui, réel par excellence, est immédiatement aussi symbolique à un autre niveau. 43 Toute vue fonctionaliste connaît et doit reconnaître le rôle du symbolisme dans la vie sociale. Mais ce n'est que rarement qu'elle en reconnaît l'impor- tance et elle tend alors à la limiter. Ou bien le symbolisme est vu comme simple revêtement neutre, comme instrument parfaitement adéquat à l'expression d'un contenu pré-existant, de la « vraie substance » des rapports sociaux, qui n'y ajoute ni n'en retranche rien. Ou bien l'existence d'une « logique propre » du symbolisme est reconnue, mais cette logique est vue exclusivement comme l'insertion du symbolique dans un ordre rationnel, qui impose ses conséquences qu'on l'ait voulu ou non (24). Finalement, dans cette vue, la forme est toujours au service du fond, et le fond est « réel-rationnel ». Mais il n'en est pas ainsi, en réalité, et cela ruine les prétentions interprétatives du fonctionalisme. Soit cette institution si importante dans toutes les sociétés histo- riques, la religion. Elle comporte toujours (nous ne discuterons pas ici les cas-limites) un rituel. Considérons la religion mosaïque. La définition de son rituel du culte (au sens le plus large) comporte une prolifération de détails sans fin (25) ; ce rituel, fixé avec beaucoup plus de détails et de précision que la Loi proprement dite, découle directement de commandements divins et de ce fait d'ailleurs tous ses détails sont mis sur le même plan. Qu'est-ce qui détermine la spéci- ficité de ces détails ? Pourquoi sont-ils mis tous sur le même plan ? A la première question, on ne peut donner qu'une série de répon- ses partielles. Les détails sont en partie déterminés par référence à la réalité ou au contenu, (dans un temple fermé il faut des candé- labres ; tel bois ou métal est le plus précieux dans la culture consi- dérée, donc digne d'être utilisé mais déjà dans ce cas le symbole et toute sa problématique de la métaphore directe ou par opposition apparait : aucun diamant n'est assez précieux pour la tiare du Pape, mais le Christ a lavé lui-même les pieds des Apôtres). Les détails ont une référence non pas fonctionnelle, mais symbolique au contenu (soit de la réalité, soit de l'imaginaire religieux : le candélabre a sept lampes). Les détails peuvent enfin être déter- minés par les implications ou conséquences logiques - rationnelles des considérations précédentes. Mais ces considérations ne permettent pas d'interpréter de façon satisfaisante et intégrale un rituel quelconque. D'abord, elles laissent toujours des résidus ; dans le quadruple réseau croisé du fonctionnel, du symbolique et de leurs conséquences, les trous sont (24) « Dans un Etat moderne il faut non seulement que le droit corresponde à la situation économique générale et soit son expres- sion, mais encore qu'il en soit l'expression systématique qui ne s'inflige pas un démenti propre par ses contradictions internes. Et, pour y réussir, il reflète de moins en moins fidèlement les réalités économiques ». Fr. Engels, Lettre à Conrad Schmidt du 27 octobre 1890. (25) Dans l'Exode, la Loi est formulée dans quatre chapitres (20 à 23) mais le rituel et les directives concernant la construction, de la Demeure en occupent onze (25 à 30 et 36 à 40). Les injonctions concernant le rituel reviennent d'ailleurs tout le temps ; cf. Lévi- tique, 1 à 7; Nombres, 4, 7-8, 10, 19, 28-29, etc. La construction de la Demeure est aussi décrite avec un grand luxe de détails à plusieurs reprises dans les livres historiques. 44 : plus nombreux que les points recouverts. Ensuite, elles postulent que la relation symbolique va de soi, alors qu'elle pose des problè- mes immenses pour commencer, le fait que le « choix » d'un symbole n'est jamais ni absolument inéluctable, ni purement aléa- toire. Un symbole ni ne s'impose avec une nécessité naturelle, ni ne peut se priver dans sa teneur de toute référence au réel (ce n'est que dans quelques branches de la mathématique que l'on pourrait essayer de trouver des symboles totalement « conventionnels » et encore, une convention qui a valu quelque temps cesse d'être pure convention). Enfin, rien ne permet de déterminer dans cette affaire les frontières du symbolique. Tantôt, du point de vue du rituel, c'est la matière qui est indifférente, tantôt c'est la forme, tantôt aucune des deux : on fixe la matière de tel objet, mais pas de tous ; de même pour la forme. Un certain type d'église byzantine est en forme de croix ; on croit comprendre (mais on est obligé de se demander aussitôt pourquoi toutes les églises chrétiennes ne le sont pas). Mais ce motif de la croix, qui pourrait être reproduit dans les autres éléments et sous-éléments de l'architecture et de la décoration de l'église, ne l'est pas ; il est repris à certains niveaux, mais pour d'autres niveaux valent d'autres motifs, et il y a encore des niveaux totalement neutres, simples éléments de support ou de remplissage. Le choix des points dont le symbolisme s'empare pour informer et « sacraliser » au second degré la matière du sacré semble en grande partie (pas toujours) arbitraire. La frontière passe presque n'importe où ; il y a la nudité du temple protestant et la jungle luxuriante de certains temples hindous ; et soudain, là où le symbolisme semble s'être emparé de chaque millimètre de ma- tière, comme dans certaines pagodes au Siam, on s'aperçoit qu'il s'est du coup vidé de contenu, qu'il est devenu pour l'essentiel simple décoration (26). Bref, un rituel n'est pas une affaire rationnelle et cela permet de répondre à la deuxième question que nous posions : pourquoi tous les détails y sont-ils placés sur le même plan ? Si un rituel était une affaire rationnelle, on pourrait y retrouver cette distinction entre l'essentiel et le secondaire, cette hiérarchisation propre à tout réseau rationnel. Mais dans un rituel il n'y a aucun moyen de distinguer, d'après des considérations de contenu quel- conques, ce qui compte beaucoup et ce qui compte moins. La mise sur le même plan, du point de vue de l'importance, de tout ce qui compose un rituel est précisément l'indice du caractère irrationnel de son contenu. Dire qu'il ne peut pas y avoir des degrés dans le sacré, c'est une autre façon de dire la même chose : tout ce dont le sacré s'est emparé est également sacré (et cela vaut aussi pour les rituels si fréquents dans les névroses obsessionnelles). Mais les fonctionalistes, marxistes ou non, n'aiment pas beau- coup la religion, qu'ils traitent toujours comme si elle était, du point de vue sociologique, une pseudo-super-structure, un épiphénomène des épiphénomènes. Soit donc une institution sérieuse comme le droit, directement reliée à la « substance » de toute société, qui est, nous dit-on, l'économie, et qui n'a pas affaire à des fantômes, à des candélabres et à des bondieuseries mais à ces relations sociales réelles et solides qui s'expriment dans la propriété, les transactions et les contrats. Dans le droit, on devrait pouvoir montrer que le symbolisme est au service du contenu et n'y déroge que pour autant que la rationalité l'y force. Laissons aussi de côté ces primitifs VL (26) Cela est une conséquence de cette loi fondamentale que tout symbolisme est diacritique ou agit « par différence >> : un signe ne peut émerger comme signe que sur fond de quelque chose qui n'est pas signe ou qui est signe d'autre chose. Mais cela ne permet pas de déterminer où doit passer chaque fois la frontière. 45 farfelus dont on nous rebat les oreilles et chez qui du reste il serait fort pénible de distinguer les règles proprement juridiques des autres. Prenons une bonne et belle société historique et réfléchissons dessus. On dira ainsi qu'à telle étape de l'évolution d'une société historique apparaît nécessairement l'institution de la propriété pri- vée, car celle-ci correspond au mode fondamental de production. La propriété privée une fois établie, une série de règles doivent étre fixées : les droits du propriétaire devront être définis, les attaques contre ceux-ci sancti ées, les cas-limites tranchés (un arbre pousse sur la frontière entre deux champs ; à qui appartien- nent les fruits ?) Pour autant que la société donnée se développe économiquement, que les échanges se multiplient, la transmission libre de la propriété (qui au départ ne va nullement de soi et n'est pas forcément reconnue, notamment pour les biens immeubles) doit être réglementée, la transaction qui l'effectue doit être formalisée, acquérir une possibilité de vérification qui minimise les litiges pos- sibles. Ainsi dans cette institution qui reste un monument éternel de rationalité, d'économie et de fonctionalité, équivalent institution- nel de la géométrie euclidienne, nous voulons dire le droit romain, s'élaborera pendant les dix siècles qui vont de la Lex Duodecim Tabularum à la codification de Justinien, cette véritable forêt, mais bien ordonnée et bien taillée, de règles qui servent la propriété, les transactions et les contrats. Et, en prenant ce droit dans sa forme. finale, on pourra montrer pour chaque paragraphe du Corpus que la règle qu'il porte ou bien sert le fonctionnement de l'économie, ou bien est exigée par d'autres règles qui le font. On pourra le montrer et on n'aura rien montré quant à notre problème. Car non seulement au moment où le droit romain y par- vient, les raisons d'être de cette fonctionalité élaborée reculent, la vie économique subissant une régression croissante depuis le III° siècle de notre ère ; de telle sorte que, pour ce qui concerne le droit patrimonial, la codification de Justinien apparaît comme monument inutile et en grande partie redondant relativement à la situation réelle de son époque (27). Non seulement, ce droit élaboré dans la Rome des consuls et des Césars, retrouvera de façon parado- xale sa fonctionalité dans beaucoup de pays européens à partir de la Renaissance, et restera le Gemeines Recht de l'Allemagne capitaliste jusqu'à 1900 (ce qui s'explique, jusqu'à un point, par son extrême « rationalité » donc universalité). Mais surtout en mettant l'accent sur la fonctionalité du droit romain, on escamoterait la caractéris- tique dominante de son évolution pendant dix siècles, ce qui en fait un exemple fascinant du type, des rapports entre l'institution et la « réalité sociale sous-jacente » : cette évolution a été un long effort pour parvenir précisément à cette fonctionalité, à partir d'un état qui était loin de la posséder. Au départ, le droit romain est un fruste ensemble de règles rigides, où la forme écrase le fond à un degré qui dépasse de loin ce que pourraient justifier les exigences de tout droit comme système formel. Pour ne citer qu'un exemple, du reste central, ce qui est le noyau fonctionnel de toute transaction, la volonté et l'intention des parties contractantes, joue pendant long- temps un rôle mineur à l'égard de la loi ; ce qui domine, c'est le rituel (28) de la transaction, le fait que telles paroles ont été pronon- cées, tels gestes accomplis. Ce n'est que graduellement qu’on admettra Un (27) Cette fonctionalité excessive, redondante, est en fait une dysfonctionalité, et les empereurs byzantins seront obligés à plusieurs reprises de réduire la codification encombrante de Justinien en la résumant. (28) Le mot rituel s'impose ici, car le tégument religieux des transactions au départ est incontestable. 46 que le rituel ne peut avoir des effets légaux que pour autant que la vraie volonté des parties les visait. Mais le corrolaire symétrique de cette proposition, à savoir que la volonté des parties peut constituer des obligations indépendamment de la forme que prend son expres- sion, le principe qui est le fondement du droit des obligations moderne et qui en exprime vraiment le caractère fonctionnel : pacta sunt servanda, ne sera jamais reconnu (29). La leçon du droit romain, considéré dans son évolution historique réelle, n'est pas la fonctio- nalité du droit, mais la relative indépendance du formalisme ou du symbolisme à l'égard de la fonctionalité, au départ ; la conquête lente, et jamais intégrale, du symbolisme par la fonctionalité, ensuite. L'idée que le symbolisme est parfaitement « neutre » ou bien ce qui revient au même totalement « adéquat » au fonctionnement des processus réels est inacceptable et, à vrai dire, privée de sens. Le symbolisme ne peut être ni neutre, ni totalement adéquat, d'abord parce qu'il ne peut pas prendre ses signes n'importe où, ni n'importe quels signes. Cela est évident pour l'individu qui rencontre toujours devant lui un langage déjà constitué (30), et qui, s'il charge d'un sens « privé » et parti- culier tel mot, telle expression, ne le fait pas dans une liberté illimitée mais doit s'emparer de quelque chose qui « se trouve là ». Mais cela est également vrai pour la société, quoique d'une façon différente. La société constitue chaque fois son ordre symbolique, dans un sens tout autre que l'indi- vidu ne peut le faire. Mais cette constitution n'est pas « libre ». Elle doit aussi prendre sa matière dans « ce qui se trouve déjà là ». Cela est d'abord la nature et comme la nature n'est pas un chaos, comme les objets naturels sont liés les uns aux autres, cela entraîne des conséquences. Pour une société qui connaît l'existence de cet animal, le lion signifie la force. Du coup la crinière prend pour elle une importance symbolique qu'elle n'a probablement jamais eu chez les Esquimaux. Mais cela est aussi l'histoire. Tout symbolisme s'édifie sur les ruines des édifices symboliques précédants, et utilise leurs matériaux même si ce n'est que pour remplir les fondations des nouveaux temples, comme l'ont fait les Athéniens après les guerres médiques. Par ses connexions naturelles et historiques virtuellement illimitées, le signifiant dépasse toujours l'atta- chement rigide à un signifié précis et peut conduire à des lieux (29) « Ex nudo pacto inter cives Romanos actio non nascitur ». Sur les acrobaties par lesquelles les préteurs ont réussi à assouplir considérablement cette règle, mais sans jamais oser l'écarter complète- ment on peut voir n'importe quelle histoire du droit romain, p. ex. R. von Mayr, Römische Rechtsgeschichte, Leipzig (Göschenverlag), 1913, Vol. II, 2, II, pp. 81-82, Vol. IV, p. 129, etc. (30) « Il y a une efficacité du signifiant qui échappe à toute explication psychogénétique, car cet ordre signifiant, symbolique, le sujet ne l'introduit pas, mais le rencontre ». Jacques Lacan, Semi- naire 1956-57, Compte rendu par J.B. Pontalis, Bulletin de Psychologie, Vol. X, No 7, avril 1957, p. 428. 47 totalement inattendus. La constitution du symbolisme dans la vie sociale et historique réelle n'a aucun rapport avec les défi- nitions « closes » et « transparentes » des symboles le long d'un ouvrage mathématique (qui d'ailleurs ne peut jamais se fermer sur lui-même). Un bel exemple, qui concerne à la fois le symbolisme du langage et celui de l'institution est celui du « Soviet des Commissaires du peuple ». Trotsky relate dans son autobiographie, que lorsque les bolchéviks se sont emparés du pouvoir et ont formé un gouverne- ment, il a fallu lui trouver un nom. La désignation « ministres » et « Conseil des ministres » déplaisait fort à Lénine, parce qu'elle rap- pelait les ministres bourgeois et leur rôle. Trotsky a propasé « commis- suires du peuple » et, pour le gouvernement dans son ensemble, « Soviet des commissaires du peuple ». Lénine en a été enchanté il trouvait l'expression « terriblement révolutionnaire >> et ce nom à été adopté. On créait un nouveau langage et, croyait-on, de nouvelles institutions. Mais jusqu'à quel point tout cela était-il nouveau ? Le nom était nouveau ; et il y avait, en tendance tout au moins, un nouveau contenu social à exprimer : les Soviets étaient là, et c'était en accord avec leur majorité que les bolchéviks avaient « pris le pouvoir » (qui pour l'instant n'était, lui aussi, qu’un nom). Mais au niveau intermédiaire qui allait se révéler décisif, celui de l'insti- tution dans sa nature symbolique au second degré, l'incarnation du pouvoir dans un collège fermé, inamovible, sommet d'un appareil administratif distinct des administrés, à ce niveau-là, on restait en fait aux ministres, on s'emparait de la forme déjà créée par les rois d'Europe occidentale depuis la fin du Moyen Age. Lénine, que les événements avaient forcé d'interrompre la rédaction de «L'Etat et la Révolution » où il démontrait l'inutilité et la nocivité d'un gouvernement et d'une administration séparés des masses organisées, lorsqu'il s'est trouvé devant le vide créé par la révolution, et malgré la présence de nouvelles institutions (les Soviets), n'a pu que ressortir la forme institutionnelle qui était déjà là dans l'histoire. Il ne voulait pas le nom « Conseil des ministres », mais c'est un Conseil des ministres qu'il voulait et il l'a eu, à la fin. (Bien entendu cela vaut aussi pour les autres dirigeants bolchéviks et pour l'essentiel des membres du parti). La révolution créait un nouveau langage, et avait des choses nouvelles à dire ; mais les dirigeants voulaient dire, avec des mots nouveaux des choses anciennes. Mais ces symboles, ces signifiants, déjà lorsqu'il s'agit du langage, mais infiniment plus s'il s'agit des institutions, ne sont pas totalement asservis au « contenu » qu'ils sont sup- posés véhiculer pour une autre raison aussi. C'est qu'ils appar- tiennent à des structures idéales qui leur sont propres, qu'ils s'insèrent dans des relations quasi-rationnelles (31). La société rencontre constamment le fait qu'un système symbolique quel- conque doit être manié avec cohérence ; qu'il le soit ou qu'il ne le soit pas, il surgit de cela une série de conséquences qui en (31) Quasi-rationnelles : rationnelles pour une grande partie, mais comme dans l'usage social (et non pas scientifique) du symbolisme le « déplacement » et la « condensation » comme disait Freud (la métaphore et la métonymie, comme dit Lacan) sont constamment présents, on ne peut pas identifier purement et simplement la logique du symbolisme social avec une « logique pure », ni même avec la logique du discours lucide. 48 s'imposent, qu'elles aient été ou non sues et voulues comme telles. On fait souvent mine de croire que cette logique symbo- lique, et l'ordre rationnel qui lui correspond en partie, ne posent pas des problèmes pour la théorie de l'histoire. En fait, ils en posent d'immenses. Un fonctionaliste peut consi- dérer comme allant de soi que, lorsqu'une société se donne une institution, elle se donne en même temps comme possé- dables toutes les relations symboliques et rationnelles que cette institution porte ou engendre ou qu'en tout cas il ne saurait y avoir de contradiction ou d'incohérence entre les « fins » fonctionnelles de l'institution et les effets de son fonc- tionnement réel, que chaque fois qu'une règle est posée, la cohérence de chacune de ses conséquences innombrables avec l'ensemble des autres règles déjà existantes et avec les fins consciemment ou « objectivement » poursuivies est garantie. Il suffit d'énoncer clairement ce postulat pour en constater l'ab- surdité ; il signifie que l'Esprit absolu préside à la naissance ou à la modification de chaque institution qui apparaît dans l'histoire (qu'on l'imagine présent dans la tête de ceux qui créent l'institution ou caché dans la force des choses ne change rien à l'affaire) (31 a). L'idéal de l'interprétation économique-fonctionnelle est que les règles instituées doivent apparaître soit comme fonc- tionnelles, soit comme réellement ou logiquement impliquées par les règles fonctionnelles. Mais cette implication réelle ou logique n'est pas donnée d'emblée, et n'est pas automatique- ment homogène à la logique symbolique du système. L'exem- ple du droit romain est là pour montrer qu'une société (portée par prédilection sur la logique juridique, comme l'événement l'a montré) a mis dix siècles pour dévoiler ces implications et leur soumettre approximativement le symbolisme du système. La conquête de la logique symbolique des institu- tions, et sa « rationalisation » progressive sont elles-mêmes des processus historiques (et relativement récents). Dans l'in- tervalle, aussi bien la compréhension par la société de la logi- que de ses institutions que sa non-compréhension sont des facteurs qui pèsent lourd sur son évolution (sans parler de leurs conséquences sur l'action des hommes, groupes, classes, (31 a) Il faut évidemment être un esprit simple, comme Einstein, pour écrire : « C'est un véritable miracle que nous puissions accom- plir, sans rencontrer les plus grandes difficultés, ce travail (de recouvrir une surface plane par un réseau de droites qui forment des carrés égaux, comme dans les coordonnées cartésiennes)... (En faisant cela) je n'ai plus la possibilité d'ajuster les quadrilatères de telle, sorte que leurs diagonales soient égales. Si elles le sont d'elles-mêmes, cela est une faveur spéciale que m'accorde la surface de marbre et les petites règles, faveur qui ne peut me provoquer qu'une surprise reconnaissante ». Relativity, London (Methuen), 1960, p. 85. Les différentes tendances déterministes, dans les « sciences sociales », ont depuis longtemps dépassé ces étonnements enfantins. 49 etc. ; la moitié pour ainsi dire de la gravité de la dépression commencée en 1929 est due aux réactions « absurdes » des groupes dirigeants). L'évolution de cette compréhension n'est pas elle-même passible d'une interprétation «fonctionnelle ». L'existence, et l'audience, de M. Rueff en 1965 défie toute explication fonctionnelle et même rationnelle (32). Considéré maintenant « en lui-même », le rationnel des institutions non su et non voulu comme tel peut aider le fonctionnel ; il peut aussi lui être adverse. S'il lui est violem- ment et directement adverse l'institution s'effondrerait aussi- tôt (le papier-monnaie de Law). Mais il peut l'être de façon insinuante, lente, cumulative — et le conflit n'apparaît alors qu'au bout d'un temps. Les crises de surproduction « norma- les » du capitalisme classique appartiennent essentiellement à ce cas (33). Mais le cas le plus important est celui où la rationalité du système institutionnel est pour ainsi dire « indifférente » quant à sa fonctionalité, ce qui ne l'empêche pas d'avoir des consé- quences réelles. Il y a, certes, des règles institutionnelles positives qui ne contredisent pas les autres mais n'en découlent (32) C'est un problème immense en soi, de savoir jusqu'à quel point (et pourquoi) les hommes agissent chaque fois « rationnelle- ment » eu égard à la situation réelle et institutionnelle. Cf. Max Weber, Wirtschaft und Geselllschaft, Tübingen (Mohr) 1956, I, pp. 9-10. Mais même la distinction qu'établit Weber, entre le déroulement effectif d'une action et son déroulement idéal-typique dans l'hypo- thèse d'un comportement parfaitement rationnel doit être précisée : il y a la distance entre le déroulement effectif d'une action et la « rationalité » positive (au sens où l'on parle de «droit positif ») de la société considérée au moment considéré, c'est-à-dire le degré de compréhension auquel cette société est parvenue concernant la logi- que de son propre fonctionnement ; et il y a la distance entre cette < rationalité » positive et une rationalité tout court concernant ce même système institutionnel. La technique keynesienne d'utilisation du budget pour la régulation de l'équilibre économique était tout aussi valable en 1860 qu'en 1960. Mais il n'y a pas grand sens d'im- puter aux dirigeants capitalistes d'avant 1930 un comportement «irrationnel », lorsque, face à une dépression ils agissaient à contre sens de ce que la situation aurait exigé ; ils agissaient, en règle générale, conformément à ce qu'était la « rationalité positive » de leur société. L'évolution de cette « rationalité positive » est un pro- blème complexe que nous ne pouvons aborder ici ; rappelons seule- ment qu'il est impossible de la réduire à un pur et simple « progrès scientifique », pour autant que les intérêts et les situations de classe, mais aussi des préjugés et des illusions « gratuites » qui relèvent de l'imaginaire y jouent un rôle essentiel. La preuve, c'est qu'au- jourd'hui encore, trente ans après la formulation et la diffusion des idées keynesiennes, des fractions substantielles et parfois majori- taires des groupes dominants défendent avec acharnement des con- ceptions périmées. (comme le strict équilibre budgétaire ou le retour à l'étalon-or) dont l'application plongerait tôt ou tard le système dans la crise. (33) Elles ne traduisent pas, comme le pensait Marx, des « contra- dictions internes « insurmontables » (cf. dans le n° 31 de cette revue, Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne, pp. 70 à 81, pour la critique de cette conception), mais le fait que, pendant longtemps, la classe capitaliste était dépassée par la logique de ses propres institutions économiques. V. la note précédente. ---50 pas non plus et sont posées sans qu'on puisse dire pourquoi elles l'ont été de préférence à d'autres également compatibles avec le système (34). Mais il y a surtout une foule de consé- quences logiques des règles posées qui n'ont pas été explicitées au départ et qui n'en jouent pas moins un rôle réel dans la vie sociale. Elles contribuent donc à «former > celle-ci d'une façon qui n'était pas exigée par la fonctionalité des relations sociales, qui ne la contrecarre pas non plus, mais qui peut tirer la société dans une des plusieurs directions que la fonc- tionalité laissait indéterminées, ou créer des effets qui agis- sent en retour sur celle-ci (la Bourse des valeurs représente, par rapport au capitalisme industriel, essentiellement un tel cas). Cet aspect se relie à ce phénomène important, que nous avons déjà remarqué à propos du rituel : rien ne permet de déterminer a priori, le point où passera la frontière du symbolique, le point jusqu'où le symbolique empiète sur le fonctionnel. On ne peut fixer ni le degré général de symboli- sation, variable selon les cultures (35), ni les facteurs qui font que la symbolisation se porte avec une intensité particulière sur tel aspect de la vie de la société considérée. Nous avons essayé d'indiquer les raisons pour lesquelles l'idée que le symbolisme institutionnel serait une expression « neutre » « adéquate » de la fonctionalité, de la « substance » des relations sociales sous-jacentes est inaccep- table. Mais à vrai dire cette idée est privée de sens. Elle postule effectivement une telle substance qui serait préconsti- tuée par rapport aux institutions ; elle pose que la vie sociale a « quelque chose à exprimer » qui est déjà pleinement réel avant la langue dans laquelle il sera exprimé. Mais il est impossible de saisir un « contenu » de la vie sociale qui serait premier et « se donnerait » une expression dans les institutions indépendamment de celles-ci ; ce « contenu » (autrement que comme moment partiel et abstrait, séparé après coup), n'est définissable que dans une structure, et celle-ci comporte tou- jours l'institution. Les « relations sociales réelles » dont il s'agit sont toujours instituées, non pas qu'elles portent un ou (34) Un exemple évident est celui des peines fixées par les lois pénales. Si l'on peut, jusqu'à un certain point, interpréter l'échelle de gravité des délits et des crimes établie par chaque société, il est évident que l'échelle des peines correspondantes comporte, qu'elle soit précise ou imprécise, un élément d'arbitraire non rationalisable du moins dès qu'on a quitté la loi du talion. Que la loi prévoie la même peine pour, disons, tel vol qualifié et le proxénétisme, n'est ni logique ni absurde ; c'est arbitraire. V. aussi plus loin la discus- sion sur la Loi mosaïque. (35) On n'a qu'à penser, par exemple, à l'opposition entre l'ex- trême richesse du symbolisme concernant la « vie courante » dans la plupart des cultures asiatiques traditionnelles et sa relative fruga- lité dans les cultures européennes ; ou encore, à la variabilité de la frontière qui sépare le droit et les mours dans les diverses sociétés historiques. 51 ou une vêtement juridique (elles peuvent très bien ne pas en porter dans certains cas) ,mais qu'elles ont été posées comme façons de faire universelles, symbolisées et sanctionnées. Cela vaut bien entendu aussi, peut-être même surtout, pour les « infra- structures », les rapports de production. La relation maître- esclave, serf-seigneur, prolétaire-capitaliste, salariés-bureau- cratie est déjà une institution et ne peut surgir comme relation sociale sans s'institutionaliser aussitôt. Dans le marxisme, il y a à cet égard une ambiguïté, tenant à ce que le concept d'institution (même si le mot n'est pas utilisé) n'est pas élucidé. Prises au sens étroit, les institutions appartiennent à la « super-structure », et seraient déterminées par l « infra-structure ». Cette vue est en elle-même intenable comme nous avons essayé de le montrer (36). De plus, si on l'acceptait, on devrait voir les institutions comme des « formes » servant et exprimant un « contenu » substance de la vie sociale, structuré déjà avant ces institutions, autrement cette détermination de celles-ci par 'celui-là n'aurait pas de sens. Cette substance serait l' « infra-structure » qui, comme le mot l'indique, est déjà structurée. Mais comment peut-elle l'être, si elle n'est pas instituée ?. Si l'« économie », par exemple, détermine le « droit » si les rapports de production déterminent les formes de propriété, cela signifie que les rapports de production peuvent être saisis comme articulés et le sont effectivement déjà «avant.» (logi- quement et réellement) leur expression juridique. Mais des rapports de production articulés à l'échelle sociale (non pas le rapport de Robinson à Vendredi) signifient ipso facto un réseau à la fois réel et symbolique qui se sanctionne lui-même donc une institution (36 a). Les classes sont déjà dans les rapports de production, qu'elles soient non reconnues comme telles par cette institution second degré » qu'est le droit. C'est ce qu'on a essayé de montrer autrefois dans cette revue, à propos de la bureaucratie et de la propriété « nationalisée » en U.R.S.S. (37). Le rapport bureaucratie prolé- tariat, en U.R.S.S., est institué en tant que rapport de classe, produc- tif - économique - social, même s'il n'est pas institué comme tel et expressément du point de vue juridique (de même que ne l'est pas, du reste, le rapport bourgeoisie-prolétariat comme tel). Par consé- quent, le problème du symbolisme institutionnel et de sa relative autonomie par rapport aux fonctions de l'institution apparait déjà au niveau des rapports de production,' encore plus de l'économie au sens strict, et déjà à ce niveau une vue simplement fonctionaliste est intenable. Il ne faut pas confondre cette analyse avec la critique de certains néo-kantiens, comme R. Stammler, contre le marxisme, basée sur l'idée de la priorité de la « forme » de la vie sociale (que serait le droit) à l'égard de sa « matière » (l'économie). Cette critique participe de la même ambiguïté que la vue marxiste qu'elle veut combattre. L'économie elle-même ne peut exister que comme institution, cela n'implique pas nécessairement une « forme juridique » indépendante. Quant au rapport entre l'institution et la vie sociale qui s'y déroule, ои < au (36) V. la première partie de cet article, dans le n° 36 de cette revue, pp. 14. à 25. (36 a) De même, on a parfois l'impression que certains psycho- logues contemporains oublient que le problème de la bureaucratie dépasse de loin la simple différenciation des rôles dans le groupe élémentaire même si la bureaucratie y trouve un correspondant indispensable. (37) Cf. P. Chaulieu, Les rapports de production en Russie, S. ou B., nº 2, p. 1 et suiv. 52 il ne peut pas être vu comme un rapport de forme à matière au sens kantien, et en tout cas pas comme impliquant une « antériorité » de l'une sur l'autre. Il s'agit de moments dans une structure qui n'est jamais rigide, et jamais identique d'une société à l'autre (38). On ne peut pas dire non plus, évidemment, que le symbolisme institutionnel « détermine » le contenu de la vie sociale. Il y a ici un rapport spécifique, sui generis, que l'on méconnaît et déforme à vouloir le saisir comme pure causation ou pur enchaînement de sens, comme liberté absolue ou détermination complète, comme rationalité transparente ou séquence de faits bruts. La société constitue son symbolisme, mais non dans une liberté totale. Le symbolisme s'accroche au naturel, et il s'accroche à l'historique (à ce qui était déjà là) ; il participe enfin au rationnel. Tout cela fait que des enchaînements de signifiants, des rapports entre signifiants et signifiés, des connexions et des conséquences émergent, qui n'étaient ni visés ni prévus. Ni librement choisi, ni imposé à la société considérée, ni simple instrument neutre et médium transpa- rent, ni opacité impénétrable et adversité irréductible, ni maître de la société, ni esclave souple de la fonctionalité, ni moyen de participation directe et complète à un ordre ration- nel, le symbolisme détermine des aspects de la vie de la société (et pas seulement ceux qu'il était supposé déterminer) en même temps qu'il est plein d'interstices et de degrés de liberté. Mais ces caractéristiques du symbolisme, si elles indiquent le problème que constitue chaque fois pour la société la nature symbolique de ses institutions, n'en font pas un problème insoluble, et ne suffisent pas pour rendre compte de l'autono- misation des institutions relativement à la société. Pour autant que l'on rencontre dans l'histoire une autonomisation du sym- bolisme, celle-ci n'est pas un fait dernier, et ne s'explique pas par elle-même. Il y a un usage immédiat du symbolique, où le sujet peut se laisser dominer par celui-ci, mais il y en a aussi un usage lucide ou réfléchi. Même si ce dernier ne peut jamais être garanti a priori (il n'est pas possible de construire un langage, ni même un algorithme, à l'intérieur duquel l'erreur soit « mécaniquement » impossible), il est pos- sible, il se réalise, et montre ainsi la voie et la possibilité d'un autre rapport où le symbolique n'est plus autonomisé et peut être amené à l'adéquation au contenu. C'est une chose de dire que l'on ne peut choisir un langage dans une liberté absolue, et que chaque langage empiète sur ce qui « est à dire ». C'est une autre chose, de croire que l'on est fatalement dominé par le langage et qu'on ne peut jamais (38) V. Rudolf Stammler, Wirtschaft und Recht nach der mate- rialistichen Geschichtsauffassung, 50 éd., Berlin (de Gruyter), 1924, en particulier pp. 108 à 151 et 177 à 211. V. aussi la sévère critique de Max Weber, dans les Gesammelte Aufsätze zur Wissenchaftslehre. 53 dire que ce qu'il vous amène à dire. Nous ne pouvons jamais sortir du langage, mais notre mobilité dans le langage n'a pas de limites et nous permet de tout mettre en question, y compris même le langage et notre rapport à lui. Il n'en va pas autrement avec le symbolisme institutionnel – sauf évidemment que le degré de complexité y est incomparable- ment plus élevé. Rien de ce qui appartient en propre au symbolique n'impose inéluctablement la domination d'un sym- bolisme autonomisé des institutions sur la vie sociale, rien n'exclut, dans le symbolique institutionnel lui-même, son usage lucide par la société étant ici encore entendu qu'il n'est pas possible de concevoir des institutions qui interdisent « par construction », « mécaniquement » l'asservissement de la société à son symbolisme. Il y a, à cet égard, un mouvement historique réel, dans notre cycle culturel gréco-occidental, de conquête progressive du symbolisme, aussi bien dans les rap- ports avec le langage que dans les rapports avec les insti- tutions (39). Et même les gouvernements capitalistes ont fina- lement appris à se servir à peu près correctement, à certains égards, du « langage » et du symbolisme économiques, à dire ce qu'ils veulent dire par le crédit, la fiscalité, etc. (le contenu de ce qu'ils disent est évidemment autre chose). Cela n'im- plique certes pas que n'importe quel contenu est exprimable dans n'importe quel langage ; la pensée musicale de Tristan ne pouvait pas être dite dans le langage du Clavecin bien tem péré, la démonstration d'un théorème mathématique même simple n'est pas possible dans la langue de tous les jours. Une nouvelle société exigera de toute évidence un nouveau symbo- lisme institutionnel, et le symbolisme institutionnel d'une société autonome aura peu de rapports avec ce que nous avons connu jusqu'ici. La maîtrise du symbolisme des institutions ne poserait donc pas des problèmes essentiellement différents de ceux de la maîtrise du langage (abstraction faite pour l'instant de son « alourdissement » matériel des classes, des armes, des objets, etc.), s'il n'y avait pas autre chose. Un symbolisme est maîtrisable, sauf pour autant qu'il renvoie, en dernier lieu, à quelque chose qui n'est pas du symbolique. Ce qui dépasse le simple « progrès dans la rationalité» ; ce qui permet au symbolisme institutionel non pas de dévier passagèrement quitte à être repris (comme peut le faire aussi le discours lucide), mais de s'autonomiser ; ce qui, enfin, lui fournit son supplément essentiel de détermination ou de spécification, ne relève pas du symbolique. (39) Cf. à nouveau ce que nous romain. avons dit plus haut du droit 54 LE SYMBOLIQUE ET L'IMAGINAIRE. Les déterminations du symbolique que nous venons de décrire n'en épuisent pas la substance. Il reste une compo- sante essentielle, et, pour notre propos, décisive : c'est la composante imaginaire de tout symbole et de tout symbolisme, à quelque niveau qu'ils se situent. Rappelons le sens courant du terme imaginaire, qui pour l'instant nous suffira : nous parlons d'imaginaire lorsque nous voulons parler de quelque chose d'« inventé » qu'il s'agisse d'une invention « abso- lue » (« une histoire imaginée de toutes pièces »), ou d'un glissement, d'un déplacement de sens, où des symboles déjà disponibles sont investis d'autres significations que leurs significations « normales » ou canoniques (« qu'est-ce que tu vas imaginer là », dit la femme à l'homme qui récrimine sur un sourire échangé par elle avec un tiers). Dans les deux cas, il est entendu que l'imaginaire se sépare du réel, qu'il prétende se mettre à sa place (un mensonge) ou qu'il ne le prétende pas (un roman). Les rapports profonds et obscurs entre le symbolique et l'imaginaire apparaissent aussitôt si l'on réfléchit à ce fait : l'imaginaire doit utiliser le symbolique, non seulement pour s'« exprimer », ce qui va de soi, mais pour « exister », pour passer du virtuel à quoi que ce soit de plus. Le délire le plus élaboré comme le fantasme le plus secret et le plus vague sont faits d'« images » mais ces « images » sont là comme représentant autre chose, ont donc une fonction symbolique. Mais aussi, inversement, le symbolisme présuppose la capa- cité imaginaire. Car il presuppose la capacité de voir dans une chose ce qu'elle n'est pas, de la voir autre qu'elle n'est. Cependant, dans la mesure où l'imaginaire revient finale- ment à la faculté originaire de poser ou de se donner, sous le mode de la représentation, quelque chose qui n'est pas (qui n'est pas donné dans la perception ou ne l'a jamais été), nous parlerons d'un imaginaire dernier ou radical, comme racine commune de l'imaginaire effectif et du symbolique (40). C'est finalement la capacité élémentaire et irréductible d'évoquer une image (41). (40) On pourrait essayer de distinguer dans la terminologie ce que nous appelons l'imaginaire dernier ou radical, la capacité de faire surgir comme image quelque chose qui n'est pas et n'a pas été, de ses produits, que l'on pourrait désigner comme l'imaginé. Mais la forme grammaticale de ce terme peut prêter à confusion, et nous préférons parler d'imaginaire effectif. (41) « L'homme est cette nuit, ce néant vide qui contient tout dans sa simplicité ; une richesse d'un nombre infini de représentations, d'images, dont aucune ne surgit précisément à son esprit ou qui ne sont pas toujours présentes. C'est la nuit, l'intériorité de la nature qui existe ici : le Šoi pur. Dans des représentations fantastiques, il fait nuit tout autour; ici surgit alors une tête ensanglantée, là une autre figure blanche ; et elles disparaissent tout aussi brusque- ment. C'est cette nuit qu'on aperçoit lorsqu'on regarde un homme 1 55 L'emprise décisive de l'imaginaire sur le symbolique peut être comprise à partir de cette considération : le symbo- lisme suppose la capacité de poser entre deux termes un lien permanent de sorte que l'un « représente » l'autre. Mais ce n'est que dans les étapes très avancées de la pensée ration- nelle lucide que ces trois éléments (le signifiant, le signifié et leur lien sui generis) sont maintenus comme simultané- ment unis et distincts, dans une relation à la fois ferme et souple. Autrement, la relation symbolique (dont l'usage « propre » suppose la fonction imaginaire et sa maîtrise par la fonction rationnelle) en revient, ou plutôt en reste dès le départ là où elle a surgi : au lien rigide (la plupart du temps, sous le mode de l'identification, de la participation ou de la causation) entre le signifiant et le signifié, le symbole et la chose, c'est-à-dire dans l'imaginaire effectif. Si nous avons dit que le symbolique présuppose l'ima- ginaire radical et s'y appuie, cela ne signifie pas que le symbolique n'est, globalement, que de l'imaginaire effectif dans son contenu. Le symbolique comporte, presque toujours, une composante « rationnelle-réelle » : ce qui représente le réel, ou ce qui est indispensable pour le penser, ou pour l'agir. Mais cette composante se tisse inextricablement à la composante imaginaire effective -- et cela pose, aussi bien à la théorie de l'histoire qu'à la politique, un problème essentiel. Il est écrit dans les Nombres (15, 32 - 36) que les juifs ayant découvert un homme qui travaillait le Sabbat, ce qui était interdit par la Loi, l'amenèrent devant Moïse. La Loi ne fixait aucune peine pour la transgression, mais le Seigneur se manifesta à Moïse, exigeant que l'homme fût lapidé et il le fut. Il est difficile de ne pas être frappé dans ce cas comme du reste souvent lorsqu'on parcourt la Loi mosaïque par le carac- tère démesuré de la peine, par l'absence de lien nécessaire, entre le fait (la transgression) et la conséquence (le contenu de la peine). La lapidation n'est pas le seul moyen d'amener les gens à respecter le Sabbat, l'institution (la peine) dépasse nettement ce qu'exigerait l'enchaînement rationnel des causes et des effets, des moyens et des fins. Si la raison est, comme disait Hegel, l'opération conforme à un but, le Seigneur s'est-il montré, dans cet exemple, raisonnable ? Rap- pelons-nous que le Seigneur lui-même est imaginaire. Derrière la Loi, qui est « réelle », une institution sociale effective, se tient le Seigneur imaginaire qui s'en présente comme la source et la sanction ultime. L'existence imaginaire du Seigneur est-elle raisonnable ? On dira qu'à une étape de l'évolution des sociétés humaines, l'institution ďun imaginaire investi de plus de réalité que le réel Dieu, plus généralement un imaginaire religieux est « conforme aux buts » de la société, découle des conditions réelles et remplit une fonction essentielle. On tâchera de montrer, dans une perspective marxiste ou dans les yeux : une nuit qui devient terrible ; c'est la nuit du monde qui nous fait alors face. La puissance de tirer de cette nuit les images, ou de les y laisser tomber, [c'est cela] le fait de se poser soi-même, la conscience intérieure, l'action, la scission», Hegel, Jenense Realphilosophie (1805-1806). 56 ces sens comme freudienne (qui en l'occurrence non seulement ne s'excluent, mais se complètent) que cette société produit nécessairement cet imaginaire, cette « illusion » comme disait Freud en parlant de la religion, dont elle a besoin pour son fonctionnement. Ces interprétations sont pré- cieuses et vraies. Mais elles rencontrent leur limite dans questions : Pourquoi est-ce dans l'imaginaire qu'une société doit chercher le complément nécessaire à son ordre ? Pourquoi rencontre- t-on chaque fois, au noyau de cet imaginaire et à travers toutes ses expressions, quelque chose d'irréductible au fonctionnel, qui est comme un investissement initial du monde et de soi-même par la société avec un sens qui n'est pas « dicté » par les facteurs réels puisque c'est lui plutôt qui confère à ces facteurs réels telle importance et telle place dans l'univers que se constitue cette société que l'on reconnaît à la fois dans le contenu et dans le style de sa vie (et qui n'est pas tellement éloigné de ce que Hegel appelait « l'esprit d'un peuple ») ? Pourquoi, de toutes les tribus pastorales qui ont erré au deuxième millénaire avant notre ère dans le désert entre, Thèbes et Babylone, une seule a choisi d'expédier au Ciel un Père innomable, sévère et punissant, d'en faire l’unique créateur et le fondement de la Loi et d'introduire ainsi le monothéisme dans l'histoire ? Et pourquoi, de tous les peuples qui ont fondé des cités dans le bassin méditerranéen, un seul a décidé qu'il y a une loi impersonnelle qui s'impose même aux Dieux, la posée consubstantielle au discours cohérent et a voulu fonder sur ce Logos les rapports entre les hommes, inventant ainsi et du même coup philosophie et démocratie ? Comment se fait-il que, trois mille ans après, nous subissons encore les conséquences de ce qu'ont pu rêver les Juifs et les Grecs ? Pourquoi et comment cet imaginaire, une fois posé, entraîne des conséquences propres, qui . vont au-delà de ses « motifs » fonctionnels et parfois même les contrarient, qui survivent longtemps après les circonstances qui l'ont fait naître qui finale- ment montrent dans l'imaginaire un facteur autonomisé de la vie sociale ? Soit la religion mosaïque instituée. Comme toute religion, elle est centrée sur un imaginaire. En tant que religion, elle doit instaurer des rites ; en tant qu'institution, elle doit s'entourer de sanctions. Mais ni comme religion, ni comme institution, elle ne peut exister, si, autour de l'imaginaire central, ne commence pas la prolifération d'un imaginaire second. Dieu a créé le monde en sept jours (six plus un). Pourquoi sept ? On peut interpréter le nombre sept à la manière freudienne ; on pourrait éventuellement aussi renvoyer à des faits ou à des coutumes productives quelconques. Toujours est-il que cette détermination terrestre (peut être « réelle », mais peut être déjà imaginaire) exportée au iel, en est ré-importée sous forme de sacralisation de la semaine. Le septième jour devient maintenant jour d'adoration de Dieu et de repos obligatoire. Les conséquences commencent à en découler, innombrables. La première a été la lapidation de ce pauvre hère, qui ramassait des brindilles dans le désert le jour du Seigneur. Parmi les plus récentes, mentionnons au hasard le niveau du taux de la plus-value, la courbe de la fréquence des coïts dans les sociétés chrétiennes qui présente des maxima périodiques tous les sept jours, et l'ennui mortel des Dimanches anglais (42). Soit, dans un autre exemple, les cérémonies de « pas- sage », de « confirmation », d'« initiation » qui marquent (42) Il eût été évidemment beaucoup plus conforme à la « logi- que » du capitalisme d'adopter un calendrier à « décades », avec 36 ou 37 jours de repos par an, que de maintenir les semaines et les 52 dimanches. 57 ces l'entrée d'une classe d'âge d'adolescents dans la classe adulte ; cérémonies qui jouent un rôle si important dans la vie de toutes les sociétés archaïques, et dont des restes non négli- geables subsistent dans les sociétés modernes. Dans le contexte chaque fois donné, cérémonies font apparaître une importante composante fonctionnelle - économique, et se tissent de mille façons à la « logique » de la vie de la société considérée (« logique » largement non-consciente, bien entendu). Il est nécessaire que l'accession d'une série d'indi- vidus à la plénitude de leurs droits soit marquée publiquement et solennellement (à défaut d'état civil, dirait un fonctiona- liste prosaïque), qu'une « certification » ait lieu, que pour le psychisme de l'adolescent cette étape cruciale de sa maturation soit marquée par une fête et une épreuve. Mais autour de ce noyau on serait presque tenté de dire, comme pour les huîtres perlières : autour de cette impureté cristallise une sédimentation innombrable de règles, d'actes, de rites, de symboles, bref de composantes pleines d'éléments magiques et plus généralement imaginaires, dont la justification rela- tivement au noyau fonctionnel est de plus en plus médiate, et finalement nulle. Les adolescents doivent jeûner tel nombre de jours, et ne manger que tel type de nourriture, préparée par telle catégorie de femmes, subir telle épreuve, dormir dans telle case ou ne pas dormir tel nombre de nuits, porter tels ornements et tels emblèmes, etc. L'ethnologue, aidé par des considérations marxistes, freudiennes ou autres, tentera chaque fois de fournir une interprétation de la cérémonie dans tous ses éléments. Et il fait bien s'il le fait bien. Il est aussitôt évident que l'on ne peut interpréter la cérémonie par une réduction directe à son aspect fonctionnel (pas plus que l'on n'a interprété une névrose en disant qu'elle a à faire avec la vie sexuelle du sujet) ; la fonction est à peu près partout la même, donc incapable d'expliquer l'invraisemblable foisonnement de détails et de complications presque toujours différents. L'in- terprétation comportera une série de réductions indirectes à d'autres composantes, où l'on trouvera à nouveau un élément fonctionnel et autre chose (par exemple la composition du repas des adolescents ou la catégorie de femmes qui le prépareront seront reliées à la structure des clans ou pattern alimentaire de la tribu, qui seront à leur tour ramenés à des éléments « réels », mais aussi à des phénomènes totémiques, à des tabous frappant tels aliments, etc.). Ces réductions successives rencontrent tôt ou tard leur limite, et cela sous deux formes : les éléments derniers sont des sym- boles, de la constitution desquels l'imaginaire n'est pas séparable ou isolable ; les synthèses successives de éléments, les « totalités partielles » dont est faite la vie et la structure d'une société, les « figures » où elle se laisse voir au ces 58 pour elle-même (les clans, les cérémonies, les moments de la religion, les formes des rapports d'autorité, etc.) possèdent elles-mêmes un sens indivisible comme s'il procédait d'une opération originaire qui l'a posé d'emblée et ce sens, désormais actif comme tel, se situe à un autre niveau que n'importe quelle détermination fonctionnelle. Cette double action se laisse voir le plus facilement dans les cultures les plus « intégrées », quel que soit le mode de cette intégration. Elle se laisse voir dans le totémisme, où un symbole « élémentaire » est en même temps principe d'organisation du monde et fondement de l'existence de la tribu. Elle se laisse voir dans la culture grecque, où la religion (inséparable de la cité et de l'organisation sociale- politique) recouvre de ses symboles chaque élément de la nature et des activités humaines et confère du même coup un sens global à l'univers et à la place des hommes dans celui-ci (43). Elle se voit même dans le monde capitaliste occidental, où, comme nous le verrons, le « désenchantement du monde » et la destruction des formes antérieures de l'imaginaire est allée paradoxalement de pair avec la consti-- tution d'un nouvel imaginaire, centré le « pseudo- rationnel », et portant à la fois sur les « éléments derniers >> du monde et sur son organisation totale. Ce que nous disons concerne ce qu'on peut appeler l'imaginaire central de chaque culture, qu'il se situe au niveau des symboles élémentaires ou d'un sens global. Il y a évidemment en plus ce que l'on peut appeler l'imaginaire périphérique, non moins important dans ses effets réels, mais qui ne nous occupera pas ici. Il correspond à une deuxième ou nième élaboration imaginaire des symboles, à des couches successives de sédimentation. Une icône est un objet symbo- lique d'un imaginaire mais il est investi d'une autre signification imaginaire lorsque les fidèles en grattent la peinture et la boivent comme médicament. Un drapeau est un symbole à fonction rationnelle, signe de reconnaissance et de ralliement, qui devient rapidement ce pour quoi on peut et on doit se tuer, ce qui fait descendre des frissons le long de la colonne vertébrale des patriotes qui regardent passer le défilé militaire. sur (43) Evoquons pour la facilité et la brièveté, l'exemple certaine- ment le plus banal : la déesse « de la terre », la déesse-terre, Demeter. L'étymologie la plus probable (d'autres ont été également proposées ; cf. Liddel-Scott, Greek-English Lexicon, Oxford 1940) est Gé-Meter, Gaia-Meter, terre-mère. Gaia est à la fois le nom de la terre et de la première déesse, qui, avec Ouranos, est à l'origine de la lignée des dieux. La terre est d'emblée vue comme déesse originaire, rien n'indique qu'elle ait été jamais vue comme « objet ». Ce terme qui dénote la terre, connote en même temps les « propriétés », plutôt les façons d'être essentielles de la terre : féconde et nourricière. C'est ce que connote aussi le signifiant mère. La liaison, ou plutôt l'identification des deux signifiants : Terre-Mère, est évidente. Ce pre- mier moment imaginaire est indissociable de l'autre : que la Terre- Mère est une divinité, et anthropomorphe - pour cause, puisqu'elle est Mère ! La composante imaginaire du symbole particulier est de même substance si l'on peut dire, que l'imaginaire global de cette culture ce que nous appelons la divinisation anthropomorphe des forces de la nature. 59 ne La vue moderne de l'institution, qui en réduit la signification au fonctionnel, n'est que partiellement correcte. Pour autant qu'elle se présente comme la vérité sur le pro- blème de l'institution, elle n'est que projection. Elle projette sur l'ensemble de l'histoire une idée empruntée non pas même à la réalité effective des institutions du monde capitaliste occidental (qui n'ont été et sont toujours, malgré l'énorme mouvement de « rationalisation », que par- tiellement fonctionnelles), mais à ce que ce monde voudrait que ses institutions soient. Des vues encore plus récentes, qui ne veulent voir dans l'institution que le symbolique (et identifient celui-ci au rationnel) représentent aussi une vérité seulement partielle, et leur généralisation contient également une projection. Les vues anciennes sur l'origine « divine » des institutions étaient, sous leurs enveloppes mythiques, beaucoup plus vraies. Lorsque Sophocle (44) parlait de lois divines, plus fortes et plus durables que celles faites de main d'homme (et, comme par hasard, il s'agit dans le cas précis de l'in- terdit de l'inceste qu'Edipe a violé il indiquait une source de l'institution au-delà de la conscience lucide des hommes comme législateurs. C'est cette même vérité qui sous-tend le mythe de la Loi donnée à Moïse par Dieu, - par un pater absconditus, par un invisible innommable. Par delà l'activité consciente d'institutionalisation, les institutions ont trouvé leur source dans l'imaginaire inconscient. Cet imagi- naire doit s'entrecroiser avec le symbolique, autrement la société n'aurait pas pu « se rassembler », et avec l'économique- fonctionnel, autrement elle n'aurait pas pu survivre. Il peut se mettre, il se met nécessairement à leur service aussi : il y a, certes, une fonction de l'imaginaire de l'institution, bien que là encore, on constate que l'effet de l'imaginaire dépasse sa fonction ; il n'est pas « facteur dernier » (nous n'en cherchons du reste pas) mais sans lui, la détermination du symbolique comme du fonctionnel, la spécificité et l'unité du premier, l'orientation et la finalité du second restent incomplètes et finalement incompréhensibles. - L'ALIENATION ET L'IMAGINAIRE. L'institution est un réseau symbolique, socialement sanc- tionné, où se combinent en proportions et en relation variables une composante fonctionnelle et une composante imaginaire. L'aliénation, c'est l'autonomisation et la dominance du moment imaginaire dans l'institution, qui entraîne l'autonomisation et (44) <... Les lois les plus hautes, nées dans l'éther céleste, dont l'Olympe seul est le père, qui n'ont pas été engendrées par la nature mortelle des hommes et qu'aucun oubli jamais_n'endormira ; en elles gît un grand dieu, qui ne vieillit pas ». Edipe Roi, 865-871. car 60 ce la dominance de l'institution relativement à la société. Cette autonomisation de l'institution s'exprime et s'incarne réelle- ment et matériellement, mais suppose toujours aussi que la société vit ses, rapports avec ses institutions sur le mode de l'imaginaire, autrement dit, ne reconnaît pas dans l'imaginaire des institutions, son propre produit. Cela Marx le savait. Marx savait que « l'Apollon des Delphes était dans la vie des Grecs une puissance aussi réelle que n'importe quelle autre ». Lorsqu'il parlait du fétichisme de la marchandise, et montrait son importance pour le fonc- tionnement effectif de l'économie capitaliste, il dépassait de toute évidence la vue simplement économique et reconnaissait le rôle de l'imaginaire (45). Lorsqu'il soulignait que le souvenir des générations passées pèse lourd dans la conscience des vivants, il indiquait encore mode particulier de l'imaginaire qu'est le passé vécu comme présent, les fantômes plus puissants que les hommes en chair et en os, le mort qui saisit le vif comme il aimait dire. Et lorsque Lukács dit, dans un autre contexte, que la conscience mystifiée des capita- listes est la condition du fonctionnement adéquat de l'économie capitaliste, autrement dit que les lois ne peuvent se réaliser qu'en « utilisant » les illusions des individus, il montre encore dans un imaginaire spécifique une des conditions de la fonctionalité. Mais ce rôle de l'imaginaire était vu par Marx comme un rôle limité, précisément comme rôle fonctionnel, comme chaînon « non économique » dans la chaîne « économique ». Cela parce qu'il pensait pouvoir le ramener à une déficience provisoire (un provisoire qui allait de la préhistoire au communisme) de l'histoire comme économie, à la maturité technique de l'humanité. Il était prêt à reconnaître la puissance des créations imaginaires de l'homme — surna- turelles ou sociales - mais cette puissance n'était pour lui que le reflet de son impuissance réelle. Il serait schématique et plat de dire que pour Marx l'aliénation n'était qu'un autre nom de la pénurie, mais il est finalement vrai que dans sa conception de l'histoire, telle qu'elle est formulée dans les œuvres de maturité, la pénurie est la condition nécessaire et suffisante de l'aliénation (46). non- (45) « ... Le rapport social déterminé existant entre les hommes eux-mêmes prend ici à leurs yeux la forme fantasmagorique d'un rapport entre objets. Il nous faut faire appel aux régions nébuleuses du monde religieux pour trouver quelque chose d'analogue. Là, les produits du cerveau humain paraissent animés d'une vie propre et constituer des entités indépendantes, en rapports entre elles et avec les hommes. Il en est de même, dans le monde des marchandises, des produits du travail humain. C'est cela que j'appelle le fétichisme qui s'attache aux produits du travail dès qu'ils figurent comme mar- chandises.... » Et, plus loin : « La valeur . transforme chaque pro- duit du travail en un hiéroglyphe social ». Le Capital (éd. Costes) I, pp. 57 et 59. (46) C'est là très certainement le point de vue des cuvres de 61 Nous ne pouvons pas accepter cette conception pour les raisons que nous avons exposées ailleurs (47) : brièvement parlant, parce qu'on ne peut pas définir un niveau de développement technique ou d'abondance économique à partir duquel la division en classes ou l'aliénation perdent leurs « raisons d’être » ; parce qu'une abondance technique- ment accessible est déjà aujourd'hui socialement entravée ; parce que les « besoins » à partir desquels seulement un état de pénurie peut être défini, n'ont rien de fixe mais expriment état social-historique. Mais surtout, parce qu'elle méconnaît entièrement, le rôle de l'imaginaire, à savoir qu'il est à la racine aussi bien de l'aliénation que de la création dans l'histoire. Car la création présuppose, tout autant que l'aliénation, la capacité de se donner ce qui n'est pas (ce qui n'est pas donné dans la perception, ou ce qui n'est pas donné dans les enchaînements symboliques de la pensée rationnelle déjà un maturité : « Le reflet religieux du monde réel ne peut disparaître que du jour où les conditions de la vie quotidienne pratique de l'homme travailleur présentent des rapports nettement rationnels des hommes entre eux et avec la nature. Le cycle de la vie sociale, c'est-à-dire du processus matériel de la production ne se dépouille de son voile mystique et nébuleux que du jour où son ensemble apparaît comme le produit d'hommes librement associés et exerçant un con- trôle conscient et méthodique. Mais il faut pour cela que la société ait une base matérielle ou qu'il existe toute une série de conditions matérielles de la vie qui, de leur côté, sont le produit naturel d'une longue et pénible évolution ». Le Capital, ib., p. 67. Et aussi dans l'inédit posthume « Introduction à une critique de l'économie poli- tique » (rédigé en même temps que la Contribution à la critique de l'économie politique, achevée en 1859) : « Toute mythologie dompte et domine et façonne les forces de la nature dans l'imagination et par l'imagination et disparaît donc lorsqu'on parvient à les dominer réelle- ment » (Contribution à la critique, etc. trad. Laura Lafargue, Paris 1928, p. 351). S'il en était ainsi, la mythologie ne disparaîtrait jamais, ni même au jour mythique où l'humanité pourrait jouer au maître de ballet des quelques milliards de galaxies visibles dans un rayon de treize milliards d'années-lumière. On ne comprendrait pas non plus comment la mythologie concernant la nature a disparu depuis longtemps du monde occidental ; si Jupiter a été ridiculisé par le paratonnerre, et Hermès par le Crédit mobilier, pourquoi n'avons-nous pas inventé un dieu-cancer, un dieu-athérome, ou un dieu oméga-minus ? Ce que Marx en disait dans la 4º Thèse sur Feuerbach était plus riche : «... Le fait que le fondement profane (du monde religieux), se détache de lui-même et se fixe en empire indépendant dans les nuages, ne peut s'expliquer que par cet autre fait, que ce fondement profane manque de cohésion et est en contra- diction avec lui-même. Il faut par conséquent que ce fondement soit en lui-même compris dans sa contradiction aussi bien que révo- lutionné dans la pratique. Par exemple, après que la famille ter- restre a été découverte comme le mystère de la Sainte Famille, il faut que la première soit elle-même anéantie en théorie et en prati- que ». L'imaginaire serait donc la solution fantasmée des contradic- tions réelles. Cela est vrai pour un certain type d'imaginaire, mais un type dérivé seulement. Il est -insuffisant pour comprendre l'ima- ginaire central d'une société, pour les raisons expliquées plus loin dans le texte, qui reviennent à ceci : la constitution même de ces contradictions réelles est inséparable de cet imaginaire central. (47) V. Le mouvement révolutionnaire le capitalisme moderne, dans le n° 33 de cette revue, p. 75 et suiv. sous 62 un constituée). Et l'on ne peut pas distinguer l'imaginaire de la création de l'imaginaire « pur et simple », en disant que le premier « anticipe » sur une réalité non encore donnée, mais « se vérifie » par la suite. Car il faudrait d'abord expliquer en quoi cette « anticipation » pourrait avoir lieu sans imaginaire et qu'est-ce qui empêcherait celui-ci de jamais se fourvoyer. Ensuite, l'essentiel de la création n'est pas « décou- verte », mais constitution du nouveau : l'art ne découvre pas, il constitue et le rapport de ce qu'il constitue avec le « réel », rapport assurément très complexe, n'est en tout cas pas un rapport de vérification. Et sur le plan social, qui est ici notre intérêt central, l'émergeance de nouvelles institutions et de nouvelles façons de vivre, n'est pas non plus une « décou- verte », c'est une constitution active. Les Athéniens n'ont pas trouvé la démocratie parmi d'autres fleurs sauvages qui poussaient sur la Pnyx, ni les ouvriers parisiens n'ont déterré la Commune en dépavant les boulevards. Ils n'ont pas non plus, les uns et les autres, « découvert » ces institutions dans le ciel des idées, après inspection de toutes les formes de gouvernement qui s'y trouvent de toute éternité exposées et bien rangées dans leurs vitrines. Ils ont inventé quelque chose, qui s'est certes avéré viable dans les circonstances données, mais qui aussi, dès qu'il a existé, les a essentiellement modi- fiées – et qui, d'ailleurs, vingt-cinq siècles ou cent ans après, continue d'être « présent dans l'histoire. Cette « vérifica- tion » n'a rien à voir avec la vérification, par la circumnavi. gation de Magellan, de l'idée que la terre est ronde (idée qui elle aussi se donne au départ quelque chose qui n'est pas dans la perception, mais qui se réfère à un réel déjà constitué) (48). | Lorsqu'on affirme, dans le cas de l'institution, que l'imaginaire n'y joue un rôle que parce qu'il y des problèmes « réels » que les hommes n'arrivent pas à résoudre, on oublie donc, d'un côté, que les hommes n'arrivent préci- sément à résoudre ces problèmes réels, dans la mesure où ils y arrivent, que parce qu'ils sont capables d'imaginaire ; et, d'un autre côté, que ces problèmes réels ne peuvent être problèmes, ne se constituent comme ces problèmes-ci, que telle époque ou telle société se donne comme tâche de résoudre, qu'en fonction d'un imaginaire central de l'époque ou de la société considérée. Cela ne signifie pas que ces problèmes a ces (48) Bien entendu, quelqu'un pourra toujours dire que créations historiques ne sont que la découverte progressive des possi- bles contenus dans un système absolu idéal et « pré-constitué ». Mais comme ce système absolu de toutes les formes possibles ne peut par définition jamais être exhibé, et qu'il n'est pas présent dans l'histoire, l'objection est gratuite et revient finalement à une querelle de mots. Après coup, on pourra toujours dire de n'importe quelle réalisation qu'elle était aussi idéalement possible. C'est une tauto- logie vide, qui n'apprend rien à personne. 63 comme sont inventés de toutes pièces, surgissent à partir du néant et dans le vide. Mais ce qui, pour chaque société, forme problème en général (ou surgit comme tel à un niveau donné de spécification et de concrétisation) est inséparable de sa manière d'être en général, du sens précisément problématique dont elle investit le monde et sa place dans celui-ci, sens qui comme tel n'est ni vrai, ni faux, ni vérifiable ni falsifiable par référence à des « vrais » problèmes et à leur « vraie » solution, sauf dans une acception bien spécifique, sur laquelle nous reviendrons. S'agissant de l'histoire d'un individu, quel sens y-a-t-il à dire que ses formations imaginaires ne prennent de l'impor- tance, ne jouent un rôle que parce que des facteurs « réels >> ---- la répression des pulsions, un traumatisme — avaient déjà créé un conflit ? L'imaginaire agit sur un terrain où il y a répression des pulsions et à partir d'un ou plusieurs trau- mas ; mais cette répression des pulsions est toujours là, et qu'est-ce qui constitue un trauma ? En dehors de cas limites, un événement n'est traumatique que parce qu'il est « vécu comme tel » par l'individu, et cette phrase veut dire en l'occurrence : parce que l'individu lui impute une significa- tion donnée, qui n'est pas sa signification « canonique », ou en tout cas qui ne s'impose pas inéluctablement telle (49). De même, dans le cas d'une société, l'idée que ses formations imaginaires « se fixent en empire indépendant dans les nuages » parce que la société considérée n'arrive pas à résoudre « dans la réalité » ses problèmes est vraie au niveau second, mais non au niveau originaire. Car cela n'a de sens que si l'on peut dire quel est le problème de la société, qu'elle aurait été temporairement incapable de résoudre. Or la réponse à cette question est impossible, non pas parce que nos enquêtes ne sont pas assez avancées ou que notre savoir est relatif ; elle est impossible parce que la question n'a pas de sens. Il n'y a pas le problème de la société. Il n'y a pas « quelque chose » que les hommes veulent profondément, et que jusqu'ici ils n'ont pas pu avoir parce que la technique était insuffisante ou même parce que la société restait divisée en classes. Les hommes ont été, individuellement et collectivement, ce vouloir, ce besoin, ce faire, qui s'est chaque fois donné un autre objet et par là une autre « définition » de soi-même. Dire que l'imaginaire ne surgit – ou ne joue un rôle que parce que l'homme est incapable de résoudre son problème réel, suppose que l'on sait et que l'on peut dire quel est ce problème réel, partout et toujours, et qu'il a été, (49) L'événement traumatique est réel en tant qu'événement et imaginaire en tant que traumatisme. 64 est et sera partout et toujours le même (car si ce problème change on est obligé de se demander pourquoi, et on est ramené à la question du départ). Cela suppose que l'on sait, et que l'on peut dire ce qu'est l'humanité et ce qu'elle veut, ce vers quoi elle tend, comme on le dit (ou on croit pouvoir le dire) des objets. A cette question, les marxistes donnent toujours une double réponse, une réponse contradictoire dont aucune « dialectique » ne peut masquer la confusion et, à la limite, la mauvaise foi : L'humanité est ce qui a faim. L'humanité est ce qui veut la liberté non pas la liberté de la faim, la liberté tout court dont ils seront bien d'accord pour dire qu'elle n'a ni ne peut avoir d'« objet » déterminé en général. L'humanité a faim, c'est certain. Mais elle a faim de quoi, et comment ? Elle a encore faim, au sens littéral, pour la moitié de ses membres, et cette faim il faut la satisfaire certes. Mais est-ce qu'elle n'a faim que de nourriture ? En quoi alors diffère-t-elle des éponges ou des coraux ? Pourquoi cette faim, une fois satisfaite, laisse toujours apparaître d'autres questions, d'autres demandes ? Pourquoi la vie des couches qui, de tout temps, ont pu satisfaire leur faim, ou des sociétés entières qui peuvent le faire aujourd'hui, n'est-elle pas devenue libre – ou redevenue végétale ? Pourquoi le rassa- siement, la sécurité et la copulation ad libitum dans les sociétés scandinaves mais aussi, de plus en plus, dans toutes les sociétés de capitalisme moderne (un milliard d'individus) n'a-t-elle pas fait surgir des individus et des collectivités autonomes ? Quel est le besoin que ces populations ne peuvent pas satisfaire ? Que l'on dise que ce besoin est maintenu constamment insatisfait par le progrès technique, qui fait surgir de nouveaux objets, ou par l'existence de couches privilégiées qui mettent devant les yeux des autres d'autres modes de le satisfaire et l'on aura concédé ce que nous voulons dire : que ce besoin ne porte pas en lui-même la définition d'un objet qui pourrait le combler, comme le besoin de respirer trouve son objet dans l'air atmosphérique, qu'il naît historiquement, qu'aucun besoin défini n’est le besoin de l'humanité. L'humanité a eu et a faim de nourri- ture mais elle a eu aussi faim de vêtements et puis de vête- ments autres que ceux de l'année passée, elle a eu faim de voitures et de télévision, elle a eu faim de pouvoir et faim de sainteté, elle a eu faim d'ascétisme et de débauche, elle a eu faim de mystique et faim de savoir rationnel, elle a eu faim d'amour et de fraternité mais aussi faim de ses propres cada- vres, faim de fêtes et faim de tragédies, et maintenant il sem- ble qu'elle commence à avoir faim de Lune et de planètes. Il faut une bonne dose de crétinisme pour prétendre qu'elle 65 « bon s'est inventé toutes ses faims parce qu'elle n'arrivait pas à manger et à baiser suffisamment. L'homme n'est pas ce besoin qui comporte son objet >> complémentaire, une serrure qui a sa clé (à retrou- ver ou à fabriquer). L'homme ne peut exister qu'en se défi- nissant chaque fois comme un ensemble de besoins et d'ob- jets correspondants, mais dépasse toujours ces définitions et, s'il les dépasse (non seulement dans un virtuel permanent, mais dans l'effectivité du mouvement historique), c'est parce qu'elles sortent de lui-même, qu'il les invente (non pas dans l'arbitraire certes, il y a toujours la nature, le minimum de cohérence qu'exige la rationalité, et l'histoire précédente), donc qu'il les fait en faisant et en se faisant, et qu'aucune défi- nition rationnelle, naturelle ou historique ne permet de les fixer une fois pour toutes. « L'homme est ce qui n'est pas ce qu'il est, et qui est ce qu'il n'est pas », disait déjà Hegel. (La fin au prochain numéro) PAUL CARDAN. 66 1 DOCUMENTS La rébellion des étudiants LA BATAILLE DE L'UNIVERSITE DE BERKELEY (Traduction et résumé d'une brochure de nos camarades anglais du groupe « Solidarity »). Une grande bataille est actuellement engagée par les étudiants de l'Université de Californie, à Berkeley, aux Etats-Unis, Ils défendent leur droit à exercer des activités politiques à l'intérieur de l'uni- versité, sans être limités par les règles arbitraires et les restrictions imposées par les autorités académiques. L'origine du conflit a été une règle interdisant toute propagande politique ou sociale, tout recrutement ou collecte d'argent pour des objectifs politiques déplaisant à l'administration de l'Université. Cette lutte nous paraît intéressante à la fois par son objet qui est la défense des droits politiques et par l'expérience qui y a été faite de nouvelles méthodes d'action directe. Elle souligne certains dilemmes que doit affronter une société riche mais de plus en plus bureaucratique. Elle illustre le genre de crises qu’une telle société a tendance à susciter. Elle peut nous servir d'exemple par ses objec- tifs et par ses méthodes. L'affaire commence par la réaction inepte d'un bureaucrate uni- "ersitaire qui déclenche l'action d'une minorité. Alimentée cons- tamment par la maladresse administrative, la lutte intéresse une masse croissante d'étudiants. Un programme apparaît ; un journal bi-mensuel l'exprime (Free Speech Movement News Letters) ; y parti- cipent des centaines et plus tard des milliers d’étudiants sans expé- rience politique préalable (et bien plus sans expérience d'action poli- tique directe). La lutte leur apprend quelques vérités fondamentales sur la nature de l'Etat. Elle dévoile au grand jour les relations entre les autorités universitaires, le monde des affaires, les politiciens locaux et la police. Elle expose la nature de la gigantesque entreprise de manipulation et de mystification appelée « éducation moderne > et montre que ses vrais objectifs sont d'enseigner le conformisme, la docilité et l'acceptation de l'autorité. Elle combine habilement tactiques légales et illégales ; elle étend continuellement sa base. Pour finir, des centaines de policiers en uniforme interviennent ; plus de huit cents étudiants sont arrêtés. Des piquets de grève sont établis. Le syndicat des transporteurs refuse de franchir les piquets de grève pour fournir les installations universitaires. Nous sommes loin d'une discussion académique sur la liberté d'expression. Ce qui se passe à Berkeley nous intéresse parce qu'il y apparait que de larges couches de population, qui n'ont pas été élevées dans les traditions de la solidarité ouvrière et de l'action collective, peu- vent dans les conditions d'une société bureaucratique agir ensemble effectivement et acquérir rapidement une compréhension de la struc- ture du pouvoir dans cette société et des moyens de l'attaquer. De plus les étudiants français sont aussi aux prises avec des restrictions arbitraires et des règles ridicules. Les étudiants n'ont pas (ou n'ont qu'un simulacre) de pouvoir sur ce qui les touche immé. - 67 diatement : la nature et le contenu de l'enseignement universitaire, la gestion des institutions pour étudiants (amphis, laboratoires, les restaurants et cités universitaires), les relations entre sexes dans cités universitaires, ; n'importe quel étudiant pourra trouver une dizaine d'autres exemples en quelques instants. Les méthodes employées sont dans la ligne de celles que nos camarades anglais avaient développées dans le cadre de leurs actions antinucléaires et dans leurs luttes ouvrières. La lutte de Berkeley prouve une fois de plus si besoin était le caractère fertile, fécond, efficace et toujours renouvelé de ces tactiques qui font appel à l'ima- gination de tous ceux qui sont engagés dans une lutte contre une administration empétrée dans ses propres règles, sa propre lourdeur et ses propres contradictions. Signalons enfin que nos camarades Marvin et Barbara Garson, que les lecteurs de cette revue connaissent bien ont joué une part dans cette lutte et qu'ils ont été arrêtés au cours de la manifestation du 2 décembre. Nos lecteurs qui voudraient plus de détails ou se procurer le journal Free Speech Movement News Letters peuvent écrire à Free Speech Movement, Box 809, Berkeley, California, U. S. A. 1. LA SITUATION GENERALE en se Dans beaucoup d'universités américaines, les groupes d'étu- diants ont accès aux bureaux, à l'équipement, au matériel d'im- pression des organisations étu- diantines pour leurs activités propres. A Berkeley, ces facilités sont réservées aux groupes « à objet non controversé >> (sportif, culturel au sens étroit, ...) Les groupes à objectifs politiques et sociaux voient relégués à l'extérieur du territoire universi- taire (le campus) pour leurs activités publiques. Traditionnel- lement les activités de propa- gande (distributions de tracts, ventes de revues, signatures de pétitions, souscriptions, ...) faisaient à des tables situées à certaines entrées du campus, après autorisation préalable de la police universitaire. En septembre 64, un doyen de l'université annonça soudaine- ment qu'un de ces endroits Bancroft était propriété de l'Université et que les tables de distribution n'y seraient plus admises « parce qu'elles gênent la circulation ». Il faut rappeler que déjà de- puis plusieurs années les étu- diants de Berkeley manifestaient activité politique dévelop- pée contre le Mac-Carthysme, pour soutenir la lutte des noirs et que des incidents très vio- lents s'étaient produits lorsqu'un membre de la « Commission des Activités antiaméricaines » de la Chambre des représentants était venu faire une enquête à Berke- ley. Il faut rappeler aussi qu'on était en pleine période électo- rale et que la Goldwatérisme était particulièrement virulent Californie (où un sénateur ultra a été élu et où un amen- dement à la constitution interdi- sant toute loi contre la discri. mination raciale a été voté par referendum). Un journal local (Oakland Tribune) s'était distingué par ses campagnes racistes et néo- maccarthystes. Des organisations étudiantes avaient organisé des piquets de protestatio de unt les bureaux du journal. La direc- tion de celui-ci avait contacté le chancelier de l'université, Strong. C'était sans doute là l'origine de l'interdiction mentionnée plus haut. Les 19 groupes affectés par la décision protestèrent auprès du doyen. Celui-ci · accepta que des documents « informatifs » soient distribués aux tables en litige, mais décida que les documents « persuasifs » seraient interdits. Cette décision était inacceptable pour les groupes ; de plus elle révélait le vrai motif de l'affaire, qui n'avait rien à voir avec les se une 68 difficultés de circulation. C'était l'activité politique elle-même qui était visée. 2. LA PREMIERE BATAILLE noms ble ; au Son se au Les jours suivants, certains groupes d'étudiants continue- ront à occuper leurs tables com- me d'habitude, sans s'occuper de la nouvelle règle. Le troisième jour, le mercredi 30 septembre, à midi, le doyen Williams prit les de 5 étudiants qui refusaient d'abandonner leur ta- il les convoqua à son bureau, pour trois heures de l'après-midi, en vue de sanctions disciplinaires. Entre midi et trois heures, plus de 350 étudiants avaient signé une pétition disant qu'ils partageaient la responsa- bilité de leurs cinq camarades et demandant que les sanctions disciplinaires leur soient éten- dues à eux aussi. A 3 heures, les cinq étudiants présentèrent bureau du doyen, avec 395 autres. Le doyen refusa de les recevoir. Ils attendirent ; et pendant qu'ils attendaient, d'autres étudiants se joignaient à eux. Ils étaient 500 à l'heure de la fermeture des bureaux. Dans la soirée, le bruit courut que les cinq étu- diants du début et trois leaders de la manifestation de l'après- midi étaient suspendus pour une période indéfinie. Alors vint la première vraie bataille. A midi le lendemain le 11er octobre les étu- diants firent une manifestation pour protester à la fois contre les suspensions et contre l'inter- diction d'utiliser les tables. Cel- les-ci furent occupées. La police universitaire arrêta un étudiant, Jack Weinberg, qui était à la table du CORE (organisation pour l'égalité raciale); il bougea pas et fut traîné à la voiture de police. Mais lorsque colle-ci voulut démarrer, quel- qu'un s'assit devant elle ; l'ins- tant d'après la voiture était complètement entourée d'étu- diants assis. Des orateurs parlè- rent à la foule du toit de la voiture, qui était devenue à la fois la cellule de Jack Weinberg et le centre de la manifestation. Cela dura du jeudi midi au ven- dredi soir. La voiture de police fut constamment entourée d'étu- diants dont le nombre varia entre cinq cents la nuit et trois mille le jour. Pendant toute cette semaine, le Président de l'Université, Clark Kerr, refusa de recevoir aucun délégué étudiant. Pendant la manifestation, un étudiant dit : « Clark Kerr a écrit que l'univer- sité est une usine à fabriquer des spécialistes. Il nous consi- dère comme des numéros. Eh bien, si c'est cela le langage qu'il comprend, nous allons lui montrer notre nombre ». Le vendredi soir, Kerr céda. II céda nombre et à la persistence, mais aussi à désir de voir l'ordre rétabli pour la journée officielle de visite des parents. A ce moment la zone de la manifestation était pour- tant entourée par cinq cents policiers. Pendant que les délégués dis- cutaient avec Kerr, les manifes- tants se préparaient à des arres- tations massives. Ils recevaient des conseils d'un avocat et aussi d'utiles suggestions de vétérans de la lutte pour les droits civi- ques qui avaient déjà l'expé- rience des arrestations et de la prison. On décida que seuls ceux qui étaient bien décidés à laisser arrêter resteraient assis autour de la voiture. Il y eut 500, tandis que 2.000 autres assistaient. C'est à moment que les négociateurs re- vinrent avec un accord signé, qui faisait quelques concessions, mais ne garantissait pas la liber- té de parole et de réunion sur tout le campus. Les étudiants, se dispersèrent vec des senti- ments contradictoires : soulage- ment après la tension, et désap- pointement. Ils comprenaient aussi que ceci n'était que la première bataille. Des pressions extérieures s'exerçaient aussi sur Kerr : un membre du conseil municipal de Berkeley critiquait l'attitude se en ce ne 69 ne appaisante de Kerr ; il aurait voulu que les manifestants soient chassés à coups de lances d'in- cendie, et si cela suffisait pas, faire appel à l'armée. Le président le chancelier étaient très sensibles à ce genre de pres- sion. Ils avaient déjà fait venir la police d'Oakland, réputée pour amour des méthodes violentes. C'est seulement le sens des responsabilités des étudiants, et en particulier des négociateurs qui a empêché le déchaînement de violences. son diatement faute de quoi, les négociateurs seraient responsa- bles de la suite. Devant une telle attitude, les négociateurs auraient été parfaitement justi- fiés d'interrompre la discussion ; heureusement, ils restèrent cal- mes et négocièrent l'accord point par point, refusant de souscrire à toute clause qui n'aurait pas l'approbation de leurs camara- des assis autour de la voiture de police, présentant pas d'exigences inacceptables pour Kerr, refusant de rompre les négociations. On peut se deman- der qui avait un comportement d'adulte et qui avait un portement infantile ce jour-là : les étudiants ou ceux qui sont chargés de leur éducation ? ne com- Pendant les négociations, Kerr agitait toujours le spectre d'une émeute, disant qu'il ne pourrait pas retenir la police, qu'ils de- vaient signer un accord immé- 3. L'ACCORD L'accord passé entre Kerr et les représentants des étudiants por- tait sur les points suivants : 1. Cessation de la manifestation en cours. 2. Un comité composé d'étudiants, de professeurs et de membres de l'administration de l'université discutera du problème des activités politiques à l'université et de leur contrôle et fera des recomman- dations à l'administration. 3. L'étudiant arrêté sera libéré et l'université ne le poursuivra pas. 4. La durée de la suspension des étudiants suspendus (les 5+3 du mercredi) sera soumise au « Comité de conduite des étudiants du sénat académique ». 5. Les activités des organisations d'étudiants continueront dans le respect des règles de l'université. Au cours des péripéties de cette période beaucoup d'étudiants prirent conscience que la liberté de parole, la liberté de presse, la liberté d'association, tous droits reconnus par la constitution des Etats-Unis et s'imposant comme tels à l'Université de Californie (qui est une université d'Etat) étaient en fait soumises pour eux à toute une série de restrictions : autorisation préalable des réunions, paye- ment des policiers chargés de les surveiller, etc... A l'occasion de ces incidents, une organisation, le « Free Speech Movement », se dégagea comme le porte-parole de la liberté d'ex- pression et d'action politiques. Elle avança le programme suivant : 1. Droit pour les étudiants de parler librement en public, et de donner la parole à toute personne qu'ils invitent dans les bâtiments universitaires, sous la seule réserve que cela ne gêne ni la circu- lation ni les cours normaux. (Dans beaucoup d'universités, des incidents étaient nés lorsque des groupes d'étudiants avaient invité des orateurs « Communistes », au sens mac-carthyste du mot). 2. La propagande politique sera permise dans tous les territoires universitaires, sous les seules réserves mentionnées en 1. 3. Les limitations administratives réunions (préavis de 72 heures, payement de la « protection policière », présence de « mode- rateurs » de l'Université, ...) seront revues. aux 70 On assiste donc à un réel élargissement des objectifs. En même temps des manifestations de solidarité et des revendications analo- gues s'expriment dans de nombreuses autres universités américaines. 4. L'IMPASSE Suit une période de discussions et de manæuvres de la part de l'administration au sujet de l'interprétation de l'accord : actions unilatérales pour influencer les comités prévus dans l'accord en y introduisant des professeurs et des étudiants soumis aux vues de l'administration ; exigences de la part des étudiants que les représen- tants des étudiants et des professeurs soient désignés par leur corps et non par l'administration ; manquvres dilatoires au sujet du maintien des sanctions prises contre les premiers étudiants. Finalement un accord est conclu sur la composition du comité. Il prévoit que ses décisions devront être prises à l'unanimité et que le Président « considérerait très sérieusement » toutes ses propositions. C'est le moment que choisit Kerr pour dénoncer à la presse la présence de « 40 % de non-étudiants, dont la moitié de commu- nistes » dans le Free Speech Movement. Le même soir le conseil d'administration de l'Université annonça qu'il avait établi son propre comité pour s'occuper des problèmes litigieux. Kerr avait aussi pris contact avec la chambre des députés de Californie, pour qu'une loi déclare illégale toute activité politique dans l'enceinte de l'université. Le journal du F. S. M. répondit aux allégations de Kerr : « Nous ne sommes pas les professionnels de l'agitation qu'on nous accuse d'être ; mais nous en train d'apprendre rapidement à le devenir ; et nous n'oublierons pas ces leçons-là ». Les soi-disant progressistes habituels prodiguaient aussi leurs conseils : « ne vous aliénez pas la sympathie des gens extérieurs à l'université. » Mais les étudiants avaient compris qu'il n'y avait rien à gagner et beaucoup de temps à perdre à ces discussions de procédure et d ces prétendues négociations, que les jours devenaient des semaines et les désaccords des impasses et qu'il était nécessaire de retourner au pouvoir du nombre et de l'action directe. sommes 5. LA REPRISE DE L'ACTION. derrière les tables. La conversa- tion fut la suivante : Est-ce vous qui utilisez cet- te table ? Oui. Rassemblez-vous de l'ar- gent ? Le 9 novembre, un lundi, une dizaine de tables de propagande furent érigées non pas à l'en- droit habituel, mais en face du principal bâtiment administratif de l'université, donc en violation ouverte de la règle, toujours en vigueur, qui limitait ces activi- tés aux zones situées près des entrées du campus. Environ 500 étudiants étaient présents. Divers orateurs s'a- drossdrent à cux pendant deux heures, y compris des profes- Neurs sympathisants du mouve- ment. Un peu après une demi-dou- zaine de doyens arrivèrent et s'adressèrent aux étudiants assis J'accepte celui qu'on me donne. Avez-vous une autorisa- tion ? Non. Savez-vous que vous vio- lez le règlement de l'Université ? Je sais que le règlement de l'Université est anticonstitution- nel. Allez-vous cesser cette acti- vité ? Non. -:71 me son au rut de noms. « Le / se sen- Veuillez donner votre identité. L'étudiant donnait alors nom, ou montrait sa carte d'étu- diant. Aussitôt, il se levait, ; un autre étudiant prenait sa place, et la même scène se reprodui- sait. 75 noms furent ainsi enre- gistrés ; les doyens refusèrent d'en prendre davantage bien qu'il y eut de longues queues d'étudiants attendant derrière chaque table. Une fois de plus, la solidarité payait. Le lendemain, le mardi, il y avait encore plus de tables, et pour s'y installer environ 200 étudiants. Aucun doyen n'appa- pour prendre Aussi envoya-t-on à l'adminis- tration une liste de ceux qui étaient présents, plus environ 500 noms qui n'avaient pas été pris la veille. Toute la semaine, des tables furent érigées en face du bâtiment administratif, et il fut décidé qu'elles y resteraient jusqu'à ce que leur présence soit reconnue légale dans les endroits habituels. Ces tables eurent l'honneur de toutes sortes de visites. En plus de centaines de journalistes et de photographes, il y eut le mai- re de Berkeley, des fonctionnai- res du procureur de la Républi- que, des agents de comités de vigilance d'extrême droite et, évidemment, des agents F. B. I., plus occupés à cela qu'à rechercher les meurtriers du Mississipi. Les autorités univer- sitaires aussi bien qu'extérieu- res commençaient à prendre l'af- faire très au sérieux. Le journal du F. S. M. publiait les nouvelles dès qu'elles étaient disponibles et même temps éclairait les aspects plus fonda- mentaux de la lutte, soulignant que le combat pour la liberté d'expression amenait en fait à mettre en cause la structure du pouvoir, que si on met celle-ci en cause dans l'université, on est amené à la mettre en cause à l'extérieur aussi ; que la lutte en vue de cette démocratie véri- table ne peut se faire que par des actions de masse basées sur la solidarité de tous ceux qui y sont impliqués et non par des atermoiements et des apaise- ments tactiques. Le F. S. M. publia lui-même de nouvelles règles organisant la liberté de parole et l'action politique. Elles furent appliquées pendant trois semaines. Pendant trois semaines cet aspect de la vie universitaire fut géré par les étudiants. Une autre espèce de fonctionnement de l'Univer- sité commençait à se manifes- ter. Finalement le < Bureau des Régents de l'Université » se réu- nit pour mettre un terme conflit, Bureau des. Ré- gents » disent les statuts de l'Université « représente la com- munauté Californienne ». En fait il est composé de présidents de grandes compagnies. On y voit figurer aussi une certaine Mada- me Randolph Hearst, « ména- gère ». Les étudiants ne taient pas tellement bien repré- sentés par cette institution. Aus- si organisèrent-ils une mani- festation, qui réunit 5.000 étu- diants, autour du bâtiment où étaient réunis les Régents. Ceux- ci se refusèrent à recevoir toute délégation des étudiants. Après la réunion, l'adminis- tration publia les nouvelles rè- gles. C'était pratiquement celles d'avant le conflit avec en plus des sanctions pour toute activité politique pouvant « conduire » à des activités, illégales en dehors de l'université, le caractère de celles-ci étant décidé par l'ad- ministration. Les étudiants firent remarquer que si « activités illégales » il y avait, ils préfé- raient encore être jugés par les tribunaux, où ils auraient moins le droit de se défendre. Toutefois, comme le droit d'établir des tables de propa- gande leur était rendu, il était difficile d'amener les étudiants à contester les droits arbitraires que s'arrogeait l'administration. D'autant plus que le F. S. M. était maintenant gonflé en effec- tifs par des centaines de nou- du en au 72 vcaux membres, moins formés politiquement, se laissant pren- dre par les sirènes tactiques de l'administration et exerçant une action modératrice. Un des lea- ders de la tendance dure expri- son regret de « coïtus interruptus social ». sur ma ce OCCUPATION 6. LA GRANDE DES LOCAUX ce aux C'est à moment où tout semblait s'éteindre que l'Admi- nistration remit le feu aux pou- dres en annonçant des mesures disciplinaires contre deux des principaux leaders. On avait laissé tomber toutes les autres accusations, mais on poursuivait ces deux-là pour l'immobilisa- tion de la voiture de police ; l'un d'eux était en plus accusé de menaces et de violences con- tre un policier au cours des inci- dents de cette journée. L'administration croyait-elle que les choses étaient suffisam- ment tassées pour qu'elle puisse prendre une revanche ? Ou bien s'agissait-il d'une provocation pour créer un nouveau conflit dont elle espérait sortir victo- rieuse cette fois ? Toujours est-il que les étudiants de Berkeley réagirent vivement et montre- rent qu'ils avaient compris, et bien compris, la leçon de la soli- darité. Les sanctions avaient été annoncées un vendredi, le 27 no- vembre. Le week-end on discuta et on s'organisa. Le lundi et le mardi, des manifestations exi- gèrent l'abandon par l'Univer- sité des poursuites pour des faits relevant des tribunaux ordinai- res. Puis, le 2 décembre à midi commença la plus grande mani- festation : l'occupation en masse de Sprout-Hall, le bâtiment ad- ministratif de l'Université. 1.500 étudiants, orchestre en tête et chantant, entrèrent dans le bâti- ment ct l'occupèrent du haut on bas. Le travail cessa et les employés rentrèrent chez eux. Il ne s'agissait cependant pas de créer de l'obstruction. Le bâti- ment fut déclaré le siège de I' « Université libre de Califor- nie ». Un étage fut réservé com- me salles d'études. Les étudiants en doctorat donnèrent des cours, de mathématiques, d'histoire, de biologie ... mais aussi les droits civiques, la politique, la situation des noirs, On orga- nisa un ciné-club. Ailleurs on jouait aux cartes, on chantait, on pinçait la guitare. Les étu- diants occupaient le cour de l'Université. A 7 heures, heure de ferme- ture officielle du bâtiment, les étudiants furent invités à quit- ter les lieux. Ils restérent. A minuit, ils s'installèrent pour la nuit, n'attendant pas d'offensive avant le matin. Mais à deux heu- res et demie, le bruit courut d'une intervention prochaine. Ils se préparèrent à l'arrestation (les filles enlevaient leurs boucles d'oreilles, les garçons débouton- naient leur chemise, etc...). Il n'y avait pourtant que quelques po- liciers paisibles aux alentours. A trois heures et quart le Chan- celier Strong vint faire une pro- clamation ordonnant étu- diants de se disperser. A trois heures et demie les arrestations commencèrent. Elles durèrent treize heures. 800 personnes furent arrêtées. Presque tous opposèrent la résistance passive, laissant traîner dans les couloirs et les escaliers, non pas par conviction de non-violence, mais parce que cela leur paraissait la meilleu- tactique pour troubler et ralentir les arrestations, et leur donner ainsi le plus grand reten- tissement. 700 policiers partici- paient à l'opération. Les poli- ciers après heure, n'a- vaient pu arrêter que 20 per- sonnes, et la plupart des autres s'étaient recouchés. Si bien qu'à huit heures du matin quand les employés et les autres étu- diants arrivèrent ils n'avaient fait qu'un quart de leur travail. A l'extérieur il y avait aussi, une foule de curieux et de jour- nalistes que les étudiants haran- guaient par les fenêtres. La poli- devint brutale pour empê- cher cela. C'est ainsi que des se re une се 73 scènes particulièrement brutales ont été retransmises à la télé- vision. Avant la fin des arrestations, grève générale paralysa l'université, suivie à 65 %. Plu- sieurs professeurs y participè- rent aussi. Le syndicat des trans- porteurs refusa d'alimenter l'uni- versité. La guerre était mainte- nant ouverte entre les étudiants et l'administration. une 7. DUALITÉ DE POUVOIR ? une Après quelques jours de confusion, l'administration annonça que le lundi de la semaine suivante, les cours seraient suspendus et qu'il y aurait réunion générale au Grand Théâtre de l'Université. 15.000 personnes y assistèrent. Le Président Clark Kerr fit une proclamation qui était pratiquement une capitulation générale : aucune poursuite pour les actes passés ; maintien provisoire des anciennes règles sur la liberté de parole, jusqu'au moment où un comité académique aurait déposé des propositions pour un nouveau système. Les dirigeants étudiants furent follement applaudis. Ils invité- rent à une réunion de masse, qui se tiendrait immédiatement après celle du Président Kerr. 8.000 étudiants y participèrent (pendant ce temps, les étudiants « loyalistes » réunissaient 500 personnes). La réunion du F. S. M. fut une assemblée révolutionnaire. Plusieurs professeurs prirent la parole. Un doyen de Faculté déclara : « Vous avez le pouvoir. Je vous demande de l'exercer avec sagesse ». L'exi- gence générale était que les décisions soient prises par les organis- mes de professeurs et d'étudiants et non plus par l'administration. Le travail reprit normalement le lendemain. Nous n'avons pas de nouvelles sur ce qui s'est passé depuis est évident que situation demeure explosive. Mais per- sonne ne peut affirmer qu'elle explosera ou pas. La situation est révolutionnaire ; elle échappe à la prédiction. L'administration reste puissante. Elle est appuyée par l'appareil d'Etat de Californie. Mais si de nouveaux événements se produisent, ils ont toute chance d'être intéressants. De plus, il est probable que les événements de Berkeley auront une profonde répercussion dans d'autres universités. Le conflit est né apparemment d'un problème de liberté d'expres- sion. Mais en fait il est beaucoup plus profond. L'administration de l'université est composée d'éminents porte-paroles de la société bureaucratique (voir infra : «La mentalité de Clark Kerr »). La carte perforée IBM est devenue dans les manifestations un symbole de ce que les étudiants refusent (ils en portaient à la boutonnière avec des slogans inscrits dessus). Au cour du conflit il y a toute la structure autoritaire de la société américaine. L'université et son administration sont un reflet du pays qu'il faut conquérir et du gouvernement qu'il faut balayer. La classe dirigeante l'a compris ainsi, qui n'a cessé d'exiger la plus féroce répression. L'Université dépend de cette classe dominante, financièrement notamment ; mais les étudiants et les professeurs sont l'Université, qui ne peut exister sans eux ou contre eux, s'ils opposent la force de leur nombre. 74- La mentalité de Clark Kerr Nous traduisons ici une analyse parue dans le journal de nos camarades anglais « Solidarity », de la brochure « The Mind of Clark Kerr » par Hal Draper, socialiste indépendant aux Etats-Unis. Draper analyse la vision du monde du Président de l'Université de Cali- fornie, celui qui a fait venir plus d'un millier de policiers pour écraser les manifestations étudiantes dont nos lecteurs viennent de lire le récit. Quelle sorte d'homme est Clark Kerr, Président de l'Université de Californie ? Quelle sorte de « pédagogue » appellerait mille poli- ciers prêts à utiliser bombes lacrymogènes et bâtons pour l'aider à restaurer le respect d'un certain type de « loi » et un cer- tain type « d'ordre » chez les étudiants ? Qu'est-ce qui se passe vraiment dans la tête d'un Dirigeant d'une Université Américaine moderne ? La brochure de Draper (publiée par l'Independant Socialist Club P. O. Box 910, Berkeley 1, California, U. S. A.) est dédiée aux « étudiants qui ont fait le sit-down ». Elle contribue à faire compren- dre les raisons de la Bataille de Berkeley des 1-2 octobre 1964. Cette contribution est dans la meilleure tradition de la littérature révolu- tionnaire : sobre, bien documentée, courageuse et capable d'inspirer des actions ultérieures. Nous la citerons largement. La brochure est en réalité une critique de deux livres écrits par Clark Kerr (1). Ensemble, ces deux livres présentent une image générale de la conception qu'a Kerr de la société américaine actuelle et de la place qu'il donne au nouveau type d'université, la « multi- versité », dans une telle société. Ces livres proclament ouvertement des convictions, qui, dit Draper, sont 'courantes dans maints milieux académiques et élitistes ', bien que souvent 'formulées seulement en termes allusifs'. Des hauteurs olympiennes du non-engagement, Kerr analyse et décrit la venue de la société bureaucratique. Il n'exprime pas ouvertement son avis, mais se présente comme ' l'interprète de la réalité inexorable'. Il est, pour ainsi dire, le 'Bureaucrate de l'Histoire, nous informant simplement des moyens d'agir en conformité avec ses règles '. Il aimerait qu'on prenne sa vision de l'avenir comme ’l'impératif de l'histoire : Voici le 'rêve orgiastique d'un paradis bureaucratique’ selon Kerr : 1. Le Nouvel Ordre résultera (et résulte) de la convergence actuelle des deux systèmes principaux : le capitalisme qui devient de plus en plus autoritaire et bureaucratique, et qui est sur le chemin du totalitarisme Soviétique, et le système communiste Russe, qui s'est adouci ; les deux convergent quelque part à mi-chemin pour devenir un « Industrialisme » non différencié. Ce qui les pousse, ce sont les forces de l'industrialisation. C'est le chemin du progrès. 2. L'Etat de Leviathan a pris le pouvoir ; 'il est partout, « omni- présent ». L'Etat ne disparaîtra jamais, comme l'avait prédit l'uto- piste Marx : 3. «L'Elitisme » Bureaucratique bat son plein : 'Les éléments progressistes et socialement décisifs sont uniquement les « cadres, privés ou fonctionnaires », et leurs techniciens et spécialistes. « C'est l'avant-garde ». Et Kerr les nomme : « En particulier, nous aimerions (1) Industrialism and Industrial Man by G. Kerr, J.-T. Dunlop, F. Harbison et C.-A. Myers (Harvard University Press, 1960) et The Uses of the University, par C. Kerr, (Harvard, 1963). Les doubles guillemets sont de Kerr, les simples guillemets de Draper. - 75 census SOR nous adresser aux intellectuels, aux cadres, aux dirigeants du gou- vernement et aux dirigeants syndicalistes qui gèrent et qui géreront leur pays... » Il ne prétend évidemment pas laisser un rôle au peuple. 4. L'avenir. « Nous allons vers un système de parti unique, de fait sinon ouvertement ». « L'âge des idéologies est fini ». « La société bureaucratique a besoin d'une administration... la bureaucratie poli- 'tique bienveillante et l'oligarchie économique bienveillante sont comme les masses tolérantes ». « La vie parlementaire peut paraître de plus en plus décadente et les partis politiques simplement des bureaucraties supplémentaires... non seulement les dictatures mais aussi les démocraties sont guidées ». « Toutes les élites se ressem- bleront de plus en plus. Des professionnels s'occuperont de l'économie : l'entreprise financière est toujours autoritaire, au fond, de par son besoin d'efficacité... Il faut concentrer l'autorité ». « On oubliera les luttes de classes, qui seront remplacées par le concours bureau- cratique... les bordereaux couleront, et non le sang ». Il n'y aura ni individu indépendant, ni fourmi mais un être hybride. En tant que travailleur « il sera sujet à une conformité très poussée » dans la pro- duction, ce qu'il acceptera « comme un fait immuable. L'Etat, les dirigeants, les syndicats sont tous des agents disciplinaires ». Il y aura une certaine « liberté ». « La Société a atteint le con- et il est peut-être moins nécessaire pour « Big Brother » d'exercer une surveillance politique. On n'aura pas, non plus besoin d'employer la génétique ni les moyens chimiques pour éviter la révolte. Il n'y aura pas de révolte, de toute façon, sauf des petites révoltes bureaucratiques qui pourront être mâtées chacune en temps ». 5. Dans tout ceci, on ne perd pas son temps en 'louanges rituelles de la démocratie'. Aucune prétention démocratique même pas du bout des lèvres. Que restera-t-il de la liberté ? « Peut-être en aura-t-on dans les loisirs individuels. Le conservatisme bureaucra- tique dans la vie économique et politique pourrait être accompagné d'une nouvelle bohème dans la vie privée. Le système économique sera peut-être très ordonné et le système politique stérile du point de vue idéologique, mais les aspects recréationnels et culturels pour- raient être divers et changeants. Le nouvel esclavage à la technolo- gie amènera peut-être une nouvelle recherche de la diversité et de l'individualité ». Kerr se console, « Le nouvel esclavage et la nou- velle liberté marchent la main dans la main ». Et n'y aura-t-il pas de protestations contre tout cela ? Pas d'op- position ? Kerr dit que non : de qui viendrait-elle ? Les intellectuels ? Voici ce que Kerr en dit : « Les intellectuels (y compris les étudiants d'université) sont un élément particulière- ment peu solide, capable de réactions extrêmes dans des situations objectives plus extrêmes que tout autre groupe social. Ils sont naturellement irresponsables, en ce qu'ils n'ont aucun engagement durable vis-à-vis d'une institution ou d'une philosophie, et ne peu- vent pas répondre des conséquences de leurs actes. Il en résulte que personne, y compris eux-mêmes, n'a confiance en eux ». Et de toute façon, selon Kerr, les bureaucrates sauront s'en occuper. « Celui qui sait le mieux attirer ou capter les intellectuels et se servir d'eux joue un rôle important dans la société, car ils peuvent être un instrument utile aussi bien qu'une source de dangers ». Comme le dit Draper, 'Tout le monde doit être soit payé par le F. B. I. soit soupçonné par lui'. · Les travailleurs ? Non, dit Kerr. L'organisation hiérarchique aura détruit toute solidarité et toute volonté de lutte. «Un point essentiel est la séparation inévitable et éternelle entre ceux qui gèrent et ceux qui sont gérés ». L'U. R. S. S. s'est industrialisée et 76 7 se la Chine s'industrialise sans conflits organisés. Un mouvement ouvrier compté est devenu de plus en plus commun ». Draper dit dans sa brochure qu'il ne peut pas traiter de 'la puérilité scandaleuse de cette conception de l'histoire des contesta- tions en U. R. S. S. et en Chine, où littéralement des millions d'hom- ines ont dû être détruits dans l'opération consistant à « tenir en main la contestation ». Il rappelle seulement à ses lecteurs que près de 1.000 policiers furent appelési par Kerr lui-même sur le campus de Californie pour « tenir en main la contestation » des étudiants. Avec une telle conception de la société, on devine facilement le rôle que Kerr donne à l'université moderne (ou « multiversité », comme il l'appelle). Kerr montre l'université comme une institution qui est et qui sera de plus en plus identique à une entreprise industrielle'. Quand Kerr parle du « produit invisible de l'université, les connaissances » ce n'est pas une métaphore. Ecoutons-le : « La production, la distri- bution et la consommation des connaissances sous tous les aspects rend compte de 29 % du produit national... La production des connaissances s'accroît à peu près deux fois plus vite que le reste de l'économie... Le rôle joué par les chemins de fer dans la deuxième moitié du XIXe siècle et par l'automobile dans la première moitié du XX°, peut être tenu dans la seconde moitié de celui-ci par l'indus- trie des connaissances ; à savoir constituer le foyer de la croissance nationale ». « L'université et certaines portions de l'industrie devien- nent de plus en plus semblables. Le professeur, du moins dans les sciences naturelles et sociales, devient de plus en plus un entrepre- neur. Les deux mondes convergent physiquement et psychologi- quement ». « L’université, dit Kerr correctement, situe dans le tissu social général de son époque ». Il rejette avec un mépris justifia- ble la vieille idée de la Tor d'Ivoire (non pas parce qu'elle ferait des connaissances et de la culture des attributs de la classe domi- nante, mais parce qu'elle ne rend pas, du point de vue technique). L'intégration de l'université, pour Kerr, consiste à la mettre au service des couches dominantes. «Les hommes politiques ont besoin d'idées nouvelles pour résoudre des problèmes nouveaux. Les organes d'exécution ont besoin de conseils d'experts sur la manière de traiter les vieux problèmes. Le professeur peut fournir les deux ». Kerr voit clairement le rôle de l'état dans cette transformation gigantesque. L'université doit s'adapter à l'influence des subventions massives qu'elle reçoit de l'état. La guerre froide, la course armements et le Spoutnik ont influencé profondément la forme et le contenu de l'éducation. « La multiversité a démontré comment elle peut s'adapter à de nouvelles possibilités de créativité, combien elle est sensible à l'argent... » Mais même dans ce paradis bureaucratique, rien n'est gratuit. Que donneront les universités en échange de cette aide énorme ? « Les organismes gouvernementaux exerceront des contrôles de plus en plus spécifiques, et l'université, habituée à son nouveau niveau de vie, les acceptera. A leur tour, les universités devront devenir plus sévères, centraliser l'autorité. Il est bien connu que dans cer- taines situations on ne peut pas se maintenir sans aide, alors une plus grande contrainte extérieure sera imposée dans la plupart des situations ». Clark Kerr n'a rien contre l'étiquette de bureaucrate : contraire. «A la place de l'autocratie, qui n'était pas toujours telle- ment agréable, il y a maintenant une bureaucratie qui est générale- ment bienveillante, comme dans tant d'autres pays. Au lieu des aux au 77 Capitaines de l'Erudition il y a les Capitaines de la Bureaucratie, qui sont parfois les esclaves sur leur propre navire ». Kerr se réjouit que les Hommes de l'Avenir dans la nouvelle Université-Usine ne soient ni les érudits (humanistes ou scientifi- ques), ni les enseignants, mais les « praticiens », les administra- teurs, qui comprennent maintenant de nombreux enseignants et des dirigeants de la société en général. Faut-il s'étonner que les étudiants de l'Université de Californie se soient révoltés ? - 78 LE MONDE EN QUESTION LE KHROUTCHTCHEVISME SANS KHROUTCHTCHEV la ligne que les Chinois ont déjà dénoncée comme étant celle du khouchtchevisme sans Khroucht- chev. Cela d'abord et surtout sur le plan intérieur. Dès le lendemain du départ de K., il fut proclamé que la « ligne du XXIIe congrès » serait main- tenue c'est-à-dire la libérali- sation du régime sous tous ses aspects. Les franchises des intel- lectuels et des artistes seraient respectées ; la consommation populaire serait développée, et, en ce qui concerne la gestion éco- nomique, l'assouplissement des structures allait se poursuivre. Ce dernier point est, jusqu'à nouvel ordre, l'essentiel. au avec La braderie de Décembre. en Moins de trois mois après, le limogeage de Khrouchtchev appa- raît comme une opération extrê- mement limitée à tous égards. Il n'a été accompagné ni d'une épuration de quelque envergure ni d'un véritable tournant politi- que, ni même d'une dénonciation en règle du dirigeant déchu. Du point de vue « technique », cette opération chirurgicale de haute précision est déjà significative de la Russie post-stalinienne en ce qu'elle est bien dans la ma- nière d'une bureaucratie très fi- nement structurée moins par comparaison l'instru- ment forgé par Staline et composée de managers obsédés, dans le domaine de l'exercice du pouvoir comme dans les autres, par le souci d'opérer aux moin- dres couts. Mais surtout, en agis- sant ainsi, les dirigeants sovié- tiques ont montré combien ils étaient conscients d'une part de la vulnérabilité ou, du moins, de la sensibilité extrême de la SO- ciété soviétique moderne, qui ne permet plus sous peine de mala- die peut-être mortelle, que l'on taille à vif dans sa chair comme faisait Staline ; d'autre part du caractère étroitement contrai- gnant des problèmes surgis de l'évolution sociale, économique et politique de l'U.R.S.S., du bloc communiste et même du monde entier. Nulle part autant qu'en U.R.S.S., on n'a l'impression de voir les dirigeants d'un pays mo- derne pris à la gorge par des problèmes (otages parce que les occidentaux ont menacé d'in- tervenir) n'ait eu d'autre but que de renverser au moins tempo- rairement la situation mili- taire au Congo faveur de Tshombé. Il est vrai que le Vietnam nord touche plus direc- tement l’U.R.S.S. que le Congo, mais aussi le risque était beau- coup moins grand d'intervenir au Congo. Ce qui semble clair, c'est que depuis la crise cubaine, l’U.R.S.S. laisse mener aux occi- dentaux des opérations de police « propres », limitées dans le temps et dans l'espace et affecte de n'être pas concernée. Aussi les autres, ne se gênent-ils pas. en ne ce ou ce comme P. CANJUERS GRAND FILM SUR LA PECHE SOUS-MARINE suivi d'un débat sur le travail, les loisirs et les sports. - Entrée gratuite. (affiche signée, dans un coin, en bas, en petits caractères : Parti Communiste Français, section de Boulogne, etc...) DU BON USAGE DES SARTRES « Il y avait à Paris, une Union des Etudiants Communistes ». Elle éditait un journal qui s'ap- pelait Clarté. Au début de l'his- toire, c'était une Union bien sage qui obéissait en toute chose au Parti et qui suivait sa ligne. Aussi était-elle bien traitée par le Parti qui lui donnait tout ce dont elle avait besoin, en parti- culier l'argent nécessaire à la publication de « Clarté ». Mais voici que l'U.E.C. se mit à affi- cher des velléités d'indépendance. Tantôt elle penchait vers la ligne d'un parti oncle, tantôt elle allait 83 . même jusqu'à écouter les mur- mures trompeurs de gens tout à fait étrangers à la famille. Le Parti en était tout à fait désolé. Il essaya tout pour la ramener dans le droit chemin. Mais dou- ceurs ou menaces, calineries ou violences, rien n'y fit. Non seule- ment, l’U.E.C. se refusa à pro- mettre de n'écouter que la voix sage du Parti mais elle afficha même des attitudes insolentes et cria si fort que les voisins surent tout de la dispute. Le Parti se fâcha et lui coupa les vivres. Comment faire désormais pour publier « Clarté » ? A ce point notre histoire pour- rait tourner tout à fait au conte de fées et continuer ainsi « l'U.C.E. se rendit compte que pour remplir son rôle elle devait se comporter en adulte. Elle an- nonça publiquement son autono- mie, dénonça les pressions dont elle avait été l'objet de la part du Parti. Elle édita « Clarté » (un « Clarté » bien diminué pour ce qui est du volume et de la qualité du papier) avec l'aide financière et l'appui pratique de ses militants et de ses lecteurs. Ce fut désormais journal sans compromission, qui essayait de donner à la politique tout le sens qu'elle peut avoir à notre époque, qui n'avait peur ni d'aborder des questions neuves et controversées ni de reconnaî- tre les limites de ce qu'il avait à dire, qui n'essayait pas d'attirer les gens par un aspect dépolitisé dans le fallacieux espoir de les repolitiser subrepticement. Evi- demment, cette ligne de conduite coûta à l'U.E.C. bien des déboires et bien des attaques ; il y eut beaucoup de difficultés financiè- res et la parution fut irrégu- lière... ». Mais trève de plaisanterie. L'affaire se passait en 1964. Il n'était pas question de rompre publiquement avec le Parti et il fallait trouver de l'argent pour continuer à paraître. Pour cela, on aurait pu vendre de la pâte dentifrice du coca-cola profit de « Clarté ». Mais les spé- cialistes en études de marché de l’U.E.C. indiquèrent une bien meilleure voie : dans notre éco- nomie où le « tertiaire » est en plein développement, il est beau- coup plus rentable de vendre de la culture. Et comme celle-ci ne demande qu'à se vendre, tout s'arrangea à merveille. C'est ainsi qu'en décembre, l'U.E.C. organisa à grands renforts de publicité, un débat public à la Mutualité, avec Sartre et Beauvoir comme têtes d'affiche. Cela garantissait le succès de foule. Aussi s'agis- sait-il de choisir les autres parti- cipants au débat, non pas dans le souci d'organiser un vrai dé- bat mais de façon à mettre en valeur les grandes vedettes, qui avaient d'ailleurs leurs caprices et leurs exigences (voir les dis- cussions autour de l'éventuelle participation d'Axelos). Malgré l'âge moyen du public, que tous les journaux ont monté en épingle, le cirque de la Mutua- lité atteste une fois de plus la sénilité des groupes de gauche et d'extrême-gauche, même parmi les étudiants. De quoi s'agit-il en effet pour ces organisations et au premier chef pour l'U.E.C. ? De trouver un substitut à la guerre d'Algérie. Pendant la guerre d'Algérie, l’U.E.C. et même l’U.N.E.F. pouvaient rassembler les étudiants pour leur parler politique au sens indubitable du terme et pas seulement pour leur en parler, mais pour organiser eux des actions auxquelles il ne suffisait pas d'assister mais auxquelles il fallait participer. L'agitation autour du problème algérien ayant pris fin, on rait pu penser que ces groupes sauraient au moins ouvrir le débat sur les nouveaux problèmes qui sont précisément les problè- mes politiques du monde. mo- derne à condition qu'on ac- cepte de les considérer comme tels, ce qui demande une liberté d'esprit dont un étudiant commu- niste, si frondeur soit-il à l'égard du parti-père, semble décidément, par construction, incapable. Alors que faire pour trouver quand même du monde, pour relancer « Clarté » ? On utilise les bonnes vieilles méthodes du un avec au- ou au 84 nouveau. papa (et des oncles, les curés) on organise une réunion-spectacle autour d'un sujet quelconque et on introduit la politique par la bande. Mais la politique intro- duite par la bande n'a pas pour autant un sens C'est toujours la bonne vieille notion de politique mais présentée sous un emballage équivoque. Et pour cette besogne louche, qui pour- rait-on trouver de plus indiqué que le héros de l'équivoque, la conscience à double entrée qui redécouvre l'humanisme et le sens de l'Histoire lorsque les Français répriment la révolution algérienne mais qui ne voit plus rien lorsque les tanks. écrasent l'un des mouvements révolutionnaires les plus éclai- rants de l'Histoire, l'échine à double détente qui se cabre fiè- rement devant l'oppression capi- taliste mais qui se ploie jusqu'à terre devant la dictature du par- ti, enfin, puisqu'il s'agissait de cela, le littérateur putassier qui, pour vendre des charmes avant- gardistes, cligne de l'oeil et roule des fesses, à longueur de milliers de pages suivant les recettes les plus éventées du plus vieux métier du monde - en un mot l'homme qui a su mériter le prix Nobel. Paul TIKAL russes DEUX BALS, DEUX MANIERES Deux façons bien différentes de s'amuser, d'organiser un bal, un spectacle et le décor de ce spectacle. C'est ce que l'on pouvait constater un samedi soir en passant du bal des Arts Décoratifs, 31, rue d'Ulm, au bal du Syndicat du Livre (C.G.T.), 94, boulevard Auguste- Blanqui. Rue d'Ulm, le Pop'Art envahit toute l'Ecole, salles de cours, éscaliers, couloirs, etc. Un peu partout, on remarque des inscriptions telles que « LE COUPABLE C'EST L'ETAT ». Au Syndicat du Livre, décor traditionnel d'une salle des fêtes : les murs s'ornent d'immen- ses panneaux proclamant des slogans cégétistes pour l'annulation de toutes les forces de frappe, pour la semaine de quarante heures, etc. Les étudiants, débraillés, déguisés, créent une ambiance sur- chauffée et se livrent à des jeux enfantins. Boulevard Auguste-Blan- qui, public de jeunes et de moins jeunes ouvriers d'imprimerie. Cer- tains, pour cette soirée annuelle, ont fait un effort vestimentaire, tandis que d'autres viennent dans une tenue « prolétaire ». Pour tous ces jeunes, ce bal est une sortie du samedi soir, où l'on se retrouve entre « gars du métier », en espérant qu'on pourra découvrir « l'âme soeur » de la semaine. Le contraste est tout aussi remo marquable du côté des orchestres. Au bal du Livre, les musiciens, entrés depuis longtemps dans la catégorie des « croulants », font évoluer les danseurs sur des rythmes modernes, tels que le twist, le madison. Au contraire, les étudiants des Arts décos gigotent caricaturalement sur des rythmes de java et de valses de la Belle Epoque exécutés par les fanfares folkloriques dont les musiciens ont encore l'âge des « yéyé ». La symétrie dans l'opposition est vraiment totale : de l'orchestre des Arts Décos ou de l'orchestre du Livre, on peut se demander quel est le plus folklorique. Rue d'Ulm, les étudiants ont à leur disposition deux bars : l'un, isolé du vacarme, offre du champagne ; l'autre ne proposant à l'assoiffé que du gros rouge et un blanc plutôt douteux. Rien d'ori- ginal au Syndicat du Livre, où une affiche avertit les affamés qu'ils peuvent commander des « casse-croûte ». Par contre et ce n'est pas le moins surprenant, dans cette salle placée sous le signe des slogans C.G.T., la bouteille de champagne est obligatoire pour ceux qui s'installent à une table. 85- Deux façons de s'amuser, reflétant deux manières de vivre, deux milieux sociaux bien différents et qui s'ignorent. Ceux qui rêvent d'une rencontre et d'une association des travailleurs et des étudiants n'auront pas la tâche facile. Michel LAIROT DES MEDECINS ET DES GREVES Un des événements qui avaient frappé l'opinion publique au début de l'année 1964 était la grève des médecins belges. Scandaleuse démission pour les uns, admirable réflexe de défense pour les autres, elle a ranimé les discussions sur l'organisation de la médecine, elle a fait l'objet d'innombrables controverses dans les revues spécialisées ou non et même a fait les gros titres des journaux pendant pas mal de temps. Depuis, les grèves de médecins entrent dans les moeurs. Rien qu'en feuilletant les journaux de décembre, on relève des petits échos concernant une grève des anesthésistes à Paris, une grève de solidarité des médecins de Meurthe-et-Moselle pour un de leurs confrères inculpé de non-assistance à une personne en danger, une grève toute paisible, cette fois des médecins belges des hôpitaux à propos d'un article obscur de la loi Leburton... Voilà : les grèves de médecins font partie du paysage. Elles attirent moins l'attention qu'une grève des services publics parce qu'on a moins besoin du médecin que du mécanicien de locomotive et elles n'étonnent pas plus parce qu'au fond on commence à ne plus bien voir la différence entre un médecin et un employé du métro. Ces grèves, qui à chaque fois détruisent un peu plus ce fameux rapport «libéral » d'homme à homme que les médecins prétendent vouloir maintenir avec leurs clients, attestent qu'ils entrent dans l'ordre bureaucratique et fonc- tionnarisé contre lequel précisément ils protestent... en faisant la grève. « APPRENEZ LE GESTE QUI SAUVE »... OU L'HUMANISME OCCIDENTAL EN QUATRE LEÇONS New York, mars 64 : Catherine Genovese est assassinée à coups de couteau dans la rue. Des centaines de gens assistent de leur fenêtre à la scène, qui dure un très long moment. Aucun n'intervient ni n'appelle la police, même par téléphone. Frouard (Meurthe-et-Moselle), 19 novembre 64 : Deux jeunes gens se battent pour une fille, au bal du samedi soir. L'un d'eux est poignardé par l'autre. Il a une artère sectionnée et perd son sang abondamment. Six garçons le regardent mourir dans la rue, sans faire un geste. Un autre jeune homme court chez le Dr Colin qui habite à proximité. Il l'éveille et lui demande de venir secourir le blessé. Le médecin refuse. Il prétendra par la suite que le jeune garçon lui avait dit qu'une ambulance avait été appelée. Trappes, 15 décembre 1964 : Une voiture renverse un piéton qui traversait la route sur un passage clouté. Une deuxième, puis, une troisième et probablement au moins encore une quatrième voi- ture écrasent l'homme étendu sur la chaussée. Aucune ne s'arrête. Ensuite environ 400 voitures font un écart pour éviter le corps mais ne s'arrêtent pas non plus. Quelque part en brousse, au Congo (d'après le « Messaggero » du 18/12/64 et le « Guardian » du 19/12/64) : Une équipe de cinéastes italiens accompagne un groupe de mercenaires afin de recueillir des 86 scènes intéressantes pouvant servir ultérieurement à la fabrication d'un grand film d'aventures (il ne s'agit pas de bandes d'actualités). Alors qu'ils cheminent dans la brousse, trois petits Africains viennent à eux et leur adressent la parole dans leur langage. Geste machinal d'un des mercenaires qui braque sur les trois enfants sa mitraillette. « Un instant, s'écrient les cinéastes, nos caméras ne sont pas au point ». Le mercenaire abaisse son arme. « Ça y est, nos caméras sont au point », disent les cinéastes. Le mercenaire abat les trois enfants. Les cinéastes tournent. LA GREVE DE LA GENERAL MOTORS ANNONCE-T-ELLE DE NOUVELLES LUTTES SOCIALES ? « sit- (D'après l'hebdomadaire améri- cain « Nation » du 16 nov. 1964). La récente grève de la Général Motors qui a duré six semaines peut être considérée comme la plus longue et la plus importante grève sauvage depuis les downs » des années trente. Après l'accord obtenu chez Chrysler puis chez Ford, tout le monde s'attendait à une négo- ciation facile. Le 26 septembre, Business Week pouvait ainsi ré- sumer la situation : « il ne reste plus que des questions non éco- nomiques à régler. Un accord formel n'aura doute pas lieu avant la date limite, une grève reste possible mais elle est improbable>. La direction elle-même fut surprise. Quelques heures avant la date limite, les dirigeants syn- dicaux étaient prêts à accepter ses offres : « Nous avons obtenu davantage pour les conditions de travail que dans les trois ou quatre dernières négociations ». Mais cette amélioration en elle- même s'avéra une de conflits, en montrant aux diri- geants locaux combien cette question vitale des conditions, de travail avait été négligée dans le passé, tandis que le syndicat ne s'occupait que d'obtenir des bé- néfices marginaux. Pour la base, questions apparaissaient bien plus déci- sives que les bénéfices économi- ques séduisants obtenus chez Chrysler et acceptés par Ford et Général Motors. Dans quatre domaines d'importance majeure pour les hommes et les femmes travaillant à la chaîne, les pré- cédents contrats obtenus à la General Motors bien qu'aussi avantageux du point de vue éco- nomique étaient bien infé- rieurs à ceux obtenus chez Ford et chez Chrysler. Ces quatre domaines étaient : les normes de production, l'allocation de temps aux délégués syndicaux pour s'occuper des revendications, les mesures disciplinaires et les heures supplémentaires obligatoi- res. Reuther, le chef du syndicat de l'automobile, ne put convain- cre les représentants de la base d'accepter l'offre finale de la G.M. L'accord fut refusé par 10 voix contre 1 : la grève s'en- suivit. sans ne au Source La situation étonnante dans laquelle le meilleur contrat ob- tenu depuis une décennie et demie s'avéra le moins satisfaisant pour les syndicats locaux constituait que l'un des para- doxes qui survinrent cours des négociations de l'automne dernier. La General Motors et l’U.A.W. (syndicat des travailleurs de l'automobile) désiraient tel.' lement éviter les effets indirects de la grève que les deux camps se mirent tout de suite d'accord pour que le plus grand nombre d'ateliers continuent à travailler, de manière que Ford et Chrys- ler, qui utilisent certaines pièces fabriquées par G.M., ne soient pas affectés par le conflit. Les conséquences de cette décision ces 87 la une furent de donner un avantage à Ford et à Chrysler dans la compétition. Chrysler accrut ses ventes de 23 % et Ford de 12 %. Mais ce n'était pas inquiétant pour G.M., bien que ses clients aient réclamé à cor et à cri des voitures. Pendant dernière décennie, le problème le plus cru- cial de la G.M. est de ne pas avoir une part trop importante du marché de l'automobile (elle atteint jusqu'à 56 % des ventes totales) pour échapper aux lois antitrust. C'est pour cela que pendant les deux premières semaines, la grève provoqua peu d'inquiétudes à la G.M. Pour leur part, les ouvriers avaient tellement fait d'heures supplémentaires pen- dant les deux dernières années qu'une courte grève était détente bienvenue. De plus, les arrêts de travail brefs servent de soupape de sûreté pour l'agressivité des ouvriers. Les dirigeants de la G.M. le savent bien comme ils savent que la production perdue peut être faci- lement rattrapée par les heures supplémentaires. Cependant bout de quelque temps on com- mençait à craindre les répercus- sions sur l'économie qui auraient pu influencer défavorablement l'élection du Président Johnson. Celui-ci commençait à exercer une pression sur la G.M. Une réunion du conseil syndical fut convoquée, et les questions natio- nales réglées, laissant aux bran- ches locales le droit de continuer de débrayer jusqu'à la résolution des conflits locaux. Ainsi la grève se termina officiellement le 25 octobre alors que 28 des 123 branches locales produisant 77 % des voitures G.M. conti- nuaient leur grève jusqu'au 6 novembre. Ce résumé des événements est intéressant à deux égards. Tout d'abord, il montre que ce n'est pas Reuther qui a encouragé la grève, mais que lui et ses amis ont appelé à la grève officielle pour éviter une répétition des grèves sauvages de 1958 et de 1961. Cette fois-ci, le syndicat U.A.W. était décidé à garder les rênes en main. Reuther croyait qu'il avait gagné des avantages < irrésistibles ». Ce n'était pas de sa faute si les travailleurs avaient d'autres revendications plus im- portantes que lui ou les patrons de la G.M. ne le croyaient. Et surtout cette grève illustre le fait que nous entrons dans une nouvelle phase du mouve- ment ouvrier. Elle a été décrite récemment par Stan Brams, édi- teur de « Labor Trends » : « Aujourd'hui une Troisième Force se développe dans le monde du travail (les deux autres étant le capitalisme et la tion syndicale). La pression de cette troisième force, des idées et des projets de la base est dirigée à la fois contre le syndicat et contre les compagnies. Elle est devenue de plus en plus forte ces dernières années, et c'est elle qui est la cause de ce qui parait comme une contradiction entre les revendications des travailleurs et la stratégie syndi- cale. Et cette pression ira augmentant ». Tout dans la situation actuelle confirme cette appréciation. au en SUR POPULATION ABSOLUE ET RELATIVE La surpopulation est un phénomène universel mais il revêt des formes très différentes selon le stade de développement où les divers pays se trouvent. De plus chacun s'attaque au problème aves les moyens que lui suggère son génie propre. Aux Indes, par exemple si profondément marquées par la religion que celle-ci interdit de tuer les vaches comme chacun sait le problème du surpeu- plement des bovidés va sans doute être bientôt résolu grâce à un double S en matière plastique introduit dans l'utérus des femelles. L'équipement d'une vache avec cet engin est très facile et ne 88 contredit en rien aux principes fondamentaux de la culture hin- doue. Aux Etats-Unis, le pays le plus riche du monde, les problèmes sont quelque peu différents. Le reproductian des citoyens est accueillie avec faveur mais là aussi, les valeurs morales gardent tous leurs droits. La reproduction est encouragée mais à condition qu'elle s'accomplisse dans la légitimité et surtout dans la prospérité, deux valeurs clés de la civilisation américaine. Une mère célibataire de 25 ans en a fait dernièrement l'expérience à Newark (New Jersey) : elle a été condamnée à rester en prison pour une durée indéfinie parce qu'elle a trop d'enfants. Elle avait pourtant obtenu un sursis en 1962. Le juge s'était contenté de lui enjoindre de trouver un emploi pour nourrir ses quatre enfants et le cinquième qu'elle attendait. Le même juge l'a condamnée cette année en déclarant : « Je vous avais enjoint de ne plus avoir d'enfants illégitimes et vous avez violé mon injonction ». REFLEXIONS SUR LA PREMIERE INTERNATIONALE ou une en Au milieu du mois de novem- bre dernier, s'est tenu à Paris, pendant trois jours, un colloque international sur la Première Internationale, à l'occasion du centenaire de sa fondation. Ce n'était pas là une manifestation commémorative sur le ton ly- rique, comme il s'en est tenu, ici là, mais assemblée d'historiens soucieux d'appliquer les méthodes de la recherche scientifique et de répondre no- tamment aux questions suivan- tes : où et quand l'Internationale s'est-elle implantée, dans quelles conditions et avec quel succès. Il ne s'agit pas, ici, de résu- les réponses qui furent apportées mais de souligner cer- tains faits, peu mal connus,qui invalident les croyan- ces pieusement répandues et entretenues par le marxisme militant, faits qui, en même temps, contribueront à faire ap- paraître la vanité d'une organi- sation (même si elle se veut un instrument révolutionnaire), lors- qu'elle reproduit dans sa struc- ture et ses méthodes la division entre dirigeants et exécutants. Si on ne s'entend guère sur l'importance historique de la Première Internationale, c'est qu'il s'avère impossible de chif- frer même approximativement le nombre de ses adhérents. M. J. Maitron a avancé le chiffre de quelques milliers ; J. Rou- gerie (1) celui de quelques dizai- nes de milliers et Bruhat quel- ques centaines de milliers. On explique ces différences en remar- quant que le premier parle des militants connus de la police, le second des adhérents réguliers et le troisième de ceux qui ont subi l'influence des militants. Ce qui, en revanche, paraît hors de doute (sauf en Belgique) c'est que le recrutement de l'Interna- tionale se faisait, non dans, la grande industrie (mines, métal- lurgie) mais dans les industries déclin, traditionnelles, et même dans les entreprises arti- sanales. Et cela pour une raison assez simple : les ouvriers com- prenaient l'Internationale para- doxalement comme union du prolétariat international mais comme un moyen de sau- vegarder leurs intérêts particu- liers. En effet cette organisation présentait, pour eux, deux avan- tages principaux : 1) un aspect purement finan- cier forme d'entr'aide de grève. Le rapport du Conseil général (Congrès de Bâle de l’A.I.T., sept. 1869) précise, à propos des grèves lyonnaises : « Ce n'était pas l'Internationale mer ou non une sous en cas (1) Voir son rapport sur le colloque international de 1964, dans le no 49 du Mouvement So- cial. 89 que la en en nous nos en nous qui jeta les ouvriers dans la est soupçonné d'être un espion grève mais, la grève qui les jeta au service de l'ennemi. D'autre dans l'Internationale ». (Cahiers“ part, dans la « Seconde adresse de l'I.S.E.A., n° 152, S. 8, p. 128). du Conseil général sur la guerre 2) un certain contrôle de l'émi- franco-allemande », on peut lire gration de la main-d'cuvre « classe ouvrière alle- étrangère qui, si elle n'était pas mande a résolument donné son contrôlée, ferait baisser les appui à la guerre » (Ed. SOC. salaires. «L'A.I.T. avait été fon- p. 287). Certes, on ajoute que dée à la suite de rencontres cette guerre de l'Allemagne était entre syndicalistes anglais et « libératrice » et voulait sauver ouvriers français... Les syndica- l'Europe du « cauchemar oppres- listes anglais travaillaient à sant du second Empire ». Mais l'amélioration des conditions de pourquoi tant s'indigner d'argu- vie des ouvriers, sans remettre mentations de ce type, après le cause le régime capitaliste ; début de la guerre de 1914 et novembre 1863, ils s'adres- célébrer l'internationalisme ? saient aux ouvriers français dans Nous sommes conditionnés par les termes suivants : les slogans de la zame Internatio- « La fraternité des peuples est nale qui prétendait après la fail- d'une haute importance dans lite de la 2 Internationale l'intérêt du travail car lorsque retrouver la pureté mythique de la essayons d'améliorer « première », l'âge d'or de conditions sociales, soit en di- l'internationalisme. En fait, les minuant les heures de travail, trois se valent et, ce qui soit en rehaussant son prix, on concerne la troisième, ce n'est pas menace toujours de faire la théorie du « socialisme dans venir des Français, des Alle- un seul pays », le pacte germa- mands, des Belges qui travaillent no-soviétique ou l'actuelle que- à meilleur compte. Si cela s'est relle sino-soviétique qui peuvent fait parfois, ce n'est pas que nos « prouver le contraire ». frères du continent veulent nous Pour revenir à la Première nuire, mais faute de rapports Internationale, il faut ajouter systématiques entre les classes que, en Angleterre par exemple, industrielles de tous les pays ». les historiens ne perçoivent quel- (J. Verdes, Les délégués français ques manifestations passagères aux conférences et congrès de d'internationalisme qu'à l'occa- l’A.I.T. Cahiers de l'I.S.E.A., déjà sion d'événements localisés et de cités, p. 86). Il faut noter à titre problèmes concrets, comme l'unité de confirmation, que, sauf, en italienne, l'unité de la Pologne. Allemagne, le slogan « Prolétai- Et on trouve là davantage une res de tous les pays unissez- sentimentalité attendrie envers vous >> n'est jamais utilisé et ceux qui luttent pour leur liberté qu'on lui préfère celui de - que la conscience d'appartenir à l'adresse inaugurale : « L'éman- une classe identique par delà les cipation des travailleurs frontières. Certes, la théorie de l'œuvre des travailleurs l'universalité du proletariat mêmes ». été, depuis longtemps déjà, for- Ce choix a également une autre mulée par Marx mais elle n'est signification il exprime la vécue qu'au niveau de l'Appareil méfiance, parfois formulée en (Conseil général) composé prin- termes violents, dont nos histo- cipalement d'émigrés ; on n'en riens ont relevé des traces dans trouve aucune trace sérieuse dans de nombreux textes, envers les les publications des ouvriers. émigrés autres dirigeants D'une façon plus générale, ces * apatrides » du Conseil général. historiens affirment que l'in- Enfin, les textes publiés par les fluence de Marx fut nulle ouvriers montrent souvent Angleterre, extrêmement contes- étrange chauvinisme ; pendant la tée, pour ne pas dire plus, en Commune de Paris, tout ouvrier Allemagne ; qu'en Espagne, si sera eux- a : en un 90 une on au que cette ne une influence pouvait être déce- lée, ce serait celle de Bakounine et que seul, en Suisse, un petit groupe se disait marxiste, mais peut-être abusivement ; in- fluence également nulle en France où les ouvriers se montrent par- ticulièrement méfiants envers les « émigrés ». Ce qu'on observe en France, selon J. Rougerie, c'est une pratique de la classe ouvrière (pratique de la grève, activité syndicale) qui a pour premier souci d'éliminer toute théorie a priori, et, notamment la plus connue alors, celle de Proudhon. On remarque aussi pratique dépasse, à chaque ins- tant, le niveau de la lutte éco- nomique quotidienne pour attein- dre le niveau politique, pour imposer, par exemple, des candi- datures ouvrières, ce qui contre- dit la théorie attribuée (2) à Lénine selon laquelle les ouvriers laissés à eux-mêmes ne pou- vaient s'élever au-dessus du trade-unionisme. Enfin, la Com- mune de Paris ne peut être considérée comme un succès ni même comme un produit de la Première Internationale qui, selon Engels, n'a pas « remué doigt pour la faire » (Lettre à Sorge, 12 sept. 1874). Ce serait plutôt, toujours selon J. Rouge- rie, une déviation, un retour au jacobinisme des sans-culottes, un accident qui brise le lent et sérieux travail de l'organisation. Pour s'en convaincre, il n'est que de lire, encore une fois, la seconde adresse : « Toute tenta- tive de renverser le nouveau gou- vernement, l'ennemi frappe presque aux portes de en Paris, serait folie désespé- rée... Que calmement et résolu- ment, ils profitent de la liberté républicaine pour procéder mé- thodiquement à leur propre organisation de classe » (Loc. cit., p. 289). Que Marx, devant le fait accompli, ait célébré, comme sait, l'insurrection, montre bien qu'au lieu de chercher tant à savoir quelle a été l'influence de Marx sur les adhérents de l’A.I.T. on ferait tout aussi bien de chercher l'influence inverse et de passer de l'hypothèse du so- cialisme venu «d'en haut » socialisme produit par le prolé- tariat lui-même. La théorie « marxienne » de l'auto-émanci- pation du prolétariat peut être interprétée seulement comme une contestation des excès de la bureaucratie « dirigeante » et du parasitisme des « permanents », elle met question le rôle même de Marx. Ce dernier qui n'est pas et ne s'est jamais pré- senté comme le fondateur de l’Internationale a, en effet, dit : l'Internationale « est un lien, ce n'est pas un pouvoir » (réponse correspondant du journal américain The World) et écrit, dans le rapport qu'il rédigea au nom du Conseil général pour le congrès de Bruxelles (1868) L'Internationale n'est fille ni d'une secte, ni d'une théorie. Elle est le produit spontané du mou- vement prolétaire »... (Textes ci- tés par M. Rubel, Cahiers de l'I.S.E.A., n° 152, S. 8, p. 4 et 5). Que plus tard, les fonctionnaires appointés de la Troisième Inter- nationale, pensent, parlent et agissent autrement, c'est doute leur droit; mais on devrait, tout de même, commencer à sa- voir que leur pieuse, incessante et vague référence à la théorie et à la pratique de Marx et de l'A.I.T. a été et reste incorrecte. au un : quand sans (2) En effet, cette théorie sem- ble avoir d'abord été formulée par Kautsky dans sa critique d'un ncuveau programme du Parti social-démocrate autrichien (Neue Zeit, 1901-2, XX), citée par Lénine dans Que Faire. Yvon BOURDET. 91 DU BON USAGE DE L'ETHNOLOGIE, DES SOUS-DEVELOPPES ET DES COURSES A PIED Une idée d'un ethnologue brésilien, Willi Aureli, va sans nul doute contribuer puissamment à la solution des problèmes écono- miques et humains que posent au Brésil l'immensité de son terri- toire et les inégalités de développements entre les régions. Sur son conseil un journal sportif de Sao Paulo a organisé cette année la participation de trois indiens de la jungle à la course de la Saint- Sylvestre, course de fond qui se déroule dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier à travers les rues de la ville. Ces indiens qui appar- tiennent à la tribu Krao sont habitués à parcourir à la course des dizaines de kilomètres sans jamais s'essouffler. Mais leur entrai- nement « naturel » s'est révélé insuffisant. Il a fallu les soumettre à peine, arrivés à Sao Paulo à un entraînement psychologique intense pour qu'ils soient capables de prendre part à une compétition, d'abord et aussi pour qu'ils fassent usage de leur talent non plus dans la jungle mais au milieu des gratte-ciel et des voitures de la capitale économique du Brésil. De toutes façons, ces sauvages ont été bons à quelque chose, pour une fois. L'opération publicitaire à laquelle ils ont participé était assurée du succès : à l'arrivée des trois indiens, des touristes américains ont déjà manqué leur avion pour pouvoir les photogra- phier. Mais ce n'est pas tout. Comme on faisait miroiter à leurs yeux les trophées de la course, les indiens ont montré peu d'enthou- siasme. « Nous préférerions, ont-ils déclaré, rapporter de Sao Paulo des plants d'arbres fruitiers et des chèvres, pour enrichir un peu notre alimentation qui se compose uniquement de poissons de la rivière Tocantin ». Nous proposons ces indiens pour un prix de la F. A. O. 92 sto Cercle de conférences de SOCIALISME OU BARBARIE Vendredi 26 mars 1965 : Le mouvement révolutionnaire face aux pays sous-développés Mutualité (Métro Maubert-Mutualité), à 20 h. 45 La salle sera indiquée au tableau d'affichage. Tous les lecteurs et amis de Socialisme ou Barbarie sont cordialement invités à participer. Si les participants en expriment le désir, des réunions ultérieures pourront être organisées pour approfondir les sujets discutés. 93